Le petit Antonin

SERDAN_le-petit-Antonin  RL_2023

En deux mots
Antonin entre en sixième avec un moral en berne. Enfant du divorce, il doit composer avec les nouveaux partenaires de ses père et mère et une classe qui lui est plutôt hostile. Fort heureusement, sa prof de français découvre et encourage son talent d’écriture. Il a trouvé sa planche de salut.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment je suis devenu écrivain

Dans son nouveau roman, Éliane Serdan raconte l’émergence d’une vocation littéraire en donnant la parole à un enfant de onze ans et à son enseignante. Un parcours semé d’embûches qui est aussi un hommage au corps enseignant.

Antonin a 11 ans et une vie qui se partage entre sa mère et son père divorcés. Il doit s’habituer à ses deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux et deux maisons, mais doit composer avec une belle-mère qu’il redoute et un beau-père qui ne va pas tarder à vouloir asseoir son autorité. Naviguant entre charybde et scylla, il va trouver dans son imaginaire une bouée de secours. Et auprès de sa prof de français, Mme Ferrières, une oreille attentive. Elle va l’encourager dans ses lectures et le pousser à écrire et à développer un talent naissant. Les moqueries de ses camarades de sixième et les mauvais traitements n’auront pas raison de sa passion.
Éliane Serdan a eu la bonne idée de confier ce roman initiatique à deux voix, celle de l’enfant et celle de son enseignante. On peut ainsi mieux appréhender leur relation, confronter les idées de l’un et de l’autre et leurs sautes d’humeur. Car pour l’un comme pour l’autre, la partie est loin d’être gagnée.
Comme le souligne Mme Ferrières, une journée prometteuse peut vite basculer dans l’horreur:
« À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. »
Sans en dire davantage sur la destinée de cette enseignante, on dira qu’elle sera aidée puis remplacée par un écrivain venu animer un atelier d’écriture et qui sera bouleversé par la prose d’Antonin.
Si le sujet du rapport prof-élève et les vocations que les premiers ont pu faire naître chez les seconds a déjà été traité dans la littérature, au cinéma et même en chanson, cette nouvelle version – très émouvante – a le mérite de s’ancrer dans un réel très difficile à gérer. Les agressions d’élèves, les injonctions des parents d’élèves et des directives pédagogiques proches de l’absurde, comme l’interdiction de porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels, viennent entraver la belle histoire. «Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: « S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment ».»
On le voit, l’humour vient ici au secours de situations graves et la tendresse compense la violence. Ajoutons que les différences de style des deux narrateurs ajoutent un vent de fraîcheur à ce roman très plaisant à lire.

Le petit Antonin
Éliane Serdan
Serge Safran Éditeur
Roman
176 p., 16,90 €
EAN 9791097594831
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman n’est pas géographiquement situé, mais on peut imaginer être à Castres où la romancière a terminé sa carrière.

Quand?
L’action se déroule en 2006-2007.

Ce qu’en dit l’éditeur
Antonin, 11 ans, vient d’entrer en sixième. Il vit une période difficile. Sans amis, jusqu’à l’arrivée d’Elena en cours d’année, il est ballotté entre deux maisons, refusant d’accepter la séparation de ses parents et leurs nouveaux partenaires.
Pour échapper à son quotidien d’enfant triste, il s’est inventé un pays où il laisse libre cours à son imagination.
Au cours de l’hiver, son professeur de français, Mme Ferrière, repère ses talents d’écriture et le conduit, peu à peu, avec l’aide d’un ami écrivain, vers une issue libératrice.
Dans ce roman à deux voix, qui mêle humour et émotion, Éliane Serdan met en lumière le rôle essentiel de tous ces passeurs, enseignants ou écrivains qui transmettent aux générations suivantes la flamme sourde qui les anime. Un éloge inconditionnel de la littérature et de la poésie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Encres vagabondes
Blog Café noir et polars gourmands

Les premières pages du livre
« AUTOMNE 2006
Ce matin, en français, on a révisé l’accord du verbe. Il paraît que dans la dictée on a fait n’importe quoi. Pour commencer, la prof, madame Ferrière, m’a demandé de venir au tableau écrire une phrase à la troisième personne du pluriel. C’est moi qui devais l’inventer. J’ai commencé à écrire: «Mes parents aiment bien aller.» et puis d’un coup tout s’est embrouillé, j’ai baissé le bras et je me suis mis à pleurer. Je voyais pas les autres mais je les entendais chuchoter. Au premier rang, Clémence qui veut toujours parler m’a soufflé quelque chose que j’ai pas compris.
Madame Ferrière s’est approchée. Elle m’a mis la main sur l’épaule en disant: «Allez, va t’asseoir, Antonin. On parlera tout à l’heure.»
J’ai repris ma place à côté de Kevin qui s’est foutu de moi parce que j’avais pleuré. Je lui ai balancé un coup de pied sous la table pour qu’il s’arrête.
Quand la récré a sonné, j’espérais que madame Ferrière aurait oublié mais elle m’a fait signe de rester. Elle m’a posé plein de questions sur ce qui allait pas, pourquoi j’avais pleuré, si j’étais malade et tout et tout. J’ai répondu que non, tout allait bien. Je savais pas pourquoi j’avais pleuré. Alors elle m’a encore tapoté l’épaule et elle m’a dit de rejoindre les autres.
À six heures c’est maman qui est venue me chercher. Quand on est passés sous le lampadaire pour aller à sa voiture, j’ai vu qu’elle avait changé de coiffure, elle faisait plus jeune.
Le soir on a dîné tous les deux. La maison avait l’air froide et vide, peut-être parce que c’est l’automne maintenant et que la nuit arrive plus tôt. Maman regardait derrière moi par la fenêtre. Depuis que papa est parti, elle a toujours l’air d’attendre quelque chose ou quelqu’un, je me demande si elle me voit.
Après le repas, on a fait mon sac parce que demain soir, j’irai chez papa. C’était vite fait: y avait juste à mettre les affaires de piscine. Le reste, c’est pas la peine. J’ai tout en double: deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux, deux maisons.
Papa voulait m’acheter un second doudou. J’ai pas voulu. Le mien s’appelle Tom. C’est un chien. Il a plus de nez, il a perdu une oreille mais, justement, c’est impossible d’en trouver un pareil, il est unique, je lui parle, il me défend la nuit contre les monstres. Quand j’ai mal, il me guérit. Le soir, je le cale contre mon cou pour lire mes bandes dessinées. Je l’oublie jamais. Le matin, à peine je me lève, les jours où je dois changer de maison, je le mets dans mon sac. À la fin des vacances, juste avant la rentrée en sixième, maman a essayé de le cacher. Elle disait que j’avais passé l’âge. J’ai tellement pleuré qu’elle a fini par me le rendre.
Chez papa, y a Marie. Elle dit qu’elle est ma seconde maman. Je lui réponds pas mais je la regarde le plus longtemps que je peux et je souhaite de toutes mes forces qu’elle se transforme en statue de pierre. J’ai vu dans un livre de mythologie que ça peut marcher.
Y a aussi Alice. Il paraît que je dois la protéger parce que c’est un bébé et que j’ai beaucoup de chance d’avoir une demi-sœur. L’autre jour papa a dit: «Tu vois maintenant, tu ne seras plus jamais seul. Plus tard tu seras bien content de ne pas être fils unique.» Elle pleure tout le temps (c’est comme la sœur d’Alexandre, à cause d’elle, il arrive souvent au collège avec les yeux au milieu de la figure parce qu’il a pas dormi.) J’espère que ça veut dire qu’Alice est malade et qu’il faudra bientôt l’emmener à l’hôpital, comme ça, Marie s’en ira avec.
Ma grand-mère qui me garde pendant les vacances répète toujours: «Dans le ciel le plus noir, il y a toujours un coin de ciel bleu.» Moi, j’ai beau chercher, je vois pas. Mon meilleur copain, Guillaume, s’est fâché avec moi parce que je l’ai frappé. Sa mère en a fait toute une histoire et depuis on se parle plus. Les autres, je peux pas les blairer.
Les filles sont folles. Elles sont toujours par deux, en train de se tenir par le cou et de chuchoter comme si elles complotaient ou de pousser des cris comme des malades.
Des fois, j’aimerais m’en aller très loin. Le soir, avant de m’endormir, j’invente un pays. Il a pas de nom. C’est un pays où la terre est rouge et où il fait chaud. On a pas besoin de vêtements. Sur les arbres y a des lanternes en cristal de toutes les couleurs que le vent fait tinter. Quand j’y pense, c’est comme si j’entrais dans une bulle ou si j’étais sur une planète à l’autre bout de la galaxie. Tous mes chagrins se brouillent.
Dans ce pays, y aurait personne. Même pas maman. De toute façon, elle me servirait à rien puisqu’elle m’embrasse presque plus. Elle a toujours quelque chose à faire et elle est tout le temps en train de marcher dans la maison, son portable à l’oreille.
Ce matin, avant que je pleure au cours de français, elle avait quand même pris le temps de me parler. On s’était arrêtés dans une boulangerie avant d’aller au collège. J’avais eu droit à deux chocolatines. Dans la voiture, pendant que je mangeais, elle avait tardé à démarrer, comme si elle réfléchissait, même que j’avais peur d’être en retard. Au bout d’un moment, elle s’était tournée vers moi pour dire, très vite: «Est-ce que ça te plairait si Marc venait habiter avec nous? Il aimerait bien être ton second papa.»

Il y a quelques années, lorsqu’un garagiste découvrait que j’étais enseignante, je connaissais d’avance la petite phrase qui n’allait pas manquer de suivre le sourire narquois: «Alors, bientôt les vacances?»
Le même garagiste, vingt ans plus tard, n’ironise plus. Lorsqu’il me parle de mon métier, j’ai l’impression d’être l’un des damnés de la Divine Comédie, objet de la pitié de Dante. La seule idée que j’affronte une trentaine de ces adolescents qu’il a du mal à supporter isolément devant sa pompe à essence, l’épouvante. S’il pouvait, s’il était ministre, il allongerait mes vacances. Depuis qu’il a vu Le plus beau métier du monde, sa conviction est faite: nous vivons un enfer.
Comment le contredire? Oui, la réalité est souvent pire que ce qu’il imagine. Mais, sans mes élèves, j’aurais l’impression d’être un navire à la dérive. Dès que je suis dans une classe, je me sens à ma place. J’en sors, les batteries rechargées. Pour rien au monde, je ne changerais de métier.
Les plus mauvaises journées sont celles qui précèdent la rentrée. J’ai beau me souvenir que je viens de passer près de quarante ans devant des classes, je m’interroge avec angoisse sur ce que je vais bien pouvoir leur raconter pendant un an. Dans cet état d’esprit, il faut affronter les réunions de pré-rentrée, les nouvelles réformes, la rhétorique du vide, les activistes pédagogiques… et la cour de récréation étrangement déserte. On se sent disposé à fuir.
Et puis, le lendemain, on lève les yeux sur des visages tout neufs et le navire cesse de dériver. Il s’ancre pour quelques mois.
Il n’y a pas deux classes semblables. J’ai eu, comme chacun, des élèves difficiles, même dangereux. Souvent, pas toujours, j’ai réussi à m’entendre avec eux, mieux peut-être qu’avec des classes dires «brillantes». Quel que soit le cas, il faut un délai pour parvenir à cet accord particulier qui se crée entre un professeur et ses élèves et sans lequel il n’y a pas de bonheur ni de transmission possible.
Au fil des années, il me semble que ce délai s’allonge. Pour venir à bout de l’agressivité, du refus d’apprendre, un bon mois était nécessaire. Maintenant, il arrive qu’en janvier je n’y sois pas encore parvenue. Je vieillis. Soixante ans bientôt…
Je me souviens de ma première classe de sixième. Un quart d’heure après le début du cours, un élève, brun, bouclé, son cartable sur le dos, était entré en larmes: il s’était perdu dans les couloirs. J’ai beau regarder les sixièmes que j’ai cette année, je n’en vois pas un seul qui pourrait encore se perdre dans les couloirs. Mais pleurer… Oui. Ce matin, le petit Antonin… Je n’ai pas compris pourquoi. »

Extraits
« J’ai été bien inspirée de m’immerger dans le silence pendant les vacances…
Il a suffi d’une journée de rentrée pour entamer mon énergie. À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. J’ai dû affronter les sourires des quatrièmes, plus intéressés par la nature de la tache que par Bradbury et la science-fiction…
Et puis, miracle! Un moment de réconfort avec les troisièmes. À quatre heures et quart, j’ai laissé mon bureau à Élodie qui avait choisi de nous parler de La Pitié dangereuse de Stefan Zweig. » p. 63

« Nous savions déjà qu’il ne fallait pas porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels. Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: «S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment.»
Mais aujourd’hui, les jeunes enseignants avec qui j’ai parlé ne m’ont pas semblé interloqués par ces directives… Pas plus qu’ils ne sont gênés par l’obligation de demander à un élève, en début de cours, d’inscrire au tableau «la problématique» qui sera abordée. » p. 72

À propos de l’auteur
SERDAN_Eliane_©Raphael_GaillardeÉliane Serdan © Photo Raphaël Gaillarde

Éliane Serdan est née en 1946 à Beyrouth, à la fin du mandat français. Sa famille vivait en Orient depuis plusieurs générations, à Smyrne en particulier. Rentrés en France lorsqu’elle avait trois ans, elle a fait ses études secondaires à Draguignan dans le Var puis des études de lettres à Aix-en¬-Provence. Sa maîtrise de littérature et cinéma a été soutenue à Montpellier. Après avoir obtenu le Capes, elle a enseigné à Carpentras, Marseille et Antibes. Venue à Castres, dans le Tarn pour suivre son mari, elle a continué à enseigner plusieurs années. A la fin de sa carrière, elle a pu, enfin, se consacrer à l’écriture. Le petit Antonin est son sixième roman. (Source: Serge Safran Éditeur / Occitanie Livres)

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La femme paradis

CHAVAGNE_la_femme_paradis
RL_2023 prix_orange_du_livre  coup_de_coeur

Pépite de Quais du polar 2023
Finaliste du prix Orange du livre 2023

En deux mots
Une femme a choisi de s’isoler seule dans une grotte. En mode survie, elle se soumet à une discipline rigoureuse pour affronter ses ennemis, hommes et animaux. Au fil des mois qui passent, elle se livre dans son journal intime, jusqu’à l’arrivée d’un homme qui pourra dévoiler le mystère de ces années loin de la civilisation.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans une grotte, loin du monde

Dans son troisième roman, Pierre Chavagné a choisi de se mettre dans la peau d’une femme qui a choisi de fuir le monde pour se réfugier dans une grotte et vivre seule au milieu de la nature. Une guide de survie qui est aussi une réflexion sur un traumatisme extrême.

Loin du monde, sur un plateau karstique qui ne laisse pas de traces, une femme a choisi de s’installer. Cela fait maintenant des jours, des semaines, des mois qu’elle vit là. Elle a choisi une grotte bien dissimulée pour y aménager sa demeure. Patiemment et méthodiquement, elle a érigé un mur d’argile, la porte viendra plus tard. Pour se nourrir, elle chasse, elle pêche, elle cueille. Comme les premiers hommes. Au fil des jours, elle peaufine ses techniques, affine ses méthodes. «La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance, le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène.» Car cette vie, ou plutôt cette survie, requiert une attention constante, tant physique que morale. C’est aussi ce qu’avait parfaitement compris Sylvain Tesson lorsqu’il racontait son séjour Dans les forêts de Sibérie. Loin des hommes, on ne peut compter que sur soi-même et sur ses capacités à s’adapter à toutes les situations, au froid comme à une meute de loups, à la faim comme à la peur. L’autre point commun avec Sylvain Tesson, c’est ce le moyen utilisé pour combattre la solitude et soigner sa santé mentale, écrire et de lire. Pierre Chavagné a d’ailleurs construit son roman en ajoutant au récit les fragments du journal intime de la femme paradis qui pourrait faire sienne cette citation: «J’archive les heures qui passent. Tenir un journal féconde l’existence. Le rendez-vous quotidien devant la page blanche du journal contraint à prêter meilleure attention aux événements de la journée.» La découverte dans les affaires d’un randonneur d’une liseuse et d’un petit panneau solaire va aussi lui permettre de se découvrir une nouvelle passion pour la littérature, un moyen de remplir son propre vide.
Sans m’appesantir sur ce qu’il advient du randonneur, on va très vite comprendre que la compagnie des hommes n’est pas – ou plus – envisageable pour cette survivante. Una attitude qu’elle parviendra à conserver jusqu’aux dernières pages, quand son passé va soudain la rattraper.
S’il y a du suspense – le livre plaît aussi beaucoup aux amateurs de polar – on
pense d’abord à la filiation avec auteurs de nature writing, à commencer par Jim Harrison dont la citation de Théorie et pratique des rivières a été mise en exergue du livre: «J’ai décidé de ne plus rien décider, d’assumer le masque de l’eau, de finir ma vie déguisé en rivière, en tourbillon, de rejoindre à la nuit le flot ample et doux, d’absorber le ciel, d’avaler la chaleur et le froid, la Lune et les étoiles, de m’avaler moi-même en un flot incessant.» Un roman puissant, implacable. Un gros coup de cœur!

La femme paradis
Pierre Chavagné
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
145 p., 18 €
EAN 9782384311262
Paru le 6/01/2023

Où?
C’est dans une nature sauvage, loin de toute ville, qu’est situé ce roman.

Quand?
L’action se déroule à l’époque contemporaine, sans davantage de précision.

Ce qu’en dit l’éditeur
En marge du monde, une femme sans nom ni passé est prête à tout pour assurer sa survie au cœur de la forêt Paradis.
On dit que la femme nue célèbre le soleil chaque matin, qu’elle est née d’un arbre et d’une fleur, qu’elle est la gardienne du village, que c’est une sorcière, qu’elle punira les humains de leurs méfaits. On la surnomme “Valkyrie”, ”Ève” ou “La femme paradis”.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Passion Polar
Blog Collectif Polar
Blog Aire(s) Libre(s)
Blog Les passions de Chinouk
Blog l’élégance des livres

Les premières pages du livre
I LA DÉTONATION
Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.
Elle n’a pas le temps de souffler. Une crampe lui mord la cuisse. Elle bascule sur le flanc et étire sa jambe au maximum. La frayeur et la stagnation prolongée ont causé cela. Elle a été imprévoyante. La douleur s’estompe. L’adrénaline reflue. Elle respire à nouveau librement. Le muscle étendu, elle profite de la position pour admirer le ciel vide qui s’éteint. Le vautour est parti. Les derniers rayons du soleil disparaissent derrière le crâne en gloire de la déesse. La beauté est affaire de regard et de temps. Un sourire passe dans ses yeux clairs. La liberté sauvage des loups imprègne encore le causse comme la survivance d’un rêve ou d’un cauchemar après l’éveil. Elle glisse sans bruit dans la pente et se relève à l’abri d’une futaie de hêtres. Avant de regagner son campement, elle vérifie par-dessus son épaule l’absence de fumée dans le ciel, même si depuis des années, plus personne n’est assez téméraire pour allumer un feu avant la nuit. Sur cette pensée, elle esquisse le premier pas du retour à travers les ténèbres.
*
Cette détonation l’inquiète. À cette évocation, les poils de ses avant-bras se hérissent comme ceux d’une sorcière. Mauvais présage. Elle crache trois fois au sol et piétine sa salive qui se mélange à la terre.
Le temps de raconter est venu. S’il m’arrive malheur, au moins mes mots seront là quand je ne serai plus.
Elle est assise en tailleur, une pierre plate polie par la rivière en travers des cuisses. Elle ajuste le carnet sur la largeur de son écritoire de fortune. Menton haut, elle inspire, abaisse la tête et expire. Elle écrit.
Mon mari avait la suprême élégance de porter des costumes passés de mode. C’était sa manière à lui de signifier sa liberté. Il s’appelait P., il est mort au commencement de cette histoire.
La mort, ça te laisse toute seule. Avec ton amour, avec tes questions, avec tes souvenirs. Je me suis débrouillée. Tous les soirs, je convoquais son visage. J’étais exténuée et je m’endormais avant d’avoir bien fixé son portrait ; au fil des endormissements, j’avais l’impression qu’il s’effaçait, qu’un autre prenait sa place, un inconnu. Ce rituel me rendait triste, alors j’ai arrêté. L’oubli a ses vertus. Ce qui me manque le plus ce sont nos disputes au sujet de ma timidité. Les maris de mes amies, volontairement ou pas, dévalorisaient leurs femmes ; ils se moquaient de leurs travers, de leur cuisine, de leur métier. Ils leur coupaient fréquemment la parole. Lui, au contraire, s’obstinait à me mettre en avant. Je devais acquérir toujours plus de compétences et présenter le résultat de mon apprentissage. Lors de nos fêtes, je rougissais en montrant comment j’avais changé le carter de la tondeuse, comment j’avais abattu le pin au fond du jardin à la tronçonneuse, comment j’avais appris l’alpinisme pour obtenir le métier de mes rêves, sauveteuse de montagne à la Sécurité civile. Je rougissais chaque fois qu’il prononçait mon nom car après avoir loué mes talents, il concluait mon intervention avec une formule immuable : « Et en plus elle sait cuisiner et prendre soin de moi. » Il y avait des applaudissements et des regards en coin qui trahissaient la jalousie. Quand nous étions seuls, je lui faisais une scène et il riait. « Tu es la plus admirable des femmes. Je n’ai pas dit la plus belle, mais la plus admirable. Ne va pas prendre la grosse tête ! » Il soupirait d’aise : « Ah, que je suis chanceux ! » Puis il m’attirait à lui et déposait sur mes lèvres le baiser le plus délicat qu’un homme pouvait déposer sur les lèvres d’une femme. Nous nous laissions glisser là où nous étions et la nuit passait sans sommeil.
C’est lui qui m’a initiée à l’escalade, c’est lui qui m’a inscrite à un atelier d’écriture pour mon anniversaire. Il m’a appris à ne jamais abdiquer, à me dépasser, à m’exprimer, à me sentir forte. Il m’a sauvé la vie.
J’ignore ce qui l’a tué. J’ignore comment tout a commencé.
Des nuages noirs roulent dans un ciel de cendre. Il pleut sur l’horizon, une pluie oblique dont les fines gouttes nettoieront le feuillage d’automne des hêtres et des châtaigniers mais ne rempliront guère les réservoirs. La lumière pâle du soleil perce par endroits et projette ses rayons sur la canopée. « Les doigts de Dieu » comme P. avait coutume de les désigner. Pas le temps d’admirer. Elle se relève, enveloppe son cahier dans un film plastique qu’elle glisse dans un sac à dos. Elle rabat la bâche sur un tas de bois rangé contre la paroi de la falaise, déplace une casserole de quelques centimètres et ajuste au-dessus un bambou taillé en demi-lune. Elle attrape le sac et le place au côté de son fusil sous l’avancée de la falaise. Ces gestes sont précis. Ils ne trahissent aucun agacement, aucune impatience. Les premières gouttes picorent son visage, elle enfile sa veste et se met à l’abri aux côtés du paquetage.
De sa position, elle peut étudier le panorama à 200°. Seule sa tête pivote. Absorbée par la surveillance, les pupilles contractées, elle ne pense plus à P. Le tiers de ses journées s’écoule ainsi. D’est en ouest et de haut en bas. Une tâche compulsive. Elle connaît la topographie de cette partie de la forêt comme si elle l’avait plantée.
À l’est, cela commence comme une promenade au milieu des fleurs. Puis le paysage tombe à pic et la rivière surgit des gorges comme un nid de frelons. Les galets roulent au fond de l’eau et se fracassent sur les rochers dans un grondement continu. Le ravin est abrupt et poussiéreux, impraticable sans équipement. Sa profondeur interdit aux rayons du soleil d’en atteindre le fond. La fracture de la montagne sur la rive opposée offre un lapiaz redoutable pour les chevilles. Cet accès, bordé de genévriers et de chênes nains, redescend en pente douce vers la rivière. Il ne présente aucun danger car il reste à découvert sur toute sa longueur. Il s’achève par une arche dont l’un des piliers plonge dans un bassin creusé par le courant, l’eau y est calme et transparente. Soixante mètres au-dessus, en se penchant, elle y distingue des truites arc-en-ciel et de petites carpes. Vers l’ouest, la rivière se rétrécit et les flots reprennent de la vitesse. Sur la berge, la roche cède la place aux arbres. D’abord un couple de vieux saules, trois cornouillers échappés de l’ombre des pins sylvestres et des chênes pubescents, puis quelques bouquets de frênes épars coiffés par des trembles et des robiniers. Les arbres se montent les uns sur les autres pour un peu de lumière. Sur la première crête, les hêtres et les châtaigniers apportent une nuance de vert plus clair, comme le dernier coup de pinceau d’un peintre. La forêt grimpe ainsi en escalier vers le ciel. Tout au fond, en direction du nord, des dents pointues aux reflets argentés croquent les nuages.
Toutes les percées dans la lisière constituent des dangers potentiels. Les animaux sauvages depuis des millénaires empruntent les mêmes itinéraires et créent un réseau de pistes étroites dans la forêt. Ils suivent leurs propres traces et ouvrent à l’homme des chemins qui relient les points d’eau entre eux. Ce sont de bons endroits pour poser des pièges. Si les possibilités d’accès à la berge sont multiples, il n’existe qu’un passage possible pour traverser la rivière à gué sans être emporté par le courant. Elle a protégé la passe par un fil de pêche tendu à dix centimètres du sol et relié dans les arbres par des cordelettes jusqu’à son campement. Si le fil venait à se rompre, les boîtes de conserve emplies de gravillons et de graines tinteraient. Elle vérifie l’efficacité de son système tous les jours et réajuste les ficelles distendues. Elle a placé un second fil en redondance, plus haut sur le sentier si un intrus esquivait le premier. L’alarme a déjà fait ses preuves. Le son est assez puissant pour réveiller un mort et assez mat pour ne pas être perçu depuis la rivière. L’effet de surprise est préservé. En moins d’une minute, elle enfile une veste sombre et s’embusque, allongée entre deux rochers dont la forme et l’espacement constituent une meurtrière naturelle, le bout de sa carabine pointé sur le dernier virage du sentier. Personne ne la surprendra dans son sommeil. Pourtant, elle ne relâche pas sa vigilance. Chaque jour, elle guette. La nuit, elle écoute.
La pluie fine rabattue par les bourrasques trace une ligne sombre sur la roche au ras de ses genoux. Elle a posé le précieux stylo à côté de son sac. Sous la saillie rocheuse qui la protège, elle maintient sa position pendant des heures : assise en tailleur, dos droit perpendiculaire au sol, bras fins en position relâchée sur les genoux, paumes ouvertes vers le haut : un bouddha maigre logé dans sa niche. Le basculement périscopique de la tête est régulier ; à travers les paupières mi-closes et méditatives, elle est à l’affût.
Ma grotte mesure vingt-deux pas de large sur cinquante-trois pas de profondeur. L’entrée s’élève à la hauteur standard d’une porte, l’endroit le plus haut à l’intérieur atteint deux fois ma taille et l’endroit le plus bas me permet de tenir debout. Le sol est lisse, sec et presque de niveau, sauf sur les deux derniers pas où la grotte s’arrondit en abside. Là, une légère déclivité forme une cuvette d’un mètre de profondeur remplie d’eau. Les pluies arrosent le plateau trente mètres au-dessus de ma tête, traversent la roche pendant des années et, filtrées par l’humus et le calcaire, s’écoulent pures, en goutte à goutte régulier. Cette source rythme mes nuits. Elle concrétise le temps qui passe.
La température de la grotte est fraîche, mais constante au fil des saisons. J’y ai survécu sur un lit de feuilles pendant le premier printemps. Au début de l’été, j’ai entrepris d’obturer l’entrée par un mur en terre et en paille. Cette construction, qui paraît dérisoire, m’a occupée trois mois, à raison de dix heures par jour. J’ai fabriqué un moule dans deux bûches de robinier, préalablement fendues au couteau et taillées pour emboîter les quatre morceaux à mi-bois. Le moule seul a nécessité deux jours d’application sans clou ni vis. En inspectant la perpendicularité des bords, j’ai éprouvé la même fierté puérile qu’à rendre une dictée sans faute. Le travail délicat accompli, il restait l’épreuve de force. J’ai rempli et vidé mon sac à dos dix fois, cent fois, trois cents fois de terre argileuse et de sable. L’argile, j’en avais repéré à huit cents pas en aval des gorges : une terre orange cuite qui collait en pâtons quand on la serrait dans sa main. Un sable grossier était disponible en quantité aux abords du bassin, au pied de l’arche. En soixante-quinze jours, j’ai charrié quinze tonnes d’argile et de sable à raison de cinq allers et retours matinaux. Je me levais avec le soleil et chargeais mon sac de quatre-vingts litres à la moitié. J’avais bien essayé de le remplir au maximum pour gagner en productivité mais je ne parvenais pas à le soulever du sol. Le plus difficile était la portion du sentier qui se cabrait en pente raide, j’avançais pas à pas et ventre à terre comme pour cueillir une fleur. Si je m’étais relevée, la charge m’aurait entraînée en arrière dans une dégringolade mortelle. Pour m’encourager, j’inventais la forme, la couleur et le parfum de chaque fleur cueillie. Le bouquet final comptait trois cent soixante-quinze fleurs. Mes frêles épaules et les lanières du sac ont tenu la distance – c’est dans ce genre de situation qu’on apprécie les équipements de qualité.
Aux petites heures du matin, je remontais la terre et avant de manger, j’achevais mon labeur par deux sacs bien tassés d’herbes ligneuses et sèches. Qu’ils semblaient légers en comparaison ! Durant toutes ces allées et venues, j’inventoriais mentalement les espèces comestibles, repérais la floraison des arbres et les réserves de bois morts, surveillais la maturité des fruits et des baies ; une partie de moi restait sur le qui-vive, prête à me débarrasser de mon fardeau et à fuir à la première alerte. Dans l’après-midi, à l’ombre, je moulais des briques en humidifiant l’argile et en la pétrissant avec du sable et des végétaux secs hachés. Je les démoulais délicatement au soleil en tapotant sur le cadre avec un rondin et les déposais sur un treillis de fines branches de saule. Je les séchais ainsi trois jours sur le recto et trois autres jours sur le verso. En une journée, je façonnais quarante-huit briques d’adobe. La surface de la terrasse ensoleillée devant la grotte ne m’autorisait qu’une capacité de séchage limitée – cent cinquante unités tout au plus. Le soir, je scellais une cinquantaine de briques prêtes à l’emploi avec de la terre humide mélangée à de la cendre froide. Je lissais avec les doigts le surplus grisâtre qui débordait des jointures et dans l’air frais du crépuscule, je retrouvais une âme d’enfant. À la pose de la dernière brique, peut-être à onze heures passées, peut-être plus tard, je tombais épuisée, la peau des bras et du visage maculée d’argile. Le mur a consommé deux mille cent vingt briques, épais comme ma cuisse, il m’isolerait des intempéries et des températures négatives de l’hiver.
L’achèvement n’était pas complet. Je ne concevais pas une maison sans porte. J’ai choisi pour linteau un tronc sec de châtaignier réputé imputrescible. Je l’ai placé en appui sur les briques et l’ai fixé à deux frênes ébranchés par un assemblage primitif de tenons-mortaises. Ce caprice m’a coûté six jours de travail supplémentaire. J’avais le cadre, il restait à trouver une porte. Elle arriverait un an plus tard, ceci est une autre histoire.
Elle a débarqué là par hasard en voulant atteindre le plateau. Devant la grotte, elle a compté les pas, elle s’est assise et a réfléchi. Elle est comme ça. Elle aime jauger, mesurer et décider. Elle affectionne par-dessus tout, la sécurité d’un calcul qui tombe juste. Les chiffres rejettent l’affect, ils annoncent indifféremment bonnes et mauvaises nouvelles. Ils ne dissimulent rien et ne mentent pas. Par exemple, l’entrée de la grotte, en retrait de la falaise, reste invisible depuis la rivière. L’angle de vision est insuffisant. En revanche, d’en haut, le regard embrasse tout. Un rocher en saillie couvre un tiers de la terrasse comme un auvent. Il abrite du soleil et de la pluie : un poste d’observation idéal au-dessus d’un océan d’arbres. On y est en sécurité. Elle est restée.
Elle se lève et regarde avec tendresse la maison troglodyte, la première victoire dans sa vie d’après. Elle reste debout au centre de la terrasse, un nid d’aigle de dix pas sur douze. Le treizième vous précipite soixante mètres plus bas, la carcasse empalée sur un pin ou disloquée contre un rocher. Elle y a songé au début. La solitude. L’appel du vide. La fatigue. Elle a baptisé ce promontoire le « Grand au revoir ».
Cette construction me redonne envie de vivre. J’ai un endroit à défendre. Mes journées débordent de projets. Mille tâches à effectuer. Mon cerveau résout des problèmes inédits. Mes mains sculptent de nouvelles matières. Mon corps change. Il devient tonique à force d’exercices et de bains glacés. Les capitons de mes fesses et de mes cuisses fondent. Mes jambes galbées me portent loin, mes abdominaux et mes biceps saillent sous la peau. Je dors des nuits courtes. Mon esprit se conforme à mon évolution physique. Ma volonté s’affermit. Les plaintes et les pensées négatives s’évanouissent, la peur aussi. Je m’aime à nouveau.
Elle se dévêt, enjambe le tas d’habits sales et se hausse sur la pointe des pieds. Elle étire son corps nu, les bras pointés vers le ciel. Sa peau couleur bronze ne présente aucune aspérité sauf une cicatrice rose à la hauteur de l’omoplate gauche. Des poils naissants piquent ses mollets et ses aisselles. Ses cheveux noirs sont coupés court, des mèches rebiquent dans le cou et au-dessus des oreilles. Toutes les lunes, elle opère au couteau dans le reflet oscillant de la rivière. Elle coupe, rase à sec, épile pour préserver ce qu’elle considère comme les attributs de sa féminité.
Au coucher du soleil, après six heures d’observation, la routine débute. Quelle que soit la saison, elle se déshabille, étire ses muscles, puise de l’eau dans la grotte avec un bol en terre cuite et se lave dehors avec un savon à base de cendre et d’argile. Elle ne descend à la rivière qu’une fois par semaine. En s’exposant moins, elle réduit le risque par sept – la survie est aussi une affaire de statistique et de grands nombres. Elle se frictionne la peau avec des herbes sèches roulées en boule. Elle vide le restant du récipient sur sa tête, l’eau glacée claque comme un coup de fouet. Elle sautille sur place en poussant de petits cris aigus et les réactions physiologiques prennent le relais : un étau enserre ses tempes et son front, sa vision se rétracte, les martèlements de son cœur s’emballent. Elle double ses expirations et se sent deux fois vivante. Puis elle se sèche et passe en revue près du feu chaque centimètre carré de son anatomie : hématomes, piqûres, éraflures, rougeurs, échardes, tiques ou sangsues. Les analgésiques et les antiseptiques de synthèse ont servi jusqu’à la dernière goutte ; de son vol originel, il ne reste que deux aiguilles, un kit de suture et une pince à épiler dissimulés dans une fissure près de la cheminée. Quand un soin se présente, sa pharmacopée est sommaire : huile essentielle de cade pour les cheveux, de lavande pour les coupures, de nigelle pour tout le reste. Les bouteilles sont quasi vides. Le récipient d’huile d’olive aussi. Pour l’huile essentielle, elle ne peut rien sans retourner en ville, à moins qu’un alambic tombe du ciel. Pour l’huile d’olive, elle retournera cet hiver dans une oliveraie en friche à vingt kilomètres vers le sud. Elle fera l’aller et le retour de nuit pour s’épargner les mauvaises rencontres. À l’échelle de son existence, elle ne s’est jamais aussi bien occupée d’elle qu’aujourd’hui. Quand elle inspecte les poils de son sexe et qu’elle l’effleure, elle pense parfois à P. Pas longtemps. Pas souvent.
Elle se rhabille et aiguise son couteau contre un long galet, jusqu’à lui redonner le tranchant d’un rasoir. La lame de métal grince contre la pierre, chaque frôlement identique en inclinaison et en intensité. La concentration est extrême, ses lèvres disparaissent en se pressant l’une contre l’autre. Elle prend tout le temps nécessaire. Sa corvée devient plaisir. Elle possède peu, alors elle entretient son matériel avec minutie. Elle vérifie plusieurs fois le fil de la lame avec son pouce. Le couteau de vingt et un centimètres paraît disproportionné dans sa paume fluette.
Puis elle mange une douzaine d’amandes germées et une salade de feuilles de pissenlit agrémentée de violettes, de mûres et de menthe sauvage qu’elle mastique longtemps. Elle complète son dîner par une galette de farine de glands ; malgré un long trempage, ils conservent une pointe d’amertume. Elle grimace. Les châtaignes ne sont pas encore sèches, elle le regrette au moment de déglutir. Trois verres d’eau ne suffisent pas à effacer les tanins sur la langue. Elle frotte ses dents avec son index recouvert d’argile. Elle insiste au niveau des gencives et rince abondamment.
Avant de rejoindre sa couche, elle ressort. Elle avance jusqu’à l’extrémité du Grand au revoir et scrute la nuit pour s’assurer que tout est à sa place : la Lune dans son dernier croissant n’éclaire pas, la brise est fraîche et régulière, la rivière coule, Sirius scintille toujours dans le Grand Chien. Elle ignore les constellations. Elle aurait aimé apprendre. Alors elle invente la constellation du chêne, du sanglier, de l’écureuil, les pléiades de la martre. Elle projette son monde sur la voûte céleste. Elle repère une étoile presque aussi brillante que Sirius et la renomme P. Elle reste un instant à écouter tous les bruits qui constituent le silence de la vie sauvage ; soixante mètres plus bas, les animaux s’entretuent pour survivre. Tout est bien.
Elle se couche sur sa natte en repensant une dernière fois à cette fichue détonation. Voici deux jours, une présence circulait à moins d’une heure d’ici. La porte est solide et bloquée de l’intérieur avec deux rondins ; jusqu’au réveil, elle ne craint rien. Pourtant, elle vérifie encore. À sa gauche, sa main rencontre la forme familière du fusil. Une balle de 5,56 mm est chambrée, la sécurité est levée. L’arme est prête à faire feu. Elle s’en est assurée deux fois. Elle garde les yeux ouverts dans le noir, en écoutant le ballet des chauves-souris qui la débarrassent des moustiques, puis s’endort en serrant le manche de son couteau.

II LE PIÈGE
Toujours le même cauchemar. L’homme me poursuit. Je cours vers la forêt. Il me manque une chaussure, mon débardeur est en lambeaux. Je me retourne pour mesurer mon avance. Il est immobile, il tient un objet devant lui. Je ralentis pour comprendre ce qu’il fabrique. Une flèche siffle à mon oreille et se plante à vingt pas devant moi. Je crie et force l’allure pour atteindre la lisière. Je change plusieurs fois de direction. J’oblique vers un fossé et quand je crois l’atteindre, je m’écroule, une flèche fichée dans l’omoplate. Je me tortille pour fuir. Je braille de douleur. La pointe ressort sous la clavicule. Le sang coule le long de la colonne et sur ma poitrine. Je rampe. J’ai de l’herbe et de la poussière plein la bouche. J’entends qu’il approche. Je tente de me relever, en vain. Je me pétrifie. Son ombre me recouvre. Je me réveille en sueur, haletante.
Ce rêve est intense. J’ai dans les narines l’odeur de fenaison. J’ai sur la langue le goût métallique de la peur. Et pire que tout, la sensation paralysante de la résignation quand il se penche sur moi.
Elle ouvre des yeux secs dans une obscurité totale. Seuls les plocs de la source repoussent le silence. La première attention est pour son fusil. Elle le cherche à tâtons près de sa hanche et verrouille la sécurité, ensuite elle glisse le couteau dans son étui à la ceinture. Elle roule sur le côté, fusil en main, et longe la paroi sur huit pas. La porte est calfeutrée, aucun moyen de savoir si le jour est levé. Sa lampe frontale ne fonctionne plus depuis longtemps. Elle soulève les deux rondins qui entravent l’ouverture et tire la poignée. Le grondement de la rivière entre avant le jour. L’aube est claire et sans nuage. La forêt n’existe pas encore ; à sa place, une ombre verdâtre couve sous le ciel irisé de rose. Elle hume l’air un instant, s’étire sans décoller les talons et replie son buste sur ses cuisses pour apposer ses paumes sur le sol. Son dos est comme un torrent qui s’écoule au-dessus de son bassin. Elle reproduit dix fois ces profondes respirations. Le soleil prend son temps, elle aussi.
Elle chausse ses sandales et passe le fusil en bandoulière. Le pépiement des oiseaux annonce le départ. Elle s’engage sur le sentier. À la rivière, elle inspecte les berges en quête d’une trace insolite et cueille de la petite oseille qu’elle fourre dans son sac. Elle traverse à gué en enjambant le fil de pêche dissimulé dans les herbes et s’enfonce dans la forêt pour relever ses pièges. Le premier a fonctionné. Une jeune martre s’est débattue et a tiré sur le collet jusqu’à s’étrangler. Elle caresse le pelage. Le corps est encore tiède. Elle préfère que l’animal soit retenu par le cou et non par une patte ou par la queue. Le premier rat musqué qu’elle avait attrapé avait survécu à la capture. Agressif, elle n’avait pu l’approcher pour lui planter la lame de son couteau. Elle n’avait pas envisagé de l’exécuter d’une balle – trop précieux, trop bruyant. Alors, elle avait cherché une grosse pierre et lui avait défoncé la tête. Elle s’y était reprise à trois fois car il s’était débattu. Elle l’avait estropié à chaque tentative ; à la dernière, l’animal s’était immobilisé, résigné à mourir. Un dernier cri, celui qu’elle avait poussé, avait couvert le craquement des os. Et c’était fini. Elle avait pleuré devant la flaque de sang noir sous la tête aplatie et n’avait pas eu le courage de détacher sa proie. Une mort pour rien. Ce fut la dernière.
Je prélève ma part, ni plus ni moins. Je tue pour vivre, pour ma sécurité et ma nourriture. Dans la société, c’est la même tuerie sauf qu’ici, je ne délègue pas mes besognes au boucher et au militaire. Dans la forêt, je m’expose, je me salis.
Elle accroche sa prise par les pattes arrière au filet externe de son sac et repart à travers l’enchevêtrement des arbres. Elle ne suit pas les coulées mais passe de l’une à l’autre en coupant à travers bois, ainsi elle limite ses traces et laisse peu d’odeur. Elle marche d’un pas léger sur un tapis de feuilles, en contournant les troncs pour ne pas casser de branches. Elle ramasse un énorme cèpe solitaire qui améliorera la saveur de son dîner. Elle progresse avec prudence. Le second et le troisième piège n’ont rien pris, le quatrième est désarmé mais vide. Cela arrive parfois, l’animal tire sur la corde et la casse. Cette fois-ci, le collet est intact. Il est possible qu’une rafale ou une branche enraye ou déclenche le dispositif. Dès lors, il est juste qu’un animal emporte l’appât sans mourir. Elle s’accroupit et inspecte le sol autour du piège. Pas de branche. Mais de nombreuses empreintes dans tous les sens. Le blaireau ou la martre a paniqué avant de s’étrangler. Quelqu’un a desserré le collet et prélevé la proie. La nouvelle lui fouette le sang. Elle prend son fusil en main, enlève la sécurité, tire la culasse vers elle de moitié pour apercevoir la balle engagée, puis la relâche. Elle recule en dessinant un cercle pour élargir son inspection. Elle promène le canon dans toutes les directions. Aucune trace humaine.
Un loup ou un renard aurait tranché la cordelette et aurait versé du sang en plantant les crocs. Elle s’accroupit à nouveau et plisse les yeux pour repérer une présence autour d’elle. Son regard porte sur une centaine de pas. Elle pivote sur elle-même. Rien. Aucun mouvement. Aucun bruit. Elle ne relève pas le dernier piège. Trop loin, trop risqué. Elle regagne son campement en marche rapide. Malgré, la cadence soutenue, ses jambes réclament la course. Elle se l’interdit. L’essoufflement est l’ennemi du tireur. Elle préfère s’économiser en cas d’accrochage au pied de la falaise. Elle se surveille et raccourcit plusieurs fois sa foulée. Ce faux rythme la mine. Quelqu’un farfouille dans ses affaires. L’image la pousse en avant, elle accélère ; sur le pas suivant, elle ralentit. Pour se calmer, elle inventorie son trousseau : outre le fusil, le couteau et le sac, il y a le duvet, le jerrycan, les six boîtes de conserve vides qui lui servent à cuisiner, la gamelle de fer-blanc avec sa poignée, la fourchette et la cuillère assorties, les trois flacons d’huiles essentielles – en se représentant sa pharmacie, elle enrage –, sa précieuse paire de chaussures de randonnée rangée près de sa parka et de son trousseau pour l’hiver. Elle ne survivrait pas sans sa veste imperméable et son pull-over. Elle se console car il ne trouvera pas la carabine 308 Winchester dissimulée au jardin. Il ne trouvera pas non plus le jardin, ni l’échelle de corde qui y mène. Elle discerne l’eau de la rivière. Elle tâte la poche à rabat de son pantalon, deux clous et un briquet enroulés dans de la ficelle. C’est déjà ça.
Arrivée sur la berge, elle ne note aucune anomalie. Personne n’a écrasé sa semelle sur la terre humide. Les fils d’alarme ne sont pas arrachés. Elle gravit le sentier, fusil pointé droit devant, le viseur à la hauteur de son œil droit. Elle s’appuie contre la paroi et progresse avec précaution. Trois fois, son coude gauche racle la roche abrasive. Elle serre les dents.
Parvenue à l’extrémité du sentier, elle ne note rien d’anormal. Elle reste là, à goûter le soleil sur sa peau, la sueur coule le long des tempes, la roche dégage une odeur agréable de métal chaud. Elle relâche la gâchette et ramène une mèche de cheveux humides derrière son oreille, coquetterie rare. Elle sait qu’il n’y a plus rien à craindre. Le ballet aérien des oiseaux est régulier, l’air exhale une douceur sereine qui ne promet aucun danger. L’intuition n’est pas un sixième sens, c’est la synthèse de tous les sens, l’évidence du corps qui se connecte au monde.
L’intuition est une deuxième naissance. Celui qui n’a pas éprouvé ce sentiment de plénitude n’a pas vécu. La clef est l’empathie ; sans elle, nulle possibilité d’appartenir au monde. Après des années dans la forêt, une fourmi qui se noie, un pin arraché par la tempête ou un oisillon tombé du nid m’attristent avec la même intensité. Je ne hiérarchise pas le vivant. Je le considère comme un tout. Un ensemble irréductible dont il faut prendre soin et qui me constitue. Quand je parviens à éliminer les bruits parasites, tout parle. Tout vibre et m’informe.
Par prudence, elle replace sa main sur la gâchette et bondit sur le vide du Grand au revoir. La lumière éblouissante se réverbère sur le sol gris argenté. Elle cligne des yeux en s’approchant de la porte. Elle est ouverte dans l’exacte position du matin. Elle laisse glisser son sac sans bruit sur le sol, pose son fusil à terre. Elle défouraille son couteau et entre : personne. Elle ressort détendue, les deux bras pendent le long des cuisses, la lame du couteau pèse vers le sol. Ses yeux ne s’arrêtent sur rien, ils racontent un mélange de regret et de soulagement, de préoccupation aussi. Elle détache la martre et l’allonge sur un rocher dont la partie plate est tachée de sang séché. La première incision ouvre l’abdomen. Elle écharne et vide la bête avec application pour ne pas perdre de viande. Elle cuira les morceaux maigres en émincé sur la cheminée et les morceaux gras à l’étouffée dans un pot enterré avec du romarin et peut-être une pomme de terre. En anticipant l’apport en calories et la succulence de ces quatre repas, elle remercie l’animal.
Demain, elle rincera la peau à la rivière et la tannera avec de petits racloirs en silex. Dans l’attente, elle s’assied pour mûrir ses pensées à l’ombre du rocher en saillie. Certaines s’accrochent, d’autres tombent dans le paysage.
Avec les briques qui me restaient, j’ai construit un petit poêle-cheminée adossé au mur, à l’aplomb d’un boyau percé dans la roche. J’avais placé le revers de ma main à l’entrée du trou pour m’assurer d’un courant d’air. Le début a été fastidieux, j’ai allumé une douzaine de feux à l’intensité croissante pour cuire les briques sans les éclater. Durant ces essais, la fumée refluait dans la grotte et irritait les yeux et les muqueuses. J’ai amélioré le tirage en perçant trois trous à la base du foyer et en confectionnant trois bouchons de terre crue, ainsi, jouant avec les ouvertures, je pouvais aviver ou ralentir la combustion. Enfin, j’ai étalé une nouvelle couche de terre humide sur le boisseau pour en améliorer l’étanchéité et j’ai inauguré le four. La fumée, aspirée par la circulation de l’air, entrait dans le boyau et ressortait Dieu sait où. Malgré mes recherches, je n’ai jamais pu identifier la sortie. Deux jours après cette première flambée, j’ai attrapé ma première martre.

Extraits
« La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance , le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène. Quand elle procrastine ou triche, quand elle tergiverse ou dérive de la règle, quand elle n’atteint pas ses objectifs, elle est la victime et la coupable, elle est la juge qui fustige et dans les cas les plus graves, le bourreau qui châtie. Elle a édicté une loi — sa loi. Les pénitences s’étalonnent suivant un barème strict: la procrastination équivaut à la privation d’un repas, une tâche bâclée, deux repas. La récidive est sanctionnée par un jeûne de trois jours. La complainte ou la pensée négative double les corvées physiques. Le délaissement d’une activité de sécurité — acte le plus grave — est puni d’autoflagellation avec une branche de saule — cinq coups et dix en cas de récidive. La juge est impitoyable, La sanction irrévocable, Face à soi-même, il est impératif de rechercher plus que la survie. p. 31-32

« Toutes les existences ne sont-elles pas des fictions? » demande-t-il. On se raconte tous des histoires. Pour lui, ce fut la quête de sa femme. Il croyait vouloir la sauver. L’humain est ainsi fait, il se nourrit d’illusions.
Elle s’est réfugiée dans la nature contre la ville, dans la solitude contre la société, dans l’oubli contre la mémoire. Elle a créé son propre paradis, sa grotte et son ermitage. Recluse dans l’immensité, elle a choisi l’envers du monde. Elle s’est aventurée trop loin des hommes pour revenir. p. 120

Le Monde est un monumental rideau, le mensonge s’étale sur des surfaces infinies, la vérité ne loge que dans les replis. Il faut avoir éprouvé de grandes joies et de grandes souffrances pour y accéder, pour s’avaler soi-même dans l’ombre et se dissoudre dans la lumière. p. 137

Je demande pardon à Pierre et pardon à Nora. À force de solitude, je me suis entêtée à les oublier. Tout s’éclaire maintenant. J’étais femme et j’étais mère. J’étais moi et j’étais eux. La survie est inutile si on oublie cela. L’homme vaut plus que la somme de ses cellules. Les liens qu’il tisse avec ses semblables et avec son environnement sont plus importants que lui-même. Il vit au-delà des limites de son corps. Il refuse les frontières. Il est le baiser. Il est le souvenir qu’il sème dans l’éternité. Il est le seul être de la création à s’émouvoir d’un coucher de soleil. La biologie ne comprend rien à la poésie. L’amour existe les hommes finiront par l’entendre. Je l’ai compris trop tard. L’amour existe, sinon nous ne servons à rien. p. 143

À propos de l’auteur
CHAVAGNE_Pierre_DRPierre Chavagné © Photo DR

Pierre Chavagné est né en 1975 en banlieue parisienne et vit désormais en Uzège, dans une maison en bois avec sa femme et ses trois fils. Depuis peu, il se consacre exclusivement à l’écriture. La Femme paradis est son troisième roman. (Source: Éditions Le Mot et le Reste)

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Lettres à Clipperton

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Ouvrage figurant dans la sélection 2023 des «68premières fois»

En deux mots
Munie d’un stock d’enveloppes et d’un crayon, Irma prend le pari d’écrire chaque jour un courrier à tout résident de l’île de La Passion-Clipperton, sans savoir si sa correspondance trouvera un destinataire. À cet ami lointain, elle raconte sa vie, mais aussi ce qu’elle a découvert sur cette île presque inaccessible.

★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les courriers du bout du monde

Entre le 16 mai et le 26 septembre 2017, Irma Pelatan a rédigé une lettre quotidienne a «Tout résident de l’île La Passion-Clipperton». Au-delà de l’exercice de style, ce roman nous permet de découvrir l’histoire de ce confetti de France dans le Pacifique nord. Ludique et très documenté.

Ce roman singulier, sans pagination, mérite que l’on s’arrête sur sa genèse. C’est en attendant la réponse des éditeurs auxquels elle avait envoyé son premier manuscrit et qu’elle guettait sa boîte aux lettres désespérément vide que l’idée a jailli d’en remplir une autre, très loin. À Clipperton. «Une île française, un anneau blanc posé comme un nombril au milieu du Pacifique Nord. Une île déserte, inaccessible, et pourtant inexplicablement pourvue d’un code postal».
Après avoir déniché sur leboncoin.fr un stock de 425 enveloppes au liseré tricolore et s’être munie d’un crayon, elle se lance le défi de rédiger tous les jours un courrier qui sera adressé à: Tout résident
98799 La Passion-Clipperton
C’est avec ce type de contraintes que les membres de l’Oulipo adorent jouer. Voire compléter, comme le propose Jacques Jouet, le bien-nommé. «Tout le projet serait résolument une sorte de bouteille à la mer à l’envers, vers l’île déserte. Il reprendrait les quatre contraintes jouetiennes: écrire chaque Jour ; renoncer à corriger le texte une fois le jour écoulé; adresser ledit texte, daté et localisé, à une personne choisie; enfin le confier à l’efficience des services postaux, pour le faire directement parvenir à son destinataire.»
Voici donc cette œuvre singulière, écrite entre le 16 mai et le 26 septembre 2017 et accompagnée d’illustrations qui documentent le projet, comme la pile de lettres revenues à leur destinataire après un voyage assez extraordinaire autour de la planète.
Mais venons-en à cette correspondance. Quand Irma prend la plume, elle s’est déjà beaucoup documentée, a recherché la bibliographie disponible, s’est fait une idée de ce coin perdu du Pacifique nord. Idée qu’elle va pouvoir discuter avec son mystérieux correspondant. Comme tenter de comprendre ce qui se cache derrière la formulation choisie par les autorités, «L’atoll ne comporte aucune population humaine permanente», et qui peut vouloir dire que les habitants sont de passage ou qu’ils ne sont pas humains, ce qui laisse peu de place à un échange épistolaire, vous en conviendrez.
Mais Irma ne renonce pas pour autant à son projet. Elle nous raconte ce qu’elle sait de ce confetti, de sa découverte et de son histoire jusqu’à son statut actuel discuté en commission à l’Assemblée nationale – la retranscription de ces échanges vaut le détour – et qui fixe que «l’île est un domaine de l’État, comme un logement de fonction ou un Camion militaire. Clipperton est placée sous l’autorité directe du Chef du gouvernement.» Qui a bien d’autres préoccupations et confie ce dossier à un fonctionnaire du nom de Gutzwiller, ce dernier n’imaginant pas ses pouvoirs. Car, avec beaucoup de malice, Irma nous propose de réfléchir à quelques questions assez vertigineuses sur la finitude, la propriété, la solitude ou encore la justice. Elle nous parle des Mexicains qui ont posé le pied sur ce territoire, des Américains de l’USS Cleveland qui venaient ravitailler la maigre colonie avant de s’en désintéresser et de l’exploitation du guano qui sera elle aussi vite abandonnée, tout comme les tombes portant les inscriptions Pollo et Perkins, deux noms voués à l’oubli. «Clipperton, au fond, c’est ça: l’expérience si puissante de la finitude, de la solitude sans nom.»
Si on en apprend beaucoup sur Clipperton au hasard de ces lettres, on en apprend aussi beaucoup sur la vie de la romancière durant son expérience. Ses rencontres à Corny-sur-Moselle où se sont regroupés quelques passionnés de Clipperton: Georges, Christian, Ludmilla et les autres, ses voyages qui vont la conduire d’Aix-en-Provence, où elle assiste à un mariage, à la Méditerranée sur laquelle elle vogue quelques jours et même sur ses petits ennuis de santé. Des informations que l’on échange effectivement avec un ami.
Irma Pelatan, que l’on avait découverte avec L’odeur de chlore, nous revient avec ce petit bijou joliment ciselé qui donne toutes ses lettres de noblesse à cette littérature qui de Georges Perec à Raymond Queneau, en passant par Hervé Le Tellier ajoute un aspect ludique à l’originalité du propos. On se régale!
S’il y a bien un Prix littéraire «Envoyé par la Poste», suggérons à ce service public de lancer un Prix spécial pour tous les auteurs qui mettent la correspondance épistolaire au premier plan. Irma Pelatan en serait une digne lauréate, elle qui donne toute la noblesse aux lettres !

Lettres à Clipperton, une aventure épistolaire
Irma Pelatan
Éditions La Contre Allée
Roman
224 p., 21 €
EAN 9782376650720
Paru le 8/04/2022

Où?
Le roman est situé évidemment sur l’île de Clipperton dans le Pacifique Nord, mais aussi du côté de l’expéditrice des lettres, à Condrieu, Corny-sur-Moselle, Filstroff, mais aussi à Aix-en-Provence, en Méditerranée, à Balaruc-les-Bains, Port-Camargue, Palavas-les-Flots, Port-de-Bouc, Carry le Rouet, les îles du Frioul, de Pomègues, Vieux-Port, Les Saintes-Maries-de-la-Mer, Frontignan, Sète, Marseillan

Quand?
L’action se déroule du 16 mai au 26 septembre 2017.

Ce qu’en dit l’éditeur
Du 16 mai au 26 septembre 2017, Irma Pelatan écrit et poste quotidiennement une lettre à destination de «Tout résident, 98799 La Passion-Clipperton», une île aujourd’hui déserte, néanmoins pourvue d’un code postal.
134 jours durant, s’adressant à un Cher ami dont elle ne sait rien, l’autrice livre le feuilleton d’une intrigue romanesque où se mêlent l’histoire saisissante d’une île du Pacifique et l’intime secret d’une mémoire enfouie.
19/8/17, Vieux-Port.
Cher ami,
Ma lettre de ce soir se résumera à une devinette : que se passe-t-il sur une île sans maître, lorsqu’ il ne reste que six femmes, quelques enfants et un gardien de phare?
À vous,
Irma
Après L’Odeur de chlore, prix Hors Concours 2019 et prix des lecteurs de la Librairie Lucioles (Vienne), Lettres à Clipperton, une aventure épistolaire est le deuxième ouvrage d’Irma Pelatan à La Contre Allée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Sans oser le demander)
Mare Nostrum
Blog Un dernier livre
Blog froggy’s delight (Jean-Louis Zuccolini)
Blog Chroniques culturelles (Caroline Doudet)


Irma Pelatan présente Lettres à Clipperton, une aventure épistolaire © Production La Contre-Allée

Les premières pages du livre
Condrieu, mardi 16 mai 2017.
À tout résident de l’île de La Passion-Clipperton.
Cher ami,
Bien sûr selon le cas, il faudra lire ici un féminin, voire un pluriel. Chers tous serait sans doute plus juste ; peut-être faudrait-il aller jusqu’à cher chacun.
Lorsque l’on s’adresse à une île déserte, au fond, les potentialités dans la destination sont extrêmes. Mais n’intellectualisons pas trop, voulez-vous ?
Laissons-nous plutôt aller au bonheur de la rencontre fortuite, à l’improbable destination de la bouteille à la mer.
J’ai tant de choses à vous dire.
Cela fait plusieurs mois déjà que je pense à vous écrire, que je cherche sans cesse votre nom, que j’épuise les bibliographies pour tenter de vous approcher, de vous saisir.
L’existence si particulière de l’île ne quitte plus mes pensées.
Le miracle de ma tablette me montre, dans une étrange simultanéité, qu’il fait 22°C à Clipperton, sous un ciel plutôt ensoleillé mais humide, bercé par une légère brise de nord-nord-ouest. Je sens presque la brise sur ma joue, la brise qui apaise cette sensation de chaleur humide, de soleil qui tape fort. L’application météorologique m’invite à cette destination tout empathique : sur l’île déserte la température ressentie est de 25°C. Quel miracle, tout de même, cette noria de marisondes, pensez qu’elles transmettent jour et nuit le pouls précis de la mer, là, autour. Pensez qu’à l’instant, le centre de météorologie spatiale de Lannion traduit cela et file comme un long, un immense ombilic entre nous, entre l’île et la métropole, entre vous et moi.
Nous sommes réciproquement la preuve de notre existence au monde.
Mais je dois vous laisser à présent, je vous écrirai plus longuement demain.
Demain, nous parlerons du pot-au-noir.
À très vite,
Irma

17/5/17, Condrieu.
Cher ami,
Je vous le redis, cet en-tête exprime mal toute la proximité, toute la connivence que je voudrais entre nous (et que dit presque mieux la date du jour).
Pour vous approcher, pour me placer au plus près, je cherche encore la connexion des marisondes : sur Clipperton, il fait un peu moins chaud aujourd’hui, mais nuageux.
Je m’aperçois soudain que cette application permet à l’usager de signaler « une condition météorologique spécifique », à l’aide d’une série d’icônes bien reconnaissables. Peut-être un jour devrai-je ainsi signaler au monde la présence de grêle, de verglas sur l’île, et subséquemment ses chaussées glissantes. Je regarde ces icônes et je sens qu’en moi s’ourdit un plan dont pour l’heure je ne sais rien. Nous verrons, nous avons le temps : il me reste 424 enveloppes.
Vous avez dû à présent recevoir la première et je sais que vous avez apprécié le charme désuet de l’enveloppe par avion, l’élégance des vieux timbres imagés.
Le premier affranchissement s’adressait aux Postiers, bien sûr, ce beau voilier au près, bien bordé, tout à sa gîte, me semblait de bon augure pour espérer vous atteindre. La légende disait «Les Postiers autour du monde» et ma rêverie courait sur ce beau deux-mâts.

L’image ne permet pas de distinguer la hauteur relative de la mâture, de savoir s’il s’agit d’un ketch ou d’une goélette mais je le vois, oui, je le vois fendant les flots jusqu’à vous, parcourant héroïquement toute l’eau qui nous sépare, descendant le Rhône puis, de Fos, tirant sur Gibraltar à travers ma chère
Méditerranée ; la quittant cap aux Canaries avant de rejoindre le courant nord-équatorial pour traverser l’Atlantique jusqu’au canal de Panama et enfin, enfin atteindre le Pacifique, cap en plein sur Clipperton, où il vous a tendu la lettre avec fierté, avec orgueil.
C’est pour cet attachement au travail bien fait, à l’amour de la tâche herculéenne – celle de faire advenir cette communication –, que j’ai adjoint le second timbre, hommage vibrant au Facteur de Jour de fête, l’immense François qui, jusqu’à vous saura porter l’orgueil postal du just-in-time à la française.
Cher ami, sachez-le : je vous écrirai tous les jours. Je mettrai moi aussi tout mon orgueil, toute ma ténacité à tenir ce pari.
Ami, je saurai gagner votre confiance. Mais je veux vous le dire d’emblée, afin de ne pas susciter en vous de vains espoirs :
un jour cette si belle communication quotidienne prendra fin.
Dans 424 jours, le samedi 14 juillet 2018 exactement, j’aurai en effet fini mon stock d’enveloppes par avion, à la si belle bordure bleu-blanc-rouge. Mais qui sait ? Peut-être que finira d’abord le crayon «écrit sur tout» à l’aide duquel je compose ces lignes et que je taille à mesure. Je vous promets de mettre
tout mon acharnement à vous écrire le plus longtemps possible lorsque le crayon, diminuant, ne sera plus que rognure de bois
enchâssant le dernier grain de graphite. La fin matérielle des enveloppes ou du crayon sonnera le glas de ce vibrant projet.
Que de surprises d’ici là, que de péripéties nous attendent !…
J’ai devant moi 23,6 cm de crayon jaune à trois côtés – tant de mots cachés dans le carbone !
Mais j’ai été bien longue et je ne peux excéder les sept feuillets par enveloppe sans dépasser le fatidique seuil de 20 grammes.
Je n’oublie pas ma promesse : demain, nous parlerons du pot-au-noir.
Bien à vous,
Irma

Condrieu, le jeudi 18 mai 2017.
Cher ami,
J’ai tourné toute la journée, allant et venant pour m’occuper, plutôt que de faire face au courrier qui m’attend. C’est qu’il n’est pas simple de parler du pot-au-noir. D’affronter les
images qui m’assaillent.
Vous le savez, depuis un certain temps je collectionne des connaissances sur l’île. Je lis fébrilement les récits d’expéditions, les travaux scientifiques, météorologiques, parlementaires même.
Tous pointent l’aspect désolé de l’île. Laissez-moi vous citer cet exemple :
«La nature sur Clipperton est bien ingrate et n’a jamais incité les météorologistes, pourtant endurcis à l’isolement et
à la rigueur des conditions de vie, à habiter ce site. »
Le Ministère va même plus loin :
«L’atoll ne comporte aucune population humaine permanente. »
Ce genre de phrases définitives est lourd pour qui porte notre projet.
Pourtant, je le sais, je le sais de cette certitude écrasante et sans faille qui parfois vous assaille au mitan de la nuit, je sais que quelque chose, quelqu’un sur Clipperton attend, a besoin, infiniment besoin, de ces lettres. Au milieu du sommeil le plus étale, cette attente impérieuse soudain m’envahit, me réveille en sursaut, me tiraille.
Quelque chose, quelqu’un sur Clipperton a faim, a soif de cette proximité que je peux lui offrir, que je vais lui offrir, je l’ai dit, pendant les 423 jours restants.
Tout est venu de cette phrase :
«Le pont de la Jeanne est encore luisant des averses de la nuit, le ciel est couvert, la température est élevée, ainsi que l’humidité ; l’axe du pot-au-noir n’est pas loin. »
Éveillées à sa simple évocation, toutes les frayeurs enfantines sont revenues. Jamais je n’aurais cru, en moi, si disponibles, si fraîches, si prégnantes ces terribles sensations de peur du noir. Même le dictionnaire le sait : le Pot au noir est
une région de brumes opaques redoutées des navigateurs, pourtant eux aussi endurcis à l’isolement et à la rigueur des conditions de vie ; le Pot au noir : situation dangereuse et
inextricable.
Je revois le visage de ces marins sur tant de vidéos, regardant le pot au noir qui s’approche et qu’il va bien falloir traverser.
Chaque mot me coûte.
Il est possible que je parle dans le vide

Les encyclopédies les plus anciennes s’en souviennent : le pot au noir, c’était inévitable, appartient aux règles du colin-maillard. On l’évoquait pour prévenir le chasseur des obstacles que ses yeux bandés ne pouvaient voir.
Pendant qu’avec difficulté j’écris ceci, cherchant un réconfort dans le savoir des livres, je revois mentalement une autre vidéo, une autre expédition sur Clipperton : un zoom
sur le visage concentré, tendu, de ce radioamateur qui égrenait lentement les fréquences, tournant cran à cran un gros
bouton argenté avec la précision d’un braqueur de coffre-fort. Il n’atteignait jamais que la longue et monotone note de
la friture, le grésillement du vide.
Durant 423 jours, je risque d’avancer, yeux bandés, dans le noir plein de gouffres et de périls, les bras battant l’air en quête d’un visage à palper, à cerner, à tenter de reconnaître.
Faites qu’un jour une voix me dise : Gare au Pot au Noir.
Irma

Extrait
« Donc l’île est un domaine de l’État, comme un logement de fonction ou un Camion militaire. Clipperton est placée sous autorité directe du Chef du gouvernement. Vous aurez d’ailleurs noté que c’est ce qui a motivé le choix du 16 mai comme début de ces lettres, au lendemain de la nomination du nouveau Chef de l’île. »

À propos de l’auteur
PELATAN_irma_©hesseromierIrma Pelatan © Photo DR – hesse romier

Irma Pelatan est née quelque part sur le calcaire pelé du Causse Méjean, vers 1875. C’est cependant sous l’exact soleil de Tunisie qu’elle est morte, en 1957. Sur la carte entre les pointes du compas, s’ouvre tout l’espace de la Méditerranée, ce centre flottant – infini terrain de jeu pour sa soif d’ailleurs, pour ce fol esprit aventureux.
Irma Pelatan a pris corps à nouveau – mon corps – le neuf mars 2017, dans la chambre douze de l’hôpital de Vienne. Depuis, elle conquiert du terrain. (Source: Éditions La Contre-Allée)

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Accordez-moi la parole

MOESCHLER_Accordez-moi_la_parole  RL_2023

En deux mots
Après une enfance difficile, Raphaëlle rêve de construire une famille aimante. Mais quand son mari la quitte, elle entraîne son fils dans la mort et se retrouve derrière les barreaux. Réfugiée dans la lecture, elle décide de contacter une romancière.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une mère infanticide a-t-elle droit au pardon?

Dans son nouveau roman, Vinciane Moeschler suit une femme emprisonnée pour le meurtre de son fils et qui décide de contacter une romancière. Le début d’une relation très particulière.

La vie de Raphaëlle Lombardo a tout d’un chemin de croix. Dès son enfance, elle a subi la violence d’un père qui frappait son épouse avant de s’en prendre à ses enfants. Si à 20 ans, son décès l’a délivrée d’un lourd fardeau, elle n’en a pas moins gardé un lourd traumatisme. Et quand, à son tour, elle se met en couple, elle ne veut pas écouter les conseils de sa mère qui voit dans cette union la reproduction du schéma qui lui a été fatal.
Les premières années semblent lui donner tort. Le mari de Raphaëlle est attentionné et promet de l’aider dans son ménage. Les grossesses vont s’enchaîner et la situation se dégrader. Face au poids de ses responsabilités, le mari démissionne et laisse son épouse gérer le chaos. Elle se raccroche alors à son petit dernier, le bébé d’amour que personne d’autre ne serrera plus dans ses bras, car dès la préface on comprend qu’elle se retrouve en prison pour un infanticide.
Derrière les barreaux, elle lit et découvre le premier roman de Salomé. Une œuvre qui lui donne envie de contacter cette romancière à succès et de lui proposer de lui raconter son histoire.
La relation qui s’installe est alors l’occasion de reprendre depuis le début le «parcours criminel» sous le regard bienveillant du directeur de la prison, toujours persuadé que ses détenus devraient tous avoir droit à une seconde chance.
Vinciane Moeschler, comme dans Alice et les autres, son précédent roman qui traitait le cas d’une personne souffrant d’un trouble dissociatif de la personnalité, aime explorer les marges de notre société, creuser derrière le fait divers. En remettant en perspective un geste aussi extrême que celui de donner la mort à son propre enfant, elle nous pousse à la réflexion et à nuancer une condamnation quasi inéluctable. Mais l’intérêt de ce roman est double. Il nous propose aussi une nouvelle plongée dans l’univers carcéral. Depuis Surveiller et punir de Michel Foucault, la question du rôle de la prison reste toujours en débat. La détention reste d’abord et avant tout un moyen d’isoler les délinquants et les criminels de la société. Mais elle semble oublier la préparation des détenus, une fois leur peine purgée, à retrouver une place parmi les hommes. Avec l’exemple de Raphaëlle, mais aussi de l’une de ses codétenues, on comprend que cet aspect des institutions pénitentiaires reste à améliorer.
Ajoutons-y l’effet-miroir introduit par la mise en scène d’une romancière. Salomé, en s’interrogeant sur son rôle, en racontant les difficultés qu’elle rencontre avec son texte, en cherchant des parallèles avec sa propre histoire, le couple qu’elle forme avec Lucas et son rôle de mère, joue avec subtilité la part introspective du livre. Ajoutons-y l’expérience accumulée depuis plus d’une décennie maintenant avec le travail effectué en asile psychiatrique, à commencer par l’animation d’ateliers d’écriture.
Comme dans toute son œuvre, Vinciane Moeschler joue d’une plume sensible, toute en nuances, pour nous parler de l’une de nos valeurs cardinales, l’humanité.

Accordez-moi la parole
Vinciane Moeschler
Éditions du Mercure de France
Roman
208 p
EAN 9782715261174
Paru le 09/03/2023

Où?
Le roman n’est pas géographiquement situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Salomé est une jeune romancière à succès. Alors qu’elle commence l’écriture de son prochain livre, Raphaëlle Lombardo surgit dans sa vie. Maman à la tendresse qui dérape, elle peine à faire grandir ses enfants. Elle est l’épouse que le conjoint abandonne, la fille qu’on a mal aimée. Son petit dernier, son «bébé d’amour», était sa dernière chance. En commettant l’interdit, elle rejoint le cercle tragique des criminelles et réclame la parole : être jugée plutôt que réduite au silence.
À contre-courant de la maternité idéalisée, Vinciane Moeschler dresse le portrait d’une femme que personne n’a voulu voir sombrer. En abordant de manière frontale un sujet qui dérange, elle questionne les limites d’un acte qui assassine nos repères. Un roman inclassable, terriblement puissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le carnet et les instants (Estelle Piraux)

Les premières pages du livre
Jugée responsable de mes actes, j’ai dû répondre des faits devant une cour d’assises.
Comme la main un peu ferme qui se dépose sur votre épaule, j’ai approuvé.
Accordez-moi la parole. Tout inculpé y a droit, non ?
Je ne souhaitais pas qu’on me prenne pour une cinglée, qu’on me tienne à l’écart.
Privée de ce procès, réduite au silence, je n’aurais pas eu la possibilité de raconter.
Mon histoire.
Cette histoire.
Qui m’a conduite à l’acte le plus indicible qui soit.
Donner sens à l’abominable allait me permettre d’accepter l’enfer que serait ma vie.
Non pas celle qui m’a été proposée à la naissance.
Pas celle que j’aurais souhaitée.
Celle que vous, eux, les autres, ont piétinée.
Celle qui m’a été confisquée parce qu’on m’a laissée trop seule.
J’avais besoin de comprendre, moi aussi.
Comment j’en suis arrivée là.
Lorsque les mots perpétuité, peine capitale ont été prononcés par le juge, l’odeur de ta nuque m’est revenue.
Comme une volupté dérobée à l’interdit.
La déchirure de nos deux corps.
Oui, j’étais soulagée parce que coupable.
J’ai dit pardon.
Juste pardon.

Je me suis liée d’amitié avec un parapluie.
Bleu foncé avec de gros points rouges.
Un rien vulgaire.
Il semblait abandonné dans un coin de rue.
J’ai d’abord observé si quelqu’un venait le réclamer, mais non, alors je l’ai emporté.
Disons que je l’ai emprunté.
J’ai fait comme s’il m’avait toujours appartenu et qu’on avait déjà toute une histoire ensemble.
Une histoire de solitude.
Grâce à lui, je porte un bout de la vie d’une autre, ses goûts, ses souvenirs, ses oublis.
Je dis qu’il est magique parce que quand la pluie glisse sur lui, sa texture donne l’impression qu’il est sec.
Bizarre, perdre un parapluie comme celui-là !
Quelle femme a bien pu faire ça ?
De la négligence sûrement.
Moi, j’ai jamais rien perdu.
Pas même mes enfants dans un supermarché. Pas même.
Depuis je ne le quitte plus.
Quand il fait beau, il m’arrive de le prendre avec moi.
J’ai oublié de te dire, il est blessé, ce parapluie : une baleine pend lamentablement.
C’est pas logique ça, maman, qu’elle m’a répliqué ta sœur.
Qu’est-ce qui est logique dans cette vie ?

Il n’y a pas si longtemps, j’ai commencé une collection.
Pourtant, j’ai jamais été collectionneuse, je trouve ça stupide.
Le même objet, pour quoi faire ?
Les objets, ton père, il n’en veut plus, ça encombre la maison.
Et pourtant, je ne peux pas m’en empêcher : tous ceux que je trouve, je les ramène.
C’est plus fort que moi, un truc viscéral.
Si on était plus riches, je leur réserverais bien une armoire entière.
Ma mère, elle, ce sont les hommes qu’elle a collectionnés.
Comme des perles qu’on enfile sur un collier.
De toutes les couleurs, de toutes les tailles, de tous les styles, de tous les horizons, de toutes les façons, de toutes les odeurs, de toutes les punitions.
Des perles qu’on choisit à la va-vite, qu’on entasse dans un bocal, négligemment.
Des perles qu’on compte : six, sept, huit, quinze, seize, vingt…
Il faudrait une armoire gigantesque.
Toi, tu t’es entiché du violet.
Tu as bon goût, c’est de loin le plus joli.
Quand je le fais tourner sur lui-même comme une toupie, tes yeux de chat le suivent.
Ton premier sourire, je le dois à ce parapluie violet.
Alors je recommence et je recommence, encore.
Souris mon bébé. Souris mon ange. Mon enfant mon bébé mon petit. Mon bébé mon bébé.
Tes bras potelés, ta tête douce, du velours, ta tête.
De la pâte à modeler.
Je pourrais la déformer à force de la caresser.
Tu sens si bon. L’embrun de l’océan, l’odeur de l’herbe coupée, la nature qui s’abandonne. Odeur énigmatique des bébés.
Celle du réconfort. Celle d’un adoucissant, celle d’une pommade à la rose, à la citronnelle, à la vanille.
Glissée là dans les replis du cou.
Viens là, viens là mon cœur.
Que je te touche, que je te respire, que j’en transpire.
Ton corps docile, il s’abandonne, ton corps docile, mon cœur mon cœur.
Tes yeux se noient dans moi, se fondent dans moi, se reflètent en moi, contre moi.
Jamais rassasiée.
Mon cœur mon cœur mon enfant.
Mes seins se tendent, mon lait pour ta bouche ronde, goulue, tendre.
J’effleure tes lèvres, elle m’aspire, ta bouche ronde et douce.
On dirait qu’elle va m’engloutir.
Tes mains à peine formées pétrissent ma peau, ma langue lèche un ongle de nacre.
Tu te blottis et quand tu te blottis, alors le dehors, la rue et le bruit de la rue m’échappent.
Reste notre quiétude.
Mon bébé mon enfant.
C’est comme ça que j’ai toujours imaginé mes petits : au creux de l’intime.
Regardez-moi ça, ces petites pattes qui remuent.
Là, calme-toi, chut… chut…
Là, là, bébé d’amour.

Et dire qu’ils pensaient que tu allais mourir.
Ils insistaient : « Trop petit, votre bébé, madame. Poids inférieur pour… »
Le médecin hochait la tête ostensiblement.
Il constatait, avait des doutes, puis sortait de la salle blanche, ôtait ses gants de silicone et reposait sa blouse immaculée.
Il s’autorisait à mettre une main sur mon épaule.
« Soixante pour cent des grands prématurés gardent des séquelles. Il y a parfois des miracles. Mais bon, 800 grammes, ce n’est pas beaucoup tout de même… Il va falloir être forte, chère madame. »
Il a fallu te mettre sous ces machines. Ces horribles tuyaux.
Comme autant de petits serpents.
Partout dans le corps, les orifices comblés.
Existence si minuscule déjà reliée à des artifices.
Tu ressemblais à un petit cosmonaute, le corps en attente, le corps inachevé et déjà surchargé.
Des veines si fragiles, trop fines, trop invisibles, on ne savait plus où piquer la perfusion.
Impossible fusion.
Impossible corps-à-corps.
Impossible tiédeur.
Ma petite statistique de bébé, ton corps à peine esquissé était déposé sous la couveuse, dans l’expectative d’un avenir.
Déjà, la vie te maltraitait.
Prenez garde de ne pas abîmer mon enfant avec vos mains puissantes, vos mots médicaux disgracieux. Vous le savez, pourtant vous, comme c’est dur à venir au monde, un enfant.

J’ai patienté.
Moi, je savais mon amour mon cœur que tu allais vivre.
C’était une évidence.
Il n’y a qu’une mère pour savoir ça.
L’autre, il était pas là, bien sûr.
Jamais là quand il faut, l’autre.
Ton poids a peu à peu progressé. Tu étais courageux, t’accrocher comme ça à la vie, sans savoir.
850 grammes, 910 grammes, 1 kilo, 1,5 kg, 2 kilos.
Et puis ce jour. On m’a dit : « Votre fils est sauvé, il peut rentrer chez vous. Tout va bien. »
Une phrase anodine, comme quand on demande : comment ça va, aujourd’hui, madame Lombardo ? Merci, TOUT VA BIEN.
Mais moi, j’y croyais pas, je me disais, ils me mentent, ils ne savent plus quoi faire, tu vas mourir là, dans ta couveuse, tu vas pas survivre.
À force, j’avais fini par douter.
Pourtant, tu étais vivant, beau, petit mais grandiose.
La miraculeuse proportion du bébé.
J’ai pleuré.
J’ai appelé maman : « Maman, mon bébé est sauvé. »
Elle a juste dit : « C’est bien, ça, ma fille. »
Elle n’a jamais beaucoup montré ses sentiments, ta grand-mère. Elle était contente je crois.
À la maison, les gosses ont sauté de joie quand ils t’ont vu, si magnifique.
Je vous présente votre petit frère.
Et lui, ben lui, il avait trop bu, alors forcément, il a pas réagi.
Pas réagi.

Je me souviens…
J’ai 7 ans, une peluche en forme de chien. Milou.
Je me démène grotesquement, d’une vie à l’autre.
D’un côté mon père, Giuseppe, le dimanche uniquement et une fois par mois.
De l’autre ma mère et mon beau-père.
Je traîne Milou chez l’un, chez l’autre.
Je traîne aussi David, mon frère cadet.
Ma toute petite histoire n’est rien.
Mon pays vit des moments horribles. Ça saute dans les métros.
À la télé, on voit des gens le visage en sang, ils crient dans les rues.
J’ai 7 ans. Cela m’affecte.
Là où je vis, c’est la province, un bled pourri.
Une mer grise et dure, des marées indéfinies.
Tantôt glaciale, tantôt poisseuse.
Mon beau-père cogne sur ma mère.
Un connard haut sur pattes, des cheveux fins qui s’émiettent.
Il sent la transpiration, ça me dérange.
La vulgarité de son regard me met mal à l’aise.
Il chlingue comme la raie de son cul, son regard.
S’envoie des Carlsberg à n’en plus finir. Un vrai ringard, mon beau-père.
Quand il est bourré, il met à fond une chanson de Rod Stewart.
Il se la pète avec son putain de tatouage dans le dos, un dragon, enfin un truc du genre.
Ma mère, ma mère je l’admire.
Elle est vraiment très belle.
Ma mère.
Qu’est-ce qu’elle fout avec cet hybride ?
Il l’abîme, la coince dans une vie médiocre.
Une putain de vie.
Mérite mieux. Sa douleur a annulé la mienne.
Je veille désormais sur elle.
Je suis ta bouée de sauvetage, ton ange gardien. Je ferai attention pour qu’il ne saccage pas notre vie, maman. Ça s’abîme vite, une vie. Et après, on peut plus rien récupérer, que des lambeaux, des lambeaux.
Maman, tu m’écoutes ?
Elle est belle ma maman.

J’ai 12 ans. Et je ne sais pas nager.
Personne n’a appris dans ma famille, et pourtant on côtoie l’océan à longueur de journée.
Pour une fois, l’eau est cristalline.
Pas une seule vague.
Je voudrais m’y jeter.
Si je m’y jette, je coule.
Tant pis, j’essaie.
Très vite, je sens le poids de mon corps s’enfoncer dans l’eau légère, puis s’enrouler dans les algues.
Tout va trop vite : ma tête pique vers le fond, au lieu de me laisser sombrer, je fais des gestes désarticulés, j’étouffe.
Et pourtant.
J’observe un tas de petits poissons verts, rouges et violets.
Des hippocampes aussi. Des étoiles de mer.
C’est tranquille sous l’eau, beaucoup de silence. Du silence, et c’est tout.
Une sirène me tend la main.
Elle cherche à m’attirer.
Ses cheveux emmêlés forment un léger sillon dans l’eau.
J’arrive, je lui dis, attends-moi.
Voilà que je remonte à la surface.
Je crie, je hurle : j’ai peur.
Ça doit se sentir dans ma voix que j’ai peur. Des mots incompréhensibles, des sons qui ne ressemblent à rien.
Enfin, elle a tourné la tête, ma mère. Mais elle ne bouge pas. On dirait que…
C’est à lui qu’elle fait signe de sauter.
Elle est froide cette eau, alors il fait la grimace.
Il m’attrape, me pousse sur la plage, je respire difficilement.
Elle lui passe la serviette.
Son geste n’est pas précipité, juste mécanique.
Elle lui passe la serviette.
Je grelotte, je crache, je pleure.
C’est rien, qu’elle dit ma mère. T’avais qu’à pas te jeter comme ça dans l’eau. T’es malade ou quoi ?
Lui il me sèche, me frotte.
Ses mains glissent le long de mes jambes.
Elles s’attardent ses mains, jusqu’à mes cuisses.
Elles atteignent mon sexe.
Je connais déjà ce geste.
Ma mère a tourné la tête.
Ma mère regarde ailleurs.
Je voudrais replonger.

Je dois avoir dans les 13 ans.
Je suis mal foutue, des crampes partout.
Elle a pris ma température.
— Raphaëlle, ma pauvre chérie, tu restes au lit, avec une fièvre comme ça !
Ma mère m’a donné des carambars, elle a versé un lait bien chaud avec du miel de sapin dans un bol où Mickey souriait…
Non, Donald, enfin je sais plus… la mémoire parfois…
Une mère aimante, une mère d’agrippement.
— Tu n’iras pas à l’école aujourd’hui. Mais il faudra réviser tes tables.
— Écoute comme je les connais bien, maman, ma petite maman, maman que j’aime : une fois quatre quatre, deux fois quatre huit, trois fois…
Elle a eu un sourire magnifique. Je sentais bien qu’elle était fière.
Et… Non, enfin… Elle a jamais pu dire ça, ma mère !
Jamais pu faire ça.
C’était ma tante, ma tante Sonia, qui m’avait soignée ce jour-là.
L’amour et la haine, ça se ressemble, non ?
Je sais bien que David, mon frère, est le préféré de maman.
Il se fout bien d’elle, mais elle n’a de regards que pour lui.
Il dit : « Cette conne, elle m’emmerde. Fait chier de devoir se taper ses humeurs ! »
Ça la rend triste et moi, j’aime pas quand elle est triste, ma mère.
Je suis là, maman, regarde-moi… Maman ? Laisse-moi t’aimer. Juste un peu.
T’es qu’une cannibale. Me touche pas, Raphaëlle, me touche pas toujours comme ça… Pousse-toi !
N’empêche, elle m’a prêté ses chaussures à talons.
Ses préférées.
J’ai marché avec dans l’appartement.
Évidemment, j’étais pas stable, en déséquilibre constant, j’ai fini par me tordre la cheville.
Tu me prêtes ta robe rouge pour être belle ?
Tu me prêtes un peu d’amour pour avoir moins peur ?
Tu me prêtes un couteau aiguisé pour lacérer le poulet ?
Tu me prêtes un Tampax pour éviter que le sang ne tache ?
Tu me prêtes la quiche du frigo pour que je l’avale ?
Tu me prêtes tes boules Quiès pour m’absenter du ramdam de la vie ?
Tu me prêtes mon frère ?
Je lui dirai de t’aimer.

Le jour de mes 14 ans, pas de bol, mon père meurt.
Un stupide accident de voiture.
Je n’irai plus chez lui les dimanches.
Quand la vie est magnifique, faut la traiter avec beaucoup de précautions.
Faut faire gaffe, c’est tout.

J’ai 20 ans.
C’est rien 20 ans, tout juste un 2 et un 0.
Je suis enceinte.
Mon premier enfant. Je serai mère.
Est-ce que je serai mère ?
— Faudra bien que tu te débrouilles, elle me dit la mienne de mère.
— Je me débrouillerai.
— T’aurais pu attendre un peu. C’est un naze ton mec…
— Tu crois ?
— Un naze, je te dis. Qu’un ouvrier, comme ton père !
— Mais je l’aime.
— Moi j’ai eu ma dose. Maintenant toi qui te fais mettre en cloque par le premier venu. C’est le bouquet !
Elle a vieilli. Elle n’est plus aussi jolie.
Ce lardon, elle en veut pas.
Moi oui.
Je serai une bonne mère.

22 ans et je n’oublie pas que j’ai le bac.
Il est temps d’entamer des études.
Ça tombe bien, j’ai trouvé une crèche à côté de la fac pour ma petite Clémence.

Extrait
« Son crime a bouleversé une génération de lecteurs dont Salomé ne faisait pas partie, parce que trop insouciante à l’époque.
Les avocats, les experts psychiatres avaient plaidé pour un internement psychiatrique, en pointant une non-responsabilité lors du passage à l’acte.
Son discernement était profondément altéré, disaient-ils. Ils avaient prononcé le mot de suicide altruiste: On tue les siens pour les protéger d’un avenir noir, puis on se suicide. Et insisté sur la non-prise en charge d’une dépression profonde. Parlé d’un dysfonctionnement familial. De déni, de l’abandon du mari.
« C’est une mère aimante que vous allez juger et non femme maltraitante. »
Les jurés et la partie civile avaient quant à eux réclamé la condamnation à perpétuité pour préméditation.
« Les conditions concrètes, tant de la personnalité de l’accusée que de son contexte de vie, ne constituent pas des circonstances atténuantes, au regard de la gravité extrême des faits commis. »
Qui est-ce qui penserait à déposer une étoile de mer sur un cadavre. » p. 77

À propos de l’auteur
MOESCHLER_Vinciane_©Celine_LambiotteVinciane Moeschler © Photo Céline Lambiotte

Vinciane Moeschler est journaliste, romancière et dramaturge. Elle est l’auteure de nombreux romans, notamment Annemarie S. ou les fuites éperdues, Trois incendies (prix Victor-Rossel en 2019) ou encore Alice et les autres. Elle vit à Bruxelles. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Un centimètre au-dessus du sol

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En deux mots
Noé et Mia s’aiment, de même que leurs amis Alex et Camille. Ils vont tous se retrouver au vernissage de l’expo de Kurt, un jeune artiste contemporain en vogue. Mais la fête va dégénérer, si bien que les cinq décident de fuir. C’est le début d’une épopée qui va tous les transformer.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste et les amoureux

Dans ce premier roman situé dans le milieu de l’art contemporain, Téo Lacaze imagine un scandale lors d’un vernissage. Un événement qui va faire basculer la vie de cinq jeunes. Ce roman initiatique nous offre aussi une belle réflexion sur l’art.

Quand Noé sort du métro, il n’est pas vraiment euphorique, car incommodé par la chaleur et surtout les odeurs. Pourtant, il a toutes les raisons d’être heureux puisqu’il va retrouver Mia, son amour, son absolu.
La jeune fille est elle aussi excitée, elle a souffert de cette trop longue absence et entend rattraper le temps perdu. Collaboratrice d’Astrid, une galeriste de renom, elle est chargée de vendre les toiles des artistes sélectionnés par
cette dernière, à commencer par Kurt, qu’elle prend en charge à son arrivée de Berlin, lui qui sera la vedette de l’expo qu’elle a préparée et à laquelle elle a invité Noé.
Avant ce rendez-vous, Noé peaufine le scénario qu’il écrit avec son ami Alex, mais le duo n’avance qu’à pas comptés. Noé propose alors à Alex de le suivre au vernissage avec sa compagne Camille, photographe. C’est durant cette soirée bien arrosée que l’existence des principaux protagonistes va basculer. La mère de Kurt fait une crise d’hystérie, s’en prend aux objets et aux personnes et provoque la fuite de son fils avec Noé, Mia, Alex et Camille, sans oublier une valise contenant la dernière œuvre de l’artiste.
Face à la colère d’Astrid, ils décident de faire le dos rond. Finalement, c’est Noé qui va imaginer un plan pour se sortir de cette situation délicate.
Un scénario qui nous permet une réflexion sur le marché de l’art et sur les artistes contemporains. Comment une œuvre incompréhensible et dont chacun s’accorde à dire qu’elle n’est pas à son goût peut-elle atteindre des sommets en salle de vente? Qu’achète-t-on effectivement? Ces œuvres ne forment-elles pas une immense escroquerie?
Au bout de leurs tribulations, Téo Lacaze va nous proposer sinon des réponses, au moins des pistes pour affûter notre sens critique.
Le primo-romancier, qui a peu ou prou l’âge de ses personnages en profite pour dresser la carte du tendre de la jeunesse d’aujourd’hui, entre passion et lucidité, entre fantasme et dure réalité. Mais en prenant garde de ne pas éteindre la petite flamme qui brille dans les yeux des amoureux.
Un premier roman sensible et initiatique.

Un centimètre au-dessus du sol
Téo Lacaze
Éditions JC Lattès
Roman
352 p., 20.90 €
EAN 9782709671293
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Noé, vingt-cinq ans et apprenti scénariste, est amoureux de Mia. Mia travaille dans une galerie d’art et organise le vernissage d’un jeune artiste au succès fulgurant, Kurt. Lorsque Noé rejoint Mia au vernissage de Kurt, décidé à la conquérir, il embarque avec lui Alex, son meilleur ami et colocataire intermittent, lui-même tombé fou amoureux de Camille, une photographe rencontrée au hasard d’une terrasse. Mais ce soir-là, Kurt s’enfuit de la galerie, emportant avec lui son œuvre ultime, et tous les cinq se retrouvent entraînés dans un projet qui les dépasse.
Commence alors le compte à rebours d’une jeunesse en fuite, dans le vent chaud de l’été et l’anonymat des grandes villes.
Un centimètre au-dessus du sol, c’est une histoire d’amour et d’amitié, qui interroge le succès et l’art. Ce sont des existences reliées par un fil : le besoin de foutre le camp. C’est devenir adulte dans un monde absurde et tenter de prendre un peu de hauteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
On peut bien dire ce qu’on veut, pour ceux qui prennent le métro tous les jours, il existe des matins plus compliqués que d’autres. Celui-ci en particulier. Il a commencé à faire chaud dès l’aube et toutes les odeurs infectes ont décidé de quitter les entrailles de la terre pour aller prendre elles aussi un bol d’air frais, une petite clope, un café. Noé monte les marches quatre à quatre pour s’extirper de cette rame de l’enfer où l’urine de la veille n’est plus qu’un mauvais souvenir sur les murs. Des deux côtés des escaliers, quelques intranquilles ont griffonné des poèmes ou des insultes depuis le fond de leurs tripes mais personne n’y prête attention. C’est une course d’humains en chemise, des corps trempés de sueur, ils se précipitent tous vers l’extérieur pour s’extraire de cette fourmilière chaude et humide. Et puis c’est enfin la sortie numéro 6, un halo de lumière au fond des ténèbres, la garantie à l’air libre d’un avenir heureux et de jours meilleurs, loin de la puanteur et de toute cette crasse.
Noé sort, il grogne, il a chaud, et il tombe à ses pieds. Parfois il s’arrête, parfois non. Mais aujourd’hui oui. Pas pour la regarder, elle et lui se connaissent bien, mais pour reprendre son souffle. Il lui lance un coup d’œil pour la saluer discrètement. Il ne l’a pas vue depuis longtemps, la grande arche de Strasbourg Saint-Denis. Elle file tout haut dans le ciel. De là où elle est, elle doit en voir sortir plus d’un, ruisselant, essoufflé à force de retard, crevé dès le réveil. Elle doit se foutre de nous, ses petits humains. Elle ne craint ni le temps qui passe ni la pluie, et abrite entre ses jambes dodues des nuées de pigeons, tous plus gras les uns que les autres, nourris à coups de miettes de pain et de déchets dégueulasses. Elle est un refuge pour ceux qui n’en ont pas, ou qui n’en ont plus, ceux qui s’endorment bourrés sur des matelas tachés de pisse. Elle est généreuse.
De plus près, de longues traînées noires s’écoulent de haut en bas, des salissures, de la pollution, qu’importe. Elle ressemble finalement à ceux qu’elle abrite de la nuit. Seule et triste au milieu du bruit, éclaboussée, sale avec son mascara qui bave d’en avoir trop pleuré, d’en avoir trop vu du monde et des gens. Des petits en calèches les pieds dans la boue, puis nous avec nos petites mallettes, et puis sûrement d’autres, plus tard encore.
Mais bon, il faut quand même savoir quelque chose, sur la grande arche. Quand le soleil attrapera enfin ses hanches charnues avec ses grandes mains, et que ses lettres dorées se mettront à danser sur son flanc, on ne verra qu’elle. Les touristes commenceront à la prendre en photo, comme une star de ciné, maquillée, coiffée et sapée comme il faut. Celle qui n’attire aucun regard au lever du jour devient, d’un coup de projecteur, la Grande Dame de Strasbourg Saint-Denis. Tout est question de lumière, de parure, c’est juste une histoire d’angle ou de prise de vue. Évitez de la juger trop vite, la vieille Dame ; comme vous, elle se remet de sa nuit de sommeil comme elle peut.
À cette heure-là dans le quartier c’est le cirque. Les mecs se poussent en traversant pour pas perdre un centime de leur journée avec, à leurs trousses, à la traîne, les mecs la gueule dans le sac, le nez qui coule, qui courent eux aussi les précieux centimes. Au milieu de ce vacarme, les taxis qui klaxonnent, qui tiennent plus à leurs pourboires qu’à la vie des mecs qui ont le nez qui coule. Quelques centimes ou une petite fortune, qui font que tous se lèvent et se mettent à courir, tous les matins du monde.
Noé lui a donné rendez-vous à 8 h 35 dans leur café, celui au pied de son immeuble. Il sait qu’il est à la bourre, il sait qu’il y a de grandes chances pour qu’elle soit encore sous la douche. Elle est toujours plus en retard que lui. Certaines choses ne changent jamais.
Tandis qu’il remonte la rue Saint-Denis, il s’allume une cigarette, se rêvant dans un film dont il serait le héros. Mia, c’est sa meilleure raison de rentrer à Paris, comme un mot du médecin réutilisable pour sécher les cours à l’infini, sa dispense pour la vie. Avant Mia, il n’y avait rien, seulement des expériences merdiques et maladroites vouées à le jeter enfin entre les longues jambes de l’amour véritable. Après Mia, s’ils pouvaient s’étreindre, il n’y aurait rien. Hors de Mia, il n’y a rien. Dans son esprit, elle est cet immense projet d’avenir, sa seule issue, une cathédrale. Noé est ce jeune prince imberbe, éperdument amoureux de la belle princesse de la contrée voisine. Il se dit qu’elle vaut bien une guerre ou deux, alors c’est décidé, elle sera sa guerre en entier.
*
Il sera là à 8 h 35. Elle n’a jamais compris sa manie de donner des rendez-vous à 55, 35, 25… Il sait pourtant que ça lui donne de l’urticaire, mais il continue. C’est peut-être une façon un peu perverse de créer de la matière à penser. Peu importe, puisqu’elle est déjà en retard. Forcément. C’est de sa faute : s’il lui donnait rendez-vous à 8 h 30, elle n’aurait pas à se demander ce qui lui prend de toujours lui infliger des horaires imparfaits, et sa mauvaise foi et elle serait donc très certainement à l’heure.
En prenant sa douche, elle l’imagine marcher dans la rue, ou plutôt, se balancer (c’est sa façon bien à lui de se mouvoir dans l’espace). Elle sort de la douche, se sèche en vitesse ; les cheveux attendront, c’est l’été et il fait chaud. Elle se demande comment il sera et elle a même peur. Elle est tendue, excitée. Excitée parce qu’elle l’aime beaucoup et tendue parce qu’elle sait qu’il l’aime beaucoup. Puis elle se dit que c’est à force de se poser des questions que le retard finit par vous tomber dessus, comme ça. Elle rassemble quelques neurones fonctionnels, ceux qui ne sont pas contaminés par l’imminence de son arrivée, pour se trouver une tenue correcte. Un pantalon noir, un trench, puis elle claque la porte, se met à courir et se sent ridicule. Une fois dehors, la main dans sa poche lui signale qu’il manque quelque chose d’essentiel. Les clopes à droite, rien à gauche, son téléphone, forcément. Pas de Noé en vue, c’est une chance. Elle remonte à toute vitesse, le récupère et redescend comme si elle était un cheval de course. Noé reste introuvable. Il est en retard. Elle sourit et l’attend.
Rien sur son téléphone. Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose de terrible sur le chemin : accident de la circulation, fauché par un taxi fou, mort sur le coup. Elle a à peine le temps de se laisser ronger par ces pensées morbides qu’elle le voit pour la première fois depuis des semaines, et il fume tranquillement. Il avance mais ne l’a pas vue encore. Il est déjà très beau de loin et elle ne sait plus quoi faire de ses mains. Elle aimerait qu’elles disparaissent à l’intérieur de ses poches, ces mains qui la gênent, trop longues, et ne trouvent leur place nulle part. Il n’y a que Noé pour l’encombrer de ses propres mains.
*
Mia est debout devant le bar, elle tapote sa montre invisible tandis qu’il s’approche, c’est son truc pour lui dire qu’elle a gagné la partie.
Deux ans en arrière, c’est ici que Noé l’a rencontrée. Belle au milieu du carnage, seule à une heure où il ne reste que des ivrognes et des gens malheureux. Ici qu’elle s’est laissé séduire une première fois par lui (sans grande conviction), un soir de tristesse ou qu’importe. Elle sait que ce garçon est de ceux qui sont un peu trop passionnés, les brillants mais fragiles, elle n’a pas le temps pour ça. Elle a déjà un travail. Il a insisté, encore et encore, et a fini, on ne sait trop comment, par y arriver, jouant de tous ses atouts. Tous les moyens sont bons quand on est amoureux. Depuis ce soir-là, Mia est restée son unique trésor, elle est sa grande histoire. Ils vivent un amour par intermittence, qui se trimballe sans trop savoir où aller, qui se glisse dans des intervalles un peu au hasard, en attendant de devenir plus concret. Elle est pour lui une montagne qu’il lui faudrait gravir en caleçon, sans chaussures, sans chaussettes. Et, tant qu’il aura la force, il essaiera de l’arracher à ses méfiances, à ses peurs.
Elle a les cheveux mouillés, il le savait. Elle porte un long manteau, un jean noir, et elle ne le quitte pas du regard, il a les oreilles qui brûlent. Elle est grande mais pas trop, blonde mais pas trop, alors disons châtain clair. Elle a les yeux verts, très verts, un nez Modigliani qui scinde son visage en deux parties parfaitement identiques, et ses lèvres, toutes roses, forment la plus belle bouche du monde. Elle se met à sourire quand Noé s’approche d’elle, le genre de sourire auquel on pense avant de s’endormir et le matin quand on se réveille.
— J’ai même eu le temps d’oublier mon téléphone et d’aller le chercher. T’es en retard, elle lui dit en souriant, comme de vieux amis, de vieux amants.
— J’imaginais des baskets ou un truc avec des lacets, il lui dit et il a peur.
— Raté, champion.
Elle se demande ce qu’elle peut bien avoir à répondre à ça, elle a encore perdu ses mains. Il est des moments où le corps parle à la place du reste, tant mieux. Elle s’élance et le serre dans ses bras. Il sent toujours bon, il est tout chaud contre elle. Dix, quinze secondes, peut-être seulement trois. Elle reprend enfin son souffle et elle voit ses mains dans son dos.
Ils entrent dans le bar, leur bar. Celui de leur rencontre et de leurs séparations. Il y en a eu quelques-unes, brèves ou non, plus ou moins glaciales, plus ou moins d’un commun accord. Elle se dit que les ruptures à l’amiable de deux personnes qui s’aiment sont comme les faux tiroirs dans les cuisines, c’est inutile et on continue de se faire avoir même des années après.
C’est un bar parisien classique, crade sans l’être, devenu à la mode sans aucune explication logique. Des banquettes rouges, du papier peint vieilli, des miroirs sales. Autour d’eux, quelques types boivent un café avant d’aller bosser. Revenir ici après s’être isolé un moment loin de la capitale, dans le calme de sa famille, c’est comme avancer à reculons, pense Noé. Rien n’a bougé, dans ce bar, tout est comme avant, un peu dégueu, et ça sent le liquide vaisselle au citron. Le seul truc qui change, c’est la date sur les journaux posés sur le comptoir. Et encore, il ne sait même pas si quelqu’un prend la peine de vérifier. Le même serveur, qu’il connaît bien maintenant, lui dit bonjour comme s’il était là hier encore. Ils vont s’asseoir avec Mia à la même table, la petite près de la fenêtre. Il se dit qu’il serait peut-être temps d’éclaircir un peu la situation. De la régulariser, pour dire comme les adultes. Il se pose les mêmes questions, assis à la même table, au sujet de la même paire d’yeux. C’est pas quelque chose de mauvais, c’est juste là, quelque part à traîner dans le fond de sa tête, en boucle. Il pourrait aborder le sujet en lançant « Qu’est-ce qu’on fout encore là Mia ? » d’une voix lasse et désintéressée, mais il ne se voit absolument pas dire ça. Il a trop peur de la réponse. Il imagine le malaise que ça serait d’avoir mal interprété les signaux, les sourires, les regards, les mains qui se frôlent. Pour avoir des explications toutes claires alors qu’on avait dit qu’on voulait le silence et rien autour. Il préférerait manger du papier toute sa vie plutôt que de se risquer à se cogner l’orteil sur le mauvais sujet au mauvais moment, c’est tout. Donc il ne dit rien, il ferme sa gueule, il regarde encore et retombe amoureux. Il ne peut pas faire autrement, elle est si calme et si tranquille, belle tous les jours de sa vie, ça changera jamais. Sa manière de s’asseoir en croisant les jambes, sa façon de le regarder, tous ses trucs pour cacher ses mains.
Cette petite table, après tout ce temps, c’est comme courir à l’envers et il va se contenter de ça. Après tout, on pourrait en faire une discipline olympique. Il a vingt-cinq ans, il est en pleine forme, ready pour les championnats du monde de marche rapide à reculons.

Ce n’est jamais arrivé un si long moment sans se voir, il n’était jamais parti si longtemps. La dernière fois, il lui avait dit qu’il ne voulait plus la revoir, que ce n’était définitivement pas pour eux, qu’il en souffrait plus qu’autre chose. Ils avaient essayé, s’étaient abîmés, avaient bien failli finir par se détester. Elle était pourtant persuadée de l’aimer, bien décidée à lui accorder le temps qu’il réclamait, le temps réglementaire aux nouveaux amoureux. Elle n’y était pas parvenue, trop occupée par son travail et largement terrifiée à l’idée de l’engagement avec un E Majuscule. Elle avait donc mis à terme à leur période d’essai, sans pour autant exclure l’éventualité d’un contrat futur, rédigé autrement, plus tard. Bien sûr qu’elle se demande s’il a rencontré quelqu’un d’autre. Si ça lui était arrivé à elle, si elle lui trouvait un genre de substitut, si elle l’avait échangé contre un ersatz sympa et marrant, elle ne sait pas si elle lui dirait. Elle est même sûre que non. Ses cheveux ont poussé, elle l’aime bien comme ça, elle l’aime bien le matin. Ses boucles dans lesquelles elle cache ses mains et qui lui griffent le visage. Il ressemble à un jardin à l’abandon. Ses grands yeux perçants et toujours ce petit sourire, comme s’il cachait quelque chose. Comme s’il se jouait quelque chose ailleurs, dans un théâtre connu de lui seul.
C’est elle qui parle en premier, comme souvent depuis qu’ils se connaissent.
— Alors ?
— Alors, c’est étrange de revenir comme ça. Je suis rassuré, le métro pue toujours autant et tes cheveux n’ont jamais vraiment séché.
— Et la vie ? elle lui demande, déjà prête à rire.
— J’ai l’impression de recommencer la partie.
C’est le même rire qu’avant. Toutes les dents dehors. Pas comme une jument, plutôt comme la vitrine d’un magasin de céramique hors de prix. Un truc beau qui lui plaît. Ils continuent la discussion prudemment, à nouveau timides. Ils se demandent si le temps n’était pas trop long, se rendent compte qu’ils s’étaient manqués, se demandent si leurs parents vont bien, ils savent qu’ils vieillissent. Ils boivent plusieurs cafés, elle prend deux croissants parce qu’elle a toujours faim. Ils se regardent, se jaugent, se sondent, se cherchent, Noé se dit que s’ils étaient des animaux, ils se renifleraient. Il lui parle d’un projet qu’il a, un projet top secret, un scénario génial qui traîne au fond d’un tiroir. Il ne peut pas lui en dire plus, il est déjà presque 10 heures, elle doit y aller. Elle bosse dans une galerie un peu trop branchée pour lui, s’occupe des artistes, leur commande des Uber ou des sushis puis vend leurs œuvres à une clientèle fortunée. Il sait que Mia déteste son travail, et sa boss Astrid, bien plus encore. Il s’imagine aussi qu’elle y voit des tas de gens à qui elle fait sûrement des tas de sourires céramiques, il préfère ne pas y penser.

Elle dépose en partant un unique baiser sur sa joue et disparaît en un éclair vers sa journée de travail, le laissant seul au beau milieu de la chaussée. Il se demande s’il a dit les bonnes choses au bon moment et se trouve vraiment trop con de ne pas l’avoir embrassée. La voiture pressée sur sa gauche pile et klaxonne, l’insulte au passage. Il ne bouge pas d’un millimètre, il s’en fout.

En grand admirateur de la pensée magique, Noé reste seul, rêvant de ce baiser perdu quelque part entre le manque de courage et la peur. Son obsession grandissante à mesure qu’il la regarde s’éloigner à nouveau, disparaître vers le métro ou ailleurs. Des rêves plein les poches et sur le bout de la langue, d’imprononçables aveux aux allures de déclarations d’amour. Ce n’était pas le bon moment, il est trop tôt ce matin et la ville commence à peine à se réveiller.

2
Mia déteste quitter Noé. Partir de l’endroit où elle se trouvait avec lui. C’est géographique, terriblement physique. Elle s’en rend compte au moment où elle se détache. C’est exactement comme ça : un dé-ta-che-ment. Elle est attirée par lui de manière irrépressible. Le revoir, c’est recommencer encore, avec derrière eux des erreurs plus nombreuses à chaque fois. Elle prend la sortie numéro 6 et même la crasse lui fait penser à lui. L’odeur est à peine supportable et la chaleur n’arrange rien à la chose. Comme si une bande de cadavres avaient décidé de se décomposer tous ensemble et au même moment à l’intérieur de la rame. La sortie numéro 6, ce sanctuaire dégueulasse. Une ode matinale à la pourriture, en do mineur, s’il vous plaît. On parle toujours des premiers jours de l’été comme de cette grande nouvelle indispensable à l’actualité mondiale, quelque chose d’incroyable et de tout aussi rare. C’est vrai, c’est l’été, des fleurs et des jours sans fin, l’adieu au brouillard, ce que vous voulez mais certainement pas la sortie numéro 6. Ici, c’est l’enfer tout entier, soleil ou pas. Elle écrit à Noé, pas parce qu’il lui manque déjà, mais seulement pour lui signaler qu’il avait raison.
« Ça pue vraiment fort là-dessous. T’avais raison. » Voilà.
Une fois sur le quai, quand le sol se met à trembler semblant annoncer un danger immédiat, tout le monde recule d’un pas, comme si ce pas ridicule pouvait changer quelque chose si quelqu’un, un fou par exemple, décidait d’un coup de vous jeter de l’autre côté de la vie. Elle pense toujours à ce qu’on raconte aux enfants, pour les dissuader de franchir la ligne blanche. Sa mère lui disait « recule un peu, tu pourrais donner l’envie à quelqu’un de te pousser », et elle la tirait par le pull. Elle lui manque, sa mère. Plus personne ici pour la tirer en arrière. Alors, quand le métro arrive et que ses pieds dépassent un peu la ligne, elle se dit qu’elle a peut-être cinq, sept secondes, pour faire le bilan avant que quelqu’un la pousse. Elle se dit qu’elle piétine toute la journée dans une galerie d’art contemporain qu’elle déteste, remplie de merdes créées par des cocaïnomanes suicidaires. Que sa patronne lui fait vivre un enfer comme il n’en existe nulle part ailleurs et que si elle continue comme ça, elle finira comme elle. Elle se dit qu’elle ferait mieux d’appeler sa mère pour prendre des nouvelles et lui demander où elle se trouve en ce moment. Ou Noé, pour lui dire qu’elle l’aime et qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer. Voilà des aveux qui représenteraient une belle avancée, un progrès.
Mais rien à faire, elle y repense à chaque fois, elle ne peut pas s’en empêcher. Ce petit moment de flottement quand le courant d’air soulève vos cheveux, que le grondement vous remue un peu les entrailles et qu’on n’entend plus rien autour. Tout se joue maintenant. Finalement, ces histoires qu’on raconte aux enfants ne servent qu’à une seule chose : marquer au fer rouge les adultes qu’ils seront plus tard. Et c’est de cette manière toute bête que les fables et les contes, pour encore un paquet de temps, viendront protéger ces anciens enfants d’eux-mêmes. Un pas en arrière, deux si vous avez peur, et « survivez-vous ».
Mia entre enfin dans la rame, et ne peut s’empêcher de sourire. Après tout, elle vient d’échapper à quelque chose de terrible. « Quelqu’un a dû mourir là-dessous » lui répond Noé, pragmatique. En retard dans la vie mais toujours à l’heure par l’esprit. Elle range son portable dans sa poche et sort enfin du métro.

Dehors, la vie bat son plein et ce début d’été découvre chaque jour un peu plus les humains du monde. En marchant vers Beaubourg, elle croise des poussettes avec des petits bien enfoncés à l’intérieur, poussés par des nounous au téléphone, par des mamans préoccupées, quelques papas. Les hommes qu’elle croise la regardent, pressés mais attentifs. Ils ont peut-être des femmes, des enfants, peut-être pas, mais ils sont très curieux. Toujours curieux. Des hommes en cravate, des hommes en survet’, des petits, des gros, des grands, des beaux, ils regardent tous un peu. Les plus courageux risquent parfois un petit sourire auquel elle répond, seulement pour les faire rougir. C’est le matin, l’esprit occupé, ils n’ont pas le temps de s’arrêter comme ils pourraient le faire quand vient le soir.

La Galerie se trouve dans un très bel immeuble caché au fond d’une petite cour, on se croirait dans un jardin. Les deux escaliers qui se font face mènent directement à l’intérieur. Mia pousse la grande porte de verre et tombe nez à nez avec sa boss habillée tout en noir. Elle s’appelle Astrid, n’a dormi que quatre ou cinq heures et pète la forme derrière ses lunettes de soleil. Elle part et la laisse gérer ses affaires. Mia est son avant-bras droit.
— Mia, tu t’occupes de M. de Grief qui aimerait avoir quelques informations sur le travail de Kurt. Immédiatement.
C’est sa façon bien à elle de lui dire bonjour.
— Oui, Astrid, je m’en occupe.
Mia croise les autres filles, qui sont davantage des concurrentes directes que des collègues. Elles s’adressent un bref signe de tête ou rien du tout. La Galerie fonctionne comme un jeu de chaises musicales, c’est à qui perdra sa place, on finit par s’y faire. Astrid n’emploie que des filles dans le but précis de les dresser les unes contre les autres, dans une course effrénée sur les talons de la perfection. Faire les plus grosses ventes, être la préférée des clients, avoir réponse à tout, tout le temps. Se montrer disponible à chaque instant. Sourire.
Mia rejoint M. de Grief dans une petite salle isolée. C’est un gros collectionneur, un bon client si vous préférez. Les bons clients ne sont pas forcément ceux qui ont le plus d’argent, ce sont surtout ceux qui sont prêts à le dépenser. M. de Grief n’y connaît pas grand-chose, ce qui fait de lui une proie évidente. Elle s’apprête à lui vendre une œuvre de Kurt, c’est le petit protégé d’Astrid. Un jeune artiste qui gribouille des trucs sur des bouts de bois ramassés dans des pays fabuleux. Il est la figure de proue d’un mouvement artistique contemporain, le « Neo Arte Povera ». Il coûte une fortune. Quand Astrid lui a indiqué que de Grief « aimerait avoir quelques informations », elle voulait lui signifier qu’il avait envie d’investir son argent dans ce qu’il pense être une forme d’art abouti. Et Mia est payée pour ça, pour ce qu’il veut acheter. C’est un échange de bons procédés, du commerce pur et dur. C’est tout l’intérêt de son travail, elle vend des œuvres qui n’ont pour elle aucune valeur à des gens qu’elle a persuadés du contraire. C’est un jeu captivant, une addiction qui ne laisse aucune place au sentimentalisme.
Mia présente à de Grief la nouvelle installation de Kurt. C’est un amas de bois flotté avec des smileys peints à l’encre rouge, le tout entouré de grillage. À elle, ça lui évoque une palette abandonnée sur une place après un jour de marché et sur laquelle une camionnette aurait reculé. De Grief se déplace doucement autour de l’œuvre pendant qu’elle cherche à inventer quelques significations profondes. Il l’a déjà achetée. Elle le voit dans ses yeux, ils pétillent. Il n’a aucune idée de ce qu’il a devant lui mais il adore déjà. Il paraît seulement chercher un endroit où il pourrait la mettre en évidence quand elle lui sera livrée. Elle pourrait très bien lui demander directement ses coordonnées bancaires, lui serrer la main et sourire (« Félicitations monsieur, elle vous appartient »), puis aller se chercher un café, ça ne changerait rien. Mais elle tient à faire son travail du mieux possible.
— Ici, Kurt nous a confié vouloir assembler ces morceaux de bois qu’il a ramassés aux abords de plages situées aux quatre coins du monde, comme pour figurer l’unité d’un seul et même espace.
De Grief l’écoute les bras croisés, Mia ne peut plus s’arrêter de parler, elle continue, frénétique.
— Les petits signes que vous voyez ici et là sont une forme de signature que vous reconnaissez, ces petits smileys. Comme si l’artiste avait voulu s’engager dans une forme d’affection toute particulière. C’est aussi la première fois qu’une de ses œuvres contient ce genre d’éléments, et en cela il semble s’inscrire dans le mouvement du street art.
Les quinquas adorent qu’on leur parle de street art, ça leur donne envie de mettre des sneakers. Il baisse les yeux sur l’œuvre et la trouve formidable. C’est décidé, elle ira dans le salon.
— Après avoir réalisé ce premier travail d’assemblage et de personnalisation, Kurt a lié le tout avec un grillage en acier, pour signifier qu’il existe cependant une forme d’oppression muette dans l’homogénéité.
— C’est bon, dit-il soudain, je la prends.
C’est net, sans cassure, la tartine est tombée côté pain.
— Très bien, monsieur.
— Je verrai avec Astrid pour les détails.
— Laissez-moi vous raccompagner, et elle aimerait lui donner la main.
En partant, il lui adresse un regard poli, elle le remercie et maintient son sourire jusqu’à ce qu’il ne puisse plus la voir.
À Noé, «Comment va le projet top secret?». »

Extrait
« Il se tient droit. Immobile au milieu du monde. Il est la clef, il est ce quelque chose pour la sauver du vide, est celui qui redonne la vie. Il est une évidence si grande qu’elle est frappée en plein cœur, d’une clarté si lumineuse que Mia en a le souffle coupe. Elle ouvre la bouche comme pour dire un mot puis la referme, elle comprend. Elle sait tout. Elle flotte. À un centimètre au-dessus du sol. » p. 94

À propos de l’auteur
LACAZE_teo_DRTéo Lacaze © Photo DR

Téo Lacaze, vingt-sept ans, est scénariste et acteur. Un centimètre au-dessus du sol est son premier roman. (Source: Éditions JC Lattès)

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J’ai tout dans ma tête

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En deux mots
Une comédienne est chargée d’adapter Eugène Onéguine de Pouchkine pour le théâtre. Un projet enthousiasmant d’autant qu’elle est pressentie pour le rôle de Tatiana. Les réunions préparatoires s’enchaînent alors que son père de 96 ans, atteint d’Alzheimer, sombre petit à petit.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste-peintre, la comédienne et l’amour

Rachel Arditi nous offre un premier roman plein de sensibilité sur les affres d’une comédienne qui se bat pour son père atteint d’Alzheimer et pour sa carrière de comédienne et crée des passerelles entre son quotidien et la vie rêvée.

Commençons par le côté autobiographique de ce roman, histoire d’en finir d’emblée. Oui, Rachel Arditi, comme la narratrice, est comédienne et oui, son père était, comme celui du roman, artiste-peintre. Et oui, elle est arrivée à l’écriture par l’adaptation de romans pour la scène. Il n’est par conséquent pas erroné de trouver au fil des pages de ce savoureux roman, du vécu. Mais c’est bien de ce terreau que se nourrissent tous les romanciers, consciemment ou non.
La scène d’ouverture, qui donne bien le ton du roman, retrace le dialogue forcément un peu surréaliste entre la narratrice et son père qui entend fuir son Ehpad de Nogent-sur-Marne et va solliciter pour cela l’aide de sa fille. Âgé de 96 ans et atteint d’Alzheimer – son état va empirer tout au long du livre – son esprit vagabonde. Alors sa fille joue le jeu. Les encouragements qu’elle prodigue à ce vieil homme étant tout à la fois une marque d’affection et une thérapie permettant à son cerveau de rester en éveil.
De retour à son appartement situé du côté de Montmartre, elle rencontre Betsy, une fille espiègle qu’elle croise régulièrement et qui l’entraîne aussi sur la voie onirique. Un autre moyen de ne pas s’épancher sur sa carrière de comédienne un peu à l’arrêt. «Me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.»
L’éclair va arriver après une rencontre avec son amie Victoire qui lui propose d’adapter Eugène Onéguine pour le théâtre. Un projet d’autant plus enthousiasmant pour elle, qu’elle entrevoit la possibilité d’endosser le rôle de Tatiana, l’amoureuse éconduite par le dandy qui donne son titre au roman.
Le récit va alors alterner entre le travail d’adaptation, les bonnes et les moins bonnes nouvelles autour du financement du projet, du casting et des trouvailles pour la mise en scène et les visites à Nogent.
En jouant sur les temporalités, l’imaginaire des protagonistes qui, de manière plus ou moins voulue, choisissent de rêver leur vie plutôt que de la vivre, Rachel Arditi tisse un fil entre eux. Alors le théâtre se retrouve dans la peinture, la jeune fille d’aujourd’hui se retrouve aux côtés de Pouchkine et Betsy embarque avec elle le vieil homme au crépuscule de sa vie.
L’humour et la vivacité de la plume de la primo-romancière entraînent le lecteur dans ce tourbillon plein de poésie qui permet d’affronter les difficultés qui jalonnent une vie d’artiste. Ajoutons qu’en prenant la plume, Rachel Arditi a trouvé le moyen de ne plus dépendre de personne pour mener à bien son projet, contrairement à la comédienne de son livre, soumise aux caprices et aux humeurs des autres. Gageons que ce premier roman, sur lequel souffle un vent de fraîcheur, sera bientôt suivi d’un autre. On l’attend déjà avec impatience!

J’ai tout dans ma tête
Rachel Arditi
Éditions Flammarion
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782080291035
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Nogent-sur-Marne. On y évoque aussi des séjours en Provence, à Aix et Marseille ainsi qu’en montagne, du côté de l’Izoard.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il est peintre et sa fille est comédienne. Certains esprits attendris les qualifient de doux rêveurs. Mais ce qu’ils partagent, c’est plutôt un net penchant à éviter tout contact trop brutal avec la réalité. Esquives, subterfuges et mises à distance, tout est permis pour ne pas se heurter au réel. Pour lui, l’affaire est désormais conclue puisque la réalité s’est confondue avec la fiction qu’il se raconte, assez joyeusement d’ailleurs, depuis sa maison de retraite où il croit dur comme fer que des Japonais vont lui acheter une fortune l’une de ses plus fameuses toiles. Pour elle, néanmoins, la vie est encore longue… Alors quand elle reçoit un appel de son amie Victoire, metteuse en scène, qui lui propose de travailler sur l’adaptation d’un roman de Pouchkine, elle se prend à rêver d’incarner le rôle de Tatiana. Entre deux visites à son père, elle va chercher à ce que, pour une fois, la réalité se plie à son désir.
Rachel Arditi signe un premier roman malicieux et élégant sur un père et une fille occupés à réenchanter le monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lecteurs.com – Entretien avec Rachel Arditi (Nicolas Zwirn)
Benzine mag (Alain Marciano)
L’Œil d’Olivier
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Sur la route de Jostein
Blog la bulle de Manou

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
— Bien, ma biche. Je pars.
Je ne devrais plus m’étonner de cette entrée en matière dans les conversations avec mon père. Ça fait des années qu’il martèle en boucle son départ imminent. S’échapper de cette maison de retraite où il réside à Nogent-sur-Marne est devenu son obsession. Et après tout, à son âge, 96 ans, quoi de plus naturel ? On s’approche globalement de la fin. Mais la vérité est que depuis le début, j’ai décidé de croire à son projet d’évasion, d’entrer dans son jeu. Non pas pour le protéger d’une réalité qu’il ignore – cette impossible fugue –, mais avant tout parce que moi-même j’aime les rêves et que j’ai envie de découvrir jusqu’où sa fiction le mènera. Je suis avide de la suite, comme quand on lit un bon livre. Voilà pourquoi lorsque, pour la cent quatorze millième fois, il m’a invectivée ce jour-là de sa voix martiale, j’ai répondu avec une authentique curiosité :
— Tu pars ?
— Absolument. Je raccroche et je pars. À Marseille. Je ne reste pas une seconde de plus. Quand est-ce que tu viens me voir ?
— Eh bien… disons demain ?
— Demain ? Formidable. Monstrueusement formidable. Je serai là ma bichette. Et je t’attendrai avec une impatience fébrile.
Mon père n’économise jamais son enthousiasme. Il a, à vivre, une ardeur de géant.

Chapitre 2
Au moment de me mettre en route le lendemain, j’hésite. Mon père vient de me laisser un nouveau message, dans lequel il chuchote sur un ton de secret-défense :
— Bien, ma biche. Lorsque tu viendras tout à l’heure, mets donc dans ta voiture un de ces sacs en toile épaisse, qui se terminent en haut par un cordon pour les fermer, et que les marins utilisaient autrefois pour y mettre des vêtements, des objets, des vivres, enfin, etc. Tu mets ça dans ta voiture. Mais surtout, tu ne le dis à personne ! Voilà ! Je t’expliquerai.
Mon père ne parle pas. Il écrit tout haut. J’ouvre le grand placard de l’entrée pour voir si par hasard ne s’y trouve pas un de ces fameux sacs de marin, mais non. Je ne possède pas un tel sac. Je me mets en route, sous un soleil radieux.
Contrairement à d’autres maisons de retraite que j’ai visitées, la « Maison des Artistes » ne sent pas l’urine. En revanche, une puissante odeur de réfectoire se répand dans toute l’enceinte, bien que la cantine se trouve au sous-sol du bâtiment. C’est une spacieuse bâtisse du XIXe siècle. Sur la longueur d’une des façades, une grande véranda relie en une galerie l’aile ouest à l’aile est de la maison, remplie d’œuvres des résidents du passé. Quand je la traverse, je suis toujours saisie d’angoisse. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose me renvoie à moi-même, sans doute, dans le contraste singulier entre cet habitacle de verre moderne et les vieilleries qui le peuplent.
L’accueil se fait par l’extrémité ouest de la véranda. À chaque heure du jour on entend le sifflement de quatre perruches – trois bleues, une jaune – installées dans une vaste cage au cœur de ce couloir. Dans l’aile est du château – car c’en est un – il y a un salon de musique où ne filtre aucune lumière naturelle, mais qu’illumine une fresque originale de Raoul Dufy, et qui est destiné à recevoir de petits récitals. Une cinquantaine de chaises ont été installées en face d’une estrade sur laquelle trône un piano à queue. La plupart du temps, ce sont plutôt des rencontres ou des conférences qui s’y donnent, ces moments d’échanges intergénérationnels proposés par la structure administrative à ses pensionnaires, afin de continuer à meubler leurs existences à défaut de réellement les remplir. Pendant ces rencontres, il n’est pas rare de voir un tas de têtes tombées sur les épaules qui les soutiennent, et si l’on s’approche, on observe sur les visages aux yeux fermés de larges béances d’où s’échappe le son tranquille ou ronflant de leur somnolence. Sur l’estrade, le conférencier venu faire l’éloge du « Jeu d’acteur, cette vie rêvée », ou encore s’interroger sur « Artiste ou artisan ? Les matériaux de l’art contemporain » – bref, des thèmes minutieusement choisis pour leur caractère passionnant – s’endort à son tour, ou profite de cette sieste inopinée pour se limer un ongle, tweeter son ennui sur les réseaux sociaux, ou rêver. Ce qui n’est pas toujours dissemblable. Le salon de musique ouvre sur un espace qu’on appelle « le café ». C’est un hall de passage pourvu d’un bar, où résidents et visiteurs peuvent commander à boire – principalement un thé – ou à manger – principalement un biscuit. Sec, de préférence. Dans ce café se trouvent les ascenseurs menant à la salle à manger. Là, sur le seuil des cages métalliques, l’odeur de cantine vous saisit à la gorge et vous sclérose, et l’on comprend alors pourquoi les résidents, au fil des jours, perdent le goût de vivre.
Tout à fait à l’opposé de cet espace social, l’aile est se compose d’une grande salle de réception qui reste toujours vide, d’un couloir sombre distribuant les chambres du rez-de-chaussée, ainsi que, tout au bout, d’un salon de coiffure ouvert « tous les jeudis de dix heures à midi, sur rendez-vous », comme l’indique très modestement – quoique avec beaucoup d’honnêteté – une plaque métallique accrochée sur la porte. Entre le couloir sombre et le salon d’accueil se trouve, presque clandestine, une minuscule pièce inondée de lumière, qui vole au parc sa vue splendide. Un unique fauteuil et un piano droit meublent la pièce. C’est le bureau de Thérèse Deligny, une vieille pianiste énergique à la voix de crécelle et aux doigts tordus d’arthrose, qui maquille outrageusement ses yeux d’un bleu curaçao. Plus bas, ses lèvres, sillonnées de ridules verticales, ne parviennent pas à retenir le rouge qu’elle y applique généreusement, si bien que le baume migre vers le nez et le menton en de petites effilochures poignantes. Les cheveux, couleur acajou, mais dont les teintures ratées depuis de nombreuses années échouent à masquer le triomphe du temps, tombent gras, raréfiés bien qu’encore longs, sur un cou disparu qui maintient pour toujours les épaules en hauteur, conférant à leur propriétaire, lorsqu’elle se met à jouer, une certaine ressemblance avec Petrucciani.
— Elle massacre Chopin.
Cinglant comme à son habitude, mon père ne peut s’empêcher cependant d’assister aux longues heures d’entraînement de Thérèse qui écrase sur le clavier Nocturnes de Chopin et Partitas de Bach en une pâte homogène dont on ressort avec une indigestion. Il ne peut s’en empêcher car Thérèse possède une qualité qui la lui fait tenir en haute estime :
— Elle est une descendante de Louis XIV. Ou de Louis XVI. Un Capulet en tout cas. Ou un Capet. À moins que ce ne soit un Bourbon ? Enfin de qui que ce soit…
De qui que ce soit, cette descendance constitue un privilège précieux aux yeux de mon père, qui aime les rois et les royaumes.
Une certaine quiétude règne dans cette demeure de mort. Devant elle, le parc, immense et vallonné, se déploie à travers arbres et statues en un assemblage de verts, de gris et de fleurs multicolores, pour aboutir en contrebas à – que l’on devine sans la voir – l’autoroute A4.
— Entre, ma minouche, me dit-il quand je m’apprête à passer la porte. Et referme derrière toi.
Il est allongé sur son lit avec ses chaussures, visiblement plongé dans de riches pensées intérieures – sa spécialité, comme la suite ne va pas tarder à le démontrer.
— Tu m’as apporté ce que je t’ai demandé ? ajoute-t il en se redressant.
Je réponds que non, je ne possède hélas pas de gros sacs de toile de marin. J’attends qu’il me réprimande, mais pas du tout. Il est déjà passé à l’étape supérieure, et se met maintenant à me détailler son plan d’évasion sur un ton de ministre.
— Voilà. C’est très simple, je ne resterai pas ici. Cet endroit n’a strictement aucun intérêt. Je pense que tu t’en es rendu compte. Donc ça ne m’intéresse pas. Ici, je suis une coquille vide, je ne peux rien faire. Et il faut bien comprendre qu’ici, il y a de très vieilles personnes. Très vieilles. À côté d’elles, moi, je suis extraordinairement valide. Aïe ! Ah la vache !
Un faux mouvement interrompt sa démonstration, il saisit son épaule droite avec sa main gauche en grimaçant, puis reprend sans se troubler.
— Ma tendinite. Où en étais-je ?
— Tu veux partir d’ici.
— Ah oui. Voilà. Alors je veux retourner chez moi. À Paris naturellement. Rue… Rue… enfin Rue Machin-Chouette. Bien. Alors évidemment, à mon âge, il me faut une aide. Idéalement, quelqu’un pour ma toilette et quelqu’un pour mes repas. Parfait. Il me faut donc de l’argent. J’ai téléphoné à ma banque, il paraît qu’il n’y a plus rien sur mon compte. Bien. Alors j’ai eu une idée, ce sont les Japonais.
— Les Japonais ?
Depuis que je suis enfant, mon père ne cesse d’élaborer des stratégies toutes plus fumeuses les unes que les autres, dans le but de vendre sa peinture. C’est fascinant cette foi toujours renouvelée, cet espoir jamais tari de concrétiser une vente juteuse qui le mettrait à l’abri du besoin pour le restant de ses jours – même si ce restant sera assez modeste désormais. Parfois, comme lorsqu’il formule son désir d’aller à Marseille, l’espoir suffit, il nourrit le projet fou, le fait advenir. Il a l’espoir performatif.
Marseille, il y est né. Il a toujours manifesté une joie d’enfant à l’évocation de sa ville. Son nom contient la mer, le soleil, et sa liberté. C’est là que sous l’Occupation il a peint Le Crépuscule, son chef-d’œuvre. Depuis, Marseille est devenue sa zone libre et restera pour toujours cette entaille bénie dans une monstrueuse nuit de bombes. La ville a fondé un homme capable d’escroquer la mort.
Quels qu’aient été l’époque de sa vie, le destinataire fantasmé, ou la forme même du processus, tous ses coups fumants ont eu pour but secret de trouver un richissime acheteur pour Le Crépuscule.
Il y a eu dans le passé, entre autres, la Fondation Maeght, la Banque Rotschild, Bill Gates, mais aussi une bande de Russes totalement obscurs qui l’avaient fait venir à Moscou avec trente tableaux qu’ils n’ont jamais payés et dont mon père ne retrouva jamais la trace ; il y a eu jusqu’à la reine d’Angleterre, à qui il avait envoyé comme aux autres une photo du tableau sacré accompagnée d’une lettre manuscrite, lapidaire, proposant d’acquérir ladite toile pour une somme considérable. « Majesté, vous conviendrez avec moi que cette toile vaut tous les chefs-d’œuvre de votre collection particulière. Je vous la cède volontiers pour un million de dollars. » La lettre était restée sans réponse. Ce qui ne l’avait d’ailleurs pas plus découragé que sa douleur à l’épaule, à l’instant. Et maintenant, les Japonais.
— Les Japonais, oui. Les Japonais, comme tu sais, ont beaucoup d’argent.
— Ah bon ?
— Naturellement. Mais ce qu’ils ont surtout, c’est qu’ils se foutent absolument de la loi du marché. La cote, si tu préfères.
Ça y est, on est en plein conseil de guerre.
— Ah oui ?
— Absolument. Les Japonais n’achètent pas de la peinture dans le but de faire une plus-value, ça ne les intéresse pas du tout. Non, ils veulent garder. Ils aiment véritablement les œuvres et ils veulent les garder. Et ça, c’est formidable.
Je n’ai jamais bien compris d’où mon père tenait ces sortes de savoirs anthropologiques à propos des uns et des autres. Une intuition très sûre le caractérise, certes, mais est-ce suffisant pour affirmer que les Japonais investissent dans des œuvres par amour de l’art, voire, par amour du prochain, et peut-être même par amour pour mon père ?
— Et donc ? dis-je.
— Eh bien, il leur suffit d’aimer.
— Parce qu’ils aimeront, ils paieront des milliards ?
— Je le suppose. C’est en tout cas mon pari. Qu’est-ce que tu en penses ?
La vérité est qu’il ne peut pas concevoir que sa peinture ne soit pas reconnue à proportion de la foi qu’il engage dans son travail. Or quel prix peut-on donner à une chose que l’on aime, si ce n’est le même que celui par lequel le cœur l’approuve et qui est par nature inestimable ? Au fond, je me suis toujours demandé si le fait de se séparer d’un tableau (à plus forte raison du Crépuscule) ne lui coûtait pas affectivement si cher qu’il se mettait en mesure de saborder ses propres plans, en imaginant des stratagèmes complètement foireux et déconnectés des réalités du marché afin que la vente convoitée ne puisse jamais advenir. Du coup fumant au coup fumeux, on n’est jamais très loin. Les peintres ont-ils tous de la difficulté à se séparer de leurs œuvres ? Mon père aurait-il dû lui aussi savoir se vendre ? Les êtres humains ne sont pourtant pas des valeurs marchandes. Ou peut-être que si ?
Mon père me fixe de ses yeux ronds et hypnotiques, la tête légèrement inclinée sur le côté, comme on le fait quand on attend avec ardeur la réponse de son interlocuteur. Je n’avais jamais remarqué qu’il ressemblait à un opossum.
— Pardon… Quoi ? Tu m’as dit quoi ?
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— De ?
— Des Japonais.
— Ah ! Les Japonais. Je pense que c’est une très bonne idée. Ça vaut le coup.
— Oui. C’est aussi mon avis. Parce que tu comprends, les Japonais…
Cette fois je n’écoute plus les paroles. Juste la musique de sa chanson, qu’il poursuit comme pour lui-même. Sa voix est restée aussi intacte que ses rêves.
La visite prend fin. Je quitte mon père au son du piano que Thérèse, confinée dans son petit salon, offre au monde. Je m’apprête à sortir de la chambre quand mon père me fait distraitement une ultime recommandation, tout en initiant un minutieux décrottage de son nez.
— Ferme bien derrière toi, ma minouchette, sinon la vieille toquée va venir me persécuter.
— Qui est la vieille toquée ?
— Je ne peux pas te dire. C’est une vieille toquée qui veut toujours entrer dans ma chambre. Elle me persécute. C’est vrai que je suis encore assez beau, mais ça ne m’intéresse pas. Comme dans la fable.
— La fable ?
— « Maître Corbeau, commence-t il avec emphase, tenait en son bec, un fromage.
« Maître Renard… »
— Ah ! la fable… dis-je en comprenant soudain le sens de l’allusion sans toutefois en saisir la pertinence.
— « lui tint à peu près ce langage. Hé ! Bonjour monsieur du Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau!»
— Oui oui je conn… !
— « Sans mentir, reprend-il à mon adresse, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
— Oui, j’avais comp…
— « À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie, et pour montrer sa beeeelle voix,
« Il ouvre un laaaarge bec, laisse tomber sa proie. »
— Hum…
— « Le Renard s’en saisit et dit : “Mon bon monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.” »
Rien n’arrête plus sa voix de stentor. Pour un peu il se mettrait debout sur son lit et se parerait d’une cape et d’une épée, pour lui faire comprendre, à ce corbeau narcissique, qu’on ne gagne rien à vénérer sa propre image.
— « Le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »
Et hop, il catapulte une petite boulette molle sur le sol.
— Voilà, conclut-il. Ce qui signifie en gros qu’il continuera à être le connard qu’il n’a jamais cessé d’être. Dit comme ça, c’est ça que ça veut dire.
— Hum. Mais quel rapport avec la vieille toquée ? dis-je, pas tout à fait certaine de ne pas avoir basculé dans un cauchemar.
— La vieille toquée ? C’est qui ça ?
Une chose que je n’ai pas dite à propos de mon père : il est complètement érotomane. Érotomane, et – ou peut-être devrais-je dire : mais – atteint d’Alzheimer.
Je sors de la chambre et m’immobilise un moment dans le couloir pour écouter Thérèse, concentrée sur la 6e Partita. Ma préférée avec la 2e. Je m’approche tout doucement du petit salon. Thérèse plaque solennellement les arpèges de la Toccata, qui vous donnent immédiatement l’impression que quelqu’un vous explique avec beaucoup de sérieux une chose très grave et très complexe, comme par exemple le monde. De temps en temps une ou deux notes apportent une lumière particulière, un éclairage réconfortant, mais enfin, globalement, l’ensemble s’impose assez bien comme caverne. J’observe Thérèse, toute petite à son piano, et en voyant son cou rentré et ses épaules en hauteur, je me dis qu’il existe probablement un moment dans l’existence où l’on est certain d’en être sorti. De la caverne, j’entends.

Chapitre 3
Après avoir haï jusqu’à l’angoisse le dimanche – parce qu’il désigne dans une conciliation impossible la fin et le début – je me suis mise à aimer ce jour avec la tendresse résignée qui nous fait apprivoiser, dans certaines circonstances, l’idée de la lutte perdue.
Je me lève, vais chercher du café à la cuisine et me poste à la fenêtre pour observer la rue. J’ai toujours adoré ce spectacle. J’habite un petit appartement au pied de la butte Montmartre, au cinquième étage sans ascenseur. Quand j’épie les gens depuis chez moi, il me faut rectifier la perspective pour ne pas saisir qu’un amas de têtes. Je dois regarder plus loin dans la rue pour contempler un tableau entier, ce qui a pour effet de ralentir le rythme de la scène. Quelques personnes marchent avec indifférence, certaines traînant leurs cabas garnis de courses, d’autres simplement vêtues d’un jogging et de baskets, tenant dans la main un journal, un sac en papier rempli de croissants, ou un enfant absorbé par sa vie intérieure. On se croirait dans un tableau de Balthus. Sirotant à petites gorgées mon café brûlant, j’essaye d’imaginer la vie de ces gens. Lesquels d’entre eux sont-ils comme moi devenus des ombres ? Certainement pas Betsy, que je vois brusquement fendre le bitume sur une trottinette à la vitesse de l’éclair. C’est une petite fille que je croise régulièrement dans le quartier. La première fois c’était sur le chemin de son école. Elle s’avançait vers moi de ce pas qui consiste en un rebond alterné sur un pied puis sur l’autre, et qui, à chaque personne qui l’a expérimenté, donne l’impression magique d’aller soudain plus vite et plus haut sans produire d’autre effort que ludique, chaque enjambée appelant la suivante dans un mouvement que rien n’arrête. Comme si se déplacer ne suffisait pas, comme s’il fallait, en plus, que ce soit un jeu. En la voyant avancer de ce petit pas de géante, je m’étais fait le constat qu’on ne voyait jamais d’adulte se propulser ainsi dans les airs comme le faisait Betsy. Aucun adulte dans les rues ou dans les couloirs du métro ne se sert de cette extraordinaire ressource du corps pour se déplacer. Il y aurait bien quelque chose d’un peu grotesque à le faire mais pas plus que dans la posture de suricate dont la trottinette ou l’hoverboard nous affublent. Pourquoi se priver d’une telle sensation d’apesanteur ? Ce mystère m’avait emplie de perplexité et à mesure que je voyais Betsy s’avancer j’en avais conclu que chez les adultes c’est l’idée même du jeu qui a cessé. Les adultes ne jouent plus. J’en avais eu un pincement au cœur, sentant peut-être souterrainement que cette démission devrait bientôt me concerner – jouer la comédie m’était devenu difficile. Arrivée à sa hauteur, je m’étais rendu compte que Betsy chantait cette chanson que j’adore de Ray Ventura – car elle illustre bien comment la tragédie prend parfois l’allure d’une farce –, « Tout va très bien, madame la marquise ». Se plantant en face de moi, elle avait entonné le couplet : « Allô allô James ! Quelles nouvelles ? Que trouverai-je à mon retour ? » La question méritait d’être posée. Mais un retour était-il seulement possible ? La regardant s’éloigner, j’avais remarqué qu’un drôle de sticker ornait son cartable : « Kiss me », proposait-il. J’avais continué ma route.
Je regarde Betsy disparaître sur sa petite fusée terrestre et m’éloigne de la fenêtre. Mon père est-il en train de devenir une ombre ? C’est la question qui me vient tandis que je me ressers un peu de café. Lui comme moi vivons dans cette saison intermédiaire, celle de l’oubli.
Je retourne dans mon lit, et roule mon corps en tas, la posture que j’ai récemment adoptée dans l’existence. Le tas. En boule sur le matelas, je me sens pareille à une petite motte que rien ne bouscule et dont rien ne résulte. Un tas qu’il serait possible de trouver à une place ou une autre, indifféremment. Pas mort. Ou pas complètement. Mais dépourvu de contours comme de direction, cette volonté qui m’a quittée. Longtemps j’ai été un petit soldat. J’ai vécu dans une frénésie de travail qui n’était ponctuée d’aucun silence, d’aucune virgule, d’aucun temps mort. Et me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.
Bercée par le murmure de mon appartement, je me rendors. J’ai toujours rêvé. Enfant je passais de longues heures à imaginer une jeune femme aimée de loin, pleine de mystère, et qui prenait des poses alanguies en observant le monde avec la retenue amusée de celle qui connaît ses avantages. La jeune femme ne se mêlait jamais aux autres, la distance avec le reste du monde la maintenait dans cette image chérie, le regard dans le vague, baissé pour moitié vers le sol, un demi-sourire sur les lèvres témoignant d’une vie intérieure si riche qu’aucun mot ne pouvait mieux la traduire que l’étrangeté de son attitude. Cette vision m’accompagnait partout et à chaque seconde. Le jour, la nuit, en classe, à table, la marquise était dans mes pensées. Je n’entendais plus ma mère qui me demandait de me dépêcher le matin, j’ignorais les questions de la maîtresse sur un problème de conjugaison, on me disait rêveuse. D’autres jugeaient que j’étais particulière, que j’avais quelque chose. Certains encore, comme Junior, mon voisin du dessous, m’appelaient simplement la snob. « Ça va la snob ? » disait-il quand il passait dans la cour de l’immeuble où j’étais en train de rêver. Ça ne me blessait pas, je n’étais pas snob. Simplement je me sentais à part. La jeune femme de mes visions, c’était celle que je voulais être, l’élue, qui flottait au-dessus des autres. Et je m’étonnais que ces autres puissent penser que j’éprouve à leur encontre du dédain quand ils prenaient au contraire place dans mes jeux imaginaires comme les garants d’un monde rêvé que j’avais construit, et où j’occupais une place élective. Cette marquise de mes pensées veille toujours sur ma vie intérieure à la façon d’une narratrice dont j’attends depuis qu’elle me dise quoi faire et où aller.

Le soleil me réveille en chauffant mon visage. Je reste un moment à adorer cette sensation, comme ces chats qui restent des heures immobiles au soleil et ne concèdent qu’un seul mouvement : celui qui leur permet de suivre sa course indolente. Enfin le petit tas que je suis se lève. Après m’être dissoute un moment dans un bain chaud plein de mousse, j’échoue paresseusement dans la cuisine, où je me prépare un œuf à la coque et des mouillettes. Puis je décide de consulter mes mails.
Au milieu de nombreux spams, l’un d’eux provient de mon agent. Une chose que je n’ai pas dite à propos de moi : je suis actrice. Pendant des années, lorsqu’on me demandait quel était mon métier dans la vie, je ne parvenais à dire ni actrice, ni comédienne. Longtemps j’ai répondu de manière très évasive que « je jouais la comédie », sans bien savoir si c’était un métier ou une attitude.
« Regarde et dis-moi si dispo pour tournage les 7, 9, 16 et 23 avril. Casting prévu demain ou mardi. Ci-joint le texte à apprendre. Xxx » Il s’agit non pas d’un texte mais de quatre scènes à apprendre. Ses messages ne s’encombrent jamais de tellement de politesse, ni de savoir si je vais bien – si par hasard je ne suis pas morte par exemple ou, à défaut, devenue un petit tas – ou tout simplement si le projet m’intéresse. Je relis les jours du tournage, constate sans surprise ni regret que deux d’entre eux coïncident avec ma tournée des Heures sombres du chameau volant – pièce inconnue au répertoire mais dont les critiques ont unanimement jugé « qu’elle interrogeait le monde contemporain avec beaucoup d’acuité » – et réponds à la hâte que ce ne sera pas possible.
Puis j’entame une petite visite des réseaux sociaux. Il n’y a rien de plus angoissant que cette expansion à l’infini, surtout pour moi, qui ai toujours appréhendé le monde comme une forme à apprivoiser. J’avais pris conscience de ça vers 5 ou 6 ans, un jour que je faisais un puzzle avec ma mère. Je peinais à trouver la bonne pièce pour un certain emplacement, et elle s’échauffait discrètement à mes côtés en voyant que je testais systématiquement des pièces qui n’étaient pas adaptées puisqu’elles contenaient un bord, alors que l’emplacement se situait au centre. Tout à coup prise d’agacement – ou de panique à l’idée que son enfant était peut-être demeurée –, elle a saisi une pièce parmi celles qui pouvaient rentrer et me l’a tendue avec force : « C’est ce genre de formes là que tu dois essayer ! » J’ai pris la pièce, l’ai observée, puis j’ai répondu d’un ton d’évidence : « Ah ! les éléphants ? » Et en effet, ces pièces-là avaient une forme d’éléphant – assez sommaire j’en conviens.
J’ai toujours eu l’impression que les choses contenaient un sens caché, une énigme qu’il fallait percer. Internet a été un outil providentiel dans mon existence. Le monde réel, tangible étant incompréhensible (puisque j’y voyais partout des éléphants), j’ai pensé que je trouverais toutes les réponses aux questions que je me posais dans ce territoire virtuel et mystérieux qui s’était ouvert. Très vite, j’ai pris l’habitude de taper des mots clés de façon compulsive dans Google. Tout dans ma vie était susceptible de me conduire à la barre de recherche et il me semblait que c’était toute ma vie, son sens, que j’allais y déceler. Cette quête sans fin ni objet m’a peu à peu donné le sentiment que je m’étais dissoute dans une masse virtuelle. J’ai parfois l’étrange impression qu’Internet m’a remplacée.
Quand les réseaux sociaux sont apparus, j’ai espéré trouver une issue concrète à ce sentiment. J’allais me mettre en scène devant le monde entier et le monde entier pourrait enfin constater ma singularité. Hélas, j’ai très vite été saisie d’un ennui vertigineux. J’ai cette fois eu l’impression de devenir un yaourt dans un hypermarché, à devoir me vendre. L’acheteur, face à une masse aussi vaine qu’insipide, voit immédiatement son jugement entravé, la vente échoue.
Je passe pourtant des heures dans cette caverne, à m’extasier sur les uns ou les autres que je ne connais pas, à l’instar de cet incroyable youtubeur que je prends un plaisir inexplicable à regarder jouer à Animal Crossing – ce jeu qui reproduit à l’infini le modèle de société dans lequel on vit. Je n’ai jamais pu dire qui était le plus fou des deux. Lui qui s’imagine en concombre de mer devant des millions de gens, ou moi qui le regarde. Au moins, lui, il est devenu la nouvelle coqueluche du cinéma d’auteur, les producteurs ayant compris que le nombre de ses abonnés présageait du nombre d’entrées en salle.
Je n’ai jamais su me vendre. Pas plus que m’inventer une vie. J’aimerais bien jouer cette comédie moi aussi, mais quelque chose résiste. Les autres en revanche m’apparaissent toujours flamboyants. Leurs joies, leurs peines, leurs outrages, sont partagés avec une telle évidence, le nombre de leurs followers semble croître à l’échelle si bien ficelée de leur récit qu’il m’est impossible de ne pas croire à l’invention de leur réussite. En comparaison de cette vie fièrement brandie, j’ai le sentiment que je ne vis rien, ni bonheur ni blessure, rien qui me scandalise ou m’amuse. Je suis fade. Derrière mes écrans, je n’ai plus ni corps ni discernement, et par conséquent rien à dire non plus. Quand j’ajoute un « j’aime », ce n’est pas par conviction, mais plutôt parce que ne pas le faire me donne le sentiment d’être plus creuse encore. Je like pour exister, pour ne pas signer ma complète disparition.
Je m’étais crue spéciale, les réseaux virtuels m’ont appris que je n’étais pas plus spéciale que tous les autres qui sentent en eux une identique particularité et ne voient en moi qu’une autre parmi les autres.
Je m’apprête à refermer mon ordinateur lorsqu’un nouveau mail m’arrive. Le petit tas que je suis frémit légèrement lorsque je lis le nom de son expéditrice, Victoire. Il y a un mois que je ne l’ai pas vue. La dernière fois, c’est quand elle est venue à la dernière représentation d’une pièce dans laquelle je jouais et que la production, faute de public, avait dû arrêter. « Mais quel gâchis ! » avait-elle dit. Avant d’ajouter : « Il faut qu’on te trouve un rôle à ta mesure. »

Extraits
« Ce soir, je suis gonflée. De toute façon Ophélie ma vue. Et elle s’avance vers moi. Ses escarpins Louboutin fendent le salon, puis la grande entrée de son appartement haussmannien. Sur son pantalon en cuir noir elle porte un débardeur beige qui fait trembler ses seins. Ophélie arbore sa féminité comme un cow-boy parade avec son holster. Elle m’impressionne. Comme m’impressionnent tous ceux qui comme elle ont l’arrogance de leur classe et cette certitude de posséder une place dans le monde. Elle fait partie de ces bulldozers qui traversent la vie sans jamais regarder sur les côtés. Elle compte parmi les winners, les rapides, les puissants, capables de comprendre et d’embrasser le monde d’un seul coup d’œil et d’en conclure, toujours, qu’ils avaient donc raison.
Ophélie possède toutes les réponses à des questions que de toute façon elle ne se pose pas. » p. 93

« GRILLE D’ÉTÉ DE FRANCE CULTURE
«Les rencontres insolites de Richard Gaitet» Jeu et enjeux de l’adaptation
— Au fond l’adaptation, c’est une clé. Elle doit ouvrir un ou plusieurs des aspects du texte. Ici principalement: le rôle en grand de Tatiana, sa métamorphose. Si la clé fonctionne, elle ouvre le texte dans toutes ses dimensions, et même, le transcende. Le texte alors se renouvelle, déploie ses propres possibilités, s’alimente, se régénère. Et c’est là que quelque chose de magique se produit: le texte s’ouvre à la rêverie, il devient vivant et a envie de s’exprimer encore et encore sur lui-même. Générateur de son propre discours, il n’a qu’une hâte: se raconter, se confier, et plus rien n’existe que ce vaste champ où le lecteur aime flâner et se perdre, rencontrant, dans sa végétation et ses recoins, mille vérités sur lui-même.
— Vous êtes en train de donner une définition de la littérature.
— Oui, Richard. Peut-être. » p. 167

À propos de l’auteur
ARDITI_Rachel_©_Celine_NieszawerRachel Arditi © Photo Céline Nieszawer

Rachel Arditi naît à Paris dans une famille d’artistes. Après une formation de pianiste à l’École Normale de Musique de Paris, puis une maîtrise de lettres modernes à Paris VII, Rachel Arditi devient comédienne.
Au théâtre, elle joue sous la direction de Pauline Bureau, Julie Brochen, Léna Breban, Adrien de Van… Elle tourne régulièrement pour le cinéma et la télévision (notamment avec Mia Hansen-Love, Marina de Van, Patrice Leconte…). En 2017, avec Justine Heynemann, elle adapte Les petites reines de Clémentine Beauvais. Le spectacle est nommé aux Molières.
D’autres collaborations suivent avec la même metteuse en scène : l’adaptation de Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (créé en janvier 2022 au Théâtre Paris-Villette), et deux créations — Lenny, au théâtre du Rond-Point, spectacle sur Léonard Bernstein, et Comment nous ne sommes pas devenues célèbres, une création originale écrite à quatre mains sur l’histoire des Slits, premier groupe punk féminin né à Londres en 1976, et qui verra le jour au printemps 2023.
Ces multiples expérimentations autour des textes la conduisent peu à peu vers la littérature. J’ai tout dans ma tête (2023) est son premier roman.

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Qui tu aimes jamais ne perdras

BAUER_qui_tu_aimes_jamais_ne  RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Chloé à l’époque romaine, Haedwig au Moyen-Âge, Isabel au moment de l’âge d’or d’Amsterdam, Nikolaï en Russie au tournant du XVIIIe siècle, Henry dans la campagne anglaise un demi-siècle plus tard et Marcel dans une tranchée durant la Grande Guerre vont tous faire une rencontre qui va changer leur vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Six romans en un

Quelle prouesse! Nathalie Bauer a réussi le tour de force de raconter six histoires situées à des époques différentes en changeant à chaque fois de style. Le tout rassemblé autour des forces de l’esprit. Érudit, ensorcelant, magnifique!

C’est l’égide de Sénèque et avec Chloé, esclave affranchie, que s’ouvre ce superbe roman. Nous sommes à l’époque de Néron, au moment où les apôtres commencent à diffuser la pensée chrétienne. Chloé est musicienne et rencontre un soir Corvus, qui entend percer avec sa poésie satirique. En s’entraidant, ils vont réussir à développer leur art et leurs connaissances, de plus en plus conscients de la puissance des forces de l’esprit.
C’est cette même puissance qui va entraîner Haedwig dans son couvent de la contrée de Winterthur en 1322. La jeune fille y est cloîtrée après un accident de cheval qui a coûté la vie à son frère. Au fil des ans, elle parvient à s’émanciper de son travail de copiste pour se frotter aux idées qu’elle calligraphie, mais aussi à celles qu’un prédicateur vient leur dispenser.
L’ambiance à Amsterdam, en 1658, est beaucoup plus frénétique. La cité, qui vit son âge d’or, est désormais la première puissance commerciale au monde. On y suit Isabel Gomez, la riche épouse d’un marchand juif, au moment où elle se rend chez Rembrandt pour que l’artiste la portraitise. De leurs échanges, la jeune femme sortira forte de nouvelles convictions et d’un message que l’artiste a subrepticement placé sur le ruban qu’il a fait figurer en bas de sa toile: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras».
C’est en 1795 dans la région de Nijni Novgorod que se poursuit le roman, au moment où un pèlerin vient demander l’hospitalité sur sa route qui le mène auprès d’un starets qui doit l’éclairer. Nikolaï Mikhaïlovitch, le fils de l’aristocrate chez lequel le visiteur a débarqué, est subjugué par cet homme ayant choisi de se dépouiller pour mieux accueillir les idées nouvelles et décide de le suivre dans son périple. Mais la contrée n’est pas sûre et, au moment de toucher au but, les hommes sont attaqués par des bandits.
Pour le dernier récit, nous nous dirigerons dans la campagne anglaise, et plus précisément dans le Wessex en 1852. Henry vient d’apprendre qu’il héritait d’une petite fortune, un manoir et une immense exploitation agricole. Un peu à regret, il quitte Londres, son métier d’enseignant et de journaliste et part prendre possession de son héritage en compagnie de sa mère et de sa sœur. Quand l’un de ses chevaux se brise la cheville, on fait appel à une rebouteuse, Drusilla Trendle. Qui va sauver l’animal et bouleverser Henry. Dès lors, il n’aura qu’une envie, se rapprocher d’elle.
C’est aussi un appel pressant auquel va répondre Marcel dans sa tranchée de la Hunding-Stellung. Persuadé que Lily le réclame, il déserte le front et retourne chez lui. Au terme du voyage, il va comprendre le caractère très particulier de son intuition.
Si ce roman tient du prodige, c’est d’abord parce qu’il rend un double hommage à la littérature. Chaque histoire y est racontée avec un style différent. On y retrouve par exemple la patte des sœurs Brontë ou le souffle d’un Dostoïevski. Et le lien entre ces histoires, c’est à chaque fois l’idée que l’esprit défie le temps dès lors que les mots sont posés sur le papier. «Copier et recopier les œuvres, relater leur existence» leur conférera l’immortalité. Ajoutons qu’à ce brillant exercice de style vient s’ajouter une éblouissante plongée dans les tréfonds de l’âme. Il n’y a alors qu’à se lancer porter et transporter…

Qui tu aimes jamais ne perdras
Nathalie Bauer
Éditions Philippe Rey
Roman
304 p., 22 €
EAN 9782848769844
Paru le 5/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Se peut-il que l’amour s’achève avec la mort ? Persuadés qu’il est au contraire infini, les deux amants Chloé et Corvus font le serment, au Ier siècle, de se retrouver dans la succession d’existences que tout individu, veulent-ils croire, est amené à vivre. Mais sauront-ils se reconnaître sous des apparences différentes, tandis que le hasard les réunit du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, dans la bibliothèque d’un couvent dominicain ; au cœur du quartier juif d’Amsterdam ; parmi les forêts des environs de Nijni Novgorod ; sur la lande du Wessex ; ou encore à proximité du front au cours de la Première Guerre mondiale ?
Ce voyage à travers les siècles, qui emporte le lecteur, est aussi un puissant hommage à l’amour tantôt charnel, tantôt spirituel, ou encore fraternel, que connaissent les deux personnages principaux de rencontre en rencontre. Tout en abordant sur le mode romanesque le thème de la transmigration des âmes, Qui tu aimes jamais ne perdras offre, au fil de ces histoires qui n’en forment qu’une, à la fois des variations stylistiques inattendues et un vibrant éloge de la littérature, du rêve et du pouvoir de l’imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Quotidien du médecin

Les premières pages du livre
« Prologue
I. Ici commence l’histoire de Chloé, affranchie, et de Marcus Valerius Corvus, citoyen romain, contée par la première afin que perdure le souvenir de leur vie commune. Toi qui t’apprêtes à la lire, sois indulgent ; si je vis encore, ne me cherche pas querelle : je n’ai point l’ambition d’égaler nos littérateurs, qu’ils soient petits ou grands. Si, en revanche, je ne suis plus, dispense ma mémoire de tes sarcasmes. Ouvre plutôt les portes de ton esprit, transporte-toi par la pensée en la sixième année du règne de Néron, où tout a débuté, dans cette cité de l’Empire que ses habitants ne se soucient guère de nommer, comme si elle était l’unique au monde, représente-toi ses sept collines, en particulier l’une d’elles qu’on appelle l’Aventin et, à son sommet, la demeure d’un patricien – Maximus, le fils de mon ancien patron, si tu tiens à connaître son nom. Car c’est chez lui que tout s’est noué, plus exactement dans le triclinium où j’avais coutume de m’exhiber au cours d’un intermède, comme c’est souvent le cas lors des dîners auxquels il convie ses amis et ses clients.

II. Ce jour-là des équilibristes avaient d’abord égayé l’assemblée en sautant dans des cercles enflammés, suivis par des danseuses qui se prétendaient originaires de Gadès et ne l’étaient sans doute pas. Les remplaçant sur l’estrade, j’avais comme à l’accoutumée déroulé à la cithare les airs et les chants qui avaient bâti ma renommée et que Maximus, je le dis sans vantardise, ne se lassait pas d’écouter depuis l’époque où son père m’avait achetée – je devais avoir dix-sept ans –, aimée et bien traitée, puis affranchie par une nuit où il avait cru mourir de maladie. J’achevais ma prestation quand un jeune homme au teint mat et aux cheveux très noirs s’approcha ; planté devant moi, au pied des marches, il m’observa un moment avant de me demander si je pouvais avoir l’obligeance de rester à ma place.

III. Montrant les tablettes qu’il avait à la main, il m’expliqua ensuite qu’il allait lire des poèmes de sa composition. « Des poèmes satiriques, précisa-t-il. Je te serais reconnaissant de bien vouloir les agrémenter de quelques notes de musique. Acceptes-tu ? » Puis, comme si la mémoire lui revenait soudain : « Je me nomme Marcus Valerius Corvus. » Il garda la mine sombre tandis que je me présentais à mon tour, et je pensai qu’il redoutait le jugement que les clients et les amis de Maximus formeraient à propos de ses vers. J’aurais voulu l’inviter à ne pas s’en soucier, à ne songer qu’à son art, mais rien, pas même l’expérience que j’avais de cette sorte d’exhibitions durant lesquelles le plaisir des libations et des mets l’emportait sur toute autre chose, ne m’autorisait en ce moment précis à lui livrer le moindre conseil. Je ne me doutais pas que, par mon acquiescement, je scellais aussi notre future association.

IV. Oui, car, au terme de cette cena, il tint à me raccompagner au logement que j’occupais à flanc de colline, alors qu’il habitait lui-même bien plus loin, dans la VIe région, m’apprit-il. Et, pendant que nous marchions – j’avais décliné sa proposition de porter ma cithare, me contentant de lui en confier le baudrier –, il voulut m’ouvrir son cœur, fort affligé par la froideur que l’assistance avait réservée à ses poèmes. Il me raconta qu’il avait quitté sa Bétique natale quelques mois plus tôt pour tenter sa chance dans la capitale de l’Empire, suivant en cela l’exemple de l’illustre Lucius Annaeus Seneca, originaire comme lui de Cordoue. Le philosophe et son neveu, le poète Marcus Annaeus Lucanus, avaient eu du reste la bonté de l’accueillir à son arrivée, ajouta-t-il, et il comptait sur leur amitié pour l’introduire à la Cour où ils se mouvaient à leur aise, l’un étant le conseiller du Prince, l’autre son ami depuis l’enfance.
Remarquant le sourire qui m’échappait, il me pria de lui en dire la raison ; or il m’eût fallu, pour cela, souligner sa naïveté, curieusement développée chez un homme de son âge – il avait vingt-deux ans – et peut-être responsable du peu de succès que rencontraient les vers qu’il composait à l’enseigne de la satire, ce dont je n’avais point envie.

V. Pour une raison que j’ignore, je l’avais toutefois déjà pris en amitié et je répondis volontiers à ses questions, d’autant que j’étais satisfaite de la vie qui était la mienne depuis que je tirais directement profit de mes multiples talents après en avoir fait bénéficier contre mon gré le souteneur auquel le père de Maximus m’avait achetée. Il poussa une exclamation en m’entendant nommer Antioche, la ville de Syrie où j’étais née, et se montra déçu que j’en eusse peu de souvenirs, ce qui était pourtant normal, puisque j’en avais été arrachée dans l’enfance. Cependant je me trahis en lui livrant trop de détails et il lui fut facile de comprendre que j’étais son aînée de plusieurs années, différence non négligeable chez une femme ordinaire et davantage chez une courtisane. Entre-temps nous avions atteint mon logis, et je l’invitai à me suivre : il savait maintenant qu’on m’avait enseigné, peu après mon arrivée dans la Ville, non seulement la musique et la danse, mais aussi l’art d’aimer.

VI. Nous ne dormîmes guère cette nuit-là, que nous passâmes en partie à nous étreindre, en partie à deviser. Je m’enhardis à lui dire en effet que, si ses épigrammes n’avaient pas obtenu le succès désiré, c’était sans doute parce qu’elles manquaient du mordant nécessaire. « Comment cela ? » s’exclama-t-il en se redressant, preuve que ma réflexion l’avait piqué. Je lui distribuai alors quelques caresses et, grâce à l’excellente mémoire dont j’ai toujours joui, lui donnai des exemples, au mot près, de ce qu’il avait lu et de ce qu’il aurait été plus inspiré d’écrire. Il se dérida peu à peu et, comme je multipliais les vers, en vint même à éclater de rire. « Où as-tu entendu ces poèmes ? interrogea-t-il enfin. Par Pollux, ils sont excellents ! Je veux m’entretenir avec leur auteur dès que possible. » Je souris en mon for intérieur avant de répondre : « Il n’y a là rien de plus facile. Il est ici, devant toi. »

VII. Il lui fallut un certain temps pour se résoudre à l’évidence, ce qui se produisit lorsque j’eus improvisé des vers où figuraient nos prénoms, ainsi que des détails particuliers glanés au cours de nos ébats. Pourtant, dès que je les eus prononcés, le silence s’abattit sur la chambre à la place des cris d’admiration qu’une telle révélation eût à mon humble avis mérités. Sans me démonter, j’expliquai que ma fréquentation des hommes m’avait offert une longue liste de leurs manies visibles en public comme en privé, au point que j’avais décidé de les dépeindre, à mon seul usage, par les mots railleurs ou osés qu’il avait entendus. Corvus parut réfléchir un moment, ce que l’obscurité m’empêchait toutefois de vérifier, puis il me demanda l’autorisation de consulter mes tablettes une fois le jour venu.
« Quand le jour se fera, répondis-je, tu verras de tes propres yeux qu’il n’y a pas une seule tablette dans ce logis. Les vers que j’ai déclamés reposent dans l’écrin de ma mémoire, d’où je les tire et où je les range à loisir. » C’est ainsi que je lui proposai un marché : « Je te réciterai tous mes poèmes, anciens et récents, mieux, je t’autoriserai à les utiliser pour ton propre compte à la condition que tu m’enseignes l’art de lire et d’écrire. » Ce pacte devait être à son avantage, parce qu’il l’accepta sur-le-champ ; il multiplia ensuite les caresses et voulut reprendre nos jeux.

VIII. Notre projet fut mis à exécution sans délai, en dépit des obligations que Corvus affrontait une bonne partie de la journée. Car, s’il était issu de la même province que le grand Sénèque, il avait un rang bien moins élevé, ce qui l’obligeait à courir dès le point du jour de patron en patron pour recevoir les sportules et tenter d’obtenir, à la faveur de l’inclination que Néron professait pour les arts, le soutien dont d’illustres poètes avaient bénéficié sous le règne d’Auguste. Après avoir gravi et dévalé les pentes de l’Aventin, du Caelius, de l’Oppius ou des Esquilies, il poussait parfois jusqu’à la porte Colline, le Janicule et autres régions éloignées, pour retourner dans le centre de la Ville et recommencer, ce qui l’épuisait malgré sa jeunesse. En effet, ses visites ne se résumaient pas à l’habituelle salutation matinale : il se voyait contraint d’apparaître aux côtés de ses divers patrons à toutes sortes de cérémonies, aussi bien publiques que privées, ou encore aux bains, et, pour leur plaire, de consacrer des vers à des événements ou des êtres si insignifiants que c’en était humiliant.
« Comprends-tu ce que cela signifie ? Je n’ai jamais assez de temps pour rimer comme il se doit ! » se plaignait-il, avant de se pencher sur mon épaule et de m’indiquer en soupirant comment manier efficacement le stylet et retranscrire dans la cire des tablettes les vers que je lui livrais. Et quand l’impatience le gagnait, il ajoutait, mauvais : « Pourquoi tiens-tu donc tant à lire et à écrire ? Tu sais compter, cela te suffit bien ! » Il n’en était rien : l’écriture m’apporterait bien plus que le calcul, je le savais. Mais je ne me formalisais pas de ses éclats : étant d’un naturel aimable, il les regrettait très vite et me couvrait alors de baisers. La poésie agissait, elle aussi : pareille à un philtre, elle tissait de mystérieux liens entre nos cœurs et suscitait dans nos esprits assez d’émulation pour que nous trouvions du plaisir à composer des vers ensemble tout en buvant du vin miellé.

IX. Lorsque j’eus recouvert de poèmes un nombre suffisant de tablettes, nous décrétâmes qu’il convenait d’en donner une lecture publique. Celle-ci eut lieu dans une salle attenante au portique d’Octavie, garnie par nos soins de banquettes et de sièges de location ; il avait également fallu payer et rédiger les invitations où figuraient des vers choisis pour l’occasion, engager quelques individus de bel aspect – non les misérables « mangeurs de bravos » habituels – qui applaudiraient, le moment venu.
À l’écart, dans la salle comble où avaient notamment afflué les poètes peu fortunés qui avaient coutume de s’y réunir et d’autres bien plus illustres – tels que Lucain et Perse –, ainsi que deux ou trois patrons de Corvus qui se prenaient pour des littérateurs, j’assistai discrètement au triomphe de mon bien-aimé. Je fus fort aise de voir un large sourire éclairer son visage tandis qu’on se précipitait pour le féliciter et je souhaitai que ce nouveau masque s’y imprimât, remplaçant la grimace amère que j’y lisais trop souvent à mon goût. Quand, enfin, nous nous retrouvâmes seuls, il tint à me redire que son succès était aussi le mien et proposa de mentionner nos deux noms sans distinction sur les rouleaux qu’il ne manquerait pas de faire exécuter. À cette époque déjà, je n’avais pas ce genre de vanité et je déclinai son offre sans aucune arrière-pensée.

X. Le lendemain, nous allâmes acheter de quoi produire une dizaine de rouleaux, puisque Corvus comptait adresser ses vers non seulement à ses amis poètes, mais aussi à quelques puissants afin que, les vantant autour d’eux, ils leur garantissent la renommée. Nous nous entendîmes avec un dénommé Fannius Sagax, qui avait mis au point, à force de polissages, un papyrus que privilégiaient les écrivains de la Ville, et engageâmes un copiste recommandé pour son habileté et sa célérité. Mon écriture était encore trop hésitante pour ce genre de besogne, mais je possédais d’autres arts et je m’offris de représenter en tête du texte le volatile qui, par sa couleur, avait valu à mon bien-aimé son surnom, ce que ce dernier accepta volontiers. Comme j’hésitais à tourner mon oiseau vers la droite ou vers la gauche en raison des présages que certains lisaient dans la direction de son vol, il rétorqua qu’il s’agissait là de superstitions idiotes et me taquina un peu. J’optai de mon propre chef pour le côté droit, un choix qui se révéla dans un premier temps erroné, à moins qu’il ne confirmât justement l’opinion de Corvus.

XI. En effet, malgré ce premier succès, son existence ne s’améliorait guère, puisqu’il récoltait, pour tous lauriers, des toges ou des manteaux neufs donnés par ses patrons, ainsi que la possibilité de séjourner dans des villas à la campagne où composer son œuvre en toute tranquillité. Il aspirait à bien d’autres faveurs, par exemple à celles dont son cher Lucain jouissait auprès de l’empereur, qui venait de lui octroyer la questure et l’augurat, malgré son jeune âge, même si, dans le secret de notre alcôve, il accusait le neveu de Sénèque de fouler aux pieds son immense talent pour flatter un prince coupable de matricide – tout le monde savait, prétendait-il, qu’Agrippine ne s’était pas percée d’un poignard, comme Néron l’avait écrit au sénat, mais qu’elle avait été bel et bien assassinée. Face à son amertume, je regrettais parfois de l’avoir secondé dans son entreprise.

XII. J’ignore ce qu’il serait advenu de notre amitié sans l’événement qui se produisit quelque temps plus tard. Un soir où je rentrais chez moi après m’être exhibée dans la domus de Maximus avec ma cithare, je trouvai Corvus couché et apparemment endormi. Intriguée, je m’approchai et constatai, à la lumière du jour finissant, qu’il était blessé au visage. L’exclamation qui m’échappa le réveilla et, se redressant, il me dit, tout exalté : « Ne crains rien, ce n’est pas grave ! Ou, plutôt, c’est la bonne fortune ! Laisse-moi t’expliquer. »
Et il raconta. Alors qu’il traversait le Transtevere, vers la deuxième heure, après avoir rendu sa visite du matin à l’un de ses patrons, il avait été victime d’un accident. Il était en effet si bien absorbé dans ses pensées qu’il n’avait pas remarqué le convoi d’ouvriers qui jaillissait d’une rue et il s’était heurté à une poutre avec une telle violence qu’il avait perdu connaissance. Quand il avait repris ses esprits, il était allongé sur des sacs de jute à l’intérieur d’une vaste pièce et entouré d’étrangers qui le scrutaient d’un air soucieux. L’un d’eux, accroupi, lui nettoyait le visage à l’aide d’un linge qu’il trempait dans un bassin rempli d’un liquide vinaigré. Voyant que Corvus revenait à lui, il l’avait interrogé, sans doute dans le dessein d’évaluer son état, et ce en employant l’idiome des Grecs. Tous les autres s’étaient ensuite présentés, et peu à peu la situation s’était éclaircie : ces gens-là, des marchands de toile, avaient assisté à l’accident et transporté le blessé dans leur entrepôt voisin, non sans avoir chargé un enfant d’aller chercher leur ami Lukas, médecin.

XIII. « Après avoir nettoyé ma plaie, Luc l’a enduite d’un onguent, puis il m’a bandé le bras et m’a aidé à me lever. Nous avons ensuite devisé un moment, plus confortablement assis. Il est originaire d’Antioche, comme toi, et a pour maître un mage, ou peut-être un philosophe, un certain Paulus, dont il a vanté l’enseignement avec respect et amitié. Si ce Paul est à sa ressemblance, il doit valoir la peine de faire sa connaissance. »
Comme la nuit était tombée à notre insu tandis que Corvus dévidait son récit, j’allumai une lampe à huile et l’approchai. Le spectacle que je découvris à sa lumière me stupéfia : malgré la vilaine blessure qui l’abîmait, son visage était empreint d’une étrange et inédite beauté. Je m’interrogeai un moment sur ce phénomène, mais la disparition de l’amertume qui avait trop longtemps durci les traits de mon amant me comblait à tel point que j’évitai de m’attarder sur ces pensées.

XIV. Dès le lendemain Corvus regagna le Transtevere, où il rencontra le philosophe dont le médecin lui avait parlé, comme il me le rapporta ensuite. Originaire de Tarse, le dénommé Paul avait été arrêté à Jérusalem sous la fausse accusation de sédition et, ayant fait valoir sa condition de citoyen romain, conduit dans la Ville pour y être jugé. Comme on l’avait autorisé à vivre dans un logement gardé par un soldat jusqu’à la date de son procès, il y recevait membres de sa famille, amis et élèves, servi par un esclave et assisté de « collaborateurs » au nombre desquels le médecin figurait en tant que secrétaire. Surtout, il y livrait son enseignement à propos d’un Galiléen du nom de Khristos qui lui était apparu en songe alors que lui-même persécutait ceux des juifs qui l’adoraient. « Cet enseignement, Chloé, se résume à l’agapè, l’amour inconditionnel, uniquement à cela. Et ce ne sont pas de vaines paroles, tu devrais voir les prévenances que ces gens ont les uns pour les autres, quelle que soit leur condition ! » conclut Corvus.

XV. Je les vis quelques jours plus tard, tandis que nous nous unissions au petit groupe qui remplissait la pièce principale : patriciens, affranchis et esclaves, citoyens romains et étrangers, hommes et femmes, non seulement se côtoyaient sans distinction de rang, mais aussi se montraient aimables les uns envers les autres en s’appelant « frère » ou « sœur », comme s’ils étaient du même sang. Au milieu d’eux se tenait un quinquagénaire de taille moyenne au crâne chauve et à la longue barbe grise de stoïcien en qui je reconnus le Paul que Corvus m’avait dépeint. Il nous invita à prendre part à leur repas, alors que les membres de la petite assemblée nous accueillaient chaleureusement.
Quand nous fûmes tous installés, il prononça des bénédictions et partagea le pain, puis nous commençâmes à manger, servis tantôt par l’un, tantôt par l’autre, en dépit de toute règle de préséance. Remarquant ma stupeur, le dénommé Luc m’expliqua que les lois du monde n’étaient pas en vigueur au sein de la maisonnée : « La seule juridiction que nous reconnaissons est celle de l’Esprit », dit-il d’une façon énigmatique. N’osant pas poser trop de questions, je m’abandonnai à la gaieté de cette tablée, que la frugalité du repas, dont étaient absents vin et viande, n’entamait pas.

XVI. Puis Paul reprit la parole pour expliquer à l’intention de Corvus et de moi-même en quoi consistait le culte de ce Christ, qu’il appelait aussi Yeshoua et qualifiait d’« Oint du Seigneur ». Il parla d’une ancienne et d’une nouvelle alliance, de la Loi et des prophètes, et d’autres sujets obscurs avec une ferveur que je n’avais encore vue chez personne et qui, à elle seule, aurait persuadé quiconque de la véracité de ses dires, par exemple de la « grâce », terme étrange qu’il employait fréquemment à propos de son dieu. Ce Seigneur, Yahvé, était bien plus généreux que les divinités romaines, crus-je deviner, car il offrait aux hommes son propre « royaume », s’unissait volontiers à eux par l’esprit et, chose extraordinaire, leur rendait la vie après la mort. Il évoqua également les dissensions qui secouaient les diverses maisonnées, constituées de juifs, de prosélytes et de païens, ainsi qu’un certain Siméon, un autre prédicateur, qui avait été le compagnon de Yeshoua pendant plusieurs années et qui était lui aussi de passage dans la Ville. Enfin il pria une femme de lire la lettre qu’il avait rédigée à l’intention d’une autre communauté, ce qu’elle fit aisément après s’être couvert la tête. Je l’écoutai, bouche bée : voilà donc à quoi servait également l’écriture, me dis-je, et je me félicitai de posséder désormais cette connaissance.

XVII. C’est ainsi que nous entrâmes dans la maisonnée, dont les membres semblaient rivaliser pour prêter secours à l’un ou l’autre, en particulier le patricien Quintus et sa femme Tulla, les plus riches d’entre nous, même si la vraie richesse, répétait Paul, était bien différente de celle à laquelle nous étions habitués. Ces doubles sens m’avaient d’abord surprise, puis je m’accoutumai à la métaphore au point de la chercher dans tous les discours, dans toutes les épîtres, au grand amusement de Corvus. En vérité, une espèce de souffle s’était emparé de nous, une force qui nous rendait toute chose facile, une joie que nos patrons et connaissances ne manquaient pas de remarquer et dont ils cherchaient les causes là où elles n’étaient pas, par exemple dans notre extérieur ou dans la qualité de la lumière qui nous éclairait.
Il me semblait aussi que nous nous aimions davantage, d’un amour plein, entier, et plus seulement comme des amants. Corvus, surtout, avait changé. Désormais peu enclin à railler autrui dans des épigrammes, il s’essayait à l’élégie, genre qui, à vrai dire, lui convenait davantage ; quant à moi, j’abandonnai la profession de courtisane pour me consacrer au seul art de la musique et m’essayai dans le secret à composer des hymnes. De ma cithare, j’avais toutefois ôté la petite statuette en ivoire qui ornait son montant droit, de crainte que mes nouveaux amis, devant qui j’en jouais lors de nos réunions, en particulier pour agrémenter la lecture des psaumes, ne la prissent pour une idole, car elle représentait le satyre Marsyas, pendu par les bras à un arbre, subissant le châtiment d’Apollon, qu’il avait osé défier en un concours musical. Me défaire de mes atours ne me causa point de peine : je n’avais plus à séduire qui que ce fût, seul Corvus m’importait.

XVIII. Les mois passaient. Paul fut libéré de sa prison et contraint à l’exil. Au cours des deux années qu’avait duré son séjour à Rome il avait livré de multiples enseignements et tenté d’unir toutes les communautés en un seul « corps », comme il le disait au grand dam de certains, aussi fûmes-nous nombreux à être tiraillés entre la satisfaction et la peine, à l’annonce de ce verdict. Il nous réunit une dernière fois et nous promit de revenir en nous invitant à lire ses épîtres anciennes, comme celles qu’il nous enverrait d’Ibérie, puisque telle était la destination de son voyage. Enfin, après nous avoir tous étreints comme de petits enfants, il partit en compagnie de Luc vers ces terres lointaines.

XIX. Nous nous retrouvions désormais chez Quintus et Tulla, dont la belle demeure, située sur les hauteurs du même quartier, était assez vaste pour contenir notre maisonnée. Ensemble, nous nous remémorions les dires de notre maître, en mettant toujours plus d’ardeur à nous dépouiller de ce qu’il appelait « le vieil homme » en nous, soit un être soumis aux seules lois du monde. Ce n’était pas toujours chose aisée, car le monde se rappelait à nous de multiples façons. En cette huitième année du règne de Néron, en effet, l’ascendant que le préfet du prétoire Tigellinus prenait sur l’empereur se substituait à celui de ses deux conseillers et, Burrus mort, Sénèque avait demandé à se retirer de la Cour. Était-ce la disgrâce de son oncle, ou la jalousie de l’empereur, qui s’essayait lui aussi à la poésie ? Au même moment, Lucain, qui venait de publier les trois premiers livres d’une grande et magnifique épopée intitulée La guerre civile, fut frappé de l’interdiction de publier ses vers et de parler en public. Il n’y avait pire condamnation pour un poète, estimait Corvus, qui s’efforçait de réconforter son ami par de nombreuses visites.

XX. Parce qu’il nous était permis de parler librement, Corvus évoquait devant Lucain l’enseignement que nous avions reçu : mieux que le stoïcisme, qui prônait également le dépassement des vains désirs et des biens transitoires, il lui avait en effet permis de se détourner de la popularité et des honneurs, si bien qu’il lui arrivait aujourd’hui de rire de son ancien attachement. Or Lucain semblait avoir égaré toute philosophie et même toute raison : il était tant à sa colère qu’il fallait d’abord s’employer à l’apaiser avant de pouvoir débattre avec lui – en particulier de l’illusion dispensée par ce monde qui vous glorifiait un jour et vous foulait aux pieds le lendemain. Ou encore de la nécessité de bouleverser l’ordre établi, ce que le poète, quoique bienveillant envers ses esclaves, refusait, jugeant même cela dangereux. Mais toujours il paraissait heureux de nous accueillir dans sa demeure où, pour égayer l’atmosphère, j’interprétais avec sa femme, la belle Argentaria Polla, des mélodies anciennes et nouvelles, puisqu’elle était versée non seulement dans la poésie, mais également dans la musique.

XXI. Avec le temps de la disgrâce s’était ouverte l’ère de la suspicion et de la peur, que vinrent bientôt attiser les meurtres de plusieurs sénateurs et même d’Octavie, l’épouse du Prince, lequel avait réclamé, murmurait-on, qu’on lui présentât leurs têtes coupées. Je m’en rendais bien compte lors des banquets où j’étais encore engagée pour ma musique et mon chant : ceux des puissants qui se voyaient relégués, à tort ou à raison, dans le camp de l’ennemi murmuraient, l’air sombre, au lieu de rire, et souvent on apprenait que l’un d’eux avait brusquement fui Rome pour sa villa à la campagne dans l’espoir de ne pas être inquiété. Arguant de sa maladie, Sénèque avait quant à lui abandonné la Cour, bien que l’empereur se fût opposé à sa retraite, et gagnait fréquemment ses domaines, à quelques milles de la Ville.

XXII. Corvus et moi séjournâmes dans l’un d’eux, à Nomentum, l’été de la disgrâce et le suivant, à l’invitation de Polla qui espérait que ce cadre bucolique ainsi que la présence – certes intermittente – de son oncle finiraient par étouffer la fureur de son époux. Éloignés du vacarme et de l’agitation de la Ville, ces lieux étaient en effet si paisibles que j’avais, pour ma part, le sentiment d’entendre pour la première fois le chant des oiseaux, le murmure des ruisseaux, ou le bruissement du blé et de la vigne agités par le vent.
En proie à ce ravissement, je disais à Corvus que nous devrions nous établir ensemble dans un endroit de ce genre, mais il riait et me traitait gentiment de sotte : comment y subsisterions-nous, lançait-il, puisque nous avions l’un comme l’autre besoin d’un auditoire appréciant les arts que nous pratiquions ? « Nous pourrions vivre simplement, apprendre à travailler la terre », rétorquais-je. Il riait encore et objectait que l’avenir était dans le cœur vibrant de l’Empire, que nous le devions aussi à nos « frères » du Transtevere, et, comme j’étais attachée à lui tel du lierre à un arbre, je finissais par céder, l’interrogeant plutôt sur ce qu’il avait appris de Sénèque lors de leurs rares entretiens.

XXIII. Du philosophe, qui préférait apparemment converser avec sa propre personne qu’avec les autres, je ne vis que l’éclat des yeux un soir où je m’étais égarée dans sa demeure. Assis sur une banquette, il semblait si inerte, si raide, que je l’aurais sans doute cru mort s’il n’avait justement ouvert les paupières et posé son regard sur moi. La force qu’il dégageait, en dépit de son corps éprouvé par la maladie et l’abstinence, me frappa à tel point que cette image se grava dans mon esprit, tout comme le sentiment que j’éprouvai alors. Maintenant que le temps a passé et que d’autres malheurs sont advenus, je comprends qu’il attendait déjà la mort.

XXIV. Nous étions à Nomentum l’été où la Ville prit feu. Sans tarder, Corvus et Lucain voulurent y retourner afin de mettre en sécurité ce qu’ils avaient de plus précieux – en particulier leurs écrits – et de porter secours à ceux de nos proches qui s’y trouvaient encore. Je demeurai auprès de Polla non seulement pour lui tenir compagnie, mais aussi parce que nous ignorions si nos logements tenaient encore debout : le feu, qui avait débuté dans les parages du Grand Cirque, rapportait-on, s’étendait à toute allure aux autres régions.

XXV. Une étrange période s’ouvrit alors. En l’absence de Sénèque et de Pompeia Paullina, sa femme, Polla se consacrait au rôle de maîtresse de maison, accueillant notamment des connaissances et des parents qui fuyaient Rome pour des villas voisines ou venaient demander l’asile. Tous peignaient des scènes de terreur, de destruction et de mort qui tiraient aux enfants des pleurs et réduisaient au silence le reste de leurs auditeurs. Pour étouffer mon inquiétude, je me réfugiais dans la bibliothèque, une vaste pièce entièrement garnie de casiers et d’armoires, mais dépourvue du luxe que j’avais vu, par exemple, chez Maximus sous forme de rayonnages en thuya et en ivoire ou de portraits d’auteurs. Les œuvres y étaient classées selon qu’elles étaient écrites en grec ou en latin, et regroupées d’après leur genre, m’avait expliqué le secrétaire, un grammairien qui avait manifesté une légère surprise lorsque je l’avais prié de m’indiquer les textes auxquels son maître était le plus attaché ou qu’il consultait volontiers. Avec des gestes mesurés, il avait ensuite réuni sur la table des rouleaux et des codex, avant de m’inviter à m’asseoir et de m’offrir de quoi noter, ce dont mon excellente mémoire me dispensait.

XXVI. C’est de là, Lecteur, que date la familiarité que j’ai acquise avec la langue, ne t’étonne donc plus de me la voir manier comme si je la pratiquais depuis l’enfance. Grâce aux leçons de Corvus, j’étais en effet en mesure de lire sans effort le latin comme le grec, et je lus tout mon saoul dans la bibliothèque de Sénèque, aidée par le grammairien, prompt à éclaircir pour moi tel ou tel point. Quand je m’interrompais, ivre de savoir, je me surprenais parfois à rêver à ce qu’aurait été mon existence si j’étais née, comme Polla, dans une noble famille et avais reçu l’instruction qui était la sienne. Certes, c’étaient là des pensées infécondes, parce qu’il est impossible de retourner en arrière, mais peut-être pouvais-je espérer en une autre vie, une vie successive, où je bénéficierais de tous ces dons. N’était-ce pas ce que Sotion, l’un des maîtres de Sénèque, voulait dire en affirmant, à la suite de Pythagore, que les âmes passent de corps en corps après la mort ? S’il était dans le vrai, alors la vie ne prenait jamais fin, ce que Paul soutenait, du reste, en d’autres termes.

XXVII. Au bout de quelques jours Lucain réapparut, aussi furieux qu’aux premiers temps de sa disgrâce, bien que sa demeure eût été épargnée par le feu, ce qui n’était pas le cas de la mienne – ni d’une grande partie de la Ville, d’ailleurs, puisque seules les quatre régions les plus éloignées du centre avaient résisté à la puissance de l’incendie. Dans les flammes, raconta-t-il d’une voix rauque, avaient péri des milliers d’habitants, mais aussi d’irremplaçables chefs-d’œuvre de l’art, des bibliothèques entières, des sanctuaires et jusqu’aux pénates, englouties avec le temple de Vesta. Pendant que tout cela s’envolait en fumée, ajouta-t-il, on aurait vu Néron chanter et jouer de la cithare en haut d’une tour placée dans les jardins de Mécène, et le bruit courait qu’on avait allumé le feu sur son ordre. « Bien sûr, c’est cela ! Il a brûlé la Ville pour la reconstruire à sa guise, étendre ses jardins, étendre ses palais, ne le comprenez-vous pas ? » s’exclama-t-il, tandis que Polla le dévisageait, effarée.

XXVIII. Quand il se fut un peu calmé, je le questionnai à propos de Corvus. Il me répondit que celui-ci était resté à Rome afin de prêter secours à ceux qui avaient tout perdu dans l’incendie ; installé chez certains de nos amis, au Transtevere, l’une des quatre régions que les flammes n’avaient pas touchées, il me faisait dire d’attendre son retour, ou un message qui m’inviterait à le rejoindre. Je compris qu’il se trouvait auprès de Quintus et de Tulla, et cela me rasséréna un peu, même si je demandai de quoi mon bien-aimé vivrait, maintenant que ses patrons avaient presque tous quitté la Ville et qu’il y avait tant de destructions autour de lui. Lucain éclata alors d’un rire amer, presque fou. Il y aurait d’innombrables éloges à écrire pour honorer les défunts ! s’exclama-t-il, avant de se retirer : il avait l’intention de composer un libelle à propos de l’incendie, et tant pis s’il avait l’interdiction de le divulguer ou de le lire en public. Du reste, Néron passerait comme ses prédécesseurs, probablement assassiné.

XXIX. De ce qui s’ensuivit jusqu’à ce jour où j’écris, je me rappelle surtout la fureur du poète que plus rien, ni l’amour de sa femme, ni la sagesse que son oncle lui avait inculquée, ni même la logique – pourquoi Néron aurait-il allumé un incendie qui avait détruit les objets qu’il aimait ? objectait en effet Polla – ne parvenait à apaiser. Il semblait lui-même consumé par un feu, un feu mauvais, bien différent de celui qui animait Corvus quand je le retrouvai dans le campement du Vatican où il prêtait main-forte aux sans-logis qui y avaient afflué. Les visages si semblables des deux amis s’opposaient à présent, telles les deux faces d’une pièce de monnaie qu’on a lancée très haut et qui retombe en tournant sur elle-même, tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière, selon une trajectoire inéluctable. »

Extraits
« XXXIII. Je restai auprès de Polla quelque temps encore: avec Maximus, rentré de villégiature après l’été, elle était la seule personne qui me fût familière dans cette ville où les quelques chrétiens rescapés se terraient. C’est elle qui me souffla, un soir, entre les larmes, qu’il existait peut-être un moyen de ramener à la vie nos bien-aimés: «Copier et recopier leurs œuvres, relater leur existence, leur rendre justice par les paroles et par l’écrit. Ainsi Néron passera, oui, mais eux demeureront dans le panthéon des Arts.» Une autre forme d’immortalité? J’y songeai toute la nuit, incapable de m’endormir, et, lorsque les premières lueurs du jour vinrent éclairer ma table, je me mis à écrire. » p. 34

« Une beauté, Une chasseresse, Telle est donc celle que le peintre a vue derrière mon apparence? Tandis que, tout à la surprise, je fais réflexion, une particularité attire encore mon attention. Au bas de la peinture, cachés dans un repli du manteau, sur ce qui m’est d’abord apparu tel un ruban, on peut Lire en tournant la tête les mots: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras». À qui s’adresse donc cette phrase? À ceux qui verront la peinture après moi, aux membres de ma famille, afin qu’ils ne m’oublient pas, une fois que j’aurai péri? Ou plutôt à ma personne? Et si c’est à ma personne, est-ce lui,
Rembrandt van Rijn, que je ne perdrai jamais? Croit-il donc que nous nous reverrons un jour, malgré son refus dernier de me recevoir? Le veut-il? Est-ce par conséquent une promesse? Les doigts pressés contre mes lèvres, je pleure et je ris tout à la fois. » p. 120-121

À propos de l’auteur
BAUER_Nathalie_DRNathalie Bauer © Photo DR

Traductrice de l’italien, docteur en histoire, Nathalie Bauer a publié six romans: Zena (JC Lattès, 2000), Le feu, la vie (Philippe Rey, 2007), Des garçons d’avenir (Philippe Rey, 2011), Les Indomptées (Philippe Rey, 2014), Les complicités involontaires (Philippe Rey, 2017) et Qui tu aimes jamais ne perdras (2023). (Source: Éditions Arléa)

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En rangeant la maison de sa grand-mère décédée, Camille découvre des photos et des lettres et décide de prendre la plume pour raconter la vie de ces femmes qui l’ont précédée. Un projet soutenu par sa fille Jeanne et par son mari, même si ce dernier entend profiter du talent de son épouse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

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Quatre générations d’amoureuses

Marie-Virginie Dru nous offre un second roman-gigogne. Autour de la biographie de ses aïeules, elle nous raconte le parcours de la romancière face à son manuscrit, face à ses enfants et face à son mari. Une habile construction, une ode à la liberté.

Camille, la quarantaine, mariée et mère de deux filles, vient de perdre sa grand-mère. Après les obsèques et surtout après avoir vidé l’appartement de son aïeule et y avoir trouvé de nombreuses photos de famille ainsi que des lettres, elle décide de prendre la plume pour lui rendre hommage, ainsi qu’à la lignée qui l’a précédée. «Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde.»
Voici donc Henriette qui renaît sous sa plume. «Née en 1879 à Alger, elle arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.» Devenue une belle jeune femme, elle va faire tourner les cœurs et se marier trop vite, car c’est avec son amant Pablo qu’elle va vivre la vraie passion. Mais à la veille de fuir avec le bel Espagnol, un accident va la défigurer. Elle renonce alors à son projet et suit son mari du côté de Narbonne. Entre temps, elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte et va mettre au monde l’enfant de sa liaison extra-conjugale. La fille illégitime va alors devenir la «marque de fabrique» de la famille durant trois générations. Après Henriette, Odette puis Annette feront de même.
Pour Camille, il n’est pas question de juger ce faux pas, tout au plus y voit-t-elle des femmes qui ont eu l’envie de vivre pleinement leur vie, des femmes libres. C’est en tout cas ainsi qu’elle entend raconter ces vies et les transmettre à ses filles Louise et Jeanne.
La romancière a eu la bonne idée d’insérer dans son roman des extraits du journal intime de Jeanne, ce qui permet au lecteur de découvrir l’ambiance au sein de la famille quand elle découvre son projet d’écriture. Si sa fille est partagée parce qu’elle comprend vite que cette activité n’est pas neutre et que sa mère s’y investit au point de négliger ses enfants, elle y voit aussi un effet-miroir pour sa propre passion, la danse. Comme sa mère, elle s’investit à fond pour progresser jour après jour au sein de l’école des petits rats de Nanterre pour pouvoir être acceptée à l’Opéra.
En revanche son mari, journaliste dans un grand quotidien, y voit une sorte de concurrence déloyale. Après tout, c’est à lui d’écrire un roman, de compléter ses reportages et interviews par la publication d’un livre. Alors, il félicite son épouse, souligne combien les extraits qu’il a pu lire lui plaisent. Et cherche comment il pourrait détourner ce projet à son profit.
Comme dans son premier roman, Aya, Marie-Virginie Dru raconte l’histoire d’une femme qui cherche à se forger un destin et qui, pour cela, doit se battre et se délester du poids qui pèse sur ses épaules. Mais pour cela Camile a des alliées, ses aïeules qui désormais l’accompagnent et la rendent chaque jour plus forte. C’est aussi ça, la magie de l’écriture !

Playlist du livre
Y’a de la joie, Charles Trenet, 1936
Sous les jupes des filles, Alain Souchon, 1993

Déjeuner en paix, Stephan Eicher, 1991
Il venait d’avoir 18 ans, Dalida, 1973

Fascination, Pauline Darty, 1904
Je m’suis fait tout petit devant une poupée, Georges Brassens, 1956
Allô maman bobo, Alain Souchon, 1978
Dans la vie faut pas s’en faire, Maurice Chevalier, 1921
Qui c’est celui-là ?, Pierre Vassiliu, 1973

Premier rendez-vous, Danielle Darrieux, 1941

Ne me quitte pas, Jacques Brel, 1959
Mais je l’aime, Grand Corps Malade, 2020
Il suffit de presque rien, Serge Reggiani, 1968

Boum, Charles Trenet, 1938
Heroes, David Bowie, 1977

Regarde le vent
Marie-Virginie Dru
Éditions Albin Michel
Roman
272 p., 21,90 €
EAN 9782226474421
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ainsi qu’à Nanterre. On y évoque aussi des séjours du côté de Narbonne, un week-end à Dinard et des vacances à La Baule.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au lendemain de la mort de sa grand-mère, tandis qu’elle feuillette de vieux albums de famille, Camille se met en tête de retracer la lignée de ses aïeules, des femmes libres et extravagantes, « toujours sur leur trente et un, élégantes, coquettes, bavardes, indisciplinées, des gigolettes qui se balançaient en dévoilant leurs genoux et en profitant de la douceur du jour ».
Chaque nuit, au fil de sa plume, elle puise son inspiration dans ce passé triste et joyeux, exhume des secrets bien gardés et fait revivre quatre générations d’amoureuses qui n’ont pas hésité à braver les interdits de leur temps.
Mais c’est compter sans son époux, qui ne supporte pas de voir sa femme écrire et s’épanouir…
Avec l’écriture tendre et veloutée qui a séduit les lecteurs d’Aya, Marie-Virginie Dru dévoile les plaisirs et les blessures de l’amour en ressuscitant une dynastie de femmes au destin romanesque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Publik’Art
Actualitté (Zoé Picard)
Le livre du jour (Frédéric Koster)
Blog Les billets de Fanny
Blog T Livres T Arts
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Blog Pause Polars
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Blog Fabie Reading

Les premières pages du livre
Prologue
Notes sur les articles 311 et 312 du Code pénal :
« Il y a abus de confiance quand une personne s’approprie un bien que lui a confié sa victime. Cela peut être une somme d’argent, une marchandise ou une œuvre. Aucune poursuite légale ne pourra être engagée pour l’abus de confiance entre époux.
Le vol entre époux n’est pas reconnu. Un époux peut, par exemple, partir du domicile conjugal en emportant tous les biens qu’il souhaite. »

PREMIÈRE PARTIE
LES ÂMES FLÂNANTES
Un rêve impossible
Camille termine de préparer sa prochaine visite. Elle regarde par la fenêtre et, à l’aide de ses doigts, commence à compter. Bientôt sept ans qu’elle promène des petits groupes dans les méandres d’un Paris mystérieux. Guide conférencière, un travail à mi-temps, et à mi tout court, comme le lui fait souvent remarquer Raphaël qui trouve que sa femme a trop de temps libre. « Juste un hobby, dit-il. D’ailleurs, elle ne pourrait pas en vivre, ou alors à moitié. Et encore ! »
Il ne croit pas si bien dire. Camille a si souvent l’impression de vivre à moitié, dans l’à-peu-près. Presque quarante ans, ni jeune ni vieille, un entre-deux tiède. Une vie où rien ne dépasse. Parfois Camille voudrait retrouver cet âge où tout semble possible, où le moyen n’existe pas. Ce temps de l’insouciance où l’on peut refaire le monde, partir sur un coup de tête et dormir jusqu’à pas d’heure. Oui, retourner en arrière : « S’il vous plaît, on peut recommencer, je n’étais pas prête ! » Trop tard, les jeux sont faits. Les habitudes ordonnent les jours. C’est comme ça !
Elle regarde l’heure sur son portable, se lève d’un bond. Sans vérifier son reflet dans le miroir, elle attrape sa veste et claque la porte. Louise doit l’attendre, planquée à deux rues de son école. Pour Camille, comme pour tant de mères, ses filles sont ses trésors. Jeanne et Louise, douze et quatorze ans, petites et grandes, gentilles et méchantes, courageuses et velléitaires, des paradoxes ambulants. En dévalant la rue à toute allure, elle ne pense plus à rien, pas même à son nouveau projet. Son livre. Depuis qu’elle a perdu sa grand-mère il y a un peu moins de trois mois, elle ressent le besoin d’écrire. Un premier mot hésitant, comme le pied qu’on trempe dans l’eau froide sans être sûr de vouloir plonger… puis une foule de mots qui s’agitent telle une guirlande, et des phrases qui s’assemblent presque par magie. Pourtant, écrire lui avait toujours semblé un rêve impossible.
Depuis trop longtemps, Camille enfouit ses tristesses et ses peurs. Devant Raphaël et leurs amis, elle cherche ses mots et n’arrive pas à terminer ses phrases. Alors elle se tait, mine de rien. Elle ne se serait jamais crue capable de transcrire toutes ces contradictions qui l’habitent. Découvrir que l’écriture peut devancer sa pensée la grise.
Presque chaque nuit, elle quitte son lit en prenant soin de ne pas réveiller son mari. Elle rejoint sa lignée maternelle, sa plume parle pour elle. Elle s’amuse, s’étonne. Parfois même, elle pleure. Et c’est doux de retrouver ainsi sa grand-mère dont elle refuse de se séparer.
Tout a commencé le jour de son enterrement.

Celle qui fut
Y’a d’la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Dans le ciel par-dessus les toits
Partout y’a d’la joie
C’était en plein hiver, un jour glacial. Pendant la messe, Camille n’avait pas pleuré. Pas une larme. Serrée contre ses cousins, elle chantait avec eux en fixant la lumière colorée qui perçait les vitraux de l’église Sainte-Clotilde, pour ne pas se noyer dans la tristesse des ombres grises. Son frère accompagnait les chants à la guitare, en gardant les yeux fermés. Leur grand-mère était morte, et ils célébraient à leur manière la joie qu’elle leur avait léguée.
Puis ils avaient regagné leurs rangs pour s’agenouiller sur les prie-Dieu. Mathilde, la mère de Camille, était assise devant elle, recroquevillée dans son chagrin, elle était redevenue une petite fille qui cherche sa maman. Camille a posé une main sur son épaule. À travers le tissu de sa veste, elle sentait ses os qui tremblaient. Autour d’elles, tout s’est accéléré. Les témoignages remplis d’amour et de souvenirs, les prières, les chants, l’encens et toujours la petite flamme rouge, témoin d’une présence improbable. Pendant que le prêtre parlait de résurrection, le regard de Camille est tombé sur une statue de la Vierge qui, pour la consoler, lui présentait son Enfant.
Sa fille Jeanne s’était placée près de l’autel pour dire une prière. Derrière son pupitre, elle se tenait très droite dans sa robe rose pâle, et lisait un texte de sœur Emmanuelle. Son timbre enfantin avait sorti Camille de ses rêveries. Comme un souffle, la voix de Jeanne faisait vaciller les cierges. Les mots remplissaient le silence, quelques reniflements s’accrochaient aux mouchoirs. Quand la cérémonie a pris fin, Camille a retrouvé sa fille dans l’allée centrale et s’est appuyée sur elle, de peur de s’écrouler.
Dehors, elles ont plissé leurs yeux rougis, aveuglées par le soleil. On venait les embrasser, les réconforter, les féliciter pour cette messe et aussi pour avoir si bien chanté. « Y’a d’la joie », fallait oser quand même ! Des mines contrites qui forçaient leur tristesse et des accolades remplies de compassion. Tous ceux qu’on aime et tous les autres, éclairés par la lumière crue de décembre.
Camille a filé en douce avec sa famille pour suivre le corbillard qui roulait à toute allure. Surtout ne pas louper la dernière heure. Dans l’allée du cimetière, ils se sont groupés autour du cercueil. Jeanne a chuchoté à l’oreille de sa mère qu’elle savait que bonne-maman n’était pas dedans. « Sa maison c’est là-haut, tu sais, avec les anges et les étoiles. »
Calée entre sa mère et ses enfants, Camille était comme un arbre. Plantée. Et ses idées, pareilles aux feuilles, flottaient dans l’air glacial. Puis ses deux filles ont rejoint leurs cousins en sautillant, illuminant cet instant de leur jeunesse frivole. Bonne-maman aurait adoré ! Elle n’aimait que les rires et la gaieté, les couleurs claires et les jardins fleuris.
Des messieurs avec des têtes d’enterrement se sont approchés pour la déposer au fond du trou, sa dernière demeure. On a jeté des fleurs comme autant de baisers. « Regardez le nuage tout rose juste au-dessus de nous, c’est elle ! Elle nous sourit… » Et, telle une vague, les cous se sont tendus vers le ciel qui s’embrasait, puis se sont courbés vers la petite fille blonde comme l’aurore qui le pointait du doigt, seule à avoir vu ce signe qu’il ne fallait pas rater. Des larmes brouillaient la vue de Camille et, à ce moment seulement, elle a pleuré sur tout ce qui nous échappe. Sur tout ce qui nous quitte à jamais.
Puis ils sont repartis par la grande allée, et Camille s’est arrêtée devant une tombe en granit noir qui trônait au-dessus des autres. Sa stèle, représentant un immense escalier donnant sur une porte entrouverte, semblait monter jusqu’au ciel. Attirée par la force qui s’en dégageait, elle s’est approchée pour lire l’épitaphe gravée en lettres d’or : « Pour celle qui fut tout mon bonheur ». Ces mots l’ont bouleversée, l’amour pouvait régner sur la mort, une passion pouvait être infinie. Cet amour-là, auquel elle rêvait depuis toujours.
En rejoignant Raphaël, elle a glissé sa main dans la sienne. Il l’a serrée si fort qu’elle s’est sentie rassurée.

Photos sépia
Quelques semaines après, il a fallu déménager l’appartement de bonne-maman. En arrivant devant chez elle, Camille, par réflexe, a failli sonner. Elle ne pouvait pas croire que sa grand-mère ne serait plus jamais là pour l’accueillir.
Son chat avait pris sa place. Sur le coussin brodé, il avait enfoui sa tête sous ses pattes pour ne pas voir ce qui se passait. Puis il s’était mis en boule, pendant que Mathilde, plus orpheline que jamais, tournait en rond dans l’appartement. Elle s’affairait, ordonnait, triait, étiquetait ce qui avait été la vie de sa mère. Le commissaire-priseur devait passer le lendemain pour mettre un prix sur ces meubles qui furent les témoins de ses jours. Ses petits-enfants avaient déjà choisi l’objet, le bibelot chargé de souvenirs qu’ils emporteraient chez eux. Afin que leur grand-mère continue à les protéger. Chaque recoin était imprégné de sa présence et son parfum flottait encore dans l’escalier de son immeuble.
En voyant sa mère si pâle, Camille craignait qu’elle ne s’effondre au beau milieu des objets autour desquels elle s’affairait. Son oncle était assis derrière un bureau, il remplissait de la paperasse, téléphonait, organisait. Il avait l’air d’un vieil enfant trop sérieux. Dès que sa bonne-maman, au sourire aussi large que le cœur, lui revenait à l’esprit, Camille s’efforçait de retenir ses larmes. Sa grand-mère lui avait enseigné la légèreté, la gourmandise, la joie. C’était à elle qu’elle se confiait, elle qui comprenait mieux que personne ses secrets d’adolescente.
Annette avait toujours été gaie, rose et parfumée. Une grand-mère aussi soyeuse que ses foulards. Aujourd’hui, par son absence, elle devenait pesante pour la première fois.
Camille s’était lovée dans un coin pour trier les albums photos. Il y en avait plusieurs piles, agglutinées derrière le canapé. Beaucoup étaient déchirés à force d’avoir été feuilletés. Elle connaissait par cœur les plus récents. Ceux avec ses filles, avec leurs cousins. Dans d’autres, un peu plus anciens, se succédaient des images témoins de son enfance. Camille avait du mal à se reconnaître dans cette ado au regard intransigeant. Où était-elle passée ? Les dîners de Noël où ils sont tous réunis et les montagnes de cadeaux sous le sapin qui touche le plafond. Les mines réjouies des enfants devant les beaux paquets qu’ils n’osent pas ouvrir. Ces instants magiques qui ne reviendront plus. Cette grand-mère était leur Mère Noël, impossible d’y croire sans elle.
Les photos changent de saison, et voilà des plages remplies de châteaux de sable, de mines barbouillées de chocolat et de pique-niques joyeux. La Baule, Saint-Aubin, Chassignol, les maisons passent comme les années. Tout se mélange.
Camille se sentait alourdie par ces morceaux de vies qui s’étalaient sous ses yeux. Elle classait les albums en fonction de ceux qui y figuraient, et de l’époque où les clichés avaient été pris. Certains remontaient à très loin. L’un d’eux, qui semblait dater de Mathusalem, s’était ouvert tout seul. Camille a senti un appel. Des photos sépia représentant d’autres plages, d’autres visages, des femmes en robe longue protégées par leurs ombrelles. Des regards profonds qui semblaient l’interroger. Des enfants appuyés sur de grandes pelles avec des rubans plein les cheveux. Des scènes joliment cadrées, des perrons accueillants et des pergolas débordant de glycines. Quelques instants de bonheur dans des sentiers aujourd’hui disparus. Dans les photos de famille, on n’immortalise que le meilleur, pour laisser une trace des beaux jours. Qui étaient ces aïeules qui prenaient vie dans ces souvenirs muets ?
Certains visages lui revenaient en mémoire. Elle avait tout de suite reconnu les yeux pétillants d’Odette, son arrière-grand-mère. Si jolie sur cette image où elle est déguisée en fée. Au bas de certaines photos, des prénoms, des lieux et des dates l’aident à se faufiler dans le passé de ces inconnus qui étaient pourtant ses ascendants. Ce moustachu en redingote à l’œil polisson, Narbonne, 1921, c’était qui ? Camille avait commencé à imaginer, à rêver. À force de remonter le temps, elle ne l’avait pas vu filer. Installée confortablement dans le canapé, elle feuilletait cette succession d’univers désuets avec la sensation d’épier des existences. Les photos se décollaient de leurs pages pour lui raconter une histoire étrange et familière. Elle était curieuse d’en savoir plus sur ces gens qui tous avaient un lien avec elle. Leurs expressions avaient été fidèlement conservées, imprimées, collées, avant de tomber dans l’oubli.
Ce déjeuner sur l’herbe avant la disette. Cette parade dans un chariot avant la guerre. Cet enfant qui sourit juste avant d’être mis au coin. Cette femme entourée qui sera un jour abandonnée. Camille avait l’impression de faire leur rencontre, il ne leur manquait que la parole. Elle aurait voulu entendre leurs voix, découvrir leurs intonations, leurs accents, leurs murmures. Un brouhaha envahissait son cerveau au moment où la sonnerie d’un portable la ramena au présent. En levant la tête, elle a soudain remarqué les murs du salon vidés de leurs tableaux. Des rectangles clairs comme des fantômes faisaient ressortir la peinture défraîchie. Ce spectacle lui arrachait le cœur, la mettait face à ce qui s’efface. Ce qui passe. Ce qui ne reviendra jamais. Comment prolonger le souvenir de ses aïeux ? Elle a reposé les albums, décidée à ne pas perdre cette mémoire. L’idée de son livre s’était enclenchée.
Un peu partout dans la pièce assombrie, plein de petits tas. Des lots prêts à partir pour les enchères. Le seul à ne pas avoir changé de place, c’était le chat. Toujours en boule sur son coussin, il a relevé la tête en jetant un regard hautain. Puis il s’est remis à ronronner et a replongé la tête sous ses pattes, sûrement pour aller retrouver sa maîtresse.

Jours de visite
Les jours se suivent, les nuits s’écrivent. Sa plus jeune fille sautille pendant que l’autre s’évade dans son monde d’ado. Camille planifie ses journées en attrapant les heures au vol, elle file sa vie à toute allure. Des cernes fanent ses yeux, on ne voit que le bleu limpide de ses pupilles.
Deux fois par mois en moyenne, il y a les visites qu’elle organise. Il lui faut au moins une semaine de recherches pour s’imprégner du coin de Paris sur lequel elle a jeté son dévolu. Sa méthode est toujours la même. D’abord elle se perd dans les rues du quartier. Elle frôle les vieilles pierres, pousse les portails entrouverts à l’affût de secrets. Ensuite elle fouille dans ses livres, sur Internet et déniche les histoires insolites qui se sont déroulées dans ces lieux. Allongée sur son lit, elle griffonne sur ces existences passées en se transportant des siècles en arrière.
Les jours de visite, elle attend les participants le ventre un peu noué. Le rendez-vous est à quatorze heures pile. Ils sont en général une quinzaine, majoritairement des femmes. Deux ou trois hommes s’immiscent timidement, ce sont souvent les plus attentifs. L’excursion peut débuter. Camille déambule sur les trottoirs en se tenant bien droite, serrée de près par son groupe. Elle fait de grands gestes en parlant haut et distinctement, elle embarque son escadrille dans un voyage à travers le temps.
Puis vient la nuit… elle émerge de ses rêves, et, sur la pointe des pieds, quitte les ronflements de Raphaël pour retrouver ses feuilles. Les phrases s’enchaînent, Camille dérive, amarrée à son stylo. Elle laisse l’écriture voguer au fil de sa pensée, et s’aventure sur des sentiers inexplorés pour laisser ses mots dépasser les lignes.
Ses héroïnes sont Henriette, Odette, Annette. Dans l’ordre, son arrière-arrière-grand-mère, son arrière-grand-mère et sa grand-mère ! Ses idées s’ordonnent en prenant forme. Elle se sent reliée à une force étrange qui prend racine au creux de son ventre, dans ses souffrances et dans son passé. Comme si elle essorait son âme de profondeurs insoupçonnées. Elle voudrait comprendre ce qui se transmet d’une génération à l’autre, ce qui l’a fabriquée. Beaucoup de ce qui nous constitue vient de si loin. Nous héritons d’une mémoire dont il faudrait pouvoir s’alléger pour échapper à ce qui se répète à travers les générations. Cette mémoire, elle a décidé de l’explorer.
Un rayon de soleil filtre sous la porte, les ombres se déplacent, le jour se lève. Camille va cacher les feuilles qu’elle vient de noircir dans un placard de la cuisine. En revenant dans le couloir, elle jette un coup d’œil au miroir devant elle. Ses cheveux ébouriffés tombent sur son front et ses yeux luisent dans la pénombre. Elle se sourit avant de réendosser son rôle de mère, et tape aux portes : « Allez, les filles, c’est l’heure ! »

Jeanne
Un pas devant l’autre. Surtout pas marcher sur les lignes. Sauter dans les carrés, jouer à la marelle sur le trottoir. C’est mieux dehors, parce que chez moi, il y a cette odeur de trop, trop chaud, trop serré, trop je sais pas quoi, mais trop. Comme elle dit tout le temps ma grande sœur. Trop…
Je n’ai pas touché une seule ligne avec mon pied, trop forte. Pourtant y’a trop de gens autour, bon j’arrête de dire trop, ils me bousculent… un peu, avec leurs grands sacs.
Ah ! cet air dans ma tête, lalalalala, j’ai envie de faire un entrechat. Je suis forte en entrechats, je saute, mes pieds tourbillonnent et vraiment c’est mon rêve d’être un rat d’opéra. Un rat qui aime les chats ! Je veux absolument, énormément, incroyablement, plus que tout au monde entier, devenir danseuse étoile, être tout là-haut avec des fleurs dans les bras. Papa, il ne croit pas que j’y arriverai. Pourtant j’ai été admise à l’école de danse de l’Opéra, c’est ma première année, je suis en sixième division. Mon papa m’appelle sa rate, mais il préférerait que j’arrête de voler sur mes jambes toute la journée et que je retombe enfin sur terre. Il dit des choses, mais elles passent au-dessus de ma tête comme si c’étaient les flèches d’un Indien qui ne saurait pas viser.
Ma sœur, elle me demande toujours : « Tu préfères papa ou maman ? » C’est bête comme question ! Mais j’hésite pas : maman, elle est belle et si douce. Son seul défaut, c’est qu’elle ne voit que ce qu’elle veut, elle ne voit que ce qu’elle aime. On dirait qu’elle filtre les mochetés pour y mettre sa lumière. Elle est naïve. Pas comme moi ! J’ai une loupe dans ma tête, je ressens tout, jusqu’au bout de mes doigts que je tends si loin pour pouvoir tout attraper, même ce que l’on ne voit pas : les battements de cils, les ronds de fumée dans le ciel, les bulles de savon transparentes, les toiles d’araignée planquées dans les coins. Je m’étends en étoile de mer et je vais jusqu’à l’océan infini… Je me faufile, je me glisse partout. Je ne veux surtout rien rater. D’ailleurs ça m’énerve quand on parle dans mon dos. J’ouvre bien mes écoutilles, et j’arrive toujours à entendre ce que je ne devrais pas.
Maman, ma maman sur la terre comme au ciel, elle ne s’en doute pas, mais elle a besoin de moi. Pour l’aider à voir, à savoir. Tiens, je suis déjà arrivée à mon école de ballet. C’est à Nanterre, c’est un peu loin pour y aller, je suis obligée de prendre le RER. À chaque fois c’est pareil quand j’arrive, mon cœur bat fort, il cogne à l’intérieur comme s’il voulait sortir, ce n’est pas parce que j’ai couru, c’est juste parce qu’il aime tellement ce moment-là… Et les après-midi, après les cours barbants de maths ou de français, je suis trop heureuse de me retrouver dans la salle immense toute recouverte de glaces ! Mon cœur m’accompagne, il suit la musique, me donne le rythme et fait des claquettes. Je me sens Marie pleine de grâce.
Je cours vite vers la salle Lifar, je vais encore être en retard. « Bonjour, madame Platel, oui je me dépêche ! » J’accroche mon sac, je remets mon cœur à sa place… et sur la pointe de mes chaussons, j’entre dans mon royaume ! Me voilà !

Les failles
Camille est partie à pied de chez elle, c’est le premier jour du printemps, les arbres bourgeonnent de promesses et un soleil frais l’accompagne. En remontant la rue Saint-Jacques, elle songe aux cycles de la vie, à ceux des saisons, au temps qui file.
Elle s’est retrouvée allongée sur une table au centre d’une petite pièce sombre. Ça sent comme à l’église. C’est son amie Dorothée qui lui a conseillé ce praticien. Les premiers instants, elle se demande ce qu’elle fait là. Puis elle décide de jouer le jeu et ferme les paupières pour être plus réceptive. Deux mains s’agitent autour de son corps pour repérer les failles et les désaccords qui en perturbent l’harmonie. Elle commence à ressentir une profonde léthargie qui l’extrait peu à peu de ce lieu. Par moments, une chaleur diffuse l’envahit et ses pensées flottent en apesanteur. Des images, des réminiscences viennent de loin, pour s’enfuir tout aussi vite. Le va-et-vient des mains et les mouvements de l’air qui l’accompagnent la bercent, un ruban se déploie dans les recoins les plus profonds de ses cellules. Pour alléger ce qui l’étouffe. Des nœuds, des précipices.
Ses veines palpitent en cadence et Camille imagine un chef d’orchestre qui coordonnerait son corps avec sa baguette. Sous cette impulsion, son enfance lointaine a surgi comme la lave d’un volcan qui l’envelopperait. Une sensation à la fois brûlante et réconfortante. Ses épaules tressautent dans la vague qui l’enroule et la submerge. Marée haute, le soleil n’est pas loin, c’est triste et doux, ses larmes coulent pour laisser sortir de son cœur l’océan qui l’inonde. Des pleurs sans tristesse mouillent ses joues, c’est comme une pluie d’été. Des bouffées de son passé transformées en gouttes salées pour nettoyer ses plaies. Pleurer ne lui a jamais semblé aussi approprié. Des larmes serpillières pour étancher ses paniques.
Quand le magnétiseur lui dit qu’il va se placer derrière sa tête pour communiquer avec ses aïeules, Camille n’ose plus respirer. Elle éprouve une crainte irrationnelle face à tout ce qu’elle garde en elle. Son cœur cogne dans sa poitrine, comme une requête. Mais l’homme est déjà en résonance, ses doigts s’incrustent dans son cerveau, ses paumes sont brûlantes.
Le silence est devenu tellement profond que Camille croit entendre des voix qui viennent de très loin. Il suffit d’écouter.

Jeanne
Stop, la barrière est fermée. La petite dame très maquillée sort de sa guérite et, avec une démarche de paresseux, s’avance pour la relever. La gardienne du cimetière des Batignolles, je lui souris avec respect. C’est pas rien de passer sa vie près des tombes et d’être responsable de la frontière qui sépare les vivants des morts. C’est pour ça qu’elle m’impressionne dans son uniforme bleu, avec sa casquette et ses paupières très bleues aussi. Schtroumpfette de la mort.
« S’il vous plaît, madame, une pelle et un arrosoir. » Elle me répond mollement, comme si chaque mot venait de l’autre monde : « Sers-toi, tu les remettras où tu les as pris… » Je prends vite mon barda, oui bien sûr madame, je ne vais pas les garder pour moi, qu’est-ce qu’elle croit, et je file bien vite entre les lignes délimitées des enterrés.
J’écoute fort le silence, il prend toute la place. Maman marche près de moi sans faire de bruit. On vient ici pour voir Annette, sa grand-mère qui est morte juste avant Noël. Mon arrière-grand-mère à moi. Je vais rendre belle sa tombe, je ramasse les fleurs fanées, je plante des petites pensées, elles sont jolies comme tout. Je pense à elle qui n’est évidemment pas en dessous de tout ça, mais en dedans de moi ou alors là-haut avec les étoiles, les nuages, les anges posés dessus et tout le tralala ! Oui, tout est dans le ciel, je le regarde toujours, c’est pour ça qu’on dit que je suis tête en l’air.
Je parle à ma bonne-maman, je sais que la mort c’est pas ne plus exister, c’est au contraire être là, partout avec moi, en moi, je sens son amour qui me frôle. Un arbre très grand est penché au-dessus de sa tombe, je retrouve dans ses branches le sourire qu’elle avait quand j’arrivais chez elle. Elle me préparait toujours mon déjeuner préféré, la salive dans ma bouche rien qu’à y penser, et l’odeur du chocolat qui se mélangeait à son parfum, c’était comme entrer dans le jardin le plus beau du monde. Son gros chat se frottait à mes jambes, je goûtais les délices du mercredi en ronronnant avec lui.
Elle est juste là. Pour toujours. Elle me chuchote des mots avec les ailes d’un oiseau, ou bien dans le vent et les feuilles qui s’échappent en flottant, parfois aussi dans les pas des gens, alors je ferme les yeux pour mieux la retrouver. C’est notre secret, j’adore ce qu’on ne voit pas, ce dont on doute. Les racines des arbres, qui leur permettent de parler entre eux, et qu’on devine sous l’herbe, l’empreinte de la mer qui donne ses rides au sable mouillé, et j’adore aussi me réveiller la nuit et ne pas être certaine que le jour va se lever. Même l’angoisse qui me serre le cœur quand maman n’est pas rentrée et que j’imagine tout plein de choses, c’est bizarre mais j’aime aussi. J’aime ne pas être sûre d’être amoureuse un jour. J’aime être certaine de rien, pour garder la surprise. J’aime les points d’interrogation.
Je ne comprends pas pourquoi les grands veulent tout savoir, tout connaître, tout planifier. Rien ne se passe jamais comme on croit. Je préfère douter de tout, mais je suis quand même sûre d’une chose. Mourir, ce n’est pas la fin, mais la suite. C’est ma seule certitude.
Maman me dit qu’il faut déjà rentrer. On se retourne en même temps pour saluer la tombe si gaie maintenant, avec ses fleurs roses et violettes, on dirait qu’elle rit. La lumière humide glisse sous les arbres et les pierres tombales se dressent comme des soldats au garde-à-vous, les feuilles tourbillonnent dans les allées vides. Les mots d’amour gravés dans la pierre parlent doucement de la vie qui s’en va.

Les loyautés invisibles
Elles très fières
Sur leurs escabeaux en l’air
Regard méprisant et laissant le vent tout faire
Elles dans l’suave
La faiblesse des hommes elles savent
Que la seule chose qui tourne sur terre
C’est leurs robes légères
Pour raconter une histoire, il y a forcément un point de départ. D’abord la mort de sa grand-mère, les albums photos… Et les mains du magnétiseur qui sont venues fortifier ce qui s’ébauchait en elle. Camille se souvient de ses mots pendant la séance : « Elles sont toutes là, si nombreuses, elles vous écoutent et sont très joyeuses. Elles vous laissent les rênes. Rassurez-vous, vous serez aussi libre qu’elles, vous leur ressemblez. Votre grand-mère aussi est là, elle ne veut pas se retourner, mais elle est avec vous. Comme une ombre qui vous accompagne. Toutes ces femmes sont fières de vous et vous protègent… Des phénomènes ! Elles sont exceptionnelles… » Camille voit défiler ces visages retrouvés dans les albums photos. Toutes ces mémoires enfouies. Explorer sa famille à partir d’interrogations, sans vraiment savoir ce qu’elle cherche. Comme si la vie n’était qu’un vaste questionnement, dont les réponses varient et tournent en rond. Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. Son père passait en coup de vent prendre de ses nouvelles, et chaque fois qu’il repartait, elle piquait une crise de nerfs. Ce caractère tout en extrêmes restera sa marque de fabrique. Elle ira par monts et par vaux, laissant aux autres les chemins plats et raisonnables. Sa vertu ne regardait qu’elle, et ses hauts et ses bas l’entraîneront dans des pirouettes dont elle se relèverait la nuque fière et le torse bombé. Pour flotter en apesanteur et détourner les lois de la bienséance, il faut savoir rester légère.
La grand-mère de Camille lui en avait souvent parlé. Elle lui décrivait Henriette, sa grand-mère à elle, à mi-voix, comme si elle la craignait encore. Originale, délurée, capricieuse, autoritaire, elle avait fait tourner les hommes en bourrique. On lui avait même raconté qu’Henriette avait « le fri-fri en aigrette », ce qui laissait supposer des tas de choses indécentes. En grandissant, Camille s’était dit que dans ce monde, la seule chose qui tourne rond, ce sont les jupes des filles. Et ce qui se cache dessous.
Camille puise dans deux sources d’inspiration : les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations : après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette… qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la monotonie respectable des jours qui passent. Une vie en spirale.
Camille a surtout voulu se pencher sur une faille qui se répète et se prolonge tout au long de sa lignée. Comme un trait héréditaire tenu longtemps secret, ses aïeules eurent en commun un secret de fabrication : chacune d’entre elles conçut un enfant sous le joug d’une passion avec un père qui n’était pas leur mari. Guidées par une sorte de loyauté invisible et singulière, toutes les trois donnèrent vie à des enfants de l’amour. Des secrets de famille périmés.
Henriette, Odette et Annette furent des guerrières et des amazones. Camille veut les faire revivre, reconstituer leur destin de femmes libres. Joyeuses, jalouses, possessives, égoïstes, maternelles, amoureuses, mélancoliques, romantiques, angoissées, courageuses. Dans leurs vies, le rire éclaboussera les larmes et la légèreté sera érigée en arme.
Un monde en frous-frous et en jupons où les pères sont perdus et les maris absents.

Henriette, 1899
Ce matin, c’est encore Henriette, la grand-mère de sa propre grand-mère, qui s’est réveillée sous sa plume. Camille l’a rejointe dans sa chambre aux dessins fleuris de la rue Galvani.
Henriette émergeait d’une sieste dont les rêves étaient plus brûlants que le thé déposé par la bonne sur sa table de chevet. Devant sa coiffeuse, son visage aux contours encore flous la fit sourire, tandis que son esprit prenait de l’avance. Dans deux petites heures, elle sera près de lui. Son cœur lui sembla aussi ébouriffé que sa coiffure, il battait si vite, déjà prêt à s’évader. En se coiffant, elle remit de l’ordre dans ses idées et reposa sa brosse, satisfaite du résultat. Avec sa houppette, elle déposa la poudre de riz sur ses joues trop roses d’avoir bien dormi. Ses cheveux devaient briller de mille feux, mais surtout pas son nez !
En se détaillant dans l’ovale de sa glace cerclée d’acajou, une image de ses jeunes années ressurgit. Henriette ressentit au fond d’elle les bonds de son cœur d’enfant qui explosait de joie lorsque son père arrivait. Elle entendit sa voix qui lui murmurait : « Ma fille, ma poupée, tu n’es pas jolie, tu es plus que ça, irrésistible. Tes yeux immenses, ta bouche large, montre-moi tes quenottes, oh oui, admirables, et cette fossette qui vient creuser ta joue me fait fondre. Tu es le portrait de ta pauvre mère. » Les yeux de son papa qui la fixait en s’avançant vers elle. Si près qu’elle sentait son haleine et sa gêne. Une odeur de tabac lui soufflait un air dont elle ne savait quoi faire. Ses grandes mains encore froides du dehors se posaient sur son cou. Et déjà son papa chéri qu’elle attendait sans cesse reculait en prétextant : « Je dois aller voir ta tante. » Il la laissait seule dans sa chambre devenue soudain glaciale.
Henriette releva ses cheveux pour ranger ses souvenirs et ses barrettes dans son chignon. « Irrésistible. » Depuis, elle s’était donné tant de mal pour devenir jolie qu’elle y était presque arrivée. En tout cas, les hommes confirmaient les propos de son père en succombant à son charme les uns après les autres. Son mari en était fou et s’il fréquentait d’autres femmes, ce n’était que pour se rassurer sur lui-même. Mais en ce jour d’automne capricieux, le seul qui comptait devait déjà l’attendre à l’angle du boulevard Exelmans pour une promenade interdite.
« Zèle, cria-t-elle à sa gouvernante, viens attacher mon corset, vite, le temps presse ! » Et les lacets en satin furent noués en un éclair par les doigts agiles. Henriette admira sa taille devenue si fine et sa cambrure parfaite. Avec sa silhouette en S, elle n’arrivait plus à respirer et se sentait prête à faire chavirer les cœurs. La dentelle grise de son soutien-gorge lui chatouillait l’épaule et ses seins comprimés avaient repris leur galbe. Comme avant la naissance de ses jumelles. Elle enfila son jupon, sa chemisette et la nouvelle robe au tissu moiré qui allait refléter la lumière de ce beau jour. Elle était fin prête, et se détaillait. Pas jolie, non, plus que ça : belle. Elle savait que c’était d’aimer si fort qui la faisait resplendir. Elle se retourna devant la glace pour admirer de trois quarts ses fesses rebondies et sa nuque pâle. En attrapant son ombrelle, elle commença à chantonner puis se ravisa aussitôt. « Ce n’est pas le moment de réveiller les petites ! »
Pablo et elle se rendirent au bois de Boulogne. Pour piétiner les feuilles mortes en se tenant par la main, bâtir, non plus des châteaux en Espagne, mais de vrais projets d’avenir. Ils prirent la décision de faire éclater leur amour au grand jour. Il la serra contre lui un peu trop fort. Entre le corset et les bras vigoureux, elle se sentit défaillir. La bouche de Pablo lui rendit son souffle en la propulsant dans une joie si intense que plus rien n’existait. Ils se sont enlacés sous les branches cachotières. Les cliquetis venant du lac où des barques dérivaient à coups de rames et de rires s’accordaient à leurs soupirs. Un bonheur qu’Henriette essayait de retenir, des larmes comme des gouttes de rosée allégeaient son cœur qui contenait trop de passion. Inquiète de cet instant qui s’enfuyait déjà, elle pensait au Rimmel qui allait laisser une trace noire sur sa joue, à son mari qu’elle abandonnerait, à son chignon qui s’effondrait. Des pensées terre à terre, alors qu’elle côtoyait le septième ciel. « Dévergondée, divorcée. » Ses jumelles seraient rejetées par leurs amies. Tant pis. Contre vents et marées, elle était prête à tout pour se réveiller chaque jour près de lui.
Pablo lui aussi l’adorait. Depuis que ce bel Espagnol avait rencontré cette femme, épouse d’un ami, il en était fou. Plus rien n’avait d’importance quand il caressait sa peau si douce. Ni les lois, ni les dieux, ni les fidélités. Elle s’était offerte si rapidement qu’il n’avait pas eu le choix, il n’avait même pas eu à faire le premier pas. Un amour dévastateur. Les deux amants ne vivaient plus que pour ces heures fugaces où leurs mains se caressaient. Ventres noués et bouches collées, ils s’envolaient vers des mondes nouveaux, emplis d’un émerveillement partagé. En comparaison, le danger qu’ils couraient semblait minime. »

Extraits
« Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. »
p. 35

« Camille puise dans deux sources d’inspiration: les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la mélancolie respectable des jours qui passent. » p. 36-37

À propos de l’auteur
DRU_Marie-Virginie_DR

Marie-Virginie Dru © Photo DR

Marie-Virginie Dru est peintre, sculptrice et romancière. Son œuvre est très inspirée par l’Afrique, et en particulier le Sénégal, où elle a vécu et séjourne régulièrement. C’est aussi le cas de Aya, son premier roman. En 2023, elle publie Regarde le vent.

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Chez elle

HOUDAER_chez_elle

  RL_2023

En deux mots
Clarisse a décidé d’offrir une escapade amoureuse dans sa ville natale à Jamel. La romancière en mal d’inspiration et le poète confidentiel prennent la direction de la ville côtière où elle a grandi. Mais à peine arrivée sur place, elle perd ses repères.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une semaine en bord de mer

Frédérick Houdaer peut déployer ses talents de poète et de romancier dans ce court roman qui retrace l’escapade d’un couple en bord de mer. Un retour aux sources qui va très vite prendre un tour fantastico-burlesque. À moins qu’il ne s’agisse d’un roman noir.

Saluons d’emblée l’atmosphère très particulière de ce roman qui relate l’escapade que s’offre un couple – lui aussi très particulier – dans une ville côtière de la mer du Nord qui ne sera jamais précisément située. Une atmosphère que l’on peut retrouver chez Simenon par exemple. Car cette escapade amoureuse ne va pas tarder à se teinter de mystère jusqu’à devenir de plus en plus sombre au fil du récit.
Tout avait pourtant commencé comme un jeu entre Clarisse et Jamel. Établir une liste des endroits à visiter puis trouver un consensus pour prendre le large. Entre la romancière qui a connu son heure de gloire avant de tomber en panne d’inspiration et le poète aux tirages confidentiels, il s’agissait aussi de raviver la flamme. De ce point de vue, la ville natale de Clarisse pourrait fort bien faire l’affaire. Car même si elle n’y avait pas remis les pieds depuis fort longtemps, elle pourrait guider son homme dans les rues de la ville qui avait été entièrement reconstruite après la Seconde guerre mondiale qui avait quasiment rayé la localité de la carte.
Avec un peu de chance, elle retrouverait même des amies d’enfance, des camarades de classe qui avaient choisi de rester là, contrairement à Clarisse, parisienne d’adoption.
Est-ce sa mémoire défaillante? Est-ce la topographie de la ville qui s’est par trop modifiée au fil des ans? Toujours est-il que Clarisse n’arrive plus vraiment à situer les choses. Il lui semble même que les statues qui quadrillaient la ville et servaient de point de repère avaient été déplacées.
Même le banc de son enfance, lié a tant de souvenirs, n’est plus à son emplacement. Et quand ils dégustent des fruits de mer au restaurant, elle ne semble pas posséder la manière de décortiquer les crustacés.
Alors le doute s’installe dans l’esprit de Jamel. A-t-il affaire à une affabulatrice? Clarisse le mène-t-il en bateau? Et si oui, pour quelle raison? Avec Jamel le lecteur se perd en conjectures.
Mais n’oublions pas que l’on a affaire à un poète, que lui aussi peut soigner un jardin secret surtout si des vapeurs alcoolisés viennent se mêler à ses déambulations.
Frédérick Houdaer nous entraine dans un jeu de piste ludique, pour reprendre les termes de Grégoire Darmon dans sa préface (voir ci-dessous) qui remet en perspective le roman dans l’œuvre du poète et romancier. Un jeu auquel on se prend très vite, car on sent bien qu’il va nous réserver bien des surprises. Et de ce côté-là aussi, on va être gâté. Une petite semaine pour une grande aventure!

Chez elle
Frédérick Houdaer
Éditions Sous le Sceau Du Tabellion
Roman
128 p., 21 €
EAN 9782958177119
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans une ville côtière qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Parce que ça commence comme une histoire d’amour presque banale, le fantastique discret qui s’invite au détour d’une page pourrait bien vous faire perdre les pédales. D’ailleurs tout est ici perte d’équilibre : on se ruine les chevilles sur les galets, on trébuche sur les falaises, on vacille de faux souvenirs en vrais mensonges, on titube de bar en bar. Le roman est entièrement construit pour mettre votre équilibre à l’épreuve, tout en sauts de puce, flash-back, ellipses, béant comme des trappes sous vos pieds candides, changements de ton et de décor brutaux.
Clarisse a décidé d’offrir une escapade amoureuse dans sa ville natale à Jamel. La romancière en mal d’inspiration et le poète confidentiel prennent la direction de la ville côtière où elle a grandi. Mais à peine arrivée sur place, elle perd ses repères.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

La Préface
« Ça devrait être écrit en gros sur la page de garde de tous les manuels de géographie:
MÉFIEZ-VOUS DES VILLES NATALES.
Surtout lorsqu’elles sont au bord de la mer, qu’il y a des falaises, qu’elles ont été reconstruites à 99 % après la dernière guerre.
Les lieux oubliés sont plein de pièges. La faute à ce bordel d’approximations et d’affects mal cautérisés qu’est notre mémoire, mais pas que. La faute aussi à la faculté de certaines villes (portuaires notamment) à laisser proliférer les fantômes. Et, c’est bien connu, il ne faut jamais, au grand jamais, se laisser entraîner à un jeu de cache-cache avec des fantômes.
C’est ce que semblent avoir oublié Clarisse et Jamel, les héros de Chez elle. Elle, est une romancière ayant connu son heure de gloire et désormais à moitié oubliée. Lui, un poète habitué à vendre 300 bouquins et servir de caution culturelle à des mairies de province en manque de respectabilité. Elle, est vraie-fausse bourgeoise parisienne ne vivant que sous pseudo. Lui, un provincial pas plus complexé que ça.
Ils ont la quarantaine, ils s’aiment. Et ça leur suffit comme sort de protection pour s’autoriser, impunément, une virée nostalgique dans sa ville natale à elle, entre dégustation de tourteaux et marches sur la plage, façon Lelouch.
Ce serait oublier que Frédérick Houdaer a commencé sa carrière dans le polar, avant qu’un voyage au Québec en 2003 le transforme, par un phénomène mal expliqué par la neurobiologie, en poète.
Au fil des années, il est devenu un des principaux animateurs de la scène poétique lyonnaise, comme éditeur et organisateur d’événements. De quoi faire parfois oublier que l’animal est, avant tout, écrivain. Ce qui est assez scandaleux : d’Angiomes (2005) au récent Pile poil, il a pourtant développé une poésie singulière, immédiatement reconnaissable, avant de revenir aux genres narratifs avec le roman Armaguédon strip (2018) et les nouvelles de Dures comme le bois (2022, avec Judith Wiart).
Encore que ces mots soient aussi piégés. Aficionado de la poésie états-unienne du siècle passé, l’auteur a ruminé Bukowski, Carver et Brautigan. Sa poésie est essentiellement narrative. Ses recueils, des suites d’instantanés en vers libres et généralement au présent, d’une concision presque journalistique, et truffées des marques d’époques – name dropping, marques – refusant toute grandiloquence. Presque des polaroïds.
On a pu classer un peu abusivement cette œuvre comme poésie du quotidien. Ce n’est pas totalement faux, mais très incomplet : si on pense à Bénabar ou à Delerm (l’un ou l’autre) on tape à côté. Chez Houdaer, il y a de la magie partout.
Sauf que cette magie (noire ou blanche) ressemble à tout sauf à ce qu’on associe généralement à ce mot. Elle est planquée entre les lignes, dans une allusion un peu mystérieuse, une correspondance a priori fortuite. Et quand la tapisserie du réel se décolle sournoisement pour faire place à rien d’identifiable il est trop tard, vous vous êtes pris les pieds dedans.
Si je m’attarde autant sur ces poèmes, c’est que Chez elle dialogue intensément avec eux: si vous connaissez bien l’œuvre du zig, vous en reconnaîtrez certains, mis en prose et s’intégrant douillettement au récit. C’est ludique, d’accord. Mais ce n’est pas pour ça que ce n’est pas sérieux, ou même dangereux. Encore un jeu de piste, encore des fantômes, peut-être un signal d’alerte. Chez elle est truffé de choses cachées: mines enterrées depuis la dernière guerre en attendant la bonne semelle, Pokemons envahissant les lieux les plus saints de la culture patrimoniale, œuvres d’art subventionnées monumentales, qui se déplacent toutes seules la nuit…
Parce que ça commence comme une histoire d’amour presque banale, le fantastique discret qui s’invite au détour d’une page pourrait bien vous faire perdre les pédales. D’ailleurs tout est ici perte d’équilibre: on se ruine les chevilles sur les galets, on trébuche sur les falaises, on vacille de faux souvenirs en vrais mensonges, on titube de bar en bar. Le roman est entièrement construit pour mettre votre équilibre à l’épreuve, tout en sauts de puce, flash-back, ellipses, béant comme des trappes sous vos pieds candides, changements de ton et de décor brutaux.
Il ne s’agit pas de tours de passe-passe gratuits d’un romancier content de ses effets de manche: c’est la substance même du roman. Si Chez elle paraît à première vue moins violent, amer et grinçant qu’Armaguédon strip, méfiez-vous en: il pourrait vous rappeler certains cauchemars, certains contes dans leur version non expurgée, ou certaines fables cruelles.
Mais sans morale pour vous rassurer à la fin.
À vous de vous démerder avec. Grégoire Damon

Les premières pages du livre
Jeudi
— C’est la fausse bonne idée la plus catastrophique que j’ai jamais eue.
Elle répète cette phrase dans le tram, en sanglotant. Depuis trois stations. Depuis trois stations, elle exagère, elle se montre injuste envers elle-même. Elle se déverse. Tu lui as déjà filé tous les mouchoirs en ta possession. Et tes avertissements ? Elle n’en a tenu aucun compte. Elle reste debout, à trembler, se fichant du regard des autres passagers, des façades de briques qui défilent derrière les vitres, des hoquets de votre rame. Elle liste les dernières conneries qu’elle a faites, dites, attirées. C’est aussi long et ennuyeux que le générique d’un blockbuster. Elle surprend son reflet dans une vitre, son fantôme qui parcourt les quartiers de sa jeunesse, Clarisse n’a plus peur des clichés, elle est bien au-delà de ça. Elle se plaint de ne ressembler à rien. C’est faux. Elle ressemble à une Reine Sinusite, ce sera son surnom du jour. Ses cheveux restent de toute cascade, de toute beauté. Ses yeux verts traversent tout. Sa morve est d’un vert profond également, d’un vert forêt, du vert de la mousse dans les contes de fées. Après avoir vidé ton paquet de mouchoirs, elle semble prête à descendre du tram, à héler les hommes de passage, à leur voler des kleenex. Quand la rue sera devenue déserte, elle finira par se moucher dans ses manches, dans ses cheveux… Elle restera verte, à l’intérieur.
— Je me suis laissée surprendre. J’ai été dépassée, Jam’… Je regrette toutes les horreurs que je t’ai dites.

Comment lui en vouloir ? Tu as su ce qui l’attendait. Tu as essayé de lui en parler hier, dans le train. Tu as même insisté lourdement: retrouver sa ville, remettre à jour certains de ses souvenirs, ce ne serait pas comme réactualiser une page web, cela lui coûterait plus qu’un simple clic. Elle a fait semblant de t’écouter, tu n’es ni médium ni psy, mais tout de même, tu fais « poète » de ta vie, elle te savait capable de sentir bien des choses arriver. Comme n’importe quel météorologue amateur.
Sauf que… sitôt arrivée ici, sitôt vos affaires posées à l’hôtel, elle est entrée dans son fameux mode électrique et elle vous a entraînés jusqu’à la plage de galets où chacun de vous a laissé une cheville. Cela a bien commencé.
Le tram frôle la rue des piétons et des banques, fait mine d’ignorer les cases de pierre du pouvoir local et les gens qui retirent leurs sous aux distributeurs, puis s’arrête un peu plus loin, accompagné de sa série de petits bruits qui ne vous fait plus sourire. Sortent des voiles, rentrent des epods. Clarisse veuf quitter la rame, tu la stoppes. Tu te lèves, et tu ne bouges plus, tu lui bloques le passage à ta Reine Sinusite. Cela suffit. Ce n’est pas là que vous descendez. Elle se rassoit. Son sens de l’orientation reste médiocre malgré sa connaissance de la cité. Ça ressemblerait à quoi, un G.P.S. paramétré à base à souvenirs ? Réglé sur ses souvenirs à elle ?
Un type monte et voit son ticket, pourtant vierge, être refusé par la machine. Ça n’a pas l’air de l’inquiéter. Il n’insiste pas et va s’asseoir en expliquant à voix haute
— ‘La pris un mauvais pli dans ma poche.
Le tram redémarre, tu comprends – trop tard – que si Clarisse a voulu descendre, c’était pour marcher sur une distance plus longue jusqu’à votre hôtel. Tu te tournes vers elle. Elle recommence à pleurer, mais plus discrètement cette fois.
‘La pris un mauvais pli dans ma poche.
Tu ressors de ton sac le Guide du routard. Cette fois elle ne te supplie pas de le ranger, sous prétexte qu’elle ne veut pas avoir l’air d’une touriste dans sa ville natale.

— Pourquoi je t’ai demandé de m’accompagner ?
Elle ne t’a pas forcé à la suivre. Tu vous revois dans votre piaule parisienne, chacun avec sa liste fraîchement établie. Vous aviez noté et numéroté par ordre de priorité des noms de villes à découvrir main dans la main: Porto, Ostende, Bonifacio… Il y avait même Venise qu’aucun de vous deux n’avait arpenté en amoureux, à plus de quarante balais. Fallait-il que vos ex aient été d’incroyables nullités pour que vous établissiez ce constat à vos âges.
Tu avais repéré le nom de la ville portuaire tout en haut de sa feuille. Tu avais plaisanté, maladroitement. « Celle-là » de destination ne vous ruinerait pas. Pourquoi pas Le Havre ou Dunkerque, tant qu’on y était ? « Celle-là », t’avait précisé Clarisse, « j’y suis née ». Trente années qu’elle n’y était pas retournée. Elle s’était jurée que le jour où elle trouverait l’homme de sa vie, elle irait là-bas avec lui.
Tu as joué le jeu, Jamel. C’est elle, qui… Se souvient-elle de tes mises en garde répétées depuis Saint-Lazare ? De ta petite histoire ? Toi aussi, tu es retourné dans le bled de ton enfance. Un coin que tu avais longtemps boudé. Toi aussi, tu as cru à une sorte de pèlerinage excitant et indolore (il n’y a bien que ceux de votre génération, les enfants des baby-boomers tarés, pour s’imaginer cela possible). Toi aussi, tu t’en es mordu les doigts. Chaque mètre carré de ton village, en raison des précieuses vignes qui le bordaient, était resté intact. Tu n’aurais pu en dire autant de toi, de retour de ta petite expédition. Quant à ta mère, elle s’était simplement foutue de toi. Même pas méchamment.
Le tram est pris de soubresauts. Vous êtes tous secoués. Particulièrement un jeune couple debout, à l’extrémité de la rame. La fille tient son mec par le sac à dos qui le déséquilibre. Elle les retient par la poignée, le sac et le mec.
Clarisse ne les voit pas. Elle ne regarde que toi.
— Maintenant, je te crois. Je prendrai au sérieux tes futurs avertissements. »

À propos de l’auteur
HOUDAER_frederick_DRFrédérick Houdaer © Photo DR

Né en 1969. Frédérick Houdaer habite à Lyon depuis l’âge de 11 ans. Une soixantaine de textes (nouvelles, poèmes) publiés dans diverses revues françaises et québécoises. Début 2001, une dizaine de ses textes est retenue pour l’anthologie Les Nouveaux Poètes français publiée aux éditions Les Lettres du Temps – Jean-Pierre Huguet. Il a exercé de nombreux petits métiers (trieur de verre, vendeur au porte-à-porte, agent d’accueil au Foyer Notre-Dame des Sans-Abri, veilleur de nuit dans une résidence de personnes âgées, etc.). (Source: lasemainedelapoesie.fr)

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Au long des jours

RHEIMS_au_long_des_jours_  RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
En novembre 1977 une comédienne de 18 ans rencontre un chanteur populaire de 35 ans son aîné. C’est le coup de foudre et le début d’une liaison particulière. Nathalie Rheims se souvient de cette période passionnée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La main dans la main, par les rues nous irons»

Dans son nouveau roman, Nathalie Rheims raconte sa rencontre avec Marcel Mouloudji et leur liaison à la fin des années 1970. L’occasion de revivre cette période intense et de rendre hommage à un artiste aussi talentueux que tourmenté.

Il arrive que certains textes s’imposent d’eux-mêmes, comme portés par une impérieuse nécessité. Nathalie Rheims travaillait sur un roman lorsqu’elle a ressenti comme une évidence le besoin de poursuivre l’exploration de sa vie. Après avoir raconté son initiation amoureuse à 14 ans avec un homme mur dans Place Colette – qu’aucun éditeur ne pourrait publier aujourd’hui sans s’exposer au lynchage – elle se devait de raconter sa liaison avec Marcel Mouloudji.
C’est dans sa loge qu’elle rencontre le chanteur, dont jamais elle n’écrira le nom. Accompagné d’un ami, il était venu féliciter la jeune comédienne de 18 ans pour sa prestation aux côtés de Maria Casarès dans La Mante polaire. «Il me tendit la main, et me dit qu’il avait beaucoup aimé le spectacle. Que ma présence l’avait à la fois ému et impressionné. Je n’en revenais pas d’entendre ces mots, si gentils, manifestement sincères, et remplis d’une douceur insaisissable.»
Après avoir réussi le concours d’entrée au Conservatoire, et réussi ainsi à quitter le milieu scolaire qu’elle détestait, elle était parvenue à décrocher ce rôle, sorte de bréviaire pour la gloire.
Elle avoue à son admirateur qu’elle adore ses chansons, que «Faut vivre» est sa préférée, et lui promet qu’elle viendrait assister à son tour de chant à la villa d’Este. Mais elle sait déjà qu’un coup de foudre vient de tonner, malgré leurs 35 ans d’écart.
C’est après ce spectacle, en novembre 1977, qu’ils déambulent dans Paris, se racontent leurs vies respectives, se prennent la main et finissent par s’embrasser.
Commence alors pour l’amoureuse une exploration intensive de la vie et de l’œuvre de cet artiste aux talents multiples. Elle se plonge dans ses livres, écoute tous ses disques, découvre son enfance difficile auprès d’une mère qui finira internée en asile psychiatrique. À 12 ans, il rencontre Jean-Louis Barrault et fait ses débuts sur scène. Au fil des rencontres, il va alors toucher non seulement au théâtre, mais aussi au cinéma, à la peinture, à la littérature et à la chanson. Au moment où commence sa relation avec la narratrice, il vient de perdre ses trois pères adoptifs: «Raymond Queneau, son protecteur chez Gallimard, était parti le premier, le 25 octobre 1976, Marcel Duhamel, son protecteur dans la vie, ne tarda pas à le suivre, le 6 mars 1977, et enfin Jacques Prévert, son ultime père, le 11 avril 1977».
Prévert et le groupe Octobre qu’il fréquenta longtemps avant d’être admis au sein du clan Sartre, de faire corriger ses textes par Simone de Beauvoir.
L’occasion pour le lecteur de constater alors combien Paris comptait de talents et combien les arts se nourrissaient les uns des autres. C’est aussi à cette source que la jeune comédienne, passionnée par la chanson française, vient s’abreuver. Même s’il n’a rien d’un pygmalion, le nouvel homme de sa vie est riche d’une belle expérience, a connu bien des hauts, mais aussi des bas et avance dans la vie avec le regard vif, mais teinté de mélancolie. Il sait combien sa liaison est fragile, qu’il doit composer avec une femme jalouse et qu’il ne peut offrir un avenir à sa nouvelle conquête.
Il ne reste désormais qu’à profiter des quelques rencontres furtives. Il ne reste que l’amour. Intense et sincère, même s’il n’est vécu que par brèves séquences.
Nathalie Rheims raconte cet épisode de sa vie avec la fraîcheur de ce moment. Sa plume est vive, plein d’allégresse. Elle nous fait partager ses découvertes en plongeant dans la vie et l’œuvre de Mouloudji comme dans une folle farandole. Et c’est avec ce même bonheur qu’on se laisse entraîner avec elle.

Au long des jours
Nathalie Rheims
Éditions Léo Scheer
Roman
176 p.,17 €
EAN 9782756114040
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule en 1977 et les années suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au départ de ce 23ème livre, Nathalie Rheims redécouvre, au fond d’une boite, un Polaroid pris par sa sœur Bettina à la fin des années 70. Sur cette photo, on voit Nathalie à l’âge de 18 ans, aux côtés d’un homme plus âgé, aux cheveux noirs et bouclés, qui affiche un large et irrésistible sourire. Il nous semble d’ailleurs reconnaître son visage…
L’écrivain sent alors remonter en elle les émotions qu’elle a traversées au cours de sa relation amoureuse, qui aura duré un an, avec cet artiste hors du commun. Ce texte n’est pas un récit biographique, mais bien un roman, puisque l’approche littéraire de Nathalie Rheims est à la fois subjective et impressionniste, et que jamais le nom de cet homme n’est prononcé. Et pourtant, il est là, derrière chaque ligne, irradiant l’écriture de sa présence magnétique, pareil à celui qu’il est resté dans nos mémoires, symbole de cette époque si lointaine et pourtant si proche, où l’esprit de révolte et l’âme poétique régnaient sur les cœurs.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diversions magazine (Dominique Demangeot)
Actualitté (Victor de Sepausy)
Blog Rainfolk’s diaries
Blog A bride abattue
Blog Domi C Lire

Les premières pages du livre
« Le trac, la gorge serrée. Sur le clavier, mes mains tremblent. Pourquoi raconter cette histoire?
Celle de ma relation précoce avec Pierre, dans Place Colette, n’avait-elle pas suffisamment fait parler d’elle ?
Avec ce récit de ma première liaison, sorti il y a huit ans, j’ai eu le sentiment d’être miraculeusement passée entre les gouttes. L’initiation sexuelle d’une jeune fille de quatorze ans qui assume sa démarche, refusant de se présenter comme victime, aujourd’hui, aucun éditeur ne pourrait la publier sans s’exposer au lynchage.
Alors, qu’est-ce qui me pousse à révéler la suite de ma vie la plus intime, d’en écrire le chapitre suivant? J’avais dix-huit ans, un âge où la question du consentement ne se pose plus, sinon autrement.
Pourtant, ce n’est pas ça qui m’a donné envie de replonger, une fois de plus, dans les recoins invisibles de ma mémoire.
Un roman, un vrai. Je viens de passer plusieurs semaines à tenter d’en écrire un. Mais à quoi bon?

Pourquoi inventer une fiction alors que le réel me fait signe? Tel un serpent, il s’enroule autour de ma mémoire sans plus laisser de place à l’imagination.
En fait, je me moque de ce qui n’a pas été vécu. Ce serait si facile de renoncer à vivre pour ne pas mourir. Je lance ce défi à tout ce qui n’a pas eu lieu, pour mieux affronter ce qui a véritablement pris corps. Ce n’est qu’une question de dosage entre la vérité pure et la matière évanescente de nos souvenirs.
À une époque où la grisaille a fini par nous envahir, où le passé a plongé dans l’obscurité ceux qui ne furent que des étoiles filantes, à l’image des réverbères allumés, la nuit, le long des quais de Seine, quelle serait la trace d’une vie ?
La jouissance d’un secret bien gardé, c’est la certitude de ne jamais être capturée par une image, jetée en pâture au regard de tous.
*
Le silence. Puis les trois coups. Un bruissement sourd montait depuis l’immense salle du Théâtre de la Ville. Plongée dans le noir. Nous étions en 1977.
C’était à la fin de ma première année au Centre dramatique de la rue Blanche. J’avais entendu parler d’une audition importante qui devait avoir lieu bientôt. Déjà, pour moi, avoir réussi le concours Au long des jours d’entrée de cette École nationale supérieure était un bonheur inégalable.
J’aurais préféré arrêter mes études avant la terminale. Je détestais l’école, je me trouvais nulle, je m’y sentais malheureuse en tout, sauf en français et en histoire, mes deux passions de toujours.
Mais rien à voir avec l’exaltation que me procurait le théâtre. À quelques mois du bac, j’en avais parlé à mon père. Il avait hésité et, après avoir réfléchi, il avait fini par me lancer ce défi: « Si tu réussis à entrer au Conservatoire, je t’autorise à arrêter le lycée. »
À l’âge de 15 ans, trois ans plus tôt, je m’étais déjà inscrite à un cours. Je répétais dans ma chambre durant des heures. Pierre m’avait initiée au sexe, mais il m’avait aussi ouvert le chemin de ce métier magique, qui ne peut exister que sur scène.
Je me sentais portée par un désir qui me dépassait.
À la fin du premier tour du concours d’entrée de « la rue Blanche », nous n’étions plus que cinquante candidats sur les six cents présents sur la ligne de départ.
Au deuxième tour, quinze jours plus tard, il fallait se confronter à ce qu’on appelle la « scène imposée », en l’occurrence, un monologue d’Elvire dans Dom Juan :
Ne soyez pas surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage.
Méchant contre-emploi, car j’étais plus proche de l’Agnès de L’École des femmes. Pour la scène de mon choix, je décidai de jouer Églé dans La Dispute de Marivaux.
Trois jours après, je découvrais mon nom parmi ceux des dix-sept survivants. J’étais prise
dans la prestigieuse classe de Michel Favory, que j’admirais tant. Le monde m’appartenait, c’était le plus beau jour de ma vie !
J’appelai mon père pour lui annoncer la bonne nouvelle. Après un court silence, il s’exclama :
« Ben alors, c’est la quille ! »
Mais c’était beaucoup plus que ça. C’était toutes les quilles de la Terre, le grand air, celui de la liberté.
Et me voici donc, jeune actrice, dans ce couloir du Théâtre de la Ville, assise sur ma chaise comme une présumée coupable, avant l’audience du tribunal, au milieu de toutes ces filles qui attendaient, elles aussi, que l’on décide de leur sort.
Déjà, passer une audition devant Jorge Lavelli, qui mettait en scène une pièce de Serge Rezvani, La Mante polaire, sur la vie de la Grande Catherine Au long des jours de Russie ; mais je savais qu’en plus, c’était Maria Casarès qui devait interpréter le rôle-titre.
Le metteur en scène cherchait une comédienne qui jouerait deux rôles : celui du « guide » des étudiants, au lever du rideau, puis, plus tard, Catherine enfant incarnant les rêves de la future impératrice. Trois filles avaient déjà été appelées, chacune était restée environ un quart d’heure.
Celles qui ressortaient de la salle étaient assaillies de questions par les autres, qui attendaient leur tour. Moi, je n’écoutais rien, je restais concentrée, le cerveau vide.
Vingt minutes plus tard, j’entendis quelqu’un prononcer mon nom. J’attrapai ma veste et mon sac. L’assistante ouvrit une porte qui donnait sur l’immense salle de théâtre.
Le trac commençait à monter. Je découvris un espace, dans la pénombre, éclairé seulement
par une lampe accrochée à un immense tréteau de bois posé sur des trépieds au milieu de la salle. Je distinguai cinq silhouettes installées derrière cet échafaudage improvisé. La scène ressemblait au pont d’un gigantesque navire voguant dans la nuit.
L’assistante me fit signe de rejoindre la scène.
Je montai les quelques marches qui séparaient les ténèbres du paradis, puis j’entendis un homme que je ne parvenais pas à reconnaître, à contre-jour, me demander avec un fort accent latino-américain de me présenter.
Je me lançai. Qui j’étais. D’où je venais. Ce que j’aimerais faire. Je les entendais rire, en face.
Il m’ordonna alors de lui réciter un poème.
J’avais choisi « Les Bijoux » de Baudelaire. Ensuite, il me dit de ramasser une brochure posée sur le sol du proscenium et de lire le premier monologue de la première page. Je m’exécutai.
Puis le silence. J’entendis seulement des chuchotements. Les secondes passaient aussi lentement que des heures. Soudain, un : « Bon, on arrête là ! » me prit par surprise.
Je restai debout sur la scène comme une poupée inerte.
C’est alors que je sentis quelqu’un s’approcher de moi dans le clair-obscur.
« Je vous prends. Pour le reste, voyez avec mon assistante. »
J’avais beau ne pas avoir conscience de l’enjeu, ni des personnalités qui m’entouraient, je me sentis comme soulevée par une émotion irrésistible. Nul besoin de percevoir précisément ce qui m’arrivait, je le vivais comme l’aboutissement de ces quatre années d’initiation à la vie adulte.
Depuis le temps, ma relation avec Pierre s’était progressivement estompée, comme si j’avais fini par faire le tour de ce que j’avais osé appeler un «détournement de majeur», et que la véritable passion qu’il avait fait naître en moi, celle du théâtre, avait fini par prendre le dessus.
Je commençais à avoir une certaine expérience de ce milieu si fermé. En quatre ans, avant même de réussir ce concours d’entrée, je m’y étais sentie comme en famille, sans me poser de questions sur ceux avec qui je partageais la scène, comme si tout était allé de soi.
J’avais commencé par jouer au Théâtre Montansier de Versailles. Je n’avais alors que 15 ans. C’est Marcelle Tassencourt, la directrice, qui m’avait repérée dans la classe de Périmony. Elle m’avait proposé de les rejoindre, elle et son mari, Thierry Maulnier, figure intellectuelle de l’entre-deux-guerres et de la Libération. C’était pour
Le Médecin malgré lui, où je serais Lucinde. J’avais aussi joué dans Le Tartuffe, interprété par Roger Hanin. Nous étions partis avec la troupe en tournée à travers la France, mais comme je n’avais pas l’âge requis, c’est lui qui avait signé le document par lequel il s’engageait, pour le temps de la tournée, à devenir mon tuteur. Il avait pris son rôle très au sérieux. À l’issue de chaque représentation, il me raccompagnait à l’hôtel, puis, après m’avoir embrassée sur le front, il me disait : « File dans ta chambre ! »
Une fois dans mon lit, j’imaginais les grandes tablées, faites de rires, d’anecdotes et de vin. J’étais trop jeune pour les partager avec eux, mais cela ne m’empêchait pas d’être Marianne, chaque soir, avec passion.
J’étais en immersion dans le théâtre. Ce qui me laissait de moins en moins de temps pour le reste de ma vie. Juste après mon entrée à la rue Blanche, La Mante polaire m’avait semblé être une étape décisive.
Le fait de partager des moments avec un «monstre sacré» comme Maria Casarès m’apparaissait à la fois sublime et très simple, presque banal. Je ne comprenais pas vraiment ce que je vivais, ni avec qui. Je me laissais guider par mon instinct.
Je me tournai vers les mots avec avidité, ils étaient devenus ma nourriture quotidienne, mon principal repère dans cette destinée que je faisais mienne. Au début, j’avais principalement été éblouie par ceux de Molière ou de La Fontaine.
Puis, progressivement, le périmètre s’était élargi, et je m’étais mise à devenir curieuse de tous les grands textes, classiques comme contemporains.
*
La chaleur devenait plus intense, je la recevais comme une brûlure. Nous étions au début de l’été. Les répétitions de La Mante polaire avaient commencé sous le grand dôme niché au sommet du Théâtre de la Ville. C’était une vaste salle dont le parquet faisait résonner le moindre de nos pas. Nous étions tous pieds nus pour mieux en ressentir les vibrations.
Maria Casarès était présente chaque jour, avec ses éclats de rire, les cigarettes qu’elle grillait les unes après les autres au point de faire flotter dans l’air un paysage de brume. J’ai encore d’elle, en tête, tous les instants de grâce où son beau visage formait une œuvre d’art. Ses cheveux coupés très court et sa silhouette lui donnaient l’air d’une adolescente qui aurait déjà vécu mille vies.
Nous répétions ensemble, ce jour-là, une scène où il s’agissait de se tenir par les mains, au centre du dôme, et de tourner sans s’arrêter durant de longues minutes, juste en nous regardant.
Au départ, cela pouvait ressembler à un jeu d’enfant, mais, progressivement, ses yeux, fixés sur moi, m’envoûtaient. L’intensité de son regard faisait remonter en nous les siècles passés. À la fin de la ronde, je disparaissais dans les coulisses, symbolisant ainsi la fin de l’enfance de la Grande Catherine. Maria restait alors seule en scène.

À chaque fois que nous reprenions la ronde, je sentais monter des larmes, elles coulaient sur mes joues malgré moi, sans que je puisse les retenir. Serge Rezvani était lui aussi présent avec, à ses côtés, Lula, sa muse, sa femme tant aimée. Ils étaient inséparables, greffés l’un à l’autre. C’était, pour moi, une source d’étonnement : comment deux êtres pouvaient-ils s’aimer autant ? Cela ne ressemblait pas au comportement des adultes que j’avais rencontrés jusque-là.
Autour de nous, la distribution d’acteurs et de techniciens était exceptionnelle. Ils étaient nombreux, mais chacun était, dans son domaine, un monument du théâtre. J’étais à la fois émerveillée et inconsciente. La question de ma simple présence au milieu de ces étoiles ne m’effleurait même pas.
J’étais là, voilà tout, et je me donnais tout entière, m’abandonnant aveuglément aux directives, parfois très musclées, de notre metteur en scène.
*
À cette époque, je voyais bien que mes amies de « bonne famille » étaient principalement occupées par le « Bal des débutantes », les robes qu’elles y porteraient et les jeunes gens, de non moins bonne famille, qui leur seraient présentés.
Cette perspective provoquait, chez moi, une sourde colère, qu’exprimait avec justesse Armande dans les Femmes savantes :
Mon Dieu que votre esprit est d’un étage bas !
Que vous jouez au monde un petit personnage,
De vous claquemurer aux choses du ménage,
Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants,
Qu’un idole d’époux, et des marmots d’enfants !
Je n’aurais pu retrancher un seul mot de l’expression de cette rage qui couvait en moi, à l’idée du rituel des jeunes femmes de la bourgeoisie.
En suivant Pierre, j’avais choisi mon camp. Ce ne serait certainement pas celui qu’on attendait que j’adopte. Je m’étais retrouvée sur les planches comme sur un champ de bataille, et rien n’aurait pu me faire abandonner mon poste. Je le vivais comme une guerre.
Ma rupture avec cette passion triste, recouverte du linceul qu’on appelle le « milieu social », fut brutale et sans retour possible. Je ne pouvais qu’approfondir le fossé qui nous séparait désormais. Je sentais l’appel du large à travers tous les mots, toutes les émotions qu’il me suffisait de cueillir, comme ça, juste en passant.

J’étais encore considérée comme une enfant, et je sentais pourtant grandir en moi la figure de Catherine, impératrice qui parvint à annexer la Pologne et l’Empire ottoman au cours d’un XVIIIe siècle où les Lumières couvaient la Révolution.
Aurais-je un jour la noblesse de Maria ? Il me fallait chercher le chemin vers celle que je désirais devenir, et peut-être quelqu’un me l’indiquerait-il.
Pour l’heure, les textes que je devais travailler ou jouer étaient mes seuls guides. Ma mémoire était devenue aussi puissante qu’un muscle d’athlète. Ainsi, il me suffisait d’entendre une seule fois une chanson pour, instantanément, la connaître par cœur.
Ma sœur m’avait offert, pour mon anniversaire, un tourne-disque Teppaz, instrument indispensable pour toutes les adolescentes depuis les années 1960. Grâce à cet appareil magique, j’avais pu mesurer à quel point ma mémoire était devenue puissante. Je me plongeais avec délice dans le répertoire de la « grande chanson française », de Trenet à Brassens, devenu, entre-temps, ma nouvelle idole.
*
Assise devant le grand miroir de ma loge, je me dévisageais. L’entracte avait pris fin. Qui était cette personne que je voyais dans la glace ? J’avais
Il me regarda encore un instant, puis, après avoir caressé mon visage, il releva le col de son caban, et je le vis disparaître. »

Extraits
« Je vis avancer, vers moi, une silhouette étrangement familière. Il avait le sourire le plus beau, le plus franc, le plus charmant de tous ceux qu’il m’avait été donné d’apercevoir. Il n’était pas grand, habillé tout en noir ; je regardais fixement ses cheveux, qui l’étaient tout autant, d’un noir de jais, denses, épais, ondoyant sous la lumière. Il me tendit la main, et me dit qu’il avait beaucoup aimé le spectacle. Que ma présence l’avait à la fois ému et impressionné. Je n’en revenais pas d’entendre ces mots, si gentils, manifestement sincères, et remplis d’une douceur insaisissable. Je ne savais comment lui répondre, sinon par des « merci », comme si j’avais été transformée en jouet mécanique. Je pris une grande aspiration pour lui dire d’une traite, à mon tour, que j’adorais ses chansons, que « Faut vivre » était ma préférée, que je la connaissais par cœur :
Malgré le cœur qui perd le nord
Au vent d’amour qui souffle encore
Et qui parfois encore nous grise
Faut vivre » p. 26-27

« Et pourtant, je devinais, sans vraiment l’analyser, pourquoi je persistais dans cette reproduction amoureuse pour un homme comme lui. L’envie de conquérir un cœur beaucoup plus âgé me renvoyait à la peur panique, chez moi, d’être abandonnée.
Je savais, avec certitude, que je désirais cette histoire avec lui, quelle qu’en soit la nature, comme si ce désir obsédant de me retrouver dans ses bras me donnait des ailes pour me jeter tout entière dans mon autre passion: la scène. » p. 51

À propos de l’auteur
RHEIMS_Nathalie_©Philippe_ConradNathalie Rheims © Photo Philippe Conrad

Nathalie Rheims est écrivain. Au long des jours est son 23ème livre.

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