Un puma dans le cœur

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  RL_2023

En deux mots
En voulant aider sa mère dans ses recherches généalogiques, la narratrice découvre que son arrière-grand-mère est décédée près de quarante ans après la date que la famille annonçait. Un mystère qui va la pousser à enquêter et à découvrir que son ancêtre a été internée en asile où sa famille l’a quasiment oubliée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Enquête sur une arrière-grand-mère oubliée

À partir d’un extrait du registre des décès, «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 – 14 mars 1964», Stéphanie Dupays raconte l’enquête qu’elle a mené pour retrouver l’histoire de son arrière-grand-mère, «oubliée» par sa famille durant quarante ans. Un récit bouleversant.

La narratrice occupe un poste au ministère de la santé et des affaires sociales, loin de son sud-ouest natal. Sa vie parisienne est désormais comme déconnectée de ses racines. C’est ainsi que, quand le TGV la mène à Bordeaux, elle a l’impression d’arriver dans un autre monde. Ses parents continuent de mener leur vie, de jardiner, sans s’épancher. Aussi n’est-ce pas sans étonnement qu’elle découvre que sa mère a trouvé une nouvelle occupation, la généalogie. Mais avec ce nouveau loisir, elle atteint très vite ses limites, ne parvenant pas à trouver trace cette arrière-grand-mère que la légende familiale dit morte d’un chagrin d’amour. Du coup, elle sollicite sa fille afin de l’aider à compléter son arbre généalogique. À l’heure d’internet, il suffira à cette dernière de quelques clics pour que le registre des décès de Gironde affiche l’information souhaitée: «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 – 14 mars 1964».
Deux dates qui entrainent une réécriture de l’histoire familiale. «Ce soir-là je pressens que l’histoire familiale qui passe de « matière solide et stable de lieux et de faits » à « un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. (…) Je sens que derrière le récit autorisé se presse une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter.»
Intriguée par cette longue vie qui n’a pas laissé de traces, elle cherche et interroge, découvre que cette ancêtre a été internée en asile psychiatrique où elle est décédée, quasiment oubliée des siens.
«Mes parents ne comprennent pas pourquoi cette histoire me bouleverse. Ils restent indifférents à ma quête. (…) Ma mère dit: « De l’eau a coulé sous les ponts ». Mon père dit: « C’était une autre époque, les gens se posaient moins de questions que maintenant. »»
Mais les temps changent. Aujourd’hui, on étudie l’hérédité et la psychogénéalogie, on cherche comment se transmet l’héritage. Ce sont dès lors ces voies que part explorer la narratrice. Elle va explorer les rares documents qu’elle retrouve sur l’asile où Anne a été internée, chercher des témoins, tenter de percer ce secret de famille: comment Anne a-t-elle vécu plus de trente années sans que sa famille se préoccupe d’elle? Comment occupait-elle ses journées? De quoi est-elle morte? Où est-elle inhumée? Quand sa mère lui assène «Il n’y a rien à raconter. Nos vies ne sont pas des romans», elle y voit un encouragement à lui prouver le contraire, à poursuivre une enquête. Comme elle le souligne dans un texte confié au site Actualitté, elle va chercher à organiser le chaos: «Je pose sur le papier les faits, les dates, les souvenirs comme autant de petits cailloux en espérant qu’ils dessineront un chemin. Je convoque l’archive administrative, la médecine, la sociologie pour m’aider à approcher la vie d’Anne Décimus.»
Outre la vie de l’aïeule, on y explore l’histoire de la psychiatrie ou encore le sort des internés durant la Seconde guerre mondiale. Instructif et émouvant, ce troisième roman de Stéphanie Dupays, après le brillant Brillante (2016) et le superbe Comme elle l’imagine (2019) vaut aussi pour sa forme. La romancière choisit en effet de dire «je» pour ne pas ajouter de la fiction au mensonge. Elle prend toutefois soin de compléter sa prose de poésie, entre haikus et plus longs poèmes qui soulignent les émotions ressenties et offrent une transition, une respiration dans cette quête difficile et par trop lacunaire. «La documentation m’a ouvert le passage pour comprendre ce qu’elle a vécu. Et la poésie m’a permis d’affronter le bouleversement, d’oser exprimer une émotion, pas frontalement, mais par la grâce de l’image.»

Un puma dans le cœur
Stéphanie Dupays
Éditions de l’Olivier
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782823620092
Paru le 10/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, à Paris et à Bordeaux ainsi que dans la région Aquitaine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Morte de chagrin, le cœur brisé.»
C’est la légende familiale qui entoure l’arrière-grand-mère de la narratrice; Anne Décimus aurait suivi son mari dans la mort. L’étrange proximité que Stéphanie Dupays ressent avec son ancêtre la pousse à mener l’enquête. Elle découvre alors un secret qui fait vaciller ses certitudes : Anne a passé la majeure partie de sa vie dans un asile; elle est décédée quarante ans après la date que tous pensaient officielle. Comment l’existence de cette femme a-t-elle pu être effacée au point que même les siens ignorent tout d’elle? Un puma dans le cœur raconte un cheminement intime vers la compréhension et la reconquête d’un héritage. En sondant les liens et les malentendus qui unissent ou séparent les êtres d’une même famille, ce sont nos failles originelles que ce roman bouleversant interroge. Mêlant fiction et récit personnel, Stéphanie Dupays redonne une voix à une femme extraordinaire qui ne savait pas comment supporter le monde et qu’on a réduite au silence. Elle prouve que la littérature peut apaiser les fantômes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Trames
Actualitté

Les premières pages du livre
« 1. On n’est pas seul dans sa peau

Je viens de loin de beaucoup plus loin qu’on ne pourrait croire
C’est une famille restreinte, quelque peu ratatinée, que la mienne. Mes parents, ma grand-mère et moi. C’est tout. Depuis sa retraite, ma mère a entrepris d’y ajouter des ascendants puisque je lui refuse les descendants : elle s’est mise à la généalogie. Je n’ai jamais voulu d’ enfant, ceux de mon compagnon me suffisant amplement. Je devine que ce choix est une douleur pour mes parents, bien qu’ils ne m’en aient jamais parlé. Nous parlons très peu chez nous, surtout des sujets importants. Peut-être aussi qu’éviter de poser la question donne le bénéfice du doute: tant que le non n’est pas clairement prononcé, cela laisse le oui virtuellement possible.
Ce soir-là, nous sommes attablés dans le jardin de Marc.
Le soleil se couche derrière la rangée de pins et le ciel est tout rose. Dans la nuit odorante qui nous enveloppe, nous parlons de tout et de rien. Nous avons atteint la trentaine, cet âge où les moins chanceux d’entre nous commencent à avoir des problèmes avec leurs parents. Ce n’est pas mon cas, les miens continuent de se lever à six heures du matin pour retourner le jardin avec l’énergie de travailleurs exploités. Ils débordent d’activités nouvelles et je me mets à raconter avec une certaine ironie comment ma mère tente par tous les moyens de grossir les rangs de la tribu, à ma place. Clément réagit au nouveau hobby de ma mère:
— Tu n’as pas peur qu’elle découvre un ancêtre meurtrier ou bagnard ?
Il est historien, spécialiste des guerres de religion, il s’y connaît en massacres.
— Ou alors un noble, un Jean-Eudes de la Tour-qui-penche, renchérit Romain qui connaît ma phobie des particules.
J’avoue ne pas y avoir pensé. Des aïeux morts et enterrés depuis des siècles, quel intérêt? Je balaie la question d’un revers de main, il faut bien que vieillesse s’occupe. Et mieux vaut la généalogie que le parapente.
— Le passé proche, je le connais. Quant au passé lointain, il ne peut blesser personne. Claire se lève et déclame: Je viens de loin de beaucoup plus loin
Qu’on ne pourrait croire

Je dis oui, je sais, des choses importantes dans ma vie ont eu lieu avant que je vienne au monde.
J’ai souvent lu que les traumatismes se transmettent de génération en génération. Il m’arrive de penser que la pluie de catastrophes qui s’était abattue sur ma grand-mère avait certainement quelque chose à voir avec l’inquiétude de ma mère et avec la mienne. Mais jusqu’où faut-il remonter le fil? Qu’est-ce que cela apporte?
C’est le moment où le soleil rougeoyant enflamme la cime des pins, mon moment préféré. Le flamboiement des couleurs donne à l’atmosphère une certaine solennité. Je me cale contre le fauteuil et je finis par dire:
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait découvrir de pire que ce que je sais déjà à propos de ma grand-mère et de mon arrière-grand-mère. Même Dickens n’aurait pas osé farcir de tant de drames la vie de ses personnages!
Devant les regards curieux de mes amis, je continue:
— Rien que leur nom a quelque chose de menaçant. Décimus. «Décimer» c’est «mettre à mort une personne sur dix».
La réalité a largement dépassé l’onomastique: quatre des six membres de la famille de ma grand-mère ont été emportés alors qu’elle n’avait pas huit ans. Par réflexe professionnel — je suis statisticienne de formation —, j’aime bien ramener le particulier au général et le mettre en perspective. Parce que je crains l’excès, l’outrance, le mélodrame, je relativise tout de suite mes propos dramatiques. Pour ces générations nées entre deux massacres, les destins comme ceux-là étaient fréquents. Les femmes mouraient encore en couches, les bébés étaient terrassés par des fièvres que l’on ne savait pas soigner, La médecine n’avait pas encore triomphé des maladies infectieuses. La précarité des modes de vie et la rudesse des travaux exterminaient les gens très tôt. Pourtant, la banalité de ces destins dévastés n’apaisait en rien la douleur que j’ai pu ressentir, enfant, à savoir ma grand-mère au centre du carnage. L’évocation de ses disparus m’a toujours meurtrie, comme si je Les avais connus. Mais ce n’est pas le moment de gâcher la douceur de cette fin de soirée en développant ces vieilles histoires. Je minimise:
— C’était le lot de beaucoup de familles, la mort faisait partie de la vie.
Brice interrompt la conversation en apportant des infusions pour les uns et des digestifs pour les autres et La discussion change de cours. En sirotant la boisson chaude, je me dis que j’ai de la chance d’être une femme du XXIe siècle, qui n’a pas connu la perte brutale et fréquente d’amis, de parents, d’enfants, pour qui les guerres et les épidémies sont, encore, lointaines, et qui peut profiter d’une soirée insouciante entre amis dans une maison de campagne sentant la résine de pin et l’océan.

Quelque chose se débattait en vous que vous ne pouviez dire avec des mots
Chaque fois que j’interrogeais ma grand-mère sur son enfance et sa vie d’avant ma naissance, d’avant la naissance de ma mère, elle évoquait ses disparus comme on égrène les billes d’un chapelet. Ou plutôt des lentilles car la scène avait lieu le plus souvent dans la cuisine, le cœur battant de la maison.
Nous prenions deux assiettes, elle disposait une poignée de graines d’un côté et, avec un doigt, les faisait passer d’une extrémité à l’autre de l’assiette, en enlevant les grains de blé et les cailloux minuscules qui s’étaient glissés dans le tas. Concentrée sur cette activité aux allures de rite ancestral, elle me parlait des siens.
Ses deux frères, Léon et Louis, étaient morts alors qu’elle était petite fille. Léon qui travaillait dans une vinaigrerie avait été gazé lors de la Première Guerre mondiale et avait succombé à ses blessures. Probablement des lésions pulmonaires. Léon avait été renversé par un tramway à Bordeaux. Leur père, Armand, avait été terrassé par une crise cardiaque ou un AVC, une nuit. Et leur mère, Anne Dèche née Décimus, avait disparu à sa suite.
À ce stade de l’histoire, ma grand-mère interrompait le tri. Sa voix devenait plus grave et elle disait dans un soupir :
— Elle est morte de chagrin, le cœur brisé.
Suivre son bien-aimé dans la mort, un vrai destin d’héroïne tragique! Nous n’étions plus dans la petite cuisine aux tommettes frottées une fois par semaine à la brosse mais sur la scène d’une tragédie, avec le lourd rideau rouge, les fauteuils de velours et les trois coups. Les moineaux se ruant sur les grains de blé extraits des lentilles que ma grand-mère venait de jeter devant la porte se transformaient en oracles, annonciateurs d’une catastrophe.

J’imagine
ma grand-mère enfant
quelle drôle d’expression
moi qui ne l’ai connue que ridée les cheveux gris
Enfant
c’est-à-dire
désarmée
dépendante
naïve
Trois jours après son anniversaire
réveillée
en pleine nuit
une nuit noire comme le fond des mers
elle entend des cris des bruits une lampe qui tombe
Sa mère
Anne Décimus
les cheveux emmêlés les yeux affolés
trébuchant comme une soûlarde
Les pompiers sont là
« Ils n’ont pas pu le sauver»
Que signifie la mort à sept ans?
Il fait nuit partout

Anne Décimus se laisse sombrer. La présence de ses deux filles, Henriette et Andrée, ne suffit pas à l’extirper du trou noir. Elle disparaît, elle aussi.
L’aînée, Andrée, «un mauvais sujet», est placée en maison de redressement, la Miséricorde, à Bordeaux. La cadette, ma grand-mère, part à Soulac, une ville balnéaire coincée entre la côte atlantique et l’estuaire de la Gironde, à cent kilomètres de là. Elle entre à l’orphelinat qu’elle nomme le «couvent» car il est tenu par les religieuses de la Présentation. Ma grand-mère et sa sœur avaient des oncles et tantes et une marraine «qui vivait dans un château à Cenon». Aucun n’a adopté les orphelines. Pour ma grand-mère, cet abandon tenait à un ostracisme politique: Armand et Anne Décimus étaient brouillés avec le reste de la famille car ils étaient communistes. Cela reste une hypothèse, que pouvait en savoir une enfant de sept ou huit ans?
Ce récit maintes fois répété a fait germer en moi deux idées:
— on ne peut pas compter sur les riches;
— on peut mourir de chagrin. D’un chagrin d’amour.
Il fallait donc s’en protéger (des riches et de l’amour). Les études ont joué leur rôle de paratonnerre contre les dominants; quant à l’amour, je n’ai pas encore trouvé l’antidote. »

Extraits
« Ce soir-là je pressens que l’histoire familiale qui m’était apparue jusqu’alors comme une matière solide et stable de lieux et de faits ressemble plutôt à un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. Les violons et les clarinettes entament une plainte sombre et grave. Dans cet état d’attention flottante qu’autorise le concert, mon esprit se met à errer, je revisite mes souvenirs. Je sens que derrière le récit autorisé se presse une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter. » p. 28

« Le silence est notre langue maternelle
Mes parents ne comprennent pas pourquoi cette histoire me bouleverse. Ils restent indifférents à ma quête alors même que la démarche généalogique émanait de ma mère. Étrangement, ce n’est pas le destin d’Anne Décimus qui attise sa curiosité mais la vie d’un autre ancêtre, un marin nommé Barthes qui fut décoré de la Légion d’honneur pour avoir sauvé plusieurs passagers lors du naufrage de la corvette française L’Uranie, aux Malouines en 1820. Elle dévore un ouvrage sur le sujet et programme une visite aux Archives de la Marine à Vincennes. Mais sur Anne Décimus, elle ne veut rien savoir. Ma mère dit: «De l’eau a coulé sous les ponts». Mon père dit: «C’était une autre époque, les gens se posaient moins de questions que maintenant.» p. 63

«Il n’y a rien à raconter. Nos vies ne sont pas des romans. » p. 80

À propos de l’auteur
DUPAYS_stephanie_DR_mollatStéphanie Dupays © Photo DR – Librairie Mollat

Stéphanie Dupays est l’auteur de trois romans. Son travail se situe à la croisée à la croisée de l’intime, du social et du politique et questionne l’expérience de l’homme (et de la femme) contemporaine confronté(e) à un monde en mutation. Brillante (Mercure de France 2016, J’ai lu 2017) explore la violence des rapports au travail. Comme elle l’imagine (Mercure de France 2019) interroge la façon dont les réseaux sociaux bouleversent nos manières de penser, de se parler et d’aimer. Dans Un puma dans le cœur ( éditions de l’Olivier 2023), elle mêle les formes (récit, poésie et document-) pour évoquer la transmission intergénérationnelle des traumatismes et la prise en charge de la maladie mentale. En plus de son activité d’écrivain, elle collabore depuis une dizaine d’années au supplément littéraire du Monde et travaille dans le domaine de la santé. (Source: AOC média)

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Sous le ciel des hommes

MEUR_sous-le-ciel-des-hommes  RL2020

En deux mots:
Après avoir parcouru les points chauds de la planète, Jean-Marc Féron, journaliste et écrivain, veut publier un récit plus intimiste, en racontant sa cohabitation avec un réfugié qu’il accueille chez lui, dans le grand-duché d’Éponne. Une expérience qui va révéler les maux de ce pays prospère au cœur de l’Europe.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Ma cohabitation avec Hossein

Dans son nouveau roman Diane Meur confronte un réfugié à un écrivain-journaliste installé dans un Grand-duché au cœur de l’Europe. Et il va s’en passer des choses Sous le ciel des hommes !

Notre société n’est-elle pas arrivée à un point de bascule? Le système sur lequel s’est bâtie la prospérité du Grand-Duché d’Éponne n’est-il pas en train de s’effondrer? Dans ce petit confetti du cœur de l’Europe le défi climatique et la question des réfugiés constituent les premiers signes d’un dérèglement que Diane Meur va scruter de près dans son nouveau roman construit autour de deux œuvres en gestation. Le livre-témoignage d’un journaliste qui, après avoir parcouru le planète, a l’idée d’accueillir un réfugié chez lui et retracer son expérience et la rédaction par un groupe d’intellectuels d’un pamphlet intitulé Remonter le courant, critique de la déraison capitaliste.
Si le premier entend sortir de sa zone de confort et «dévoiler un peu l’homme Jean-Marc Féron, célèbre pour ses livres, ses articles et ses prestations médiatiques, mais dont on ne connaissait guère la vie privée, si ce n’est qu’il multipliait les conquêtes féminines.», les seconds sont nettement plus radicaux et entendent secouer la torpeur de ce micro-état. Jouant sur les contrastes, la romancière va faire des étincelles en montrant combien les uns et les autres sont bien loin de l’image qu’ils entendent projeter. Entre Jean-Marc et Hossein, qui fait preuve de plus d’humanité? Entre Sylvie qui travaille pour l’industrie du luxe et Jérôme, son amant qui la rejoint discrètement dans un hôtel après avoir peaufiné un nouveau paragraphe de son pamphlet intellectuel désargenté, qui est le plus honnête?
Alors que l’on voit s’ébaucher les livres dans le livre, on découvre l’ambivalence des personnages qui partagent leur hypocrisie, font le grand écart entre leurs aspirations et leur petite vie qui va croiser celles des autres de manière assez surprenante, comme par exemple lors de la Fête de la Dynastie qui célèbre tout à la fois la prospérité du pays et offre à ses habitants l’occasion de sortir d’un quotidien des plus conventionnels.
C’est à la manière d’une entomologiste que diane Meur scrute notre société et ses travers. Elle ne manque pas le petit détail qui tue. À coups d’anecdotes très révélatrices, elle va réussir son travail de sape des certitudes et des systèmes. Et si elle ne propose pas de solution – mais qui peut se vanter d’offrir le régime idéal – elle oblige le lecteur à se poser des questions, à revoir sa grille de lecture. Un travail salutaire mené avec une plume délicate qui ne fait que renforcer le propos. Bref, une belle réussite!

Sous le ciel des hommes
Diane Meur
Sabine Wespieser éditeur
Roman
340 p., 22 €
EAN 9782848053615
Paru le 27/08/2020

Où?
Le roman se déroule principalement à Landvil, agglomération fantôme d’un pays imaginaire, micro-état du centre de l’Europe: le grand-duché d’Eponne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rien ne semble pouvoir troubler le calme du grand-duché d’Éponne. Les accords financiers y décident de la marche du monde, tout y est à sa place, et il est particulièrement difficile pour un étranger récemment arrivé de s’en faire une, dans la capitale proprette plantée au bord d’un lac.
Accueillir chez lui un migrant, et rendre compte de cette expérience, le journaliste vedette Jean-Marc Féron en voit bien l’intérêt : il ne lui reste qu’à choisir le candidat idéal pour que le livre se vende.
Ailleurs en ville, quelques amis se retrouvent pour une nouvelle séance d’écriture collective : le titre seul du pamphlet en cours – Remonter le courant, critique de la déraison capitaliste – sonne comme un pavé dans la mare endormie qu’est le micro-État.
Subtile connaisseuse des méandres de l’esprit humain, Diane Meur dévoile petit à petit la vérité de ces divers personnages, liés par des affinités que, parfois, ils ignorent eux-mêmes. Tandis que la joyeuse bande d’anticapitalistes remonte vaillamment le courant de la domination, l’adorable Hossein va opérer dans la vie de Féron un retournement bouleversant et lourd de conséquences.
C’est aussi que le pamphlet, avec sa charge d’utopie jubilatoire, déborde sur l’intrigue et éclaire le monde qu’elle campe. Il apparaît ainsi au fil des pages que ce grand-duché imaginaire et quelque peu anachronique n’est pas plus irréel que le modèle de société dans lequel nous nous débattons aujourd’hui.
Doublant sa parfaite maîtrise romanesque d’un regard malicieusement critique, Diane Meur excelle à nous interroger: sous ce ciel commun à tous les hommes, l’humanité n’a-t-elle pas, à chaque instant, le choix entre le pire et le meilleur ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Nicolas Julliard, entretien avec Diane Meur)
France Culture (entretien entre Mathias Enard et Diane Meur)
Libération (Damien Dole)
L’Orient-Le Jour (Josyane Savigneau)
Blog deci delà 

Les premières pages du livre:
« La ville dormait – non pas de son sommeil nocturne, mais de la trompeuse somnolence de ses dimanches après-midi. Un dimanche de novembre à Landvil vers les trois ou quatre heures, laisser derrière soi les rues du Vieux Quartier pour s’aventurer sur les pentes des diverses collines, de leurs banlieues effilochées sans comment ni pourquoi : une expérience du vide, ou de l’infini ? Le ciel est bas, sans l’être. Dans ces pays de montagnes où même le fond des vallées est déjà en altitude, la couche des nuages, c’est vrai, paraît à portée de main. Mais chacun y connaît aussi les coups de théâtre qui, en moins d’une demi-heure, peuvent déchirer ce voile accroché aux sommets, chacun le sait donc aussi relatif qu’éphémère.
D’ailleurs ce n’est pas du ciel chargé que tombe cette somnolence. C’est de la ville qu’elle monte. De ses réverbères, dont la lueur fond en halo dans le léger brouillard ; de ses tramways qui, dans les courbes, émettent un grincement poussif comme pour proclamer : Attention, aujourd’hui nous sommes rares. Trafic dominical.
Chaque rue semble une impasse. Chaque immeuble semble le dernier de la rue. À la vue du petit escalier suspendu qui relie le trottoir à une porte d’entrée, au-dessus d’un demi-sous-sol plongé dans l’ombre, on ne pense plus à une demeure habitée par des hommes. On pense à un débarcadère, on se croit un instant dans un tableau d’Escher où, croyant monter toujours, on serait finalement arrivé au plus bas, aux rives du lac d’Éponne. Mais pas du tout. Derrière l’immeuble et ses buissons se profile une autre bâtisse, et encore une autre, à y mieux regarder. Signe flagrant de vie, il flotte dans l’air une odeur d’oignons frits, de soupe mise à cuire. Les gens mangent-ils si tôt ici, ou poussent-ils si loin le sens de l’anticipation ?
Si l’on descend effectivement vers le lac, la sensation d’infini revient en force. Ce n’est pas qu’il soit si grand : il faudrait un brouillard bien plus dense pour cacher les lumières d’Éponne sur la rive d’en face, le toit pointu du château grand-ducal, les tours ultramodernes du centre financier. On devine même, à un rougeoiement au-dessus de l’horizon, les grands lotissements et zones résidentielles qui, limitrophes de Landvil, n’en sont séparés que par la rivière, autrefois nette démarcation, aujourd’hui enjambée par plusieurs viaducs.
Mais ces lumières artificielles et ces silhouettes de bâtiments tiennent peu de place, au fond, dans le paysage. Ce que l’on voit surtout, un dimanche après-midi de novembre, depuis l’un des pontons où clapotent des vagues, c’est l’étendue gris moiré des eaux et son pendant céleste, d’une teinte presque identique. Les couleurs ont comme disparu du monde, et ce ne sont pas les rares mouettes qui y changent grand-chose. Tout cela pourrait être un film en noir et blanc visionné après des décennies par des spectateurs que l’époque intéresse. Le temps n’a plus de repères sûrs, plus de bornes. Et l’espace non plus. Car cette masse continentale qu’on sent présente tout alentour sur des centaines de kilomètres, derrière collines, plaines et montagnes (des savants de l’Académie grand-ducale ont un jour avancé que le village d’Ordèt, à une heure de voiture d’ici, était en Europe le point le plus éloigné de toute mer, un calcul vigoureusement contesté par la Société internationale de géographie, ce qui n’a pas empêché Ordèt d’afficher sur des pancartes à l’entrée de ses trois rues : « Ordèt, capitale du chou farci et cœur géométrique de l’Europe »), cette masse, on ne peut que l’imaginer grise elle aussi, uniforme, et infranchissable par son uniformité même.
Quelques pas en direction de l’embarcadère ne dissipent pas cette impression. Deux ou trois passagers, très en avance, au vu des horaires placardés sous l’auvent, attendent le prochain bateau desservant les arrêts
Landvil Vieux Quartier
Landvil Plaisance
Pont de la Marène
Éponne place de la Paix
Éponne Château
Les Sablons
Zone d’activité du Bornu.
L’unique lampe ne parvient pas à réveiller les rouges et les bleus de ce panneau indicateur, ni les timides fantaisies chromiques des bonnets, des écharpes. Quand le bateau, gris clair sur gris moiré, finit par s’approcher dans un lent pot-pot-pot qui semble en amortir l’accostage autant que ses bouées latérales, l’employé sauté à terre pour tirer la passerelle jette : « Vers le Bornu ? » d’un ton las et sceptique, sous lequel on entend : « Montez si ça vous chante. Mais vous savez, là ou ici, c’est un peu la même chose. »

Donc la ville gisait, comme un gros chat au creux d’un pouf, adonnée à des voluptés casanières, presque sans un mouvement. On aurait pourtant tort de s’y fier. Mouvement et changement paraissent suspendus dans le grand-duché d’Éponne, encore plus un jour comme celui-ci, un dimanche de novembre où l’humidité de montagnes invisibles vient se rabattre sur les basses terres, s’y enliser en brume. Tout ici s’emploie à bannir l’idée de changement, de mouvement : les fortunes stables, les clochers à bulbe restés intacts depuis le Moyen Âge, les guerres et invasions régulièrement évitées, et une continuité dynastique presque record. Avoir toujours été en marge de l’Histoire, tel est le mythe national le plus cher au cœur des Éponnois. Mais, en fait de marge, on se trouve au contraire sur une plaque tournante où se jouent, de cette Histoire, bien des réorientations. Ils l’ignorent peut-être, ceux qui travaillent dans les usines textiles de l’Est asiatique, au fond des mines de l’Afrique, sur les chantiers de défrichage amazonien, mais l’heure sonnant au beffroi de la mairie de Landvil, grâce à un mécanisme classé parmi les plus anciens du monde, sonne également pour eux. Cinq messieurs dégustant l’eau-de-vie d’abricot locale dans un des restaurants discrets et chers de la place de la Paix, c’est un renversement d’alliance, c’est une fusion-acquisition, c’est la flambée d’une guérilla séparatiste à l’autre bout de la terre, flambée à laquelle personne, mais alors personne ne s’attendait.
L’imprévisible et la convulsion irradient de ce micro-État calfeutré dans ses frontières, où rien ne se transforme qu’à contrecœur, où se lèguent religieusement de mère en fille recettes de détachant et vieilles cuillers en bois.
Le promeneur qui, renonçant au bateau de 16 h 27, préférerait marcher sur le chemin de berge, entre des saules déplumés et des kiosques à journaux naturellement fermés, pourrait d’ailleurs être pris de doute, dans cette obscurité montante. S’arrêter, se remplir les poumons de l’air humide et froid mais mystérieusement tonique, goûter l’absence de bruits de circulation, puisque les rails du tram et la rocade routière contournent avec prudence ces terrains inondables. Et il tiquerait. Quelque chose ne colle pas. Au-dessus de lui, le ciel bouché, dont il n’y a rien à retirer pour l’instant, rien à attendre. Sous ses pieds ? Oui, sous ses pieds, un susurrement, un appel, perceptible malgré le clapotis des vagues : ce sont les galets, au fond de l’eau, qui roulent et migrent peu à peu depuis le pont de la Marène jusqu’aux gorges terminant le lac d’Éponne à l’ouest, comme un grand déversoir.
Mais qui irait se promener là à une heure pareille, si ce n’est celui qui, justement, est encore étranger à cet univers, ou n’y a plus sa place ?
La ville, à présent, allumait une à une ses lampes d’appoint à abat-jour, poussait le feu sous la soupe, tassait devant les portes palières des coussins tubulaires contre les vents coulis, pour mieux se rencogner ensuite dans sa torpeur. Mais les torpeurs de ce petit pays expert à gérer l’apparence ont de quoi vous surprendre. Elles sont peuplées d’échos et de réminiscences, agitées d’espoirs et d’inventions fermentant ici plus activement qu’en d’autres latitudes où tout, à tout moment, ne vous parle que d’avenir. N’y cherchez pas de rutilantes nouveautés, non. Mais ouvrez l’œil (fussiez-vous seul à le faire dans cette capitale bicéphale assoupie de bien-être), et vous sentirez, avec malaise ou avec excitation selon votre tour d’esprit, l’insidieux fouissement de possibles progressant vers le jour.
Sous ce passé dont le grand-duché se drape, sous ce passé qui s’y affiche partout – à chaque coin de rue orné d’une statuette de saint noirâtre, dans chaque pavé façonné à la main par un maître paveur des Ateliers publics –, vous constaterez que le présent est là, tiède et vibrant ; que ce repos ambiant est en réalité celui de la pâte qui lève sous un linge bien propre, qu’on retourne et repétrit, et puis qui lève encore, pour devenir lentement la brioche nattée servie chaude à l’an neuf, à peine sortie du four.
En somme, la ville se refaisait.
2
« ALORS, TU TE SENS D’ATTAQUE ?
– Mais oui. »
Assis sur le vaste canapé en L, les deux hommes venaient d’entrechoquer leurs verres et d’aspirer une première, une infime gorgée. La meilleure. Celle qui faisait exploser contre le palais ses notes de tourbe et son ardeur ambrée.
« Merci, vieux. Tu m’as gâté, là.
– Quinze ans d’âge. Une marque écossaise peu connue, qui a ses propres circuits de distribution… Je me doutais bien que je te ferais plaisir avec ce cadeau. Et c’est ce qui s’impose, au moment de conclure une affaire en beauté. »
Impossible de ne pas relever l’accent mis sur conclure.
Le destinataire de cette sommation (chevelure à peine touchée de gris, traits bien dessinés, pull rustique approprié à un dimanche, quoique extrêmement seyant) remua sur son siège, prit une seconde gorgée.
« Fameux.
– Oui. Mais revenons-en à notre histoire. Demain il faut en finir, Jean-Marc. Cette fois, il faut trouver.
– On trouvera, je n’ai aucun doute là-dessus.
– Demain. Tu sais que l’heure tourne, mon grand. Ton livre est annoncé pour la rentrée de septembre, j’ai déjà des demandes d’épreuves pour le mois d’avril, il va bientôt falloir fixer les objectifs de mise en place… Tout est calé. On n’attend plus que toi. Tu as assez tergiversé.
– Tergiversé ? Je n’ai fait que prendre le temps nécessaire. Tu disais toi-même que le choix devait être mûrement réfléchi. C’est bien parce que le calendrier est serré que nous n’avons pas droit à l’erreur. Un mauvais casting serait catastrophique, et pas seulement pour nous.
– Ce couple, la semaine dernière, c’était pourtant du sur-mesure, objecta posément son visiteur. Ils sont encore libres. Tu devrais y réfléchir.
– Georges, il n’est pas question que je me charge d’une famille. D’accord, c’est spacieux chez moi, mais pas à ce point. » Ses yeux quittèrent la table basse pour parcourir le séjour aux volumes harmonieux, la galerie, tout en haut, sur laquelle donnait sa chambre, le tapis de selle anatolien ornant le mur entre les baies vitrées jumelles et, dans un coin, le vivarium des phasmes. Tout un décor qu’il avait tant de plaisir à retrouver après chaque longue absence. Son chez-lui. Le coup de cœur avait eu lieu dès la lecture de l’annonce immobilière, avec cette adresse biscornue et la mention « Atypique ». C’était pour lui, il le savait déjà.
« Une famille, tout de suite les grands mots ! Juste le mari et la femme, sympathiques en diable, lui informaticien, elle employée de banque…
– Un couple, c’est déjà une famille.
– Célibataire dans l’âme, va. » Georges rit, et le maître de maison ne put retenir un sourire. Eh oui, il était comme ça, indécrottable. Atypique. Et, non, il n’allait pas accueillir pendant trois mois un couple de parfaits inconnus, même sympathiques en diable, même triés sur le volet. La langue étrangère qui résonnerait chez lui du matin au soir, malgré tous leurs efforts pour rester discrets (car il fallait qu’il écrive, lui), la lessive conjugale séchant dans l’ancien pigeonnier reconverti en buanderie, les petits plats que l’employée de banque mitonnerait, croyant bien faire, dans la cuisine immaculée…
« Un homme seul, Georges. Point à la ligne.
– C’est sûr qu’une femme seule, ce ne serait plus très crédible. On te connaît. »
Cette fois, Jean-Marc n’eut qu’un sourire poli. Une raison supplémentaire pour ne pas se charger d’un couple : même s’ils avaient leur studio à eux au bout du couloir, et lui, sa chambre à l’étage, il serait un peu gêné pour ramener des filles, et il n’allait pas vivre comme un moine pendant aussi longtemps. Tandis qu’un homme seul comprendrait, lui, surtout s’il était jeune. Cela pourrait même créer entre eux une complicité (à condition de ne pas exagérer, bien sûr), quelque chose qui transcenderait les différences culturelles et ferait un thème intéressant.
« Le gamin de l’autre fois, tu te souviens ? il m’aurait bien plu. C’est le genre de fonceur que j’essaie de dénicher comme guide ou interprète quand je fais du terrain.
– Beaucoup trop jeune, Jean-Marc. Soyons clairs, ce n’est pas une mission éducative, cet hébergement. Tu te sens la fibre paternelle, toi ? Et puis, son dossier n’était pas solide. L’association m’a rappelé pour me dire qu’il n’était plus sur la liste, pour l’instant. D’après le BIR, il y avait des anomalies dans ses déclarations ou dans les documents fournis. Son cas va être réexaminé et, pour nous, c’est rédhibitoire. Tu ne vas pas commencer le boulot avec quelqu’un qui risque à tout moment de nous claquer entre les doigts, ou alors de t’attirer des ennuis avec la justice. Il faut que le statut de réfugié soit déjà obtenu, les papiers en règle, l’accord du BIR donné. L’informaticien et sa femme, par exemple… »
Mais c’est qu’il insistait, le Georges. Il insistait, et il l’avait délibérément froissé, lui, un des auteurs phares de son catalogue. La fibre paternelle ! Certes, arithmétiquement ce gamin de dix-neuf ans aurait pu être son fils. Mais tout n’est pas arithmétique dans la vie. Lui-même ne se sentait nullement l’âge de son état civil, et il ne le faisait pas, tout le monde le lui disait. Y compris Georges, après chaque séance de photographie.
« Tu m’écoutes ? lançait justement ce dernier.
– C’est-à-dire que… Tu reveux du whisky ?
– Un doigt, pas plus. » Georges, calvitie élégante et vareuse de coupe pseudo-militaire, l’étudiait entre ses paupières plissées. « Dis, je te trouve bien pensif. Tu ne vas pas tout remettre en question, maintenant ?
– Certainement pas. » Il s’était lui aussi resservi un fond de verre. « D’abord, je te rappelle que c’était mon idée. Et elle me plaît toujours autant. » C’était même sa meilleure idée depuis un bail. Des situations, des parcours de vie dont il était familier grâce à ses derniers reportages. Un sujet qui parlait beaucoup au public en ce moment. Et une pause bienvenue dans son rythme de dingue : trois mois tranquille chez lui à observer et à retranscrire cette expérience de cohabitation, il en avait envie après toutes ces années à courir d’un continent à l’autre, ce serait un repos.
Ce serait aussi une expérience sur lui-même. Cohabiter trois mois avec un réfugié (ou avec qui que ce soit, d’ailleurs) : chiche. Sortir de sa zone de confort. S’ouvrir à autre chose. Dévoiler un peu l’homme Jean-Marc Féron, célèbre pour ses livres, ses articles et ses prestations médiatiques, mais dont on ne connaissait guère la vie privée, si ce n’est qu’il multipliait les conquêtes féminines. Être réduit à cet aspect de sa personnalité, c’était un peu dommage.
« Tu prends des notes ? coupa la voix de Georges.
– Excuse-moi ?
– Des notes sur ton état d’esprit, dans cette phase préparatoire. Bien sûr, il ne s’agit pas de révéler au lecteur le mal que nous avons eu à trouver la perle rare, le spécimen dont nous serions sûrs qu’il t’inspirerait un bon livre. Un prestidigitateur ne montre jamais ses trucs, tu le sais mieux que moi. Mais n’hésite pas à formuler tes appréhensions, tes questionnements. En recevant ce gars chez toi, tu vas montrer ta part sensible et généreuse, ce qui est très, très bien. Et tu vas aussi montrer que tu es un être normal, un Éponnois comme un autre, sujet aux doutes, aux préjugés. Pas d’angélisme, et encore moins d’autocensure. Donc, note tout ce qui te passe par la tête, nous ferons le tri ensuite.
– Oui. Oui.
– Revenons-en à demain : il vaut mieux que nous sachions déjà, toi et moi, qui nous allons choisir, je me charge des arguments pour écarter les autres. Plus de tractations à voix haute, Jean-Marc. Plus de toussotements, plus de “Je voudrais revoir le tout premier”. Ça commence à mal passer avec la Duratti, tu sais, la fille de l’association. Avant-hier au téléphone, elle m’a encore dit que ce n’était absolument pas leur procédure habituelle et que nous ne devions pas nous croire à la “foire aux bestiaux”. Pas mal, non ? J’ai dû lui rappeler, à la demoiselle, que tu comptais leur verser vingt pour cent de tes droits d’auteur – une excellente initiative de ta part, soit dit en passant.
– La foire aux bestiaux, murmura Jean-Marc, consterné.
– Bah, ne fais pas attention. C’est tout un poème, ce milieu-là… N’oublie pas que tu leur rends service avec cet argent, sans parler de la formidable publicité que ton livre va leur faire. Et quand on rend service, on a le droit de poser quelques conditions.
– Exact. » Tout le doigt de whisky y était passé d’un coup.
« Alors voilà où nous en sommes : ils ont un nouvel arrivé, un professeur émérite qui a été destitué et déchu de ses droits à la pension. Il a même fait trois mois pour délit d’opinion et, dans son cas, la décision du BIR ne fera pas un pli. De plus il a des problèmes de santé : asthmatique, diabétique et j’en passe. Pour l’association, il est prioritaire. »
Émérite, asthmatique, diabétique? Hou, là, là.
«Et toi, Georges, qu’en penses-tu?
– Ce que j’en pense?» L’éditeur lui avait jeté un regard vif tout en trempant ses lèvres dans son verre; mine de rien, il s’amusait beaucoup. « À mon avis, ce n’est pas une bonne idée. D’abord, pour apaiser tes scrupules (car tu en as, ne me dis pas le contraire), ce pauvre vieux trouvera sans aucun mal des hébergeurs. On commence à parler de lui sur les réseaux sociaux, un comité de soutien se monte à l’Université grand-ducale, les assistants vont se l’arracher. Mais surtout, il est évident pour moi qu’il ne fait pas l’affaire.
– Je t’avoue que, comment dire…
– Nous nous comprenons, fit Georges, la langue dans sa joue. Prendre une victime exemplaire de la dictature, un vieil homme malade à qui la compassion est déjà acquise, ce serait trop beau, trop édifiant. Tout serait joué d’avance, il ne se passerait plus rien. Il faut qu’au début les paris soient ouverts et que flotte quelque part la possibilité de l’échec, si tu vois ce que je veux dire. »
Jean-Marc n’était pas si sûr de voir. Son regard avait filé vers la baie vitrée de gauche, celle par laquelle on apercevait un bout du lac et les hauts peupliers du parc des Sablons. »

Extrait
«Encore une qui était tombée sous le charme, C’était la même chose partout: avec son sourire lumineux, sa bonne humeur, son empressement à rendre service, Hossein avait un talent naturel pour se faire apprécier. Et c’était un «bon client», comme on disait dans les milieux du journalisme. Quelqu’un qui ne paie pas forcement de mine, n’a pas forcément grand-chose à raconter si !’on écoute bien, mais qui casse la baraque dès qu’il passe à l’antenne, allez savoir pourquoi.
En somme, elle avait raison: Jean-Marc avait vraiment eu de la chance, avec ce gars choisi presque au hasard.» p. 75

À propos de l’auteur
MEUR_Diane_©DRDiane Meur © Photo DR

Diane Meur est née en 1970 à Bruxelles et vit à Paris. Pendant ses études secondaires au lycée français de Bruxelles, elle prend l’initiative d’apprendre l’allemand. Après deux années de classes préparatoires au lycée Henri IV de Paris, elle intègre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en section lettres modernes. Hésitant entre germanistique, lettres modernes et histoire, très vite elle se lance dans la traduction. Elle a notamment traduit Musique et société de Hanns Eisler (éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 1998), les Écrits sur Dante d’Erich Auerbach (Macula, 1999), Léthé. Art et critique de l’oubli de Harald Weinrich (Fayard, 1999) et, aux éditions du Cerf en 2001, de Heinrich Heine, Nuits florentines, précédé de Le Rabbin de Bacharach et de Extraits des mémoires de Monsieur de Schnabeléwopski.
Après de longs mois consacrés à Heine, à un livre sur les techniques mnémoniques au Moyen Âge (Mary Carruthers, The Book of Memory, Macula) et à Figura d’Erich Auerbach (sur l’interprétation « figurative » de la Bible par les chrétiens médiévaux et le rapport complexe qu’elle établit avec le judaïsme, Macula), elle se lance dans La Vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même (Sabine Wespieser éditeur, 2002), son premier roman, qu’elle achève à la naissance de son troisième enfant.
Depuis lors, elle a publié quatre romans chez Sabine Wespieser éditeur: Raptus (2004), Les Vivants et les Ombres (2007) et Les Villes de la plaine (2011), tous distingués par des prix et traduits dans plusieurs pays ; en septembre 2015 a paru La Carte des Mendelssohn, magistral et tentaculaire roman épousant trois siècles de l’histoire allemande, qui conjugue érudition, fantaisie et subversion, et donne une nouvelle preuve de l’amplitude de son talent. Sous le ciel des hommes est paru en août 2020.
Elle a aussi poursuivi son travail de traductrice, notamment de Paul Nizon (La Fourrure de la truite et le Journal, Actes Sud, 2006; Le Livret de l’amour. Journal 1973-1979, Actes Sud, 2007 ; Le Ramassement de soi. Récits et réflexions, Actes Sud, 2008 et Les Carnets du coursier. Journal 1990-1999, Actes Sud, 2011), de Tariq Ali (Un sultan à Palerme, 2007 et Le Livre de Saladin, 2008, chez Sabine Wespieser éditeur), de Robert Musil (La Maison enchantée, nouvelles et fragments, Desjonquères, 2010), de Stefan Zweig (Lettre d’une inconnue, Flammarion, 2013 ; Amok, Flammarion, 2013 ; Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme, Flammarion, 2013 ; Le Joueur d’échecs, Flammarion, 2013 et Romans, nouvelles et récits, Tomes I et II, La Pléiade, 2013) et de Tezer Özlü (La Vie hors du temps, Bleu autour, 2014). (Source: Sabine Wespieser éditeur)

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