Requiem pour la classe moyenne

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RL_2023

En deux mots
Étienne rentre de vacances en famille en Bretagne lorsque la radio annonce la mort de Jean-Jacques Goldman. Une nouvelle qui va le déstabiliser et sa vie va alors basculer dans le doute et l’indécision. Sa femme, son fils et sa fille vont se comporter bizarrement, ses repères vont tous vaciller.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un décès déstabilisant

Dans cette comédie dramatique Aurélien Delsaux imagine un père de famille touché par l’annonce du décès de Jean-Jacques Goldmann. À compter de ce moment, il va regarder son épouse, son fils et sa fille avec un œil différent et se perdre en conjectures.

C’est sur la route du retour des vacances, de Bretagne à Lyon, que le narrateur apprend la mort de Jean-Jacques Goldman. Mais il garde cette information perturbante pour lui. «Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.»
Ce qui le trouble tout d’abord, c’est qu’il a l’impression qu’autour de lui la nouvelle n’émeut pas plus que ça. Chacun continue à vaquer à ses occupations. Ses enfants continuent à ne pas faire honneur au petit-déjeuner et Blanche ne lui adresse qu’une petite phrase de réconfort.
Dans son entreprise aussi, la routine – après le compte-rendu des vacances de chacun – a repris ses droits.
À compter de ce moment, il y a deux lectures possibles de la suite des opérations. Je vous laisse choisir la vôtre.
La première est à charge. Étienne perd le sens des réalités et ne comprend plus sa famille. Pourquoi Blanche décide-t-elle d’acheter un rottweiler pour la protéger et quitte quelques jours le domicile pour s’acclimater à son chien? Pourquoi son fils cache-t-il une bible dans sa chambre? Pourquoi sa fille, devenue femme, choisit-elle un amant qui a quasiment son âge? Autant d’interrogations qui vont le perturber au point de chercher refuge dans la fuite – il cherche un refuge dans les bois – ou dans l’alcool.
La seconde version est à décharge. On peut considérer que la mort de son idole a enclenché un processus d’hypersensibilisation et que le schéma d’une famille heureuse et équilibrée qu’il croyait bien ancré lui apparaît désormais dans sa vraie dimension. Il se rend subitement compte que quelque chose ne tourne pas rond chez son épouse qui a des crises d’angoisse et se sent suivie, que son fils est en pleine crise mystique et que sa fille cherche un père de substitution.
Aurélien Delsaux a joliment construit son roman autour d’ellipses. Il n’affirme rien et laisse au lecteur le soin de conclure. Où est le raisonnable? Où se cache la névrose? Et faire semblant d’être heureux, n’est-ce pas le début du bonheur? Et dans ce cas, l’inverse serait tout aussi vrai!

Post Rencontre VLEEL Auteur - 2

Signalons la rencontre en ligne avec Aurélien Delsaux organisée par VLEEL le dimanche 22 janvier à 19 h. Gratuite et ouverte à tous. Inscription via ce lien.

Requiem pour la classe moyenne
Aurélien Delsaux
Éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
224p., 20 €.
EAN 9782882508058
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Bretagne, face à la baie d’Audierne, le long de l’A89, en passant par Clermont-Ferrand jusqu’aux monts du Lyonnais et Lyon.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Etienne rentre de vacances avec sa famille parfaite et son apparent bien-être. Sa vie est confortable, routinière. Il mène une vie normale, c’est l’essentiel.
Quand soudain, on annonce à la radio la mort de Jean-Jacques Goldman.
Avec cet adieu au totem et au ciment des classes moyennes, Aurélien Delsaux tire à vue sur notre époque, et il la touche en plein cœur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Damien Aubel)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Les vacances étaient terminées, jusque-là tout s’était bien passé. Je me souviens des chiffres d’alors, je voudrais les saluer : il allait bientôt être dix-huit heures, Blanche, ma femme chérie, somnolait à mon côté, nos deux enfants dormaient à l’arrière, je roulais sur la flambant neuve A89, j’avais quarante-cinq ans, j’avais enregistré sur le régulateur la vitesse maximale autorisée, le tableau de bord annonçait quarante et un degrés à l’extérieur.
Ce que les chiffres mesuraient, le temps et la vitesse, la température ou le prix, j’étais depuis longtemps persuadé de ne pas savoir l’évaluer, de n’être plus capable de le ressentir vraiment. Les chiffres fixaient tout et tenaient tout en respect, ils épinglaient calmement en moi des papillons morts. Ils rendaient la vie saisissable, ils étaient les sigles de mon bonheur.
Je ne vis pas le gris de cendre du gazon sur les aires, ni les branches nues comme en hiver des arbres secs, presque brûlés, je n’entendis aucun appel au secours. Je veillais sur la sécurité et le bonheur des miens, les ramenant au foyer dans notre confortable familiale, en qui j’avais toute confiance.
Les objets ne m’avaient jamais trahi. Chacun me faisait croire avec élégance, presque affection, que je méritais ses bons offices. La clim était automatiquement réglée, la ventilation était douce, les vitres teintées nous protégeaient de la lumière et des regards, la puissance du moteur était peu bruyante, je doublais les camping-cars hollandais tranquillement. Si je restais concentré sur ma route, il ne nous arriverait rien.
Nous avions hésité à partir la veille, nous craignions une circulation compliquée. C’était un dimanche classé orange. Mais nous n’allions pas renoncer à un jour de vacances, nous profiterions de notre bon temps jusqu’au bout. Par chance, il n’y avait pas eu un seul bouchon. J’avais refait le plein à hauteur de Clermont-Ferrand, j’avais acheté aux enfants un paquet de fraises Tagada. À leur réveil, ils en déchireraient le plastique en éclatant de rire. J’avais aimablement souri à la caissière harassée par ce long, ce si long dernier dimanche et dernier jour du mois d’août.
Tout ce qu’il avait fallu faire, je croyais l’avoir fait.
*
Mentalement, j’aurais dû effectuer plus d’efforts pour rester vigilant. Je me parlais, je ne reconnaissais pas tout à fait ma voix, ce n’étaient pas tout à fait mes paroles. Je me repassais le film de notre séjour en Bretagne, dans la grande villa de mes beaux-parents, face à la baie d’Audierne. Mon beau-père m’y avait conté l’oracle de la situation économique mondiale, il interprétait force données, il en ouvrait froidement les entrailles. Dans ces viscères ternes, il lisait un avenir stable et bon, il lisait le clair et ferme avenir.
Tout tiendra ! l’entendis-je encore jubiler.
Et je me répétai cette prédiction, sans réfréner un sourire que je n’adressai qu’à moi, tendant le cou pour que le rétroviseur me le rendît. En petites vagues, de bons souvenirs clapotaient dans ma tête. J’étais de nouveau dans cette crique charmante que nous avions gagnée en bateau, que nous eûmes pour nous seuls. Les enfants s’amusaient à m’enfouir en son sable et à m’entourer de murailles. Puis je revis la destruction de leur château, le grand trou que mon corps relevé laissa, les vagues abolissant tout. L’océan s’évapora. Les Monts du Lyonnais avaient paru au loin.
Tout tiendra, tout tiendra, marmonnais-je à présent comme un mantra. Nous passions sous un de ces grands panneaux bleu roi, aussi verticaux que des lames de guillotine. Il indiquait des directions qui n’étaient pas la nôtre, bifurquant avant elle, STRASBOURG DIJON SAINT-ÉTIENNE, ou, MARSEILLE MILAN, la dépassant. Tout tiendra, tout tiendra, allai-je jusqu’à comiquement chantonner.
Filant sur une portion d’autoroute parfaitement droite, je jetai un œil distrait aux différents symboles allumés sur le tableau de bord. Tous confirmaient le pilotage quasi automatique de mon véhicule.
*
Le soleil ne faiblissait pas. Je savourais un mélange de sérénité et de confiance, dont l’habitacle était plein, et que j’aurais pu essayer de nommer. Depuis la fin de l’adolescence, et jusqu’à ce soir-là, je ne m’étais pas beaucoup attardé sur mes sentiments, je n’avais que rarement ressenti le besoin de leur donner un nom. Je me sentais proche de ces gens qui appellent leur chien Le chien ou leur chat Le chat, et à qui très souvent on reproche cette négligence. De mes émotions je ne faisais pas une affaire personnelle. Je n’étais pas une pierre, je n’aspirais pas à devenir de marbre, des sentiments m’habitaient bel et bien. C’étaient ceux d’un homme normal, dans une vie normale. J’étais triste ou heureux comme tous les gens de ma catégorie pouvaient l’être, ni plus ni moins.
Il n’y avait rien à en dire, rien à dire du tout.
La route était toujours droite et sèche, la voiture semblait voler magiquement à un centimètre de sa surface. Je me redressai sur mon siège. Je humai l’odeur de neuf autour. Le mot assurance émergea. Il aurait parfaitement convenu pour me caractériser.
À 20 ans, j’aurais eu bien des raisons personnelles de protester contre l’ordre des choses. À présent, je n’en voyais plus de très sérieuses, je n’en voyais plus aucune de valable. Globalement, les lois invisibles qui régissaient le cosmos, les lois tortueuses que l’humanité s’imposait, tout ça m’allait très bien. Mes besoins étaient comblés et mes désirs, modestes, satisfaits.
Pour ne pas m’endormir, je doublai une Kangoo verte qui se traînait trop sur la voie centrale. Voici ma vie – une avancée rapide, contournant en toute sécurité, dans le respect des règles, le moindre obstacle. Je n’avais qu’à continuer à bonne allure ma trajectoire, je n’avais qu’à suivre les indications.

Après dix heures de route, nous arrivions enfin aux abords de Lyon. Je connaissais parfaitement notre fin de parcours. Je laissai néanmoins le GPS me guider encore, j’augmentai légèrement le volume de la radio, la fatigue commençait à se faire sentir davantage. J’avais de désagréables picotements dans la nuque, de violentes envies de bâiller. Ma fille et mon fils, écouteurs sur les oreilles, regardaient chacun leur film sur leur tablette. Blanche, la tête penchée vers sa vitre, gardait en son reflet les yeux fermés.
Le dernier péage franchi, nous entrâmes dans le tunnel, le profond et long tunnel qui passe sous les fleuves. Nous arriverions bientôt rue Saint-Jacques, nous étions presque arrivés – plus que 7 minutes, indiquait la machine. Je n’en comprenais plus l’itinéraire. Les lumières orange, le grésillement de la radio qui ne capte plus, je me les rappelle. Je pensais peut-être à quelque chose de précis en cet instant, quelque chose du proche et calme avenir : aux valises à défaire, à la rentrée des enfants – ou à un nouveau voyage. Je ne m’en souviens plus.
Je ne vis pas l’écran émettre de flash ni devenir noir, je ne vis pas le tunnel s’éteindre ni s’écrouler, nous n’avons pas plongé dans je ne sais quel gouffre. Je ne me souviens de rien sinon du bleu – de cette moitié de disque bleu, de l’air libre qui nous appelle, de ce morceau de ciel comme une île en vue. De ce bleu là-bas au loin, tout au bout, ce bleu tendre du soir, vers quoi nous allions et de quoi, sans cesse, sans cesse, nous nous rapprochions.
C’est en sortant du tunnel que j’entendis la présentatrice interrompre le programme pour m’annoncer à voix basse la mort de Jean-Jacques Goldman.
La nouvelle tomba en moi, avec ce son mou du galet jeté dans la mare. Dans le silence de la vase, une fois leur obscure retraite atteinte, y remuent des bêtes étranges.
J’éclatai en sanglots, mais doucement, le plus doucement possible, pour ne déranger personne, pour ne pas dévier de ma trajectoire. Je coupai la radio et mon portable.
Le trafic s’était soudain densifié. Tous les phares et tous les lampadaires s’étaient allumés. La nuit et la ville nous avaient avalés.
*
Rue Saint-Jacques on décongela tout de suite une quiche Tradition. Une odeur de gras sortit du micro-ondes, on mangea très vite. Je mâchai ma part tiède en y cherchant une consolation. Nous étions arrivés, nous avions encore réussi. Les vacances étaient finies, mais nous étions de retour chez nous, sains et saufs. Personne n’avait forcé la porte de notre appartement, un rapide tour de nos 184 m2 me donna l’impression que tout était intact, que rien n’avait changé.
Dans un cauchemar qui m’avait autrefois obsédé, je nous voyais rentrer de vacances pour découvrir au sous-sol qu’on avait défoncé la porte de notre garage. Aucun de nos vélos n’y avait été dérobé, on s’était contenté de casser ce grand et vertical rectangle blanc et lisse, on l’avait défoncé, tordu et sali, pour le seul plaisir de nous nuire. Qui avait fait ça, quel était son visage, qu’est-ce que c’était, avait-ce un visage – mon rêve ne le révélait pas.
J’avais, depuis, investi dans un système de sécurité. Ce mauvais songe s’était fait de plus en plus rare. Mais contre les cauchemars on ne vend pas de système de sécurité infaillible.
Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.
Je ressentais autre chose que de la tristesse, quelque chose de plus fort, comme on dit d’un alcool.
Elle ne me demanda pas de quoi il était mort, d’ailleurs je n’en savais rien, qu’est-ce que ça changerait. Elle fit juste C’est vrai, à moitié comme une question, à moitié comme si elle le savait déjà, comme si elle l’avait toujours su. Elle n’était pas douée pour la consolation, mais qui l’est. Elle posa négligemment une paume sur ma joue, par automatisme, ou par condescendance. Sa paume était douce, ma joue rêche, elle retira très rapidement sa main.
Je haïssais tous ses gestes. Je ne disais rien.
Je m’isolai dans ma pièce – moitié bureau, moitié débarras, je ne lui avais pas assigné de fonction exacte. J’y regardai mon vieux poster. On l’y voyait avec encore beaucoup de cheveux, il jouait sur une guitare électrique bleu et blanc, son profil laissait voir son nez juif, une immense fumée rouge montait derrière lui. J’avais tellement aimé ses chansons, autrefois.
Les autres écoutaient les hits internationaux, mélopées anglaises et rap d’outre-Atlantique : paroles que je ne comprenais pas, rythmes qui ne me correspondaient pas, mélodies qui n’étaient pas les miennes. Les chansons de Goldman, je les avais si souvent passées et repassées dans ma chambre et dans ma tête. J’avais tant aimé quand la radio en diffusait une, les matins ou soirs dans le car du collège, les samedis après-midi à l’Intermarché de Bournay, et aux mariages de mes grands cousins, et à quelques enterrements. J’en savais sûrement encore tous les textes et tous les airs par cœur. Il y avait pourtant longtemps que je ne les chantais plus.
Je ne décrochai pas le poster, ce ne fut pas à ce moment-là que je le déchirai. Je pleurai encore.
Un air funèbre m’avait envahi. Je reconnus le début du requiem anglican de sir Andrew Gardiner, un contemporain de Purcell dont, pour parfaire mon éducation musicale, mon beau-père m’avait offert un disque. C’est épatant, m’avait-il vanté. Le terme m’avait paru quelque peu déplacé pour qualifier une œuvre funèbre, mais comment dire la puissance de cette médecine sacrée. I am the Resurrection and the life, chantonnai-je aux quatre murs et au plat visage de mon ancien héros, sans y croire. Je me laissai apaiser par la tristesse domptée de cette musique-là. Malgré moi, elle m’accompagnerait dans les jours à venir.
J’essuyai mes joues. Je me concentrai sur demain. Une nouvelle année commencerait.
Blanche allait retrouver ses collègues avocats, et ses clients innocents ou menteurs, et les greffiers, et les juges, et le président du tribunal, et je ne savais qui. Les enfants reprendraient le chemin de l’école et reverraient leurs amis. Moi, j’allais retrouver le labo, mes listes de tâches quotidiennes à distribuer, grilles à remplir, dosages et résultats à contrôler, fidèlement. Nous reprendrions tous les quatre notre rythme, nos horaires, nos activités, loin du temps sans stries des vacances.
Nous les regretterions un peu, ces jours libres – mais pas trop, pas longtemps. Le cours normal des choses emporterait dans ses flots tranquilles tout le sable de notre mélancolie.

Dans notre chambre, Blanche avait déjà éteint. Elle était parfaitement immobile. Allongé tout près d’elle, je ne l’entendais pas respirer, j’eus peur qu’elle ne fût morte aussi. Je murmurai Bonne nuit chérie, espérant qu’elle me répondît, qu’elle me rassurât. Sans doute était-elle plongée dans la phase profonde du premier sommeil. Je fermai les yeux pour la rejoindre où l’on ne rejoint jamais personne, là où se mène la vie involontaire.
La plupart du temps je dormais du parfait sommeil du juste. Et voici que, très vite, je me réveillai en sursaut.
*
J’errai dans le couloir, hésitai entre le salon et la cuisine, entrouvris avec délicatesse la porte des chambres de Laetitia et de Félix. Je ne voulus pas contempler leur visage, leur visage dormant m’avait toujours fait peur. Je détournai le regard au bel or de la chevelure de ma fille qui débordait son oreiller, je ne vis que la main, la timide main de Félix – puis je regardai nos meubles, toutes les choses, toute la sécurité des choses qui se taisaient dans la nuit.
Je me laissai tomber sur le grand canapé d’angle du salon, j’allumai plusieurs lampes, une à une, pour simuler le début d’un show. Les bibelots n’avaient pas bougé, le vernis de tout brillait. Sur une étagère, dans l’émail d’un vase en raku, je vis une forme de boule qui devait être mon visage déformé, ma trouble gueule.
J’admirai longuement les angles parfaitement orthogonaux et l’apparence gris et noir de ces bijoux technologiques qui font toute la beauté de la vie moderne, qui justifient par leur usage comme par leur simple présence la peine qu’on se donne pour les acquérir. Je les chérissais comme de loyaux, de sûrs et fidèles consolateurs. Par le seul commandement de mon désir, grâce à l’efficacité de leurs entrailles électroniques, Jean-Jacques Goldman ne serait pas si mort que ça.
Je caressai la table basse devant moi. Un peu de poussière se colla sur mes phalanges, la poussière qui continue à se déposer partout, tout le temps, même quand l’appartement reste fermé dix jours, même quand nous ne sommes pas là pour la créer en abandonnant toujours d’infimes pellicules de peaux mortes. Plus que de notre propre usure, je la voyais naître de chaque chose, et de l’air, et du temps lui-même – chair de sa chair, émiettée.
Heureusement pour nous, Nadia nous débarrasserait de ces particules bourrées d’acariens. Elle reviendrait jeudi faire le ménage, elle reviendrait chaque jeudi, tous les jeudis, toute l’année, elle n’avait aucune raison de nous abandonner. Elle reviendrait année après année, jusqu’à sa retraite – à moins qu’elle ne meure prématurément. Je ne connaissais pas l’espérance de vie d’une femme de ménage.
Je repris la pile des journaux et magazines, j’aimais qu’elle dessinât – le plus grand format à la base, le plus petit au sommet, le tout bien centré – une petite pyramide aztèque.
Ainsi trouvai-je caché entre L’Obs et Télérama un prospectus annonçant l’ouverture prochaine d’une salle StrongPark à La Part-Dieu.
Sous le slogan TOUJOURS PLUS FORT, un jeune blond, en short bleu et marcel immaculé, affichait, un haltère dans chaque main, ses muscles en sueur et son sourire carnassier. Pourquoi Nadia n’avait-elle pas jeté ça tout de suite à la poubelle. Fixant avec mépris l’image de ce Musclor photoshopé, je ne pus m’empêcher de rire, d’un rire presque spectral.
À ton âge, j’avais mieux à faire que de gonfler mes biceps –
D’un seul poing, je roulai en boule ce rectangle de papier glacé.

Derrière une des lampes, des feuilles se découpaient, noires, en contre-jour. Je me levai pour les toucher, pour leur donner une caresse. Elles avaient des formes originales, on aurait dit des œuvres de métal ciselé. La première que j’effleurai se détacha de sa tige pour tomber droit vers le sol. Je passai ma main au-dessus des autres, toutes s’effritèrent. Elles tombèrent en petits morceaux, en tout petits morceaux de cendre noire.
Toutes les plantes étaient mortes de soif. Ce n’était pas moi qui m’occupais de leur arrosage, mais la personne qui le faisait leur avait manqué. Nous avions oublié de demander à Nadia, ou à n’importe qui, de passer les arroser, ne serait-ce qu’une fois en notre absence. C’était idiot et touchant, ce besoin vital et cette négligence humaine.
Je souris à ce nécessaire et fidèle souci que nous, êtres humains, devons à toute plante en pot. Notre nécessité avait sa réciproque, elles manqueraient à la joliesse de notre intérieur. Il faudrait vite en acheter d’autres. J’avais à me débarrasser d’autant plus vite de ces formes rabougries et cramées, de ces tiges cadavériques.
Je cessai de sourire parce que je ne savais pas quoi faire de la terre.
*
Dans les heures lisses de la nuit, quand pour deux ou trois heures la rue se tait parfaitement, les yeux fixés au plâtre du plafond, je vis défiler quelques futiles images de mon enfance calme. Les chansons de Goldman avaient bercé tout le premier tiers de ma vie, au soleil de sa mort ma mémoire en dégelait quelques morceaux.
J’ai revu des jardins. J’ai revu notre petit pré piqué de fruitiers à Saint-Jean-l’Herme, bordant les grands bois des Blaches. J’ai revu le carré tout en fleurs de Bournay, et le petit potager à Sainte-Julie, chez mes grands-parents paternels, maternels. Je disais bonsoir aux arbustes, aux buissons des haies, bonsoir aux fleurs et aux fruits, bonsoir chaque brin, chaque branche, bonsoir la terre et l’herbe, bonsoir bestioles.
Passe alors une petite taupe, je la suis. Elle plonge dans un trou, creuse de plus en plus profond sa galerie. Bientôt ses pattes se fatiguent, ses griffes s’usent. Elle n’arrive plus à poursuivre, elle ne sait plus creuser, elle ne peut plus, ne peut plus. Et soudain c’est moi. Je suis coincé sous la terre, dans quel boyau du temps, mes mains sont couvertes de sang, et j’étouffe –
Je me réveillai encore en sursaut. Qu’est-ce qui m’arrivait. Me semblait avoir entendu un cri sourd, assez proche, de l’autre côté des cloisons ou des vitres, dans une chambre ou sur le balcon. J’ouvris un instant la baie, je retournai voir les enfants. Tout était tranquille dehors, tout dormait dedans.
L’air extérieur m’avait fait frissonner, je rejoignis la tiédeur du lit conjugal.

Une heure avant l’aube, Blanche me réveilla. Elle secouait mes épaules, elle s’était mise à quatre pattes, elle avait enlevé sa chemise de nuit.
La première chose que je vis en ouvrant les yeux dans la pénombre fut le frémissement de ses seins.
D’abord elle ne demanda rien, je me taisais. Nous avions souvent fait l’amour en muets, sans parler ni avant, ni pendant, ni après. Dans ces moments bénis, l’évidence et l’accord de nos désirs suffisaient, commandaient tout. »

À propos de l’auteur
DELSAUX_aurelien_©Emmanuelle LescaudronAurélien Delsaux © Emmanuelle Lescaudron

Aurélien Delsaux est né en 1981. Son premier roman, Madame Diogène, remarqué par la critique, a été finaliste de plusieurs prix. Son deuxième roman, Sangliers, paru en 2017 chez Albin Michel, a reçu le prix Révélation 2017 de la Société des gens de lettres. Luky a paru chez Notabilia en 2020, tout comme Requiem pour la classe moyenne (2023). (Source: Éditions Noir sur Blanc)

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Le sang des bêtes

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En deux mots
La vie de Tom va être chamboulée par l’arrivée successive de son fils Jérémie, après une rupture amoureuse, de son père qui s’installe après l’avertissement des médecins et de N7A, une jeune femme qui se prend pour une vache ! De quoi bousculer bien des certitudes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le roman le plus vache de cette rentrée

Fidèle à lui-même, Thomas Gunzig raconte comment une, puis deux, puis trois arrivées inopinées dans son ménage vont déstabiliser Tom. Drôle, grinçant, décalé, jouissif !

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en quelques jours son quotidien va être totalement chamboulé. C’est d’abord son fils Jérémie, 22 ans, avec lequel il n’a plus que des liens très distants, qui s’invite à la maison suite à une rupture amoureuse. Il a laissé l’appartement à Jade, sa compagne qui a trouvé un autre homme. Une rupture que Tom pressentait, étant persuadé que la jeune fille n’aimait pas davantage son fils que ses beaux-parents. «L’incroyable beauté d’estampe de Jade contrastait d’une manière bizarre avec son air renfrogné, cela donnait une étrange impression de déplacement, de déséquilibre, comme celle qu’aurait produit un jour de neige sur une île tropicale, comme un tableau de maître exposé dans une cave humide. C’était à la fois fascinant et monstrueux.»
Puis c’est au tour de son père Maurice de venir squatter. Malade, ce dernier se sentira plus serein s’il peut loger chez son fils et sa belle-fille Mathilde. Sauf que là encore, Tom a pris ses distances avec cet ancien rescapé de la Shoah. Même s’il promet de se faire discret, il ne manque pas une occasion de revenir sur ses terribles souvenirs, oubliant l’accident qui a coûté la vie à son épouse et qu’il aurait pas sauver au lieu de fuir après le choc, avant que le véhicule ne s’embrase. De plus, il ne vient pas seul, car il est vrai qu’il ne pouvait pas laisser son vieux chat seul. William n’est guère remuant, mais il a depuis quelques temps la manie de vomir.
Mais Tom n’est pas au bout de ses surprises. Depuis sa boutique – il vend des produits aux membres des clubs de sport qui veulent accompagner la transformation de leur silhouette – il aperçoit un homme maltraiter la personne qui l’accompagne. Et comme il s’était promis d’intervenir s’il voyait ces mauvais traitements se poursuivre, il s’interpose. Après avoir fait fuir son propriétaire, il recueille la jeune femme chez lui. La belle lui affirme s’appeler N7A et être une vache! D’abord incrédule, Tom décide de donner crédit à ce récit et, devant l’incompréhension, voire l’hostilité de sa famille, part s’installer avec N7A dans sa boutique où il installe deux matelas rudimentaires. Mais la cohabitation ne sera que de courte durée. Tom n’arrive pas à trouver le sommeil. Avec N7A il trouvera refuge chez Jade avant que cette dernière ne disparaisse, après un épisode d’anthologie qui va rassembler toute la famille et livrer un secret de famille qui va remettre en cause bien des certitudes.
Thomas Gunzig a choisi le ton décalé de la fable épique pour exorer les questions de genre, nos rapports avec les animaux, mais aussi sur l’usure de la vie de couple. Comme le dit Adeline Dieudonné, qui aime aussi s’aventurer aux marges du fantastique, «ce roman est un cadeau drôle, tendre, cruel et politique». On prend beaucoup de plaisir à le lire car chaque chapitre réserve son lot de surprises. Jusqu’aux retrouvailles avec N7A et au feu d’artifice final. Pour ne pas avoir l’air bête, lisez Thomas Gunzig!

Le sang des bêtes
Thomas Gunzig
Éditions Au Diable Vauvert
Roman
234 p., 16 €
EAN 9791030704525
Paru le 6/01/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
« Même si parfois la vie est difficile pour vous, vous n’avez aucune idée de ce que c’est que la sensation terrifiante d’être un animal dans le monde des humains. »
« Thomas Gunzig est un fauve littéraire aux gestes féroces et déroutants. On devine que face à lui, les mots tremblent de trouille, et ils ont bien raison. » Hervé Le Tellier – Prix Goncourt 2020
« Drôle, tendre, cruel et politique, ce roman est un cadeau. Merci Thomas Gunzig. » Adeline Dieudonné

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTBF (Entrez sans frapper – Christian Rousseau)
RTS (Catherine Fattebert – Entretien avec Thomas Gunzig)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles – Jean-François Cadet)
IDboox (Elizabeth Sutton)
We Culte (Serge Bressan)
LN24 (video – entretien avec l’auteur)
Suricate Magazine
Bibliomaniacs (Podcast)
Blog Baz’Art
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
(+ entretien avec l’auteur)
Blog Valmyvoyou lit
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Domi C lire
Blog Christlbouquine


Thomas Gunzig présente son nouveau roman Le sang des bêtes © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
Pectoraux
C’était au milieu de l’automne, au milieu de l’après-midi, et comme c’était le jour de son cinquantième anniversaire, il se dit que, à peu de chose près, il devait aussi être au milieu de sa vie.
À travers la vitrine du magasin, Tom regarda le ciel gris foncé et jugea qu’il allait bientôt pleuvoir. D’ailleurs, un instant plus tard, il pleuvait. Une modeste bruine vaporeuse qui troubla légèrement l’atmosphère, rien de plus.
Dans la rue, un petit garçon passa en courant à toute vitesse comme le font les petits garçons. Où allait-il ? D’où venait-il ? Peu importait. Et cette image le rendit nostalgique de cet âge lointain lorsque, encore rempli de l’inépuisable énergie de l’enfance, tout lui semblait possible. Il se demanda :
— Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ?
C’était une question qu’il se posait de plus en plus souvent. C’était peut-être le signe qu’il vieillissait. Lorsqu’un évènement, même insignifiant, venait lui rappeler que sa jeunesse était passée sans qu’il s’en aperçoive, pareille à cette pluie d’automne, pareille à cet enfant qui courait ou plus simplement chaque fois qu’il s’ennuyait, il se posait cette question. En réalité, il ne se la posait pas vraiment. Elle se matérialisait plutôt dans son esprit, comme venue de l’extérieur et elle mettait longtemps avant de s’en aller. Pour ça, il fallait qu’un client entre dans le magasin ou qu’un coup de téléphone vienne interrompre le cours de ses pensées. Mais comme il n’y avait pas beaucoup de clients ni beaucoup de coups de téléphone, la plupart du temps la question restait là, à stagner mollement, longuement, comme un morceau de bois dans un étang, avant de disparaître dans la vase de son subconscient.
— Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ?
Tom était assis derrière le comptoir, les yeux fixés sur l’écran de son ordinateur. Parfois, comme il venait de le faire, il levait la tête et il regardait les passants aller et venir devant la vitrine de la boutique puis il revenait à son écran.
Si un client était entré, il aurait pu croire que Tom travaillait alors qu’en réalité, il ne faisait rien. Il faisait simplement défiler son fil Instagram. Faire défiler son fil Instagram, son fil Facebook, son fil Twitter, se perdre sur YouTube n’était pas une activité intéressante en soi, c’était une façon comme une autre de s’ennuyer. Sur ces fils apparaissait ce qui constituait ses « centres d’intérêt » : beaucoup de « fitness models » (masculins et féminins), des coachs en nutrition, des marques de vêtements de sport ou de compléments alimentaires, des influenceurs ou influenceuses dans le domaine du fitness ou du bodybuilding. Mais ces « centres d’intérêt » ne l’intéressaient plus depuis longtemps.
En fait, plus rien ne l’intéressait vraiment.
S’il regardait encore tout ça, c’était par habitude. C’était parce qu’il ne savait pas très bien ce qu’il aurait pu faire d’autre.
Tom trouvait que c’était une sensation étrange de ne plus s’intéresser à rien, c’était comme si une partie de lui-même n’était tout simplement plus là.
C’était comme une prémisse de la mort.
C’était un peu effrayant.
— Ça aussi, c’est peut-être lié à mon âge, se disait-il.
C’était comme cette fatigue qu’il ressentait presque en permanence. Pas une grande fatigue. Pas un épuisement. Rien qui empêche de vivre. Ce qu’il ressentait, c’était une petite fatigue. Une petite fatigue qui lui donnait juste envie de rester assis et d’en faire le moins possible. Une petite fatigue qui lui coupait tout désir d’aventure, de découverte, d’inattendu, bref de tout ce qui aurait pu constituer une dépense d’énergie supérieure à celle strictement nécessaire à ses huit heures de travail à la boutique.
Le soir il se couchait fatigué, il lui semblait même que la nuit il rêvait qu’il était fatigué et lorsqu’il se levait, il se levait fatigué. Il allait jusqu’à la salle de bains, il regardait avec surprise, avec une stupéfaction dans laquelle se mêlait un peu de dégoût l’homme dans le reflet du miroir : des cheveux bruns, dont la plupart devenaient gris, frisottaient dans tous les sens, donnant à son crâne l’aspect d’une steppe broussailleuse. Une peau pâle, fine et chiffonnée comme du papier de soie par les rides et puis un corps massif, presque lourd, durci par la musculation.
Parfois il se demandait si cette fatigue qui ne le quittait jamais était liée à la vie qu’il avait eue, à toutes ces années passées dans les salles de sport à soulever de la fonte, à pousser ses bras, ses jambes, ses épaules ou son dos à faire « une dernière série » alors que ses bras, ses jambes, ses épaules ou son dos lui hurlaient que c’était tout, qu’ils étaient complètement brûlés mais qu’il ne les écoutait pas. « No pain no gain » s’était longtemps répété Tom, convaincu que si on voulait « des résultats » il fallait pouvoir « repousser ses limites ».
Un client passa la porte de la boutique. Un très jeune homme. À peine sorti de l’adolescence. Grand, élancé, un physique que William Sheldon dans sa théorie des «somatotypes» datant des années quarante aurait qualifié d’«ectomorphe»: des épaules étroites, des membres longilignes. Pour Sheldon, ce type de physique s’accompagnait de caractéristiques psychologiques : introverti, émotif, socialement anxieux.
Dans les années quarante, on aimait classifier les humains, pensa-t-il en observant le jeune homme. Ses bras dépassaient de son tee-shirt, laissant apparaître une timide congestion. Pareille à un ver bleuâtre, la veine céphalique commençait à être visible. Il devait avoir commencé la salle de sport depuis peu de temps. Probablement sans coach, juste en regardant quelques chaînes YouTube. Les résultats tardaient à venir et il avait lu sur un forum qu’il fallait passer aux compléments alimentaires pour que ses efforts servent à quelque chose. Alors, malgré sa timidité, il avait poussé la porte d’une boutique spécialisée et, à présent, il regardait les présentoirs chargés de pots de protéines en tout genre, des différents types de créatines, d’acides aminés, de «boosters pré-workout», de vitamines, de minéraux, de boosters de testostérone ou de brûleurs de graisses. Tom savait très bien que ce jeune homme avait passé des heures à regarder des photos de types ultra-massifs et que c’est ça qu’il voulait : devenir lui aussi ultra-massif. Tom savait aussi très bien qu’il n’y parviendrait jamais. À moins de prendre des produits interdits, et de les prendre pendant des années : des stéroïdes qui le feraient gonfler, de l’hormone de croissance qui lui ferait grandir les pieds, les mains et les coudes. À moins qu’il prenne du Deca-Durabolin, du Dianabol, du clenbutérol, du propionate, des trucs pour prendre de la masse et puis des trucs pour sécher, à moins de se soumettre à des cures tellement dégueulasses que l’acné lui bousillerait la peau du visage et du dos, que des kystes gros comme des balles de tennis lui pousseraient dans la poitrine, que ses couilles rétréciraient au point de devenir aussi petites que des raisins secs, que la moindre contrariété le mettrait dans des états de rage incontrôlables et qu’au bout du compte, comme tant d’autres bodybuilders amateurs avant lui, il plongerait dans la dépression. C’était le prix à payer pour changer de corps. Pour changer vraiment de corps.
Le jeune homme finit par s’approcher de lui.
— Je voudrais quelque chose pour prendre de la masse, lui dit-il timidement.
Tom hocha la tête.
— Le mieux c’est un mass gainer.
— Un mass gainer ?
— C’est de la whey avec un supplément de lipide et de glucide. Y’a la marque Gold Standard qui a un très bon goût chocolat ou vanille…
Le jeune homme regarda l’énorme pot en plastique noir et doré, aussi éclatant que la carrosserie d’une voiture tunée. Le packaging était important : les fabricants savaient qu’ils devaient s’adresser à tous les fantasmes virilistes qui traînaient dans l’esprit des consommateurs mâles. Des couleurs brutales, du métallisé, du doré, du simili camouflage militaire, l’image d’un fauve brisant ses chaînes, l’image d’un poing défonçant un mur. Pour un mélange sucré baptisé Xplode : un pot en forme de grenade prête à être dégoupillée. Mais si en termes d’emballage et de nom l’imagination semblait sans limite, le contenu était cependant plus ou moins toujours le même : de la protéine obtenue en filtrant des résidus de fromages dont l’industrie ne voulait plus, du sucre, des colorants, de la lécithine de soja OGM et tout un tas d’autres choses dont l’usage, à la longue, finirait par dérégler le métabolisme de ce jeune homme.
Il paya, c’était cher : soixante euros. Tom le regarda s’éloigner en s’en voulant un peu. Il aurait mieux fait de lui conseiller de laisser tomber tout ça, de manger équilibré, surtout des légumes, des fruits, de la bouffe non transformée. Mais il n’avait rien fait, il avait un commerce à faire tourner. Ce jeune homme est adulte après tout, pensa-t-il.
Dans l’après-midi, il reçut un appel de Nico qui voulait savoir si tout allait bien. Nico, c’était le gérant des boutiques Passage Fitness, il en possédait trois autres. Même si de plus en plus de monde commandait ses compléments directement via des sites de vente en ligne, les boutiques fonctionnaient encore plus ou moins. « La différence, c’est le conseil », disait Nico qui ne voulait avoir dans ses magasins que des employés d’expérience. C’est comme ça qu’il avait engagé Tom, quinze ans plus tôt, quand Tom s’était retrouvé sans travail après la faillite du magazine Body Time pour lequel il travaillait comme rédacteur. « Les dix conseils pour réussir à la salle », « Cinq raisons pour lesquelles vous ne progressez pas », « Découvrez la séance de quinze minutes pour avoir des bras énormes », « Tirage nuque, dangereux ou non ? », « Quels exercices pour brûler plus vite que jamais ? ». À l’époque, il écrivait des articles de ce genre-là en pompant la moitié du contenu dans des revues américaines comme le Men’s Fitness ou le Muscle Insider. Ce n’était pas vraiment du plagiat, en matière de musculation on tournait toujours autour des mêmes sujets : détailler des exercices, des régimes, des méthodes d’entraînement. En réalité, ces articles n’étaient que des prétextes car, plus que les lecteurs, ce qui rapportait de l’argent à la revue c’étaient ces annonceurs en compléments alimentaires qui achetaient des pleines pages pour y afficher des photographies de bodybuilders gigantesques. »

Extrait
« L’incroyable beauté d’estampe de Jade contrastait d’une manière bizarre avec son air renfrogné, cela donnait une étrange impression de déplacement, de déséquilibre, comme celle qu’aurait produit un jour de neige sur une île tropicale, comme un tableau de maître exposé dans une cave humide. C’était à la fois fascinant et monstrueux. » p. 121

À propos de l’auteur
GUNZIG_Thomas_©DRThomas Gunzig © Photo DR

Thomas Gunzig, né en 1970 à Bruxelles, est l’écrivain belge le plus primé de sa génération et il est traduit dans le monde entier. Nouvelliste exceptionnel, il est lauréat du Prix des Éditeurs pour Le Plus Petit Zoo du monde, du prix Victor Rossel pour son premier roman Mort d’un parfait bilingue, mais également des prix de la RTBF et de la SCAM, du prix spécial du Jury, du prix de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Française de Belgique et enfin du très convoité et prestigieux prix Triennal du Roman pour Manuel de survie à l’usage des incapables. En 2017 il reçoit le prix Filigranes pour son roman La Vie sauvage. Star en Belgique, ses nombreux écrits pour la scène et ses chroniques à la RTBF connaissent un grand succès. Il a publié et exposé ses photos sur Bruxelles, Derniers rêves. Scénariste, il a signé le Tout Nouveau Testament aux deux millions d’entrées dans le monde, récompensé par le Magritte du meilleur scénario et nominé aux Césars et Golden Globes. Sont aussi parus au Diable vauvert, ses romans: 10 000 litres d’horreur pure, Assortiment pour une vie meilleur, Et avec sa queue il frappe. (Source: Éditions Au Diable Vauvert)

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