Parfum d’osmose

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En deux mots
Sur les bords du Léman Romain tombe amoureux d’Alina. Le comédien Genevois et la belle Russe s’engagent dans une relation que les événements historiques vont contrarier. Pratiquer l’espionnage à l’aube de la révolution bolchévique et de la Première Guerre mondiale, c’est prendre de gros risques.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Romain, Alina, Genève et la révolution russe

Dans un roman fort bien documenté, Jean-Pierre Althaus retrace les premières décennies du XXe siècle. Entre Genève et Saint-Pétersbourg une d’histoire d’amour contrarié lui permet de suivre Lénine dans son projet de renverser le tsar. Palpitant!

Tout commence par un banal accident. Un cycliste dont la roue se coince dans les rails du tramway chute. En se portant à son secours Romain Lachenal n’imagine pas une seconde que cette victime va jouer un rôle capital dans sa vie. Nous sommes à Genève à l’orée du XXe siècle et le cycliste qui se rendait à une réunion à la brasserie Landolt s’appelle Vladimir Ilitch Oulianov et passera à la postérité sous le nom de Lénine.
Pour l’heure, il profite de son séjour en terre helvétique pour parfaire ses connaissances, développer son programme et étendre ses réseaux. En outre, il fréquente assidûment les bibliothèques et la société de lecture. Depuis son premier séjour en 1895, la Suisse va devenir pour lui une terre d’exil féconde. Car Genève la cosmopolite accueille alors de nombreuses nationalités venues pour y travailler, y étudier ou y faire du tourisme. Un brassage qui mêle aussi les classes sociales, de la femme de ménage aux têtes couronnées. La communauté de réfugiés russes est alors importante et se partage entre bolchéviques aspirant à la Révolution et aristocrates soucieux de conserver le régime tsariste, même s’ils sont fort souvent critiques envers le manque de réformes qui fragilise le pouvoir des Romanov.
Si, pour le remercier de ses bons soins, Lénine invite Romain à venir prendre un verre chez lui, c’est vers l’autre côté que penche le cœur du comédien, car son regard à croisé celui d’Anna et de sa sœur Elena Linichuk, deux jeunes filles qui rivalisent de beauté. Le coup de foudre est tel qu’il n’aura dès lors qu’une envie, se rapprocher de cette femme envoûtante.
Quand il découvre qu’elle est venue le voir au théâtre sous un nom d’emprunt, il n’a plus de doute sur le côté réciproque de ses sentiments et se sent pousser des ailes. Elles le mèneront plusieurs fois à Saint-Pétersbourg où réside sa bien-aimée et va alors comprendre qu’elle joue un double-jeu. Soit elle se fait appeler Anna Linichuk et vit dans une simple masure en périphérie de la ville, soit elle est la Comtesse Alina Klimova et réside dans une somptueuse demeure non loin du Palais du tsar. La raison de ce stratagème? La belle Alina est une espionne qui a infiltré le camp des opposants pour réunir un maximum de renseignements sur les menées révolutionnaires. Des agissements qui ne sont pas sans danger et qui poussent tout à la fois Romain à retourner en Suisse et à endosser à son tour le costume de l’espion. En attendant que la situation s’arrange – on sait que l’Histoire va tourner bien différemment – il promet aussi à Alina de s’occuper d’Elena restée en Suisse où elle ignore tous des activités et du danger que court sa sœur. Une tâche qu’il va accomplir avec zèle.
Alors que les menaces de guerre se précisent, Jean-Pierre Althaus joue à merveille de la montée des tensions pour dérouler le fil d’un amour de plus en plus contrarié. De Genève à Sarajevo et de Saint-Pétersbourg – qui va devenir Petrograd puis Leningrad – il nous propose la saisissante chronique de ces années qui ont débouché sur une terrible boucherie et redessiné la carte du monde. Derrière sa plume alerte, on se laisse emporter dans ce tourbillon, gagné par une large palette d’émotions. Jusqu’à l’épilogue, très fort lui aussi, on suit un homme qui va tenter avec une farouche détermination et des moyens dérisoires de changer un scénario dramatique. Et si son esprit lucide comprend que son combat est voué à l’échec, sa passion lui souffle qu’après tout il reste le panache, toujours le panache.
Avec ce superbe roman, fort bien documenté, on comprend quel rôle la Suisse a joué dans le mouvement des idées, depuis l’assassinat de Sissi en 1898 jusqu’au wagon plombé qui ramènera Lénine de la Suisse vers son pays en 1917. Le tout baignant dans un joli parfum d’osmose que je vous laisse humer avec extase.

Parfum d’osmose
Jean-Pierre Althaus
Éditions Infolio
Roman
416 p., 27 €
EAN 9782889680580
Paru le 3/11/2022

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse, à Genève. On y évoque aussi la Russie et Saint-Pétersbourg ainsi que des voyages à Sarajevo et en divers endroits de Suisse.

Quand?
L’action se déroule durant les premières années du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur

Sous sa forme amusante de roman à suspense, parsemé d’actions stupéfiantes, d’énigmes, de sentiments aussi mystérieux qu’amoureux, voici une vibrante ode à la liberté qui puise ses sources dans l’histoire du début du XXe siècle.
Un jeune comédien rencontre à Genève une femme blonde, à l’accent slave, dont la personnalité charismatique l’attire irrésistiblement. Il cherche à la revoir, mais sa quête est compliquée par les secrets dont elle s’entoure. Il met alors le pied dans un engrenage dangereux qui va le conduire dans les Balkans et à Saint-Pétersbourg. Les événements qu’il va traverser dépassent alors tout ce qu’il aurait pu imaginer vivre dans son existence. Bien documentée, cette intrigue plante son décor dans l’univers fascinant de la Belle Époque et dans les prémices d’une éruption.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Le temps est doux, mais il fait tout de même déjà un peu frais dans les rues de Genève. En dépit de cette fraîcheur légère du mois d’octobre 1903, Romain transpire. Cette sensation de moiteur, ressentie dans son dos, dérange le jeune homme. Sa chemise colle à sa peau, il déteste cela.
Arrivé au bas de la rue de Candolle, il aperçoit un cycliste dont la silhouette lui paraît familière. Oui, pas d’erreur, c’est bien lui, exact au rendez-vous! Il arrive précisément par la rue que Romain a supposé qu’il emprunterait pour se rendre à la réunion organisée à la brasserie Landolt. L’homme s’arrête de pédaler pour ralentir son vélo. Trapu, de petite taille, il porte une barbe fine et une moustache dont le roux a perdu de son éclat bien qu’il ne soit âgé que d’une trentaine d’années. D’allure sportive, il semble agile, souple, très à l’aise dans la pratique de la bicyclette. L’homme est vêtu d’une longue veste et d’un gilet qui laisse voir une cravate de couleur rouge parsemée de pois blancs. C’est l’orateur de la soirée, Romain est venu l’écouter. En le voyant s’approcher, il se crispe, il se sent mal à l’aise.
Patatras! Un bruit métallique, précédé par le tintement du carillon d’un tramway, le fait sursauter. L’homme attendu vient de coincer sa roue avant dans un rail. Cette maladresse provoque aussitôt sa chute. En tombant lourdement, il se fait heurter par le chemin de fer électrique dont le conducteur ne parvient pas à freiner la marche à temps.
Mû par un réflexe inattendu, Romain se précipite au secours de l’homme qui gît au sol. Quelques badauds, des étudiants issus de l’université toute proche s’agglutinent autour du lieu de l’accident. Après un bref moment d’immobilité, le cycliste se met à bouger. Romain, à sa grande surprise, s’adresse à lui avec une expression de compassion sincère: «Monsieur? Vous m’entendez? Comment vous sentez-vous?»
L’individu saigne à la hauteur d’une arcade, il garde un œil fermé, mais semble lucide. Sa casquette de prolétaire a volé dans l’air pour choir sur un trottoir, découvrant ainsi une calvitie avancée. Romain est rassuré par la blessure à la tête qui lui semble superficielle. Il est par ailleurs surpris par la largeur du front de ce bonhomme. Le cycliste meurtri esquisse un mouvement afin de se lever puis se laisse retomber sur l’un de ses coudes. Avec un fort accent russe, il balbutie quelques mots: «Cela va aller, merci! Ce n’est rien!»
Une jeune femme s’approche. Elle ressemble à la petite Sophie du roman de la Comtesse de Ségur. Romain fait cette comparaison inopportune en pensant que l’inconnue doit rêver, comme Sophie, d’avoir des sourcils très épais, mais elle en a peu et ils sont blonds.
– Laissez-moi faire, dit-elle d’un ton rassurant, je suis médecin. Je vais m’occuper de ce monsieur.
Tout le monde est soulagé de voir la secouriste, apparue miraculeusement, agir avec calme et détermination. Le conducteur du tramway, encore traumatisé par ce drame dont il n’est pas responsable, appuie contre le mur de l’immeuble adjacent le vélo dont la jante avant est pliée et le pneu éclaté. Il ramasse aussi la casquette pour la rapporter au blessé.
Romain aide la jeune femme à relever le cycliste pour qu’il se retrouve debout sur ses deux jambes encore instables.
– Tout va bien, maintenant, s’efforce de préciser l’individu meurtri pour atténuer l’inquiétude des gens venus à son secours.
Il se tourne vers la femme afin de la remercier. Elle lui fait comprendre qu’elle veut encore vérifier sa blessure au-dessus de l’œil pour la soigner. Tout en lui témoignant sa gratitude, l’homme pivote lentement du côté de Romain.
– Merci, monsieur! dit-t-il en fixant son regard inquisiteur dans celui, troublé, de son jeune interlocuteur.
Ce dernier sent alors son sang se glacer quand il croise le feu perçant de ces yeux bridés, fixés sur lui. Le blessé a un regard de loup, immobile, froid, rigide, sévère. Romain éprouve ce sentiment de panique pétrifiante qu’une proie doit ressentir quand elle est cernée par un prédateur.
Non sans soulagement, il quitte l’endroit qui a servi de décor à cet événement brutal. Comme un automate, remonté pour une destination hasardeuse, il se met à marcher lentement, finalement ravi que cet accident puisse l’empêcher d’assister à la conférence du cycliste maladroit. Il parvient à la promenade des Bastions où l’été venu il aime lire sur un banc. Cet espace, construit entre les fortifications du XVe et du XVIe siècle, lui apporte à l’instant une sérénité bienvenue. Il arrive à proximité de l’ancien kiosque à musique transformé en orangerie, puis en cinématographe. Au printemps, il aime s’attarder auprès des frênes dont les fleurs blanches piquent les narines sensibles en exhalant un parfum titillant. Il admire souvent au gré des saisons les feuilles à cinq lobes des érables champêtres dont les couleurs passent du vert ou rouge-brun au jaune intense. En ce mois d’octobre, les lichens foliacés dégagent une odeur humide de bois mouillé. Les feuilles tombées au sol imprègnent l’air d’une senteur de terre ou d’herbe après l’averse.
Romain décide de faire une halte, il s’assied sur le banc qui est le témoin de ses nombreuses lectures lors des beaux jours d’été. Il réfléchit. Il pense à chaque seconde qu’il vient de vivre. [I] s’était porté au secours d’un homme qu’il avait appris à détester à force de l’entendre haranguer des multitudes de personnes rassemblées pour l’écouter.
Dîner seul au restaurant est gênant. Cette situation attise la curiosité des occupants des tables voisines. Pourquoi cet homme est-il seul ? Est-il misanthrope, misogyne, asocial ? Le plus désagréable réside dans l’attitude du serveur quand il réalise que personne n’accompagne le client qui cherche une table. Il lance alors d’un air qui s’apparente au reproche:
– Vous êtes seul ?
– Euh… Oui!
La question «vous êtes seul?» est souvent ponctuée d’un « Ah! » dépité, qui signifie: «Cet enquiquineur va occuper une table en me faisant perdre un deuxième couvert.» Le gêneur adopte ensuite et malgré lui un comportement coupable.
Ce client solitaire est alors placé de façon péremptoire à l’endroit que les couples ne veulent en aucun cas: la table dans le courant d’air. Il y a aussi celle qui est sur le passage de la foule défilant avec des manteaux qui emportent la salière ou les verres.
Sans cet inconvénient, dîner seul au restaurant est une activité qui peut se révéler agréable; c’est le meilleur moyen de savourer un bon plat sans être distrait par une conversation passionnante ou sans intérêt. On se divertit aussi parfois en saisissant à la sauvette la raison des préoccupations des gens, l’exaspération suscitée par les critiques sentencieuses d’une belle-mère, l’inquiétude provoquée par les sautes d’humeur d’un fils adolescent, la déprime causée par la jalousie d’un collègue de travail ou le despotisme d’un chef. Quelques roucoulements amoureux émergent de temps à autre pour rompre la monotonie engendrée par la litanie des tracas du quotidien exprimée par la plupart des individus. Ils sont alors plus difficiles à percevoir parce que murmurés afin de ne pas être entendus.
Il est aussi plus facile de peupler sa solitude dans le brouhaha d’une brasserie pleine à craquer. Le bruit assourdissant des conversations favorise paradoxalement la sérénité, la réflexion. Il oblige à ne plus entendre, à se concentrer exclusivement sur les saveurs, à prendre son plaisir en ne pensant à rien d’autre qu’à ce moment qui apaise et fait du bien dans l’existence. C’est pourquoi Romain aime fréquenter la brasserie Landolt, sorte d’essaim bourdonnant où se mêlent les étudiants venus de tous les pays, les professeurs ravis de déguster une bière, les bourgeois genevois heureux de s’encanailler et les réfugiés russes contents de se retrouver afin de jouer aux échecs. Il observe souvent ces immigrés venus de l’Est pour fuir l’Okhrana, la police secrète du tsar. Cette brasserie, en forme de trapèze, située au pied d’un immeuble, leur offre toujours la possibilité de s’installer dans un coin retiré où, à l’abri des oreilles indiscrètes, ils ont tous l’air de comploter. Tous semblent pauvres tout en affichant une attitude extrêmement digne. Leur courtoisie et la finesse de leurs manières impriment à leur physionomie quelque chose d’aristocratique, un rien suranné. Visiblement guère avantagés jusque-là par le destin, ces hommes donnent pourtant l’impression d’être des gens cultivés, probablement des autodidactes. On aurait dit qu’ils ont compensé leur statut social défavorisé par un désir d’apprendre.
– Monsieur? … Monsieur? …, dit une voix dont le propriétaire faisait un effort pour se faire entendre.
Le serveur, caractérisé ici par un costume noir et un tablier blanc, tire Romain de ses rêveries. Flanqué d’un air accort qu’il n’avait pas eu lors de leur premier contact, il s’exprime avec une emphase polie:
– Me permettez-vous de vous proposer de la compagnie?
Sa question paraît saugrenue. Elle aurait pu être celle d’un chasseur d’hôtel désireux d’arrondir ses fins de mois en recommandant aux clients les services non répertoriés d’une dame parmi les offres de l’établissement. »

Extraits
« Elena lève ses yeux bleus vers Romain avec une expression d’extrême douceur. Il y a dans son regard à la fois l’innocence d’un ange telle que la pensée romantique l’imagine et la malice d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence facétieuse. La main de Romain effleure son bras nu. Il ressent une émotion diffuse. L’épiderme d’Elena lui semble encore plus délectable au toucher que la peau d’une pêche gorgée de soleil. » p. 83

« Lorsque Romain et Boris arrivent en carrosse au Palais Tsarskoïe Sélo, situé au sud-ouest de Saint-Pétersbourg, Romain est impressionné par les lumières qui éclatent avec panache à toutes les fenêtres du bâtiment comprenant une centaine de pièces. Romain apprend alors de la bouche de son ami que Nicolas IT a fait installer non seulement l’électricité à l’intérieur de sa résidence impériale, mais aussi le chauffage central. Ils ont hâte d’entrer car ils sont transis de froid malgré les couvertures épaisses que leur cocher a eu la bonne idée de leur prêter pour accomplir les vingt-cinq kilomètres du parcours.
Romain admire l’architecture grandiose du palais niché au cœur d’un paysage enchanteur, au milieu d’une étendue de terre composée de parcs, de bois et de lacs. Le long de la façade principale de la demeure, dix colonnes corinthiennes, surmontées d’une balustrade, offrent au regard l’éclat majestueux de la construction. Le tout est pensé selon un esprit néoclassique. Les cinq grands salons en enfilade donnent directement dans le parc principal. Ce palais baroque a été conçu comme un corps de logis à l’italienne avec des façades immaculées et des coupoles dorées.
Dès son arrivée, le visiteur est frappé par l’ampleur de la résidence flanquée de deux ailes garnies d’un fronton triangulaire. Romain se dit que l’impératrice Catherine II a fait un beau cadeau à son petit-fils en commandant les travaux de ce palais.
Beaucoup de monde se presse à l’intérieur afin de se mettre au chaud. Romain est intimidé par le faste de la demeure et par la beauté des habits d’apparat des invités. Si son costume lui parait chic et de bon goût, il n’a pas le luxe ostentatoire de la plupart de ceux portés par tous ces gens à la cour du tsar. » p. 120

« Il est envoûté par la fragrance qui émane de sa peau. Elle sent délicieusement bon. Il ne parvient pas à définir tout ce qui compose le fond sensuel et tendre de son parfum, mais il se laisse enivrer par des effluves de zestes
d’agrumes, de jasmin, de rose de mai, de citron associé à la bergamote. Sa perception olfactive est stimulée par un bouquet de vétiver, de patchouli, de néroli, cette essence de fleur d’oranger tant prisée jadis par Louis XIV, et par la douceur de la vanille qui achève de titiller le plaisir de ses sens. Langoureux, suave, ce somptueux élixir, mélangé au velouté charnel d’Alina, font chavirer Romain. Il y a dans ce mélange quelques réminiscences de la sueur des dieux du Nil. Ils s’embrassent longuement. Ils s’enlacent et ne pensent plus à rien afin de profiter de cet instant privilégié qui les protège dans un monde parallèle, idéal, hors du temps et dans l’oubli du chaos du monde. Romain ne rentrera pas chez les Nevski de toute la nuit. » p. 140

« Un mois avant d’entamer son voyage tortueux à travers les pays belligérants en mars 1916, Romain se passionne pour un mouvement artistique né au cours de l’année 1915, au cabaret Voltaire de Zürich. Il assiste à Genève à un spectacle d’acteurs créatifs, novateurs et surtout provocateurs. La plupart sont des immigrés révoltés par l’hécatombe et les destructions engendrées par la guerre; leur production exprime l’extravagance, la causticité et la vivacité d’esprit des créateurs de ce mouvement appelé le dadaïsme. Romain aime d’emblée cette contestation culturelle qui semble prôner la rébellion contre un mode de vie considéré comme grotesque. Il assimile ces artistes à de nouveaux romantiques dont le pouvoir de dérision tente de s’opposer à toutes les contraintes politiques, idéologiques et esthétiques. Cette communauté d’intellectuels cherche à mettre en valeur l’importance de l’authenticité et de la spontanéité de l’être. À l’issue de cette représentation genevoise, Romain rencontre par hasard l’artiste-peintre Sophie Tauber-Arp, très proche de ce mouvement Dada. Un ami commun les met en relation et ils peuvent ainsi échanger quelques propos sur ce qu’ils viennent de voir et sur la naissance de cette révolte dadaïste. Elle lui parle du poète roumain Tristan Tzara, l’un des initiateurs de cette forme d’expression. Romain est ravi d’apprendre que Tzara décrit la poésie comme une façon de vivre et non comme une manifestation accessoire de l’intelligence. II se dit que «s’il osait, il se verrait bien entreprendre une telle démarche artistique». Il sait pourtant qu’il n’osera pas. Son métier demeure dans une sphère aléatoire, le changement et l’expérimentation ne sont pas toujours bien vus pour assurer une continuité de l’emploi. » p. 314

« Bien qu’en marge du conflit, la Suisse n’est pas épargnée par les conséquences délétères de la guerre. L’inflation débridée augmente fortement le coût de la vie. L’activité réduite des métiers du bâtiment engendre une crise du logement et une hausse des loyers. Les inégalités se creusent, des grèves s’ensuivent. Les salariés des centres industriels urbains subissent de plein fouet le contrecoup dû à l’absence de mesures sociales. Les entrepreneurs sont paralysés par la rupture des livraisons de matières premières. La raréfaction des biens et le départ de la main-d’œuvre étrangère, mobilisée dans les pays en guerre, accélère la gravité de la crise en imposant un rationnement des denrées alimentaires. En outre, la population dans son ensemble souffre d’un climat anxiogène causé par la crainte d’une invasion. » p. 350

À propos de l’auteur
ALTHAUS_jean_pierre_DRJean-Pierre Althaus © Photo DR

Écrivain, journaliste et comédien, Jean-Pierre Althaus a été le fondateur et le directeur de l’Octogone de Pully pendant plus de trente ans, tout en dirigeant les affaires culturelles de la Ville de Pully. Il est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre, romans et livres. Rédacteur culturel et metteur en scène, il a joué comme acteur dans une cinquantaine de spectacles et a tourné des films et des téléfilms. Il a aussi rédigé les textes des expositions permanentes du nouveau Musée Olympique de Lausanne. En juillet 2010, Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture et de la Communication, lui a décerné le grade de chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres. (Source: Éditions Infolio)

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Le Courage des rêveuses

MERVILLE_le-courage_des_reveuses

  RL-automne-2021

En deux mots
C’est un rêve, mais de ceux qui marquent, de ceux qu’il ne faut pas oublier. Une femme prisonnière dans un camp, une épidémie qui fait des ravages et un besoin impérieux de savoir ce qui se trame vraiment et de regagner une liberté entravée. La résistance s’organise.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Du rêve au cauchemar

Dans le rêve dans lequel nous embarque Jacqueline Merville, une femme s’évade d’un camp en jouant avec la mort. Une fuite qui est aussi une exploration de notre besoin d’identité et de liberté face aux périls.

Certains rêves sont d’une telle force que, en vous réveillant, vous doutez d’avoir rêvé. Il arrive même quelquefois que vous ressentiez les sensations physiques qui vous atteignent dans votre phase onirique.
Et puis, il y a ces rêves qui vous marquent très fort, cauchemars que l’on voudrait oublier ou félicité que l’on aimerait tant avoir vraiment vécue ou poursuivre dans la «vraie vie».
Pour la narratrice de ce court roman, il s’agit d’abord de noter son rêve de peur qu’il ne disparaisse dans les limbes de sa mémoire, car elle éprouve le besoin de l’analyser.
Son voyage commence précisément à 12h 05 et s’achèvera à 20h et 32 secondes. Durant ce laps de temps, elle aura «vécu» une douloureuse expérience, tout en espérant qu’elle ne soit pas prémonitoire.
Elle se voit marcher, essayant d’atteindre un rivage après avoir fui un camp où étaient retenus des femmes et des hommes, soi-disant pour qu’ils soient préservés d’un dangereux virus. «Dans le camp tellement de rumeurs circulaient. L’assaut aurait eu lieu partout. Une attaque sur les rivages et dans les plaines, les vallées, à cause d’un enflement gigantesque des océans, mers, lacs, fleuves, du moindre espace d’eau. Ensuite serait venue la contamination, c’est uniquement cela qui intéressait les médecins du camp.»
Son but est de rejoindre Annie, Helena, Salima, Yoko, Myriam et Lol, un groupe de femmes qui ont choisi de ne pas avaler ce discours, d’entrer en résistance. L’un des stratagèmes pour s’échapper consiste à faire le mort. Après un solide et très long entraînement à de longues apnées simulant le décès, elle parviendra à ses fins: «Je n’ai plus respiré dès que nous avons eu l’ordre de dormir. L’écran de surveillance allait indiquer Décès. Peu après un infirmier est venu, a effleuré mon visage, a éteint l’écran de surveillance, je ne vivais plus pour le camp. Dans un camion on a posé délicatement mon corps à côté d’autres contaminés décédés.»
Reste maintenant à trouver une issue, en s’appuyant sur les expériences fortes du passé qui, par bribes, refait surface. Ce sont surtout des drames, des événements forts qui semblent avoir marqué sa mémoire. D’autres camps, ceux d’extermination de la Shoah, d’autres catastrophes naturelles comme un tsunami, d’autres épidémies, comme celle du Covid apparaissent alors avec plus ou moins de netteté.
En choisissant de faire de ce combat à l’issue très incertaine la clé d’un songe Jacqueline Merville choisit une manière douce de nous rappeler combien la liberté est un bien précieux, que jamais elle ne saurait être une évidence et qu’elle mérite tous les combats, à tout instant.

Le courage des rêveuses
Jacqueline Merville
Éditions des femmes
Roman
80 p., 10 €
EAN 9782721009067
Paru le 14/10/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Au sein d’un paysage lunaire et désertique, une femme s’échappe d’un camp où elle a été enfermée à la suite de l’explosion d’un Site qui l’a violemment contaminée. Elle y a subi des expérimentations scientifiques et s’est fait passer pour morte afin de s’évader. La narratrice à l’identité sibylline marche en quête de liberté et de remémoration. Au fil de son cheminement, les souvenirs refont surface par bribes nébuleuses.
Le texte est empreint d’événements tels que l’enfer de la Shoah ou encore le Tsunami qu’elle a relaté avec une grande justesse dans son ouvrage The Black Sunday, 26 décembre 2004 (des femmes-Antoinette Fouque, 2005). Sans être mentionnée, l’évocation de la pandémie du Covid-19 révèle l’humanisme profond et singulier de l’autrice. La rêveuse finit par se réveiller, mais le songe est d’une actualité percutante.
«J’ignore ce qu’est devenu le monde dont je me souviens. De ma mémoire je me méfie aussi. Est-ce bien la mienne ? Suis-je vraiment celle que je pense être à cause d’images, de détails, de sensations, revenus si soudainement dans le camp ? Est-ce une guérison ou encore une manifestation de la contamination ? Suis-je encore sous surveillance ? Il faudrait que je puisse parler avec celles et ceux qui n’ont pas eu la tête lessivée. Alors je saurais que le monde dont je me souviens est réellement le monde où j’ai vécu. Ma seule certitude est que je marche, je marche, je marche mais où?» J. M.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Le littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)

Les premières pages du livre
Les rideaux en mousseline bougent. Les parfums de sève venant de la pinède se mélangent à celui du café. Annie est en short, elle pose les tasses sur la table de la terrasse. Le bruit des cuillères me réconforte.
— Tu n’as pas cessé de bouger cette nuit! dit-elle lorsque je la rejoins.
— Est-ce que certains rêves sont des visions prémonitoires? ai-je demandé.
— Certains rêves, oui…
— Le pouvoir des mots existe et travaille à changer ce qu’on pense inéluctable, toi qui es journaliste tu le dis souvent. Je vais écrire ce rêve.
— Je travaille avec le réel, pas avec des rêves!
— Tu reviens quand?
— Dès demain, et avec quelques amies. Il est temps que tu les rencontres.
J’ai fait la vaisselle, puis nous avons coupé les fleurs fanées du jardin. Comme un orage est annoncé, Annie rentre les coussins et hamacs dans le garage avant de partir. Sa voiture est entrée dans la pinède, j’écoute le bruit du moteur jusqu’à ce qu’il disparaisse.
Comme d’habitude les cheminées de la Centrale lâchent des nuages de vapeur ronds qui deviennent de hauts cylindres dans le ciel. L’océan a un doux ressac.
Ce voyage nocturne voudra-t-il m’habiter à nouveau pour que je puisse le noter avant qu’il ne s’efface comme le font les rêves? Celui-ci allait d’un lieu à l’autre, d’une mémoire à l’autre. Si je l’écris tout prendra sens et même plus. Je ne peux pas laisser mourir cette femme courageuse qui a visité mon sommeil.
Il est bientôt midi. J’ouvre mon cahier.

12 heures et 05 minutes
Où est le rivage? À l’est? Je n’ai vu que trois femmes assises à l’abri d’un monticule de rochers, elles avaient tendu un bras dans cette direction puis étaient retournées dans un sommeil étranger à tout ce que je connais du sommeil.
Je marche. Je dois atteindre le rivage.
Avant de marcher j’étais dans un camp de l’autre côté de ce que nous appelions les plantations. Contaminé était le mot en usage là-bas.
Dans le camp tellement de rumeurs circulaient. L’assaut aurait eu lieu partout. Une attaque sur les rivages et dans les plaines, les vallées, à cause d’un enflement gigantesque des océans, mers, lacs, fleuves, du moindre espace d’eau.
Ensuite serait venue la contamination, c’est uniquement cela qui intéressait les médecins du camp. Le Site était en nous. Mais quoi était en nous ?
Le Site aussi a dû finir en morceaux comme les bâtiments, pylônes, ponts, les trains. Son explosion, je ne l’ai pas vue, pas entendue. L’invasion des eaux si, Annie et ses amies étaient avec moi.
Selon la Mathématicienne, qui avait son lit près de la fenêtre qui donnait sur le mur le plus haut du camp, une place dont personne ne voulait, nous étions depuis cinq années dans ce campement.
Cinq ans léthargiques.
Un coma d’une nature nouvelle puisque j’étais consciente, mais vide.
Une tête pas même dodelinante, une tête traversée de courants d’air, tête comateuse sur un corps pas comateux.
Maintenant je pense avoir retrouvé mon nom et la vie de ma mémoire.
Peut-être ai-je retrouvé une mémoire qui n’est pas la mienne ou une mémoire partielle, tronquée qui me fait m’étonner de ces étendues vides. Le chaos des constructions, cet enchevêtrement, ont disparu. La pluie a dû disparaître aussi. De la terre craquelée, blanche, à perte de vue. Et ce vent, un souffle monocorde, sans rafale.
Je marche avec vigueur parce que je veux les rejoindre. Annie et ses compagnes ne peuvent être que près du rivage où nous étions lorsque la catastrophe a eu lieu. Ensemble, assises dans un jardin avec des fauteuils en rotin et trois hamacs colorés au bout d’un chemin traversant une pinède. Annie, Helena, Salima, Yoko, Myriam et Lol étaient arrivées en courant sur ce chemin quelques semaines auparavant à la fin d’un après-midi du début de l’automne.
Annie les avait conduites chez moi, juste pour une pause, se nourrir, dormir un peu. Elles étaient restées parce que je voulais qu’elles vivent. Ma maison, la leur, la nôtre, avais-je dit sans hésiter.
Des rideaux en mousseline, des meubles des années 1950, une terrasse dallée de grandes pierres claires. Des lauriers roses, des plantes dont je n’avais jamais su le nom. Les arbres, si, je connaissais, cyprès, pins parasol, saule, eucalyptus.
Myriam savait les plantes, graines, pistil, nervures, racines, elle avait la main verte, mais aucun papier. Ses yeux, souvent un voile douloureux y passait. Elle me caressait alors le visage en disant «C’est quand je retourne là-bas». Elle était arrivée en nageant, plus à l’ouest. Elles l’avaient cachée, et cela bien avant qu’elles ne déboulent dans la pinède.
Salima, grande et silencieuse, une chevelure noire, écrivait dans des carnets qu’elle rangeait dans son sac à dos. Aucun ne traînait sur les tables. Son sac était son
placard. Quand nous ne parvenions pas à dormir, elle nous lisait l’un des carnets, une couverture mauve, celui écrit avant l’époque de Ladette. Je n’en comprenais que la musique, elle écrivait ses poèmes en allemand. Une musique de l’âme, quelque chose de mystique.
Elle était la plus téméraire. La foi est sans doute une force.
Parfois je me disais, secrètement, que notre résistance était vaine car les gens vivaient Ladette comme une fatalité ou une entité invisible.

Extraits
« Lia pensait qu’elle voyait le futur, un futur bienveillant, mais aussi l’irréparable, plein de nœuds noirs attirant d’autres catastrophes.
Étions-nous toutes et tous déments ?
Les médecins ne nous tuaient pas, ils entretenaient notre survie, nous étions le secret du Site.
Je me suis évadée dès que j’ai retrouvé mon nom et la vie de la mémoire qui va avec ce nom. Comme Lia, je voulais vivre donc m’évader donc qu’on me pense morte.
Avec Lia nous nous entraînions à de longues apnées simulant la mort.
Je n’ai plus respiré dès que nous avons eu l’ordre de dormir. L’écran de surveillance allait indiquer Décès. Peu après un infirmier est venu, a effleuré mon visage, a éteint l’écran de surveillance, je ne vivais plus pour le camp.
Dans un camion on a posé délicatement mon corps à côté d’autres contaminés décédés. Ils ne sentaient pas le cadavre, mais une odeur sucrée. Des cadavres sans rigidité mais froids. Les scientifiques utilisaient les dépouilles pour d’autres recherches disait le Charpentier. Morts ou vivants, nous avions en nous la clef, mais de quoi? » p. 22

« Des femmes arrivent par centaines avec des ballons mauves et jaunes qu’elles tiennent par un fil. Samira reçoit un projectile dans la mâchoire. Je crie, les femmes crient.
Elles tendent leurs bras nus face aux boucliers. Les ballons montent le long des immeubles. Ils prennent une autre couleur, un jaune solaire, presque doré. Plusieurs d’entre elles ont le torse nu avec des lettres tracées sur la peau. Les hommes casqués les cognent, elles tombent. Des femmes très grandes vêtues de combinaisons noires sont arrivées et comme des boxeuses frappent les hommes casqués, piétinent leurs boucliers. La mâchoire de Samira pend, d’autres femmes ont les yeux abîmés. Les femmes boxeuses luttent mais elles n’ont pas d’arme, pas même un petit couteau comme avait eu la Tosca pour venir à bout du tyran de Rome. » p. 53

À propos de l’auteur
MERVILLE_Jacqueline_©DRJacqueline Merville © Photo DR

Jacqueline Merville est écrivaine et peintre. Elle a publié dix livres (fiction, poésie) aux éditions des femmes-Antoinette Fouque. Elle a également publié d’autres recueils de poésie, notamment à La Main courante, et dirige depuis 2002 une collection de livres d’artistes, «Le Vent refuse». Depuis 1992, Jacqueline Merville partage son temps entre le Sud de la France et l’Asie. (Source: Éditions Des Femmes)

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La punition

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En deux mots:
Durant presque deux ans le narrateur a été contraint à un «service militaire» dans un camp qui ressemble davantage à une prison insalubre qu’à un centre de formation. Pou retracer cet épisode, Tahar Ben Jelloun aura mis plus de cinquante ans.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Avoir vingt ans dans l’Atlas

Tahar Ben Jelloun raconte comment sa vie s’est arrêtée un jour de 1966. Emprisonné dans un «camp militaire», il devra subir pendant dix-neuf mois vexations et humiliations.

Quand on a vingt ans, la vie devant soi, un premier amour et des envies plein la tête, on imagine combien un emprisonnement totalement arbitraire peut entraîner comme traumatisme. Il aura fallu un demi-siècle à Tahar Ben Jelloun pour «digérer» l’épisode qu’il retrace dans La punition et pour oser l’écrire.
Nous sommes en 1965. L’auteur, qui est aussi le narrateur, est étudiant. Avec quelques amis, il participe à des réunions pour parler des Droits de l’homme et défile pour davantage de liberté. Ce qu’il ne sait pas, c’est que le groupe est infiltré par la police politique, que son nom est alors enregistré comme fauteur de trouble.
Un an plus tard un homme se présente chez lui, muni d’une convocation pour un «service militaire». Il doit se rendre dans un camp situé à El Hajeb dans les contreforts du Moyen Atlas. Outre des locaux proches de l’insalubrité et une cuisine qui ne mérite pas ce nom, il doit aussi subir les humeurs de sous-officiers bien décidés à les mater. Pour quelqu’un qui n’a rien à se reprocher, ces conditions de vie sont proprement insupportables. « Ici, pas de pensées, pas d’idées, que des ordres de plus en plus stupides avec un brin de cruauté au passage. »
Le courrier est censuré, les cheveux sont rasés, les humiliations quotidiennes.
Pour «s’évader», on peut lire et écrire. Avec un morceau de crayon et quelques feuilles de papier, l’auteur s’essaie à la poésie. Ce qui peut s’apparenter à une transgression suprême, car « poètes et philosophes sont ici indésirables, impensables, exclus. Nous sommes réduits à nos plus bas instincts, notre part bestiale, animale, inconsciente. Ils ont tout fait pour nous vider de ce qui nous engage à réfléchir, à penser. Je me bats la nuit contre moi-même pour ne pas devenir comme mes trois voisins de chambre qui agissent en militaires automates. Ils acceptent tout sans broncher. On dirait que leur cerveau a été déposé dans la consigne d’une gare perdue. »
Tout est alors bon pour ne pas sombrer, comme par exemple cet Ulysse qui traîne là. « Je lis la quatrième de couverture: c’est une histoire qui se passe durant une journée à Dublin, le 16 juin 1904. Leopold Bloom et Dedalus se promènent dans la ville… Je me demande quel est le rapport avec L’Odyssée. Je plonge le soir même dans le pavé. Je me sens perdu, en même temps heureux d’avoir un ami, un nouveau compagnon. Je ne comprends pas la finalité du roman, mais je le lis lentement comme s’il avait été écrit pour un amoureux de littérature privé de sa liberté. Quand je repense aujourd’hui à ce livre, je me souviens des émotions de la lecture volée, clandestine, et de la jouissance qu’elle me procure. Je me moquais pas mal de comprendre ou non ce que je lisais. »
Des maigres informations qui parviennent de l’extérieur la rumeur d’un conflit avec l’Algérie semble se concrétiser lorsque l’on vient leur annoncer leur transfert dans une autre caserne pour les préparer à défendre leur pays. En montant dans les camions bâchés, la peur de servir de chair à canon étreint la petite troupe. Mais elle va petit à petit s’avérer infondée. Au conflit avec l’algérie va suivre une tentative de coup d’État contre le roi et une extrême nervosité du côté des officiers qui va entraîner… la libération des «têtes brûlées».
Au-delà de ce terrifiant récit, on comprend entre les lignes comment est née la vocation de Tahar Ben Jelloun, comment la seule décision raisonnable pour lui était dès lors de quitter le pays. On se rend malheureusement aussi compte que depuis ce demi-siècle les choses n’ont sans doute guère changé dans ce royaume. Liberté, j’écris ton nom…

La punition
Tahar Ben Jelloun
Éditions Gallimard
Récit
160 p., 16 €
EAN : 9782070178513
Paru le 16 janvier 2018

Où?
Le roman se déroule au Maroc, notamment à Rabat, Fès, Meknès, El Hajeb, Taza, Abermoumou, Larache, Rmilat.

Quand?
L’action se situe en 1965, puis les mois et les années suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
La punition raconte le calvaire, celui de dix-neuf mois de détention, sous le règne de Hassan II, de quatre-vingt-quatorze étudiants punis pour avoir manifesté pacifiquement dans les rues des grandes villes du Maroc en mars 1965. Sous couvert de service militaire, ces jeunes gens se retrouvèrent quelques mois plus tard enfermés dans des casernes et prisonniers de gradés dévoués au général Oufkir qui leur firent subir vexations, humiliations, mauvais traitements, manœuvres militaires dangereuses sous les prétextes les plus absurdes. Jusqu’à ce que la préparation d’un coup d’État (celui de Skhirat le 10 juillet 1971) ne précipite leur libération sans explication.
Le narrateur de La punition est l’un d’eux. Il raconte au plus près ce que furent ces longs mois qui marquèrent à jamais ses vingt ans, nourrirent sa conscience et le firent secrètement naître écrivain.

Les critiques
Babelio
Gallimard (entretien avec l’auteur)
L’Express (David Foenkinos)
Revue des deux mondes (Auriane de Viry)
Public Sénat (émission Des livres et vous… présentée par Adèle Van Reeth)
La République des livres 
Publikart (Bénédicte de Loriol)
La Vie éco (Fadwa Misk – entretien avec l’auteur)
Le 360.ma (Bouthaina Azami)
Page des libraires (Eva Halgand, Librairie Fontaine Victor Hugo, Paris)


L’invité de Patrick Simonin © Production TV5MONDE

Les premières pages du livre
« En route pour El Hajeb
Le 16 juillet 1966 est un de ces matins que ma mère a mis de côté dans un coin de sa mémoire pour, comme elle dit, en rendre compte à son fossoyeur. Un matin sombre avec un ciel blanc et sans pitié.
De ce jour-là, les mots se sont absentés. Seuls restent des regards vides et des yeux qui se baissent. Des mains sales arrachent à une mère un fils qui n’a pas encore vingt ans. Des ordres fusent, des insultes du genre «on va l’éduquer ce fils de pute». Le moteur de la jeep militaire crache une fumée insupportable. Ma mère voit tout en noir et résiste pour ne pas tomber par
terre. C’est l’époque où des jeunes gens disparaissent, où l’on vit dans la peur, où l’on parle à voix basse en soupçonnant les murs de retenir les phrases prononcées contre le régime, contre le roi et ses hommes de main – des militaires prêts à tout et des policiers en civil dont la brutalité se cache derrière des formules creuses. Avant de repartir, l’un des deux soldats dit à mon père: «Demain ton rejeton doit se présenter au camp d’El Hajeb, ordre du général. Voici le billet de train, en troisième classe. Il a intérêt à ne pas se débiner.»
La jeep lâche un ultime paquet de fumée et s’en va en faisant crisser ses pneus. Je savais que j’étais sur la liste. Ils étaient passés hier chez Moncef qui m’avait prévenu que nous étions punis. Apparemment quelqu’un l’avait informé, peut-être son père qui avait un cousin à l’État-Major. Sur une vieille carte du Maroc je cherche El Hajeb. Mon père me dit : «C’est à côté de Meknès, c’est un village où il n’y a que des militaires.»
Le lendemain matin, je suis dans le train avec mon frère aîné. Il a tenu à m’accompagner jusque là-bas. Nous n’avons aucune information. Juste une convocation
sèche.
Mon crime ? Avoir participé le 23 mars 1965 à une manifestation étudiante pacifique qui a été réprimée dans le sang. J’étais avec un ami lorsque soudain devant nous des éléments de la brigade des «Chabakonis» (Ça va cogner), comme on les surnomme, se sont mis à frapper de toutes leurs forces les manifestants, sans aucune raison. Pris de panique, nous nous sommes mis à courir longtemps avant de trouver finalement refuge dans une mosquée. En chemin, j’ai vu des corps gisant par terre dans leur sang. Plus tard j’ai vu des mères courir vers des hôpitaux à la recherche de leur enfant. J’ai vu la panique, la haine. J’ai vu surtout le visage d’une monarchie ayant donné un blanc-seing à des militaires pour rétablir l’ordre par tous les
moyens. Ce jour-là, le divorce entre le peuple et son armée était définitivement consommé. On murmurait dans la ville que le général Oufkir en personne avait tiré sur la foule depuis un hélicoptère à Rabat et à Casablanca.
Le soir même, l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem) a tenu une réunion clandestine dans les cuisines du restaurant de la cité universitaire où j’ai eu la naïveté de me rendre. La réunion n’était même pas terminée qu’on entendit le bruit des jeeps certainement
alertées par un traître. Les responsables de l’Union suspectaient depuis longtemps que quelqu’un renseignait la police. Un type petit, sec, laid et très intelligent, en particulier, mais dont ils n’arrivaient pas à prouver la collaboration avec l’ennemi. Les policiers
sont entrés, ont embarqué les plus âgés et ont relevé les noms de tous les autres. Je m’étais cru sorti d’affaire… »

Site Wikipédia de l’auteur

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La punition
Tahar Ben Jelloun
Gallimard
Durant presque deux ans le narrateur a été contraint à un «service militaire» dans un camp qui ressemble davantage à une prison insalubre qu’à un centre de formation. Pou retracer cet épisode, Tahar Ben Jelloun aura mis plus de cinquante ans. En savoir plus…