En deux mots:
Alors que la bataille de Dien Bien Phu a commencé depuis cinquante jours, un jeune lieutenant saute avec quelques hommes dans la cuvette. Il va y vivre huit jours d’enfer, l’omniprésence de la mort et quelques souvenirs auxquels se raccrocher.
Ma note:
★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
La marque de Dien Bien Phu
Arnaud de la Grange raconte les huit jours d’enfer vécus par un lieutenant de 26 ans dans la cuvette de Dien Bien Phu. Au-delà de la bataille, il nous montre combien cette expérience va transformer irrémédiablement ce jeune homme.
Comment choisit-on, à 26 ans et à quinze jours d’être démobilisé et de retourner en métropole, de rempiler et d’aller rejoindre ses camarades de troupe à Dien Bien Phu? À vrai dire, le narrateur du second roman d’Arnaud de la Grange après Les Vents noirs n’a pas vraiment la réponse à cette question. Il n’est ni baroudeur, ni tête brûlée. Il n’est ni suicidaire, ni passionné par la chose militaire. Tout juste a-t-il quelques convictions, comme par exemple celle de ne pas laisser ses frères d’armes, de pouvoir servir. Peut-être a-t-il aussi un peu peur de retourner en France, car l’Indochine l’a transformé: «Nous ne sommes plus les mêmes, nos corps en font l’aveu. Nous avons durci. La guerre nous a taillés, rabotés, calfatés comme une coque marine. Elle a élagué tout ce qui chez nous ne servait pas aux actes élémentaires. Nos os ne portent plus rien de superflu. Nos esprits, c’est autre chose. Car je sens bien que, certains jours, nos pas pèsent plus lourd.»
Alors ce jeune lieutenant saute dans la cuvette, accompagné d’une poignée d’hommes. La bataille a été engagée cinquante jours plus tôt et il n’est pas besoin d’être devin pour en imaginer l’issue, tant les positions sont maintenant figées, tant l’artillerie de Giap pilonne les positions françaises, inlassablement, inexorablement.
La mort est omniprésente, au goût d’acier, de sang. «Un gigantesque labour qui disperse la terre et les êtres.»
Quand le bruit des bombardements fait place au silence, ce dernier est si lourd, si tendu qu’il fait lui aussi peur. Parler devient inutile. Un geste, un regard suffisent à dire le désarroi, la souffrance, l’incompréhension. Alors les pensées vagabondent. Vers Marie qui l’attend en France et qu’il a trahie. Marie qu’il ne reverra sans doute plus, qui pourra peut-être lire les carnets qu’il a noirci depuis deux ans, car il n’est pas sûr de pouvoir un jour raconter ce qu’il a vécu.
Vers Pauline, métisse «de culture et de rêves» qui lui offre quelques heures d’un bonheur éphémère avant d’aller vers son fiancé. «Lui, ce sera pour plus tard, quand tu seras mort et que je serais morte aussi, morte pour la vraie vie.»
Arnaud de la Grange dit tout l’absurdité de cette guerre lorsqu’il révèle que le frère de Pauline pourrait fort bien se trouver lui aussi à Dien Bien Phu, mais dans les rangs d’en face…
Roman dur, âpre, viril sans aucun doute. Mais surtout un roman à hauteur d’homme. Un homme qui aura plus appris en huit jours qu’en 26 ans.
Le huitième soir
Arnaud de la Grange
Éditions Gallimard
Roman
158 p., 15 €
EAN 9782072825675
Paru le 14/03/2019
Où?
Le roman se déroule en Indochine, à Rien Bien Peu et Hanoï. On y évoque aussi la France.
Quand?
L’action se situe durant la bataille de Dien Bien Phu, en mai 1954.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Je suis ici parce que j’ai lu Loti et que la France m’ennuie. Je me rêvais pèlerin d’Angkor et me voilà planté dans une grande mare de boue. Embarqué dans une sale histoire en un coin où l’on se tue avec une inépuisable énergie.»
Dans l’enfer de la bataille de Dien Bien Phu, en ce crépuscule de l’Indochine, un jeune homme se retourne sur sa vie. Parce que le temps lui est compté, il se penche sur ses rêves et ses amours enfuis.
Au-delà de la guerre, son histoire est celle de l’Homme face à l’épreuve, quand elle fait sortir la vérité d’un être. Elle raconte la résilience après un accident, la souffrance d’un fils devant une mère qui se meurt, la quête de sens au milieu de l’absurde. Derrière la dramaturgie de ce combat dantesque, ces pages chantent aussi la sensualité et la poésie du monde. Elles sont un hymne à la fraternité humaine et à la vie, par-dessus tout.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Télérama (Gilles Heuré)
La Croix (francine de Martinoir)
Paris Match (Gilles Martin-Chauffier)
Les Echos (Thierry Gandillot)
L’inactuelle (Pascale Mottura)
Blog La (pré)face cachée
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Premier jour
Je n’ai bu que du café et je me sens un peu ivre. Je divague. Je me remémore ce théâtre, la pièce qui s’y jouait. Je ne me rappelle ni son titre, ni le nom de son auteur, mais je revois le décor gris, ce bois recouvert d’une laque froide comme une vie trop lisse. Je vois aussi ces hommes et ces femmes, jeunes ou d’âge avancé, en peignoir ou en vêtements de ville, se grisant de mots absurdes. Quelle était l’histoire, quel était l’artifice? Ma mémoire est paresseuse et cela importe peu. Je me souviens qu’ils attendaient de savoir. Au crépuscule de leur existence, ils étaient en attente, suspendus, les yeux rivés sur un ascenseur qui les élèverait au Ciel ou les descendrait en Enfer. Dans l’entresol de la mort, ils attendaient leur tour. Venue de nulle part, une voix solennelle les appelait, l’un après l’autre. Au-dessus des portes coulissantes, il y avait une petite lampe qui alors s’allumait. Vert, ils étaient sauvés. Rouge, et c’étaient les ténèbres.
Nous sommes vingt-deux, alignés sur nos bancs.
Engoncés dans nos équipements, les yeux brillants sous les casques. Nous aussi, nous sommes tournés vers une petite lampe, à droite de la porte béant sur le vide. Vert, elle donnera le signal du saut. Pour le dernier acte, la carlingue de notre Dakota fait une drôle de scène qui brinquebale dans les airs tourmentés. Il y a une heure et demie de vol entre Hanoï et Dien Bien Phu. Une centaine de minutes, dans l’attente de mettre sa peau en jeu, cela semble une vie.
Je chasse ces pensées absurdes. Je repousse ces images qui tournoient autour de mon visage, les visions de ce que j’aime, de ceux que j’aime. Je sens dans la bouche ce goût âcre qui vient quand le risque se fait voisin. La peur est là, la peur épaisse, moite. Son poing pèse sur mon sternum. Elle gratte aux portes de mon ventre. Je la connais bien, ce n’est pas la première fois qu’elle me visite. Je sais, avec le temps, comment la repousser. Je me concentre sur ce que j’ai à faire, m’abrutis de détails, de gestes précis. Ma main glisse sur mes armes, vérifie chaque attache. Mon poignard est fixé de manière trop lâche. Il risque de me rentrer dans les côtes à la réception et je n’arrive pas à le resserrer. C’est un problème immédiat et sans vice. Il m’occupe, me fait du bien.
Dans ce bras de fer avec l’angoisse, j’ai une chance, celle d’être le chef, le lieutenant. Deux douzaines de types dépendent de moi. Pour eux, chasser la peur est moins aisé. Ils n’ont pas cette responsabilité qui vous bourre les côtes quand vous flanchez. Alors, dans cette nuit de tôle vibrante, je regarde « mes hommes ». Que c’est étrange de dire les choses ainsi… J’ai vingt-six ans et je ne suis qu’une ébauche d’homme. À trente garçons, pourtant, je dois montrer la voie. Quand tout sera fini, si je m’en sors, je jure que plus jamais la vie d’un autre ne dépendra de moi.
Mes pensées dérivent alors que, dans dix ou vingt minutes, je vais me battre. Je reviens au plus près de ce qui m’attend. Je repense au briefing, dans la salle chaude d’Hanoï. La pièce, tapissée d’immenses cartes enluminées de flèches rouges, jaunes ou bleues. De grands cercles mystérieux s’y chevauchaient. Comme si la jungle se laissait mettre en théorèmes ! Il y avait ce commandant osseux, dont les doigts couraient sur le mur comme des araignées. Dieu, que ses mains paraissaient larges, à côté de ce qu’elles montraient… «Vous devrez atterrir sur une zone grande comme un terrain de tennis», nous a-t‑il dit. Un drôle de court, en terre battue par les obus, bordé d’un côté par des champs de mines, de l’autre par les tranchées adverses. Nous avons compris qu’une pichenette de vent déciderait de notre vie. Au fond de la pièce se tenait une brochette de colonels et de jeunes aides de camp. Les bras croisés, tous.
Les mêmes regards, rapides, glissant vite sur nos yeux. En quatre ans de guerre, c’est la première fois que je ressentais une telle gêne chez ceux qui nous envoient. »
Extraits
« Nous ne sommes plus les mêmes, nos corps en font l’aveu. Nous avons durci. La guerre nous a taillés, rabotés, calfatés comme une coque marine. Elle a élagué tout ce qui chez nous ne servait pas aux actes élémentaires. Nos os ne portent plus rien de superflu. Nos esprits, c’est autre chose. Car je sens bien que, certains jours, nos pas pèsent plus lourd. » p. 16
« Cette guerre traîne depuis huit ans, au mieux dans l’indifférence, au pire dans l’hostilité de la métropole. Notre sort n’intéresse pas, ou il rebute. Les politiques ont fait ce qu’ils savent le mieux faire, décidant de ne rien décider et se défaussant sur le haut commandement. Le Viet-minh, lui, savait ce qu’il voulait. Ses troupes sont entrées dans la danse quelques jours avant Noël 1946, en attaquant les garnisons françaises. Des «incidents», on passait aux choses sérieuses. Les trois premières années, l’affaire a suivi son cours naturel. Une armée contre une guérilla. Nous avons tenté différentes parades, en même temps ou successivement. La stratégie des «postes», maillant le territoire, puis les grandes opérations. Mais rien n’a très bien marché. Les Viets filaient entre nos doigts gourds. Tout a basculé à l’orée de l’année 1950. L’onde de la victoire de Mao ne s’est pas arrêtée à la frontière chinoise. Elle a offert au Viet-minh un parrain, des sanctuaires et des armes. Il s’est musclé, densifié. A l’automne de cette année-là, la terre a tremblé une première fois sous les pas du corps expéditionnaire. Dans le désastre de Cao Bang, nous avons laissé quatre ille hommes et beaucoup de certitudes. » p. 47-48
À propos de l’auteur
Ecrivain, journaliste, reporter de guerre, Arnaud de la Grange est né en 1966. Il a travaillé au Secrétariat Général de la Défense Nationale. Et couvert de nombreux conflits: Afghanistan, Irak etc. Correspondant au Turkestan chinois pendant 5 ans, il écrira Les Vents noirs. Il est aujourd’hui Directeur de la rédaction du Figaro. Il a publié divers récits et un premier roman Les vents noirs en 2017 (Prix Jules Verne 2018). Le Huitième Soir est son second roman. (Source : Éditions Gallimard)
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