Pleine terre

ROYER_pleine_terre  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En lice pour le Prix Jean Giono 2021 et le Prix Jacques-Allano 2022

En deux mots
Jacques Bonhomme a choisi son exploitation agricole, de partir loin des tracasseries administratives qui s’accumulent et des injonctions qui le minent. Durant sa cavale, il va essayer de comprendre comment il en est arrivé à cette extrémité. Et quelle issue s’offre à lui au fur et à mesure que la nasse se referme sur lui.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le dernier des paysans

S’inspirant d’un dramatique fait divers, Corinne Royer raconte la cavale désespérée d’un paysan écrasé par une administration qui le condamne sans discernement. Un roman âpre et violent, qui vous prend aux tripes.

Il a mûrement réfléchi et n’a pas trouvé d’autre solution que la fuite. Jacques Bonhomme n’en peut plus de cette pression, de ce harcèlement des administrations, de cette violence permanente qui s’exerce sur lui et sur sa ferme. Alors, il prend sa voiture, rejoint une forêt qu’il connaît comme sa poche, détruit son téléphone et part à pied. «Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel: les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place — ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes.»
Même s’il doit vite se rendre compte combien sa fuite tient de l’amateurisme, il n’entend pas laisser les gendarmes mettre la main sur lui. Après avoir erré dans la forêt, il revient vers sa vieille volvo planquée sous une ruine et tente de se reposer un peu, bientôt tiraillé par la faim et la soif, mais surtout assailli par les images des derniers épisodes vécus à la ferme, par les visites de ces fonctionnaires qui ne vont pas s’occuper des causes, creuser un peu les raisons qui ont pu conduire à la mort des vaches. Ignorant tout des drames qui se jouent dans une exploitation qui doit en permanence trouver comment survivre face aux injonctions administratives, à la pression économique et à un climat dont le dérèglement les frappe en priorité. Quand la canicule raréfie l’eau et assèche la terre, les bêtes ne peuvent que souffrir. Et quand l’une d’entre elle meurt, surtout s’il s’agit de l’une de ses préférées, alors c’est bien le paysan qui souffre le plus. C’est à lui qu’il faudrait tendre la main plutôt que de le verbaliser, l’enfoncer, le pousser vers un geste désespéré.
Après avoir constaté l’augmentation constante des suicides d’agriculteurs, Jacques a fini par trouver lui aussi une corde. Mais n’a pas eu le courage de la serrer autour de son cou.
La honte s’est alors ajoutée à la peine, la solitude au constat d’échec.
Durant sa cavale, en se remémorant sa vie, il se rend bien compte qu’il est davantage victime que coupable. Qu’il aurait pu prendre un autre chemin s’il avait rejoint la belle Jade Mercier quand elle est partie pour Mâcon. L’amour de sa vie, qu’il retrouvera après quelques jours de cavale dans des circonstances que je vous laisse découvrir, mais qui renforcera encore ses regrets.
Corinne Royer s’est inspirée d’un fait divers particulièrement dramatique qui a vu des gendarmes abattre Jérôme Laronze, un agriculteur en cavale le 20 mai 2017. Comme Éric Fottorino dans Mohican, elle illustre ainsi les difficultés énormes que rencontrent les paysans qui reprennent les petites exploitations de leurs parents. Jacques Bonhomme est lui aussi un Mohican, «le dernier de la lignée des paysans de la ferme des Combettes». Jacques Bonhomme est lui aussi au cœur d’un drame qui le dépasse. Jacques Bonhomme est lui aussi un homme de bonne volonté qui n’a que l’ambition de faire pour le mieux. Jacques Bonhomme est lui aussi entouré de livres, dernier rempart avant l’abrutissement. Vous l’aurez compris, le roman de Corinne Royer est aussi un gros coup de cœur de cette rentrée.

Pleine terre
Corinne Royer
Éditions Actes Sud
Roman
336 p., 21 €
EAN 9782330153908
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Saône-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ce matin-là, Jacques Bonhomme n’est pas dans sa cuisine, pas sur son tracteur, pas auprès de ses vaches. Depuis la veille, le jeune homme est en cavale : il a quitté sa ferme et s’est enfui, pourchassé par les gendarmes comme un criminel. Que s’est-il passé?
D’autres voix que la sienne – la mère d’un ami, un vieux voisin, une sœur, un fonctionnaire – racontent les épisodes qui ont conduit à sa rébellion. Intelligent, travailleur, engagé pour une approche saine de la terre et des bêtes, l’éleveur a subi l’acharnement d’une administration qui pousse les paysans à la production de masse, à la déshumanisation de leurs pratiques et à la négation de leurs savoir-faire ancestraux. Désormais dépouillé de ses rêves et de sa dignité, Jacques oscille entre le désespoir et la révolte, entre le renoncement et la paradoxale euphorie de la cavale vécue comme une possible liberté, une autre réalité.
Inspiré d’un fait divers dramatique, ce roman aussi psychologique que politique pointe les espérances confisquées et la fragilité des agriculteurs face aux aberrations d’un système dégradant notre rapport au vivant. De sa plume fervente et fraternelle, Corinne Royer célèbre une nature en sursis, témoigne de l’effondrement du monde paysan et interroge le chaos de nos sociétés contemporaines, qui semblent sourdes à la tragédie se jouant dans nos campagnes.

Les critiques
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Corinne Royer présente son roman Pleine terre © Production Actes Sud

Les premières pages du livre
Avertissement
Ce texte, bien qu’inspiré de faits réels, est une fiction.
S’il emprunte à une histoire vraie une succession d’événements, notamment les épisodes de contrôles administratifs, les neuf jours de cavale et les éléments tragiques du dernier chapitre, il ne prétend en aucun cas être le récit fidèle de ce fait divers relayé par la presse en mai 2017. En effet, les pensées et les mots de Jacques Bonhomme, son histoire familiale, amicale et affective ainsi que les personnages qui y sont rattachés sont fictifs ; les situations dans lesquelles ces personnages évoluent sont par conséquent purement romanesques.

CAVALE – Jour 1
C’était le jour mais il lui semblait que la nuit ne finirait plus. Allongé à même la sente où courait une végétation touffue, il avait ouvert les yeux aux premiers cris des passereaux. À présent, l’aube grandissait. Il ne s’en imprégnait pas, il restait tout entier dans l’ombre. Son bassin était si lourdement ancré au sol que les fougères écrasées sous le sacrum avaient rendu une sève huileuse qui lui inondait les reins. Depuis combien d’années ne s’était-il pas éveillé ainsi, à l’aplomb du ciel, dans la clarté encore laiteuse, entre les plis charnus de la terre ? Il fallait sans doute remonter aux fantaisies de l’adolescence, autant dire un sacré bail. Face tournée vers les grands frênes, pieds parfaitement à plat, il ne bougeait pas. Ses jambes étaient positionnées de telle manière que s’il avait relevé la nuque, il n’aurait rien vu du paysage qui se déployait devant lui – seulement la masse de ses cuisses et les deux sphères de ses genoux.
Il referma les yeux.
Le vert tenace qui l’entourait, il n’avait de toute façon pas le courage de le regarder. C’eût été comme s’extraire d’un sommeil de momie : autant se découdre les paupières ou, plus résolument, tailler dedans. En tout cas, il ne se souvenait pas de s’être assoupi les jambes fléchies. Il ne se rappelait pas non plus s’être placé torse offert aux ténèbres, les deux omoplates au contact de la pente. Jacques Bonhomme avait toujours dormi sur le côté, le gauche de préférence, sa grande carcasse ramassée en position fœtale.
Souvent, lors des repas dominicaux, sa mère lui répétait qu’il ne deviendrait un homme que lorsqu’il serait capable de s’endormir sur le dos. Elle s’enquérait régulièrement de son rituel nocturne, s’amusant de savoir qu’aujourd’hui encore seule la posture compacte du fœtus favorisait son repos et, par facétie ou plus certainement par affection, elle persistait à l’appeler Mon petit garçon là où la majorité des femmes disaient Mon fils depuis longtemps. Il était l’unique représentant de la gent masculine sur une lignée de trois enfants. Au sein d’une famille où la vocation d’agriculteur se transmettait comme une providence, cette singularité valait bien les considérations particulières d’une mère – même tendrement moqueuses.

Avant de s’accorder une halte, il avait marché dans l’obscurité des bois, une heure, deux heures peut-être. Sa lucidité était encore troublée de la matière qui habite le temps lent de la nuit et s’oppose à l’idée même de mouvement, brouille la perception de l’espace, désoriente les corps et le cours ordinaire des pensées. Il était bel et bien éveillé mais ses impressions se déplaçaient en crabe dans son esprit : impossible d’en saisir une qui filât à peu près droit. Sa dernière échappée sous les étoiles avant celle-ci, il ne pouvait décidément pas la dater, ni même définir avec qui elle avait eu lieu. Avec Paulo, avec Arnaud, ou encore avec la fille Mercier ? Ça n’avait aucune importance et c’était, de surcroît, forcément différent : cette fois il était seul et il s’agissait d’une fuite, pas d’une joyeuse équipée.
Rien ne témoignait de son état de conscience. Ni frissons, ni mouvements pour éloigner les insectes qui s’agitaient déjà dans l’air humide. Il se tenait aussi immobile qu’une pierre scellée à son mortier. Seule remuait dans un recoin de sa tête la voix mystérieuse qu’il avait surnommée la petite Constance parce qu’elle venait chaque jour glisser des mots mutins à son oreille avec un même débit nerveux, Laisse aller tes pensées, Colosse, laisse-les courir librement, donne-leur du lest, il te faut en trouver de grandes à présent, de grandes pensées dans lesquelles répandre ton grand corps de colosse, tout entier dans tes grandes pensées, essaie encore, ça vient, c’est ça, tu t’élèves, t’es léger comme une plume, Colosse, tu t’élèves si haut que le monde disparaît.
Il ne bougeait toujours pas.
Il ne concevait pas encore la dissolution du monde, il était de toute manière trop hébété pour l’envisager. Ses mains étaient ouvertes sur son visage. Il sentait l’odeur incrustée à ses doigts, le parfum aigre des herbacées au creux desquelles – ça, il s’en souvenait parfaitement – il avait fini par se terrer, accroupi d’abord, agenouillé ensuite, sursautant au carillonnement de son cœur comme un troupier à l’écho d’un clairon.
Quel raffut ! Quel boucan de tous les diables là-¬dedans !
Il aurait bien frappé du poing quelque part, au ni¬¬veau de la cage thoracique, mais ce mouvement non plus, il ne se sentait pas le courage de l’initier. Dans sa poitrine, le sang sonnait encore la charge. Pourtant, outre ce flux précipité, il n’avait rien éprouvé qui pût s’apparenter à une sensation de peur : il n’avait pas transpiré, il n’avait pas tremblé, il n’avait pas crié. Il n’avait pas même hésité sur la conduite à suivre, il avait fait ce qu’il devait faire avec l’évidence de la seule échappatoire possible.
Il était parti. Il avait quitté la ferme des Combettes.
Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel : les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place – ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes.

Il ne voulait plus être bercé par les plans de compétitivité et d’adaptation, la politique agricole commune, la course au rendement, la sacralisation du modèle intensif, la surexploitation et les monocultures de masse qui rongeaient les terres, polluaient les eaux, empoisonnaient les hommes, éradiquaient les petits paysans. Il s’était toujours méfié de l’agriculture productiviste, ces élevages concentrés, spécialisés, générant endettement et épidémies, favorisant l’agro-industrie avec des tonnes de tourteaux de soja distribuées à un bétail fait pour pâturer dans les champs. Il était persuadé que cette modernité était dépassée, qu’elle était même le contraire du progrès. Il affirmait que, pour soigner l’avenir, les agriculteurs devaient inventer des possibles qui panseraient le cœur des hommes en même temps que les plaies du vivant.
Il l’avait déclaré à maintes reprises, en son nom et en celui des disparus qui remplissaient les colonnes nécrologiques des journaux : il fallait que l’hécatombe cesse, on ne pouvait plus ignorer le comptage macabre des éleveurs terrassés par le désespoir. Ils devaient pouvoir vivre de leur travail, sans assistanat ni mise sous tutelle, sans ce matraquage de normes seulement adaptées aux grandes exploitations. Il s’était exprimé dans la presse, il avait défendu ses positions lors de réunions syndicales, il avait été porte-parole de la Confédération paysanne. Très tôt, avant même les premiers contrôles administratifs à la ferme des Combettes et les sanctions qui avaient suivi, il s’était demandé s’il saurait parler pour les autres, s’il saurait dire l’humiliation et la peine avec des phrases assez aiguisées pour trancher le mal à la racine.
Et la dépossession. Et la honte.
Et l’affront fait aux ancêtres qui avaient transmis des terres fertiles – l’or vert devenu plomb.
Il savait que ce combat n’était pas uniquement sien, ils étaient nombreux à le charrier dans les sillons de leurs veines. Il en était certain, le jour viendrait où la colère épaissirait le sang de toute une communauté, elle emboliserait le calme et la patience qui transformaient les campagnes en nécropoles silencieuses. Il était parti gorgé de cette certitude : il faudrait lutter encore et il en serait.

Dans les suites immédiates de son départ, il s’était senti non pas indemne mais libéré. Il avait refusé de se rendre à l’absurdité du monde, il avait recouvré son libre arbitre. Voilà pourquoi il n’avait pas eu peur. Pourquoi, allongé sur les fougères dans le matin tout neuf, il n’avait toujours pas peur. Ce qui cognait furieusement à ses tempes n’était rien d’autre que la conscience soudaine d’une condition jusqu’alors étrangère : lorsqu’il étira son dos puis rassembla sa large stature en position assise, ce jour de mai à peine naissant, Jacques Bonhomme était désormais un fugitif.
Il ne savait pas que faire de cet état nouveau mais, sur ses doigts, quelque chose d’inconnu déjà se formait, il le vit à la façon hâtive dont il resserra les lacets de sa chaussure – à moins que ce ne fût sa chaussure qui ne reconnaissait pas l’empressement de ses doigts, choisissant alors une façon inhabituelle de se laisser lacer. Il se dit qu’il n’était peut-être plus que ça : un homme pressé qui ressentait de plein fouet les frôlements du temps. Il plissa les yeux et ricana bêtement, Je suis parti ! Je suis vraiment parti ! Une à une, des pressions se libéraient à l’intérieur de son corps, des relâchements aux puissances animales qui lui donnaient le sentiment de perdre une part de son humanité. Ses intentions lui semblaient tout à coup moins fermes, le bien-fondé de sa retraite presque douteux. Coupé des siens – ses sœurs et ses parents –, de ses hectares et de son cheptel, il se sentait l’âme pauvre. Sans doute était-ce le prix à payer pour abroger le traitement douloureux que lui avaient imposé son appartenance à la société des hommes et l’obstination qu’il avait déployée à y tenir son rang.
Il supposait que sur ses lèvres, désormais, aucune parole audible ne ferait plus jamais sens. Il lui faudrait alors s’habituer à l’agitation muette de son crâne. Tout ne serait plus que remous de cervelle, craquements d’os, pulsations et nerfs qui se tendent. Voilà ce à quoi il se préparait, au silence extérieur et au grand remaniement intérieur. Car aussi longtemps que durerait sa fuite, il serait confronté à la seule compagnie de l’individu qu’il était devenu : un être qui devait soigner ses blessures et tempérer sa colère avant de retourner calmement au front de la bataille. Lorsqu’il serait parvenu à cet apaisement, il finirait par réguler les accès de confusion qui lui ébranlaient le thorax. Il finirait par triompher du bannissement, de la solitude et du carillonnement de son cœur. Il pourrait chaque soir s’endormir sur le dos, comme un homme.
La veille, au volant de la petite Volvo, il avait facilement semé ses poursuivants. Dès les premiers kilomètres, peu de temps après avoir quitté les Combettes, il s’était écarté de la nationale pour emprunter les routes communales. Il avait roulé une vingtaine de minutes puis il s’était engagé sur les pistes forestières, persuadé que nul ne s’aventurerait sur ces voies peu carrossables qui se ressemblaient toutes. Il avait caché la voiture derrière le fortin formé de l’écroulement d’une ancienne maison de garde forestier, avait retiré la batterie de son téléphone pour ne pas être localisé, et il s’était enfoncé dans les bois. À ce moment-là, les ombres bleu marine qui l’avaient pris en chasse étaient déjà à la traîne. Peut-être avaient-elles d’ailleurs fait demi-tour, lasses de cette course-poursuite, laissant ainsi filer une si belle prise : un type à la carrure impressionnante, large et haute, avec, sur le cou puissant, un visage au regard pierreux. Et sur la bouche, les mots insensés qu’il avait jetés à la figure des ombres, Les bêtes sont le Christ. Une phrase comme une glaire qui avait maculé les uniformes, les écussons et les fourreaux.
Les bêtes sont le Christ.
Voilà ce qu’il avait craché, Jacques Bonhomme, avant de fuir, avant d’entrer dans la nuit qui ne finirait plus. De toute évidence, les paroles d’un fou. Un illuminé qu’on ne ramènerait sans doute pas à la raison mais qu’on reconduirait sur le droit chemin, celui de l’ordre et de l’asservissement.
En attendant, il courait toujours.
Il ne s’était arrêté que quelques heures au plus noir de la nuit, ni vraiment fatigué ni vraiment assoiffé, seulement fourbu par l’incrédulité qui engourdissait ses membres. Il s’était agenouillé sur les herbes, les muscles et l’esprit figés dans cette réalité inconcevable : la ferme des Combettes existait encore mais il n’en était plus. Comment en était-il arrivé là ? De quoi s’était-il vraiment rendu coupable ? Pourquoi s’était-il mué en une bête traquée, contrainte à se réfugier dans les bois ? Et avant ça, pourquoi était-il devenu un paysan acculé, condamné à se voir soustraire son troupeau ? Car Jacques Bonhomme avait eu un cheptel et des terres. Il avait eu un endroit où, chaque aurore et chaque crépuscule, il se sentait chez lui au point de se confondre avec le jour, avec la nuit. Qu’avait-il esquivé qu’il ne fût capable d’affronter ? Qui avait-il réellement fui ? Les fonctionnaires d’État, les ombres bleu marine, les blouses blanches auxquelles on avait voulu le livrer en prétextant qu’il avait perdu la raison ?
Quelle blague ! pensa-t-il.

Il regarda le jour se lever, la rampe festonnée des premiers rayons de soleil qui grimpaient sur les frênes et jetaient aux écorces des éclats de bronze – on aurait dit les dos polis d’une armée de statues lancée à l’assaut des feuillages.
Il regarda ses bras si longs, si forts.
Il n’avait plus de bétail à choyer, plus de mamelles à couvrir de baume, plus de pissat à remuer. Il venait d’avoir trente-six ans et, pour la première fois, ses membres supérieurs étaient tant inutiles qu’il lui semblait les sentir se détacher de son tronc. L’un après l’autre, il les toucha. Il s’étonna de les trouver là, à leur place, disposés aux tractions et aux mouvements, doués d’une énergie qui ne demandait qu’à se déployer. Puis il resta à nouveau immobile. Longtemps. Regardant le jour se lever. Regardant ses bras inutiles. Il demeura ainsi, le dos rond, les épaules avachies, légèrement penché vers l’avant, hermétique à la ferveur qui montait des forêts car rien ne coulait en lui, ni la sève des arbres ni le piaillement des oiseaux, rien que cette pensée neuve et obsédante : il était parti, il avait quitté la ferme des Combettes.
Là-bas, au domaine, c’était pourtant le foisonnement éclatant du printemps. Semaine après se¬¬maine, le vert des prairies s’était intensifié, le troupeau s’étoffait des dernières mises bas, les veaux tout juste ex¬¬traits des ventres batifolaient sur leurs pattes encore frêles, titubant de maladresse et de l’orgie des tétées. Lorsqu’ils se couchaient en cercle dans les prés, ils ressemblaient à une brassée de gros champignons que la rosée irradiait. Dès le lever du jour, les passereaux agitaient les buissons, envahissaient les haies. Les milans, les buses, les crécerelles brassaient le ciel. Les retardataires répétaient la grande cérémonie des parades, les ailes chatoyaient d’ocre, de rouge vif, de gris argenté, les plumes se hérissaient sur les têtes bariolées, cous tendus comme des arcs. Ça sifflait, ça roucoulait, ça caquetait, ça jacassait, ça pépiait et tout ce tintamarre, toute cette symphonie nuptiale roulait dans l’air pur comme un immense tambour ardent.
Là-bas, aux Combettes, il pouvait voir, entendre, sentir. Il pouvait se mouvoir dans un monde qui était sien, calibré à sa mesure, un temps et un espace où chaque geste faisait sens, contribuait à l’ensemencement aux récoltes aux naissances, se calquait sur l’enchaînement réglé des saisons. Là-bas, il pouvait tout reconnaître sans rien avoir à nommer. Mais ici, au fond des bois, alors qu’il n’était pas à plus de vingt kilomètres de la ferme, il lui fallait un temps infini pour identifier la moindre végétation, le moindre vol par-dessus les cimes. Il devait activer son cortex avec obstination et, après que la chose avait longuement cheminé dans son esprit, il pouvait enfin la nommer puis se la figurer avec certitude. Les frênes avaient cessé d’être intuitivement des frênes, les bondrées avaient cessé d’être intuitivement des bondrées. Comme il avait lui-même cessé d’être intuitivement Jacques Bonhomme.
Il étira son dos, fit jouer une à une ses articulations. D’une profonde inspiration, il absorba une longue goulée d’air. Il se mit en marche, sans but précis, sans autre objectif que de s’enfoncer un peu plus loin dans les forêts. Une fois droit, planté à la verticale, porté par ses jambes solides, il paraissait plus imposant encore. Ses épaules se balançaient dans un va-et-vient régulier qui réglait l’amplitude de ses pas. Les hanches s’accordaient au mouvement, souples, assez volontaires pour entraîner l’engagement du bassin lorsqu’il s’agissait de contourner les souches des arbres déracinés. Il pénétra dans une parcelle éclaircie par les coupes de bois et, soudain, tout le haut du corps échancra le ciel. Au fur et à mesure de son avancée, sa bouche buvait les nuages comme un animal s’abreuve à une cascade. »

Extrait
« Il était parti. Il avait quitté la ferme des Combettes. Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel: les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place — ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes. »

À propos de l’auteur
ROYER_Corinne_©Francois_GiraudCorinne Royer © Photo François Giraud

Née en 1967, Corinne Royer vit entre les hauts plateaux du Parc naturel régional du Pilat, près de Saint-Étienne, et l’Uzège. Après avoir dirigé une agence de communication et réalisé des documentaires dans les domaines de l’humanitaire et de l’environnement, elle se consacre à l’écriture. Pleine terre est son cinquième roman après M comme Mohican (Héloïse d’Ormesson, 2009), La Vie contrariée de Louise (Héloïse d’Ormesson, 2012, prix Terre de France / La Montagne ; Babel n° 1589), Et leurs baisers au loin les suivent (Actes Sud, 2016) et Ce qui nous revient (Actes Sud, 2019 ; Babel n° 1770). (Source: Éditions Actes Sud)

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Malamute

DIDIERLAURENT_malamute  RL_hiver_2021  coup_de_coeur

En deux mots
Le vieux Germain accepte d’accueillir son neveu Basile afin d’éviter l’EHPAD. Dans la ferme voisine une jeune fille vient d’emménager et va susciter leur intérêt pour des raisons très diverses. De fortes chutes de neige s’abattent sur leurs histoires…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Huis-clos noir dans un paysage blanc

Jean-Paul Didierlaurent, l’inoubliable auteur du Liseur de 6h 27, nous revient avec un récit très noir autour de trois solitudes qui vont remuer un lourd passé. Dans un massif montagneux pris par la neige, il va bouleverser leurs existences.

Est-ce parce qu’il a été écrit durant le confinement que ce nouveau roman nous plonge dans une atmosphère lourde, un huis-clos noir dans un massif couvert de neige? Toujours est-il que l’auteur du Liseur de 6h 27 décrit merveilleusement bien ce décor et cette ambiance oppressante.
Tout commence par l’extrait d’un journal intime rédigé en 1976 par une femme qui a émigré des Balkans pour commencer une nouvelle vie dans les Vosges. Le projet de Dragan, son mari est d’élever des Malamute, chiens de traineau originaires de l’Alaska, pour proposer des balades aux touristes. Mais on en saura pas davantage pour l’instant, car on bascule en 2015, au moment où Germain est confronté à un choix cornélien. Ce vieil homme vit seul dans sa ferme et ne demande rien à personne. Sauf qu’il avance en âge et commence à avoir quelques soucis. De petits accidents qui inquiètent sa fille Françoise, installée à Marly-le-Roi. Aussi décide-t-elle de laisser son père choisir s’il va en EHPAD ou s’il accepte la compagnie de Basile, son lointain neveu, qui a accepté de veiller sur lui. «Entre la peste et le choléra, il avait choisi la peste», même s’il n’entend rien céder de sa liberté. Au volant de son van aménagé, Basile vient pour sa part tenter d’oublier le drame qu’il a vécu deux ans auparavant, lorsqu’une fillette s’est fracassée avec sa luge sur sa dameuse, lui qui est chargé de préparer les pistes aux skieurs. Alors que les deux ours essaient de s’apprivoiser, Basile fait la connaissance d’Emmanuelle, leur voisine. Une autre solitaire qui exerce le même difficile métier que lui, au volant de son engin de damage sophistiqué, un Kässbohrer PistenBully 600 Polar SCR pour les spécialistes. On ne va pas tarder à comprendre qu’Emmanuelle Radot est en fait la fille de Pavlina Radovic et qu’elle est revenue vivre dans la ferme où ses parents s’étaient installés quarante ans plus tôt.
Si Germain se réfugie dans sa cave où il fait de la dendrochronologie, c’est-à-dire qu’il étudie des tranches d’arbres remarquables, les lisant «de la même manière que d’autres lisent les livres, passant d’un cerne à un autre comme on tourne des pages, sans autre prétention que celle d’interroger les géants sur la marche du temps, à la recherche d’une certaine logique dans ces successions concentriques», il se rappelle aussi qu’il a bien connu la mère d’Emmanuelle.
Après le départ de Françoise, venue passer le réveillon auprès de son père, le temps s’était adouci au point que les habitants ont organisé une procession pour faire venir la neige. «Que la neige soit avec nous, que son règne vienne! Que la neige soit avec nous, que son règne vienne!»
Leurs vœux seront exaucés bien au-delà de leurs attentes et c’est dans un enfer blanc que la part d’ombre de chacun va peu à peu se dévoiler.
En insérant les extraits du journal intime de Pavlina tout au long du roman, Jean-Paul Didierlaurent fait remonter le passé à la surface du présent et dévoile des blessures encore vives. Et quand viennent les ultimes révélations, on est passé du roman blanc au roman noir. La parenté avec son compatriote vosgien Pierre Pelot est alors une évidence. Mêmes décors, mêmes histoires d’hommes confrontés au poids du passé, chargés de lourds secrets. Qui a écrit que la géographie, le climat dans lequel on vit était consubstantiel à l’œuvre que l’on écrit? Ajoutons-y une puissance de narration qui vous emporte et vous comprendrez que Jean-Paul Didierlaurent est ici au meilleur de sa forme!

Malamute
Jean-Paul Didierlaurent
Éditions Au Diable Vauvert
Roman
360 p., 18 €
EAN 9791030704198
Paru le 11/03/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans un massif montagneux de l’Est. Sans être nommé, on reconnaîtra La Bresse et ses environs où vit l’auteur derrière «La Voljoux». On y évoque aussi Marly-le-Roi, Courchevel, les Deux Alpes, Tignes, Paris, Lyon ainsi que Basoko, Kinshasa et Brazzaville.

Quand?
L’action se déroule de avril 1976 à 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Un rêve avorté, des secrets bien gardés, un vieil homme bougon et de la neige, beaucoup de neige… les ingrédients qui participent à la réussite de Malamute. Qu’on se le dise : Jean-Paul Didierlaurent est définitivement un merveilleux conteur. » LIBRAIRIE COIFFARD
« L’auteur brosse merveilleusement l’atmosphère oppressante de ce huis-clos montagnard, composé de mystères, mais aussi de personnages truculents. Drame rural, intrigue, suspense, un zeste de fantastique, ce magnifique roman est tout à la fois ! » LIBRAIRIE DE PORT MARIA
« Quel beau roman ! Beaucoup d’émotion sous des mètres de neige ! » LIBRAIRIE POLINOISE
« Une écriture fluide qui nous emporte. » LIBRAIRIE RUC

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
France Bleu Lorraine (Portrait lorrain – Sarah Polacci)


Bande-annonce de Malamute de Jean-Paul Didierlaurent © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Journal de Pavlina Radovic (traduit du slovaque) Avril 1976
Deux jours, nous avons mis deux jours pour franchir les mille trois cents kilomètres qui nous séparaient de notre nouveau domicile. Dragan avait espéré boucler le parcours en moins de vingt-quatre heures, le temps qu’il lui avait fallu les fois précédentes pour atteindre sa destination. C’était sans compter la remorque et les chiens. Pendant ces deux jours de route, les bêtes n’ont pas cessé d’aboyer et de grogner d’excitation, les babines écumantes de rage, comme pressées d’en découdre avec un ennemi invisible. Nous avons traversé plusieurs pays, franchi des fleuves larges comme deux autoroutes, longé des villes immenses, des champs infinis, des collines couvertes de vignobles, des plaines verdoyantes parsemées de villages au nom imprononçable. À mi-parcours, l’un des pneus de la remorque a éclaté et nous avons failli verser dans le fossé. Je frissonne encore à l’idée que notre aventure aurait pu s’achever au milieu de nulle part dans un bas-côté rempli d’eau croupissante, coincés entre le rêve vers lequel nous roulions et la vie que nous venions de laisser dans notre dos. L’idée d’échouer si près du but, de devoir rebrousser chemin pour retourner au pays me faisait horreur. Retrouver cette vie étroite dans laquelle je me trouvais confinée, à barboter tel un poisson dans une mare devenue trop petite, m’aurait été insupportable. Avant de changer la roue, Dragan a dû calmer les chiens qui hurlaient à la mort. Plus loin, le voyant de surchauffe moteur nous a contraints à un nouvel arrêt sur la première aire venue pour remettre du liquide de refroidissement. Les passages en douane nous ont beaucoup ralentis. Un temps précieux perdu pour des douaniers méticuleux, qui ont épluché un à un les carnets de vaccination des quatre malamutes et contrôlé leurs tatouages. Et à chaque fois l’obligation pour moi d’apaiser Dragan, de le raisonner, de lui dire que tout cela n’était rien, que l’arrivée à la maison, notre maison, n’en serait que plus belle. De la ferme, je ne connaissais que les rares photos qu’il m’en avait montrées. Plus que les clichés, c’est son enthousiasme contagieux qui m’a convertie à son projet. Ça et le besoin irrépressible d’aller respirer un autre air, de partir avant de me retrouver définitivement prisonnière de l’usine qui emploie tout le village, à mouler à longueur de jour des pièces comme mon père et mes frères, à respirer dans la fournaise et le fracas des presses ces horribles émanations de caoutchouc et d’huile chaude qui empuantissent l’atmosphère et que la plupart d’entre nous finissent par ne même plus sentir. Le jour où tu ne les sens plus, m’a dit une fois une collègue à la pause déjeuner, c’est qu’il est trop tard, que ton corps et ton esprit appartiennent totalement à l’usine. Depuis plus de quinze ans que j’y bosse, l’opératrice de fabrication que je suis ne manque jamais de vérifier chaque matin à son arrivée que son nez parvient encore à percevoir la puanteur. Toutes ces années passées à attendre Dragan, je me suis raccrochée à cette puanteur comme on se raccroche à une douleur qui nous rappelle qu’on est toujours vivant, que la mort n’a pas gagné, pas encore. Le mariage, les papiers, tout est allé si vite. Pour l’argent, je n’ai jamais vraiment su d’où il venait et je préfère ne pas savoir. Je n’ai pas posé de questions. Trop peur des réponses. L’argent n’a jamais été un problème pour Dragan, ni avant ni après la légion. Parti à vingt-deux ans pour s’engager, il est revenu à trente-six comme s’il était parti la veille, avec, glissé dans son portefeuille, son Sésame pour la France, une carte de résident que les quatorze années passées sous le béret vert lui avaient accordée. Un beau matin, il était là, devant la maison, à piétiner sur le trottoir, fumant cigarette sur cigarette en attendant de trouver le courage d’aller demander ma main au vieux. Il a connu des guerres, je le sais. L’Algérie, le Tchad et bien d’autres encore, toutes plus sanglantes les unes que les autres. Comme pour l’argent, je n’ai pas posé de questions sur ce trou de quatorze ans dans lequel il lui arrive de se noyer parfois. Des absences pendant lesquelles son regard se fait lointain et son corps s’avachit sur lui-même, vidé de ses forces. Je n’aime pas ces absences. Toujours cette crainte au fond de moi qu’un jour il n’en revienne pas. Depuis notre départ, le sac de toile ne m’a pas quittée et pèse agréablement sur mes cuisses. De temps à autre, je sers contre mon ventre son contenu. Une trentaine de livres qui à eux seuls constituent toutes mes richesses. Je n’ai pas pu tous les emporter, il m’a fallu faire des choix, en abandonner certains pour en sauver d’autres. Des auteurs russes pour beaucoup. Là où mes amies passaient leurs maigres économies à s’étourdir d’alcool et de danses le week-end, jusqu’à l’abrutissement, j’ai toujours préféré trouver refuge dans les livres. Eux seuls possèdent ce pouvoir fantastique de m’arracher, le temps de la lecture, à la fange dans laquelle je me débats à longueur de jour. La forêt nous a engloutis à la tombée de la nuit. Un corridor d’immenses sapins noirs de part et d’autre du ruban d’asphalte. La route a serpenté sur plusieurs kilomètres à flanc de montagne. De temps à autre, une trouée dans la forêt nous laissait entrevoir en contrebas les lumières de la plaine que nous venions de quitter. Les virages en lacet ont fini par me donner la nausée. Le 4X4 a franchi le sommet du col avant de basculer vers la vallée qui scintillait comme si la main d’un géant avait semé au pied de la montagne une multitude de diamants. Lorsque le panneau d’entrée du village a surgi dans les phares, j’ai crié de joie malgré mon cœur au bord des lèvres et applaudi comme une gamine. La Voljoux. J’aime ce nom qui contient tous nos espoirs. Ça sonne comme bijou, caillou, chou, genou, hibou, mes premiers mots appris en français. Je les ai répétés dans la voiture en chantonnant, bijou, caillou, chou, genou, hibou, Voljoux, encore et encore, jusqu’à ce que Dragan me demande d’arrêter. Tu es encore plus excitée que les bêtes, il a dit en souriant. J’aime lorsqu’il sourit, son visage s’éclaire de l’intérieur. Après avoir traversé le village endormi, nous avons gravi le versant opposé et puis la ferme était là, posée au milieu du pré, à moins de vingt mètres de la route. Une masse sombre ramassée sur elle-même, comme écrasée par son propre toit et qui se découpait sur l’herbe éclaboussée par l’éclat laiteux de la lune. La clef serrée dans le creux de ma main avait pris la chaleur de ma paume. Comme si elle rechignait à s’ouvrir, la porte a gémi sur ses gonds lorsque Dragan l’a poussée. L’interrupteur a émis un claquement sec, sans résultat. Le courant n’avait pas été rétabli malgré la demande faite auprès de la compagnie d’électricité. Il a encore actionné le commutateur à deux reprises avant de cracher un juron. Kurva! Nous sommes entrés chez nous tels des voleurs. La ferme s’est révélée à moi par petites touches à travers le faisceau de la torche. Le cercle de lumière jaune a glissé sur le papier peint des murs, rampé sur le carrelage du couloir, s’est promené sur le formica des meubles de la cuisine. Ma nausée a redoublé d’intensité lorsque l’odeur de moisissure et d’humidité emprisonnée derrière les volets clos s’est engouffrée dans mes narines. J’ai vomi dans l’évier en pierre un long jet acide. Le robinet a hoqueté par deux fois avant de crachoter un filet d’eau glaciale. Je me suis aspergé le visage et ai bu à même le col de cygne pour éteindre l’incendie dans le fond de ma gorge. Dragan s’est occupé des chiens puis s’est effondré sur le matelas posé sur le sol de la chambre, ivre de fatigue. Il m’a fallu du temps pour trouver le sommeil. Il y avait ce mot qui tournoyait dans ma tête comme une mouche dans un bocal, ce premier mot prononcé par Dragan dans la maison, un juron qui avait résonné désagréablement à mes oreilles avant que la nuit ne l’avale : kurva. Un mot étranger qui n’avait pas sa place ici.

Avant même de quitter son lit, Germain sut qu’elle était là. Les sons feutrés disaient sa présence, tout comme la clarté intense du dehors que peinaient à contenir les volets. Une excitation toute enfantine s’emparait à chaque fois du vieil homme au moment de la retrouver et il dut refréner l’envie de se ruer vers la fenêtre. Ne pas mettre la charrue avant les bœufs, la phrase préférée que ce trou du cul de kiné d’à peine vingt ans lui rabâchait à chacune de ses visites hebdomadaires. « Les bœufs avant la charrue, je sais », grommela Germain pour lui-même. Attendre que le sang irrigue de nouveau l’extrémité de ses membres engourdis avant même de penser à chausser les pantoufles. Il grimaça. Constater à chacun de ses réveils que son organisme n’était plus que ruine constituait une souffrance plus terrible encore que les douleurs physiques. Il en arrivait à envier parmi ses congénères ceux partis vadrouiller au pays des absences sur le continent Alzheimer, l’esprit envolé avant le corps, en éclaireur. La tête, pensa le vieil homme, c’est ça le vrai problème. Trop claire la tête, trop consciente de la décrépitude de tout le reste. À quatre-vingt-quatre ans, ses sens se délitaient les uns après les autres, insidieusement. Un voile de cataracte devant les yeux, des bourdonnements dans les oreilles, autant de petites morts qui vous mettaient en retrait du monde. Il patina vers la fenêtre. Ses pas allaient gagner en assurance au fil de la journée mais les premiers mètres restaient délicats à négocier. Se concentrer, avancer un pied après l’autre. Un train de tortue pour ne pas finir avec le cul de la charrue par-dessus la tête des bœufs.
La lumière vive se rua dans ses rétines en une myriade d’aiguilles lorsqu’il ouvrit les volets. Son flair ne l’avait pas trompé. Elle était arrivée pendant la nuit, précédée la veille au soir par cette odeur propre à elle seule, indéfinissable, qui laissait ce drôle de goût de métal sur le palais. La neige. Près de vingt centimètres d’une neige lourde que venaient caresser les dernières écharpes de brume abandonnées par la nuit. L’hiver refermait ses mâchoires sur l’automne avant même la Saint-Albert, comme pressé d’en finir, mais ça ne durerait pas, le vieil homme le savait, les arbres lui avaient dit, c’était écrit dans leur chair, et les arbres ne mentaient jamais. Il ne fallait voir dans cette précocité qu’un caprice météorologique sans lendemain. En attendant Germain n’aimait pas ça, cette neige posée sur les dernières feuilles rescapées de l’automne. Yeux plissés, il attendit que ses pupilles domptent l’éblouissement avant de relever la tête. La carcasse mangée par la rouille de l’antique Renault 4 adossée au hangar de la ferme se parait ce matin d’une robe immaculée. Les marches de granit menant au jardin disparaissaient sous une cascade d’ondulations blanches. Couvert de neige collante, le grillage du vieux poulailler s’étirait en une dentelle délicate. Cette faculté d’embellir les choses même les plus laides, d’étouffer le fracas du monde, d’adoucir les angles, de combler les creux, d’aplanir les bosses fascinait l’octogénaire. Même les grands sapins n’étaient plus que rondeurs une fois dissimulés sous leur manteau. Les gens de la ville, tous ces gens de l’asphalte, c’est ainsi qu’il se plaisait à les nommer, ne voyaient en elle qu’un fléau froid et envahissant dont il fallait nettoyer les routes le plus rapidement possible, quand ils ne louaient pas au contraire sa venue à l’approche des vacances, ne comprenant pas qu’elle tarde à arriver. Germain lui n’avait jamais considéré la neige autrement que pour ce qu’elle était : une évidence qui revenait chaque hiver recouvrir le massif, une vieille connaissance que l’on devait accepter comme elle était et qui n’avait que faire qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas.
Une fois le challenge journalier de l’enfilage de vêtements relevé avec succès, Germain remonta à petits pas le couloir glacial et pénétra dans la cuisine où régnait une chaleur agréable. Mieux que les injonctions de sa fille, le poids des corbeilles de bois avait eu raison de ses ultimes réticences à faire installer le chauffage central. Il devait bien admettre aujourd’hui que cette concession au confort, un confort obéissant à la simple rotation d’un robinet thermostatique, facilitait la vie, même si le discret ronronnement de la chaudière ne remplacerait jamais le joyeux crépitement d’une bûche dans le foyer de la cuisinière. Le vieil homme réchauffa le café de la veille puis attrapa le stylo suspendu à la ficelle sous le calendrier punaisé sur le mur et encercla la date du jour. 14 novembre 2015. Il avait perpétué cette habitude de sa défunte femme de marquer ainsi l’arrivée de la neige. Clotilde aimait consigner les choses, des choses aussi insignifiantes que la chute des premiers flocons. De la même manière elle se plaisait à s’emprisonner l’existence dans un corset d’habitudes, le feuilleton télé du début d’après-midi, la séance de cinéma du lundi avec les amies, les cours de poterie du mardi soir, le marché du mercredi matin, la médiathèque le vendredi, la pâtisserie du dimanche, autant d’œillets où glisser le lacet pour bien enserrer les jours, et avancer d’un rendez-vous à un autre sans avoir à contempler l’abîme du temps qui passe. Sans parler de cette manie exaspérante de dresser la table du petit-déjeuner pour le lendemain avant l’heure du coucher, comme on dresse un pont entre deux rives. Le vieil homme déjeuna d’une demi-tranche de pain accompagnée d’un soupçon de confiture. Son appétit l’avait abandonné. En lieu et place des casse-croûtes gargantuesques de sa jeunesse, c’était le pilulier qui l’attendait à présent sur la toile cirée, avec ces gélules qu’il avalait mécaniquement sans même savoir à quoi elles pouvaient bien servir. Chaque matin, le pilulier était là, une évidence avec laquelle, comme pour la neige au-dehors, il lui fallait bien faire avec.
Debout sur le perron, il extirpa de la poche de son gilet le paquet de cigarettes, saisit une cibiche du bout de ses doigts calleux et en tapota le cul machinalement sur le dos de sa main. Au moment de l’allumer, la voix de Françoise sa fille résonna sous son crâne : « Cette cochonnerie va finir par te tuer. »« La vie finit toujours par nous tuer », lui rétorquait-il, réplique qui la mettait hors d’elle. Le capot du briquet à essence claqua dans le silence. La première bouffée de la journée, la meilleure, songea Germain en tirant d’aise une longue taffe. Il releva la tête en direction des piquets de déneigement rouge et blanc plantés sur le bord de la route. Avec l’âge, la distance entre la maison et la chaussée lui paraissait chaque hiver un peu plus grande, comme si une main divine se plaisait à distendre l’espace pour lui rendre la tâche plus rude encore. Il cracha un glaviot épais qui disparut dans la neige et tourna la tête en direction de la ferme voisine. La bâtisse reposait sur l’étendue blanche du pré tel un chicot sale. Une fumée grise montait paresseusement dans le ciel. L’octogénaire frissonna. Il n’avait plus vu cette cheminée fumer ainsi depuis la fin des années soixante-dix. Quelqu’un habitait à nouveau l’endroit. Une jeune femme, d’après ce que sa cataracte lui avait permis de deviner à travers le carreau la semaine précédente tandis qu’elle déchargeait du coffre de sa voiture des sacs de provisions. Sûrement une saisonnière qui n’avait rien trouvé de mieux pour se loger sur la station que cette bicoque délabrée. Il repensa à l’ancienne voisine, à sa présence éthérée emprisonnée toutes ces années entre Clotilde et lui, comprimée entre leurs deux silences. Depuis le décès de son épouse, le souvenir de la femme avait forci. Un poison toujours plus nocif. Elle survenait dans la mémoire de Germain en fulgurances aussi précises que douloureuses. La silhouette gracile, l’éclat du regard, la voix chantante, cette façon si particulière de prononcer les mots, autant de résurgences coupables tandis que l’image de Clotilde, elle, ne cessait de s’affadir au fil des ans. Il cracha un nouveau glaviot, empoigna le manche de la pelle rangée sous l’auvent de l’entrée et contempla d’un air las la boîte aux lettres plantée en bordure de propriété une vingtaine de mètres plus haut. Vingt mètres qui lui en paraissaient cent.

Le raclement de la pelle sur les dalles de la cour, fer contre pierre, rythmait la progression du vieil homme. Germain procédait en gestes mesurés. Pousser en fléchissant les genoux, basculer son buste vers l’arrière et verser la pelletée sur le côté. Ne pas emballer le cœur. Dans l’effort, ses poumons, deux soufflets de forge tapissés de goudron par des années de tabagisme, laissaient plus fuir d’air qu’ils en avalaient mais tant que ses mains posséderaient encore la force de serrer un manche de frêne, il continuerait de déneiger de la sorte. La turbine à neige offerte par sa fille pour son quatre-vingtième anniversaire prenait la poussière au fond du garage. Lors de son unique utilisation, la machine pétaradante avait goulûment avalé l’équivalent d’un demi-mètre cube d’or blanc avant de caler, la gueule obstruée de neige lourde. L’engin de malheur lui avait arraché le bâton des mains tandis qu’il tentait d’en désengorger la cheminée. Il avait repris la pelle. On n’avait jamais vu une pelle se retourner contre son maître. Un quart d’heure fut nécessaire à Germain pour atteindre le bourrelet du chasse-neige, un rempart de près d’un mètre de haut constitué de blocs compacts, mélange de neige et de potasse que le vieil homme piqueta du bout de la pelle sans conviction. »

Extrait
« Germain lisait les arbres de la même manière que d’autres lisent les livres, passant d’un cerne à un autre comme on tourne des pages, sans autre prétention que celle d’interroger les géants sur la marche du temps, à la recherche d’une certaine logique dans ces successions concentriques. L’arbre du jour présentait soixante-quatre cernes. Après un rapide calcul, l’octogénaire inscrivit sur le registre l’année où l’arbrisseau était sorti de terre: 1951. Une rapide consultation de l’encyclopédie chronologique lui apprit que le hêtre qu’il avait sous les veux avait pointé ses premières feuilles l’année de la mort de Pétain. » p. 73-74

À propos de l’auteur
DIDIERLAURENT_Jean-Paul_©DRJean-Paul Didierlaurent © Photo DR

Jean-Paul Didierlaurent vit dans les Vosges. Nouvelliste lauréat de nombreux concours de nouvelles, deux fois lauréat du Prix Hemingway, son premier roman, Le Liseur du 6h27, connaît un immenses succès au Diable vauvert puis chez Folio (370.000 ex vendus), reçoit les prix du Roman d’Entreprise et du Travail, Michel Tournier, du Festival du Premier Roman de Chambéry, du CEZAM Inter CE, du Livre Pourpre, Complètement livres et de nombreux prix de lecteurs en médiathèques, et est traduit dans 31 pays. Il est en cours d’adaptation au cinéma. Jean-Paul Didierlaurent a depuis publié au Diable vauvert un premier recueil de ses nouvelles, Macadam, Le Reste de leur vie, roman réédité chez Folio, et La Fissure. (Source: Éditions au Diable vauvert)

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Grand Platinum

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Après la mort de son père, Louise veut sauver un bien curieux héritage, les carpes exceptionnelles que les éleveurs japonais lui ont offert et qu’il a réparties dans des bassins parisiens. Avec son frère et des connaissances, elle organise une opération commando.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Opération commando pour sauver les carpes

Pour ses débuts en littérature Anthony van den Bossche a trouvé une manière très originale de rendre hommage à un père disparu, en partant sur les traces des carpes des bassins parisiens.

Louise est une trentenaire qui gère sa vie comme son agence de communication, sans temps morts. Traversant Paris pour aller d’un rendez-vous à un autre, elle tente de convaincre Stan, son principal client, de ne pas renoncer une nouvelle fois à un projet. Il faut dire que ce designer, après avoir été adulé, a désormais l’humeur exécrable. Il ne parvient plus à imposer ses créations, à tenir une ligne, à tenir les délais. Alors Louise tente de rattraper le coup.
Son père venant de décéder, elle s’arroge une autre mission, tenter de trouver un abri à sa collection secrète, les carpes japonaises disséminées dans plusieurs plans d’eau parisiens. Avec l’aide d’Ernesto, son jardinier bien décidé à retourner à Montauban, elle imagine pouvoir repêcher ces Koï qui valent des fortunes. La mare du Grand-Palais devant leur servir de refuge. Les choses vont encore se compliquer lorsqu’elle découvre que Saïto, un spécimen rare avec des «émaux éclatants déposés en miroir sur son dos», a été vendu à un habitant de l’île Saint-Louis. Se faisant passer pour une rédactrice du Figaro Madame, elle parviendra à le localiser au sommet d’un immeuble, dans un bassin qui offre une vue imprenable sur Notre-Dame.
Mais il lui faut aussi mettre la main sur son frère qui ne répond pas à ses appels. Essayant de se faire une place dans le milieu du cinéma, ce dernier a dû constater combien cet univers pouvait être impitoyable et s’il conserve l’espoir de percer, tente de cacher sa déprime.
Avec la disparition de leur père, ils ne se retrouvent plus pour leur rituel hebdomadaire, la séance au hammam de la Grande Mosquée, purificatrice et relaxante, précédant le repas chez Fabrice l’écailler. En revanche, elle se souvient que son frère va toutes les semaines nager à la piscine d’Auteuil. C’est là qu’elle parviendra, après quelques longueurs complices, à lui demander de l’aider à rassembler les carpes. En quelques heures, l’expédition commando est planifiée. En une nuit, il faudra récupérer les carpes et les rapatrier dans le grand bassin avant de faire de même pour Saïto.
Bien entendu, le plan ne va pas se dérouler exactement comme prévu. Mais je vous laisse découvrir les aléas de cette pêche peu commune.
La légende imaginée par Anthony van den Bossche va nous faire découvrir comment les Japonais sont parvenus à élever des carpes extraordinaires et comment, malgré l’interdiction de les exporter, le père de Louise a pu, année après année, collectionner quelques superbes spécimens. Mais ce premier roman est aussi et avant tout, l’occasion de rendre hommage à un père disparu. Car elle se retrouve dans cet héritage si particulier, derrière le mensonge tacite de son géniteur. «Cet enchaînement de non-dits, dont elle avait fait sa vie, elle aussi, avec ses clients qui voulaient croire au pouvoir magique de l’attachée de presse et raconter avec elle des «histoires» aux journalistes compréhensifs, impatients de les colporter à des lecteurs volontairement crédules. La vérité était l’affaire des romans.»

Grand Platinum
Anthony van den Bossche
Éditions du Seuil
Premier roman
160 p., 16 €
EAN 9782021469165
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais on y évoque aussi le Morvan, Montauban et des voyages à Milan et au Japon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Louise a fondé une petite agence de communication. Elle est jeune et démarre une brillante carrière, malgré les aléas du métier, liés en particulier à son fantasque et principal client, un célèbre designer , Stan. Elle doit aussi jongler avec les fantasmes déconcertants de son amant, Vincent. Mais elle a autre chose en tête : des carpes. De splendides carpes japonaises, des Koï. Celles que son père, récemment décédé, avait réunies au cours de sa vie, en une improbable collection dispersée dans plusieurs plans d’eau de Paris. Avec son frère, elle doit ainsi assumer un étrange et précieux héritage.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mémo Émoi 
Blog La bibliothèque de Marjorie 

Les premières pages du livre
« Louise traversa le Palais-Royal, énumérant ce qu’elle pouvait repousser au lendemain : ne pas écrire le communiqué Morel, ne pas aller chercher le chèque chez Emmanuel, ne pas aller au bureau en fin d’après-midi. Elle quitta la symétrie sans surprise du jardin à la française, puis ralentit devant la terrasse du Nemours, distraite par un couple de voyageurs entamant une carafe de vin au petit déjeuner, sans égard pour le fuseau horaire local. Elle attrapa la rue Saint-Honoré et força le pas vers le seul rendez-vous qu’elle ne pouvait annuler, face au Ritz, au dernier étage d’un hôtel particulier où s’empilaient joailliers et banquiers d’affaires. Qui avait envie d’habiter un endroit pareil ? À part Stan ? Quelques cartons encombraient le palier. Louise ouvrit la porte sur un étrange silence un jour d’emménagement. Afin d’alléger les charges du studio, Stan s’était résolu à accueillir « temporairement » ses cinq derniers salariés chez lui. Un assistant, une comptable et trois designers s’installaient dans le vaste salon, reléguant la star dans sa chambre. Elle croisa le regard de Paul, Il est là, confirma l’assistant d’un coup de tête, puis elle vit les visages congestionnés de l’équipe, dont la bonne humeur venait d’être soufflée par une colère du patron. Louise inspira. Parler la première, ne pas se laisser entraîner dans une séance de conception sans queue ni tête, finir le dossier Caville, caler la conférence de presse et encaisser les honoraires en retard.
Elle poussa la porte, Stan la cueillit avant qu’elle n’ouvre la bouche :
– Salut, professeure Xavier. Tu es en avance, on avait dit neuf heures et demie.
– Bonjour, Stan. J’avais noté neuf heures. Peu importe… Donc aujourd’hui on se fait un petit jeu de questions-réponses, je dois finir le dossier de presse Caville. Je pars à Milan après-demain rencontrer la nouvelle rédactrice en chef du T Mag pour son cocktail d’ouverture. (Puis, sans respirer 🙂 Tu as passé un bon week-end ? J’imagine que c’est un peu contraignant, cette histoire de déménagement. On se met où ?
Il écoutait en battant l’air du front comme un monteur de cinéma équipé de ciseaux imaginaires, obsédé par les blancs, prêt à tailler dans les dialogues.
– On avait dit neuf heures et demie, reprit-il. On ne cale rien pour l’instant, j’ai dit à Caville d’aller se faire foutre, les protos étaient pourris ; ce débile de Raynard n’a encore rien compris, et maintenant il me parle d’un bouchon recyclable ! Du design pensé pour être mis à la poubelle… quelle ambition ! Je ne veux plus parler à ces crétins du marketing. (Il dégagea sèchement la mèche noire qui lui barrait l’œil.) Assieds-toi, j’ai une idée de dingue. Écoute : on va installer une collection d’art contemporain dans un jet. Un musée dans les airs. Un avion pour cinq six personnes. Un musée privé qui fera des allers-retours Paris-New York, tu vois la puissance du truc ?! (Ses pupilles voilées par le mauvais sommeil brisaient la douceur asiatique de son regard.) On va démarcher les Saoudiens : j’ai rencontré un type ce week-end sur la place, il a accès à la famille royale, je te le présenterai. Vas-y, prends des notes, je te raconte.
Il alluma une cigarette, souriant de sa diversion, certain d’embarquer une fois de plus son interlocutrice loin des problèmes qu’il venait lui-même de créer. Depuis des mois, chaque idée de Stan était un caprice tracé dans la fumée, dont l’archivage était confié à Louise. Elle ravala son exaspération et s’assit au pied du lit avec un sourire blanc.
– Stan, tu as dit au seul client qui te doit encore de l’argent d’aller se faire foutre ? C’est le huitième prototype ; ils ne peuvent pas se tromper à chaque fois !
Il allait et venait de la terrasse à la chambre, attendant de s’approprier à nouveau la conversation.
– Stan, tu ne veux pas finir ce flacon ?
– Si, on va le finir, mais ils sont nuls ! Et je me fous de Caville. Ils ont besoin de moi, pas l’inverse. On va faire un coup énorme avec les Saoudiens. Je te parle de plusieurs millions ! Je te raconte…
– Stan, je ne veux pas plusieurs millions dans deux ans, coupa Louise, je veux mes honoraires le mois prochain.
Elle contint sa colère pour reprendre plus doucement :
– Il faut que je file. Tu vas prendre ton téléphone, rattraper le coup avec Raynard ; on se voit à mon retour.
Il tournait autour d’elle comme un vison en cage, démangé par la frustration, les bras plaqués au corps pour éviter les meubles, tandis que son visage dodelinait pour dire non à l’évidence. Elle quitta la chambre, fit une moue dépitée en direction de Paul, dessina d’un doigt « On s’appelle plus tard » et prit l’escalier pour défouler son agacement. Dehors, elle prévint le bureau : « On ne cale pas la conférence Caville, oui, je sais, les honoraires vont avoir du retard, on va se débrouiller, je passe demain. »
Elle traversa la place de la Madeleine, longea l’ambassade américaine, avala une bouffée d’air minéral et se calma. Stan la rappellerait dans deux heures ou dans deux jours pour continuer la discussion comme si de rien n’était. L’ego de ses clients avait beau être la matière première dont elle vivait depuis dix ans, chaque caprice, chaque revirement, chaque facture impayée était désormais un coup de pique qui l’obligeait à baisser la tête et sapait un peu plus son amour-propre. Elle laissa la Concorde derrière elle, se mit dans le sens du courant et suivit la Seine jusqu’au Grand Palais.
Un camion entrait en piste sous la nef de verre, guidé de la voix et du geste par un régisseur, tandis qu’une dizaine d’autres véhicules patientaient pour décharger leur cargaison. Elle dépassa le pavillon théâtral et tendit le cou jusqu’à apercevoir un petit bassin en contrebas : une oasis avec sa cascade artificielle, creusée dans la berge comme un bénitier, plantée d’une végétation assez touffue pour avoir l’air sauvage. Elle descendit quelques marches sous un portique en trompe-l’œil patiné de mousse et s’approcha d’un pas de chasseur dans l’espoir de surprendre le sursaut d’une grenouille ou le départ d’un canard. Mais pas un claquement, pas une onde ne vint troubler le volume d’eau inhabité.
– Bonjour, Louise.
Elle reconnut le jeune homme aux bottes de caoutchouc rencontré quelques semaines plus tôt à l’enterrement de son père ; une voix douce avec un léger accent du Sud-Ouest.
– Bonjour, Mehdi. Vous vouliez me voir ?
– Oui, je voulais vous dire, et aussi à votre frère… (Son corps se tortillait de timidité sous le regard pourtant amical de Louise.) Je vais bientôt retourner chez moi. À Montauban. On m’a proposé un poste, la même chose qu’ici, les jardins. Je ne vais plus pouvoir m’occuper des poissons de votre père.
Elle l’invita à marcher le long du bassin en baissant la voix, intriguée :
– Je ne savais pas que vous l’aidiez. Mais il est vrai que le caractère illégal de cette activité l’obligeait certainement à garder le secret sur l’identité de ses complices, ajouta-t-elle en forçant le sérieux.
Le jardinier municipal s’autorisa un sourire.
– J’étais une sorte de complice alors, si vous voulez. Je jetais un coup d’œil quand je passais, je les nourrissais quand votre père s’absentait – elles n’ont pas tout ce qu’il faut dans ces mares parisiennes. Et à l’automne nous les mettions à l’abri des hérons.
Louise regarda Mehdi, puis le bassin vide, sans comprendre. »

Extraits
« Les koishi avaient poussé le vice jusqu’à produire des couleurs plus naturelles que les étangs ne pouvaient en accoucher. Ce vert thé, ce brun châtaigne et ce noir tarentule se fondaient dans le décor, sans jurer parmi les poissons de rivière. Pourtant, chaque reflet était une exagération, une fiction graphique, une super normalité aidée par l’homme, aussi outrancière qu’un projet de Stan. Seule une fugace poignée de filaments nacrés monta à la surface et rompit l’’harmonie trompeuse. L’ébauche d’une carpe au platine oxydé. «Une Ghost Koï» Les paroles de son père lui revenaient. «Une carpe fantôme.» Les Koï étaient des poissons fragiles, trop fragiles pour certains amateurs, qui souhaitaient simplement des couleurs vives pour animer leurs étangs. Les éleveurs avaient trouvé la parade en accouplant une carpe Platinum, dont les Européens étaient friands, avec une carpe cuir, commune et résistante au froid. La carpe Ghost était le chaînon manquant entre artifice et nature. Un poisson métallique aux entournures de théière encrassée: spectaculaire et robuste. Les koishi retournaient sur leurs pas après trois siècles de sélection; rebroussant chemin vers la nature, injectant une dose de sauvagerie dans la pureté fabriquée du Platinum. Entre deux eaux, la carpe fantôme flottait comme un reproche parmi ses congénères indifférentes à ce que les hommes avaient fait d’elles. Hirotzu était-il dupe? Imaginait-il vraiment ses carpes dans les improbables douves d’un château bourguignon? »p. 140

« Louise ressentit une tendresse immense pour le mensonge tacite dont elle avait hérité. Cet enchaînement de non-dits, dont elle avait fait sa vie, elle aussi, avec ses clients qui voulaient croire au pouvoir magique de l’attachée de presse et raconter avec elle des «histoires» aux journalistes compréhensifs, impatients de les colporter à des lecteurs volontairement crédules. La vérité était l’affaire des romans. Celle de son père était à lire deux fois. Dans la mare, chaque coup de queue pour éviter le filet de Mehdi était désormais porteur d’une nouvelle légende. Une légende héroïque à partager avec son frère. » p. 141

« On pouvait commencer un monde avec une flaque d’eau et du soleil. Oui, elle pouvait tout recommencer. » p. 150

À propos de l’auteur
van_den_BOSSCHE_Anthony_©titusprodAnthony van den Bossche © Photo titusprod

Anthony van den Bossche est né en 1971. Ancien journaliste (Arte, Canal +, Nova Mag, Paris Première, M6, Le Figaro) et commissaire indépendant (design contemporain), il accompagne aujourd’hui des designers, artistes et architectes.
Il a publié un récit documentaire, Performance (Arléa, 2017). Grand Platinum est son premier roman. (Source: Éditions du Seuil)

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Nature humaine

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En deux mots:
Alexandre va-t-il reprendre la ferme familiale dans le Lot? La sécheresse de 1976 ne l’y incite pas vraiment, à moins que Constanze, l’étudiante rencontrée à Toulouse, n’accepte de venir s’installer avec lui. Dans un monde qui change très vite, resté lié à la nature a-t-il encore un sens ?

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

De la sécheresse à la tempête

De 1976 à l’aube de l’an 2000, Serge Joncour raconte l’évolution de la France à travers le regard d’un jeune agriculteur du Lot. Ce faisant, il dévoile beaucoup de la Nature humaine.

Après Chien-Loup, revoilà Serge Joncour au meilleur de sa forme. Nature humaine est un roman riche, épique, tranchant. Il s’ouvre en juillet 1976, à une époque que les moins de vingt ans ne peuvent certes pas connaître, mais qui a marqué tous ceux qui comme moi l’ont vécue. En juillet, la première grande canicule provoque de nombreuses interrogations et une remise en cause du système productiviste: «Cet été de feu avait déréglé tout le monde, avait tout chamboulé.» Pour les agriculteurs, le choc est rude. Et ce n’est pas «l’impôt canicule» décrété par le gouvernement de Giscard d’Estaing qui est susceptible de les rassurer. À commencer par les Fabrier, la famille mise ici en scène. Les trois générations qui s’activent dans les champs brûlés par le soleil entonnent leur chant du cygne. Ils plantent pour la dernière fois du safran, une culture qui exige beaucoup de main d’œuvre et ne peut plus rivaliser au niveau du prix avec les importations d’Iran, d’Inde ou du Maroc.
Les grands-parents sont usés, les parents pensent à la retraite. Mais pour cela, il faudrait que leur fils Alexandre se décide à reprendre l’exploitation. Car ses trois sœurs ont déjà choisi une autre voie. Caroline, qui s’apprête à passer son bac, partira étudier à l’université de Toulouse. Vanessa, 11 ans, rêve d’être photographe et parcourt déjà la région avec son instamatic en bandoulière. Quant à Agathe, 6 ans, elle suivra sans doute ses sœurs.
Mais Alexandre n’a pas encore décidé de son avenir. Et ce n’est pas le Père Crayssac qui va l’encourager. Vieux contestataire, il a été de tous les combats, se rend régulièrement au Larzac où l’armée envisage d’installer un camp d’entraînement, refuse même que les PTT installent une ligne téléphonique sur ses propriétés. D’un autre côté, Alexandre voit bien les camions-citernes des militaires venir abreuver les bêtes et doit bien constater que «sans les Berliet de l’infanterie, les vaches auraient été aussi desséchées que le fond des mares.»
Si ce roman est si réussi, c’est qu’il met en lumière les contradictions, les espoirs et les illusions des uns avec l’expérience et les peurs des autres. En choisissant de se concentrer sur quelques dates-clé de notre histoire récente comme l’élection de François Mitterrand en 1981, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986 ou encore la tempête Lothar en 1999, quelques jours avant le basculement redouté vers l’an 2000, Serge Joncour souligne avec vigueur les changements dans la société, le divorce croissant entre l’homme et la nature.
Alexandre, qui a rencontré Constanze – étudiante venue d’Allemagne de l’est – dans la colocation de sa sœur à Toulouse, devenant alors le gardien des valeurs et des traditions dans un monde qui ne jure que par le progrès, la technologie, les «grandes infrastructures». Le but ultime étant alors de désenclaver le pays, y compris ce coin du Lot. Pour se rapprocher de sa belle, il va se rapprocher des étudiants qu’elle côtoie, antinucléaires prônant des actions radicales, et se brûler à son tour les ailes.
Si une lecture un peu superficielle du roman peut laisser croire à un manuel conservateur soucieux de conserver la France d’antan avec ses paysans et une agriculture raisonnable, pour ne pas dire raisonnée, Serge Joncour est bien trop subtil pour en rester là. À l’image de son épilogue, il préfère poser les questions qu’apporter les réponses, donner à son lecteur matière à réflexion et, sous couvert du roman, rapprocher deux mots qui ont trop eu tendance à s’éloigner, nature et humain. N’est ce pas ce que l’on appelle l’écologie?

Nature Humaine
Serge Joncour
Éditions Flammarion
Roman
400 p., 21 €
EAN 9782081433489
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans le Lot, mais aussi à Toulouse. On y évoque aussi Paris et Berlin.

Quand?
L’action se situe de 1976 à 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
La France est noyée sous une tempête diluvienne qui lui donne des airs, en ce dernier jour de 1999, de fin du monde. Alexandre, reclus dans sa ferme isolée du Lot, semble redouter l’arrivée des gendarmes. Seul dans la nuit noire, il va revivre une autre fin du monde, celle de cette vie paysanne et agricole qui lui paraissait immuable enfant.
Entre l’homme et la nature, la relation ne cesse de se tendre. À qui la faute ? À cause de cette course vers la mondialisation qui aura irrémédiablement obligé l’homme à divorcer d’avec son environnement? À cause de l’époque qui aura engendré la radicalisation comme la désaffection politique, Tchernobyl, la vache folle et autres calamités? Ou à cause de lui, Alexandre, qui n’aura pas écouté à temps les désirs d’ailleurs de la belle Constanze?
Dans ce roman de l’apprentissage et de la nature, Serge Joncour orchestre presque trente ans d’histoire nationale, des années 1970 à 2000, où se répondent, jusqu’au vertige, les progrès, les luttes, la vie politique et les catastrophes successives qui ont jalonné la fin du XXe siècle, percutant de plein fouet une famille française. En offrant à notre monde contemporain la radiographie complexe de son enfance, il nous instruit magnifiquement sur notre humanité en péril. À moins que la nature ne vienne reprendre certains de ses droits…

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Les Échos (Philippe Chevilley) 
Actualitté (Hakim Malik, libraire à la Maison de la Presse, Aix-les-Bains) 
Bulles de culture 
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe 
Page des Libraires (Jean-François Delapré Librairie Saint-Christophe à Lesneven) 


Entretien avec Serge Joncour à propos de son roman Nature humaine © Production Flammarion

INCIPIT (Les premier chapitre du livre)
« Jeudi 23 décembre 1999
Pour la première fois il se retrouvait seul dans la ferme, sans le moindre bruit de bêtes ni de qui que ce soit, pas le moindre signe de vie. Pourtant, dans ces murs, la vie avait toujours dominé, les Fabrier y avaient vécu durant quatre générations, et c’est dans cette ferme que lui-même avait grandi avec ses trois sœurs, trois lumineuses flammèches dissemblables et franches qui égayaient tout.
L’enfance était éteinte depuis longtemps, elle avait été faite de rires et de jeux, entre assemblées et grands rendez-vous de l’été pour les récoltes de tabac et de safran. Puis les sœurs étaient parties vers d’autres horizons, toutes en ville, il n’y avait rien de triste ni de maléfique là-dedans. Après leur départ, ils n’avaient plus été que quatre sur tout le coteau, Alexandre et ses parents, et l’autre vieux fou auprès de son bois, ce Crayssac qu’on tenait à distance. Mais aujourd’hui Alexandre était le seul à vivre au sommet des prairies, Crayssac était mort et les parents avaient quitté la ferme.
Ce soir-là, Alexandre traîna les sacs d’engrais de la vieille grange jusqu’au nouveau bâtiment de mise en quarantaine. Ensuite, suivant toujours les plans d’Anton, il révisa les mortiers, le fuel. À présent, tout était prêt. Avant de rentrer à la ferme, il alla jeter un œil dans la vallée, à l’affût du moindre signe, du moindre bruit. Le vent était fort, alors il s’avança plus encore. Avec ces rafales venues de l’ouest lui revenaient des éclats d’explosions et le fracas des foreuses, par moments il croyait même les entendre de nouveau, surgis de l’enfer, à près de cinq kilomètres de là. C’était atroce, ce bruit, à chaque fois qu’il reprenait ça faisait comme une immense perceuse vrillant depuis le fond de l’espace, un astéroïde assourdissant qui aurait fondu sur la Terre pour venir s’écraser là.
En repartant vers la ferme, il se demanda si les gendarmes n’étaient pas en planque de l’autre côté du vallon, au-delà des pans de terre rasés. Peut-être que depuis hier ils l’observaient, en attendant d’intervenir. Il regarda bien, ne décela pas la moindre lueur, pas le moindre mouvement, rien. Il était sûr, cependant, d’avoir été repéré hier soir, pas par la caméra en haut du poteau blanc, mais la petite au-dessus de la barrière du chantier, même s’il avait fait gaffe en prenant le détonateur, après avoir mis de la toile de jute sous ses semelles comme Xabi le lui avait dit. La centrale à béton était paumée en plein territoire calcaire, à des kilomètres de toute habitation, néanmoins il faudrait qu’il y retourne, d’autant qu’à cause de ces vents forts, prévus pour durer selon Météo-France, le chantier serait fermé toute une semaine, ça lui laisserait largement le temps de retirer la bande de la caméra, ou d’en vérifier l’angle pour s’ôter toute angoisse, et de faire ça calmement. Alexandre s’assit à la grande table, posa ses coudes comme si on venait de lui servir un verre, sinon que devant lui il n’y avait rien d’autre que ce panier à fruits toujours désolant en hiver. Il prit deux noix, les cala l’une contre l’autre dans sa paume et n’eut même pas besoin de serrer fort pour qu’elles se disloquent dans un bruit retentissant.
Chaque vie se tient à l’écart de ce qu’elle aurait pu être. À peu de chose près, tout aurait pu se jouer autrement. Alexandre repensait souvent à Constanze, à ce qu’aurait été sa vie s’ils ne s’étaient jamais rencontrés, ou s’il l’avait suivie dans sa manie de voyager, de courir le monde et de toujours bouger. À coup sûr il n’en aurait pas été là. Mais il ne regrettait rien. De toute façon il n’aimait pas les voyages.
1976-1981
Samedi 3 juillet 1976
C’était bien la première fois que la nature tapait du poing sur la table. Depuis Noël il ne pleuvait plus, la sécheresse raidissait la terre et agenouillait le pays, à cela s’étaient ajoutées de fortes chaleurs en juin, l’émail du vieux thermomètre sur le mur en était craquelé. Au fil des coteaux, les prairies s’asphyxiaient, les vaches broutaient les ombres en lançant des regards qui disaient la peur.
Depuis que la canicule essorait les corps, aux Bertranges le journal télévisé de 20 heures était devenu plus important que jamais. Pour Alexandre, tous ces reportages sur la vague de chaleur c’était l’opportunité de voir des tas de jeunes femmes en jupe ou en bikini, des images le plus souvent filmées à Paris, des filles court-vêtues marchant dans la ville, d’autres se prélassant dans des squares ou à des terrasses, et certaines, même, seins nus autour d’un plan d’eau. Du haut de ses quinze ans c’était assez irréel. Quant à ses sœurs, elles contemplaient ce monde tant désiré, ces rues grouillantes et ces trottoirs pleins de cafés, de terrasses aux allures de Saint-Tropez, pensant que c’était là l’exact opposé de l’ennui. Au moins cette chaleur était-elle l’occasion d’une gigantesque communion vestimentaire de la nation, car en ville comme aux Bertranges on ne craignait pas de déboutonner la chemise ou d’aller torse nu.
Pour beaucoup, cette fournaise extravagante provenait des essais atomiques et de toutes les centrales nucléaires qui poussaient en Angleterre, en France et en Russie, des bouilloires démentes qui ébouillantaient le ciel et cuisaient les fleuves. Pour le père, cette vague de feu venait plutôt des stations spatiales que Russes et Américains balançaient dans l’espace, des usines flottant là-haut dans le ciel et qui devaient agacer le soleil. Le monde devenait fou. La mère ne jurait que par le commandant Cousteau, en vieux père Noël grincheux celui-ci accusait le progrès et les pollutions industrielles, alors que, franchement, on ne voyait pas bien le rapport entre la fumée des usines et les nuits de feu aux Bertranges. À la télé comme partout, chacun y allait de ses superstitions, et la seule réponse concrète qui s’offrait face à cette canicule, c’étaient les montagnes de ventilateurs Calor à l’entrée du Mammouth, avec en prime le Tang et les glaces Kim Pouss, signe que ce monde était tout de même porteur d’espoir.
Sans vouloir jouer les ancêtres, les grands-parents rappelaient que lors de la sécheresse de 1921 les paysans de la vallée avaient fait dire une messe. À l’époque, tous avaient cuit au fil d’un office de deux heures célébré sous le soleil en plein champ. N’empêche que, trois jours après, la pluie était de retour. Dieu avait redonné vie aux terres craquelées. Seulement en 1976 Dieu n’était plus joignable, parce qu’il n’y avait plus de curé à l’église de Saint-Clair et que, sans intercesseur, les cierges brûlés à la Saint-Médard n’avaient pas eu le moindre effet, aucune goutte n’était tombée. Le soir, à la météo, ils affichaient un soleil géant sur la carte de France, et puis des éclairs jaunes comme dans les bandes dessinées, des orages qu’on ne voyait jamais en vrai, preuve du prodigieux décalage qui existait entre la télévision de Paris et le monde d’ici.

Dimanche 4 juillet 1976
Le père avait descendu les bêtes sur les terres d’en bas, chez Lucienne et Louis. Pourtant ce n’est jamais bon de laisser les vaches boire au fil de la rivière, les bêtes se froissent les pattes sur les rives, ou bien elles chopent la douve ou se refilent la tuberculose en en côtoyant d’autres, mais depuis leur pavillon tout neuf les grands-parents gardaient un œil sur le cheptel. Lucienne et Louis venaient de laisser l’ancienne ferme d’en haut aux enfants. Bien qu’ayant atteint l’âge de la retraite, ils ne décrochaient pas totalement pour autant. À soixante-cinq ans, ils s’estimaient encore capables de travailler les terres limoneuses de la vallée et de faire du maraîchage, d’autant que l’ouverture du Mammouth offrait de beaux débouchés pour les légumes en vrac.
Ce dimanche 4 juillet était une journée cruciale aux Bertranges. Pour la dernière fois on plantait du safran. Avec cette chaleur on était sûr que les bulbes ne pourriraient pas, une fois en terre les crocus ne s’abîmeraient pas à cause de l’humidité, au contraire ils continueraient de dormir bien au chaud, pour se réveiller aux premières pluies à l’autre bout de l’été. Chez les Fabrier, cette dernière récolte était vécue comme un changement d’époque. Depuis que l’or rouge s’importait d’Iran, d’Inde et du Maroc pour dix fois moins cher, ces cultures n’étaient plus rentables. En France, la main-d’œuvre pour travailler un demi-hectare de ces fleurs-là était devenue trop chère, même en famille ça ne valait plus le coup de passer des journées entières à les cueillir puis les émonder, assis autour d’une table. Le père et la mère à la ferme avaient bien conscience de ce qui se jouait là, les bulbes vivant cinq ans, ils les plantaient avec la certitude que durant cinq ans encore les enfants seraient là, que durant cinq ans le temps ne passerait pas. Car ce dernier safran c’était surtout pour ne pas trop brusquer Lucienne et Louis, de même qu’on maintenait aussi l’huile de noix et les cassis, ces activités qui meublaient les veillées, à l’époque où il n’y avait pas de télé.
Pour la dernière fois aux Bertranges, trois générations s’affairaient dans le même mouvement. À seize ans révolus, Caroline était l’aînée. À sa manie de s’épousseter sans cesse on sentait qu’elle avait déjà pris ses distances avec ce monde-là. Vanessa n’avait que onze ans mais elle gardait tout le temps son Instamatic en bandoulière et regardait dedans toutes les deux minutes pour voir la photo que ça ferait si elle appuyait. Si bien qu’elle n’aidait pas vraiment. De temps en temps elle larguait un bulbe du bout des doigts, avant de se reculer et d’envisager le cliché. Sa lubie coûtait cher en développements, de sorte qu’elle réfléchissait à deux fois avant d’appuyer sur le déclencheur. À six ans, la petite Agathe n’était encore qu’une gamine, et les parents la reprenaient sans arrêt parce qu’elle mettait le bulbe à l’envers ou le décortiquait avant de le planter. Alexandre par contre s’activait à tous les postes. La veille il avait préparé le sol, et maintenant, en plus de planter, il allait chercher de nouvelles cagettes au fur et à mesure que les uns et les autres avaient fini de vider les leurs. Pour l’occasion Lucienne et Louis avaient quitté le pavillon qu’ils venaient de faire construire dans la vallée, un F4 avec salle de bains, perron et odeur de peinture. En paysans dépositaires de gestes millénaires, ils savaient que ces gestes-là, demain, ne se feraient plus.
Les terres des Bertranges étaient dans la famille de Lucienne depuis quatre générations, mais maintenant tout semblait incertain. Caroline parlait de faire des études à Toulouse pour devenir prof, Vanessa ne rêvait que de photo et de Paris, quant à Agathe pas de doute qu’elle suivrait ses sœurs. Par chance Alexandre n’avait pas ces idées-là. En plus d’être au lycée agricole il aimait la terre, sans quoi ç’aurait été une damnation pour la famille, ça aurait signé la mise à mort de ces terres, de ces vaches, de ces bois, et l’abandon de tout un domaine de cinquante hectares plus dix de bois. Alexandre n’en parlait pas mais une pression folle pesait sur ses épaules, et si les filles se sentaient libres d’envisager leur vie ailleurs, elles le devaient à leur frère, il se préparait à être le fils sacrificiel, celui qui endosserait le fardeau de la pérennisation.
En rapportant un nouveau lot de cagettes, Alexandre entendit une sirène au loin. Pourtant les gendarmes ne se montraient jamais par ici, et certainement pas en déclenchant le deux-tons. Le bout du champ offrait une vue sur toute la vallée mais, comme les grands arbres étaient pleins de feuilles, ils la masquaient en cette saison.
Dans une trouée il aperçut le pavillon des grands-parents tout en bas, et la petite route épousant le cours de la rivière. Il se passa la main sur son visage qui dégoulinait de sueur, et c’est pile à ce moment-là qu’il vit les deux camionnettes de gendarmerie sortir d’un tunnel d’arbres, laissant leurs sirènes hurler même en dehors des virages, signe qu’elles devaient filer en direction de Labastide, à moins qu’elles n’aient pris la route pour monter jusqu’ici.
— Eh oh, bon Dieu, Alexandre, qu’est-ce que tu fous ? dit le père.
— C’est bizarre, en bas il y a deux…
— Deux quoi ?
— Non, rien.
— Ramène d’autres cagettes, tu vois bien qu’on va en manquer…
Alexandre garda pour lui ce qu’il avait vu. Deux fourgons, ça voulait bien dire que quelque chose de grave se produisait. Il se demanda s’ils n’allaient pas chez le père Crayssac. La semaine dernière, le Rouge était monté sur le Larzac se replonger dans la lutte contre le camp militaire, soi-disant qu’ils étaient des milliers à cette manif et qu’il y avait eu du grabuge. Des militants avaient envahi les bâtiments militaires pour y détruire les actes d’expropriation, et le soir même tous ces rebelles avaient été jetés en prison par les gendarmes. Seulement, Chirac avait ordonné qu’on les relâche dès le lendemain parce que les brebis crevaient de soif à cause de la sécheresse, alors les gendarmes l’avaient mauvaise… Chez les Fabrier on ne parlait jamais de ces histoires, mais Alexandre savait que Crayssac était dans le coup. Sans se l’avouer, cette lutte le fascinait, un genre de Woodstock en moins lointain, avec des filles et des hippies venus d’un peu partout, qui fumaient sec, paraît-il, ça devait bien délirer là-bas…
— Oh, tu t’actives, bon Dieu !
Alexandre fit des va-et-vient pour aller chercher des cagettes pleines et les déposer à côté de chacun. Ils étaient tous à quatre pattes et plantaient les bulbes un par un. Alexandre s’approcha de nouveau du dévers, et là, il distingua un troisième fourgon qui fonçait. C’était impensable que Crayssac mobilise à lui seul une compagnie entière de gendarmerie.
— Au lieu de rêver, apporte-nous donc encore des bulbes…
Cette fois il fallait qu’il y aille, il fallait qu’il sache.
— Je reviens !
Dimanche 4 juillet 1976
Alexandre remonta jusqu’à la ferme mais, au lieu de prendre de l’eau, il enfourcha sa Motobécane et traversa le vallon pour foncer jusque chez Crayssac. Une fois sur place, les gendarmes n’y étaient pas. Peut-être que le chemin était bloqué ou que les roues toutes minces de leurs fourgons s’étaient coincées dans les crevasses cavées par la sécheresse. Alexandre trouva le vieux assis à l’intérieur, en nage, son fusil posé sur les genoux.
— Bon sang, Joseph, mais qu’est-ce qui se passe ?
Le vieux semblait muré dans une colère froide, il lâcha avec rage :
— Tout ça c’est de votre faute !
— De quoi vous parlez ?
— De votre connerie de téléphone.
— C’est les gars des PTT qu’ont appelé les gendarmes ? Vous ne leur avez tout de même pas tiré dessus ?
— Pas encore.
Alexandre était d’autant plus désarçonné que le vieux chevrier lui parlait tout le temps de non-violence, ces derniers temps.
— Joseph, le fusil, c’est pas vraiment l’esprit de Gandhi.
— Je t’en foutrais de la non-violence, ça paie plus, la non-violence, regarde en Corse et en Irlande, faut tout péter pour se faire entendre…
— Mais vous n’avez pas tiré sur des gars qui installent le téléphone ?
— Le téléphone ça fait deux millénaires qu’on vit sans, j’veux pas d’ça ici…
Le père Crayssac se replongea dans sa colère, balançant à Alexandre qu’il n’était qu’un fils de propriétaires et que c’était à cause d’eux qu’on tirait ces fils de caoutchouc au bord des chemins, ses parents n’étaient rien que des matérialistes qui voulaient tout posséder, deux bagnoles, des clôtures neuves, des mangeoires en aluminium, la télé, deux tracteurs et des caddies pleins au Mammouth… Et maintenant le téléphone, ça s’arrêterait où ?
— Alors, vous leur avez tiré dessus ou pas ?
— Va pas raconter de conneries dans tout le canton, toi, j’ai juste scié leurs putains de poteaux, des saloperies de troncs traités à l’arsenic, vous n’allez pas me fourrer de l’arsenic le long de mes terres ! C’est avec ce bois que les Américains nous ont ramené le chancre en 40, toutes leurs caisses de munitions en étaient infestées. Ces troncs-là, c’est la mort…
— Mais le fusil ?
— Le fusil, c’est celui de mon père, c’est une terre de résistants ici, et si ton grand-père s’est retrouvé prisonnier, moi mon père était dans le maquis, c’est pas pareil.
— Tout ça, c’est de vieilles histoires…
— Ah c’est sûr qu’il faut pas compter sur toi pour résister, je t’ai vu avec ton tracteur vert et ta Motobécane, ce monde-là te bouffera, tu verras, tu te feras bouffer comme les autres.
— Quel rapport avec le téléphone ?
— Le téléphone, c’est comme le Larzac, Golfech et Creys-Malville, c’est comme toutes ces mines et ces aciéries qu’ils ferment, tu vois pas que le peuple se lève, de partout les gens se dressent contre ce monde-là. Faut pas se laisser faire, et des Larzac y en aura d’autres, crois-moi, si on dit oui à tout ça, on est mort, faut le refuser ce monde-là, faut pas s’y vautrer comme vous le faites, vous, sans quoi un jour ils vous planteront une autoroute ou une centrale atomique au beau milieu de vos prés…
Alexandre s’était assis en face du bonhomme, se demandant si soixante-dix ans, au fond, c’était si vieux que ça… Il le regardait sans savoir s’il fallait voir en lui ce que son père appelait un vieux con, ou s’il s’agissait d’un genre de prophète de malheur, un communiste chrétien qu’on réduisait à un «fadorle», un chevrier malmené par un monde en plein bouleversement.
Pour Alexandre, il était évident qu’on en avait besoin de ce téléphone, de même que de la GS, du John Deere et de la télé. Ne serait-ce que pour communiquer avec le Mammouth sur la route de Toulouse et le fournir en légumes, et demain en viande, pourquoi pas. Mais le vieux Crayssac ne voulait pas de ces fils noirs qui pendaient au bord des routes, des câbles qui s’ajoutaient à ceux déjà bien visibles d’EDF.
— L’État vous tiendra tous au bout d’une laisse, et dans dix ans y aura tellement de fils le long des routes qu’on sera obligé de couper les arbres.
— Mais vous vous êtes bien fait installer l’électricité et l’eau ici…
— Tu parles, les puits sont secs, le robinet ne pisse qu’un filet marronnasse, regarde si tu me crois pas.
Alexandre saisit un verre et ouvrit l’eau, c’est vrai qu’elle était sale, sa flotte, elle sortait toute terreuse.
— Y a du vin en dessous de l’évier, mets la demi-dose pour toi.
À cause de la chaleur qui régnait partout, la bouteille semblait fraîche. Alexandre fit couler ce vin de soif. Il était d’un beau rouge rubis.
— Dans le temps les sources étaient potables, mais maintenant ils tarissent les nappes pour que des crétins comme vous aillent en acheter en bouteille chez Mammouth, ils vous vendent l’eau au prix du pinard, et vous, comme des cons, vous l’achetez…
Depuis qu’Alexandre était arrivé, l’épagneul restait vautré sous la table, la truffe sur le carrelage, à chercher le frais. Mais, soudain, il se redressa et se mit à aboyer, vint se poster face à son maître et le regarda droit dans les yeux, puis fusa dehors en gueulant comme à la chasse, se ruant au-devant des fourgons de la gendarmerie que lui seul avait entendus jusque-là.
— Je sais qu’ils vont me faire des histoires, ils m’ont dans le collimateur à Saint-Géry, et même en haut lieu, eh oui, les gens comme moi, on leur fait peur, tu comprends, même à Paris, là-haut, ils ont peur qu’on fasse dérailler ce monde…
— Joseph, planquez le fusil, parce que là, pour le coup, ça risque vraiment de remonter jusqu’à Paris…
Les trois fourgons se profilèrent bientôt au bout du chemin. Par la fenêtre, Alexandre et Crayssac les virent s’avancer doucement, trois Renault bizarrement étroits et salement ballottés par le chemin crevassé, ce qui leur donnait un air pathétique. Là-dessus, un peu sonné par la giclée de vin frais, Alexandre lança avec philosophie au vieux :
— Vous feriez mieux de vous excuser, après tout, les gendarmes c’est des militaires, ça se respecte.
— Tu parles comme Debré.
— Ben quoi, faut bien se protéger.
— Se protéger de qui, des Soviets, c’est ça ? T’es comme les autres, t’as peur des Russes?
Dehors des portières coulissaient. Alexandre eut le réflexe de saisir le fusil sur la table et de le glisser en haut de l’armoire. Seulement voilà, quand les gendarmes apparurent à la porte, Alexandre sentit que les militaires étaient plutôt surpris de le voir là, pour autant il n’osa pas se défausser, dire qu’il n’avait rien à voir avec tout ça. Tout de même lui revint ce que Crayssac lui avait soufflé au retour de ses premières manifs avec les gars du Larzac, « Si un jour les gendarmes commencent à s’intéresser à toi, alors t’es foutu, ça n’en finit jamais avec eux… »

Dimanche 4 juillet 1976
À table, Alexandre était le spectateur de ses trois sœurs. Autant, dehors, c’était lui le plus à l’aise, autant, à la maison, les filles reprenaient l’ascendant, elles emplissaient l’espace de leurs rires et de leur gaîté, liées par une complicité joueuse de laquelle il se savait en marge. En plus d’être plus proches des parents, les sœurs étaient loquaces et aimaient donner leur avis, elles échangeaient à propos de tout. Leurs conversations s’alimentaient de sujets de toutes sortes, plus ou moins graves ou distrayants, tandis qu’avec Alexandre le père et la mère ne parlaient que de la ferme, des bêtes, de ses études. Ils voulaient qu’il pousse au-delà du BEP, alors que lui disait déjà tout connaître du métier, les études ne lui apporteraient absolument rien. Avec les parents, il n’avait qu’une relation professionnelle.
Ils passaient toujours à table à vingt heures précises, pile au moment où démarrait le journal. Sans que ce soit fait exprès c’était comme ça, Roger Gicquel, Jean Lanzi ou Hélène Vila trônaient en bout de table. Le plus souvent les reportages étaient recouverts par les bruits de la conversation. Cette grand-messe du 20 heures, personne ne l’écoutait vraiment, sauf quand le père ou la mère lançait un « chut » retentissant, signe que quelque chose de grave avait lieu dans le monde ou ailleurs, dans l’espace par exemple, puisque maintenant on s’intéressait aussi à ça, les Russes ayant le moteur pour aller sur Mars.
En général, Vanessa parlait d’Untel ou d’Unetelle qu’elle avait vus, aussi bien d’une copine que d’un lointain voisin, tandis que Caroline racontait ce qu’elle avait fait la veille ou ce qu’elle ferait le lendemain, quand elle ne dissertait pas à propos d’une lecture ou d’un cours qu’elle venait de réviser, s’exprimant comme si elle était déjà prof. Lorsqu’elle s’enflammait à propos d’un film, ça voulait dire qu’il faudrait la conduire à Villefranche ou à Cahors, ou bien la déposer chez Justine, Alice, Sandrine ou Valérie afin que d’autres parents prennent le relais et les descendent jusqu’à la salle de ciné. Chaque fois qu’elle s’exprimait, Caroline ouvrait l’espace, elle débordait largement le périmètre de la ferme, pourtant ici il y avait tout ce qu’il faut pour faire une vie. Quant à Agathe, elle s’amusait de ses deux aînées, pressée de les rattraper. En attendant elle leur empruntait leurs chaussures, leurs pulls et leurs robes, impatiente d’être grande, elle aussi, et auréolée de cette immanquable préférence du dernier-né.
À la télé il y avait encore des images de la manifestation dans l’Isère, des illuminés venus de France, d’Allemagne et de Suisse camper sur le chantier du réacteur Superphénix à Creys-Malville, des babas cools qui créaient un genre de second Larzac. Les CRS les avaient salement virés. Et là, pour une fois, Alexandre décida de briller. Ce soir, ce serait de lui qu’émanerait le sensationnel, et il commença de leur raconter l’épisode des trois fourgons de gendarmerie chez le père Crayssac. Pour une fois, les autres l’écoutèrent sans y croire, stupéfaits qu’il puisse parler autant et qu’il ait frôlé de si près le fait divers. Pour une fois, l’actualité du coteau rivalisa avec les reportages du JT.
Alexandre leur rapporta la scène comme s’il la revivait, mobilisant toute l’attention. Caroline l’écoutait en y associant sans doute la substance d’un chapitre de livre ou d’une séquence de film ; Vanessa imaginait à regret les photos qu’elle aurait pu prendre de ces poteaux sabotés, du vieux avec son fusil et de la légion de gendarmes prêts à lui sauter dessus ; Agathe, elle, suivait ça, aussi sceptique et méfiante que les parents, et pour tout dire inquiète.
Alexandre fut bien obligé d’avouer que le vieux ne s’était pas retenu de le traiter de fils de cons, de fils de trous du cul de propriétaires, martelant que ces histoires c’était de la faute des parents, après tout c’étaient bien eux qui avaient obéi à Giscard en commandant le téléphone !
— Alors, il leur a tiré dessus ou pas ?
Pour une fois qu’Alexandre tenait l’assistance en haleine, il aurait aimé en rajouter, donner dans le spectaculaire avec des coups de feu, l’épagneul qui saute à la gorge des gendarmes, mais il s’en tint à la vérité.
Depuis que Crayssac luttait sur le Larzac, il était devenu une figure. Dès que la télé parlait de manifs là-haut, sur le causse, on regardait de près l’écran pour voir si des fois on ne le reconnaîtrait pas. Plus proche du parti communiste que des hippies, Crayssac était sur le Larzac comme chez lui, il faisait corps avec les enflammés des syndicats et de la Lutte occitane, aussi bien qu’avec ceux de la Jeunesse agricole catholique et de ces artistes venus de Paris. Il avait jeûné avec les évêques de Rodez et de Montpellier, même François Mitterrand les avait rejoints, faisant lui aussi une grève de la faim, une grève de la faim de trois quarts d’heure seulement, mais qui avait quand même marqué les esprits. Le socialiste avait juré que s’il accédait un jour au pouvoir son premier acte serait de rendre le causse aux paysans… Le Larzac, donc, ce n’était pas rien, et dans un monde hypnotisé par la modernité, c’était bien la preuve que la nature était au centre de tout.
— Bon alors, ils l’ont embarqué ou pas ?
Sans faire le bravache, Alexandre précisa malgré tout qu’au dernier moment il avait eu le réflexe de planquer le fusil du vieux en haut de l’armoire, en revanche il n’évoqua pas le regard que lui avaient lancé les gendarmes quand ils s’étaient postés devant la porte, de ces regards qui ne vous lâchent pas.
Il n’en rajouta peut-être pas, mais il passa le message à la tablée, leur disant tout ce que Crayssac désapprouvait dans leur manière de mener la ferme, d’augmenter le cheptel et les parcelles, à cause d’eux les chemins seraient jalonnés de poteaux de pin contaminés qui nous empoisonneraient tous…
Il y avait de la réprobation dans les yeux des parents, et dans ceux des sœurs tout autant. Dans la famille on ne voulait pas faire d’histoires, pas plus avec les gendarmes qu’avec qui que ce soit. Pomper l’eau de la rivière suscitait déjà assez d’hostilités comme ça, sans parler du commerce avec l’hypermarché, même dans les campagnes les plus isolées il y avait toujours mille raisons de se faire détester. Chez les Fabrier on n’avait rien contre les gendarmes, et encore moins contre les militaires, au contraire, depuis cette foutue sécheresse on savait bien que sans les Berliet de l’infanterie d’Angoulême et de Brive les paysans auraient manqué de fourrage en ce moment même. C’étaient bien des militaires en effet qui depuis deux mois descendaient du fourrage depuis la Creuse, l’Indre et la Loire, c’étaient bien des camions-citernes du 7e RIMa qui montaient de l’eau dans les campagnes à sec pour approvisionner les abreuvoirs et les puits. Sans les Berliet de l’infanterie, les vaches auraient été aussi desséchées que le fond des mares. Larzac ou pas, force était de reconnaître que depuis le mois de juin l’armée se démenait. Alors il n’y avait vraiment pas lieu de chercher

Samedi 10 mai 1980
Ce téléphone, voilà quatre ans qu’il était là. Les filles l’auraient voulu orange, mais sous prétexte qu’un truc orange qui se mettrait à sonner ça ferait peur, les parents l’avaient pris gris. De toute façon les téléphones de couleur étaient réservés à Paris. En province il fallait des semaines d’attente dès qu’on demandait un autre coloris que le modèle de base, le bakélite gris béton. Finalement on s’y était fait au gris béton. Pourtant avec sa coque creuse et son cadran à crécelle il était moche, on aurait dit un parpaing en plastique injecté.
Et puis, l’embêtant avec ce modèle gris, c’est que tout le monde avait le même, aussi bien M. Troquier, le directeur de l’agence du Crédit agricole, que le vétérinaire ou la station Antar, et avec la même sonnerie. À le voir trôner sur son petit guéridon dans le couloir, il avait plus l’air d’un ustensile administratif que d’un lien familial. N’empêche que grâce à lui l’absence de Caroline se faisait moins abrupte, au moins on savait qu’à tout moment on pouvait la joindre. Les sœurs l’appelaient au moins deux fois la semaine, le mardi et le jeudi, chaque fois ça bataillait ferme pour tenir l’écouteur, alors que ça revenait à coller l’oreille à une porte, ou à voyager dans le coffre d’une voiture.
Depuis que Caroline habitait à Toulouse, elle ne rentrait qu’un week-end sur deux. En règle générale elle arrivait le vendredi en fin de journée, soit à la gare de Cahors, soit déposée par les parents de la fille Chastaing qui était elle aussi étudiante là-bas. Tout le reste du temps ça faisait drôle de voir cette place vide en bout de table, la chaise muette de la grande sœur, une place que Caroline s’était attribuée à titre d’aînée mais aussi parce qu’elle se levait à tout moment pour aider. Dans cette fratrie, sa manière de s’intéresser à tout, d’amener les conversations sur un peu tous les sujets, avait fait d’elle l’animatrice de la famille, la sœur en chef. Cette place, elle ne la retrouvait qu’un vendredi soir sur deux, et plus que jamais elle avait des choses à raconter. À propos de ses études bien sûr, de sa vie à Toulouse, de tous les nouveaux amis qu’elle s’y était faits, des étrangers et non plus des jeunes du coin. Elle racontait mille choses sur la grande ville, le grand appartement dans le quartier Saint-Cyprien qu’ils partageaient à cinq, un cinq-pièces dans un vieil immeuble avec la Garonne pas loin, et comme le plus souvent ils y étaient bien plus que cinq, ça occasionnait une animation folle. Caroline s’ouvrait sur tout, comme si elle n’avait rien à cacher, que tout pouvait se dire. Par chance elle avait trouvé cette combine de vie plus ou moins communautaire. Elle parlait tout le temps de la bande d’étudiants qui passaient régulièrement à l’appartement, Diego, Trevis, Richard, Kathleen, de deux ou trois autres aussi, mais surtout de cette fille qui venait d’Allemagne, Constanze. Si Caroline parlait souvent de Constanze, c’était un peu par provocation, chaque fois qu’elle prononçait le prénom de la grande blonde, elle lançait un coup d’œil à son frère, parce qu’elle avait bien vu que les dimanches soir où Alexandre la raccompagnait, il restait boire un verre avant de reprendre la route, parfois il s’incrustait une bonne partie de la soirée, mais uniquement lorsque Constanze était là. Si la blonde Allemande était absente, ou qu’il soit prévu qu’elle ne vienne pas, alors Alexandre repartait beaucoup plus tôt.
— Pas vrai ?
— Arrête ! Tu racontes n’importe quoi. Si quelquefois je pars plus tôt, c’est juste qu’il y a des soirs où je suis plus fatigué, c’est tout…
— Non, non, ne l’écoutez pas ce grand cachotier, je vous jure que les soirs où Constanze est là, il est pas pressé de s’en aller !
— C’est vrai qu’elle est grande comme ça ? demanda Agathe en projetant sa main loin au-dessus de sa tête…
— Par contre je te préviens, frérot, c’est une bosseuse, elle fait de la biologie et du droit, c’est pas une fille pour toi.
— En plus les Allemandes, c’est des sportives, glissa la mère. À Moscou elles ont tout gagné, en natation elles vont plus vite que les hommes…
— Oui, mais ça c’est les Allemandes de l’Est, trancha le père. Des armoires à glace avec un cou de taureau…
— Pas toutes, nuança Caroline. La preuve, Constanze vient de Leipzig.
— Et alors ?
— Et alors, Leipzig c’est à l’Est! »

À propos de l’auteur
JONCOUR_Serge_©ThesupermatSerge Joncour © Photo Thesupermat

Serge Joncour est l’auteur de douze livres, parmi lesquels UV (Le Dilettante, prix France Télévisions 2003) et, aux Éditions Flammarion, L’Idole (2005), Combien de fois je t’aime (2008), L’Amour sans le faire (2012), L’Écrivain national (prix des Deux Magots 2014), Repose-toi sur moi (prix Interallié 2016), Chien-Loup (prix du Roman d’Écologie, prix Landerneau 2018) et Nature Humaine (2020). (Source: Éditions Flammarion)

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Un cheval dans la tête

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Sélectionné pour le «Prix du Premier roman 2019»

En deux mots:
Jack aimerait faire de sa passion pour le cheval un métier à plein temps. Mais les difficultés sont nombreuses. Quand un industriel veut s’associer avec lui et l’accompagne à Séville pour acheter un étalon, il entrevoit la fin de ses soucis. Il part plein d’espoir…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La chevauchée de la dernière chance

Le Sud, le ranch, les chevaux… Pour son premier roman Sylvie Krier a rassemblé tous les éléments d’un western à la française. Mais gagner la liberté de vivre de sa passion n’est pas chose aisée.

Les éthologues vous diront la part d’instinct et d’apprentissage dans le comportement du cheval dans sa relation avec l’humain. En revanche, ils ne diront sans doute rien de l’attitude des humains qui les côtoient jour après jour et des modifications que cette proximité entraîne sur leur caractère. Pour cela il faudra le talent d’une romancière comme Sylvie Krier. En racontant le parcours de Jack, de son ami Chayton, de sa compagne Célie et de sa fille Louise, elle va nous montrer combien, consciemment ou non, ils vont adopter bien des traits de caractère de ces purs-sangs. À commencer par une soif de liberté inextinguible.
Jack, le narrateur de ce roman, a fait un choix radical en décidant de consacrer sa vie aux chevaux. Après avoir été cascadeur pour le cinéma et victime d’un accident qui a failli lui coûter cher, il choisit de rentrer dans le rang. Désormais, il va se concentrer à l’élevage et devoir s’éloigner de Snip, la photographe de plateau, avec laquelle il a eu une liaison. Dans le Sud, il va trouver un ranch et quelques chevaux, il va aussi trouver en Chayton un homme qui partage son rêve et n’hésite pas à démissionner de son boulot pour «mener enfin une vie en accord avec lui-même». Une vie rude et des journées de travail chargées, mais une vie qui offre aussi de se retrouver à la tombée de la nuit autour d’un feu de camp avec des amis. On refait le monde, on oublie les factures, les huissiers, les soucis, avec l’aide de l’alcool et des femmes.
Jack a une liaison avec Célie, mais elle n’entend pas pour autant se mettre en couple avec lui: «Nous avions décidé d’être libres, après une période de cohabitation qui s’était soldée par un échec. Célie attendait que je change. Je ne savais pas comment m’y prendre, alors j’attendais moi aussi.»
C’est à ce moment que Louise arrive du haut de ses quatorze ans. Sa mère a décidé qu’il serait juste que son père son occupe dorénavant. Encore un problème de plus à gérer, sous le regard Mickey qui vient régulièrement constater le désordre dans la maison et dans la vie de son frère.
«Plus de fuel. Plus de nourriture pour nous. Guère plus pour les chevaux. Plus de grain. J’ai tué mes dernières juments de réforme. L’abattoir me paiera peut-être quelques arriérés. À condition que la viande ne soit pas saisie. La semaine dernière, j’ai volé, avec l’aide de Chayton, des sacs d’orge dans une coopérative agricole.»
L’homme qui débarque alors avec sa fiancée est qui entend s’associer avec Jack le sortira-t-il de la mouise? Les perspectives apparaissent réjouissantes. Il propose d’aller à Séville chercher un étalon pour développer le cheptel.
Sylvie Krier a trouvé le ton pour raconter cette odyssée qui, au moins géographiquement suit son propre parcours, du Loiret au Sud de la France. On y sent la peur et la poussière, l’envie et l’espoir, mais aussi toutes les contradictions d’une odyssée incertaine: la force et la fragilité, l’espoir et le désespoir, le combat et le renoncement.

Un cheval dans la tête
Sylvie Krier
Éditions Serge Safran
Premier roman
206 p., 17,90€
EAN 9791097594244
Paru le 11/09/2019

Où?
Le roman se déroule en France, notamment à Dampierre-en-Burly dans le Loiret puis dans la région d’Arles et des Saintes-Maries-de-la-Mer. On y évoque aussi un voyage en Espagne, à Séville.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jack, marginal épris de liberté, élève des chevaux. Aidé par Chayton, individu troublant, il peine à joindre les deux bouts. Débarque sa fille, une adolescente qu’il connaît à peine tandis qu’à ses côtés Célie, jeune femme énigmatique, se débat dans une histoire familiale qui agonise.
Jack prend alors la route pour essayer de s’en sortir, allant au-devant de drôles d’aventures. Et puis un jour, un industriel lui propose d’acquérir une partie de son cheptel. Et d’aller choisir un étalon à Séville. Cette offre inespérée permettra-t-elle à Jack de reprendre sa vie en main?
Le corps-à-corps entre idéal et réalité, parfois épique, souvent émouvant, imprègne de manière captivante tout l’entourage de Jack et son cheptel aux allures de ranch du Far West.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Alexiane Guchereau)
France Inter (Le cabinet de curiosités – Éric Delvaux)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« JACK
* La neige abolit tout. Une naissance imminente.
Il avait neigé toute la nuit. Je suis sorti réparer la clôture électrique du parc des juments. J’avais repoussé ce travail tant que j’avais pu, mais maintenant, c’était devenu une priorité. Courir après le troupeau un petit matin de printemps, passe encore, mais l’hiver dans le brouillard ou la nuit, non.
Il est tombé au moins vingt centimètres de neige. Elle recouvre le tas de ferrailles rouillées du hangar récupéré il y a des lustres, que je n’ai pas eu le temps de monter, les galets destinés à empierrer le chemin, et même la vieille carcasse de tracteur échouée en contrebas. La neige a gommé les ornières, les traces de véhicules. Autour de ma cabane, il n’y a plus rien. Bizarrement, j’ai l’impression qu’aujourd’hui tout est beaucoup plus simple.
Avec la brouette, quelques outils, un sac de pain, je me dirige vers le pré en coupant par le petit bois. Le parc est devenu une étendue immaculée, bordée d’arbres enneigés, qui restitue la lueur pâle d’un soleil d’hiver. Les traces d’un chevreuil, celles d’un sanglier aussi, à en juger comme le bas-côté a été retourné. Au printemps dernier, la clôture a été arrachée par des chasseurs. J’ai plusieurs fois porté plainte auprès de la compagnie de chasse, sans résultat. Avec la masse, j’essaye d’enfoncer les pieux d’acacia qui rentrent difficilement dans la terre froide. J’attrape un morceau de ruban électrique, je le fixe avec deux attaches, je tends de toutes mes forces. Mon épaule droite m’arrache une grimace.
J’élève des chevaux. Un métier qui suscite de la méfiance, dont personne ne comprend la finalité car il rapporte peu. Je ne possède aucun bien. Hector, mon voisin, résume facilement la situation lorsqu’il a bu, ou que son tracteur tombe en panne (deux cas de figure assez fréquents). Il m’interpelle depuis son champ :
— Tu peux m’dire à quoiqu’ça sert ces bêtes-là ?
Je ne revendique aucun de ces tampons officiels qui attribuent une place précise dans la société et font que l’on est considéré avec respect pour la seule raison que l’on sait précisément à qui on a affaire. Je m’en fous. Mon copain Chayton m’assure que c’est le début de la liberté. Franchement, ça me plaît quand il dit ça. Souvent, je me répète ses paroles, parce que, en général, les événements tendent à prouver que je ne suis pas toujours engagé sur la bonne voie.
Je me suis installé dans cette région il y a vingt ans sans rien y connaître. Mon oncle Joseph, menuisier, m’avait aidé à construire mon logement, une habitation en bois au-dessus d’une petite écurie. Oncle Joseph était à la retraite à l’époque. On avait passé six mois à bâtir le tout. Malgré quelques imperfections évidentes, qu’oncle Joseph niait obstinément, j’étais satisfait. Quand je regarde la charpente, les fenêtres qui ferment encore impeccablement, je pense à lui. Je trouve qu’on avait fait du bon boulot. J’exploite quelques hectares d’une terre pourrie de cailloux. Des tonnes de silex qui remontent comme par magie, et réapparaissent, même lorsqu’on les retire régulièrement.
Parfois j’observe Hector dans son champ, son corps noueux, presque calcifié, ses jambes qui ballottent dans des bottes en caoutchouc comme des tiges déposées dans un vase à ouverture trop grande. Quand je le vois fourrager avec une frénésie d’insecte dans les entrailles de cette terre ingrate, je ressens une fascination étrange, mêlée de répulsion. Cette terre tord les corps à son image. Austère et aride.
L’horizon cotonneux se fond dans la neige. Attiré par le bruit, le troupeau apparaît en haut du pré, les silhouettes se dessinent nettement. Ensemble, les juments s’immobilisent, encolures tendues, oreilles dressées. Leurs naseaux crachent des petits jets de vapeur. Elles descendent tranquillement le vallon dans ma direction, la baie en tête. Puis elles partent au petit trot, enfin au galop. Je reste immobile, à écouter le bruit feutré des sabots sur la neige. Fracas lointain qui gronde en approchant. Je pourrais rester dix ans comme ça, à les regarder galoper, la queue en panache, dans des gerbes de neige. Je me dis que ce simple spectacle suffit à mon bonheur. Elles stoppent à quelques mètres de moi. Je leur jette un peu de pain sec. Je m’approche. Je tâte leur dos pour voir si, à travers le poil d’hiver, elles n’ont pas trop perdu d’état. Malgré la température qui dégringole, elles ont l’air en pleine forme. J’observe les pis. Je passe mes doigts engourdis sur les mamelles. La noire ne va pas tarder à pouliner. Il faudra amener du foin, de la paille avec le pick-up, de l’eau chaude pour dégeler les abreuvoirs. Je traîne encore un peu puis je me décide à rentrer pour me faire un café. Devant l’écurie, mon regard glisse au fond de la vallée. Simplement. Facilement. La neige et rien d’autre. Je ne me suis pas senti aussi bien depuis un bon moment.
— Tilena va pouliner. Il va falloir la mettre à l’abri.
Chayton descend de la table sur laquelle il dort, saute sur ses pieds.
— Elle a du lait ?
Il est tout excité. Moi aussi, je suis excité. Mes huit juments sont pleines, les naissances vont bientôt débuter pour s’achever au début de l’été.
— Ça commence.
— Alors c’est pour cette nuit !
— C’est possible, oui.
Tilena a déjà fait trois beaux poulains, deux bais et un gris. Cette année, j’ai misé sur la locomotion en choisissant un mâle qui a remporté des prix dans des concours de modèles et allures. Elle peut nous faire une petite merveille. Chayton s’approche de moi. Son émotion est palpable. Sa lèvre inférieure frémit. Peut-être que ses yeux s’embuent un peu. J’attrape son bras, je le serre sans dire un mot. Il part un moment, revient avec la musette dans laquelle il stocke le fruit de ses cueillettes. Il sort un petit fagot. Il va le faire brûler pour que les esprits soient enclins à veiller sur la jument et le poulain à venir. Il souhaite que ce soit un mâle.
Chayton, cette fois, m’adresse un large sourire.
— On va la rentrer cet après-midi. Je dormirai avec elle dans l’écurie ce soir.
Je bois un café brûlant pendant que Chayton se fait des œufs sur le plat et un sandwich au fromage. On se prépare pour aller soigner le reste du cheptel éparpillé dans différents prés aux alentours. Il met sa toque en marmotte, farfouille dans un tiroir.
— Il n’y a plus de bougie ? On pourrait sortir cet après-midi.
Une balade dans la neige. L’idée me tente, j’avoue. La bougie fondue sous les sabots des chevaux les empêche de glisser, sinon la neige forme des amas, qui, transformés en glace, deviennent dangereux.
— On soigne déjà, on verra après.
On charge dans le pick-up des bidons d’eau chaude, du grain, du foin, de la paille, le tout attaché avec une corde. On a l’impression d’être seuls au monde. Chayton rigole comme un cinglé. L’air vif semble avoir décuplé ses forces, il saute partout en braillant.
— Hey ! On se croirait dans le Dakota !
* Contingences matérielles.

Quand j’essaye de démarrer, le pick-up toussote puis cale. La batterie a dû prendre un coup de froid. Je lève le capot, plonge la tête dans le moteur bien que je n’y connaisse pas grand-chose. J’entends un bruit au loin.
— Il y a un gars là-bas, me fait remarquer Chayton.
À cinquante mètres, j’aperçois un type habillé en noir, qui se dandine dans la neige.
— Va chercher le tracteur et les câbles.
Le type progresse lentement, accoutré d’un attirail vestimentaire de citadin. Parvenu à vingt mètres de moi, il agite un papier dans ma direction. La chienne sort de l’écurie, couverte de paille. Elle commence à grogner. Le type s’arrête.
— Monsieur Eltimore ?
Comme je ne réponds pas, il ajoute.
— Cabinet d’huissiers Matt et Komb. J’ai ici une saisie pour la société Herbagrain.
Je lève sur lui un regard mauvais. Il a un petit sursaut. La chienne est venue s’appuyer contre ma jambe. Elle émet un jappement rauque tandis que je la caresse doucement pour la calmer. Je remets le nez dans le moteur. D’un geste nerveux, j’attrape la jauge à huile. Le type sort un stylo de la poche intérieure de son pardessus.
— Vous pouvez me signer ce document s’il vous plaît ?
— Dégagez !
— Pardon ?
— Dégagez ! C’est clair ? Vous ne voyez pas que je travaille ?
Je claque le capot de toutes mes forces et grimpe dans l’habitacle. Le type hésite un instant puis fait demi-tour. Je le regarde s’éloigner en levant les genoux comme un petit soldat. La neige mouillée laisse des grosses traces sombres sur le bas de son pantalon.
* Quotidien d’un jour d’hiver. J’aimerais que Célie soit avec moi. Une âme indienne. Une fille énigmatique. »

Extraits
« J’élève des chevaux. Un métier qui suscite de la méfiance, dont personne ne comprend la finalité car il rapporte peu. Je ne possède aucun bien. Hector, mon voisin, résume facilement la situation lorsqu’il a bu, ou que son tracteur tombe en panne (deux cas de figure assez fréquents). Il m’interpelle depuis son champ :
– Tu peux m’dire à quoiqu’ça sert ces bêtes-là ? »

« Une quinzaine d’années auparavant, lors d’une fête western estivale, dans un bled perdu, j’avais amené deux Appaloosas, des bêtes un peu lourdes, sans grâce, qui avaient sur leur robe des taches semblables à des coups de pinceau, des éclaboussures. À cette époque, on voyait rarement de tels chevaux en France. Chayton exécutait une danse de la pluie devant quelques spectateurs. Il portait une coiffe en véritables plumes d’aigle qui descendait jusqu’à terre. En le regardant, j’avais pensé que ce type-là avait incontestablement quelque chose d’indien en lui.
Il avait pris l’habitude de venir m’aider lorsqu’il était libre. Je lui avais donné un petit mâle Appaloosa, en échange de son travail. Il curait, manipulait les poulains, m’aidait aux vaccinations, aux sevrages, aux débourrages. Pour gagner sa vie, Chayton travaillait en banlieue parisienne dans une société de mécanique de précision dans laquelle il avait été embauché, en raison de sa vue perçante. Il est capable de repérer une buse dans un arbre à trois cents mètres. L’intégration au sein de son univers de travail avait été compliquée, mais maintenant, c’était une chose acquise, d’après lui. Plus personne ne s’étonnait de le voir perché, immobile face au vide, sur la corniche de la tour dans laquelle il travaillait. Il avait fini par arrêter de chasser les animaux domestiques. Il adorait les dépecer. Il refuse obstinément de parler de cette époque. Je ne cherche pas à en savoir plus. Je suis simplement satisfait que la chatte qui rôde dans l’écurie et me débarrasse des rongeurs n’ait plus rien à craindre et que la chienne puisse garder les lieux sereinement. »

« Plus de fuel. Plus de nourriture pour nous. Guère plus pour les chevaux. Plus de grain. J’ai tué mes dernières juments de réforme. L’abattoir me paiera peut-être quelques arriérés. À condition que la viande ne soit pas saisie. La semaine dernière, j’ai volé, avec l’aide de Chayton, des sacs d’orge dans une coopérative agricole. »

À propos de l’auteur
Sylvie Krier est née à Auxerre. Après avoir fait des études de pharmacie à Dijon, elle exerce dans l’Yonne puis dans le Loiret. Elle vit aujourd’hui dans le sud de la France, près d’Avignon. Un cheval dans la tête est son premier roman. (Source : Éditions Serge Safran)

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Alto braco

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En deux mots:
À la mort de sa grand-mère, Brune tient sa promesse de l’enterrer dans son Aubrac natal. En quittant paris, elle ne sait pas encore que ce voyage va transformer sa vie, entre la révélation de secrets de famille et l’envie de construire sa propre histoire.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’Aubrac au cœur

Pour son second roman Vanessa Bamberger change de registre et renoue les fils d’une histoire familiale en retournant sur le plateau de l’Aubrac enterrer la grand-mère qui l’a élevée.

Nous avions découvert Vanessa Bamberger il y a deux ans avec la parution de Principe de suspension, dans lequel un patron de PME, victime d’un accident respiratoire, se retrouvait dans le coma au moment où son entreprise et son couple traversaient de fortes turbulences. Un premier roman audacieux et une plume solide, sans fioritures, que l’on retrouve ici avec plaisir, même si le sujet traité est fort différent.
La narratrice, répondant au doux prénom de Brune, vient de perdre Douce, la grand-mère qui l’a élevée avec sa sœur Annie, sa mère étant décédée à sa naissance. Installée dans la région parisienne, elle fait partie des descendants de bougnats, ces immigrants venus des hautes terres du Massif central et qui ont petit à petit mis la main sur le commerce du bois et du charbon livré à domicile), mais surtout des boissons. Ce qui les a conduits à gérer cafés, restaurants et hôtels. Leur succès a été tel que les Auvergnats de Paris formaient dans le premier tiers du XXe siècle la communauté immigrante la plus importante de la capitale française.
Brune a promis à Douce de l’enterrer dans son Aubrac natal et si Annie, proche de ses sous, a bien rechigné un peu face à la dépense, elle a fini par accepter de prendre la route derrière le corbillard.
À l’émotion du dernier adieu vient alors s’ajouter celle de ces paysages où les racines familiales sont bien plus profondément ancrées qu’elle ne s’imagine. Brune retrouve là son taiseux de père, Serge Alazard. Il avait choisi de lâcher son bistrot pour reprendre l’élevage de ses parents à Saint-Urcize, laissant Brune avec ses aïeules.
Dans un quadrilatère composé de Laguiole, Lacalm, Saint-Urcize et Nasbinals, elle va aussi retrouver des cousins, des traditions, des secrets de famille. Et cette certitude qu’elle est beaucoup plus proche de ce coin perdu qu’elle ne l’osait se l’avouer: « J’avais raison, je venais d’ici, j’étais d’ici. Il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Ou plutôt, il faut savoir d’où l’on vient pour pouvoir l’oublier. Je n’appartenais pas à une terre, mais à une histoire, dont je devais connaître le début pour en écrire la fin. »
Brune, qui a la phobie des couteaux et ne mange quasiment pas de viande, et surtout pas de viande rouge, va se transformer au fil des pages et au fil des rencontres. À Laguiole, avec son cousin germain Gabriel, qui travaille chez «Boyer & fils, maîtres couteliers depuis 1904» elle va non seulement apprendre à aimer les couteaux, mais aussi lever un coin du voile sur son ascendance. Douce avait été le grand amour de Maurice Boyer, mais ce dernier avait épousé Eliane. Le couple avait donné naissance à Chantal, tandis que Douce mettait au monde Rose, la mère de Brune et de Maurice. Du coup, Brune comprend mieux pourquoi Chantal avait haï Douce toute sa vie. Mais elle n’est pas pour autant au bout de ses surprises…
À Nasbinals où habite le cousin Bernard, elle va aussi rassembler des indices. Mais aussi s’intéresser à l’élevage et aux pratiques agricoles censées faire la richesse de cette région, au point de vouloir initier un projet pour transformer l’exploitation paternelle.
Au fil des pages, on comprend que le centre de gravité de sa vie s’est déplacé. Elle prend souvent la route de l’Aubrac, elle délaisse Maxime, ce cadre supérieur à la Société Générale, avec lequel elle s’est liée. Un peu comme s’il y avait urgence, un peu comme si c’était sa dernière chance de rassembler les pièces de son puzzle.
Les dernières pages sont magnifiques, riche en rebondissements et en révélations et viennent confirmer le talent de conteuse de Vanessa Bamberger.

Alta Braco
Vanessa Bamberger
Éditions Liana Levi
Roman
240 p., 19 €
EAN 9791034900749
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris et dans la région parisienne, à Asnières, Levallois-Perret, Courbevoie, Vincennes et principalement dans l’Aubrac, entre Cantal, Lozère et Aveyron, à Laguiole, Lacalm, Saint-Urcize et Nasbinals, en passant par Saint-Flour

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alto braco, «haut lieu» en occitan, l’ancien nom du plateau de l’Aubrac. Un nom mystérieux et âpre, à l’image des paysages que Brune traverse en venant y enterrer Douce, sa grand-mère. Du berceau familial, un petit village de l’Aveyron battu par les vents, elle ne reconnaît rien, ou a tout oublié. Après la mort de sa mère, elle a grandi à Paris, au-dessus du Catulle, le bistrot tenu par Douce et sa sœur Granita. Dures à la tâche, aimantes, fantasques, les deux femmes lui ont transmis le sens de l’humour et l’art d’esquiver le passé. Mais à mesure que Brune découvre ce pays d’élevage, à la fois ancestral et ultra-moderne, la vérité des origines affleure, et avec elle un sentiment qui ressemble à l’envie d’appartenance.
Vanessa Bamberger signe ici un roman sensible sur le lien à la terre, la transmission et les secrets à l’œuvre dans nos vies.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger – rencontre avec l’auteur) Chronique
Blog Sans connivence (Pierre Darracq)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Je me suis réveillée en sursaut, le bras gauche paralysé. Paniquée, je me suis frotté vigoureusement la peau. Le sang a recommencé à circuler, et j’ai retrouvé l’usage de mon bras. Il m’a fallu quelques secondes pour me débarrasser des rets du sommeil, reprendre mes esprits. Nous étions le 30 octobre et j’enterrais Douce.
Ce jour-là, une partie de moi allait aussi disparaître, ensevelie sous cette terre noire d’Aubrac que je connaissais si mal mais à qui je donnais, à qui je rendais ma grand-mère. Les petits soupirs de la machine à café et l’odeur de moka brûlé m’ont apaisée. Il n’était que 6 heures. Je n’ai pas regardé mon téléphone, je n’ai pas voulu voir les dizaines d’appels manqués que Granita aurait inévitablement imprimés sur l’écran.
L’idée m’est venue de me faire des crêpes. Tous les soirs de sa vie, et bien qu’elle ait déjà passé la journée en cuisine, Douce jetait dans une casserole une noix de beurre et un grand verre de lait, cassait quatre œufs dans un petit saladier en Inox pour les fouetter avec du sucre, de la farine, et une cuiller à soupe d’eau de fleur d’oranger. L’opération ne prenait pas plus de trois minutes. Ensuite, elle filait se nettoyer le visage et les yeux à l’aide de cotons imprégnés d’eau chaude – le démaquillant, c’est pour les feignasses –, enfilait une liquette de soie achetée dans les grands magasins et s’abattait sur son lit jusqu’au lendemain.
Ma grand-mère était descendue travailler depuis une bonne heure quand mon réveil sonnait. Chaque matin, trois crêpes parfumées enveloppées de papier d’argent m’attendaient sur la table en Formica bleu de la petite cuisine. Sa sœur, Annie, que tout le monde appelait Granita, dormait encore : elle était du soir.
Mais ce 30 octobre, je me suis ravisée, je n’aurais rien pu avaler.
Le taxi a glissé le long du trottoir de la rue Catulle-Mendès. Au-dehors, le ciel ressemblait à l’intérieur d’une coupelle en métal martelé, des gouttes en tombaient par à-coups, le genre de pluie dont on ne sait si elle va s’arrêter ou redoubler, et qui correspondait bien à mon état d’esprit. Mes propres réactions m’étonnaient toujours. J’étais capable de m’effondrer pour un rien et de résister aux plus grandes catastrophes. De passer du rire aux larmes en quelques minutes. Je n’étais pas douée pour la mesure : je tenais cela de mes grands-mères. Mais contrairement à elles, je n’exprimais jamais mes émotions devant des inconnus.
La petite silhouette maigre qui attendait en bas de l’immeuble a fait un signe désespéré, comme si elle avait peur que la voiture ne s’arrête pas. De part et d’autre des bottines de Granita, deux bagages : un énorme, en vieux cuir brun, qui lui arrivait à la taille, et un plus petit, à roulettes. Je n’ai pas cherché à comprendre, je ne lui ai pas reproché de ne pas m’avoir attendue dans l’appartement ainsi que je le lui avais recommandé, je l’ai embrassée vite fait et l’ai aidée à porter la grande valise. Elle était vraiment lourde.
Je me suis efforcée de ne pas lever les yeux vers l’appartement du premier étage mais je n’y suis pas parvenue. Un instant, il m’a semblé qu’apparaissait le visage de Douce à la fenêtre, celui qu’elle prenait pour m’attendre les soirs où je sortais. Quand il m’arrivait d’être raccompagnée, avant que le garçon ne puisse l’apercevoir, je m’empressais de signaler la présence possible d’une vieille voisine insomniaque, une folle dont il fallait éviter à tout prix de croiser le regard de crainte qu’elle crie et réveille tout l’immeuble. J’avais honte des grands gestes qu’elle m’adressait. En larmes, elle se passait la main sur le front puis sur le cœur pour montrer son soulagement, tout juste si elle ne faisait pas le signe de croix.
J’aurais tant aimé la voir gesticuler derrière la vitre aujourd’hui. Grimper les quinze marches qui me séparaient de la minuscule cuisine en faïence beige où, pour tromper l’attente, elle avait préparé un gâteau caramélisé aux poires dont la surface grillée revêtait l’aspect d’un entrelacs de dentelles. Tout juste démoulé, il fumait délicatement quand j’en saisissais une part. Comme d’habitude, Douce avait pris soin de le découper ; à cause de mon anxiété, ainsi qu’elle la nommait– depuis toute petite, j’avais la phobie des couteaux. La félicité que j’éprouvais en mordant la pâte moelleuse n’était pas comparable au vague bien-être ressenti fugitivement quelques minutes plus tôt quand le garçon et moi avions partagé nos salives dans un doux roulis. Le vertige du fruit acide et brûlant fondant dans un claquement de langue, ma bouche s’emplissant de caramel craquant, de beurre chaud… J’avais toujours eu plus de plaisir à manger qu’à faire l’amour.
Mon regard s’est porté sur le rez-de-chaussée. Le Catulle était « fermé pour cause de deuil ». J’ai reconnu l’écriture de bonne élève de Granita sur le panneau en ardoise accroché à la porte du bistrot. Celui-là même sur lequel Douce inscrivait le plat du jour à la craie blanche.
Nous avons démarré en direction de Courbevoie. Dans le taxi, Annie n’a pas dit un mot, ce qui était pour le moins inhabituel. J’ai eu envie de placer ma main sur la sienne, qu’elle avait plantée dans le cuir de la banquette arrière, un dôme d’os tendu de cuir pommelé. A la place, j’ai doucement posé la semelle de ma chaussure sur l’avant de sa bottine. Elle avait de tout petits pieds et j’avais passé mon enfance à les écraser. Brune, tu as de si grands panards ! gloussait-elle, si bien que je riais aussi pour lui faire plaisir. Je ne l’ai jamais priée d’arrêter, ni ne lui ai jamais avoué que mes pieds m’ont complexée toute ma vie.
Mais ses yeux gris ne se sont pas allumés, ses joues sèches ne se sont pas teintées de rose. Elle semblait fixer les grues qui hérissaient le ciel pâlissant mais je savais bien que dans l’ombre des poutres métalliques, c’était le visage de sa petite sœur qu’elle guettait, ses grands yeux sombres bordés de cils-forêts, sa peau lisse et rebondie. Et dans ces traits un peu de leur Aubrac natal. Car Douce Rigal avait emporté son pays sur son visage. Son front bombé, une prairie éclaboussée de lumière, ses dents blanches, des pétales de narcisse du poète, sa fossette au menton, une combe, son corps long et délié, la rencontre d’un chemin pierreux et d’un cours d’eau. Elle est aussi belle que le nord Aveyron, reconnaissait Granita. Juste avant d’ajouter, dommage qu’elle soit idiote.
Annie, pour sa part, s’estimait petite, maigre et noiraude. Le teint brûlé, l’œil enfoncé mais vif, le nez racé. En vieillissant, ma grand-tante s’était trouvé une ressemblance avec Alice Sapritch, qu’elle cultivait en s’habillant de longues jupes noires et de chemises blanches à col amidonné lui conférant un petit air de duègne. Je ne l’avais jamais vue s’acheter une paire de chaussures, encore moins un bijou ou du maquillage. Elle entretenait un rapport ambivalent avec son physique, revendiquait orgueilleusement son statut de laide, se moquait des coquetteries de sa cadette dont l’évidente beauté suscitait en elle un curieux mélange de jalousie, d’admiration et de pitié.
J’ai été élevée par mes deux grands-mères. Je faisais l’amalgame pour simplifier, mais cette formulation creusait toujours entre les sourcils de mon interlocuteur un sillon de surprise, jusqu’à ce que je rectifie : en vérité, ma grand-mère et ma grand-tante. Douce et Annie Rigal. Deux sœurs, oui. Non, pas de mère, elle est morte en accouchant. Alors les sourcils de la personne se fronçaient doucement, son regard s’assombrissait, et sur ses lèvres s’esquissait un petit sourire de compassion.
On accédait à la morgue du centre hospitalier de Courbevoie par un escalier métallique en colimaçon qui menait au parking. Là, un employé des Pompes funèbres Barthot m’a précédée dans ce qui ressemblait à un utérus géant. Une pièce rectangulaire sans fenêtres, les murs tendus de tissu écarlate, le sol couvert d’une moquette carmin. Une grande croix de bois clair suspendue. Je me suis demandé quel effet cela produisait sur ceux dont ce n’était pas le symbole référent. Puis je me suis rappelé que j’allais être servie dans les jours qui venaient. Le pays d’Aubrac était, paraît-il, planté de centaines de croix. Tous les petits-enfants des cafetiers parisiens ramenaient-ils les corps de leurs grands-parents sur le plateau ?
Bref, je me disais n’importe quoi pour retarder le moment de plonger mon regard à l’intérieur du cercueil ouvert qu’on avait disposé sur des tréteaux au centre de la pièce. De toute façon, rien ne pouvait être pire que ce que j’avais vu à la maison de retraite de la Croix-Rose.
Le jour où les voisins du dessus m’avaient appelée pour la troisième fois en moins d’un mois, j’avais compris que ma grand-mère ne pouvait plus rester chez elle. Le bistrot était fermé, Granita injoignable. Une fumée noire s’échappait du dessous de la porte de l’appartement. J’étais entrée en criant. On ne voyait pas à un mètre. Douce avait oublié le lait et le beurre des crêpes sur le feu.
La casserole avait fondu. L’air était irrespirable. Cependant, je l’avais trouvée tranquillement installée dans le salon, à vingt centimètres de la télévision dont elle avait poussé le volume à fond : elle ne s’était aperçue de rien.
L’étage Alzheimer de la maison de la Croix-Rose. Une seule fois en six mois, l’espace de quelques secondes, Douce avait pris l’air réjoui en montrant le drapeau par la fenêtre : je suis ravie d’être en Suisse, avait-elle dit. Le reste du temps, elle semblait terriblement triste.
Aucun autre mot ne me venait à l’esprit quand je la retrouvais attachée à son fauteuil, les vêtements tachés, les cheveux sales. C’est à la mode de se préoccuper du bien-être de nos animaux, mais on devrait aussi se soucier du bien-être de nos vieux, avançait Granita d’une voix docte. Si on mettait des caméras dans les maisons de retraite, on ne verrait pas que des belles choses.
Je me consolais en me disant que je ne pouvais pas savoir, tous ces endroits devaient se ressembler, j’avais essayé de faire au mieux, en fonction de nos moyens financiers qui n’étaient pas minables. Avoir l’air minable, c’était la terreur de mes grands-mères.
A la fin, Douce ne nous reconnaissait presque plus. Je me souviens m’être penchée sur elle pour l’embrasser, elle marmonnait quelque chose. J’avais fini par comprendre, c’était « Lacalm ». Le nom de son village natal qu’elle invoquait de plus en plus souvent ces derniers temps.
Dans la chambre mortuaire de Courbevoie, je me suis approchée du cercueil avec appréhension, comme on le ferait d’une vitrine de musée dont on sait qu’elle abrite une momie.
Couchée sur un capiton de soie champagne – un choix qui avait fait l’objet d’une âpre discussion dans le bureau des Pompes funèbres Barthot, Granita ne jugeant aucune couleur digne de seoir à la complexion havane de sa sœur, expression délivrée un jour par une vendeuse de fonds de teint Dior –, Douce semblait gonflée à l’hélium. J’avais laissé ma grand-tante décider de ses derniers vêtements et elle avait fait, pour le moins, un choix osé. Douce reposait dans la robe violette avec ceinture et col à broderies dorées qu’une cliente lui avait rapportée du Maroc. Ses cheveux étaient plaqués en arrière, une coiffure qu’elle n’avait jamais arborée de sa vie, en grande obsessionnelle des bigoudis. Un maquilleur fou lui avait peint les lèvres en rouge foncé et les paupières en turquoise. Sa fossette au menton avait disparu. Cela aurait pu être n’importe qui, de n’importe quel âge et cette idée m’a aidée, pour un temps, à fuir la réalité de sa disparition.
Interdite, j’ai regardé Granita s’avancer en traînant le gros bagage en cuir. Elle s’est penchée sur le cercueil et a embrassé sa sœur comme si elle était simplement malade. Je suis là, a-t-elle annoncé, je t’ai apporté plein de bonnes choses. Elle a couché la valise sur le flanc et l’a ouverte au beau milieu de la pièce. Elle a commencé par déballer un objet enrobé de papier de soie. C’était le cadre en argent que ma grand-mère conservait sur sa table de nuit, entre les deux lits jumeaux de sa chambre.
Sur la photographie, Douce a 42 ans. Elle vient d’emménager rue Catulle-Mendès et se tient bien droite au milieu du nouveau salon, le menton relevé et l’œil insolent, comme à chaque fois qu’on braque sur elle un objectif. A côté d’elle, une jeune fille chétive, un peu plus petite qu’elle : Rose, ma mère, l’air d’avoir 15 ans – elle en a 18. Le nourrisson dans les bras de cette adolescente, c’est moi.
J’ai songé à l’autre cadre en argent, sur la table de nuit de Granita, dans la chambre située à l’exact opposé de celle de Douce, de l’autre côté du couloir. Une configuration inversée : les deux lits jumeaux, la petite table au centre, et Granita sur la photo à la place de Douce.
Ma mère était morte quelques jours seulement après qu’on eut pris ces photos. »

Extraits
« J’ai été élevée par mes deux grands-mères. Je faisais l’amalgame pour simplifier, mais cette formulation creusait toujours entre les sourcils de mon interlocuteur un sillon de surprise, jusqu’à ce que je rectifie: en vérité, ma grand-mère et ma grand-tante. Douce et Annie Rigal. Deux sœurs, oui. Non, pas de mère, elle est morte en accouchant. Alors les sourcils de la personne se fronçaient doucement, son regard s’assombrissait, et sur ses lèvres s’esquissait un petit sourire de compassion.
On accédait à la morgue du centre hospitalier de Courbevoie par un escalier métallique en colimaçon qui menait au parking. Là, un employé des Pompes Funèbres Barthot m’a précédée dans ce qui ressemblait à un utérus géant. Une pièce rectangulaire sans fenêtres, les murs tendus de tissu écarlate, le sol couvert d’une moquette carmin. Une grande croix de bois clair suspendue. » p. 15

« Arrivées à Paris à la fin de l’été 1960, mes grands-mères avaient tout de suite commencé à travailler dans un bistrot d’Asnières, l’une comme serveuse et l’autre comme aide-cuisinière. Sans contrat, sans congés, sans déclaration ni jour de repos, la chambre de service au sixième étage avec WC au troisième, ma mère ballottée de droite à gauche. Le patron, un Nord-Aveyronnais originaire de Graissac, les avait à l’œil. Fais-moi ci, fais-moi ça, range les assiettes, essuie les couverts, épluche la lotte, le congre, la daurade. Fais tes preuves et après on verra. Il fallait de l’ambition et du caractère, ne rien lâcher.
Un an plus tard, on leur avait confié un bar en gérance appointée, un remplacement rue Baudin, à Levallois-Perret. Puis elles avaient pris un café en gérance propre à quelques centaines de mètres de là, Le Demoiselle, rue Danton, près de l’usine Citroën. Elles y étaient restées quinze ans.
L’important, convenaient-elles, et c’était bien la seule chose à propos de laquelle elles ne se disputaient jamais, était de ne pas prendre de vacances. » p. 19

« Tout comme ma mère, il n’avait pas réussi à me détester. Il m’admirait, même. J’avais aidé celui que je croyais être mon père à sauver ce qui se révélait être la terre de ma mère. Sans le savoir, j’avais préservé l’héritage de mes grands-mères. J’avais raison, je venais d’ici, j’étais d’ici.
Il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Ou plutôt, il faut savoir d’où l’on vient pour pouvoir l’oublier. Je n’appartenais pas à une terre, mais à une histoire, dont je devais connaître le début pour en écrire la fin. » p. 228

À propos de l’auteur
Vanessa Bamberger vit à Paris. Après Principe de suspension (2017), elle rend hommage à l’Aubrac envoûtant de ses aïeules et à l’univers des éleveurs avec Alto braco. (Source: Éditions Liana Levi)

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ISNI Vanessa Bamberger
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