En deux mots La belle histoire d’amour entre l’acteur Damien Maistre et la journaliste américaine Leslie Nott va tourner au vinaigre lorsque Donald Trump arrive à la Maison-Blanche. Une remarque un peu déplacée et c’est le couple qui vole en éclats. Reste alors pour Damien à endosser un nouveau rôle, celui de «père du dimanche».
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’enfant du divorce
Jean-Michel Olivier raconte les «pères du dimanche» et leur vie déchirée, ici doublée d’un éloignement géographique entre la Suisse et la France et plus tard les États-Unis. Une réflexion aussi lucide que désenchantée.
Le narrateur de ce roman vit depuis des années entre la France et la Suisse, entre Genève et Paris. Quand s’ouvre le roman, il rejoint la capitale pour y passer le week-end avec son fils, comme tous les «pères du dimanche». Après avoir rendu l’enfant à Leslie, sa mère, il repart pour Genève et se remémore sa rencontre avec son ex-femme, fille d’une bonne famille de Chicago. C’est à l’ambassade de Suisse de Paris qu’il avait rencontré cette journaliste américaine et que très vite tous deux avaient fini à l’horizontale, peut-être à leur propre surprise. Mais la chimie à l’air de prendre, leurs cultures différentes devenant objet de curiosité qui pimentent une relation qui devient de jour en jour plus évidente. Jusqu’au mariage – que la belle famille de Romain voit d’un œil circonspect – et à la naissance de leur enfant. Le grain de sable qui va enrayer la machine si bien huilée va survenir avec l’élection de Donald Trump. Une catastrophe pour Leslie dont Romain ne saisit pas la gravité. Pire encore, il va se permettre une remarque ironique qui va détruire leur couple en quelques secondes. On pourra dire que le ver était déjà dans le fruit, que le temps avait commencé son travail de sape et que la fameuse usure du couple était inévitable dans une telle constellation. Les sociologues du XXIe siècle noteront que les couples divorcés constituaient désormais la norme. Un symbole de plus dans un monde incertain. Une évolution des mœurs qui, comme fort souvent pour les faits de société, ne s’accompagne pas d’une législation adaptée et qui finir de déstabiliser Romain. Déjà dans le mariage il cherchait sa place de père. En-dehors, il ne la trouvera pas davantage. Le titre de ce roman est ironique, mais il peut aussi se lire phonétiquement: «faites des pères». Car Jean-Michel Olivier en fait aussi une réflexion douce-amère sur la paternité, sur le rôle dévolu à cet homme qui ne voit son enfant que par intermittence. Comment dès lors construire une relation solide? Comment transmettre des valeurs qui pourront être balayées en quelques secondes par l’ex, sa belle-famille, son nouvel homme? Ceci explique sans doute pourquoi, le jour où la mère n’est pas au rendez-vous – elle qui est si pointilleuse sur le respect des règles – il décide de s’offrir une escapade avec l’enfant pour lui montrer un coin de terre sauvage, pour lui dire aussi combien ses lectures l’ont formé, pour l’encourager à développer son propre libre-arbitre. Sous l’égide de Nicolas Bouvier, il retrouve l’île d’Aran et des émotions qu’il croyait oubliées. Si mon expérience de père divorcé a forcément joué dans l’empathie ressentie pour cet anti-héros, je me suis demandé en refermant le livre si ma lecture était avant tout «masculine». En tout état de cause, je me réjouis de débattre avec les lectrices…
Fête des pères Jean-Michel Olivier Coédition Serge Safran éditeur / Éditions de l’Aire Roman 384 p., 21 € EAN 9782889562664 Paru le 18/11/2022
Où? Le roman est situé principalement en Suisse et en France, à Genève et Paris. On y évoque aussi Chicago.
Quand? L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur «Je m’appelle Damien Maistre et je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Et j’ai toujours mené une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Entre mes ports d’attache, je suis un funambule.» À l’ambassade de Suisse à Paris, Damien Maistre, acteur, rencontre Leslie Nott, journaliste américaine. Début d’une histoire d’amour. Un enfant naît de l’union. Mais la carrière de Damien s’enlise. Quant à l’élection de Donald Trump à la présidence américaine, elle entraîne… la rupture du couple ! Les deux amoureux se séparent et se partagent la garde de l’enfant. Damien devient dès lors un père du dimanche. Qui, parfois, s’adonne aux amours tarifées. Or une nuit où il sort de chez Selma, il est attiré par des cris dans une cave et se trouve face à deux dealers agonisant qui lui abandonnent un sac de sport bourré de billets de banque. Un jour de la Fête des Pères, Damien ramène son enfant chez sa mère qui n’est pas là. Il décide alors de partir à l’aventure avec l’enfant. S’ensuit une longue équipée qui les mène jusqu’à l’île d’Aran, sur les traces de Nicolas Bouvier, écrivain qu’il vénère et qui a chanté la rude beauté de l’île…
Les premières pages du livre « Dans le TGV Je somnole sur la banquette de velours gris du TGV. À côté de moi, une femme entre deux âges travaille sur son ordinateur. Je l’entends soupirer de temps en temps devant des graphiques illisibles. Le contrôleur vient de passer. Il a scanné mon abonnement Prestige. Pour la millième fois, je vois défiler les champs de blé et de maïs, les bosquets dans la brume, les animaux broutant dans les prairies, les marécages, les villages sous la pluie. J’ai toujours eu une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Deux motos (une BMW F 850 GS Adventure et une Harley-Davidson 1340 Electra Glide Side Car). Etc. Éternelle dialectique du miroir: lequel des deux est le reflet de l’autre ? J’avale un Xanax et j’essaie de dormir. Mais je n’y arrive pas. Tout se mélange dans ma tête. Les visages et les voix. Paris et Genève. Les larmes des mères et les cris de l’enfant. Je ferme les yeux, je tâche à faire le vide en moi. Mais l’orage se déchaîne, impitoyable.
Pères du dimanche Hier, c’était dimanche, un dimanche comme les autres. Il a plu toute la nuit et au matin la pluie s’est transformée en grésil, les nuages ont migré vers la côte atlantique et le soleil a fait une pâle apparition. L’enfant s’est levé tôt, mais il n’est pas venu tambouriner à la porte de ma chambre. Il n’est pas venu vérifier si j « étais seul dans mon lit ou si je faisais semblant de dormir. Comme un grand, il est allé chercher un berlingot de lait chocolaté dans le frigo, s’est installé devant la télévision, puis a passé en revue les chaînes du bouquet numérique. Le dimanche matin, le choix n’est pas varié: il y a les émissions religieuses et les programmes pour les enfants. Autrefois, l’enfant passait ses matinées avec Petit Ours Brun ou les fameuses Histoires u Père Castor. Maintenant, il a grandi, c’est presque un homme, il a huit ans, il aime les aventures de Bob l’éponge, Il suçote son lait en riant à gorge déployée devant ces personnages grotesques, Vers midi, la pluie s’est arrêtée, J’ai éteint la télévision et l’enfant a grogné, comme si on le réveillait en pleine nuit. On est sorti manger un hamburger sur les Champs. L’enfant s’est goinfré de frites bien grasses, puis a avalé un soda, ça l’a calmé. L’humeur était de nouveau au beau fixe. On a pris la moto et on s’est retrouvés comme chaque dimanche aux Buttes Chaumont à donner du pain sec aux canards. Tout près du parc, il y a des terrains de football. Sur la pelouse artificielle, les cris fusaient, comme les menaces et les insultes. Quand les rouges ont marqué un but, les jaunes ont laissé éclater leur colère. Un mec a eu des mots avec l’arbitre. On n’a rien entendu. Mais l’arbitre l’a aussitôt expulsé. Ça a mis le feu aux poudres. Bordel! Tous les joueurs en sont venus aux mains. Un jaune a poursuivi l’arbitre à travers le terrain pour lui casser la gueule. Par chance, le type en noir a pu trouver refuge dans une cahute où il s’est enfermé. L’enfant riait comme un fou. Ça lui rappelait les bastons dans le préau de son école. On est restés là comme deux imbéciles, puis tout le monde s’est dispersé et on s’est promenés jusqu’aux balançoires. On a attendu longtemps qu’une place se libère. Ensuite, on est allés jusqu’au train en bois qui longe la pataugeoire. Un joli train en miniature avec locomotive et wagons. On s’est assis sur les banquettes au milieu des feuilles mortes. J’ai sifflé entre mes doigts pour annoncer le départ du convoi et on a fait semblant de partir. On aurait pu se croire dans un vrai train, sauf que le train ne bougeait pas et qu’on restait éternellement en gare. En rade, quoi! Mais assez vite l’enfant s’est lassé de ce jeu. On s’est promenés le long du lac artificiel. Soudain, l’enfant a lâché ma main. Un gosse qu’il ne connaissait pas est venu le chercher et tous les deux ont couru sur le terrain de football. Autour de la pelouse, il n’y avait que des hommes, Des pères du dimanche. Comme moi. On les reconnaît facilement, car ils sont mal rasés, ils portent souvent des survêtements de sport informes, de vieilles baskets, ils ont les cheveux en bataille. Ils ne savent pas ce qu’ils font là. Et le dimanche on dirait qu’ils ont tous la même idée en même temps. Ensemble, on se lamente et on se console. Comme il y a des écrivains du dimanche, on est aussi des philosophes du dimanche. «Chaque minute passée avec mon fils est importante, me confie Adrien (dont la femme est partie avec un collègue de travail). C’est le temps qui fait et défait nos vies. » D’habitude, je me lasse assez vite de ces pensées amères — ces cris de haine et d’impuissance — apparemment sincères. Mais aujourd’hui je n’y échappe pas. « Sais-tu ce qu’elle m’a fait ?
— Qui? — Julie, Mon ex. — Non. — Elle m’a empêché de voir Audrey, ma fille, pendant un mois, Sous prétexte que je sortais avec une femme rencontrée sur Tinder. Une Africaine… — Bordel ! — Pour elle, je suis un type instable. Un nostalgique des colonies. Elle prétend que sa fille, notre fille, va être traumatisée… — C’est absurde! — On en est là… » Après un détour par L’Âge d’Or — «les meilleures pizzas de Paris » —, c’est la route du retour. On traverse des quartiers enchantés. La terre des souvenirs. Le Dôme où j’ai mangé pour la première fois avec Leslie. Le Bagelstein de la rue Vaugirard où on se retrouvait pour déjeuner sur le pouce. Et l’hôtel Saint Vincent, 5 rue du Pré-aux-Clercs, pour les siestes crapuleuses. Le Luxembourg pour le tennis et les promenades du dimanche. C’est le pays où j’ai vécu six ans. Sur la moto, l’enfant chantonne. Il est heureux. Il a passé le week-end avec son père du dimanche. Mais il se réjouit de rentrer chez lui, à la maison. Les routes sont encore luisantes de pluie. Je roule lentement. Je gagne du temps sur le malheur. Mais pas trop: si je suis en retard, il y aura des représailles J’arrive dans la cour. L’enfant descend de la bécane. Ôte son casque, le pose sur le siège de cuir. Au troisième étage, les fenêtres sont allumées. Quelqu’un guette notre venue. On ne voit pas son visage, mais on devine la femme debout derrière les rideaux. On est arrivés. On est déchirés. »
Extraits « Je m’appelle Damien Maistre, je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Pour l’histoire de la Suisse contemporaine, c’est une date importante: l’avant-veille, le dimanche 7 février, les Suisses avaient accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes. » p. 18
« – Je voulais te demander si, by chance, tu pouvais t’occuper de l’enfant le week-end prochain. Ce n’est pas ton week-end, je sais, mais c’est la Fête des Pères, tu pourrais passer du temps avec lui et ça nous permettrait de nous retrouver, avec Russ, nous en avons besoin. – Vous vous êtes perdus de vue ? dis-je ingénument. – Non. Mais je crois qu’il ne supporte plus l’enfant… — Ou toi, peut-être. – Bullshit ! Tu ne peux pas dire quelque chose de gentil de temps en temps?» p. 101-102
Jean-Michel Olivier est né à Nyon (Suisse) en 1952. Journaliste et écrivain, il a publié de nombreux livres sur la photographie et l’art contemporain, ainsi que treize romans. Il est considéré comme l’un des meilleurs écrivains de sa génération. En 2004, il a reçu le Prix Michel-Dentan pour L’Enfant secret, puis en 2010 le Prix Interallié pour L’Amour nègre. Après Lucie d’enfer, un conte noir, paru aux éditions Bernard de Fallois en 2020, il publie Fête des pères, une coédition des éditions de L’Aire (Suisse) et Serge Safran éditeur (France) en 2022. (Source: Serge Safran éditeur)
En deux mots
Vivian et Piper Desarzens s’installent à Gaza dans une villa mise à disposition par le Comité international de la Croix Rouge. Tandis que le mari part en mission visiter les prisons, son épouse cherche un jardinier qui l’aidera à agrémenter son nouveau lieu de vie.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Un jardin à Gaza
Dans son nouveau roman Anne-Sophie Subilia nous propose de découvrir le quotidien d’un couple d’expatriés partis à Gaza pour le compte du CICR. Une chronique douce-amère depuis l’un des points les plus chauds de la planète.
Un couple d’expatriés emménage dans sa nouvelle affectation, une maison un peu à l’écart à Gaza, en Palestine. Employés par le Comité International de la Croix Rouge, ils bénéficient d’un statut particulier et savent qu’ils ne sont là que le temps de leur mission. Ce qui ne les empêche pas d’engager Hadj, un jardinier, afin que ce dernier plante des arbres, des légumes et des fleurs dans leur cour qui n’est que sable et poussière. Accompagné de son âne et quelquefois de ses fils, le vieil homme s’acquitte de sa tâche sous les yeux de Piper Desarzens, la maîtresse de maison.
Expatriée, elle tue le temps en attendant le retour de Vivian, son mari, parti inspecter les prisons de la région. Son occupation principale consistant à retrouver tous les expatriés au Beach Bar pour y faire la chronique de leur quotidien, se raconter et se distraire en buvant force verres, si les coupures de courant ne viennent pas mettre prématurément un terme à leur programme. Elle profite aussi du bord de mer pour se baigner. Quelquefois, quand l’emploi du temps de Vivian le permet, ils bénéficient de quelques jours pour faire un peu de tourisme, aller visiter Israël.
Si les paysages désertiques du Néguev ou les bords de la mer morte n’ont rien à voir avec ceux du cercle polaire où Anne-Sophie Subilia avait situé son précédent roman, Neiges intérieures, on y retrouve cette quête de l’intime derrière l’exploration de la planète. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la meilleure amie de Piper soit Mona, une psychiatre palestinienne. C’est avec elle qu’elle essaiera de comprendre la difficile situation de ce peuple sans pays, la «drôle de vie» qu’il mène. C’est en lui rendant visite à l’hôpital qu’elle constatera la situation difficile des orphelins et qu’elle se prendra d’affection pour l’un d’eux. Jusqu’au jour où on lui annonce qu’il a trouvé une famille d’accueil. Une nouvelle qui pourrait la réjouir, mais qui va la laisser en plein désarroi.
Paradoxalement, cette chronique douce-amère d’un quotidien peu enthousiasmant fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de politique, encore moins de prendre parti et pourtant, au détour d’une chose vue, d’une difficulté rencontrée pour se procurer telle ou telle chose, on saisit parfaitement le drame qui se noue ici. La vie n’est pas seulement en suspens pour Piper et Vivian, mais pour tous ces habitants qui les entourent. À la différence que pour les expatriés, il existe une porte de sortie…
L’épouse
Anne-Sophie Subilia
Éditions Zoé
Roman
224 p., 17 €
EAN 9782889070251
Paru le 25/08/2022
Où?
Le roman est situé en Israël et en Palestine, principalement à Gaza.
Quand?
L’action se déroule en 1974.
Ce qu’en dit l’éditeur
Janvier 1974, Gaza. L’Anglaise Piper emménage avec son mari, délégué humanitaire. Leurs semaines sont rythmées par les vendredis soir au Beach Club, les bains de mer, les rencontres fortuites avec la petite Naïma. Piper doit se familiariser avec les regards posés sur elle, les présences militaires, avec la moiteur et le sable qui s’insinue partout, avec l’oisiveté. Le mari s’absente souvent. Guettée par la mélancolie, elle s’efforce de trouver sa place. Le baromètre du couple oscille. Heureusement, il y a Hadj, le vieux jardinier, qui sait miraculeusement faire pousser des fleurs à partir d’une terre asséchée. Et Mona, psychiatre palestinienne sans mari ni enfants, pour laquelle Piper a un coup de cœur. Mais cela suffit-il ?Plus que jamais, dans L’Épouse, Anne-Sophie Subilia révèle la profondeur de l’ordinaire. La lucidité qui la caractérise ne donne aucune circonstance atténuante à ses personnages.
Les premières pages du livre
« Gaza, janvier 1974
Arrive une carriole tirée par un petit âne brun. Elle quitte la route Al-Rasheed, qui borde la mer, et s’engage dans l’allée à peu près cimentée de la maison. Elle passe la grille restée ouverte et fait halte plus près du mur d’enceinte que de la bâtisse, peut-être pour ne pas se montrer intrusive. L’âne comprend qu’il faut attendre, il piétine. Ses sabots claquent contre le ciment pour chasser les mouches, qui reviennent. Il trouve une touffe de foin dans le sable et entraîne la carriole un peu plus vers la maison. Son maître le laisse brouter. Assis en tailleur dans sa robe, sur le plateau de bois, l’homme regarde en l’air.
La première chose qu’il a cherchée des yeux depuis la route, c’est le drapeau fixé à une hampe au centre du toit-terrasse. Une plaisanterie collective parle du «grand mouchoir sorti d’une poche suisse». Ce jour-là, le tissu blanc ne faseye presque pas et, dans son affaissement, il mange la croix rouge. L’homme qui regarde longtemps ce pavillon flottant pense peut-être que le travail aurait pu être mieux fait pour éviter que le tissu se plisse aux heures creuses. Il éprouve une pointe de déception et de gêne pour les nouveaux arrivants. Leur drapeau ne devrait jamais s’enrouler. On devrait toujours voir la croix entière, même si la plupart des Gazaouis reconnaissent cet emblème au premier coup d’œil.
Il regarde en plissant les yeux, à cause du soleil blanc du mois de janvier. Il continue d’attendre sans oser descendre. Heureusement, les bêtes ne sont pas entravées par les mêmes règles de politesse. L’âne s’agite et commence à braire à sa façon, timide. Trois têtes de dromadaires viennent de faire leur apparition de derrière le mur et se frottent les unes aux autres, le museau bien tendu vers ce qui pourrait se manger. Le terrain d’à côté est une sorte de friche où ces animaux paissent librement. L’âne veut prendre ses distances et entraîne la carriole toujours plus près de la maison. Le maître dit quelques mots en arabe à sa bête, il parle aussi aux dromadaires.
C’est alors que surgit la femme sur le perron à loggia. Elle noue vite ses cheveux, enfile une veste en daim sur sa blouse. On la voit dans l’ombre, les gestes rapides, se retenant d’une main à la colonnade, elle glisse ses pieds dans des mocassins. Elle découvre une scène assez drôle et désolante dans son jardin – une vision un peu anarchique, qui confine aux situations de rêves : une carriole qui tourne sur elle-même, un âne au museau gris, un vieillard muni d’un fouet et trois dromadaires surgis du voisinage, arrachant autant d’herbes hautes que possible. À cet instant, le vieux maître semble incapable de guider sa bête qui caracole et finit par amener la carriole devant les jambes de la dame. Lui la regarde en baissant légèrement la tête. Est-ce un sage ? Un soufi ? Il porte un de ces bonnets brodés magnifiques, un kufi. La couleur bleu roi couronne sa vieillesse. Le couvre-chef lui vient à l’extrême bordure des sourcils et semble reposer sur eux. Ce sont d’énormes sourcils hirsutes, blancs et gris, splendides. Les tempes blanches leur font harmonie sur la peau foncée. On dirait un veilleur, aux rides gorgées d’ombre. Un de ces princes immortels, son bonnet bleu pour seule extravagance. Il touche son front et se présente. Hadj.
Hadj ? La femme semble chercher dans son esprit. Elle remarque qu’il est atteint de cataracte.
Il ajoute «Muhammad, garden».
Ça lui revient, tandis qu’elle fixe le cristallin opacifié du vieillard.
La proposition que leur avait faite le propriétaire, Muhammad, de faire appel aux services de quelqu’un pour le jardin.
— Oh ! Welcome !
Elle cherche du regard les mains de l’homme. L’une d’elles est restée cachée sous le caftan, mais l’autre se laisse entrevoir. À l’embouchure d’un poignet étroit se déploie une main raffinée, qui semble faire l’objet de soins et se ramifie en cinq doigts juvéniles, assombris au niveau des phalanges. Les ongles sont roses.
En pointant l’alliance qu’elle porte à l’annulaire, il lui demande où est son mari.
— Sinaï.
Il dit qu’il peut revenir une prochaine fois.
— Pourquoi ? Restez !
Elle le retient. Faisant le geste de l’invitation et d’une boisson, elle lui montre un endroit à l’abri pour l’âne et file à la cuisine. Dans la pénombre, elle se dépêche de préparer du café. Puis elle se ravise, tranche trois énormes citrons qu’elle presse et coupe avec de l’eau et du sucre de canne. Elle cherche quelques biscuits pour accompagner ce jus. Mais des cafards se sont réfugiés dans le paquet qu’elle secoue au-dessus de l’évier. Elle prend une grappe de dattes.
Lorsqu’elle retourne au jardin avec son plateau, la grille de l’allée est refermée. La cour est vide. Elle voit la carriole s’éloigner sur la route et, dans un nuage de sable et de poussière, bifurquer au carrefour. De dos, la tache claire de la robe qui ne se retourne pas. Seule la trace des sabots dans le sable du jardin atteste qu’elle n’a pas rêvé cette visite. Demi-lunes qu’au crépuscule le vent revenu commence à effacer.
Ils ont trouvé leur logement avec l’aide du bureau du CICR.
Quand le délégué est arrivé en novembre, tout était organisé, le contrat de location, les clés, une assurance et un semblant d’état des lieux. Des prix adaptés aux expats.
L’habitation n’était pas exactement prête, il avait fallu attendre le 10 janvier pour y entrer.
C’est une construction ocre un peu cubique, située à l’extrémité sud de la ville de Gaza, à un kilomètre du centre. Elle est assez isolée. Il n’y a guère que cinq ou six autres bâtisses, plus ou moins habitées, et ces terrains en friche, qui semblent inanimés, déjà rendus au sable, mais où parfois on parque des chameaux.
Au plafond de la loggia, Muhammad a fixé une balancelle en rotin. De là, on regarde la mer pardessus le muret d’enceinte. La maison, c’est comme si elle avait émergé du sable sous la forme d’un cube et qu’elle s’était durcie naturellement à l’air. Elle est sable, et celui-ci entre par tous les côtés. Il y en a dans les mailles du tapis, sous le tapis, dans les dents, à l’intérieur des fruits dès qu’on les entaille. Il crisse et on le croque autant que du sel.
La maison, c’est une poterie en pisé. Mais à l’allure un peu massive, comme peuvent avoir les châteaux de sable ou les plots. C’est ça que la femme a d’abord dit en arrivant, une poterie. Puis elle a dit, un château de sable.
L’un des murs est pistache, parcouru par une frise blanche meringuée. Il y a comme ça quelques détails originaux, comme ces volets de bois en accordéon et les grilles en fer forgé, très ouvragées, protectrices des fenêtres. On se sent tantôt dans une forteresse miniature, tantôt dans une résidence de nantis. L’élément central reste le drapeau de la Croix-Rouge, hissé sur le toit-terrasse, marqueur des zones de conflits. À lui seul, il transforme l’endroit. La femme est fière du drapeau sur sa maison temporaire.
Au début de leur installation, Muhammad, le propriétaire, vient presque tous les jours les aider. La maison qu’il leur loue « meublée » est pratiquement vide. Un lit, une armoire, une grande table à rallonges, quelques chaises. Les prédécesseurs ont finalement tout repris. La salle de bain est en travaux et sent bon le plâtre. Protégé par une bâche, son carrelage hélas fêlé figure un entrelacs d’oiseaux ornés et de grappes de raisin. Une curieuse fenêtre en losange permet d’apercevoir la Méditerranée. Muhammad s’emploie à organiser plusieurs trajets chez des marchands de Gaza. Il présente le couple européen au tisserand, au potier et au vannier. C’est ainsi que leur logis se remplit peu à peu de mobilier, de tapis, d’objets, de corbeilles et textiles de toutes sortes.
Un jour, il arrive en voiture, accompagné du vieux Hadj. Ce dernier porte un costume de flanelle grise raccommodé avec du beau fil rose qui surgit çà et là des coutures. Ils traversent le terrain. Le vieux monsieur se déplace à l’aide de son long fouet qu’il pique dans le sable. À chaque pas, il marque une brève halte et observe le jardin en terrasses inachevées autour de lui, hochant la tête comme si mille et une idées lui venaient à l’esprit, avec lesquelles il est d’accord. Ses sourcils florissants, hérissés, augmentent son expression étonnée et lui donnent un air sympathique et doux. Il boite, ou alors ce sont ses hanches qui le font claudiquer, et suscite la compassion. Muhammad et lui gravissent les quatre marches du perron et attendent sous la loggia après avoir toqué. Le propriétaire fait la conversation pour deux. Hadj, tu as vu mes beaux murs tout neufs ? Il tape du plat de la main sur la partie de façade repeinte en vert pistache. L’autre, mains jointes sur le ventre, se contente de sourire. Le propriétaire fait deux fois le tour de la maison et toque encore. Les clés il les a dans sa poche, mais il n’oserait pas entrer chez ses locataires sans y être invité, et ce n’est pas le but de l’opération. C’est ainsi qu’ils repartent bredouilles cette fois-là.
C’est un samedi quand ils reviennent. Cette fois, grâce à Dieu, il y a tout le monde. Le propriétaire Muhammad, le vieux Hadj, son âne, le délégué et sa femme.
— Here is Hadj. He is a farmer.
Sans attendre, Muhammad confie à la dame les grands sacs en plastique bleu qu’il tient à la main. Pain pita, olives et pistaches. Elle file à la cuisine chercher de quoi leur offrir à boire. Ils s’installent sous la pergola.
Hadj est venu avec ses deux cadets, Samir et Jad. Les garçons attendent près de la grille qu’on leur fasse signe. Pour qu’ils s’assoient eux aussi, on va chercher une planche derrière la maison et deux briques creuses en béton, il y en a des tas disséminées dans le jardin. La femme rapporte un coussin pour le vieux Hadj, qui n’en veut pas. Sur ces bancs de fortune enfoncés dans le sable, tous les six ont les genoux près du menton, mais semblent satisfaits. La lumière hivernale mordore la vigne nue et non taillée qui s’entortille autour de leur petite communauté improvisée du crépuscule. Ils auraient pu se mettre à l’intérieur, au salon par exemple, mais c’était mieux d’être au cœur du propos : au jardin.
Les deux cadets pouffent, intimidés par la femme qui les regarde. Leur père, le vieux Hadj, les gronde en arabe. La femme du délégué a remarqué qu’elle suscitait l’excitation. Son mari lui jette un coup d’œil. Il sort de sa poche de poitrine un paquet de cigarettes pour tout le monde. Hadj tape sur le dos de la main d’un de ses fils qui s’apprêtait à en prendre une. Le garçon glisse ses mains sous ses fesses. Son frère et lui regardent fumer la femme. Elle fume ses propres cigarettes, tirées d’un petit étui en daim. Elle tire longuement sur le filtre en levant le menton vers la voûte en vigne, puis expire en regardant dans le vague. Les deux garçons ont vu de telles scènes dans des films américains. Sans doute sont-ils impressionnés. Elle feint d’abord de ne se rendre compte de rien, puis écrase sa cigarette avant la fin. De dos, sa robe à col rond en flanelle et son catogan laissent entrevoir une nuque creusée et forte. De face, elle partage avec Samir et Jad les yeux verts des chats abyssins.
Le soir approche. L’apéritif se prolonge par des boîtes de thon, des câpres, des anchois, des fromages frais saupoudrés de zaatar. Le propriétaire boit du thé tiède à sa gourde, qu’il passe aux trois autres adultes.
Le délégué lui demande ce que Hadj prévoit de faire dans le jardin.
— Il va planter des choses, explique Muhammad en anglais.
Le délégué dit qu’ils aimeraient bien des fleurs si possible.
Pendant l’apéritif, les garçons commencent déjà à dégager l’une des terrasses les plus encombrées de détritus de chantier. Ils jouent au foot dans le sable, entre les palmiers, avec un petit ballon mousse.
Les voix sous la treille s’assourdissent. La femme enfile un pull en laine que son mari est allé lui chercher à l’intérieur. Il veut savoir quand Hadj commencera.
— Il ne sait pas, traduit Muhammad.
Cela dépend. Peut-être demain, peut-être la semaine prochaine. Mais il viendra régulièrement, soyez sans crainte. Ils n’ont pas encore été capables de conclure le contrat puisqu’aucun chiffre n’a été articulé. C’est la femme qui pose la question, en frottant ses doigts pour évoquer le thème.
— Combien il demande par heure ou par mois ?
Hadj comprend et secoue la tête.
— Il veut avant tout vous être utile, souligne Muhammad, qui se tourne vers le vieux Hadj pour lui rappeler ce dont ils sont convenus. Il faut oser aborder cette question. Tu as une famille à nourrir, Hadj. Tu as des petits-enfants à vêtir. Tu as une ferme dans un état calamiteux.
C’est le délégué qui vient avec une proposition mensuelle. Les horaires seraient libres et sans contraintes, explique-t-il. Hadj pourrait venir seul ou avec du renfort. Simplement, pour l’amour du ciel, plantez-nous des choses dans ce sable, disent ses yeux.
Le vieux Hadj paraît gêné, mais il accepte la somme offerte. Ce soir-là, sous les premières étoiles de Palestine, pendant que deux gamins jouent au foot dans un jardin de sable, on se serre la main.
La femme sort de sa maison dès qu’elle entend le trot des sabots sur la route. Elle voit arriver la carriole tirée par le petit âne brun. Ils s’arrêtent devant la propriété, près du muret. Elle avance vers l’animal, qui se laisse approcher. Rarement elle a vu un si doux visage. La peau fine, couleur taupe, … »
Extrait
« Elle retourne à la cuisine, se penche sur sa lettre et continue sa phrase. C’est que nous avons un jardin de sable. Son collier de grosses perles en bois lui fait un poids au cou. Du menton, elle joue avec. Elle raffole des kumquats, c’est peut-être pour ça que son collier ressemble à une rangée de ces petits agrumes. Elle s’interrompt une seconde pour se gratter le tibia. La maison aussi est remplie de sable, on s’accoutumera. Un rai de lumière entre dans le champ de la feuille de papier. La femme se décale, puis se lève. Elle se hisse sur la pointe des pieds et tire un casier en rotin poisseux. Elle tend encore le bras et saisir l’anse d’une tasse de camping. Chaque vertèbre affleure sous la blouse fleurie. Sa tignasse gonflée remplit le creux de la nuque. Elle s’énerve à chercher le sucre et le café. Quelque chose la fait sursauter, pivoter, guetter. « Vivian, c’est toi? » Mais il n’y a personne dans son dos. Lui est parti à l’aube. »
Suisse et belge, Anne-Sophie Subilia vit à Lausanne où elle née en 1982. Elle a étudié la littérature française et l’histoire à l’Université de Genève. Elle est diplômée de la Haute École des arts de Berne, en écriture littéraire.
Elle écrit pour des ouvrages collectifs et des revues, pour la radio ou encore pour la scène avec Hyperborée, performance inspirée d’une navigation le long des côtes groenlandaises. Poète et romancière, elle est l’auteure de L’Épouse (Zoé, août 2022), abrase (Empreintes, 2021, bourse Pro Helvetia), Neiges intérieures (Zoé, 2020, Zoé poche 2022), Les hôtes (Paulette éditrice, 2018), Qui-vive (Paulette éditrice, 2016), Parti voir les bêtes (Zoé, 2016, Arthaud poche 2018, bourse Leenaards) et Jours d’agrumes (L’Aire, 2013, prix ADELF-AMOPA 2014).
En deux mots
Un moment d’inattention et Daniel, trois ans, est enlevé dans le parc où sa mère l’avait emmené jouer. Un drame qui n’est pour la narratrice qu’une violence de plus dans une vie difficile. Elle va toutefois essayer de s’en sortir sans sa famille et sans les hommes qui la négligent, mais avec un « nouveau » garçon, croisé dans un parc.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
L’enfant perdu et l’enfant trouvé
Ce roman puissant, signé de la mexicaine Brenda Navarro, qui retrace le parcours d’une femme dont l’enfant de trois ans a disparu. Une chronique de la violence ordinaire, mais aussi un cri de rage.
Premier ouvrage à paraître dans une collection qui entend nous faire découvrir les voix d’Amérique latine, ce roman qui commence très fort: «Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait entre la balançoire et le toboggan du parc où je l’emmenais les après-midis. Je ne me souviens de rien d’autre.» On imagine le traumatisme, le sentiment de culpabilité et la dépression qui peuvent accompagner cette mère indigne qui n’a pas su surveiller ce fils qui désormais la hante. «C’est quoi un disparu? C’est un fantôme qui nous poursuit comme s’il faisait partie de notre corps.»
Les jours passent et aucun signe de vie ne vient la rassurer. Pas davantage que son entourage, à commencer par Fran, le père de Daniel et l’oncle de Nagore, qui désormais partage leur vie. «La sœur est morte, assassinée par son mari, voilà pourquoi Fran nous a imposé la garde de Nagore. Je suis devenue la mère d’une fille de six ans, alors que Daniel était déjà dans mon ventre.» Vladimir, son amant, n’est pas non plus apte à la libérer de son obsession. Après tout, il n’est guère différent des autres hommes qui ont traversé sa vie. Rafael, le premier, buvait et était violent.
Cette violence que l’on peut considérer comme le fil rouge de ce roman. Violence conjugale d’abord avec les coups qui pleuvent jusqu’à donner la mort. Comme dans cette scène où Nagore assiste ainsi à l’assassinat de sa mère par son mari. Violence sociale ensuite quand sur un chantier une bétonnière se casse et enterre vivant deux ouvriers, dont le frère de la narratrice. Les patrons, pour se dédouaner, affirmeront qu’il ne s’est pas présenté au travail. Violence et vengeance enfin, quand elle croise un joli garçon blond qui joue dans un bac à sable: «Je me suis encore rapprochée. Comme si je voulais le sentir. J’ai ouvert le parapluie rouge et, je ne sais pas comment, ni avec quelle force ou dans quel élan de folie, j’ai attrapé Leonel. Je me suis dirigée en courant vers l’avenue, où je suis montée dans le premier taxi que j’ai croisé et je suis partie avec l’enfant qui s’est mis à pleurer. Je me retournais constamment, mais le taxi a continué sa route. C’est comme ça que tout a commencé.»
Engrenage infernal, basculement vers la folie…
Brenda Navarro utilise des phrases courtes, un style percutant qui épouse parfaitement son propos. C’est dur, parfois cru, et c’est un miroir de cette société laissée pour compte qui ne peut répondre à la violence que par la violence.
Maisons vides
Brenda Navarro
Éditions Mémoire d’encrier
Premier roman
Traduit de l’espagnol par Sarah Laberge-Mustad
184 p., 17 €
EAN 9782897127978
Paru le 3/03/2022
Où?
Le roman est situé en Espagne, à Utrera et Barcelone puis au Mexique, principalement dans un quartier ouvrier de Mexico.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Portraits et destins de femmes que tout sépare, dans le Mexique contemporain.
Violences faites aux femmes et féminicides.
Voc/zes : une nouvelle collection dédiée aux voix de l’Amérique Latine. Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils.
Un enfant disparu. Deux femmes. Celle qui l’a perdu et celle qui l’a volé.
Au lendemain de l’enlèvement de l’enfant, sa mère est désemparée. Elle est hantée par sa propre ambivalence: voulait-elle être mère? Dans un quartier ouvrier de Mexico, la femme qui a enlevé Daniel voit sa vie bouleversée par cet enfant dont elle a tant rêvé.
Les premières pages du livre
« Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait entre la balançoire et le toboggan du parc où je l’emmenais les après-midis. Je ne me souviens de rien d’autre. Ou plutôt si, je me souviens d’avoir été triste parce que Vladimir m’a annoncé qu’il partait, parce qu’il ne voulait pas tout brader. Tout brader, comme quand on vend quelque chose de précieux pour deux pesos. Ça, c’était moi quand j’ai perdu mon fils, celle qui de temps en temps, après quelques semaines, se débarrassait d’un amant furtif lui ayant offert en cadeau, parce qu’il avait besoin d’alléger son pas, des plaisirs sexuels à rabais. L’acheteuse arnaquée. L’arnaqueuse de mère. Celle qui n’a rien vu.
Je n’ai pas vu grand-chose. Qu’ai-je vu ? Je cherche parmi la chaîne de souvenirs visuels le plus petit fil conducteur qui me mènerait, ne serait-ce qu’une seconde, à comprendre à quel moment. À quel moment ? Lequel ? Je n’ai plus revu Daniel. À quel moment, à quel instant, entre quels petits cris étouffés d’un corps de trois ans est-il parti ? Qu’est-il arrivé ? Je n’ai pas vu grand-chose. Et bien que j’aie marché entre les gens en répétant son nom, je n’entendais plus rien. Des voitures sont-elles passées ? Y avait-il plus de monde ? Qui ? Je n’ai plus revu mon fils de trois ans.
Nagore sortait de l’école à deux heures de l’après-midi, mais je ne suis pas allée la chercher. Je ne lui ai jamais demandé comment elle était rentrée à la maison ce jour-là. En fait, nous ne nous sommes jamais demandé si l’un de nous était rentré ce jour-là, ou si nous étions tous partis dans les quatorze kilos de mon fils sans jamais revenir. Et jusqu’à aujourd’hui, aucune image mentale ne me donne la réponse.
Après, l’attente : moi, affalée sur une chaise crasseuse du bureau du ministère public, là où Fran m’a récupérée plus tard. Nous avons attendu les deux, et même si nous avons fini pour nous lever et que notre vie à continué, notre esprit est toujours là, à attendre des nouvelles de notre fils.
J’ai souvent souhaité qu’ils soient morts. Je me voyais dans le miroir de la salle de bain et je m’imaginais me regardant pleurer leur mort. Mais je ne pleurais pas, je retenais mes larmes et mon visage redevenait neutre, au cas où je n’aurais pas été assez convaincante la première fois. Alors je me replaçais devant le miroir et je demandais : qu’est-ce qui est mort ? Comment, qu’est-ce qui est mort ? Qui est mort ? Les deux en même temps ? Ils étaient ensemble ? Ils sont morts, morts, ou c’est une histoire inventée pour me faire pleurer ? Qui es-tu toi, toi qui m’annonces qu’ils sont morts ? Qui, lequel des deux ? Et moi, j’étais ma seule réponse face au miroir, à répéter : qui est mort ? Que quelqu’un soit mort, s’il vous plaît, pour ne plus sentir ce vide. Et face à cet écho silencieux, je me disais les deux : Daniel et Vladimir. Je les ai perdus les deux en même temps, et les deux, sans moi, sont toujours en vie quelque part dans ce monde.
On peut tout imaginer, sauf se réveiller un matin avec le poids d’un disparu sur les épaules. C’est quoi un disparu ?
C’est un fantôme qui nous poursuit comme s’il faisait partie de notre corps.
Même si je ne voulais pas être une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec pitié, je suis souvent retournée au parc, presque tous les jours, pour être exacte. Je m’asseyais sur le même banc et repassais tous mes mouvements en mémoire : le téléphone dans la main, les cheveux dans le visage, deux ou trois moustiques qui me pourchassaient pour me piquer. Daniel, avec un, deux, trois pas et son rire bête. Deux, trois, quatre pas. J’ai baissé les yeux. Deux, trois, quatre, cinq pas. Là. J’ai levé les yeux vers lui. Je le vois et je retourne à mon téléphone. Deux, trois, cinq, sept. Aucun. Il tombe. Il se relève. Moi, avec Vladimir dans l’estomac. Deux, trois, cinq, sept, huit, neuf pas. Et moi, tous les jours, derrière chaque pas : deux, trois, quatre… Et ce n’est que lorsque Nagore me dévisageait avec honte parce que je me trouvais encore là, entre la balançoire et le toboggan, à empêcher les enfants de jouer, que je comprenais tout : j’étais devenue une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec peur et pitié.
D’autres fois, je le cherchais en silence, assise sur le banc, et Nagore, à côté de moi, croisait ses jambes et restait muette, comme si sa voix était coupable de quelque chose, comme si elle savait d’avance que je la détestais. Nagore était le miroir de ma laideur.
Pourquoi ce n’est pas toi qui as disparu ? lui ai-je demandé cette fois où elle m’a appelée de la douche pour me demander de lui donner la serviette qu’elle avait laissée sur l’étagère de la salle de bain. Elle m’a regardée de ses yeux bleus, stupéfaite que j’aie osé le lui dire en plein visage. Je l’ai presque aussitôt prise dans mes bras et je l’ai embrassée plusieurs fois. J’ai touché ses cheveux mouillés qui dégoulinaient sur mon visage et sur mes bras, je l’ai enveloppée dans sa serviette, je l’ai serrée contre mon corps et nous nous sommes mises à pleurer. Pourquoi ce n’est pas elle qui a disparu ? Pourquoi a-t-elle été sacrifiée et n’a offert aucune récompense en échange ?
Ça aurait dû être moi, m’a-t-elle dit plus tard, un jour où j’étais allée la déposer à l’école. Je l’ai regardée s’éloigner entourée de ses camarades de classe et j’ai souhaité ne plus jamais la revoir. Oui, ça aurait dû être elle, mais ça ne l’a pas été. Pendant toute son enfance, tous les jours, elle est revenue à la maison.
On ne ressent pas toujours cette même tristesse. Je ne me réveillais pas chaque fois avec la gastrite comme état d’âme, mais il suffisait qu’il arrive quoi que ce soit pour qu’instinctivement j’avale ma salive et prenne conscience que je devais respirer pour faire face à la vie. Respirer n’est pas un geste mécanique, c’est un acte de stabilité ; quand il n’y a plus de joie, respirer maintient l’équilibre. Vivre se fait tout seul, mais respirer s’apprend. Je me forçais alors à faire les choses pas à pas : lave-toi. Brosse-toi les cheveux. Mange. Lave-toi, brosse-toi les cheveux, mange. Souris. Non, ne pas sourire. Ne souris pas. Respire, respire, respire. Ne pleure pas, ne crie pas, tu fais quoi ? Tu fais quoi ? Respire. Respire, respire. Peut-être que demain tu seras capable de te lever du fauteuil. Mais demain est toujours un autre jour, et pourtant, moi, je revivais constamment le même jour, je n’ai jamais trouvé le fauteuil duquel j’aurais finalement été capable de me lever.
Parfois, Fran me téléphonait pour me rappeler que nous avions aussi une fille. Non, Nagore n’était pas ma fille. Non. Mais nous prenons soin d’elle, nous lui offrons un toit, me disait-il. Nagore n’est pas ma fille. Nagore n’est pas ma fille. (Respire. Prépare le repas, ils doivent manger.) Daniel est mon seul enfant. Quand je préparais à manger, il jouait par terre avec ses petits soldats, et je lui donnais des carottes avec du citron et du sel. (Il avait cent quarante-cinq soldats, tous verts, tous en plastique.) Je lui demandais à quoi il jouait et il me répondait de ses syllabes incompréhensibles qu’il jouait aux soldats, et ensemble nous écoutions la marche qui les menait au combat. (L’huile est trop chaude, les pâtes brûlent. Il n’y a plus d’eau dans le mixeur.) Nagore n’est pas ma fille. Daniel ne joue plus avec ses soldats. Vive la guerre ! Alors souvent, l’école de Nagore m’appelait pour me dire qu’elle m’attendait et qu’ils devaient fermer. Je m’excuse, je répondais, mais j’avais le c’est parce que Nagore n’est pas ma fille sur le bout de la langue et je raccrochais, offensée qu’on puisse me réclamer cette maternité que je n’avais pas demandée. Et dans un sanglot réprimé, mais dont les sursauts m’étouffaient, j’implorais d’être Daniel et de disparaître avec lui, mais en réalité je perdais la notion du temps et Fran me retéléphonait pour me rappeler de m’occuper de Nagore, parce qu’elle était aussi ma fille.
Vladimir est revenu une fois, une seule fois. Peut-être par pitié, par obligation, par curiosité morbide. Il m’a demandé ce que je voulais faire. Je l’ai embrassé. Il s’est occupé de moi pendant un après-midi, comme si j’avais une quelconque importance à ses yeux. Il me touchait avec hésitation, comme s’il avait peur, ou avec la délicatesse de celui qui se demande s’il peut toucher la vitre fraîchement lavée. Je l’ai emmené dans la chambre de Daniel et nous avons fait l’amour. Je voulais lui dire, frappe-moi, frappe-moi et fais-moi crier. Mais Vladimir me demandait seulement si j’allais bien et si j’avais besoin de quelque chose. Si je me sentais bien. Si je voulais arrêter.
J’ai besoin que tu me frappes, j’ai besoin que tu me donnes ce que je mérite pour avoir perdu Daniel, frappe-moi, frappe-moi, frappe-moi. Je ne lui ai rien dit. Alors plus tard, par culpabilité, il m’a sorti la demande non faite que nous aurions dû nous marier. Qu’il… Non, rien. Qu’il ne m’aurait pas fait un enfant, lui ai-je répondu face à sa gêne, à sa peur de dire quelque chose qui le compromettrait. Qu’il ne m’aurait amenée à aucun parc avec notre fils. Non. Aucun fils. Qu’il m’aurait donné une vie sans souffrance maternelle. Oui, c’est peut-être ça, a-t-il répondu à mon insinuation, et puis, léger comme il l’était, il est reparti et m’a de nouveau laissée seule.
Ce jour-là, Fran est arrivé et a couché Nagore, et moi je voulais qu’il s’approche de moi et découvre que mon vagin sentait le sexe. Et qu’il me frappe. Mais Fran n’a rien remarqué. Cela faisait longtemps que nous ne nous touchions plus, même pas un frôlement.
Les soirs avant de dormir, Fran jouait de la guitare pour Nagore. Je le détestais, je ne lui pardonnais pas qu’il ose avoir une vie. Il allait travailler, il payait les factures, il jouait au bon gars. Mais, quel genre de bonté peut-il y avoir chez un homme qui ne souffre pas tous les jours d’avoir perdu son fils ?
Nagore venait me donner un bisou pour me dire bonne nuit tous les soirs quand l’horloge marquait dix heures dix, et moi je me cachais sous l’oreiller et je lui donnais une petite tape dans le dos. Quel genre de bonté peut-il y avoir chez une personne qui exige de l’amour en en donnant ? Aucune.
Nagore a perdu son accent espagnol à peine arrivée à Mexico. Elle m’imitait. Elle était une espèce d’insecte qui hibernait puis sortait et déployait ses ailes pendant que nous la regardions voler. Ses couleurs ont jailli, comme si seul le cocon tissé des mains de ses parents l’avait préparée à la vie. Elle sortait de l’enfance, surmontait sa tristesse. Je lui ai coupé les ailes après la disparition de Daniel. Je n’allais pas laisser quoi que ce soit briller plus que lui et son souvenir. Nous serions la photo de famille qui, bien que jetée par terre, poussée par le triste battement des ailes d’un insecte, reste intacte et ne se brise pas.
Fran était l’oncle de Nagore. Sa sœur lui avait donné le jour à Barcelone. Fran et sa sœur venaient d’Utrera. Les deux se sont éparpillés de par le monde avant de s’arrêter pour fonder une famille.
La sœur est morte, assassinée par son mari, voilà pourquoi Fran nous a imposé la garde de Nagore. Je suis devenue la mère d’une fille de six ans, alors que Daniel était déjà dans mon ventre. Mais je ne suis pas devenue mère, là était le problème. Le problème est que je suis restée en vie très longtemps. »
Extraits
« Leonel est allé dans le bac à sable. Je me suis rapprochée. Quelques gouttes de pluie ont commencé à tomber.
Leonel est alors retourné près de la bascule et sa mère lui a dit de faire attention, ou un truc du genre. Je me suis encore rapprochée. Comme si je voulais le sentir. J’ai ouvert le parapluie rouge et, je ne sais pas comment, ni avec quelle force ou dans quel élan de folie, j’ai attrapé Leonel. Je me suis dirigée en courant vers l’avenue, où je suis montée dans le premier taxi que j’ai croisé et je suis partie avec l’enfant qui s’est mis à pleurer. Je me retournais constamment, mais le taxi a continué sa route. C’est comme ça que tout a commencé. » p. 120
« Pourquoi pleurons-nous à la naissance? Parce que nous n’aurions jamais dû arriver dans ce monde. » p. 125
Diplômée de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), Brenda Navarro est sociologue et économiste féministe. Elle détient également une maîtrise en études de genre, des femmes et de la citoyenneté de l’Université de Barcelone. Elle a tour à tour été rédactrice, scénariste, journaliste et éditrice. Elle a travaillé pour plusieurs ONG des droits humains et a fondé #EnjambreLiterario, un projet éditorial voué à la publication d’ouvrages écrits par des femmes. Maisons vides, son premier roman, a été traduit dans une dizaine de langues, et a remporté le prix Tigre Juan en Espagne ainsi que le prix Pen Translation pour sa version anglaise. (Source: Éditions Mémoire d’encrier)
En deux mots
C’est un soir de novembre, avec son premier enfant dans les bras, que Madame Kerninon se rend compte que sa vie a basculé. Alors, elle pense à fuir, à retrouver sa vie d’avant, de femme libre. Mais l’amour va la transformer et lui permettre de nous offrir ce bouleversant récit.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Je vais continuer à vivre ma vie invivable»
Après nous avoir régalé avec Liv Maria, formidable roman paru fin 2020, Julia Kerninon se confie à travers un récit intime. Toucher la terre ferme est l’émouvante confession d’une jeune femme devenue mère.
En refermant ce récit bouleversant, je ne sais si j’en ai le plus admiré l’écriture qui vous entraine au fil des pages, vous bouscule et vous fait découvrir combien la force de ces mots alignés peut vous ramener à votre propre histoire, à vos propres lectures ou si c’est le courage de cette confession intime, très intime, qui m’a bouleversé. Toujours est-il que Julia Kerninon a rassemblé en un peu plus de 100 pages une philosophie de l’existence, un bréviaire pour les temps futurs – notamment pour ses deux enfants –, une superbe déclaration d’amour et une non moins superbe déclaration d’indépendance. Sans oublier le besoin vital de lire et d’écrire.
Une histoire, son histoire, qui commence par un constat auquel tous les parents doivent faire face, souvent sans en mesurer les conséquences: donner naissance à un enfant va bouleverser votre vie. Celle que vous connaissiez avant. Et pour les mères, ce grand chambardement commence dès la grossesse. Une période difficile car c’est celle des questions sans réponse. Serai-je une bonne mère? Et d’abord qu’est-ce qu’une bonne mère? Comment va se passer l’accouchement? Vais-je souffrir? Comment vais-je faire pour concilier mon rôle de mère, d’épouse et mon activité professionnelle? Au fil des jours ces craintes deviennent de vraies angoisses. Même si en fin de compte l’accouchement qui s’annonçait délicat se passe plutôt bien. Et l’enfant déposé entre les bras de sa mère justifie laisse derrière lui les souffrances endurées. «J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision. Debout dans le noir, sous les étoiles, j’ai pensé que je pourrais faire face à ça. J’étais perdue, mais pas dépourvue. Les livres que j’avais lus, ce seraient eux qui me sauveraient, qui me protégeraient. Les livres qui m’avaient faite, et tout ce qui s’était passé, tout ce que j’avais aimé, resté intact dans ma mémoire, armes et bagages, brindilles, murmures, balbutiements, sédiments formant mon histoire et mon identité.»
Une histoire qu’il faut désormais revisiter à l’aune de cette naissance, celle qui fait de Madame Kerninon le dernier maillon des autres Madame Kerninon, la grand-mère aujourd’hui disparue et la mère devenue avec cette naissance grand-mère. Cette mère si aimante qu’il a fallu fuir pour se construire, cet amour étouffant dont il a fallu s’émanciper. «Je suis partie à l’étranger, et je suis progressivement devenue étrangère. Je suis partie dans d’autres pays, et je suis moi aussi devenue un autre pays. Je me suis fait un continent de désordre, de travail, d’écriture, de livres, un état de papiers de bonbons, de révolte et de bains chauds, de cendriers posés en équilibre sur la fenêtre et de petits déjeuners au lit. Je maitrise toujours la langue de mes parents, mais j’ai appris à en parler de nouvelles, j’ai appris à poser des questions, appris à tenir une conversation, appris à respecter mon désir, j’ai cessé d’être péremptoire, j’ai arrêté de penser que l’amour se méritait, arrêté de penser que j’étais responsable de tout. J’ai fait des choix. Je suis devenue quelqu’un.» De cette vie, de cette jeunesse avide de découvertes, Julia Kerninon ne fait pas un récit nostalgique mais plutôt une expérience enrichissante. Quand elle refaisait le monde au petit matin avec les copines, quand elle découvrait l’amour dans les bras d’un écrivain beaucoup plus âgé qu’elle, mais qui lui écrivait de si beaux mots d’amour, quand elle le trompait avec un profil bien différent, un athlète taillé pour le plaisir. Puis vint l’été de ses 25 ans, quand elle s’est installée à Paris. «Là-bas, j’ai eu une vie à la fois trépidante et très triste, et j’avais déjà prévu de quitter la ville quand, à la fin d’une fête d’anniversaire, j’ai accepté de rentrer à pied de Belleville à Montmartre avec un ami d’amis qui vivait à quelques rues de chez moi. C’était la première fois que je le voyais.» Alors elle n’imaginait pas qu’elle avait rencontré l’homme de sa vie. Un homme qui, pour les pages que lui consacre Julia, pourra se dire qu’il a réussi sa vie. Même et surtout parce que ce n’était pas gagné d’avance.
Avec lui, elle a construit un couple avec deux enfants. Oui maintenant, elle a touché la terre ferme.
Toucher la terre ferme
Julia Kerninon
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
128 p., 15 €
EAN 9782378802752
Paru le 6/01/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Nantes où l’histoire a commencé, Marseille et Aix-en-Provence, New York, Kings Norton dans la banlieue de Birmingham et Berlin.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Devenir mère et rester femme : entre bonheurs et tempêtes, le récit d’un cheminement intérieur.
Le sentiment d’une noyade…
À 30 ans, Julia Kerninon devient mère, « une situation qui, si je l’avais tellement désirée, ne cessait de me dépasser ».
La maternité, synonyme de bonheur dans le regard des autres, lui semble un « cercle de feu ». Elle raconte sans détour l’impression de perdre pied, la difficulté à trouver sa place, le poids des contraintes. « J’ai pensé à fuir. »
… jusqu’à toucher la terre ferme
Tandis qu’elle avance à tâtons dans cette nouvelle vie, les souvenirs reviennent, comme un appel au large. Les amours passionnels, les nuits de liberté, l’écriture sans entrave, les vagabondages sans fin. Julia Kerninon décrit les tempêtes intérieures, et cette mue progressive de la jeune femme en mère, jusqu’à atteindre l’autre rive, où tout se réconcilie.
Le regard d’une romancière qui excelle à sonder l’intime
Les premières pages du livre
« J’étais à bout de forces et je ne le savais pas. À trente-deux ans, j’avais un enfant d’un an et demi. J’essayais d’être une mère, je ne savais pas par où commencer, la maternité était un cercle de feu dans lequel je ne parvenais pas à me tenir. J’avais fait semblant. J’avais prétendu que tout allait bien, mais je sentais la tempête se lever. Il m’avait fallu tout ce temps pour me mettre à pleurer, et maintenant je n’arrivais plus à m’arrêter.
C’était l’été. Pour ériger des barrières contre ma peur, je buvais, et je commençais tout juste à en prendre conscience et à m’alarmer. Je buvais parce qu’être seule et saoule dans la nuit à écouter de la musique assise à mon bureau semblait le seul moyen à ma portée de me rappeler qui j’étais, qui j’avais été, de garder un pied dans la réalité. J’écrivais plusieurs livres à la fois, écrire était devenu mon métier. C’était ce que j’avais toujours voulu et je ne savais plus quoi imaginer après ça. Je n’avais plus aucun désir, j’étais absolument perdue. Je venais d’accepter la demande en mariage du père de mon fils, mais j’avais parfois l’impression que notre histoire était terminée. Nous essayions d’avoir un deuxième enfant, et l’arrêt de la pilule me précipitait dans des abîmes de détresse hormonale. Dans cet état, alcoolique, fiancée, dépassée par mon fils, prolixe littérairement, j’essayais de concevoir un bébé dans la torpeur de la canicule mondiale.
Il me semblait parfois, dans ces semaines incandescentes, que je n’avais pas les moyens émotionnels d’élever mon fils, ni même de le côtoyer – tout ce qui avait semblé quelque temps si simple était devenu un enfer rougeoyant. Aimer mon enfant était trop. Écrire devenait trop, aussi. Le matin, je ne parvenais plus à me mettre debout, je restais allongée sur le matelas déposé dans le salon pour fuir la chaleur écrasante de notre chambre sous les toits. Quand le bébé se réveillait, réclamant d’une voix poignante maman, maman, je n’étais pas là pour lui, j’étais pétrifiée, je devais laisser son père s’en occuper, je restais à l’horizontale avec la certitude d’être en train de mourir, trouvant à peine la force de me redresser assez pour lui lire un livre le temps que son père se douche, avant de retomber sur le lit, exténuée. Notre enfant nous appelait tous les deux maman, d’abord indifféremment, et puis, au bout de quelques semaines, le mot en était venu à désigner principalement son père, malgré nos corrections répétées. Bien sûr, dans mon désespoir, j’y voyais un signe – mon enfant savait, lui, qu’il ne devrait compter toute sa vie que sur son père, parce que je n’étais pas capable d’être sa mère.
J’étais cette jeune femme épuisée, instable, tapant sans relâche sur son clavier, un verre à la main, un vrai écrivain, lisant de plus en plus de livres et des livres de plus en plus compliqués, et me sentant de plus en plus vide pourtant. Quand la pédiatre de mon enfant m’a reçue pour une consultation de gynécologie et qu’elle m’a posé une question de routine sur l’alcool, je me suis, bien sûr, sentie aussi humiliée que soulagée – mais après lui avoir confié mes peurs, j’ai vu son regard se remplir d’inquiétude, et je ne suis pas parvenue à trouver en moi l’énergie de lui dire tout ce que j’avais fait de difficile dans ma vie qui témoignait de ma résistance, je n’ai pas pu lui décrire le bonheur fou que je ressentais quand j’écrivais, quand je lisais, ni la terrible confusion que je ressentais à voir coïncider autant de choses considérables – mon fils, et la vie déjà merveilleuse, la vie déjà extraordinaire que j’avais eue toutes les années avant sa naissance. Je ne trouvais pas les mots pour expliquer que les traits de caractère auxquels je devais les réussites de ma vingtaine – l’obstination, la solitude, l’intransigeance – n’étaient d’aucune utilité à une mère, seraient presque létaux pour un enfant. C’était pour ça que je n’arrivais pas à me lever, à me tenir debout, à faire face. C’était le but que visaient l’alcool et les cigarettes, la musique de Tina Turner résonnant dans la nuit – à retrouver ma propre piste dans la neige. Who needs a heart / When a heart can be broken ? Moi qui m’étais toujours pensée solide, je me découvrais brutalement si fragile, comme si j’étais redevenue petite fille et que je devais grandir une nouvelle fois, retraverser toute ma vie pour arriver là.
J’avais été une femme enceinte confiante, courageuse, grimpant à cinq mois de grossesse comme un chevreau parmi les arbousiers en Corse, suivant sans un mot l’homme bon qui nous guidait dans les sous-bois de sa jeunesse. J’étais restée inexplicablement sereine face aux angoisses des médecins lorsqu’il avait été découvert que le liquide amniotique n’était pas en quantité suffisante, quand il avait été question de sortir mon premier enfant de mon ventre juste après le sixième mois, quand on m’avait dit qu’il ne se retournerait pas, jamais, quand on m’avait mise en garde contre un accouchement par le siège, quand on m’avait menacée d’une césarienne d’urgence si je dépassais le terme. Tout ce temps-là, sauf une après-midi et une nuit, j’avais tenu bon, sans savoir moi-même pourquoi. Le jour venu, j’avais simplement accompagné mon petit qui semblait savoir parfaitement comment venir au monde, lui, et l’avait fait avec une telle grâce que la sage-femme en avait oublié d’appeler les renforts obligatoires. La veille, mon ventre avait commencé à battre une cadence régulière, quelque chose qui ne ressemblait à rien que j’avais déjà connu dans ma vie, mais je pouvais encore marcher, alors je l’avais fait sur les trottoirs ensoleillés de novembre. Quand la pression s’était intensifiée, j’avais commencé à tenir le compte de ce qui se passait, j’avais fermé mon sac, nous étions partis à la maternité où j’avais arpenté les galeries tandis que la pulsation s’accélérait. Je me demandais ce qui allait se passer, je marchais à tout petits pas dans le couloir ovale, et quand j’avais demandé à la sage-femme si ça allait faire encore beaucoup plus mal, je l’avais vue hésiter avant de me répondre, Disons que là, vous arrivez encore à parler. Elle nous avait installés en salle de naissance en nous expliquant que nous en avions pour au moins dix heures de travail encore, mais à peine avait-elle passé la porte que la douleur était devenue terrifiante. Ted Hughes a écrit : Le maximum d’ouverture cérébrale de son petit crâne / Le fit tout juste s’étonner, concernant la mer, / Qu’est-ce qui pouvait faire tellement mal ? Au bout d’une heure à ce régime, vaincue, désespérée par mon manque de cran, j’avais accepté de rappeler la sage-femme, et quand elle avait touché entre mes jambes, avec une délicatesse indescriptible, elle s’était écriée, Le bébé arrive, et je me souviens du soulagement qui m’a saisie, de savoir qu’une telle douleur était ça, l’arrivée d’une nouvelle personne sur terre, la naissance de quelqu’un, parce que ça semblait la seule chose suffisamment extraordinaire pour faire aussi mal. William Faulkner a écrit : Car l’amour et la douleur sont une seule et même chose, et la valeur de l’amour est la somme de ce qu’il faut payer pour l’obtenir, et chaque fois qu’on l’obtient à bon compte on se vole soi-même.
L’anesthésiste avait posé la péridurale en m’ordonnant de cesser de bouger, de courber le dos, alors que mon ventre avait la taille d’un de ces gros ballons gonflables sur lesquels on nous avait suggéré de faire de l’exercice au cours des semaines précédentes, et que toutes les trente secondes j’étais déchirée par cette douleur insolente, moyenâgeuse, à la violence de laquelle je ne parvenais pas à me résoudre. Mais je n’avais plus peur. Ma peur avait disparu, de la même façon que la douleur fondait doucement grâce au produit, et je sentais mes muscles se tordre comme des fouets, sûrs d’eux, je sentais mes os céder, consciencieux, un ballet puissant parfaitement orchestré, un chef-d’œuvre de maîtrise. Si seulement mon écriture pouvait un jour rivaliser avec ça – si seulement mes phrases pouvaient avoir cette force et cette certitude, cette élégance, cette absence de retenue, et pourtant cette hauteur. »
Extraits
« J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision. Debout dans le noir, sous les étoiles, j’ai pensé que je pourrais faire face à ça. J’étais perdue, mais pas dépourvue. Les livres que j’avais lus, ce seraient eux qui me sauveraient, qui me protégeraient. Les livres qui m’avaient faite, et tout ce qui s’était passé, tout ce que j’avais aimé, resté intact dans ma mémoire, armes et bagages, brindilles, murmures, balbutiements, sédiments formant mon histoire et mon identité. p. 32
L’été de mes vingt-cinq ans, je me suis installée à Paris. Là-bas, j’ai eu une vie à la fois trépidante et très triste, et j’avais déjà prévu de quitter la ville quand, à la fin d’une fête d’anniversaire, j’ai accepté de rentrer à pied de Belleville à Montmartre avec un ami d’amis qui vivait à quelques rues de chez moi. C’était la première fois que je le voyais. J’ai accepté en me disant que je pourrais toujours prendre un taxi, mais nous avons parlé sans nous arrêter tout le chemin. Arrivés en bas de chez lui, il m’a proposé de monter boire un dernier verre — il était quatre heures du matin — et j’ai accepté, et je ne suis presque plus jamais repartie. Il est le père de mes enfants aujourd’hui.
Pourtant, si je dois raconter cette histoire avec honnêteté, voilà ce qu’il faudrait dire aussi: je n’y ai pas cru, au départ. Dans les premiers jours de cette histoire, j’ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile. Trois semaines après notre rencontre, j’ai traversé l’Atlantique pour aller deux mois à New York faire des recherches pour ma thèse. Il m’a écrit tous les jours. Quand je suis revenue, il m’a donné un double de ses clés. p. 58-60
Pour moi, pourtant, c’était soit être quitte, soit les quitter. C’est aussi pour ça que j’ai fui. Je suis partie à l’étranger, et je suis progressivement devenue étrangère. Je suis partie dans d’autres pays, et je suis moi aussi devenue un autre pays. Je me suis fait un continent de désordre, de travail, d’écriture, de livres, un état de papiers de bonbons, de révolte et de bains chauds, de cendriers posés en équilibre sur la fenêtre et de petits déjeuners au lit. Je maitrise toujours la langue de mes parents, mais j’ai appris à en parler de nouvelles, j’ai appris à poser des questions, appris à tenir une conversation, appris à respecter mon désir, j’ai cessé d’être péremptoire, j’ai arrêté de penser que l’amour se méritait, arrêté de penser que j’étais responsable de tout. J’ai fait des choix. Je suis devenue quelqu’un. p. 75
Julia Kerninon est née en 1987 à Nantes, où elle vit. Elle est docteure en lettres, spécialiste de littérature américaine. Elle s’est fait remarquer dès son premier roman, Buvard (2014), qui a reçu notamment le prix Françoise-Sagan. Trois livres vont suivre aux Éditions du Rouergue, dans lesquels elle affirme son talent et déroule son principal thème de prédilection, la complexité du sentiment amoureux. En 2020, elle publie Liv Maria aux Éditions de L’Iconoclaste (Source: Éditions de L’Iconoclaste)
En deux mots
Gerd erre dans un Berlin détruit par une pluie de bombes. Quand il rencontre Käthe, il est pourtant près à croire à des jours meilleurs. Ensemble, ils vont vite se faire remarquer et devenir des cadres du nouvel État qui se construit à l’Est. Mais pour que leur projet réussisse, il faut aussi qu’ils sachent ce qui se trame à l’ouest.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Berlin où le rêve d’un nouveau monde
Pour son second roman, Laurent Petitmangin nous entraine à Berlin au sortir de la Seconde guerre mondiale. Käthe et Gerd, qui ont survécu aux bombardements, vont partager un idéal commun: construire un nouvel État. Mais entre l’utopie et la réalité…
S’il faut en croire Laurent Petitmangin, l’auteur d’un premier roman fort justement remarqué et multiprimé, Ce qu’il faut de nuit, c’est l’image d’un tunnel qui a été le déclencheur de son second roman. Et même s’il n’apparaît que fort tard dans le récit, il faut bien reconnaître combien sa valeur pratique, au-delà du symbolique, s’impose dans une ville coupée en deux comme l’aura été Berlin durant près de trente ans.
C’est dans les décombres de la Seconde Guerre mondiale que se rencontrent Käthe et Gerd. Ayant échappé aux bombardements des alliés autant qu’à la fureur nazie, ils entendent reconstruire un nouveau pays sur les bases de valeurs de solidarité et de partage. À l’initiative de Käthe s’organise un groupe d’intellectuels chargée de transformer le socialisme théorique dans la vie réelle, de créer cette nouvelle façon de vivre ensemble. Autour de Walter Ulbricht, qui compte beaucoup sur l’appui de Moscou, l’équipe suit la reconstruction menée en parallèle des côtés est et ouest de la ville sur des modèles bien différents.
Liz, qui travaille pour les États-Unis, se passionne aussi pour le projet émergeant. Elle va se rapprocher de Gerd qui trouve dans leurs échanges un aspect très stimulant, même si son amour et sa fidélité à Käthe sont mis à rude épreuve lors de ces rencontres avec la belle américaine.
Mais la vie de couple fait aussi partie de ces règles qu’il faut réexaminer. Ne s’agit-il pas d’un réflexe de classe? Et le modèle familial n’est-il pas archaïque? Sur l’île de Rügen, au bord de la Baltique, on imagine un modèle communautaire où, quand les femmes accouchent, elles sont libérées de toute contrainte en confiant leurs enfants à des familles d’accueil. L’idée de Käthe étant de les rassembler par la suite dans un établissement d’élite qui leur offrira les meilleurs professeurs. Dietrich Kramm, le fils que Mareike, une scientifique, aura avec Gerd est le premier à suivre cette nouvelle voie. Mais quand le mur qui sépare la ville s’érige, la mère décide de fuir et de rejoindre les États-Unis en espérant pouvoir récupérer son fils par la suite. Gerd, en tant que cadre du parti et espion, peut poursuivre ses visites à l’ouest et continuer à voir Liz, contact précieux pour de petits arrangements entre «amis», prendre des nouvelles de ceux qui sont passés à l’ouest, transmettre des messages, favoriser tel échange et pour rendre compte du fossé qui se creusait alors. «La force d’attraction de l’Ouest s’instillait au plus profond des êtres, elle flattait toutes les envies, celles qu’on pouvait comprendre, et les plus basses aussi. Un suc vite nécessaire, impérieux, une drogue dans tous ses plaisirs, et l’abattement qui s’ensuivait. Il fallait être fort, penser loin et collectif, et pour lui résister garder en mémoire tant de choses dont on ne voulait plus. Et quand le mal était fait, qu’on avait commencé à y goûter, seule la contrainte permettait de s’en sevrer. C’était l’effort que je faisais, comme un pénitent. De retour de mes incursions, je reprenais corps avec mon camp, je rendais grâce à Käthe de ne jamais abdiquer, — c’étaient des semaines où je lui faisais l’amour plein d’admiration et de reconnaissance, apaisé de beaucoup de doutes, je ne savais si elle s’en rendait compte — , je me démenais au ministère, et regardais dans la rue ces gens pour qui je m’étais battu. Sous cette lumière d’Orient, j’arrivais à me convaincre qu’on y construisait une vie plus raisonnable, qui serait encore là quand les autres seraient de nouveau à feu et à sang.»
C’est à cette époque charnière, où la Realpolitik va prendre le pas sur les utopies que Laurent Petitmangin va déployer son sens de l’intrigue en donnant la parole à Liz. L’Américaine est aussi belle qu’intelligente et adore le jeu du chat et de la souris. Sans vraiment que l’on ne sache qui est le chat et qui est la souris. C’est aussi à ce moment qu’il est question d’un tunnel qui serait creusé sous le mur. Mais chut! Keep your secret secret. Avec cette faculté de relater la complexité des sentiments et des relations humaines qui avait déjà fait merveille dans Ce qu’il faut de nuit, Laurent Petitmangin confirme tout son talent. Mariant une intrigue à la John Le Carré et prenant le contre-pied de Douglas Kennedy qui imaginait dans Cet instant-là une intrigue entre un Américain et une Allemande, il réussit parfaitement ce drame tragique porté par des personnages à la psychologique subtilement décrite.
Ainsi Berlin
Laurent Petitmangin
La Manufacture de livres
Roman
272 p., 18,90 €
EAN 9782358878005
Paru le 7/10/2021
Où?
Le roman est situé en Allemagne, principalement à Berlin. On y évoque aussi Rügen sur la Mer Baltique et les États-Unis.
Quand?
L’action se déroule de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Alors que la guerre vient de s’achever, dans les décombres de Berlin, Käthe et Gerd s’engagent dans la construction du monde nouveau pour lequel ils se sont battus. Ils imaginent un programme où les enfants des élites intellectuelles, retirés à leurs familles, élevés loin de toute sensiblerie, formeraient une génération d’individus supérieurs assurant l’avenir de l’Allemagne de l’Est. Mais, à l’ouest du mur qui s’élève, une femme a d’autres idéaux et des rêves de renouveau. Liz, architecte américaine, entend bien tout faire pour défendre les valeurs du monde occidental. Quand Gerd rencontre Liz, la force de ses convictions commence à vaciller…
Ainsi Berlin, second roman de Laurent Petitmangin, confirme l’immense talent de son auteur pour sonder les nuances et les contradictions de l’âme humaine. Avec son héros tiraillé entre deux femmes, ballotté par l’Histoire, se tenant entre deux facettes de Berlin, deux mondes, l’auteur dessine le duel entre sentiments et idéaux, un combat éternel mené contre soi-même.
Les premières pages du livre « Le programme Spitzweiler a été mis au jour en 1991 lors de l’accès aux archives déclassifiées de la RDA (second lot). Il avait pour objet d’assurer à l’Allemagne de l’Est un vivier de scientifiques à même de rivaliser avec ceux du grand frère soviétique. Quel qu’en soit le prix. Certains noms ont été changés.
Prologue
Il me tomba littéralement des bras. Un jeune gars, sûrement plus jeune que moi de quelques années, c’était difficile à dire, la guerre compliquait tout, la lecture des visages aussi, et le sang qui versait de son cou en jets saccadés achevait de le rendre sans âge. Son corps, je le ceinturai plusieurs minutes, pour l’empêcher de s’effondrer, une drôle d’impression, une drôle d’idée là où on était rendus. Un corps qui me semblait proche, la chaleur d’un frère, il n’était pas si lourd, mais ce fut ma tête, prise d’un soudain dégoût, qui commanda de le lâcher.
Je m’accroupis quand même à côté de lui, je lui dis « attends », et juste ce mot que je répétai plusieurs fois, comme s’il suffisait à tout enrayer. Je l’embrassai, maladroitement, sur le front, vaine excuse, je mâchurai le sang sur sa chemise. Je restai encore, je toussai et déglutis, moi qui pouvais encore le faire, je crachai poudre et poussière, tout ce que nous venions de vivre, ces quelques minutes essentielles et celles qui avaient précipité l’instant, l’acmé d’une journée comme tant d’autres déjà, et je me sauvai, car cela ne servait plus à rien de rester.
1.
Je rencontrai Käthe Spitzweiler pendant la guerre, d’abord dans la Rote Kapelle, puis nous nous retrouvâmes dans le groupe Neubauer. Nous étions tous deux rédacteurs, elle avait une écriture de chien, mais de belles idées. Je m’occupais de la distribution des tracts dans les milieux chics de Berlin, c’était dangereux, beaucoup n’hésitaient pas à appeler la police quand ils nous voyaient, mais de temps à autre une femme se manifestait, voulait nous aider, et nous donnait un petit tableau ou de l’argenterie, qu’on aurait toutes les peines du monde à refourguer à bon prix. Elle nous demandait de bien retenir son nom, et celui de ses enfants. Parfois elle nous les présentait :
– Voyez, monsieur, il faudra vous souvenir de lui. Et de sa sœur. Ils n’ont rien fait. Voilà, monsieur, c’est de bon cœur, allez-y maintenant, ceux du troisième vont revenir, et ne vous aiment pas.
Käthe Spitzweiler sortait rarement. Elle venait chaque jour, en prenant soin de changer ses horaires. Parfois pour une petite heure. Il était impossible de savoir ce qu’elle faisait par ailleurs. Jamais elle n’acceptait de se promener. Trop dangereux. « C’est mieux comme cela. » J’ai beau chercher, je n’ai guère d’autres souvenirs de cette époque, je ne pourrais dire si les étés furent chauds ou froids, je me rappelle quelques journées étouffantes, et ses longues jambes. Des jambes très pâles, magnifiques.
Nous nous perdîmes de vue quand les têtes du réseau furent arrêtées. Il devenait trop risqué de revenir au local. Je repassai à quelques reprises dans le quartier, je crus la voir une fois, mais elle n’était pas seule. Peut-être avait-elle été prise, retournée, elle pouvait servir d’appât, alors je taillai mon chemin.
À la fin, je sortais uniquement à la nuit tombée, vers les dix heures, malgré les bombardements. Ces tonnes de ferraille qui s’abattaient sur la ville, j’en étais à la fois content et terrorisé. Berlin s’effaçait petit à petit. Dans un magma flou, où les détails se perdaient. Ne restaient que contrastes violents, collectifs, absolus. Là, un mur encore debout s’opposait à la chute de tout, mais on savait que ce n’était que sursis, et que demain lui aussi serait à terre.
Durant ces nuits, je me parlais à petits mots pour conjurer le sort, dans un flot incessant d’injonctions, de grossièretés, et de prières :
– Va pas craquer maintenant, bordel, ce serait idiot. Encore deux minutes à découvert, et après ça devrait être bon. Après le croisement, crois-moi, tu seras à l’abri. Allez, bouge-toi maintenant, bouge-toi ! Reste pas comme ça, c’est un coup à choper la mort.
Ou encore :
– Qu’est-ce qu’il fabrique ce tordu ? Il me revient pas. Tiens-toi prêt, Gerd, bordel, tiens-toi prêt à le buter !
Je ne cessais de soliloquer, je m’en remplissais la tête de ce babil, et la seule fois où je crus pouvoir m’en passer je me pris une balle dans l’arrière de la cuisse. Pas la balle en direct, son ricochet. Ma chance. Je n’ose imaginer ce qu’un impact à bout portant aurait donné, il m’aurait sectionné la jambe, et plutôt salement, il en aurait fait une bouillie.
Je dus rester longtemps alité, pris de fièvre pendant tout ce temps, à me demander si ma jambe avait été bien récurée. « On n’a pas été obligés de la couper, vous devriez vous en souvenir », me dit l’infirmier quand je me plaignis trop de la douleur. Un « d’ailleurs, qu’est-ce que vous fichiez dans ce coin » acheva de me convaincre de la boucler.
Dès que je fus en état d’arquer, je repris mon rôle de facteur avec plaisir. Je me déplaçais plutôt vite pour ce que j’avais à faire, et cette blessure me semblait un tribut honnête à la guerre, une autre façon, ma foi, de conjurer le sort.
Je ne garde aucun souvenir de mes trajets, toutes ces cours et ruelles qui étaient autant de chausse-trappes. Quelle importance avaient ces messages qu’il fallait livrer sans tarder à tel groupe de résistants ? Je ne me posais pas de questions, je prenais les courses avec plaisir, soulagé qu’on me demandât uniquement de faire circuler ces papiers. Tenir une arme, aller au corps à corps, je l’avais fait, c’était encore autre chose. J’accomplissais mes missions comme le bon nageur que j’étais, dans la coulée, en apnée, en évitant surtout de trop réfléchir.
Les détonations, ça je m’en souviens, le bruit si particulier d’une bombe, ce sifflement, et l’onde, longue à venir, pourtant inexorable, avec tout ce qu’elle charriait d’immeubles et de vies démolis. Le son de la guerre, je me le rappelle, pas les images.
Le son de la guerre, et celui de cette école de musique. Je l’entendais de ma chambre. Les cours démarraient en fin d’après-midi, une trêve avant le fracas de la nuit. Des sons clairs et apaisés de flûte, de clarinette parfois, sortaient de cet appartement. Ainsi des parents continuaient d’envoyer leurs enfants apprendre la musique. Qui étaient ces gens ? Que faisaient-ils de leurs journées ? De quel camp étaient-ils ? Leurs enfants se montraient doués, les sons beaux tout de suite, pas d’ânonnement, comme s’il fallait se dépêcher d’être juste. Un son qui traversa la guerre, survécut aux raids anglais et américains, et qui s’arrêta d’un coup, sur un des tout derniers bombardements russes, quand leurs Iliouchine II anéantirent le quartier.
C’était un drôle de sentiment de voir ces avions, de souhaiter le ravage de la ville, car il n’y avait plus d’autre solution pour gagner la guerre, et d’espérer que, le soir encore, il y aurait des nuées pour envahir notre nuit, et qu’elles éventreraient, quartier après quartier, la bête. Je me persuadais, dans une grande sottise, que ceux qui devaient être sauvés, Käthe, les camarades, ne seraient pas touchés, comme si la foudre choisissait là où elle tombait.
2.
Je retrouvai Käthe après la guerre, au printemps, à la résidence d’Ulbricht. Nous étions encore de jeunes cadres du Parti. La résidence était magique. Ulbricht passait beaucoup de temps à Moscou, et n’y revenait qu’épisodique¬¬ment. Il nous recevait dans le jardin, magnifiquement entretenu, qui donnait sur la Spree et ses glycines. Nous n’avions pas encore installé les chevaux de frise qui masqueraient l’autre berge.
C’étaient des après-midi d’impressionnistes. Il faisait léger. Ulbricht nous débriefait les intentions des camarades, mais nous passions une grande partie de l’après-midi à boire des citrons pressés – ils étaient un peu verts, ces citrons de Batoumi, mais nous en raffolions ! – et à nous féliciter du temps, de la chance insigne que nous avions. D’être là, du bon côté. Allemands victorieux. Le Berlin en ruine, nous l’acceptions, ce n’était pas nous. Et quand le soir, pour rentrer, nous traversions la ville ravagée, nous n’avions que peu de peine pour nos parents et pour tous ceux qui l’avaient voulu ainsi.
Chacun avait sa place autour de la grande table, nous les jeunes étions aux coins, un peu en retrait. Käthe me faisait face à l’autre bout de la diagonale. Elle haussait souvent les yeux. Ou bâillait. J’étais le seul à la voir. À la fin de l’après-midi, nous prenions des barques, j’allais avec Käthe, « les jeunes ensemble ! » Nous n’étions guère moins âgés que les autres cadres, quatre, cinq ans peut-être, mais nous étions les jeunes.
Käthe me fascinait par son indolence, son mépris des conventions, par ses bâillements fréquents qu’elle ponctuait d’une petite musique, trois petits tons tout discrets. Elle parlait peu, avait des idées radicales sur les changements qu’il convenait de donner à notre pays et, surtout, ne s’embarrassait jamais de rien justifier de ses idées. Mais le charme opérait. Et chaque après-midi où elle ne pouvait venir à la résidence résonnait comme un jour creux, totalement perdu.
L’envie d’elle s’installa petit à petit. Je commençai à l’aimer pour tant de raisons, aucune de celles qu’on voyait au cinéma, ni dans les livres. Je l’aimai d’abord comme une grande sœur intrépide, un rien délurée, dont j’espérais qu’elle me montrât la vie. Une grande sœur que je regarderais bientôt avec insistance, dont je découvrirais le corps, et l’ambiguïté qui l’accompagnait. Ce corps, échappé de la guerre, tendu, presque raide parfois, reprenait vie et féminité. Le corps roide d’une Jeanne aux traits fins, comme les Jeanne devaient l’être, comme l’était celle de Schiller. Ses sentences, ses critiques étaient parfois adoucies d’un sourire ou de mots un peu plus doux, un chaud et froid qui fouettait le sang et plaisait aux hommes. Je l’aimais aussi parce que les autres la désiraient, c’était une vérité un peu triste, mais qui n’enlevait alors ni à mon admiration ni à mon amour.
Käthe travaillait à l’orchestration des Trümmerfrauen, les femmes des ruines. Qui allaient des années durant nettoyer les décombres… »
Extrait
« La force d’attraction de l’Ouest s’instillait au plus profond des êtres, elle flattait toutes les envies, celles qu’on pouvait comprendre, et les plus basses aussi. Un suc vite nécessaire, impérieux, une drogue dans tous ses plaisirs, et l’abattement qui s’ensuivait. Il fallait être fort, penser loin et collectif, et pour lui résister garder en mémoire tant de choses dont on ne voulait plus. Et quand le mal était fait, qu’on avait commencé à y goûter, seule la contrainte permettait de s’en sevrer.
C’était l’effort que je faisais, comme un pénitent. De retour de mes incursions, je reprenais corps avec mon camp, je rendais grâce à Käthe de ne jamais abdiquer, — c’étaient des semaines où je lui faisais l’amour plein d’admiration et de reconnaissance, apaisé de beaucoup de doutes, je ne savais si elle s’en rendait compte — , je me démenais au ministère, et regardais dans la rue ces gens pour qui je m’étais battu. Sous cette lumière d’Orient, j’arrivais à me convaincre qu’on y construisait une vie plus raisonnable, qui serait encore là quand les autres seraient de nouveau à feu et à sang. » p. 109-110
Laurent Petitmangin est né en 1965 en Lorraine au sein d’une famille de cheminots. Il passe ses vingt premières années à Metz, puis quitte sa ville natale pour poursuivre des études supérieures à Lyon. Il rentre chez Air France, société pour laquelle il travaille encore aujourd’hui. Grand lecteur, il écrit depuis une dizaine d’années. Après Ce qu’il faut de nuit, premier roman salué par de nombreux prix, il publie Ainsi Berlin. (Source: La Manufacture de livres)
En deux mots
Sur un coup de tête, Anouk décide de jouer un mauvais tour à son père qui la néglige un peu trop à son goût. Avec un couple d’amis elle part pour le sud de la France, faisant croire à un rapt. Cette fugue va se compliquer lorsqu’ils prennent en stop un repris de justice sans foi ni loi. Encore que, question foi, ça se discute…
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Fêter le 14 juillet à Nice
Pour clore sa trilogie, Simon Vermot nous offre une enquête pleine de rebondissements à la suite de la disparition de la fille de Pierre, le journaliste-enquêteur. Les circonstances vont cette fois le mener sur la Côte d’Azur où un attentat se prépare.
Oh, la vilaine fille! Anouk a bien l’intention de montrer à son père qu’il la délaisse un peu trop à son goût et qu’il mérite une petite leçon. Aussi quand ses amis Paul et Mila proposent de filer vers le sud de la France sans avertir personne, non seulement elle accepte mais, pour donner un peu de piquant à la chose, décide de simuler un enlèvement. On imagine le désarroi de Pierre qui, après avoir perdu son épouse, craint désormais pour la vie de sa fille lorsque son collègue lui tend un petit papier sur lequel il a noté le message des ravisseurs. La police se contente d’appliquer la procédure, c’est-à-dire qu’elle ne fait rien durant les heures qui suivent le signalement, sinon rassurer le père en soulignant que dans la grande majorité des cas, on retrouve les enfants dans les premières 48h, la plupart se manifestant eux-mêmes.
Sauf qu’Anouk reste introuvable et les ravisseurs muets. Alors l’enquête pour enlèvement est lancée et une battue citoyenne organisée pour ratisser le secteur autour du domicile de la jeune fille. Mais elle ne donnera rien, sinon une découverte macabre qui permettra la résolution d’une autre affaire et n’arrangera pas la tension nerveuse de Pierre.
Pendant ce temps les trois amis fugueurs traversent la France en direction du Sud, après avoir passé sans encombre la frontière suisse. Un nouveau compagnon les accompagne, le jeune Jeremy qui a brusquement surgi au bord de la route et qu’ils ont pris en stop. Resté discret sur biographe le jeune garçon, qui plaît beaucoup à Anouk, ne va pourtant pas tromper longtemps son monde. Lors d’une halte, Paul voit son visage apparaître sur une chaîne d’info en continu et apprend qu’il s’est échappé du Centre pénitentiaire de Saint-Quentin Fallavier, entre Macon et Valence, où il était en détention depuis quatre mois pour le meurtre d’une femme après l’avoir atrocement mutilée et qu’il est extrêmement dangereux. Il se décide alors à prévenir la police et va demander à Jeremy de se rendre. Erreur fatale. La petite excursion se transforme alors en cavale sanglante. La police est sur les dents. Pierre file vers le sud sans savoir précisément s’il pourra retrouver sa fille. Avec l’aide d’un confrère de Nice-Matin, il va mener sa propre enquête.
Simon Vermot sait ferrer son lecteur en menant son récit sans temps mort. Un nouvel indice, une piste à explorer ou un cadavre viennent relancer l’enquête jusqu’à basculer vers l’actualité la plus brûlante. Nous sommes en juillet 2016 à Nice. Mais il n’est pas question de gâcher votre plaisir de lecture. Je n’en dirais pas davantage, sinon pour souligner qu’après La salamandre noire et A bas l’argent!cet ultime volet des aventures de Pierre, le journaliste-enquêteur, est sans doute le plus réussi. Des difficultés de l’adolescence aux tourments d’un père déboussolé, de la mauvaise rencontre à l’endoctrinement djihadiste, il y a dans ce thriller un joli paquet de thématiques propres à susciter l’intérêt des lecteurs.
Cool
Simon Vermot
Éditions du ROC
Thriller
188 p., 25 €
EAN 9782940674190
Paru le 7/11/2021
Où?
Le roman est situé en Suisse, ainsi qu’en France, allant de Lausanne à Nice en passant notamment par Moillesulaz, Valence ou Fréjus.
Quand?
L’action se déroule en 2016.
Ce qu’en dit l’éditeur
Sujet d’une manipulation diabolique qui le conduit par le bout du nez au bord de l’enfer, Pierre n’a pour arme que son amour pour sa fille. D’autres, en revanche, sauront user d’un arsenal poids lourd pour parvenir à leur funèbre objectif: un horrible carnage.
Une fois de plus, Simon Vermot mêle fiction et réalité en vous laissant à peine le temps de respirer. Un thriller qui vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher.
Les premières pages du livre
« – Qu’est-ce qu’il t’a dit? T’es d’une pâleur spectrale!
En sortant du bureau du rédacteur en chef, je ne m’attendais pas à tomber sur Renato. Mes jambes me portent difficilement, je suis complètement sonné.
– Il est arrivé un truc à Anouk… Tu peux finir de mettre en page mon article, faut que je rentre.
C’est à peine si j’arrive à cliquer le bout de ma ceinture une fois installé dans ma voiture. Dans ma tête, c’est le grand chambardement. Pourquoi ça m’arrive à moi ?
Totalement bouleversé par ce qu’il vient d’apprendre, Marc n’a pas pris de gants. C’est pour ça qu’il m’a simplement dit: Je viens de recevoir un coup de fil. Ta fille a été kidnappée…
Il m’a tendu le bout de papier sur lequel il a noté tous les mots. Un texte laconique, tiré d’une voix impersonnelle, sans accent particulier. Juste une revendication: Nous ne demandons pas de rançon. Seulement que Pierre, votre journaliste, accepte de nous rencontrer ! On vous recontactera.
Téléphone à sa grand-mère qui l’élève depuis toute petite.
– Elle n’est pas là. Elle est partie pour l’école, comme d’habitude…
Je ne veux pas l’alarmer, je ne lui en dis pas plus et je raccroche. J’appelle le collège.
– Non, Anouk n’est pas venue ce matin. Est-elle malade ?
Le chagrin peut détruire une personne ou la rendre plus forte. Je suis plutôt du genre de cette dernière. Ce qui, toutefois, ne m’empêche pas d’avoir mes faiblesses. La pluie se fracasse sur le pare-brise avec une force capable de le réduire en miettes. Mais je n’en ai cure. Je suis résolu, en rage, tout en écoutant la voix qui, dans mon subconscient, s’est subitement mise en route. Comme si j’avais appuyé sur Start: «Ne te laisse pas abattre! Tu vas la récupérer! Secoue-toi!» Certes, c’est comme si je devais retrouver un pingouin dans une tempête de sable, mais ma détermination est telle que je me sens capable de soulever des montagnes. Comme a dit l’autre.
Je sais qu’elle traverse une période difficile. Ravissante mais très versatile, parfois écervelée mais dotée d’un fort caractère, comme feue sa mère, Anouk se dispute souvent avec sa grand-maman qui n’apprécie pas trop qu’elle sorte avec des garçons à son âge. Faut dire que celle-ci n’aime guère les hommes, ayant viré sa cuti après un divorce tumultueux.
Ceci ajouté à des notes calamiteuses depuis quelque temps, et même une convocation par la direction de son école pour avoir été surprise la main dans sa culotte en pleine classe. Certes, on a tous connu ça: désir d’indépendance, rébellion. Qui sait vraiment ce qui se passe dans la tête des ados? Je la considère toujours comme si elle venait de sortir de la coquille d’un œuf encore tiède. Mais c’est vrai, son comportement a passablement changé. Agressive, voire méchante parfois, elle en fait voir de toutes les couleurs à son entourage qui ne lui veut, pourtant, que du bien. Moi le premier, bien sûr. Même si, tout récemment, elle m’a tellement excédé que je lui ai balancé la première claque de sa vie. Un geste qui m’a empêché de dormir pendant deux nuits entières.
Je suis complètement perdu. Comme si je n’avais plus de musique dans mon cœur pour faire danser ma vie. Et je ne vois qu’une solution: la police. Oui mais pour lui dire quoi? Que ma fille a disparu? Qu’elle ne s’est pas présentée en classe ce matin? Que mon journal a reçu un ultimatum? Tout bien pesé, ça vaut la peine d’y aller. Et il ne faut pas perdre de temps.
– Quel âge elle a?
– Quinze ans et quatre mois.
Blond, yeux marron et barbe de deux jours soigneusement entretenue, le flic est un jeune gars qui ne doit pas sourire beaucoup.
– Vous êtes sûr qu’elle n’a pas fait une fugue? S’est-elle accrochée avec quelqu’un, a-t-elle eu un comportement bizarre ces derniers temps?
– Non, rien d’important. Elle vit chez sa grand-mère depuis la mort de sa maman il y a un peu plus de dix ans maintenant, et celle-ci ne m’a rien signalé de particulier.
– A-t-elle laissé une lettre, quelque chose qui puisse nous aider?
– Je n’ai pas encore eu le temps de fouiller sa chambre mais je le ferai en rentrant.
– Vous ne voyez pas qui aurait pu vous prendre pour cible? Un ancien collègue, quelqu’un à qui vous auriez causé du tort dans un article, un membre de votre entourage qui vous jalouse?
– Non, je ne vois pas. Jusqu’ici, j’ai plutôt eu une vie assez ordinaire.
– A-t-elle des problèmes avec un petit ami, à l’école? Vous êtes-vous disputés? Est-elle malheureuse chez sa grand-maman?
Je réponds non à toutes les questions, ne tenant pas à étaler notre vie familiale.
– Qu’a déclaré exactement la personne qui a appelé votre journal?
Je lui tends le papier que Marc m’a donné, et dont il va faire une copie dans la pièce d’à côté.
– Avez-vous vérifié les radars et les péages. Il est possible qu’elle soit passée en France ou en Italie. Ces mots ne sont-ils pas la preuve qu’il s’agit d’un enlèvement?
– Peut-être. Avez-vous une photo que je puisse reproduire sur des avis de recherche s’il faut aller jusque-là?
– Oui, bien sûr que j’en ai une! Mais je vous en envoie une autre par mail tout à l’heure. Celle-ci n’est pas très récente.
– Faisons comme ça. Toutefois, à mon avis, elle va rentrer à la maison. Les enfants ont parfois de drôles d’idées, vous savez. Dans quatre-vingt-dix-sept pour cent des cas, ça se résout par une bonne engueulade. Elle va vite vous revenir, vous verrez.
– Vous pourriez au moins voir si vous avez quelque chose, Lausanne est pleine de caméras de vidéo-surveillance, non? Peut-être ont-elles enregistré un véhicule suspect, ou même le rapt de ma gamine! Vous n’allez quand même pas me laisser comme ça!
– Je regrette, mais jusqu’à demain, nous ne pouvons rien entreprendre de concret. C’est la loi. Faites-moi parvenir le portrait de votre fille et je verrai avec mon chef ce qu’il y a lieu de faire. »
Roger Simon-Vermot, dit aussi Simon-Vermot lorsqu’il signe ses romans, est né au Locle (NE) où il a fait un apprentissage de typographe. Très vite intéressé par l’écriture, il devient journaliste, en intégrant notamment les rédactions de l’Illustré et du journal Coopération, avant de créer une agence de presse et publicité. Dans ce cadre, il conçoit différents magazines, devient rédacteur en chef de la revue vaudoise du 700e anniversaire de la Confédération, du Journal du Bicentenaire de la Révolution vaudoise puis rédacteur pour la Suisse romande de l’organe interne d’Expo 01-02. Durant quinze ans, il dirigera le fameux almanach «Le Messager boiteux» tout en collaborant à divers journaux et magazines.
Parmi la douzaine de livres qu’il a publiés jusqu’ici, citons «BDPhiles et Phylactères», une introduction à la bande dessinée, «Horrifiantes histoires du Messager boiteux», «PT de rire», illustré par Mix et Remix, «Illusion d’optique» ou «Putain d’AVC» qui ont obtenu un beau succès de librairie. Ceci, ajouté à un demi-douzaine d’ouvrages collectifs.
Roger Simon-Vermot est également l’auteur du scénario de «Eden Weiss», la bande dessinée officielle du Sept centième anniversaire de la Confédération suisse et parolier d’«Une autre vie», chanson gagnante de «La Grande Chance», émission concours de la RTSR. Il a également écrit une série de pièces radiophoniques policières sous le titre de «l’Agence Helvétie» diffusées sur les antennes de la Radio romande. C’est là aussi qu’il a animé durant environ un an «Samedi Soir», une séquence d’une heure sur le Neuvième Art.
Également peintre à ses heures, Roger Simon-Vermot est membre de la Société Suisse des Auteurs et de l’Association des écrivains neuchâtelois et jurassiens. Il se consacre désormais à son œuvre romanesque. (Source: Éditions du roc)
En deux mots
Bérénice se rend en Turquie, à la frontière syrienne pour négocier l’achat d’antiquités pillées sur les sites en guerre. Asim de son côté, en voulant sauver sa sœur Taym des djihadistes va causer sa mort. Contraint à l’exil, il va croiser le chemin de Bérénice. Leurs vies vont alors basculer.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’archéologue, le fossoyeur et la petite fille
Dans un premier roman étonnant de maîtrise Julie Ruocco nous entraîne en Turquie où Bérénice fait du trafic d’antiquités et où Asim a trouvé refuge après avoir vu les siens mourir. Leur rencontre va bouleverser leurs vies.
C’est à l’enterrement de son père que Bérénice a rencontré «L’Assyrien» qui s’est présenté comme un ami du défunt. Nazar, c’est ainsi qu’il s’appelle, lui a expliqué qu’il l’avait été soutenu à son arrivée en France et a proposé à la jeune orpheline de lui trouver un travail. Il devait sans doute savoir qu’elle avait fait des études d’archéologie et qu’elle serait parfaite pour accomplir les missions qu’il allait lui confier, à savoir se rendre à la frontière turco-syrienne et y négocier l’achat d’antiquités provenant des sites conquis par l’État islamique comme Palmyre. Des pillages qui pouvaient aussi s’apparenter à un sauvetage de pièces vouées à la destruction. De retour à Kilis pour une nouvelle transaction, elle va cette fois se trouver confrontée à une situation inédite. À travers un trou du grillage, on lui confie une petite fille. «Bérénice était en train de faire ce que l’on appelle une immense connerie et elle le savait. Elle avait planté le contact suisse devant le camp de réfugiés et était revenue dans la ville en stop avec, dans les bras, une enfant dont elle ne connaissait même pas le nom.»
Mais avant de revenir à Bérénice Julie Ruocco choisit de nous mener de l’autre côté de la frontière où les djihadistes gagnent tous les jours davantage de terrain, semant la terreur et la mort. Asim, qui a vu une grande partie de sa famille mourir choisit de faire fuir sa sœur Taym. Son plan consiste à organiser un mariage fictif afin de permettre au cortège, qui sera aussi composé de candidats à l’exil, puisse franchir plus facilement les barrages. Un plan qui va échouer dans le sang et coûter sa tête à la mariée. Asim la retrouvera décapitée et balancée dans une fosse commune. Dès lors, il ne va pas uniquement vouloir offrir une sépulture digne à sa sœur, mais à tous ceux qui sont tombés. Le pompier se transforme en fossoyeur et même au-delà, en gardien de la mémoire des disparus. La clé USB contenant les récits de vie recueillis par Taym ne le quittera plus. Et quand il sera contraint de fuir et de gagner la Turquie où il pourra profiter de l’assistance de son oncle, il restera hanté par toutes ces vies effacées.
On l’aura compris, Julie Ruocco va faire se rencontrer les deux récits menés en parallèle. Je vous laisse découvrir dans quelles circonstances Bérénice croisera le chemin d’Asim. J’ajoute simplement qu’à partir de ce moment leurs vies, déjà passablement bouleversées, vont prendre une direction inattendue, leurs aspirations trouver un but commun. «Sans doute le monde existe parce que les générations se sont succédé pour le raconter. Je crois que des vies peuvent être libérées du néant parce que quelqu’un les aura entendues. Je crois à la fraternité des mots et des peuples qui se lèvent et chantent alors que tout se tait autour d’eux. Il y a des hommes et des femmes qui se sont tenus droits dans la tempête avant d’être engloutis. Et il faudra bien que quelqu’un le raconte.»
Avec un vrai sens de la narration et une plume sensible qui fait jaillir de la poésie dans les pires moments, on ne peut qu’être impressionnés par ce premier roman bouleversant. D’une puissance peu commune, il montre tout à la fois le côté le plus sombre des hommes et leur face la plus lumineuse. Trouver de la beauté dans le chaos, de l’espoir au milieu des morts qui s’accumulent, n’est-ce pas une belle définition de l’humanité? Après Antoine Wauters et son tout aussi bouleversant Mahmoud ou la montée des eaux, cette rentrée est décidément forte en émotions sur des thématiques très actuelles.
Furies
Julie Ruocco
Éditions Actes Sud
Premier roman
288 p., 20€
EAN 9782330153854
Paru le 18/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi à Thessalonique, en Turquie, notamment à Kilis et En Syrie. On y évoque aussi Palmyre
Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.
Ce qu’en dit l’éditeur
Les destins d’une jeune archéologue, dévoyée en trafiquante d’antiquités, et d’un pompier syrien, devenu fossoyeur, se heurtent à l’ expérience de la guerre. Entre ce qu’elle déterre et ce qu’il ensevelit, il y a l’histoire d’un peuple qui se lève et qui a cru dans sa révolution. Variation contemporaine des Oresties, un premier roman au verbe poétique et puissant, qui aborde avec intelligence les désenchantements de l’histoire et «le courage des renaissances». Un hommage salutaire aux femmes qui ont fait les révolutions arabes.
Les premières pages du livre « Coïncidences
“On vit dans un monde de coïncidences. Un homme et une balle qui se rencontrent, c’est une coïncidence.”
Elle ne savait pas pourquoi, mais les mots d’Aragon tournaient en boucle dans sa tête et elle ne pouvait rien y faire. Cela faisait pourtant longtemps qu’elle n’avait pas relu Aurélien. Elle fixait les grappes d’air qui s’agglutinaient à la surface de son café bouillant. On aurait dit des œufs ¬d’insecte en train d’éclore.
— Bérénice ? Tu m’écoutes ?
Ses yeux se levèrent vers son interlocuteur, un homme d’une cinquantaine d’années. Malgré l’ampleur de son embonpoint, ses grandes boucles serrées en essaims blancs et son teint sombre lui donnaient des allures de pâtre grec. Il plantait sur elle un regard sévère.
— Si tu n’es pas prête, on arrête tout et je trouve une autre fille. C’est un coup trop dangereux pour envoyer quelqu’un qui plane.
C’était comme si les mots avaient percé sa bulle et que la rumeur de la terrasse se déversait lentement en elle. Elle était de nouveau à Paris, en plein cœur du Ve arrondissement. Les vapeurs des percolateurs et de café lui donnaient chaud. Elle eut un mouvement d’épaules pour se délasser, presque un geste de somnambule, avant de lui répondre :
— Je t’ai déjà dit que je pouvais m’en occuper. Et puis, toi et moi, on sait pertinemment que tu ne retrouveras pas de sitôt une autre nièce pour faire ce travail.
Il avait été piqué mais pas convaincu. Il continuait de la regarder avec ce mélange de contrariété et de suspicion qui caractérisait les hommes de son âge. Des hommes sûrs de leur autorité dans un monde qui leur échappait chaque jour un peu plus.
— La dernière fois, j’ai bien réussi à en faire passer plus que prévu. Tu as déjà oublié la marge que tu as pu te faire grâce à moi, tonton ?
Le tonton détourna la tête, le visage un peu de biais comme si, avec sa voix douce et sèche, elle venait de lâcher une grossièreté et qu’il cherchait à s’assurer que personne ne l’avait entendue. Bérénice l’observait toujours. Il lui apparaissait maintenant qu’il avait les yeux trop enflés, la paupière un peu trop grasse pour jouer au vénérable berger. Il avait plutôt l’air d’un amant égaré ou d’un souteneur avec trop de scrupules. Autour d’eux, d’autres couples dépareillés occupaient les tables cirées. Des clients adultères en face de filles sans âge, des faux mécènes en face de vrais paumés et, bien sûr, des directeurs de thèse en pleine séance de mystification devant des étudiants désespérés. Elle pensa avec un brin d’ironie qu’en les voyant, un passant aurait pu hésiter entre ces trois catégories. Et il n’aurait peut-être pas eu tort. Son père lui répétait tout le temps qu’il suffisait d’un rien pour faire un destin, et que tous demeuraient interchangeables.
— Méfie-toi petite, dans ce genre de carrière, on est bonne jusqu’à la prochaine. C’est fini l’époque des Malraux et des Apollinaire. Aujourd’hui si tu te plantes tu y restes, et crois-moi, il suffit de pas grand-chose, d’une coïncidence même.
Elle ne cilla pas.
— Eh bien, on verra tout ça le jour de la ¬prochaine.
Il l’observait boire son café à petites gorgées amères, ses grandes prunelles mates toujours fixées sur lui. Depuis le début, il n’avait pas aimé son regard. Ce n’étaient pas des yeux de femme, ni de jeune homme d’ailleurs. Leur lueur était trop vague pour refléter quoi que ce soit. C’étaient des yeux de chat ou de vieillard rieur, avec toute leur lumière tournée vers l’intérieur. Des yeux impossibles à lire. Les voir plantés dans le visage d’une fille, même brune et banale comme elle, ça lui avait toujours mis un doute. Ou peut-être qu’il devenait trop vieux, tout simplement. Il eut un soupir las et fit glisser une enveloppe sur la table.
— Tiens, ce sont les informations qui concernent ce que tu dois identifier et nous ramener. Pour ce qui est de la logistique et des papiers, tu sais à qui tu dois t’adresser.
Bérénice reposa sa tasse en hochant la tête. Puis, elle attrapa l’enveloppe et se pencha sur lui pour le saluer. Il savait bien que ce signe d’affection était de trop entre eux. Pourtant, il accepta sans broncher son baiser sur la joue. Bérénice n’y manquait jamais. C’était sa façon à elle de dire qu’elle n’oubliait pas leur première rencontre. Cette fois où il était venu l’embrasser avec son odeur de pluie fanée et son imperméable trop étroit. Oui, il devait bien pleuvoir ce jour-là. C’était le jour où elle avait enterré son père. Et elle ne savait pas encore qu’elle venait de faire la connaissance de “l’Assyrien”.
Il s’était présenté comme un ancien ami de son père et peut-être qu’il n’avait pas menti. Elle se souvenait vaguement d’avoir entendu l’histoire de l’arrivée en France, de l’aide qu’il avait reçue d’un camarade, d’un presque frère qu’il ne lui avait jamais présenté.
Elle était seule devant le cercueil. Nazar, parce que c’était son nom, lui avait dit les mots d’usage. Il l’avait serrée dans ses bras. Deux fois. Une lorsqu’il était arrivé au funérarium, la seconde avant de la quitter. C’est là qu’il avait sous-entendu que si elle cherchait du travail, il pourrait l’aider, qu’elle était de la famille après tout et qu’il se doutait bien qu’avec des études d’archéologie, ça ne devait pas être facile. Lui connaissait des gens que ça pouvait intéresser. En y repensant, c’était bien le genre de boulot qu’on ne pouvait entreprendre qu’en famille…
Elle ouvrit la porte de la petite galerie d’art. Le carillon résonna dans la salle. Bérénice avait toujours trouvé que ce bruit était anachronique pour un temple du moderne. Mais elle n’eut pas vraiment le loisir d’admirer les toiles ou les sculptures. Des claquements de talons, solennels d’abord, puis précipités, l’entraînèrent dans l’arrière-salle. Elle eut tout juste le temps d’apercevoir un tailleur bleu avec une jupe un peu courte pour la saison. L’arc des jambes était anguleux. Toujours aussi maigre, pensa Bérénice.
— Bonjour, Olga.
La voix de son interlocutrice claqua dans l’air :
— Je t’ai déjà dit de ne pas venir en pleine après-midi.
— Je ne savais pas que l’on en était à ce genre de précautions…
Olga Petrovna leva les yeux au ciel avec des airs d’héroïne tragique. Sa grand-mère était venue de Pologne. Pour nourrir ses enfants, elle avait arpenté tous les hôtels particuliers de la capitale en se faisant passer pour une duchesse russe dans l’espoir de revendre à bon prix des bijoux contrefaits. Sa fille avait perdu le faux accent mais avait gardé les réseaux d’acheteurs. Olga, c’était déjà la troisième génération, celle qui avait investi dans l’art contemporain en achetant très cher une réputation de respectable initiée. Une vitrine parfaite pour qui voulait protéger des activités d’un autre genre.
— C’est tout le drame de notre situation ! Il nous faut faire le travail des justes avec des précautions de criminels.
En plus du carnet d’adresses bien rempli, Olga avait hérité d’un goût prononcé pour la mise en scène. Bérénice sortit l’enveloppe de sa poche :
— Et as-tu pris toutes les “précautions” nécessaires pour le prochain vol ?
L’expression de Mme Petrovna hésitait entre l’horreur et l’indignation.
— Tu peux provoquer, mais sache que ce sont sur les petits vols d’aujourd’hui que se bâtissent les grandes collections de demain !
— Je ne parlais pas de la transaction, mais du voyage en avion.
La quadragénaire rougit un peu. Il y eut un instant de flottement pendant lequel elle chercha un dossier sur le bureau encombré. Elle le tendit à Bérénice avec empressement.
— Voilà, en plus du passeport nous avons ajouté quelques livres turques, au cas où tu devrais rester là-bas plus longtemps.
Bérénice ne répondit rien et se saisit de la liasse. Elle était presque sortie lorsqu’elle entendit jeter par-dessus son épaule :
— Ne t’y attarde pas trop, il paraît que la situation empire tous les jours…
Le carillon tinta de nouveau quand elle franchit la porte. Elle n’avait pas peur. Avec le temps ces allers-retours étaient devenus une vague habitude. Elle rentrerait ce soir dans sa chambre sous les toits, elle mémoriserait le contenu de l’enveloppe, les objets précieux qui y étaient détaillés, et demain, elle prendrait l’avion pour aller les chercher. En pensée, elle retraçait déjà tous les fils possibles de leurs origines. Elle imaginait des destins d’argent et de pierre qui enjambaient les siècles, traversaient les hasards du temps et de l’histoire. Des bijoux millénaires qui n’avaient plus nulle part où se poser et laissaient leur or couler dans les veines des trafics d’antiquités et le ventre des marchés noirs. Elle se souvenait qu’étudiante, elle s’émouvait de ces héritages dispersés, sacrifiés par l’avidité des vivants. Plus maintenant.
Bérénice avait ouvert l’enveloppe. C’était une série de photographies imprimées sur du papier froissé. Tout un tas de joailleries antiques : des émaux d’Égypte, des grenats de Mossoul, des broches verrotées, mais aussi des lapis-lazulis sumériens et des ceintures d’or et de cuivre de la période hellénistique. Bérénice y recensa même une tiare martelée et des ferrets granulés d’or avec, en vrac, des restes d’ornements d’Ebla, de Mari. Parmi les trésors des receleurs, elle remarqua une parure qui lui sembla réellement authentique et facile à revendre. Des colliers et des boucles d’oreilles datant certainement de l’époque de Dioclétien. Ils devaient avoir été retrouvés quelque part dans une des nécropoles qui entouraient Palmyre. Son cœur se serra. “Palmyre”. Rien que le mot lui était douloureux.
Elle était à l’hôpital lorsqu’elle avait regardé, hébétée, les images qui défilaient sur les chaînes d’information. Des vidéos en haute résolution d’une destruction sauvage et cette impression d’engloutissement absolu qui s’était emparée d’elle alors qu’elle était assise près de son père endormi. Des drapeaux noirs flottaient sur Palmyre. Bérénice n’avait suivi que très distraitement la montée de cette marée. Pendant tous ces mois, sa principale préoccupation avait été de veiller son père. Mais aujourd’hui, l’orage qui grondait avait éclaté. C’était comme si quelque chose s’était réveillé dans les entrailles du désert et venait réclamer aux hommes sa part de néant et de folie. Elle était restée figée. Ce n’était pas seulement une ville qui tombait, des cohortes fanatiques se dressaient du fond des âges pour en finir avec la civilisation, pour anéantir tout ce en quoi elle et son père croyaient. Les scènes tournaient en boucle. Elle ne savait même plus à quel moment il avait cessé de respirer. Elle se rappelait juste l’après-midi il y a très, très longtemps, où il lui avait dit qu’il l’emmènerait au pied du temple de Baal. Vers la fin, elle pensait que, lorsqu’il divaguait, l’esprit de son père allait rejoindre les temples. Il partait revisiter ses mausolées, murmurait ses chansons anciennes dans les vents chauds. Au milieu des vapeurs d’antiseptiques, cette image l’apaisait.
À la télévision, les masses continuaient de s’abattre sur les statues, les pierres étaient défigurées à coups de pic. Bérénice avait la sensation que c’était le corps de son père qui était supplicié. Dans chacune des colonnes, dans chaque arc réduit en poussière, c’était son corps à lui qu’on dépeçait, là, devant ses yeux, et elle était impuissante. Toutes les histoires qu’il lui avait racontées, tout ce qu’il n’avait pas eu le temps de lui dire et tout ce en quoi elle espérait était dynamité, renversé, piétiné. Son père était mort, Palmyre tombée. Elle était seule au monde, prisonnière de ruines qui n’existaient plus.
D’abord, elle n’avait pas réagi, c’était comme rater une marche dans le noir ou rêver que l’on se réveille. On essaie de se reprendre, sauf qu’à cet instant, la chute n’a pas de fin. On ne saisit pas, on n’entend plus rien. Les noms et les parfums vous parviennent comme à travers une brume. Blanc. C’était la couleur de son deuil. Celui d’un homme qu’elle avait aimé sans le connaître. Celui d’un pays qu’il avait toujours porté en lui comme une blessure. Était-il kurde, turc, ou syrien ? Son père ne lui avait jamais rien dit et il était mort avant qu’elle puisse le lui demander vraiment. Qui était-il, ce passionné d’art et d’histoire qui avait si bien tu la sienne ? Un simple immigré ? Un amoureux des Lumières et de la littérature française ? À la fin, il était devenu professeur de français. Remplaçant. C’était sa fierté, lui qui récitait les alexandrins avec un accent improbable.
Par amour pour Racine et le théâtre, il avait nommé sa fille d’après l’une de ses pièces. Par amour pour elle et par superstition aussi, il n’avait pas choisi une véritable tragédie : Titus et Bérénice. Aucun assassinat et pas de vengeance, simplement l’histoire d’un départ ou peut-être celle d’un retour. Celui de la reine de Palestine. “Bérénice”. Cette façon qu’il avait de l’appeler en ourlant le r. Un peu comme une promesse, un peu comme une menace.
— Son destin est de quitter Rome pour retourner là-bas, disait son père.
— C’est où, “là-bas” ?
Il ne lui avait jamais répondu et elle s’était sentie bête. Bête et ingrate, parce qu’elle osait lui poser la question de l’exil alors qu’il s’était battu pour lui offrir “la plus belle République après Rome”. Petite, il l’avait bercée avec des chants dont elle ignorait la langue, lui avait narré des mythes inconnus. Il l’avait élevée seul, lui inculquant la pudeur des filles et l’esprit d’un garçon timide, nourrie d’amour et assoiffée d’histoire. Se doutait-il que c’étaient ses silences qui l’avaient jetée à l’assaut du temps et des chantiers d’archéologie ? Accoucher le passé, voler des choses au néant, voilà ce qu’elle faisait de mieux. Combien de fois avait-elle envié ces bijoux déterrés du sable ? Elle aurait voulu qu’on se penche sur elle avec la même délicatesse, qu’on dissipe les secrets du passé et remonte le fil de son histoire.
Alors, quand l’Assyrien était venu à elle pour lui demander de ramener les débris de Palmyre, de Mossoul, elle avait accepté. Oui, elle lécherait les miettes, elle gratterait ce qu’il restait avec les ongles et ramènerait ce qui pouvait encore être sauvé. Tant pis si elle se rendait complice du massacre, tant pis si elle devait racheter les dépouilles aux bourreaux et négocier le prix du sang. Tout cela n’avait plus d’importance.
Dans le fond, elle aurait fait une très mauvaise archéologue. C’est ce que Bérénice pensait dans l’avion qui l’amenait en Turquie. Sans qu’elle les convoque, ses souvenirs d’étudiante non diplômée remontaient à la surface. Pour ses professeurs, elle manquait de passion ou, au contraire, souffrait d’une vision trop romantique du métier. Une vision naïve, un peu mythologique aussi.
— Les ruines n’ont pas toute une philosophie enfouie, ce sont parfois juste la trace d’un passé révolu et qui persiste, l’avait prévenue une enseignante.
Bérénice ne l’avait pas vraiment écoutée, trop pressée de se confronter aux ouvrages des hommes et du temps mêlés. Elle-même ne s’expliquait pas son appétit pour l’effondrement et ce qui y survivait. Le passé avait son secret, cette fécondité des cimetières qui réensemençait un présent forcément orphelin. Elle était hantée par les gloires révolues, les défaites enterrées. L’image même du néant, sa puissance fantomatique s’entremêlait sans cesse à sa réalité. Bérénice était avide de chaque trace ou témoignage décalé d’un monde à rebours de la mort. Sa tendresse pour ces récits anonymes n’avait pas de limites, comme si les existences jetées en pâture au temps pouvaient remplacer les manques de la sienne, les silences d’une famille éteinte, sans mémoire. Bérénice chérissait tout ce qui portait la marque de l’histoire parce qu’elle n’en avait pas, du moins c’est ce qu’elle croyait.
Au début du semestre, sa plume recopiait avec fébrilité les mots des professeurs. Elle notait les bonnes phrases, les expressions qu’elle voulait retenir comme des prières : “lire le sol comme un livre”, “faire l’autopsie du temps”. Toutes ces promesses kitschs qui impressionnaient tant les gamines précaires et qui lui avaient laissé un goût d’inachevé. Elle s’en voulait d’y avoir cru avec tant de docilité. Au fil des semaines, elle avait vu ses espoirs s’effriter sous ses doigts impatients. Elle restait évasive lorsque son père lui posait des questions sur ses travaux. Elle n’osait pas lui parler du manque de financement, des cafés qui s’étiraient en débats interminables, de l’inertie administrative, de la morgue des conférenciers et de leurs sectes d’élus. Elle ne voulait pas entailler sa fierté, diminuer les sacrifices qu’il avait faits pour lui permettre d’intégrer cette école. Elle était pourtant loin d’être la dernière. Au contraire, elle faisait son possible pour plier sa nature rêveuse aux exercices d’archives, de taxinomie ou de frise temporelle. Malgré cela, Bérénice gardait toujours en elle l’instinct de la dévastation, le désir aussi un peu profane de révéler l’invisible. Elle savait s’approprier des images, des formes et des couleurs qui n’existaient plus et qui pourtant continuaient de lui apparaître dans toute leur singularité. Mais plus que tout elle avait soif de terrain et ne manquait jamais une occasion de participer aux fouilles, comme cette fois où elle avait signé pour un chantier d’été dans les environs de Thessalonique. Des amies avaient essayé de la mettre en garde :
— Méfie-toi, il n’y a presque pas de filles dans ce séminaire.
C’est seulement sur place qu’elle avait compris ce que cela impliquait. Un kilomètre carré de poussière réservé aux protégés des grands pontes de l’école. Elle n’y était pas la bienvenue. Le chantier avait ses propres règles, sa hiérarchie. Il y avait les laborieux et les étudiants étrangers qui creusaient pendant que les héritiers parlaient ambition et avancement. Les rares filles présentes avaient le droit de moins transpirer au soleil à condition d’endurer avec le sourire les remarques suffisantes des responsables. Bérénice, bien sûr, creusait. Le protocole ne s’arrêtait pas là. Dès qu’un étudiant, à bout de sueur, approchait d’une zone intéressante, d’un début de vestige, il était prié d’en référer aux chargés de chantier, lesquels appelaient le professeur. Ce dernier leur faisait l’insigne honneur de se déplacer pour frétiller triomphalement du pinceau excavateur. C’était le jeu, ça et taper des pieds sur la terre battue pour faire fuir les serpents qui infestaient la zone. Bérénice s’en était accommodée. »
Extraits
« Bérénice était en train de faire ce que l’on appelle une immense connerie et elle le savait. Elle avait planté le contact suisse devant le camp de réfugiés et était revenue dans la ville en stop avec, dans les bras, une enfant dont elle ne connaissait même pas le nom. Encore une fois, ça s’était produit. Elle avait répondu à l’appel du vent et du soleil, comme ce jour-là avec la Furie. Toutes ses certitudes s’entrechoquaient dans une panique amère. Elle réfléchissait. Elle pensait à sa vie, au rapport qu’il devait bien y avoir entre cette existence qui s’était dépliée passivement en elle et ce violent sursaut. Depuis son enfance, elle était hantée par une passion de l’absolu et de l’invisible. À présent, cette passion l’avait menée des chantiers de Thessalonique à la frontière de la guerre. Sur ses genoux, la respiration de la petite s’accélérait à mesure qu’elles approchaient de la ville. Bérénice sentait son corps transpirant se recroqueviller dans les virages. Elle s’insultait intérieurement. Elle n’était qu’une trafiquante, une voleuse. D’abord les ruines et maintenant l’enfant. Bérénice savait qu’elle outrepassait toutes les règles. Elle échangeait les destins, modifiait des trajectoires à défaut d’en avoir une. » p. 87
« La peur, avait-elle écrit, est obscurité et solitude. Elle est un manque absolu de repères qui nous isole, nous prive de notre force. Le ressort de notre lutte n’est pas l’annihilation de l’adversaire, mais la revendication forcenée de rester des humains, avec notre nom et notre histoire.” Il n’était jamais question de Dieu ou de drapeau dans ses notes, seulement des hommes. En parlant avec les survivants des prisons, elle avait compris que même les bourreaux suivaient des protocoles, ils avaient leur méthode et leur signature. Les pratiques de l’ombre étaient rationalisées : pour chaque victime, il devait y avoir une identité et une famille à contacter. Nommer l’horreur, chiffrer un massacre, c’était déjà lutter contre l’écrasement de la pensée, surmonter le fantasme et, peut-être, s’y préparer.
Bérénice retrouvait beaucoup de traces d’entretiens avec d’anciens prisonniers du régime. “Éclairer les contours du monstre, délimiter son empire mouvant pour le priver de l’ombre qui le nourrit”, c’est ce que cette femme avait écrit en anglais au-dessus d’une série de retranscriptions. Une sorte de défi ou de prière. Elle connaissait l’histoire, les mécanismes des massacres, les rumeurs qui entretenaient la mémoire de la peur. Elle savait que contre l’instinct du désespoir, il fallait la clarté brute des faits, qu’il fallait chiffrer l’horreur pour lutter contre le silence et l’oubli. L’endormissement des consciences, la paralysie des forces prenaient leur source dans l’impossibilité de la parole, dans l’effacement des preuves et l’impunité des bourreaux ordinaires. C’était contre tout cela que la sœur d’Asim avait décidé de se battre.
Son travail titanesque n’appelait jamais la vengeance, seulement la justice et la mémoire. Parfois, à la résurrection des ombres succédait une écriture brisée. Bérénice ouvrait des articles inachevés, des fichiers incomplets. La parole se raréfiait, se désarticulait par à-coups. À ces endroits, on ne lisait plus que des tirets amers :
« 21 août 2013_utilisation d’arme chimique dans la Ghouta_ silence de la communauté internationale_ pas d’intervention. » »p. 178-179
« Il fallait bien dérober le feu là où il avait été allumé, là où il pouvait encore éclairer, purifier le cœur des hommes. Ramener au jour ce qui avait été enterré dans le secret des cimetières, voilà ce qu’elle devait faire et elle devait le faire aux côtés des cultures qu’on condamnait à force d’indifférence. C’est à travers l’enfant qu’elle avait compris tout cela et puis, Bérénice avait croisé le courage de femmes capables de danser au milieu des ruines et ça, c’était planté au fond d’elle. Jamais elle ne s’était sentie aussi forte, jamais elle n’avait été aussi démunie. Dans sa poche, la clé de Taym pesait plus lourd que toutes les pierres de chantier, plus lourd que la terre des siècles qu’il fallait déblayer. À présent, Bérénice savait qu’elle avait trouvé une mémoire universelle, un écrin d’horreur et d’espoir : le trésor de la Furie.
— Sans doute le monde existe parce que les générations se sont succédé pour le raconter. Je crois que des vies peuvent être libérées du néant parce que quelqu’un les aura entendues. Je crois à la fraternité des mots et des peuples qui se lèvent et chantent alors que tout se tait autour d’eux. Il y a des hommes et des femmes qui se sont tenus droits dans la tempête avant d’être engloutis. Et il faudra bien que quelqu’un le raconte.
— Pourquoi toi ?
C’était la première fois que Bérénice croisait réellement son regard :
— Peut-être parce que pendant longtemps je n’ai rien écouté, j’ai refusé de les voir, de les entendre, Aujourd’hui, je ne souhaite pas parler à leur place, je veux simplement parler d’eux. Je veux parler, pas parce que je suis la seule à connaître la vérité, mais parce qu’après ça, j’aspire au silence. » p. 213
Âgée de vingt-huit ans, Julie Ruocco, ancienne étudiante en lettres et diplômée en relations internationales, a travaillé au Parlement européen pendant cinq ans. Passionnée par les cultures numériques, elle a publié un ouvrage de philosophie esthétique : Et si jouer était un art ? Notre subjectivité esthétique à l’épreuve du jeu vidéo (L’Harmattan, 2016). Furies est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)
En deux mots
En 1959, à la suite d’un crash aérien quatre enfants, deux garçons et deux filles, se retrouvent sur une île perdue du Pacifique. Chacun avec son histoire, ils vont désormais apprendre à vivre ensemble, à se réinventer. Rejoints par des créatures et des esprits, ils vont devoir choisir entre civilisation et sauvagerie.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Quatre enfants sur une île du Pacifique
Deux garçons et deux filles, rescapés d’un accident d’avion se retrouvent sur une île du Pacifique où ils vont devoir réinventer leur vie. Avec «Okoalu» Véronique Sales nous offre un joli conte philosophique sur l’humanité et ce qui la définit.
Disons-le d’emblée, il n’est pas très aisé d’entrer dans ce roman, car à l’image des protagonistes qui sont totalement désorientés sur l’île où ils viennent d’échouer, Véronique Sales a choisi de rendre par l’écriture cette confusion des sentiments et des impressions. Mais il suffit de se laisser porter par les images, par les pensées qui s’entrechoquent et petit à petit tout devient plus clair. Sur les pas d’Ingvar, douze ans, on va petit à petit déchiffrer ce nouveau monde. Quand le garçon prend conscience de ce qui lui est arrivé, il est seul et se demande où sont passés les autres, ceux qui ont pris l’avion avec lui en Australie en direction de l’Angleterre.
Il y a quelques minutes, son frère Sven, six ans, était pourtant avec lui. Un moment d’inattention aura suffi pour qu’il disparaisse. Pourtant il aurait tant besoin de lui, tant besoin des autres sur ce minuscule confetti perdu dans le Pacifique et sur lequel il va devoir désormais apprendre à vivre. De l’avion et du crash, on ne saura guère plus, car tout le récit se concentre sur la petite communauté, le microcosme rassemblé ici.
Car Ingvar vient d’apercevoir deux filles, celles qui étaient assises quelques sièges plus loin dans l’appareil, les anglaises Glencora et Mildred. Avec Sven, qui finit par réapparaître, ils sont les seuls survivantes.
Les premiers jours passent avec l’assurance que les secours ne vont pas tarder. Alors on s’organise pour trouver à boire et à manger, on organise un peu l’attente.
Seulement voilà, les jours passent sans qu’aucun signe extérieur ne leur parvienne. Il faut alors penser une nouvelle existence, à un nouveau mode de vie qu’ils peuplent de leurs souvenirs, de leurs histoires personnelles. Leur familles respectives et leurs connaissances viennent enrichir leur quotidien en même temps. Ces histoires qui les ont construits et dont les autres vont pouvoir profiter, car les grands – Glencora et Ingvar – ressentent le besoin de guider les petits – Mildred et Sven – vers la civilisation. Des règles dont leur instinct les pousse à s’affranchir, à vivre plus sauvagement.
Le tour de force de Véronique Sales est d’avoir réussi ainsi à effacer la frontière entre le réel et l’imaginaire. Voilà Ingvar, Sven, Mildred et Glencora rejoints par ceux qui sont restés en Suède, en Angleterre, aux Pays-Bas. Mieux, des bruits ou des curieuses traces, des faits un peu mystérieux vont renforcer cette idée qu’ils ne sont plus seuls et que des sauvages les épient, tout autant que les esprits qui les accompagnent.
La hiérarchie qui s’était imposée avec la nécessité de survivre devient de plus en plus pesante et lourde. Pour quelle raison faudrait-il se conformer à des règles? Se soumettre à un chef? Voilà les questions qui vont transformer le roman en un conte philosophique sur la définition de l’humanité, entre l’éducation et la peur, les besoins primaires et l’instinct animal.
Okoalu
Véronique Sales
Éditions Vendémiaire
Roman
276 p, 18 €
EAN 9782363583642
Paru le 19/08/2021
Où?
Le roman est situé sur une île du Pacifique, dans l’archipel des Lau. On y évoque aussi Cairns, la Suède avec Stockholm, Lulea et Lidingö, l’Angleterre et notamment Londres et Newcastle, les Pays-Bas et Niekerk, l’Italie et notamment Rome, Pérouse ou encore Orvieto, sans oublier Townsville.
Quand?
L’action se déroule en 1959 et les années suivantes.
Ce qu’en dit l’éditeur
C’était un matin du mois d’octobre 1959, à l’aéroport de Cairns ; comme il était très tôt, il faisait froid.
Quatre enfants, issus de deux familles différentes, montent dans un avion qui doit les emmener en Amérique, et de là en Europe où ils retrouveront des parents qui n’ont jamais fait preuve de beaucoup de sollicitude à leur égard. Ils n’arriveront pas à destination. Quand l’appareil sombre dans l’océan Pacifique, ils abordent, seuls rescapés du désastre, dans une île, qu’ils croient déserte, de l’archipel des Lau. Ils y resteront des années, au cours desquelles ils feront l’apprentissage de la solitude, celle de la sauvagerie et, pour finir, celle de la séparation. La survie, le renoncement, le poids de l’histoire individuelle et la possibilité d’y échapper : tels sont les thèmes que ce livre explore, dans une subtile polyphonie où se mêlent souvenirs, contes aborigènes et légendes scandinaves, et où se fait entendre, à chaque page, puissante, inexorable, la voix de la nature.
Les premières pages du livre
« Un morceau de bois avait attiré son attention. Il s’en approcha précautionneusement, comme de quelque chose de vivant, mais c’était mort, un amas de branches que le vent avait bousculées et qui avait pourri là, chaud, inerte, comme tout autour de lui. L’ombre des palmiers, de ce côté-là, était si épaisse qu’on y voyait à peine, et tout le reste déformé, rutilant, à l’éclat du jour.
Où étaient les autres?
Il s’éloigna un peu de l’océan. Il marchait avec difficulté, avec étonnement aussi, comme s’il avait avancé sur une mousse épaisse qui dans cette ombre paraissait bleue, comme si, en dessous, quelque chose avait subsisté, mouvant, trompeur. Plus loin, derrière les arbres, les feuilles plutôt, gigantesques, d’un vert cru, si luisantes qu’elles paraissaient laquées, qui tenaient lieu de tronc, de frondaisons, de tout ce qui d’ordinaire fait un arbre. Il entendait le bruit d’une eau qui ruisselait. À cette distance, il en ressentait la fraîcheur. Le ciel, et sa clarté, l’effrayaient: sûrement, une fois sorti de la forêt, on était moins à l’abri.
C’est alors qu’il le vit: il se tenait là, tout près, et le regardait. Quand il eut repris son souffle, que la terreur avait suspendu, il fit, sans réfléchir, quelques pas au-devant de lui — tout valait mieux que d’être seul. Et comme il avançait dans l’ombre traversée de lumière, il en discerna mieux les contours, le volume, la masse sombre, hérissée. Le cri des oiseaux, à cet endroit, semblait moins strident. Des rochers affleuraient, lisses, étagés. Le voile des feuilles, agité par le vent, retombait au-dessus du visage noir. C’était un homme, grand, taillé dans le bois une curieuse qualité de bois, imputrescible, rêche au toucher, troués de crevasses et d’entailles. Il avait au cou un collier de coquillages aux formes si compliquées qu’on les aurait dits soufflés dans le verre, à la place des yeux des galets polis, d’un blanc de craie, qui regardaient, sur la tête un curieux chapeau de forme plate.
Sven l’observait avec tant d’attention qu’il en oublia un instant le soleil jaune et blanc, acéré, au point qu’il dut reculer.
Assis dans l’ombre, il l’observait encore. Le temps avait atténué les traits les plus saillants de son caractère. Ses lèvres étaient serrées comme s’il avait été déterminé à ne plus prononcer aucune des incantations que l’on attendait de lui, ses poings fermés, les deux bras ramenés le long du corps; sur son visage, grave et proéminent, un air narquois, ou de désappointement. Sa contenance solennelle, effritée, ne paraissait pas peser bien lourd, à l’échelle de tout ce qui bruissait autour, toute la vie qui s’était accumulée là et bientôt l’emporterait, le lierre, les orchidées sauvages enroulées autour de lui, l’ombre éclaboussée de lumière, le bourdonnement des insectes, le cri des oiseaux, le bruit de l’eau. Il demeurait, au milieu de cette exubérance, hiératique, ses yeux blancs tournés vers la lisière et, au-delà, le large, d’où venait Sven.
Il se releva et se tint tout près du visage pétrifié, appuyant sa paume sur le bois tiède, irrégulier. Un papillon en sortit, orange, énorme.
L’eau l’appelait. Il alla jusqu’à elle: un ruisseau qui roulait sur un fond de sable blanc. Il s’allongea au bord et but autant qu’il put, dans sa main ouverte. Il en passa sur ses cheveux, que la sueur avait collés, sur son visage — il avait tant pleuré. Il décida d’en remonter le cours, parce qu’elle allait sans se soucier de lui, et lui parlait, pourtant, dans la transparence du jour. Il était difficile de progresser par là, au milieu des ronces. Il batailla jusqu’à n’avoir plus de courage — plus rien que l’envie de dormir, d’attendre là la fin du monde, Peut-être, quand on mourait là, se transformait-on en statue de bois dressée sous les étoiles, d’où sortaient, leurs ailes déployées, des papillons chamarrés aux reflets de cinabre?
Il sut que le temps avait passé parce que le soleil avait changé de place. Il était descendu sous la ligne des arbres; on le distinguait à travers, incandescent, à l’horizon.
La bourrasque se leva d’un coup, éparpillant les feuillages à la surface de l’eau. On aurait dit des nénuphars, se bousculant dans le courant et tournoyant, emportés, avant de disparaître.
Il fut surpris par l’averse: des gouttes tièdes, espacées, tambourinantes, légères comme l’est la pluie, pendant les soirées de printemps, au-dessus des étangs, du côté de Boden, et il en fut comblé; cette eau bienfaisante le rendait à la vie — une autre forme de vie, antérieure, magique. Derrière elle avançaient des nuages effilochés.
Où étaient les autres?
Il imagina qu’il les retrouverait s’il continuait à remonter le cours de l’eau. À mesure qu’il avançait, le bruit résonnait plus fort. C’était rassurant, d’une certaine manière; cela avait tout recouvert. Il n’y avait plus, dans l’après-midi miroitante, que Sven et l’eau.
Tout à coup, il se trouva face à une falaise de basalte, si haute qu’elle touchait au ciel, d’où tombait une cataracte. Le vacarme l’étourdit. Il semblait que, derrière lui, ramassée, toute l’étendue des arbres et des fourrés, tout ce qu’il avait traversé, se fût immobilisé en même temps que lui, ayant choisi d’attendre, avec lui, ce qu’il adviendrait, désormais, des mille pensées qui s’emmêlaient à ce moment, ténues, changeantes, dans son esprit, avec la fatigue et l’avidité.
À peine étendu sur le sol il s’endormit, la muraille au-dessus de lui. Plus haut encore, les nuages filaient, blancs, rapides, comme des chevaux échappés. »
Véronique Sales a publié plusieurs romans, parmi lesquels Un épisode remarquable dans la vie de Trevor Lessing (Éditions du Rocher, 2004), Le Livre de Pacha (Éditions du Revif, 2010) et Les Islandais (Pierre-Guillaume de Roux, 2011). (Source: Éditions Vendémiaire)
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En deux mots
Renaud, quinquagénaire aussi riche que dépressif, promène sa mélancolie le long de la côte belge, accompagnée de son ami d’enfance et de quelques femmes qui l’empêchent de sombrer. Jusqu’au jour où il engage Teodora, une émigrée salvadorienne, dont les mystères vont le fasciner.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague»
C’est du côté d’Ostende qu’Emmanuelle Pirotte nous entraine avec son nouveau roman, superbe de mélancolie de d’humanité. Avec à la clef la rencontre d’un quinquagénaire dépressif avec une émigrée salvadorienne.
Pour son cinquième roman, Emmanuelle Pirotte a choisi de mettre en scène une famille de haute-bourgeoisie belge, ou ce qu’il en reste. Renaud en est le symbole à la fois le plus fort et le plus faible. Le plus fort parce qu’il rassemble tous les traits caractéristiques de sa lignée et le plus faible parce qu’après une tentative de suicide avortée dans sa jeunesse, ce quinquagénaire promène son mal de vivre en étendard.
Autour de lui, le personnel de maison vaque à ses occupations, à commencer par Staline. C’est ainsi qu’il avait surnommé Angèle, à son service depuis plus de quarante ans, et qu’il avait conservé malgré toutes les brimades qu’elle lui avait fait subir jeune, Jacqueline la cuisinière et son mari Henri, l’homme à tout faire. Mais c’est Teodora Paz, née à San Salvador le 20 novembre 1995, qui va jouer un rôle majeur dans cette histoire. Pour l’heure, elle s’occupe de trois enfants d’une famille belge installée à Marbella. Mais nous y reviendrons. Le premier cercle, autour de Renaud, se compose de François, le fils de la cuisinière, qui est l’ami de Renaud depuis ses six ans et qui partage avec lui son spleen, lui qui s’est jamais remis de la perte de son épouse, suite à un cancer. Licencié, il a vivoté grâce à des petits boulots avant de se retrouver au chômage et n’a plus vraiment envie de retrouver du travail. Clarisse, en revanche, est plus lumineuse. C’est auprès de cette tante, installée en Angleterre, qu’il trouve refuge depuis qu’il est adolescent.
Complétons enfin le tableau avec Sonia, la prostituée moldave qu’il «loue» régulièrement, Brigitte qui milite dans l’humanitaire et Tarik, le dealer dont il vient de faire la connaissance et lui procure de la coke et du crack.
Alors que Renaud est en Angleterre, il apprend le décès d’Angèle et regagne la Belgique. C’est à peu près au même moment que la famille qui emploie Teodora décide de rentrer dans son plat pays. Quelques jours plus tard, à l’instigation de François, Renaud décide de prendre Teodora à son service. La Salvadorienne, dont on découvre petit à petit le trouble passé, et le bourgeois dépressif vont alors entrer dans une curieuse danse qui va les transformer tous deux.
Emmanuelle Pirotte réussit un roman d’une grande richesse, qui colle parfaitement à cette ambiance si bien rendue par Brel Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu Avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner Avec le vent du nord qui vient s’écarteler
En suivant Renaud et sa mélancolie, ses pensées morbides, la romancière parvient tout à la fois à nous le rendre attachant, malgré ses côtés insupportables. Il en va du reste de même de ses autres personnages, avec leur failles et leur humanité, lovés dans une écriture dont chacun des mots résonne, tout à tour sarcastique ou drôle, poétique ou crue. Une écriture aussi dense qu’addictive, une petite musique qui nous suit longtemps…
Rompre les digues
Emmanuelle Pirotte
Éditions Philippe Rey
Roman
272 p., 20 €
EAN 9782848768663
Paru le 4/03/2021
Où?
Le roman est situé en Belgique, principalement du côté d’Ostende, mais aussi à Bruxelles, Bruges, Gand. L’Angleterre et notamment St Margaret-at-Cliffe près de Douvres, l’île de Man et de Jersey, Canterbury et Birmingham sont également mentionnés ainsi que les lieux de villégiature comme Courchevel, Saint-Tropez, le lac de Côme, Marbella. On y évoque aussi San Salvador et la région napolitaine.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Sur les rives de la mer du Nord, Renaud coule des jours malheureux dans sa maison de maître, malgré l’attention de ses amis, presque aussi perdus que lui: François, vieux chômeur lunaire, et Brigitte, investie auprès des migrants. Ni les rencontres régulières et souvent dangereuses avec Tarik, son dealer, ni les voyages sporadiques en Angleterre chez l’excentrique tante Clarisse ne viennent guérir son dégoût de l’existence. À la mort de sa vieille gouvernante, Renaud recrute Teodora, jeune Salvadorienne taciturne, sans connaître son violent passé… Dans la grande demeure remplie d’œuvres d’art et de courants d’air, entre ces deux écorchés s’installe alors un étrange climat de méfiance et d’attraction.
Avec un humour mêlé de tendresse, Emmanuelle Pirotte brosse un portrait vitriolé de notre Occident épuisé. Mais elle esquisse également la possibilité d’une rédemption. D’Ostende à Douvres, en passant par l’Espagne et l’Amérique latine, nous marchons dans les pas de personnages intenses et fragiles qui se heurtent à leurs démons, à la violence et à la beauté du monde. Renaud et Teodora sortiront ils de leur profonde nuit pour atteindre l’aube d’une vie nouvelle ?
Les premières pages du livre
« Les premiers accords martèlent l’intérieur de sa tête. Renaud est à peine réveillé que cette satanée musique vient aussitôt lui vriller les tempes, à moins qu’elle n’eût été déjà là avant son réveil, ta tam, da ba da ba da ba da, ta ta ta ta ta ta, tam tam, à vous rendre fou, d’éblouissement, d’agacement, c’est syncopé et fluide, raide et souple, ça exprime tout et ça n’exprime rien, ça vous dit combien vous êtes un crétin et, nonobstant ce fait, quelle fine intelligence, quelle profonde sensibilité est la vôtre, à vous, vous l’Élu qui avez le privilège de connaître cette musique, de l’aimer, de la jouer, même mal, mais qu’importe. Ça vous piège, vous inonde du sentiment que peut-être vous n’êtes pas irrévocablement perdu. Dieu ne vous aurait pas abandonné, ta ta tam ? Même si vous pensez avec Cioran que Dieu doit tout à Bach, et non l’inverse, cette musique qui ébranle votre âme et votre carcasse tout entière vous rend perplexe, creuse fugitivement le sillon du doute.
Tam tam, da ba da ba da ta ta, ta ta, ça vous poursuit, mais non, c’est vous qui vous tuez à courir après ce flux d’accords qui semble ne jamais devoir s’arrêter, vous laissant toujours orphelin et cependant tout plein de lui. C’est implacable presque martial mais cela déborde de désinvolture arrogante, c’est désincarné, et ça met vos sens en pagaille. Et puis il y a aussi quand même, si, si, si, il faut être honnête, il y a sans conteste ce truc très boche, très carré, une forme de parfait ordonnancement germanique, eine perfekte Bestellung, rien qui dépasse, les notes à leur juste place, se dévidant au pas de l’oie.
Il a eu le malheur de dire ça récemment à un dîner de cons, et tout le monde a bien ri. Il a aussitôt protesté de son absolue sincérité ; ça a jeté un grand froid. Une des bonnes femmes est d’origine allemande, lui a bavé son voisin de table au creux de l’oreille, et Renaud a répondu que c’était précisément la raison de sa remarque, puis il s’est levé solennellement, s’est excusé auprès de la Teutonne, a porté un toast au génie allemand, à Bach et à ce cher Nietzsche. Cela n’a pas vraiment détendu l’atmosphère et on lui a fait comprendre qu’il valait mieux regagner son chez-lui. Il avait refusé un taxi, était reparti à pied par les rues détrempées, transi et titubant, se maudissant d’avoir accepté l’invitation de ces parvenus qui avaient fait fortune dans le nettoyage industriel.
Il entend des pas dans l’escalier. C’est Staline qui arrive avec son plateau d’argent où trône la cafetière fumante en vieux Sèvres, ainsi que la tasse et la soucoupe assorties. Staline et son groin hypocrite, son tablier blanc immaculé, son haleine de fleurs pourries et ses gestes d’une servilité congénitale. Il avait donné ce surnom à la domestique quand il avait sept ans, juste après qu’elle l’avait enfermé pendant trois heures seul dans la cave, plongé dans une obscurité totale. C’était la punition qu’elle infligeait à Renaud pour avoir laissé entrer un chaton abandonné dans la cuisine. Malgré la peine et l’amertume, frémissant d’effroi dans le sous-sol glacial, son cœur blessé d’enfant instruit avait quand même préféré Staline à Hitler. Il aurait pu choisir Franco, car Angèle et le tyran étaient de la même race de bouffeurs de paëlla, de joueurs de castagnettes et de sacrificateurs de taureaux. Mais Franco ne lui semblait pas assez cruel pour soutenir la comparaison avec la bonne.
Hiiiiiiiii ! Combien de fois lui a-t-il demandé de graisser les gonds de la porte de sa chambre ? Voici que pénètre dans la pièce le plateau étincelant, surmonté par la formidable paire de seins inutiles. La gouvernante était entrée au service de la famille à vingt ans. Elle n’avait pas eu d’enfants, et guère plus d’amants ; sa bigoterie ne le lui aurait pas permis. Et il était peu probable que le désir se soit jamais frayé un chemin dans cet être qui n’avait d’humain que le nom. Ces appendices féminins monstrueux faisaient dès lors figure d’imposteurs. Avant l’épisode du chat, Renaud avait voulu croire à leur sincérité ; quand Angèle le débarbouillait après le goûter, qu’elle approchait de son torse sa petite tête pour lui enfiler son bonnet, Renaud avait espéré que ce contact moelleux disait d’Angèle quelque chose qu’elle ne montrait pas, mais qui était certainement caché derrière ce vaste poitrail. Une bonté, une douceur qui ne demandaient qu’à s’exprimer, et dont les deux monticules tremblants étaient des témoins silencieux et fiables.
Angèle pose le plateau sur le bureau, verse le café dans la tasse qu’elle vient placer avec onction sur la table de nuit. Elle évite le regard de Renaud, autant que lui le sien, puis va ouvrir les tentures d’un mouvement brusque qui fait crisser les anneaux de cuivre contre la tringle, et ce bruit chasse définitivement le capriccio de Bach de l’esprit de Renaud. Cela lui procure une espèce de soulagement, car lorsqu’il s’éveille avec un air dans la tête, il y a de fortes chances que celui-ci l’accompagne toute la journée et finisse par s’imposer comme une torture. La domestique sort, redescend l’escalier. Renaud dispose des oreillers derrière son dos, boit une gorgée de café et allume une cigarette. Dehors, la rue est silencieuse. Les vacances de Noël terminées, les touristes rendent la ville à sa mélancolie et à cette sorte de torpeur qui la tient en hiver, la berce de brume et de pluie fine, la saoule de rafales gorgées d’embruns.
Faut-il vraiment se lever, encore une fois, encore cette fois ? Se lever et se laver, ou peut-être pas ? Choisir des habits, sortir de la chambre et se rendre dans les autres pièces, affronter la lumière, les odeurs, et Staline, et Jacqueline la cuisinière et Henri, son mari, l’homme à tout faire ? Si seulement… Si seulement Henri avait ce pouvoir : tout faire. Faire disparaître la nausée chaque matin et chaque soir, la lassitude et la tristesse qui s’accrochent à vous comme ces voix inconnues au téléphone, qui tentent de vous vendre une caisse de vin ou une consultation chez une voyante, ces voix souvent féminines à l’accent étranger, teintées de désespoir, de bêtise, de résignation, qui vous appellent depuis le bout du monde et que vous rembarrez comme vous ne chasseriez pas un chien errant. Elles vous tiennent au corps, ces voix, une fois qu’elles ont résonné à vos oreilles, et vous hantent comme l’envie d’en finir. S’il te plaît, Henri, fais disparaître le souvenir de ces voix, le mal de vivre, le bruit des anneaux sur la tringle, la figure ignoble de Staline.
« Mais pourquoi la gardez-vous ? » avait osé demander le brave homme, ainsi qu’une kyrielle de gens depuis des années. Renaud ne prenait pas la peine de leur répondre. Il n’avait pas le courage d’exposer des mobiles qu’il avait déjà tant de mal à s’avouer à lui-même.
La vérité était aussi sale et vilaine qu’Angèle, que Renaud, que ce monstre à deux têtes qu’ils formaient depuis plus de quarante ans. Renaud gardait Angèle comme on conserve une vieille blessure en l’empêchant de cicatriser, comme l’enfant qui arrache la croûte de son genou chaque fois qu’elle vient de se former, prend plaisir à observer le sang couler de nouveau, à sentir la douleur irradier. Renaud se plaignait de son fardeau auprès de Henri et de Jacqueline, de François son ami d’enfance, de Sonia sa pute attitrée. Et cela lui faisait du bien d’obtenir leur compassion, avant de s’en retourner vers sa vieille croûte.
Privé d’Angèle, Renaud perdrait une part essentielle de lui-même, la plus moche assurément, la plus méchante, la plus fragile et la plus indigne. Mais pour être parfaitement méprisable, cette part ne lui appartenait pas moins de plein droit, et il n’était pas question qu’il s’en débarrasse. Angèle d’ailleurs ne le permettrait pas. Ils étaient tous deux acteurs de cette association de névrosés furieux. Angèle excellait dans l’art de manipuler Renaud. Elle était une blessure redoutable, qui saignait quand il fallait, cicatrisait juste assez longtemps pour qu’un répit soit accordé, une trêve qui leur permettait de reprendre des forces, afin de continuer la lutte.
Depuis quelques années, sa haine pour Angèle était devenue sa plus puissante raison de rester en vie. Il avait bien du mal à se souvenir d’un temps où il n’en était pas ainsi. Renaud avait pourtant remisé l’Espagnole dans une lointaine soupente de son esprit durant ses études en Grande-Bretagne. De l’âge de treize ans à la fin de son cursus universitaire, il n’avait entrevu Angèle que quelques jours par an et n’y pensait guère. Elle n’accompagnait pas la famille à Courchevel l’hiver, à Saint-Tropez l’été ou au lac de Côme. Sa place était en Belgique, à Bruxelles où vivaient les parents de Renaud. Elle était tolérée dans la laide villa du Zoute qu’ils occupaient le week-end quand ils n’avaient rien de mieux à faire. Ainsi en avait décidé la mère de Renaud. Ils étaient servis dans leurs autres propriétés par des domestiques à demeure, des gens du cru ; c’était tellement plus authentique.
À l’âge de cinquante-deux ans, la mère de Renaud avait eu une embolie cérébrale alors qu’elle achetait un sac en python bleu canard dans une boutique du Zoute. La vendeuse emballait l’objet, quand sa cliente s’effondra bien raide sur le comptoir, yeux démesurément ouverts et fixes, « comme si on l’avait débranchée », selon les termes de la commerçante. La mère vécut encore deux ans, privée de la parole et de l’usage de ses jambes, de celui de ses sphincters et sans doute aussi d’une part non négligeable de sa raison. Les médecins n’étaient pas formels sur ce dernier point cependant. Mais son sempiternel sourire égaré et la manière dont elle tenait serré contre elle, jour et nuit, le sac en python, comme Gollum son « précieux », ne laissaient guère de doute sur sa santé mentale. Elle se mettait souvent à chantonner en regardant dans le vide, et cela ne venait pas atténuer le sentiment que cette femme était définitivement hors du coup.
Elle attendait la mort – il serait plus juste de dire qu’on attendait la mort pour elle – au home des Petites Abeilles, une maison d’accueil de la banlieue de Bruxelles, où végétaient une tripotée de malades mentaux et de vieux fous impotents. Renaud se félicitait de vivre en Angleterre, afin d’avoir le moins possible l’occasion de contempler le spectacle de sa mère démente. Elle ne semblait pas le reconnaître, son comportement n’était pas le moins du monde altéré par la présence de Renaud, pas plus que par celle de son époux, d’Angèle ou de quiconque. Il y avait bien un infirmier qui, chaque fois qu’il s’adressait à elle ou la manipulait, obtenait un regard un peu moins vacant, un sourire plus sensé. Renaud l’avait même vue une fois poser sa main décharnée sur le bras de l’auxiliaire de soin. Il avait chassé d’un ricanement la pathétique image de son esprit. Mais elle était souvent revenue le hanter dans un rêve qu’il se méprisait de faire : c’était sur son bras à lui que sa mère posait sa main prématurément vieillie, c’était à lui qu’elle adressait son sourire niais. C’était lui-même qui lui répondait aussi niaisement, le regard embué.
On l’avait enterrée un jour d’avril venteux, avec son sac.
Ce départ ne laissa aucun vide dans la vie de Renaud. Il lui semblait que sa mère l’avait désertée depuis toujours ; elle avait pondu un fils, avant de l’abandonner aux soins de quelques nounous quand il était bébé, puis d’Angèle, pour se consacrer à ses voyages, ses amies de l’atelier de développement personnel, son yoga, ses vernissages et ses séances de shopping. C’était une femme idiote et creuse, et la simple réalité de son passage sur terre questionnait douloureusement le sens de la vie humaine.
Le père était une figure encore plus consternante et fantomatique ; ses rares moments de présence généraient une atmosphère de tension insoutenable. L’homme ne vivait que par l’intermédiaire du téléphone, du fax qui turbinait à plein régime dans un grésillement poussif, de divers journaux qui l’informaient des fluctuations de la bourse, et dont il tournait les pages avec une sorte d’agacement méditatif. Rien ni personne n’avait le pouvoir de susciter son intérêt autant que ces trois choses. L’avènement de la téléphonie mobile sonna le glas du dernier vestige de savoir-vivre dont il teintait encore parfois ses rapports avec ses semblables. Il fut un des premiers adorateurs de la petite boîte magique, et il comprit bien avant nombre de ses contemporains l’étendue des avantages liés au caractère portable de l’objet, qui ne le quittait sous aucun prétexte. Le père de Renaud était un avant-gardiste de la connexion, une saisissante préfiguration de l’homme du XXIe siècle.
Lorsque enfin il échappait à l’emprise de sa panoplie du parfait homme d’affaires, c’était tout auréolé de gravité stupide. Il donnait l’impression qu’il venait d’empêcher une explosion atomique ou de trouver un vaccin contre le cancer. Il se frottait les yeux et posait son regard loin, prenait des mines compassées et soupirait, afin que l’on se pénètre de l’importance de sa mission, de son labeur acharné destiné à offrir cette vie de luxe et d’oisiveté à ceux dont il avait la charge. En réalité, il avait hérité d’une grosse fortune qui prospérait grâce à une équipe de financiers et d’avocats redoutables. On ne lui demandait pas grand-chose, seulement une signature de temps à autre. Il était quasi inutile au bon fonctionnement de ses affaires, comme son père avant lui, comme Renaud s’il lui survivait.
Dans le hall, Staline s’escrimait à dépoussiérer le lustre en cristal de Venise. Perchée sur la dernière marche d’un escabeau, elle retenait son souffle en faisant délicatement glisser son plumeau sur les tubulures nacrées et les corolles charnues couleur de corail. Les pampilles tintèrent faiblement sous la caresse. L’image du corps de Sonia s’imposa. Depuis combien de temps Renaud ne lui avait-il pas rendu visite ? Il alla se réfugier dans la cuisine où Jacqueline l’accueillit par un large sourire. Ça sentait bon le cumin et les pruneaux. Renaud souleva le couvercle de la marmite sur la cuisinière : c’était un tajine d’agneau, selon la recette que Jacqueline tenait de sa belle-fille originaire du Maroc. Une fort brave fille, cette Leila, qui venait prendre soin de la maison un mois par an, quand Staline s’en retournait dans sa fournaise andalouse. Était-ce bien l’Andalousie qui avait vu naître le cerbère ? Ou bien la région de Valence ?
Par la fenêtre, Renaud observe Henri qui ratisse les feuilles et ramasse les branches tombées lors de la dernière tempête. Il les jette dans un grand brasier au milieu du jardin. Renaud enfile un vieux Barbour qui pend à la patère de l’office, chausse des bottes et sort pour le rejoindre. L’air tout chargé de gouttelettes en suspension sent le bois brûlé, l’humus, les effluves des innombrables sapins qui décorent la ville. Henri lui adresse un petit salut de la tête. Ils contemplent les flammes en silence. Puis Henri ramasse les outils de jardinage, pose une main chaude sur l’épaule de Renaud, marmonne quelque chose et rentre. Jacqueline va endosser son manteau d’un autre âge, glisser son bras sous celui de son mari et ils rentreront chez eux tranquillement. Elle s’inquiétera de ne pas avoir vu Renaud manger, espérera qu’il fera honneur à son plat à un autre moment de la journée ou de la nuit. Le vieux la rassurera en lui disant que Renaud ne se laissera pas mourir de faim. Mais ils croiseront tous deux les doigts au fond de leurs poches en faisant un vœu, car ils ne peuvent ni l’un ni l’autre affirmer que cela n’arrivera pas.
Renaud a passé l’âge du suicide en bonne et due forme. La pendaison, la noyade, le saut d’un pont ou sous un train ne sont plus pour lui. Il avait tenté de s’empoisonner avec les barbituriques de sa mère à l’âge de dix-huit ans, avait pris soin de s’enrouler la tête dans un sac en plastique, s’était endormi dans la maison vide. Mais sa mère était rentrée plus tôt que prévu et l’avait sauvé. L’imbécile. Quitter la vie de son plein gré de manière aussi radicale avant d’avoir vingt ans est un acte sublimement romanesque. Après, cela devient pathétique. À quarante-huit ans, on peut juste envisager de s’en aller lentement à petites doses d’alcool, de tabac, de cocaïne et d’amphétamines, de nuits sans sommeil. Comme ça, l’air de rien, l’air de succomber un peu malgré soi, de subir. Sans panache. Voilà ce qui lui reste. On ne peut pas l’accuser de chômer pour arriver à ses fins. Mais même maltraitée, sa santé reste excellente. Son corps résiste.
Il quitte Henri et va remplir un grand verre de whisky qu’il descend en deux coups, se sert une petite assiette de tajine qu’il mange debout en errant d’une pièce à l’autre. Il n’est pas capable d’avaler plus de cinq bouchées. Les activités d’Angèle ont cessé, ou bien la bonne est anormalement silencieuse… Non, elle est sortie, sans doute pour remplacer le grand bouquet de fleurs qui orne la console du hall. Elle a la vilaine manie de choisir des glaïeuls ces temps derniers, bien que Renaud les déteste. Après avoir fumé deux cigarettes, il se rend dans le cabinet de curiosités.
C’est la seule pièce de la maison interdite à Staline. Renaud époussette lui-même le cabinet à secrets hollandais, la carapace de tortue, les coquillages et les malles anciennes, la vaisselle d’argent, les camées antiques et les pierres précieuses, les vanités, les os de monstres de la préhistoire, les bocaux où surnagent des sirènes, créatures hideuses nées de cerveaux grillés sous les tropiques, fabriquées à partir d’une tête et d’un torse de singe cousus à une queue de serpent ou de poisson, toutes ces choses qu’il a accumulées au fil des années en écumant les antiquaires. Il n’ouvre pas les volets intérieurs, allume les deux cierges pascals aux coins de la pièce, et s’approche du catafalque de verre où dort la pièce qu’il considère comme la plus précieuse de sa collection.
Dans la faible clarté frémissante, la chevelure semble onduler comme une eau sombre sur le velours grenat. Il soulève le couvercle transparent et plonge la main dans les mèches d’un noir de jais, qui n’ont rien perdu de leur douceur. Renaud avait acheté l’objet à une vente publique quatre ans plus tôt. Il faisait partie de l’inventaire d’un château du Brabant flamand depuis le XVIIe siècle. On ne connaissait rien de son origine, ni pourquoi il s’était retrouvé là. La chevelure est son secret, son trésor, son « précieux » à lui, ce qu’il aimerait emporter dans la tombe, ou plutôt dans le four. Il repense à sa mère et à son sac en python qui l’accompagne dans le grand voyage d’outre-tombe, tel le cheval de Childéric. Chacun ses lubies ou ses croyances, deux choses qui n’en forment souvent qu’une.
Cette relique macabre le reliait paradoxalement à la vie. La chevelure était un mystère merveilleux et impénétrable qui l’apaisait, lui donnait le sentiment d’être en communion avec le monde, avec ses semblables, envers et contre tout, le dégoût, la fatigue, Staline, le fantôme de sa mère, les smileys et les likes, les touristes chinois, l’extinction des panthères et la fonte des glaces.
Ce matin, 5 janvier, Teodora s’éveille en sursaut à 5 heures 22 minutes. Ce sont les hurlements de Louis qui l’arrachent brusquement au sommeil. Louis, le fils de la famille belge pour laquelle elle travaille depuis maintenant huit mois. Malgré les demandes répétées, les menaces de le priver de dessert ou de tablette – inutiles puisqu’elles ne peuvent pas être mises à exécution –, l’enfant de quatre ans refuse de se lever et de rejoindre Teodora dans sa chambre sans faire de bruit. Louis ressent un plaisir manifeste à observer les traits tirés de la jeune femme, les larmes de fatigue qui inondent ses yeux, alors qu’elle pose le biberon de lait sur la grande table basse en palissandre devant la télévision.
Mme Vervoort l’avait engagée en mai de l’année précédente pour s’occuper de ses trois enfants, Louis, le démon hurleur beau comme un dieu, Émeline, une pimbêche taiseuse de sept ans et Astrid, douze ans, laide, malheureuse et atteinte d’une sorte d’affection appelée « haut potentiel », qui impliquait, selon les termes de Madame, une intelligence supérieure, une sensibilité merveilleuse et un caractère de cochon.
Teodora n’était en Espagne que depuis trois mois et travaillait comme aide à domicile chez des personnes âgées lorsque la voisine de l’une d’entre elles lui avait parlé de Belges qui vivaient à Marbella, et cherchaient une bonne d’enfants. Bien qu’elle préférât torcher les vieux que les gosses, Teodora avait téléphoné pour prendre rendez-vous, camouflé sa cicatrice sur la pommette avec du fond de teint, enfilé sa robe bleu marine à col blanc, parfaitement démodée, qui lui donnait un air sage et atténuait la dureté de ses traits taillés à la serpe. Elle avait pris le bus jusque Marbella, puis marché vers l’ouest et le quartier de Nueva Andaloucía, en psalmodiant le nom belge aux sonorités étranges, tout plein de consonnes, avec ce o double qu’il fallait sans doute allonger mais pas trop. Vervoort. Ou bien fallait-il prononcer Vervourt ? Le nom lui donnait envie de rire. Peu de chose donnait envie de rire à Teodora Paz.
Madame l’avait reçue dans l’immense salon « avec vue sur la vallée du golf », comme elle le déclara d’un air las, « et la montagne » dont elle chercha en vain le nom en agitant la main avec agacement. Elle l’avait fait asseoir dans un canapé si profond qu’elle eut l’impression qu’il allait l’engloutir. Les yeux clairs et froids de Madame, artistement maquillés pour paraître dépourvus d’artifices, avaient glissé sur Teodora comme si elle était un meuble ou un vêtement, puis leur propriétaire avait déplacé son corps maigre vers ce qui devait être une cuisine, et l’y avait laissé pendant un temps qui parut à Teodora anormalement long. La femme allait-elle revenir avec quelque chose à boire ? La vue de carte postale, figée dans le bleu et le vert cru, avec ses toits de tuiles agressivement neuves, ses jardins parfaitement entretenus, où personne ne se promenait, où aucun enfant ne jouait, ses piscines vides qui semblaient n’exister que pour être prises en photo, inspirait à Teodora une tristesse qu’elle ne s’expliquait pas. Sans doute aurait-elle dû se réjouir, mais de quoi ? Avait-elle traversé l’enfer pour cette vue, ce divan où elle sombrait lentement, ce vase intentionnellement tordu d’une affreuse couleur jaune, pour ces photos démesurées d’œufs durs dans des coquetiers, d’un gorille fluorescent fumant le cigare, et pour cette femelle blonde et mal nourrie qui réapparaissait enfin les mains vides ?
Teodora fut prise du désir de se lever du divan-tombeau et de s’enfuir, de s’en retourner vers son minable salaire, ses vieux délaissés, avec leurs escarres et leurs odeurs de pisse, leurs sourires édentés et leurs cerveaux qui battaient la campagne. Mais elle resta. La liberté était le seul véritable luxe, et elle n’en jouirait jamais.
Il est à présent 6 h 10. Tout est parfaitement silencieux, car Louis porte un casque pour regarder son dessin animé. Teodora se tient debout devant la baie vitrée et la vue, toujours aussi immobile et dépourvue de vie. Depuis huit mois, elle n’a été autorisée à sortir que trois fois seule. Elle en a profité pour aller se baigner dans la mer. Les enfants Vervoort n’aiment pas la mer, c’est salé et ça pique la peau, et puis il y a le sable, et le vent qui plaque le sable sur le corps humide, et l’eau un peu trop froide, et les nuages qui cachent le soleil. Toutes ces choses auxquelles on ne peut pas ordonner de disparaître d’un mot ou d’une pression sur un bouton. Ils préfèrent la piscine de la résidence. Teodora n’y entre jamais. Elle ne fait que surveiller les ébats, une fesse sur le bord d’un transat, car Madame ne supporte pas de l’y voir allongée. C’est une position qui ne permet pas une attention optimale, dit-elle. Optima est un mot qu’elle prononce souvent. À tout propos. Madame vit en Espagne depuis cinq ans, mais son espagnol laisse sérieusement à désirer. Qui s’en soucie ? Son vocabulaire est bien assez étendu pour lui permettre de se faire obéir.
Maria, la Colombienne qui fait le ménage, a commencé à récurer la cuisine. Teodora la rejoint et se fait un café, lui en propose un. La jeune femme accepte, dépose un instant ses loques et prend le temps de siroter le liquide fumant en fermant les yeux. Maria a tenté de créer une intimité avec Teodora. Toutes ces pauvres Latinas au service des Blancs se rapprochent comme des rats pris au piège, comme les esclaves d’autrefois dans les plantations. Teodora n’a que faire de cette chaîne d’amitié fondée sur la souffrance, le déracinement, le simple fait d’être une femme née dans un pays pauvre où l’on parle espagnol. Elle a vite coupé court aux questions de Maria, qui ne sait rien d’elle, pas plus que le Señor et la Señora, que Louis et Émeline, qu’Astrid, que le facteur, la boulangère, le décorateur, qui n’en ont rien à faire et ne lui demandent rien. Elle offre une opacité si parfaite au petit monde qui l’entoure qu’elle finit par se donner l’impression de tromper sa propre mémoire, de n’avoir aucun lien avec cette femme qui s’appelait elle aussi Teodora Paz, née à San Salvador le 20 novembre 1995.
Ce sont des glaïeuls. Des glaïeuls orange. Leurs hautes silhouettes austères et sans grâce s’élèvent devant le miroir en bois doré, comme autant de dames patronnesses faisant tapisserie dans une salle de bal. Renaud envoie le vase se fracasser sur le sol en marbre. Une porcelaine de Meissen d’une laideur sans nom qui valait une fortune. Staline accourt, se prend la tête dans les mains et implore le Christ. Renaud lève les bras dans un geste d’impuissance surjouée, enfile un manteau et sort. Cet acte vandale lui a donné l’élan qui lui manquait pour parvenir à s’extraire de la maison. Une fois dehors, il marche au hasard avant de s’apercevoir qu’il a envie de voir François. Il prend la direction de Mariakerke, où son ami occupe un studio meublé. « C’est moi », dit Renaud dans l’interphone. François traîne en pyjama et pantoufles dans son vingt mètres carrés. Il propose à Renaud quelque chose à boire, ouvre le frigo, contemple indéfiniment les planches sales où moisissent une branche de céleri et un bloc de fromage à pâte dure, d’une couleur verdâtre. François gratte son crâne dégarni, referme le frigo, offre à Renaud un sourire désolé.
– Ça va pas fort, hein ? lui demande Renaud en s’affalant sur le canapé-lit encore ouvert.
– Ce sont mes dents, répond François.
– Il y avait des temps et des temps, qu’je n’m’étais plus servi de mes dents, chantonne Renaud.
– Salaud, va ! gémit François.
– Mais combien de fois ai-je proposé de te payer des couronnes ?
– Non, non et non, merde ! Je vais faire tout arracher et mettre un dentier. Et basta.
Renaud prend le livre sur le tabouret servant de table de chevet, l’ouvre, le ferme, le repose, se lève, va à la fenêtre qui donne sur une de ces impasses venteuses entre deux rangées d’immeubles évoquant les banlieues d’une ville d’ex-Union soviétique. Une petite femme sans âge aux jambes comme des poteaux promène péniblement son chien.
– Allez viens, on va manger un truc chez Georges, lâche Renaud.
François se frotte la mâchoire en grimaçant.
– Ben tu prendras les croquettes de crevettes, c’est facile à mâcher ça, non ? Et puis tu n’as qu’à boire un milk-shake après.
– Je préfère les gaufres, soupire François.
– Pas de bras, pas de chocolat, répond Renaud. Allez magne-toi !
François s’habille d’un jean et d’un pull en acrylique qui ne sent plus la rose, endosse un pardessus gris et s’enveloppe d’une écharpe tricotée main qui semble avoir appartenu à un vieux Juif caché dans une cave entre 1942 et 1944, et les voilà dehors à affronter le vent du large. François donne une tape fraternelle sur l’épaule de Renaud et lui sourit, et c’est comme un poignard qui s’enfoncerait jusqu’à la garde dans sa poitrine, ce sourire d’une innocence, d’une candeur désarmante ; il fait resurgir la jeunesse perdue, le temps où François avait encore des dents, des cheveux, où la vie se donnait comme une jeune fille amoureuse.
Le salon de thé était bondé, comme souvent. Mais pas de tête connue, une aubaine. Ostende était une trop petite ville, on ne pouvait pas s’y perdre, s’y dissoudre. Il y avait toujours, au détour d’une ruelle, un fâcheux qui vous guettait et vous tombait dessus comme la grippe. Renaud pensait depuis quelques mois à partir. Mais pour aller où ? Et pour combien de temps avant qu’il ne se lasse ? La seule perspective de déménager ce que contenait sa maison lui donnait le vertige. S’il quittait Ostende, il vendrait tout et s’en irait nu comme Adam vers son nouveau destin, dépouillé de ses vieilleries, de ce brol qui, loin de nourrir son âme comme il l’avait si longtemps pensé, l’emprisonnait au contraire, la retenait rivée à la matière, à la terre et aux hommes, au lieu de l’élever vers l’immatériel, le néant auquel elle aspirait.
Malgré ses chicots douloureux, François engloutissait à la vitesse de l’éclair les quatre croquettes de crevettes maison. Renaud buvait du café en se contentant de regarder manger son ami, ce qui lui avait toujours procuré un très vif plaisir. « Je mange par procuration », disait-il. François semblait néanmoins ne plus s’être nourri depuis longtemps. Cette vie à la Zola avait assez duré.
Cela faisait quatre ans que François avait été licencié par une compagnie d’assurances sous prétexte de restructuration. La vérité était qu’il avait perdu son épouse à la suite d’un cancer du sein et ne s’en était jamais remis. Ses employeurs n’avaient fait preuve ni de compassion ni de patience et avaient cédé son poste à une femme jeune et féroce. Depuis François avait travaillé par intermittence, comme vendeur de chaussures, puis comme gérant d’un McDo. Cela faisait deux ans qu’il était au chômage, en passe d’être viré de là aussi.
François avait cinq ans et Renaud six quand la mère de François était entrée au service de la famille de Renaud comme cuisinière ; elle emmenait son fils avec elle le samedi et le mercredi après-midi. Un attachement passionné naquit immédiatement entre les deux garçons. François était invité en vacances, jusqu’au Japon où il suivit la famille pendant un mois, l’été de ses seize ans. La mère de Renaud enrageait que son fils ne sollicite pas plutôt la compagnie d’un de ses camarades britanniques, le petit Percy ou l’odieux Sackville dont les familles existaient depuis la nuit des temps et qui ne manquaient jamais d’inviter son fils à leurs grandes chasses d’automne en Écosse. Il y avait aussi de rares parvenus qui auraient fait l’affaire, l’un ou l’autre Américain. Elle n’était même pas contre un Saoudien, à la rigueur un Chinois. Mais Renaud s’était entiché du minable François avec ses pantalons trop courts, sa politesse exacerbée de pauvre et son expression rêveuse qui la mettait à la torture. En traînant François à ses basques, sans aucun doute Renaud n’avait-il d’autre but que celui de contrarier sa mère. Elle considérait l’amitié comme un concept abstrait qui ne faisait pas partie de ses préoccupations. On avait des relations, c’était déjà suffisamment compliqué.
François sirote à la paille son milk-shake au chocolat. L’endroit s’est brusquement vidé de ses vieillards amateurs de gaufres et de ses enfants brailleurs. Dehors, les guirlandes lumineuses clignotent tristement, comme les bijoux de pacotille d’une belle femme sur le retour. Les jours qui succèdent aux fêtes de fin d’année sont d’un lugubre qu’aucune autre période n’égale. On devrait contraindre les gens à hiberner pour de bon dès le 1er janvier. Restez au lit, braves gens, copulez un peu puis assommez-vous avec quelques puissants somnifères, ou unissez-vous à vos écrans adorés, qu’ils vous subjuguent une bonne fois pour toutes, vous pénètrent le cerveau jusqu’à l’orgasme ultime, débarrassez les rues et les campagnes, vous ne manquerez pas au monde, bien au contraire, dès que vous l’aurez quitté il retrouvera beauté et silence, et la neige qui fera sa somptueuse entrée le lavera des traces de votre présence.
Quand Renaud était enfant, ce fantasme de Grand Sommeil d’hiver possédait la féerie d’un conte. Il imaginait des familles entières serrées confortablement au creux d’un unique grand lit lové dans une alcôve, sous les couettes en patchwork. Lui aussi participait à ce rituel. Il se voyait chez sa tante Clarisse, la sœur de son père. Elle habitait une petite maison victorienne à St Margaret-at-Cliffe, près de Douvres. En rêve, il y emmenait François et Véronique, une fille de sa classe dont il était amoureux, et ils se calfeutraient dans la chambre aménagée dans le grenier où trônait un immense lit à colonnes. De la lucarne on voyait la Manche, qui chaque année grignotait la craie de la falaise sur laquelle la maison était bâtie. Ils s’endormaient au rythme de la grande respiration marine.
Un serveur passe de table en table avec une loque dégageant une puissante odeur d’eau de Javel. Il frotte frénétiquement le Formica, pour bien faire comprendre qu’on ferme boutique.
– Tu as des nouvelles de Brigitte ? lâche Renaud pour dire quelque chose.
Brigitte, la fantasque Brigitte, qui vit entourée d’éclopés de tous les coins les plus sinistres d’Afrique dans une joyeuse bohème, enveloppée par la musique des djembés et les vapeurs de chicha. Ah, Brigitte…
– Plus depuis un mois, répond François. Aux dernières nouvelles, sa fille ne veut plus la voir parce qu’elle préfère entretenir ses migrants plutôt que de lui payer des études à l’étranger.
– Ah oui, le syndrome du piège à ménopausées célibataires… La chair est faible, les migrants bien membrés et pas trop regardants sur la fraîcheur.
– Arrête !
– Mais je ne juge personne. Je ne fais que constater. Elle est encore pas mal d’ailleurs, Brigitte, elle vaut bien un passage en Angleterre.
– Et sa fille, elle ne mérite pas un diplôme, une chouette vie d’étudiante ?
– Mais elle n’a qu’à l’obtenir ici, son diplôme ! C’est quoi ce snobisme qui consiste à faire des études ailleurs ?
– Tu peux parler, monsieur double master de l’université d’Édimbourg…
Renaud demande à quoi ces diplômes en histoire et en philosophie lui ont jamais servi. Il aurait bien mieux fait d’apprendre à installer du chauffage. Et de toute façon, ce n’était pas à François ni à lui-même de décider de la manière dont Brigitte devait investir son modeste capital. Était-il plus juste que sa fille Juliette suive sans passion des cours dans une université moyenne du Middlesex ou d’Arizona et obtienne laborieusement un master insipide en gestion d’entreprise, ou bien qu’un jeune Mamadou fraîchement craché par l’enfer du Sud-Soudan et miraculeusement épargné par la mer ait la possibilité de se faire exploiter quinze heures par jour sur un chantier de l’East End et de vivre dans un taudis de Willesden Junction ? Qui pouvait honnêtement répondre à cette question ? Personne n’était en mesure d’affirmer que Juliette valoriserait mieux son expérience sans éclat que Mamadou sa propre tragédie. Il était même probable que Mamadou, fort de la solidarité inconditionnelle de Brigitte et de sa confiance, surprenne tout le monde en bravant les multiples obstacles que lui opposerait la vie à Londres pour faire fructifier un potentiel supérieur, alors que Juliette, qui partageait la torpeur intellectuelle et émotionnelle des 95 % de la population occidentale, se contenterait d’élever deux enfants et de n’exercer aucune activité qui rentabilise l’investissement éventuellement consenti par sa mère.
– Mais Juliette est sa fille… ose François.
– Est-ce un motif suffisant pour lui accorder son aide plutôt qu’à Mamadou ? Tu sais, les femmes comme Brigitte, qui oublient famille, boulot, amis, qui prennent des risques pour sauver ces va-nu-pieds, ces renégats dont personne en réalité ne veut vraiment, eh bien ces femmes nous confrontent à un problème de société fascinant. Ces femmes sont les laissées-pour-compte de nos communautés occidentales. Ces deux groupes de déshérités se trouvent et s’entraident, et, boum ! cela pourrait bien devenir une fameuse force vive avec laquelle il faudrait que composent les gouvernements, une espèce de couple de nouveaux Gilets jaunes, mais sexy, glamour, mixte et plein d’allant car mû par la force la plus sauvage, la plus indomptable : le désir, l’exultation de la chair. La MILF et le Migrant. L’avenir du monde.
– Sauf que les femmes de l’âge de Brigitte ne peuvent plus procréer.
– Mais qui te parle de procréer ! On s’en fout, de la procréation. Au contraire, le couple idéal sera un couple stérile. Quel besoin de continuer à peupler la terre de Mamadou et de Juliette ? Les Mamadou nous reviendront éternellement par la mer et les Juliette… les Juliette continueront d’étudier la gestion et le commerce en pure perte, et à s’ennuyer ferme jusqu’à la mort. Non, leur slogan, à la MILF et au Migrant, serait celui de Sempé, « Soyons moins ! »
François aspire le dernier nuage de mousse au fond de son verre, l’air pensif. Renaud remarque pour la première fois des clignements d’yeux intempestifs chez son ami. Le début des tics, le début de la fin. Lui-même en a peut-être, comment savoir ? Dans sa grande bienveillance, François ne lui en ferait jamais la remarque. Voilà que l’envie de frites monte en lui comme une urgence. Mais il se souvient qu’on ne sert pas de frites chez Georges. À cause de l’odeur. Des croquettes, des crêpes, des beignets, des gaufres, oui, mais pas de frites !
La marche dans la brume froide jusque Mariakerke semble demander à François un gros effort. Son nez coule, il avance courbé et crispé, finit par s’envelopper la tête de son écharpe. « Allez, ma vieille mouquère ! On n’est pas encore mort, si ? » lance Renaud en lui donnant une tape dans le dos. Ils arrivent chez Kenny, la petite baraque à frites de la place du Marché. Renaud emporte son cornet fumant et sa sauce andalouse chez François et mange à demi allongé sur le canapé-lit en bataille. François a allumé la télévision. Une Citroën Saxo flambe dans la rue d’une triste ville de province française. Un attroupement de gens emmitouflés l’observe avec des mines bovines. Un journaliste s’approche d’un jeune pour l’interviewer. François zappe. Assis sur un canapé, un homme tripote les seins d’une femme qui n’en a pas envie. Joséphine Ange Gardien apparaît comme par enchantement derrière la baie vitrée, observe le couple avec une mine de bouledogue qui aurait une notion de la justice. Seule la femme la voit. Elle se frotte les yeux et l’homme la laisse tranquille. François éteint la télévision. Il s’assied à côté de Renaud, lui prend une frite qu’il trempe dans la sauce avant de la manger, s’appuie sur un oreiller contre la tête de lit et s’empare du roman sur le tabouret. Une odyssée américaine de Jim Harrison, qui se traîne sur sa table de nuit depuis des semaines, tout comme le narrateur, en proie au grand vide laissé par la sensation de la vie qui fuit.
Quand François sort de son livre quelque dix minutes plus tard, Renaud s’est endormi, la main posée sur le cornet de frites ouvert, dont la sauce s’est répandue sur les draps. François prend doucement le sachet, éponge l’andalouse avec un essuie-tout, ôte à Renaud ses chaussures, puis le recouvre de la couette. François se déshabille et enfile un miteux pyjama rayé, s’étend aux côtés de son ami. »
Extraits
« La vérité était qu’il avait perdu son épouse à la suite d’un cancer du sein et ne s’en était jamais remis. Ses employeurs n’avaient fait preuve ni de compassion ni de patience et avaient cédé son poste à une femme jeune et féroce, Depuis François avait travaillé par intermittence, comme vendeur de chaussures, puis comme gérant d’un McDo. Cela faisait deux ans qu’il était au chômage, en passe d’être viré de là aussi.
François avait cinq ans et Renaud six quand la mère de François était entrée au service de la famille de Renaud comme cuisinière ; elle emmenait son fils avec elle le samedi et le mercredi après-midi. Un attachement passionné naquit immédiatement entre les deux garçons. » p. 30
« François avait l’étrange sentiment que rien ne pouvait lui arriver si elle était avec lui. Son mystère le rendait serein. Contrairement à Renaud, encore plus agité que d’ordinaire depuis qu’elle était chez lui. Il semblait accablé par l’attitude de la jeune femme, François sentait combien elle usait ses nerfs déjà fragiles, et il lui arrivait de s’en vouloir d’avoir imposé à son ami de la prendre à son service. » p. 129
Emmanuelle Pirotte vit en Belgique. Historienne puis scénariste, elle publie son premier roman, Today we live, en 2015. Traduit en quinze langues, il sera lauréat du prix Historia et du prix Edmée-de-La-Rochefoucauld. Par la suite paraîtront De profundis (2016), Loup et les hommes (2018) et D’innombrables soleils (2019). (Source: Éditions Philippe Rey)
En deux mots
Quatre histoires qui mettent en scène une cadre supérieure licenciée de son entreprise, un producteur d’olives qui combat la maladie de ses arbres et celle de son épouse, un homme qui assiste à ses propres obsèques et un homme qui vient d’être abandonné par son épouse et va rencontrer une septuagénaire plein d’allant.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Quatre vies et un enterrement
Quatre récits pour le prix d’un dans ce nouveau livre d’Olivier Auroy. Quatre récits qui auraient pu faire pour chacun d’entre eux un excellent roman. Quatre récits qui montrent combien la vie peut réserver de surprises…
Quatre longues nouvelles, quatre courts romans ou tout simplement quatre histoires d’hommes et de femmes qui vont choisir de changer leur destin, de ne pas accepter le déclin sans un dernier bal. À commencer par Madeleine, à laquelle son ami et collègue Pascal vient annoncer son licenciement. Le fonds de pension américain qui a racheté leur entreprise cherchant à faire des économies en visant notamment les gros salaires. Désemparée, elle se rend à la boulangerie du village, reprise par un lillois qui s’est installé là avec sa fille après une rupture. Une fille, Camille, qui a de la peine à s’intégrer et qui passe son temps à jouer à Fortnite sur son PC.
Mais elle ne manque pas de répartie et suggère à Madeleine de créer son entreprise, de lui confier ses pots de confiture – elle qui aime beaucoup cuisiner – et de voir si elle arrivera à les vendre. Le résultat s’avérant positif, le boulanger, décide de l’emmener au marché de Marly-le-Roi où elle ne tarde pas à se faire une place, soutenue par les autres vendeurs ambulants. « Sa réputation va grandissante, On apprécie ses classiques, la fraise-rhubarbe, la framboise-figue, la pêche-mûre, savamment équilibrés, qui ne laissent jamais les fruits de ces mariages se disputer leurs arômes, On loue ses audacieuses combinaisons, mangue-menthe, abricot-cardamome. »
Le second récit nous mène en Italie, à Nardò, où vivent Pietro et Marcello, producteurs d’huile d’olive. Après avoir fait fortune, ils ont été confrontés à Xylella fastidiosa, la maladie qui décime leurs oliviers et qui a causé leur séparation. Pietro a alors vendu sa demeure et habite désormais dans la maison plus modeste de sa femme Luisa. Cette dernière présente des troubles de la mémoire de plus en plus alarmants que Pietro refuse de voir avant d’élaborer un plan. Il emmène Luisa en voyage…
La troisième histoire est un brin plus cynique. On y croise Jean-Paul, qui s’est affublé de grandes lunettes noires, venu assister à des funérailles célébrées par son ami le père Kervenn qui a été le témoin de tous les événements qui ont jalonné sa vie. Son mariage avec Viviane, sa première femme, puis l’enterrement de celle-ci, dix ans plus tard, le baptême de leur fils Eliott et le mariage avec sa deuxième femme, Sophie. Il ne se doute pas de la farce qui se joue en célébrant les obsèques de… Jean-Paul.
La dernière histoire se situe à Paris où vivent François et son fils Gabin. Après son divorce avec l’héritière d’une maison de cognac, il a pu conserver son appartement dans le VIIIe arrondissement. C’est en recherchant une nouvelle compagne sur les applications de rencontre qu’il se fait piéger par une septuagénaire qui a besoin d’un coup de main pour se débarrasser d’un meuble. Alma Furiosa, pour reprendre son nom de scène lorsqu’elle dansait sur la scène du Crazy Horse, va réussir à réenchanter sa vie et celle de Gabin.
Olivier Auroy nous aura laissé un peu sur notre faim. En refermant ce recueil, on se dit que l’on aurait volontiers partagé encore davantage la vie de ces personnages devenus très vite attachants. Et que l’on aura laissé au bord du chemin avec leur déraison.
Les déraisonnables
Olivier Auroy
Éditions Anne Carrière
304 p., 18 €
EAN 9782380821352
Paru le 7/04/2021
Où?
Les récits sont situés en France, d’abord en région parisienne, à Rueil-Malmaison, Fourqueux, Saint-Cyr-l’École, Marly-le-Roi. Puis on part en Italie, à Nardò et Lecce dans le Salento ainsi qu’à Rome, Turin, Ostuni. De retour en France, on part en Bretagne, à Saint-Pierre-Quiberon et sur la Côte d’Azur, du côté de Nice et Marseille, puis à Paris. On y évoque aussi Lille et Marrakech.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Ce qu’il faut d’audace pour changer le cours de son existence!
Comment Madeleine, paisible sexagénaire brutalement licenciée, et Camille, une jeune geek un peu paumée, un peu rebelle, vont-elles nouer une amitié improbable et s’offrir un nouvel élan?
Jusqu’où Pietro, retraité, est-il prêt à aller pour ranimer la mémoire défaillante de sa femme? Ce voyage sur les traces d’un fantôme dans le sud de l’Italie ne risque-t-il pas de lui faire perdre son grand amour s’il parvient à ses fins?
Pourquoi Jean-Paul prend-il le risque d’orchestrer ses obsèques et de se fâcher avec les personnes qu’il aime le plus au monde? Par révolte, par orgueil ou pour reconquérir son épouse, l’ardente Sophie?
Et par quel enchantement François, jeune père divorcé, se rapproche-t-il d’Alma, la vieille dame fantasque, l’ancienne danseuse de cabaret qui lui redonnera le goût de la famille?
Ce qu’il faut… c’est un petit grain de folie et le goût des autres.
Dans ces quatre histoires inspirées de faits réels, Olivier Auroy réconcilie les générations. Avec tendresse, il montre qu’en des temps incertains la vie peut encore réserver de belles surprises.
Les premières pages du livre
« Déconfiture
Madeleine s’impatiente dans une salle de réunion surchauffée. Les constructions des années quatre-vingt ne tiennent pas compte des brusques variations de température, et encore moins du dérèglement climatique. La chaudière centrale se déclenche dès que le thermomètre descend sous les dix degrés.
La vue dégagée sur l’autoroute A86 est déprimante. La nuit prend ses quartiers. Si l’entretien n’excède pas une heure, elle devrait pouvoir attraper le RER de 18 h 08.
Pascal, le DRH, est un ami de longue date. Ils ont été recrutés la même année par la multinationale Arrogate et, ensemble, ils ont gravi les échelons d’une entreprise réputée pour sa tendance à promouvoir les besogneux et les marathoniens. Depuis trois mois, Pascal montre des signes de nervosité. Il économise ses sourires, raréfie ses attentions, ne s’attarde plus à la machine à café. Il en avait pourtant fait une philosophie de management : « Il faut aller à la rencontre des gens, sans motif apparent. C’est la gratuité du geste qui lui donne sa valeur. » Pascal ne propose même plus à Madeleine de la raccompagner chez elle alors qu’ils habitent le même coin. Il a justifié son changement d’attitude par les heures supplémentaires que la Direction lui impose. « Le rachat les rend tous dingues », lui a-t-il dit.
Il y a trois mois, Arrogate a été cédée à un fonds de pension américain. Depuis, les spéculations vont bon train. Les salariés qui bénéficient de la plus grande ancienneté se croient immunisés parce qu’ils sont chers à virer. Madeleine ne s’inquiète pas. Quoi qu’il arrive, Pascal plaidera sa cause. Ils ont juré de se soutenir en toutes circonstances, comme le jour où Madeleine a témoigné en sa faveur, après les accusations de harcèlement d’une collaboratrice ambitieuse. Madeleine est d’autant plus sereine qu’elle a cru lire la mention « VA » sur le dos d’un rapport la concernant que Pascal avait oublié sur son bureau. « VA » comme « Valeur ajoutée ». C’est du moins ce qu’elle en a déduit.
Pascal a du retard. Ça ne lui ressemble pas, lui qui met un point d’honneur à rester ponctuel. Une marque de politesse qu’il revendique, en des temps où le respect du prochain est devenu optionnel. Il accuse réception des e-mails, remercie chaleureusement, s’excuse avec élégance, utilise des formules surannées que ses collègues trouvent aussi ringardes que son nœud papillon et les bretelles de son pantalon. Pascal n’est pas susceptible, il est DRH. Il a été dressé à prendre des coups des deux côtés de la barrière patronale. « Ça fait de moi un masochiste et un schizophrène, mais je me soigne. » Madeleine a oublié de lui demander comment il se soignait.
Pascal arrive enfin. Il est blanc comme le linge de l’enrouleur automatique des toilettes de l’étage. Son nœud papillon a vrillé. Il a des auréoles de sueur sous les aisselles. Il s’est assis sans la regarder. Madeleine prend les devants.
— Pascal? Tu vas bien?
— Madeleine, ça fait combien de temps qu’on se connaît, toi et moi?
— Quinze ans la semaine prochaine. Nous avons un anniversaire à fêter.
— Est-ce que tu me fais confiance? poursuit Pascal, ignorant son allusion.
Madeleine a un mauvais pressentiment. Elle trouve Pascal trop solennel. Il avait la même voix triste et résignée quand il est venu lui annoncer le décès de son mari.
— Qu’est-ce qui se passe?
Les images se bousculent dans son cerveau en alerte. « Est-ce que tu me fais confiance? » On pose cette question dans des situations extrêmes. Quand il faut sauter d’une falaise ou partager un parachute, quand l’imminence du danger proscrit les palabres et pousse à l’action.
— Je ne suis pas responsable de ce que je vais t’annoncer.
— M’annoncer quoi, Pascal?
— Tu vas devoir nous quitter, Madeleine. Le fonds de pension qui nous a rachetés réduit les coûts fixes pour augmenter la rentabilité de l’entreprise. Tu fais partie du plan social que j’ai la lourde tâche de mettre à exécution.
— Pascal, j’ai soixante-deux ans, je suis proche de la retraite! Tu avais promis que tu me protégerais…
— Je n’ai rien pu faire. J’ai les mains liées. Je suis les instructions de la Direction.
— Tu peux leur parler, bon sang! J’ai d’excellents résultats, et une très bonne évaluation par-dessus le marché, ça n’a pas de sens!
— La Direction est impuissante. Les ordres viennent du fonds de pension.
Madeleine a deux possibilités. Soit elle éclate, si violemment que d’ici quelques minutes tout le monde se souviendra des accusations de harcèlement dont Pascal a été la cible. Soit elle se mure dans son silence. Pascal n’est pas responsable, la Direction n’est pas responsable et, si elle interrogeait les dirigeants du fonds de pension, ils répondraient qu’eux non plus ne sont pas responsables, qu’ils se contentent de servir les intérêts de leurs actionnaires. Elle se demande si le patron de Microsoft ou le président des États-Unis se réfèrent à Dieu quand ils prennent une grave décision.
— Alors, tu ne t’es pas battu pour moi? lui demande-t-elle calmement.
— Ce sont les analystes financiers qui ont mis ton nom sur la liste, Madeleine. Tu touches un gros salaire, c’était une raison suffisante pour te désigner. Tu ne partiras pas sans rien, je te le promets. Je suivrai ton dossier personnellement. Il y a les indemnités, les congés payés, les primes à la reconversion… Ça te donnera le temps de réfléchir à ce que tu feras par la suite… Je sais que tu ne t’y attendais pas…
Madeleine ne dit plus rien. Elle se laisse hypnotiser par le va-et-vient des voitures sur l’autoroute A86.
— Pense à ta nouvelle vie. Tu te plains de ne pas avoir assez de temps pour lire, qu’il y a trop peu d’arrêts entre Rueil et Saint-Germain, que tu rêves de passer un week-end entier à bouquiner…
Madeleine est sonnée. Pascal se rend-il compte de l’indécence de son argumentation? Elle aurait préféré qu’il garde une posture officielle, qu’il feigne de ne pas la connaître et qu’il écourte ce pénible entretien. Elle ne lit pas le week-end parce qu’elle boucle les dossiers que ses collègues lui refilent le vendredi soir. Naïve, elle a toujours cru que l’effort et l’esprit de sacrifice constituaient les piliers du mérite. Elle s’est mis en tête qu’il existe une sorte de paradis des salariés, un endroit où les plus bosseurs et les plus dévoués sont enfin récompensés. Voilà où ça vous mène une éducation judéo-chrétienne, à se convaincre qu’une force supérieure rétablira un jour la justice et que, par conséquent, il n’y a aucune raison de se révolter contre le traitement inégalitaire qu’on vous inflige ici-bas. C’est avec ce genre de pensée toxique qu’on s’interdit de demander une augmentation de salaire, parce qu’on ne s’en croit pas digne.
— Si tu savais ce qu’ils exigent de moi! Je n’en dors pas la nuit. On peut s’attendre au pire avec ces types, ils n’ont aucun scrupule, aucune considération pour le personnel. Ils ne parlent que de chiffres. Il est probable que je fasse partie de la prochaine charrette.
Et voilà qu’il s’apitoie sur son sort! Qu’attend-il? Qu’elle le console? Qu’elle le rassure? C’est le monde à l’envers. Elle le laisse vider son sac.
— Je ne pensais pas que ce serait si difficile. J’ai déjà licencié des gens. Ça fait partie de mon boulot. Mais à cette échelle… je n’y étais pas préparé! Il n’y a pas que toi, Madeleine, il y a tous les autres, tous ces braves gens que je croise le matin… Je ne peux plus les regarder en face, j’ai l’impression de les trahir. Je t’ai dit que je prenais des somnifères? Trop de café, trop de soucis, c’est ce que le médecin du travail a diagnostiqué. Il m’a dit aussi que pratiquer en même temps la méditation et le tir à la carabine, c’est contradictoire et que je devrais en parler à mon psy. Je n’ai pas de psy. Madeleine, tu m’écoutes?
Madeleine est prostrée. Le flux des voitures s’est densifié sur l’A86. Sa vue se brouille et se dilue dans deux fleuves de lumière floue, l’un rouge, l’autre blanc. La voix de Pascal la tire de sa contemplation.
— Madeleine? Tu ne dis rien?
— Hein? Ah oui, pardon… Avec un peu de chance, j’aurai le RER de 17 h 43.
Madeleine quitte la salle de réunion sans un mot. Tel un automate, elle longe un couloir lugubre, appelle l’ascenseur, appuie sur le bouton du troisième étage, rejoint son bureau, ramasse ses affaires à la hâte, retourne à l’ascenseur, descend au rez-de-chaussée, badge la borne automatique du portillon, sort du bâtiment, se place dans la file des banlieusards qui s’étire jusqu’à la gare, fait biper son passe Navigo, rejoint le quai, se positionne au premier tiers du convoi, regarde sa montre alors que le train s’engouffre dans la gare. Il est 17 h 42. Madeleine soupire et sourit. Elle n’en revient pas. C’est la première fois en quinze ans qu’elle sera chez elle aussi tôt. Elle en éprouve une joie intense. Une joie amnésique.
Elle ne réfléchit plus. Elle est cet animal conditionné par la mise en éveil de ses sens, la sonnerie traînante du départ, les effluves mazoutés des rails, le visage fermé des passagers. Elle accrédite les thèses de Pavlov. Madeleine n’a qu’une angoisse, ne pas trouver la quiétude nécessaire à sa lecture quotidienne. Les ennemis du lecteur sont légion, les collègues de bureau qui jacassent, l’insidieuse sourdine d’un casque audio, l’homme d’affaires qui confond wagon public et salon privé, les enfants capricieux qui hurlent, la jeune fille qui chantonne ou le mendiant qui fait l’aumône. Dans ces conditions, lire tient de l’exploit. Mais ce soir, les dieux des lettres ont signé un pacte de non-agression avec ceux des transports en commun. Ses voisins sont silencieux, proches du recueillement, l’un perdu dans ses mots fléchés, l’une plongée dans un roman à l’eau de rose ou l’autre encore se gavant de friandises sur Candy Crush.
Madeleine pioche dans sa sacoche le roman policier qui la tient en haleine depuis des semaines. Il lui reste dix pages avant le dénouement. Les quatre stations qui la séparent de Saint-Germain-en-Laye y suffiront-elles? Pascal a raison, le trajet n’est pas assez long. Il lui faudrait traverser des continents. L’évocation de son ami aurait dû la ramener à la triste réalité mais son esprit entretient le déni. Le suspense est à son comble, dans quelques paragraphes l’identité de l’assassin sera révélée. Dans quelques gares, elle arrivera à destination.
Le RER passe au-dessus de la Seine, Madeleine en admire les méandres sages et ordonnés. Elle accélère le rythme de sa lecture. L’auteur du thriller s’est joué de son intuition. Qui aurait pu imaginer que le meurtrier était le meilleur ami de l’héroïne assassinée? Cette dernière n’a rien vu. Madeleine non plus. Certaines personnes sont prêtes aux pires extrémités quand leur confort et leur réputation en dépendent.
Madeleine relève la tête. Terminus Saint-Germain-en-Laye. En français, en anglais et en allemand, la voix du haut-parleur demande aux passagers de ne rien oublier dans le train. Pourquoi l’allemand, et pas l’italien ou l’espagnol? Le mot vergessen associé à la foule qui piétine l’indispose, à cause de son grand-père prisonnier durant la Seconde Guerre mondiale et de tous les ouvrages sur le IIIe Reich qu’elle a ingurgités sur ses conseils et avec une curiosité scolastique devenue obsessionnelle, sinon malsaine.
Elle n’a pas envie de jouer des coudes. Elle attend que le gros de la foule se disperse. Un spleen familier l’envahit : elle a fini son livre, elle est à nouveau orpheline. Elle est vexée de ne pas avoir deviné l’identité du meurtrier, aveuglée par la tendresse qu’il lui inspirait. Elle fouille les éléments de l’intrigue, à la recherche d’un indice caché, d’un détail qui lui aurait échappé. En vain. En vieillissant, elle perd son sixième sens.
Elle est parmi les derniers voyageurs à sortir de la gare. Au pied de l’escalator, deux clochards avachis lui souhaitent une bonne soirée. Ils font la manche sans conviction, le geste las, la diction compromise par l’alcool. À leur gauche, un type hirsute massacre un standard des Pink Floyd. Une odeur de vomi et de café mélangés la prend à la gorge. Elle enfouit son visage dans son écharpe. À mesure que l’escalier mécanique s’élève, un courant d’air frais la soulage. Les façades rénovées du château apparaissent. Un spectacle anachronique dont elle apprécie l’arrogante beauté.
Elle marche le long des grilles du parc jusqu’à la gare routière où trépigne le bus R5, moteur et tous phares allumés. Il est plein comme un œuf. Il faudra trois arrêts pour qu’il se vide et redevienne une coquille apaisante et protectrice. À mi-parcours, Madeleine remarque une adolescente recroquevillée à l’arrière. Elle se contorsionne sur son siège, se ronge compulsivement les ongles, s’énerve chaque fois qu’elle consulte son smartphone. Comme toutes les filles de son âge, elle porte un jean fuseau qui lui affine les jambes, des baskets blanches à la mode, une veste courte dite « mouton » et une casquette qui masque le haut de son visage. Le chauffeur du bus pile devant un piéton imprudent qu’il injurie avec d’autant plus de fureur qu’il a failli l’écraser. Projetée violemment vers l’avant, la jeune fille se redresse. Des larmes souillées de mascara ont laissé dans leur sillage des traînées grisâtres qui lui donnent un air de clown triste.
Le bus a repris sa vitesse de croisière. La jeune fille s’est repliée sur elle-même, tel un mollusque inquiété par des vibrations inconnues. Madeleine ne peut détacher son regard de cette petite créature sauvage et craintive. Son attitude horripilante cache mal sa détresse. Madeleine en est certaine, c’est la première fois qu’elle la rencontre sur cette ligne.
Ils ne sont plus que trois dans le bus. À l’approche du terminus, la jeune fille se lève péniblement, accompagne les secousses du véhicule pour accentuer sa démarche nonchalante et chaloupée. Elles attendent côte à côte sur le marchepied. Le chauffeur les salue respectueusement. Seule Madeleine lui renvoie la politesse. Elle laisse la gamine prendre de l’avance, avec l’intention de la filer discrètement. Hors de question de l’abandonner dans cet état.
La jeune fille suit une trajectoire confuse, s’arrête pour examiner son smartphone et reprend sa course en maugréant. Elle se désintéresse des passants qu’elle bouscule, du roquet qui frôle ses mollets, du motard disgracieux qui l’apostrophe. Elle se réfugie au fond de l’abribus construit sur un ancien lavoir, tout près de la boulangerie qui vient de changer de propriétaire. Madeleine s’en approche, titillée par la curiosité.
— Est-ce que ça va, mademoiselle?
La jeune fille marque un léger mouvement de recul.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire?
L’insolence de la jeune fille doit plus à l’embarras d’avoir été débusquée dans son repaire qu’à la volonté d’offenser Madeleine.
— Je vous ai vue pleurer, dans le bus. Je suis inquiète pour vous.
— Et alors, c’est la première fois que vous voyez quelqu’un chialer?
— Non, mais… Peu importe. Je m’appelle Madeleine.
La jeune fille l’observe, tendue, concentrée, frémissante comme une chatte qui s’apprête à bondir sur sa proie. Madeleine sait qu’en sortant indemne de ce silence, elle conserve une chance de prolonger la conversation.
— Madeleine, comme dans la chanson de Brel?
— Vous connaissez Jacques Brel?
— Ça vous surprend?
— Ce n’est pas trop votre génération, je pensais que les jeunes de votre âge…
— Ne vous fatiguez pas, j’vais tuer le suspense… C’est mon daron qui écoute du Brel quand il bosse au fournil, moi, je suis pas trop fan. Ses chansons ne parlent que de lose, de femmes qui sont trop bien pour lui…
— C’était un grand romantique.
— C’est juste un boloss… Moi, c’est Camille.
Elle tend une main toute molle, comme si elle s’attendait à ce que Madeleine s’incline pour l’embrasser. Elle a quand même le don d’agacer son prochain, cette gamine, mais Madeleine lui serre la main sans hésiter, satisfaite d’avoir passé l’épreuve des présentations.
— Vous avez mentionné un fournil. Votre père est boulanger?
— On est arrivés y a trois mois, vous n’avez pas remarqué? C’est nous, la nouvelle boulangerie. Je traverse la rue et j’suis chez moi.
Madeleine a bien vu que la boulangerie avait changé de propriétaire mais son emploi du temps ne lui a pas encore permis d’y passer. Elle achète son pain à la va-vite, dans la petite boulangerie qui jouxte la gare de Rueil-Malmaison. Elle se tait un instant, consciente qu’elle commettrait une erreur en posant d’autres questions à Camille, que ça la rendrait méfiante.
— Bon, Camille, je vous laisse. Peut-être qu’on se verra dans le bus ou… à la boulangerie.
— Ouais… Eh, Madeleine!
— Oui.
— C’était sympa de me demander pourquoi j’pleurais.
Madeleine lui sourit avec moins d’entrain qu’elle l’aurait voulu. Elle ne s’attendait pas à cet ultime élan de reconnaissance.
Elle pousse avec difficulté la porte blindée de la petite maison en meulière achetée avec son mari. Ils ont fini d’en payer les traites avant qu’un vicieux cancer ne le terrasse. Pléonasme, le cancer est vicieux par nature, il est prédisposé à la métastase. Le salon est bondé de souvenirs de leur vie passée, des bibelots rapportés de voyages, des photos, des tableaux, des objets qu’ils ont entassés au fil du temps et dont elle ne supporte plus la morbide compagnie. Elle a bien essayé de s’en débarrasser. Elle a empilé des tas de trucs dans l’entrée et puis, au moment de les fourrer dans le sac poubelle, elle a renoncé. « J’ai eu l’impression de tuer mon mari une seconde fois », avait-elle confié à Pascal. Il avait répondu qu’il comprenait ses hésitations, qu’elle n’avait pas fini son deuil, que le temps résorbe les plus grandes douleurs. Pascal trouve toujours les mots.
Madeleine s’effondre. Son licenciement vient de heurter violemment sa mémoire à la façon d’un boomerang lancé très loin, si loin qu’on l’avait oublié. Les larmes ruissellent en abondance sur son visage. Elle a beau les essuyer du revers de la main dans l’espoir de colmater la brèche, rien n’y fait, elles s’écoulent sans discontinuer. Du chagrin pur, à l’état liquide.
Le salon surchargé lui paraît immensément vide. Dans son cadre, le portrait de son défunt mari devient le miroir de sa solitude. Hier encore, à la cafétéria, avec ses collègues, elle devisait sur une petite mémé qui avait appelé les pompiers parce qu’elle n’avait personne à qui parler. Ce soir, c’est elle la mémé. Elle balance quelques bouteilles à la mer sur Internet, à des amis compréhensifs qui, à défaut de la réconforter, auront les mots pour s’apitoyer sur son sort. Madeleine a juste besoin qu’on la plaigne. Son smartphone vibre, elle a reçu un message de Pascal. Il est désolé, sincèrement désolé. Si elle ne vient pas au bureau demain, ça n’a aucune importance, on sera vendredi, bientôt le week-end. Son message se termine par « Bon courage ». Elle estime que fracasser son smartphone contre le mur du salon n’avancerait à rien.
Madeleine avale son hachis Parmentier devant un reportage animalier à la télévision. Pendant que les gazelles échappent in extremis aux alligators, son smartphone vibre impatiemment. Elle préfère l’ignorer. Elle va se chercher un verre d’eau et avale des somnifères. Elle n’en avait plus pris depuis la mort de son mari.
Camille se lève tous les matins à 7 heures. Officiellement pour ne pas rater son bus, officieusement pour aider son père, Gilles, à préparer la boutique avant l’arrivée de la vendeuse. C’est son premier emploi, mais la demoiselle fait preuve d’une imagination débordante pour justifier ses retards. Le père de Camille se retient de l’engueuler parce qu’il a besoin d’un coup de main et qu’il préfère la médiocrité au néant. Pour l’instant.
Gilles a la soixantaine bien tapée. Il envoie valser tous ceux qui lui parlent de prendre sa retraite. Il n’est jamais entré dans les schémas. Devenu boulanger sur le tard, il a rencontré sa femme à plus de quarante ans ; quant à Camille, le jour du baptême, le curé de la paroisse l’avait qualifiée de « cadeau de Dieu ».
Sur des chariots à pâtisserie, Gilles apporte les viennoiseries toutes fumantes que Camille place dans la vitrine embuée, en commençant par les croissants, suivis des pains au chocolat et des pains aux raisins. Elle aligne ensuite les ficelles et les baguettes sur les étagères en bois derrière la caisse avec soin et précision, comme si elle approvisionnait une armurerie à la veille des hostilités. Son père est un maniaque de l’ordre et de la propreté. Il ne veut pas voir un croûton dépasser, une miette traîner, un présentoir flancher. Camille ne donne pas deux mois à la vendeuse. Son insouciance, si elle augure de sa paresse, lui coûtera la place. Son père ne respecte que les gens qui bossent. Il appartient à cette génération qui a indexé le bonheur sur le travail et que tous les articles sur la fin des « jobs de merde » font amèrement rigoler. Sa philosophie est très simple : bosser permet de gagner sa vie. Point barre.
Camille l’a bien compris. À défaut d’être brillante, elle ne se ménage pas, veillant à ce que ses notes se situent dans des moyennes acceptables. Elle veut que son père soit fier d’elle, mais surtout qu’il la laisse tranquille. Tant qu’elle lui donne un petit coup de main à la boulangerie et que ses résultats scolaires sont potables, elle pourra se consacrer à son unique passion : Fortnite. Le jour où ses notes dégringolent, il lui confisque son PC.
L’installation de la boulangerie est terminée. Les portes ouvriront à 8 heures, si la vendeuse n’a pas eu de dégâts des eaux, de panne de réveil, de soucis en rechargeant son passe Navigo ou si sa grand-mère n’est pas décédée la veille. « Il faudra lui expliquer qu’elle n’a droit qu’à deux grands-mères », avait pesté son père en prenant connaissance de son dernier mensonge.
Camille fonce dans la salle de bains, elle n’a plus que dix minutes à consacrer à sa toilette. Elle enfile à toute vitesse son jean moulant, son tee-shirt de la veille, sa veste peau de mouton et ses baskets blanches qu’elle astique tous les jours pour préserver leur éclat d’origine. Au lycée, elles ont gueulé comme des moufettes quand le ministre de l’Éducation nationale a évoqué la généralisation de l’uniforme et, pourtant, elles s’habillent toutes de manière identique.
Pour la jeune fille, entrer dans le moule était la condition nécessaire de son intégration. Non pas que le décalage soit insurmontable. Grâce à Instagram, il lui a été facile de ressembler aux autres filles. Mais, fringuée comme il faut ou pas, elles ne lui ont rien épargné. Son léger accent, le vocabulaire qu’elle ignorait, les films qu’elle avait ratés, les codes qu’elle n’avait pas. Elles ont eu tôt fait de lui tailler un costume de paria. T’as pas mis ta doudoune de clodo? Tu nous ramènes des gaufres de ta boulangerie? Et dire qu’à Lille, dans son ancien collège, elle était celle qui avait le plus de swag.
Camille en veut à l’ex de son père. Elle l’a quitté parce qu’il passait trop de temps dans son fournil. Si elle voulait danser jusqu’au petit matin, elle n’avait qu’à sortir avec le patron de la boîte de nuit, pas avec le mec chargé de nourrir le centre-ville. Son père a mal vécu la séparation. Il commençait à y croire, à leur histoire.
Lille n’est pas une ville tentaculaire. Le risque d’y croiser son ex était élevé, il le supportait de moins en moins. Camille, elle, ne voulait pas quitter son lycée, ses amies, le quartier où elle avait l’habitude de se promener avec sa mère. Les relations avec son père se dégradaient à mesure que le projet de déménagement se concrétisait.
Camille a fini par céder. Gilles a quitté les Hauts-de-France sur les conseils d’un ami, Patrick, placier sur le marché de Marly-le-Roi. Patrick avait appris que le locataire de la boulangerie de la commune voisine, Fourqueux, allait prendre sa retraite et que le bailleur désespérait de lui trouver un successeur. Si, au lycée de Camille, venir de Lille était considéré comme une tare, à la mairie de Fourqueux, en revanche, on s’était félicité d’accueillir un artisan d’expérience venu d’une grande ville. Tout est une question de perspective.
Quand elle entendit le nom du patelin où ils allaient déménager, Camille crut que son père se moquait d’elle. Fourqueux n’est pas un toponyme des plus distingués. De source sûre – le salon de coiffure –, des petits malins s’étaient amusés à écrire « Garajabite » sur tous les panneaux indicateurs du village. Le maire, qui n’appréciait guère l’humour potache et encore moins les fautes d’orthographe, avait songé à équiper la voirie principale de caméras de surveillance mais, jugeant la mesure liberticide, les élus du parti adverse s’y étaient farouchement opposés. « Ça fait surtout beaucoup de pognon pour ce trou à rats », avait conclu la doyenne qui, nonobstant son amour démesuré pour le village, n’avait rien perdu de son à-propos.
Camille prend une douzaine de croissants qu’elle distribuera à ses camarades de classe. À moins qu’on les lui chaparde dans la cour. Tout finit en racket dans son lycée privé. Son père lui dépose un baiser sur le front, et ajoute des chaussons aux pommes dans le sac de viennoiseries déjà plein à ras bord. La vendeuse fait son apparition ; 8 heures pile, c’est inespéré. Les premiers clients déboulent, des habitués, des employés du CRPHM, le centre de réinsertion des personnes ayant un léger handicap mental que Camille appelle affectueusement les « neuneus ». On ne comprend que la moitié de ce qu’ils racontent mais comme ils achètent toujours la même chose, ça simplifie les transactions. Ils ont adopté Camille et la saluent en bégayant son prénom à l’infini, comme s’ils s’entraînaient à en parfaire la prononciation. Ça donne des « Ca-ca » et des « Mi-mi » qui les font hurler de rire.
Madeleine émerge vers 11 heures. Elle n’en a pas immédiatement conscience. C’est quand elle voit « vendredi » inscrit sur son smartphone qu’elle est prise d’un accès de panique. Elle n’interrompt ses préparatifs qu’au moment de boutonner son chemisier devant la glace. Elle n’aime pas ce qu’elle y voit, une femme aux cheveux blanchis et aux yeux cernés. Elle a un beau visage pourtant. Il semble que ses traits ont été atténués pour faire ressortir ses yeux très clairs et très bleus. Son mari disait que ses yeux l’effrayaient tellement ils étaient bleus. Elle a un nez fin, des joues légèrement creusées, un front large et une bouche parfaitement dessinée. « Tu as un visage de poupée en mamie », lui a dit la fille d’une amie. Une manière innocente de lui suggérer de figurer dans des publicités pour les viagers ou les retraites par capitalisation.
Des bribes du monologue de Pascal lui reviennent. Elle prend acte de son nouveau statut de chômeuse et ça ne lui plaît pas du tout. En trente-cinq ans, elle n’a jamais cessé de travailler. Qu’est-ce qui s’est passé, bon sang? Pascal n’est pas un hypocrite ; un froussard tout au plus. Leur pacte de sang n’a pas tenu longtemps, il aurait fait un piètre chevalier. L’affection qu’elle lui porte l’empêche de le maudire, mais son sens du devoir l’incite à l’accabler. Il aurait dû s’insurger. Où est-il passé, le champion de la cause des salariés? Un pleutre, un poltron, une lavette, un couard, un dégonflé, un froussard… C’est fou comme la langue française a enrichi le vocabulaire de la lâcheté. La messagerie de son smartphone dégouline de compassion. Elle n’a pas la force de répondre. Elle enfile son imperméable et sort.
Le soleil peine à transpercer les nuages. Madeleine en savoure la timide chaleur. La place du village de Fourqueux est déserte, encadrée par la Poste, la salle des fêtes, le bar et la boulangerie. Le carré d’as de la rurbanisation. D’où elle se trouve, Madeleine aperçoit la vendeuse de la boulangerie, immobile derrière sa caisse enregistreuse, probablement en train de regarder des vidéos de chats sur son téléphone portable. Parce qu’elle n’a aucune lettre à poster, qu’elle ne boit jamais avant 18 heures et que la salle des fêtes est fermée pour travaux, Madeleine entre dans la boulangerie. La vendeuse range son smartphone dans son tablier et ajuste sa queue-de-cheval pour se donner une contenance. La décoration est encore balbutiante. Il y a une jolie gravure du beffroi de Lille, un certificat de provenance des farines bio et la photo en noir et blanc de Fourqueux que l’ancien locataire leur a cédée parce que les clients aiment à penser que rien n’a changé depuis cent ans. Comme dans n’importe quelle boulangerie de France et de Navarre, la voix de la vendeuse est plus traînante, plus aiguë sur les syllabes finales. À croire qu’elles sont aussi recrutées sur ce critère.
— Bonjoooour… Qu’est-ce que je peux vous serviiiiiiir?
— Une tradition.
— Il vous fallait autre chose?
— Pourriez-vous laisser un message à Camille?
La vendeuse marque un temps d’hésitation. Madeleine en profite pour écrire sur un bout de papier son numéro de téléphone ainsi qu’une invitation à la rejoindre, samedi en huit, à 15 heures, au salon de thé qui jouxte la bibliothèque.
En sortant de la boulangerie, Madeleine a un flash. VA ne voulait pas dire « Valeur ajoutée », mais « Variable d’ajustement ». Elle sourit de sa méprise. Elle n’est pas du genre à se laisser abattre mais elle aura besoin de quelques semaines pour s’en remettre. Ses pensées la ramènent à Pascal et à l’une de ses formules favorites : « On a toujours le choix. » Ils s’étaient engueulés à ce sujet lors d’un dîner trop arrosé entre collègues. C’est l’adverbe « toujours » que Madeleine n’avait pas supporté. Non, Pascal, nous ne sommes pas « toujours » maîtres de nos décisions. S’il se présentait devant elle, là, maintenant, elle le pourfendrait. Il avait le choix de ne pas l’inscrire sur la liste des gens à licencier, et pourtant il a obéi aux ordres, alors, sa jolie petite formule…
Madeleine ne va pas au restaurant d’entreprise aujourd’hui. Elle ouvre le réfrigérateur à la recherche d’une substance à étaler sur son bout de baguette. Elle ne trouve rien, à part les confitures qu’elle a confectionnées le week-end précédent. D’aucuns jardinent, d’autres bricolent. Madeleine, elle, cuisine, mais sa vraie passion ce sont les confitures. C’est très compatible avec la lecture, il faut patienter le temps que ça mijote. Lectures et confitures, ses deux grandes amours. Son mari la charriait tout en s’empiffrant de ses douceurs, preuve d’une absence totale d’éthique personnelle.
Il faut qu’elle franchisse le pas, qu’elle vide sa maison. Elle interroge le portrait de son mari. « Aide-moi, bon Dieu », lui dit-elle à haute voix. Deux ans avant sa mort, ils s’étaient offert un voyage en Italie, entre Assise et Pérouse. Un moine défroqué mais compétent leur avait donné une conférence sur le parcours initiatique de saint François. Au dîner, frugal comme il se doit, ils s’étaient lancés dans une grande discussion sur la notion de superflu. Une question revenait régulièrement. De quoi avons-nous vraiment besoin? La réponse théorique tenait en quatre mots : un lit, une bibliothèque, une douche et une cuisinière. De retour chez eux, loin des collines dépouillées de l’Ombrie, la mise en pratique s’était révélée plus compliquée. Après réflexion, le divan prenait une grande valeur sentimentale, les tableaux occupaient peu d’espace et l’abonnement à la chaîne sportive tout comme le lave-vaisselle devenaient indiscutables. Le dénuement extrême attendrait. Madeleine et son mari avaient clos les débats en débouchant une bouteille d’orvieto.
Le mari de Madeleine ne s’était pas éteint dans son sommeil, proprement et glorieusement, comme Aznavour ou d’Ormesson, héros du quatrième âge déclinant. La maladie l’avait foudroyé dans sa soixantième année. Il est mort jeune, comme disent les gens de quatre-vingt-dix ans. Au moins avait-il évité une trop longue agonie. Madeleine examine l’intérieur de sa maison. Où qu’elle regarde, l’image de son mari apparaît. Tout la ramène à lui. « Il faut que ça cesse! Avec ta permission », enjoint-elle au portrait. Madeleine allume son ordinateur et s’inscrit sur Le Bon Coin sous le pseudonyme de Bernardone, le véritable nom de saint François d’Assise. Pour la photo du profil, elle hésite, avant de jeter son dévolu sur un cliché réalisé par son mari.
Camille a fait la grasse matinée. Elle a joué à Fortnite toute la nuit. Elle croise son père qui part se coucher après lui avoir recommandé de surveiller la vendeuse en son absence. Elle a été bien inspirée de ne pas parler de son rendez-vous avec Madeleine. Gilles ne se mêle pas de son emploi du temps, sauf quand le sien s’en trouve perturbé. Elle donne à la vendeuse la consigne de l’appeler sur son portable en cas d’urgence. Le salon de thé est à quelques enjambées de la boulangerie, hors de question de réveiller son père. C’est quoi, une urgence, dans une boulangerie? Une file d’attente qui s’allonge et s’impatiente. Peu probable. Le samedi, les Fourqueusiens paressent jusqu’en milieu d’après-midi. Ils ne réapparaîtront pas avant 16 h 30. Camille sera déjà rentrée.
Madeleine s’est installée au fond du salon de thé, certaine que Camille appréciera la discrétion. Sa semaine a été éprouvante. Elle a dû affronter la mine contrite de Pascal et les têtes d’enterrement de ses anciens collègues dont les paroles d’encouragement trahissaient la maladresse et l’embarras. « Tu en as vu d’autres, Madeleine » – est-ce une allusion au décès de son mari? « Tu es une battante, tu t’en sortiras » – ah bon, le chômage est une maladie? « Ils ne te méritaient pas » – n’est-ce pas la formule qu’on adresse à quelqu’un qui vient de se faire plaquer? « La retraite approchait de toute manière, n’aie aucun regret » – et toi, tu n’as aucun tact! Sans oublier cette formule pleine de poésie qu’elle n’avait pas tout de suite comprise, pensant qu’on faisait allusion à son léger embonpoint : « Tu vas rebondir. »
Toute la semaine, Madeleine s’est demandé pourquoi elle tenait tant à revoir Camille. Pour combler un manque affectif? Elle voit rarement son fils, qui vit à l’étranger. Son mari est mort et enterré. Son entreprise vient de la virer. Inconsciemment, Madeleine se cherche de nouveaux repères. Cette explication, trop simpliste, ne la convainc pas. Et si cette Camille n’avait pas surgi dans son existence par hasard? Mais Madeleine n’a jamais été adepte de la prédestination divine. Quelle piètre idée de l’homme se fait-on là!
Une jeune fille fait son apparition dans le salon de thé. Madeleine reconnaît son visage mutin et sa dégaine de lolita contrariée. Camille… qui badigeonne la salle de son regard noir, pour tout effacer. Toujours la méfiance. Elle fonce droit sur la table où Madeleine s’est installée.
— Comment ça va, Mad?
— Tiens, c’est un surnom qu’on ne m’avait pas encore donné. On se tutoie si je comprends bien?
— J’préfère, ouais.
Camille semble indisposée par le brouhaha venant des tables voisines. On y parle fort. En italien, en anglais, en allemand et dans une langue d’un pays scandinave qu’elles seraient incapables de situer sur une carte. Le salon de thé est le lieu de rendez-vous préféré des mères de famille qui ont des enfants au lycée international de Saint-Germain-en-Laye.
— Je suis désolée Camille, c’est un peu bruyant. J’ai choisi cet endroit parce qu’il n’est pas trop loin de la boulangerie. Tu es scolarisée au lycée international?
— Euh non, mon daron est chti… On vient du Nord… Je rentrais pas dans leurs critères. Et puis, même s’il avait été américain, ça n’aurait pas suffi. Mes notes sont trop basses. Les maths, le français, tout ça, c’est pas trop mon kif…
— C’est quoi ton… kif?
— Le sport.
— Laisse-moi deviner. Tu fais de l’équitation.
— Du e-sport.
— C’est quoi?
— Tu sais, Mad, j’ai un bon a priori sur toi mais je sens qu’il va falloir que j’t’apprenne des trucs.
— Je ne demande que ça.
Madeleine est d’une nature conciliante. Ses collègues de travail en ont souvent abusé. Si l’insolence de Camille ne l’irrite pas, c’est moins en raison de ce caractère accommodant que du vent de fraîcheur qu’elle souffle dans sa vie. La semaine passée ne fut qu’hypocrisie et faux-semblants. Camille parle sans filtre, sans arrière-pensée, avec une absence de retenue qui confine à la provocation. On y perd en élégance mais on y gagne en sincérité.
— Tu t’y connais en games? J’veux dire, en jeux vidéo?
Madeleine n’en connaît qu’un, celui des voyageurs du RER A.
— Je sais qu’en ce moment, on joue beaucoup à Candy Crush.
Camille ne peut lui cacher sa déception. Elle considère Madeleine avec pitié, comme un chirurgien sur le point de lui annoncer son amputation.
— Fortnite Battle Royale, le jeu en réseau, ça te dit quelque chose?
— Vaguement. Une collègue m’a raconté que son fils y passait ses nuits. Elle se faisait du souci parce qu’il ne dormait plus assez…
— Faudra que tu me donnes son pseudo, j’le connais peut-être.
— Ça consiste à quoi, ton Fortnite?
— À tuer un maximum de personnes pour survivre.
— Charmant… Et tu es bonne à ce jeu?
— La meilleure de la région. Si mon père me donnait l’autorisation, j’participerais à des compétitions. Le fils de ta collègue de bureau, il doit connaître mon pseudo, DarkAngelus.
— Je n’aurai pas l’occasion de lui communiquer.
— Pourquoi?
— Je ne travaille plus dans cette entreprise. Le soir où je t’ai vue dans le bus, je sortais d’un entretien de licenciement.
— Tu me l’as pas trop montré.
— C’est toi qui pleurais, pas moi.
Camille préfère esquiver plutôt que de lui donner une explication. Elle n’est pas du genre à se confier dans l’espoir de tisser des liens plus rapidement. Non par pudeur, mais par fierté. Son modus operandi, c’est l’offensive.
— Pourquoi ils t’ont virée? Parce que t’étais trop vieille?
Madeleine a beau être tolérante, la remarque de Camille l’a sonnée. Elle réalise qu’elle n’a pas pris le temps de comprendre ce qui lui était arrivé, qu’elle s’est contentée de vaquer aux affaires courantes. Elle répond le premier truc qui lui passe par la tête :
— Je leur coûtais trop cher.
— C’était quoi, ton boulot?
— Je conseillais des sociétés sur leur stratégie et leurs investissements.
— Bah dis donc, ça t’a pas trop servi, t’aurais pu commencer par toi-même!
Camille a sorti de sa poche un bout de papier sur lequel elle griffonne tout en conversant avec Madeleine. Elle est douée, elle a un bon coup de crayon, mais elle a tendance à répéter le même motif.
— Pourquoi tu ne dessines que des cœurs? lui demande Madeleine.
— Tu préfères que j’fasse des têtes de mort, à la place?
— Non, tu peux garder les cœurs.
— T’as une idée de c’que tu vas faire?
— Je commence par vider la maison. Je me débarrasse de tout ce dont je n’ai plus besoin. Ça faisait un moment que j’y pensais, mais je n’étais jamais passée à l’acte. Depuis lundi, je me suis lancée, j’ai vendu plein de trucs sur Le Bon Coin. Je me suis bien amusée.
Le début de la semaine a été moins divertissant que Madeleine ne le prétend. Elle a d’abord pointé à Pôle Emploi. Dans l’interminable file d’attente, elle n’en menait pas large, coincée entre une chômeuse de longue durée et un quinquagénaire grisonnant qui lui racontait comment sa boîte l’avait sacrifié au nom de la révolution digitale. Elle a éprouvé des sentiments contradictoires, la honte de s’inscrire, le soulagement de ne pas être un cas isolé, d’appartenir à la communauté des infortunés.
Sur Le Bon Coin, le pseudonyme de Bernardone n’a pas eu l’effet escompté. Il a semé le trouble chez des acheteurs qui ne faisaient pas le lien entre le flamboyant portrait de Madeleine et ce nom bizarre que l’un d’entre eux a même orthographié à l’américaine, « Bernard1 ». Comprendre : « Le meilleur des Bernard ». À chaque visite, Madeleine s’est égarée dans des explications de texte que seuls les plus instruits ont comprises. Les autres l’ont cataloguée parmi les vieilles folles, ils ont attendu qu’elle finisse sa démonstration.
Au total, elle a reçu chez elle une douzaine d’acquéreurs dont elle a apprécié l’affabilité, à quelques excentricités près. Un jeune couple a voulu régler la chaise en tickets-restaurant. Une septuagénaire s’est assoupie, par désespoir, sur le canapé qu’elle n’avait pas réussi à fourrer dans sa voiture. Un retraité lui a fait la cour, ignorant le guéridon pour lequel il avait fait le déplacement depuis Paris. Un jeune couple d’origine africaine a marchandé sa table basse jusqu’à l’épuisement. Madeleine a fini par la céder à la moitié de son prix initial, tant pour récompenser l’originalité du bagout que pour s’assurer de la disparition de ce reliquat de sa période Ikea.
— Pourquoi tu tiens autant à vider ta maison?
— Pour tourner la page.
— Il en pense quoi, ton mari?
— Il en penserait du bien s’il avait l’occasion de m’en parler mais il est mort d’un cancer, il y a trois ans.
— Ça nous fait un poids en commun. Ma mère s’est fait bouffer par le crabe quand j’étais petite. Celui du pancréas. Le plus salaud, il paraît.
Madeleine se demande si Camille a déformé l’expression « point en commun » par ignorance, par inadvertance ou pour faire de l’esprit.
— Je suis désolée, Camille.
— Oh, c’était il y a longtemps. Mais toi… Ça veut dire que t’es revenue dans le game! Tu n’as plus qu’à te trouver un match!
— Je ne comprends pas ce que tu me racontes.
— Tu es célibataire, Mad. Il faut que tu te trouves quelqu’un.
Cette gamine a l’art de remuer le couteau dans la plaie avec tant d’ingénuité qu’il est impossible de la soupçonner de perversité. Elle a raison. Madeleine pourrait retrouver quelqu’un si elle le voulait. Elle s’y est toujours refusée, entourée qu’elle était des souvenirs de son défunt mari, qu’elle brade aujourd’hui. Le moment est-il venu? Peut-être. Elle n’a pas été insensible au numéro de séduction du retraité, ses manières désuètes lui ont arraché quelques éclats de rire. Pour être tout à fait sincère, elle n’a eu aucune envie de le renvoyer chez lui. Ni de le garder, d’ailleurs. Mais elle s’est sentie rajeunir au contact d’un homme qui s’intéressait à elle.
— C’est compliqué de rencontrer la bonne personne.
— J’suis d’accord.
Madeleine attrape la perche que lui tend Camille.
— Tu as un petit ami?
— Tu rigoles? Les mecs d’ici me calculent pas. J’existe pas pour eux…
— Et quand tu joues à Fortnite, il n’y a pas un garçon avec qui tu t’entends bien?
— Il y a KillerBoy. J’aime bien comment il me parle.
— Tu l’as rencontré?
— T’es tarée?
— Pourquoi, il habite loin?
— Non, non, il vit à Paris. C’est pas le problème.
— C’est quoi le « problème », Camille?
— Il n’a jamais vu ma face, tu comprends. On a juste fait des chats. On est en mode incognito.
— Tu n’as pas mis ta photo?
— Jamais de la vie. Je ne suis pas prête à le voir IRL. Dans la vraie vie, j’veux dire. J’ai trop peur qu’il soit déçu. C’est pour ça que je ne serai jamais streamer. Tu vois de qui je veux parler, les gens qui commentent leur jeu en direct. Je ne veux pas qu’on voie mon visage. »
Extraits
« Sa réputation va grandissante, On apprécie ses classiques, la fraise-rhubarbe, la framboise-figue, la pêche-mûre, savamment équilibrés, qui ne laissent jamais les fruits de ces mariages se disputer leurs arômes, On loue ses audacieuses combinaisons, mangue-menthe, abricot-cardamome.
Sans conviction, elle a créé une page Facebook où elle met en scène ses créations. Le nombre de followers n’a pas dépassé le premier cercle de ses amis, jusqu’à ce qu’elle se fasse repérer par une habituée du marché, une journaliste culinaire qui officie sur une grande radio nationale, une passionnée de gastronomie qui ne jure que par les produits frais et vrais. Elle a adoré Madeleine, ainsi que ses confitures. » p. 62
« Pietro regarde sa femme qui dort. Dans son sommeil, elle est telle qu’il l’a toujours connue. Aucun changement n’est perceptible. Il l’observe comme si c’était la dernière fois qu’il la voyait. Il enregistre chaque détail de son visage que la vieillesse n’a pas trop abimé. Il se retient de lui caresser la joue. Dehors, un nouveau jour commence. La rue s’anime. » p. 146
« Le père Kervenn a été le grand témoin et le maître de cérémonie de tous les événements qui ont jalonné la vie de Jean-Paul. Son mariage avec sa première femme, Viviane, puis l’enterrement de celle-ci, dix ans plus tard. Le baptême de leur fils, Eliott. Son mariage avec sa deuxième femme, Sophie. Et le voilà aujourd’hui qui célèbre les obsèques de Jean-Paul, ignorant tout de la farce qui se joue. Sa voix posée ne trahit pas l’émotion qui le submerge La fonction dépasse l’homme, le sens du devoir abroge le chagrin. » p. 154
« Au fil des mois, Alma est devenue cette grand-mère attentionnée qui manquait à Gabin. Elle le garde à son appartement quand François doit s’absenter. Elle ne manque aucune des sorties aux Tuileries, qu’il fasse un grand cagnard ou un froid de canard. Elle regarde Les Minions qui la font rire «tellement ils sont bêtes». Cécile n’a pas vu ces nouveautés d’un bon œil. Moins en raison de l’affection que son fils porte à Alma que pour l’influence grandissante que celle-ci a sur lui. Quand il est en week-end avec sa mère, Gabin ne parle que d’elle, de ses jeux, de ses chansons, de ces choses incroyables qu’il a vues dans son appartement, des histoires qu’elle lui raconte avant de s’endormir. Cécile a fini par accepter sa défaite au terme de trois phases distinctes, assez classiques d’un point de vue psychologique: frustration, réaction et résignation. » p. 288-289
Olivier Auroy est un onomaturge – celui qui fabrique des mots – et écrivain français. Il a également publié sous le nom de plume Gabriel Malika. Les Déraisonnables est son cinquième livre. (Source: Éditions Anne Carrière)