Alice et les autres

MOESCHLER_alice-et-les-autres RL-automne-2021

En deux mots
Alice Morin souffre d’un trouble dissociatif de la personnalité, c’est à dire que d’autres personnes occupent son corps et ses pensées, une petite fille, un vieux pervers, une femme dévergondée ou encore une infirmière. Après les avoir vus à l’œuvre, son mari et ses enfants témoignant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Toutes ces personnes qui vivent en elle

Dans son nouveau roman Vinciane Moeschler confirme sa virtuosité à explorer les zones troubles en dressant le portrait d’Alice Morin qui souffre d’un trouble dissociatif de la personnalité. Un cas clinique qui est aussi l’histoire d’un amour absolu.

Si la folie conserve un aspect fascinant, l’exploration de cette folie par Vinciane Moeschler est tout aussi fascinante. Car la construction du roman, qui peut dérouter de prime abord, est une vertigineuse mise en abyme de ce trouble dissociatif. Même si dès les premières lignes, «La première fois, c’était à la venue du printemps. Sur le chemin répétitif du collège. J’ai quinze ans» on comprend l’origine de ce mal insidieux qui touche l’adolescente, la romancière prend bien soin de ne pas guider son lecteur, laissant tour à tour parler les différents avatars d’Alice.
Derrière la façade d’un pavillon d’une petite ville des Ardennes, Guy Morin aimerait goûter les charmes d’une vie de famille ordinaire entouré de son épouse et de ses trois enfants. Mais il en est loin, car Alice se transforme et fait courir des risques à la famille. Elle doit régulièrement être internée.
Après avoir croisé Alice, la petite fille à réconforter, on va découvrir Émile, le vieil homme pervers, Betty, la femme dévergondée et Jasmine, la bonne infirmière charitable. Plusieurs identités dont «chacune faisait état d’un caractère, d’une gestuelle ou d’une façon de s’exprimer qui lui était propre, suivant la personnalité qui l’habitait.» Et c’est sans doute là la première des prouesses de la romancière, donner à chacune de ses personnalités son style et son langage. Parler crûment ici, innocemment là, méchamment ici et gentiment là. Fascinant kaléidoscope d’attitudes et de voix qui se succèdent avant de s’effacer par une amnésie. Une amnésie qui n’efface cependant pas la dangerosité d’une telle affection, les comportements borderline. Intuition ou besoin de protection? Alice semble pressentir les crises et trouve régulièrement refuge dans un asile psychiatrique où les médecins cherchent à cerner l’origine du mal, à «réparer les cicatrices invisibles». Une travail de longue haleine que le soignant ne peut que résumer en rappelant qu’il n’a pas les pouvoirs d’un sorcier vaudou, qu’il n’est «qu’un modeste praticien de la médecine occidentale».
De la galerie de personnages, de la voix de l’infirmière et du médecin, le roman prend un tour plus intime, lorsque la parole est donnée à la famille. Guy raconte leur rencontre, sa maladresse et sa conviction, l’amour de sa vie, la naissance de leurs trois enfants et son combat. Suivront les versions des enfants, des deux garçons, puis de la fille jusqu’à un épilogue étourdissant qui fait suite à une tension permanente, inhérente à l’imprévisibilité du comportement d’Alice.
De ce fascinant jeu de miroirs, on ressort impressionné, ému et curieusement ragaillardi. Oui, la lauréate du Prix Rossel 2019 pour Trois incendies a réussi là un roman encore plus ambitieux.

Alice et les autres
Vinciane Moeschler
Mercure de France
Roman
196 p., 18 €
EAN 9782715256682
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé principalement dans les Ardennes, dans une ville baptisée Coroy et dans les environs.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Madame Morin mène une existence paisible entre son mari Guy et ses trois enfants qu’elle élève avec fierté. C’est une mère de famille aimante. Pourtant, se pourrait-il qu’elle mène d’autres vies? Atteinte d’un trouble dissociatif depuis ses quinze ans, elle est en proie à plusieurs personnalités distinctes qui prennent tour à tour le contrôle de sa vie.
En quelques secondes, elle se métamorphose en Betty, Alice et les autres, dont elle ne conserve aucun souvenir. Des séjours répétitifs en clinique psychiatrique lui permettent de se mettre à l’abri. La fascination de son thérapeute suffira-t-elle à la protéger contre elle-même ?
Dans un jeu de miroir qui parle du double, Vinciane Moeschler nous entraîne dans les profondeurs de la folie humaine. Si Norman Bates, mythique figure de Psychose, n’est pas loin, c’est aussi une formidable histoire d’amour qui nous est contée ici.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Le carnet et les instants (Véronique Bergen)
Blog kimamori
Blog Les Chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Les premières pages du livre
« La première fois, c’était à la venue du printemps.
Sur le chemin répétitif du collège.
J’ai quinze ans, je shoote dans les cailloux gris et calcaires avec la pointe de mes tennis.
Je longe les haies, celles qui seront bientôt parsemées de fruits rouges.
À mains nues, j’arrache d’un geste machinal les hautes herbes qui se trémoussent au vent piquant.
Je respire l’odeur d’une branche de lilas.
Mon sac lourd contient les manuels scolaires que je n’ouvre jamais.
Pliée sous le fardeau, je me traîne.
Lorsque j’entends le vacarme du train sur les rails, je sais que j’approche de la gare.
Sans vraiment m’en rendre compte, j’ai déjà parcouru plus de la moitié du trajet jusqu’à l’école.
Au moment de passer sous le pont, je trébuche.
Mon pied cogne un pavé.
J’en profite pour ralentir l’allure.
Je vais encore être en retard et subir les remarques de Mlle Leclerc.
Cela lui plaît de me sermonner devant toute la classe.
La honte, encore.
La honte habite ma vie.
Je voudrais être ailleurs, prendre des chemins de traverse, me perdre dans la nature, plus infinie que les contours rétrécis de mon quotidien.
Un peu lasse, je m’assieds sur un muret à l’écart de la route.
Sans bouger.
Une petite morte. Un cadavre sans histoire. Une rien du tout.
Une ligne d’horizon, sans moi.
J’ai le souvenir de mes jambes qui pendent dans le vide.
Dans un ballet funeste, une jeune abeille zigzague devant mon visage.
Je me vois encore agiter les mains.
Puis, les coller contre mes tempes.
Les masser doucement parce que ma tête est douloureuse.
Une torture.
Je ne peux que fermer les paupières.
Le vent m’effleure.
Elle continue de virevolter autour de moi.
Je la chasse.
Laisse-moi !
Elle insiste.
Pressée de butiner, la voilà qui se pose sur une fleur, s’enroule dans la lumière.
Mes yeux se plissent, des larmes glissent.
J’ai mal. Je perds le contrôle de mon corps.
Soudain, une main.
Sur mon épaule.
Mademoiselle ?
Le contact est à la fois doux et ferme.
Hé, hé, réveillez-vous !
Une voix de femme.
Que faites-vous ainsi couchée, à cette heure tardive ?
Je suis allongée sur un banc.
Un long banc vert à lattes inconfortables.
Comment vous appelez-vous ? me demande-t-elle avec sollicitude.
En me redressant, je découvre la place d’une ville que je ne connais pas.
Il fait nuit.
Presque froid.
Je distingue, les paupières mi-closes, des lumières qui proviennent d’un restaurant.
Quelques rires s’en échappent.
C’est quoi votre petit nom, mademoiselle ?
Dans la poche de mon jeans, un billet de train. Mon sac a disparu.
Je vous ramène chez vos parents ?
Elle est délicate, comme son geste. Protectrice, avec de beaux cheveux blonds.
Je ne sais pas quoi répondre.
J’ignore où je suis et comment je suis arrivée dans cet espace inconnu.
Il y a deux minutes j’étais près de l’école.
Sur un muret. Pas loin du train.
Et maintenant ici.
Pourquoi ? Depuis combien de temps ?
Aucun souvenir auquel me raccrocher.
Ma mémoire n’est inscrite dans rien.
La femme est penchée vers moi. Je lui demande : il est quelle heure ?
Tard, 22 heures.
Elle est attentive à ma main qui gratte avec fureur ma peau enflée.
Mais vous avez été sacrement piquée !
J’ai le souvenir.
D’une abeille.
Et puis rien, plus rien.
Vous avez bien un prénom ? insiste-t-elle.
Alice, je m’appelle Alice.
*
La seconde fois, je viens d’avoir seize ans.
Une frange trop longue cache mes yeux.
Aux obsèques de Papi, deux de ses anciens collègues, Raymond et le macaroni, comme ils le surnommaient, me présentent leurs condoléances.
Ils baissent la tête.
Pourquoi ne soutiennent-ils pas mon regard ?
Je leur dis poliment merci parce que Mamie me donne un petit coup de coude dans les hanches.
Un peu de courtoisie, s’il te plaît.
Mamie pleure.
Sa pension ne représente pas grand-chose.
Mamie pleure sur elle-même.
Comment faire avec le peu qu’il lui laisse ?
Qu’est-ce que je vais devenir ! répète-t-elle.
Nous sommes quatre face au cercueil. Plus nombreux que lorsqu’il était subclaquant, en soins palliatifs.
L’enterrement de Papi est expédié.
Ma grand-mère me prend par la taille.
Viens, on rentre, me dit-elle.
Je passe mon brevet dans quinze jours, je dois travailler.
Elle, avec ses jambes trop lourdes, ce sont ses varices qu’elle doit supporter.
Son vieux sous terre, elle va pouvoir traîner au lit.
Nos territoires ne se rencontrent pas.
Sur la table du salon, j’ordonne mes bouquins.
Cette pièce m’a toujours oppressée, tous ces cadres qui surgissent du papier !
Des portraits. De toutes les époques.
Des portraits de lui. Que de lui. Du défunt, je veux dire.
Pas de place pour Mamie, pour moi ou Maman.
Je les décroche un à un.
Pour le bien de ma grand-mère.
Prendre soin de Mamie, c’est important pour moi.
Si elle rouspète, je lui demanderai : est-ce bien utile de repenser au passé ?
Elle haussera les épaules sans doute.
Je consigne délicatement les cadres dans une vieille boîte.
Au cas où une poussée de nostalgie viendrait l’égratigner, je trouve même une petite place pour la ranger afin qu’elle soit accessible pour Mamie.
Là, dans la cuisine, sur le premier étage de l’armoire.
À côté des poubelles.
Ses vêtements, je pense qu’il serait généreux de les donner aux sans-abri.
Ils prennent de la place dans la garde-robe.
Je n’ai pas osé le faire avant, lorsqu’il était à l’hôpital, des fois qu’un miracle se serait produit.
Ça aurait été stupide.
Je jette le tout à terre et l’enfouis dans un grand sac.
Voilà qui fera des heureux.
Je l’embarque au rez-de-chaussée, sors dans la rue pour le porter directement au tri du centre d’accueil.
J’ai tellement bourré le sac que des bouts de tissus dépassent.
J’en reconnais un de son vieux pantalon bleu élimé.
J’en peux plus de tirer cette saloperie de merde de sac.
Il se met à pleuvoir.
Saloperie de merde de sac.
La lumière est forte.
Elle m’abîme les yeux.
Éteignez cette lumière, je vous en prie.
Un rayon de soleil écrase mon visage de chaleur.
Ma tête, ma tête, elle va éclater.
Est-ce que je perds conscience ?
Je suis au bord d’une rivière.
Sur mon corps, des vêtements d’homme.
*
Le mois suivant, nous vidons la maison, balançons nos souvenirs et nous installons, ma grand-mère et moi, dans un deux pièces.
Lugubre.
*
Sept ans plus tard, je la fourre au « Jolis Tilleuls ».
Bon débarras !

Clinique Saint-Charles, Unité psychiatrique
ALICE
Je suis une sale gamine.
Mais non, me dit l’infirmière. Tu dois juste nous obéir… Tiens prends ça, mets-le sous ta langue, attends que ça fonde et puis avale.
Les enfants ne peuvent pas prendre de médicaments !
Certains si, poursuit-elle.
Après, je pourrai regarder un dessin animé ?
Tu pourras. Avale d’abord.
Emmener Sophie avec ?
Oui, mais pas…
Pas mon biberon !
Elle a raison, Jasmine. À sept ans on n’est plus un bébé.
Jasmine est mon infirmière de référence. Je l’adore. Elle a un drôle de nez tout rond. Pourtant elle est sévère. Un nez rond ne veut pas dire un nez de clown.
La nuit quand je fais des rêves bizarres, c’est elle que j’appelle.
Sa main ne refuse jamais une caresse réconfortante.
Quand elle retourne dormir dans sa maison, Emma prend sa place.
Emma n’a aucune patience. S’énerve vite, est pressée, toujours pressée.
Rendors-toi, grogne-t-elle au lieu de me consoler comme on console une enfant.
Je sais qu’elle me souhaite une bonne nuit pour se débarrasser de moi.
Puis, elle claque la porte, exprès, très fort. Pour me faire sursauter.

ÉMILE
Saloperie de merde, doucement la porte.
Cette chienne n’arrête pas de faire du bruit… Dans les hôpitaux c’est toujours pareil, aucune intimité, on nous traite comme des numéros.
Ce que je veux c’est qu’on me foute la paix.
J’ai pas voulu être ici moi. Ils m’ont enfermé dans cette piaule. Bordel. Enfermé, pris au piège.
Comme un rat.
Aucune visite, mes objets personnels ont disparu.
Et comment je fais pour me raser ?

BETTY
Ce bar est mon repère.
Je fume, je bois, je traque.
Ce bar est coincé dans le faubourg d’une ville provinciale qui sent le sexe des hommes seuls. Il n’y a pas de place pour Dieu, il y a de la place pour moi et mon T-shirt trop court. Mes jupes en acrylique, fendues, bon marché.
Je suis un courant d’air.
Eux, les prédateurs adipeux sur qui je fracasse ma vie nauséabonde, ne remarquent rien.
Ils me baisent. Je les hais.
Et je danse au milieu du bar.
Au déclin du jour.
La musique est lourde comme les corps qui se donnent.
Je mate leur calvitie, leur ventre bedonnant.
Et j’avale une gorgée d’alcool trop fort.
J’observe.
La détresse des hommes vieillissants.
Il n’y a qu’une frêle mouche qui soit capable de se faufiler au milieu des volutes de fumée.
Ici le tabac est brun. Les odeurs de friture pas très loin. L’atmosphère moite.
La vulgarité des lieux qui ne rime avec rien.
Et dire qu’il existe d’autres vies possibles.
Des vies qui se tiennent debout, par-ci, par-là. Pas des vies trébuchantes comme la mienne. Qu’est-ce que je fiche là ?

Coroy, Ardennes
MME MORIN
En ouvrant les volets ce matin je contemple le ciel bleu, et pense à ma fille.
À son examen de biologie.
Un ciel si joyeux ne peut que lui porter chance.
C’est du reste ce que je lui dis : regarde, le ciel est joyeux.
Elle me répond que joyeux est une expression complètement naze !
On dit le ciel est bleu. Tout simplement.
Regarde, le ciel est bleu tout simplement.
Son visage chiffonné est à demi enfoui dans l’oreiller.
J’observe sa petite mèche de cheveux, frisotant au creux du cou.
Elle doit sentir l’odeur âcre du sommeil c’est sûr, comme lorsqu’elle était petite.
Je la reniflerais bien.
Je n’ose pas.
Pas de temps à perdre, il y a encore ses frères à réveiller.
Allez debout, les garçons.
Ces deux-là, ce sont des grognons au réveil, mais une fois qu’ils ont avalé leur bol de céréales, la journée peut commencer.
Comme chaque matin, ça va être le stress.
Celui de nous installer tous les quatre dans la vieille Citroën avec l’angoisse qu’elle ne démarre pas.
Guy prend la Twingo, il ne peut pas se permettre d’être en retard.
Il faut rouler prudemment. Parfois, la visibilité est limitée lorsque la nappe de brouillard s’agrippe aux troncs noueux.
Dans notre région les arbres sont solides, solides comme les gars de chez nous.
Enfin, parfois c’est juste une apparence. Un gros coup de vent et voilà qu’ils se cassent en deux.
Au moment de longer la forêt, j’ai une attention particulière pour le gibier. Il traverse avec une désinvolture effrayante. Ceci dit, on a encore la chance de vivre dans un environnement où la nature nous dicte sa loi.
Lorsque j’arrive à l’école, avec tous ces véhicules qui jouent aux autos tamponneuses, il me faut trouver une place dans le parking.
J’estime qu’il est important de prendre le temps d’accompagner ses enfants jusqu’à la porte d’entrée. Les parents qui déguerpissent pour aller travailler me désolent.
Moi je les embrasse à tour de rôle. Leur murmure une petite phrase à chacun, juste quelques mots pour accompagner leur journée.
Prends soin de toi Lou, ma chérie. Courage pour ton examen !
Henri, tu as oublié de te laver ! Tu as encore tes moustaches de chocolat… Attends que je frotte ta frimousse. Maintenant, file, au revoir petit chat.
Max, qu’est-ce qu’il y a mon cœur ?
Tout en agrippant ses doigts à ma veste, il me dit de sa voix éraillée qu’il a mal au ventre.
Des petites mains de rien du tout et des yeux qui cherchent les miens. Ça donne envie de dire : viens mon fils, je t’emmène avec moi.
Des gouttes perlent sur ses longs cils recourbés.
Maman, ze veux pas aller en classe.
Il zozote quand il est contrarié.
Et si je soufflais sur ton ventre, pendant que tu penses à ce que tu voudrais faire en rentrant à la maison tout à l’heure ?
Je fais souvent ça quand il n’est pas bien, mon Max.
Il fait un oui de la tête.
Il souhaite toujours la même chose : aller rendre visite à Hubert, le vieil âne du voisin.
Tu as déjà dit à Mlle Violaine, ta maîtresse, que toi aussi tu aimais les bêtes ? Tu lui as parlé de Billie, notre fidèle chienne ? Raconte-lui… N’est-ce pas aussi son animal préféré, le chien ?
Il boude toujours. Sa main moite dans la mienne.
T’oublieras pas, dis, Maman, de venir me chercher ?
En reprenant ma voiture, j’ai une boule à l’estomac.

Clinique Saint-Charles, Unité psychiatrique
BETTY
Mon corps leur appartient.
Je leur en fais don, cela me rend plus forte.
Dans les toilettes du bar, je fais ça.
Celui-là est râblé et taiseux.
Il se presse contre mon dos, me plaque contre le mur, je sens sa queue, sa main qui cherche mon cul.
Il dispose de moi comme d’un objet.
De mes nichons et du reste.
Je ne ressens rien.
Je fais ça avec d’autres aussi.
Je fais ça jusqu’à en perdre la raison.
Je répète ce qu’ils me demandent de dire : oui prends-moi, continue, encore.
Quand ils me traitent de pute, je fais semblant.
Dans ma tête je pense à autre chose.
J’imagine.
La mer est devant moi. Sauvage. Dégoulinante de beauté. Elle se fracasse.
Écoute.
Le bruit du ressac.
Il couvre leurs bruits à eux. Je ferme les yeux, la lumière virevolte sous mes paupières.
Dans ma tête, je me passe un film.
Un dauphin surgit de l’écume par inadvertance, en bordure de la vie réelle. Il me montre que tout ça, c’est rien.
Écoute.
Le vent.
C’est essentiel.
Il semble vouloir chasser la présence des mouettes qui se prélassent sur la jetée. Mais elles résistent.
Écoute mieux.
La Tosca de Puccini.
Non, surtout ne pleure pas.
Je ne suis ni triste ni révoltée. Non.
Je ne suis rien.
Pourtant.
Mon imagination est vaste et personne ne peut s’y installer.
Pas même toi qui me défonces le corps.
Personne.
ALICE
Pardon, pardon.
C’est pas grave, calme-toi.
Mais j’ai fait pipi… C’est tout mouillé maintenant.
Calme-toi, enfin.
Oh non, que va dire Maman ?
Ta maman n’est plus là, Alice. Tu es dans une clinique, souviens-toi.
Ça pue.
On va changer les draps.
Je vais vous aider.
Non, toi tu vas prendre une petite douche. Je m’occupe des draps.
Merci, merci beaucoup.
Je marche dans le couloir.
Je marche jusqu’à la douche en pensant à ma maman.
Sur la pointe des pieds. Sophie contre moi.
Je marche en regardant à terre pour que personne ne me voie.
Une dizaine de pas séparent ma chambre de la salle de bains.
Dix petits pas.
Tout un monde.
L’eau coule lentement sur mon corps.
Je lape les gouttes fraîches. J’attrape le savon que j’ai fait glisser entre mes cuisses.
Sur mon sexe.
Ça me dégoûte.
Je frotte, frotte.
Des longues stries se forment sur ma peau frissonnante. Du sang s’est mélangé à l’eau.
Je ne redoute pas la douleur.
Je continue.
Pour me punir.
À sept ans, on ne fait plus pipi au lit !
Je suis une sale gamine.

Coroy, Ardennes
MME MORIN
J’ai arrêté de travailler quand j’ai eu ma première.
J’aime mes enfants. Ils sont ma raison de vivre.
Quand Max est entré à l’école, j’ai songé reprendre mon métier d’assistante maternelle.
Mais Guy, Guy c’est mon mari, m’a laissée décider : fait comme tu le sens. Pour l’argent, on s’arrangera toujours. Mon amour, je veux que tu sois heureuse.
J’aime mes enfants. Autant que mon mari. Il est ma raison de ne pas mourir.
Pourtant, parfois, un sentiment de vide m’envahit.
Avant, il y avait les jeux bruyants des jours de pluie, les maladies infantiles en pyjama, les premières lectures paresseuses et l’innocence des mots. Les rires spontanés. Des moments minuscules et fulgurants.
La vie qui bouge.
Simplement.
Maintenant qu’ils vont à l’école, la maison est calme pendant la journée.
J’ai tout mon temps.
Dans le fond, je crois que mon mari est heureux que je puisse demeurer tranquillement chez nous au lieu de me stresser avec des enfants qui ne sont pas les nôtres.
Les journées d’une assistante maternelle sont éreintantes.
Guy s’inquiète toujours.
Mon mari souhaite mon épanouissement.
Mon mari sait ce qui est bon pour moi.
Le ménage, je le fais chaque jour un petit peu.
Ça sent le propre chez nous.
S’il n’y a pas beaucoup de photos, c’est parce que les souvenirs, je les tiens à distance. Ne pas s’attendrir.
Aller de l’avant.
Il y a pourtant quelque chose du passé qui me réconforte. »

Extraits
« Elle avait quitté son comportement d’enfant, paraissait sereine.
Si elle ne faisait aucune référence à une famille quelconque, c’est parce qu’une amnésie quasi totale de son passé semblait s’être installée. Elle me posait question.
À partir de quand? Dans quelles circonstances? Accident? Trouble cérébral?
Au bout de quelques mois d’hospitalisation, ma suspicion s’est révélée exacte.
Sa personnalité a recommencé à se fractionner en plusieurs identités.
Chacune faisait état d’un caractère, d’une gestuelle ou d’une façon de s’exprimer qui lui était propre, suivant la personnalité qui l’habitait.
J’ai rencontré ses alters, comme on dit, ses autres personnalités. J’en ai compté quatre.
Comment vous expliquer…
Se dissocier, c’est perdre conscience, en mettant en place des mécanismes de protection, suite à un vécu traumatique.
Quel traumatisme?
Là est toute la question! À l’époque, si j’en avais connu l’origine, cela m’aurait permis de travailler avec elle dans ce sens. Et de gagner du temps.
Le diagnostic de la maladie psychique peut parfois prendre des dizaines d’années.
Après, il faut réparer les cicatrices invisibles. Exorciser Les alters,
Je n’ai pas les pouvoirs d’un sorcier vaudou, je ne suis qu’un modeste praticien de la médecine occidentale. » p. 129

« Moi-même, il m’arrivait de douter.
J’étais mal à l’aise face à mes collègues.
J’ai insisté: pensez à la honte qu’elle ressent.
Je reste persuadé que dans son inconscient, Mlle Mercier sait, même si elle oublie, que vous l’avez déjà vue en Alice, la petite fille à réconforter, en Émile, le vieil homme pervers, en Betty, la femme dévergondée, ou en Jasmine, son alter le plus bienveillant, la bonne infirmière charitable.
Quant aux patients de la clinique, eh bien la confrontation avec les différentes personnalités de votre épouse à fortement perturbé leurs certitudes.
Côtoyer la grande folie n’est pas aisé.
Elle était parfois intrusive, agaçait.
Les plus compatissants cherchaient à la comprendre et à la protéger. » p. 132

À propos de l’auteur
MOESCHLER_Vinciane_©Celine_LambiottezVinciane Moeschler © Photo Céline Lambiottez

Vinciane Moeschler est née en 1965 à Genève. Sur son site internet, elle se présente ainsi: «A 20 ans, carte de presse en poche, je quitte Genève pour Paris. Pendant douze ans, je vis au cœur du quartier des Halles, côtoie les cafés de la rue Montorgueil et les artistes de la fin des années 80’ avec qui je réalise des interviews pour différents magazines francophones (La Tribune de Genève, Le Soir, Paris Match, Biba, Elle Belgique, Elle Québec, l’Hebdo ….). Ils sont célèbres ou débutants, passionnés, “borderline”, écorchés, vaniteux parfois. Il y a la touchante beauté d’Audrey Hepburn quelques semaines avant sa mort, la tendresse de Léo Ferré, les cinq heures interviews avec Jacques Higelin, le rire de jeune fille d’Arletty, la parole précieuse de Jean Marais.
A New York, Arman, le collectionneur compulsif me reçoit dans son loft de Washington Street, Botero dans le confort bourgeois de son appartement parisien et César en peignoir blanc au sortir d’un sauna. Il y a les autres: Wim Wenders, Sonia Rykiel, Claude Simon, Philippe Sollers, Ettore Scola, Alain Delon,Youssef Chahin, Jean Luc Godard, Théodore Monod, Kenzo, Claude Berri, Etienne Daho, Pierre et Gilles, Bettina Rheims, André Dussolier, Elisabeth Badinter, Antonio Saura, Robert Doisneau, Edouard Boubat, Jeanloup Sieff, Willy Ronis, Helmut Newton, Jacques Henri Lartigue, Sarah Moon… Et puis, la rencontre avec le mythe. Le mythe Sagan. Elle m’entraîne au Casino de Deauville ; une belle complicité s’installe.
Lorsque je quitte la France, c’est pour aller voir ailleurs. Voir, mais aussi écouter, humer, palper, ressentir… Dénoncer le monde, gratter là où ça fait mal, sentir vibrer notre planète, se poser des questions sur notre société. Errer aux quatre coins des cultures. Quelques mois en Tunisie, en Polynésie ou au Brésil. Plusieurs années au Sénégal et en République dominicaine. C’est l’époque des grands reportages : le Chili, trente ans après Allende, les nouveaux griots de la musique hip hop du Sénégal, la double vie des Iraniennes à Téhéran, les enfants des rues de la Boca à Buenos Aires ou encore les derniers esclaves des « bateys » en République Dominicaine… J’aime de plus en plus écrire. Après un premier roman publié à 25 ans, trois autres suivent aux éditions de l’Age d’Homme. Encouragée par des bourses et résidences, je navigue vers d’autres écritures: textes de chanson, scénarios et réalisation de documentaires radiophoniques pour la RTBF/France Culture.
Mais un vieux rêve trotte toujours dans ma tête : le cinéma. Après des formations de scénariste et de réalisation (Sorbonne Nouvelle, Conservatoire d’Écriture Audiovisuelle à Paris), je deviens lectrice pour la Commission Fonds Sud (C.N.C). Et c’est pendant l’été 2006 que je tourne “Hannah” mon premier court métrage de fiction.
Aujourd’hui, j’habite à Bruxelles, ville chaleureuse et bouillonnante comme je les aime. Comme le journalisme mène à tout (à condition d’en sortir!), j’anime des ateliers d’écriture et je créé les ateliers du “Coin Bleu” que je dirige pendant quatre ans. Depuis plus de dix ans, j’ai intégré le service thérapeutique et artistique d’un grand hôpital psychiatrique bruxellois où j’initie les autres à mes petites combines d’écrivain! »

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Le cas singulier de Benjamin T.

ROLLAND_Le_cas_singulier_de_Benjamin_Tcoup_de_coeur

En deux mots:
Benjamin est ambulancier dans la région lyonnaise. Mais Benjamin est aussi un résistant luttant contre les nazis sur le plateau des Glières. Deux vies pour un même homme ? Un roman aussi addictif qu’insensé.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Ben mène une double vie

Victime de crises d’épilepsie qui vont s’accompagner de visions, Benjamin se voit combattre l’armée allemande aux côtés de son frère Cyrille sur le plateau des Glières. Commence alors une double vie, en 1944 et en 2016.

Benjamin Teillac n’est pas vraiment gâté par la vie. Tout avait pourtant bien commencé pour lui. Un travail d’ambulancier qu’il avait toujours rêvé de faire, Sylvie, une belle épouse qui va mettre au monde un fils, des amis… Les choses ont commencé à déraper quand il s’est découvert cocu, sa femme couchant avec Haetsler, son patron. Du coup les relations professionnelles deviennent très tendues. Le divorce est difficile, tout comme ses relations avec son fils: « Lorsqu’il arrivait le vendredi soir, il s’y rendait directement, claquait la porte derrière lui et ne réémergeait brièvement qu’au moment des repas que nous partagions dans un silence presque complet. On dit que lors de la séparation de leurs parents, les gamins se sentent presque toujours obligés de prendre parti. Pierrick avait choisi son camp, et j’aurais probablement dû m’estimer heureux qu’il accepte encore de venir chez moi une semaine sur deux. » Et pour couronner le tout, ses crises d’épilepsie qui ont repris. Des ennuis de santé qui peuvent conduire à un licenciement. Heureusement, son copain David, qui est avec Sylvie le seul dans la confidence, reste à ses côtés.
Et ne va pas tarder à être le témoin de nouvelles crises. Déstabilisé, Benjamin décide d’accepter le nouveau traitement préconisé par sa neurologue, mais ne va pas être soulagé pour autant. Bien au contraire, des hallucinations, des visions commencent par le hanter. Il se voit soudain comme projeté dans un film, se retrouvant aux côtés de résistants retranchés sur le plateau des Glières. Il se voit artificier, chargé de faire sauter un pont au passage de l’armée allemande. L’épisode est d’un réalisme tel qu’il en est tout secoué: « Je n’avais jamais porté d’intérêt à l’histoire, pas plus à la Seconde Guerre mondiale qu’à aucune autre période du passé. Je faisais partie de ces hommes cartésiens pour qui seul le présent comptait (…) mais j’avais pourtant su citer sans hésitation, comme d’un fait connu de toujours, le nom de Tom Morel, héros d’une bataille dont il me semblait n’avoir jamais entendu parler. »
C’est à ce point du roman que Catherine Rolland réussit un premier grand tour de force. On «voit» Benjamin aux côtés de son frère Cyrille, un abbé avec lequel il a rejoint les maquisards. On ressent avec lui l’intensité de ce moment, la peur et l’exaltation. Et si on partage son trouble, on a – tout comme lui – envie d’en savoir davantage, de retrouver ses compagnons et cette femme qui allait s’engager sur le pont à quelques secondes de l’explosion, la belle Mélaine qu’il va sauver et dont il va presque instantanément tomber amoureux. Si, comme le disait le poète Calderon de la Barca, la vie est un songe, alors on a envie de continuer à rêver avec Benjamin: « L’immersion dans le passé, pour le moment, était ma seule façon de supporter assez mon présent pour m’empêcher d’ouvrir le gaz en plein avant de me coller la tête dans le four. Je n’avais plus de travail ni de ressources, ma femme m’avait quitté, mon fils me tournait le dos. (…) Contre toute attente, je me sentais bizarrement serein. Mon seul problème, dont je savais qu’il finirait par se résoudre, était d’éliminer Hitler et de rendre la patrie aux Français. »
Au fur et à mesure des crises, on va passer avec Benjamin d’une époque à l’autre, comprendre que toutes deux sont aussi réalistes l’une que l’autre et, comme les témoins aux côtés de Benjamin, nous dire que tout cela n’est pas possible, que l’on ne saurait se réincarner en héros de guerre – mais comment dans ce cas peut-on se souvenir des noms, des lieux, des personnes – pas plus qu’on ne saurait dans les années quarante connaître l’issue du conflit ou encore parler de produits qui n’ont pas encore été inventés, comme le DVD.
Et c’est là le second tour de force réussi avec brio par Catherine Rolland. Non seulement elle nous emporte par son écriture addictive, mais elle nous entraîne dans les pas de Benjamin à nous poser quelques questions existentielles essentielles: peut-on passer sans encombre d’une vie à l’autre?; Peut-on se perdre en route ou à l’inverse choisir une vie plutôt qu’une autre?; Peut-on ne pas revenir du passé? Et peut-on changer le passé? Car il faut bien que tout cela à quelque chose, à sauver son frère qui vient d’être arrêté et auquel on destine un peloton d’exécution ou à tenir la promesse faite à Mélaine de l’épouser et d’emménager avec elle dans la jolie maison à l’orée du village… Tout le reste est littérature. Un bel hommage à la littérature qui, par la grâce d’une romancière omnisciente, rend vraisemblable l’invraisemblable, rend le temps poreux, brise nos certitudes et nous rend totalement addicts à cette double-histoire, aussi étonnante que vertigineuse.
En refermant le livre, on se dit que notre bonheur de lecture pourrait se doubler du plaisir à découvrir une adaptation cinématographique de cette histoire époustouflante qui offre au cinéaste un formidable registre, de l’histoire d’amour impossible à la tranche de vie sociale, de la fresque historique dans les paysages enneigés du plateau des Glières aux avancées (?) de notre médecine. Sans oublier le tourbillon des émotions qui accompagnent toutes ces séquences.
Catherine Rolland a à la fois profité de son expérience de médecin et de son parcours – originaire de Lyon et vivant aujourd’hui en Suisse – pour construire ce formidable roman qui est, après Éparse de Lisa Balavoine, la seconde belle découverte de cette rentrée 2018. Après plusieurs romans publiés dans des maisons d’édition confidentielles, il me semble qu’elle a trouvé aux Escales l’éditeur qui va lui permettre de percer. C’est tout le mal qu’on lui souhaite!

Le cas singulier de Benjamin T.
Catherine Rolland
Éditions Les Escales
Roman
352 p., 18,90 €
EAN : 9782365693301
Paru le 8 février 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Lyon et région ainsi que sur le plateau des Glières dans les Alpes.

Quand?
L’action se situe de nos jours ainsi qu’en 1944.

Ce qu’en dit l’éditeur
L’histoire commence de nos jours. Benjamin, ambulancier de métier, est en pleine tempête sentimentale. Sa femme en aime un autre, elle a quitté le domicile, son fils le boude, bref, rien ne va plus. Heureusement que son meilleur ami, David, veille sur lui et l’accueille pour quelques jours dans sa maison. Survient alors chez Benjamin une crise d’épilepsie comme il n’en avait plus eue depuis l’adolescence. Au cours de cette crise, étrangement, le héros se retrouve propulsé dans une autre réalité. Le voilà sur un chemin de neige à faire le guet, en compagnie de jeunes hommes qu’il ne connaît pas et à qui, pourtant, il s’adresse comme à des familiers… en pleine Seconde Guerre mondiale ! Le Benjamin de 2016, qui est aussi le Benjamin de 1944, se retrouve à cheval entre deux époques, entre deux mondes – entre deux vies possibles. Pourra-t-il choisir celui qu’il veut être? De cet entrelacement de deux destins parallèles, Catherine Rolland tire une réflexion sur le temps, l’héroïsme ou la lâcheté, en un mot sur la condition des hommes lorsqu’ils doivent faire des choix qui engagent toute leur vie. Catherine Rolland, lyonnaise d’origine, vit en Suisse. Elle est médecin.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Le petit village de montagne était écrasé de soleil.
Les rues tortueuses, étroites, rappelaient le temps pas si lointain où aucune voie n’était goudronnée, et où seules les charrettes à bras montaient jusque-là. Les maisons en torchis, plus rarement en pierres, étaient groupées en cercle autour de l’église et de son clocher à bulbe, typique des paysages de Haute-Savoie.
À cette heure du milieu de l’après-midi, il n’y avait pas un bruit, tous les habitants terrés chez eux pour laisser passer le gros de la chaleur. En fin de journée, ils ouvriraient leurs portes, ils sortiraient à pas lents, de ce pas qu’ont les vieux dont la vie est derrière, et qui semblent ne se déplacer qu’à contrecœur, avec la conscience aiguë que rien ne les attend plus. Certains installeraient un fauteuil sur leur seuil, les femmes sortiraient leur ouvrage, les hommes le journal, le tabac et un verre. Ils deviseraient, d’un bout de la rue à l’autre, du temps qu’il fait et de celui qui passe, inéluctablement.
Chaque jour, si semblable au précédent. David en avait des frissons.
Il s’était garé sur la place minuscule, ombragée par un marronnier, unique et gigantesque. Les arbres. David n’y connaissait rien. Il faudrait qu’il demande à Thibault si cette espèce-là poussait vite ou bien pas, s’il était possible que cet arbre, sentinelle solitaire, ait été là du temps de la guerre, qu’il ait vu passer les soldats de l’un et l’autre camp.
Maintenant, il ne pouvait plus regarder un arbre sans se poser la question.
Est-ce qu’il était déjà là? À combien d’êtres humains, morts depuis longtemps, avait-il fait de l’ombre, combien d’amants sur son tronc avaient-ils gravé leurs noms, sur lesquels l’écorce s’était peu à peu refermée pour en conserver le secret à tout jamais?
David gardait les mains crispées sur le volant, les articulations blanchies par la tension. Il finit par s’en apercevoir, coupa le contact, ouvrit la portière.
Descendit.
La chaleur l’engloutit immédiatement, contrastant avec l’habitacle climatisé de la berline. Lentement, il retira son blouson léger, le jeta négligemment sur le siège avant, puis s’éloigna de quelques pas, sans fermer à clé.
Il n’avait aucune crainte à avoir. Ni des voleurs, ni d’autre chose. Il fallait qu’il se calme.
Avec un soupir, il fouilla la poche de sa chemise, sortit ses cigarettes. Il en alluma une, à l’abri du vent chaud qui se levait timidement. L’orage allait venir. Une telle fournaise, aussi humide et lourde, elle finirait forcément par craquer.
Les mouvements toujours mesurés, David pivota sur lui-même, examinant les lieux. La petite place lui semblait déjà familière alors qu’il n’y était venu qu’une fois, un an plus tôt, et n’était même pas descendu de voiture. Deux heures et demie de route, pour se garer quelque vingt mètres plus bas que l’endroit où il se tenait maintenant, et moteur tournant, ouvrir la vitre pour lire les noms sur le monument aux morts.
Ce jour-là, les rideaux avaient bougé derrière la fenêtre d’une maison jaune, juste en face. D’instinct, il regarda et aperçut, encore, la même silhouette immobile. »

Extraits
« Ma première crise d’épilepsie remontait à mes huit ans. En pleine classe, j’étais tombé de ma chaise et je m’étais mis à convulser, provoquant un joli vent de panique dans l’école. Par la suite, les neurologues avaient mis le temps, mais ils avaient fini par trouver un médicament efficace, et ma dernière crise remontait à mes dix ou onze ans. Ensuite, j’avais été tranquille pendant des années, au point que les médecins m’avaient jugé guéri et avaient même parlé d’arrêter le traitement.
J’avais refusé. Depuis tout petit, je rêvais de devenir ambulancier, et je savais pertinemment que la moindre récidive de mon épilepsie m’empêcherait d’obtenir mon permis de conduire. Bien sûr, j’avais menti à la visite médicale, par prudence, et je n’avais jamais rien dit de ma maladie à mon entourage. En dehors de Sylvie, ma femme, et de David mon meilleur ami, personne n’était au courant. »

« Qu’est-ce qui m’arrivait, bon sang ? Non content d’avoir des crises quotidiennes, j’allais en plus me mettre à avoir des hallucinations ? Qu’est-ce que c’était que ce paysage d’hiver, et puis cet homme en soutane qui revenait sans cesse hanter mes pensées, comme la veille chez Thibault ? j’avais même, j’en aurais juré, rêvé de lui et de cette montagne inconnue. Se pouvait-il qu’une simple photo, dont je n’avais même pas un souvenir conscient, puisse m’obséder à ce point ?
L’image de son exécution était si réelle que mes mains en tremblaient encore. »

« L’immersion dans le passé, pour le moment, était ma seule façon de supporter assez mon présent pour m’empêcher d’ouvrir le gaz en plein avant de me coller la tête dans le four. Je n’avais plus de travail ni de ressources, ma femme m’avait quitté, mon fils me tournait le dos. Haetsler allait passer le mot à toutes les compagnies d’ambulances du coin pour qu’aucune ne m’embauche, et sans autre qualification en poche qu’un permis de conduire professionnel que la médecine m’interdisait d’utiliser, mes perspectives d’avenir me semblaient plutôt réduites. »

« Je bloquai le cheminement de ma pensée, avec effroi. Qu’est-ce que je racontais, bon sang? À l’époque? Quelle époque? Où est-ce que je pensais être, exactement, et surtout quand? Projeté en pleine Seconde Guerre mondiale, cheminant dans les galeries secrètes du maquis pour y suivre un curé résistant qui prétendait être mon frère? Je dus reculer, prendre appui contre le mur tandis que l’étroit couloir, brusquement, se mettait à tourner autour de moi. »

« – Tu sais ce que je pense ? fit David, avant d’enchaîner sans attendre : le pense que tu nous fais une belle dépression. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Il y a la séparation, évidemment, et aussi le décès de ce bébé, ce petit Quentin, que tu n’as jamais digéré…
– Tu m’as dit cent fois que ce n’était pas ma faute.
– Cent fois. Et tu es toujours persuadé du contraire. Ne nie pas, nous le savons tous les deux.
– Je ne nie pas, soupirai-je, renonçant à le contredire.
– Peut-être que si tu avais accepté de voir un psy à l’époque, on n’en serait pas là…, poursuivit-il, songeur. Ajoute à ça ton fils qui te rejette, ton épilepsie qui s’emballe.
– Et encore, tu oublies de mentionner le fait que Haetsler m’a foutu à la porte. complétai-je sans réfléchir. Son silence me rappela, trop tard, qu’il ne le savait pas. »

À propos de l’auteur
Pendant plus de dix ans, Catherine Rolland a exercé la médecine dans un cabinet rural, puis dans un service d’urgences. Originaire de Lyon, elle vit depuis quelques années en Suisse. Passionnée de littérature, elle signe avec Le Cas singulier de Benjamin T. une réflexion sur le temps, l’héroïsme et la lâcheté, en un mot, sur la condition des hommes lorsqu’ils font des choix qui engagent toute leur vie. (Source : Éditions Les Escales)

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