Nos Corps étrangers

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Le couple que forme Stéphane et Élisabeth part à vau-l’eau. Mais peut-être que la fait de quitter Paris pour s’installer en province leur offrira un nouveau départ. Mais il devront composer avec la rébellion de leur fille Maëva qui n’apprécie guère ce changement. La crise va perdurer…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Appuyer là où ça fait mal…

Autre belle révélation de cette rentrée, le premier roman de Carine Joaquim raconte comment un trio familial, le père, la mère et leur fille adolescente, va peu à peu se désagréger. Explosif!

Maëva est à l’image de beaucoup d’adolescentes, irritable et perturbée par tout ce qui va heurter ses habitudes. Obligée de suivre Élisabeth et Stéphane, ses parents, aux obsèques de sa grand-mère, elle va aussi manquer la rentrée dans son nouveau collège. Un collège de merde, comme elle dit. Car avant même de le fréquenter, son opinion était faite. Rien ne pouvait être mieux que l’établissement parisien où elle avait ses amis, à fortiori dans ce coin perdu en grande banlieue.
Pourtant Stéphane avait misé beaucoup sur ce déménagement. Davantage de place dans un meilleur environnement et une dépendance où Élisabeth pourrait installer son atelier et se remettre à la peinture. Mais alors que son RER est arrêté pour un grave « incident de personne », il doit bien reconnaître son échec, y compris dans sa tentative de rachat après avoir trompé son épouse avec la sensuelle Carla. L’harmonie familiale a bel et bien volé en éclats, se doublant d’un fort sentiment de culpabilité. «Il avait ensuite assisté à l’effondrement de Carla, tandis que le naufrage d’Élisabeth se poursuivait malgré son retour. Les voir souffrir toutes les deux à ce point, à cause de lui, lui fit même envisager plusieurs fois le suicide. S’il était capable de répandre autant de malheur, disparaître serait bénéfique pour tout le monde. Mais il se reprenait toujours à temps.»
Sauf que son mal-être, comme celui des autres membres de la famille va empirer après la convocation d’Élisabeth au collège pour une vidéo mise en ligne par Maëva et montrant un camarade de classe handicapé dans les toilettes au moment où il essaie de nettoyer ses fesses.
Le conseil de discipline va décider une exclusion avec sursis. L’intervention d’Élisabeth auprès du père de la victime réussira bien à le convaincre de ne pas porter plainte et Maëva se dit qu’elle l’a échappé belle. Elle va pouvoir continuer son idylle avec le grand Ritchie. Et de fait, l’incident semble clos. Si ce n’est qu’Élisabeth va revoir Sylvain, le père de Maxence. Ils vont se découvrir une passion commune pour la peinture, avant que cette passion ne se transmette à leurs corps: «ils se sautaient dessus sitôt la porte fermée, se dévoraient littéralement, comme s’il n’y avait rien d’autre à attendre de la vie que ce contact-là, d’abord la moiteur de la peau, puis leurs sexes malades de désir, qui appelaient l’autre d’une plainte humide et presque douloureuse.»
Élisabeth reprenait ensuite sa vie de mère de famille, accueillant sa fille après sa journée de cours, son mari de retour du travail, de plus en plus souriante, avenante, de plus en plus «épanouie» disait Stéphane avec satisfaction, persuadé d’être à l’origine de ce bonheur retrouvé et auquel il ne croyait plus. Bonheur éphémère, car cette nouvelle harmonie n’est qu’une façade. Stéphane aimerait tant revivre les jours intenses avec la maîtresse qu’il a quitté, Élisabeth veut partager bien plus avec Sylvain que leurs rendez-vous clandestins et Maëva entend se battre pour se construire une avenir avec Ritchie qu’elle sait menacé depuis qu’elle a appris qu’il n’y pas de papiers.
Carine Joaquim, en détaillant parfaitement les failles et les fêlures du trio familial durant une année scolaire pose les jalons d’un épilogue explosif qui vous laissera pantois. Et quand vous vous serez un peu ressaisi, alors vous admettrez que cette néo-romancière a un sacré talent. Il faut dire que c’est un peu la spécialité de La Manufacture de livres de dénicher de tels diamants bruts!

Nos corps étrangers
Carine Joaquim
La Manufacture de livres
Premier roman
232 p., 19,90 €
ISBN 9782358877244
Paru le 07/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville de province qui n’est pas nommée. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand Élisabeth et Stéphane déménagent loin de l’agitation parisienne avec leur fille Maëva, ils sont convaincus de prendre un nouveau départ. Une grande maison qui leur permettra de repartir sur de bonnes bases : sauver leur couple, réaliser enfin de vieux rêves, retrouver le bonheur et l’insouciance. Mais est-ce si simple de recréer des liens qui n’existent plus, d’oublier les trahisons ? Et si c’était en dehors de cette famille, auprès d’autres, que chacun devait retrouver une raison de vivre ?
Dans son premier roman, Carine Joaquim décrypte les mécaniques des esprits et des corps, les passions naissantes comme les relations détruites, les incompréhensions et les espoirs secrets qui embrasent ces vies.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Cannibales lecteurs 
Blog Fondu au noir 
Blog Évadez-moi 
Blog Whoozone (Bruno Delaroque)
Blog Encore un livre 
Blog Aude bouquine 
Blog Black Novel 1 
Blog La Viduité 

Les premières pages du livre
« Premier trimestre
Parce que sa grand-mère eut la mauvaise idée de mourir à la fin de l’été, Maëva ne fit pas sa rentrée scolaire comme tout le monde. Pendant que les élèves de sa future classe faisaient connaissance avec leurs professeurs et découvraient leur emploi du temps, elle se tenait là, droite et stoïque dans un petit cimetière de province, à regarder le cercueil en bois laqué descendre au fond d’un trou boueux.
Son père se mouchait toutes les deux minutes, en essayant de ne pas trop faire de bruit, car dans ces circonstances, la discrétion était pour lui indispensable au maintien d’une certaine dignité. Élisabeth, sa mère, fixait un point mystérieux droit devant elle, le visage blanc et les yeux absents.
Le ciel vaporisait sur eux une brume de gouttelettes si fines qu’elles en étaient presque invisibles. De temps en temps, une vieille dame de l’assemblée, sans doute une voisine de la morte, retirait ses lunettes pour essuyer, dans un bruyant soupir, l’eau qui s’était accumulée sur ses verres, comme autant de larmes factices. Puis, avec des gestes lents, elle repositionnait soigneusement la monture sur son nez.
Le trajet du retour se fit dans le silence. Stéphane conduisait sans vraiment prêter attention à la route et, si Élisabeth ne l’avait pas si bien connu, elle aurait pu penser que cet air sérieux était un signe de concentration. Mais elle le savait : son mari s’était retranché au fond de ses souvenirs d’enfance.
Sur la banquette arrière, écouteurs vissés sur les oreilles, Maëva regardait distraitement par la fenêtre, plus attristée par le fait de rentrer dans une nouvelle maison, loin de l’agitation parisienne dans laquelle elle avait grandi, que par la journée de deuil qu’elle venait de vivre. Elle ne pardonnait pas à ses parents d’avoir quitté la capitale malgré ses protestations, ni de lui avoir imposé cet exil en lointaine banlieue et, tout en contenant sa rage, elle maudissait intérieurement les abrutis de son nouveau village ainsi que les élèves de son collège de péquenots, qu’elle serait condamnée à fréquenter dès le lendemain.
Ils avaient pris cette décision un peu précipitamment. Personne, dans la famille, n’avait vraiment envisagé la vie ailleurs qu’à Paris.
Ils habitaient jusque-là une petite maison, étroite et tout en hauteur, sur trois étages, nichée au fond d’une cour pavée. Depuis la rue, on ne voyait rien qu’un immeuble en pierre de taille, à l’apparence solide mais assez banale. Le hall était aussi ordinaire, des boîtes à lettres un peu usées sur la gauche, un escalier à droite et au bout, à côté du local à poubelles, une porte vitrée menait chez eux.
Aux beaux jours, la porte d’entrée n’était jamais fermée, la courette s’improvisait terrasse et, le soir venu, seules les protestations des voisins bougons ou fatigués les forçaient à renoncer à l’éclat des étoiles, à ce carré de ciel délimité par le haut des immeubles comme une lucarne ouverte sur l’infini.
Maëva avait grandi là. Elle gravissait les escaliers avant même de savoir marcher, rampait sur les genoux et les avant-bras, redescendait les étages à reculons. Elle avait fait ses premiers pas dans la cour. Élisabeth s’en souvenait bien, ils avaient sorti la petite table de jardin ronde au métal vert un peu rouillé, et les deux chaises qu’ils avaient repeintes en jaune l’été précédent. Stéphane était rentré tôt ce jour-là, un client avait annulé un rendez-vous au dernier moment, et ils avaient pris le goûter dehors, dans un bel élan familial. Élisabeth avait subitement décidé de faire des crêpes, provoquant le couinement d’une Maëva impatiente. Stéphane souriait, la petite sur ses genoux. C’est dans l’improvisation, sans doute, que se cache le bonheur, dans ces moments infimes où la joie s’invite, d’autant plus précieuse que personne ne l’attendait.
Quelques minutes plus tard, le visage encore plein de sucre, l’enfant glissa lentement au sol, posa ses mains sur les larges pavés, puis se redressa, vacilla un instant, perdit de son assurance avant de trouver de nouveau son équilibre et, déterminée, mit un pied devant l’autre. Ivre de ce nouveau pouvoir, elle renouvela l’expérience et prit de la vitesse malgré elle. Deux pas. Trois pas. Quatre, cinq, six.
Stéphane s’élança derrière elle au moment précis où Élisabeth réapparaissait sur le pas de la porte. Celle-ci poussa un cri bref mais strident, son bébé était debout, il marchait, courait même, c’était incroyable. Au moment où elle tendit les bras en direction de sa fille pour l’inciter à la rejoindre, l’enfant trébucha et s’étala de tout son long. Relevée par les deux parents à la fois fiers et inquiets, la petite se mit à pleurer à gros bouillons, les paumes écorchées et la lèvre en sang.
Les anniversaires. De nombreux enfants invités, année après année, dont les cris avaient résonné dans tout l’immeuble, donnant à la cour des airs d’école à l’heure de la récréation.
Et les amis qui s’éternisaient après le dîner, qui fumaient là une dernière cigarette avant de prendre congé, en s’émerveillant, dans ce petit recoin de verdure dissimulé aux regards, d’avoir l’impression de se trouver loin de Paris. C’était ce qu’Élisabeth aimait par-dessus tout : une fois poussée la porte vitrée, elle basculait dans un monde préservé, le monde de l’intime, protégé de l’environnement extérieur.
Au rez-de-chaussée, la grande pièce faisait à la fois office de cuisine, salon, pièce à vivre. Manteaux et chaussures s’accumulaient à l’entrée dans un joyeux bazar. Juste à côté, un piano droit occupait un mur entier. Stéphane en avait vaguement joué, enfant, et pour une raison encore mystérieuse, il avait tenu à le garder. Élisabeth ne s’y était pas opposée, mais elle trouvait étrange cette insistance, car il ne l’utilisait jamais. « Ce sera pour Maëva », disait-il parfois. Mais Maëva avait grandi et avait préféré s’essayer mollement à la guitare, avant de renoncer à la musique. Exception faite, bien sûr, des chansons idiotes qu’elle fredonnait sous la douche. Quand ils avaient déménagé, ils s’étaient finalement séparés du vieux piano inutile.
À l’étage, dans un espace qui ressemblait davantage à un palier qu’à une chambre, se trouvait le lit parental. Au deuxième, il y avait une salle de bains, avec une grande baignoire où l’on tenait aisément à deux. À trois, même, quand Maëva était bébé. Ils trempaient alors dans la même eau savonneuse où flottaient canards et bateaux en plastique. Si la petite était endormie, en sécurité dans son lit, il arrivait qu’Élisabeth et Stéphane s’y prélassent avec d’autres intentions, et les ondulations qui se formaient alors à la surface n’avaient plus rien des timides remous provoqués par les jeux de l’enfant.
Le troisième et dernier étage était le royaume de Maëva, aux étagères remplies de livres, peluches et jouets en tous genres, renouvelés à mesure que se succédaient anniversaires et fêtes de fin d’année. Plus tard, l’univers enfantin avait laissé place à des accessoires de mode, sacs à main, maquillage et même une paire de chaussures à talons exposée comme un trophée au milieu d’une bibliothèque où il ne restait plus que quelques livres.
Quand il avait fallu partir, Maëva avait refusé de faire les cartons. Élisabeth avait dû se résoudre à trier et emballer elle-même les affaires de sa fille, sous les pleurs et les menaces de suicide.
« Je ne vous le pardonnerai jamais ! », avait-elle hurlé au moment de quitter définitivement la maison.
Le regard d’Élisabeth s’était attardé une dernière fois sur les pavés où son bébé s’était éveillé au monde. Elle avait discrètement essuyé une larme, sans vraiment savoir ce qui, entre la douceur du souvenir et le déchirement du départ, l’avait fait couler.
– Alors ? fit Élisabeth depuis le canapé où elle lisait.
Maëva claqua la porte derrière elle, retira ses chaussures avec brusquerie, les fit valser avant de les abandonner au milieu de l’entrée et, tout en jetant sa veste en direction du portemanteau, lâcha en défiant sa mère du regard :
– Alors, c’est un collège de merde.
Élisabeth ravala toutes les paroles rassurantes qu’elle s’apprêtait à dire. Tout va bien se passer, c’est juste le temps que tu t’habitues, tu vas te faire de nouveaux amis. Les mots demeurèrent prisonniers de la boule qui grossissait dans sa gorge et, avec elle, s’installait aussi la nausée.
– C’est bon, je peux monter ? s’enquit Maëva avec impa¬tience.
Elle attendit à peine l’assentiment de sa mère pour grimper dans sa chambre. Restée seule, Élisabeth soupira bruyamment, en essayant de se persuader que les humeurs de sa fille étaient temporaires. Bientôt cela irait mieux, l’adolescence était une période si ingrate. Elle peina cependant à se concentrer sur son livre.
Assise en tailleur sur le lit, ses manuels scolaires étalés devant elle, Maëva fixait un point invisible sur le mur blanc. De longues minutes durant, elle s’efforça de ne penser à rien, et surtout pas à la journée écoulée. Elle était demeurée pratiquement muette du début à la fin des cours, se contentant d’observer, assistant lors des récréations aux retrouvailles d’amis séparés dans des classes différentes, qui comparaient leurs profs et échangeaient des anecdotes sur les années passées.
Pendant ce temps, le cœur de Maëva était resté à Paris, dans son ancien établissement scolaire. Que faisaient ses camarades ? Leur manquait-elle ?
Sitôt la grille franchie, à la fin de cette première journée, elle avait envoyé un texto à Lucie, son amie d’enfance qui poursuivait désormais seule le chemin qu’elles avaient entrepris à deux depuis l’école maternelle, mais elle n’avait reçu aucun message en retour. Lucie passait pourtant son temps rivée à son portable, jadis elle lui aurait répondu dans la seconde. C’était décevant, mais Maëva s’interdit de se sentir abandonnée. Sinon, ce serait encore plus dur.
*
Même s’il s’était promis de prendre son mal en patience, Stéphane trépignait dans le wagon du RER. Cela faisait vingt minutes que le train s’était arrêté au milieu de nulle part, le condamnant à supporter un peu plus longtemps l’odeur de transpiration âcre qu’exhalait sa voisine de siège. L’autre prenait ses aises. Elle avait commencé par agiter vigoureusement un éventail et, en même temps que le mouvement faisait circuler l’air, il diffusait les effluves nauséabonds. Maintenant, elle écartait ses grosses cuisses, dont Stéphane sentait la désagréable proximité.
Il pensa à sa mère, qui reposait désormais dans un trou dont elle ne ressortirait plus, mais il chassa rapidement cette image. À la place, il regarda les passagers du train, avec leurs mines agacées ou fatiguées qui lui arrachèrent un triste sourire. C’était bien utile de s’emmerder autant dans la vie, pour ce qu’elle vaut, et pour la manière dont elle est vouée à se terminer… Il jeta un bref coup d’œil à sa montre : cela faisait cinquante minutes qu’il avait quitté son bureau, et il n’était pas près de rentrer.
Les premiers jours après avoir emménagé dans la nouvelle maison, il avait pris sa voiture, profitant de la fluidité du trafic estival, mais depuis la dernière semaine d’août, c’était devenu impossible. Même en partant à l’aube, il arrivait au travail bien trop tard, et ses supérieurs s’étaient déjà fendus de remarques qui, sous couvert de plaisanterie, étaient en réalité de fermes avertissements. Stéphane avait donc opté pour les transports en commun en se répétant, à chaque fois que l’envie de soupirer le prenait, que des dizaines de milliers – de millions ? – de personnes s’accommodaient de ce quotidien-là. Il aurait tôt fait de s’y habituer, lui aussi.
Sa voisine se repositionna confortablement sur son siège, manquant de l’éjecter d’un coup de fesse. Elle continuait de s’éventer, et Stéphane, qui transpirait maintenant à grosses gouttes, fit taire son odorat pour savourer le souffle de vent qui lui parvenait. Il riposta tout de même en repous¬¬sant, par la contraction de ses jambes, celles de la grosse et regagna ainsi les centimètres d’assise que l’autre lui avait volés.
Une annonce informa les passagers qu’un incident grave impliquant un voyageur allait immobiliser le train pour encore un moment. On les priait de patienter. Stéphane se dit le plus sérieusement du monde qu’après quelques mois à ce rythme infernal, il pourrait envisager, lui aussi, de se jeter sous un train. Il comprit ce qu’il allait devenir : un banlieusard ordinaire, un peu plus aigri chaque matin, un peu plus dépressif chaque soir. Son avenir ne ressemblait en rien à la vie idyllique qu’il avait dépeinte à sa femme et à sa fille lorsqu’il avait évoqué, pour la première fois, la possibilité de déménager. Car c’était son idée à lui, la réparation qu’il proposait à Élisabeth pour effacer les fautes commises et repartir sur de nouvelles bases : une belle et grande maison, entourée d’un terrain verdoyant, avec une dépendance au fond du jardin qui servirait d’atelier à Élisabeth, le tout pour un prix très raisonnable. Elle s’était laissé séduire, ou elle avait fait semblant, mais ils avaient voulu y croire l’un et l’autre. C’était lui, maintenant, qui se disait, alors que la cuisse de l’inconnue collait de plus en plus à la sienne, qu’il s’était bien planté. La panique le gagna.
Une sonnerie aiguë se fit entendre, et le train redémarra. Stéphane cala sa respiration sur les cahots du wagon, yeux fermés, et il se laissa porter, comme tant d’autres, jusqu’à la gare la plus proche de chez lui.
Élisabeth rangeait le contenu de quelques cartons lorsqu’il ouvrit la porte d’entrée. Il buta sur les chaussures en vrac abandonnées quelques heures plus tôt par Maëva, les repoussa du pied avant de retirer les siennes. Il accrocha sa veste au portemanteau et s’approcha d’elle. Indifférente, elle le salua machinalement et ne cacha pas sa surprise lorsqu’il lui saisit le bras pour la retenir, avant de lui fourrer sa langue dans la bouche. Il força facilement la barrière des lèvres, puis les dents se desserrèrent. »

Extraits
« Il avait ensuite assisté à l’effondrement de Carla, tandis que le naufrage d’Élisabeth se poursuivait malgré son retour. Les voir souffrir toutes les deux à ce point, à cause de lui, lui fit même envisager plusieurs fois le suicide. S’il était capable de répandre autant de malheur, disparaître serait bénéfique pour tout le monde. Mais il se reprenait toujours à temps. » p. 44

« ils se sautaient dessus sitôt la porte fermée, se dévoraient littéralement, comme s’il n’y avait rien d’autre à attendre de la vie que ce contact-là, d’abord la moiteur de la peau, puis leurs sexes malades de désir, qui appelaient l’autre d’une plainte humide et presque douloureuse.
Élisabeth reprenait ensuite sa vie de mère de famille, accueillant sa fille après sa journée de cours, son mari de retour du travail, de plus en plus souriante, avenante, de plus en plus « épanouie » disait Stéphane avec satisfaction, persuadé d’être à l’origine de ce bonheur retrouvé auquel il ne croyait plus.» p. 109

« Après le retour de Stéphane à la maison, quelques années auparavant, ils s’étaient accordés tacitement sur le rôle dévolu à chacun, et tous l’avaient joué à la perfection. Le gentil mari. L’épouse digne. La jolie petite fille bien coiffée qui racontait, ses journées d’école en se persuadant que ça intéressait vraiment quelqu’un. Et en coulisses, ça dégueulait dans la nuit, ça pleurait sous la couette, ça fuyait de tous les côtés. Rien n’avait plus jamais été étanche. »

À propos de l’auteur
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Carine Joaquim © Photo DR

Née en 1976 à Paris où elle grandit, Carine Joaquim vit aujourd’hui en région parisienne et y enseigne l’histoire-géographie. Si elle écrit depuis toujours, c’est depuis six ans qu’elle s’y consacre avec ardeur. Nos corps étrangers est son premier roman publié. (Source: Éditions La Manufacture de livres)

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Sauf que c’étaient des enfants

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En deux mots:
Huit jeunes collégiens sont accusés de viol en réunion et mis en garde à vue. Dans l’établissement scolaire, c’est le choc puis le temps des questions. Fatima a-t-elle dit la vérité? Alors que s’engage la procédure judiciaire, les masques tombent.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Fatima et les huit garçons

Pour son second roman Gabrielle Tuloup analyse un fait divers, l’inculpation de huit collégiens pour viol en réunion. Et fait de «Sauf que c’étaient des enfants» un drame finement ciselé.

Gabrielle Tuloup nous avait impressionnés dès son premier roman, La Nuit introuvable dans lequel un fils retrouvait sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer et qui, avant de sombrer, lui avait laissé une confession épistolaire émouvante qui allait modifier son jugement et sa vie. Pour son second roman, changement d’atmosphère complet, même si là aussi il est question de remise en cause, de jugement trop rapide et de vies qui basculent.
Nous sommes dans un collège de banlieue au moment où, pour les besoins d’une enquête judiciaire, la police demande au principal l’autorisation de consulter les photos des élèves. Devant la gravité de l’affaire – il s’agit d’un viol en réunion – l’homme obtempère. Fatima, la victime, reconnait l’un de ses agresseurs, puis un autre… Au total se sont ainsi huit élèves de l’établissement qui auraient participé à ce fait divers sordide. Et qu’il va falloir mettre en garde à vue, parce que, avec le soutien de sa mère, la jeune fille a porté plainte.
Le principal négocie une façon discrète d’appréhender les suspects: les surveillants iront chercher les élèves dans leur classe et ils seront alors remis aux policiers en civil qui les attendent.
Si les choses se passent sans heurts apparents, on imagine l’onde de choc ainsi créée.
Au plus proche des différents acteurs impliqués dans ce drame, le personnel de l’établissement, du principal aux surveillants, en passant par les enseignants et les élèves, Gabrielle Tuloup décrit cette atmosphère de plus en plus pesante, ces rumeurs qui enflent, cette suspicion qui se généralise.
Il y a ceux qui minimisent, ceux qui font de la victime la première coupable, ceux qui ne veulent pas se prononcer et ceux qui jugent immédiatement les huit élèves. Et puis, il y a ceux qui, après la sidération, sont touchés en plein cœur comme Emma, prof de français. Cette affaire va raviver des souvenirs, remettre à vif une plaie qui n’était pas vraiment cicatrisée. «Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder.» Elle va avoir beaucoup de mal à retrouver les élèves au terme de leur garde à vue. Car bien entendu, le temps judiciaire n’a rien à voir avec celui des médias et des réseaux sociaux. Dans l’attente du procès la présomption d’innocence devrait pourtant prévaloir.
C’est aussi ce que les parents des adolescents incriminés espèrent. Vœu pieux! En quelques jours tout va voler en éclats. La défense s’organise, le clan se resserre : «Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance.»
Si ce roman s’inscrit dans la lignée des romans qui, après #metoo, traitent des violences faites aux femmes – on pense à Karine Tuil et Les choses humaines, à Mazarine Pingeot et Se taire ou encore au tout récent Le Consentement de Vanessa Springora – il est avant tout la chronique d’une dérive ordinaire, un témoignage qui n’oublie aucune des pièces du dossier. On y retrouve du reste les rapports de l’assistante sociale, les bulletins scolaires annotés ou encore un compte-rendu de la réunion de l’association SOS victimes.
On y voit le courage qu’il faut pour briser le silence, pour oser porter plainte. On y voit aussi le long chemin que parcourent les victimes jusqu’à dire les choses. Grâce à la belle construction du roman, on bascule alors de l’histoire de Fatima à celle d’Emma. Et l’on comprend que le combat est loin d’être terminé. Loin de tout manichéisme, Gabrielle Tuloup réussit ici un roman délicat et solidement documenté, un réquisitoire contre les à priori et jugements péremptoires, une réflexion sur la vie ordinaire dans un collège. Utile, forcément utile.

Sauf que c’étaient des enfants
Gabrielle Tuloup
Éditions Philippe Rey
Roman
176 p., 16 €
EAN 9782848767840
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Stains en banlieue parisienne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, la police entre dans un collège de Stains. Huit élèves, huit garçons, sont suspectés de viol en réunion sur une fille de la cité voisine, Fatima. Leur interpellation fait exploser le quotidien de chacun des adultes qui entourent les enfants. En quoi sont-ils, eux aussi, responsables ? Il y a les parents, le principal, les surveillants, et une professeure de français, Emma, dont la réaction extrêmement vive surprend tout le monde. Tandis que l’événement ravive en elle des souvenirs douloureux, Emma s’interroge : face à ce qu’a subi Fatima, a-t-elle seulement le droit de se sentir victime ? Car il est des zones grises où la violence ne dit pas toujours son nom… Avec beaucoup de justesse, Gabrielle Tuloup aborde la question de l’abus sexuel dans notre société. Le lecteur, immergé dans l’intimité de personnages confrontés à la notion de consentement et aux lois du silence, suit leur émouvante quête de réparation.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Au revoir les enfants
Mardi 27 janvier 2015
Le réel ne prend pas de gants. Il ne frappe pas à la porte du bureau de Ludovic Lusnel. C’est la sonnerie du téléphone qui s’en charge. Le principal a l’habitude de travailler avec la police. Mais pas comme ça.
Son établissement présente bien. La façade de briques ordonnées, en vis-à-vis des cités, exhibe fièrement les principes républicains. Lusnel a enseigné dix ans dans le 93 avant de prendre de nouvelles responsabilités. Il était professeur d’histoire, il connaît la nécessité des devises, leur limite. Homme sensible, mais factuel, il a rangé son violoncelle et acheté des cravates de couleur. Voilà quatre ans qu’il est principal au collège André-Breton de Stains. Les manuels lui ont appris la Terreur et les révolutions, alors il fait en sorte que la vie soit organisée, maîtrisable. Il s’en ira sûrement à la fin de l’année, il a demandé sa mutation. Ce sera plus reposant.
Lusnel dit souvent que c’est son collège, son équipe, ses élèves. Ce n’est pas juste. Rien ne lui appartient, bien sûr, mais parfois tout lui incombe. Parfois le réel débarque, sans préavis, deux sonneries de téléphone :
« Allô ?
– Capitaine Marnin, brigade de protection de la famille. »
On l’informe de la visite d’une jeune fille d’un établissement voisin. Elle vient reconnaître des coupables, il doit préparer les trombinoscopes des classes. Il demande quels sont les faits. On lui répond « agression sexuelle ». Il ne réalise pas tout de suite. Il range la paperasse accumulée à côté de l’ordinateur, dit à la secrétaire de réunir les brochures contenant les photos des enfants par niveau, de la sixième à la troisième, et fixe son esprit le plus longtemps possible sur l’organisation du planning du début d’année, les prochains conseils de classe, le brevet blanc…
Fatima arrive accompagnée de deux policiers. Très calme. Elle a porté plainte quatre jours plus tôt. Une adolescente comme les autres, avec des baskets et un sweat comme les autres, pas l’air plus victime que les autres. Elle tourne les pages en passant un à un les visages alignés. « Lui oui », « lui non ». C’est froid, implacable. Lusnel pense que c’est terrible, cette utilisation des trombis. Un livret de bouilles d’enfants, tantôt souriants, tantôt boudeurs, le regard vif ou défiant, chemise à col boutonné ou survêtement, transformé en outil de reconnaissance de supposés criminels.
Elle en est à sept. Sept élèves. Là, il réalise. La jeune fille assise devant lui dit avoir été abusée par sept élèves de son établissement. Quand elle se saisit du dossier des cinquième, il considère la capitaine avec incrédulité. Elle ferme les paupières un peu plus longuement pour lui signifier de laisser faire. Ce n’est pas fini. Fatima reconnaît formellement huit garçons du collège André-Breton pour viol en réunion, dont un élève de cinquième.
« Merci Fatima, est-ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais ajouter ? »
Non de la tête.
« Mon collègue va te raccompagner chez toi, je dois discuter avec M. Lusnel. »
La jeune fille se lève, impassible, comme lors du trajet aller. Marnin avait elle-même appelé pour convenir du rendez-vous la veille. Elle était passée prendre Fatima au pied de son immeuble à 13 h 30. La silhouette lui avait semblé toute petite sous la hauteur écrasante de la tour. Elle avait arrêté la Clio à son niveau et s’était penchée pour lui ouvrir la porte, à l’avant, à côté d’elle.
« Ça va ?
– Ça va. »
Marnin a l’habitude, elle a appris à cloisonner, pourtant elle n’avait pu s’empêcher de se mettre à la place de la jeune fille. Elle s’imaginait entrer dans le collège, prendre le risque de croiser ses bourreaux au détour d’un couloir, reconnaître un éclat de voix, un rire peut-être. Elle avait voulu la rassurer.
« On va directement dans le bureau du principal. Tu ne verras personne. »
Fatima n’avait pas paru inquiète. Elle mâchait bruyamment son chewing-gum et pianotait sur son nouveau téléphone, l’ancien ayant été confisqué pour les besoins de l’enquête. On ne peut jamais savoir ce qui se passe sous les mèches de cheveux lissés, derrière les cils courbés au mascara noir, passé et repassé plusieurs fois pour plus d’effet, comme dans les publicités. Et si elle pleurait ? s’était demandé la capitaine. Mais Fatima n’avait pas pleuré. Elle avait quitté la pièce sans se retourner.
Marnin doit maintenant expliquer à Lusnel la suite des événements. Elle lui laisse le temps de reprendre sa respiration et de réajuster le nœud de sa cravate.
« Les faits n’ont pas eu lieu au collège, mais dans la cité d’en face. »
Lusnel est soulagé. Évidemment. Comme s’il valait mieux que cela arrive dans les escaliers d’une tour plutôt que dans les toilettes de son école, nettoyées deux fois par jour.
« On a de la chance qu’elle ait porté plainte. C’est rare dans ce genre de cas. Les filles subissent des intimidations si violentes qu’elles se taisent.
– Mais, interrompt Lusnel, on est sûr de ce qu’elle avance ? »
Il s’en veut à l’instant même d’avoir posé la question. Marnin poursuit sans relever :
« C’est grâce à la mère. C’est elle qui a poussé Fatima à faire une déposition. Elle a repéré les griffures et les bleus quand sa fille est rentrée.
– Et les élèves qu’elle a identifiés, ils sont tous coupables ?
– On le saura bientôt. Comme les faits sont récents, on va pouvoir lancer les analyses d’ADN. Ça simplifie beaucoup les choses pour la suite. »
Elle marque un temps puis ajoute, comme pour elle-même : « Cette femme, la mère, elle est bien courageuse. Il va falloir les protéger toutes les deux maintenant. »
Le principal approuve. Il connaît les mécanismes d’intimidation des bandes entre elles, la capitaine ne lui apprend rien.
« Je vous donne toutes les informations parce que, si menaces il y a, elles proviendront vraisemblablement de chez vous. » Marnin a insisté sur les derniers mots. Le principal réprouve cette assimilation de sa personne à son établissement, mais il s’abstient de tout commentaire.
« Soyez vigilant et faites-nous remonter les informations, si vous entendez des bruits de couloir ou autres. Vous m’indiquerez aussi le bureau de votre CPE, il faut que je la rencontre. Nous aurons besoin d’elle. »
Elle lui parle de l’organisation concrète des opérations, de « coup de filet », d’interpellation simultanée, bref : d’organisation. C’est son rayon. Marnin lui offre l’asile de l’action, il s’y réfugie aussitôt.
On ne se rend pas compte tant que l’affaire reste à la télévision ou dans les journaux. C’est toujours ailleurs, plus loin, on n’y peut rien et c’est comme ça. Cette fois c’est différent, les coupables viennent de « chez lui », comme il se l’est aimablement vu rappeler. Les doigts de Fatima, sans trembler, se sont posés sur des visages qu’il croise tous les jours, dont il a la responsabilité. Ces portraits figés, sous lesquels ne manque plus qu’un numéro de matricule, ne disent rien des grimaces et tics de langage, des centimètres pris pendant l’été, des voix qui ont mué. Il a noté, un à un, les noms des élèves désignés, en même temps que le policier, dans le cahier qui lui sert de journal de bord. La liste dressée le long de la marge laisse un vide angoissant sur tout le reste de la page. L’impuissance le mortifie. La voix ferme de la capitaine le rappelle à l’ordre.
« Il est important pour nous d’arrêter tous les suspects en même temps. »
Le principal comprend tout de suite : les policiers ne vont pas agir dehors, ils viendront les prendre dans les classes. L’idée lui est insupportable.
Des images remontent de loin. Ludovic était en troisième quand le film Au revoir les enfants de Louis Malle est sorti. Il habitait le village d’Avon, là où les faits avaient eu lieu. Son professeur d’histoire leur avait raconté le courage de ce prêtre qui avait caché des adolescents juifs dans son collège durant la guerre. Elle avait demandé aux élèves de se mettre en quête de personnes ayant rencontré le résistant. Il interrogea les voisins, recueillit des témoignages. Au mois de décembre, enfin, la classe alla voir le film au cinéma. Ludovic avait beau connaître l’issue, il espérait quand même. Il est devenu professeur à son tour. On ne choisit pas d’être éducateur si on n’espère par réécrire la fin. Pourtant, dans la salle obscure, ses doigts s’étaient crispés au bout des accoudoirs : les officiers étaient entrés dans l’établissement. Ils avaient fait sortir les élèves, les avaient alignés dos au mur. Ils les avaient arrachés. À leurs amis, à la vie. Jamais il ne s’est remis de ces images. L’école devait être un abri, un asile.
La capitaine en face de lui insiste, ils doivent fixer le jour où la brigade pourrait intervenir. Ça n’a rien à voir, bien sûr, sauf que c’est son collège et que ce sont des enfants. Alors il la supplie « qu’on ne les prenne pas dans les classes, s’il vous plaît.
– Impossible. »
Il faut éviter la destruction de preuves. Tout peut se révéler utile, des messages ont pu être échangés… Les arcanes sordides du crime lui sont distillés par petites touches odieuses. L’air de rien. Pour eux c’est le quotidien. Mais la mention de possibles vidéos filmées avec les téléphones l’achève. Il pense à Pauline, sa fille. Alors il prend son calendrier et convient avec la capitaine que l’intervention aura lieu une semaine plus tard, le lundi 2 février. »

Extraits
« Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder. »

(Courier adressé au juge, fautes d’orthographe comprises)
« Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance. »

À propos de l’auteur
Née en 1985, Gabrielle Tuloup a grandi entre Paris et Saint-Malo. Championne de France de slam en 2010, elle est professeure agrégée de lettres et enseigne en Seine-Saint-Denis. En 2018, elle est lauréate du Festival du premier roman de Chambéry pour La nuit introuvable. (Source : Éditions Philippe Rey)

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Torrentius

THIBERT_torrentius 
RL_automne-2019  coup_de_coeur

En deux mots:
Le roi Charles Ier d’Angleterre dépêche Rigby, son émissaire particulier aux Pays-Bas pour y dénicher des œuvres d’art pour sa collection particulière à caractère pornographique. Ce dernier va tomber sur un artiste du nom de Torrentius dont l’art le fascine. Mais les autorités néerlandaises n’apprécient guère ce personnage truculent…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Le peintre qui se moquait des conventions

À partir des quelques éléments biographiques connus, Colin Thibert nous fait découvrir la vie et l’œuvre du peintre néerlandais Torrentius et nous offre tout à la fois un roman d’aventures et un manifeste pour la liberté de création.

Sa fiche Wikipédia est très concise: «Johannes Symonsz (Jan) van der Beeck, né en 1589 à Amsterdam et mort le 17 février 1644 à Amsterdam, mieux connu sous le nom de Johannes Torrentius, est un peintre néerlandais. Soupçonné d’être membre des Rose-Croix, il est arrêté, torturé et condamné en 1627 à 20 ans d’emprisonnement. Le roi Charles Ier d’Angleterre qui admirait ses œuvres intervint en sa faveur et obtint sa relaxe après deux années de prison. Torrentius resta 12 ans en Angleterre comme peintre de la Cour, puis retourna en 1642 à Amsterdam, où il mourut deux ans plus tard. Son tableau le plus célèbre (et a priori le seul à lui avoir survécu par miracle après la destruction de toute sa production hollandaise sur ordre de la justice après sa condamnation pour hérésie et immoralité), Nature morte avec bride et mors (ci-dessous), conservé au Rijksmuseum d’Amsterdam, a donné son titre à un recueil d’essais sur la Hollande du XVIIe siècle du poète polonais Zbigniew Herbert (réédition Le Bruit du temps, 2012).

TORRENTIUS_nature_morteIl connaissait personnellement Jeronimus Cornelisz, un apothicaire frison devenu négociant pour le compte de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), connu pour avoir été en juin 1629 l’instigateur d’une des mutineries les plus sanglantes de l’histoire, à bord du navire Batavia et après son naufrage dans les Houtman Abrolhos, archipel corallien au large de l’Australie, le bourreau de son équipage et de ses passagers.»
À partir de cette biographie succincte l’imagination de Colin Thibert va faire merveille. Il va imaginer que le personnage de Rigby, l’émissaire personnel du roi Charles Ier d’Angleterre à qui ce dernier va confier la mission d’écumer les cabinets d’artistes néerlandais pour le fournir en œuvres d’art pour ses collections royales. Mais, derrière ce mandat officiel, il devra aussi chercher pour son cabinet privé des œuvres licencieuses, que la morale très rigoriste de l’époque interdit formellement.
Ce dernier va tomber à Haarlem sur un sacré personnage. Torrentius, qui signe ses tableaux V.d.B. (son vrai nom est Van der Beeck), est un épicurien, fort en gueule, amateur de bonne chère et de femmes légères. Son œil pétillant et ses joues couperosées peuvent en témoigner. Mais cela ne l’empêche nullement d’être un artiste remarquable, notamment dans la réalisation de gravures à caractère pornographique, dans lesquelles il n’hésite pas à se représenter lui-même. Sûr de lui et de ses alliés, il n’hésite d’ailleurs pas à la provocation, en particulier lorsqu’il a trop bu.
Mais bientôt les choses vont se gâter et les autorités s’intéresser à ce sulfureux concitoyen. En faisant parler Klaas, son assistant, ils vont trouver matière à procès :
«Suborner le domestique de Torrentius, l’amener à témoigner contra son maître, c’est l’une des idées que Van Sonnevelt, assoiffé de vengeance, est venu proposer un jour au bailli nouvellement désigné. Velsaert a estimé l’offre recevable. Il s’agit, après tout, de confondre un blasphémateur, un être amoral et pervers, peut-être même un athée. Quand on œuvre pour la cause qui est la sienne, tous les moyens sont bons.»
Torrentius n’a que faire des avertissements, il travaille avec ardeur pour satisfaire les commandes. Mais le filet se resserre et il finit «par se faire coffrer». Ce qu’il pensait n’être qu’une simple péripétie va le conduire à un procès inique et à une condamnation d’une sévérité exemplaire. Il faudra l’intervention du roi d’Angleterre pour lui permettre de prendre l’exil. Mais cet épisode l’aura marqué durablement et il ne retrouvera plus son regard pétillant et son inspiration.
Colin Thibert a trouvé le style qui sied à ce genre d’épopée. Parfaitement documenté, son imagination a fait le reste pour nous offrir un roman où l’aventure et la truculence des personnages prend le pas sur la biographie. Ce faisant, il donne au lecteur beaucoup de plaisir à suivre cet artiste et, comme le graveur, à nous livrer une réflexion sur le rôle de l’artiste, sur la rigueur protestante, mais aussi sur la duplicité des hommes et des âmes. On se régale !

Torrentius
Colin Thibert
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
128 p., 15 €
EAN 9782350875378
Paru le 22/08/2019

Où?
Le roman se déroule aux Pays-Bas, à Haarlem et en Angleterre.

Quand?
L’action se situe au XVIIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans l’austère Haarlem du XVIIe siècle, Johannes van der Beeck peint, sous le nom de Torrentius, les plus extraordinaires natures mortes de son temps et grave sous le manteau des scènes pornographiques qui se monnayent à prix d’or…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« C’est une petite eau-forte d’une obscénité remarquable. Dans le désordre d’un lit, une femme nue, cambrée, qu’un homme prend par-derrière, une main lutinant le téton gauche, l’autre soulevant la jambe droite à la pliure du genou. Les seins, le ventre et les cuisses ont le luisant des charcuteries de qualité. La gravure est si fine que l’on pourrait compter les poils du pubis. La femme a un visage enfantin et doux, ses lèvres sont gonflées par le plaisir. L’homme parait avoir le double de son âge: cheveux longs, frisés, bouc hérissé, face congestionnée. Sous la broussaille des sourcils, ses yeux brillent autant que le gros diamant qu’il porte à l’oreille.
– Alors, monsieur Brigby? Que voyez-vous?
Avec sa longue barbe, ses cheveux blancs et sa calotte, Houtmans a l’air d’un sage docteur du sanhédrin. Trompeuse apparence, il n’est qu’épicier.
– Je vois… je vois l’accouplement d’un satyre et d’une nymphe, répond Brigby dont le teint a viré au carmin. Oppressé, il respire à petits coups dans la touffeur de la boutique.
– C’est bien plus que cela, monsieur.
– Que voulez-vous dire? Cette scène aurait-elle un sens caché?
Après un temps, Houtmans chuchote:
– Il s’agirait d’un autoportrait…
– Comment cela?
– Eh bien, l’artiste s’est représenté en fornicateur.
– Vous m’en direz tant ! Et la femme?
– Quelle importance? C’est une putain connue sous le nom de Zwantie.
– Elle paraît si jeune, murmure Brigby, reportant son attention sur la gravure.
– Le vice n’a pas d’âge.
– Certainement.
Brigby toussote et demande:
– Vous en avez d’autres?
Houtmans retire avec précaution l’un des tiroirs du grand meuble à épices et le pose sur le comptoir. Des parfums de poivre et de girofle se répandent. D’une cache, il sort une liasse de papier vélin nouée d’un ruban de satin vert qu’il défait. Lissant les estampes du plat de la main, il les présente, l’une après l’autre, à la curiosité avide de son client. Toutes figurent d’énergiques scènes de copulation traitées avec la même crudité, le même souci du détail. Le blanc laiteux des chairs féminines est mis en valeur par des noirs veloutés, profonds. Les hommes sont en demi-teintes. Priapiques et lubriques, tous ressemblent peu ou prou, si Houtmans a dit vrai, à l’auteur des eaux fortes dont le monogramme, V.d.B., figure en has à droite de l’image.
– Combien demandez-vous du lot? s’enquiert Brigby.
Houtmans annonce un prix, l’Anglais se récrie, indigné.
Dans le registre qu’il tient d’une plume appliquée, Brigby note ce soir-là: «Un lot d’estampes de belle facture figurant des scènes mythologiques. Total: soixante florins.» Au terme d’un marchandage serré, il a payé plus de quatre fois cette somme à Houtmans. L’extrême rareté de telles images et leur qualité exceptionnelle justifient leur prix. En détenir est un délit passible de la prison, voire du bûcher selon les juridictions.
Grand amateur d’art, le roi Charles Ier d’Angleterre, qui n’est pas homme à faire les choses à moitié, s’est fixé pour but de constituer la plus belle collection d’Europe. II a commencé par racheter des œuvres de peintres célèbres à des pairs endettés, il a surtout chargé Sir Dudley Carleton, En connaisseur, d’écumer le plat pays pour son compte lorsqu’il y était son ambassadeur. En quittant les Provinces-Unies pour assumer d’autres fonctions, Sir Dudley Carleton a trouvé en Brigby un rabatteur impitoyable et compétent. Il fallait également qu’il fût d’une discrétion à toute épreuve car le roi est aussi friand de pornographie. »

À propos de l’auteur
Né en 1951 à Neuchâtel, Colin Thibert est écrivain et scénariste pour la télévision. Il a longtemps pratiqué le dessin et la gravure. En 2002, il a reçu le prix SNCF du Polar pour Royal Cambouis (Série Noire, Gallimard). Son dernier roman, Un caillou sur le toit, a paru en 2015 chez Thierry Magnier. (Source : Éditions Héloïse d’Ormesson)

Site Wikipédia de l’auteur

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L’archipel du chien

CLAUDEL_Larchipel_du–chien

En deux mots:
Trois corps échoués sur la plage d’une île qui entend se développer grâce au tourisme, cela fait un peu désordre. D’où l’idée de dissimuler les cadavres. Mais ce lourd secret hante certaines consciences…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’île aux noyés

C’est avec une fable très sombre que Philippe Claudel choisit de parler des migrants. L’occasion aussi de poursuivre son exploration de la nature humaine.

Dès les premières lignes de ce roman aussi sombre que superbe Philippe Claudel nous avertit: « L’histoire qu’on va lire est aussi réelle que vous pouvez l’être. Elle se passe ici, comme elle aurait pu se dérouler là. Il serait trop aisé de penser qu’elle a eu lieu ailleurs. Les noms des êtres qui la peuplent ont peu d’importance. On pourrait les changer. Mettre à leur place les vôtres. Vous vous ressemblez tant, sortis du même inaltérable moule. »
Nous voici donc sur une île comme il existe beaucoup. Sans grandes perspectives économiques si ce n’est une économie de survivance. « Il y a des vignes, des oliveraies, des vergers de câpriers. Chaque arpent cultivé témoigne de l’opiniâtreté d’ancêtres qui l’ont arraché au volcan avec patience. Ici on est paysan ou pêcheur. Il n’y a pas d’autre choix. Souvent les jeunes gens ne veulent ni l’un ni l’autre. Ils partent. Les départs ne sont jamais suivis de retours. » Mais le maire caresse l’idée de construire un grand centre thermal pour revivifier ce coin de terre hostile.
Inutile dans ce contexte de souligner que la découverte de trois cadavres de noirs venus s’échouer sur la plage tombe mal. Pour lui comme pour le curé, le docteur et l’instituteur qui sont dépêchés sur place, la solution consiste à nier ce drame, à faire comme s’il n’avait pas eu lieu. Après tout cette île n’était pas leur destination. « Ils ne la connaissaient sans doute même pas. Elle est devenue leur cimetière. Si j’avertissais la police et un juge, que se passerait-il? Nous verrions débarquer ici non seulement ces beaux messieurs qui nous regardent toujours de haut comme si nous étions des crottes de rats, mais aussi derrière eux quantité de journalistes, avec leurs micros et leurs caméras. Notre île du jour au lendemain deviendrait l’île aux noyés. Vous savez que ces chacals sont forts pour les formules. »
Décision est donc prise de transporter les cadavres jusqu’aux failles rocheuses et de les jeter au fond sans plus de procès. Mais très vite, l’instituteur a des scrupules. Sans rompre sa parole, il se met à étudier les courants, à tenter de comprendre comment les trois hommes ont pu dévier de leur route. Une occupation qui ne plaît pas du tout au maire persuadé « que si le monde tournait si mal, c’était la faute aux hommes comme l’Instituteur, empêtrés d’idéaux et de bonté, qui cherchent jusqu’à l’obsession l’explication du pourquoi du comment, qui se persuadent de connaître le juste et l’injuste, le bien et le mal, et croient que les frontières entre les deux versants ressemblent au tranchant d’un couteau, alors que l’expérience et le bon sens enseignent que ces frontières n’existent pas, qu’elles ne sont qu’une convention, une invention des hommes, une façon de simplifier ce qui est complexe et de trouver le sommeil. » Sans oublier que l’instituteur n’était pas né sur l’île.
Et alors que l’instituteur se persuade que «les morts allaient faire payer aux vivants leur indifférence» – une phrase qui aurait pu être tirée de L’arbre du pays Toraja – et allaient les punir, le maire doit chercher une parade. Le commissaire qui vient de débarquer pourrait même lui apporter son concours. À moins que son cynisme ne cache une volonté farouche de mettre à jour les âmes noires qui hantent l’île, des « négriers, des marchands de corps, des trafiquants de rêve, des voleurs d’espoir, des meurtriers ».
La plume de Philippe Claudel, on le sait, fait merveille dans ce registre tragique, lorsqu’il s’agit d’explorer la nature humaine, notamment quand elle est inhumaine. Attendez-vous donc à un final en apothéose. De ceux qui marquent durablement par leur implacable férocité.

L’archipel du chien
Philippe Claudel
Éditions Stock
Roman
288 p., 19,50 €
EAN : 9782234085954
Paru le 14 mars 2018

Où?
Le roman se déroule sur une île de l’archipel du chien, mais elle pourrait – malheureusement – tout aussi bien se dérouler n’importe où.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le dimanche qui suivit, différents signes annoncèrent que quelque chose allait se produire.
Ce fut déjà et cela dès l’aube une chaleur oppressante, sans brise aucune. L’air semblait s’être solidifié autour de l’île, dans une transparence compacte et gélatineuse qui déformait çà et là l’horizon quand il ne l’effaçait pas : l’île flottait au milieu de nulle part. Le Brau luisait de reflets de meringue. Les laves noires à nu en haut des vignes et des vergers frémissaient comme si soudain elles redevenaient liquides. Les maisons très vite se trouvèrent gorgées d’une haleine éreintante qui épuisa les corps comme les esprits.
On ne pouvait y jouir d’aucune fraîcheur.
Puis il y eut une odeur, presque imperceptible au début, à propos de laquelle on aurait pu se dire qu’on l’avait rêvée, ou qu’elle émanait des êtres, de leur peau, de leur bouche, de leurs vêtements ou de leurs intérieurs. Mais d’heure en heure l’odeur s’affirma. Elle s’installa d’une façon discrète, pour tout dire clandestine. »

Les critiques
Babelio
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Lettres it be

Les premières pages du livre
« Vous convoitez l’or et répandez la cendre.
Vous souillez la beauté, flétrissez l’innocence.
Partout vous laissez s’écouler de grands torrents de boue. La haine est votre nourriture, l’indifférence votre boussole. Vous êtes créatures du sommeil, endormies toujours, même quand vous vous pensez éveillés. Vous êtes les fruits d’une époque assoupie. Vos émois sont éphémères, papillons vite éclos, aussitôt calcinés par la lumière des jours. Vos mains pétrissent votre vie dans une glaise aride et fade. Vous êtes dévorés par votre solitude. Votre égoïsme vous engraisse. Vous tournez le dos à vos frères et vous perdez votre âme. Votre nature se fermente d’oubli.
Comment les siècles futurs jugeront-ils votre temps?
L’histoire qu’on va lire est aussi réelle que vous pouvez l’être. Elle se passe ici, comme elle aurait pu se dérouler là. Il serait trop aisé de penser qu’elle a eu lieu ailleurs. Les noms des êtres qui la peuplent ont peu d’importance. On pourrait les changer. Mettre à leur place les vôtres. Vous vous ressemblez tant, sortis du même inaltérable moule.
Je suis certain que vous vous poserez tôt ou tard une question légitime: a-t-il été le témoin de ce qu’il nous raconte ? Je vous réponds: oui, j’en ai été le témoin. Comme vous l’avez été mais vous n’avez pas voulu voir. Vous ne voulez jamais voir. Je suis celui qui vous le rappelle. Je suis le gêneur. Je suis celui à qui rien n’échappe. Je vois tout. Je sais tout. Mais je ne suis rien et j’entends bien le rester. Ni homme ni femme. Je suis la voix, simplement. C’est de l’ombre que je vous dirai l’histoire.
Les faits que je vais raconter ont eu lieu hier. Il y a quelques jours. Il y a un an ou deux. Pas davantage. J’écris « hier » mais il me semble que je devrais dire « aujourd’hui ». Les hommes n’aiment pas l’hier. Les hommes vivent au présent et rêvent de lendemains.
L’histoire se passe sur une île. Une île quelconque. Ni grande ni belle. Guère éloignée du pays dont elle dépend mais qui en est oubliée, et proche d’un autre continent que celui auquel elle appartient, mais qu’elle ignore.
Une île de l’Archipel du Chien.
Quand on observe cet archipel sur les cartes, on ne peut de prime abord remarquer le Chien. Il se cache. Les enfants peinent à le distinguer. La maîtresse qu’on surnommait déjà la Vieille s’amusait de leurs efforts, puis de leur surprise lorsqu’avec le bout de sa baguette, elle dessinait les contours de sa gueule. Le Chien surgissait soudain. Ils en étaient effrayés. Il en va de lui comme de certains êtres dont on ne devine pas la vraie nature quand on commence à les fréquenter, et qui un jour vous sautent à la gorge.
Le Chien est là, dessiné sur le fin papier. Gueule ouverte, crocs sortis. S’apprêtant à déchiqueter une longue et pâle immensité cobalt que la carte constelle de chiffres indiquant les profondeurs et de flèches qui tracent les courants. Ses mâchoires sont deux îles courbées, sa langue aussi, une île, et ses dents aussi, certaines pointues, d’autres massives, carrées, d’autres encore effilées comme des dagues. Ses dents, des îles donc. Dont celle où se déroule l’histoire, la seule habitée, tout au bout de la mâchoire inférieure. Tout au bord de l’immense proie bleue qui ne sait pas qu’elle est convoitée.
La vie sur l’île vient du volcan qui la domine et qui pendant des millénaires a vomi sa lave et ses scories fertiles. On l’appelle le Brau. Le nom sonne barbare. Il faisait peur aux petits jadis, quand l’île s’enchantait des cris et des rires des enfants. Désormais le Brau digère, après sa dernière colère. Son cratère est enfoui le plus souvent dans un édredon de brumes. Il se livre à une très longue sieste. Quelques rots de temps à autre. Des bruits sourds. Des énervements d’endormi, qui frissonne et se retourne dans son sommeil.
Le reste du squelette du Chien est une multitude de petites îles, la plupart minuscules comme des miettes de pain oubliées sur la nappe à la fin d’un repas. Désertes. Tout au contraire, celle qu’on va découvrir s’est martelée du battement du sang des hommes. Elle demeure, comme un bout de monde tombé dans l’azur. Sans doute à l’origine y eut-il un peuplement de pêcheurs, au temps des Phéniciens, descendants des pirates et voleurs échoués là en cabotant, ou se cachant pour compter leur butin.
Il y a des vignes, des oliveraies, des vergers de câpriers. Chaque arpent cultivé témoigne de l’opiniâtreté d’ancêtres qui l’ont arraché au volcan avec patience. Ici on est paysan ou pêcheur. Il n’y a pas d’autres choix. Souvent les jeunes gens ne veulent ni l’un ni l’autre. Ils partent. Les départs ne sont jamais suivis de retours. C’est ainsi et c’est depuis toujours.
Le Chien crache des saisons inhumaines. L’été assèche les hommes et les terrasse. L’hiver les transit. Vent aigre et pluie froide. Des mois de langueur grelottante. Leurs maisons ont fait le tour du monde. En photographie. Dans les magazines. Des architectes, des ethnologues, des historiens ont décidé sans rien leur demander qu’elles appartenaient au patrimoine de l’humanité. Cela les a fait rire, avant de les contrarier. Ils ne peuvent ni les détruire ni les transformer.
Ceux qui n’y vivent pas les leur envient. Les sots. En pierre de lave mal jointoyée, elles ressemblent à des huttes massives bâties par un peuple de nains. Elles sont dures avec eux. Inconfortables. Sombres et rugueuses. On y étouffe ou on y gèle. Elles les encerclent et les oppressent. Ils ont fini par leur ressembler.
Le vin de l’île est un rouge lourd et sucré né d’un cépage qui ne pousse qu’ici, le muroula. Les baies de ses grappes ressemblent à des yeux de pie : petites, noires, brillantes, dénuées de pruine. Vendangé vers la mi-septembre, le raisin est disposé ensuite sur les murets des vignes et des vergers de câpriers, protégé des oiseaux par de fins filets. Il y sèche durant deux semaines avant d’être pressé, puis on laisse fermenter le jus dans la pénombre de caves étroites et longues, creusées sur les flancs du Brau.
Quand plus tard le vin est mis en bouteille, il a pris la couleur d’un sang de taureau. On ne peut voir la lumière à travers lui. Il est fils des ténèbres et du ventre de la terre. Il est le vin des Dieux. Quand on y trempe les lèvres, c’est le soleil et le miel qui viennent dans la bouche et coulent dans la gorge, et aussi le gouffre sans fond de l’envers du monde. Les vieux avaient coutume de dire en le buvant qu’ils tétaient en même temps le sein d’Aphrodite et celui d’Hadès. »

Extraits:
« Sur l’île, on enterre les morts debout. La terre est rare. Elle est le bien le plus précieux. Les hommes ont compris très tôt qu’elle devait appartenir aux vivants, qu’elle était là pour les nourrir, et que les morts devaient y prendre le moins de place possible. Qu’elle ne leur servait plus à rien. (…) Ici, on vit ensemble mais on voyage seul dans la mort: le cimetière n’abrite aucune sépulture commune ni familiale, mais des tombes célibataires dans lesquelles le mort se tient droit comme il s’est tenu droit dans la vie. » (p. 53-54)

« Le temps a passé sur l’île mais n’a rien arrangé. Ce n’est pas son rôle. Ovide a écrit que le temps détruit les choses, mais il s’est trompé. Seuls les hommes détruisent les choses, et détruisent les hommes, et détruisent le monde des hommes. Le temps les regarde faire et défaire. Il coule indifférent, comme la lave a coulé du cratère du Brau un soir de mars, pour napper de noir l’île et en chasser les derniers vivants. Comme autrefois on appliquait un brassard sombre sur un être en deuil, la terre porte désormais la couleur des morts, et celle des funérailles. Cela pour des millénaires. »


Philippe Claudel présente L’archipel du chien © Production Éditions Stock

À propos de l’auteur
Écrivain traduit dans le monde entier, Philippe Claudel est aussi cinéaste et dramaturge. Il a notamment publié aux éditions Stock Les Âmes grises, La Petite Fille de Monsieur Linh, Le Rapport de Brodeck et L’Arbre du pays Toraja. Membre de l’académie Goncourt, il réside en Lorraine où il est né en 1962. (Source: Éditions Stock)

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Les guerres de mon père

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En deux mots:
C’est à une véritable enquête que se livre Colombe Schneck dans ce roman consacré à son père. Témoignages et archives mettent à jour des vérités occultées durant un quart de siècle.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La gloire de mon père

Colombe Schneck est partie sur la trace d’un père qui avait pris soin d’occulter son passé. Pour lui rendre hommage et pour l’Histoire.

« Il m’a fallu vingt-cinq ans pour être capable d’affronter ce qu’il cachait. Il avait honte et nous avions honte, il était coupable et nous étions coupables, il manquait quelque chose, je ne savais pas quoi, ma seule certitude d’enfance était que son amour était aussi indéfectible qu’irremplaçable.
J’ai cherché de manière absurde, partout, son amour et son passé.
Conversations oubliées, notes perdues, dossiers administratifs, archives publiques. »
La confession qui ouvre le nouveau livre de Colombe Schneck nous livre aussi le mode d’emploi de la romancière. Ce n’est en effet pas uniquement avec ses souvenirs et les témoignages de la famille et des proches, mais aussi en généalogiste et en archiviste qu’elle est partie à la recherche du véritable visage d’un homme qui offrait à sa progéniture « un amour sans limites. Seules semblaient compter pour lui la beauté et la bonté. Il était prêt à nous laisser sans armes, dans l’illusion. Il suffisait de fermer les yeux. Nous étions des exilés sans mémoire s’accrochant aux joies du présent. » À l’image de cette photo de vacances sur le bandeau de couverture où Colombe trône sur ses épaules. Une joie de vivre et une insouciance qui ne sont pas feintes, mais qui sont nées d’un passé qu’il cherchait à oublier, à occulter.
La vérité, c’est qu’il « avait survécu aux destructions et aux rafles, aux morts injustes et à la torture, aux terreurs, à l’humiliation et à la peur, à la honte, à l’exil, à la perte encore; il avait été confronté, enfant, adolescent, jeune homme, à la violence et l’inhumanité. Face aux guerres, il avait construit un état de résistance, refusant l’amertume et la désolation, la plainte et la tristesse, la nostalgie. Il venait de pays qui ont disparu et dont il subsiste si peu de traces. Il était facile de nous faire croire qu’ »avant n’existe pas »».
Voilà donc la généalogiste remontant l’arbre généalogique – qu’elle a eu la bonne idée de reproduire au début du livre – pour essayer de mieux comprendre qui sont les personnages rencontrés au fil de cette enquête.

SCHNECK_arbre_genealogique
À la première génération, celle de ses parents, on imagine ce que le romanesque d’une histoire proche du Jules et Jim de Henri-Pierre Roché a pu être accompagné de frustrations et de non-dits, même si l’arrangement entre les deux amis se partageant la même femme semblait avoir eu l’assentiment de la grand-mère parternelle et de son second mari. Voici donc Pierre présentant son épouse Hélène à son ami Gilbert. Ce dernier, le père de Colombe, tombe immédiatement amoureux d’elle et finira par l’épouser. Le couple aura trois enfants, Antoine, Colombe et Marine.
Avant de revenir à Gilbert, qui est le personnage central de ce livre, remontant une génération de plus,celle des grands-parents. Cette fois, on se rapproche du Romain Gary de La Promesse de l’aube avec Majer, L’increvable Monsieur Schneck, et Paula: « Paula Hercovitz, la mère de Gilbert, ma grand-mère paternelle, est née à Bistriţa le 14 juillet 1909, une petite ville de la Transylvanie hongroise. Le père de Paula, comme 138 juifs de Bistriţa, s’engage en 1914 dans l’armée hongroise, il est tué en 1915. À sept ans, Paula est orpheline de père. Par le traité du Trianon, la Transylvanie devient roumaine. À l’âge de dix ans, Paula la petite Hongroise change de nationalité, de langue. Elle parle allemand, yiddish et hongrois, elle doit apprendre le roumain et une nouvelle forme d’antisémitisme, le modèle hongrois est plus feutré, presque invisible, l’antisémitisme roumain est lui violent, visible, physique. En 1922, la famille Hercovitz fuit vers la France. Qui est-on, quand on apprend dès l’enfance que rien ne reste? Qu’il faut toujours être prêt à tout perdre, même sa langue maternelle? Rien, même les murs d’une maison, une liste de camarades de classe, des habitudes, des goûts, rien ne tient. À Strasbourg, Paula devenue Paulette a suivi un cours de secrétariat ainsi qu’une école ménagère tandis que Majer, devenu Max devient voyageur de commerce pour un grossiste en porcelaine et cristal.
C’est dans cette France qui n’a pas encore pris la juste mesure des périls qui montent que naît Gilbert. Le petit garçon va très vite comprendre que le principe d’incertitude est durablement ancré dans la famille et, lié à ce dernier, le besoin de fuir, de chercher un abri ailleurs. Un atavisme qui lui suivra du reste jusqu’en Algérie.
C’est alors à l’archiviste de prendre le relais, de rechercher dans les administrations les documents et les noms des acteurs qui sont alors intervenus pour aider ou au contraire pour nuire à la famille. Si certains lecteurs seront rebutés par la transcription brute de ces dossiers, lettres et fichiers, on sent combien le devoir de mémoire l’emporte ici sur le souci d’écriture. Et ce qu’elle trouve est édifiant, met quelquefois du baume au cœur sur des blessures encore vives ou ravive le chagrin et la colère. Faisons ici le choix de citer les Justes, ces personnes qui ont rendu possible la survie de Gilbert et, par voie de conséquence, rendu possible la naissance de l’auteur. Merci à Charles Schmitt, directeur de l’école communale de Nontron, merci à Marguerite Eberentz, du réseau de Résistance de la préfecture de Périgueux et merci aux anonymes habitants de Trélissac.
Grâce à eux, Colombe peut rendre hommage à son père et, se faisant, ajouter à son travail d’archiviste et de généalogiste, celui d’historienne.

Les guerres de mon père
Colombe Schneck
Éditions Stock
Roman
306 p., 20,50 €
EAN : 9782234081833
Paru le 3 janvier 2018

Ce qu’en dit l’éditeur
« Quand j’évoque mon père devant ses proches, bientôt trente ans après sa mort, ils sourient toujours, un sourire reconnaissant pour sa générosité. Il répétait, il ne faut laisser que des bons souvenirs. Il disait aussi, on ne parle pas des choses qui fâchent. À le voir vivre, on ne pouvait rien deviner des guerres qu’il avait traversées. J’ai découvert ce qu’il cachait, la violence, l’exil, les destructions et la honte, j’ai compris que sa manière d’être était un état de survie et de résistance.
Quand je regarde cette photo en couverture de ce livre, moi à l’âge de deux ans sur les épaules de mon père, je vois l’arrogance de mon regard d’enfant, son amour était immortel. Sa mort à la sortie de l’adolescence m’a laissée dans un état
de grande solitude. En écrivant, en enquêtant dans les archives, pour comprendre
ce que mon père fuyait, je me suis avouée, pour la première fois, que nous n’étions pas coupables de nos errances en tout genre et que, peut-être, je pouvais accepter d’être aimée. »

Les critiques
Babelio
Télérama 
La Croix (Jeanne Ferney)
RTL (émission Laissez-vous tenter – Bernard Lehut)
Le Temps (Salomé Kiner)
La Vie (Anne Berthod)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les lectures d’Antigone 
Blog T Livres T Arts 


Colombe Schneck présente son ouvrage Les guerres de mon père © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre 
« En souvenir de Gilbert Schneck et de Pierre Pachet
Si vous l’aviez connu, vous n’auriez rien pu deviner, son regard était toujours doux, souriant. À ses côtés, on se sentait aimé. Mon père voulait savoir ce qu’il pouvait faire pour vous. Comment vous aider. Quel était votre désir.
Guettant la moindre grimace, le plus infime souffle de contrariété auquel il répondait :
– Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire.
Alors, il partait en quête de ce qui pourrait vous soulager.
Le passé n’existait pas, seul le présent comptait.
Il répétait:
– Il ne faut offrir que de bons souvenirs.
Ou encore:
– Ne parlons pas de choses qui fâchent.
Il avait survécu aux destructions et aux rafles, aux morts injustes et à la torture, aux terreurs, à l’humiliation et à la peur, à la honte, à l’exil, à la perte encore; il avait été confronté, enfant, adolescent, jeune homme, à la violence et l’inhumanité.
Face aux guerres, il avait construit un état de résistance, refusant l’amertume et la désolation, la plainte et la tristesse, la nostalgie. Il venait de pays qui ont disparu et dont il subsiste si peu de traces. Il était facile de nous faire croire qu’« avant n’existe pas ».
Mon père nous offrait un pull-over en laine vieux rose, des lieder de Schubert chantés par Kathleen Ferrier, un paysage vert de Dordogne, un amour sans limites. Seules semblaient compter pour lui la beauté et la bonté. Il était prêt à nous laisser sans armes, dans l’illusion. Il suffisait de fermer les yeux.
Nous étions des exilés sans mémoire s’accrochant aux joies du présent.
Il est mort il y a si longtemps. Il m’a fallu vingt-cinq ans pour être capable d’affronter ce qu’il cachait. Il avait honte et nous avions honte, il était coupable et nous étions coupables, il manquait quelque chose, je ne savais pas quoi, ma seule certitude d’enfance était que son amour était aussi indéfectible qu’irremplaçable.
J’ai cherché de manière absurde, partout, son amour et son passé.
Conversations oubliées, notes perdues, dossiers administratifs, archives publiques.
En France, l’administration conserve tout et je me suis longtemps demandé la raison de cette obsession conservatrice. J’ai fini par la comprendre et l’admirer.
Alors que nos souvenirs sont des mensonges, nos passés au mieux flous, quand ils ne sont pas transformés, les archives offrent de minuscules assises. Je ne sais rien et cela est si facile, il suffit de prendre le métro, de tendre sa carte d’identité, de remplir une demande et un dossier, alors apparaissent un nom, une date, une lettre, des photos, une clarté.
Grâce à ces archives, je me suis avoué, pour la première fois, que ni mon père ni moi n’étions coupables de nos errances en tout genre, et que, peut-être, je pouvais accepter d’être aimée. »

Extraits
« Majer Schneck, mon grand-père, est né à Sanok en 1902.
Sanok est alors une ville du royaume de Galicie appartenant à l’Empire austro-hongrois, devenue polonaise par le traité de Brest-Litovsk en 1918, après avoir failli être rattachée à l’Ukraine. Elle est aujourd’hui située au sud-est de la Pologne, non loin de la frontière avec la Slovaquie.
Ses parents sont commerçants, sa mère est hongroise, son père, polonais.
Majer est un garçon long et mince, inquiet, blond, aux yeux bleus, agile, qui dès l’âge de douze ans accompagne son père en Bohême, en Moravie, en Bessarabie, pour acheter porcelaines et verres, qu’ils revendront dans le magasin de Sanok.
Il possède un talent, la séduction. »

« Les parents de Gilbert, avant de se nommer Max et Paulette, avaient pour prénoms Majer et Paula. Ils avaient émigré de pays qui n’existent plus, la Transylvanie hongroise, la Galicie polonaise, la Bessarabie russe. Ils n’avaient pas fait d’études, mais ils parlaient à eux deux sept langues couramment, l’allemand, le hongrois, le russe, le roumain, le yiddish, le polonais et le français. L’allemand était la langue de l’administration, le hongrois, celle de l’école, le roumain, pour ma grand-mère, la langue de l’occupant, le russe, la langue du commerce, le yiddish, la langue de la cuisine et de l’amour, et le français, celle dans laquelle ils avaient élevé leur fils. »

« Il l’avait rencontrée en premier, à la fin des années 60, l’avait présentée à mon père qui en était tombé très amoureux. Le problème est que Gilbert était marié à la belle Hélène, qu’il était le père d’un petit garçon et qu’une fille venait de naître (moi).
Comment faire avec l’amour?
Pierre a bien voulu me raconter une histoire que je connaissais déjà, leur arrangement à tous les trois. Lui, sa sœur Hélène (ma mère), son ami Gilbert (mon père).
Ils s’étaient retrouvés en Tunisie, à Sidi Bou Saïd, en 1960 pour le négocier.
Pierre et Gilbert étaient en permission. Ils finissaient leur service militaire en Algérie. Mon père dans le Constantinois comme médecin. Pierre à la troupe. Hélène venait rendre visite à Gilbert dont elle était tombée amoureuse, dans une colonie de vacances des Étudiants juifs de France à Saint-Cast, six ans auparavant, se jurant qu’elle l’aurait un jour, qu’il finirait par se lasser de toutes les autres et qu’il l’aimerait, elle.
L’amour était un combat, pensait-elle.
Lui était amoureux de plusieurs filles en même temps, refusant de choisir. Il était enthousiaste, admiratif davantage que leur beauté, leur rondeur, c’était leur vitalité, la manière dont chacune s’en était sortie. Elles avaient toutes été des enfants cachées pendant la guerre, toutes connu la peur, la solitude face à la peur, la perte, le silence après la perte. Entre lui et elles, cela n’était jamais évoqué, trop dangereux, mais ils partageaient cette compréhension que le passé était incurable, rien ne le corrigerait, il valait mieux l’oublier, et puisqu’ils étaient en vie, il y avait une obligation de vivre, d’être présent au monde. »

« Le grand appartement, vestibule aux murs émeraude, salle à manger rose, salon argenté, couloir bleu nuit, cuisine vert d’eau, salle de bain pourpre, salle de bain orangée, chambre bleu roi, bleu gris,bleu mauve, bleu ennui, n’offrent plus aucun abri, chaque pièce, tiroir, meuble, est plein de ce qui n’est pas dit, de tous ces morts sans tombe. »

À propos de l’auteur
Écrivain, Colombe Schneck a notamment publié, chez Stock, L’Increvable Monsieur Schneck (2006), Val de Grâce (2008), Une femme célèbre (2010) et, aux Éditions Grasset, La Réparation, traduit dans plusieurs pays. (Source : Éditions Stock)

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