Reste

DIEUDONNE_reste

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Finaliste du prix France Bleu / Page des libraires 2023

En deux mots
Quand M. meurt, noyé dans un lac de montagne, sa maîtresse avec laquelle il s’était offert une escapade de quelques jours, entend encore le garder quelques temps pour elle. Commence alors un road-trip macabre qui est aussi une folle déclaration d’amour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Encore un soir, encore une heure»

Adeline Dieudonné nous dévoile une nouvelle facette de son talent avec ce roman introspectif qui confronte une femme au cadavre de son amant. Il vient de se noyer dans un lac de montagne. Elle décide alors de le garder encore un peu pour elle.

M. est mort. Il est parti se baigner dans le lac du haut et s’est noyé. C’est sa maîtresse, avec laquelle il venait passer quelques jours dans le chalet de son ami Jacky, qui l’a trouvé flottant sur l’eau et qui l’a ramené dans leur chambre après avoir vainement essayé de le ranimer. Elle le lave et le remet dans leur lit. «Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain.»
Car pour l’heure, il n’est pas question d’appeler la police ou les secours. Il est plutôt question de partager encore quelques heures avec le bel homme, l’amant, l’amour de sa vie. Et surtout ne rien dire à personne, pendant que tout le monde croit que M. est toujours vivant.
Des instants qu’elle met aussi à profit pour écrire à sa femme qui attend son retour à la fin du week-end. «J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas. Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.»
Le roman prend alors un ton plus personnel et introspectif en même temps qu’il vire vers l’absurde. Tout en retraçant son parcours de femme, ses difficultés à partager une relation déséquilibrée – c’est toujours à la femme de faire des concessions – jusqu’à cette rencontre avec M. avec lequel elle a enfin trouvé un équilibre, même si elle comprend très vite qu’il ne quittera jamais la mère de ses enfants. Il reste «celui à qui elle pouvait tout dire, absolument tout, devant qui elle était moins pudique qu’envers elle-même». Elle va s’enferrer dans son idée de ne plus se séparer de M. Elle le rhabille et l’installe dans sa voiture pour un road-trip étonnant, ponctué d’une rencontre étonnante qui donnera ses lettres de noblesse à l’expression «l’avoir dans la peau».
La seconde lettre de ce roman épistolaire est datée du 4 mai 2022, un mois après la mort de M. et détaillera la chronologie de cette curieuse épopée qui n’a pourtant rien de morbide, bien au contraire. On est bien davantage dans cet humour belge teinté d’absurde dont Odile d’Oultremont nous a déjà régalé cette année avec Une légère victoire qui confrontait déjà une femme à la mort.
Après La vraie vie et Kérosène, voici une nouvelle confirmation du talent d’Adeline Dieudonné à traiter avec poésie de sujets difficiles et à trouver de la lumière dans le registre le plus noir.
Ajoutons que, comme à son habitude, la romancière nous offre en fin de volume, la playlist qui a accompagné l’écriture de son roman. Entre Nina Simone, Leonard Cohen ou encore Nick Cave, j’ajouterai Neil Young et son album Harvest évoqué dans le roman et ces quelques paroles de Jean-Jacques Goldmann écrites pour Céline Dion après le décès de son mari René. Je crois qu’elles résument bien l’état d’esprit de Camille:
«Un peu de nous, un rien de tout
Pour tout se dire encore ou bien se taire en regards
Juste un report, à peine encore, même s’il est tard
J’ai jamais rien demandé, ça c’est pas la mer à boire
Allez, face à l’éternité, ça va même pas se voir
Ça restera entre nous, oh juste un léger retard»

Reste
Adeline Dieudonné
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
282 p., 20 €
EAN 9782378803544
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans un chalet de montagne isolé des Alpes et dans la région.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas certaine d’avoir pleinement saisi ce qui m’est arrivé, ni ce qui m’a conduite à agir comme je l’ai fait. Certains matins, tout me semble limpide. A d’autres moments, je me vois comme un monstre, une créature que je ne reconnais pas, qui m’aurait possédée dans un instant de vulnérabilité. Mais je crois que cette image vient du regard des autres, j’ai fait ce que je pouvais. Il n’y a pas de morale à cette histoire. Tout ce que je sais, c’est que je vous dois les faits. Je vais donc m’attacher à les relater pour vous, et sans doute aussi pour moi, avec toute la précision dont je suis capable. Ils m’emmèneront sur des territoires obscurs, dans les marécages de ma conscience et, pour quelques secondes encore, contre la peau de M.

Cadavre exquis
Dans un chalet au milieu des montagnes, une femme et son amant se retrouvent en secret, sans que son épouse ne soit au courant. Tous deux vivent une idylle, une parenthèse hors du temps. L’amoureux succombe d’une crise cardiaque en quelques secondes. La narratrice se retrouve seule avec le corps sans vie de son amant. Elle décide de garder le corps et, pour surmonter son chagrin et la violence de l’évènement, commence à̀ écrire des lettres à l’épouse et lui raconte cette histoire d’amour infidèle.
Une initiation sentimentale
Auprès du corps inerte de celui qu’elle a tant aimé, toute sa vie sentimentale refait surface : les hommes qu’elle a côtoyés, ceux qui l’ont blessée ou ont abusé d’elle. Elle repense à ses échecs, jusqu’à̀ la rencontre de cet amant qui l’a révélée. Pour la première fois, elle a appris à̀ aimer. Maintenant que plus rien ne compte à ses yeux, un seul objectif lui donne le courage de vivre : lui offrir la plus belle des sépultures.
Une nouvelle facette d’Adeline Dieudonné
Après le détour par le récit choral avec Kérozène, l’autrice de La vraie vie revient au roman. Adeline Dieudonné est moins féroce, moins surréaliste, mais plus touchante, amoureuse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info (À livre ouvert)
L’Écho.be (Charline Cauchie)
RTBF (Entrez sans frapper)
Le carnet et les instants (Véronique Bergen)
L’Éclaireur Fnac (Thomas Louis)
Ernest mag. (David Medioni)
RCF (Christophe Henning)
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Des choses à dire
Blog Saginlibrio


Adeline Dieudonné présente son roman Reste à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Première lettre
Mardi 5 avril 2022.
M. est là, allongé près de moi. Il est mort.
Il est mort.
J’espère, en les écrivant, que ces mots m’aideront à appréhender cette réalité.
Je les observe, les déchiffre tandis qu’ils se forment sous ma main, les écris encore, pour en saisir la chair.
Ils m’échappent, me glissent hors des yeux, je recommence.

J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas.
Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.

9 h 32. J’ai regardé sa montre sur la table de nuit, là où il l’a laissée.
Je vous imagine en réunion de chantier. Ou à votre bureau, à dessiner des plans.
M. ne parle pas souvent de vous. Ne parlait. Ne parlait pas souvent de vous. Une forme de pudeur, je suppose.
Il vous aimait, il n’y a pas à en douter.

Peut-être que vous écrire, maintenant, me permet d’échapper à ici. Vous vous tenez droite, assise face à votre ordinateur, une tasse de thé tiède à portée de main – vous avez oublié de retirer le sachet, il doit être amer –, vous dessinez un garage, des lignes rouges jaunes vertes bleues sur l’écran noir. Vous êtes absorbée, projetée dans ce garage en devenir. Et vous pouvez y être absorbée, projetée, parce que quelque part, au fond de vous, sommeille la certitude que M. se promène à une poignée de kilomètres, que ses poumons se dilatent, se contractent, que son cœur palpite, que sa peau frémit.
Je tends la main, la pose sur son torse froid, immobile.
Je m’installe dans votre peau, dans votre tête, et je suis vous, pour quelques secondes, et pour quelques secondes mon problème le plus important consiste à décider s’il faut une porte déroulante ou abattante à ce garage, et de quel côté je vais placer le panneau de commande électrique. Ce faisant, je ne vous vole rien, puisque je ne vous prive pas de votre bureau, de votre thé amer, de votre innocence.
Il faudrait que je me lève. Que je m’habille.
M. semble endormi à mes côtés. Il est nu. Depuis hier matin déjà. Je crois que je suis en train de m’habituer. C’est son nouveau lui. Je l’ai secoué, j’ai pleuré, beaucoup, je me suis fâchée, l’ai giflé, je crois, je savais qu’il était mort, je ne suis pas folle, mais la colère m’a engloutie. Pourquoi n’arrivait-il pas à sortir de là ? Pourquoi se laissait-il aller comme ça ?
Il me faut du vin.

Le chalet n’est pas grand. Une chambre, une salle de bains, une cuisine sommaire qui ouvre sur un salon fatigué. Des truites naturalisées aux murs, des hameçons et des appâts dans des vitrines poussiéreuses. Un poêle à bois. Les murs exhalent un parfum de sel, froid, minéral. Je crois que nous aimions venir ici pour l’exiguïté du lieu. Poser nos brosses à dents côte à côte sur la petite vasque en pierre, écouter la même musique, nous frôler pour mettre le couvert, cuisiner.
Ici il n’y a rien. Et puisqu’il n’y a rien, il y a tout, pardon pour ce poncif, mais la forêt, le lac, les oiseaux, les herbes sauvages, c’est tout. Quand je dis qu’il n’y a rien, je veux dire qu’il n’y a personne. Personne d’autre que M. et moi. J’ignore ce qu’il vous racontait pour justifier ses absences. Un séminaire, quelques jours entre copains, un stage de natation… Nous n’en parlions jamais. Il avait honte, sans doute, et moi aussi.
Ici, on pouvait s’imaginer qu’on ne rentrerait jamais. Qu’on vieillirait comme ça, tous les deux. Un chien, quelques poules. Nous nous suffirions. Nous aimions ce mensonge. Et puis moi parfois j’y croyais.
En réalité, c’était un mensonge par omission. Non parce qu’il omettait ma fille – Nina est grande – mais plutôt mon besoin de solitude. J’aimais l’incursion de M. dans mon espace durant ces quelques jours que nous volions de temps en temps. Mais est-ce que je l’aurais supportée toute l’année ?
En fait oui, probablement oui. Nous étions assez vieux tous les deux, je veux dire lui et moi, pour savoir comment préserver notre espace de l’autre. Nous nous connaissions assez. Peut-être qu’il aurait suffi de me construire une cabane à côté du chalet, mon atelier, ma chambre à moi.
Alors, qu’est-ce que ce mensonge cachait au juste ?
Sans doute la terreur qui nous habitait tous les deux d’épuiser notre dialogue jusqu’ici intarissable. Dialogue des mots, bien sûr, dialogue des corps, dialogue affamé de ceux qui viennent de se rencontrer.
La terreur du silence blasé, du désir sec.
Et évidemment ce mensonge vous omettait vous. Et votre fils. Et le monde qui brûle.

12 h 43 à la montre de M., toujours posée sur la table de chevet. Je n’ose pas toucher à ses affaires. Je n’ose pas regarder son téléphone posé sur le buffet, à côté du poêle. J’aurais accès à sa vie. Son courrier, ses réseaux sociaux.
Est-ce que tout ça va disparaître avec lui ? Est-ce que son adresse mail sera supprimée ? Ou continuera-t-elle d’exister, comme une maison abandonnée, hantée par les échanges professionnels, les newsletters non lues, les vieilles factures, vos disputes ? Je sais que vous vous disputiez essentiellement par mail. C’est une chose que M. m’avait confiée. Lorsqu’une tension naissait, vous vous taisiez et poursuiviez la discussion par écrit. Est-ce que vous allez archiver ces échanges ? Je crois que si c’était mon histoire, mes disputes, mon couple, ces messages me seraient plus précieux que des photos de vacances, moins mensongers.
J’ai envie d’aller les lire. Je pourrais vérifier si le récit que M. me faisait de votre couple correspond à la réalité. Peut-être que si j’ouvrais son téléphone je découvrirais un tout autre M. Peut-être que je trouverais des horreurs, des vidéos abominables, de la pédopornographie, des chatons égorgés. On ne sait jamais.

Vous écrire me réconforte un peu. J’ai quitté la chambre, allumé un feu, mis de la musique. Nick Cave. Sa voix va bien avec le décor, le lac, les nuages fades. Mon gilet en laine trop grand, le crépitement du feu, le sol en pierres du pays. Tout sied. Un vrai cliché, on dirait une pub pour, pour je sais pas quoi, pour un truc que j’emmerde. Fait chier. Je me ressers un verre de vin. La bouteille que nous avons entamée avant-hier.
Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Bon anniversaire ! J’ai quarante et un ans. J’imagine que quelque part, au fond de la valise de M., il doit y avoir un petit cadeau pour moi. Je préfère ne pas y penser. Quelle est la date de votre anniversaire ? Que vous offrait-il ? Vous disait-il encore « je t’aime » ? Vous embrassait-il encore ?
Demain je devrai rendre les clefs. Demain vous vous attendez à le voir revenir. Demain, il faudra partir.
Je pourrais appeler la police maintenant. J’aurais pu l’appeler hier.
Je n’ai pas pu. On me l’aurait pris. On vous l’aurait rendu. Et puis quoi ? S’il n’est pas avec moi, il est seul. Il aurait traversé seul les préparatifs des funérailles, on l’aurait couché dans une chambre froide, des mains l’auraient touché, qui ne sont pas les miennes.
Seul dans son cercueil pendant la cérémonie, seul dans le four. Je n’ai pas besoin de condoléances, pas besoin de cendres. Je ne suis rien. Mais M. a besoin de moi. Ou j’ai besoin de veiller sur lui. Je ne l’abandonnerai pas.
Je sais qu’il ne manquera à personne chez moi. Ma fille le connaît peu. Idem pour mes amis. Ça n’a pas d’importance, je l’ai aimé seule, je peux le pleurer seule. Mais je ne peux pas l’abandonner maintenant.
Ça n’est pas votre faute, je sais que vous auriez fait ce qu’il fallait. Mais ça n’aurait pas suffi.
Je vais retourner m’allonger contre lui.

Depuis ma rencontre avec M. je me demande comment ça va finir. J’ai toujours cru qu’il me quitterait, c’était dans l’ordre des choses. Ou alors que je rencontrerais quelqu’un. Classique. Quelqu’un qui voudrait partager son plan d’épargne-pension avec moi. Ça, j’avais essayé avant M. L’épargne-pension avait perdu. Romain. Sur le papier, c’était tentant. Il donnait un cours de menuiserie et je voulais menuiser. Il voulait un enfant, j’avais un ventre.
Romain était gentil, brillant, son intelligence m’érotisait, ça n’était pas réciproque. Il aimait me montrer, il aimait mes shorts courts, il aimait mon cul. Non, il n’aimait pas mon cul. Il était fier de mon cul. La lueur d’envie dans les yeux de ses potes l’égayait. J’étais son cul. Et la gentille mère de son enfant. Attentionnée, présente, certes, mais jamais assez. Jamais aussi dévouée que sa mère à lui. Il ne formulait pas de reproches, il se raidissait, laissait échapper des micro-tics d’insatisfaction, suivis d’un conseil, d’une suggestion. Il n’aimait pas que je m’investisse dans mon travail plus que nécessaire. Je suis prof de français. Il détestait que j’accompagne les voyages scolaires. Sa fille, sa femme, ses potes, le rugby le dimanche et voilà. Quatre potes. Il les avait rencontrés en maternelle et ils ne s’étaient plus quittés. J’admirais cette fidélité, cette constance. Un deuil, une séparation, un épisode alcoolique, dépressif, chacun posait quelques jours de congé, ils embarquaient le blessé et venaient lécher leurs plaies, ici au chalet. Le chalet de Jacky. Jacky, le parrain de Romain. Et donc le parrain de tous. Ce que les quatre potes avaient en commun, c’était l’absence du père. Père parti, jamais arrivé ou mort. Alors Jacky avait adopté tout le monde, en quelque sorte. Et il possédait ce chalet, ce lac.
Depuis ma séparation avec Romain, je suis restée en contact avec lui. Il reste fidèle aux ex aussi. Il comprend, il en a vu d’autres. La bande m’a répudiée, pas Jacky. Puis il a adopté M., presque sans poser de questions, même si M. n’avait pas vraiment besoin d’un père.
Demain, je devrai lui rendre les clefs du chalet.
Demain, je devrai prendre une décision.

J’ai eu peur de vieillir. C’est banal, évidemment. Ça m’est arrivé un jour par surprise. J’ai toujours entretenu un rapport serein avec mon âge, accueillant mes premières rides avec une relative indifférence. Été plutôt amusée de me trouver quelques poils et cheveux gris vers la fin de la trentaine. Il ne m’est pas venu à l’idée de les camoufler. Je marchais vers la quarantaine, droite, sereine, croyant avoir échappé à cette angoisse de l’âge par je ne sais quel miracle ou je ne sais quelle sagesse.
Et puis, trois jours avant mes quarante ans, lors d’un dîner chez une connaissance, une femme a évoqué devant moi une soirée passée avec M., sans savoir qui j’étais pour lui, ni qui il était pour moi. Elle racontait, le sourire lourd de sous-entendus, comme M. avait sympathisé avec une de ses amies. Une jeune femme charmante, fin de vingtaine, drôle, captivante. Il n’était pas question de drague, mais de la fascination de M., je pense même que l’expression « bave aux lèvres » a été prononcée. J’ai pris congé, prétextant une migraine foudroyante. Je suis rentrée chez moi, sous la pluie d’avril, furieuse d’avoir été obligée de laisser cette femme brosser un portrait aussi minable de M. sans réagir. Et puis furieuse de constater que ce récit m’avait ébranlée. Pas tant l’idée qu’une autre puisse capter l’attention de M., ce sont des choses qui arrivent, j’ai appris à dompter mon ego de ce côté-là. C’était l’âge de cette autre. Dix ans de moins que moi, seize de moins que M. « Le marché de la bonne meuf. » Je me suis sentie poussée vers la sortie de la foire aux bestiaux, où je tenais pourtant une place honorable, non par cette femme plus jeune que moi mais par lui, et sa terreur de vieillir. Qu’il venait de me transmettre.
Je me suis retrouvée ce soir-là face à ce constat comme devant une route éventrée par un cours d’eau souterrain. J’avais quarante ans moins trois jours, je me tenais au bord de ce gouffre, à la fois lasse et effrayée, à me demander comment remblayer tout ça. Une part de moi-même a tenté un vain « quitte-le, c’est lui le problème, ou c’est chez lui que réside le problème, pourquoi deviendrait-il le tien ? ». Mais je n’avais pas envie de quitter M. J’ai pensé que je pouvais vivre avec cette angoisse, cette épée au-dessus de la tête. Un jour M. se trouverait une maîtresse plus jeune. Dernier tour de carrousel, je serais remerciée, il faudrait rentrer.
Comment vivez-vous avec ça ? Est-ce que vous savez qu’il ne vous quittera jamais ? Enfin, qu’il ne vous aurait jamais quittée ? Parce que, vraiment, c’était le cas. Et ça me convenait, je crois l’avoir déjà dit, je ne sais plus.
Il y avait ces mots qui flottaient entre nous, que nous n’avions plus besoin de prononcer. « Aussi léger à porter que fort à éprouver. » C’était comme ça que nous définissions notre lien, nous en avions fait une sorte de devise ou de promesse, que nous avions empruntée à Camus, ou à René Char, je ne sais plus. L’un écrivait à l’autre : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. »

Quelle heure est-il ? Le soleil écrase le lac. Un troupeau d’ânes est venu boire il y a quelques minutes. Je me demande s’ils appartiennent à quelqu’un. Est-ce qu’on les élève pour une raison précise ? Est-ce qu’on les mange ? Quand j’étais petite, mes parents me racontaient que la viande des grisons était de la viande d’âne. Je crois que c’était pour que j’arrête de me jeter sur le plateau de charcuteries. Je ne sais plus si ça fonctionnait. Sans doute. Je pensais à Cadichon, dans les Mémoires d’un âne, et me rabattais sur les pistaches.
Une pie s’est posée sur l’encolure de l’un d’entre eux, a picoré quelques parasites dans sa crinière. L’âne a tendu le cou, il semblait aimer ça. Puis la pie s’est envolée et l’âne l’a suivie des yeux, presque triste, comme s’il se sentait abandonné. Est-ce qu’ils se connaissent ? Est-ce qu’elle vient l’épouiller régulièrement ? Possèdent-ils un langage commun ? Est-ce qu’elle le préfère aux autres ?
J’entends le cri d’un rapace. Une buse, un faucon, un aigle ? J’ignore qui vit dans ces montagnes. Je peux le voir tournoyer, trop haut pour que je puisse l’identifier. Encore que, même s’il venait se poser sur mon bras, je serais incapable de différencier un faucon d’une buse. Un aigle royal, peut-être.
Je regarde l’heure sur mon portable, je n’ose plus trop entrer dans la chambre. J’irai tout à l’heure, pour dormir près de lui. Il n’y a aucun réseau ici. Si j’avais voulu appeler les secours, je ne sais pas si j’aurais pu. Mais je n’ai pas essayé.

Je vous ai dit que je lui ai donné un bain ?
Il adorait les bains. C’était hier, dans l’après-midi. Il était si froid, j’ai voulu le réchauffer. Il n’était pas encore raide. Je l’avais ramené dans le chalet, luttant contre son poids et mon chagrin. Je pleurais sans arrêt, peinant à retrouver mon souffle. Aujourd’hui j’ai des courbatures dans les bras, les épaules, les cuisses. Je l’ai traîné, en passant mes avant-bras sous ses aisselles depuis la plage de galets. Ou alors c’est une grève ? Quelle est la différence entre plage et grève ? Un jour je vérifierai. En tout cas, l’étroite étendue de galets sur laquelle vient mourir le lac. « Vient mourir le lac », stupide formule… Le lac ne meurt pas, lui. Il ne mourra jamais.
Je réalise que je vous raconte tout dans le désordre. J’écris ce qui me vient, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Et que c’est à vous que je me sens liée maintenant. Est-ce que vous avez commencé à vous inquiéter ? J’espère que non. J’espère que vous vous endormirez confiante – demain soir il va rentrer –, que vous gagnerez une nuit de plus avec lui, même s’il n’est pas là, avec la certitude de lui dans votre vie. J’ai terminé la bouteille de vin. Je rêve d’une cigarette.

Je crois que je me suis trompée. Sur les raisons qui me poussent à vous écrire. J’ai cru que c’était un moyen d’échapper à l’instant, à ce chalet, à la douleur, au corps de M. gisant là sur le lit. J’ai cru qu’en m’adressant à vous, à travers l’espace et le temps, je pourrais être vous, me glisser dans votre peau, dans votre ignorance. Voir avec vos yeux, toucher ce que vous touchez. Est-ce que ce n’est pas ce que j’ai secrètement souhaité depuis ma rencontre avec M. ? Dormir près de lui chaque nuit, connaître ses gestes intimes, où il pose ses clefs en rentrant, comment il embrasse votre fils, ses rituels quotidiens, sa façon de ranger les courses, sa voix lorsqu’il prend un rendez-vous chez le médecin… Je ne sais pas. Il y a un prix à payer pour connaître ces détails-là. J’aurais aimé y accéder, découvrir chaque recoin de M. sans avoir à les côtoyer chaque jour. Vous pourriez dire la même chose. Je connais un autre M. que vous. M. dans son costume de mari infidèle. C’est si banal, pardon. Mais voilà où je voulais en venir. Je me suis trompée, je vous écris par amour, pas par amour pour M., quoique si, probablement aussi. Mais parce que je vous aime, vous. C’est ce que j’aimerais me faire croire en tout cas. C’est tordu, oui. Garder le corps de son amant mort c’est tordu, aimer c’est tordu. Je suis tordue, voilà. Mais donc je vous aime. Ou j’aimerais me le faire croire. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rivalité ? Nous ne sommes pas rivales. Vous ne l’auriez peut-être pas vu comme ça, et c’est la raison pour laquelle M. ne vous a jamais parlé de moi, mais moi je peux vous l’affirmer, il n’existe pas de compétition entre nous, je ne vous ai rien pris. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Et je vous aime, sans vous avoir rencontrée, parce que M. vous aimait. Et si je vous aime à travers ses mots, c’est que ses mots étaient tendres pour vous. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Au fond je ne sais rien. Rien de ce que vous avez ressenti quand l’homme que vous aimiez, qui vous avait tout promis, avec lequel vous aviez connu mille étreintes, avec lequel vous avez décidé d’avoir un enfant, cet homme qui a dû pleurer de bonheur sur votre corps, quand il s’est mis à vous appeler par votre prénom, quand son regard s’est éteint, quand vous avez fini par comprendre qu’une partie de votre histoire était terminée, ou morte, ou, si on veut utiliser un terme plus optimiste, s’était transformée. Il y a une part de transformation dans les histoires d’amour, j’en suis certaine, mais le désir qui meurt, c’est le désir qui meurt. Point.

Le lac n’a pas de nom. On l’appelle le lac d’en haut, par opposition à son frère, le lac d’en bas. Le lac d’en bas est plus grand. Jacky y élève des truites, pour les pêcheurs qui débarquent en saison. C’est lui qui m’a appris à pêcher, j’ai adoré ça. Passer des heures à observer le bouchon à la surface de l’eau. Espérer secrètement attraper un brochet. Jacky disait qu’il devait y en avoir une dizaine dans le lac. J’aurais adoré voir sa tête, et celle de Romain, et de tous les autres si moi j’en avais ramené un. Le soir, nous mangions ce que nous avions pris. Les truites goûtaient la vase. Jacky m’avait aussi montré comment les tuer, les ouvrir, les éviscérer.
Il tient l’hôtel du Lac. Personne ne se casse la tête sur les noms dans la région. Et de fait, quand on parle de l’hôtel du Lac, tout le monde sait de quoi on parle. Une grosse bâtisse de pierre et de bois, sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée, la réception, le restaurant, la boutique de location de matériel de pêche, un étage avec les chambres, un grenier aménagé en dortoir. Devant l’hôtel, un ponton en bois s’avance jusqu’au milieu du plan d’eau. Je ne connais pas sa surface exacte, je suis nulle en surface, je dirais qu’il doit être grand comme un terrain de foot et demi mais je dis sans doute n’importe quoi. J’imagine que vous sauriez. Une architecte sait ces choses-là, non ? D’ailleurs, pourquoi est-ce qu’on mesure toujours tout en terrains de foot ?
La première fois que je suis venue ici, c’était il y a dix-huit ans, j’étais enceinte de ma fille mais je ne le savais pas encore. Son père voulait me présenter à Jacky. Je dis « me présenter à Jacky » et pas « me présenter Jacky ». La seconde formule implique une réciprocité, or il n’y en avait pas. Romain était fier, comme s’il brandissait un trophée ou une médaille gagnée sur un champ de bataille, et j’étais fière d’être ce trophée. Jacky avait eu ce regard admiratif, un peu bluffé en me regardant, et j’avais senti Romain exulter. Je n’avais pas encore ouvert la bouche, c’était inutile. Le short en jean, sexy sans être outrancier, sur des jambes minces, les bottines western, le tee-shirt court et ample, le maquillage simple, les traits réguliers, le teint sain, le sourire facile. J’étais jolie, humble, sympa, pas chiante, pas hystérique, je savais où était ma place. J’étais ce qu’on attendait de moi. Je peux sembler amère, en réalité je ne le suis plus. Ni même en colère. Les années avec Romain sont des années d’oblitération. Si je voulais en parler avec douceur, je dirais que j’avais dressé un rideau de velours épais à l’intérieur de moi, derrière lequel j’avais caché mes besoins, mes aspirations, ma créativité. Derrière lequel je m’étais effacée. Si je voulais en parler avec plus de dureté j’évoquerais un cachot. Je m’en suis longtemps voulu de m’être infligé ça. Romain n’était pas un type brutal, j’aurais pu partir.
Il avait quatre ans quand son père avait quitté sa mère, Hélène. L’histoire banale du gars qui se montre un peu présent au début, jusqu’au jour où il demande une autre femme en mariage, fonde une autre famille. Hélène avait dû se débrouiller seule avec Romain et sa sœur, Annabelle. Jacky, le meilleur ami du père, sans doute un peu amoureux d’elle, l’avait soutenue. Il l’avait aidée à trouver un boulot de vendeuse dans un magasin de vêtements, lui avait appris à conduire pour qu’elle puisse passer son permis. Il était resté proche d’eux, loyal, sûr. Romain me racontait qu’il débarquait tous les dimanches après-midi avec des provisions pour la semaine, des petits cadeaux. Ça avait duré plusieurs années, jusqu’à ce qu’il rencontre Liliane. Ils s’étaient mariés et avaient acheté cet hôtel, loin d’Hélène. Mais Jacky n’avait jamais perdu le contact avec Romain et Annabelle, qui étaient alors de grands ados. Comme si Jacky avait attendu qu’ils soient assez âgés pour s’autoriser à partir. Ou alors c’est le temps qu’il lui avait fallu pour comprendre qu’Hélène ne l’aimerait jamais comme il l’aurait voulu.

Quand nous venions ici, M. se levait tôt pour aller nager.
Le lac n’est pas une simple cuvette comme celui d’en bas. C’est un cône profond d’une cinquantaine de mètres. La légende prétend qu’il aurait été formé par les larmes du diable. Romain m’avait raconté cette histoire, la première fois que j’étais venue ici avec lui. Il avait attendu la nuit. Il faisait froid, nous nous étions emmitouflés dans une couverture, assis sur la grève, les pieds dans l’eau. Nous partagions un joint. Romain s’était installé derrière moi, m’entourant de ses jambes, sa main qui ne tenait pas le joint me caressait les seins. Il portait un pantalon léger, je sentais son érection dans le bas de mon dos. Ses amis logeaient en bas chez Jacky, à l’hôtel du Lac, dans le dortoir sous les toits. Le petit chalet nous avait été réservé, comme à de jeunes mariés.
Le joint crépitait à quelques centimètres de mon oreille.
– On raconte que le diable avait une fille. Une créature effrayante et belle, moitié femme, moitié chèvre. Comme le diable, elle se tenait debout sur ses pattes arrière, le haut du corps et les seins nus, une chevelure broussailleuse, des yeux noirs. Elle vivait ici dans ces montagnes, heureuse. Et pendant ces années les hommes vécurent paisiblement, le diable ne tourmentant plus personne, fou d’amour pour sa fille. Il l’avait avertie : « Tu peux aller partout, dans ces montagnes, te lier d’amitié avec la marmotte, le bouquetin, le corbeau, le lynx. Mais tu ne dois jamais t’approcher des humains. » La petite avait grandi là-haut sur le glacier, elle connaissait chaque rocher, parlait le langage des fleurs et des insectes, nageait avec les loutres, avait appris à se cacher. Un jour, elle aperçut un berger et en tomba amoureuse. Elle l’observa de loin pendant plusieurs semaines, dissimulée derrière un rocher. Puis elle finit par braver l’interdit. Un matin, alors que le jeune homme veillait sur son troupeau, assis au soleil, elle approcha sans bruit, dressée sur ses pattes arrière…
– Et le chien du berger l’a bouffée !
– Non.
– Il a rameuté le village, ils l’ont pourchassée dans toute la montagne avec des torches et des fourches et ils l’ont brûlée ?
– Oh, t’es chiante, non. Il a pas voulu d’elle et elle s’est suicidée. Bref. Le diable s’est assis sur ce rocher et il a pleuré pendant des jours et des jours et des jours, ce qui a formé le lac.
Il avait cessé de me caresser les seins, son érection s’était tue.
J’ai l’impression de nous voir là, Romain et moi, assis au bord de l’eau, comme si les dix-huit ans qui me séparent de cette scène s’étaient réduits à l’épaisseur de la brume.

Les eaux sombres sont bordées d’une plage de cailloux clairs, couleur cendre, et tout autour les crocs montagneux qui lézardent le ciel. Hier je trouvais ça joli, majestueux, poétique, ce que vous voulez. Aujourd’hui ils m’apparaissent menaçants, sinistres, chargés d’une puissance maléfique.

Hier matin, j’ai senti M. se réveiller. Il m’a embrassé la nuque, m’a enlacée. Son corps du matin me paraissait presque étranger, tant les nuits que nous passions ensemble étaient rares. J’étais habituée à son corps de l’après-midi, ferme et frais. Au réveil, je le découvrais chaud, amolli par la nuit. Son souffle plus chargé que d’ordinaire. J’adorais ce nouveau M. Peut-être que dans ces moments-là j’étais un peu jalouse de vous. Et je lui en voulais presque d’écourter ces matins en partant nager. M. prend rarement son temps. Comme s’il était conscient d’une urgence qui m’échappait. Quand la soirée est bonne, je suis capable de tomber dans des gouffres temporels, oublier qu’il existe un lendemain, parler, danser, rire jusqu’à l’aube, jusqu’à l’épuisement. »

Extraits
« Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain. » p. 60

« M. était mon ami, c’était tout ce que je demandais, c’était tout ce que l’adolescente que j’étais demandait, «aussi léger à porter que fort à éprouver», celui à qui je pouvais tout dire, absolument tout, devant qui j’étais moins pudique qu’envers moi-même. Alors j’étais peut-être en train de fredonner une berceuse à un mort sur une montagne humide et blasée, prête à mourir moi-même d’une morsure de vipère, mais je l’avais eue, ma Harvest Moon. » p. 191

« — Je sais pas exactement… Je voulais… je voulais trouver autre chose pour lui, pas les funérailles classiques, je voulais qu’il soit bien, je voulais pas l’abandonner, je voulais pas le quitter mais maintenant je sais pas. Toute seule j’y arrive pas. Je pouvais pas affronter le regard de ma mère, ou de ma fille, je voulais pas les mêler à ça. On s’est aimés seuls tous les deux, je veux dire, dans notre coin, cachés, j’ai voulu continuer comme ça, le garder pour moi. Mais voilà, je suis fatiguée. Et puis il y a sa femme et son fils et tous les gens qui l’attendent et qui ne le voient pas revenir, je sais bien que je n’ai pas le droit de faire ça mais merde… » p. 202-203

À propos de l’auteur
DIEUDONNE_Adeline_DRAdeline Dieudonné © Photo DR

Adeline Dieudonné est née en 1982, elle habite Bruxelles. Elle a remporté avec son premier roman, La Vraie Vie, un immense succès. Multi-primé, traduit dans plus de 20 langues, ce livre a notamment reçu en 2018 le prix FNAC, le prix Renaudot des lycéens, le prix Russell et le prix Filigranes en Belgique ainsi que le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2019. Il s’est vendu à 250 000 exemplaires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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Les poumons pleins d’eau

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Lauréate du concours Bookmakers © Production Arte Radio

En deux mots
Le père de Claire s’est donné la mort. Une fin tragique à laquelle sa fille ne se résout pas. Alors, elle fait revivre cet homme fantasque en explorant sa vie, ses souvenirs, ses rêves. Alors cet homme-poisson continue de nager à ses côtés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solution est aqueuse

Dans ce premier roman qui fait revivre un père qui s’est suicidé sous la forme d’un poisson, Jeanne Beltane dit avec poésie la relation père-fille, la difficulté du deuil et la force des rêves. Joliment construit, cette plongée fantastique est aussi un bel hommage.

En collaboration avec Arte Radio, Nicolas Mathieu avait proposé aux auditeurs le challenge suivant: «Faites exister un personnage sans le décrire et en 1.000 mots.» La lauréate de ce concours était Jeanne Beltane. Elle s’est appuyée sur ses premiers mille mots pour enrichir son récit et en arriver à ce premier roman.
Les poumons pleins d’eau est une réflexion originale, à la fois dans sa construction que dans son style, sur la relation qui unit un père et sa fille. Il y est question de deuil et de la douleur de la perte, de métempsychose et de réincarnation, mais aussi d’échange et de dialogue par-delà la mort. Ajoutez-y une touche de fantastique, quelques poissons et un rat et vous aurez le cocktail absurde qui fait le sel de cet inclassable quête.
Tout commence par une partie de pêche. Un minuscule poisson argenté, qui se faufile au milieu des silures, est hameçonné. L’épinoche finira dans un aquarium où la jeune fille qui l’a attrapé peut tout à loisir l’observer.
On retrouvera l’épinoche plus tard dans le récit, le temps de comprendre qu’il symbolise le père dont Claire fait le deuil.
C’est sur la plage de Saint-Malo qu’une amie le fait revivre. L’ayant bien connu, elle raconte à sa fille l’homme qu’il était, fantasque et excessif. Au tabac, à l’alcool et au cannabis, il ajoutait volontiers une bonne dose d’adrénaline. Cigarettes, alcool, cannabis. C’est ainsi qu’il a sauté d’un balcon pour honorer un pari, qu’il s’est lancé sur une piste de ski sans se soucier des autres ou encore qu’il plongé dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton. À chaque fois, il a frôlé la mort.
Alors Claire ne peut pas comprendre pourquoi il a choisi de se suicider. Alors Claire refuse cette mort. D’ailleurs, il n’est pas mort puisqu’il partage ses rêves qui, insérés au fil des chapitres, donnent une autre image de cet homme.
Jeanne Beltane a choisi une écriture poétique pour poursuivre une relation que la mort ne saurait entraîner vers le néant. En remontant à l’origine, dans le liquide amiotique, elle peut nager aux côtés de cet homme-poisson.
Chargé de jolies métaphores, l’écriture fuit alors le réel pour se rapprocher de la seule vérité qui vaille, celle des sentiments.
N’hésitez pas à plonger avec Jeanne Beltane!

Les poumons pleins d’eau
Jeanne Beltane
Éditions des Équateurs
Premier roman
144 p., 16 €
EAN 9782382843611
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sans qu’elle ait pu s’y préparer, elle traverse à toute vitesse une surface liquide. Elle se débat dans un fluide baveux et chaud qui lui rappelle le ventre de sa mère. Elle n’a bientôt plus d’oxygène et peine à remonter à la surface quand ses yeux croisent un regard. Son père!»
Le père de Claire s’est suicidé. Confrontée aux vérités étouffées et aux facettes douces-amères de cet homme fantasque, elle tente de faire le deuil.
Quelque part entre le monde des vivants et celui des morts, surgit soudain la voix de ce père-chimère, qui observe sa fille se démener pour le retrouver. Depuis ce territoire impalpable, il sent peu à peu Claire se rapprocher…
Dans ce premier roman sous forme d’une quête hallucinée, Jeanne Beltane raconte la perte et lui redonne chair en interrogeant la porosité des frontières entre les royaumes du réel et du sensible. Par son verbe tranchant et son goût pour l’absurde, elle nous transporte dans un univers onirique, teinté d’un humour noir salvateur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Lolita Francoeur)
Arte Radio (Concours Bookmakers)
Le Petit bulletin (Stéphane Duchêne)
Blog Baz’Art
Blog littéraire de Rémanence des mots

Les premières pages du livre
« Prologue
Au commencement étaient les sédiments. Une masse sombre et oblongue gît au fond de l’eau. Par temps clair, elle est visible depuis la surface, quand la vase n’est pas remuée par la pluie. À première vue, il s’agit d’une grosse pierre polie par les années et recouverte d’algues vert brun. Jusqu’à ce que la pierre bouge et remue la vase avec ses nageoires.
L’animal rejoint ses congénères dans un nuage de limon. Il pressent quelque chose. Imperceptiblement, les oscillations à la surface de l’eau lui indiquent un changement à venir. Son instinct le guide vers ses pairs, déjà dans l’attente, à l’affût. Ils ont perçu des vibrations, sourdes.
L’eau se trouble davantage. Les silures agitent désormais leurs barbillons, frénétiques, à la recherche d’indices supplémentaires. Leurs corps mous et massifs se frôlent d’abord, puis se bousculent. Au milieu de cette agitation, un minuscule poisson argenté semble s’être égaré et se faufile entre les chairs glissantes et sans écailles des mastodontes préhistoriques.
Soudain, une pluie sablée descend lentement au fond de l’eau, comme au ralenti. Une poussière d’or dans les rayons du soleil qui traversent la surface.
Les silures se battent pour ingérer cette pluie sédimentaire. Le petit poisson, plus vif qu’eux, gobe une quantité excessive pour son gabarit. Une intuition le pousse à se gaver de cette nourriture providentielle. Très vite, il se sent lourd, oppressé par cette matière non identifiée qui lui érafle l’œsophage et pèse sur son estomac. Il appréhende l’erreur peut-être fatale. Il respire avec difficulté, ses branchies se soulèvent péniblement. La nuit tombe au-dessus du lac et il n’en mène pas large.
Au matin, alors que le soleil perce la brume, il est toujours. Il se remet doucement, mais, en son for intérieur, quelque chose a changé. Étrangement, il éprouve une vitalité nouvelle. Ce repas n’était finalement pas une mauvaise chose.
Un éclair attire son regard, il aperçoit un ver à la surface. Ces dernières heures, sa curiosité lui a été plutôt bénéfique. Il se hâte donc vers la larve pour la gober quand une douleur fulgurante lui déchire la bouche. Il se sent happé hors de l’eau.— J’ai réussi ! J’ai réussi !
— Bravo, ma chérie. C’est une épinoche.
— On peut le garder ?
— Il vaudrait mieux le remettre à l’eau. On l’a déjà bien amoché. Et on n’en fera rien pour le repas.
— S’il te plaît… J’aimerais le garder et le mettre dans un bocal. Dis oui.
Cerné par les parois en plastique du seau, la bouche endolorie par la morsure de l’hameçon, le poisson sait qu’il devrait être terrifié. Mais cette force nouvelle en lui exalte plus encore sa curiosité. Ignorant son instinct de survie, il se laisse guider par cette énergie autoritaire qui a pris possession de son organisme.

À la recherche d’indices
Claire longe la grande plage de Saint-Malo.
La marée monte vite et ses pieds s’enfoncent dans le sable trop mou. Il infiltre ses méduses, formant des paquets sous ses pieds. Elle retire ses sandales en plastique et poursuit pieds nus, progressant tant bien que mal dans ce sol meuble.
Elle n’est pas une fille de l’océan. Son environnement naturel : la montagne et les forêts.
Elle voit une femme se diriger vers elle. C’est une amie de jeunesse de son père avec qui elle a rendez-vous. Pendant deux heures, cette femme lui racontera combien son père incarnait la vie.
Claire n’a pas vu cette femme depuis vingt-cinq ans, et pourtant son souvenir persistait dans sa mémoire olfactive. Pendant près de deux décennies, sans jamais avoir eu l’assurance de la revoir, Claire s’était remémoré par intermittence son parfum de tubéreuse poudrée. Dans son esprit, cette voix rauque était indissociable d’une photographie en noir et blanc étudiée cent fois – ou plus. On y voit quatre jeunes femmes assises en tailleur sur un grand tapis poilu. Elles ont les cheveux longs et des pulls tricotés main en mohair. La femme de la plage tient une tasse de thé à deux mains. Au milieu du cercle, un bébé, Claire. La photo saisit un instantané de vie, une discussion entre amies. Il s’en dégage quelque chose d’éminemment rassurant. Cette image agit dans sa mémoire comme une évocation de sa toute petite enfance, la nostalgie d’une époque qu’elle imagine insouciante. La fin de la décennie 70 et le début de la suivante sont racontés par des albums photo remplis de jeunes gens ébouriffés et hilares. Ils font la fête, souvent, ou le GR 20 en espadrilles. Et il y a, elle, Claire, minuscule dans un caban rouge, désormais centre de gravité de ce petit monde.
L’amie de son père fait resurgir un passé doux comme un cocon. Elle lui raconte cette amitié de jeunesse qui débute à une boum. Elle dit : j’ai 14 ans, je suis une gamine, pas réglée et asexuée. Le long du mur s’alignent des garçons plus âgés en pantalon de velours côtelé et pull shetland, l’uniforme de l’époque. Je suis seule sur la piste, je danse comme une folle, sans me soucier des regards. Ton père a quatre ans de plus que moi mais on va devenir inséparables. Pendant des années il va me raconter ses amours. Il tombait amoureux souvent.

Dans la tête de Claire, Suzanne de Leonard Cohen. Elle imagine son père jeune grattant la guitare au coin du feu. Il n’a jamais fait de guitare.
Une nuit, il l’avait réveillée et lui avait fait traverser Paris : j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Elle avait marché dans la nuit comme une somnambule. Il lui avait dit, surexcité : Je vais être père. C’était la naissance à venir de Claire qu’il annonçait à cette femme.
Elle dit : On ne possède qu’une chose dans la vie, c’est un corps. Un corps, c’est un océan, une forêt, une montagne. On doit en prendre soin. Ton père a maltraité le sien. Cigarettes, alcool, cannabis.***Son père, cette gueule cassée. Non, il n’avait aucun respect, aucune indulgence pour son corps.
Qu’il saute d’un balcon pour honorer un pari absurde en soirée ou qu’il file sur une piste de ski sans se soucier des autres, cela se terminait invariablement sur un lit d’hôpital.
Ainsi, la station debout sur un skate n’avait duré que quelques secondes avant la fracture ouverte. L’os sortait de sa jambe devant les regards horrifiés des enfants. Scène gore au milieu du lotissement. Ou le plongeon dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton pour ensuite arborer pendant six mois une coque en plastique le moulant du torse à la tête. Un moindre mal face à la tétraplégie qui avait failli être la conclusion de ce choc. Elle le revoit, immobile, la tête dans l’eau, comme un cadavre.
Mais aussi l’accident de ski. Il avait percuté quelqu’un, et failli perdre un œil. La lame du ski était passée juste à côté, entaillant l’arcade. Claire ne s’en souvient pas tout à fait, mais sa mère lui avait raconté qu’elle était terrifiée par son père, le visage violacé, hématome géant.
Et puis l’accident de voiture. Là, elle s’en souvient. Elle se remémore le coup de fil lui annonçant son père à l’hôpital, le pronostic vital engagé. C’était trois jours avant son départ à Madagascar où elle partait travailler. Elle avait sauté dans un train et l’avait découvert intubé de toutes parts, la tête tondue, shooté à la morphine, incapable de parler. Elle se souvient aussi de lui six mois plus tard : il flottait dans ses vêtements, une chiffe molle, vieilli prématurément. Et les douleurs qui ne l’avaient plus quitté ensuite, qui le rongeaient.
Elle se souvient de sa lampe clignotant en haut de la montagne qui fait face à leur immeuble. Il a décidé de grimper seul et de dormir là-haut. Ils échangent des signaux lumineux, lui avec sa frontale, elle en actionnant l’interrupteur de la cuisine.
Elle le revoit jurer en bricolant. Les insanités fleurissaient, en français ou en allemand, dès qu’une vis ou qu’un clou lui tenait tête. Il jurait souvent contre les objets, les accusant d’agir effrontément contre sa volonté. Quand elle était d’humeur taquine, elle en riait – ce qui n’arrangeait pas les choses –, mais le plus souvent, elle fuyait la tempête.
Elle se souvient de la dernière fessée déculottée. Celle de trop. Elle a déjà 13 ans et vivra longtemps avec cette humiliation.
Elle le revoit les yeux brillants, le verbe haut. Il a trop bu et s’insurge une fois de plus contre la connerie du genre humain. Il refait le monde, sans religion monothéiste. Il dit : une bombe à neutrons sur Jérusalem et on règle le conflit israélo-palestinien une bonne fois pour toutes ! Sans rien détruire de cette magnifique ville. Propre et efficace.
Enfin, elle le revoit en pleurs, figure victimaire : Tu ne m’aimes pas, personne ne m’aime.
***
Il y a quelques jours, elle est allée vider la maison de son père avec son frère et sa sœur. Ils se sont partagé les vinyles. Ils ont rassemblé les petits objets qui leur semblaient importants ou impossibles à jeter : de vieux passeports, des poèmes et des carnets de notes, deux pipes en écume, un morceau d’optique de microscope, une loupe, des ciseaux de coiffeur, un coupe-ongles, deux couteaux de poche, une figurine de mineur en plomb. »

À propos de l’auteur
BELTANE_Jeanne-©marion-bornazJeanne Beltane © Photo Marion Bornaz

Lauréate du concours d’écriture d’Arte Radio (Bookmakers) à l’initiative de Nicolas Mathieu et Richard Gaitet, Jeanne Beltane livre ici son premier roman, Les Poumons pleins d’eau, inspiré des quelques pages primées. (Source: Éditions des Équateurs)

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Il ne doit plus rien m’arriver

PERSAN_il_ne_doit_plus_jamais_rien_marriver

RL_2023  Logo_premier_roman  POL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Un père déambule dans les rues au petit matin, accompagné de ses deux fils. Ils viennent de perdre leur épouse et mère qui n’a rien pu faire face au cancer. Il leur faudra désormais apprendre à vivre sans elle. Et s’occuper des formalités et des obsèques.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Quand la mort frappe, la vie fait son baroud d’honneur»

Dans ce premier roman très touchant Mathieu Persan rend hommage à sa mère, emportée par un cancer à 68 ans. Une évocation bouleversante, pleine de tendresse et d’humour.

«Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc. Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.» La première scène du roman qui a du reste inspiré l’auteur-illustrateur pour la couverture de son livre, en donne bien le ton. À l’aide de jolies descriptions teintées d’humour, le narrateur va raconter le combat de sa mère face à la maladie, le jour où elle est morte et ceux qui ont suivi avant de revenir sur sa vie et celle de la famille.
Si le titre peut paraître énigmatique, il résume à lui tout seul ce que fut cette mère-louve, s’exclamant à la naissance de son premier fils «Il ne doit plus rien m’arriver» et scellant ainsi sa conduite à tenir. Désormais, elle sera là exclusivement pour ses enfants et mettra en parenthèse toute autre ambition. Elle était pourtant une brillante scientifique, mais n’hésitera pas à mettre sa carrière entre parenthèses pour jouer à fond son rôle de mère, aimante et dévouée, accueillante et attentive. Si l’auteur en fait un portrait plein de tendresse, il raconte aussi avec pudeur son combat contre la maladie et les derniers jours d’une vie qui s’est définitivement arrêtée trop vite, laissant mari et enfant totalement désorientés.
Les jours qui suivent le décès forment sans aucun doute la pièce-maîtresse de cette tragi-comédie. Car la peine et la perte confèrent aux hommes de la famille une sorte d’hypersensibilité qui les rend attentifs à de détails incongrus, à des paroles maladroites, à des conseils qui dans ce contexte sont totalement absurdes. Cela nous vaut des éclats de rire libérateurs, soulageant une très forte douleur. L’employé de la société d’assurances, celui des pompes funèbres ou encore les ouvriers chargés de sceller la tombe avec leur drôle de machine qui couine devenant, sans qu’ils s’en rendent compte, de formidables acteurs comiques. Car «c’est quand la mort frappe que la vie fait son baroud d’honneur.»
On retrouve dans ce premier roman les mêmes qualités que dans un autre premier roman, celui d’Anne Pauly qui avait rendu en 2019 avec Avant que j’oublie un hommage à son père disparu avec cette même tonalité aussi émouvante que drôle et mettait, elle aussi, le doigt sur tous ces détails absurdes qui suivent le décès.
Mathieu Persan a indéniablement trouvé un style, un ton, qui accroche le lecteur dès les premières pages. Il réussit le tour de force de rendre réjouissante l’épreuve du deuil et, ce faisant, donne aussi à son livre un prix inestimable, puisqu’il aidera tous ceux qui sont frappés par un deuil, à les accompagner et à les soulager dans leur malheur. Quand vous l’aurez lu, je gage que vous aurez comme moi l’envie de le retrouver bien vite dans de nouvelles aventures.

Il doit ne plus jamais rien m’arriver
Mathieu Persan
Éditions de l’Iconoclaste
Premier roman
270 p., 20 €
EAN 9782378803575
Paru le 22/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Bordeaux, Saint-Malo, l’ancienne commune de Cerçay, Frasne et Pontarlier et des voyages effectués en Italie, Autriche, Allemagne, Yougoslavie, Grèce, Espagne, notamment à Séville, et aux Etats-Unis, à Boston, New London, New York, puis l’Ouest américain de Los Angeles au désert de Mojave et à Monument Valley.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un portrait puissant de femme au travers des yeux aimants de son fils.
De l’illustration aux mots
Pour la première fois, l’illustrateur quitte le dessin pour les mots. Mais il lui reste l’art de la mise en scène et de l’image. Par petites touches, il dresse le portrait d’une mère drôle et aimante, d’une femme forte et déterminée.
L’amour fusionnel entre un fils et sa mère
Lorsqu’elle accouche de son premier enfant, la mère de Mathieu Persan s’exclame : « Il ne doit plus jamais rien m’arriver. » Dorénavant, elle vivra à travers ses enfants, se dévouant à eux corps et âme. Mathieu est le petit dernier, le plus drôle, le plus fusionnel aussi. Il grandit, devient père de deux enfants, mais lorsque sa mère atteint l’âge de la retraite, elle lui annonce l’arrivée d’un intrus : le cancer.
Quand la vie reprend ses droits
Dans ce récit, Mathieu Persan raconte les combats de sa mère contre la maladie, jusqu’à ses derniers jours ainsi que les siens et ceux de sa famille, après sa disparition. Malgré́ tout, à mesure que sa santé se dégrade et ensuite quand le deuil s’installe, un constant appel à̀ la vie refait surface. Ce sont les souvenirs d’enfance au sein d’une famille fantaisiste, l’empreinte des grands-parents juifs, l’amour de la cuisine, les grandes tablées ouvertes à tous. Mathieu Persan manie tendresse, pudeur et humour, et souvent le rire l’emporte sur le chagrin.
Un récit lumineux sur le deuil et la transmission.

Les critiques
Babelio
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Blog Le coin lecture de Nath
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les lectures d’Antigone
Blog froggy’s delight
Blog La parenthèse de Céline
Blog Les chroniques d’une chocoladdict


Mathieu Persan présente Il ne doit plus rien m’arriver © Production Éditions de L’Iconoclaste

Les premières pages du livre
« Il était quatre heures quarante sur l’avenue de Paris. Nos talons frappaient le trottoir à des rythmes différents mais nous marchions comme un seul homme. Mise à part notre présence incongrue à cette heure si tardive, rien ne venait troubler le calme de cette douce nuit de printemps.
On nous aurait vus, de dos, sur cette avenue déserte, on aurait eu envie de composer une toile à la Hopper. Au premier plan, trois silhouettes sombres, bien distinctes, dans la nuit tout juste claire. La première, grande, maigre, une cigarette au bout des doigts, se tient à gauche. La suivante, au milieu, plus petite, est voûtée mais sa tête est bien relevée. Enfin, la troisième, plus massive, ferme le rang. Les arbres le long de la chaussée, dont les jeunes feuilles reflètent le clair de lune, contrastent avec l’enseigne lumineuse de la station-service qui diffuse un halo froid sur les personnages. Devant ce tableau on imaginerait aisément les pas qui résonnent, se réverbérant de chaque côté de l’avenue sur les façades dépareillées, comme dans un vaste décor de cinéma. Au loin, à l’arrière-plan, au-delà de l’avenue du Trône dont on distinguerait l’une des colonnes, serait esquissée l’empreinte noire de la tour Eiffel.

Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc.

Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.

Cette enseigne, elle fait partie de mes plus lointains souvenirs. La ville scintillante, la lumière orange des réverbères, les phares jaune vif des voitures, une légère pluie froide, un soir de novembre sans doute, le son des roues en caoutchouc de ma poussette sur le bitume humide, les pas pressés et réguliers de ma mère, et l’enseigne du magasin de toilettage canin. Cet affreux petit chien a vu défiler l’histoire de notre famille depuis toujours. Il a vu mes parents se rendre à pied à l’hôpital un jour d’automne 1978. Il les a vus rentrer, avec moi dans un grand landau, quelques jours plus tard. Il a vu mon grand-père venir nous rendre visite depuis la rue des Haies, dans le XXe arrondissement, avec des bonbons cachés dans les poches, il nous a vus partir, à chaque début de vacances scolaires, entassés dans le combi Volkswagen, il a vu ma mère tenir par la main ses premiers petits-enfants, il les a vus grandir et la lâcher pour courir devant.
Puis il a vu maman de plus en plus fréquemment. De sa hauteur, idéalement situé entre la maison, l’hôpital et la pharmacie, il l’a vue diminuer, reprendre des forces et s’affaiblir à nouveau. La dernière fois qu’elle est passée devant lui, c’était la veille de notre marche nocturne, allongée dans une ambulance.
Cette enseigne, elle n’a jamais semblé subir les outrages du temps. Ni la pluie, ni les tempêtes, ni les canicules n’ont eu raison d’elle. Elle est comme un point fixe de l’espace-temps. Comme si ce dernier se courbait, s’enroulait, et tournait autour de ce petit clébard lumineux, nous poussant tous inexorablement vers l’avenir. Comme si le Toutou Shop était l’alpha et l’oméga, le début et le commencement de toute chose. Comme si l’univers entier s’était construit autour de la boutique de toilettage canin depuis des milliards d’années et que la flèche du temps avait été décochée depuis l’arrière-boutique. Et ce soir-là, cette saloperie de yorkshire vert nous a regardés avec un petit air narquois, comme pour nous dire que depuis le début il connaissait déjà la fin. T’aurais pas pu nous prévenir ? Aboyer rien qu’une fois ? Ça nous aurait fait une sacrément bonne histoire à raconter, et les bonnes histoires, c’est important.

Quelques dizaines de minutes avant de nous retrouver devant le chien vert, au beau milieu de la nuit, mon téléphone m’avait réveillé en sursaut. Une jeune femme à la voix douce et posée m’avait conseillé de me rendre à l’hôpital rapidement.
– La tension de votre maman baisse très vite. Je pense que vous devriez venir si vous le pouvez.
J’avais enfilé mon pantalon, j’étais descendu d’un étage pour réveiller mon père et mon frère, et nous étions partis vers l’hôpital qui se trouvait à un petit quart d’heure à pied.
À cette époque, je vivais avec ma femme et mes deux filles de presque 7 et 5 ans au-dessus de chez mes parents. Parti de rien ou presque, ce couple de profs de maths avait acheté à Vincennes un vaste appartement en ruine dont personne ne voulait. L’agent immobilier leur avait dit : « J’aurais bien quelque chose, mais franchement, je n’ose même pas vous le montrer », et mes parents avaient insisté.
Lors de leur première visite, en 1976, les vitres étaient cassées, un grand lit défait et souillé accueillait un pigeon mort et une mousse de poussière de plusieurs centimètres recouvrait le parquet massif de ce bel appartement familial. Ils s’étaient tout de suite projetés, impressionnés par les moulures, les cheminées et la vue sur le donjon du château de Vincennes. Ils y avaient surtout vu l’espace, la fin du camping avec deux enfants dans un trente mètres carrés le long du RER, et un champ des possibles, dont je faisais partie. Ma mère, presque honteuse, s’était demandé si ce n’était pas trop pour eux.
Mes parents avaient ouvert les fenêtres, chassé les fantômes, et ils en avaient fait le lieu où j’ai vécu la plus grande partie de ma vie. Celui qui s’appellera toujours « la maison » malgré les changements de moquette et de papier peint.
Quelques années plus tard, à la mort de la voisine, ils avaient racheté l’appartement du dessus afin que chacun de leurs trois enfants puisse avoir sa chambre. Ce grand appartement a protégé notre famille au complet pendant une vingtaine d’années, la porte toujours grande ouverte sur le monde et les gens de passage. Puis nous, les enfants, nous sommes partis les uns après les autres.
Ma mère, en fine stratège, décida de refermer l’escalier intérieur et de revenir au plan initial, avec un appartement au cinquième étage séparé. Elle réussit alors à rapatrier ma sœur et ses enfants, presque sous son toit. Il ne fallait jamais sous-estimer la détermination de maman. Neuf ans après, ma sœur est partie à Bordeaux et nous avons pris le relais, ma femme et moi, avec nos deux filles. Mon ancienne chambre est devenue notre salon. Je revenais aux sources après une dizaine d’années à Paris à quelques stations de métro – je suis un grand aventurier – et ne me lassais pas de la vue sur le donjon, qui m’avait manqué. Une vie simple et globalement heureuse jusqu’à l’arrivée d’un invité surprise : le cancer de maman.

Ça a commencé dans son bas-ventre. Une multiplication de cellules qui semblait anarchique. De mitose en mitose, une forme a commencé à se dessiner. Une grosse protubérance, puis de petites excroissances sont apparues et un battement rapide s’est fait entendre. C’était il y a bien longtemps et cet amas de cellules, c’était moi. Flottant dans l’utérus de maman, au chaud, grandissant en paix, protégé du monde par le liquide amniotique.
Ça a commencé au même endroit, presque quarante ans plus tard. Une multiplication rapide de cellules, incontrôlée. De semaine en semaine, aucune forme précise ne s’est dessinée et aucun battement ne s’est fait entendre. Seule une masse, ferme et insensible, semblait pousser sous la peau de maman. À l’endroit même où la vie avait éclos, maman couvait la mort.
Elle l’avait remarquée depuis longtemps. Ça grossissait de mois en mois, mais il y avait tant d’autres raisons de s’inquiéter. Pas le temps pour ça. Trois enfants, huit petits-enfants, un mari, le champ des drames possibles était si vaste que maman aurait sans doute trouvé égoïste de s’occuper de son petit problème. Rhumes, varicelles, grippes, accidents de la route, problèmes de couples, sans compter l’état du monde, l’avenir, la place en crèche du petit, le réchauffement climatique, la montée des extrêmes, ce qu’on va faire à dîner le soir, tout était prétexte à ce que maman se remplisse intégralement de nos petits soucis quotidiens – mais aussi de nos joies – afin de s’oublier tout à fait.
Jusqu’à ce qu’un jour, elle finisse par parler à mon père de cette induration qu’elle sentait dans son bas-ventre. Mon père est sans doute l’homme le plus optimiste que j’aie jamais connu. Un optimisme qui peut confiner à l’aveuglement, quand la réalité se montre un peu moins belle que ses prédictions.
Ma mère disait souvent : « Papa, quand quelque chose l’embête, il lui suffit de dire tout fort que ça n’arrivera pas et il en est convaincu. »
Je n’ai jamais su si son optimisme forcené était un trait de caractère inné, ou s’il était dû au fait qu’il avait connu la guerre, l’angoisse, l’exil, après son départ d’Alger, en 1962, caché sous un tas de valises, dans le coffre d’une voiture.
Toujours est-il qu’en matière de santé mon père avait cette capacité à prendre le problème en main, et à se dire, comme dans les films américains : « Tout ira bien. » Et si le drame arrivait, il en restait sonné, mais entier et debout.

Ils s’étaient donc rendus chez le médecin de famille, Bernard, qui était aussi un ami. Bernard avait la particularité de rire fréquemment et sans raison apparente, à gorge déployée. C’était un rire qui démarrait dans les graves et montait très haut dans les aigus, où il oscillait légèrement, avant de finir sur un râle guttural du meilleur effet. Un rire qui inspirait la galéjade, la grosse déconne, la fin de soirée ; un rire qui passait sans difficulté à travers la porte de son cabinet pour se répandre dans la salle d’attente à l’ambiance feutrée et solennelle où patientaient les malades.
Bernard avait tâté, Bernard avait palpé, Bernard n’avait pas ri. Il avait appelé un confrère pour que maman puisse faire une biopsie.
– C’est juste une biopsie de contrôle. Il s’agit sans doute d’un kyste bénin, inutile de s’inquiéter, m’a dit mon père au téléphone.
Ma mère, elle, tenait le rôle qu’elle aimait le moins : le centre de l’attention, celle que l’on plaint, la victime. Pas question pour elle de s’appesantir sur le sujet. Elle avait un cancer et elle le savait depuis bien longtemps. Oh, pas besoin de biopsie, pas besoin de prise de sang, pas besoin de scanner. C’était écrit. Elle l’avait dit à mon père quelque temps après leur rencontre : « Tu sais, je vais mourir jeune. » Alors ce truc au bas de son ventre, c’était juste la confirmation de son intuition. Elle n’en avait rien dit parce qu’au fond elle avait attendu de savoir si elle allait se battre ou non.
Elle y a réfléchi longtemps. Et elle a choisi. Ce cancer, elle allait le regarder en face, elle allait le défier, et elle jetterait toutes ses forces dans cette bataille. Mais pas pour elle. Non, ma mère ne faisait jamais rien pour elle. Elle allait se battre pour nous.
Maman, elle savait donner, mais elle avait du mal à recevoir. On voyait dans son regard tous les mots, qui arrivaient de manière désordonnée, qui se bousculaient, qui cherchaient une issue mais qui n’arrivaient pas à sortir. Alors elle finissait par abdiquer et lançait : « Oh, je sais pas dire ! Je sais pas dire ! »
Elle allait donc faire ce qu’elle savait faire le mieux : nous donner encore un peu de sa vie, et ce serait son cadeau d’adieu. Quelques mois après le diagnostic officiel, elle m’avait dit :
– Tu sais, j’ai vraiment hésité. J’aurais été seule, je me serais mise sous le RER. Au fond, qu’est-ce que ça aurait changé ? On est qu’un tas de cellules, non ?
Elle était comme ça maman, elle avait beaucoup plus peur de la vie que de la mort. Mais dans la vie, y a des principes, et elle allait donc mettre un point d’honneur à assumer son rôle jusqu’au bout.

Le diagnostic officiel n’a pas tardé à venir.
C’est mon père qui m’a appelé pour me le dire. Il avait au téléphone une voix satisfaite et presque enjouée. La voix de quelqu’un qui, après plusieurs mois de réflexion, d’hésitation et d’étude du marché, dirait d’un air soulagé : « Ah, ça y est, j’ai enfin acheté ma nouvelle voiture, j’ai cassé la tirelire, j’ai pris une BM et j’en suis vraiment content. »
Ma mère était donc l’heureuse propriétaire d’un carcinome péritonéal. Il y avait de quoi être fier. Un carcinome péritonéal, c’est comme une BM, tout le monde n’en a pas. Ah ça, non, c’est pas la Clio du cancer qu’elle a, maman.
Et puis il y avait surtout dans sa voix le soulagement de savoir enfin. On était dans le grave, certes, mais le poids infiniment plus lourd de l’incertitude disparaissait d’un coup. Ouf ! On l’avait échappé belle, ça aurait pu être un kyste bénin mais là non, on allait pouvoir agir, enfin.
Après quelques recherches, je n’avais pas osé dire à mon père que le carcinome péritonéal, ça s’appelait aussi cancer du péritoine, ce qui était, il faut bien l’avouer, bien moins élégant.

Les mots chimiothérapie, opération, tumeur, debulking, PET-scan avaient été prononcés, tout un nouveau vocabulaire que notre famille avait eu la chance de ne pas vraiment connaître jusqu’à présent mais qui allait nous accompagner désormais au quotidien.
Autant Parkinson et Alzheimer étaient des terrains connus, foulés par les aïeux, autant le cancer demeurait un vaste territoire mystérieux. Le corps qui se met à faire n’importe quoi, sans que personne n’en connaisse véritablement la raison. Le cancer, qui détruit méthodiquement tout l’écosystème qui le fait vivre, dans une démarche suicidaire. Le cancer, qui réalise le prodige de coloniser au-delà du corps malade en devenant le centre de l’attention, le sujet de conversation, la rumination nocturne, l’inquiétude chronique. Le cancer, qui assure sa survie dans les pensées des autres. Plus qu’une maladie, il devient vite une affaire de famille.

Maman n’avait que très peu réagi à cette annonce. Comme un boxeur sur le ring, elle se situait déjà dans le combat et mobilisait son énergie. Elle suivrait le protocole comme un vaillant soldat, sans jamais poser de questions, sans jamais se plaindre. Et comme un sportif qui sait que sur un match, tout peut arriver, elle n’avait jamais demandé à connaître le palmarès de l’adversaire.
De mon côté, je n’avais pu me résoudre à ne pas savoir pour combien de temps encore nous aurions maman auprès de nous. Comme si je voulais connaître le prix du cadeau qu’elle allait nous faire en luttant contre la mort, j’avais cherché, j’avais croisé les informations, j’avais lu de nombreux articles, j’avais appelé des amis, et la conclusion était sans appel. Deux ans. Et pas deux ans de joyeusetés, de vacances en famille, de fêtes d’anniversaire, d’après-midi sur la plage, de barbecues à la campagne ou de champagne pour fêter les bonnes nouvelles. Non. Deux ans qui ne ressembleraient plus vraiment à la vie. Deux ans suspendus aux exigences de la maladie et de son traitement. Deux ans étourdis par le balancier incessant des bons résultats d’analyses et des effets délétères des médicaments. Entre l’espoir de faire mentir les statistiques et le désarroi de constater la réalité des chiffres.

Pendant deux ans, maman a avancé jour après jour sur une route accidentée et brumeuse où pouvait néanmoins percer le soleil, par intermittence. À aucun moment, tout au long de son périple, elle n’a souhaité voir la carte en entier. Elle prenait les étapes les unes après les autres, franchissait les cols, se mettait en roue libre dans les descentes pour récupérer si jamais une nouvelle ascension devait se présenter.
Le parcours était connu et balisé précisément. Cela commencerait par quelques étapes de chimiothérapie pour stopper l’avancée des cellules cancéreuses, voire en éradiquer quelques-unes. On attaquerait ensuite la montagne avec une opération d’ampleur visant à supprimer, manu militari, les tumeurs résistantes, puis, enfin, une seconde vague de chimiothérapie pour finir le travail et espérer apercevoir la ligne d’arrivée.
Le parcours annoncé était difficile, exténuant, et prenait la forme d’un grand contre-la-montre. Il fallait partir vite, partir fort, et attaquer dès la première étape pour sortir du peloton des tumeurs.
Toute une équipe serait à ses côtés. Médecins, oncologues, anesthésistes, psychologues, pour s’assurer que son corps et son mental tiendraient le choc. On lui injecterait tous les produits nécessaires à une performance optimale : hormones, amphétamines et EPO. Une vraie formule de vainqueur. Enfin, la famille serait là pour les encouragements, faisant la route en parallèle pour célébrer à chaque arrivée la victoire d’étape. Mon père, tel un coach professionnel, le regard toujours fixé sur la ligne d’arrivée, ne douterait jamais que maman arriverait victorieuse, maillot jaune éclatant sur les Champs-Élysées de la rémission et de la guérison. Il ne manquait en somme que Jean-Paul Ollivier, en direct de sa moto, pour nous raconter le fascinant voyage de maman au pays du cancer.
La course culmina lors de l’opération de debulking, qui consistait à retirer la ou les tumeurs, au scalpel. Maman m’avait rapporté à sa façon les paroles du chirurgien qui devait l’opérer :
– Tant qu’on n’a pas ouvert et qu’on n’a pas vu en vrai comment c’est dedans, on ne sait pas ce qu’on va enlever et ce qu’on va pouvoir laisser.
Elle est donc partie vers cette épreuve fatidique sans vraiment savoir ce qui resterait d’elle à l’issue de l’intervention.
L’opération fut lourde et longue. À la manière d’un bon commerçant boucher – « Il y en a un peu plus, je vous le mets quand même ? » –, le chirurgien avait ratissé large. Utérus, ovaires, trompes et quelques autres tissus avaient été retirés. Ma maison première, au creux des hanches de maman, avait fini dans un sac à viscères qui serait bientôt incinéré. Le péritoine, constellé de petites tumeurs, n’avait pas pu être traité mais les dernières séances de chimio devaient en venir à bout.
Maman avait passé son Alpe d’Huez, et il ne restait plus que des étapes de plaine avant les Champs-Élysées.
Au sommet de la montagne, dans son lit d’hôpital, sans ses cheveux, exténuée, avec ses yeux qui brillaient encore et son sourire qu’elle tentait de déployer avec effort, elle avait un air de Marco Pantani. Petit oiseau fragile, junkie shooté aux médicaments, le corps en vrac, souris qui a soulevé une montagne, mais vainqueure magnifique.

Durant les huit premiers mois de sa maladie, la mort n’avait pas été un sujet. Je savais que la première phase du cancer n’était en général pas fatale. En somme, tout se passait comme prévu. Maman prenait tout cela avec un recul déconcertant, me racontant toutes les scènes auxquelles elle assistait à l’hôpital.
– Ah, si seulement je savais écrire ! Mais c’est tellement drôle, tu ne peux pas imaginer ce qui se passe là-bas. Il y a tellement d’humanité et d’absurdité dans tout ce qu’on vit là, assis les uns à côté des autres comme des cons avec nos perfusions de chimio.
Elle prenait aussi un certain plaisir à retrouver ses joies d’adolescente en contournant les règlements pour aller s’en griller une discrètement après s’être mis dans la poche une infirmière complaisante.
– Roh, j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit, et tu veux que je te dise, la clope est encore meilleure.

Maman tenait bon, elle avait récupéré de son opération et tout ce qui était possible avait été fait. Maintenant, il fallait vivre. Juste vivre. Vivre en attendant la rémission, peu probable, ou la deuxième attaque de la maladie. Vivre donc, en scrutant le moindre signal, le moindre mal de ventre, le moindre étourdissement, la moindre nausée, la moindre fatigue. Mais vivre malgré tout.
Mourir un peu, également. Cela dépendait si l’on voyait le cancer à moitié vide ou à moitié plein. Il y avait déjà une foule de choses qu’elle aimait et qu’elle ne ferait plus jamais. Des instants dont elle n’avait sans doute pas goûté la juste saveur la dernière fois qu’elle avait pu en profiter. C’est à cette période que nous avons, pour la seule et unique fois, partagé une soirée seuls, tous les deux, à Paris. Restaurant japonais, récital de Lieder à la salle Gaveau, et retour en métro. Maman me tenait le bras dans la rue. C’était la première fois depuis que j’avais lâché sa main, encore enfant.
C’est mon père qui l’a emmenée pour la dernière fois au bord de la mer, à Saint-Malo. Elle a pu s’asseoir sur son rocher, niché sur la plage de Rochebonne, en scrutant l’océan. Elle s’est sans doute revue petite, prenant son goûter au même endroit. Elle s’est sans doute demandé à quel moment elle avait commencé à s’effriter. À quel moment des pans de sa vie lui avaient échappé comme le sable sec glissant entre ses doigts. À quel moment elle s’était mise à perdre plus qu’elle ne gagnait.

Cet entre-deux-mondes ne dura finalement que peu de temps et le corps se détraqua de nouveau. L’intestin décida subitement de faire grève, occasionnant des douleurs aiguës qui la renvoyèrent à l’hôpital pour quelques semaines. Les organes se passaient le relais ; quand l’un allait mieux, l’autre commençait à défaillir. Toute la petite mécanique presque divine du corps, ses enzymes, ses protéines, ses hormones, ses interactions subtiles se déréglaient. Cela ne tenait pas à grand-chose, finalement. Mais maman n’en perdait pas pour autant son sens de l’humour :
– Quand on voit à quel point l’horlogerie du corps est bien faite, ce serait un coup à croire en Dieu, non ? Par contre quand on voit à quel point cette perfection au niveau de l’infiniment petit peut fabriquer des gens cons comme des manches à pioche, on redescend vite sur Terre.
La machine était hors de contrôle. En somme, maman était prisonnière d’un train duquel elle ne pouvait pas sauter. Attachée à un corps qui était lancé sans frein vers la destination finale, il ne lui restait plus qu’à profiter du paysage à travers une fenêtre qui se réduisait jour après jour.
On avait repris la chimio, adapté les dosages et traitements. Les alchimistes préparaient leurs cocktails pour essayer de gagner du temps. On injectait, on vidait, on purgeait, on ajustait, on nettoyait, on contrait les effets de la maladie par un traitement, on contrait les effets indésirables du traitement par un autre, jusqu’à arriver à un équilibre précaire qui permettait à maman de rester vivante. On ne savait plus vraiment si on courait après la vie pour en voler un dernier petit morceau, ou si on luttait contre la mort pour lui échapper encore un peu.

En entrant dans le bureau de l’oncologue, j’ai tout de suite compris pourquoi elle plaisait à ma mère. Petite femme sèche, les yeux bleus perçants, le menton pointu, les cheveux tirés. On se sentait tout de suite pris en charge, presque rassuré devant son professionnalisme militaire. Et puis maman avait l’habitude ; elle en avait vu passer, des gamins, pendant toute sa carrière de prof. Elle savait immédiatement déceler l’intelligence dans les yeux de ses interlocuteurs. Maman m’avait dit :
– L’autre médecin, le grand ponte, je ne l’aime pas du tout. Il s’écoute parler et il est trop bien habillé pour être honnête. Il a toujours le sourire, on dirait un homme politique en campagne. Et puis il a beau être spécialiste, il a toujours l’air d’oublier que le cancer, c’est moi qui l’ai et pas lui. Alors qu’elle, tu verras, elle est brillante, et au moins elle dit les choses clairement.
– Ah bon ? Tu lui as déjà demandé les choses clairement ?
– Ah non ! Mais si je le fais, je sais qu’elle sera claire et précise. C’est carré avec elle, elle va pas essayer de m’emberlificoter.

Quelques semaines avant, maman m’avait autorisé à prendre rendez-vous avec son oncologue. Parce que moi, les choses, j’avais besoin d’en parler clairement. Ah, les choses, quel mot bien pratique ! »

À propos de l’auteur
PERSAN_Mathieu_©Arnaud_JournoisMathieu Persan © Photo Arnaud Journois

Mathieu Persan est un illustrateur connu du milieu littéraire pour son engagement et son travail au style rétro et élégant. Il a réalisé́ les couvertures de nombreux livres, magazines et albums de musique. Il signe avec Il ne doit plus rien m’arriver son premier roman. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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La vie têtue

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En deux mots
La sœur de la narratrice meurt à trente-trois ans d’un cancer généralisé. Une absence qu’elle essaie de combler en s’adressant à la défunte, en lui racontant l’histoire de sa famille, en explorant sa propre vie, maintenant qu’elle est mère à son tour. Un récit poignant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Nos douleurs et nos rages

Passant de l’essai à l’autofiction, Juliette Rousseau explore la vie des femmes de la famille et rend hommage à sa sœur, emportée par un cancer à trente-trois ans. Une mise à nu percutante, qui passe par l’exhumation des secrets de famille.

C’est sur une veillée funèbre que s’ouvre ce roman. La famille est alors rassemblée, mais chacun reste avec ses pensées, essaie de conjurer sa peine, s’occupe pour ne pas penser à l’absence, au vide, à l’inacceptable deuil qui les réunit. La jeune sœur de la narratrice est morte a trente-trois ans, dans un service d’oncologie, d’un cancer généralisé. Quelques heures auparavant, les médecins avaient suggéré de l’amputer. «C’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens.»
La recherche du sens, c’est bien ce qui préside à ce récit qui va explorer les vies des femmes de la famille, la mère et les deux filles, creuser les non-dits et remettre en perspective leur identité au cœur d’une société qui reste très inégalitaire.
C’est avec un regard distancié que la narratrice revient sur les épisodes marquants, passant de sa sœur à sa mère, témoignant de son propre vécu. Car elle a choisi de fuir cette «périphérie de périphérie», ville où ont vécu sa mère et son père et ses grands-parents: «Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références.»
En racontant à sa sœur défunte comment elle avance dans sa vie, elle continue de cheminer avec elle, lui rendant ainsi un bel hommage.
«Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort? La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher.»
Maintenant qu’elle est mère à son tour, elle sent ce besoin de ne plus rien cacher, de dire le viol conjugal qui est à l’origine de la lignée ou qui a entraîné des avortements douloureux, de mettre des mots sur des troubles psychiques qui étaient alors jugés comme des caprices de femme faible. Alors elle comprend mieux ces existences, alors elle pardonne. En s’appropriant l’héritage familial, elle fait aussi œuvre de sociologue et d’historienne des mœurs, dans la lignée de son essai, Lutter ensemble, quitte à forcer le trait. Parce qu’elle a compris que c’est précisément cela, faire son deuil, «ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit.»
C’est en courts chapitres que Juliette Rousseau nous offre de plonger dans ce passé et ce présent familial, en disant les choses avec un regard acéré.

La vie têtue
Juliette Rousseau
Éditions Cambourakis
Roman
120 p., 15 €
EAN 9782366246940
Paru le 7/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une petite ville de province. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Nous sommes les héritières d’une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d’une génération à l’autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l’anonymat d’une cuisine plongée dans la nuit. »
Depuis la maison familiale où elle est revenue habiter, une femme, s’adressant à sa sœur disparue, convoque les souvenirs de leur enfance. Porteuse d’un lourd passé de violences patriarcales, elle explore les possibilités de survivre à cet héritage, dans un paysage rural dévasté, où les haies ont disparu et où la forêt se fait moins dense, cernée par les champs de maïs industriels.
Avec ce récit composé de courts chapitres, Juliette Rousseau nous offre un premier texte littéraire poignant, sensible et lumineux qui rend hommage aux femmes de sa famille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Missives
RTBF (Fanny de Weeze)
Ouest-France (Agnès Le Morvan)
Podcast Bretonnes et féministes (entretien avec Juliette Rousseau)
Blog Joelle Books

Les premières pages du livre
La langue française, dans sa construction patriarcale, ne me permet pas de donner à lire la lignée de femmes blessées dont je viens. Elle nous efface, encore et toujours. Les méthodes d’écriture dites « inclusives » non plus, elles qui continuent de faire advenir le masculin, y compris là où les hommes ont depuis longtemps choisi de déserter. Ma langue ne cherche pas l’égalité, ni de nouvelles règles. Elle invoque des filiations, rétablit des trajectoires.
Comme dans nos vies, souvent, le masculin l’emporte. Mais parfois, c’est le féminin. Ni l’un ni l’autre ne me semblent désirables. Je ne cherche pas à forger la langue d’un monde souhaitable. Ce sont nos vérités qui m’intéressent. Tant mieux si apparaissent ensuite, dans ma généalogie comme dans les autres, des êtres libres de cette binarité épuisante, et qui trouveront leurs propres mots pour se dire.
Nous dire avec justesse, c’est laisser la porte ouverte à ce qui vient pour nous remplacer, joyeusement et sans douter, comme tout ce qui naît pour vivre pleinement. Dans la langue comme dans nos histoires, nous ne sommes jamais que des passages.

L’automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui test dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. Le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l’hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s’amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l’hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d’endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition.
Tu as peut-être quatre ans. Tu viens d’emménager ici avec ta mère et ta sœur, après avoir vécu dans un HLM de la grande ville la plus proche. Ta mère est au bout d’elle-même, c’est-à-dire très loin de toi, et tu sens déjà confusément qu’il te faut prendre soin delle. La maison dans laquelle vous vous installez est humide et sombre. Elle se dissimule au terme d’un petit sentier qui plonge vers l’extrémité est du hameau. Dans peu de temps, ta mère oubliera le gaz allumé et la maison brûlera. Elle se calcinera discrètement mais en totalité, de l’intérieur et sans flammes. Une belle métaphore à n’en pas douter. Ta mère survit, ta mère oublie, et ce qu’elle délaisse dans ce geste se consume. Elle gardera longtemps le vestige calciné d’une bague en or et lapis-lazuli offerte par ton père du temps de leurs fiançailles.
Cet automne-ci nous nous retrouvons devant la stèle que maman t’a construite. De cette famille composée sans trop y réfléchir, comme la plupart des familles, par la synthèse des impulsions du corps et de la contractualisation des relations, il ne reste plus grand monde. Cela ajoute à la tristesse. Décès, drames, défections. On se représente à tort la famille comme cette entité bien délimitée, immuable, soudée par un terreau biologique. Or c’est un terrain fluctuant, en partie instable, en recomposition permanente. où la biologie n’est que peu de chose, quoi qu’on en dise. La famille que tu as connue de ton vivant n’existe presque plus, et, aujourd’hui, d’autres nous sont venues qui ne t’ont pas connue. Ce qui fait notre commun peu à peu s’éloigne de toi.
Tu as trente ans. Tu reviens au hameau pour la première fois depuis longtemps. Depuis ton mariage, célébré à la mairie du village. Tes sœurs ont fait de ta venue une surprise. Lorsque tu entres dans la maison, par la porte latérale, celle qui donne directement sur la cuisine et ta mère, le visage de celle-ci se transforme. Elle en pleurerait si elle savait pleurer. Tu arrives quand tout le monde est déjà là. La tablée est longue et bruyante, comme dans tes souvenirs. On t’accueille d’un sourire timide, les yeux pleins de sollicitude. On est prêtes à jouer la comédie pour ne pas te brusquer. Peut-être est-ce que cela t’arrange. Peut-être aussi que tu en crèves un peu plus, qui peut savoir? Ta mère s’affaire en cuisine, c’est sa façon à elle d’habiter le malaise, de pratiquer un retrait sans lequel elle ne peut pas faire avec ses proches. Ta mère compense depuis toujours, le travail domestique est une de ses stratégies. Ce soir, tu la rejoins et te prêtes à son jeu. Tes apparitions à table sont brèves, emballées de peu de mots. Ta petite sœur t’observe et retient son souffle.
J’ai disposé des bougies sur le pourtour du terre-plein central, au pied des bambous. Leurs flammes labiles se mêlent doucement au bleu profond de la nuit qui s’installe. Le moment est maladroit, les gestes et les mots sont autant d’explorations, appesanties par l’émotion. Plus personne ne nous apprend à faire avec la mort. Nous parlons un peu, tournées vers ta stèle, maïs en réalité nous nous parlons les unes aux autres. En partant, tu as fermé derrière toi une porte infiniment lourde, qu’il nous coûte d’ouvrir. Ne nous en veux pas si nous l’avons si longtemps laissée fermée, il n’est pas aisé de survivre à celles qu’on aime.
Moi qui te parle en silence depuis toujours, je commence seulement à t’écrire ce soir. Ta vie, ses débuts, ses sursauts et sa fin, continuent d’organiser la métrique de la mienne, ses mouvements de plaques.

C’est d’abord le bruit discret d’un papier que l’on fait glisser sur le parquet, par l’interstice sous la porte. Ce sont quelques mots, griffonnés par une connaissance. Je suis désolée pour toi. Dans la chambre fermée, je suis blottie dans les bras d’une amie. La pièce est sombre, protégée de la lumière criarde et de la chaleur étouffante de ce début d’après-midi. De ce côté-ci de l’Europe, il fait encore chaud. Si on t’appelle, c’est que tu dois venir, m’avait dit maman au téléphone. J’étais prévenue, le sous-texte était clair pour tout le monde. Mais pas pour moi. Alors pourquoi suis-je en train de pleurer? Ce qui ne m’est pas encore accessible en pensée fait déjà son chemin en moi, insensible à ma peine.
Quelques heures plus tard, c’est l’autre côté du continent. Celui où il fait déjà froid, qui baigne dans le brouillard. Le train depuis l’aéroport est plongé dans la pénombre. Il s’arrête trop souvent. Les lumières palpitantes des faubourgs viennent, par intermittence, soutenir les néons fatigués de l’allée centrale. Je ne sens plus mon corps. Depuis déjà des mois je m’échine à quelque chose le concernant. Je ne sais pas bien quoi. Le faire disparaître peut-être, ou bien tenter de le sentir à nouveau. Peu à peu, il s’est effacé, jusqu’à ce moment, cette nuit d’automne et sa dissolution presque complète dans les reflets poudrés des rues de Londres.
À la sortie de la station de métro, mon père m’attend, planté dans l’obscurité. Je vois mal son visage, mais j’en discerne déjà les traits tendus, épuisés. Nous nous embrassons, sans un mot. Puis, je le suis dans l’entrée de l’hôpital, éclaboussée par la lumière blafarde qui est le propre de toutes les institutions de ce type. Comme une façon de nous pousser, déjà, à la capitulation. »

Extraits
« En moi, la possibilité de ta mort n’a toujours pas sa place. Alors je m’accroche à tout ce qui se présente. Que l’on te propose de t’amputer, c’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens. Que tu sois si calme, c’est déroutant, mais ça veut dire que tu maîtrises. Or, quelqu’un qui maîtrise n’est pas en train de mourir. C’est le genre de bêtises auxquelles je crois. Mais je ne sais rien de la mort. Je crois encore, de façon brouillonne, que les choses, ces choses-là, ont une forme de sens, si tant est qu’on le recherche. Je pense que la mort a ses façons de nous avertir, et qu’on ne meurt pas comme ça, si facilement, à trente-trois ans.
Et pourtant quelques heures plus tard, tu meurs. » p. 14

« Le village est une périphérie. Une périphérie de périphérie. C’est le bout de la ligne de train, les confins du département, de la région. À l’autre bout, il y a une ville, de celles qu’on appelle métropoles pour faire grand. Elle est elle-même une périphérie de la seule et l’unique, la ville de notre mère et de ton père, la ville de nos grands-parents. Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références. Tu avais fait la même chose avant moi. Après quelques années, il s’est avéré que c’était plus facile de gagner sa place en ville. Mais je n’ai jamais rencontré une seule personne qui était née à Paris même. » p. 38

« Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort ?
La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher. » p. 58

« Peu importe que nos souvenirs divergent. Je n’écris pas pour rétablir la vérité. Faire son deuil de toi c’est, pour chacune, ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit. » p. 89

À propos de l’auteur
ROUSSEAU_Juliette_©Mathieu_GenonJuliette Rousseau © Photo Mathieu Génon

Juliette Rousseau est née en 1986 dans un petit village de Haute-Bretagne. Tour à tour autrice, journaliste, traductrice, éditrice et militante, elle explore différentes formes d’écriture et leurs potentiels émancipateurs. Récemment, elle a choisi de revenir habiter le hameau de son enfance. La Vie têtue est le fruit de ce retour aux racines, et son premier roman. (Source: Éditions Cambourakis)

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Princesse autonome

ZIDI_princesse_autonome  RL_2023 Logo_premier_roman

En deux mots
À 29 ans, Mars n’a pas réussi sa vie. Elle passe d’un amant à l’autre et découvre que son père, qui ne l’a pas reconnue, est le géniteur d’une demi-sœur née à quatre mois d’intervalle. Fort heureusement, elle peut compter sur sa famille et ses amies pour la pousser à mettre un peu d’ordre dans ce chaos.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mars, et ça repart

Dans un premier roman à la veine autobiographique, Lola Zidi révèle qu’elle a une demi-sœur. Mars, son héroïne de 29 ans, va tenter de se construire une vie, maintenant qu’elle dispose d’un mode d’emploi tombé du ciel, ou presque.

Comme la nouvelle a été largement reprise par la presse people, je vous propose d’évacuer d’emblée l’aspect autobiographique du roman, car il n’est pas à mon sens que l’aiguillon qui a poussé Lola Zidi à prendre la plume et à développer son imaginaire autour de son secret de famille. La fille d’Yves Régnier a effectivement découvert sa demi-sœur sur le tard, même si son existence lui était connue. Le décès de son père en 2021 n’étant sans doute pas étranger à cette volonté de rassembler sa famille.
Oublions donc la bio pour le roman, car la plume virevoltante de Lila Zidi mérite que vous vous attachiez à Mars, la narratrice de 29 ans que l’on découvre avec le moral dans les chaussettes au moment où commence sa tentative de reprise en mains de sa vie qui « est un énorme désordre bien huilé, orchestré par ses pagailles internes ».
Fort heureusement, elle peut compter sur sa grand-mère Huguette, qu’elle a surnommé avec ses cousines Mamie Gangsta.
La doyenne a vu sa petite-fille s’enfoncer dans son mal-être et lui enjoint de se reprendre en mains. Désormais, il n’est plus temps de se morfondre. Il faut agir. Mais c’est sans doute plus facile à dire qu’à faire.
Heureusement, elle peut compter sur Billie, son amie espagnole: « Elle est mon double tout en étant mon opposé, à nous deux nous sommes un paradoxe, un assemblage de pièces détachées. On s’est rencontrées dans le ventre de nos mères. Le coup de foudre a été immédiat, si bien qu’on a grandi collées, comme deux inséparables ». Elle aura la bonne idée de lui offrir Berlin, un petit chien adorable, comme cadeau d’anniversaire. Un premier amour…
Mais il n’en reste pas moins que le coup de pouce déclencheur viendra de Hugo, un garçon de café. Le jeune homme sert de messager et lui transmet un carnet Moleskine dans lequel une mystérieuse coach vient la conseiller et lui confier la marche à suivre pour devenir Princesse autonome.
Au fil des étapes de cette formati1on bien particulière, les surprises et les émotions vont accompagner Mars jusqu’au happy end espéré.
Lola Zidi a trouvé la trame romanesque qui convient parfaitement à son personnage pour transformer une jeune femme rongée par le doute en une battante. Hymne à l’amitié autant qu’à l’amour, ce vrai-faux guide de développement personnel est aussi une belle illustration du volontarisme. Agir pour ne pas subir, s’ouvrir aux autres sans se cacher et accepter les mains tendues, voilà quelques-uns des messages livrés ici avec humour et pertinence.

Princesse autonome
Lola Zidi
Éditions Fayard
Premier roman
306 p., 18,50 €
EAN 9782213724997
Paru le 08/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Dreux.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mars a une vie en pagaille et le cœur en vrac. Sa particularité : elle est la fille cachée d’un acteur adoré des Français qui ne l’a pas reconnue. Le jour de ses vingt-neuf ans, sa Mamie Gangsta lui ordonne de reprendre sa vie en main. L’amour en maître mot et une armée de femmes à ses côtés, Mars part à la découverte de son passé pour mieux se construire et enfin devenir autonome.
Avec ce premier roman touchant et riche d’enseignements, Lola Zidi nous invite à explorer différentes voies pour trouver son chemin.

Les critiques
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Bande-annonce du roman Princesse Autonome de Lola Zidi © Production éditions Fayard


L’interview «Toute première fois» avec Lola Zidi ©Production Hachette France

Les premières pages du livre
« Prologue
Je m’appelle Mars, mais, à ce qu’il paraît, je viens de Vénus. Je n’ai toujours pas compris quelle idée avait poussé ma mère à me donner ce prénom aussi étrange que ridicule. Je connais mon père, mais de loin, et ça me va très bien. Il m’a donné ses yeux vert émeraude teintés de jaune, tant pis pour lui, tant mieux pour moi, arme secrète pour hypnotiser ces hommes qui ne savent pas aimer. Si la séduction est d’une simplicité, l’amour, c’est une autre affaire et visiblement pas la mienne. Toute forme d’attachement me révulse, les mots mielleux me font gerber. Mon canard, mon lapin, mon cœur, ma douce, ma belle, mon bébé, merci bien, Mars suffira. C’est assez et déjà trop pour ne pas en rajouter avec des surnoms bidon. Je m’amuse avec les cœurs comme on joue avec des cartes, ne promets jamais rien, me déguise en princesse le temps d’arriver dans leur lit, vomis les contes de fées une fois le jour levé et disparais avant même que mes conquêtes d’un soir aient eu le temps de se réveiller. Je baise, je jouis, je me barre. Je préfère être un bon souvenir qu’une histoire regrettable. Je ne m’encombre de rien, vis comme je danse et parle comme je pense. Je clope comme un pompier, Marlboro rouge s’il vous plaît, et bois du whisky sans grimacer. Je ne supporte pas le refus, affectionne les interdits, pisse la porte ouverte et si je pouvais-je pisserais debout. Le danger ne me fait pas peur. Au mieux il m’excite, au pire il me distrait. Mon corps ressemble à une carte aux trésors dont mes tatouages sont les indices et ma chevelure mi-lionne, mi-renarde, ainsi que mon grain de beauté au ras des cils, ma marque de fabrique. Je me maquille peu, mais bien, juste ce qu’il faut pour cacher l’irréparable. Je n’ai pas de style, m’habille comme ça vient. Une nuit Converse, un jour talons aiguilles. J’ai une grande gueule et une belle bouche. Putain et merde sont mes jurons préférés, la provocation est ma meilleure amie et l’humour noir, mon outil favori pour faire grincer des dents les culs serrés, les hypocrites, les lâches et êtres en tout genre, aficionados du conformisme. Je ne m’endors jamais sans une nuit agitée, somnifère idéal pour aller à la rencontre de mes rêves et mettre en pause mon cerveau survolté. Je dors peu, mal, et repars de plus belle. Ma vie est un énorme désordre bien huilé, orchestré par mes pagailles internes.

Chapitre 1
Les pavés viennent de me déchausser d’un pied. Mon équilibre, qui n’était déjà pas certain, a bien failli me laisser sur le carreau. Comme si de rien n’était, je fais marche arrière. Verdict : un talon en accordéon et une cheville douloureuse. Bien entendu, ma cascade n’a pas échappé aux quelques touristes matinaux assis en terrasse, ni au vieux Marco, le célèbre poissonnier de la rue Montorgueil.
– Et une daurade royale qui se rattrape de justesse !
– T’aurais pu dire une sirène ! je lui rétorque du tac au tac, ma voix cassée par le manque de sommeil.
– Vu ta tête, on est plus sur une daurade, je t’assure. Comment elle va ce matin ?
– Mon cher Marco, mieux ce serait insupportable !
– J’ai croisé Judith et Lili hier, elles ont acheté un magnifique turbot. J’espère que ça a plu à Huguette !
Marco a toujours eu un faible pour notre grand-mère. Il est l’un des rares à l’appeler encore par son prénom, comme s’il souhaitait signifier par là qu’il la connaît depuis le temps d’avant, celui où nous n’étions pas encore nées. Ce vieux monsieur a beau avoir les traits creusés et autant de rides que de cheveux blancs, sa vitalité le rajeunit.
– Ça faisait longtemps que je les avais pas vues. Ça m’a fait plaisir. Elles m’ont raconté leurs vacances, elles sont toutes bronzées, ça leur va bien. D’ailleurs tu ferais bien d’en prendre, t’es toute pâlotte ! L’été, c’est fait pour profiter du soleil… Enfin, elle en a de la chance, votre grand-mère. Sacrée brochette, les cousines ! Et pas une brochette de thon…
J’écoute à moitié. Mes paupières sont de plus en plus lourdes, autant que ses incontournables blagues. Voilà le problème avec l’alcool : au début, c’est un excitant, à la fin, ça tourne au somnifère. Je dois à tout prix écourter cette conversation :
– Ce fut un plaisir de te voir.
– Plaisir partagé ! Tiens, prends quelques crevettes pour Huguette. Cadeau de la part de Marco. Tu lui diras, hein ?
– Crois-moi, y a que toi qui offres ce genre de choses.
– Puis, fais attention, pavés, talons, whisky, ça ne fait pas bon ménage.
– Tu as raison, mon capitaine !
Je retire ma deuxième chaussure et jette la paire dans la poubelle à quelques mètres. Je lui adresse un clin d’œil :
– De toute façon, elles sont foutues !
– Ça se répare, TOUT se répare, ma petite ! me crie-t-il.
Parle à mon dos, mon cœur est malade. Pieds nus, je m’en vais rejoindre Morphée et ma grand-mère, le temps d’un sommeil en décalé.

8514, code tatoué dans ma mémoire du 34, rue Montorgueil. Avec le peu de force qu’il me reste de cette nuit blanche, je monte les trois étages. Arrivée devant sa porte, je n’ai besoin ni de clefs, ni de sonner. Un coup d’épaule suffit.
Perchée sur un escabeau, le long de ses immenses armoires à portes miroir, elle fait du tri. La tête dans ses boîtes à souvenirs, les miens resurgissent. Petite, je passais des heures à danser devant cette enfilade de glaces. Ce meuble m’offrait la chance de ne plus être seule. Jusqu’à ce que mes cousines débarquent et viennent se dandiner à mes côtés. J’étais leur exemple, la grande, celle que l’on veut imiter. Maintenant, elles ont 22 ans, et je prie pour qu’elles ne me ressemblent pas.
Le passé se superpose au présent et finit par se fondre pour me laisser seule avec mon reflet. Mon mascara a coulé. Cette soirée m’a foutu de la tristesse plein la gueule. Je ne suis pas belle à voir. Mieux vaut dormir. Pour une fois, les oreilles défectueuses de ma grand-mère m’arrangent. J’engage un discret demi-tour pour me faufiler dans sa chambre, quand son odorat imbattable brise mes espoirs de passer inaperçue.
– Mars, dépêche-toi de mettre les crevettes au frais, elles vont prendre chaud.
– Comment tu sais ? Ça aurait pu être les jumelles.
– Tes cousines ne sont pas si matinales, ma petite chérie. Si tu vois ce que je veux dire…
– Que veux-tu, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ! Elles finiront par s’en rendre compte.
Je tente de noyer le poisson avec humour, mais elle n’a pas l’air de mordre à l’hameçon. En déposant le sachet de crustacés dans le frigidaire, je me prends les pieds dans la poubelle et finis par refermer la porte d’une tête magistrale, digne de Cristiano Ronaldo. Sauf que je me suis pris le ballon à moitié dans les dents. Heureusement pour moi, ma grand-mère n’a rien vu de ma sublime action. Mine de rien, je continue à faire diversion :
– Pour Huguette, de la part de Marco.
– Que je déteste quand tu m’appelles comme ça !
– Ce n’est pas moi, c’est ton amoureux.
– Tu sais très bien que je n’ai qu’un seul amant : il donne dans le surgelé et il s’appelle…
– PICARD, je sais !
Son canapé me tend les bras, j’allonge mon mètre soixante-trois et sors ma dernière clope, histoire de cramer le peu de capacité pulmonaire qu’il me reste. Elle n’a toujours pas relevé la tête.
– Tu fumes trop, Mars, ce n’est pas bon pour ta santé !
– Faut bien mourir de quelque chose…
D’habitude, mon esprit caustique la fait rire. Ce matin, il n’en est rien. Moi qui espérais lui décrocher un sourire, raté ! Je ravale le mien en tirant une longue bouffée sur ma cigarette à moitié tordue et la regarde s’agacer à chercher ce qu’elle ne trouve pas.
Avec le temps, mes cousines et moi l’avons baptisée Mamie Gangsta. Parce qu’elle est haute comme trois pommes, mais ne craint personne. Parce qu’elle picole, fume des joints et rigole à nos blagues, même les plus connes. Avec elle, on peut parler de tout. De mecs, de cul, de rien. Elle est notre boîte à secrets, notre royaume de tendresse. Cette petite blonde de quatre-vingts ans, aux allures de bourgeoise et au cœur de bohème, est plus dangereuse que n’importe quel cartel mexicain. Elle nous protège depuis toujours et assure nos arrières mieux que quiconque. Elle est notre rocher, nous sommes ses arapèdes qui refusons de se décoller.
Surtout moi. Je suis la seule à avoir vécu avec Mamie Gangsta. Ça devait être temporaire, finalement ça a duré dix ans. Au début, j’étais son invitée, puis très vite ça s’est transformé en colocation des temps modernes. J’avais pour missions principales de faire les grosses courses et de descendre les poubelles. Le reste des tâches quotidiennes se répartissait en Post-it, dispersés en points stratégiques : « Pense à vider le lave-vaisselle ! », « Étendre le linge avant de partir », « Une pile de petites culottes propres t’attend, pliées sur la machine, n’oublie pas de les récupérer, tu vas finir cul nu ». Bien sûr, j’avais mis un point d’honneur à lui payer un loyer. Son refus était catégorique, ma décision inébranlable. À chaque fin de mois, je glissais ma participation dans son portefeuille. Notre cohabitation roulait comme sur des roulettes. Puis, en juin dernier, elle m’a prise entre quatre yeux et, de son air le plus sérieux, m’a prié de chercher un appartement. J’étais si vexée que, sa requête à peine formulée, j’avais déjà fait mes valises. Ni une ni deux, j’étais partie. La copine d’une copine connaissait quelqu’un qui cherchait à sous-louer son studio pour un an. C’est comme ça que je me suis retrouvée dans un mouchoir de poche au fin fond du 19e arrondissement de Paris.
Je n’ai jamais osé lui demander la raison, certainement par peur d’entendre ce que je redoute. Mais, ce matin, l’alcool délie ma langue.
– Pourquoi tu n’as pas voulu que je reste avec toi ?
– Parce que tu dois apprendre à voler de tes propres ailes.
– Et si je volais mieux avec les tiennes ?
Elle sort enfin la tête de ses cartons. J’ai honte. Je suis dans un état lamentable. Mes neurones pataugent dans un bain de whisky et mon visage ressemble à une peinture qui aurait pris la flotte. Dans sa main tremble une photo en noir et blanc. Le portrait de mon grand-père me sourit. Ce grand gaillard est mort quelques semaines avant ma naissance. De lui, je ne connais que des bribes d’anecdotes : la rencontre en Algérie dans le mess des officiers, le premier baiser sur sa Vespa, les lettres enflammées de rêves pendant la guerre, la vie de misère une fois leur arrivée en France et la réussite progressive à la sueur de leur front. Henri et Huguette formaient le couple parfait, en apparence. Jusqu’à ce qu’elle demande le divorce. Mamie Gangsta a toujours refusé de s’étendre sur le sujet. Malgré tous ses efforts à nous faire croire le contraire, elle ne l’a jamais oublié.
– Il te manque ?
Elle se perd dans ses souvenirs. Quelque chose a changé. Ses traits et ses silences ne racontent plus la même histoire. Après un long soupir, elle revient à moi :
– La seule chose qui me manquera, c’est vous.
Je fais comme si je n’avais rien entendu. Mais le noir de mes cils, qui déborde à nouveau le long de mes joues, me trahit. Ma grand-mère descend de son perchoir et vient se blottir contre ma peine silencieuse. Elle saisit ma tête, la pose sur ses genoux et me caresse le visage comme quand j’étais enfant. Je m’accroche à ses genoux et à sa jupe à fleurs.
– Mamie Gangsta, tu ne m’abandonneras jamais, toi, hein ?
– Ma petite chérie, même avec toute la volonté du monde, je ne serai pas toujours…
Le volume de sa voix diminue, mes yeux se ferment. Je lutte. Je somnole. Je ne sais plus ce que je dis.
– J’aurais préféré qu’il soit mort !
– Tu parles de ton père ?
– J’ai pas de peur… Il m’a pas vue… y avait tout… une belle petite famille…
– Dors ! La nuit porte conseil, ma petite fille, aujourd’hui est un nouveau jour.
Bercée par la main de celle qui n’a jamais lâché la mienne, je laisse Morphée me prendre dans ses bras.

Mamie Gangsta s’agite dans la cuisine. La mélodie de l’orange pressée me sort de ma léthargie, l’odeur du café noir m’invite à ouvrir l’œil, le pain grillé me supplie de passer à la verticale et les frémissements des œufs brouillés dans la poêle m’ordonnent de reprendre conscience. Mission accomplie. État des lieux, estimation des dégâts. J’ai quelques bleus sur les jambes, une cheville capricieuse et mes dents me font mal. Je passe ma langue dessus pour vérifier qu’elles sont toutes là. Le compte est bon, mais douloureux. J’ai dû tomber. Un méchant mal de crâne me brûle les tempes. Comme d’habitude, ma mémoire fait des siennes et a laissé un trou noir dans ma nuit blanche. Je tente de retrouver des indices de ma soirée quand Mamie Gangsta m’interrompt :
– Maintenant que tu as décuvé, tu veux bien m’expliquer ce qu’il s’est passé ?
– Bonne question !
– Laisse-moi deviner… Tu as oublié ?
Elle pense que ça m’arrange de ne pas me souvenir. Moi, je me tue à lui expliquer mon inconfort à culpabiliser de ce que j’ignore. De l’autre côté de son bar, elle m’épie avec insistance.
– Avant de t’endormir, tu as baragouiné quelques mots. Je crois bien que tu as parlé de ton père…
– Je n’ai pas de…
– Arrête avec ça, me coupe-t-elle, tout le monde a un père, Mars. Tu l’as revu ? Il t’a appelée ?
– C’est flou… »

Extrait
« Billie regarde toujours le verre à moitié plein. Partout où je vais, cette Espagnole au caractère bien trempé n’est jamais loin. Elle est mon double tout en étant mon opposé, à nous deux nous sommes un paradoxe, un assemblage de pièces détachées. On s’est rencontrées dans le ventre de nos mères. Le coup de foudre a été immédiat, si bien qu’on a grandi collées, comme deux inséparables. » p. 34

À propos de l’auteur
ZIDI_lola_©Dominique_JacovidesLola Zidi © Photo Dominique Jacovides

Lola Zidi est une comédienne, artiste interprète et chanteuse française. Elle est la fille du comédien, scénariste et réalisateur Yves Rénier et de la comédienne et metteuse en scène Hélène Zidi. Lola Zidi se forme à l’Académie des arts Urbains et au Laboratoire de l’acteur. On la voit dans de nombreuses séries à la télévision (Fourniret, LaTraque, RIS Police scientifique, Memento, Les bleus, Préjudices, Navarro, PJ, Ça s’appelle grandir, Une famille à tout prix, Au bénéfice du doute, La mère de nos enfants), mais également au théâtre et dans des courts-métrages. Princesse autonome est son premier roman (Source: Purepeople)

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Dans la cour

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En deux mots
Barnabé n’a pas trois ans quand il perd sa mère. Un drame qui va entraîner son père dans une spirale infernale. Il meurt quatre ans plus tard, laissant à son fils la lourde tâche de se construire un avenir. Les copains et la musique vont l’aider à s’en sortir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment Barnabé a survécu à la mort de ses parents

Dans ce premier roman initiatique, Jérôme Rebotier raconte la vie de Barnabé qui a perdu sa mère et son père alors qu’il n’était qu’un enfant. Une double et douloureuse épreuve qu’il va falloir surmonter.

À la rentrée 1986, Barnabé entre en classe de Seconde. Il se réjouit de retrouver ses camarades de classe, Émile, Antoine, Jean-Albert, Hercule les autres. En quelques lignes, on découvre que cette petite bande est d’abord là pour s’amuser plutôt que pour apprendre. Le fait que sur son formulaire, à la case «parents» Barnabé note «décédés» y est peut-être pour quelque chose.
Dès le chapitre suivant, qui nous ramène en 1977, on comprend que ce corps d’homme ramené vers le rivage que des promeneurs découvrent sur la côte bretonne est celui de son père. Déjà défiguré, il ne comportait pas de traces de coups. L’enquête va conclure à un accident. Plus tard, on comprendra qu’en fait il n’avait plus envie de vivre.
Car tout le roman est construit sur ce principe des allers-retours entre la vie «d’avant», celle où Barnabé n’était pas encore orphelin, et cette année 1986 qui marque sa nouvelle vie. Il découvre sa chambre à l’internat et pense y découvrir un terrain de jeu avec des limites qu’il est bien décidé à franchir. Il faut dire qu’il revient de loin. Un double drame que l’auteur va tenter de conjurer en commençant par un conte en quatre parties disséminées le long du livre et intitulé Les cerises et le goudron (je vous conseille de relire ce conte in extenso une fois votre lecture terminée. Il est très éclairant).
On découvrira dans quelles circonstances le petit garçon perdra sa mère en 1973, mais on comprendra surtout très vite que c’est en 1977 que son existence a basculé.
«On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort.»
Alors, c’est en semant de petits cailloux sur sa route qu’il va finir par trouver un chemin. En 1978, il se réfugie dans l’imaginaire, s’imagine le capitaine d’un vaisseau en mission pour sauver le monde, en 1980 il se rêve en sportif en érigeant son propre Roland Garros. «Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret.» Finalement, c’est grâce à la musique qu’il va trouver sa voie. La musique qu’il écoute – l’auteur a eu la bonne idée de publier la playlist du roman – et la musique qu’il fait avec ses copains. Si le groupe qu’il va former avec ses amis n’est pas très brillant – leur premier concert va virer à la catastrophe – il a enfin trouvé un équilibre.
On serait tenté d’y voir un aspect autobiographique, venant d’un compositeur de musique de films, mais c’est d’abord dans la musicalité de l’écriture que Jérôme Rebotier se dévoile. Son roman est agencé comme un album, à la fois sombre et lumineux, désespéré et ouvert au monde. Alors quand retentit la cloche qui marque la fin de l’année scolaire, on se dit que pour Barnabé tout est possible. Et que peut-être le romancier nous offrira une suite.

Playlist du roman

Dans la cour
Jérôme Rebotier
Éditions Héliopoles
Premier roman
210 p., 17 €
EAN 9782379850868
Paru le 9/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en région parisienne. On y évoque aussi La Baule et Le Pouliquen ainsi que Viroflay.

Quand?
L’action se déroule entre 1973 et 1986.

Ce qu’en dit l’éditeur
1986. Barnabé Voisin a 15 ans. Passionné de musique, il retrouve sa bande de copains, Hercule, Émile, Antoine, John, Kadour et Jean-Albert. Ces inséparables amis s’apprêtent à vivre toutes leurs premières fois¬ : leur groupe de rock, les manifs, les clopes en douce, les filles… Mais lorsque les profs interrogent Barnabé sur ses parents, il écrit machinalement : «Décédés».
Alternant le récit à la première personne d’un jeune lycéen et celui d’un adulte interrogeant la mort prématurée de ses parents, Jérôme Rebotier nous entraîne dans un roman personnel, drôle et émouvant, où le parcours initiatique d’un adolescent et sa joie de vivre l’emportent sur les fractures originelles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
Les cerises et le goudron
Première partie

Une petite maison.
Des cerises.
Je suis en train de déjeuner.
Une toute petite pièce et, sous l’assiette de cerises, une table.
Dans le mur une petite brèche d’où suinte une coulée de goudron.

Je suis soudainement assis dans l’autre sens. Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement sur le sol et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement, sur le sol, et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je recule en me laissant là, affairé à mes cerises.
Je recule encore, je passe la porte et je m’éloigne.

Je recule toujours, longtemps, très longtemps, laissant la maison, moi, mes cerises et le goudron rapetisser jusqu’à n’être plus qu’une petite étoile dans la nuit sombre.

D’ici je ne vois plus le goudron.
Là-bas, je mange mes cerises comme si de rien n’était, je le sais.

…Noir…

1986
La rentrée
Ils sont déjà tous réunis dans la cour au moment où je passe la grande porte du lycée. Teints bronzés et langues déliées. Les restes de l’été sur leurs visages. Émile, Antoine et ses yeux bleus, Jean-Albert, Hercule et puis les autres. En demi-cercle. Les anecdotes fusent. Cette complicité immédiate, l’humour renouvelé par les vacances.
Émile a pris une demi-tête, plus une demi-tête de cheveux dressés dans toutes les directions, et s’est enveloppé d’un imperméable noir qui lui tombe au ras du mi-mollet, une vieille paire de Doc aux pieds joints comme un cornet de glace.
— T’as mis les doigts dans la prise ce matin? lui lance Jean-Albert en plissant la bouche et les yeux d’un air approbateur.
— Poss poss, lui répond Émile en l’imitant.
Antoine acquiesce en souriant et Hercule enchaîne :
— Tu n’aurais pas croisé Vladimir par hasard?
Si, si, il est avec Marcelo.
Un rire aux éclats. Nous sommes les seuls à pouvoir comprendre.
Je les regarde avec le plaisir des retrouvailles tout en leur tapant dans la main. Jean-Albert porte un pantalon beige taille soixante-six qui laisse apparaître la moitié de son caleçon à motif papier peint, Hercule ne manque pas son « Mon Barnabé ça me fait tellement plaisir de te revoir vivant! » en me prenant les épaules dans ses mains, et Émile me glisse un «Alors comme ça t’as changé de nom pendant les vacances?» suivi du petit plissement œil bouche qui demande mon approbation. Je lui réponds:
— C’est quoi ce délire encore ? tout en me faisant la réflexion que quelques minutes seulement de remarques entre copains suffisent à réinventer nos vies.
— Va voir sur le tableau! me répond Antoine souriant.
— Qui est avec qui ? je lui demande.
— J’te dis d’aller voir sur le tableau, il répète.
Je me dirige vers le parloir et je cherche mon nom. D’abord je ne me trouve pas et puis si, en relisant plusieurs fois les listes des classes, je comprends enfin la blague… Bernard Moisin (2de 4), ils m’ont appelé Bernard Moisin au lieu de Barnabé Voisin, les salauds! La voix d’Émile s’approche de moi avec son petit rire moqueur :
— Ça va Bernard? T’as pas un peu moisi en vacances ? Je me retourne:
— Et toi tu t’es déguisé en Robert Smith?
La sonnerie retentit à quelques mètres de nous. Nos tympans claquent et s’envolent. Nous reprenons nos marques. Les élèves se rassemblent par classes devant les numéros notés à la craie blanche sur le sol de la cour. Moi je passe la porte du bureau du conseiller d’éducation et je lance à la secrétaire, qui, tête baissée, attentive, remplit ses formulaires, et sans attendre qu’elle me fasse signe :
— Bonjour madame, je suis pas sur la liste, je vais où ? Elle lève les yeux et pousse un soupir en m’apercevant.
— Ah non! Vous! vous n’allez pas commencer dès le premier jour ! Débrouillez-vous!
— Bah d’accord! Je vais dans la classe de mon choix alors ?
— Ne dites pas n’importe quoi, Voisin! Laissez-moi travailler! Par pitié!
Je me dis un instant que je ne pensais pas qu’à son âge elle ait besoin que je ressente de la pitié pour elle. Bref! Je m’imagine en cardinal, abaissant la main sur ses épaules avec un air condescendant et je l’absous de ses péchés. Je souris pour moi.
— Qu’avez-vous à sourire comme ça? On dirait un nigaud! Allez! filez rejoindre votre classe!
Je sors dans la cour qui s’est vidée entre-temps et bien évidemment je ne sais pas où sont passés les copains de 2de 4. J’en profite pour faire une petite dizaine de pompes sous l’arcade, je fais ça dès que j’ai deux minutes, il paraît que ça maintient en forme, les pompes. De toute façon je suis en retard. Puis je sens la présence de ce type, certainement nouveau pion qui s’approche de moi pour me dire que ce n’est pas le moment de faire le mariole tout seul. Je lui dis: «OK». Je me relève et je prends l’escalier central, J’arpente les couloirs en regardant à travers les portes vitrées des classes. J’en profite pour faire deux ou trois clins d’œil aux copains puis j’aperçois enfin Jean-Albert et Antoine assis au fond d’une salle dans laquelle une vieille prof, complètement babos et portant fièrement une chemise en cuir bordeaux, agite les bras dans toutes les directions. Je toque trois coups bien francs suivis d’un léger silence, puis j’ouvre la porte, je passe la tête, et je dis d’une petite voix: «Bonjour madame, je suis Bernard, Bernard Moisin.» Éclats de rires… je connais une bonne partie des élèves, et Voisin est un nom qu’on n’oublie pas. La vieille babos semble désemparée, vérifie sa liste sur un vieux carnet puis se redresse en reprenant confiance et s’adresse à la classe: «S’il vous plaît ne vous moquez pas de votre camarade, il a peut-être une bonne raison d’être en retard.» Elle me regarde par-dessus ses lunettes :
— Quelle est la raison de votre retard, jeune homme ?
— J’étais dans le bureau du CPE car ils ont fait une faute à mon nom, ils ont écrit Bernard sans h alors que moi c’est Bernhard avec un h, car je viens d’Alsace. Du coup, je me suis mis à faire quelques pompes et j’ai pas entendu la sonnerie.
Rires.
— (À la classe) Arrêtez de rire stupidement comme ça! Je ne comprends rien à vos histoires de pompes, asseyez-vous je suis madame Dubien, votre professeur de français et comme vous vous en doutez votre professeur principal. D’abord on dit «Je n’ai pas» et pas «J’ai pas»! Tenez! Voici quelques fiches à remplir. Je vous préviens, nous allons passer toute l’année ensemble alors mieux vaut bien nous entendre. Et si vous avez des doutes, demandez à votre voisin ! (Rires)
— Merci beaucoup madame!
Je prends les fiches et je vais m’asseoir derrière Jean-Albert et Antoine. On se met à se raconter nos vacances pendant que la babos nous distribue un polycopié avec le nom des autres profs. Je commence à remplir mes fiches et comme d’habitude je note machinalement «décédés» à la case Parents.
«On a Ramirez en espagnol, ça va être encore une bonne rigolade!» je dis à Jean-Albert.
Dubien nous distribue l’emploi du temps, nous demande d’ouvrir nos livres page 40 et le cours se déroule tranquillement jusqu’à la prochaine sonnerie. »

Extrait
« On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort. Je ne sais plus si je me mis à pleurer, je ne crois pas. J’étais devant le fait. Je n’avais pas vraiment le choix. Non, je ne pleurais pas, je devais être fort. Je deviendrais le capitaine de mon vaisseau et je mènerais ma vie tout seul. Je m’imaginais portant un casque et une cape de super-héros, délivrant tous ceux que j’aimais. Je rêvais que mon père s’écroulait et roulait dans la pente d’un jardin, je peinais à le rattraper, mais je le sauvais. Avec de la volonté et de l’imagination, j’y arrivais.
Les mois passent et je regarde le ciel par la fenêtre, plusieurs années de suite réunies en un instant. J’ai perdu la notion du temps. Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret. Je grandis presque comme ces autres, en me sentant quelquefois gênant, un peu de trop, et autour de moi, ceux qui savent font presque comme si de rien n’était, ceux qui l’apprennent me prennent en pitié. Je déteste la pitié! Ceux qui ont pitié vous rabaissent sans le savoir, ceux qui ont pitié vous regardent d’en haut avec cet œil ou cet air attendri qui leur donne de l’importance. Piédestal. Podium. Je préfère qu’on m’écoute. Rien qu’un peu. Raconter, partager, et qu’on observe et adopte mon étrangeté. » p. 57-58

À propos de l’auteur
REBOTIER_jerome_DRJérôme Rebotier © Photo DR

Jérôme Rebotier est compositeur de musiques de films. Dans la cour est son premier roman. (Source: Éditions Héliopoles)

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Sortir au jour

DHEE-sortir_au_jour  RL_2023

En deux mots
Une autrice rencontre une thanatopractrice lors d’une séance de dédicace. Mais leur échange ne va pas s’arrêter là. Curieuses l’une de l’autre, elles ne vont pas tarder à se découvrir des points communs, y compris durant le confinement décidé par les autorités, et explorer les liens unissant les humains et les défunts.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ma rencontre avec une thanatopractrice

Amandine Dhée raconte la rencontre d’une autrice et d’une thanatopractrice, la personne qui prépare et embaume les cadavres. Une fois écartés les préjugés, leurs échanges vont s’avérer passionnants, autour de la mort et de la transmission.

Ce roman est d’abord l’histoire d’une rencontre. Lors d’une séance de dédicace, un visiteur explique qu’il n’aime pas le mot «autrice». Un débat s’engage alors, les opinions s’expriment jusqu’à ce que Gabriele explique qu’une autrice est tout aussi légitime que d’autres professions, dont la sienne, thanatopractrice. Une affirmation qui va éveiller la curiosité de la romancière, car cela lui permet de constater combien ses préjugés sont forts en la matière, à commencer par l’aspect physique de la personne chargée d’embaumer les morts et qu’elle imaginait plutôt triste, vieille et introvertie et qu’elle découvre jeune et pleine de vie!
Après leur échange initial, de nombreuses rencontres vont suivre qui vont permettre de mieux comprendre Gabriele, mais aussi de parler de la mort sous un aspect totalement différent que d’ordinaire, ce qui rend le livre formidablement intéressant.
Il est ici aussi question de technique, d’habitudes et de rituels – quelquefois très curieux – et de l’évolution de la société dans son rapport aux défunts.
Amandine Dhée a eu la bonne idée d’insérer au fil de son récit les extraits de l’émission «Vis ma vie de thanatopracteur», qui, comme l’indique l’autrice en fin de volume, ont été retranscrits avec l’autorisation de Réservoir Prod. Car ces échanges montrent de manière éclatante combien ce métier est méconnu et combien il véhicule de fantasmes. La confrontation entre ce verbatim et le témoignage de Gabriele va même nous offrir un côté burlesque, pas forcément attendu dans un ouvrage parlant de la mort. Oui, il y a dans ce livre d’intéressantes réflexions sur nos rapports aux défunts, sur cette envie de les voir continuer à cheminer à nos côtés, à leur parler et à surmonter la douleur de la perte. Mais il y a aussi l’humour rehaussé par la construction et le style.
Quand, durant la rédaction du livre, survient la pandémie, «ce scénario éculé de science-fiction, le coup du virus dévastateur», puis le confinement qui fait émerger un nouvel ordre social ponctué par l’annonce tous les soirs du nombre de morts, l’autrice comprend une chose essentielle: «Écrire sur la mort me tient en vie».
Écrire va aussi lui permettre de comprendre combien son affinité avec Gabriele n’est nullement le fruit du hasard, bien au contraire, puisque toutes deux font un peu le même métier: raconter une histoire. «Gabriele dénoue les traits des visages défunts, ferme les yeux, fait se joindre des mains. Elle met en scène une fin paisible, elle oppose un récit au chaos. C’est bien que la personne ait l’air endormie plutôt que décédée. Ce n’est pas un mensonge, puisque tout le monde veut y croire. Parce qu’on en a besoin, parce qu’on a peur. Personne n’est dupe, mais on joue le jeu. J’apprends que la chambre mortuaire s’appelle un amphithéâtre. Le temps d’une veillée, nous lier avec ce récit.»
Amandine Dhée démontre ce côté théâtral dans le spectacle qu’elle a conçu autour de «Sortir au jour» et qui est en tournée actuellement et qui prouve lui aussi qu’une autrice ne doit pas avoir de sujet tabou. N’hésitez pas, à votre tout, à aller danser avec la mort.

Sortir au jour
Amandine Dhée
Éditions La contre allée
Roman
120 p., 17,50 €
EAN 9782376650843
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman se déroule en France, mais n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« On pourrait lire Sortir au jour comme un livre qui parle de la perte, mais c’est exactement l’inverse, Sortir au jour raconte ce qui nous lie. » Amandine Dhée
À l’origine de Sortir au jour il y a cette rencontre dans une librairie entre l’autrice et Gabriele. Gabriele est thanatopractrice.
Très vite, entre elles, un dialogue s’instaure où il sera tour à tour question de la quête de sens chez Gabriele et de sa reconversion dans une profession qui véhicule autant de clichés que de préjugés, mais aussi des réflexions qui animent l’autrice à propos du désir de transmission, des pertes et des liens qui unissent les êtres et marquent les générations.
Liant l’intime au politique, avec l’humour et le sens de la formule qu’on lui connaît, Amandine Dhée atteint le but qu’elle s’était fixé : « écrire un livre réconfortant sur la mort ».

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Noé Megel)
La Viduité
Blog la bibliothèque de Delphine Olympe


Amandine Dhée présente «Sortir au jour» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’est le nombre de peluches dans la salle d’attente qui m’a mis la puce à l’oreille. Cette générosité. Cette opulence. C’était suspect à force d’être mignon. On est restés plantés au milieu de la pièce une bonne minute puis on s’est assis du bout des fesses sur les chaises en plastique.
Une femme d’une cinquantaine d’années s’est approchée avec un doux sourire. Elle s’est présentée, bénévole pour l’association des maladies cardiaques congénitales. Je lui ai adressé un sourire de pure forme. Que ce soit clair : nous n’irions pas plus loin, elle et moi. Notre rencontre était accidentelle et il était hors de question que j’entretienne la moindre relation avec une bénévole de l’association des maladies cardiaques congénitales.
Nous n’avons pas attendu longtemps. Une jeune femme vêtue d’une blouse blanche nous a invités à entrer et a prié mon fils de se déshabiller. Mon petit garçon s’est exécuté, puis s’est allongé sur la table.
Il était paisible. Il s’est toujours prêté de bonne grâce aux examens médicaux, avec une confiance qui me serre le cœur. Il se hisse sur les grands fauteuils de cuir, grimpe sur les tables d’examen, allonge son inspiration, tend le bras sans rechigner pour la piqûre.
Si au moins il pouvait résister et pousser quelques hurlements, il m’offrirait l’occasion de le rassurer, de jouer ma partition de mère protectrice et, ce faisant, me détournerait de ma propre angoisse. Mais sa conduite digne m’oblige à rester stoïque et me laisse me ronger du dedans. Inutile de compter sur son père. Face au corps de notre petit garçon allongé sur la table d’examen, nous évoluons sur deux pôles opposés. Lui adopte une technique simple pour canaliser son angoisse : il l’ignore. Il surjoue la normalité pour mieux forcer le destin. Pour un peu, il siffloterait. Tiens bonjour madame, ah oui c’est sympa pour occuper son temps libre, l’association des maladies cardiaques congénitales, quelle bonne idée !
Moi, je fais l’inverse, je brandis le pire pour l’exorciser, je dis maladie, peur, mort. Un jour, de retour d’une promenade avec mon fils, j’avais fait remarquer, la voix gorgée d’angoisse, que notre enfant toussait exactement de la même façon que le défunt cocker de mon enfance qui souffrait d’un souffle au cœur. Mon compagnon m’avait jeté un regard ahuri, avait ouvert la bouche, puis s’était ravisé. J’étais restée seule à mouliner mon pressentiment morbide. L’ennui avec la paranoïa, c’est qu’elle ressemble beaucoup à une folle intuition. Dès lors, comment s’en débarrasser ?Depuis nos rives éloignées, nous nous contemplons lui et moi avec stupéfaction, chacun trouvant l’autre un peu cinglé mais se retenant de le dire parce que, vraiment, ce n’est pas le moment. La peur nous retient de nous disputer et, à bien y penser, je me demande si ce n’est finalement pas le plus inquiétant pour notre enfant, cette harmonie artificielle et tendue.
La soignante a recouvert le corps de mon petit garçon avec des électrodes. Voilà, on y est. Au lieu de gambader dans la cour de récré ou de s’efforcer d’obtenir un bon point, qui fait une grande image avec un animal sauvage dessus au bout de dix, mon fils est là. L’écran s’est animé, la machine a pris le relais, l’examen a commencé. L’engin a ensuite crachoté du papier.
La jeune femme a arraché la feuille, observé attentivement le tracé sans dire un mot. Ça a duré environ un millénaire. Puis elle a félicité mon fils pour son courage et l’a invité à se rhabiller. Elle a de nouveau regardé le tracé et nous a annoncé que c’est le médecin qui nous donnerait le résultat. Ma gorge s’est nouée. Elle fuyait, c’était évident. La jeune femme s’est alors tournée vers un grand coffre en plastique, a plongé son bras dedans et tendu une peluche à mon fils en slip. Elle l’a de nouveau félicité pour son courage, ça devenait lourdingue.
Porte suivante. Cardiologue. L’enfant s’allonge une fois de plus. Cette fois, l’homme passe du gel sur sa peau et promène une sonde sur son cœur. Ça dure une minute ou deux pendant lesquelles, comme tout le monde à l’orée du drame, je fais enfin preuve d’humilité. Je prie je ne sais quelle entité supérieure, en régie générale, je supplie, dégouline de gratitude, promets de ne plus me plaindre, de voir enfin la chance qui est la mienne. Si seulement rien ne bougeait, rien ne s’abîmait. C’est simple, je supplie que rien ne change, surtout que rien ne change.
Très vite, il annonce : tout est normal. Il le répète, tout est normal, pour être sûr que cette phrase atteigne les cavités les plus lointaines de nos cerveaux. L’air afflue de nouveau, un sourire barre nos visages. L’horizon se dégage d’un coup, les épaules descendent. Pour la première fois depuis que j’ai franchi le seuil de cet hôpital, je vois en couleur. Super, je dis. Super, je répète. Voilà, c’est fini. Le médecin écrit son compte-rendu, il parle d’un enfant éveillé et plein de vie et d’énergie, il en rajoute un peu, puis nous regarde droit dans les yeux et nous dit adieu. Il dit encore, on ne se reverra jamais. Je crois que j’ai répété super, n’essayant même pas d’être un peu polie. Nous sommes ressortis d’un pas léger. Dans le couloir, la femme bénévole a passé sa tête, j’imagine qu’à nous voir, le sang revenu au visage, le frou-frou animé du bonnet, écharpe, manteau, les corps de nouveau élastiques, elle a tout de suite su, mais elle a quand même posé la question. Tout va bien, lui avons-nous annoncé avec cette fois un peu de chaleur dans le regard. Alors adieu, a-t-elle dit elle aussi. J’imagine que cet adieu est un truc auquel ils ont réfléchi. Un adieu, ce n’est pas un au revoir, c’est beaucoup plus puissant. Un adieu pour gratter vigoureusement la tache, effacer la peur et faire en sorte que l’on ne regarde pas notre fils comme une bombe à retardement les vingt prochaines années. Ce qui s’est passé n’est pas un avertissement mais une erreur d’aiguillage.
Chaque fois que je raconte cette histoire, je me demande ce qu’est devenue la fameuse peluche que l’on a offerte à mon fils ce jour-là. J’imagine que personne ne lui a reprise (rends-nous ça tout de suite, petit imposteur !), mais je suis incapable de me souvenir de ce qu’elle est devenue.
Un soir, chez des copains, une femme m’a dit qu’il lui était arrivé la même chose, le dépistage d’un souffle au cœur, l’examen du cardiologue. Non, elle n’avait pas eu peur, c’est des conneries elle avait dit, c’est pour faire marcher la machine à fric, ces examens. Je lui avais envié ce cynisme, il m’aurait été tellement secourable.
Ce non-événement a été l’une des premières choses que j’ai racontées à Gabriele. Elle m’avait demandé si j’en savais plus sur ce que je voulais écrire. J’avais répondu que non, que je ne savais pas exactement encore mais que je sentais que c’était important pour moi. Je crois que j’essayais de faire quelque chose avec ma peur.
La naissance de ma petite fille avait de nouveau ouvert la brèche. Pouls, souffle, palpitations. Comme s’il m’avait fallu fabriquer de la vie pour la savoir si fragile. Serrer contre moi cette minuscule densité, son ventre collé au mien, son abandon contre ma peau, et le creux de mon cou qui guérit tout.
J’ai si peur de perdre. Je n’arriverai jamais à me débrouiller avec cette pensée, à lui faire une place, qu’elle s’y tienne, qu’elle se taise. D’abord, il faut faire avec l’idée que tout dépend de nous, et puis que plus rien ne dépendra de nous. Quel est le pire?
J’aimerais tellement réussir à prendre de la distance, accepter, m’injecter de la philosophie en intraveineuse. La plupart du temps, je parviens à ériger de fragiles barrages, mais parfois : tsunami d’angoisse. Les plus grandes joies sont talonnées par la peur. Et si ça disparaissait ? Je m’agrippe aux statistiques. Tout va bien se passer. Mais les chiffres réconfortent si peu. Je sais à quel point ma peur est partagée, même si personne ne la nomme jamais. Au point que la société n’a même pas voulu inventer de mot pour dire les parents qui perdent un enfant.
Heureusement, il me reste l’agitation.
Les journées très remplies, le travail, comme c’est pratique pour s’offrir des angoisses plus digestes, leur donner forme humaine, et tandis que je flirte avec le burn-out au moins je ne pense pas à la mort, et d’ailleurs je ne manquerais pas de lui dire si elle se pointait, sa faux sur l’épaule : désolée, je n’ai pas le temps, je bosse, moi !Le dictaphone a enregistré ma voix qui bégaye lorsque je tente d’expliquer tout cela à Gabriele. Je veux lui dire ma peur de la mort, mais ça ne vient pas tranquillement, ça bute, ça lapsus, et je m’entends dire: j’ai meurs.
Le métier de Gabriele, c’est d’être là quand la catastrophe a eu lieu. Elle travaille avec les morts.
À cet endroit que je fuis. Elle et moi nous sommes rencontrées par hasard. J’ai entendu son rire, j’ai vu ses yeux briller. Alors j’ai dit : j’aimerais que tu me parles. »

Extraits
« Ce soir, le président de la République nous pousse à l’intérieur de nos maisons et nous ordonne d’y rester. Il nous invite même à lire, c’est dire si la situation est grave.
La vie ose tout, même ce scénario éculé de science-fiction, le coup du virus dévastateur. Ça ne peut pas bien se finir. Cette fois, nous allons payer nos excès.
Nous rangeons nos corps, aiguillés par la peur et l’absurde d’un virus invisible pour les uns, invincible pour les autres. Un nouvel ordre social émerge: héroïnes ou non-essentielles, épuisement ou désœuvrement. Quelqu’un à la radio annonce tous les soirs le nombre de morts.
Et puis le quotidien reprend.
D’abord, le court-circuit n’est pas si douloureux. C’est même inespéré d’avoir autant de temps avec ma toute petite fille, de ne plus être écartelée entre vie familiale et vie professionnelle, un rab de congé maternité sans la peur de ne pas retrouver sa place, sans la frustration de voir les autres avancer. » p. 68

« Écrire sur la mort me tient en vie. » p. 74

« Pourquoi maintenir les lieux de culte et pas de culture ? Qui décide de notre sacré?
Je crois aussi que Gabriele et moi faisons un peu le même métier: raconter une histoire.
Gabriele dénoue les traits des visages défunts, ferme les yeux, fait se joindre des mains. Elle met en scène une fin paisible, elle oppose un récit au chaos. C’est bien que la personne ait l’air endormie plutôt que décédée. Ce n’est pas un mensonge, puisque tout le monde veut y croire.
Parce qu’on en a besoin, parce qu’on a peur. Personne n’est dupe, mais on joue le jeu. J’apprends que la chambre mortuaire s’appelle un amphithéâtre. Le temps d’une veillée, nous lier avec ce récit.
Sur scène, mes comparses sont à mes côtés, je peux compter sur elles, et elles sur moi. Ensemble, nous tiendrons ce spectacle. Ensemble, nous tiendrons tout court. » p. 114

À propos de l’auteur
DHEE_Amandine_©petra-hillekeAmandine Dhée © Photo Petra Hilleke

Amandine écrit et arpente les scènes pour y confronter son écriture inspirée de la vie quotidienne. Ses textes viennent interroger la place de chacun.e dans notre société.
Comment exister malgré les autres? se demande-t-elle.
Cherchant encore la réponse, elle continue d’écrire.
Amandine est artiste associée à la Générale d’Imaginaire et est publiée aux éditions La Contre Allée. Après un premier «roman de la ville», puis un essai insolite sur le monde du travail et un roman plus personnel sur l’émancipation, elle écrit son premier texte jeunesse en 2016, Les Gens d’ici, qui traite de l’accueil des personnes migrantes. Ce texte sera mis en scène par Juliette Galamez et produit par La Générale d’Imaginaire. En janvier 2017 elle publie La Femme brouillon aux éditions La Contre Allée dans lequel elle livre un éclairage politique sur une expérience intime, sa maternité, roman qui a obtenu le prix Hors Concours 2017. En 2020, elle publie À mains nues, toujours à la Contre Allée, où Amandine explore la question du désir et de l’attachement à travers le parcours d’une femme et ses expériences sexuelles et affectives. En 2023 elle publie Sortir au jour, un ouvrage dédramatisant la mort. Ses livres sont adaptés en lectures musicales, qu’elle interprète notamment aux côtés du violoncelliste Timothée Couteau. (Source: lageneraledimaginaire.com)

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Monument Valley

CHAPUS_monument-valley  RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Pascal a choisi de s’exiler vers Monument Valley pour tenter de cicatriser sa blessure. Dans cette contrée désertique, il va rencontrer le propriétaire d’un motel et sa fille, ainsi qu’une française installée là depuis quelques années. Des rencontres qui vont le changer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le temps efface les blessures

Le personnage principal du premier roman de Pascal Chapus choisit de partir aux États-Unis pour faire son deuil. Du côté de Monument Valley – une contrée que l’on explore avec lui – il va faire plusieurs rencontres déterminantes.

Quand Pascal arrive à Monument Valley, ou plus exactement au motel du même nom, il n’a qu’une vague idée de son programme. Tout juste peut-on deviner à sa consommation d’anti-dépresseurs qu’il a choisi ce lieu pour prendre de la distance avec un passé douloureux.
Dans ce coin désertique, il va trouver une quiétude bienvenue, aidé en cela par Monsieur Heartwood, le gérant du motel avec lequel il se lie d’amitié.
Au fil des jours, il va faire connaissance du petit microcosme qui gravite autour du motel, de Lisa la fille de Monsieur Heartwood, qui s’occupe de l’entretien des chambres et de madame Delcour, une vieille dame qui a choisi de s’installer là depuis déjà six ans. Anoki, l’Indien Navajo qui propose aux touristes des randonnées à cheval quand il ne lance pas des poignards autour de cibles vivantes, vient compléter ce tableau.
Après une tentative avortée de rejoindre Monument Valley à pied, Pascal se range à l’avis du gérant et ira admirer ce somptueux paysage en voiture.
Les journées s’étirent, ponctuées par les repas préparés par Monsieur Heartwood, la lecture des romans de James Hadley Chase dont la bibliographie complète semble se trouver dans la bibliothèque et l’observation du va et vient des clients et des employés. Pascal vient de temps en temps donner un coup de main à la réception et à la cuisine et, quand un incendie se déclare au milieu de la nuit, il va parvenir à la circonscrire avec l’aide de Lisa. C’est en fait le chat, que Pascal a surnommé Miss Blandish, qui l’a prévenu.
Cet incident, dans ce coin si calme, va nimber le roman d’une aura de mystère, d’autant que la police conclut à une intention criminelle. Et alors que l’enquête se poursuit, Heartwood est hospitalisé. Pascal s’investit alors davantage dans la gestion du motel et préparera même un repas pour une dizaine de Chinois.
Au-delà du récit et des rencontres, c’est dans la gestion du temps que Pascal se reconstruit. J’irai même jusqu’à dire que cette nouvelle temporalité est au cœur du roman. Il n’y a alors pas d’obligations, pas d’emploi du temps préétabli. Et du coup, il est ouvert à tous les possibles. On ne peut que deviner la douleur de la perte subie, mais on comprend parfaitement que sous ce nouvel horizon les blessures cicatrisent petit à petit. Alors, une nouvelle histoire peut s’écrire.

Monument Valley
Pascal Chapus
Éditions Arléa
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782363083296
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, non loin de Monument Valley. On y évoque aussi le Sud-Ouest de la France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un homme fait étape dans un motel proche de Monument Valley au cours d’un voyage où il essaie de faire son deuil. Le lieu, dans son étrangeté, faite d’immobilité et de mystère, le retient. Il y trouve sa place naturellement et, au fil du temps, des habitudes se prennent. C’est comme si le motel, le désert, toute cette beauté minérale et épurée, les rares personnes qu’il rencontre, apportaient enfin une réponse au questionnement douloureux qui semble l’avoir jeté là. Mais l’équilibre est fragile.
Dans une lente dramaturgie, le récit, tout en émotions contenues, nous mènera vers un dénouement inattendu.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
« 1
Le motel se dressait non loin du site de Monument Valley et en portait le nom. Monsieur Heartwood m’accueillit derrière son comptoir. C’était un homme qui semblait bon, avec des paupières tombant de fatigue sur ses yeux couleur d’eau. Je regardai ses mains posées à plat sur le devant de la réception. Il portait une alliance. Où était madame Heartwood ?
– Je pense rester une semaine.
– Je fais payer la première nuit. Et à votre départ, vous réglerez le reste.
Il me donna la clé de ma chambre. J’y déposai ma valise. La chambre était grande et climatisée comme à peu près partout aux États-Unis dans ce type d’établissement. Plus tard, mes affaires rangées, je m’éloignai à pied du motel. Je m’allongeai dans le désert, les yeux grands ouverts.
Le ciel presque blanc me recouvrait comme un linceul. Je dressai la main pour saisir la lumière. Un scorpion ou un serpent aurait pu me faire la peau. Je m’en fichais. Monsieur Heartwood serait venu à mon secours. La chaleur était écrasante. Je repartis dans ma chambre où je m’endormis dans l’air frais.
Le soir venu, je me rendis à la réception. Monsieur Heartwood était assis dans un angle de la pièce avec un livre entre les mains. Il le posa en me voyant.
– En quoi puis-je vous être agréable?
– Auriez-vous des sandwichs?
– Oui, bien sûr. Je peux vous préparer quelque chose.
– Merci. Je suis affamé et nous sommes tellement loin de tout…
– Oui, je le sais. C’est pour cela que nous offrons ce service aux clients. Vous voulez manger tout de suite?
– D’ici une heure, ce sera parfait. Maintenant que je suis rassuré, je peux attendre.
Je regagnai ma chambre et m’allongeai. J’observai les murs tristes, la commode désuète dans laquelle j’avais rangé mes affaires, une reproduction de chevaux accrochée au-dessus du bloc de climatisation, une table étroite, un peu trop haute, en guise de chevet. J’avais transpiré et j’allai prendre une douche. Je déchirai l’enveloppe de la petite savonnette neuve. L’eau gicla du pommeau fixé au mur et ruissela sur mon corps durant de longues minutes. Je n’existais plus, sinon par cette perception aqueuse, familière, qui faisait que j’étais partout et nulle part.
Un peu plus tard, monsieur Heartwood frappa à ma porte et entra avec un plateau sur lequel étaient déposés deux sandwichs et une cannette de bière. Personne n’aurait pu me combler autant. Il disposa le plateau sur la petite table, près de mon lit.
– Bon appétit.
Par la fenêtre, on vit une voiture pénétrer dans le parking et se garer devant la réception.
– Ah, un client, fit monsieur Heartwood.
Et il s’en alla.

2
Le lendemain, au réveil, j’avais un texto de mon amie Brigitte. Es-tu bien arrivé? Cette simple question me toucha. Je lui répondrais plus tard.
Ce matin-là, je décidai de rejoindre à pied le site de Monument Valley. Je me rendis à la réception où monsieur Heartwood me servit un café et des toasts. Je lui fis part de ma décision.
– À pied! Mais c’est très loin.
– J’ai tout mon temps.
– Vous avez un chapeau et de l’eau?
– Non.
Il disparut quelques instants et me rapporta une casquette et une bouteille d’eau fraîche.
– Prenez au moins cela.
Je le remerciai. Mon regard tomba une nouvelle fois sur son alliance. Mais où était madame Heartwood ?
La route 163 filait dans la lumière transparente du matin, au milieu d’un panorama désertique. À l’horizon, perdus dans l’immensité du ciel, de petits nuages blancs accrochés les uns aux autres inspiraient un sentiment d’éternité. Je marchais depuis un long moment au bord de la route lorsque je repensai à Anaïs. C’était la petite chatte de Michel. Je jouais des heures avec elle. J’adorais me soustraire à son regard derrière un meuble ou un mur, je voyais alors sa tête apparaître sur le côté pour me chercher. Elle est bête, mais elle est bête! me disait Michel. Je lui montre sa souris du doigt et au lieu de ça, elle se jette sur mon doigt! J’aurais aimé qu’Anaïs soit avec moi. Je l’avais laissée chez des amis qui disposaient d’un jardin. Je pris la bouteille dans mon sac à dos et bus quelques gorgées. Soudain, un bruit de corne de brume ébranla l’air. Un camion arrivant par-derrière me dépassa. Je m’écartai et le regardai filer vers l’horizon. Anaïs allait-elle bien? L’angoisse se réveilla à cet instant-là. Et plus le camion s’amenuisait dans le lointain, plus cette angoisse croissait. Quand il eut disparu de ma vue, je n’étais plus qu’un brasier vivant. Mon corps brûlait. Je paniquai et rentrai au motel. Une jeune femme vêtue d’une blouse et tirant derrière elle un aspirateur sortait de ma chambre. Elle me sourit mais cette marque d’amabilité me laissa indifférent. La fraîcheur de ma chambre n’adoucit en rien mon mal-être, elle l’aggrava au contraire. Je tournai un instant autour du lit puis m’y laissai tomber. J’avalai une barrette d’anxiolytique et pris la commande de la télé. Je fis défiler les programmes et m’arrêtai sur un épisode des Charlie’s Angels. Les voix de Jill, Sabrina et Kelly, leurs visages familiers tirés d’une période révolue me rassurèrent. Tout ça appartenait au passé, tout ça était mort comme cette pauvre Farrah Fawcett qui avait mis en scène sa triste descente aux enfers pour le bien de l’humanité. Dans la soirée, après avoir somnolé tout l’après-midi, je me rendis à la réception pour commander des sandwichs. Monsieur Heartwood était occupé avec des clients. J’attendis. Mon regard se porta sur les portes-fenêtres. Elles donnaient sur l’arrière, sur le désert. Un grand tapis aux couleurs passées recouvrait le parquet. Sur les murs vert pâle qui auraient mérité un coup de pinceau, étaient suspendus de vieux clichés d’un village Navajo et le portrait à l’huile, assez médiocre, d’un chef indien. Le mobilier était à l’avenant, des fauteuils solides mais sans grâce, une table basse, fruste, sur laquelle on avait posé un cendrier en verre. Un présentoir rotatif proposait des cartes postales de Monument Valley et des publicités pour des randonnées à cheval.
Dans le prolongement de la réception se trouvait une autre pièce, une modeste bibliothèque. Dans un renfoncement, étendue dans un panier en osier, une chatte allaitait ses chatons. Je m’approchai. La chatte me regarda un instant, puis détourna la tête en clignant des yeux. Son pelage était clair, presque blanc, à l’exception d’une tache rousse qui auréolait son museau. J’observai un long moment le tableau de l’affection maternelle. Ce fut un apaisement. J’examinai les livres, la tête penchée. Je tombai sur un nombre considérable de romans de James Hadley Chase, sans doute l’intégralité de son œuvre, des policiers. J’empruntai Pas d’orchidées pour miss Blandish, un titre qui me parlait.
Avant de quitter la pièce, je m’approchai encore de la chatte qui leva vers moi ses yeux énigmatiques.
– À bientôt, Bibi! lui dis-je doucement.
Bibi était le nom que Michel donnait à sa chatte pour l’appeler. C’était aussi le nom qu’il me donnait quelquefois.
Monsieur Heartwood venait de remettre les clés de leur chambre à des clients. Il se tourna vers moi.
– Comment allez-vous?
– Je viens de voir votre chatte.
– Oh, celle-là! Ça fait sa troisième portée et je n’ai jamais vu un chat rôdant dans les parages. Elle doit partir vadrouiller Dieu sait où. Parfois, on ne la voit pas des journées entières.
– J’ai vu qu’il y avait des livres dans la pièce d’à côté. Je me suis permis d’en prendre un.
– Vous avez eu raison, la bibliothèque est faite pour ça.
– Alors tant mieux. Est-ce que vous pouvez me préparer des sandwichs pour tout à l’heure. Je n’ai rien mangé de la journée.
– Avec plaisir. Je m’approvisionne auprès de fermes locales, ça fait toute la différence. Ce soir, je vous en préparerai au poulet.
– C’est vraiment gentil de votre part.
Je sentis que mes paroles lui allaient droit au cœur. Ce soir-là, monsieur Heartwood frappa à ma porte et se présenta avec son plateau.
– Voilà votre repas, avec un verre de vin blanc offert par la maison. Vin blanc de Californie.

Je n’osai insister une seconde fois sur sa gentillesse. Il déposa le plateau sur la table de chevet. J’étais allongé sur le lit, en train de lire le roman de Chase. Monsieur Heartwood s’adossa au mur.
– Alors cette excursion? Je vous ai vu revenir bien tôt.
– J’ai réalisé que c’était un peu loin à pied.
– Ça ne m’étonne pas, on ne mesure pas toujours les distances ici. Prenez tranquillement votre voiture et profitez du paysage sur place.
– Oui, c’est ce que je ferai demain, peut-être.
Il m’approuva d’un hochement de tête et s’en alla en me souhaitant une bonne soirée.
Vers minuit, alors que j’entamais le dernier chapitre de Pas d’orchidées pour miss Blandish, des pneus crissèrent sur le parking. La curiosité me tira du lit. J’éteignis la lumière et, me penchant vers la fenêtre, je vis une jeune femme sortir d’une voiture. Elle portait une jupe et un haut noir qui luisait dans la nuit claire. Elle avait, me semblait-il, un joli visage. Et puis, d’un coup, je la reconnus, c’était la femme de chambre. Ses cheveux étaient libérés, elle était maquillée. Elle commençait à gravir les quelques marches qui menaient à la réception quand un homme sortit d’une Mercedes et s’avança vers elle à grandes enjambées. Je n’entendis rien mais il dut l’interpeller car la jeune femme se retourna brusquement, comme surprise, et s’immobilisa au milieu de l’escalier. L’homme lui adressa la parole. Il était resté au pied des marches, à deux ou trois mètres d’elle. Je vis la jeune femme lui répondre. Et une courte discussion s’engagea. Puis ils ne dirent plus rien et parurent se tenir tête un bref instant. Alors, d’un pas rapide, la jeune femme rejoignit la réception sans se retourner. Quand elle eut disparu, l’homme regagna sa voiture et quitta le parking. »

Extrait
« Quand on quitte Monument Valley vers les étendues désertiques, le ciel commence à se remplir d’étoiles. Et en regardant ce ciel si familier, j’ai le sentiment d’être partout et nulle part. Devant moi, s’enfonçant dans la nuit naissante, Anoki trace le chemin. On s’éloigne encore et encore. Je me retourne. Au loin, devenu un îlot crépusculaire, Monument Valley m’apparaît dans son entièreté.
Anoki s’arrête et met pied à terre.
— Cela te convient-il ?
Je lui souris du haut de ma monture. Le silence est tel que je n’ai pas besoin d’élever la voix.
— Oui, c’est très bien.
On est arrivé au bout du chemin. » p. 140

À propos de l’auteur
Pascal Chapus vit à Toulouse, où il travaille au sein des services juridiques de la Ville. A la fin des années 80, il a effectué un long séjour d’études dans le Wisconsin et sillonné les États-Unis. De retour en France, il a repris des études de droit puis intégré la mairie de Toulouse en 1999. Auteur de plusieurs récits situés aux États-Unis, il s’est inspiré de l’un d’entre eux pour réaliser en Californie un court-métrage intitulé Onirique Standard. Monument Valley est son premier roman. (Source: Éditions Arléa)

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Ce qu’il reste d’horizon

PERROT_ce-qu-il-reste-dhorizon  RL_2023

En deux mots
Après le décès accidentel de ses parents, le narrateur décide de s’installer dans le vaste espace au 13e étage d’un immeuble qu’il vient d’hériter. C’est là qu’il entame une vaste réflexion existentielle. Que fera-t-il désormais de sa vie ? Entre idées loufoques et rencontre avec des personnages qui ne le sont pas moins, il va se bâtir un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand la vie bascule…

Le nouveau roman de Frédéric Perrot met en scène un jeune homme qui vient de perdre ses parents et s’installe dans un vaste espace vide. Pour y faire son deuil et pour tenter de se construire un avenir avec une liberté retrouvée.

Ce roman, c’est d’abord celui d’un lieu. Un immeuble incendié, un propriétaire contraint à une vente aux enchères, et les parents du narrateur se retrouvent propriétaires d’une vaste plateforme au treizième étage d’un immeuble. 400m2 qu’ils se proposent de rentabiliser en y organisant des mariages, car la vue sur la ville y est imprenable. Mais cela ne suffit pas à éponger les dettes. Alors leur fantaisie transforme cette dalle de béton «en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. (…) Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons».
Pour leur fils, cet espace est synonyme de liberté, de fête, de création. Il y organise des boums, des matchs de foot, y échange son premier baiser. Une certaine idée du bonheur qui se voile brutalement quand il apprend la mort de ses parents. «J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé.» Ils avaient décidé de prendre un bain de minuit et avaient couru main dans la main vers la mer en oubliant la falaise qui les séparaient du rivage.
À compter de ce jour, la vie n’a plus eu de saveur. Mais il a bien fallu avancer. Alors, pas à pas, notre narrateur a cherché du sens à ses actions, un peu aidé par Tartuffe, le chien de ses parents, qu’il fallait bien promener. Il a démissionné, quitté son appartement, donné les clefs de sa voiture et s’est installé au treizième étage.
Vivre consistait alors à regarder le paysage, suivre l’eau qui s’infiltrait par la toiture, regarder pousser les plantes, marcher pieds nus. Ou encore essayer d’atteindre des endroits pointés au hasard depuis sa tour. Après le toit d’un gymnase, il s’est «retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition.» En collectionnant les lieux, il a atterri chez une vieille dame puis en répondant à une petite annonce, il a fait la connaissance de Sampras, joueur d’un tennis aux règles très particulières. Deux rencontres qui vont lui donner l’idée d’organiser un repas pour ses nouveaux amis. «Une armoire à glace en marcel, un chien aux poils hirsutes, une vieille dame en tenue de gala et un type aux pieds nus. Quatre solitudes réunies. Le début d’un peuple.»
Leurs extravagances réjouissent Mme de Marigneau qui lui confie alors combien elle apprécie sa façon de vivre: «C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi.»
Comme son personnage principal, Frédéric Perrot sait accompagner sa prose d’un brin de fantaisie et de très jolies formules que l’on voudrait toutes noter, comme «Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé» ou encore « Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis.» Cette chronique d’un deuil difficile à surmonter pourrait être une plongée dramatique vers la folie, mais par la plume allègre de son auteur devient un hymne à la vraie liberté. Celle qui ne nous enjoint pas de rester dans un cadre défini, mais celle qui n’est plus régie que par nos envies et nos désirs.

Ce qu’il reste d’horizon
Frédéric Perrot
Éditions Mialet Barrault
Roman
200 p., 19 €
EAN 978
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les parents extravagants font des enfants heureux et des jeunes adultes angoissés.
Le héros de ce livre adorait sa mère et son père qui ne se préoccupaient jamais de rien et ne connaissaient d’autre loi que l’éclosion de leurs plaisirs. Pour leur permettre de vivre comme ils le souhaitent, leur fils unique poursuit une carrière brillante et rémunératrice.
Un soir de pleine lune, le couple éprouve le besoin irrépressible de s’offrir un bain de minuit. Nus, ils courent vers la mer en riant aux éclats, oubliant qu’ils campent sur une falaise. Crucifié par ce deuil, notre héros abandonne du jour au lendemain son travail, son appartement et toutes ces habitudes qui donnent à chacun de nous la certitude de mener une existence satisfaisante.
Il s’installe au dernier étage d’un immeuble d’habitation, à même le béton d’un plateau vide que ses parents avaient acquis pour une bouchée de pain et qu’ils n’avaient jamais eu les moyens d’aménager.
Il décide de vivre désormais au hasard de sa fantaisie. Peut-on échapper à la société et remplir une existence sans avoir à affronter la moindre contrainte ?
Dans ce roman à l’humour débridé, Frédéric Perrot nous entraîne à la suite de cet homme déterminé qui fait preuve d’une extraordinaire imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
AOW


Frédéric Perrot présente son roman Ce qu’il reste d’horizon © Production Mialet-Barrault Éditeurs

Les premières pages du livre
« J’avais tout ce qu’il me fallait puisque je n’avais rien. Rien qu’on puisse me voler, rien à devoir à personne. C’est un luxe notable, je m’en suis rendu compte avec le temps. Si on me retirait tout, je ne perdrais rien. Y a t il plus grande richesse ?
Cette fortune durait depuis longtemps déjà, je ne comptais plus les jours, laissant tourner le compteur dans mon dos. Je me réveillais au chant du coq, passais mes journées à contempler le soleil et le monde qui fourmillait en contrebas. Je buvais un peu, lisais beaucoup. Je faisais des festins des légumes que j’avais moi-même cultivés et prenais des douches avec vue sur la ville entière, sans vis-à-vis. Plus que jamais je profitais de l’existence et du temps, ce sable qui file entre les doigts.

Près de quatre décennies plus tôt, un incendie ravageait les bureaux du dernier étage d’un immeuble d’habitation. Le propriétaire s’est vu contraint de tout raser pour les reconstruire, mais n’a jamais obtenu son crédit pour le faire. Pour éviter la banqueroute, il a fini par proposer son bien aux enchères. Mes parents ont assisté à la vente par hasard, en accompagnant un ami. C’était un jour de canicule, la plus importante depuis vingt-six ans. La salle était déserte. La seule personne présente somnolait au dernier rang, assommée par la chaleur. En entendant que la mise à prix débutait à un franc symbolique, mon père a jeté un regard amusé à ma mère, et il a levé la main. Voilà comment ils se sont retrouvés propriétaires d’un étage totalement vide. Quatre cents mètres carrés de rien. Un plateau de béton désaffecté pour un franc… et quelques dizaines de milliers d’impayés, compris dans le lot. Mais peu importe, ce coup du sort a été l’élan qu’ils attendaient pour redonner du sens aux jours. Ils commençaient à trouver les journées un peu longues, dans une vie qui en comporte si peu.
Quand ils ont découvert qu’il s’agissait d’un treizième étage, il fallait voir leur enthousiasme, deux adolescents, ni plus ni moins. Ils répétaient à qui voulait bien l’entendre que ça leur porterait chance. Ils n’avaient pourtant pas pour habitude de croire aux porte-bonheur ou aux grigris. Combien de fois les avais-je entendus dire : La chance, c’est toi et toi seul qui vas te la construire, mon garçon, sûrement pas le loto. Mais on venait de leur filer un ticket gratuit, alors ils ont délaissé leurs grandes théories, le temps d’y croire un peu.
Ils ont mis des mois à éponger les dettes, en y organisant d’abord des mariages low cost – un peu d’imagination suffisait à rendre cette dalle de béton accueillante, et le point de vue incroyable finissait par convaincre même les plus récalcitrants. L’architecture de l’immeuble était étonnante pour l’époque : les murs extérieurs du bâtiment, vitrés, donnaient l’illusion de leur absence. Il fallait pour y vivre ne pas avoir le vertige. Une excentricité de l’architecte qui baignait en permanence l’étage de lumière, grâce au panorama à trois cent soixante degrés de la ville. De là-haut, tout prenait de l’ampleur, la pluie, les orages, le défilé des voitures et la danse des arbres, le bruit lointain du monde.
Mes parents n’ont jamais eu les moyens pour lancer la reconstruction de l’étage, je ne suis pas sûr qu’ils en aient eu un jour le projet. Mais pour la première fois de leur vie ils étaient propriétaires. Alors ils l’ont gardé, comme un trophée.

En peu de temps, leur fantaisie a transformé cette dalle de béton en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. Des WC aménagés dans un coin, des dizaines de chaises pliantes et des tréteaux, des draps tendus et des vieilles lampes à franges suffisaient à donner vie à ce treizième étage. Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons, et voyant défiler les voisins du dessous, excédés par le bruit, à une vitesse démentielle. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur ceux qui profiteraient avec eux de ces fêtes incessantes.
Ils ont fini par quitter leur travail respectif pour ne vivre que des revenus générés par la Plateforme. C’est comme ça qu’on l’a baptisée, au vote à main levée. C’était d’usage pour tout et n’importe quoi dans notre famille, tout se décidait ainsi. Comme on n’était que trois, deux voix suffisaient pour l’emporter : pain aux graines ou baguette tradition ? Balade au parc ou cinéma ? Rue de gauche ou rue de droite ? Pour tous les sujets, si on voulait convaincre, il fallait développer un argumentaire, savoir énoncer clairement son point de vue. Opter pour l’achat d’un cerf-volant plutôt qu’un ballon de foot pouvait nous mener à des diatribes délirantes et spectaculaires. Le résultat, finalement, importait moins que la ferveur pour y parvenir.
Le week-end, ma mère nous lançait souvent des « Ça vous dirait de peindre ? », je levais la main, elle aussi, et on partait à la Plateforme avec des pinceaux et des pots de peinture, et on dessinait des fresques gigantesques sur le sol, des après-midi entiers. Quelquefois pour des occasions particulières, souvent pour notre plaisir personnel. Depuis cette acquisition, le plaisir et la joie étaient devenus leurs seuls guides. Si mes parents avaient été des églises, on se serait empressé de leur graver sur le front cette phrase maintes fois répétée : La norme n’a d’autre forme que celle qu’on veut bien lui donner.
En pleine semaine, à l’heure du dîner, il n’était pas rare que mon père lance « Allons dîner dans les nuages ». Alors on se chargeait d’un nécessaire à pique-nique et on se rendait au treizième étage. Il fallait voir ça, cette excitation en installant les tréteaux près des baies vitrées, face aux lumières de la ville, un ciel étoilé à nos pieds. Chacun de ces dîners, chacun de ces passages à la Plateforme, était des vacances improvisées. Plus besoin de Villers-sur-Mer, de Fréjus ou de Pleubian. On avait ça.
J’ai organisé là-bas mes premières boums, des anniversaires, des parties de foot avec les gars du quartier. Quelques traits à la craie suffisaient à tout changer, à délimiter chaque fois un nouvel espace de jeu. L’imagination est la plus grande des bâtisseuses.
J’y ai décroché mon premier baiser. Une Élodie, impressionnée par cet espace gigantesque dans lequel j’avais allumé des dizaines de bougies, m’a trouvé romantique et, pour la première fois, des lèvres se sont posées sur les miennes. J’ai vite compris que cette dalle de béton était un avantage sur les autres garçons. Je ne m’en suis pas privé quand elle m’a quitté pour un autre. Avec plus ou moins de succès selon les tentatives – les sentiments sont une science hasardeuse – je prenais du galon à mesure qu’on gravissait les étages. Des cloisons, montées par mon père autour de la cage d’ascenseur, créaient l’illusion d’un hall d’entrée donnant sur quatre appartements. Quand j’ouvrais une des portes, toujours la même réaction : bouche bée et yeux écarquillés.
J’ai pris ma première cuite là-bas, après une soirée trop arrosée pour célébrer l’obtention de l’inratable brevet des collèges. L’étage s’était alors transformé en plateforme vacillante, une toupie tournant sur son axe à toute allure, des ados dégueulant sur sa dalle.
J’y ai fumé mon premier joint, aussi, avec un Mathieu. On a tellement ri ce jour-là que la ville entière a dû nous entendre. Comme on était haut perchés et les nuages bas, certains ont dû se dire que Dieu se foutait de leur gueule.

Je n’ai jamais souffert de l’exubérance de mes parents, au contraire, elle m’a inspiré, elle a fait de ma jeunesse un joyau, du genre brillant et coloré. On a dérivé ensemble dans ce monde fantaisiste et joyeux, un paradis pour enfants. J’ai lu plus de bouquins que n’importe quel gosse, me suis endormi au bruit de centaines de concerts, ai visionné des films par milliers. Avant mes dix ans, j’avais une culture de vieillard, je pouvais réciter par cœur les dialogues des films de Sautet, je connaissais toutes les chorégraphies de Chaplin et considérais Klimt comme un frère. J’étais capable de réparer une plomberie défaillante, de bricoler un meuble cassé. Et mes bateaux en allumettes, oui mes bateaux en allumettes conception maison qui venaient chaque semaine agrandir l’impressionnante collection de mon chantier naval. Je les faisais naviguer contre vents et marées, des jours entiers, sur la moquette de ma chambre. La seule contrepartie à tout ça, c’était mon ennui abyssal à l’école. Tout était fade, à côté de ce que mes parents m’apprenaient à leur manière.
J’y ai vécu des moments inoubliables et des joies indélébiles, mais avec l’âge, mon intérêt pour cet étage s’est altéré. J’ai fait un pas de côté, et puis des centaines d’autres. Il m’a fallu prendre de la distance pour me construire une vie, un avenir. Devenir adulte puisque mes parents refusaient de le faire. J’ai dû trouver un travail qui me permette de m’assumer et, occasionnellement, d’éponger leurs dettes et leurs excès : les événements organisés à la Plateforme finissaient par leur coûter plus cher que ce qu’ils leur rapportaient. Chacun de mes avertissements redoublait leur cadence, mon père jurant que si tout devait s’arrêter bientôt, il préférait profiter à fond.
Mais peu importe, je leur devais bien ce juste retour des choses, maintenant que j’étais adulte : prendre à ma charge quelques-unes de leurs fins de mois, les laisser donner à leur norme la forme qu’ils voulaient. J’avais un travail qui me permettait de les combler de plaisir et de joie, comme ils l’avaient fait avec moi. Je l’ai fait de bon cœur, pour qu’ils continuent leurs excès.

C’est arrivé un mardi. Un matin comme un autre, doté d’un ciel bleu tout à fait délicat. Ils sont morts cette nuit. On me l’a annoncé par ces mots. Une amie de mes parents qui était avec eux en vacances. Je n’ai rien entendu d’autre que cette phrase :
Ils sont morts cette nuit.

J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé. J’ai fait le calcul plusieurs fois, pour ne pas me tromper. Pendant des heures, j’ai disserté sur l’étrangeté de ce temps passé pour parler d’eux : passé composé, imparfait, plus-que-parfait, j’ai tout essayé. Ces temps ne leur allaient pas. J’ai décidé de parler d’eux au présent, à l’avenir, ce serait plus harmonieux à l’oreille.
Ils sont morts en sautant d’une falaise, totalement ivres, à soixante-sept et soixante-dix ans. Le plaisir et la joie auront eu raison d’eux, ils les auront guidés tout droit vers leur perte. Les témoins les ont décrits main dans la main, courant nus vers la mer pour un bain de minuit, oubliant la falaise qui les en séparait. Je me rassurais en me disant qu’ils étaient partis heureux et souriants, plus que jamais ensemble. Mais leur départ avait creusé un vide béant, une solitude qui résistait à la présence des autres. Chaque sourire me rappelait leur absence, chaque réjouissance, chaque bonne nouvelle. La mort fait du moindre détail un rappel ostentatoire de ceux que vous aimiez.
Je n’ai pas assisté à leur enterrement, c’était bien trop triste. Et puis ça ne leur ressemblait pas, mourir. Ils ont des têtes à sourire, boire, chanter, crier, bouffer, aimer, jardiner, faire des clins d’œil et des pâtes, prendre des bus, applaudir, peindre, faire des ombres chinoises avec leurs mains, des doigts d’honneur. Je préférais rester sur ça, plutôt que laisser déteindre sur eux l’image d’un enterrement, un préfabriqué, des cravates noires et des discours préécrits, des gueules cernées, des « Le temps va t’aider, tu verras » ou encore des « C’est toujours les meilleurs qui partent en premier ».
Ils ont dû apprécier que je ne suive pas les convenances, que je m’acquitte de cette célébration sans panache. Le jour de la cérémonie funéraire, je me suis simplement rendu au treizième étage avec une enceinte, et j’ai diffusé en boucle « La Bambola » de Patty Pravo, qu’ils adorent. Je les ai imaginés là, dansant tous les deux pendant des heures, les yeux fermés et le sourire aux lèvres, et c’était bien. Je n’ai pas versé une larme, j’ai tenu bon. Pleurer, c’eût été me résoudre à leur départ, et cette idée ne me convenait pas.
J’ai fait la fête avec eux jusque tard dans la nuit. Je m’en suis sorti avec une bonne barre au crâne le lendemain, et quelques courbatures d’avoir dormi enroulé dans un drap, à même le sol. Mais ça valait la peine, c’était un bel hommage.
C’est Tartuffe, le berger australien de mes parents, qui m’a sorti du sommeil en me léchant le visage. Une cousine me l’avait déposé la veille, pour que je m’en occupe jusqu’à ce qu’elle lui trouve une famille d’adoption – je n’avais ni la vie ni l’appartement pour le garder. En ouvrant les yeux sur la Plateforme, la joue pleine de bave, j’ai immédiatement été happé par cette vue panoramique sur la ville dont j’avais presque oublié la splendeur. Je suis resté un temps, là, sans bruit sans bouger, à admirer ce papier peint de ma jeunesse.
La mort, j’ai pu m’en rendre compte les jours suivants, n’embellit rien. Je ne trouvais pas d’exemple de ce qu’elle pouvait sublimer. Elle met simplement un voile noir sur tout et tout le monde, une tristesse collante et poisseuse. La mort tue, voilà tout ce qu’elle fait. À voir son allure basse et les soupirs qu’il poussait en permanence, Tartuffe semblait d’accord.
Il paraît que le temps permet de tolérer un peu la douleur, que des mécanismes lointains, inutiles jusqu’alors, se mettent en branle pour vous faire avancer. Je me suis efforcé d’y croire, un peu.

Je n’ai pas trouvé le courage de vendre la Plateforme. J’ai d’abord ambitionné d’engager une entreprise pour continuer d’y organiser des soirées, mais je n’ai rien fait. On fait moins de mauvais choix quand on n’en fait aucun.
En rentrant du travail, je découvrais chaque soir le cadavre d’un coussin éventré, un pied de chaise bousillé ou une flaque de pisse sur le tapis du salon. J’avais beau expliquer à Tartuffe que les chaises et les coussins n’étaient en rien responsables de la situation, il persistait. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour ce chien, mais le contexte particulier de notre rapprochement ne jouait pas en faveur de nos atomes crochus. Il paraît que Tartuffe avait commencé la course vers la falaise avec mes parents, et qu’il s’était arrêté juste avant le grand saut, comme désireux de prolonger un peu sa soirée. Je regrettais qu’il n’ait pas eu la bonne idée de les convaincre de faire comme lui. Je crois que je lui en voulais un peu, pour ça.
Quand, une semaine plus tard, ma cousine est revenue le chercher en s’exclamant qu’elle avait trouvé une famille d’adoption, je n’ai pas pu réprimer un soupir de soulagement. Mais il a refusé de sortir, il s’est planqué sous la table. Il a feint un état d’inconscience assez peu convaincant. La cousine a d’abord tenté de le traîner sur le dos, puis elle a été obligée de le porter jusqu’à l’ascenseur. Il m’a jeté un regard qui disait : Je vais sans doute finir dans une famille qui me battra et me rendra malheureux jusqu’à la fin de mon existence, est-ce que tu es bien certain que c’est ce que tu souhaites ? Tout ça rien que dans ses deux prunelles.
La douleur dans ma poitrine, quand je l’ai vu disparaître dans l’ascenseur, je ne sais pas, je ne l’ai pas supportée. J’ai couru jusqu’au compteur général de l’immeuble et j’ai coupé l’électricité. C’est le premier réflexe qui m’est venu. À cet instant, s’il y avait eu un bouton pour arrêter le monde entier, je l’aurais pressé sans hésiter.
Le temps que je réfléchisse, ma cousine est restée bloquée dans l’ascenseur. À travers les portes, je lui criais que je faisais mon possible pour réparer la panne et, quelques minutes plus tard, j’ai réactivé le courant et je l’ai accueillie à la sortie de l’ascenseur, faussement effaré par ce signe du destin qu’on ne pouvait ignorer. Elle m’a regardé avec des yeux ronds – j’aurais fait pareil, franchement – et elle a fini par lâcher la laisse. Tartuffe s’est précipité dans l’escalier avant que je change d’avis.

J’ai eu des histoires d’amour depuis le premier baiser d’Élodie, bien sûr. Des passions, des ruptures. Parmi elles, une relation plus durable que les autres, avec une Sylvie : six années de vie commune qui se sont terminées en trois minutes. La loi des rationalités ne joue pas toujours en notre faveur.
Je n’avais jamais eu de difficulté à faire des rencontres, mais depuis quelques semaines, rien ni personne ne parvenait à éradiquer cette ronce dans ma poitrine. Aucune des femmes que je rencontrais ne semblait assez charmée par ma mélancolie pour que ça perdure. Je n’étais soudain plus capable de ça : bâtir des amours, élaborer des amitiés. Je n’étais plus certain de ma valeur, ni de celle des autres. Je passais mon temps à regarder le monde distraitement, à travers des vitres : fenêtres de train, hublots, pare-brise de voiture, je n’étais pas regardant sur l’épaisseur ou la qualité, tant que ça me permettait de m’évader. Loin.
Je n’ai conservé de l’enfance qu’une amitié authentique : Anita. Jamais nos lèvres ne se sont effleurées, jamais d’ailleurs l’idée ne nous a tenté. Un lien solide s’est forgé dans cet irréfutable constat. Dès le plus jeune âge, sans arrière-pensée, on a partagé larmes et allégresse, fous rires et désillusions. À peu près tout ce qui consolide une amitié durable.
Ces temps-ci, elle me répétait que j’avais mauvaise mine, qu’il fallait que je fasse quelque chose. Je me contentais d’afficher un air surpris et le minimum syndical des sourires, et je changeais de sujet. Elle était très prise par son nouvel enfant, ça me laissait quelques longueurs d’avance. J’étais le parrain de son fils aîné. Cette année-là, j’oubliai son anniversaire pour la première fois.

Je n’ai jamais vraiment aimé mon travail, mais je m’y suis toujours rendu sans rechigner – si on commence à remettre en cause les nécessités, on ne s’en sort plus. J’ai tout remis en question : mon travail, mon bureau, mon choix de cravate. À tel point qu’un matin, qui ressemblait pourtant à s’y méprendre à tous les autres, j’y suis allé à reculons. Au sens propre. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Par jeu sans doute. Pour avoir un point de vue différent de celui que j’avais depuis douze ans. Je me suis pris des murs et des injures, voilà tout ce que ça m’a apporté, rien de probant. Mais pour la première fois, j’acquérais la certitude que cette dose d’adrénaline, ce changement de perspective, manquait cruellement à mon quotidien. Un quotidien dans lequel il fallait au minimum se délester de cinq euros dans une fête foraine pour espérer quelques frissons.
Plus que jamais, dans une danse inconsciente du pouce, je swipais à gauche, swipais à droite, et rafraîchissais les feeds de mes réseaux sociaux. Quand un signe rouge ou une étoile bleue apparaissait dans mes notifications, j’avais chaque fois comme un sursaut qui s’éteignait dans un profond sentiment de pourquoi. Un like sur une photo de mes pieds face à la mer ne suffisait plus à relancer mon pouls. Je me sentais vieux avant l’heure, ou jeune trop tard. Au bureau, il m’arrivait de plus en plus fréquemment de m’enfermer dans les toilettes, en suffoquant. La seule manière d’en sortir était de jouer au tennis sur mon téléphone, et de gagner ma partie. Sinon, j’arrivais à m’en convaincre, je mourrais dans d’atroces souffrances.
Ma logique perdait doucement en consistance. Tout comme mon désir, qui ne parvenait plus à ériger quoi que ce soit de tangible. J’avais au ventre une incapacité aux autres et au monde, qui proliférait.
« Ça va passer, me disais-je, ça va passer… » Et j’ai vécu mes journées ainsi pendant des semaines encore.

Ce sentiment de ni quoi ni qu’est-ce s’est intensifié. À mon insu, un oiseau noir faisait son nid, brindille après brindille. Pendant que je m’efforçais de tenir debout, il bâtissait son empire d’épines au-dedans. Je réussissais encore à sourire, à donner le change au travail, à accepter les ordres contradictoires de mon supérieur hiérarchique. Chaque geste du quotidien devenait une contribution de plus à cette masse d’absurdités que forme parfois l’existence. Je commençais à remettre en question tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi, à vrai dire. Qui a décidé qu’une heure serait composée de soixante minutes ? Pourquoi les sens interdits sont rouges, et non émeraude ou parme ? Qui a décrété qu’il fallait dormir la nuit et vivre le jour ?
Je continuais mes trajets à reculons et faisais des progrès fulgurants : je descendais l’escalier en trottinant, m’engouffrais dans les ascenseurs au simple bruit que faisaient les portes en s’ouvrant dans mon dos, slalomais entre les passants avec l’aisance d’un skieur hors piste.
Je prescrivais à chaque journée un changement anodin, souvent absurde. Tous les soirs par exemple, je programmais mon réveil une minute plus tard que la veille. Cette légère modification m’obligeait à accélérer la cadence de ma préparation. Au bout d’une semaine, pour rattraper mon retard, j’étais forcé de me laver les dents en nouant ma cravate, de boire mon chocolat chaud en enfilant mes chaussettes. Je riais déjà de l’improbable chorégraphie qu’il me faudrait mener dans dix jours à peine.
Tout était bon pour occuper mon esprit.

J’ai marché, maladroit et chancelant, jusqu’à ne plus pouvoir faire un pas. Un samedi de février, sur un trottoir inondé de pluie, je me suis arrêté. Net.
Ça y est, je n’étais plus heureux.
J’étais immobile, au milieu de la rue, sous le crachin, accusant le coup de mon propre constat, soudain et tranchant, non négociable. »

Extraits
« Voilà comment je me suis retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition. Comme on accumule les timbres, je collectionnais les lieux. Mon arrivée dans les bureaux d’un immeuble d’entreprise, en pleine semaine, me confirma le bien-fondé de mon changement de cap. S’ils avaient eu le temps de lever les yeux dans leur inutile empressement, les employés de cette société de je ne sais quoi se seraient demandé ce que je foutais là, figé dans le couloir, à les observer, pieds nus, la quarantaine approchant. » p. 66

« — C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi. Si ça devait m’arriver un jour, je voudrais qu’on me célèbre comme tu le fais toi, en riant, en dansant, en criant, en baisant s’il le faut. Fais confiance à ce que tu as là, et uniquement là, a-t-elle conclu en pointant mon ventre de son doigt brindille, et ne te laisse jamais guider par autre chose que cette ferveur, c’est tellement beau… » p. 90

« Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé. » p. 98

« Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis. » p. 109

À propos de l’auteur
PERROT_Frederic_DRFrédéric Perrot © Photo DR

Frédéric Perrot est scénariste et réalisateur au sein d’un duo qui sévit sous le nom de Najar & Perrot. Après Pour une heure oubliée (2021) et Cette nuit qui m’a donné le jour (2022), il publie Ce qu’il reste d’horizon (2023). (Source: Éditions Mialet Barrault)

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La Sainte de la famille

AUTREAUX_la_sainte_de_la_famille  RL_2023  

En deux mots
Elle faisait presque partie de la famille, cette petite sainte dont on se référait constamment. Dès l’enfance, elle accompagne le narrateur, aux obsèques de la grand-mère, à la maladie de sa mère et au cancer dont il guérira. Alors le moment est venu de retourner à Lisieux.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Sainte-Thérèse de Lisieux et moi

À l’heure de se retourner sur sa vie, Patrick Autréaux s’interroge sur la place que Sainte-Thérèse a joué tout au long de son parcours. Et découvre combien l’écriture est un acte de foi.

Pour certains la question est essentielle, pour d’autres elle est accessoire, mais titille un peu quand même, surtout quand l’âge vient: quel rapport ai-je à la transcendance?
Pour le narrateur, il faut remonter aux premières années de l’enfance, quand il découvrait avec bonheur le jardin de sa grand-mère. C’est sans doute vers cinq, six ans qu’il a entendu parler pour la première fois de la petite sainte. Une sorte de compagne dans les moments difficiles, qui soulageait les peines, qui réconfortait les âmes meurtries et qui faisait même quelquefois des miracles. C’est sans doute pour cela que la Mémé avait fait le voyage jusqu’à Lisieux. Elle avait même mis ses pas de ceux de la jeune fille et touché les reliques. Même si, au bout du compte, elle avait été emportée par la Camarde. Alors pourquoi continuer à la vénérer? «Ma grand-mère était morte après son pèlerinage. Mes parents avaient divorcé. On continuait de croire en toi. De n’importe quel médecin, on se serait détourné, on aurait crié au charlatan. Mais traversant les âges, plus ou moins dissimulé, restait cet attachement à ce qui, faute d’être une infaillible panacée, renfermait une étrange et vivante force.»
La Sainte de la famille est aussi pour le jeune garçon qui cherche sa voie une sorte de lueur dont les écrits définissent un itinéraire, bien davantage qu’un objet de culte. Un peu comme ce message qu’il veut voir dans les premières minutes du Docteur Jivago, au moment des obsèques ou encore lorsqu’il écoute les Kindertotenlieder de Gustav Mahler. Dès lors, il va avancer dans la vie aux côtés de celle qu’il tutoie et qu’il interpelle. Quand sa mère a un cancer et finit par en sortir et quand on lui découvre à son tour une tumeur. Et qu’il réussira lui aussi à vaincre. Comment dès lors ne pas suivre ce mouvement frénétique? «On écrit de partout au carmel normand. On vient sur ta tombe, on y apporte des offrandes et des demandes, on murmure des prières, c’est une chapelle de mots et de désirs, de petits objets, de souffrances qu’on dépose dans l’air ou sous forme d’une médaille, d’un papier, d’un stylo, d’un bouquet de violettes ou de roses, c’est aussi là qu’on sent se serrer contre soi des inconnus, morts ou vivants, exaucés ou déçus, qu’on attend son tour, car parfois la queue est impressionnante.»
S’il n’est pas question de foi à proprement parler dans ce livre qui se veut le premier volume d’un cycle autobiographique, il est beaucoup question d’écriture, avec cette idée sous-jacente que l’un a beaucoup à faire avec l’autre. Avec Victor Hugo, qui affirmait que le but de l’art est presque divin, Patrick Autréaux voit dans son œuvre et dans sa vocation les traces de cette compagne imaginaire. Il a désormais bouclé la boucle en écrivant sur elle.

La Sainte de la famille
Patrick Autréaux
Éditions Verdier
Roman
160 p., 18 €
EAN 9782378561581
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans le Nord de la France. On y évoque aussi le Vexin et des séjours à Théoule-sur-Mer, Trouville, Saint-Benoit-sur-Loire et bien entendu à Lisieux, sans oublier un voyage à Tolède et un autre à New York.

Quand?
L’action se déroule principalement durant la seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Peut-on imaginer que ce qui fait le parcours discret des esprits et des cœurs soit perdu, que rien ni personne ne sache ce qui nous a traversés, habités, blessés, mis en joie ? Est-il possible que ce qui est peut-être le plus humain de l’humain soit voué à un oubli ou du moins à une complète méconnaissance ? Qui lira dans nos cœurs, qui saura vraiment ce que nous sommes, en grisaille feu et fraîcheur, qui accueillera nos pensées tues ? Savoir que personne ne recueillera ce qui est sans témoin me tord le ventre.
Le récit s’ouvre sur l’enfance du narrateur, un trou que personne ne soupçonne, creusé par l’annonce de la mort de sa grand-mère. Il a cinq ans. Tout ce qui précède ce premier deuil semble effacé de sa mémoire jusqu’à ce qu’il ne traverse lui-même, bien plus tard, une maladie grave. Tandis qu’il relit un jour des écrits de Thérèse de Lisieux, se révèle à lui un coin inconnu de (sa) grande volière intérieure. Et c’est dans un dialogue avec la sainte que le narrateur rassemble les traces du passé, ces émotions enfouies, souffrances et questions sans réponse, cet abandon et ce délaissement où l’on se croit et que personne ne vient apaiser, l’extinction anonyme de notre plus intime, de ce plus humain qui disparaît plus vite que les chairs éparses.
Sans être croyant, Patrick Autréaux s’interroge sur le sens d’une vocation, mystique ou littéraire, sur les métamorphoses du corps, sur ce qui se transmet à notre corps défendant, sur le devenir de l’écrivain, avec l’émotion à fleur de ligne et la rigueur dans la formulation qui caractérisent son écriture.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Entretien avec Johan Faerber)
Trames
Zone critique (Rodolphe Perez)

Les premières pages du livre
« On croit que tout commence par un jardin. Mais ça commence avant. Longtemps avant. À un endroit que je n’arrive pas à distinguer. Un trou que personne ne soupçonne. Pas même moi. J’ignore que j’ai oublié. Et de cette ère qu’arbitrairement je décide nouvelle, je dis : Tout commence par un jardin – celui que ma grand-mère a dessiné. Dessiné est un grand mot, disons qu’elle a choisi des arbres fruitiers et décoratifs, semé des plantes vivaces, organisé un potager. Le tronc couché d’un vieil arbre y sert de banc. Un lierre court sur la façade de la petite maison. Un massif de forsythias et des lilas mauves font les printemps, des rosiers cernent un parterre de narcisses, des iris prolifèrent à côté de pavots orange et rouges. Il y a l’éternel paysage des murets, où s’accrochent des polypodes, et puis les pelouses de pâquerettes et boutons d’or, les talus où fleurissent les carottes sauvages, les trèfles sucrés, les coquelicots et saxifrages. C’est un monde en miniature où s’agitent des conspirations, dont nous ne saurons rien mais qui bouleverseront peut-être le continent dans cent mille ans, plus loin encore ou jamais. Comment savoir ce qui se trame dans l’ordinaire des choses, dans leur apparente banalité ? On sait bien qu’échappe à notre acuité la complexité des lois qui font zigzaguer les hirondelles dans les colonnes de moustiques et essaims d’éphémères, conçoivent l’architecture des petits serpents ou des toiles d’araignée, agencent les chants et ballets de tout ce qui vit. On peut devenir métaphysicien en regardant un talus. J’ai six ou sept ans. Une grandeur inconnue me monte à la tête quand j’arpente ce jardin. Dans l’herbe farfouillent des poules. Un voisin élève des dindons, un autre a des ruches. On ne les voit pas, elles colonisent le revers d’un haut mur. Les abeilles viennent pomper l’eau des papyrus qu’on sort l’été de la maison. Les plantes que préférait Mémé, dit mon grand-père.
Tout commence par un jardin. Où l’on converse avec ce qui nous précède et qu’on ne voit plus.

Enveloppant la morte qui se cachait dans les buissons et les fleurs, esquissant une auréole au-dessus de l’ombre, une sainte y planait-elle aussi. Elle m’a accompagné tout au long de mon enfance – et même bien avant que je naisse. Je ne prononce pas son nom sans craindre les sarcasmes. Ou des haussements de sourcils. Je dis sainte au sens que lui donnent les catholiques ; mais je la décanonise, imitant d’autres avant moi, pour la tutoyer comme quelqu’un de la famille. Aujourd’hui encore, je ne peux lire certains de ses textes ou les paroles qu’on a retranscrites à la toute fin de sa vie sans être bouleversé. J’ai tôt senti que son monde intérieur s’apparentait au mien. Il ne s’agissait pas de nos croyances, car je ne partage pas les siennes, mais de cette tension amoureuse vers un invisible visage. Je pensais parfois : Tu es donc une sorte de sœur. Le lien entre nous était toutefois plus compliqué. Un saint, quel que soit le milieu où il ou elle émerge, est aussi cela : une indocile figurine avec laquelle converser de notre propre vie, pour y lire des signes qu’on n’est pas seul à être ce qu’on croit. D’autres jouent ce rôle et viennent à notre aide, artistes ou saints laïcs – de ces intransigeants qui, comme elle le jour de sa mort, s’inquiètent souvent de dire : Il me semble que je n’ai jamais cherché que la vérité.
Le temps des dévotions et des moqueries passé, relisant un jour l’histoire de son âme, je me suis reconnu en elle enfant. Ce fut un choc. Comme elle, j’avais été séparé nourrisson de ma mère ; ma grand-mère s’était occupée de moi. À l’âge où la sainte perdit sa mère, je perdis ma grand-mère. De lutin bavard, j’étais devenu taciturne ; la mort de sa mère la rendit timide et réservée. Pourquoi adolescent, presque à l’âge où elle est entrée au noviciat, ai-je songé au monastère ? Je ne savais pas ce que j’y venais chercher. Ni un retrait du monde, ni une communauté, ni Dieu en quoi je ne croyais plus. J’y découvris qu’écrire m’ouvrirait ce non-lieu qui semblait m’attirer. Dès lors, littérature et sainteté ont eu en moi un improbable rendez-vous. À trente ans, j’ai dû rester allongé une année dans un lit. J’y ai vu ma mort de près et aussi l’amour de ceux qui se sont occupés de moi. J’en suis revenu. Elle, c’est la tuberculose qui la rongeait. Des mois d’agonie. Et pire peut-être : tout ce à quoi elle avait cru s’était éclipsé. Un grand massacre avait dévasté sa volière intérieure. Les êtres surnaturels, et les morts aimés, ne faisaient plus sentir leur présence. Le ciel s’était brouillé. Elle entendait une voix venue du fond d’elle-même répéter : Il n’y a que le néant. Rien, rien, il n’y a rien après. J’avais vécu de tels assauts. De cela personne ne peut vous soigner durablement, et je ne crois pas qu’on en guérisse. Une chose est de ne croire en rien quand la pleine santé nous sourit, une autre d’entendre malade une voix assénant que la glissade se termine dans la fosse sans double-fond des tombes. Avait-elle soupçonné que Dieu est cette béance où l’on finit par sombrer ? Sans oser rien espérer de plus. Sans rien pouvoir léguer que la dignité d’affronter la peur du néant. Sans rien découvrir de plus beau que la joie à ne pas cesser d’aimer.

Les religieux, comme les aristocrates, ont des noms pleins de bois et de velours. Celui qu’elle avait choisi est hanté par le visage de son aimé et porte l’enfant qu’il fut. Il faisait d’elle une petite mère et amante du divin époux. Mais c’est rarement de ce nom complet que je l’ai entendue désignée chez moi. Elle n’était qu’un pèlerinage, une silhouette voilée à la puissance lointaine. Longtemps, je m’en suis méfié. Trop proche de la morte. Trop de son temps. Trop croyante. Comment imaginer qu’elle deviendrait ce thérapeute que je n’attendais pas ?
Écrire n’est pas prier. Et parfois si. Je l’ignorais enfant, mais elle avait beaucoup pensé, beaucoup écrit. Quelle force il faut pour trouver une forme dans la multitude des choses et des événements ! Elle voulait discerner dans tout ce qui arrivait, même si elle ne le comprenait pas, le doigt invisible de celui qu’elle aimait. Elle tendait avec confiance les mains pleines de mots vers ce visage aux yeux clos. Il était pourtant bien impuissant – d’une infinie puissance d’impuissance. Elle persévérerait même quand il aurait disparu. Jusqu’au bout. Et quelle patience il faut pour révéler un paysage dans une roche ou un ordre temporaire dans le flux bruyant de cet univers troublé ! À moins que ce discernement ne vienne de la fatigue. Peut-être qu’à force de guetter on s’est affaibli la vue à tenter de reconnaître, et qu’on distingue enfin. Peut-être qu’à force on sait attendre ou accepter même de ne rien voir. Rien qui soit définitif mais qu’on écrit. Sont-ils des saints ou des fous ceux qui écrivent avec leur sang ? Je n’oublie jamais que cette jeune fille a fait des livres de sa chair. Et que ce qui est ainsi créé, même si l’on se sent étranger à ce qu’on y dit, est un aliment digne d’être goûté.
J’aimerais croire qu’une communion existe entre les intransigeants de tous les pays et époques, de toutes les fois possibles, des sans-foi. Une communion faite d’innombrables visages, et où rien ne s’opposerait pour s’annihiler, où le tout trouverait une forme. N’était-ce pas ce dont parlaient les doctes chrétiens en concevant la communion des saints ? Je ne suis pas théologien et peu orthodoxe. Sans doute aurais-je été (et le serais-je encore) condamné au bûcher des uns et des autres. Mais même hérétique, je m’émeus de savoir que mourante tu aimais éventer avec des pétales de roses cet aimé aux yeux clos sur la croix.

Dès que je t’ai lue, vraiment lue, je t’ai parlé comme à quelqu’un qui comprenait. Alors, je ne vais pas faire de chichi, ni afficher une neutralité feinte. Je ne crois pas avoir été impressionné par toi. Tu semblais familière, sans que je comprenne bien pourquoi ni comment. Tu inspirais une tendresse reconnaissante et un peu douloureuse à ma mère, un respect à mon père, pourtant hostile aux curés, et à mon grand-père, distant lui aussi de toute bigoterie. Je n’ai jamais été impressionné. Enfin, un peu quand même. J’avais besoin de quelqu’un qui me prenne la main, là où ma mère et mon grand-père se perdaient dans les larmes. Moins pour retrouver une petite enfance que pour désirer y aller fouiller.
Je n’avais presque pas connu ma grand-mère. Je l’aimais parce qu’on me disait que je l’avais aimée, mais je me souvenais à peine d’elle. Elle était faite surtout de récits et enfermée dans quelques photos. Il est possible que cela m’ait étonné quelquefois, quand j’entendais ma mère parler de sa mère, même si mon émotion venait de l’entendre dire Maman ou Mémé ; ou quand mon grand-père, s’enivrant soudain de malheur, se lançait dans le récit de la longue agonie. Leur douleur a masqué la mienne. Masqué que je l’avais même oubliée. J’étais étranger à cette part de moi. En orbite autour d’un trou.
Pourquoi n’ai-je rien vu de mon propre mystère ? rien soupçonné ? Ou pourquoi cette pensée, si elle m’a traversé, ne m’a-t-elle pas chamboulé ? Sous l’étonnement pointe encore aujourd’hui la peur. Et si j’allais découvrir ce qu’il ne faut pas voir, sous peine de ne plus être en paix ? Et si ce que je perçois vaguement, et parfois pas, comme une touche de pelouse dans la rocaille indique la présence d’une source profonde, et si ce que je sens et qui va se montrer avec son manteau de voiles était ce qui ne me laissera plus tranquille ? Je me croyais curieux, j’évitais l’énigme.
Ce jour donc que je lisais l’histoire de ton âme, comme tu la nommes, que je la relisais plutôt, cela m’avait frappé : ce trou en moi était planté d’un point d’interrogation. Et debout sur cette étrange croix, que je voyais enfin, tu me souriais.

Ma mère semble s’excuser : Je ne savais pas comment m’y prendre, alors j’ai bêtement dit : Mémé est partie au ciel. Tu t’es jeté sur le lit, tu as crié : Mémé Mémé ! C’est chaque fois ainsi qu’elle raconte comment me fut annoncée la mort de ma grand-mère. Au ciel ? Je ne me souviens pas y voir quoi que ce soit qui évoque un cimetière. Et encore moins une plaine de grands vivants. Ma mère elle-même trouve idiote sa réponse. Sans doute était-elle désemparée à l’idée de me faire mal. Ou se revoyait-elle en moi petite fille. Y avait-elle jamais cru ? Est-ce que ma grand-mère lui parlait du ciel ? Et à ma grand-mère avait-on dit de son propre père qu’il était là-haut ? J’en doute. Elle venait tout juste de naître. Peu avant d’être tué en Champagne, au début de 1915, celui-ci avait répondu à la lettre lui annonçant qu’il avait une petite fille. Il n’avait pu la reconnaître. Il avait su, disait-on en guise de filiation. Comme elle n’était pas mariée, la jeune mère avait été bien occupée à survivre, trouver un mari qui accepte la fille du mort, faire d’autres enfants, les perdre et enfin une autre fille. C’était Cendrillon ta grand-mère, dit maman. Cendrillon au beau-père alcoolique, lorgneur et frappeur. Adolescente, elle se réfugiait chez la mère de son père. Lui parlait-on de l’après ? J’en doute aussi. Et puis son fiancé – mon grand-père – a dit : On va se marier, tu dépendras plus de ton salaud de beau-père. Ce fut son émancipation. »

Extraits
« Ma grand-mère était morte après son pèlerinage. Mes parents avaient divorcé. On continuait de croire en toi. De n’importe quel médecin, on se serait détourné, on aurait crié au charlatan. Mais traversant les âges, plus ou moins dissimulé, restait cet attachement à ce qui, faute d’être une infaillible panacée, renfermait une étrange et vivante force. » p. 44

« On écrit de partout au carmel normand. On vient sur ta tombe, on y apporte des offrandes et des demandes, on murmure des prières, c’est une chapelle de mots et de désirs, de petits objets, de souffrances qu’on dépose dans l’air ou sous forme d’une médaille, d’un papier, d’un stylo, d’un bouquet de violettes ou de roses, c’est aussi là qu’on sent se serrer contre soi des inconnus, morts ou vivants, exaucés ou déçus, qu’on attend son tour, car parfois la queue est impressionnante. Tu es engendrée de nouveau par tous ces gens qui t’ont lue ou souvent pas, qui savent que tu fais des miracles et se ruent vers Lisieux (c’est quand même moins loin que Lourdes pour bien des pèlerins, nouveau aussi), qui espèrent de toi des merveilles, toi qui te sentais impuissante et si éloignée des féeries. Ces gens viennent arracher une fleur au bord du cimetière, un brin d’herbe nourri par ta sainteté, ramasser un peu de terre, Ils attendent que tu renaisses. » p. 65

À propos de l’auteur
AUTREAUX_Patrick_DRPatrick Autréaux © Photo DR

Patrick Autréaux est né en 1968. Il a exercé la psychiatrie d’urgence jusqu’en 2006. Auteur d’une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles sur l’art et la littérature, il vit entre Paris et Cambridge, aux États-Unis. En résidence à l’université de Boston en 2018 et 2019, il y a créé son séminaire de littérature: «Through a writer’s eye».
A propos de La Sainte de la famille, il écrit que ce livre «inaugure un cycle autobiographique intitulé Constat. Conçu en plusieurs livres indépendants, ce projet en cours fait écho, par bien des aspects, à ses écrits inauguraux. «J’explore ici des lieux et temps que je n’ai pas creusés dans mes précédents livres. J’y évoque l’impossible place que donne l’écriture à celui qui s’en empare. Conscient qu’écrire, c’est rompre les amarres de toute docilité, je réinterroge ainsi un parcours social, ses obstacles et ses détours.» (Source: Éditions Verdier / Patrick Autréaux)

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