J’ai tout dans ma tête

ARDITI_jai_tout_dans_ma_tete  RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Une comédienne est chargée d’adapter Eugène Onéguine de Pouchkine pour le théâtre. Un projet enthousiasmant d’autant qu’elle est pressentie pour le rôle de Tatiana. Les réunions préparatoires s’enchaînent alors que son père de 96 ans, atteint d’Alzheimer, sombre petit à petit.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste-peintre, la comédienne et l’amour

Rachel Arditi nous offre un premier roman plein de sensibilité sur les affres d’une comédienne qui se bat pour son père atteint d’Alzheimer et pour sa carrière de comédienne et crée des passerelles entre son quotidien et la vie rêvée.

Commençons par le côté autobiographique de ce roman, histoire d’en finir d’emblée. Oui, Rachel Arditi, comme la narratrice, est comédienne et oui, son père était, comme celui du roman, artiste-peintre. Et oui, elle est arrivée à l’écriture par l’adaptation de romans pour la scène. Il n’est par conséquent pas erroné de trouver au fil des pages de ce savoureux roman, du vécu. Mais c’est bien de ce terreau que se nourrissent tous les romanciers, consciemment ou non.
La scène d’ouverture, qui donne bien le ton du roman, retrace le dialogue forcément un peu surréaliste entre la narratrice et son père qui entend fuir son Ehpad de Nogent-sur-Marne et va solliciter pour cela l’aide de sa fille. Âgé de 96 ans et atteint d’Alzheimer – son état va empirer tout au long du livre – son esprit vagabonde. Alors sa fille joue le jeu. Les encouragements qu’elle prodigue à ce vieil homme étant tout à la fois une marque d’affection et une thérapie permettant à son cerveau de rester en éveil.
De retour à son appartement situé du côté de Montmartre, elle rencontre Betsy, une fille espiègle qu’elle croise régulièrement et qui l’entraîne aussi sur la voie onirique. Un autre moyen de ne pas s’épancher sur sa carrière de comédienne un peu à l’arrêt. «Me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.»
L’éclair va arriver après une rencontre avec son amie Victoire qui lui propose d’adapter Eugène Onéguine pour le théâtre. Un projet d’autant plus enthousiasmant pour elle, qu’elle entrevoit la possibilité d’endosser le rôle de Tatiana, l’amoureuse éconduite par le dandy qui donne son titre au roman.
Le récit va alors alterner entre le travail d’adaptation, les bonnes et les moins bonnes nouvelles autour du financement du projet, du casting et des trouvailles pour la mise en scène et les visites à Nogent.
En jouant sur les temporalités, l’imaginaire des protagonistes qui, de manière plus ou moins voulue, choisissent de rêver leur vie plutôt que de la vivre, Rachel Arditi tisse un fil entre eux. Alors le théâtre se retrouve dans la peinture, la jeune fille d’aujourd’hui se retrouve aux côtés de Pouchkine et Betsy embarque avec elle le vieil homme au crépuscule de sa vie.
L’humour et la vivacité de la plume de la primo-romancière entraînent le lecteur dans ce tourbillon plein de poésie qui permet d’affronter les difficultés qui jalonnent une vie d’artiste. Ajoutons qu’en prenant la plume, Rachel Arditi a trouvé le moyen de ne plus dépendre de personne pour mener à bien son projet, contrairement à la comédienne de son livre, soumise aux caprices et aux humeurs des autres. Gageons que ce premier roman, sur lequel souffle un vent de fraîcheur, sera bientôt suivi d’un autre. On l’attend déjà avec impatience!

J’ai tout dans ma tête
Rachel Arditi
Éditions Flammarion
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782080291035
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Nogent-sur-Marne. On y évoque aussi des séjours en Provence, à Aix et Marseille ainsi qu’en montagne, du côté de l’Izoard.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il est peintre et sa fille est comédienne. Certains esprits attendris les qualifient de doux rêveurs. Mais ce qu’ils partagent, c’est plutôt un net penchant à éviter tout contact trop brutal avec la réalité. Esquives, subterfuges et mises à distance, tout est permis pour ne pas se heurter au réel. Pour lui, l’affaire est désormais conclue puisque la réalité s’est confondue avec la fiction qu’il se raconte, assez joyeusement d’ailleurs, depuis sa maison de retraite où il croit dur comme fer que des Japonais vont lui acheter une fortune l’une de ses plus fameuses toiles. Pour elle, néanmoins, la vie est encore longue… Alors quand elle reçoit un appel de son amie Victoire, metteuse en scène, qui lui propose de travailler sur l’adaptation d’un roman de Pouchkine, elle se prend à rêver d’incarner le rôle de Tatiana. Entre deux visites à son père, elle va chercher à ce que, pour une fois, la réalité se plie à son désir.
Rachel Arditi signe un premier roman malicieux et élégant sur un père et une fille occupés à réenchanter le monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lecteurs.com – Entretien avec Rachel Arditi (Nicolas Zwirn)
Benzine mag (Alain Marciano)
L’Œil d’Olivier
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Sur la route de Jostein
Blog la bulle de Manou

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
— Bien, ma biche. Je pars.
Je ne devrais plus m’étonner de cette entrée en matière dans les conversations avec mon père. Ça fait des années qu’il martèle en boucle son départ imminent. S’échapper de cette maison de retraite où il réside à Nogent-sur-Marne est devenu son obsession. Et après tout, à son âge, 96 ans, quoi de plus naturel ? On s’approche globalement de la fin. Mais la vérité est que depuis le début, j’ai décidé de croire à son projet d’évasion, d’entrer dans son jeu. Non pas pour le protéger d’une réalité qu’il ignore – cette impossible fugue –, mais avant tout parce que moi-même j’aime les rêves et que j’ai envie de découvrir jusqu’où sa fiction le mènera. Je suis avide de la suite, comme quand on lit un bon livre. Voilà pourquoi lorsque, pour la cent quatorze millième fois, il m’a invectivée ce jour-là de sa voix martiale, j’ai répondu avec une authentique curiosité :
— Tu pars ?
— Absolument. Je raccroche et je pars. À Marseille. Je ne reste pas une seconde de plus. Quand est-ce que tu viens me voir ?
— Eh bien… disons demain ?
— Demain ? Formidable. Monstrueusement formidable. Je serai là ma bichette. Et je t’attendrai avec une impatience fébrile.
Mon père n’économise jamais son enthousiasme. Il a, à vivre, une ardeur de géant.

Chapitre 2
Au moment de me mettre en route le lendemain, j’hésite. Mon père vient de me laisser un nouveau message, dans lequel il chuchote sur un ton de secret-défense :
— Bien, ma biche. Lorsque tu viendras tout à l’heure, mets donc dans ta voiture un de ces sacs en toile épaisse, qui se terminent en haut par un cordon pour les fermer, et que les marins utilisaient autrefois pour y mettre des vêtements, des objets, des vivres, enfin, etc. Tu mets ça dans ta voiture. Mais surtout, tu ne le dis à personne ! Voilà ! Je t’expliquerai.
Mon père ne parle pas. Il écrit tout haut. J’ouvre le grand placard de l’entrée pour voir si par hasard ne s’y trouve pas un de ces fameux sacs de marin, mais non. Je ne possède pas un tel sac. Je me mets en route, sous un soleil radieux.
Contrairement à d’autres maisons de retraite que j’ai visitées, la « Maison des Artistes » ne sent pas l’urine. En revanche, une puissante odeur de réfectoire se répand dans toute l’enceinte, bien que la cantine se trouve au sous-sol du bâtiment. C’est une spacieuse bâtisse du XIXe siècle. Sur la longueur d’une des façades, une grande véranda relie en une galerie l’aile ouest à l’aile est de la maison, remplie d’œuvres des résidents du passé. Quand je la traverse, je suis toujours saisie d’angoisse. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose me renvoie à moi-même, sans doute, dans le contraste singulier entre cet habitacle de verre moderne et les vieilleries qui le peuplent.
L’accueil se fait par l’extrémité ouest de la véranda. À chaque heure du jour on entend le sifflement de quatre perruches – trois bleues, une jaune – installées dans une vaste cage au cœur de ce couloir. Dans l’aile est du château – car c’en est un – il y a un salon de musique où ne filtre aucune lumière naturelle, mais qu’illumine une fresque originale de Raoul Dufy, et qui est destiné à recevoir de petits récitals. Une cinquantaine de chaises ont été installées en face d’une estrade sur laquelle trône un piano à queue. La plupart du temps, ce sont plutôt des rencontres ou des conférences qui s’y donnent, ces moments d’échanges intergénérationnels proposés par la structure administrative à ses pensionnaires, afin de continuer à meubler leurs existences à défaut de réellement les remplir. Pendant ces rencontres, il n’est pas rare de voir un tas de têtes tombées sur les épaules qui les soutiennent, et si l’on s’approche, on observe sur les visages aux yeux fermés de larges béances d’où s’échappe le son tranquille ou ronflant de leur somnolence. Sur l’estrade, le conférencier venu faire l’éloge du « Jeu d’acteur, cette vie rêvée », ou encore s’interroger sur « Artiste ou artisan ? Les matériaux de l’art contemporain » – bref, des thèmes minutieusement choisis pour leur caractère passionnant – s’endort à son tour, ou profite de cette sieste inopinée pour se limer un ongle, tweeter son ennui sur les réseaux sociaux, ou rêver. Ce qui n’est pas toujours dissemblable. Le salon de musique ouvre sur un espace qu’on appelle « le café ». C’est un hall de passage pourvu d’un bar, où résidents et visiteurs peuvent commander à boire – principalement un thé – ou à manger – principalement un biscuit. Sec, de préférence. Dans ce café se trouvent les ascenseurs menant à la salle à manger. Là, sur le seuil des cages métalliques, l’odeur de cantine vous saisit à la gorge et vous sclérose, et l’on comprend alors pourquoi les résidents, au fil des jours, perdent le goût de vivre.
Tout à fait à l’opposé de cet espace social, l’aile est se compose d’une grande salle de réception qui reste toujours vide, d’un couloir sombre distribuant les chambres du rez-de-chaussée, ainsi que, tout au bout, d’un salon de coiffure ouvert « tous les jeudis de dix heures à midi, sur rendez-vous », comme l’indique très modestement – quoique avec beaucoup d’honnêteté – une plaque métallique accrochée sur la porte. Entre le couloir sombre et le salon d’accueil se trouve, presque clandestine, une minuscule pièce inondée de lumière, qui vole au parc sa vue splendide. Un unique fauteuil et un piano droit meublent la pièce. C’est le bureau de Thérèse Deligny, une vieille pianiste énergique à la voix de crécelle et aux doigts tordus d’arthrose, qui maquille outrageusement ses yeux d’un bleu curaçao. Plus bas, ses lèvres, sillonnées de ridules verticales, ne parviennent pas à retenir le rouge qu’elle y applique généreusement, si bien que le baume migre vers le nez et le menton en de petites effilochures poignantes. Les cheveux, couleur acajou, mais dont les teintures ratées depuis de nombreuses années échouent à masquer le triomphe du temps, tombent gras, raréfiés bien qu’encore longs, sur un cou disparu qui maintient pour toujours les épaules en hauteur, conférant à leur propriétaire, lorsqu’elle se met à jouer, une certaine ressemblance avec Petrucciani.
— Elle massacre Chopin.
Cinglant comme à son habitude, mon père ne peut s’empêcher cependant d’assister aux longues heures d’entraînement de Thérèse qui écrase sur le clavier Nocturnes de Chopin et Partitas de Bach en une pâte homogène dont on ressort avec une indigestion. Il ne peut s’en empêcher car Thérèse possède une qualité qui la lui fait tenir en haute estime :
— Elle est une descendante de Louis XIV. Ou de Louis XVI. Un Capulet en tout cas. Ou un Capet. À moins que ce ne soit un Bourbon ? Enfin de qui que ce soit…
De qui que ce soit, cette descendance constitue un privilège précieux aux yeux de mon père, qui aime les rois et les royaumes.
Une certaine quiétude règne dans cette demeure de mort. Devant elle, le parc, immense et vallonné, se déploie à travers arbres et statues en un assemblage de verts, de gris et de fleurs multicolores, pour aboutir en contrebas à – que l’on devine sans la voir – l’autoroute A4.
— Entre, ma minouche, me dit-il quand je m’apprête à passer la porte. Et referme derrière toi.
Il est allongé sur son lit avec ses chaussures, visiblement plongé dans de riches pensées intérieures – sa spécialité, comme la suite ne va pas tarder à le démontrer.
— Tu m’as apporté ce que je t’ai demandé ? ajoute-t il en se redressant.
Je réponds que non, je ne possède hélas pas de gros sacs de toile de marin. J’attends qu’il me réprimande, mais pas du tout. Il est déjà passé à l’étape supérieure, et se met maintenant à me détailler son plan d’évasion sur un ton de ministre.
— Voilà. C’est très simple, je ne resterai pas ici. Cet endroit n’a strictement aucun intérêt. Je pense que tu t’en es rendu compte. Donc ça ne m’intéresse pas. Ici, je suis une coquille vide, je ne peux rien faire. Et il faut bien comprendre qu’ici, il y a de très vieilles personnes. Très vieilles. À côté d’elles, moi, je suis extraordinairement valide. Aïe ! Ah la vache !
Un faux mouvement interrompt sa démonstration, il saisit son épaule droite avec sa main gauche en grimaçant, puis reprend sans se troubler.
— Ma tendinite. Où en étais-je ?
— Tu veux partir d’ici.
— Ah oui. Voilà. Alors je veux retourner chez moi. À Paris naturellement. Rue… Rue… enfin Rue Machin-Chouette. Bien. Alors évidemment, à mon âge, il me faut une aide. Idéalement, quelqu’un pour ma toilette et quelqu’un pour mes repas. Parfait. Il me faut donc de l’argent. J’ai téléphoné à ma banque, il paraît qu’il n’y a plus rien sur mon compte. Bien. Alors j’ai eu une idée, ce sont les Japonais.
— Les Japonais ?
Depuis que je suis enfant, mon père ne cesse d’élaborer des stratégies toutes plus fumeuses les unes que les autres, dans le but de vendre sa peinture. C’est fascinant cette foi toujours renouvelée, cet espoir jamais tari de concrétiser une vente juteuse qui le mettrait à l’abri du besoin pour le restant de ses jours – même si ce restant sera assez modeste désormais. Parfois, comme lorsqu’il formule son désir d’aller à Marseille, l’espoir suffit, il nourrit le projet fou, le fait advenir. Il a l’espoir performatif.
Marseille, il y est né. Il a toujours manifesté une joie d’enfant à l’évocation de sa ville. Son nom contient la mer, le soleil, et sa liberté. C’est là que sous l’Occupation il a peint Le Crépuscule, son chef-d’œuvre. Depuis, Marseille est devenue sa zone libre et restera pour toujours cette entaille bénie dans une monstrueuse nuit de bombes. La ville a fondé un homme capable d’escroquer la mort.
Quels qu’aient été l’époque de sa vie, le destinataire fantasmé, ou la forme même du processus, tous ses coups fumants ont eu pour but secret de trouver un richissime acheteur pour Le Crépuscule.
Il y a eu dans le passé, entre autres, la Fondation Maeght, la Banque Rotschild, Bill Gates, mais aussi une bande de Russes totalement obscurs qui l’avaient fait venir à Moscou avec trente tableaux qu’ils n’ont jamais payés et dont mon père ne retrouva jamais la trace ; il y a eu jusqu’à la reine d’Angleterre, à qui il avait envoyé comme aux autres une photo du tableau sacré accompagnée d’une lettre manuscrite, lapidaire, proposant d’acquérir ladite toile pour une somme considérable. « Majesté, vous conviendrez avec moi que cette toile vaut tous les chefs-d’œuvre de votre collection particulière. Je vous la cède volontiers pour un million de dollars. » La lettre était restée sans réponse. Ce qui ne l’avait d’ailleurs pas plus découragé que sa douleur à l’épaule, à l’instant. Et maintenant, les Japonais.
— Les Japonais, oui. Les Japonais, comme tu sais, ont beaucoup d’argent.
— Ah bon ?
— Naturellement. Mais ce qu’ils ont surtout, c’est qu’ils se foutent absolument de la loi du marché. La cote, si tu préfères.
Ça y est, on est en plein conseil de guerre.
— Ah oui ?
— Absolument. Les Japonais n’achètent pas de la peinture dans le but de faire une plus-value, ça ne les intéresse pas du tout. Non, ils veulent garder. Ils aiment véritablement les œuvres et ils veulent les garder. Et ça, c’est formidable.
Je n’ai jamais bien compris d’où mon père tenait ces sortes de savoirs anthropologiques à propos des uns et des autres. Une intuition très sûre le caractérise, certes, mais est-ce suffisant pour affirmer que les Japonais investissent dans des œuvres par amour de l’art, voire, par amour du prochain, et peut-être même par amour pour mon père ?
— Et donc ? dis-je.
— Eh bien, il leur suffit d’aimer.
— Parce qu’ils aimeront, ils paieront des milliards ?
— Je le suppose. C’est en tout cas mon pari. Qu’est-ce que tu en penses ?
La vérité est qu’il ne peut pas concevoir que sa peinture ne soit pas reconnue à proportion de la foi qu’il engage dans son travail. Or quel prix peut-on donner à une chose que l’on aime, si ce n’est le même que celui par lequel le cœur l’approuve et qui est par nature inestimable ? Au fond, je me suis toujours demandé si le fait de se séparer d’un tableau (à plus forte raison du Crépuscule) ne lui coûtait pas affectivement si cher qu’il se mettait en mesure de saborder ses propres plans, en imaginant des stratagèmes complètement foireux et déconnectés des réalités du marché afin que la vente convoitée ne puisse jamais advenir. Du coup fumant au coup fumeux, on n’est jamais très loin. Les peintres ont-ils tous de la difficulté à se séparer de leurs œuvres ? Mon père aurait-il dû lui aussi savoir se vendre ? Les êtres humains ne sont pourtant pas des valeurs marchandes. Ou peut-être que si ?
Mon père me fixe de ses yeux ronds et hypnotiques, la tête légèrement inclinée sur le côté, comme on le fait quand on attend avec ardeur la réponse de son interlocuteur. Je n’avais jamais remarqué qu’il ressemblait à un opossum.
— Pardon… Quoi ? Tu m’as dit quoi ?
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— De ?
— Des Japonais.
— Ah ! Les Japonais. Je pense que c’est une très bonne idée. Ça vaut le coup.
— Oui. C’est aussi mon avis. Parce que tu comprends, les Japonais…
Cette fois je n’écoute plus les paroles. Juste la musique de sa chanson, qu’il poursuit comme pour lui-même. Sa voix est restée aussi intacte que ses rêves.
La visite prend fin. Je quitte mon père au son du piano que Thérèse, confinée dans son petit salon, offre au monde. Je m’apprête à sortir de la chambre quand mon père me fait distraitement une ultime recommandation, tout en initiant un minutieux décrottage de son nez.
— Ferme bien derrière toi, ma minouchette, sinon la vieille toquée va venir me persécuter.
— Qui est la vieille toquée ?
— Je ne peux pas te dire. C’est une vieille toquée qui veut toujours entrer dans ma chambre. Elle me persécute. C’est vrai que je suis encore assez beau, mais ça ne m’intéresse pas. Comme dans la fable.
— La fable ?
— « Maître Corbeau, commence-t il avec emphase, tenait en son bec, un fromage.
« Maître Renard… »
— Ah ! la fable… dis-je en comprenant soudain le sens de l’allusion sans toutefois en saisir la pertinence.
— « lui tint à peu près ce langage. Hé ! Bonjour monsieur du Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau!»
— Oui oui je conn… !
— « Sans mentir, reprend-il à mon adresse, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
— Oui, j’avais comp…
— « À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie, et pour montrer sa beeeelle voix,
« Il ouvre un laaaarge bec, laisse tomber sa proie. »
— Hum…
— « Le Renard s’en saisit et dit : “Mon bon monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.” »
Rien n’arrête plus sa voix de stentor. Pour un peu il se mettrait debout sur son lit et se parerait d’une cape et d’une épée, pour lui faire comprendre, à ce corbeau narcissique, qu’on ne gagne rien à vénérer sa propre image.
— « Le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »
Et hop, il catapulte une petite boulette molle sur le sol.
— Voilà, conclut-il. Ce qui signifie en gros qu’il continuera à être le connard qu’il n’a jamais cessé d’être. Dit comme ça, c’est ça que ça veut dire.
— Hum. Mais quel rapport avec la vieille toquée ? dis-je, pas tout à fait certaine de ne pas avoir basculé dans un cauchemar.
— La vieille toquée ? C’est qui ça ?
Une chose que je n’ai pas dite à propos de mon père : il est complètement érotomane. Érotomane, et – ou peut-être devrais-je dire : mais – atteint d’Alzheimer.
Je sors de la chambre et m’immobilise un moment dans le couloir pour écouter Thérèse, concentrée sur la 6e Partita. Ma préférée avec la 2e. Je m’approche tout doucement du petit salon. Thérèse plaque solennellement les arpèges de la Toccata, qui vous donnent immédiatement l’impression que quelqu’un vous explique avec beaucoup de sérieux une chose très grave et très complexe, comme par exemple le monde. De temps en temps une ou deux notes apportent une lumière particulière, un éclairage réconfortant, mais enfin, globalement, l’ensemble s’impose assez bien comme caverne. J’observe Thérèse, toute petite à son piano, et en voyant son cou rentré et ses épaules en hauteur, je me dis qu’il existe probablement un moment dans l’existence où l’on est certain d’en être sorti. De la caverne, j’entends.

Chapitre 3
Après avoir haï jusqu’à l’angoisse le dimanche – parce qu’il désigne dans une conciliation impossible la fin et le début – je me suis mise à aimer ce jour avec la tendresse résignée qui nous fait apprivoiser, dans certaines circonstances, l’idée de la lutte perdue.
Je me lève, vais chercher du café à la cuisine et me poste à la fenêtre pour observer la rue. J’ai toujours adoré ce spectacle. J’habite un petit appartement au pied de la butte Montmartre, au cinquième étage sans ascenseur. Quand j’épie les gens depuis chez moi, il me faut rectifier la perspective pour ne pas saisir qu’un amas de têtes. Je dois regarder plus loin dans la rue pour contempler un tableau entier, ce qui a pour effet de ralentir le rythme de la scène. Quelques personnes marchent avec indifférence, certaines traînant leurs cabas garnis de courses, d’autres simplement vêtues d’un jogging et de baskets, tenant dans la main un journal, un sac en papier rempli de croissants, ou un enfant absorbé par sa vie intérieure. On se croirait dans un tableau de Balthus. Sirotant à petites gorgées mon café brûlant, j’essaye d’imaginer la vie de ces gens. Lesquels d’entre eux sont-ils comme moi devenus des ombres ? Certainement pas Betsy, que je vois brusquement fendre le bitume sur une trottinette à la vitesse de l’éclair. C’est une petite fille que je croise régulièrement dans le quartier. La première fois c’était sur le chemin de son école. Elle s’avançait vers moi de ce pas qui consiste en un rebond alterné sur un pied puis sur l’autre, et qui, à chaque personne qui l’a expérimenté, donne l’impression magique d’aller soudain plus vite et plus haut sans produire d’autre effort que ludique, chaque enjambée appelant la suivante dans un mouvement que rien n’arrête. Comme si se déplacer ne suffisait pas, comme s’il fallait, en plus, que ce soit un jeu. En la voyant avancer de ce petit pas de géante, je m’étais fait le constat qu’on ne voyait jamais d’adulte se propulser ainsi dans les airs comme le faisait Betsy. Aucun adulte dans les rues ou dans les couloirs du métro ne se sert de cette extraordinaire ressource du corps pour se déplacer. Il y aurait bien quelque chose d’un peu grotesque à le faire mais pas plus que dans la posture de suricate dont la trottinette ou l’hoverboard nous affublent. Pourquoi se priver d’une telle sensation d’apesanteur ? Ce mystère m’avait emplie de perplexité et à mesure que je voyais Betsy s’avancer j’en avais conclu que chez les adultes c’est l’idée même du jeu qui a cessé. Les adultes ne jouent plus. J’en avais eu un pincement au cœur, sentant peut-être souterrainement que cette démission devrait bientôt me concerner – jouer la comédie m’était devenu difficile. Arrivée à sa hauteur, je m’étais rendu compte que Betsy chantait cette chanson que j’adore de Ray Ventura – car elle illustre bien comment la tragédie prend parfois l’allure d’une farce –, « Tout va très bien, madame la marquise ». Se plantant en face de moi, elle avait entonné le couplet : « Allô allô James ! Quelles nouvelles ? Que trouverai-je à mon retour ? » La question méritait d’être posée. Mais un retour était-il seulement possible ? La regardant s’éloigner, j’avais remarqué qu’un drôle de sticker ornait son cartable : « Kiss me », proposait-il. J’avais continué ma route.
Je regarde Betsy disparaître sur sa petite fusée terrestre et m’éloigne de la fenêtre. Mon père est-il en train de devenir une ombre ? C’est la question qui me vient tandis que je me ressers un peu de café. Lui comme moi vivons dans cette saison intermédiaire, celle de l’oubli.
Je retourne dans mon lit, et roule mon corps en tas, la posture que j’ai récemment adoptée dans l’existence. Le tas. En boule sur le matelas, je me sens pareille à une petite motte que rien ne bouscule et dont rien ne résulte. Un tas qu’il serait possible de trouver à une place ou une autre, indifféremment. Pas mort. Ou pas complètement. Mais dépourvu de contours comme de direction, cette volonté qui m’a quittée. Longtemps j’ai été un petit soldat. J’ai vécu dans une frénésie de travail qui n’était ponctuée d’aucun silence, d’aucune virgule, d’aucun temps mort. Et me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.
Bercée par le murmure de mon appartement, je me rendors. J’ai toujours rêvé. Enfant je passais de longues heures à imaginer une jeune femme aimée de loin, pleine de mystère, et qui prenait des poses alanguies en observant le monde avec la retenue amusée de celle qui connaît ses avantages. La jeune femme ne se mêlait jamais aux autres, la distance avec le reste du monde la maintenait dans cette image chérie, le regard dans le vague, baissé pour moitié vers le sol, un demi-sourire sur les lèvres témoignant d’une vie intérieure si riche qu’aucun mot ne pouvait mieux la traduire que l’étrangeté de son attitude. Cette vision m’accompagnait partout et à chaque seconde. Le jour, la nuit, en classe, à table, la marquise était dans mes pensées. Je n’entendais plus ma mère qui me demandait de me dépêcher le matin, j’ignorais les questions de la maîtresse sur un problème de conjugaison, on me disait rêveuse. D’autres jugeaient que j’étais particulière, que j’avais quelque chose. Certains encore, comme Junior, mon voisin du dessous, m’appelaient simplement la snob. « Ça va la snob ? » disait-il quand il passait dans la cour de l’immeuble où j’étais en train de rêver. Ça ne me blessait pas, je n’étais pas snob. Simplement je me sentais à part. La jeune femme de mes visions, c’était celle que je voulais être, l’élue, qui flottait au-dessus des autres. Et je m’étonnais que ces autres puissent penser que j’éprouve à leur encontre du dédain quand ils prenaient au contraire place dans mes jeux imaginaires comme les garants d’un monde rêvé que j’avais construit, et où j’occupais une place élective. Cette marquise de mes pensées veille toujours sur ma vie intérieure à la façon d’une narratrice dont j’attends depuis qu’elle me dise quoi faire et où aller.

Le soleil me réveille en chauffant mon visage. Je reste un moment à adorer cette sensation, comme ces chats qui restent des heures immobiles au soleil et ne concèdent qu’un seul mouvement : celui qui leur permet de suivre sa course indolente. Enfin le petit tas que je suis se lève. Après m’être dissoute un moment dans un bain chaud plein de mousse, j’échoue paresseusement dans la cuisine, où je me prépare un œuf à la coque et des mouillettes. Puis je décide de consulter mes mails.
Au milieu de nombreux spams, l’un d’eux provient de mon agent. Une chose que je n’ai pas dite à propos de moi : je suis actrice. Pendant des années, lorsqu’on me demandait quel était mon métier dans la vie, je ne parvenais à dire ni actrice, ni comédienne. Longtemps j’ai répondu de manière très évasive que « je jouais la comédie », sans bien savoir si c’était un métier ou une attitude.
« Regarde et dis-moi si dispo pour tournage les 7, 9, 16 et 23 avril. Casting prévu demain ou mardi. Ci-joint le texte à apprendre. Xxx » Il s’agit non pas d’un texte mais de quatre scènes à apprendre. Ses messages ne s’encombrent jamais de tellement de politesse, ni de savoir si je vais bien – si par hasard je ne suis pas morte par exemple ou, à défaut, devenue un petit tas – ou tout simplement si le projet m’intéresse. Je relis les jours du tournage, constate sans surprise ni regret que deux d’entre eux coïncident avec ma tournée des Heures sombres du chameau volant – pièce inconnue au répertoire mais dont les critiques ont unanimement jugé « qu’elle interrogeait le monde contemporain avec beaucoup d’acuité » – et réponds à la hâte que ce ne sera pas possible.
Puis j’entame une petite visite des réseaux sociaux. Il n’y a rien de plus angoissant que cette expansion à l’infini, surtout pour moi, qui ai toujours appréhendé le monde comme une forme à apprivoiser. J’avais pris conscience de ça vers 5 ou 6 ans, un jour que je faisais un puzzle avec ma mère. Je peinais à trouver la bonne pièce pour un certain emplacement, et elle s’échauffait discrètement à mes côtés en voyant que je testais systématiquement des pièces qui n’étaient pas adaptées puisqu’elles contenaient un bord, alors que l’emplacement se situait au centre. Tout à coup prise d’agacement – ou de panique à l’idée que son enfant était peut-être demeurée –, elle a saisi une pièce parmi celles qui pouvaient rentrer et me l’a tendue avec force : « C’est ce genre de formes là que tu dois essayer ! » J’ai pris la pièce, l’ai observée, puis j’ai répondu d’un ton d’évidence : « Ah ! les éléphants ? » Et en effet, ces pièces-là avaient une forme d’éléphant – assez sommaire j’en conviens.
J’ai toujours eu l’impression que les choses contenaient un sens caché, une énigme qu’il fallait percer. Internet a été un outil providentiel dans mon existence. Le monde réel, tangible étant incompréhensible (puisque j’y voyais partout des éléphants), j’ai pensé que je trouverais toutes les réponses aux questions que je me posais dans ce territoire virtuel et mystérieux qui s’était ouvert. Très vite, j’ai pris l’habitude de taper des mots clés de façon compulsive dans Google. Tout dans ma vie était susceptible de me conduire à la barre de recherche et il me semblait que c’était toute ma vie, son sens, que j’allais y déceler. Cette quête sans fin ni objet m’a peu à peu donné le sentiment que je m’étais dissoute dans une masse virtuelle. J’ai parfois l’étrange impression qu’Internet m’a remplacée.
Quand les réseaux sociaux sont apparus, j’ai espéré trouver une issue concrète à ce sentiment. J’allais me mettre en scène devant le monde entier et le monde entier pourrait enfin constater ma singularité. Hélas, j’ai très vite été saisie d’un ennui vertigineux. J’ai cette fois eu l’impression de devenir un yaourt dans un hypermarché, à devoir me vendre. L’acheteur, face à une masse aussi vaine qu’insipide, voit immédiatement son jugement entravé, la vente échoue.
Je passe pourtant des heures dans cette caverne, à m’extasier sur les uns ou les autres que je ne connais pas, à l’instar de cet incroyable youtubeur que je prends un plaisir inexplicable à regarder jouer à Animal Crossing – ce jeu qui reproduit à l’infini le modèle de société dans lequel on vit. Je n’ai jamais pu dire qui était le plus fou des deux. Lui qui s’imagine en concombre de mer devant des millions de gens, ou moi qui le regarde. Au moins, lui, il est devenu la nouvelle coqueluche du cinéma d’auteur, les producteurs ayant compris que le nombre de ses abonnés présageait du nombre d’entrées en salle.
Je n’ai jamais su me vendre. Pas plus que m’inventer une vie. J’aimerais bien jouer cette comédie moi aussi, mais quelque chose résiste. Les autres en revanche m’apparaissent toujours flamboyants. Leurs joies, leurs peines, leurs outrages, sont partagés avec une telle évidence, le nombre de leurs followers semble croître à l’échelle si bien ficelée de leur récit qu’il m’est impossible de ne pas croire à l’invention de leur réussite. En comparaison de cette vie fièrement brandie, j’ai le sentiment que je ne vis rien, ni bonheur ni blessure, rien qui me scandalise ou m’amuse. Je suis fade. Derrière mes écrans, je n’ai plus ni corps ni discernement, et par conséquent rien à dire non plus. Quand j’ajoute un « j’aime », ce n’est pas par conviction, mais plutôt parce que ne pas le faire me donne le sentiment d’être plus creuse encore. Je like pour exister, pour ne pas signer ma complète disparition.
Je m’étais crue spéciale, les réseaux virtuels m’ont appris que je n’étais pas plus spéciale que tous les autres qui sentent en eux une identique particularité et ne voient en moi qu’une autre parmi les autres.
Je m’apprête à refermer mon ordinateur lorsqu’un nouveau mail m’arrive. Le petit tas que je suis frémit légèrement lorsque je lis le nom de son expéditrice, Victoire. Il y a un mois que je ne l’ai pas vue. La dernière fois, c’est quand elle est venue à la dernière représentation d’une pièce dans laquelle je jouais et que la production, faute de public, avait dû arrêter. « Mais quel gâchis ! » avait-elle dit. Avant d’ajouter : « Il faut qu’on te trouve un rôle à ta mesure. »

Extraits
« Ce soir, je suis gonflée. De toute façon Ophélie ma vue. Et elle s’avance vers moi. Ses escarpins Louboutin fendent le salon, puis la grande entrée de son appartement haussmannien. Sur son pantalon en cuir noir elle porte un débardeur beige qui fait trembler ses seins. Ophélie arbore sa féminité comme un cow-boy parade avec son holster. Elle m’impressionne. Comme m’impressionnent tous ceux qui comme elle ont l’arrogance de leur classe et cette certitude de posséder une place dans le monde. Elle fait partie de ces bulldozers qui traversent la vie sans jamais regarder sur les côtés. Elle compte parmi les winners, les rapides, les puissants, capables de comprendre et d’embrasser le monde d’un seul coup d’œil et d’en conclure, toujours, qu’ils avaient donc raison.
Ophélie possède toutes les réponses à des questions que de toute façon elle ne se pose pas. » p. 93

« GRILLE D’ÉTÉ DE FRANCE CULTURE
«Les rencontres insolites de Richard Gaitet» Jeu et enjeux de l’adaptation
— Au fond l’adaptation, c’est une clé. Elle doit ouvrir un ou plusieurs des aspects du texte. Ici principalement: le rôle en grand de Tatiana, sa métamorphose. Si la clé fonctionne, elle ouvre le texte dans toutes ses dimensions, et même, le transcende. Le texte alors se renouvelle, déploie ses propres possibilités, s’alimente, se régénère. Et c’est là que quelque chose de magique se produit: le texte s’ouvre à la rêverie, il devient vivant et a envie de s’exprimer encore et encore sur lui-même. Générateur de son propre discours, il n’a qu’une hâte: se raconter, se confier, et plus rien n’existe que ce vaste champ où le lecteur aime flâner et se perdre, rencontrant, dans sa végétation et ses recoins, mille vérités sur lui-même.
— Vous êtes en train de donner une définition de la littérature.
— Oui, Richard. Peut-être. » p. 167

À propos de l’auteur
ARDITI_Rachel_©_Celine_NieszawerRachel Arditi © Photo Céline Nieszawer

Rachel Arditi naît à Paris dans une famille d’artistes. Après une formation de pianiste à l’École Normale de Musique de Paris, puis une maîtrise de lettres modernes à Paris VII, Rachel Arditi devient comédienne.
Au théâtre, elle joue sous la direction de Pauline Bureau, Julie Brochen, Léna Breban, Adrien de Van… Elle tourne régulièrement pour le cinéma et la télévision (notamment avec Mia Hansen-Love, Marina de Van, Patrice Leconte…). En 2017, avec Justine Heynemann, elle adapte Les petites reines de Clémentine Beauvais. Le spectacle est nommé aux Molières.
D’autres collaborations suivent avec la même metteuse en scène : l’adaptation de Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (créé en janvier 2022 au Théâtre Paris-Villette), et deux créations — Lenny, au théâtre du Rond-Point, spectacle sur Léonard Bernstein, et Comment nous ne sommes pas devenues célèbres, une création originale écrite à quatre mains sur l’histoire des Slits, premier groupe punk féminin né à Londres en 1976, et qui verra le jour au printemps 2023.
Ces multiples expérimentations autour des textes la conduisent peu à peu vers la littérature. J’ai tout dans ma tête (2023) est son premier roman.

Page Facebook de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#jaitoutdansmatete #RachelArditi #editionsflammarion #hcdahlem #premierroman
#RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #MardiConseil #primoroman #roman #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Publicité

L’invention de l’histoire

LALUMIERE_linvention_de_lhistoire  RL_2023  coup_de_coeur
En lice pour le Prix RTL-Lire 2023

En deux mots
Thomas vit en banlieue avec sa femme et son fils. Désormais au chômage, il s’inscrit à la médiathèque où il va se faire des amis qui vont l’encourager dans son projet, retrouver la trace de son arrière-grand-père ferrailleur qui pensait avoir acheté la tour Eiffel. Son père, en Ehpad dans le Sud-Ouest, pourra peut-être l’aider…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas de la victime de l’arnaque du siècle

Sous couvert d’une enquête menée par son arrière-petit-fils qui entend savoir comment son aïeul a pu croire qu’il avait racheté la tour Eiffel, Jean-Claude Lalumière nous raconte la France d’aujourd’hui, celle où nombreux sont ceux qui se sentent aussi arnaqués.

Thomas a du temps devant lui, car après avoir travaillé en tant que rédacteur dans une agence de pub il se retrouve au chômage. Alors il essaie de s’occuper, range le garage et y déniche des tonnes de souvenirs. Puis décide de s’inscrire à la médiathèque où il ne tarde pas à se faire des amis. Lina, la belle bibliothécaire, n’hésite pas à lui apporter son aide, car l’enquête qu’il a décidé de mener la passionne. Il aimerait en savoir plus sur cette histoire que sa famille préfèrerait oublier, la vente de la tour Eiffel à son arrière-grand-père par un roi de l’arnaque. Françoise qui arrondit ses fins de mois en vendant des confitures aux clients et Mansour, dont il a également fait la connaissance à la médiathèque l’encourage à parler à son père, lui qui n’a pu parler au sien, ancien harki torturé par ceux de son propre camp et rescapé in extremis de cette sale guerre. « Ce jour-là, j’ai compris pourquoi Mansour s’intéressait à la littérature des années cinquante et soixante. Celle qui parle de la jeunesse de son père, de la sienne aussi. On revient toujours explorer les forêts noires de son enfance, y retrouver le petit garçon resté là, égaré, oublié sur Le chemin qui mène à l’âge d’homme. Mansour et moi avons cela en commun, ce désir de comprendre ce qui nous a construits. »
Ajoutons-y Francky qui a bien envie de faire payer au directeur de supermarché son trafic illicite et imagine un moyen irréfutable pour lui extorquer les fonds qu’il détourne. Ce que Viktor Lustig avait réussi à faire en vendant la tour Eiffel.
Alors même si son père perd un peu la mémoire, Thomas décide-t-il de confier son fils Valentin à Carine, son épouse, et prend le train pour la maison de retraite de Marennes où réside son père. Peut-être réussira-t-il à en apprendre davantage sur cet homme, objet de recherches vaines jusque-là?
Avec beaucoup de sensibilité et d’humour, Jean-Claude Lalumière suit cet homme un peu maladroit et dépeint avec beaucoup de justesse cette France des oubliés. Sous couvert d’enquête historique, c’est bien une recherche personnelle que mène Thomas. Où en est-il de sa relation avec sa femme? Avec son père? Avec son fils? Et plus largement avec une société qui manifeste sur les ronds-points et qui rêve de jours meilleurs. Qui a le sentiment qu’elle aussi a été arnaquée.
C’est avec la politesse du désespoir qu’il nous fait partager sa quête et c’est avec grand plaisir qu’on le suit dans ses pérégrinations. Oui, la nostalgie est une petite musique mélancolique qui a encore de beaux jours devant elle.

L’invention de l’histoire
Jean-Claude Lalumière
Éditions du Rocher
Roman
216 p., 18 €
EAN 9782268108476
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en commençant par Paris et la banlieue, mais on y voyage aussi beaucoup, de Bussy-Saint-Georges à la Beauce et de La Rochelle jusqu’à Marennes, en passant par Surgères. On y évoque aussi Alger et des escapades à Prague, Rome, Lisbonne, Venise.

Quand?
L’action se déroule en 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis l’enfance, un mystère intrigue Thomas Poisson : la vente, dans les années vingt, de la tour Eiffel à son arrière-grand-père, ferrailleur de son état, par un certain Victor Lustig. Une arnaque mythique dont a été victime son aïeul, un déshonneur transmis de père en fils.
Sa recherche le conduit auprès de son père – un homme taiseux qui s’est réfugié dans un Ehpad à la mort de sa femme – et à la médiathèque de sa ville, où il rencontre une singulière petite bande : Lina, Mansour, Francky et Françoise. Autant de femmes et d’hommes dont les fragilités et les solitudes imposées par la précarité contemporaine vont se répondre.
Une quête de sens, un récit de filiation et d’amitié d’une grande délicatesse, à la fois décalé et poétique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« À trois cents kilomètres à l’heure, le train traverse la campagne beauceronne figée dans son immensité. Sur la plaine, le soleil encore bas darde ses rayons dont la lumière rasante s’accroche à la rosée, qui ne l’arrête pas, lui donne au contraire plus d’ampleur. Magie de la diffraction. C’est le printemps et le vert tendre s’étend à perte de vue. Du blé partout. Du blé encore en herbe. Du blé en abondance qui vaut à cette région le surnom de grenier de la France. L’agriculture moderne, intensive, au service de la multiplication des pains. Une assurance contre la famine et les soulèvements populaires.
La grande vitesse sied à ce paysage hérité du remembrement dont il est l’expression la plus monotone. Sans le mouvement pachydermique des éoliennes, d’aucuns pourraient croire que rien ne bougeici, ousipeu. Lacroissancedesculturespour seul mouvement. Invisible à l’œil du voyageur. Une abstraction pour mon esprit citadin. Périurbain, devrais-je dire. Selon les géographes et les aménageurs, c’est ainsi qu’il convient de qualifier ce qui n’est ni la ville, ni la campagne, ni même la banlieue. L’espace périurbain est un endroit où le champ des possibles se réduit à un carré d’herbe clairsemée menacé par le goudron des parkings. Je vis dans un lieu incertain, voué à disparaître, qui sera bientôt absorbé par la ville en expansion, où demeure dans un statut transitoire près d’un tiers des Français auxquels personne, ni les médias, ni les politiques, ni les pouvoirs publics, n’accorde beaucoup d’attention en dehors des campagnes électorales. Des crevards, une armée de réserve pour l’économie, la chair à canon du capitalisme et de la société de consommation. Rejetés loin des centres-villes par la pression immobilière, coincés là par les aléas économiques, financiers, boursiers, cantonnés aux marques génériques et aux premiers prix. Le hard discount et le made in China pour seul horizon. La frustration pour quotidien. Chaque fois que nous abordons ces sujets, Mansour s’emporte. « Et on leur reproche encore de coûter cher. Un pognon de dingue, comme il dit, l’autre… Qui peut s’étonner de les voir se rassembler depuis quatre mois sur les ronds-points ? Mais à quoi aboutira toute cette agitation ? Tu peux me le dire ? À des promesses, comme toujours… »
Mansour a probablement raison. « C’est comme ça, depuis toujours, enchérit-il. Les autorités mentent et rien de mieux ne nous attend dans la vallée voisine. Inutile de se lancer dans l’ascension du col. Nous croiserons les mêmes miséreux arrivés au sommet, venant de l’autre versant, avec, dans le regard, la même certitude, la même colère d’avoir été trompés. »
Je n’ai pas compris pourquoi Mansour racontait cette histoire de vallée et de col. Nous étions à la médiathèque. Il m’a montré un livre, Les Saisons de Maurice Pons.
— Tu devrais lire ce roman, m’a-t-il dit.
Je venais d’enregistrer mes livres pour la semaine à la banque de prêt et j’avais déjà atteint le maximum d’emprunts autorisé.
— La prochaine fois, je lui ai dit.
Mansour a reposé le livre à sa place en soupirant. Il sait bien que je ne lis pas de romans. C’est une chose qui le désole.
— Tu devrais le lire, celui-ci. Moi, j’ai appris beaucoup grâce aux romans. Je connais la chaleur qui, au mois d’août, embrase dans un souffle les vallées d’Algérie quand vient le soir, je connais l’ambiance d’Alger les jours de victoire de l’équipe nationale de football, les voitures qui descendent des hauteurs de la ville dans un concert de klaxons et les Algérois qui se rassemblent et qui forment un cortège sur la rue Didouche-Mourad, je sais qu’Alger la blanche ne l’est qu’en façade, au premier regard lorsqu’on arrive par la mer, mais que l’ocre, le jaune, le brun et le rouge de la brique s’imposent ensuite au regard. Et pourtant, je n’y suis jamais allé. Grâce aux romans, j’ai aussi compris la colère de la jeunesse algérienne, de l’humiliation des célébrations de 1930 aux massacres de Sétif en 1945, cette colère qui a poussé mon père à rejoindre l’ALN dès 1954. J’ai lu le déchirement du départ forcé, que j’avais oublié. J’étais trop petit… Bref, j’ai compris qui j’étais. Lire des romans est la meilleure façon d’entendre parler de soi. De toute façon, c’est tout ce qu’il me reste pour combler les silences.
J’ai pris le train ce matin à la gare Montparnasse, celui de La Rochelle, et descendrai à Surgères, au milieu de la campagne charentaise. De là, un bus assure la liaison avec Marennes où demeure mon père. Un long périple. Le bus donne l’impression d’un retour au temps où la durée du voyage préparait au dépaysement, où l’on se languissait d’arriver. Il fallait prévoir un casse-croûte. Un temps révolu. Malgré le trajet en bus, j’arriverai avant 14 heures à Marennes, et pourrai, je l’espère, déjeuner au restaurant de la place Carnot où se situe l’arrêt, ou sinon près du marché. Rien n’est moins sûr si tôt dans l’année. Hors saison encore. À pied, je rejoindrai ensuite la maison de retraite où réside mon père. Pour dormir, j’ai loué une chambre d’hôte non loin du centre. Confort réduit mais prix raisonnable.
Nous sommes vendredi. J’ai accompagné Valentin à l’école à 8 h 30. Sur le trajet, je lui ai rappelé que c’était Amélie, la mère de son copain Lucas, qui viendrait le chercher ce soir, que je devais m’absenter jusqu’à lundi et qu’il passerait le week-end avec sa mère, mais la seule question qui l’intéressait était de savoir si j’allais croiser la dame aux confitures. Il a terminé un pot de confiture de fraises ce matin et s’inquiète de voir notre réserve diminuer. « Il n’y a plus que trois pots d’avance », a-t-il insisté. Arrivé devant l’école, Valentin a filé dans la cour en direction d’un groupe de garçons, tout en criant à mon intention de ne pas oublier la confiture. Je l’ai rassuré de nouveau et, pressant le pas, j’ai gagné la gare pour rejoindre Paris par le TER de 8 h 45. Les confitures attendront mon retour.
La dame aux confitures, comme l’appelle Valentin, c’est Françoise que je retrouve plusieurs fois par semaine à la médiathèque. Pour compléter sa modeste retraite, elle prépare des confitures qu’elle vend sous le manteau. Elle promène toujours avec elle un chariot de courses en toile écossaise orange qui contient une douzaine de pots de sa production. Un client peut se présenter à tout moment. Françoise teint ses cheveux d’une couleur proche de l’orange de la toile de son chariot. Une couleur sans équivalent dans le règne naturel qui peut, sous une certaine lumière, évoquer un coucher de soleil publicitaire, un cliché de la Toscane sur lequel un graphiste stagiaire aurait abusé des filtres Photoshop. Une image rassurante qui m’a d’abord laissé penser à un geste marketing. Françoise est bien au-dessus de cela. Elle aime cette couleur, tout simplement. Pourtant, s’il ne s’inscrit pas dans une quête d’image de marque, l’orange de ses cheveux la rend facilement identifiable, de loin. Même dans la bibliothèque, les lecteurs l’abordent pour réclamer qui de la mûre, qui de l’abricot, qui de la framboise. C’est comme ça que je l’ai rencontrée. J’étais assis à la grande table, celle tout au fond de la médiathèque, où les lecteurs consultent la presse. Elle venait de s’installer en face de moi et s’apprêtait à lire l’édition du jour du Parisien quand un jeune employé est venu lui demander, en chuchotant pour ne déranger personne, s’il lui restait de la gelée de groseille. Françoise a chuchoté, elle aussi, à l’oreille du jeune homme qui a éclaté de rire sans émettre le moindre bruit. Une scène à faire douter un malentendant du bon fonctionnement de son sonotone. Je me suis dit que la formation des bibliothécaires devait les préparer à cela. Une aptitude validée par un examen, j’imagine, où l’épreuve consiste en une mise en situation de communication silencieuse : orienter vers la section « Histoire égyptienne » sans prononcer un mot, ramener au calme d’un simple regard un groupe d’adolescents agités, donner son avis, positif ou négatif, sur un ouvrage en clignant des yeux… Personne ne maîtrise l’expression silencieuse mieux que les bibliothécaires. Entre eux, ils échangent sur des fréquences que seuls les chiens et les chauves-souris peuvent percevoir.
Françoise a plongé la main dans son chariot, en a ressorti la gelée convoitée, provoquant le sourire radieux du jeune employé.
— J’ai aussi de la fraise, a-t-elle soufflé. De la mara des bois.
Mais le garçon s’est contenté de son pot de groseille.
Alors qu’elle ouvrait son journal, je lui ai dit :
— J’en veux bien, moi, de la fraise.
— Vous avez raison, c’est la meilleure.
Ce n’était pas Françoise qui avait répondu mais l’homme qui, assis à côté de moi, lisait Le Monde des livres. C’est aussi à cette occasion que j’ai rencontré Mansour. C’était au début de mon chômage. Nous avons sympathisé ensuite, et nous nous retrouvons plusieurs fois par semaine, toujours autour de la même table, aux mêmes places, depuis ce jour-là.
Une éternité s’était écoulée, me semblait-il, depuis la dernière fois où j’avais couru pour attraper le train de 8 h 45. Bientôt deux ans que je fais partie de ceux qui ne sont rien. Avant cela, j’étais rédacteur dans une agence publicitaire. Vingt ans que j’exerçais ce métier. Depuis plusieurs mois, je ressassais le même discours chaque soir en rentrant de l’agence. Je n’aimais plus mon travail, ne m’entendais pas avec le directeur artistique recruté un an plus tôt, un jeune prétentieux qui me regardait comme un dinosaure lorsque je réclamais des briefs plus précis. « C’est bon, Thomas, pas la peine de creuser, on en a assez », me répondait-il chaque fois, désinvolte, superficiel, trop pressé. Et je me retrouvais à plancher avec des orientations imprécises dans des délais toujours réduits. Ce que je proposais ensuite ne le satisfaisait pas. L’art de sucrer les phrases, comme disait le chef de pub avec lequel j’avais débuté, requiert du temps, de la patience. Trop vagues, à l’image des directions données, mes slogans n’étaient pas percutants, le positionnement restait flou, mais les campagnes, sur internet désormais, fonctionnaient malgré tout. La publicité online était la nouvelle orientation de la direction. Sur le papier, l’idée ne tenait pas, mais, en ligne, l’idée importait peu. Quelques rudiments d’une psychologie de bazar dictaient des slogans médiocres. Les algorithmes assuraient le reste. Travailler ainsi ne m’intéressait pas. Nous aurions pu aller plus loin, réaliser un travail de qualité en amenant le client à bien préciser ses orientations, mais cela prenait du temps, demandait plusieurs rencontres, exigeait de s’intéresser à l’autre. Ce n’était plus cet état d’esprit qui régissait le métier. Seuls comptaient les chiffres, les affichages à l’écran, les clics, les résultats financiers.
« Ce n’est pas que je les néglige, je ne suis pas naïf, je sais bien qu’il faut que l’argent entre dans les caisses, les nôtres comme celles des clients, mais si l’on brûle les étapes, tôt ou tard, on passe à côté de la beauté de ce métier. On fait de la pub comme des machines, et même pour des machines. Rien de tout ce que nous avons produit ces derniers mois ne passera à la postérité. Tout cela n’a plus de sens », avais-je dit à Carine un soir après le dîner.
Pourtant, l’agence avait remporté quelques prix. Mais que signifiait gagner des prix dans un milieu où l’exigence artistique avait disparu au profit des indicateurs ? Fini les jingles qui claquaient à l’oreille. Plus de musicalité dans la phrase. L’époque où écrire un slogan publicitaire s’approchait de la poésie minimaliste était révolue.
Carine m’avait suggéré de négocier la fin de mon contrat. Comment imaginer que la fin de ce contrat mettrait en péril celui de notre mariage ? Le temps file et tout coule.
Au début de notre histoire, Carine habitait à Bussy-Saint-Georges, un appartement de trois pièces acheté sur plan, cinq ans plus tôt, alors qu’elle débutait dans la vie professionnelle et que la ville nouvelle sortait de terre, construite pour les jeunes cadres qui travaillaient pour beaucoup de l’autre côté de la capitale, dans le quartier de La Défense. De nombreux chantiers annonçaient l’arrivée prochaine de nouveaux habitants. La ville grandissait mois après mois. Un an après notre rencontre, j’avais quitté Paris et j’étais venu m’installer avec elle. Mes collègues de l’agence n’avaient pas compris cette décision. À l’époque, de la fenêtre de la chambre, on pouvait apercevoir au loin, au-delà des constructions en cours, l’autoroute A4. Quand soufflait le vent du sud, il portait jusqu’à nous les vrombissements des voitures qui filaient dans un flot incessant sur la voie rapide. La dernière fois que Carine et moi avions traversé Bussy, nous étions passés devant l’immeuble où se trouvait son appartement. Par curiosité seulement, car nous n’avions aucune nostalgie de notre vie là-bas. Les arbres avaient grandi sur l’avenue devant la fenêtre, et les immeubles en face, achevés depuis longtemps, offraient à la vue des occupants actuels le crépi clair de leurs façades de carton-pâte. Le parc d’attractions de Disney se situait à quelques kilomètres de là, mais on avait l’impression que les décors commençaient avec les villes nouvelles environnantes. Du préfabriqué, démontable à l’envi, à peine résistant aux intempéries, semblait-il. À la naissance de Valentin, nous avions décidé de vivre dans une maison avec un jardin. Cela voulait dire partir plus loin de Paris encore. Mes collègues ne comprenaient toujours pas.
Je comptais parmi les employés les plus anciens de l’agence, les mieux payés aussi. L’opportunité de me remplacer par un jeune diplômé aux exigences salariales moindres, prêt à tout pour entrer dans le moule, était trop belle. Mes patrons ont rapidement accepté cette proposition de rupture conventionnelle. Exit le vieux, chargé de famille qui plus est. À quarante-six ans, je n’étais toujours pas à la tête de l’équipe des rédacteurs. Ni ma hiérarchie ni mes collègues ne considéraient mon expérience comme un atout, au contraire. Les apparences leur donnaient raison. Lors d’une formation à l’utilisation des réseaux sociaux imposée par la direction, il m’avait fallu créer des comptes sur les différents réseaux abordés pendant les séances. J’avais un compte Facebook que je n’utilisais jamais, mais pas pour Instagram et Twitter. Le formateur nous avait demandé de poster une photo au hasard sur Instagram. Dans mon téléphone, j’en avais trouvé une du chat des voisins, un chat persan qui vient parfois nous rendre visite. Le formateur nous avait demandé de publier cette photo en l’accompagnant de hashtags, si possible en anglais, pour améliorer sa visibilité. Je m’étais exécuté : #chat #chatpersan #cat #persiancat #persianlover… Il n’avait pas fallu longtemps avant que je ne reçoive une douzaine de sollicitations, de la part d’amoureux des chats bien sûr, mais aussi de quelques types à grosse moustache, des cousins bodybuildés de Borat qui affectionnaient les poses lascives dans des vêtements trop petits. À l’évidence, #persianlover me classait parmi ceux dont les fantasmes érotiques se dissimulaient dans les salles de sport des faubourgs de Téhéran. J’ai supprimé mon compte Instagram après la formation.
Le monde avait changé, moi pas. Je n’étais qu’un élément parmi d’autres, touché par l’obsolescence programmée. Dispensable. Personne ne m’a retenu.
J’ai démissionné au début de l’été, sous le soleil. Le jardin, les barbecues (je pense avoir cuisiné tous les aliments qui pouvaient cuire sur un barbecue et même certains qui n’y étaient pas destinés, avec plus ou moins de succès pour ces derniers, je dois l’admettre), les dîners sur la terrasse, l’activité de Carine au ralenti en cette saison, Valentin qui n’avait pas école : cela ressemblait à des grandes vacances. Septembre est venu me rappeler la réalité de ma nouvelle vie, imposant de nouveaux rituels, au rythme de l’école de Valentin et des repas à préparer (les mauvais jours m’ont obligé à délaisser le barbecue, ce qui, je crois, était un soulagement pour Carine). Un rythme qui ne me laisse que peu de temps libre. Valentin pourrait déjeuner à la cantine, mais je tiens à m’occuper de notre fils. C’est aussi pour ça que j’ai tout plaqué.
Lundi, je l’attendrai à la sortie de l’école. Ce soir, Carine ira le chercher chez la voisine, après son dernier cours. C’est la première fois que je les laisse seuls tous les deux. Carine en profitera pour faire le point, m’a-t-elle dit, réfléchir à nous deux. « Il serait plus juste de dire à nous trois », lui ai-je fait remarquer. Elle a haussé les épaules sans rien dire. Cette réponse non verbale m’a blessé, davantage que si elle m’avait envoyé bouler, et sur le coup, je me suis demandé si Carine n’avait pas suivi une formation de bibliothécaire avant de me rencontrer.
J’espère ne pas effectuer ce voyage pour rien. J’aurais dû commencer mon enquête en questionnant mon père, bien sûr, mais j’avais promis à ma mère de ne jamais lui parler de l’épisode qu’elle m’avait révélé. J’avais neuf ans lorsqu’elle m’avait raconté cette histoire, et elle m’avait fait jurer de ne jamais aborder ce sujet avec lui. « Il en a toujours honte et ne veut plus en entendre parler », s’était-elle justifiée. Plusieurs fois l’envie de m’entretenir avec lui de ce qu’il convient de nommer une péripétie familiale était venue et, chaque fois, je m’étais mordu les lèvres pour m’en empêcher, me remémorant l’avertissement de ma mère : « Si tu lui parles de cette histoire, tu vas lui faire de la peine. » Alors j’ai ravalé mes questions. Jamais je n’ai rompu cet absurde serment. Même après la mort de ma mère il y a cinq ans. Cette affaire n’était pourtant pas un secret. Elle était même de notoriété publique. Certains en avaient tiré des livres, des films, et elle ressurgissait régulièrement dans la presse. C’était un marronnier, un sujet qui servait à combler les creux éditoriaux, une histoire sensationnelle dans laquelle la victime, mon arrière-grand-père, passait immanquablement pour un crétin. Et c’est sans doute pour cette raison que mon père ne voulait plus en entendre parler. Comme si la honte de s’être fait gruger d’une manière aussi grossière s’était transmise d’une génération à l’autre. »

Extrait
« Ce jour-là, j’ai compris pourquoi Mansour s’intéressait à la littérature des années cinquante et soixante. Celle qui parle de la jeunesse de son père, de la sienne aussi. On revient toujours explorer les forêts noires de son enfance, y retrouver le petit garçon resté là, égaré, oublié sur Le chemin qui mène à l’âge d’homme.
Mansour et moi avons cela en commun, ce désir de comprendre ce qui nous a construits. » p. 53

À propos de l’auteur
LALUMIERE_Jean-Claude_2_DRJean-Claude Lalumière © Photo DR

Né à Bordeaux en 1970, Jean-Claude Lalumière a d’abord écrit des fictions pour les Ateliers de création de Radio France avant de publier au Dilettante Le Front russe (prix Jeune mousquetaire du premier roman) et La Campagne de France. Aux éditions Arthaud, Ce Mexicain qui venait du Japon et me parlait de l’Auvergne et aux éditions du Rocher Reprise des activités de plein air (2019) et L’invention de l’histoire (2023). (Source: Éditions du Rocher)

Blog de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#linventiondelhistoire #JeanClaudeLalumiere #editionsdurocher #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #NetGalleyFrance #prixrtllire #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Les cœurs imparfaits

PINGAULT_les_coeurs_imparfaits
  RL2020  68_premieres_fois_logo_2019 Logo_second_roman  coup_de_coeur

Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Barbara se voit contrainte de rendre visite à cette mère qu’elle voulait oublier, car sa santé décline. Charles et Lise, les Médecins et aide-soignante de l’EHPAD où elle est placée vont tenter de renouer les fils distendus entre la mère et sa fille. Le trio va petit à petit se rapprocher.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Barbara, Charles et Lise et la vieille dame

En rassemblant Les cœurs imparfaits de Barbara, Charles et Lise, Gaëlle Pingault réussit un second roman aussi fort que lucide sur la fragilité et le besoin des relations humaines. Et pose un regard acéré sur notre société.

Disons-le d’emblée, Gaëlle Pingault fait mieux que confirmer les promesses nées avec Il n’y a pas internet au paradis. Il faut désormais l’intégrer au club très fermé des romancières qui parviennent à parfaitement ciseler leurs personnages, à entraîner le lecteur dès les premières pages et à construire son livre avec subtilité, par exemple en faisant alterner les temporalités. C’est ainsi que le chapitre introductif raconte de la naissance de Barbara et le bonheur de Rose, sa mère face à ce beau bébé.
Dans le chapitre suivant, on retrouve Barbara aujourd’hui, c’est-à-dire une quarantaine d’années plus tard. Elle est devenue prof de lettres à l’université et une femme qui ne s’en laisse pas compter, choisit ses amants comme ses escarpins, – pour agrémenter sa tenue – sûre d’elle et de ses choix. Elle a été un peu secouée d’apprendre que sa mère perdait peu à peu ses facultés et qu’il faut désormais songer à la placer sous tutelle, même si face à Charles, le médecin de l’EHPAD qui l’a contactée, elle a affirmé ne pas vouloir s’occuper de cette femme qu’elle n’aimait pas.
Retrouvant la chronique de son enfance, qui se déroule en alternance, on apprend en effet la rapide dégradation des sentiments de Rose vis-à-vis d’une progéniture qui l’empêche de se reposer. Il ne s’agit pas d’un blues post-natal mais d’un malaise qui va s’accroître au fil du temps, creusant le fossé entre elle et sa fille.
Répondant à une nouvelle convocation de Charles, Barbara va apprendre la bipolarité de sa mère et le lourd traitement aux neuroleptiques qui la ronge, ce qui va provoquer colère et désarroi. «Grandir avec un mensonge, c’est se promener avec une bombe à retardement». Lise, l’aide-soignante, a tout juste le temps de la rattraper pour qu’elle ne s’affaisse pas dans le hall de l’immeuble. Elle l’ignore, mais cette dernière est sans doute celle qui entretient les meilleures relations avec sa mère, notamment lorsqu’elle lui fait la lecture.
Gaëlle Pingault va dès lors rapprocher les trois cercles autour de Barbara, Charles et Lise. Trois personnages en quête d’une nouvelle vie. Charles est lassé de ses soirées auprès d’Éliane, une épouse qui ne semble plus faire partie de sa vie depuis longtemps. Barbara s’ennuie avec Antonio, l’amant italien qui ne l’amuse plus. Et Lise se cherche.
Les personnages secondaires sont, autre qualité de ce roman, très bien campés. Éliane et leurs enfants Louise et Paul, Antonio ou encore Ninon, une étudiante que Barbara veut pousser à la réussite et sa tante Suzanne avec laquelle elle aimerait retrouver sa complicité passée. Sans oublier les pensionnaires de l’EHPAD. Tous apportent au récit davantage de densité et de réalisme. Pour faire bonne mesure, on ajoutera quelques fantômes à cette galerie, car ils hantent aussi les pages de ce roman. Il y a là le mari de Rose, qui l’a quitté avant la naissance de Barbara, et Isabelle, l’amour de Charles qui s’est suicidée deux ans après leur rencontre. Deux traumatismes qui ont laissé de profondes traces. Charles s’est alors plongé dans le travail, Barbara dans les livres. Car elle a toujours pensé que la littérature serait sa planche de salut: «la passion, c’est ce qui résiste quand tout s’écroule autour». Et comme désormais «la lecture est une part fondamentale d’elle-même», on pourra trouver l’inspiration pour de prochaines lectures dans ses «alchimies littéraires imprévisibles».
Dans ce très riche roman, on trouvera aussi un écho l’actualité la plus brûlante. Charles s’y bat contre la directrice de l’EHPAD qui entend gérer son établissement comme une entreprise ordinaire, un centre de profits. Or «personne ne peut embrasser la complexité des métiers du soin, leurs forces et leurs faiblesses, pour aller ensuite briser les chaînes humaines et les complémentarités qui en garantissent la cohérence. Sauf à se cantonner aux hautes sphères, en réfléchissant à vide et surtout loin de toute expérience de terrain». Des phrases que nos politiques seraient avisés d’écouter!
On le voit, après s’être attaqué à la petite entreprise, Gaëlle Pingault confirme qu’elle est une observatrice acérée des rouages de notre société. J’attends avec impatience le troisième tome de ses Rougon-Macquart d’aujourd’hui !

Les cœurs imparfaits
Gaëlle Pingault
Éditions Eyrolles
Roman
320 p., 16 €
EAN 9782212572896
Paru le 19/03/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans une ville qui n’est pas nommée. On y évoque aussi des voyages sur la Gineste, entre Marseille et Cassis ainsi qu’à Rome, Lisbonne, Prague.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Barbara est seule. Sa solitude a des allures de refuge ou de bastion, érigé dès l’enfance, pour tenir une mère imprévisible à distance. Quand le médecin de l’EHPAD « Les genêts » la convoque, ce passé qu’elle fuit la rattrape.
Médecin en fin de carrière, Charles s’ennuie. Coincé dans sa vie, coincé dans son couple, voilà où l’ont conduit des choix par défaut. L’intransigeance de Barbara le contraint à faire face à ses propres petites lâchetés.
Lise est aide-soignante. Elle s’impose une discipline rigoureuse, tente d’offrir aux résidents des Genêts des moments de partage arrachés à la cadence minutée des soins. Mais pour combien de temps ?
Barbara, Charles, et Lise… Dans l’histoire de chacun, des empêchements sont venus enrayer la possibilité d’aimer librement. Autour de Rose, la mère absente, ces cœurs imparfaits se rencontrent et inaugurent des voies possibles de consolation.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Encres vagabondes (Dominique Baillon-Lalande)
Lire & Vous 


Rencontres virtuelles durant le confinement entre Natacha Sels et Gaëlle Pingault à propos de son roman Les cœurs imparfaits © Production Natacha Sels

INCIPIT (Les premières pages du livre)
Elle est magnifique. Superbe. Belle à en couper le souffle. Il faudrait inventer des mots rien que pour elle, des mots nouveau-nés. Ceux qui existent ont déjà trop servi pour cette vie toute neuve.
— C’est une petite fille ! déclare la sage-femme enthousiaste en déposant le nourrisson contre le flanc de sa maman.
Rose avait imaginé que, peut-être, elle pleurerait d’émotion. À d’autres moments, elle avait eu peur de ne rien ressentir. Montagnes russes de fin de grossesse. Finalement, c’est une joie infinie qui la traverse. Une exaltation folle – non, pas folle, elle déteste ce mot, incroyable, plutôt – qui s’empare d’elle. Elle a envie d’une danse tribale, physique et rythmée, ses pieds nus foulant le sol.
— Bonjour, Barbara, murmure Rose en se penchant sur l’enfant, bienvenue, ma jolie puce.
La petite n’a pas crié. Cela n’inquiète pas la sage-femme, elle dit que tout va bien, et que, non, tous les bébés ne pleurent pas à la naissance. Barbara a de grands yeux sombres, qui observent déjà autour d’elle. De bonnes joues, des cheveux noirs, fins et soyeux, avec deux mèches plus longues, bouclées. Elle est grande. Cinquante-deux centimètres, ce n’est pas rien. Grande et belle. Puisse ta destinée l’être aussi, pense sa mère.
Rose est émerveillée. Le premier jour à la maternité ressemble à un voyage en apesanteur. Le contraste est net et délectable, avec son interminable et parfois douloureuse fin de grossesse. Elle n’était pas folle, quoi qu’aient pu en penser certains, elle était juste lasse d’être grosse. Désormais elle sent à peine le sol sous ses pieds, elle a l’impression de léviter. Elle marche pieds nus pour capter le maximum de sensations. Ce n’est pas très bien vu par le personnel, elle s’en fiche. Elle dort peu, mais ne se sent pas fatiguée. Elle écoute et suit les conseils, donne le bain, apprend à préparer les biberons. Tout a l’air facile. Tout est fluide. Rose est abasourdie par la douceur de la peau de sa fille, et par son odeur. Elle a le sentiment qu’elle reconnaîtrait les deux, même les yeux fermés. Rose est traversée par une puissance animale, instinctive, qu’elle n’a jamais ressentie. Et qui lui plaît.
La deuxième nuit, la petite pleure beaucoup, mais on avait prévenu la maman, c’est classique. Rose appelle l’infirmière, malgré tout. Elle est rassurante – vous savez, madame, un bébé qui pleure, c’est un bébé qui s’exprime. Au bout de quelques heures, elles s’endorment toutes les deux, Barbara lovée contre sa mère.
Rose aimerait que ce moment de calme et de douceur dure toute leur vie.

Depuis son arrivée au bureau ce matin, Charles se demande de manière obsédante si le point mousse est vraiment plus facile que le jersey, ou si c’est juste une légende urbaine. Après tout, ça n’est pas plus crétin, comme façon de passer le temps, que d’arpenter le bureau de long en large, entre la porte et la fenêtre.
Charles l’avouerait sans difficulté, il n’est pas toujours passionné par son travail. Il y a dix ans, il n’aurait pas cru cette situation possible, mais aujourd’hui, c’est le cas. Et même, régulièrement, il s’ennuie, il s’emmerde, il trouve le temps long. Le poste n’est pas déshonorant, mais enfin ça sent furieusement l’écurie. La fin de carrière n’est plus très loin, elle le guette au coin du couloir. Ses grandes années de prestige et de surcharge de travail sont derrière lui. C’est évident pour lui depuis un bon moment, et ça l’est désormais devenu pour tout le monde. Au bureau, il pourrait avoir pour nom indien Lucidité anticipatrice.
Il a de beaux restes. Mais ce ne sont jamais que des restes. Ici, il se contente de jouer un peu les prolongations, sans réel enjeu. Le match est plié depuis longtemps. Et ce genre de partie se termine toujours sur le même score : Vie active 0 – Retraite 1
Il a accepté ce poste de médecin coordonnateur d’EHPAD en toute connaissance de cause. Il n’en attendait rien de bien folichon, comparé à l’adrénaline des grands colloques où il intervenait et où il était applaudi par la profession. Mais il était temps de laisser place au renouvellement, à la tête du prestigieux service de neurologie qu’il dirigeait. Il est doté d’une grande quantité de dignité et d’éthique. Et en médecine, la dignité et l’éthique interdisent formellement de s’agripper à une place que Plus-jeune-et-plus-brillant-que-soi (du nom indien de son successeur neurologue) peut désormais mieux occuper et faire évoluer. Alors quand le poste s’est présenté, au sein de cette maison de retraite, il l’a pris. Un poste sans grand prestige, mais comprenant malgré tout quelques défis. Même s’il connaît bien les pathologies du vieillissement, Charles n’est pas gériatre de formation. Il allait devoir le devenir sur le tas et il aimait cette idée.
Il se doutait qu’il allait pas mal s’ennuyer. Et il en a eu très vite la confirmation. Nette et sans bavures. Pourtant, il reste discret sur le sujet. Ses commentaires seraient mal interprétés, sans doute pris pour de la condescendance. Son ennui n’est pas factuel, Charles a plein de boulot. C’est un ennui intellectuel. Il n’est plus confronté aux complexités passionnantes de la neurologie. Un soin d’escarre n’a pas grand-chose à voir avec une chirurgie éveillée du cerveau, il en est le premier désolé, mais c’est une réalité. Il n’est pas malheureux à l’EHPAD. C’est juste qu’il a été habitué à une tout autre pression, qui parfois lui pesait, mais qui aujourd’hui lui manque. Il se découvre versatile. Il n’y a pas d’âge pour les grandes prises de conscience.
Son côté philosophe a d’emblée avancé qu’il y avait plus grave. Pour s’ennuyer, il faut avoir le luxe d’être en vie. L’emmerdement est donc un privilège. Son côté taquin a clamé qu’au pire, il se mettrait au tricot. Point mousse, ou jersey donc, il commencerait par le plus facile. Voire, il apprendrait les deux dans la foulée – pourquoi pas ? Soyons fous. Tricoter pour ses petits-enfants, même s’il n’en a pas encore, c’est une belle idée. Ou pour lui, tiens, allez. Pourquoi un grand ponte de neuro ne tricoterait-il pas ? Rien que pour voir la tête de certains, ce serait à tenter. De manière bien visible et bien flagrante, à la pause-café, ou en réunion, ça devrait avoir son charme.
Au-delà de tout, il a d’emblée trouvé amusant d’attendre la retraite dans un EHPAD. Il sera aux premières loges pour décrocher une belle piaule le jour où il atteindra la limite d’âge. Paf, directement du bureau du médecin au lit de la 45, du restaurant du personnel au repas mixé, des réunions d’équipe aux redifs de l’inspecteur Derrick. Lucidité anticipatrice, mentionnait-il précédemment. Elle est pas belle, sa vie ?
Il a, depuis toujours, un côté potache un peu con. Éliane, sa femme, a sur ce sujet un comportement paradoxal. Il lui est arrivé d’en rire, mais depuis le premier jour, elle ne cesse de répéter qu’il serait temps que l’humour bête lui passe. Une affirmation de plus en plus pincée, au fil des années, d’ailleurs. Il se demande encore si c’est une simple formule ou si elle le pense vraiment.
Comme si on était obligé de devenir sinistre avec les années.
Comme si les facéties n’étaient autorisées qu’en dessous d’un certain nombre de cheveux blancs et de rides.
Comme si l’âge impliquait d’être sérieux, raisonnable et plan-plan.
Comme si l’âge impliquait d’être vieux.
Conneries.
Il a eu des cheveux blancs trop tôt pour se ranger dès qu’ils sont apparus, et il a décidé depuis longtemps de laisser ses ambiguïtés à sa femme. De toute façon, être ambiguë est devenu, au fil du temps, un genre de seconde nature chez elle.
Alors voilà, maintenant, pour appeler un chat un chat, il se fait un peu chier, mais puisque ça semble inévitable, et quasiment pour la bonne cause, il l’accepte, tout en envisageant donc de se mettre au tricot. L’état des lieux n’est pas si catastrophique.
Il est connu pour être plutôt délicat et empathique, ce qui est loin d’être le cas de l’ensemble du corps médical, hélas. Lui, on lui concède un petit truc en plus. Il est humain, murmure-t-on dans son dos, sans qu’il ignore, pour autant, le moindre avis qui circule à son sujet. Sa réputation, il en rigole. Ça l’occupe quand il s’ennuie trop, dans son nouveau bureau à l’EHPAD – il n’a pas encore commencé le tricot. Il n’en démordra pas, c’est un comble que ça suscite des commentaires. Si on en est rendu à trouver fôôôôrmidââââble qu’un médecin soit humain, avec des accents circonflexes et des bouches en cul-de-poule, c’est que la médecine va diablement mal. Ce qui, d’ailleurs, lui paraît probable. Mais c’est un autre sujet dont il n’a aucune intention de s’occuper ni aujourd’hui, ni demain, ni d’ailleurs à aucun moment d’ici sa retraite. Il a activé l’option place aux jeunes, et il s’y tiendra, y compris pour les grandes batailles philosophico-déontologico-politico approximatives.

Extraits
« — Je suis ici depuis peu. À ce titre, j’étudie l’ensemble des dossiers, c’est l’occasion de porter dessus un regard neuf. L’état cognitif de votre maman, Rose Albin, me questionne pas mal, je l’avoue. Il n’est… pas très bon. Dégradé, même.
Il guette sa réaction. C’est dur, ce genre d’annonce, pour les enfants. L’imaginaire collectif est nourri de tout un tas de représentations pas sympathiques au sujet des vieux qui perdent la boule. Car pour parler vrai, état cognitif dégradé, voilà, c’est mamie ou papy qui yoyottent, quoi.
Il faut parfois laisser le silence prendre sa place, pour permettre que l’information soit intégrée. Les questions et les explications viennent après. Il faut du temps pour tout mettre à plat, entendre les angoisses et les ressentis, puis proposer des bilans, des protocoles, ou suggérer des décisions. Dans ces moments, il retrouve son envergure de grand ponte, sa capacité à gérer la complexité et à la rendre accessible. C’est plus intéressant que de rédiger des ordonnances pour des repas mixés, qui sont ensuite transmises à la cuisine centrale.
Il n’a pas besoin d’attendre longtemps. Elle répond vite.
— D’accord.
C’est tout.
C’est inhabituel. Il finirait par être plus déstabilisé qu’elle, à force. Curieux rendez-vous.
— Je sais que ce genre de nouvelle n’est pas simple, reprend-il. Je présume que vous avez peut-être des questions, des inquiétudes…
Elle lui coupe la parole avant qu’il ait pu finir.
— Docteur, je vous arrête tout de suite. C’est très aimable à vous de procéder en douceur, mais ne vous fatiguez pas. Je n’aime pas ma mère et elle ne m’aime pas non plus. Il en a presque toujours été ainsi, alors j’ai décidé de ne plus la voir dès que je l’ai pu. Nous vivons fort bien l’une sans l’autre. Enfin, moi en tout cas, je vis bien sans elle. »

« Barbara adore ces moments. Sa lecture préférée reste Au bonheur des dames, parce qu’elle a découvert ce livre durant son époque midinette et qu’elle a soupiré d’émerveillement pour cette romance à rebondissements. Elle n’avait rien capté aux sous-titres sociaux du roman, à l’époque. Rien compris de son arrière-plan engagé. Elle l’a juste lu comme une grande épopée romantique. Et c’est aussi pour cette raison que Zola l’impressionne, il offre plusieurs niveaux de lecture, tous captivants.
Le grand panier de linge sale est rempli à ras bord. L’honnêteté voudrait même que Barbara reconnaisse qu’il est au-delà du remplissage. Depuis hier, elle est contrainte à laisser son linge sale par terre, à côté de la porte de la salle de bains. Il est plus que temps d’agir.
Plus tard, elle est tombée dans la poésie. Apollinaire et ses alcools, Rimbaud et sa jeunesse tourmentée. Elle est restée un peu étrangère à Baudelaire. Elle adore Prévert. En revanche, elle ne peut pas blairer Victor Hugo, trop emphatique. Mais elle pourrait relire Racine à l’infini. Est-ce moins grandiloquent? Pas sûr. Pourquoi aime-t-elle le second et déteste-t-elle le premier? Mystère des alchimies littéraires imprévisibles. » p. 36

« Isabelle était drôle. Hilarante, même. Grande gueule, mais respectueuse des gens fragiles. Idéaliste comme pas possible. C’était une superbe amoureuse, hypersensible, pas toujours heureuse dans ses histoires de cœur, mais du genre opiniâtre. Elle chantait faux et elle buvait trop peut-être parce que son idéalisme était souvent déçu. Elle adorait la marmelade d’orange, qu‘elle mangeait exclusivement en trempant le doigt dans le pot et surtout pas avec une petite cuillère.
Ensemble, ils ont révisé des partiels, suivi des stages, bu un nombre inavouable de litres de bière et commenté le cul d’un nombre incalculable de filles. Leurs appréciations n’étaient pas toujours très malignes, Charles en convient. Isabelle était sa meilleure pote. Ils se fâchaient, parfois. Isabelle la gaucho, Charles le fils de bourges. Les qualificatifs étaient d’elle. Visions du monde pas toujours compatibles. Mais ils s’aimaient, alors les bouderies ne duraient pas. » p. 46

« Comment peut-on diriger des établissements ou des politiques de soin à l’aune de la seule rentabilité? C’est sûr, il ne faut jamais être intervenu dans la chambre d’un malade soi-même, sinon ce serait impossible. Personne ne peut embrasser la complexité des métiers du soin, leurs forces et leurs faiblesses, pour aller ensuite briser les chaînes humaines et les complémentarités qui en garantissent la cohérence. Sauf à se cantonner aux hautes sphères, en réfléchissant à vide et surtout loin de toute expérience de terrain. » p.145-146

À propos de l’auteur
Gaëlle Pingault est novelliste, romancière, animatrice d’ateliers d’écriture, orthophoniste, Bretonne. Tout dépend du sens du vent! Celui qu’elle préfère, c’est le noroit qui claque. Elle a été lauréate du festival du premier roman de Chambéry et du prix Lions club de littérature grand ouest pour son premier roman II n’y a pas d’internet au paradis. Les Cœurs imparfaits est son deuxième roman. (Source: Éditions Eyrolles)

Site internet de l’auteur 
Page Facebook de l’auteur 

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#lescoeursimparfaits #GaellePingault #editionseyrolles #hcdahlem #roman #LitteratureFrancaise #unLivreunePage. #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglittéraire #lire #livresaddict #lectrices #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #rentreelitteraire #rentree2020 #Bloglitteraire #RL2020 #auteur #book #writer #reading #LitteratureFrancaise #amour #litterature #bookstagram #instalivre #bookoftheday #instabook #booklover #livrestagram #RentréeLittéraire2020 #coupdecoeur #68premieresfois #secondroman

On va revoir les étoiles

SEROT_on_va-revoir_les_etoiles
Logo_premier_roman  FB_POL_main_livre

Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Après avoir constaté que ses parents ne sont plus autonomes, le narrateur décide de les inscrire dans un EHPAD. Il va nous proposer la chronique sensible et touchante de leur séjour, mêlée de souvenirs et de ses sentiments face à ces vies qui s’en vont.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Quand les parents s’absentent

Emmanuel Sérot nous propose un premier roman sensible qui aborde un sujet délicat, le placement de ses parents dans un EHPAD. «On va revoir les étoiles» vous touche au cœur.

L’instant si redouté est arrivé. Les parents du narrateur ne sont plus autonomes, ne sont plus capables de vivre sans assistance. Sa mère est à l’hôpital, l’Alzheimer de son père n’est plus une douce fantaisie, mais bien une vie parallèle. « Je le laisse partir dans ses fameux méandres. Je l’accompagne même autant que je peux et j’attends de pouvoir le récupérer quand il reviendra vers mes rivages. Là où nous pouvons parler de la vraie vie, de mes enfants, mon métier, sa maison de pierres et de tuiles marseillaises, des menues tâches que j’y accomplis, les formalités administratives du moment. Mais Vite, ne perdons pas de temps dans ces instants volés, il repart si facilement de l’autre côté du miroir. »
Il faut désormais prendre la direction d’un établissement spécialisé et laisser derrière lui la maison familiale, témoin de toutes les vies qui ont grandi là. « Le vrai problème, c’est l’absence. Pas la disparition, elle est réservée aux morts. Mais l’absence. Ces personnes âgées qui n’ont pu rester chez elles sont entrées en absence. Elles se sont absentées de leur maison. La nuance, de taille, c’est qu’il s’agit d’une absence à vie. Tout le monde le sait, sauf elles parfois. En quittant leur chez eux, conduites le plus souvent par leurs enfants vers leur nouvelle maison, elles se sont retirées. D’ailleurs, cette nouvelle maison s’appelle «maison de retraite». Mais on devrait dire «maison de retrait». Car ceux qui sont là ont été retirés de la vie normale. Ils n’y font pas une retraite, non, ils sont mis en retrait. »
Ligne après ligne, dans un style élégant et pudique, Emmanuel Sérot va nous raconter les jours, les semaines, les mois qui vont défiler jusqu’à une issue que l’on pressent, que l’on sait inéluctable, que l’on redoute. Il va aussi se souvenir de son enfance, des épisodes marquants de la vie familiale jusqu’à ce jour où le chauffe-eau des toilettes est brusquement tombé, provoquant une inondation importante, mais n’émouvant pas plus que ça son père, «étrangement absent». Et comme sa mère, totalement sourde, n’a rien entendu il a bien fallu conclure que le couple ne pouvait plus continuer à vivre dans ce domicile sans mettre leurs existences en danger.
L’auteur trouve de très jolies formules pour dire sa peine, n’occulte rien de cet étrange sentiment qui l’habite, entre culpabilité – n’y avait-il pas d’autre solution? – et auto-persuasion – ils seront bien traités dans cet établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD): «Placer ses parents en maison de retraite est une somme de déchirures qui mettent à vif les plaies familiales, une redistribution totale des rôles où les enfants deviennent les parents et où les lignes bougent dans la fratrie. C’est un abandon, de soi et des autres. On inscrit ses parents dans l’absence. On débute un deuil, on s’abandonne soi-même dans cette infinie tristesse, d’autant plus qu’on est un acteur de cette histoire. […] C’est une immense culpabilité. C’est un moment où l’on n’a souvent que les larmes pour dire les choses et aussi, parfois, que les mots pour canaliser la douleur. »
À l’image de ses sentiments qui font comme les montagnes russes, on passe d’instant drôles – l’humour est aussi présent dans les EHPAD – aux moments d’angoisse comme quand le personnel explique, par exemple, qu’il est quasi impossible de gérer les fugueurs. On passe des moments de doute – peut-on se permettre de réaménager la maison sans en référer à ses parents? – aux (re)découvertes lorsqu’on ouvre un carnet qui traîne ou un livre.
Et puis viennent ces initiatives un peu folles, l’idée de reconduire ses parents pour un après-midi dans leur maison, de prendre la voiture et d’imaginer «un road-movie du quatrième âge». Je n’oublierai pas de mentionner les fort belles pages sur le personnel de ces établissements qu’on ne remerciera jamais assez pour leur dévouement.
On le voit, ce récit sensible – dont l’épilogue vous surprendra – touche au cœur. Et ce d’autant qu’il pose une question qui, un jour ou l’autre, nous touchera de près.

On va revoir les étoiles
Emmanuel Sérot
Éditions Philippe Rey
Roman
192 p., 17 €
EAN 9782848767161
Paru le 07/02/2019

Où?
Le roman se déroule en France, du côté de Vaison-la-Romaine et Avignon. On y évoque aussi Faucon, un village du Vaucluse, Paris et l’Autriche, plus particulièrement à Vienne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est un voyage ni prévu ni voulu qui attend le narrateur lorsqu’il place ses parents dans une maison de retraite. Puisque sa mère ne sait plus où elle est et que son père commence à se perdre dans les méandres de son fleuve intérieur, il les éloigne pour toujours de leur demeure provençale, le rêve de leur vie. Visite après visite, il puise auprès d’eux ce qu’ils ont été, des parents vaillants et solides. Dans le village où plus rien ni personne ne l’attend, il recherche son enfance aux étés gorgés de soleil, et des réponses à cette question lancinante: «Pourquoi n’avons-nous rien vu venir » Malgré son chagrin et son désarroi, il trouve dans ce lieu de vie de la délicatesse et du dévouement, du réconfort pour ce qui n’est plus, des baisers, de l’amour aussi.
Dans ce premier roman à l’écriture limpide et poétique, Emmanuel Sérot montre avec beaucoup de sensibilité comment, à partir des difficultés quotidiennes du vieillissement, les mots peuvent faire surgir une souriante humanité : celle des soignants, des enfants devenus adultes et pétris de nostalgie, des parents eux-mêmes dont la fragilité touche profondément le lecteur. Car c’est lorsqu’on pense aborder ses toutes dernières longueurs que la vie peut réserver bien des surprises…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’Alsace

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Le fleuve de mon père
Il y a d’abord une femme. Elle a la cinquantaine, l’âge où la vie nous fait une pirouette et casse les rêves que nous avions pour nos parents vieillissants. Des rêves de fin de vie chez eux dans leur maison, avec leurs enfants pas loin.
À ses côtés, il y a une dame âgée. Ce peut être sa mère. En tout cas, c’est elle qui reste ici. De celle-ci je n’ai pas de visage, juste une silhouette vue de dos. Une femme voûtée mais pas tant que ça, qui marche à petits pas certes, mais qui marche. Et ma question à l’esprit: Déjà? Ne pouvaient-elles pas attendre encore? Est-ce obligatoire maintenant?
Elles sont dans le jardin, viennent de quitter de larges fauteuils sous le tilleul, l’après-midi de printemps touche à sa fin. De quoi parlaient-elles? Parlaient-elles seulement? La quinquagénaire regarde alentour, ses yeux voient les personnes âgées assises, là, elles aussi, à respirer le printemps. Mais elle, elle ne voit personne. Comme une libellule, son regard se pose sur l’un. Et repart sur l’autre, encore et encore, sans se fixer. La libellule s’est posée sur mes parents mais n’a rien fixé.
Elles se lèvent et entrent à petits pas dans le hall. La femme ouvre la porte et la retient pour la plus âgée. Je le sais, elle a alors ce choc qui me saisit chaque fois que j’entre là, même si je le cache derrière un sourire de façade et un joyeux «Bonjour messieurs dames! Ce choc oblige à marquer le pas, baisser le regard même une seconde: une nuée de fauteuils roulants gris enchevêtrés, collés les uns aux autres, serrés dans ce petit espace. Dans ces fauteuils, il y a autant de visages que de sujets de tableaux. Il y a des figures déformées, des lèvres qui ne suivent plus rien, des regards vitreux, chassieux, des mèches de cheveux qui défient les lois de la pesanteur. Et puis parfois, ici ou là, des regards intenses, perçants, qui me dévisagent et semblent vouloir imprimer ma figure.
Faire naturel, attraper les regards qui sont le plus près de moi, les saluer, marcher comme si de rien n’était et comme si j’avais une bonne raison d‘être ici. Dans quelques instants, je franchirai le hall, je pousserai la porte de l’escalier et gravirai à toute allure les marches qui mènent à la chambre de mes parents, pour me prouver que je suis en pleine forme, que je cours, moi, que je fais ce que je veux de mes muscles, que j’ai encore plein de temps devant moi.
«Je vais rentrer, tu vas bientôt dîner, je reviendrai demain», dit la dame qui cherche quelqu’un du regard, une aide-soignante, une infirmière, moi, n’importe qui pourvu qu’on ne la laisse pas là, seule à dire au revoir à sa maman.
Quand cela a été mon tour, le premier soir où j’ai laissé mes parents, j’ai enfoui mon visage dans l’épaule de ma mère qui m’arrive à peine à la poitrine. J’ai mélangé mes yeux mouillés au parfum de ses cheveux un peu en vrac. Puis deux aides-soignantes souriantes ont pris chacune mes parents bras dessus, bras dessous pour les emmener dîner, leur premier repas dans ce lieu que j’avais tant redouté pour eux. J’ai vu s’éloigner ces deux petites choses au pas mal assuré, qui avaient été mes rocs durant des décennies. L’une de ces jeunes femmes a tourné la tête vers moi, m’a lancé un regard vivant et un «Merci pour tout à l’heure!» car je l’avais aidée à relever une pensionnaire qui était tombée. Ce regard m’a fait du bien.
Le jour suivant, je reverrai la dame quinquagénaire. Cette fois-ci, elle sera accompagnée de sa sœur. Au moment de partir, je l’entendrai la houspiller pour qu’elle marche plus vite. «Dépêche-toi, sinon elle va nous voir et se mettre à crier, il ne faut pas qu’elle nous voie partir», dira-t-elle en parlant de leur mère qu’elles auront laissée dans une pièce voisine en prétextant je ne sais quoi. »

Extraits
«Je le laisse partir dans ses fameux méandres. Je l’accompagne même autant que je peux et j’attends de pouvoir le récupérer quand il reviendra vers mes rivages. Là où nous pouvons parler de la vraie vie, de mes enfants, mon métier, sa maison de pierres et de tuiles marseillaises, des menues tâches que j’y accomplis, les formalités administratives du moment. Mais Vite, ne perdons pas de temps dans ces instants volés, il repart si facilement de l’autre côté du miroir.»

«Le vrai problème, c’est l’absence. Pas la disparition, elle est réservée aux morts. Mais l’absence. Ces personnes âgées qui n’ont pu rester chez elles sont entrées en absence. Elles se sont absentées de leur maison. La nuance, de taille, c’est qu’il s’agit d’une absence à vie. Tout le monde le sait, sauf elles parfois.
En quittant leur chez eux, conduites le plus souvent par leurs enfants vers leur nouvelle maison, elles se sont retirées. D’ailleurs, cette nouvelle maison s’appelle «maison de retraite». Mais on devrait dire «maison de retrait». Car ceux qui sont là ont été retirés de la vie normale. Ils n’y font pas une retraite, non, ils sont mis en retrait. Une retraite religieuse, par exemple, dure quelques jours ou quelques semaines et puis on revient à la vie normale. Elle est choisie aussi, tandis que désormais il s’agit d’autre chose, dont personne a priori ne veut. »

« Placer ses parents en maison de retraite est une somme de déchirures qui mettent à vif les plaies familiales, une redistribution totale des rôles où les enfants deviennent les parents et où les lignes bougent dans la fratrie. C’est un abandon, de soi et des autres. On inscrit ses parents dans l’absence. On débute un deuil, on s’abandonne soi-même dans cette infinie tristesse, d’autant plus qu’on est un acteur de cette histoire.
Contrairement à ceux qui perdent leurs parents de maladies ou d’accidents sans rien pouvoir faire pour les sauver, nous tuons un petit peu nos parents en les soustrayant à leur vie, à leur maison et à leur tasse de café du matin dans la chambre. C’est une immense culpabilité. C’est un moment où l’on n’a souvent que les larmes pour dire les choses et aussi, parfois, que les mots pour canaliser la douleur. »

À propos de l’auteur
Emmanuel Sérot est journaliste à l’Agence France-Presse. Grand voyageur, infatigable marcheur, surtout en montagne, il a longtemps vécu à l’étranger, au Costa Rica, aux États-Unis ou encore en Autriche. «On va revoir les étoiles» est son premier roman. (Source : Éditions Philippe Rey)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#emmanuelserot #onvarevoirlesetoiles #editionsphilipperey #hcdahlem #roman #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #lire #livresaddict #lectrices #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #rentreelitteraire #rentree2019 #RL2019 #RentreeLitteraire2019 #LitteratureFrancaise #PrixOrangeduLivre
#VendrediLecture