Solitude nue

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En deux mots
« A » était un bon pote, mais pas forcément un bon amant. Les suivants non plus. Pauline, la musicienne qui pose nue, raconte ses expériences sexuelles, de A à Z et dit la difficulté de trouver l’amour.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ma collection d’amants

Dans ce roman-confession, Pauline Wuth retrace ses expériences sexuelles, de A à Z. Des expériences plutôt décevantes qui dressent une carte du tendre en peau de chagrin.

«L’année de mes dix-neuf ans, il y a eu deux garçons: il y a eu A, et il y a eu B.
Ils avaient à peu près mon âge. Ils avaient plus d’expérience que moi, c’est-à-dire qu’ils en avaient, alors que moi je n’avais rien.» Dès les premières lignes, le ton est donné. Pauline liste ses amants avec les lettres de l’alphabet et va nous mener de A à Z. Si ses premières expériences sont plutôt décevantes, c’est sans doute par manque d’expérience, mais c’est aussi parce que ses partenaires pensent d’abord à eux, ne s’inquiétant guère de son plaisir ou pire même, lui font mal.
Alors, après avoir tâtonné, cru qu’il s’agissait en quelque sorte d’un passage obligé, elle va essayer de trouver l’homme qui, au-delà de l’acte, aura envie de partager sa vie, qui considèrera l’amour comme un sentiment plutôt qu’un acte sexuel. Mais au fil de ses rencontres et de ses voyages, à Vienne ou à Amsterdam, elle ne va réussir qu’à entrapercevoir ce qui pourrait s’apparenter à un véritable compagnon de route. Ses liaisons restent éphémères, souvent choisies comme telles par des hommes qui complètent leur tableau de chasse.
Pauline essaie alors de renouer avec ses premiers amants, mais finira une fois encore insatisfaite et frustrée. Elle souffre de na pas trouver l’âme-sœur et se dit alors qu’elle ne doit plus se cacher, qu’elle doit s’accepter et revendiquer ses formes, son corps.
Après avoir couché avec N – qui la complimente sur sa plastique – elle va offrir à une école des beaux-arts de poser nue pour ses élèves. Une expérience dont témoignent les dessins de Charlotte Vellin qui illustrent le livre au fil des chapitres et soulignent cette volonté assumée de vraiment se mettre à nu.
Pauline Wuth ne cache rien, ni de son corps, ni de ses pensées. Elle dit avec des mots simples sa peine à trouver l’homme de sa vie, celui qui partagerait davantage que le sexe. Tour à tour crue et touchante, elle dresse un état assez désolant des relations entre hommes et femmes d’aujourd’hui. Est-il vraiment si difficile de construire un couple? Faut-il refuser de s’engager vraiment? La déception est-elle assurément au bout du chemin?
Entre lucidité et mélancolie, entre moments de bonheur et de tristesse, Pauline Wuth ne répondra pas à ces questions, mais nous livrera en toute franchise le bilan d’une expérience qui se poursuivra au-delà de Z.
L’histoire n’est pas finie.

Solitude nue
Pauline Wuth
Dessins de Charlotte Vellin
Éditions Thierry Marchaisse
Roman
160 p., 16 €
EAN 9782362802973
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi des séjours à Vienne et à Amsterdam.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune femme se remémore sa vie sexuelle, alors qu’elle est en train de poser nue.
« Se mettre à poil devant tout le monde, prendre la pose et s’oublier, c’est facile. C’est se déshabiller devant un autre nu qui est bouleversant : on se touchera, peut-être, ce sera doux ou malheureux, angoissé, urgent, raté ; on tremblera. »
Chacun de ses amants est représenté par une lettre de l’alphabet. On passe donc inexorablement avec elle de A à Z, à partir de ses premiers tâtonnements sexuels et au rythme de ses expériences successives, souvent ratées, souvent éphémères, parfois dévastatrices.
Ce roman est composé de courts chapitres qui vont de quelques lignes à quelques pages. Une jeune femme d’aujourd’hui, indépendante, violoniste, s’y remémore sa vie sexuelle, alors qu’elle est en train de poser nue.
Des croquis d’elle, pris sur le vif, viennent alors ponctuer le texte, dans un dispositif en miroir très singulier, car ils représentent la narratrice elle-même. Poser nue est pour elle une forme de nécessité ; tout se passe comme si cela mettait paradoxalement en pause la tension insatiable du désir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Naturisme mag. (Jean-Luc Bouland)

Les premières pages du livre
« La nuit dernière, j’ai rêvé que j’étais très amoureuse, mais je ne savais pas de qui. En tout cas, dans mon rêve, il vivait au bout du monde et il avait déjà une copine, qui s’appelait Constance ; c’était foutu, on n’aurait jamais d’histoire lui et moi. Je pensais à ce rêve, dans le métro, en venant ; je me disais qu’en posant j’essayais peut-être d’être constante. Parfois, on a des fringales de côte de bœuf ou de légumes verts : le corps sait ce dont il a besoin, il réclame du fer ou des fibres. Moi, j’ai eu envie de poser nue à nouveau, c’était comme une intuition ; et sans doute que d’une façon ou d’une autre j’en avais aussi besoin. Il n’y a pas à comprendre plus. Se mettre à poil devant tout le monde, comme autrefois à l’école d’art, prendre la pose et s’oublier, c’est facile ; et c’est facile aujourd’hui devant Charlotte qui est toute seule mais qui garde sa jupe, son pull, ses sous-vêtements et qui prend ses pinceaux : comme autrefois je n’ai rien à faire, je peux demeurer quiète et penser au passé. C’est se déshabiller devant un autre nu qui est bouleversant : on se touchera, peut-être, ce sera doux ou malheureux, angoissé, urgent, raté ; on tremblera.
J’enlève tout et je ne bouge plus ; alors, pendant qu’on ne se dit rien, je pense à toutes les fois.

Les commencements
L’année de mes dix-neuf ans, il y a eu deux garçons : il y a eu A, et il y a eu B.
Ils avaient à peu près mon âge. Ils avaient plus d’expérience que moi, c’est-à-dire qu’ils en avaient, alors que moi je n’avais rien. Je m’étais toujours sentie en retard, pour les premières règles, la première main qu’on prend, le premier baiser ; mais pas seulement en retard : peu aimable, vivant dans la fatalité d’un manque, devant me débrouiller avec. J’avais aussi un corps trop grand, tout maigre et dégingandé dont je ne savais pas quoi faire ; des seins qui dépassaient des bonnets B que je leur imposais parce que je me voyais toujours comme cette fille qui n’a pas de seins que j’avais été longtemps. Déjà étrangement j’affichais, même si je n’y croyais pas tout à fait, une méfiance envers le couple, l’amour, la conjugalité. En vrai, comme tout le monde, je rêvais d’un petit copain ; ce que j’imaginais, c’était pleurer contre son épaule, l’hiver, quand la vie est insupportable.
A, c’était le pote de pote, le garçon sympa, que bizarrement il était facile de chauffer pour moi à qui rien n’était facile. Il ne me plaisait pas beaucoup physiquement mais je crois que j’aimais lui plaire, et puis il m’inspirait confiance. Je le taquinais toujours sur un mode très sexuel, comme si j’en avais l’habitude. Un jour, on a dû dormir sur le même matelas, par terre, dans la chambre d’une amie, laquelle ronflait dans le lit juste à côté de nous. Je me suis rapprochée, on s’est embrassés, on s’est tripotés toute la nuit. Je découvrais mouiller, et je ne savais pas quoi faire de mes mains.
Quand j’ai rencontré B, j’ai tout de suite su qu’il serait important : que je l’aimerais et qu’il me ferait du mal. Il était très sûr de lui, arrogant ; je l’admirais, il me rabaissait dès que j’ouvrais la bouche. Je ne le trouvais pas très beau, mais je l’idéalisais absolument : s’il avait chez lui des étagères noires, celles d’Ikea que tout le monde avait mais noires, je me sentais en tort d’en avoir des blanches, ridicule et digne de ses moqueries. Il avait commencé à travailler très jeune à des emplois que je trouvais prestigieux, il vivait seul dans un deux-pièces depuis avant sa majorité. Je ne me rendais pas compte, à l’époque, que ce qui m’apparaissait comme des accomplissements exceptionnels où s’exprimait sa pure singularité procédait surtout de cela que ses parents étaient des gens aisés et intellectuels qui lui avaient acheté un appartement et des certitudes. C’était facile, alors, de vivre comme un grand et de se sentir fort.
Un soir, on était allés prendre un verre et puis il m’avait dit au revoir. J’ai inspiré un grand coup et je me suis penchée vers lui. Il s’est laissé faire. Il embrassait très bien. Moi, je tremblais. On s’est embrassés encore devant l’immeuble de ma mère, où je vivais toujours, au début de mes études ; je me souviens qu’il tenait son vélo d’une main et moi de l’autre et que l’équilibre était précaire, je me souviens que nous luttions pour ne pas séparer nos lèvres alors que le vélo s’effondrait dans la rue et que les gars du resto d’en face, qui me connaissaient bien, nous regardaient du coin de l’œil en se marrant. Le soir d’après, chez lui, sur son lit, il avait les mains sur mes seins et c’était bon, j’avais un de ces soutiens-gorge qui ne soutiennent rien, sans armatures, un genre de brassière en fait et il n’avait qu’à passer la main sous l’élastique. Moi j’aimais ça, mais j’avais un peu peur aussi. Ce soir-là, quand il a voulu m’enlever mon pantalon, j’ai arrêté sa main, j’ai dit maladroitement que je ne voulais pas dormir là, et parce que c’était la seule excuse à laquelle je pensais j’ai dit, et je me suis sentie ridicule tout de suite, bête et immature et nulle, que ma mère m’attendait pour dîner. Puis, quand il m’a à nouveau invitée chez lui, quelques jours plus tard, j’ai décidé que j’étais prête. J’ai dit à ma mère que j’allais à une soirée pyjama. J’ai emporté une serviette hygiénique, au cas où je saignerais. Et puis il m’a ouvert la porte, n’a pas voulu m’embrasser et m’a dit, ça n’a rien à voir avec toi, mais je ne suis pas prêt à une relation en ce moment. Je suis rentrée chez ma mère. C’était l’hiver, la vie était insupportable.
Au printemps, je suis allée rendre visite à A dans la ville lointaine où il faisait ses études. Je dormais dans son lit, lui sur un matelas par terre. Le dernier soir, on est allés au cinéma, un film très drôle. C’était son anniversaire ; on a bu du champagne dans sa chambre de cité U, je buvais pour me donner du courage. Et puis je l’ai amené dans le lit. Je n’ai pas dit que j’étais vierge et je n’ai jamais su s’il s’en était rendu compte. J’ai eu un peu mal, pas trop, et au bout d’un moment, je ne sais pas combien de temps, je l’ai fait s’arrêter. Il a obéi. Après, il avait envie de parler, pas moi. Il a dormi sur le matelas par terre, j’ai repoussé au matin sa tendresse. Dans le train du retour, je saignais un peu. Il m’appelait tous les soirs, sur le téléphone fixe de ma mère, mais on ne se promettait rien. À la fin de l’été, il m’a dit qu’il m’aimait, m’a dit qu’il voulait qu’on soit ensemble, et moi j’ai répondu ça n’a rien à voir avec toi, mais je ne suis pas prête à une relation en ce moment.
Et puis, à la rentrée, j’ai réussi un concours difficile et je suis allée continuer mes études de violon à Paris. J’ai envoyé par erreur un texto à B, il m’a répondu, on s’est appelés ; on a découvert qu’il venait lui aussi d’emménager à Paris, et à cinquante mètres de chez moi. Je n’ai pas dormi de la nuit. On s’est revus quelques jours plus tard, pour un café. On parlait librement, on se sentait d’un coup très bien ensemble et c’était inattendu. On n’avait pas envie que ça s’arrête ; on est allés manger chez lui. Il a dit à un moment je crois que je ne suis pas fait pour le couple et moi j’ai dit oh tu sais moi non plus parce que j’aurais dit n’importe quoi pour être d’accord avec lui. Il m’a dit j’ai envie de t’embrasser, j’ai dit mais je t’en prie. On s’est déshabillés ; j’étais amoureuse, j’avais très envie de lui ; on s’est caressés longtemps ; il n’arrivait pas à me pénétrer, sans doute que je ne m’ouvrais pas assez ; il mettait un doigt, deux, c’était bon. On a fait une pause ; on parlait, nus, j’étais assise sur ses genoux et constatais la continuité de son érection, on s’embrassait, mais je ne crois pas avoir touché son sexe : c’était trop intimidant. Puis on a réessayé. Il est venu en moi, il a joui tout de suite et s’est laissé aller contre moi, j’ai pensé ah bon et j’étais très heureuse, je me disais que nos corps l’un contre l’autre et son abandon étaient le bonheur exactement.
Puis il a été fuyant et odieux. Quand je lui écrivais, il se moquait de ma façon d’écrire. Quand je proposais qu’on fasse quelque chose ensemble, une soirée, il n’avait jamais le temps, était pris par un monde censément très branché dans lequel il ne voulait pas m’inviter. Il me parlait de son travail, de ses collègues, ne posait pas de questions sur le mien ou bien pour dévaloriser les choix que je faisais, l’hyper-classicisme de ma formation, le caractère nécessairement conventionnel et académique de mes goûts. De temps en temps, il venait chez moi, attendait qu’on aille au lit. J’avais toujours très envie de lui ; mais je me sentais tellement mal, tellement méprisée que je ne voulais pas, surtout pas, lui montrer que je prenais du plaisir, comme si ça allait lui donner encore plus d’ascendant sur moi. Pourtant c’était bien, je n’avais pas mal, j’avais très envie, mais je ne gémissais pas, je me retenais, je soutenais son regard jusqu’à ce qu’il baisse les yeux pour jouir et je pensais, moi je connais son visage quand il jouit, et pas lui. La première fois qu’il était venu chez moi, il n’avait pas voulu rester dormir. Quand il est revenu, la fois d’après, j’avais eu quelques jours plus tôt un petit accident de voiture. Je le lui ai raconté ; il n’a pas réagi, il m’a juste demandé de changer la musique, parce qu’il n’aimait pas mon disque. On est allés au lit, et j’ai demandé s’il voudrait bien rester jusqu’au matin ; j’ai dit que je m’étais sentie mal qu’il s’en aille, la fois d’avant. Il a dit oui. J’avais des bleus partout, à cause de l’accident ; il n’y faisait pas attention. Alors qu’on changeait de position, son sexe est sorti du mien et il y a eu un bruit, un bruit visqueux et drôle, il a dit charmant avec un air méchant ; ça ne pouvait pas être bien. Après, il est quand même parti dormir chez lui.
Je pleurais beaucoup, tous les jours. À une fille du conservatoire que je venais de rencontrer, dans cette ville où je ne connaissais personne, et qui m’avait demandé si j’avais un copain, j’avais répondu, avec beaucoup de désinvolture et d’assurance, oh je vois vaguement quelqu’un en ce moment, un type qui me méprise et pour qui je ne suis qu’un plan cul ; je me souviens de mes termes exacts. La fille avait ri et m’avait fait la réponse que j’appelais, mais largue-le, et c’était ce que j’avais besoin d’entendre, comme si j’avais été incapable de le penser toute seule, qu’il fallait ces mots-là pour m’arracher à une sorte de torpeur. Assez rapidement, j’ai appelé B pour qu’on se voie, j’ai dû insister, il m’a fait venir chez lui le lendemain. Je lui ai dit que je voulais qu’on arrête, et il a dit d’accord, il a dit ça m’est égal. Ensuite il a parlé de ma difficulté à communiquer, de son rapport exclusif au travail. Pendant les mois qui ont suivi, j’ai continué à pleurer beaucoup, à espérer sans cesse le croiser dans le quartier, à sortir, tard le soir, faire le tour du pâté de maisons pour passer sous sa fenêtre et voir si elle était éclairée.
Et puis j’étais toujours en contact avec A, on s’appelait. Je lui avais raconté l’histoire, en sachant bien que ça lui faisait du mal.
L’année de mes dix-neuf ans, il y a eu le garçon qui m’aimait et m’encombrait, me dégoûtait un peu avec son amour et qu’en même temps, par culpabilité, j’ai continué à voir pendant plus de dix ans et parfois, des années après, il me disait encore je t’aime au téléphone et ça m’agaçait ; et puis il y a eu le garçon que j’aimais et qui s’aimait passionnément, et j’ai pleuré longtemps.
B a défini ma normalité : il m’a appris, ou seulement confirmé, qu’il ne fallait rien exiger, que je ne méritais rien. Dans mes pleurs je pensais que j’aurais aimé qu’il me mente, qu’il me dise mais non c’était quand même sympa, parce qu’en ne le faisant pas il me signifiait que je ne méritais même pas ça, même pas un peu de réconfort, un peu de ce semblant d’affection qui est déjà de l’affection, pour les amoureux solitaires, dans une ville morte.

L’autre langue
C’était plus d’un an après B, presque deux en fait. J’étais à un festival de rock avec des amis ; on dormait sous tente et il y avait énormément de monde. C m’a plu, on s’est chopés à un concert, on s’est embrassés, on est allés sous ma tente. Il n’y avait pas vraiment d’intimité ; quelqu’un en passant a donné un petit coup sur la toile en disant oh mais, ils sont deux là-dedans. Il n’a pas réussi à bander, et il m’a léchée, et c’était très bon.
Il parlait une autre langue que je savais aussi un peu, par le truchement d’une généalogie sans importance, mais qui n’était pas vraiment la mienne. C’est une langue où je me sentais bien et plusieurs fois j’ai voulu des hommes qui la parlaient, peut-être en partie pour cela, parce qu’ils la parlaient.
Il restait encore quelques jours. Tout de suite s’est installée avec C une forme de simplicité ; c’était naturel de se prendre la main, c’était naturel de s’embrasser, et de se laisser aller contre lui quand nous étions à un concert et d’aller parmi nos amis comme si on sortait ensemble. Ce n’était pas trop demander, ce n’était pas risquer de se faire rembarrer pour outrecuidance, ce n’était pas comme avec B. C’était sympa, comme ce le serait souvent dans l’autre langue. On a échangé nos mails. Il m’a écrit, quelques jours après notre retour dans nos pays respectifs : ma copine a vu le suçon que tu m’as fait dans le cou, et je me suis fait engueuler. Il avait écrit dans l’autre langue et avait ajouté entre parenthèses le mot « suçon » en français, cherché exprès, pour moi, dans un dictionnaire de traduction.

Environ quatre-vingt-dix secondes
La rentrée après C, je suis partie à Vienne avec une bourse, dans une école de musique prestigieuse. Pourtant, je travaillais mon violon par habitude et sans désir. Je pleurais toujours beaucoup et souvent j’avais l’impression que je ne referais plus jamais l’amour. Je pensais toujours à B, alors que les années passaient. À la fin de l’année, à une soirée entre étudiants, j’ai rencontré D ; un soir, je l’ai amené dans ma chambre. On s’embrasse et, très vite, il m’a déshabillée ; ses gestes sont rapides, brutaux, il me fait très mal à un sein en l’empoignant mais déjà il me pénètre ; je crie de douleur. Je lui demande d’arrêter, parce que j’ai trop mal, il me demande si je suis vierge, il me dit ça ne me dérange pas si t’es vierge et je me sens humiliée, nulle. On dort ensemble malgré tout. C’est le printemps, on se promène et on se prend la main devant nos amis. La nuit d’après, c’est encore chez moi. C’est encore très rapide. J’ai encore très mal quand il me pénètre, mais je ne l’arrête pas, même si je pleure tellement j’ai mal. Peut-être que mon visage grimaçant l’énerve ; brutalement, il me retourne, me sodomise. Je me souviens de la partition qui traînait dans mon lit et que j’agrippe alors en attendant que ça finisse. Il me retourne à nouveau, revient dans mon vagin et puis il se retire et il jouit. Je sens son sperme sur ma cuisse, je panique : il avait une capote. Il dit je ne sais pas, elle a dû tomber. Je comprends qu’il l’a enlevée quand il m’a retournée et qu’il n’a pas eu envie d’en remettre une après, que c’est aussi pour ça qu’il s’est retiré ; mais il continue à dire je ne sais pas, elle a dû tomber, il a envie de dormir. On passe la nuit ensemble, il ronfle.
Le matin, alors qu’il dormait encore, je suis allée frapper à la porte d’un copain qui vivait dans la même résidence. J’avais peur : peur d’être enceinte et peur des maladies. Le copain m’a écoutée, on a décidé qu’il n’y avait pas grand-chose à faire, à part un test pour les maladies et un autre pour la grossesse. Je suis retournée chez moi, D s’est réveillé, on est allés petit-déjeuner ensemble et je lui ai demandé de m’accompagner faire un test vih. Il a dit non. Il a dit qu’il en avait fait un quand il était avec sa copine ; que depuis il y avait eu, il ne sait pas, six ou sept filles, qu’il n’avait pas eu d’accident. Je me suis sentie nulle, avec A, B, C, D et rien de plus et ma façon d’avoir mal. Quelques jours plus tard, à l’infirmerie, on m’a fait un frottis, j’ai saigné, la dame très gentille m’a demandé est-ce que ça va aller et j’ai dit oui, la dame m’a demandé avez-vous consenti et j’ai dit oui, et elle m’a regardée avec pitié.
C’était il y a longtemps ; peut-être qu’aujourd’hui la dame à l’infirmerie, le copain qui m’a ouvert sa porte le matin auraient eu d’autres réactions. Peut-être aussi que D n’aurait pas fait ça. C’était un mauvais moment. J’ai eu mal. Ensuite, j’ai eu peur. Je me suis aussi sentie humiliée par son refus de reconnaître le problème, par sa façon de suggérer que c’était moi qui en avais un. Sans doute, si pendant longtemps je n’ai plus fait l’amour et si, souvent, par la suite, j’ai eu mal en faisant l’amour, c’est en partie de sa faute. Mais je crois aussi que si j’ai pleuré encore, pendant des années, si j’ai cru que je ne referais plus jamais l’amour, si je crois encore parfois qu’on ne m’aimera jamais, ce n’est pas lui. Ce garçon-là, je le trouvais sympa, rigolo, attirant, mais je ne l’aimais pas, ne voyais aucun risque de l’aimer ; et à cause de cela, il ne m’a pas déçue, il ne m’a pas blessée, il ne m’a pas bousillée pour toujours en me disant que j’étais une merde, il m’a juste forcée à un rapport non protégé et pénétrée trois fois brusquement et fait mal physiquement pendant quatre-vingt-dix secondes. À côté du reste, à côté de déçue, blessée, bousillée pour toujours, c’est rien. C’est rien, hein, c’est rien. Ça va aller.

Lorsque je suis revenue à Paris, quelques semaines plus tard, j’ai écrit à B pour lui proposer de prendre un café, pour enfin tourner la page. Il s’est montré content de me voir, impressionné par ce que j’avais fait les années précédentes, ma bourse à Vienne, par ce que je m’apprêtais à entamer pour sortir de la musique classique. Il m’avait apporté des brochures de son travail, en me disant et en ayant l’air de penser que ça me ferait plaisir ; j’ai eu l’impression qu’il faisait sa pub, je l’ai trouvé un peu ridicule. Il m’a parlé de son ex, avec qui il était resté deux ans, et ça m’a fait mal puisqu’il m’avait pourtant dit qu’il n’était pas fait pour le couple. Au moment de partir, il a proposé qu’on se revoie à l’occasion et je ne l’ai jamais rappelé. Lui non plus ; lui, parce que tout lui était dû ; moi, parce que j’essayais de vivre.»

À propos de l’auteur
WUTH_pauline_dessin_Charlotte_VellinPauline Wuth © Dessin Charlotte Vellin

Pauline Wuth est née en 1985. Elle est enseignante et l’auteure d’un premier roman publié sous un autre nom. Charlotte Vellin est née en 1987, dans une famille d’artisans du livre. Elle dessine depuis toujours et fréquente les ateliers de dessin d’après modèle vivant. Toutes les deux vivent à Paris. (Source: Éditions Thierry Marchaisse)

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Jusqu’au prodige

Mise en page 1  RL_2023

En deux mots
Après avoir été recueillie puis séquestrée par un chasseur, Thérèse décide de fuir à travers la montagne pour rejoindre son frère qui a pris le maquis. Son voyage initiatique va lui réserver quelques surprises.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La petite fille entre en résistance

Dans son troisième roman, Fanny Wallendorf raconte la fuite d’une jeune enfant dans le massif du Vercors en 1944, à la recherche de son frère. Une quête initiatique dans une nature imposante.

Commençons par le commencement, en l’occurrence par le titre un peu énigmatique de ce court roman. La narratrice nous l’explique dès les premières pages, en soulignant que pour les chasseurs, le pistage « est une tradition dans le massif depuis des siècles, née avec la légende du Prodige, un grand renard noir qui habiterait dans la montagne et que seuls quelques individus apercevraient à chaque génération. (…) Il m’a simplement expliqué que le Prodige désignait initialement l’apparition de l’animal, qui avait fini par être baptisé ainsi. »
Le chasseur dont il est question ici est un homme brut de décoffrage qui a recueilli Thérèse, la narratrice, dans sa ferme au début de l’Occupation et qui la considère comme sa prisonnière. Mais comme la jeune fille l’assiste dans sa traque de toutes sortes d’animaux, il va lui délivrer ses secrets et son savoir-faire. Un « trésor » dont elle entend faire bon usage. Car elle a une promesse à honorer, retrouver son frère Jean qui a pris le maquis.
Après quatre années, elle se sent prête et s’enfuit dans la montagne. «La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon cœur logeaient là-bas. J’ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j’y suis maintenant, j’y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante.»
Sera-t-elle rattrapée par le chasseur, par les Allemands ou réussira-t-elle à retrouver son frère? C’est tout l’enjeu de la dernière partie du livre.
Fanny Wallendorf joue avec les codes du conte pour suivre ce parcours initiatique, à commencer par la rencontre entre l’homme et l’animal alors pourvu de pouvoirs surnaturels et qui devient alors une sorte de guide en ces temps troublés.
Si Thérèse doit avant tout maîtriser sa peur, ce n’est pas à l’encontre de la nature, mais bien des hommes. Alors, à l’image des milliers d’hommes cachés dans ces massifs, elle entre à son tour en résistance.
On retrouve dans ce troisième roman le «nature writing» des Grands Chevaux (2021), mais aussi cette volonté farouche qui animait le sportif de L’Appel, qui nous avait permis de découvrir Fanny Wallendorf en 2019. On y retrouve aussi cette écriture claire et directe qui n’hésite pas à aller vers le merveilleux et la poésie.

Jusqu’au Prodige
Fanny Wallendorf
Éditions Finitude
Roman
104 p., 14,50 €
EAN 9782363391766
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le Vercors, du côté de Valchevrière. On y évoque aussi Arras.

Quand?
L’action se déroule de principalement de 1940 à 1944.

Ce qu’en dit l’éditeur
Thérèse est retenue prisonnière par le Chasseur. Elle est chargée de nourrir les animaux qu’il garde captifs avec un plaisir pervers. Un matin, la jeune fille trouve enfin le courage de s’enfuir, de quitter cette sinistre ferme où les hasards de l’Exode l’ont conduite. Elle court, court à perdre haleine à travers la forêt, et la nature se fait complice, apaise sa terreur et la protège de la noirceur des hommes. Sauvage et ardente, elle fuit à travers la montagne, portée pendant trois jours et trois nuits par le désir insensé de retrouver son frère, de tenir la promesse qu’elle lui a faite. Trois jours et trois nuits pour retrouver son passé et son avenir, dans un paysage où bêtes et hommes se cachent pour survivre ou pour tuer.
La poésie de l’écriture de Fanny Wallendorf, toute en émotion, illumine ce roman aux allures de conte.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Marie Étienne)
RTS (Céline O’Clin)
Toute la culture (Julien Coquet)
Charlie Hebdo (Yannick Haenel)
Blog K-Libre

Les premières pages du livre
« À la lisière du bois, après la pancarte indiquant Les Roches Bleues, prendre le deuxième sentier à droite, s’enfoncer dans la Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, l’enjamber et continuer plein Ouest sans dévier, ne jamais dévier jusqu’au Bois Contigu – Forêt Feuillue, Bois Contigu, Plateau de Lossol, le village de Valchevrière est caché en contrebas sur le flanc nord du massif, répète Thérèse, répète, oui, je cours, je cours, je ne sais pas si le Chasseur me poursuit s’il va me rattraper en combien d’heures il peut me retrouver, c’est un grand pisteur le plus grand de la région il sent la moindre odeur de gibier, il voit à travers les arbres, il se déplace avec la rapidité d’un fauve, il dit toujours qu’aucune proie n’est tout à fait invisible, cours, peut-être te suit-il depuis les premières minutes de ta fuite dans la montagne, il sait interpréter n’importe quelle empreinte, il les enregistre les décrypte instantanément, mais en m’apprenant à pister les animaux sauvages il m’a appris à lui échapper, je suis devenue moi aussi un trophée vivant, Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, Bois Contigu, Plateau de Lossol, il ne faut pas que mes chaussures me lâchent, si mes chaussures me lâchent c’est la mort, le plateau est à trois jours d’ici si tout se passe bien, puis Valchevrière à une journée supplémentaire de marche, fichues fougères qui s’enroulent à mes jambes, cours ne te retourne pas, les premières heures sont déterminantes, cours, de quel côté est le soleil je n’avais pas prévu que les frondaisons seraient si sombres en plein mois de juillet, je suis sûre qu’il va me retrouver, que me fera-t-il, et si je rencontre des soldats allemands, que dois-je faire si je rencontre des soldats allemands, on dit qu’ils sont partout dans la montagne, dans le Bois Contigu les conifères laisseront mieux filtrer la lumière, dépêche-toi, cette forêt est celle qu’il connaît le mieux, il s’y repère les yeux fermés, de jour, de nuit, cours Thérèse, si tout va bien j’atteindrai le Bois Contigu en deux jours, il m’y a emmenée quelques fois pister les sangliers, il faudra une journée pour le traverser si je ne m’égare pas si je suis le soleil pourvu que le soleil soit visible, pourvu que mes chaussures ne me lâchent pas, cours ne te retourne pas. A-t-il remarqué que je m’étais enfuie de la ferme, forêt de feuillus, bois de conifères en direction du nord-ouest, au troisième lacet gagner les alpages, traverser le plateau de Lossol à découvert jusqu’au Crêt, ne surtout pas prendre par le Col de Bure, tu entends Thérèse, oui Jean, j’entends, il y a un point d’eau là-bas, ensuite prends le chemin qui suit le bord de la falaise, et longe la crête à distance jusqu’à Valchevrière. Le vide est conséquent à cet endroit, éloigne-toi du bord, Forêt Feuillue, Bois Contigu, plateau de Lossol, Valchevrière. Il y aura plusieurs chalets d’alpage sur ta route, ne te trompe pas. C’est une montagne à vaches, elle ne présente aucune difficulté d’ascension. Tu te souviendras, Thérèse : à la fin de la guerre, dès que tu peux, rejoins-moi à Valchevrière. Oui, pour l’heure cours et tant pis pour l’épuisement, attention à ne pas revenir sur tes pas par mégarde, attention aux bêtes qui pourraient surgir des fourrés, aux soldats qui errent dans la montagne, que dois-je faire si je tombe sur un Allemand, il n’est plus temps d’y penser prends plein nord jusqu’au ruisseau. Les animaux sauvages je les connais, j’ai appris des années durant à les connaître, accélère, cent fois j’ai reconstitué l’itinéraire de ma fuite je l’ai affiné à chaque sortie de pistage des animaux avec le Chasseur, il m’a appris ses techniques de repérage dans la montagne et j’ai répété répété jour et nuit l’itinéraire pour le moment où je pourrai te rejoindre, cours Thérèse, mon Dieu la peur qui glace mon corps qui le rend tout raide le ralentit, atteindrai-je vivante l’autre versant, te rejoindrai-je enfin après tout ce temps, je cours, Jean, je cours

je cours au milieu des carrioles des voitures à bras, je cours je frôle de gros chevaux de trait, je joue des coudes parmi tous ces gens exténués blêmes ces enfants hurlant ces cages bourrées de lapins et de poules, je peux sentir ta main dans la mienne alors que tu ne me touches pas que tu presses le pas derrière moi dans la cohue, tu te souviens des trois petits Dorval accrochés au manteau de leur mère, cette grappe de visages inquiets chahutés dans la bousculade, je n’arrive pas à les oublier, et les filles du docteur attachées par les poignets pour ne pas se perdre, tu te rappelles le regard triste qu’on a échangé toi et moi en les voyant – le dernier regard, Jean, car à ce moment-là tu as vu le fils Solat se faire arrêter à cause du vélo qu’il avait volé devant l’usine pour quitter la ville avant l’arrivée des Allemands. Tu as fait demi-tour pour aller lui porter secours, j’ai crié non et la panique était telle autour de moi qu’en une seconde tu avais disparu. Les charrettes étaient pleines jusqu’à la gueule, de couvertures de meubles, des vieilles basculées dans des landaus pleuraient en silence, des enfants serraient convulsivement des chiens dans leurs bras, on n’y voyait rien, je n’ai pas bougé, me protégeant comme je pouvais dans ce chaos en attendant que tu reviennes, puis je me suis décidée à fendre la foule à contre-courant, dans la direction où tu avais disparu. Les gens par flots s’entassaient contre les murs des maisons, certains hurlaient pour retrouver les leurs ou pour protéger leurs affaires, partout ça appelait, et moi aussi je me suis mise à t’appeler, puis il y a eu un mouvement de panique parce qu’on a cru entendre un grondement dans le ciel, et j’ai été emportée malgré moi. Je me suis dit qu’on se retrouverait à la gare de la ville voisine, et j’ai rejoint un cortège de villageois mêlés à un groupe de fantassins. Personne ne s’adressait la parole, et si par hasard on croisait le regard de quelqu’un, son visage s’imprégnait d’une agressivité sinistre. Au bout d’une heure de marche, nous avons suivi la route d’un paysan qui menait son troupeau de vaches ; comme il nous ralentissait, la tension est devenue palpable et j’ai eu peur que ça tourne mal. La présence des soldats n’apaisait absolument rien.
Dans la gare bondée, aucune trace de toi. Les larmes me brûlaient les yeux, tout le monde se battait pour monter dans les wagons, et moi j’avais envie de crier. Une religieuse est venue me parler, je lui ai dit que j’avais perdu mon frère dans la panique, et lorsqu’elle m’a demandé où était ma mère, je crois qu’elle a deviné à mon regard qu’elle était morte depuis longtemps. Elle m’a aidée à me frayer un chemin au milieu des dizaines de landaus qui encombraient le hall et j’ai attendu toute la nuit assise sur mon paquetage de pouvoir prendre un train. Je suis montée dans un wagon à bestiaux tôt le matin et je me suis rendue seule à la ferme de la Mère Ségur, comme c’était prévu, pour y rester le temps que la guerre finisse, même si je détestais l’idée qu’on se sépare. De ton côté tu as dû rejoindre Valchevrière, chez les bergers qui t’embauchaient chaque été. Le massif du Vercors est une forteresse, disais-tu. Quand je suis arrivée à la ferme, seul le Chasseur vivait là : la Mère Ségur était morte au début de la guerre, apparemment au moment où Papa a été appelé sous les drapeaux.

J’ai un point de côté, je ralentis, d’où vient cette odeur de viande carbonisée en pleine forêt ? Aucun coin ne me semble sûr pour m’arrêter mais j’ai trop mal quand je respire et je suis fatiguée. J’ai apporté quelques rutabagas et des pommes de terre qui pèsent un peu lourd dans mon sac, je m’arrête ici, je dépose mon paquetage entre deux alisiers et j’écoute la rumeur confuse de la montagne. Ma respiration se calme, les sons s’harmonisent et redeviennent audibles. Il est bon de faire une pause. Je sors un morceau de pain rassis que j’ai volé dans le grenier avant de partir ; je n’ai pas faim et ne comprends pas l’émotion qui me survolte, je ne sais pas si c’est de la terreur ou de l’excitation, je sursaute sans cesse, je me retourne, j’ai peur de voir surgir le Chasseur. Sa brutalité est sordide, sa cruauté froide. Quand je suis endormie, il aime entrer dans ma chambre pour me faire peur. Il sort ensuite par la fenêtre pour aller se promener dans la nuit, ou pour grimper au peuplier qui jouxte la grange. Il ne fraie avec personne et a une passion secrète, une passion qui le rend fou : il collectionne les animaux rares, qu’il capture vivants et retient prisonniers au grenier. C’est pour ça qu’il a fini par me séquestrer à la ferme, parce que ses trophées ont cessé de dépérir dès l’instant où je me suis occupée d’eux.
La mort d’un trophée lui est insupportable, il doit le remplacer au plus vite. Sa perte la plus cruelle a été celle d’un grand-duc auquel il tenait beaucoup, et dont j’ignore comment il a pu l’attraper. C’est après sa mort qu’il a capturé le Fauve, grâce à de longues semaines de pistage. Je n’ai jamais vu une créature pareille et il m’a longtemps été impossible de le regarder en face. Ce chat forestier aux yeux jaunes, anormalement grand et massif, arbore une encolure épaisse comme une crinière. Ses oreilles de lynx et son front noir achèvent de le rendre effrayant. Je ne me suis jamais habituée à son apparence. Pour être sûr qu’il ne se sauve pas, le Chasseur a confectionné un licol avec une chaîne à bœuf qu’il a fixée dans le mur, et le Fauve n’est jamais détaché à l’intérieur de sa cage. Le soir, après le repas, il se déchausse et monte au grenier sur la pointe des pieds, et il s’adresse au chat avec une voix suraiguë, avant de se répandre en simagrées révérencieuses. Son amour dérangé pour cet animal a enfanté un délire duquel, très vite, il n’a plus été possible de m’échapper. Sa crainte maladive que l’animal meure lui a fait élaborer un dispositif dont je suis devenue l’élément central : le Fauve nécessitait, selon lui, une surveillance permanente ; il m’a donc très vite interdit de sortir de l’enceinte de la ferme. À sa terreur de voir mourir le chat s’est ajoutée celle de voir disparaître sa gardienne. La seule fois où je suis allée au village, je me suis rendue compte qu’il me pistait. Il apparaissait soudain à un coin de rue, et une minute plus tard à un endroit très éloigné du premier, de façon inexplicable. L’impression était si tétanisante que j’ai renoncé de moi-même à sortir. Il m’avait à l’œil même quand je discutais avec le rempailleur qui venait nous acheter des peaux de lièvre, rôdant autour de nous, le visage déformé par une étrange rancœur. À partir du moment où il n’a plus pu se passer de moi, il s’est répandu en humiliations de toutes sortes et a multiplié les privations. Je ne parlais qu’aux animaux, à quelques voisines. Durant toutes ces années j’ai ravalé ma haine, occupée à préparer ma fuite. Un an après mon arrivée, je l’ai convaincu de m’emmener pister les animaux avec lui afin qu’il m’enseigne sa technique et son savoir, pour que je l’aide à capturer des spécimens rares. À deux, nous chasserions aussi plus de gibier pour nourrir les trophées et pouvoir manger nous-mêmes : il fallait qu’il me maintienne suffisamment en bonne santé pour que je puisse veiller sur les animaux du grenier. On vendait des peaux au marché noir, et à l’automne on ramassait des glands pour remplacer le café. C’est comme ça que j’ai appris toutes les particularités de ce versant de la montagne, des abords de la ferme jusqu’au Bois Contigu. Comme ça que j’ai élaboré l’itinéraire précis qui me ramènerait à mon frère.
Son art du pistage est proprement stupéfiant. C’est une tradition dans le massif depuis des siècles, née avec la légende du Prodige, un grand renard noir qui habiterait dans la montagne et que seuls quelques individus apercevraient à chaque génération. Plus personne n’y croit vraiment, mais le silence du Chasseur la seule fois où je l’ai interrogé à ce propos m’a laissé entendre qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse pour lui. Il m’a simplement expliqué que le Prodige désignait initialement l’apparition de l’animal, qui avait fini par être baptisé ainsi. Durant des décennies de pratique, le Chasseur a élaboré une technique secrète pour débusquer certaines espèces. Il sait repérer la salive d’un sanglier sur un tronc, sentir les odeurs stagnantes dans les fougères qui signalent la présence d’un lynx boréal. Au début, je pensais qu’il en rajoutait. Puis j’ai constaté qu’il ne se trompait jamais. C’était effrayant, cette perception des proies et des prédateurs autour de nous alors que je ne discernais absolument rien. Il disait qu’aucun être ne vit sans laisser de traces. Que c’est dans la lumière que sont dissimulés les secrets, que la montagne avoue tout à qui sait déchiffrer ses rébus, fouiller dans ses plis. N’est-ce pas ce que tu voulais dire, Jean, quand tu me répétais ces mots que je comprenais mal : Mystérieuse est la lumière…? En me montrant les fines empreintes d’un oiseau, il reconstituait sa journée devant moi, et quand il parvenait à débusquer un trophée, comme une chauve-souris sérotine, il me répétait : ne doute jamais de l’invisible. Éduque ton attention. Je mémorisais certaines de ses phrases pour les ajouter au butin des nôtres, compulsées depuis l’enfance et échangées lors de nos tête-à-tête. À Valchevrière, je te les offrirai. C’est tout ce que je pourrai te rapporter de la guerre.

J’observe le revers velu des feuilles d’alisier, j’en caresse le velours. Toutes ces belles vérités que le Chasseur m’a transmises étaient exploitées au service de sa manie barbare : il traquait la beauté à sang chaud pour la soumettre. Toi et moi c’était différent, nous étions fascinés par le mystère à l’œuvre dans la nature, mais il nous suffisait de savoir que nous en faisions partie. C’est cette confirmation que nous cherchions sans cesse en pénétrant dans les grottes, en fuguant dans la combe en pleine nuit. Comme tout était fête, quand nous étions ensemble, Jean ! Comme il est bon de retrouver notre complicité en fermant simplement les yeux !
Je n’ai reçu qu’une lettre de toi, en avril 43, dans laquelle tu me disais te trouver dans un camp de réfractaires installé à Valchevrière, où tu passais tes journées à faire des rondes et à effectuer des corvées en attendant de recevoir une instruction militaire. J’ai appris par cœur le trajet de la ferme Ségur jusqu’à la bergerie où je dois me rendre et demander à voir Sarciron – le nouveau nom que tu t’es choisi. Tu as enfreint le règlement en m’envoyant ce courrier, et le détruire comme tu l’exigeais a été un crève-cœur. Je l’ai fait après avoir récité tes instructions toute une nuit. Je ne sais pas si le Chasseur en a pris connaissance, mais le lendemain matin il est venu me trouver au poulailler et, plein de hargne rentrée, il a sifflé que tu étais un sale petit maquisard, que votre camp était un repaire de jeunes fuyards qui refusaient de partir en Allemagne, que vous n’étiez que des mioches et que vous vous feriez coincer. Quelques jours plus tard nous avons croisé des collégiens qui se promenaient au Crêt, avec de gros sacs à dos ; il m’a dit qu’ils apportaient des ravitaillements aux Résistants. J’ai été saisie d’émotion en imaginant que peut-être ils descendraient de l’autre côté du plateau, que peut-être ils te verraient. Mais ils se trouvaient à deux jours de marche au moins du hameau. J’ai repris sans un mot le pistage ; cet après-midi-là nous cherchions des œufs de tétras-lyre, un bel oiseau noir qui pond à même le sol. Je n’aurai pas besoin de t’expliquer tout ce que j’ai appris durant la guerre quand nous nous retrouverons, puisque nous irons vivre ensemble à la Ville, comme tu me l’as toujours promis, et ça ne nous servira plus à rien alors.

Quand je suis arrivée à la ferme, il y avait au grenier une minuscule chouette grise, très belle, enfermée dans une cage emplie de branches et de feuilles séchées. Écrasée sur elle-même, les yeux perpétuellement mi-clos, elle ne devait pas peser plus de cinquante grammes. Il avait mis des semaines à la capturer en utilisant des happeaux et l’avait dénichée au printemps, juste avant la ponte, dans un arbre creux en lisière du Bois Contigu. Lorsqu’elle est morte, il l’a remplacée par un oiseau étonnant, un petit spécimen cendré à ailes rouges qui se déplace à la verticale sur les falaises et qui, quand il est affolé, bat des ailes comme un papillon. L’échelette est un passereau mythique pour les ornithologues, difficile à apercevoir, et le Chasseur m’a dit qu’un homme était venu d’Angleterre, un jour, pour tenter d’en débusquer dans la Forêt Feuillue. Dès l’arrivée de l’échelette, j’ai pris l’habitude de monter au grenier quand je sentais le courage m’abandonner. Je la nourrissais de larves, d’araignées et d’insectes, et je crois pouvoir dire que nous nous sommes attachées l’une à l’autre. Sa vivacité m’arrachait des sourires, j’aimais sa façon gaie d’être à l’affût malgré sa condition, et la douceur du duvet à l’arrière de son cou. La regarder avivait une sorte d’espoir confus en moi. Très vite, elle ne m’a plus crainte, et je savais à ses pépiements si elle était d’humeur joyeuse ou inquiète. Nous dialoguions dans notre propre langage, et d’un même réflexe nous interrompions dès que le Chasseur montait l’escalier. »

Extrait
« C’était il y a quatre ans. La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon cœur logeaient là-bas. J’ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j’y suis maintenant, j’y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante. » p. 27

À propos de l’auteur
WALLENDORF_fanny_DRFanny Wallendorf © Photo DR

Fanny Wallendorf est romancière et traductrice. On lui doit la traduction de textes de Raymond Carver, des lettres de Neal Cassady (2 volumes, Finitude, 2014-2015) ainsi que de deux romans de Phillip Quinn Morris, Mister Alabama (Finitude, 2016) et La Cité de la soif (Finitude, 2019). (Source: Éditions Finitude)

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J’ai tout dans ma tête

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En deux mots
Une comédienne est chargée d’adapter Eugène Onéguine de Pouchkine pour le théâtre. Un projet enthousiasmant d’autant qu’elle est pressentie pour le rôle de Tatiana. Les réunions préparatoires s’enchaînent alors que son père de 96 ans, atteint d’Alzheimer, sombre petit à petit.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste-peintre, la comédienne et l’amour

Rachel Arditi nous offre un premier roman plein de sensibilité sur les affres d’une comédienne qui se bat pour son père atteint d’Alzheimer et pour sa carrière de comédienne et crée des passerelles entre son quotidien et la vie rêvée.

Commençons par le côté autobiographique de ce roman, histoire d’en finir d’emblée. Oui, Rachel Arditi, comme la narratrice, est comédienne et oui, son père était, comme celui du roman, artiste-peintre. Et oui, elle est arrivée à l’écriture par l’adaptation de romans pour la scène. Il n’est par conséquent pas erroné de trouver au fil des pages de ce savoureux roman, du vécu. Mais c’est bien de ce terreau que se nourrissent tous les romanciers, consciemment ou non.
La scène d’ouverture, qui donne bien le ton du roman, retrace le dialogue forcément un peu surréaliste entre la narratrice et son père qui entend fuir son Ehpad de Nogent-sur-Marne et va solliciter pour cela l’aide de sa fille. Âgé de 96 ans et atteint d’Alzheimer – son état va empirer tout au long du livre – son esprit vagabonde. Alors sa fille joue le jeu. Les encouragements qu’elle prodigue à ce vieil homme étant tout à la fois une marque d’affection et une thérapie permettant à son cerveau de rester en éveil.
De retour à son appartement situé du côté de Montmartre, elle rencontre Betsy, une fille espiègle qu’elle croise régulièrement et qui l’entraîne aussi sur la voie onirique. Un autre moyen de ne pas s’épancher sur sa carrière de comédienne un peu à l’arrêt. «Me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.»
L’éclair va arriver après une rencontre avec son amie Victoire qui lui propose d’adapter Eugène Onéguine pour le théâtre. Un projet d’autant plus enthousiasmant pour elle, qu’elle entrevoit la possibilité d’endosser le rôle de Tatiana, l’amoureuse éconduite par le dandy qui donne son titre au roman.
Le récit va alors alterner entre le travail d’adaptation, les bonnes et les moins bonnes nouvelles autour du financement du projet, du casting et des trouvailles pour la mise en scène et les visites à Nogent.
En jouant sur les temporalités, l’imaginaire des protagonistes qui, de manière plus ou moins voulue, choisissent de rêver leur vie plutôt que de la vivre, Rachel Arditi tisse un fil entre eux. Alors le théâtre se retrouve dans la peinture, la jeune fille d’aujourd’hui se retrouve aux côtés de Pouchkine et Betsy embarque avec elle le vieil homme au crépuscule de sa vie.
L’humour et la vivacité de la plume de la primo-romancière entraînent le lecteur dans ce tourbillon plein de poésie qui permet d’affronter les difficultés qui jalonnent une vie d’artiste. Ajoutons qu’en prenant la plume, Rachel Arditi a trouvé le moyen de ne plus dépendre de personne pour mener à bien son projet, contrairement à la comédienne de son livre, soumise aux caprices et aux humeurs des autres. Gageons que ce premier roman, sur lequel souffle un vent de fraîcheur, sera bientôt suivi d’un autre. On l’attend déjà avec impatience!

J’ai tout dans ma tête
Rachel Arditi
Éditions Flammarion
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782080291035
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Nogent-sur-Marne. On y évoque aussi des séjours en Provence, à Aix et Marseille ainsi qu’en montagne, du côté de l’Izoard.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il est peintre et sa fille est comédienne. Certains esprits attendris les qualifient de doux rêveurs. Mais ce qu’ils partagent, c’est plutôt un net penchant à éviter tout contact trop brutal avec la réalité. Esquives, subterfuges et mises à distance, tout est permis pour ne pas se heurter au réel. Pour lui, l’affaire est désormais conclue puisque la réalité s’est confondue avec la fiction qu’il se raconte, assez joyeusement d’ailleurs, depuis sa maison de retraite où il croit dur comme fer que des Japonais vont lui acheter une fortune l’une de ses plus fameuses toiles. Pour elle, néanmoins, la vie est encore longue… Alors quand elle reçoit un appel de son amie Victoire, metteuse en scène, qui lui propose de travailler sur l’adaptation d’un roman de Pouchkine, elle se prend à rêver d’incarner le rôle de Tatiana. Entre deux visites à son père, elle va chercher à ce que, pour une fois, la réalité se plie à son désir.
Rachel Arditi signe un premier roman malicieux et élégant sur un père et une fille occupés à réenchanter le monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lecteurs.com – Entretien avec Rachel Arditi (Nicolas Zwirn)
Benzine mag (Alain Marciano)
L’Œil d’Olivier
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Sur la route de Jostein
Blog la bulle de Manou

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
— Bien, ma biche. Je pars.
Je ne devrais plus m’étonner de cette entrée en matière dans les conversations avec mon père. Ça fait des années qu’il martèle en boucle son départ imminent. S’échapper de cette maison de retraite où il réside à Nogent-sur-Marne est devenu son obsession. Et après tout, à son âge, 96 ans, quoi de plus naturel ? On s’approche globalement de la fin. Mais la vérité est que depuis le début, j’ai décidé de croire à son projet d’évasion, d’entrer dans son jeu. Non pas pour le protéger d’une réalité qu’il ignore – cette impossible fugue –, mais avant tout parce que moi-même j’aime les rêves et que j’ai envie de découvrir jusqu’où sa fiction le mènera. Je suis avide de la suite, comme quand on lit un bon livre. Voilà pourquoi lorsque, pour la cent quatorze millième fois, il m’a invectivée ce jour-là de sa voix martiale, j’ai répondu avec une authentique curiosité :
— Tu pars ?
— Absolument. Je raccroche et je pars. À Marseille. Je ne reste pas une seconde de plus. Quand est-ce que tu viens me voir ?
— Eh bien… disons demain ?
— Demain ? Formidable. Monstrueusement formidable. Je serai là ma bichette. Et je t’attendrai avec une impatience fébrile.
Mon père n’économise jamais son enthousiasme. Il a, à vivre, une ardeur de géant.

Chapitre 2
Au moment de me mettre en route le lendemain, j’hésite. Mon père vient de me laisser un nouveau message, dans lequel il chuchote sur un ton de secret-défense :
— Bien, ma biche. Lorsque tu viendras tout à l’heure, mets donc dans ta voiture un de ces sacs en toile épaisse, qui se terminent en haut par un cordon pour les fermer, et que les marins utilisaient autrefois pour y mettre des vêtements, des objets, des vivres, enfin, etc. Tu mets ça dans ta voiture. Mais surtout, tu ne le dis à personne ! Voilà ! Je t’expliquerai.
Mon père ne parle pas. Il écrit tout haut. J’ouvre le grand placard de l’entrée pour voir si par hasard ne s’y trouve pas un de ces fameux sacs de marin, mais non. Je ne possède pas un tel sac. Je me mets en route, sous un soleil radieux.
Contrairement à d’autres maisons de retraite que j’ai visitées, la « Maison des Artistes » ne sent pas l’urine. En revanche, une puissante odeur de réfectoire se répand dans toute l’enceinte, bien que la cantine se trouve au sous-sol du bâtiment. C’est une spacieuse bâtisse du XIXe siècle. Sur la longueur d’une des façades, une grande véranda relie en une galerie l’aile ouest à l’aile est de la maison, remplie d’œuvres des résidents du passé. Quand je la traverse, je suis toujours saisie d’angoisse. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose me renvoie à moi-même, sans doute, dans le contraste singulier entre cet habitacle de verre moderne et les vieilleries qui le peuplent.
L’accueil se fait par l’extrémité ouest de la véranda. À chaque heure du jour on entend le sifflement de quatre perruches – trois bleues, une jaune – installées dans une vaste cage au cœur de ce couloir. Dans l’aile est du château – car c’en est un – il y a un salon de musique où ne filtre aucune lumière naturelle, mais qu’illumine une fresque originale de Raoul Dufy, et qui est destiné à recevoir de petits récitals. Une cinquantaine de chaises ont été installées en face d’une estrade sur laquelle trône un piano à queue. La plupart du temps, ce sont plutôt des rencontres ou des conférences qui s’y donnent, ces moments d’échanges intergénérationnels proposés par la structure administrative à ses pensionnaires, afin de continuer à meubler leurs existences à défaut de réellement les remplir. Pendant ces rencontres, il n’est pas rare de voir un tas de têtes tombées sur les épaules qui les soutiennent, et si l’on s’approche, on observe sur les visages aux yeux fermés de larges béances d’où s’échappe le son tranquille ou ronflant de leur somnolence. Sur l’estrade, le conférencier venu faire l’éloge du « Jeu d’acteur, cette vie rêvée », ou encore s’interroger sur « Artiste ou artisan ? Les matériaux de l’art contemporain » – bref, des thèmes minutieusement choisis pour leur caractère passionnant – s’endort à son tour, ou profite de cette sieste inopinée pour se limer un ongle, tweeter son ennui sur les réseaux sociaux, ou rêver. Ce qui n’est pas toujours dissemblable. Le salon de musique ouvre sur un espace qu’on appelle « le café ». C’est un hall de passage pourvu d’un bar, où résidents et visiteurs peuvent commander à boire – principalement un thé – ou à manger – principalement un biscuit. Sec, de préférence. Dans ce café se trouvent les ascenseurs menant à la salle à manger. Là, sur le seuil des cages métalliques, l’odeur de cantine vous saisit à la gorge et vous sclérose, et l’on comprend alors pourquoi les résidents, au fil des jours, perdent le goût de vivre.
Tout à fait à l’opposé de cet espace social, l’aile est se compose d’une grande salle de réception qui reste toujours vide, d’un couloir sombre distribuant les chambres du rez-de-chaussée, ainsi que, tout au bout, d’un salon de coiffure ouvert « tous les jeudis de dix heures à midi, sur rendez-vous », comme l’indique très modestement – quoique avec beaucoup d’honnêteté – une plaque métallique accrochée sur la porte. Entre le couloir sombre et le salon d’accueil se trouve, presque clandestine, une minuscule pièce inondée de lumière, qui vole au parc sa vue splendide. Un unique fauteuil et un piano droit meublent la pièce. C’est le bureau de Thérèse Deligny, une vieille pianiste énergique à la voix de crécelle et aux doigts tordus d’arthrose, qui maquille outrageusement ses yeux d’un bleu curaçao. Plus bas, ses lèvres, sillonnées de ridules verticales, ne parviennent pas à retenir le rouge qu’elle y applique généreusement, si bien que le baume migre vers le nez et le menton en de petites effilochures poignantes. Les cheveux, couleur acajou, mais dont les teintures ratées depuis de nombreuses années échouent à masquer le triomphe du temps, tombent gras, raréfiés bien qu’encore longs, sur un cou disparu qui maintient pour toujours les épaules en hauteur, conférant à leur propriétaire, lorsqu’elle se met à jouer, une certaine ressemblance avec Petrucciani.
— Elle massacre Chopin.
Cinglant comme à son habitude, mon père ne peut s’empêcher cependant d’assister aux longues heures d’entraînement de Thérèse qui écrase sur le clavier Nocturnes de Chopin et Partitas de Bach en une pâte homogène dont on ressort avec une indigestion. Il ne peut s’en empêcher car Thérèse possède une qualité qui la lui fait tenir en haute estime :
— Elle est une descendante de Louis XIV. Ou de Louis XVI. Un Capulet en tout cas. Ou un Capet. À moins que ce ne soit un Bourbon ? Enfin de qui que ce soit…
De qui que ce soit, cette descendance constitue un privilège précieux aux yeux de mon père, qui aime les rois et les royaumes.
Une certaine quiétude règne dans cette demeure de mort. Devant elle, le parc, immense et vallonné, se déploie à travers arbres et statues en un assemblage de verts, de gris et de fleurs multicolores, pour aboutir en contrebas à – que l’on devine sans la voir – l’autoroute A4.
— Entre, ma minouche, me dit-il quand je m’apprête à passer la porte. Et referme derrière toi.
Il est allongé sur son lit avec ses chaussures, visiblement plongé dans de riches pensées intérieures – sa spécialité, comme la suite ne va pas tarder à le démontrer.
— Tu m’as apporté ce que je t’ai demandé ? ajoute-t il en se redressant.
Je réponds que non, je ne possède hélas pas de gros sacs de toile de marin. J’attends qu’il me réprimande, mais pas du tout. Il est déjà passé à l’étape supérieure, et se met maintenant à me détailler son plan d’évasion sur un ton de ministre.
— Voilà. C’est très simple, je ne resterai pas ici. Cet endroit n’a strictement aucun intérêt. Je pense que tu t’en es rendu compte. Donc ça ne m’intéresse pas. Ici, je suis une coquille vide, je ne peux rien faire. Et il faut bien comprendre qu’ici, il y a de très vieilles personnes. Très vieilles. À côté d’elles, moi, je suis extraordinairement valide. Aïe ! Ah la vache !
Un faux mouvement interrompt sa démonstration, il saisit son épaule droite avec sa main gauche en grimaçant, puis reprend sans se troubler.
— Ma tendinite. Où en étais-je ?
— Tu veux partir d’ici.
— Ah oui. Voilà. Alors je veux retourner chez moi. À Paris naturellement. Rue… Rue… enfin Rue Machin-Chouette. Bien. Alors évidemment, à mon âge, il me faut une aide. Idéalement, quelqu’un pour ma toilette et quelqu’un pour mes repas. Parfait. Il me faut donc de l’argent. J’ai téléphoné à ma banque, il paraît qu’il n’y a plus rien sur mon compte. Bien. Alors j’ai eu une idée, ce sont les Japonais.
— Les Japonais ?
Depuis que je suis enfant, mon père ne cesse d’élaborer des stratégies toutes plus fumeuses les unes que les autres, dans le but de vendre sa peinture. C’est fascinant cette foi toujours renouvelée, cet espoir jamais tari de concrétiser une vente juteuse qui le mettrait à l’abri du besoin pour le restant de ses jours – même si ce restant sera assez modeste désormais. Parfois, comme lorsqu’il formule son désir d’aller à Marseille, l’espoir suffit, il nourrit le projet fou, le fait advenir. Il a l’espoir performatif.
Marseille, il y est né. Il a toujours manifesté une joie d’enfant à l’évocation de sa ville. Son nom contient la mer, le soleil, et sa liberté. C’est là que sous l’Occupation il a peint Le Crépuscule, son chef-d’œuvre. Depuis, Marseille est devenue sa zone libre et restera pour toujours cette entaille bénie dans une monstrueuse nuit de bombes. La ville a fondé un homme capable d’escroquer la mort.
Quels qu’aient été l’époque de sa vie, le destinataire fantasmé, ou la forme même du processus, tous ses coups fumants ont eu pour but secret de trouver un richissime acheteur pour Le Crépuscule.
Il y a eu dans le passé, entre autres, la Fondation Maeght, la Banque Rotschild, Bill Gates, mais aussi une bande de Russes totalement obscurs qui l’avaient fait venir à Moscou avec trente tableaux qu’ils n’ont jamais payés et dont mon père ne retrouva jamais la trace ; il y a eu jusqu’à la reine d’Angleterre, à qui il avait envoyé comme aux autres une photo du tableau sacré accompagnée d’une lettre manuscrite, lapidaire, proposant d’acquérir ladite toile pour une somme considérable. « Majesté, vous conviendrez avec moi que cette toile vaut tous les chefs-d’œuvre de votre collection particulière. Je vous la cède volontiers pour un million de dollars. » La lettre était restée sans réponse. Ce qui ne l’avait d’ailleurs pas plus découragé que sa douleur à l’épaule, à l’instant. Et maintenant, les Japonais.
— Les Japonais, oui. Les Japonais, comme tu sais, ont beaucoup d’argent.
— Ah bon ?
— Naturellement. Mais ce qu’ils ont surtout, c’est qu’ils se foutent absolument de la loi du marché. La cote, si tu préfères.
Ça y est, on est en plein conseil de guerre.
— Ah oui ?
— Absolument. Les Japonais n’achètent pas de la peinture dans le but de faire une plus-value, ça ne les intéresse pas du tout. Non, ils veulent garder. Ils aiment véritablement les œuvres et ils veulent les garder. Et ça, c’est formidable.
Je n’ai jamais bien compris d’où mon père tenait ces sortes de savoirs anthropologiques à propos des uns et des autres. Une intuition très sûre le caractérise, certes, mais est-ce suffisant pour affirmer que les Japonais investissent dans des œuvres par amour de l’art, voire, par amour du prochain, et peut-être même par amour pour mon père ?
— Et donc ? dis-je.
— Eh bien, il leur suffit d’aimer.
— Parce qu’ils aimeront, ils paieront des milliards ?
— Je le suppose. C’est en tout cas mon pari. Qu’est-ce que tu en penses ?
La vérité est qu’il ne peut pas concevoir que sa peinture ne soit pas reconnue à proportion de la foi qu’il engage dans son travail. Or quel prix peut-on donner à une chose que l’on aime, si ce n’est le même que celui par lequel le cœur l’approuve et qui est par nature inestimable ? Au fond, je me suis toujours demandé si le fait de se séparer d’un tableau (à plus forte raison du Crépuscule) ne lui coûtait pas affectivement si cher qu’il se mettait en mesure de saborder ses propres plans, en imaginant des stratagèmes complètement foireux et déconnectés des réalités du marché afin que la vente convoitée ne puisse jamais advenir. Du coup fumant au coup fumeux, on n’est jamais très loin. Les peintres ont-ils tous de la difficulté à se séparer de leurs œuvres ? Mon père aurait-il dû lui aussi savoir se vendre ? Les êtres humains ne sont pourtant pas des valeurs marchandes. Ou peut-être que si ?
Mon père me fixe de ses yeux ronds et hypnotiques, la tête légèrement inclinée sur le côté, comme on le fait quand on attend avec ardeur la réponse de son interlocuteur. Je n’avais jamais remarqué qu’il ressemblait à un opossum.
— Pardon… Quoi ? Tu m’as dit quoi ?
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— De ?
— Des Japonais.
— Ah ! Les Japonais. Je pense que c’est une très bonne idée. Ça vaut le coup.
— Oui. C’est aussi mon avis. Parce que tu comprends, les Japonais…
Cette fois je n’écoute plus les paroles. Juste la musique de sa chanson, qu’il poursuit comme pour lui-même. Sa voix est restée aussi intacte que ses rêves.
La visite prend fin. Je quitte mon père au son du piano que Thérèse, confinée dans son petit salon, offre au monde. Je m’apprête à sortir de la chambre quand mon père me fait distraitement une ultime recommandation, tout en initiant un minutieux décrottage de son nez.
— Ferme bien derrière toi, ma minouchette, sinon la vieille toquée va venir me persécuter.
— Qui est la vieille toquée ?
— Je ne peux pas te dire. C’est une vieille toquée qui veut toujours entrer dans ma chambre. Elle me persécute. C’est vrai que je suis encore assez beau, mais ça ne m’intéresse pas. Comme dans la fable.
— La fable ?
— « Maître Corbeau, commence-t il avec emphase, tenait en son bec, un fromage.
« Maître Renard… »
— Ah ! la fable… dis-je en comprenant soudain le sens de l’allusion sans toutefois en saisir la pertinence.
— « lui tint à peu près ce langage. Hé ! Bonjour monsieur du Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau!»
— Oui oui je conn… !
— « Sans mentir, reprend-il à mon adresse, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
— Oui, j’avais comp…
— « À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie, et pour montrer sa beeeelle voix,
« Il ouvre un laaaarge bec, laisse tomber sa proie. »
— Hum…
— « Le Renard s’en saisit et dit : “Mon bon monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.” »
Rien n’arrête plus sa voix de stentor. Pour un peu il se mettrait debout sur son lit et se parerait d’une cape et d’une épée, pour lui faire comprendre, à ce corbeau narcissique, qu’on ne gagne rien à vénérer sa propre image.
— « Le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »
Et hop, il catapulte une petite boulette molle sur le sol.
— Voilà, conclut-il. Ce qui signifie en gros qu’il continuera à être le connard qu’il n’a jamais cessé d’être. Dit comme ça, c’est ça que ça veut dire.
— Hum. Mais quel rapport avec la vieille toquée ? dis-je, pas tout à fait certaine de ne pas avoir basculé dans un cauchemar.
— La vieille toquée ? C’est qui ça ?
Une chose que je n’ai pas dite à propos de mon père : il est complètement érotomane. Érotomane, et – ou peut-être devrais-je dire : mais – atteint d’Alzheimer.
Je sors de la chambre et m’immobilise un moment dans le couloir pour écouter Thérèse, concentrée sur la 6e Partita. Ma préférée avec la 2e. Je m’approche tout doucement du petit salon. Thérèse plaque solennellement les arpèges de la Toccata, qui vous donnent immédiatement l’impression que quelqu’un vous explique avec beaucoup de sérieux une chose très grave et très complexe, comme par exemple le monde. De temps en temps une ou deux notes apportent une lumière particulière, un éclairage réconfortant, mais enfin, globalement, l’ensemble s’impose assez bien comme caverne. J’observe Thérèse, toute petite à son piano, et en voyant son cou rentré et ses épaules en hauteur, je me dis qu’il existe probablement un moment dans l’existence où l’on est certain d’en être sorti. De la caverne, j’entends.

Chapitre 3
Après avoir haï jusqu’à l’angoisse le dimanche – parce qu’il désigne dans une conciliation impossible la fin et le début – je me suis mise à aimer ce jour avec la tendresse résignée qui nous fait apprivoiser, dans certaines circonstances, l’idée de la lutte perdue.
Je me lève, vais chercher du café à la cuisine et me poste à la fenêtre pour observer la rue. J’ai toujours adoré ce spectacle. J’habite un petit appartement au pied de la butte Montmartre, au cinquième étage sans ascenseur. Quand j’épie les gens depuis chez moi, il me faut rectifier la perspective pour ne pas saisir qu’un amas de têtes. Je dois regarder plus loin dans la rue pour contempler un tableau entier, ce qui a pour effet de ralentir le rythme de la scène. Quelques personnes marchent avec indifférence, certaines traînant leurs cabas garnis de courses, d’autres simplement vêtues d’un jogging et de baskets, tenant dans la main un journal, un sac en papier rempli de croissants, ou un enfant absorbé par sa vie intérieure. On se croirait dans un tableau de Balthus. Sirotant à petites gorgées mon café brûlant, j’essaye d’imaginer la vie de ces gens. Lesquels d’entre eux sont-ils comme moi devenus des ombres ? Certainement pas Betsy, que je vois brusquement fendre le bitume sur une trottinette à la vitesse de l’éclair. C’est une petite fille que je croise régulièrement dans le quartier. La première fois c’était sur le chemin de son école. Elle s’avançait vers moi de ce pas qui consiste en un rebond alterné sur un pied puis sur l’autre, et qui, à chaque personne qui l’a expérimenté, donne l’impression magique d’aller soudain plus vite et plus haut sans produire d’autre effort que ludique, chaque enjambée appelant la suivante dans un mouvement que rien n’arrête. Comme si se déplacer ne suffisait pas, comme s’il fallait, en plus, que ce soit un jeu. En la voyant avancer de ce petit pas de géante, je m’étais fait le constat qu’on ne voyait jamais d’adulte se propulser ainsi dans les airs comme le faisait Betsy. Aucun adulte dans les rues ou dans les couloirs du métro ne se sert de cette extraordinaire ressource du corps pour se déplacer. Il y aurait bien quelque chose d’un peu grotesque à le faire mais pas plus que dans la posture de suricate dont la trottinette ou l’hoverboard nous affublent. Pourquoi se priver d’une telle sensation d’apesanteur ? Ce mystère m’avait emplie de perplexité et à mesure que je voyais Betsy s’avancer j’en avais conclu que chez les adultes c’est l’idée même du jeu qui a cessé. Les adultes ne jouent plus. J’en avais eu un pincement au cœur, sentant peut-être souterrainement que cette démission devrait bientôt me concerner – jouer la comédie m’était devenu difficile. Arrivée à sa hauteur, je m’étais rendu compte que Betsy chantait cette chanson que j’adore de Ray Ventura – car elle illustre bien comment la tragédie prend parfois l’allure d’une farce –, « Tout va très bien, madame la marquise ». Se plantant en face de moi, elle avait entonné le couplet : « Allô allô James ! Quelles nouvelles ? Que trouverai-je à mon retour ? » La question méritait d’être posée. Mais un retour était-il seulement possible ? La regardant s’éloigner, j’avais remarqué qu’un drôle de sticker ornait son cartable : « Kiss me », proposait-il. J’avais continué ma route.
Je regarde Betsy disparaître sur sa petite fusée terrestre et m’éloigne de la fenêtre. Mon père est-il en train de devenir une ombre ? C’est la question qui me vient tandis que je me ressers un peu de café. Lui comme moi vivons dans cette saison intermédiaire, celle de l’oubli.
Je retourne dans mon lit, et roule mon corps en tas, la posture que j’ai récemment adoptée dans l’existence. Le tas. En boule sur le matelas, je me sens pareille à une petite motte que rien ne bouscule et dont rien ne résulte. Un tas qu’il serait possible de trouver à une place ou une autre, indifféremment. Pas mort. Ou pas complètement. Mais dépourvu de contours comme de direction, cette volonté qui m’a quittée. Longtemps j’ai été un petit soldat. J’ai vécu dans une frénésie de travail qui n’était ponctuée d’aucun silence, d’aucune virgule, d’aucun temps mort. Et me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.
Bercée par le murmure de mon appartement, je me rendors. J’ai toujours rêvé. Enfant je passais de longues heures à imaginer une jeune femme aimée de loin, pleine de mystère, et qui prenait des poses alanguies en observant le monde avec la retenue amusée de celle qui connaît ses avantages. La jeune femme ne se mêlait jamais aux autres, la distance avec le reste du monde la maintenait dans cette image chérie, le regard dans le vague, baissé pour moitié vers le sol, un demi-sourire sur les lèvres témoignant d’une vie intérieure si riche qu’aucun mot ne pouvait mieux la traduire que l’étrangeté de son attitude. Cette vision m’accompagnait partout et à chaque seconde. Le jour, la nuit, en classe, à table, la marquise était dans mes pensées. Je n’entendais plus ma mère qui me demandait de me dépêcher le matin, j’ignorais les questions de la maîtresse sur un problème de conjugaison, on me disait rêveuse. D’autres jugeaient que j’étais particulière, que j’avais quelque chose. Certains encore, comme Junior, mon voisin du dessous, m’appelaient simplement la snob. « Ça va la snob ? » disait-il quand il passait dans la cour de l’immeuble où j’étais en train de rêver. Ça ne me blessait pas, je n’étais pas snob. Simplement je me sentais à part. La jeune femme de mes visions, c’était celle que je voulais être, l’élue, qui flottait au-dessus des autres. Et je m’étonnais que ces autres puissent penser que j’éprouve à leur encontre du dédain quand ils prenaient au contraire place dans mes jeux imaginaires comme les garants d’un monde rêvé que j’avais construit, et où j’occupais une place élective. Cette marquise de mes pensées veille toujours sur ma vie intérieure à la façon d’une narratrice dont j’attends depuis qu’elle me dise quoi faire et où aller.

Le soleil me réveille en chauffant mon visage. Je reste un moment à adorer cette sensation, comme ces chats qui restent des heures immobiles au soleil et ne concèdent qu’un seul mouvement : celui qui leur permet de suivre sa course indolente. Enfin le petit tas que je suis se lève. Après m’être dissoute un moment dans un bain chaud plein de mousse, j’échoue paresseusement dans la cuisine, où je me prépare un œuf à la coque et des mouillettes. Puis je décide de consulter mes mails.
Au milieu de nombreux spams, l’un d’eux provient de mon agent. Une chose que je n’ai pas dite à propos de moi : je suis actrice. Pendant des années, lorsqu’on me demandait quel était mon métier dans la vie, je ne parvenais à dire ni actrice, ni comédienne. Longtemps j’ai répondu de manière très évasive que « je jouais la comédie », sans bien savoir si c’était un métier ou une attitude.
« Regarde et dis-moi si dispo pour tournage les 7, 9, 16 et 23 avril. Casting prévu demain ou mardi. Ci-joint le texte à apprendre. Xxx » Il s’agit non pas d’un texte mais de quatre scènes à apprendre. Ses messages ne s’encombrent jamais de tellement de politesse, ni de savoir si je vais bien – si par hasard je ne suis pas morte par exemple ou, à défaut, devenue un petit tas – ou tout simplement si le projet m’intéresse. Je relis les jours du tournage, constate sans surprise ni regret que deux d’entre eux coïncident avec ma tournée des Heures sombres du chameau volant – pièce inconnue au répertoire mais dont les critiques ont unanimement jugé « qu’elle interrogeait le monde contemporain avec beaucoup d’acuité » – et réponds à la hâte que ce ne sera pas possible.
Puis j’entame une petite visite des réseaux sociaux. Il n’y a rien de plus angoissant que cette expansion à l’infini, surtout pour moi, qui ai toujours appréhendé le monde comme une forme à apprivoiser. J’avais pris conscience de ça vers 5 ou 6 ans, un jour que je faisais un puzzle avec ma mère. Je peinais à trouver la bonne pièce pour un certain emplacement, et elle s’échauffait discrètement à mes côtés en voyant que je testais systématiquement des pièces qui n’étaient pas adaptées puisqu’elles contenaient un bord, alors que l’emplacement se situait au centre. Tout à coup prise d’agacement – ou de panique à l’idée que son enfant était peut-être demeurée –, elle a saisi une pièce parmi celles qui pouvaient rentrer et me l’a tendue avec force : « C’est ce genre de formes là que tu dois essayer ! » J’ai pris la pièce, l’ai observée, puis j’ai répondu d’un ton d’évidence : « Ah ! les éléphants ? » Et en effet, ces pièces-là avaient une forme d’éléphant – assez sommaire j’en conviens.
J’ai toujours eu l’impression que les choses contenaient un sens caché, une énigme qu’il fallait percer. Internet a été un outil providentiel dans mon existence. Le monde réel, tangible étant incompréhensible (puisque j’y voyais partout des éléphants), j’ai pensé que je trouverais toutes les réponses aux questions que je me posais dans ce territoire virtuel et mystérieux qui s’était ouvert. Très vite, j’ai pris l’habitude de taper des mots clés de façon compulsive dans Google. Tout dans ma vie était susceptible de me conduire à la barre de recherche et il me semblait que c’était toute ma vie, son sens, que j’allais y déceler. Cette quête sans fin ni objet m’a peu à peu donné le sentiment que je m’étais dissoute dans une masse virtuelle. J’ai parfois l’étrange impression qu’Internet m’a remplacée.
Quand les réseaux sociaux sont apparus, j’ai espéré trouver une issue concrète à ce sentiment. J’allais me mettre en scène devant le monde entier et le monde entier pourrait enfin constater ma singularité. Hélas, j’ai très vite été saisie d’un ennui vertigineux. J’ai cette fois eu l’impression de devenir un yaourt dans un hypermarché, à devoir me vendre. L’acheteur, face à une masse aussi vaine qu’insipide, voit immédiatement son jugement entravé, la vente échoue.
Je passe pourtant des heures dans cette caverne, à m’extasier sur les uns ou les autres que je ne connais pas, à l’instar de cet incroyable youtubeur que je prends un plaisir inexplicable à regarder jouer à Animal Crossing – ce jeu qui reproduit à l’infini le modèle de société dans lequel on vit. Je n’ai jamais pu dire qui était le plus fou des deux. Lui qui s’imagine en concombre de mer devant des millions de gens, ou moi qui le regarde. Au moins, lui, il est devenu la nouvelle coqueluche du cinéma d’auteur, les producteurs ayant compris que le nombre de ses abonnés présageait du nombre d’entrées en salle.
Je n’ai jamais su me vendre. Pas plus que m’inventer une vie. J’aimerais bien jouer cette comédie moi aussi, mais quelque chose résiste. Les autres en revanche m’apparaissent toujours flamboyants. Leurs joies, leurs peines, leurs outrages, sont partagés avec une telle évidence, le nombre de leurs followers semble croître à l’échelle si bien ficelée de leur récit qu’il m’est impossible de ne pas croire à l’invention de leur réussite. En comparaison de cette vie fièrement brandie, j’ai le sentiment que je ne vis rien, ni bonheur ni blessure, rien qui me scandalise ou m’amuse. Je suis fade. Derrière mes écrans, je n’ai plus ni corps ni discernement, et par conséquent rien à dire non plus. Quand j’ajoute un « j’aime », ce n’est pas par conviction, mais plutôt parce que ne pas le faire me donne le sentiment d’être plus creuse encore. Je like pour exister, pour ne pas signer ma complète disparition.
Je m’étais crue spéciale, les réseaux virtuels m’ont appris que je n’étais pas plus spéciale que tous les autres qui sentent en eux une identique particularité et ne voient en moi qu’une autre parmi les autres.
Je m’apprête à refermer mon ordinateur lorsqu’un nouveau mail m’arrive. Le petit tas que je suis frémit légèrement lorsque je lis le nom de son expéditrice, Victoire. Il y a un mois que je ne l’ai pas vue. La dernière fois, c’est quand elle est venue à la dernière représentation d’une pièce dans laquelle je jouais et que la production, faute de public, avait dû arrêter. « Mais quel gâchis ! » avait-elle dit. Avant d’ajouter : « Il faut qu’on te trouve un rôle à ta mesure. »

Extraits
« Ce soir, je suis gonflée. De toute façon Ophélie ma vue. Et elle s’avance vers moi. Ses escarpins Louboutin fendent le salon, puis la grande entrée de son appartement haussmannien. Sur son pantalon en cuir noir elle porte un débardeur beige qui fait trembler ses seins. Ophélie arbore sa féminité comme un cow-boy parade avec son holster. Elle m’impressionne. Comme m’impressionnent tous ceux qui comme elle ont l’arrogance de leur classe et cette certitude de posséder une place dans le monde. Elle fait partie de ces bulldozers qui traversent la vie sans jamais regarder sur les côtés. Elle compte parmi les winners, les rapides, les puissants, capables de comprendre et d’embrasser le monde d’un seul coup d’œil et d’en conclure, toujours, qu’ils avaient donc raison.
Ophélie possède toutes les réponses à des questions que de toute façon elle ne se pose pas. » p. 93

« GRILLE D’ÉTÉ DE FRANCE CULTURE
«Les rencontres insolites de Richard Gaitet» Jeu et enjeux de l’adaptation
— Au fond l’adaptation, c’est une clé. Elle doit ouvrir un ou plusieurs des aspects du texte. Ici principalement: le rôle en grand de Tatiana, sa métamorphose. Si la clé fonctionne, elle ouvre le texte dans toutes ses dimensions, et même, le transcende. Le texte alors se renouvelle, déploie ses propres possibilités, s’alimente, se régénère. Et c’est là que quelque chose de magique se produit: le texte s’ouvre à la rêverie, il devient vivant et a envie de s’exprimer encore et encore sur lui-même. Générateur de son propre discours, il n’a qu’une hâte: se raconter, se confier, et plus rien n’existe que ce vaste champ où le lecteur aime flâner et se perdre, rencontrant, dans sa végétation et ses recoins, mille vérités sur lui-même.
— Vous êtes en train de donner une définition de la littérature.
— Oui, Richard. Peut-être. » p. 167

À propos de l’auteur
ARDITI_Rachel_©_Celine_NieszawerRachel Arditi © Photo Céline Nieszawer

Rachel Arditi naît à Paris dans une famille d’artistes. Après une formation de pianiste à l’École Normale de Musique de Paris, puis une maîtrise de lettres modernes à Paris VII, Rachel Arditi devient comédienne.
Au théâtre, elle joue sous la direction de Pauline Bureau, Julie Brochen, Léna Breban, Adrien de Van… Elle tourne régulièrement pour le cinéma et la télévision (notamment avec Mia Hansen-Love, Marina de Van, Patrice Leconte…). En 2017, avec Justine Heynemann, elle adapte Les petites reines de Clémentine Beauvais. Le spectacle est nommé aux Molières.
D’autres collaborations suivent avec la même metteuse en scène : l’adaptation de Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (créé en janvier 2022 au Théâtre Paris-Villette), et deux créations — Lenny, au théâtre du Rond-Point, spectacle sur Léonard Bernstein, et Comment nous ne sommes pas devenues célèbres, une création originale écrite à quatre mains sur l’histoire des Slits, premier groupe punk féminin né à Londres en 1976, et qui verra le jour au printemps 2023.
Ces multiples expérimentations autour des textes la conduisent peu à peu vers la littérature. J’ai tout dans ma tête (2023) est son premier roman.

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Périphéries

LAFITTE_peripheries RL_2023

En deux mots
Virgile entretient sa forme. Pour mener à bien son projet, ramener la quarantaine de personnes qui logent dans un bidonville en Roumanie, il lui faut être affuté. Et rassembler vite une somme importante. Mais son trafic de drogue va gêner Nuri qui entend mener seul les affaires. Un affrontement à l’issue incertaine s’engage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des combats à l’issue incertaine

Philippe Lafitte nous propose dans son nouveau roman d’explorer les marges de notre société. Dans cette banlieue où règne la violence, Virgile le Roumain va affronter Nuri, le caïd de la cité, sous les yeux de sa sœur Yasmine. Et tous les coups sont permis.

Virgile prend soin de son corps. S’il se balance au-dessus d’un pont autoroutier, c’est pour rester musclé et avoir les armes pour se défendre ou pour fuir la police. Virgile est arrivé depuis près de deux ans dans ce coin de banlieue avec une quarantaine de compagnons d’infortune. À Buzescu, dans sa Roumanie natale, on lui avait fait miroiter le rêve français. Depuis, il a déchanté. Mais il a appris à se battre et à dealer, le trafic qui lui semble le moins risqué et le plus lucratif. Alors jour après jour, il se bat pour son grand projet, pouvoir se payer un bus et ramener toute la troupe en Roumanie, loin du bidonville et de la précarité qui les ronge tous.
Mais pour réussir dans son entreprise, il lui faut écarter la menace que représente Nuri qui a fait de ce coin de banlieue son territoire. Avec son armée de petites frappes, il gère les trafics, dirige une salle de sport et le Kebab House et entend ne pas se laisser doubler par ce rom qui s’arroge une partie de ses revenus. Il entend d’autant plus le mettre au pas que ses sbires lui ont rapporté avoir vu Virgile en compagnie de sa sœur Yasmine. Une fréquentation qu’il ne peut admettre, lui qui entend faire de la jeune fille une musulmane soumise. Yasmine – qui a dû renoncer à ses études pour s’occuper de ses frères et sœurs – ne rêve quant à elle que de fuir sa prison.
C’est dans ce climat explosif que Philippe Lafitte a situé ce roman à l’ambiance de polar, où il faut échapper à la police, savoir répondre à la violence par la violence et se tenir en permanence sur ses gardes. Entre Virgile qui termine de rassembler la somme nécessaire à son retour au pays où l’attend Lena, son amour de jeunesse qu’il n’a pas su convaincre de l’accompagner et qui per espoir de le revoir, Nuri qui entend se venger de ce rom qui, non content d’empiéter sur ses plates-bandes, drague aussi sa sœur et cette dernière qui prépare sa fuite, l’épilogue de ce roman plein de bruit et de fureur va être haletant. L’auteur sait à merveille entretenir le suspense, jouer avec la psychologie des personnages et proposer au lecteur une palette d’émotions fortes. Son exploration des marges de notre société, sans manichéisme et sans œillères, est très réussie.

Périphéries
Philippe Lafitte
Éditions du Mercure de France
Roman
176 p., 18 €
EAN 9782715260610
Paru le 02/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en banlieue parisienne, entre Asnières et Gennevilliers ainsi qu’au Vexin et à Paris. On y évoque aussi la Roumanie, à Buzescu et Bucarest.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À vingt ans, Virgile est à la tête d’un groupe de Roms qui survit dans un bidonville aux marges du périphérique parisien. Depuis qu’il est en France, Virgile a un rêve tenace : ramener son clan en Roumanie. Pour cela il a besoin d’argent. Sans scrupule, Virgile s’improvise dealer. Mais il est sur les terres de Nuri, un concurrent redoutable qui fait régner sa loi sans pitié. Surtout, Virgile a rencontré Yasmine, la sœur de Nuri : il n’est pas insensible à son charme, et déjà la rumeur va son chemin…
Virgile sera-t-il à la hauteur de ses projets : rentrer dans son pays d’origine ou rester pour Yasmine ? Et Yasmine, assignée à domicile par son frère, ira-t-elle jusqu’au bout de son désir d’émancipation ? Trois destins mêlés qui poursuivent à leur façon le même rêve de liberté : échapper à leur condition. Quel qu’en soit le prix.
Avec un style vif et enlevé, Philippe Lafitte nous propose un récit sans concession, d’un réalisme noir et poignant. Urbain et nocturne, poétique et électrique, son roman pointe les drames invisibles qui se trament aux portes de nos grandes villes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BX1 (Dans Le courrier recommandé, David Courier reçoit Philippe Lafitte)
Grégoire Delacourt
(+ son bureau d’écrivain)
Blog de Jean-Claude Lebrun

Les premières pages du livre
« Qu’il pleuve ou qu’il vente, il revient tous les soirs sur cette portion de route express coincée entre des entrepôts, des barres d’immeubles et les voies sur berge. Dans le halo des réverbères il est une présence singulière, inhabituelle, obstinée. Une silhouette agitée par le temps de novembre. Dans la nuit jaune de banlieue son corps monte et descend en cadence, accroché à la barrière d’un pont autoroutier.
Malgré la température son torse est nu, tout en nerfs et en muscles, comme à vif, sculpté par les phares des voitures ; dans la nuit froide son corps monte et descend, luisant et lisse, ébloui d’éclairs automobiles. Cinquante impulsions, agrippé par les mains. Pause. Cinquante relevés, accroché par les pieds. Pause. Bras fléchis, mains aux tempes, alternance d’ombre et de lumière. Une montée pour une descente, une descente et une montée – avec ce souffle régulier comme une haleine de forge. Ceinture d’abdominaux roulant sous la peau. Ascension et chute. Mouvement et pause.
Autour de lui l’atmosphère est saturée de pluies acides, de vapeurs métalliques et d’odeurs d’essence. Dans tous les hivers industriels du monde, il fait froid.

Il reprend ses tractions, suspendu dans le vide, et sous ses pieds les voitures s’engouffrent dans la bouche du tunnel, zébrant son torse d’appels de phares stroboscopiques ; en sens inverse d’autres carcasses d’acier avancent tout en embouteillages, maculant cette fois son corps de lueurs rouges ; au loin un grondement de tonnerre menace et des motards remontent la bande d’arrêt d’urgence en frôlant les carrosseries dans un rugissement d’apocalypse. À hauteur de l’homme suspendu quelques curieux lâchent un coup d’avertisseur, certains ralentissent et, en écho, d’autres klaxons s’interpellent par à-coups ; enfermés dans leur cage de tôle, des hommes serrent mâchoires et volant comme si leur vie en dépendait.
Chaque soir, dans le même mouvement immuable des milliers d’automobilistes fuient le centre de Paris pour rejoindre les banlieues-dortoirs, à l’heure de sortie des bureaux. Indifférente à la rumeur lointaine, aux sirènes et au bruit, la silhouette reprend son entraînement.

C’est un tout jeune homme, à peine vingt ans, fumant de vapeur, d’énergie et de rage. Torse nu en plein hiver, tête brûlée penchée deux mètres au-dessus des voitures, c’est Virgile. Qui signifie « petite branche souple » en latin. D’une tout autre nature est le rêve qu’il poursuit : un rêve herculéen forgeant un corps à la force de ses muscles.
*
Il a cessé de pleuvoir. Sur le talus qui prolonge le pont, des ombres rôdent dans les broussailles. Au bord de la voie rapide des silhouettes surgissent comme si elles voulaient prendre les voitures d’assaut, et dans la pénombre on distingue les baraquements de planches où des femmes font claquer des couvertures ; courbés sous les bâches, des hommes alimentent les braseros à grand renfort de cartons et aussitôt des brassées de braises s’envolent dans la nuit comme des lucioles affolées.
Abrité du vent contre un escalier en béton, l’unique robinet d’eau potable fuit. Dans la nuit éclairée par les phares apparaît un gamin, traînant un seau plein d’eau qui racle le sol. Partout des sacs en plastique émergent des herbes folles, aux branches des arbres frissonnent les papiers gras et plus bas s’accumulent les ordures ménagères, bien au-delà des cabanes.

Voici le clan des Monescu. Femmes, enfants, hommes, vieillards. Le cheveu noir et lisse, plus rarement gris ou blanc, la peau mate, éclatante ou ridée. Les Monescu sont arrivés de Roumanie il y a deux ans. Interceptés au bout d’un mois sous une pile de pont autoroutier, regroupés aussitôt dans un centre de rétention d’Île-de-France. Recensés tant bien que mal par d’ex-immigrés devenus interprètes, de nationalité identique mais pas roms – et ça fait toute la différence. Qui leur signifient une fin de non-recevoir déguisée en mauvaise humeur chronique. « Qu’est-ce que vous faites là ? D’où venez-vous ? Qui est le chef du clan ? Vous cherchez quoi ? » Les derniers arrivés paient pour les autres.
Huit semaines se sont écoulées derrière des grillages couplés de miradors. Au pays lointain, personne ne les a prévenus de leur sort ici : on n’abîme pas les rêves que d’autres ont patiemment élaboré pour vous faire traverser l’Europe sans rechigner – comme le veut la tradition. Soixante jours enfermés dans une caserne réaffectée, avec cour en béton et préfabriqués en guise de paysage, c’est long pour des nomades. Aléas de l’administration, on les invite brusquement à quitter les lieux, pas de préparatifs ni de destination : démerdez-vous – si possible repartez d’où vous êtes venus.

Ils s’éloignent donc vers d’autres horizons, taiseux et amnésiques, avec pour ligne de fuite des rencontres hostiles et une méfiance constante jusqu’au bout du voyage. Plus tard ils occuperont un tunnel désaffecté de la Petite Ceinture dont les parois couvertes de moisissures diffusent une forte odeur de cave. Ils se dissiperont ailleurs, du côté des Maréchaux, aux portes de la capitale, là où des patrouilles de gardiennage privé les repousseront plus loin encore. On les chasse aussi d’une gare de triage en ruine, ou d’un immeuble de bureaux en construction. Un soir, le propriétaire d’un parking fait lâcher les chiens, les incitant à fuir de nouveau au petit matin, perdus dans des brumes périphériques sans savoir où ils vont.
Après le dernier incident, le clan s’est éparpillé dans les friches nord de la banlieue parisienne. Au premier printemps, comme réunis par un mystérieux lien télépathique, ils se regroupent sous une arche de béton, à la lisière de la ville. Paris n’est pas loin, on en aperçoit les lumières d’ici. Abrités sous le pilier de la voie rapide, ils attendent la nuit pour franchir la passerelle qui enjambe la Seine. Pont de Clichy. Marche silencieuse. Gennevilliers. File indienne. Trois cents mètres plus loin se profile le talus.
*
À une heure du matin la banlieue dort enfin, la voie est libre. À la pince, les hommes découpent une large entaille dans le grillage qui encercle le terrain vague. Font entrer le clan dans un silence religieux. Les plus valides portent des planches de chantier sur le dos, les femmes des tapis, les adolescents des plaques de contreplaqué en équilibre sur leur tête ; les enfants, eux, sortent de leurs poches de la ficelle, déroulent autour de leurs hanches du fil de fer, s’efforcent de lier entre eux des tasseaux de bois comme leur ont appris les anciens ; lesquels taillent au couteau des branches qui serviront à consolider les auvents.
Ils sont quarante comme ça, silencieux et unis, à construire le bidonville. Une enfilade de baraquements, bois de palettes et bâches de plastique qui s’édifie en quelques heures au bord de la voie rapide.
Alors que le trafic automobile s’éveille dans l’aube glacée d’un nouveau matin d’hiver, le clan s’affaire à dégager des chemins à travers la broussaille, à attiser du bois dans des fûts métalliques. Demain auront lieu les premiers brûlis pour dégager le terrain, cultiver les pommes de terre, les choux et les aubergines.
Dominant la scène, le projecteur d’un stade proche allonge les bicoques d’ombres expressionnistes ; d’autres rais de lumière éclairent les piles du pont où une banderole graffitée proclame : « Ici l’État laisse se développer un bidonville ! MUNICIPALITÉ EN LUTTE ! ». À force d’intempéries la banderole militante s’est délitée et pendouille dans le vide, frôlant les voitures qui continuent de traverser la banlieue comme si elles commettaient un délit de fuite. Le lieu du ban, on le traverse ou on rêve d’en partir, surtout pas d’y rester.
Ça fait plus d’un an qu’ils sont là, maintenant, fantômes invisibles survivant à un deuxième hiver. »

Extraits
« Depuis qu’elle a arrêté la fac, sa vie se borne à cette triangulaire : la salle, l’école, le foyer — une HLM de quatre pièces avec sept bouches à nourrir. Arrêter la fac, refermer son regard sur le monde. Se claustrer. Décision imposée par Nuri, juste avant la rentrée précédente. Insidieusement, progressivement, puis brutalement. « Tu ne retournes pas à la fac. » Frère aîné devenu chef de famille depuis qu’une chute de chantier a laissé le père grabataire, il y a dix-huit mois. « Il faut s’occuper des petits. » Frère de sang devenu tyran. La sidération a laissé Yasmine sans voix, tiraillée entre révolte et culpabilité. S’occuper des petits, avant tout. La mère est morte il y a trois ans — paix à son âme — et Yasmine pense que l’événement n’est pas étranger à la désorientation — et à l’accident — du père. En attendant, finie la fac.
La cascade de drames domestiques oblige à revoir les priorités, à serrer les coudes. Compter chaque euro. Pour parachever le tout, c’est comme si la fatalité avait répondu aux désirs de Nuri, dans sa volonté obsédante d’ordre familial: « Yasmine, si Dieu le veut, ta place est à la maison. »» p. 33

« Yasmine se penche sur son travail mais sa tête est ailleurs. L’histoire semble donc vouée à l’échec avant même d’avoir commencé. La fatalité. Comme un joug intangible reproduisant une tradition qui perpétue l’injustice et revient en boucle. Circuit fermé et héritage immémorial qui ne la concernent en rien. Recroquevillée sur son lit, elle rumine sa peine. Ainsi lui parle-t-on tous les jours d’un dieu auquel elle devrait se soumettre mais chaque jour, que fait ce dieu pour elle ? La réponse occupe ses pensées, flotte devant ses yeux. Chaque jour ici est un nouveau fardeau. Yasmine endure un monde où elle n’a pas son mot à dire alors que d’autres se réjouissent d’en profiter à chaque instant. Pourquoi ? Il n’y a pas de réponse satisfaisante à l’injustice. Son existence est le fond d’un puits obscur dont elle ne peut s’échapper qu’à certaines heures, pour des moments surveillés, comptabilisés, restreints. Le carcan, le joug et la chaîne. Seule subsiste une infime lueur d’espoir : elle a le numéro de portable du garçon. Et plus encore.
Elle se lève, ferme la porte de sa chambre à clé avec d’infinies précautions. Elle se fige dans l’écoute encore quelques secondes, l’oreille collée au panneau de contreplaqué. L’appartement est miraculeusement silencieux. » p. 93

À propos de l’auteur
LAFITTE_philippe_©Francesca_MantvaniPhilippe Lafitte © Photo Francesca Mantovani

Né en 1960 à Boulogne-Billancourt, Philippe Lafitte travaille d’abord dans la publicité en tant que directeur artistique, puis il poursuit dans la freelance comme concepteur-rédacteur. C’est dans les années 2000 que son travail en écriture devient plus important. Parallèlement à la rédaction de romans, il développe également des projets de scénarios pour le cinéma et la télévision. En outre, il publie des nouvelles dans la revue littéraire Décapage et des chroniques culturelles pour le Huffington Post.

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Nos jours suspendus

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En deux mots
Quand Lucie annonce à sa mère qu’elle est enceinte, l’adolescence veut qu’elle l’aide à avorter en toute discrétion et que cette nouvelle reste entre elles. Julia prend alors les choses en mains, laisse Sébastien, son mari, et Antoine, son fils, pour partir chez le médecin. Mais l’affaire se corse avec le refus signifié par leur médecin de famille…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Chronique d’un avortement

Le premier roman de Coralie Bru met en scène une adolescente qui se retrouve enceinte et demande l’aide de sa mère pour avorter. Un acte médical qui est tout sauf anodin et qui va transformer en profondeur la relation mère-fille.

Julia est correctrice pour une maison d’édition et se voit confier un manuscrit à lire de toute urgence après le décès de son auteur. Il lui fait désormais mettre les bouchées doubles pour que l’ouvrage parte au plus vite chez l’imprimeur. Mais son programme va être totalement bousculé lorsqu’elle comprend l’attitude un peu bizarre de sa fille. Ce que Lucie finit par lui confier, c’est qu’après une relation sexuelle sans préservatif elle se retrouve enceinte.
Encore adolescente, elle ne veut pas avouer son état à son père et espère le soutien de sa mère pour régler l’affaire au plus vite.
Rendez-vous est pris chez le médecin de famille qui entend défendre la vie et refuse de l’aider. Julia se tourne alors vers le planning familial et après avoir la confirmation que la grossesse n’en était qu’aux prémisses, Lucie est prise en charge et avale une première pilule abortive. Tout cela se fait sans que les hommes de la famille ne soient au courant, même si le mensonge met Julia mal à l’aise.
Elles décident de «faire passer la pilule» en se rendant chez Rose, l’amie de Julia. Cette dernière vit seule et les héberge avec toute la bienveillance dont elle est capable. Au fil des jours, elle deviendra la confidente de ses invitées.
Coralie Bru tisse des fils de plus en plus solides entre ces trois femmes de générations différentes. Car leur combat va vite devenir commun. Contre les misogynes de tout poil, contre le patriarcat, contre tous ceux qui refusent encore aujourd’hui de reconnaître aux femmes le droit de disposer de leur corps.
Avec ce roman, Coralie Bru passe avec bonheur de l’autoédition – elle a déjà publié cinq romans chez Librinova – à l’édition. L’occasion aussi de constater combien le travail avec une équipe éditoriale porte ses fruits lorsque l’on compare à l’édition originale. Le style est plus fluide, le récit plus resserré. Voici donc un «premier roman» riche de promesses.

Nos jours suspendus
Coralie Bru
Éditions des Équateurs
Premier roman
236 p., 20 €
EAN 9782382844069
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans une ville qui n’est pas spécifiée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a d’abord Julia. Mère de deux enfants, Lucie et Antoine, devenus des adolescents de plus en plus distants et bien peu loquaces. Le jour, elle préfère se tenir loin du tumulte du quotidien, plongée dans les vies et manuscrits des autres qu’elle tente de faire obéir aux règles et contraintes grammaticales. La nuit, elle s’inquiète, incorrigible, pour les siens. Pourtant, pour eux, « tout roule », comme dirait Lucie, l’école, les amis et même « l’après » déjà tout tracé.
Et puis, soudain, Lucie sombre dans le silence. Au creux de son ventre, se logent bien des soucis, et, pour Julia, l’impensable. Pas elle, si sage, si raisonnée, si prudente.
Mère et fille embarquent dans un voyage qui les conduira jusqu’à la maison-tanière de Rose, confidente, modèle et refuge de Julia depuis l’adolescence. Trois générations de femmes se retrouvent alors sous le même toit, unies par ce lien invisible entre leurs ventres, leurs peurs, leurs révoltes et ces désirs qui ne s’évanouissent jamais tout à fait.
Avec une acuité bouleversante et une finesse singulière, Coralie Bru parvient à raconter à la fois l’anodin et l’exceptionnel et à esquisser, à travers Julia, Lucie et Rose, la véritable histoire d’une filiation féminine contemporaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Fanny de Weeze)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les livres de Joëlle
Blog Enna lit, Enna vit !
Blog Maghily

Les premières pages du livre
1
L’orage éclaire la cuisine par intermittence. L’évier paraît profond, béant à s’y jeter. Le plan de travail, une longue plaine électrique. Il reste du linge humide dans une bassine à côté de la machine, une moiteur tropicale s’en dégage – il faudra que je range. Les manches blanches stroboscopiques des T-shirts de mes enfants et de mon mari dépassent du tas.
Je me demande s’il pleuvra assez pour nourrir les sols secs depuis des semaines.
C’est ma pause du milieu de l’après-midi, et je me sens encore plus seule que d’habitude.
J’ai un faible pour les orages. Ils ponctuent les choses avec distinction. Je m’imagine discuter avec Lucie et Antoine des éclairs qui zèbrent le ciel au-dessus de la haie. Il n’y a pas grand-chose que j’aime davantage que discuter avec mes enfants, mais ils m’y autorisent de moins en moins. Parfois ils sont des petits commerçants, on doit en passer par la pluie et le beau temps ; enfin surtout par la pluie, et à condition qu’il en tombe beaucoup. Je ne m’étonnerais pas qu’un jour ils me rendent de la monnaie après une de nos conversations.

C’est une préoccupation de faible profondeur dans laquelle je marche souvent, un inconfort supportable mais usant qui pèse dans mes chaussures. Je ne sais pas comment je voudrais que nous parlions. De toute façon, je vois peu mes enfants. Je les croise.
Heureusement, je peux compter sur les trajets en voiture quotidiens pour tenter quelques incursions dans leurs vies si secrètes. Dans cet espace clos, où je les garde ceinturés près de moi, nous parvenons à approcher ce que, les bons jours, j’appelle « des discussions ». Chaque fois, ça m’émeut un peu, j’ai envie de leur faire remarquer c’était bien de se parler comme ça. Mais ma gorge se bloque, ils ne comprendraient pas.
Ce matin, dans la voiture, Lucie m’a semblé bizarre. Je l’ai dit à Sébastien à mon retour. Il a suspendu un instant ce qui le retenait encore dans l’entrée pour en entendre davantage, mais je me suis contentée de hausser les épaules.

Démuni, il m’a demandé si ça allait, comme si je ne lui avais rien dit, une question dont il n’est jamais avare quand il est stressé, comme ce matin. Dans un conciliabule angoissé, il a prétendu avoir perdu tour à tour l’intégralité de ses affaires, avant de retrouver chacune d’elles à sa place habituelle. Il avait rendez-vous avec un gros client, j’ai déjà oublié lequel. La SCOPICEM ou la SOCITEC ? J’ai senti que je devrais savoir. Je n’ai pas osé lui faire répéter.
Je l’ai embrassé en m’efforçant d’ignorer qu’il semblait soulagé de ne pas avoir à en entendre plus sur Lucie, là, tout de suite.
En un nouveau baiser, de nouveaux encouragements automatiques et un claquement de porte, je me suis retrouvée parfaitement seule. Comme tous les matins, je suis allée ranger la table du petit déjeuner. Je l’ai fait plus lentement que d’habitude, sans cesse interrompue par des vagues d’inquiétudes pour Lucie.
Je rejoue notre si courte matinée ensemble pour débusquer des indices. Je revois ses regards, ses gestes, ses déplacements dans la pièce. Je ne trouve rien de solide justifiant mon pressentiment.
Pourtant, je sens errer autour de moi le fantôme familier de ma fille, celui qu’elle laisse chaque matin derrière elle aussitôt franchi le pas de la porte. Je suis inquiète comme on l’est pour l’enfant qu’on a porté, mais sans parvenir à rassembler la moindre preuve, ou même un signe, comme si je l’avais perdue de vue il y a longtemps.
Les vibrations de mon téléphone sur la table de la cuisine me sortent de mes pensées. La foudre est tombée à quelques kilomètres.

« Julia ! » s’écrie la voix quand je réponds.
Je reconnais cette façon de lancer mon prénom comme une bouée de sauvetage. C’est Marie, mon éditrice, qui, très occupée, oublie souvent de dire bonjour et au revoir.
« Tu as entendu ?
— Non.
— Xavier est mort. Cette nuit.
— Ah.
— Ça ne m’arrange pas du tout. »

Je retiens un petit rire, sans aucun lien avec mon estime pour Xavier Lapierrade, que j’avais pu rencontrer en quelques occasions mondaines destinées à me rappeler la valeur profonde de mon métier de correctrice et ce faisant à maintenir mon salaire suffisamment bas.
« Le livre est urgent maintenant. Beaucoup plus urgent », conclut-elle.
Certains opposeraient qu’il ne l’est plus du tout, mais c’est pour cela que nous ne faisons pas le même métier.
« Les gens croyaient déjà que Xavier était mort. Si on attend trop, on va perdre de l’impact. Ils ne se seront rendu compte de rien. C’est l’effet Giscard d’Estaing. »
En tournant la tête vers mon bureau, je vois vaciller les lettres du titre, éclairées par la lumière pâlotte de mon ordinateur : « ÉVA, MA SŒUR – NON CORRIGÉ ». Même le tapuscrit a l’air malade.
Au bout du fil, Marie répète « Ça ne m’arrange pas du tout du tout du tout », comme pour me laisser le temps de m’installer.
« On va devoir accélérer la sortie. Tu t’en sens capable ?
— Quand ?
— Il faudrait qu’il soit livré à l’imprimeur mardi prochain. »
Je regarde le plafond.
« Il est mort comment ?
— Juste mort. Crise cardiaque. »
Comme je ne réponds pas, elle me lance :
« Ça fait une différence pour toi, pour mardi ? Cancer ou crise cardiaque ?
— Ah non. Non. C’est court mais je ferai au mieux.
— C’est plus important maintenant, vraiment, les gens risquent de le lire.
— Tu sais comment valoriser mon travail. »
Je l’entends sourire de connivence, elle s’apprête à raccrocher mais se ravise.
« C’est dingue quand même, je lui ai parlé hier.
— Oui.
— Je n’ai pas vraiment réalisé encore. Je serai triste après la sortie, pas le temps maintenant », dit-elle.
Essaie-t-elle de me rassurer ? Ou de se rassurer elle-même ?
« Oui, c’est normal », dis-je, dans le doute.
Elle a dû manœuvrer avec beaucoup de diplomatie pour suggérer quelques changements à Xavier Lapierrade sans le vexer mais a fini par céder sur des points cruciaux à ses yeux.
« Mais tu ne trouves pas, toi, que c’est plein de redites ? Je trouve qu’il en reste. »
Je laisse passer deux secondes, pour évaluer si elle cherche la vérité ou une caresse. J’élude.
« De toute façon, la sortie est pour dans très bientôt, maintenant. »
Elle bondit.
« Ça veut dire qu’il y a des redites ça ! Ça m’énerve. Ça me saute aux yeux, je te l’ai dit en te l’envoyant. Je les entends déjà les souligner. »
Les, ce sont les journalistes. Sous leur poids, sa voix cède avant de se ressaisir.
« Enfin oui comme tu dis, ça sort très bientôt. Et ils n’oseront sans doute pas dire grand-chose maintenant. »
Je ne dis rien. Je ne connais aucun journaliste.
J’entends des gens parler derrière elle, son attention se dissipe quelques secondes puis elle reprend le ton grave du début de notre conversation.
« Écoute, l’essentiel c’est de tenir la date. Tu m’envoies la première partie dès que tu l’as.
— Oui.
— Merci, vraiment. »
Juste avant de raccrocher : « Mais ça va, toi ?
— Oui, oui. Et toi ?
— Oui. »
Le silence de mon bureau s’est épaissi.

2
Je travaille encore sur le texte quand j’entends la porte d’entrée se fermer.
« Lucie ? »
Je reconnais le long soupir qu’elle pousse après avoir marché sous la pluie. Elle apparaît sans répondre dans l’entrebâillement, ses cheveux trempés dépassent de la capuche de son sweat-shirt. Elle n’entre pas. J’ai encore des mots coincés sous les doigts, je reste près du manuscrit pour qu’ils ne s’échappent pas.
« Ça va ? »
Je la vois déjà fuyante. Je tente de la rattraper.
« Tu veux un chocolat chaud, un thé ?
— Non, j’ai pas faim… enfin j’ai pas soif », lâche-t-elle sans surprise, déjà de dos.
Je lui demande si elle veut qu’on se voie, elle croit que je lui demande si elle veut manger.
Je lui demande si elle veut qu’on se promène, elle croit que je lui demande si elle veut marcher.
Je lui demande si elle veut venir faire les courses, elle croit que je lui demande si elle a quelque chose à acheter.
L’éternel malentendu de nos discussions.
Sa silhouette s’éloigne déjà à travers le salon, puis dans les escaliers, pour trouver refuge dans sa chambre.
Mon paragraphe terminé, je me risque à quelques pas sur le carrelage. Le salon est silencieux, mais je sens encore son passage, l’odeur âpre de son sac à dos qu’elle traîne partout depuis bientôt un an.
« Je monte », dis-je fort, après avoir failli renoncer, en bas de l’escalier.
Elle ne répond pas. Je pose un pied sur la première marche. La porte est ouverte, c’est inhabituel. J’y lis une invitation incertaine, peut-être même l’espoir de me voir franchir le seuil. Elle est assise au bord de son lit.
« Tu ne te sens pas bien ?
— Mais si. »
Je m’approche.
Je progresse dans sa chambre avec méfiance. Elle me regarde par à-coups. Je me laisse observer. Je reste immobile près de son bureau, disponible, aux aguets. Elle garde le silence et je n’ose pas dire un mot pendant une minute, peut-être deux, terriblement longues. Ses cheveux sont attachés avec soin, elle vient de resserrer son chignon avec une rigueur mécanique. Toujours impeccable, toujours prête pour un ballet impromptu. Moi, toujours un peu débraillée, jamais apte à l’inattendu.
Elle semble avoir pleuré, mais je ne suis pas sûre. Elle a le visage rouge, comme si elle avait honte. Ou chaud ? Elle a sport le mardi. Je ne suis plus certaine de rien.
Elle ne parle pas, son regard se défile. Elle est gênée par ma présence, la mâchoire serrée.
« Tu sais que tu peux me parler, je suis en bas, toute seule, à mon bureau. Viens quand tu veux », lui dis-je.
Je m’aventure à poser une main sur son épaule ; elle ne se dérobe pas.
Elle acquiesce, sans dire « Non mais je sais Maman » en levant les yeux au ciel.
Sur le chemin vers mon bureau, je fais croire à la maison que tout roule mais je n’en mène pas large. Je me rassieds, déconcentrée. Je vérifie mon téléphone : pas de message non lu de Lucie avant son retour du lycée, rien sur Instagram non plus, elle n’a pas posté depuis plusieurs heures. Sa dernière trace numérique dans ce monde remonte à cinq siècles avant Jésus-Christ à l’échelle de son addiction : la veille au soir. Je consulte le profil de Tom. Il vient de poster une photo de ses pieds de part et d’autre d’une flaque #storm #rain #enjoy. Je laisse ma main relâcher le téléphone.
Lucie se drape de mystère.
Il n’y a plus qu’à attendre, à nouveau.
J’écoute la maison. Aucune réponse. Je tente de me manifester dans le salon, je fais tomber un magazine, je me racle la gorge. Rien. Je remonte. Sa porte est désormais close, mais le temps semble y être arrêté. Lucie guette. Je pose ma main sur la poignée, animée d’un courage singulier.
« Tu n’as pas perdu une chaussette ? je bredouille, démunie.
— Pourquoi, tu as une chaussette ? » répond-elle, laconique.
J’analyse sa voix. Éraillée ? Fatiguée, peut-être ? Mais plus proche du ton qu’elle me réserve depuis deux ans.
Je n’ai pas de chaussette à lui donner.
Je m’enfuis paniquée. Je retourne à mon bureau. J’ai l’envie dévorante d’écrire à Sébastien pour tenter de trouver un sens à cette étrange scène qui se joue dans la chambre de sa fille, mais je devine déjà le contenu de notre échange : Je m’inquiète. Lucie est vraiment bizarre, ça se confirme. / Ah pourquoi tu dis ça ? / Elle est rentrée plus tôt et elle est montée directement dans sa chambre. / Comme toujours, non ? / Mais là elle a laissé la porte entrouverte et elle ne m’a pas demandé ce qui me prenait de la regarder, et puis sa voix est éraillée. Enfin de toute façon, je te dis qu’il y a quelque chose. Elle n’a pas posté depuis hier soir. / Bon tiens-moi au courant. Bisous. / Bisous.
Trente douloureuses minutes s’écoulent, je m’efforce de me concentrer sur le texte de Xavier Lapierrade. Mais je sens le plafond de la chambre de Lucie s’abaisser au-dessus de moi, comme lesté de son silence.
Lorsque je sors enfin de mon bureau, mon pas s’accélère déjà. Sans doute l’intuition grandissante que quelque chose a lieu, qu’il me faut intervenir. En haut des marches, je reprends mon souffle et me recoiffe bêtement de deux doigts. Je frappe avant d’ouvrir sa porte. Lucie est couchée dans son lit face au mur, mais elle tourne la tête pour me regarder.
Je referme derrière moi et m’installe près d’elle, cette fois sans demander. Elle ne s’attendait pas à me voir ici, maintenant, au plus profond de mes heures monacales avec mes corrections.
« Est-ce que tu as mal quelque part ? » je lui demande.
Elle secoue la tête, puis se tourne vers moi, cherche une position plus confortable.
« Tu es triste ?
— Un peu. »
Elle pose deux paumes contre ses yeux, appuie dessus en souriant, s’empêchant de pleurer.
« Tu as rompu avec Tom ? »
Elle reste immobile, cette fois elle rit doucement.
« Même pas. »
Je lui caresse le dos, comme si, en massant au bon endroit, ce qu’elle me cache allait traverser son épiderme.
« Tu t’es fâchée avec Camille ? »
Elle lève les yeux au ciel. Évidemment non. Camille et elle, c’est pour la vie.
« Je peux pas te dire, mais t’inquiète pas », murmure-t-elle, arrêtant ma main dans un geste dont l’affection achève de m’affoler.
Elle enroule avec force ses doigts autour des miens, comme si j’étais l’enfant innocent et elle l’adulte. Elle me protège de l’inconnu.
« Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux. Que. Tu. Me. Dises.
— Non. »
Elle tente de se tourner pour mettre fin à la conversation, mais je l’en empêche.
« De quelle garantie as-tu besoin ? »
Elle ne paraît pas comprendre ce que je lui propose.
« Dis-moi ce que je dois faire pour savoir. »
Nous parlons si bas que j’entends sa bouche sèche quand elle laisse enfin filer sa réponse, lentement :
« Tu ne dois rien dire à Papa, jamais. »
Je prends le temps de mesurer la portée de cette demande.
« Et si je promets, tu me diras ce que tu as ?
— Oui. »
Je jauge son sérieux.
« Et si finalement j’échoue ? Si je le dis à Papa ? »
Elle n’a pas réfléchi à tout cela.
« Si tu le dis à Papa, je suppose que je serai triste et déçue, glisse-t-elle au bout d’un moment. Je crois qu’on ne se verrait plus, dès que possible. »
Sa solennité est si enfantine que je suis tentée d’ironiser, mais son regard grave m’en empêche.
« Tu veux réfléchir ? » propose-t-elle.
Ce sursis me laisse surtout le temps de deviner ce qui lui arrive.
« J’ai le droit de ne rien te dire, me rappelle-t-elle, toute-puissante.
— Je sais.
— Si tu ne le répètes pas à Papa, tu peux quand même m’engueuler pour deux », négocie-t-elle.
Je ne réponds pas mais lui demande calmement :
« Est-ce que tu as pris de la drogue ? »
Elle a l’air amusée que je puisse l’en croire capable.
« Je suis désolée, mais non, répond-elle.
— Si tu t’es fait un tatouage que tu regrettes, à un endroit que ton père pourrait voir à tout moment, je trouverais très ennuyeux de devoir garder ce secret imbécile. »
Je retourne ses bras. Docile, elle me laisse constater. Évidemment, pas de tatouage. Sans lâcher sa main, je me perds dans la contemplation de la peau fine de son poignet.
Soudain, je sais ce qu’elle me cache. J’ai deviné et en un instant, peut-être parce que je la regarde à nouveau, elle le sait.
Le trac me gagne, celui qui m’envahissait lorsque, adolescente, je devais réciter, poings serrés à m’en griffer les paumes, une tirade de Racine ou de Molière devant mes camarades de classe. Je ne suis pas de taille à supporter cette nouvelle. L’imposture terrorisante et l’humiliation gagnent mes épaules et redescendent dans mon dos comme une colonie de fourmis, qui ont déjà pris mon corps d’assaut, le dehors, le dedans, jusqu’à se masser autour de mes poumons. Je retiens ma respiration. Comment ai-je pu laisser arriver ça ? Peut-on imaginer pareille liberté, pareille prise d’indépendance ? J’enrage qu’elle m’échappe à ce point. Quelle gamine d’avoir cru qu’elle était à l’abri, que j’étais à l’abri.
Lucie, décidée, ne dit plus un mot. Elle cherche mon assistance, mais ne peut se l’offrir que contre cette promesse. J’évalue si cette aide lui est indispensable, si elle mérite que j’accepte ce marché infamant. Elle n’admettra rien si je ne consens pas à lui faire don de ma parole.

« Je vais réfléchir, on en reparle tout à l’heure », je dis, la gorge râpeuse, les yeux secs.
Le toit s’est écroulé, je suis sous les gravats, j’attends les secours.
« D’accord. »
Devant la porte, je me ravise, encombrée d’une pensée qu’il me faut absolument lui livrer.
« Tu sais, ton père n’est pas exactement comme tu l’imagines. Réfléchis aussi à ça…
— Je veux qu’il sache rien, Antoine non plus d’ailleurs. »
Je me sens coupable d’avoir oublié Antoine.
Je reste un moment silencieuse près d’elle, sans cesser de lui caresser le dos. Ce mouvement m’aide à réfléchir. Il m’est difficile de refuser ses conditions. Elle me demande de me sentir seule pour l’être un peu moins.
« Je peux dire à Papa que Tom t’a demandé de faire une pause, lui dis-je finalement.
— Donc tu promets. »
Je ne réponds pas. Je veux qu’elle change d’avis.
« Tu promets ? » insiste-t-elle, désespérée de m’entendre dire oui. Ma promesse encore incertaine fait office de serment pour l’éternité. Un manquement de ma part suffirait à faire basculer notre clan dans le chaos. Sa croyance romanesque, théâtrale, dans le pouvoir de cette parole me bouleverse.
« Je veux que tu réfléchisses. Papa peut comprendre.
— Non.
— Si, j’en suis sûre.
— Papa ne peut pas comprendre. »
Son assurance me trouble.
« Mais tu crois que tu vis dans quelle famille ? »
Elle ne répond pas.
« Tu te crois chez qui ? Chez Camille ? » insisté-je, provocante. Je défends un peu notre honneur, ce que nous avons construit jusque-là autour d’elle.
Le rouge lui monte aux joues d’avoir pu laisser croire que nous l’éduquions avec l’austérité des parents de son amie. Lesquels me répondraient sans doute que Camille, au moins, n’est pas enceinte. Mais à cet instant ça m’est égal. Je suis fière de nous, de notre famille. Je voudrais que Lucie nous laisse cette fierté, qu’elle s’y accroche dans la tempête. Je n’ai plus que ça, le reste gît sous les décombres.

3
Antoine et Sébastien rentrent en même temps. Lucie n’est toujours pas descendue.
Antoine a réussi sa énième épreuve de bac blanc. C’était plus facile que prévu, se justifie-t-il pour jouer le modeste. Je peine à masquer mon manque d’attention, trop préoccupée par sa sœur.
Sébastien m’attire dans la cuisine.
« Tu en sais plus ? Pour Lucie », demande-t-il.
Sans préméditation, et le plus naturellement du monde, je commence à lui mentir.
Je pourrais prétendre lui laisser du temps, remettre le problème à plus tard pour lui annoncer posément, mais le mensonge saille.
C’est une dispute avec Tom, il veut faire une pause, dis-je lentement. Puis mon phrasé se délie, je me sauve en parlant. Une nouvelle élève lui aurait peut-être tourné la tête. Je redoute d’en avoir trop dit, peut-être entend-il ma voix trembler ? Mais il n’est pas sur ses gardes, comment pourrait-il m’imaginer lui mentir ? Il se félicite même : il y avait pensé dans la voiture. Elle n’est pas trop triste au moins ? Si, et bizarre. Elle m’a dit de ne pas te le dire. Fausse honnêteté révoltante. Il est peiné. C’est vrai ? Pourquoi ? Je crois qu’elle ne veut pas qu’on parle dans son dos, c’est tout. J’ouvre inutilement un placard, puis un autre. Je finis par me réfugier dans la préparation d’une salade composée.
« Si ça ne va pas au repas, j’essaierai de la faire parler comme si tu ne m’avais rien dit. »
J’acquiesce.
« Oui c’est bien qu’elle voie que tu te préoccupes de ce qui lui arrive, même si elle ne te dit rien. »
Il croit que nous avons un plan. Il croit que nous avons une stratégie. Il se pense dans la confidence. Il imagine que j’ai trahi une promesse à ma fille pour lui. En quelques secondes le mensonge s’est étendu, m’a submergée.
Je ne dis plus rien, j’attends qu’il parte, mais il semble agité de savoir Lucie affectée. Il s’affaire à mes côtés, les mains occupées pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées.
« C’est étrange une relation si longue à cet âge-là, qui s’arrête. C’est rare, non ? me demande-t-il en ouvrant le réfrigérateur.
— Qu’elles s’arrêtent ?
— Qu’elles existent, plutôt. »
J’acquiesce.
« Tu crois qu’on aurait dû essayer d’y mettre un frein ? »
La seule réponse adéquate à cette question serait de pleurer ma rage folle.
Je n’ai jamais demandé le statut de Tom dans la vie de Lucie, car je le connais. Je n’avais rien à y redire d’ailleurs, Tom est un être tout à fait charmant, qui, d’après ses photos, joue au tennis un nombre raisonnable d’heures par semaine. La semaine dernière, il s’est d’ailleurs acheté une nouvelle housse pour ses raquettes qui a eu beaucoup de succès. Son petit frère sait sauter de très loin dans une piscine, ce qu’admire Tom. Parfois Tom découvre un groupe qu’il associe à de la vraie musique, ou du bon son, et ça a l’air de le soulager car Tom est révolté contre beaucoup de choses, en particulier les gens qui captent rien et la mauvaise musique. Le scooter de Tom lui a été offert l’année dernière pour ses quinze ans et, comme sa housse de raquettes, il a remporté tous les suffrages. Il a acheté un deuxième casque juste après, et Lucie, devinant que ce casque lui serait souvent destiné, a affiché son émotion par un bonhomme distribuant des baisers, réaction saluée par la communauté. En ce moment, il rêve qu’on lui achète une guitare, il poste beaucoup de photos de la vitrine du magasin de musique, sans doute pour faire passer le message à ses parents. Certains abonnés remarquent la beauté des #reflets de sa #silhouette dans la #vitrine.
Lucie et Tom se sont rapprochés sans brusquerie, comme conscients du temps à leur disposition. On les a regardés de loin, à travers un pare-brise criblé d’une grosse pluie d’automne, sur le parking de la base nautique au début de l’été précédent. Un jour d’hiver, Lucie s’est mise à table avec un port de reine, un sourire pur né de la conquête, et nous avons compris. Je lisais aussi dans ce sourire son soulagement de voir aboutir ces mois de face-à-face, de petits rapprochements indécis. Tom était une réussite qu’elle comptait bien garder éloignée de nous aussi longtemps que possible. Que pensent les parents de Tom de ce jeune couple si stable ? Je ne le sais pas, je ne fraye pas beaucoup avec les parents d’élèves. J’ai croisé sa mère plusieurs fois au supermarché, ou à la librairie, ce qui me la rend sympathique, mais nous n’avons échangé qu’un geste de reconnaissance de la main, scellant notre lien secret.
« C’est impossible. Je te rappelle que tu es le premier à m’avoir fait découvrir La Fièvre dans le sang ! rétorqué-je.
— Sans aller jusque-là, seize ans c’est jeune pour un divorce. »
Victoire par K.-O. : l’impudeur de son âge me fige à nouveau.
Oui, Lucie a seize ans. Je suis la grande personne en charge de son éducation, supposée m’occuper d’elle. Je pensais naïvement avoir coché toutes les cases. J’ai d’abord fait semblant de ne pas remarquer les nouveaux soutiens-gorge dans la caisse à linge, mais très vite je lui ai demandé s’ils se protégeaient. Elle m’a dit « Non mais évidemment, Maman ! » Apparemment la contraception est à la mode.
Je lui ai quand même pris rendez-vous chez notre médecin. Elle a eu l’ordonnance.

Sébastien continue de me parler de cette rupture qui n’a pas eu lieu, de ce petit couple sérieux-pas sérieux tout à coup très sérieux. Je me renfrogne. Il interprète mal ce changement d’humeur.
« Non, mais tu as raison, on ne peut pas tout contrôler », se range-t-il. Il se tait, me caresse le dos. Je suis raide comme une pierre.
Depuis que j’ai rencontré Sébastien je n’ai pas eu beaucoup de secrets. Beaucoup de mes proches pourraient pourtant me reprocher ma discrétion, mes silences, mes absences, mais discrète ne veut pas dire mystérieuse. Moi le mystère m’angoisse, je dis ce que je pense, quand je le pense. Je dis ma peur lorsque nous traversons notre propre jardin la nuit et que le chat d’un voisin fait craquer un buisson. Je dis que j’ai chaud quand j’ai chaud. Quand je ne sais pas quelque chose, je ne réponds pas ou je dis que je ne sais pas. Après l’amour, je dis toujours que c’était incroyable quand c’était incroyable, je ne suis pas du genre à regarder pensivement la ligne d’horizon par la fenêtre en laissant planer le doute.
Dans une assemblée, si je ne parle pas, c’est que je n’ai rien à dire à ce moment-là ou que je m’ennuie. Ne pas me confondre avec une femme pleine de mystère.
Alors ce que me demande Lucie, je ne sais pas comment vivre avec. Déjà, ça me mange le creux des reins sous les mains de Sébastien.
Mais si je me confie, Lucie se renfermera, traversera seule – à seize ans – ce qu’il y aura à traverser. J’aimerais la convaincre que son père peut comprendre, sans pouvoir tout à fait le lui garantir.
Nous finissons de préparer le repas sans parler de Tom ou de Lucie. Après tout ce n’est qu’une rupture, un petit secret. Je reprends la partition de cette mascarade. Il me raconte sa journée, et je m’efforce de réagir convenablement.
Son travail m’est un peu mystérieux, comme à une enfant. Voilà ce que je sais : il est commercial dans une entreprise spécialisée dans les caméras résistant aux très hautes températures. On peut les mettre dans des fours à verre, à plus de deux mille degrés.
« Pourquoi les gens veulent-ils filmer l’intérieur de leurs fours ?
— Parce qu’à deux mille degrés, tu n’ouvres pas la porte avec un couteau pour voir si c’est cuit. »
Il m’a expliqué cela il y a très longtemps. Depuis, le produit a dû évoluer, mais le besoin reste le même : filmer l’intérieur de fours à verre, d’incinérateurs, de hauts fourneaux. Il parcourt beaucoup de kilomètres pour apporter cette technologie dans les entreprises clientes, mais aussi pour convaincre celles qui n’ont jamais filmé l’intérieur de leurs fours. Il va dans des salons industriels, et lorsqu’il rentre il suspend le nouveau badge de SalonTec47 ou du French International Steel Industry Meeting au pied de la même lampe que nous n’utilisons jamais dans l’entrée. Lorsque l’été je me plains de la chaleur plus insupportable encore que l’année précédente, il répond invariablement : « Y a pire. » À force de voir tous ces fours grâce à ses caméras, il doit imaginer mon corps dans un four à verre. Je n’aime pas beaucoup cette image. Elle ne me rafraîchit pas.
Croyez-le ou pas, Sébastien a une maîtrise de cinéma. Rien de ce qu’il a pu y apprendre ne lui est utile pour vendre ces caméras ultra-résistantes. Un ami de longue date lui a proposé de le rejoindre dans cette folle aventure, je me dis que c’est le genre de bifurcation que l’on peut prendre seulement par amitié.
En réalité, ce ne sont pas ces fours ou ces caméras qui m’interrogent, ou ce changement brusque de carrière qui me donne le vertige. Ce sont les tableaux et les présentations, les appels à toutes ces personnes inconnues, ces interactions du quotidien dont je ne sais rien.
Moi, j’ai toujours évité de travailler dans un bureau. Comme ces grosses pinces qui viennent mordre les gravats après la chute d’un immeuble, j’ai pris soin de délicatement placer dans une autre vie que la mienne mes collègues, de laisser tomber dans la benne la grosse machine à café, les gobelets avec leurs touillettes, les plantes vertes, les ascenseurs, les interminables réunions.
Alors quand Sébastien me parle de son travail, je ne sais pas toujours comment réagir. Mes réponses doivent sembler tantôt grotesques, tantôt sonner fausses.
Lorsque Lucie se décide finalement à nous rejoindre, je suis soulagée.
« Ça va ? lui demande Sébastien, oubliant soudainement son client.
— Oui. Je vais poser le couvert. »
Nous l’observons, moi pour évaluer son état de nervosité et Sébastien pour se rassurer.
« Ce n’est pas fréquent de vous voir au rez-de-chaussée à cette heure, madame, alors que le repas n’est point servi », glisse-t-il au bout d’un moment, en inversant la position des couteaux et des fourchettes sans lui faire de remarque.
Lucie me jette un regard suspicieux auquel je suis incapable de répondre de façon rassurante.
Sébastien ne dit rien.
Les minutes s’étirent dans la cuisine et la division des cellules bat son plein dans le ventre de notre fille, maintenant j’en suis sûre, je la vois pleinement enceinte. Cela aurait dû me sauter aux yeux. Il y a quelque chose dans son teint, dans ses yeux, une nouvelle qualité de ses cheveux, et puis ses seins sont plus lourds sous son T-shirt. Lucie est une femme et ça m’intimide aussi nettement que lorsque je me suis imaginé qu’elle commençait à faire l’amour avec Tom.
Est-elle venue me surveiller ? S’est-elle rendu compte que je pourrais parler sans son aval, parce que je le veux, parce que j’en ai besoin ?
Sébastien doit se dire qu’elle ne ressemble pas à une jeune fille au cœur brisé, ou plus probablement qu’il ne comprend vraiment rien aux femmes. J’aimerais justement qu’il nous laisse entre femmes, qu’il quitte la pièce pour parler à Lucie. Mais pour lui dire quoi ? Je ne sais pas expliquer ce besoin irrépressible d’être seule avec elle.
Antoine descend déjà. Lucie accepte la part de salade que je lui sers en tirant son assiette à elle sans un mot. Antoine nous abreuve de commentaires sur son dernier bac blanc, étonné de l’intérêt que nous lui portons, étonné aussi de ne pas être interrompu par l’un des fameux soupirs de sa sœur, témoignant d’un ennui profond.
« Elle a quoi, la sœur ? » demande-t-il la bouche pleine en la regardant dans les yeux.
Il mange comme un ogre. Il faudrait que je cuisine un repas supplémentaire pour lui tout seul. Un instant à peine, cette pensée m’encombre l’esprit, au-delà de toutes les autres, comme chaque fois qu’il est question de nourrir ma famille.
« Elle a que c’est toujours non pour le scooter. »
Mensonge automatique, instinctif, à nouveau.
Je crois sentir le tressaillement de Lucie. Peut-être prend-elle conscience de ce dans quoi elle nous a embarquées. Son frère commente : « Encore… Qu’est-ce qu’elle est tenace. »
Il lui adresse un sourire plein de pâtes, de tomates et de feta, elle détourne le regard avec un air de dégoût.
« Je pense que tu n’as pas encore acquis la capacité de parler tout en mangeant, mon fils, dis-je.
— C’est dingue, tu sais : il te reste qu’un an et on n’est même pas là cet été, et puis Tom a un scoot non ? Tu veux t’émanciper c’est ça ?
— Tu dis émanciper avec un tel dégoût, Antoine », lance Sébastien pour détourner la conversation. Il guette le soulagement de Lucie, persuadé d’avoir écarté le sujet principal de sa détresse, mais elle ne lui adresse pas un regard. La pression me fait mijoter à petit feu. Antoine a souri, ne dit plus rien, mange en silence. C’est tout ce que je souhaite, du silence. Pour une fois je veux que nous ne parlions de rien. Sébastien et Antoine guettent une intervention de ma part, moi d’habitude si prompte à éviter à tout prix les blancs, soucieuse de toujours maintenir un dialogue de clan entre nous. Si je ne fais pas le job, le dialogue n’a pas lieu, je le sais, mais aujourd’hui je m’accroche à mon silence, comme si on risquait de me le voler.

À propos de l’auteur

BRU_Coralie_DR

Coralie Bru © Photo DR

Coralie Bru est née en 1986 à Rodez et vit aujourd’hui à Paris. Elle anime depuis 2014 le podcast de littérature Bibliomaniacs. Elle a écrit de nombreux romans : La Flexibilité de Barnabé (2012), Deux minutes (2015), Cet être exceptionnel (2017), Radicales (2020) et Nos jours suspendus (2023). (Source: Librinova)

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L’automne est la dernière saison

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En deux mots
Leyla accompagne son mari à l’aéroport. Elle n’a pas voulu le suivre au Canada et entend se consacrer au journalisme. Rodja, qu’elle a rencontrée à l’université, a aussi choisi de partir. Elle s’inscrit en doctorat à Toulouse. Shabaneh, quant à elle, veut travailler et se marier. Trois jeunes filles iraniennes à la croisée de leur destin.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois iraniennes face à leur destin

Leyla, Rodja et Shabaneh se sont rencontrées à l’université de Téhéran. En racontant leurs parcours respectifs, Nasim Marashi brosse le portrait saisissant de la jeune génération dans l’Iran d’aujourd’hui.

L’un part, l’autre reste. Misagh quitte l’Iran et laisse sa femme Leyla triste et désemparée. Car elle a choisi de rester en Iran, avec sa famille et ses amis. Elle entend poursuivre sa carrière de journaliste, de faire partager ses goûts culturels. Mais elle doit désormais faire sans son tendre amour. Eux qui étaient si proches, qui avaient les mêmes aspirations, sont désormais séparés par des milliers de kilomètres.
Pour tenter d’atténuer sa peine, Leyla peut compter sur ses amies Rodja et Shabaneh, même si le trio qu’elles formaient à l’université de Téhéran ne se voit plus aussi fréquemment. Car depuis, leurs professions respectives et leurs nouvelles connaissances occupent une place non négligeable dans leurs vies. Shabaneh travaille dans un bureau d’architectes où sa personnalité n’a pas tardé à susciter l’intérêt de son collègue Arsalan. Il ne rêve désormais que d’une chose, l’épouser. Mais elle se demande si elle l’aime vraiment et ne veut pas précipiter les choses. Elle veut aussi rester aux côtés de Mahan son frère handicapé. Arsalan se fait alors de plus en plus pressant. Il va bien falloir trancher la question.
Pour Rodja, le choix est fait. Pour elle, il n’est pas question de moisir en Iran. Toute son énergie est désormais consacrée à monter son dossier afin d’obtenir un visa pour la France et s’inscrire en doctorat à l’université de Toulouse. Mais son parcours dans les administrations est loin d’être gagné.
En suivant le parcours de ces trois iraniennes, en revenant sur leur passé et leurs familles respectives, Nasim Marashi brosse un portrait saisissant de la jeunesse iranienne d’aujourd’hui. Rodja voit toutes ces jeunes filles à la croisée des chemins comme des monstres: «On n’est plus du même monde que nos mères mais on n’est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. Si nous n’étions pas ces monstres, à l’heure qu’il est, on serait chacune chez soi à s’occuper de nos enfants. (…) On ne serait pas en train de poursuivre des chimères.»
Si dans ce roman il n’est pas directement question du régime des mollahs et de la répression qui frappe la population depuis bien trop longtemps (il a été publié en 2015 dans sa langue originale), on sent bien la chape de plomb qui pèse sur les habitants, à commencer par ce choix binaire que tous sont appelés à faire, partir – quand on peut – ou rester. Choix cornélien, car il est souvent définitif. Il peut aussi entraîner pour les familles des conséquences imprévisibles, voire dramatiques. Les peurs et les espoirs, les contraintes et les rêves sont parfaitement concentrés derrière les visages de Leyla, Rodja et Shabaneh. Ce qui explique sans doute le succès du livre en Iran, mais place aussi la romancière dans une situation délicate. Car comme c’est le cas dans le roman, les menaces et les intimidations des gouvernants se font de plus en plus précises. La lutte continue…

L’automne est la dernière saison
Nasim Marashi
Éditions Zulma
Roman
Traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ
272 p., 22 €
EAN 9791038701564
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Iran, à Téhéran. On y évoque aussi le Canada et la France, notamment Toulouse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans le brouhaha des rues agitées de Téhéran, Leyla, Shabaneh et Rodja sont à l’heure des choix. Trois jeunes femmes diplômées, tiraillées entre les traditions, leur modernité et leurs désirs.
Leyla rêve de journalisme ou de devenir libraire. Son mari, pourtant aimant et attentionné, a émigré sans elle. A-t-elle eu raison de ne pas le suivre et de rester ? Shabaneh est courtisée par son collègue, qui voit en elle une épouse parfaite. Comment démêler si elle l’aime, si elle peut se résoudre à abandonner son frère handicapé, alors qu’elle en est l’unique protection ? Rodja, la plus ambitieuse, travaille dans un cabinet d’architectes, et s’est inscrite en doctorat à Toulouse – il ne manque plus que son visa, passeport pour la liberté. Vraiment ?
La solution est-elle toujours de partir ?
En un été et un automne, elles vont devoir décider. D’espoirs en incertitudes, de compromis en déconvenues, elles affrontent leurs contradictions entre rires et larmes, soudées par un lien indéfectible mais qui soudain vacille, tant leurs rêves sont différents. L’automne est la dernière saison est une magnifique histoire d’amour et d’amitié, sensible et bouleversante, profondément ancrée dans la société iranienne d’aujourd’hui, et pourtant prodigieusement universelle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« ÉTÉ
Leyla
Je te cherchais, je courais. Sur le carrelage blanc glacial du hall de l’aéroport. Dans un silence de mille ans.
À chaque foulée, ma respiration haletante bourdonnait à mes oreilles, de plus en plus fort, emplissant ma gorge d’amertume. Les vols internationaux étaient à l’autre bout. Ce n’était pas l’aéroport Imam Khomeini.
Non, plutôt Mehrabad. La zone d’embarquement ne cessait de s’éloigner, j’ai pourtant fini par atteindre la porte. Tu avais le dos tourné, mais je t’ai reconnu aussitôt.
Tu portais ta veste bleu foncé. Tu attendais tranquillement, ta valise à la main. La lumière était d’un blanc aveuglant. Je ne voyais que cette lumière et toi, un point bleu indigo au milieu de tout ce blanc. Je t’ai appelé. Mais tu t’es éloigné. Comme si tu flottais au-dessus
du sol. J’ai couru, tendu la main vers toi, attrapé la tienne. Ta main est restée dans la mienne, l’avion a décollé.
Je suis encore sur le bord des rêves. Dans cet entre-deux douloureux, entre veille et sommeil, où toutes les cellules de mon corps sont comme piégées dans un bâillement
sans fin. Je me force à ouvrir grand les yeux pour mettre un terme à ce supplice. J’aperçois le placard à moitié ouvert, la lampe éteinte sur la table de nuit, jonchée de verres sales, un réveil cassé, quelques livres.
Tes livres. Je passe la main sur le drap à côté de moi.
Tu n’es pas là. Il n’y a personne. Où suis-je? J’ai quel âge? Quel jour sommes-nous? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je me sens mal. J’ai un goût amer dans la bouche, mon cœur bat la chamade. J’ai soif. Il
faut que je me souvienne. Je dégage mon bras gauche sur lequel j’étais allongée. La montre en acier a laissé sa marque imprimée sur mon poignet en sueur. Onze heures cinq. Si tard ? Je ferme les yeux, j’ai la tête prise
dans un étau. Je pense à hier, à avant-hier. Ça me revient. Nous sommes dimanche et j’ai rendez-vous pour un boulot. Je repousse la couverture.
Quand j’avais décroché le téléphone, il avait dit : «Bonjour Leyla, ici Amir Salehi. C’est Saghar qui m’a donné votre numéro.»
Ils s’apprêtaient à lancer un nouveau journal. Avec trois pages culturelles quotidiennes. La première partait sous presse à midi. Les deux autres dans la soirée. « Si vous en avez le temps, et bien sûr l’envie, passez
donc me voir au bureau dimanche après-midi.»
Du temps, j’en ai. Autant qu’il veut. Ces quatre
derniers mois, je n’ai rien eu d’autre que du temps, du temps à perdre, du temps gâché, inutile, qui n’enlève ni n’ajoute rien à ma vie. Je ne m’entendais pas bien avec le rédacteur en chef du magazine où je travaillais.
Quatre mois plus tôt, il était venu se poster devant mon bureau. «Tes articles m’appartiennent, j’en fais ce que je veux.» J’ai rassemblé mes affaires. « Tu t’imagines qu’on ne peut pas changer un seul mot de ce que tu écris?» J’ai fourré mes livres et mes stylos dans mon sac.
«C’est la dernière fois que je t’entends protester.» J’ai mis mon sac à l’épaule: « C’est la dernière fois, en effet.» Et je suis partie. Il ne comprenait pas que ses corrections avaient détruit mon article. Depuis que j’ai démissionné, je me réveille tous les matins, je suis le mouvement du soleil d’est en ouest, jusqu’à ce que la nuit tombe. Puis je m’endors. Je ne me souviens de rien d’autre. Parfois, je vois Rodja ou Shabaneh. Elles me rejoignent ici ou on sort manger un morceau, puis je reviens à la maison. Une fois papa est passé me prendre pour m’emmener à Ahwaz. J’ai revu maman et toute la famille. Pendant trois ou quatre jours. Je ne me souviens plus. J’ai du temps pour bosser. Autant qu’il veut. Mais l’envie? Je ne sais pas trop. Sans doute
que j’en ai envie. J’aimais ce que je faisais auparavant. Tu le sais bien. On riait beaucoup au boulot. Je m’en souviens. Mais à présent, qu’ai-je envie de faire, sinon rester allongée à compter les jours? Je ne sais pas.
— Je vais te présenter à la Société des Pétroles, avait dit papa. Je te trouverai un job dans ta spécialité. Avec un bon salaire. Tu te construiras un avenir. Tu vivras plus près de nous.
Je n’ai aucune envie de retourner vivre à Ahwaz. Mieux vaut ne pas regarder en arrière. Lors de mon dernier séjour, j’ai réalisé que c’était impossible.
À Ahwaz, il fait chaud. La chaleur monte du sol et vous écrase la poitrine. Combien de fois peut-on faire l’aller-retour jusqu’à la mer, à vingt minutes à pied ? Et combien de temps peut-on rester assis à lire un magazine sous un climatiseur, en respirant ce bon air chargé
de poussière? Combien de fois peut-on arpenter les allées du bazar Kyan, à rire et marchander avec les femmes arabes le prix des dattes ou du poisson ?
Pendant ces quelques jours, Ahwaz m’a semblé plus petite. Bien plus petite que dans mon enfance. Je pouvais traverser n’importe quelle rue en deux enjambées.
L’avenue Chaar Shir donnait directement sur
la place Nakhl, et celle-ci s’engouffrait dans Seyed Khalaf. Les cours étaient petites et les tranchées datant de la guerre minuscules comme des boîtes d’allumettes.
J’observais tout cela, et les images de mon enfance s’en trouvaient bousculées, rendant mes souvenirs confus.
Même la nuit, je n’arrivais pas à me détendre. Je n’avais qu’une envie, retrouver mon chez-moi. Mon lit. Notre lit.
— Viens bosser dans ma boîte. Ils recrutent. On sera à nouveau ensemble. Ce sera sympa, m’a dit Shabaneh. Ce ne sera pas sympa, j’en suis sûre. Je serai assise derrière un bureau toute la journée, à griffonner des chiffres sur du papier, sur des plans, sur un écran. Les
quatre se mélangeront aux deux, les deux aux cinq, et tous ces nombres s’aligneront les uns derrière les autres pour me ronger le cerveau. Avec des moins et des virgules. Zéro, virgule, trois. Zéro, virgule, huit. Le diamètre de l’arbre multiplié par la hauteur de la pale, la longueur du piston diminuée de celle du cylindre.
Tout cela me rendra folle. Shabaneh recroquevillée en elle-même, Rodja la tête plongée dans son écran, comme à la fac. Personne ne m’adressera la parole. Je serai toute seule dans un bureau déprimant.
— On fait nos valises et on part, a dit Rodja. Tu as juste le test de langue à passer. Je m’occupe de l’inscription à la fac et du visa. Pourquoi veux-tu rester ici?
— Si j’avais voulu partir, je serais partie avec Misagh.
— Quelle tête de mule! Arrête de te faire du mal, Leyla.
Je ne veux pas partir. Pourquoi personne ne
comprend-il ce que je dis? Et maintenant, même si je le voulais, je n’en aurais plus la force. Je n’ai pas l’énergie de Rodja, ni la tienne. Je sais ce que signifie partir, je l’ai observé de près. Dans ma propre maison, tous les formulaires que tu remplissais s’empilaient comme les degrés d’une échelle qui t’éloignait inexorablement de moi. Ça n’a pas été une période facile. Tu accumulais
des lettres et des documents par centaines. Que tu faisais traduire, tamponner et signer pour le rendez-vous à l’ambassade… Le rendez-vous à l’ambassade?!
On est dimanche. Rodja a rendez-vous de bonne heure à l’ambassade. Je lui avais promis de la réveiller. Comment ai-je pu oublier?
« La personne que vous cherchez à joindre n’est pas…»
Elle doit déjà être en route pour l’ambassade, voilà pourquoi son téléphone est éteint. Rodja n’est pas du genre à rater un rendez-vous. Elle est forte, comme toi.

J’ai la tête qui tourne. Il faut que je me fasse un thé et que je mange quelque chose. Je sors de la chambre, l’appartement est un chaos. Le cendrier déborde de mégots. Tu détestais cela, tu passais ton temps à les vider pour que l’appartement ne pue pas comme un dortoir de cité U, c’est ce que tu disais. Le plan de travail de la cuisine est jonché de serviettes en papier et d’assiettes sales où sont figés des reliefs de nourriture.
La table en verre est maculée de traces de doigts, les journaux de la veille, de l’avant-veille et de la semaine dernière s’entassent sans avoir été lus. Mon manteau traîne sur le canapé. Je me réfugie dans la chambre pour
me cacher sous les couvertures. Ceci n’est pas ma maison. Cette journée est en train de m’échapper, il faut que je la rattrape et que cet endroit redevienne ma maison. Si je retrouve du travail, si je vais mieux, de mieux en mieux, je pourrai prendre soin de la maison
à nouveau. Je réorganiserai tout. Je changerai les ampoules. Je ferai restaurer le canapé rouge. Il est sale, les ressorts sont défoncés, il a besoin d’un bon nettoyage et de nouveaux boutons blancs, comme à l’origine. Tu ne l’aimais pas. Ce rouge te sortait par les yeux. Dès le départ, tu m’avais dit que je finirais par m’en lasser. Le jour même où nous l’avons acheté. Toi et moi, avec Rodja et Shabaneh, nous avions séché le cours de midi
à la fac. Maman n’était pas encore arrivée à Téhéran. Nous avions écumé les boutiques d’ameublement pour ne pas avoir à retraverser toute la ville avec elle. Rodja avait suggéré: «Allons à Yaftabad », mais je n’avais pas envie de faire tout ce trajet. Elle a eu beau ajouter : «Juste une fois», je savais bien qu’on sillonnerait la ville cent fois pour quatre morceaux de bois recouverts de tissu. Toi, tu étais d’avis de la laisser faire à son idée.
Comme d’habitude, Shabaneh nous observait sans rien dire. Alors que nous passions par Djahan Koudak, j’ai aperçu dans la vitrine d’un grand magasin ce canapé rouge, avec ses boutons blancs et ses grosses fleurs, je suis tombée en extase. Tu t’es esclaffé:
— Un canapé rouge?! Je ne te donne même pas trois jours pour en avoir marre. En revanche, celui-là, le beige et marron, est magnifique… Rodja a fait la grimace.
— Mais vous avez quel âge? Si vous n’achetez pas du rouge maintenant, vous ne le ferez jamais. Vous aurez le temps, quand vous serez vieux, pour les teintes marronnasses, avec vos petits-enfants sur les genoux !
Moi, j’aimais bien ce rouge. Je ne m’en lasserais pas, j’en étais sûre. Je me suis tournée vers Shabaneh, l’éternelle indécise.
— Les deux sont bien. On n’irait pas voir aussi à Yaftabad ?
Aucune envie de courir jusque là-bas. C’était ce canapé que je voulais, aussi cher et criard soit-il. Il mettrait un peu de gaîté chez nous, et aussi entre nous.
J’ai téléphoné à papa.
— Peu importe le prix ! Tu vas t’asseoir dessus
pendant des années, choisis la couleur qui te plaît. Prends tout ce que tu veux.
Je l’ai acheté. Tu n’étais pas mécontent. Tu passais la main sur les fleurs, le tissu était si doux.

Quand maman est arrivée, nous sommes allés choisir les rideaux, marron, pour que la décoration de l’appartement soit à la fois à ton goût et au mien. Sept ans après, ils ont pris un coup de vieux. Il faudrait que je les change. Quand j’aurai retrouvé du boulot et que ça ira mieux, je verrai quelle couleur se marie bien avec le rouge et je remplacerai les rideaux. Je me ferai un chez-moi tout mignon tout beau. Dès que j’irai mieux. J’ai envie d’un thé. Je traverse la pièce jusqu’à la cuisine en essayant de ne pas regarder autour de moi.
La bouilloire est couverte de taches multicolores. À son poids, je me rends compte que j’ai encore oublié d’acheter du détartrant. Je la remplis d’eau et je la pose sur la gazinière, maculée de jaune craquelé, de graisse rouge, de grains de riz séchés et de macaronis couverts de sauce. J’observe sur la poignée du réfrigérateur des traces de doigts sales, les étagères sont couvertes de
miettes, il y a des sacs en plastique vides, et cette tache de yaourt qui me dégoûte, jaune et craquelée comme la terre du désert. De l’évier remontent les remugles d’une vaisselle sale qui date de plusieurs jours. Il faudra que je demande à Molouk Khanom de venir faire le ménage.
Voilà des mois que je dois l’appeler, mais je ne me sens pas la force de passer une journée entière à l’entendre pérorer sur sa malheureuse fille qui a divorcé ou sur la belle-sœur paralysée dont elle a la charge depuis plus de vingt ans. Ah ! Si maman était là ! Elle apporterait un rayon de bonheur dans cette maison. Elle ferait venir Molouk Khanom, remplirait le congélateur, une bonne odeur de cuisine se répandrait dans l’atmosphère. Elle viendrait s’asseoir à côté de moi pour papoter sans fin : ma tante maternelle qui a acheté une nouvelle voiture, ma tante paternelle qui n’a pas pris de nouvelles de grand-père depuis des lustres! Elle me parlerait de papa
qui se languit de Samira et de moi et réclame tous les soirs ses deux filles en rentrant du cabinet médical. Il aimerait tant les avoir à sa table. Elle me donnerait des nouvelles de sa cousine et des jumeaux, quels nouveaux
mots le fils de Samira vient d’apprendre en persan et comme il les prononce bien. Je m’installerais en face d’elle sur le canapé, je boirais un thé fraîchement infusé en mangeant une orange, j’écouterais sa voix résonner dans la maison en faisant juste des petits hum hum de temps en temps.
Je verse l’eau bouillante dans un verre. Des filets bruns forment des volutes dans l’eau. Je retire le sachet. Les nuages se mélangent, mon thé est prêt. Depuis que tu n’es plus là, j’ai remisé sans regret la théière sur l’étagère la plus haute. Je ne prends plus que du thé en
sachet. J’ai besoin de thé pour être en forme. Et je dois être en forme pour aller au travail. Je retrouve enfin le métier que j’ai toujours aimé et qui me rendait heureuse. Je vais devoir apprendre à l’aimer de nouveau.
Pourquoi pas? Ces jours-ci, rien ne m’amuse plus. Pourquoi? C’est sans doute parce que je ne fais rien. J’ai besoin de m’investir dans quelque chose qui m’occupe et me divertisse. Qui me fasse passer le temps. Qui me distraie de tout le reste. Sinon mes idées noires prennent le dessus. Je me laisse aller dans le canapé rouge, je peux rester ainsi pendant des heures sans m’ennuyer.

Juste à laisser les idées galoper dans ma tête. Je pense à moi, à toi, à Samira, à la vie de Shabaneh avec Mahan. Je me demande comment on a pu en arriver là, où nous nous sommes trompés, à quel moment de notre histoire et sous quelle pression nos fondations ont commencé à se fissurer sans que nous sachions pourquoi, si bien qu’au premier coup de vent, nous nous sommes effondrés sur nous-mêmes sans pouvoir nous relever. Même si nous en avions été capables, cela n’aurait jamais plus été comme avant. La faute à quel ingénieur, qui n’a pas su calculer correctement nos forces, qui nous a fourni une structure susceptible de s’écrouler à tout moment? Penser à cette vie dénuée d’humour, vide de désirs me brise en mille morceaux, comme cette vilaine tache de yaourt sur le plan de travail de la cuisine. Mais si j’ai un boulot, ça m’empêchera de penser: je travaillerai jusqu’à l’épuisement, puis je prendrai ma fatigue dans mes bras et je m’enfoncerai doucement dans le sommeil. Rodja me demande: « Pourquoi es-tu si dure avec toi-même? Toi, tu n’as pas besoin de bosser.»
Pourquoi ne comprend-elle pas que c’est ma seule consolation dans cette fichue vie? La seule. En partant, tu ne m’as rien laissé d’autre. Désormais il faut que je sois heureuse. Je ne dois pas l’oublier. Je me prends la tête dans les mains et j’essaie de me souvenir ce que c’était d’avoir un fou rire.
— Allons, Leyli, viens! Ne traîne pas comme ça. On est en retard.
— Je t’en prie, attends. Juste une seconde. Je te tenais par la main en riant aux éclats. J’étais pliée en deux au bord du trottoir tant je riais. Je n’arrivais plus à respirer, j’avais mal au ventre, je m’en souviens encore. Tu me tirais par le bras. On était en retard. Qu’est-ce qui nous faisait rire comme ça ? Je ne
me rappelle plus. Je me souviens seulement qu’on était avenue Enghelab. On sortait du cinéma Bahman, on venait de voir un film minable au Fajr Film Festival et on retournait à la fac. On cherchait un taxi sur l’avenue
Kargar, on se faufilait parmi les marchands de CD, les stands de samoussa ou de galettes koloutcheh de Fouman, les petits bouquinistes et les vendeurs de fripes. Il fallait jouer des coudes dans cette foule.
Tu portais la chemise blanche que Samira t’avait envoyée. Un type a foncé sur nous, tête baissée. Tu m’as lâché le bras pour le laisser passer. J’ai à nouveau éclaté de rire. L’homme m’a regardée. Tu as eu une seconde d’hésitation. Quand l’homme a relevé la tête,
il était trop tard. Il t’a heurté en pleine poitrine, renversant sur ta chemise blanche son verre de jus de grenade.
Durant tout le temps que nous avons vécu ensemble, cette tache n’est jamais partie, j’ai essayé le bicarbonate, le vinaigre, la Javel et même le détachant Rafouneh la dernière fois, avant de la mettre dans ta valise. «Ne la porte qu’à la maison, quand il n’y a personne d’autre», t’ai-je dit.
J’avale mon thé froid d’une seule gorgée. Le bruit me surprend. Est-ce à cause du silence qui règne dans l’appartement que le son se réverbère si fort dans ma tête? Ou bien est-ce mes oreilles qui ont perdu l’habitude d’écouter? Je me suis accoutumée à ce silence, à ce vide. À rester prisonnière derrière le double vitrage des fenêtres. Je n’ai même plus envie de faire de la musique.
Depuis combien de temps n’ai-je pas joué au piano ? Quatre mois? Huit ? Je ne sais plus. J’ouvre la main, écarte les doigts, je les replie pour les ouvrir à nouveau. Je les étire au maximum. La douleur remonte jusqu’au
poignet. Ils ont perdu toute leur souplesse et leur légèreté. Ils sont devenus courts et laids, les articulations raides et gonflées, ça me fait mal au moindre mouvement.
Ces doigts douloureux, aux ongles longs et mal taillés, accrochent sur les touches du clavier. Je ne peux plus jouer le passage de la valse en la mineur que tu aimais tant.
Tu étais venu t’asseoir près de moi sur le tabouret du piano.
— J’aime bien que tu aies les ongles courts et sans vernis.
— C’est à cause du piano.
Je t’avais appris à tenir le mi mineur grave à l’octave sur chaque temps quand je jouais Chopin.
— C’est ce jour-là que je suis tombé amoureux de toi, m’as-tu dit. Le jour où dans l’amphi de la fac, tu t’es mise au piano et que tu as joué, je crois, un morceau de Chopin. Tu savais que je te regardais?
— Vraiment? Tu me regardais? Je pensais que c’était moi qui étais tombée amoureuse la première. Le jour de la grève. Tu étais assis tout en haut des marches devant le syndicat étudiant, avec ton béret de velours, tu avais l’air tellement sûr de toi.
— J’aime toujours observer tes doigts qui dansent sur le clavier quand tu joues, indifférente à ce qui t’entoure.
Quand je m’exerçais, je sentais ta présence, à la porte du salon. Comment jouer maintenant que tu n’es plus là pour me regarder? Tu n’es plus là et mes doigts ne savent plus danser. Ils sont raides, j’ai tout oublié de Chopin. Il faut que je rattrape tout ça ! Quand j’aurai repris le boulot, et que j’aurai retrouvé un rythme, je ferai accorder le piano. Je reprendrai mes exercices pour que mes doigts redeviennent comme avant ton départ.
Il faut que je ressorte mes partitions. Pourquoi tout avance si lentement aujourd’hui? Il est à peine une heure. J’allume mon ordinateur portable avec l’espoir d’y trouver le seul message qui n’y est jamais. «Important, important, important !»; «Trois méthodes efficaces pour prévenir le cancer du sein »; « Une top model iranienne à New York ». J’efface tout. Je referme ma boîte mail pour ouvrir mon blog. Mon post d’hier a onze commentaires. J’y parlais de cette
nouvelle proposition de job, de Salehi, du journal et de toutes ces belles perspectives, de choses très simples en somme. On me répond : « Félicitations!» «Quand est-ce qu’on fête ça ?» « Bravo ! Tu écris à nouveau !» «Viens consulter notre page.» Etc. J’aime bien le fait de ne pas voir mes lecteurs. Quand j’ai envie de dire quelque chose, je peux l’écrire de loin et rester cachée pour lire les réactions, à mon propre rythme, de loin.
Je n’ai pas envie que quelqu’un s’assoie en face de moi et me fixe en attendant une réponse. C’est pour ça que j’aime les journaux. J’aime bien être assise dans la salle de rédaction à écrire, et le lendemain, me poster derrière le gros platane en face du kiosque à journaux pour voir combien de personnes s’arrêtent sur le titre de mon article. Le téléphone sonne. C’est Rodja, elle a fini à l’ambassade.
— C’est quand ton rendez-vous?
— À quatre heures et demie. J’étais réveillée aux aurores mais j’ai complètement oublié de te réveiller.
Tu étais à l’heure? Elle y était, oui.
— Allons déjeuner. Il n’est qu’une heure et demie, j’ai tout mon temps.
Rodja insiste:
— Tu me rejoins? Je n’ai pas envie d’aller bosser tout de suite. Déjeunons d’abord. Ensuite, j’irai au bureau, et toi au journal.
Je traîne des pieds. Je ne sais pas trop.
— Comment ça, tu ne sais pas trop ? Allez, viens.
Je n’ai pas de voiture. On se retrouve à deux heures et quart, à l’angle de Niloufar et d’Apadana. On trouvera bien un endroit. Tu viens, hein ? Si tu ne dis rien, c’est que tu es d’accord. Si je ne dis rien, cela signifie-t-il que je suis d’accord ?
Non, certainement pas! Quand je suis d’accord, je ne reste pas silencieuse. Je ris. J’ouvre la bouche pour dire oui, je suis d’accord. Mais le silence… sûrement pas!
Peut-être étais-je restée silencieuse ce jour-là aussi, tu en avais conclu que j’étais d’accord. J’étais là sans rien dire, occupée à faire tes valises. Je n’étais pas d’accord pour que tu partes. Je n’ai rien dit, et toi, tu es parti sans moi. Tu as d’abord rendu visite à tes parents. Tu t’es sans doute amusé à taquiner ta mère en lui demandant de ne pas s’en faire pour toi. Tu as certainement aussi embrassé tes tantes venues te dire au revoir, en leur promettant de revenir bientôt. J’ai rouvert deux ou trois fois tes valises pour m’assurer qu’on n’avait rien oublié, je les ai refermées, en silence. Toi, tu faisais le tour de la ville pour dire adieu à tes copains en leur faisant
promettre de ne pas me laisser seule et de prendre soin de moi en ton absence. Moi, je ne disais rien, je vérifiais ta valise une dernière fois, toi, tu bavardais avec les uns et les autres, plein d’espoir, souriant à ceux que
tu abandonnais. J’ai bouclé le cadenas de ta valise. Tu as ouvert la porte de l’appartement et tu es entré. Je ne disais rien, mais j’étais loin d’être d’accord. J’étais persuadée que tu ne partirais pas. Je m’attendais à ce que tu entres dans la chambre, que tu m’embrasses et que tu dises : «J’ai changé d’avis. Je n’irai nulle part si tu n’es pas d’accord.» J’espérais que tu dirais : «Non, je ne vais pas te laisser toute seule. Où irais-je sans toi ?» J’étais convaincue que tu ne partirais pas. Même quand tu as appelé le taxi pour l’aéroport Imam Khomeini. Je suis restée dans l’entrée. Tu t’es changé, j’ai détourné les yeux. Tu as enfilé une chemise et un pull neufs. Je les avais posés sur le lit après avoir retiré les étiquettes. Je les avais achetés moi-même, je voulais être certaine que tu serais le passager le plus élégant de l’avion : une chemise à rayures lilas, un pull gris et un jean foncé. Ta veste bleu ciel était sur le lit. Tu as ouvert ton sac à dos pour y mettre les habits que tu venais d’ôter.
— Je t’ai mis des habits neufs dans la valise. Pas la peine de prendre ceux-là.
— D’accord ! as-tu répondu sans un regard.
Tu as attrapé tes chaussettes. Je suis allée m’asseoir sur le canapé au salon avec mon livre. Je ne voulais pas pleurer. Tu n’allais pas partir. J’en étais sûre. Tu ne partirais pas sans moi. Tu voulais juste me faire peur. J’ai
entendu les roulettes de ta valise. Tu étais devant la porte et je t’ai regardé par-dessus mon livre. Tu portais ta veste bleu foncé. Tu as posé ton sac par terre, tu as enfilé tes chaussures que tu as lacées très lentement.
Quand tu as regardé vers moi, j’ai baissé les yeux.
— Viens dans mes bras.
Je n’ai pas bougé. Je suis entrée dans notre chambre et j’ai fermé la porte. Tes habits étaient encore sur le lit, derniers éclats de ta présence dans la maison en ton absence. Je suis restée là à écouter, la porte d’entrée s’est
ouverte et refermée, le bruit des roulettes s’est éloigné. Il ne fallait pas que je pleure. Tu allais revenir. J’en étais sûre. Tu ne pouvais pas vivre heureux sans moi. Tu rentrerais très vite. Peut-être même de l’aéroport. Peut-être demain ou après-demain. »

Extrait
« On est des sortes de monstres, Shabaneh. On n’est plus du même monde que nos mères mais on n’est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. Si nous n’étions pas ces monstres, à l’heure qu’il est, on serait chacune chez soi à s’occuper de nos enfants. On leur consacrerait tout notre amour, nos projets, notre avenir, comme toutes les femmes ont toujours fait à travers l’histoire. On ne serait pas en train de poursuivre des chimères. Leyla aurait courbé l’échine comme les autres pour suivre son mari. Moi, je m’emmerderais pas avec l’argent, les emprunts, le boulot… Je resterais ici bien tranquille à mener ma petite vie. Toi, tu aurais un mari, des enfants, tu serais heureuse. Au lieu de servir de mère à Mahan, tu aurais tes propres enfants. » p. 217

À propos de l’auteur

MARASHI_Nasim_©Florence_Brochoire
Nasim Marashi © Photo Florence Brochoire

Née en 1984, Nasim Marashi est romancière, scénariste et journaliste iranienne. Publié en 2015, son premier roman L’automne est la dernière saison a remporté le prix Jalal Al Ahmad, l’un des prix les plus prestigieux en Iran. Best-seller en quelques années, il atteint son 50e tirage et a été traduit en italien et en anglais. Son second roman connaît aussi un grand succès, traduit en turc et en kurde. (Source: Éditions Zulma)

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Pleine et douce

FROIDEVAUX_METTERIE_pleine_et-douce  RL_2023

En deux mots
Ève, qui vient de naître, retrace ses premières impressions. Stéphanie, sa mère, explique combien il lui a été difficile de faire un bébé toute seule. Son amie Corinne est aussi toute seule, même si elle enchaine les partenaires. Sa sœur Lucie, avocate, a le profil de la femme rangée, mais rêve d’ailleurs. Les Témoignages se succèdent dans ce roman choral.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

En préparant la grande fête

Dans ce premier roman choral, Camille Froidevaux-Metterie donne la parole à un bébé, puis à de nombreuses femmes et dresse ainsi un joli tableau de leur place dans la société, de la maternité à l’émancipation. Vers la libération du corps et de l’esprit.

La première à prendre la parole dans ce roman choral est la petite Ève qui vient de naître. De son berceau, elle raconte l’agitation autour d’elle, sa vision du monde, ses stratégies pour retenir l’attention et satisfaire ses besoins vitaux. À travers son regard, on comprend aussi qu’elle a tout l’amour de Stéphanie, sa mère qui a continué à se battre avec ses peurs. Peut-être est-il temps de faire désormais confiance à cette fille qui a l’air bien déterminée à prendre sa place dans le monde.
En attendant, c’est à cette cheffe de cuisine, qui a livré un rude combat pour être mère, d’entrer en scène. Après avoir réussi à se faire une place dans un monde d’hommes, elle vient de concrétiser un second rêve, avoir un enfant. Ève est née par PMA, après un difficile parcours de combattante qu’elle a conclu en Espagne. Désormais, elle va pouvoir élever sa fille seule, comme elle l’a souhaité. Pour remercier Greg, le «père intime», et rassembler autour d’elle sa famille et ses amies, elle prépare une grande fête. Mais en attendant le grand jour, la parole est aux invitées, en commençant par Corinne qui s’est toujours voulue femme libre. Mais elle s’est perdue dans les bras des hommes, cherchant du réconfort dans le sexe, sans trouver l’amour. «Moi je n’ai pas de lac aimant où plonger, personne pour confirmer que je demeure aimable par-delà le passage des ans, aucune caresse quotidienne venant effacer les fameux outrages. Moi, il me faut affronter seule l’entrée dans la zone d’inconfort qui précède la zone de relégation.»
Sa sœur Lucie a suivi un parcours classique. Mariée, deux enfants, une profession d’avocate très prenante. Le schéma classique du couple qui s’use et l’envie d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Peut-être dans les bras d’un confrère. Elle a aussi caressé le rêve de partager aux côtés de Stéphanie son désir d’enfant. Un fantasme de plus dans une vie qu’elle a de plus en plus de peine à maîtriser. Son mari l’a quittée pour une plus jeune et elle se sent désormais bonne pour le rebut.
Lola, sa fille, raconte lors d’un cours sur la sexualité, que l’on peut désormais faire des enfants avec des éprouvettes. Un sujet délicat à aborder en classe, mais qui a le mérite de lancer un débat que les deux responsables du cours auraient préféré éluder.
C’est alors que Nicole, la mère de Stéphanie, vient ajouter sa voix très discordante. «C’est tout de même ahurissant quand on y pense. Cette enfant est née de nulle part, personne ne sait qui sont ses géniteurs, pas même Stéphanie! Cela dépasse l’entendement.» Opposée à ce projet, elle s’est résignée mais raconte que sa fille est «tombée enceinte à l’occasion d’une relation sans lendemain et que, étant donné son âge, elle a décidé de garder l’enfant».
En confrontant les générations et les avis, Camille Froidevaux-Metterie évite à la fois tout manichéisme et donne à voir la complexité de la question.
Charline qui a été victime d’agression sexuelle, Kenza à qui on vient de détecter une tumeur au sein, Colette qui regarde sa longue vie entourée de copines, Manon qui a ses premières règles et Jamila, la nounou qui aimerait tant avoir un homme à ses côtés complètent ce chœur de femmes en y ajoutant autant de nouvelles facettes. Elles vont toutes se retrouver pour un final surprenant.
En prolongeant Un corps à soi, son essai paru en 2021, ce détour par la fiction permet à la primo-romancière de mettre en scène les problématiques qu’elle étudie, le corps de la femme et ses transformations, les injonctions et les représentations que des années de patriarcat lui ont assigné. Des premières règles jusqu’à la ménopause en passant par la grossesse ou la maladie, en l’occurrence le cancer du sein. Mais la construction du roman permet aussi de confronter les femmes et leur psychologie à des âges différents, entre celle qui a vécu sous un patriarcat étouffant, celles qui ont essayé de se libérer de ces chaînes – et du schéma maternel – et celles qui voient l’avenir avec plus d’optimisme. Si elles parviennent toutes à se retrouver, alors un nouveau contrat social est possible. Pour une vie pleine et douce.

Pleine et douce
Camille Froidevaux-Metterie
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
224 p., 20 €
EAN 9782848054674
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman se déroule en France. On y évoque aussi plusieurs visites en Espagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une musique libre et joyeuse s’élève des pages de ce premier roman : celle d’un chœur de femmes saluant la venue au monde de la petite Ève, enfant née d’un désir d’amour inouï.
Stéphanie est cheffe de cuisine, elle voulait être mère, mais pas d’une vie de couple. Elle est allée en Espagne bénéficier d’une procréation médicalement assistée, alors impossible en France. Greg, l’ami de toujours, a accepté de devenir le «père intime» d’Ève. Dans à peine deux semaines, aura lieu la fête en blanc organisée pour célébrer la naissance de leur famille atypique, au grand dam de la matriarche aigrie et vénéneuse qui trône au-dessus de ces femmes.
À l’approche des réjouissances, chacune d’elles est conduite interroger son existence et la place que son corps y tient. Toutes, sœurs, nièces, amies de Stéphanie, témoignent de leur quotidien, à commencer par Ève elle-même, à qui l’autrice prête des pensées d’une facétieuse ironie face à l’attendrissement général dont elle est l’objet. Comme dans la vie, combats féministes, tourments intimes et préparatifs de la fête s’entremêlent.
Camille Froidevaux-Metterie dépeint avec une grande finesse cette constellation féminine, tout en construisant un roman dont les rebondissements bouleversent : rien ne se passera comme l’imaginent encore Stéphanie et Jamila, la nounou d’Ève, s’activant la veille du festin tant attendu.
Tour à tour mordante et tendre, l’écriture, dans sa fluidité et ses nuances, révèle un véritable tempérament d’écrivaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Faustine Kopiejwski)
Actualitté (Barbara Fasseur)
Maze (Anaïs Dinarque)
Maze (Anaïs Dinarque – entretien avec Camille Froidevaux-Metterie)
Blog Aline a lu


Camille Froidevaux-Metterie présente son premier roman à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Ève
Il doit être tôt, «pourquoi si tôt?», me demande-t-elle parfois de sa voix endormie. Alors j’attends un peu, je reste là, tranquille, à regarder la nuée d’oiseaux immobiles qui flottent au-dessus de moi. J’aime particulièrement le rouge. D’ordinaire, quand le groupe reprend son vol circulaire et que ce beau rouge passe à l’aplomb de mon visage, j’agite frénétiquement les bras pour essayer de l’attraper. J’adore son œil noir et brillant, le renflement vermillon de son ventre et cet air un peu espiègle qu’il a en me regardant. C’est Greg qui m’a offert ce mobile, parce que se réveiller chaque jour en suivant les oiseaux des yeux, m’a-t-il promis, c’est l’assurance d’une vie légère et aventureuse. Grand-mère a fait la moue et l’a trouvé inadapté, s’inquiétant de ces plumes véritables que je pourrais suçoter, qui pourraient m’empoisonner. Maman a haussé les épaules.

J’aime le bruit de la clé mécanique qu’elle remonte après m’avoir précautionneusement déposée dans mon lit. Je fais en sorte qu’elle s’y reprenne, qu’elle y revienne, deux fois, trois fois, même si je sais que cela ne l’amuse pas toujours. Elle aimerait bien que je m’endorme vite, que je la libère de ce rituel usant, tourner, s’éloigner sur la pointe des pieds, tirer doucement la porte qui grince, rentrer à nouveau si je décide de pleurnicher, tourner, s’éloigner sur la pointe des pieds… J’en profite un peu, il est si doux ce petit manège.
Au réveil, c’est autre chose. Je me lasse vite de contempler les volatiles arrêtés et, pour tout dire, je ne serais pas plus heureuse s’ils se remettaient à voler. C’est le matin, j’ai faim. Je tente de me retenir d’appeler, je me concentre sur mon bel oiseau cramoisi, mais mon estomac se tord et me fait mal. Presque malgré moi, je commence à geindre, un son discret mais constant, une tendre plainte. Il ne faut pas longtemps avant que je l’entende se lever, je continue de chouiner quelques secondes, pour la forme, car elle arrive. La voilà qui pousse la porte d’un grand geste et s’approche, les yeux gonflés, les cheveux en pétard, le peignoir à peine noué. Je cesse sur-le-champ de gémir et lui présente gracieusement mes deux dents. « Je me lèverais toute ma vie aux aurores, m’a-t-elle dit un jour, si tu m’accueillais toujours avec ce si beau sourire », alors je m’applique.
Elle se penche et m’attrape avec une infinie délicatesse. Doucement, elle me serre contre elle et je plonge dans la chaude odeur de sa nuit. Nous ne faisons qu’une à nouveau, mon visage dans son cou, ses lèvres sur ma peau. Je l’entends murmurer son amour, je ferme les yeux un instant, bref, puis romps notre béatitude en gigotant. J’ai faim et les effluves de sa chair ne me comblent pas. Elle me cale alors sur sa hanche et nous allons ensemble dans la cuisine.
Elle a préparé la veille le dosage de lait en poudre et d’eau minérale qu’il va lui suffire de mélanger puis de réchauffer. Je m’agite, je halète bruyamment, remuant bras et jambes tel un pantin devenu fou. Ça la fait rire, elle dit « ça vient, ça vient… », s’allonge à demi sur le canapé, tire le plaid sur ses jambes découvertes, et puis ça vient, le liquide tiède dans ma bouche, dans ma gorge, qui déborde, elle a mal réglé la tétine et me l’arrache sans prévenir pour diminuer le débit. Je suis sur le point de hurler, le pis en plastique me rebouche le clapet. Je tête avec ardeur, cela produit une mélodie rythmée, monocorde et ronde qui la plonge dans la torpeur. Je la sens relâcher son étreinte, je vois sa tête s’incliner jusqu’à venir reposer sur le coussin jaune. Je m’étale entre ses bras, complètement relâchée, seules ma bouche et ma langue s’activent. Quand je suis rassasiée, je sombre à mon tour. »

Extrait
« C’est tout de même ahurissant quand on y pense. Cette enfant est née de nulle part, personne ne sait qui sont ses géniteurs, pas même Stéphanie! Cela dépasse l’entendement. J’étais déjà opposée à ce projet fou de maternité en solitaire. Elle n’avait pas d’enfant, elle n’avait pas d’enfant! Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même et reporter son énergie sur d’autres projets, en profiter pour voyager, je ne sais pas. Mais Stéphanie est têtue, elle tient ça de moi, et il a fallu que je me résigne à son choix de devenir mère par la grâce du progrès médical. C’est tellement compliqué d’expliquer cela, je n’y arrive pas à vrai dire. Mais j’ai trouvé une parade, je dis qu’elle est tombée enceinte à l’occasion d’une relation sans lendemain et que, étant donné son âge, elle a décidé de garder l’enfant. Cela m’épargne la honte de devoir entrer dans les détails sordides de sa grossesse. » p. 105

À propos de l’auteur
FROIDEVAUX-METTERIE_Camille_DRCamille Froidevaux-Metterie © Photo DR

Camille Froidevaux-Metterie, philosophe et professeure de science politique à l’université de Reims Champagne-Ardenne, a publié de nombreux essais dans lesquels elle travaille à élaborer une théorie féministe qui place le corps au centre de la réflexion. Dans le récent et très remarqué Un corps à soi (2021), l’écriture à la première personne résonnait déjà avec les voix plurielles des femmes. Pleine et douce, son premier roman, est paru le 5 janvier 2023. (Source: Sabine Wespieser éditeur)

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Le goût du vertige

CHAUMET_le_gout_du_vertige  RL_ete_2022

En deux mots
Déambulant dans les rues de Madrid, le narrateur croise Isolde, une ancienne relation perdue de vue depuis bien des années. Leurs retrouvailles sont aussi pour lui l’occasion de remonter le cours de l’histoire, de leur histoire mais aussi celle d’Isa qu’il a aimée presque simultanément et qui a été emportée par la maladie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Éros et Thanatos en concert

Un homme entre deux femmes, un concert entre l’amour et le mort. Stéphane Chaumet nous livre avec Le goût du vertige un roman âpre et fort, cru et passionné. Un hymne à la vie.

Isa est morte à 22 ans, laissant derrière elle un narrateur désemparé. Près de vingt ans après ce drame, elle occupe toujours ses pensées. Il lui arrive même de rêver qu’elle est encore vivante, qu’ils font toujours l’amour avec passion. En déambulant dans les rues de Madrid, il croise par hasard Isolde, qu’il a connue à peu près à la même époque qu’Isa. Ils vont prendre un verre ensemble et très vite elle lui demande des nouvelles de cette amoureuse qui, dans son souvenir, continuait à l’attendre. Alors, il a bien fallu lui avouer qu’elle était morte, rongée par une maladie aussi rare que foudroyante. Un aveu qui va s’accompagner d’une plongée dans les souvenirs.
Leur rencontre autour de la musique, son extrême sensualité, cette passion dévorante et cette envie de communier dans un amour sans fin, malgré ou peut-être à cause de la maladie. Jusqu’à ce jour où il a pris la fuite, où il a quitté la Touraine pour Bruxelles, où il a assisté à une série de concerts, où il a croisé le regard d’Isolde. Quand ils ont fait l’amour pour la première fois, à Amsterdam, il était loin d’Isa, mais n’avait pu s’empêcher d’en parler à son amante. De dire tout à la fois son plaisir et son désarroi.
Entre l’amante qui se meurt et celle qui croque la vie, il est déchiré. S’il se lance corps et bien dans une nouvelle relation dévorante, c’est qu’il a envie de sexe fort, violent, libre. Sans doute aussi pour poursuivre dans d’autres bras une relation devenue épistolaire.
Les lettres d’Isa qui sont intégrées au fil des chapitres disent la force du désir et l’envie de poursuivre une relation, mais aussi la peur et le désarroi face à la mort qui rôde. Elles ravissent le narrateur autant qu’elles le mettent au supplice. Entre deux femmes, il va se retrouver totalement déstabilisé, en proie au vertige des sens.
Stéphane Chaumet a choisi la cruauté et les mots crus, la violence et le drame pour mettre en scène cette nouvelle rencontre entre éros et thanatos, entre la pulsion de vie et la mort. Baigné d’une lumière crépusculaire, ce roman parviendra à quitter les ombres pour gagner la lumière, même s’il n’est pas facile d’apprivoiser la douleur, de donner au temps le temps de cicatriser les maux.

Le goût du vertige
Stéphane Chaumet
Éditions des Lacs
Roman
168 p., 17,90 €
EAN 9782491404239
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, à Madrid. On y évoque aussi Tours, Bruxelles, Amsterdam, Anvers et Vienne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière une vingtaine d’années plus tôt.

Ce qu’en dit l’éditeur
Peut-être que mourir ce n’est pas grand-chose, ce qu’il y a d’inadmissible, c’est la mort de ceux qu’on aime.
Une vingtaine d’années après la disparition de son amie, morte à 22 ans d’une maladie rare, le narrateur retrouve par hasard une autre femme qu’il a connue à cette époque, une violoniste avec laquelle il a vécu une étrange et brutale passion. Resurgissent ces deux histoires séparées mais intimement liées dans sa mémoire, où se mêlent la violence du désir et celle du deuil.
À défaut de pouvoir vivre à pleins poumons, je t’embrasse jusqu’au souffle coupé.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’info tout court (Mélina Hoffmann)
Blog Kanou Book

Les premières pages du livre
« Je ne suis jamais retourné sur ta tombe et aujourd’hui tu aurais 40 ans. Quelle femme serais-tu ? Qu’aurais-tu fait de ton visage, de ta vie ? Aurais-tu réussi à être la comédienne que tu rêvais de devenir ? Aurais-tu des enfants ? Est-ce qu’un jour nous nous serions retrouvés, par hasard ou non, puis retrouvés nus, dans un lit, le tien ou le mien, ou celui d’un hôtel, à nouveau happés par le désir ? J’aurais passé mon doigt le long de ta cicatrice que les années auraient atténuée mais toujours là, du nombril au bas de la gorge, en silence, tu aurais suivi des yeux mon geste puis nos regards se seraient croisés et nous aurions su qu’à cet instant nous pensions à la même chose, basculés dix-huit ans en arrière, dans ta chambre, et par pudeur de cette complicité on se serait tus. Ou aurions-nous simplement bavardé, plus ou moins émus, nous racontant à gros traits nos vies, nos échecs, avec dérision, sans nous lamenter, retrouvant cet humour entre nous dès que nous étions autre part que dans ta chambre. Tu avais 22 ans quand tu es morte, et j’ai quelques fois eu, dans les mois qui ont suivi ta disparition, de terribles envies de toi. Des envies, bizarrement, beaucoup plus violentes que lorsque tu étais en vie et qu’on se rejoignait. Une nuit, je m’étais masturbé en pleurant, je nous voyais faire l’amour et en même temps je savais que plus jamais nous le ferions, que c’était fini, que ton corps était fini. Mais ta mort n’a pas aboli mon désir. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que j’avais des larmes, pris par une érection si dure qu’elle en était presque douloureuse, me branlant comme on arracherait quelque chose d’enterré au plus profond. On dit que la masturbation est solitaire, mais de quoi et de qui notre tête est-elle peuplée quand nous la pratiquons ? Je ne sais pas à qui ni à quoi tu pensais en te caressant, seule dans ta chambre ou la salle de bain, lors de ces trop longues journées où la maladie t’enfermait. Pour ma part je ne pensais pas à toi, d’autres filles que je connaissais, avec lesquelles une aventure semblait possible mais qui pour une raison ou une autre n’avait pas pu se produire, occupaient alors mon plaisir. C’est la seule fois où je me suis masturbé en pensant à toi, à t’ouvrir les cuisses, à sentir tes mains sur ma nuque tandis que ma langue se faisait fébrile, à m’enfoncer en toi contemplant ton visage renversé et lumineux. Avoir envie de faire l’amour avec une morte – pas un cadavre –, avec une fille qu’on désire mais qui est morte, une fille dont on a connu le corps chaud et qu’on ne prendra plus jamais dans ses bras, dont on ne sentira plus ni l’odeur ni le grain de la peau, un corps qu’on n’ouvrira et ne pénètrera plus, a longtemps été, quand ce désir m’a envahi, une douleur.

Le pire a pourtant été un rêve, quelques mois après ta mort. Je rentre chez moi, même si ça ne ressemble à aucun endroit où j’ai vécu, et tu es là, ta présence d’abord me stupéfie, je n’arrive pas à croire qu’il s’agisse vraiment de toi, je dois être en train de rêver me dis-je, et devinant mon trouble tu me dis c’est moi, si, c’est Isa, je suis venue te voir, je ne suis pas morte, regarde ma cicatrice, et tu ouvres lentement ton chemisier, sans honte, en me souriant. Je te regarde convaincu dans le rêve que ce n’est pas un rêve, que je ne dors pas, c’est inouï, j’ai du mal à comprendre mais l’évidence est là, je peux te toucher, te sentir, tu es bien vivante, de retour. À voix basse tu me dis je suis revenue à cause de ta carte postale, tu me la montres mais je vois à la photo que ce n’est pas celle que je t’ai envoyée, on se retrouve allongés sur le sol, tout est en ciment brut mais une immense vitre offre les lumières d’une ville comme flottant sur la mer, nous avons nos habits, nos corps se rapprochent imperceptiblement, toujours plus près, cherchent une tendresse, à se blottir, tes lèvres sont si proches que je sens ton souffle sur mon visage, et on reste comme ça. Quand je me suis réveillé, encore dans un demi-sommeil, avec la certitude et la sensation prégnantes en moi que tu n’étais pas morte, que j’allais te revoir, entendre ta voix, je me suis senti consolé, traversé par une joie souterraine. Il fallait tout de suite que je t’appelle, et me disant cela, comme si l’impatience de t’avoir au téléphone m’avait brusquement réveillé, la réalité m’est revenue de plein fouet, un vrai coup cinglant, et ç’a été une telle douleur, une telle rage surtout, une rage contre les odieux pièges du rêve. Les jours suivants je me suis couché avec la crainte de revivre un rêve aussi cruel, retrouvant une longue période d’insomnie, désirant un sommeil noir, un sommeil de pierre, un sommeil de pomme.

Dans ce rêve, je ne voyais pas cette cicatrice que tu aurais dû avoir après l’opération si elle avait réussi, mais je pense seulement aujourd’hui que même morte ils ont dû te recoudre de haut en bas et que ton cadavre aussi portait cette cicatrice. T’ont-ils recousue avec minutie ou bien grossièrement, comme sur la photo de cette jeune Mexicaine nue sur une table d’autopsie, qui me revient à l’esprit soudain avec ce genre de question tordue, et je me demande pourquoi. J’ai la vision de ton corps mort, ta mort jeune, la beauté sereine de ton visage mort, tes paupières closes. Les chirurgiens t’ont recousue, on a drainé ton sang, on lui a injecté un liquide embaumeur, on t’a nettoyée, habillée, peignée, maquillée, et ton visage est serein, figé, beau d’une beauté inhabituelle et qu’on a du mal à reconnaître.

La mort m’a regardé fixement dans les yeux, a observé mon corps nu, ensanglanté, couvert de poussière d’or, et pendant qu’elle s’apprêtait à tendre ses bras vers moi, quand j’ai senti son haleine glacée, j’ai lancé ce hurlement qui ne pouvait pas sortir de la gorge d’une moribonde, un hurlement de rage, un hurlement d’amour pour la vie que je ne voulais pas abandonner à 18 ans, j’ai hurlé mon viva la vida, et la grande chienne, abasourdie, est restée stupéfaite au moins autant que les vivants qui se pressaient autour de moi. Quand j’ai découvert ce texte de Frida Kahlo, je me suis dit à haute voix sans réfléchir, Isa, pourquoi tu n’as pas poussé ton viva la vida ? Mais anesthésié, qui peut crier au visage de la mort ? Des années plus tard on m’a fait une anesthésie générale. Au réveil, après une phase de vague délire d’où émergeait peu à peu la conscience, je ne me souvenais de rien, j’étais ressorti d’un trou absolument noir, sans aucune sensation, aucune image, aucune conscience de ce temps mort. Noir et inexistence. J’aurais pu ne pas me réveiller, je n’en aurais eu aucune conscience, jamais, aucune sensation. Et j’ai pensé à ta mort, avec l’illusion de comprendre comment tu étais « partie ».

Que serait devenue Isa, je me le suis demandé en regardant Isolde au restaurant, après l’avoir, elle, rencontrée par hasard, et quand elle m’a posé la seule question à laquelle je ne m’attendais absolument pas.
– Et ta copine qui était malade, qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Comment pouvait-elle se souvenir d’Isa ? J’avais à peine parlé d’elle à Isolde, à regret, et il a fallu qu’elle devine ou soupçonne bien des choses à ce moment-là pour ne pas avoir oublié Isa et me poser cette question, alors qu’on se revoyait pour la première fois depuis dix-huit ans. J’ai simplement répondu qu’elle était morte, juste après… Je n’ai pas terminé ma phrase.
– Juste après quoi ? a insisté Isolde. Et comme je ne disais rien sans la quitter des yeux, j’ai encore pu constater sa redoutable intuition. Ta fuite ?

J’ai continué à me taire, buvant mon verre de vin et regardant Isolde. Ses yeux, sa bouche, ses fines rides autour, la beauté de cette femme de 45 ans qui me troublait encore. Isolde m’a souri et je n’ai pu m’empêcher de sourire à mon tour. Je crois qu’elle aussi avait envie de m’embrasser, mais nous savions qu’aucun des deux n’allait se pencher au-dessus de la table, que ce n’était pas encore le moment ni le lieu, et qu’on pouvait tout aussi bien ne pas s’embrasser. Ne voulant plus penser à cette tentation, je me suis remis à parler.

Depuis des années je ne pensais plus à Isolde, sauf furtivement, de façon involontaire, m’appliquant toujours à ne pas m’attarder sur les images ou sensations qui remontaient. On n’oublie pas, on s’efforce juste de ne pas remuer le souvenir. Après « ma fuite » j’ai durement et longtemps bataillé avec moi-même pour ne plus être hanté par sa présence, pour ne pas céder au désir qui me tenaillait de la revoir, de jouir avec elle. Si j’avais redouté au début – et désiré dans l’ombre de cette peur – de la croiser par hasard, avec le temps je n’envisageais même plus cette possibilité, encore moins dix-huit ans plus tard à Madrid, où je vivais depuis quelques semaines. Isolde faisait partie de mon passé, point, et ce passé avait fini de me tourmenter. Des choses fortes et déterminantes pour moi, vécues ces dix dernières années, ont enfoui mon histoire avec Isolde. La présence d’Isa dans ma mémoire a été plus constante, à cause de sa mort. Par son absence définitive, sa présence a pris une place et un sens tout autre.

Mais en revoyant Isolde dans la rue, je me suis rendu compte que ce n’était qu’une illusion, que cela ne voulait rien dire, j’ai dans la seconde senti une palpitation, quelque chose où se mêlaient l’inquiétude et le plaisir, un déferlement de souvenirs moins sous forme d’images que de sensations confuses que je n’ai pas eu le temps d’esquiver. Je marchais sans itinéraire ni but précis, pour le plaisir de marcher en ville, et j’ai fait une chose qu’habituellement je ne fais jamais, je suis retourné sur mes pas pour prendre un autre chemin, sans raison particulière, sauf que je n’avais soudain pas envie d’être dans cette rue-là, et deux minutes après, arrivant sur la Plaza del Ángel, j’ai vu une femme, presque de dos déjà, descendre la calle Huertas, et j’ai aussitôt pensé à elle, que c’était Isolde, impossible de confondre sa silhouette, sa démarche, les traits de son visage même aperçus en raccourci. Est-ce que j’allais l’aborder ou la laisser filer ? J’ai marché derrière elle, pour être sûr, pour me laisser un temps de réaction, mais c’est Isolde qui a résolu mon indécision en se retournant, comme si elle avait perçu l’insistance d’un regard dans son dos, qu’on la suivait.

Nous sommes restés plantés là, n’arrivant pas à y croire, à nous regarder en silence avant qu’un sourire nous vienne aux lèvres, et Isolde m’a dit bonjour, en français, et j’ai répondu la même chose, on ne s’est pas touchés, pas fait la bise. Sans nous concerter, on s’est remis en marche côte à côte, tout en parlant, avec presque trop de naturel, presque enthousiastes de ce hasard dans notre surprise où le plaisir se mêlait au trouble. Aucun de nous deux n’a proposé de prendre un verre, on a beaucoup marché en faisant une sorte de boucle, puis on a quand même fini par aller dîner quand Isolde s’est soudain exclamée, reconnaissant une manière et un ton impulsifs bien à elle, « J’ai faim ! » Je l’ai emmenée dans un restaurant galicien très connu à Madrid, mais il était encore tôt pour les Madrilènes et il n’y avait pas grand monde.

Ça m’a fait bizarre de marcher avec elle dans les rues de Madrid, quelques minutes avant Isolde était encore effacée de ma vie, et je me retrouvais à côté de cette femme que j’avais connue dix-huit ans plus tôt, frôlant son corps toujours svelte, magnifique dans sa petite robe d’été, ayant à peine besoin de me pencher pour sentir l’odeur de ses cheveux, m’efforçant de ne pas trop regarder ses jambes à cause de leur capacité à me troubler, et je repensais à nos marches nocturnes dans Bruxelles ou Amsterdam, à cette première nuit après son concert. Isolde m’avait proposé une invitation, je l’avais connue quelques jours avant, nous n’avions échangé que quelques mots, et j’étais venu de Bruxelles pour l’écouter.

Quand on se retrouve à la sortie de la salle à Amsterdam – je me suis imaginé qu’on irait boire un verre avec les deux autres musiciens du trio, mais ils se sont séparés sur le trottoir, ce qui m’a soulagé –, j’aime qu’Isolde ne me demande pas si le concert m’a plu. Ce qui m’a fasciné c’est la voir jouer, debout, la voir faire corps avec son instrument, tanguer mélodieusement avec lui, la musique à la fois sortir d’elle et la pénétrer, la tension de ses muscles, son visage terriblement concentré, enfoui dans la musique et la musique rejaillissant sur elle… Mais je ne lui dis rien, peut-être plus tard, je n’aime pas trop parler d’un spectacle dès que je viens d’en sortir, c’est pour ça que j’aime aller seul au cinéma ou au théâtre. Ce qu’elle me demande c’est si j’ai faim et si je connais Amsterdam. Non, je découvre, je lui raconte rapidement comment j’ai passé l’après-midi, et je n’ai mangé qu’un sandwich.
– C’est une ville à déambuler, dit-elle.

J’aime vraiment son accent. Et sa bouche. Puisqu’on est tout près, elle voudrait déposer son violon chez elle. C’est un violon qu’elle a acheté à Paris, elle n’aime pas tellement traîner avec, il vaut une fortune. Je l’attends en bas de l’escalier, puis on va manger dans un restaurant du Jordaan, le quartier où elle habite. La bouteille de vin blanc est finie. Isolde me regarde.
– Je n’ai pas envie de rentrer, qu’est-ce qu’on fait ?

À cette heure-là je ne sais pas s’il y a encore un train pour Bruxelles, et je m’en fous, je n’ai pas envie de rentrer moi non plus. Je suis venu les mains dans les poches, je trouverai bien un hôtel zéro étoile quelque part…
– J’ai tout le temps de déambuler la ville.

Nous marchons dans la nuit, les rues sont plus ou moins animées, plus ou moins lumineuses, on traverse une passerelle, vers une petite place, je me trouve un peu en retrait d’Isolde, ses jambes gainées de noir tendent le tissu de la robe bien au-dessus des genoux. Ses jambes me sourient, et mes muscles en tremblent. Un peu plus loin Isolde s’arrête, tournée vers l’eau, je m’appuie sur le bord d’un parapet, dos au canal. Elle vient se mettre face à moi, presque entre mes genoux. On se regarde, immobiles. J’ai un peu peur, de quoi je ne sais pas trop, mais j’ose, c’est plus fort que moi je le fais, je pose mes mains sur ses hanches, et lorsque je sens Isolde frémir avec un souffle, une exhalation qui est presque un cri et presque un rire, c’est une décharge dans le sang, une intuition me traverse, je l’oublie aussitôt, et les mouvements se précipitent, mes bras entourent ses reins et la tirent, sans se dégager Isolde résiste, le dos s’arque, la tête et les bras tendus en arrière. Si je la lâche, elle tombe. Mais je serre plus fort, mes lèvres cherchent sa gorge, mon corps son corps, mes dents glissent le long du cou, et le même frisson nous parcourt, sa tête chute au creux de mon épaule, je ne respire plus que sa chevelure. Dès qu’elle m’offre son visage, ma bouche le couvre, avec l’impression de l’attirer vers un gouffre, mais sa bouche happe la mienne, ses lèvres sur mes lèvres ont le goût du vertige, et quand nos yeux s’atteignent, je ne sais plus lequel d’elle ou moi emporte l’autre. Mais c’est elle. Isolde me tire par la main, m’entraîne en courant, nos corps tournent l’un autour de l’autre, se frôlent, se touchent, se séparent. Si je lui prends le bras, elle le durcit, si j’entoure sa taille, elle se cabre, m’empêche de la saisir, fuit en courant, très vite, les talons claquant mais juste quelques mètres. Vers elle doucement j’avance, elle se retourne et marche à reculons, me rend mon sourire, légèrement courbée vers moi, et d’un coup je m’élance et l’attrape, elle me lance à nouveau ce souffle qui condense rire et cri, ou le lance au ciel noir, elle gigote mais je serre davantage, l’embrasse dans le cou, partout où mes lèvres arrivent à se poser, on s’arrête au milieu du trottoir, mes bras autour de sa taille, ses mains sur ma nuque fouillant dans mes cheveux, nos bouches se dévorent, baisers de faim, de manque. Puis elle repart vite, longues enjambées, longues jambes, me laissant sur place, elle tourne la tête, les yeux joueurs et brillants, comme pour vérifier si je la suis bien, ne sait-elle pas déjà que je suis prêt à la suivre partout ? Une fois à sa hauteur, on se prend la main, elle pose quelques secondes sa tête sur mon épaule, regards, sourires, silence. Je cherche à nouveau sa bouche, elle me la refuse, alors je mords son oreille. Isolde écarquille les yeux, exagère sa plainte, « Sauvage ! » me dit-elle. Je lui montre les dents. C’est elle qui est sauvage. « Moi ? » Et tandis qu’elle feint l’étonnement je confirme de la tête. C’est indéniable, Isolde dégage quelque chose de sauvage, son corps, son attitude, ses regards, de sauvage et de souple. »

Extrait
« « Ne pas rater sa mort. » C’est quoi ne pas rater sa mort ?
Ma réponse: S’il n’y a rien après la mort, on ne peut pas faire l’expérience de la mort, de ce rien, puisqu’une fois mort on ne sait rien, on ne sent plus rien. On ne peut faire que l’expérience de mourir. C’est cette expérience que je ne voudrais pas “rater”, c’est-à-dire en avoir conscience. Mourir dans le sommeil, si je ne le sens pas, ne pas se réveiller, mourir comme on dit de « sa belle mort », voilà ce qui pour moi serait “rater sa mort”.
La sienne: Et si tu sentais l’ombre de la mort planer au-dessus de toi, pire, si tu sentais l’ombre de la mort s’étendre en toi, est-ce que tu penserais à la mort de la même façon?
Et la mienne: Je ne sais pas. Sans doute que non. Et encore moins si elle venait, à contretemps et scandaleusement, usurper sa place. Et je joignais un fragment du poème de Rilke où il souhaite à chacun « sa propre mort ».
Isa m’avait répondu avec un poème de Desnos (Comme une main à l’instant de la mort et du naufrage se dresse), accompagné d’un dessin naïf et drôle où elle se caricaturait en dansant avec un squelette et moi faisant la lecture au chevet d’un lit vide, un chat assis sur la table de nuit comme à la place d’une lampe nous observait avec ironie.
Le poème de Desnos se termine par ces vers :
Tu pleureras sur mon tombeau,
Ou moi sur le tien.
Il ne sera pas trop tard.
Je mentirai. Je dirai que tu fus ma maîtresse.
Et puis vraiment c’est tellement inutile,
Toi et moi, nous mourrons bientôt. »

À propos de l’auteur
CHAUMET_stephane_©DNA_DRStéphane Chaumet © Photo Mara – DR

Stéphane Chaumet est né à Dunkerque en 1971. Écrivain, poète et traducteur, il a passé de longs séjours dans différents pays d’Europe, d’Amérique latine, au Moyen-Orient, en Asie et aux États-Unis avant de s’installer à Bogotá (Colombie). À une œuvre déjà riche, il ajoute Le goût du vertige en 2022. (Source: Éditions des Lacs)

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Les chairs impatientes

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En deux mots
Victime d’une grave dépression après un accouchement, la narratrice se soigne dans un établissement alpin. C’est là qu’elle va faire la connaissance d’un homme pour lequel elle va brûler de désir. Une situation difficilement compatible avec un mari, une famille, des patients qui l’attendent à Paris.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Emportée par la puissance du désir

Dans un premier roman incandescent Marion Roucheux confronte une femme qui, au sortir d’une dépression, va être prise dans le tourbillon de la passion. Une expérience qui va remettre en cause une vie bien rangée jusque-là.

Lorsque s’ouvre ce roman d’une sensibilité rare, la narratrice est dans un centre de soins des Alpes où elle se laisse porter, «comme une enfant indolente, ne décidant de rien, à l’abri dans ce cocon de neige, la montagne pour seul horizon.» Si elle a choisi de se débarrasser de ses «vêtements trop encombrants de femme, d’épouse, de mère et de médecin (…) pour redevenir une plus petite version d’elle-même», c’est qu’à la suite d’une seconde grossesse, elle a été victime d’une profonde dépression, loin d’un simple baby-blues. «La machine s’est déréglée, la petite mécanique de mon quotidien a vacillé, sans douceur, une déflagration soudaine et le grand basculement» quand Antoine son mari la trouve le regard perdu, son enfant dans les bras sur le rebord la fenêtre, quatre étages au-dessus du vide.
Ouvrons ici une parenthèse pour dire que Marion Roucheux a créé Les louves, un ensemble de prestations pour accompagner la maternité et notamment des cercles de parole et d’écriture.
La cure va lui être bénéfique. Elle va lui permettre de se reconstruire tant physiquement que moralement. Elle va même jusqu’à rechausser des skis, ce qui ne lui était plus arrivé depuis l’enfance. Après une chute, elle va être secourue par un homme très prévenant. Plus qu’une rencontre, ce sera pour elle comme une déflagration. Dans ses bras, elle découvre qu’il existe d’autres possibles. «Un espace où je ne m’occuperais que de moi, où je n’aurais à prendre soin ni de ma famille ni de mes patients, où mon corps et ses impulsions régneraient en maîtres absolus.»
Alors, elle s’abandonne, se donne. Jouit. Elle se soumet à la puissance du désir et ne vit plus que pour et par cette envie jamais inassouvie. Quand elle rentre à Paris, elle a construit une double vie, noté un prénom factice sur son téléphone. Elle va chercher par tous les moyens à entretenir son histoire. Un mot de son amant, un souvenir pour accompagner la masturbation. Une heure dégagée dans son agenda puis un jour durant lequel elle ne sortira pas de leur chambre d’hôtel.
«Mon secret souterrain grandit, creuse ses galeries, fragilise ma carcasse, dévore tout et m’éloigne jour après jour de qui je suis, de celle que j’étais, il fait de moi une autre, tout a changé et je suis la seule à le savoir.»
Avec une économie de mots, Marion Roucheux dit alors la difficulté de mener de front cette double vie, l’impossibilité de faire durer la passion dans le temps, quand les contingences du quotidien rattrapent la belle aventure. Quand la peur commence à gagner du terrain, quand on va jusqu’à se méfier de son ombre. Quand le coup de foudre vire au coup de folie. Restent ces moments forts, cette approche que l’on dira durassienne de l’amant.

Les chairs impatientes
Marion Roucheux
Éditions Belfond
Premier roman
192 p., 19 €
EAN 9782714497918
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais c’est dans les Alpes que va se faire la rencontre décisive.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ce qu’il a réveillé en moi est mille fois plus puissant que lui. ».
Six mois après la naissance de son deuxième enfant, une jeune femme est admise en maison de repos au bord d’un lac de montagne. En retournant skier seule pour la première fois depuis longtemps, elle rencontre un homme qui va réveiller son corps.
Dans une langue poétique et crue, Les chairs impatientes raconte un désir féminin dévorant qui ne veut plus renoncer à rien et peut tout renverser sur son passage.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mes p’tits lus

Les premières pages du livre
« 1.
Pieds nus dans la neige, je m’allume une cigarette chaque soir depuis que je suis ici. Je n’ai pas le droit de fumer, alors je sors en peignoir sur le balcon. Il a neigé toutes les nuits, le paysage est moulé dans un seul bloc silencieux, on discerne à peine les chalets sombres et leurs volets dentelés, la montagne n’est qu’une masse imposante derrière moi dont je ressens la densité. La fumée de ma cigarette rejoint le blanc crémeux de la nuit, j’écrase le mégot dans une tasse de café que j’ai laissée sur le rebord de la fenêtre et je rentre dans ma chambre, mes pieds gelés laissent des traces humides en s’enfonçant dans l’épaisse moquette au motif écossais rouge et vert sombre, du même vert que les sapins que j’aperçois chaque matin entre les rideaux. Je dors les volets ouverts pour ne pas manquer l’aube et son spectacle qui me cueillent aux premières lueurs, dans un éclat net et franc, cette lumière que l’on ne trouve que sur les sommets.

Je suis arrivée il y a une semaine et depuis, mes journées suivent le même rythme monotone et lent, le petit déjeuner dans la salle commune avec les autres malades, les soins, la lecture dans ma chambre, les médicaments à prendre à heure fixe, les siestes, les promenades sous la neige, le rendez-vous en fin de journée avec le docteur qui me pose inlassablement les mêmes questions, avec le même air doux et poli que je dois afficher malgré moi face à mes patients. J’ai très vite réappris à dormir. Le traitement a effacé des mois d’insomnies, c’est du moins ce dont se réjouit le médecin ; mais je sais, au fond, que c’est l’absence d’Antoine et des enfants qui m’a rendu mes nuits. Leur absence, et ce silence qui couve et a éteint la cacophonie blanche qui résonnait en moi.

Ma chambre est sous les toits, en mansarde, on croirait entendre les flocons tomber sur les tuiles en bois, on distingue aussi le vent dans les pins, très loin, un vague écho. Le premier soir, je me suis glissée en sous-vêtements sous les draps gelés, alors que dehors la tempête emportait le paysage. Il était tôt, pourtant le sommeil m’est tombé dessus, je me suis endormie d’un coup, j’ai abandonné les éléments à leur sauvagerie et me suis enfin réfugiée dans la nuit qui me tendait les bras.

À mon réveil, il faisait encore noir. Une pluie froide coulait en filets le long de la fenêtre, les gouttes rebondissaient sur la gouttière, l’orage était passé, le vent soufflait en chuchotant, je me suis demandé si j’étais au cœur d’une nouvelle insomnie, si le sommeil m’avait encore abandonnée après quelques heures à peine. Depuis des mois j’avais appris l’attente, les heures qui défilent sans qu’on les reconnaisse, les bruits du dehors, le vent qui forcit autour de minuit, les branches des arbres qui dansent dans un bruissement feutré, les griffes des oiseaux nocturnes qui parcourent le toit dans une ronde désordonnée. Tout ce ballet que j’avais appris à déchiffrer, les yeux grands ouverts dans l’obscurité attendant qu’elle se dissipe, que les premières pointes de l’aube teintent ma chambre d’une lueur incertaine. Et puis, ce moment où les chants percent, d’abord timides, avant de devenir de plus en plus mélodieux et nombreux, les mésanges et rouges-gorges saluent le jour, se réjouissent bruyamment, s’interpellent, alors que mon corps, épuisé, exsangue, vidé de sa substance vitale par ces heures de lutte pour le sommeil, capitulait enfin. Le jour se levait, je m’endormais, vaincue.
Mais ce matin-là, à mon premier réveil loin de Paris, sous l’œil compact de la montagne, j’ai regardé l’heure le cœur serré. L’écran du téléphone m’a confirmé mon intuition : j’avais dormi.

2.
C’est Antoine qui a choisi cette adresse, je ne me souviens pas d’avoir participé à aucune décision ces derniers mois. Il a tout organisé, il a confié les enfants à ma sœur aînée pour pouvoir m’accompagner ici, nous avons pris l’avion, j’aurais préféré la lenteur du train, il a fait avec moi un tour de l’établissement, la vue sur les cimes blanches, les balcons enneigés, le téléphérique au loin, puis il m’a confiée à l’équipe de la cure avant de rentrer à Paris. Cette semaine mon fils fêtera ses six mois. Cela fait tout juste six mois que la machine s’est déréglée, que la petite mécanique de mon quotidien a vacillé, sans douceur, une déflagration soudaine et le grand basculement.
Il nous a fallu quelques semaines pour comprendre que je ne vivais pas un simple baby-blues, de ceux que toutes les jeunes mères ressentent, dû à la chute hormonale que l’on traverse après l’accouchement, et qui dure quelques jours. Je pleurais tout le temps. Dès les premières heures à la maternité. Je me réveillais en pleurant. Je nourrissais mon bébé en pleurant. Je restais des jours entiers assise sur mon lit, ou sur le canapé du salon, pleurant, le bébé à côté de moi, j’attendais que les minutes vides de sens passent, je ressentais à peine un soulagement quand Antoine rentrait le soir avec notre fille aînée. Il me trouvait fatiguée, amaigrie, mais qui n’est pas fatiguée avec un nouveau-né ? Les premières semaines ont passé, le bébé a grandi, un bébé sage, lui seul avait saisi – maintenant je le comprends – que cette maternité m’avait fracassée. J’ai repris le travail au cabinet, malgré les nuits blanches, toutes ces heures sans sommeil que j’ai mises sur le compte du bébé, des biberons nocturnes, des câlins pour rassurer et des fièvres à 4 heures du matin à soigner. Je n’avais pas réalisé que le sommeil m’avait abandonnée.

Un matin, Antoine m’a retrouvée sur le rebord de la fenêtre. Debout. En équilibre sur le garde-corps. Le bébé dans les bras. Le vide des quatre étages sous moi. Tétanisé, il a murmuré mon prénom. Il l’a murmuré en boucle, doucement, sans fin, une litanie à laquelle se raccrocher, une comptine saccadée pour me bercer, il s’est avancé la main tendue vers moi comme on tente d’approcher un chat sauvage. Il m’a saisie par le coude, a posé son autre bras autour du bébé, et nous a portés jusque dans la chambre. Je me suis laissé faire, silencieuse, les yeux dans le vague, avant de m’écrouler endormie, le sommeil comme refuge. Je ne me souviens pas de cette scène, c’est Antoine qui me l’a racontée, puis à son tour la psychiatre qui m’a reçue le jour même. On m’a hospitalisée, dix jours loin de mes enfants, mon corps épuisé et vide, plus d’enfant dedans, plus d’enfant dehors, la solitude comme seule compagne, et je suis ressortie avec ce diagnostic, dépression post-partum sévère, la détresse était devenue pathologie, et une ordonnance, des médicaments pour me sauver.

3.
« Repos et régénération » : ça sonne comme un slogan, c’est la promesse écrite un peu partout ici en italique, comme pour nous rappeler, à nous les patients en peignoir, ce que nous sommes venus chercher. J’ajoute en pensée « régression ». Car depuis mon arrivée à la cure, je me suis laissé porter, comme une enfant indolente, ne décidant de rien, à l’abri dans ce cocon de neige, la montagne pour seul horizon, mes cigarettes dehors comme seule transgression. En quelques jours, je me suis débarrassée de mes vêtements trop encombrants de femme, d’épouse, de mère et de médecin, pour redevenir une plus petite version de moi-même, concentrée, un essentiel de qui j’étais, ne faisant plus appel qu’à mes fonctions vitales, laissant le reste, tout le reste, vivre et couler autour de moi comme une pluie fine d’été, cette pluie dont on sent la présence, dont on aime le parfum, mais qui ne modifie pas le cours des choses. Je me suis délestée du superflu, me focalisant uniquement sur la prise des repas, les soins, mon traitement, mon désir de faire bonne impression auprès du docteur, comme un nouveau-né qui sans y penser n’est préoccupé que par ce qui est purement organique, nécessaire à sa survie et à son bien-être. Je ne parle presque pas, je me contente de vagues sourires et de hochements de tête à l’adresse des autres pensionnaires les rares fois où je les croise dans les couloirs, je n’appelle pas Antoine et les enfants, je m’enveloppe dans un silence doux et cotonneux, n’écoutant que mes pensées, mon corps, mes sensations les plus élémentaires. Chaque soir je me vautre dans le sommeil retrouvé, je laisse ma peau, mes muscles et chacun de mes organes s’abandonner à la nuit, nue dans les draps froids, jouissant de la solitude et du calme.

4.
Il me faut quelques jours supplémentaires pour m’aventurer hors du chalet. D’abord pour de courtes promenades dans le village de montagne, la neige tassée sous mes semelles, des flocons dans mes cheveux, le silence du crépuscule. Et puis un matin, je me décide à prendre des skis dans le local derrière les cuisines et à braver le froid mordant et mes souvenirs d’enfance ; je mens sur mon niveau, je ne veux pas me retrouver dans un groupe de skieurs qui part du chalet au même moment, je suis trop attachée à ma nouvelle indépendance, alors je mens, je dis que je sais, que je suis douée, et on m’indique un parcours ardu, un entrelacs de pistes noires à affronter seule.

C’est vertigineux là-haut, la neige tombe, molle, collante, elle accroche sous mes skis, je ne sais pas si c’est bon signe, je n’ai pas skié depuis mon enfance, quand mon père nous emmenait toutes dans le chalet familial. Ma mère rechignait chaque fois, elle préférait le soleil, les plages, sa peau toujours plus brune au soleil, son enfance dans les Calanques, elle considérait la montagne comme une ennemie, le temps sur la neige comme du temps perdu, du soleil en moins. Mais mon père n’abdiquait pas, nous partions chaque hiver, nos combinaisons colorées et tout le matériel qu’il avait achetés pour mes sœurs et moi rangés sur le toit du grand break, ma mère et sa moue silencieuse à l’avant de la voiture, nous faisions le trajet de nuit pour arriver dans le chalet glacial, la neige sur le toit et sur les routes, les petites lueurs de quelques fenêtres au cœur de l’obscurité comme seuls repères pour nous signifier que nous étions bien arrivés. J’ai pris le parti de ma mère, j’ai décidé de ne pas aimer la neige, le froid, l’effort. Mes sœurs ne voyaient pas l’intérêt de prendre position, elles acceptaient avec entrain les matinées sur les pistes, les remontées mécaniques, les chaussettes humides le soir, les nuits toutes ensemble dans l’ancienne chambre de notre tante, les murs couverts de lambris, les plaids épais au bout des lits, les murmures et les rires jusque tard dans la nuit.

Enfin en haut de la piste, je revois mon père, son sourire assuré sur ses skis, mes sœurs qui crient en le suivant même sur les pentes les plus raides. Toute à mes souvenirs, j’oublie la piste sous mes skis et bute soudain contre un rocher enseveli sous une couverture de neige grise. Mon tibia heurte la pierre. Je crie sous le choc, la douleur est fulgurante, un éclair ardent irradie le long de ma jambe, me brûle sous le froid de la neige qui tombe de plus en plus dru, les larmes me montent aux yeux, je tombe lourdement sur le tapis gelé à mes pieds.

Il apparaît quand je chute.
Celui par qui tout est arrivé.
Cet homme jailli de la montagne abrupte. Sa peau sur la neige. Son cou fragile et puissant. La certitude absolue et immédiate que sa simple présence va tout faire voler en éclats.
J’ai mal, j’aurai mal pendant quelques semaines encore, une fois rentrée à Paris le radiologue sera surpris que j’aie pu continuer à skier avec une telle blessure, l’os est fissuré. Cette douleur, c’est l’écho de son apparition en haut de cette montagne, de son sourire qui se déploie sur toute cette neige, des éclairs malachite qu’il me lance au premier regard, quand il soulève son masque. Pendant les semaines qui suivent, j’en viendrai à chérir l’hématome qui recouvre ma jambe, ses nuances de bleu, de violet, comme un témoin de Son existence, je le caresserai doucement, pour Le sentir, Le rappeler à moi, je presserai ma paume entière, j’appuierai sur l’os jusqu’à ce que la douleur m’arrête, pour Le faire surgir à nouveau.

Il est là, né des sommets et de la neige, et il rit comme un enfant devant ma chute, un rire sans méchanceté, un rire pour dire le spectaculaire de la scène que j’ai offerte, avec mon choc et mon cri. J’essaierai plus tard de me souvenir de lui avant que je ne sache que c’était lui, avant qu’il ne devienne tout, mon souffle, mon désir, avant que son corps ne se confonde avec le mien, avant que je ne me noie entièrement en lui. J’essaierai de retrouver son image, quand il n’était encore qu’une silhouette noire sur la neige dont je n’apercevais que la mâchoire et le cou à nu, le reste de son corps protégé du froid par des vêtements techniques, me tendant la main pour m’aider à me relever. Et son rire, à ce moment-là, franc, cristallin comme la neige qui nous encadrait, une gifle aussi rafraîchissante que le vent qui fouettait mes cheveux.
Son rire et ma chute sont liés. Tout comme le silence de la montagne nous a couverts, tout de suite, son silence et son immensité. Nous sommes seuls ici, Antoine et les enfants n’existent pas.

Je n’entends pas ce qu’il me dit, tenue par ma douleur, mais je capte tout, tous les signaux, les vibrations de son rire, sa barbe naissante et la peau fine de son cou rougie par le froid, la sueur à la naissance de sa nuque, et sa voix, ce timbre indéfinissable, à la fois traînant et vif, viril et enfantin, une voix qui transporte, qui éblouit, une voix qui dans les prochains mois m’emmènera plus loin que n’importe quelle voix ne l’a jamais fait, qui me fera me tordre de douleur et de plaisir, une voix qui deviendra le ressort de mon désir, mais qui tout de suite, dans la neige et le blanc, m’aide à me relever en riant. »

Extraits
« C’est Antoine qui a choisi cette adresse, je ne me souviens pas d’avoir participé à aucune décision ces derniers mois. Il a tout organisé, il a confié les enfants à ma sœur aînée pour pouvoir m’accompagner ici, nous avons pris l’avion, j’aurais préféré la lenteur du train, il a fait avec moi un tour de l’établissement, la vue sur les cimes blanches, les balcons enneigés, le téléphérique au loin, puis il m’a confiée à l’équipe de la cure avant de rentrer à Paris. Cette semaine mon fils fêtera ses six mois.
Cela fait tout juste six mois que la machine s’est déréglée, que la petite mécanique de mon quotidien a vacillé, sans douceur, une déflagration soudaine et le grand basculement.
Il nous a fallu quelques semaines pour comprendre que je ne vivais pas un simple baby-blues, de ceux que toutes les jeunes mères ressentent, dû à la chute hormonale que l’on traverse après l’accouchement, et qui dure quelques jours. » p. 13-14

« De l’extérieur rien n’a changé. Mais en moi, tout est différent. Comme si je découvrais que je marchais sans le savoir depuis des années le long d’une falaise à pic. Alors que les heures s’étiraient monotones dans la vie que je me suis construite, une autre moi dans une réalité parallèle m’a soudain appris qu’il existait d’autres possibles. Un espace où je ne m’occuperais que de moi, où je n’aurais à prendre soin ni de ma famille ni de mes patients, où mon corps et ses impulsions régneraient en maîtres absolus. Dans ce monde ouaté où je glisse sur des pistes noires, j’ai rencontré cet homme au sommet d’une montagne, et la neige m’a apporté cette promesse d’une autre moi. » p. 25

« Mon secret souterrain grandit, creuse ses galeries, fragilise ma carcasse, dévore tout et m’éloigne jour après jour de qui je suis, de celle que j’étais, il fait de moi une autre, tout a changé et je suis la seule à le savoir. Tandis que mon corps se souvient, que mon secret prend toute la place, l’air se raréfie, l’espace me manque. » p. 88

À propos de l’auteur
ROUCHEUX_Marion_©Delphine_JouandeauMarion Roucheux © Photo Delphine Jouandeau

Marion Roucheux est née à Nantes en 1985 et vit au bord de l’océan. Elle a suivi un atelier d’écriture de la Nrf animé par Anne Serre. Les chairs impatientes est son premier roman.

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Ce que nous désirons le plus

LAURENT_ce_que_nous_desirons_le_plus  RL_ete_2022  coup_de_coeur

En deux mots
Caroline Laurent raconte comment elle s’est sentie trahie après les révélations de Camille Kouchner à propos d’Evelyne Pisier avec laquelle elle avait écrit Et soudain, la liberté, son premier succès. Un choc si violent qu’il va la paralyser de longs mois, incapable d’écrire. Avant de se persuader que c’est en disant les choses qu’elle pourra s’en sortir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la vie vole en éclats

Avec ce bouleversant témoignage Caroline Laurent raconte le choc subi par les révélations de Camille Kouchner et les mois qui ont suivi. Un livre précieux, manuel de survie pour temps difficiles et engagement fort en faveur de la chose écrite.

Après le somptueux Rivage de la colère, on imaginait Caroline Laurent tracer son sillon de romancière à succès. Un parcours entamé avec Et soudain, la liberté, paru en 2017, un roman écrit «à quatre mains et deux âmes» avec Evelyne Pisier et qui connaîtra un très grand succès. Quand nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois au printemps 2020, elle me parlait avec enthousiasme de ses projets, de son souhait d’indépendance avec la création de sa propre structure, mais aussi du manuscrit de son prochain roman auquel elle avait hâte de s’atteler après sa tournée des librairies et manifestations. Mais tout va basculer en début d’année 2021 quand le nom d’Evelyne Pisier va réapparaître. Cette femme libre avait un autre visage. Dans le livre-choc de Camille Kouchner, La Familia grande, on apprend qu’elle savait tout des violences sexuelles, de l’inceste dont se rendait coupable son mari Olivier Duhamel et qu’elle préférera garder le silence.
C’est précisément le 4 janvier 2021 que Caroline Laurent découvre cette autre vérité en lisant un article dans la presse. Une date qui restera à jamais gravée dans sa mémoire. La romancière aurait pu l’appeler «le jour de la déflagration», ce sera «le jour de la catastrophe». Le choc la laissera exsangue et emportera son don le plus précieux. Elle n’a plus les mots. Elle est incapable d’écrire. A-t-elle été trompée? Où se cache la vérité?
Durant toutes les conversations que les deux femmes ont partagées, jamais il n’a été question de ce lourd secret, même pas une allusion. Evelyne protégeait son mari. Cette Familia Grande, dont elle faisait désormais un peu partie, laissait derrière elle un champ de ruines. À la sidération, à la trahison, à l’incompréhension, il allait désormais falloir faire front. Essayer de comprendre, essayer de dire tout en ayant l’impression d’être dissociée de ce qu’elle avait écrit. Comment avait-t-elle pu ne rien voir, ne rien sentir. Ni victime, ni coupable, mais responsable. Mais comment peut-on être complice de ce qu’on ignore?
Elle comprend alors combien Deborah Levy a raison lorsqu’elle écrit dans Le coût de la vie que quand «La vie vole en éclats. On essaie de se ressaisir et de recoller les morceaux. Et puis on comprend que ce n’est pas possible.» Avec ces mots, ceux d’Annie Ernaux, de Joan Didion et de quelques autres, elle va forger cette conviction que ce n’est que par l’écriture qu’elle parviendra à trier le bon grain de l’ivraie, l’autrice va chercher sinon la vérité du moins sa vérité. Elle commence par re-explorer la relation qu’elle avait avec la vieille dame de 75 ans et finira par entendre de la bouche de son amie Zelda les mots qui la feront avancer: «Elle t’aimait. Elle t’aimait vraiment.»
Voilà son engagement d’alors qui prend tout son sens. Et si s’était à refaire…
Puis elle apprend la patience et l’éloignement, alors que la meute des journalistes la sollicite. Elle veut prendre de la distance, ce qui n’est guère aisé en période de confinement. Et comprend après un échange avec son ami comédien, combien Ariane Mnouchkine pouvait être de bon conseil. En voyant qu’il ne trouvait pas son personnage, elle lui a conseillé de «changer d’erreur».
Alors Caroline change d’erreur. Elle comprend que son livre ne doit pas chercher où et comment elle est fautive, car de toute manière, elle referait tout de la même manière, mais chercher à transcender le mal, à construire sur sa douleur.
Elle nous offre alors les plus belles phrases sur l’acte d’écrire: «Il y a de l’érotisme dans l’écriture, un érotisme naturel, onaniste. On cherche le mot juste, la caresse souveraine. Désirer est le mouvement subaquatique de l’écriture, c’est son anticipation et sa rétrospective – l’infini ressac du texte.»
En cherchant les lignes de fuite de son histoire familiale, en parcourant les chemins escarpés des îles Féroé – vivre à l’écart du monde est une joie – en trouvant dans la solitude une force insoupçonnée, elle nous propose une manière de panser ses blessures, de repartir de l’avant. Un témoignage bouleversant qui est aussi un chemin vers la lumière.

Ce que nous désirons le plus
Caroline Laurent
Éditions Les Escales
Roman
208 p., 00,00 €
EAN 9782365695824
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un séjour aux îles Féroé

Quand?
L’action se déroule de janvier 2021 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Que désires-tu ?
Écrire est la réponse que je donne à une question qu’on ne me pose pas.
Un jour une amie meurt, et en mourant au monde elle me fait naître à moi-même. Ce qui nous unit: un livre. Son dernier roman, mon premier roman, enlacés dans un seul volume. Une si belle histoire.
Cinq ans plus tard, le sol se dérobe sous mes pieds à la lecture d’un autre livre, qui brise le silence d’une famille incestueuse. Mon cœur se fige; je ne respire plus. Ces êtres que j’aimais, et qui m’aimaient, n’étaient donc pas ceux que je croyais?
Je n’étais pas la victime de ce drame. Pourtant une douleur inconnue creusait un trou en moi.
Pendant un an, j’ai lutté contre le chagrin et la folie. Je pensais avoir tout perdu: ma joie, mes repères, ma confiance, mon désir. Écrire était impossible. C’était oublier les consolations profondes. La beauté du monde. Le corps en mouvement. L’élan des femmes qui écrivent: Deborah Levy, Annie Ernaux, Joan Didion… Alors s’accrocher vaille que vaille. Un matin, l’écriture reviendra.

Les critiques
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Lecteurs.com


Caroline Laurent présente son nouveau livre Ce que nous désirons le plus © Production Librairie Mollat 

Les premières pages du livre

« C’est un livre que j’écrirai les cheveux détachés.
Comme les pleureuses de l’Antiquité, comme Méduse et les pécheresses. Le geste avant les phrases : défaire le chignon qui blesse ma nuque, jeter l’élastique sur le bureau, et d’un mouvement net, libérer ma chevelure. Libérer est un mot important, je ne vous apprends rien.
Nous devons tous nous libérer de quelque chose ou de quelqu’un. Nous croyons que c’est à tel amour, à tel souvenir, qu’il faut tourner le dos. Et le piège se referme. Car ce n’est pas à cet amour, à ce souvenir, qu’il convient de renoncer, mais au deuil lui-même. Faire le deuil du deuil nous tue avant de nous sauver – sans doute parce qu’abandonner notre chagrin nous coûte davantage que de nous y livrer.
Durant des mois, je me suis accrochée à mon chagrin. À mes lianes de chagrin. Il me semblait avoir tout perdu, repères, socle et horizon. Le feu lui-même m’avait lâchée : je ne savais plus écrire.
À la faveur d’une crise profonde, que je qualifiais volontiers de catastrophe, j’avais perdu les mots et le sens. Je les avais perdus parce que j’avais perdu mon corps, on écrit avec son corps ou on n’écrit pas, moi, j’avais perdu mon corps, et ma tête aussi.
Un jour que j’étais seule dans mon appartement, l’envie m’a prise d’ouvrir un vieux dictionnaire. Les yeux fermés, j’ai inspiré le parfum ancien de poivre et de colle, puis j’ai approché mes lèvres du papier. Je voulais que mon palais connaisse l’encre
du monde.
De la pointe de ma langue, j’ai goûté la folie. Elle m’a paru bonne et piquante.
Cette petite a le goût des mots, disait-on de moi enfant. Aujourd’hui je sais que ce sont les mots qui ont le goût des humains. Ils nous dévorent.
Ils nous rendent fous. Folium en latin – pluriel folia – signifie la feuille. La feuille de l’arbre bien sûr, et par extension celle de papier, le feuillet. Au XVe siècle, folia, ou follia, s’est mis à désigner une danse populaire caractérisée par une énergie débridée. Souvenir de l’Antiquité peut-être, quand sur le Forum ou dans les rues d’Herculanum on entendait des hommes crier, éperdus de désir : « Folia ! » Folia,
nom de femme. Ainsi la définissait le Gaffiot. Je n’imaginais pas de Folia laides. Folia était le nom d’une beauté sauvage, indomptable, et je voyais d’ici, pressant amoureusement les hanches, les longs cheveux noirs roulés en torsade. La folie convoquait donc la danse, l’écriture et la femme.
Le décor était planté.
Pendant un an, moi la danseuse, l’écrivaine et la femme, j’ai lutté pour ne pas devenir folle. Je ne parle pas de psychiatrie, mais de cette ligne très mince, très banale, qui vous transforme lorsque vous la franchissez en étranger du dedans. J’avais libéré de moi une créature informe comme de la lampe se libère le mauvais génie. Cette créature se dressait sur mon chemin où que j’aille, où que je fuie. Je ne la détestais pas pour autant. Je crois surtout que je ne savais pas quoi penser d’elle. La seule manière de l’approcher, c’était de l’écrire.
Mais l’écriture me trahissait, l’écriture ne m’aimait plus.
L’évidence brûlait.
J’avais devant moi de beaux jours de souffrance.
Les fantômes portent la trace de leurs histoires effilochées et c’est pour cela qu’ils reviennent. Ils attendent d’en découdre, c’est-à-dire de voir leur histoire reprisée par ceux qui leur survivent.

I
Résurrection des fantômes
L’histoire aurait commencé ainsi: J’avais une amie, et je l’ai perdue deux fois. Ce que le cancer n’avait pas fait, le secret s’en chargerait.

(J’aimais les secrets, avant. Je les aimais comme les nuits chaudes d’été quand on va, pieds nus dans le sable, marier la mer et l’ivresse. Aujourd’hui je ne sais plus. Le monde a changé de langue, de regard et de peau. Je ne sais plus comment m’y mouvoir. J’ai désappris à nager, moi qui avais choisi de vivre dans l’eau.)

Une trahison. Une amitié folle piétinée de la pire des façons, une tombe creusée dans la tombe. Oui, l’histoire aurait pu être celle-là. Je l’ai longtemps cru moi-même, m’arrimant à cette idée comme aux deux seules certitudes de ma vie : Un jour nous mourons. Et la mer existe.
Après la mort, il n’y a rien.
Après la mer, il y a encore la mer.

J’avais cédé aux sirènes, je m’étais trompée. L’histoire n’était pas celle de mon amie deux fois perdue, mais un champ beaucoup plus vaste et inquiétant, qui ne m’apparaîtrait qu’au terme d’un très long voyage dans le tissu serré de l’écriture.

Le lundi 4 janvier 2021, ma vie a basculé. Le lundi 4 janvier 2021, je suis tombée dans un trou. Graver la date est nécessaire pour donner à cet événement un corps et un tombeau. Tout ce qui suivrait me paraîtrait tellement irréel.

Ce lundi 4 janvier 2021, j’ai planté ma langue tout au fond d’une bouche d’ombre. Après la mort, il n’y a rien ? Illusion. Ceux que nous aimons peuvent mourir encore après leur mort. La fin n’est donc jamais sûre, jamais définitive. J’aurais dû le savoir, moi la lectrice d’Ovide. Eurydice meurt deux fois sous le regard d’Orphée. Les Métamorphoses ne m’avaient rien appris.

Aujourd’hui je veux qu’on me réponde, je veux qu’on me dise. Où va l’amour quand la mort frappe ?

Jusqu’à ce lundi 4 janvier 2021, mon amie disparue n’était pas morte pour moi ; elle avait trouvé une forme d’éternité dans un livre que nous avions écrit, d’abord ensemble, puis moi sans elle. La nuit infinie ne nous avait pas séparées. J’étais devenue un tout petit morceau d’elle, comme elle avait emporté un tout petit morceau de moi, loin sous les limbes. La fiction avait aboli la mort.

Avec les révélations, le sol s’était ouvert en deux. Autour de moi avait commencé à grouiller une terre noire et gluante. C’était une terre pleine de doigts.

Les fantômes m’appelaient.

Le roman qui nous unissait, mon amie et moi, ce roman commencé à quatre mains et achevé à deux âmes (la formule me venait d’une délicate libraire du Mans et m’avait immédiatement saisie par sa justesse), débutait ainsi :

« On me prendra pour une folle, une exaltée, une sale ambitieuse, une fille fragile. On me dira : ‘‘Tu ne peux pas faire ça’’, ‘‘Ça ne s’est jamais vu’’, ou seulement, d’une voix teintée d’inquiétude : ‘‘Tu es sûre de toi ?’’ Bien sûr que non, je ne le suis pas. Comment pourrais-je l’être ? Tout est allé si vite. Je n’ai rien maîtrisé ; plus exactement, je n’ai rien voulu maîtriser. »

Je ne voulais rien maîtriser ? J’allais être servie.

« 16 septembre 2016. Ce devait être un rendez-vous professionnel, un simple rendez-vous, comme j’en ai si souvent. Rencontrer un auteur que je veux publier, partager l’urgence brûlante, formidable, que son texte a suscitée en moi. Puis donner des indications précises : creuser ici, resserrer là, incarner, restructurer, approfondir, épurer. Certains éditeurs sont des contemplatifs. Jardin zen et râteau miniature. J’appartenais à l’autre famille, celle des éditeurs garagistes, heureux de plonger leurs mains dans le ventre des moteurs, de les sortir tachées d’huile et de cambouis, d’y retourner voir avec la caisse à outils. Mais là, ce n’était pas n’importe quel texte, et encore moins n’importe quel auteur. »

L’auteur (à l’époque je ne disais pas encore autrice, j’ignorais que le mot circulait depuis le Moyen Âge, avant son bannissement par les rois de l’Académie française – au nom de quoi en effet, de qui, les femmes écriraient-elles ?), l’auteur en question, disais-je, était liée à des grands noms de notre histoire nationale, politique, artistique, intellectuelle. Son texte affichait un rêve de liberté qui rejoignait des aspirations intimes qu’à ce moment-là je ne me formulais pas.

« Sur mon bureau encombré de documents et de stylos était posé le manuscrit annoté. Pour une fois, ce n’étaient ni le style ni la construction qui avaient retenu mon attention mais bien la femme que j’avais vue derrière. »

J’avais vu cette femme, oui, j’avais vu la femme courageuse, éclatante, qui allait m’ouvrir les portes de la mémoire, de l’engagement et de l’indépendance. Celle qui serait mon modèle, et à travers ma plume, le possible modèle de nombreuses lectrices et lecteurs.

« Certaines rencontres nous précèdent, suspendues au fil de nos vies ; elles sont, j’hésite à écrire le mot, car ni elle ni moi ne croyions plus en Dieu, inscrites quelque part. Notre moment était venu, celui d’une transmission dont le souvenir me porterait toujours vers la joie, et d’une amitié aussi brève que puissante, totale, qui se foutait bien que quarante-sept ans nous séparent. »

Je relis ces lignes et ma gorge se serre. Comme j’aurais aimé que son souvenir me porte toujours vers la joie. Comme j’aurais aimé que le roman continue à épouser la réalité. Comme j’y ai cru.

Après le décès de mon amie, je m’étais réchauffée à l’idée du destin. Ce fameux « doigt de Dieu » qui selon Sartre se pose sur votre front, vous désignant comme l’élue. C’était un poids autant qu’un privilège. Soit. Je ferais mon possible pour ne pas décevoir. J’essaierais d’être à la hauteur de cette élection. Certains parleraient de moi comme d’une amie prodigieuse. Une si belle histoire, n’est-ce pas ? Devant un système dont je ne possédais ni les clefs ni les codes, j’allais pécher par candeur et arrogance. J’étais assoiffée de romanesque. J’avais vingt-huit ans.
Dans un livre, une femme de soixante-quinze ans revit son enfance, sa jeunesse, son désir de liberté.
Dans un livre, une femme me noue à la plus belle des promesses, qui est aussi la plus rassurante : l’amitié.
Dans un livre, une femme me pousse à rêver et à écrire sur elle, quitte à écrire n’importe quoi. C’est la liberté du romancier, elle est au-dessus des lois – dit-on.
Dans un livre, une femme s’éteint brusquement et me donne l’écriture en héritage. Vertige : elle meurt au monde en me faisant naître à moi-même.
Dans un livre, je pleure cette femme.
Dans un livre, je remercie un homme, son mari ; comme elle il me fait confiance, comme elle il croit en moi ; par sa tendresse il prolonge l’amitié folle qui nous liait toutes les deux. Il prend sa place. Il triomphe de la mort.

Dans un livre
— un autre,
Une femme
— une autre,
Prend un jour la parole
Et s’élève
Pour que cesse la fiction.

Au point de jonction du monde et des enfers, le réel montait la garde. Le réel a un visage, celui d’un mari, d’un père, d’un beau-père, d’un ami, d’un mentor, d’un menteur. Le réel a des pulsions, des secrets, un rapport désaxé au pouvoir. (Le pouvoir, ce n’est pas seulement l’argent, les postes de prestige, les diplômes, les cercles mondains, les étiquettes, le pouvoir, c’est le contrôle du discours.) Il arrive que le pouvoir soit renversé. Le réel croyait se cacher dans le langage ; voilà que le langage lui arrache son masque. Un matin, le soleil plonge dans la nuit.

Littérature, mère des naufrages. Parce qu’elle fait corps avec le langage, la littérature fait corps avec la tempête. Un mot peut dire une chose et son contraire. Tout est toujours à interpréter, à entendre – c’est bien cela, il nous faut tendre vers quelque chose ou quelqu’un pour espérer le comprendre. Tout est donc malentendu. Nous passons nos vies à nous lire les uns les autres, à passer au tamis de notre propre histoire l’histoire des autres. Nous sommes de fragiles lecteurs. Et moi, une fragile écrivaine.
Il y a cinq ans, j’écrivais avec des yeux clairs au bout des doigts, dix petits soleils, les mots baignés de fiction lorsqu’ils filaient sur la page.
Aujourd’hui j’écris dans la nuit.
Le réel n’est rien d’autre. Nuit noire. Trou noir. Écoutez ce bruit sec. Quand on racle l’os, c’est qu’il ne reste plus d’illusions.
Aujourd’hui j’écris aveugle, mais plus aveuglée.
J’écris avec mon squelette.
J’écris avec ce que j’ai perdu.

« On ne part pas. » Combien de fois ai-je tourné ce vers de Rimbaud dans ma tête ? On ne part pas. Qu’on passe une saison en enfer ou non, le mauvais sang est là, tapi en nous. Il saura où nous trouver. Fuir les autres ? Très bien. Mais se fuir soi ? Je commençais à le comprendre, nos stratégies de contournement, si élaborées soient-elles, nourrissent toujours nos futures défaites. Dans le fond, c’est peut-être ce que nous recherchons : que quelque chose en nous se défasse. L’écriture est une voie tortueuse pour accéder à ce délitement, conscient ou pas. C’est comme si elle nous précédait, comme si elle savait de nous des choses que nous-même ignorons. Qu’on la dise romanesque, autobiographique, intime ou engagée, la littérature nous attend déjà du mauvais côté. Celui où nous tomberons. Elle nous échappe en nous faisant advenir à nous-même, nous pousse à écrire ce que jamais on ne dirait, sans doute pour assouvir notre désir de connaître, de nous connaître (cette pompeuse libido sciendi détaillée par saint Augustin et Pascal, qui forme avec le désir de la chair et le désir du pouvoir l’une des trois concupiscences humaines). L’écriture s’impose. Révélateur chimique de nos vies, développateur argentique – nos fantômes en noir et blanc.
Dans cette métamorphose silencieuse, le lecteur agit comme un solvant. Sous son regard froid ou brûlant, la phrase trouve ses contours, sa profondeur, à moins qu’elle ne se désintègre totalement. En ce sens, la littérature ne saurait être un loisir ni un divertissement. Comment le pourrait-elle ? La littérature est toujours plus sérieuse qu’on ne le pense puisqu’elle met en jeu ce qui fait de nous des mortels, des égarés, des êtres humains – c’est-à-dire des monstres.
« On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.
En l’espace d’un battement de cœur.
Ou de l’absence d’un battement de cœur. »

Les mots de Joan Didion pulsaient dans mes veines. Combien de temps faut-il au monde pour s’écrouler ? L’année qui s’ouvrait serait-elle pour moi aussi celle de la pensée magique (non, tout cela n’est pas arrivé, non, cela n’est pas possible) ? Avant même que le livre brisant le silence ne paraisse en librairie le jeudi 7 janvier – chronologie, mon garde-fou –, j’ai su que ce lundi allait tuer quelque chose en moi.

Le 4 janvier 2021, au terme d’une journée interminable, pétrie d’attente, d’angoisse et de malaise, j’apprenais dans la presse que le mari de mon amie disparue, devenu depuis un proche, j’allais dire, un père, était accusé d’un crime.

Il faut nommer le crime, mais comment nommer l’innommable ? Inceste n’est pas un mot. Inceste est un au-delà du langage, un au-delà de la pensée. Inceste est tout à la fois l’inconcevable et l’indicible. Pourtant ce qu’on ne peut dire existe et ce qu’on ne peut concevoir advient, puisque cela détruit. Les ruines sont des preuves.

Mon amie disparue, cette femme libre et indépendante que j’avais érigée en inspiratrice, ne m’avait jamais confié ce drame, pas même de façon allusive. Par son silence, elle avait protégé son mari.

Soudain, la liberté n’avait plus du tout le même visage. Je ne voyais plus qu’une adolescence pulvérisée, un désordre poisseux, une unité éclatée, partout des cratères d’obus. Saisissant pour la première fois l’enfer qui se cachait derrière cette famille complexe, je me sentais happée par la spirale : les murs qui avaient emprisonné les victimes s’effondraient puis se relevaient pour encercler ceux que j’avais crus libres.

Quelque chose en moi avait explosé. Une déflagration.
J’avais fixé avec étonnement deux formes rouges à mes pieds.
C’étaient mes poumons.
Au départ, il m’a semblé que la meilleure façon de restituer la catastrophe consisterait à raconter point par point la journée du 4 janvier. J’ai fait machine arrière. Au fil des détails ma plume s’encrassait, je veux dire par là qu’elle devenait sale, douteuse – journalistique. Sans doute servait-elle à un public abstrait ce que celui-ci réclamait : de l’affect et du drama. Je ne veux pas de drama.

Consigner des instantanés me paraît plus juste, parce que plus proche de ce que j’ai vécu. Ces éclats sont à l’image de ma mémoire fragmentée. Ils me poursuivent comme une douloureuse empreinte – la marque d’une mâchoire humaine sur ma peau.

De quoi ai-je le chagrin de me souvenir ?

De ces échardes, de ces silences :

Je me souviens du message de mon éditeur au réveil le lundi. Quelque chose n’allait pas. Un « problème », des « nuages sombres » concernant « notre ami commun » (se méfier des mots banals, usés jusqu’à la corde, que l’inquiétude recharge brusquement en électricité).
Je me souviens que la veille, dans une boutique de Saint-Émilion, ma mère m’offrait un bracelet pour prolonger Noël et fêter un prix littéraire qui venait de m’être décerné. Il s’agissait d’un cuir sang combiné à une chaînette de pierres rouges, de l’agate, symbole d’équilibre et d’harmonie.
Je me souviens du soleil blanc sur la campagne, des reflets bleus lancés par le cèdre. Sur la branche nue du lilas des Indes, une mésange semblait peinte à l’aquarelle.
Je me souviens du thé en vrac au petit déjeuner, « Soleil vert d’Asie », mélange du Yunnan aux notes d’agrumes, qui avait le goût étrange du savon.
Je me souviens de l’attente, ce moment suspendu entre deux états de conscience, l’avant, l’après, l’antichambre de la douleur, moratoire du cœur et de l’esprit.
Je me souviens d’avoir pensé : Je sais que je vais apprendre quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Et juste après : Tout peut être détruit, tout peut être sauvé.
Je me souviens du regard inquiet de ma mère.
Je me souviens de la citation de Diderot dans la chambre jaune, ma grotte d’adolescente aux murs tatoués d’aphorismes : « Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. »
Je me souviens d’un coup de téléphone, de mon ventre qui cogne et d’une voix qui me répète : « Protège-toi. »
Je me souviens des rideaux aux fenêtres de ma chambre, la dentelle ajourée, les motifs d’un autre âge, on appelle ça des « rideaux bonne femme », pourquoi cette expression ? J’aurais dû voir le monde, je ne voyais plus que la fenêtre.
Quelques jours plus tôt, je me souviens que je regardais La vie est belle de Frank Capra, touchée par la dédicace finale de l’ange gardien à George, le héros : « Cher George, rappelle-toi qu’un homme qui a des amis n’est pas un raté. »
Je me souviens du téléphone qui vibre vers 17 heures.
L’impensable.
Je me souviens de l’article de journal, de la photo officielle de mon ami, du mot accolé à la photo. Tout éclate. »

À propos de l’auteur
LAURENT_Caroline_©Philippe_MatsasCaroline Laurent © Photo DR

Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès de son livre co-écrit avec Évelyne Pisier, Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017 ; Pocket, 2018 ; Prix Marguerite Duras ; Grand Prix des Lycéennes de ELLE ; Prix Première Plume), traduit dans de nombreux pays, elle a publié Rivage de la colère (lauréat d’une dizaine de prix, dont le Prix Maison de la Presse 2020 ; le Prix du Roman Métis des Lecteurs et des Lycéens, le Prix Louis-Guilloux et le Prix Bourdarie de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer), roman adapté en bande dessinée aux éditions Phileas. Caroline Laurent a fondé son agence littéraire indépendante en 2021 ; elle donne des ateliers d’écriture en prison et collabore avec l’école Les Mots. Elle est depuis octobre 2019 membre de la commission Vie Littéraire du CNL.

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