À double tour

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En deux mots
À six ans et demi, le narrateur est séquestré par sa mère en compagnie de sa sœur de neuf ans. Leur calvaire va durer près de deux ans. C’est à dix-sept ans, après le procès qui a condamné la tortionnaire, qu’il décide de raconter ce terrible drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Séquestrés pendant près de deux ans

Dans son second roman Thomas Oussin a choisi de se glisser dans la peau d’un jeune homme de dix-sept ans qui raconte à froid le calvaire qu’il a vécu à six ans et demi. Avec sa sœur de neuf ans, il a été séquestré pendant plus de 600 jours par sa mère. Glaçant !

Le 4 janvier 1989, la mère du narrateur décide de l’enfermer – lui et sa sœur – dans leur chambre à coucher. Les enfants ont 6 et demi et 9 ans. Ils pensent alors être victimes d’une punition infligée par leur génitrice, devenue de plus en plus irritable après le départ de son mari, parti rejoindre sa maîtresse et ses autres enfants.
En fait leur calvaire va durer près de deux ans. À compter de ce jour funeste, Victor et Amandine vont devoir composer avec un quotidien carcéral aux règles strictes: ne plus faire de bruit, faire leurs besoins dans la poubelle, vivre avec les habits, livres et jouets qui se trouvent dans leur prison. Et n’avoir quelquefois à manger et à boire qu’un jour sur trois, selon les caprices de leur bourreau. Très vite, l’aînée va décider de rationner leur pitance et aussi assurer un minimum d’éducation en apprenant à lire à son frère. Pour cela, elle va se servir d’une version de l’Odyssée d’Homère adaptée aux enfants. Les aventures d’Ulysse deviennent alors la porte vers un nouveau savoir et un moment de distraction bienvenu dans ce lieu confiné, propice aux maladies. «Je n’imaginais pas un instant que mon manque d’hygiène pouvait être à l’origine des fortes démangeaisons qui me ravageaient les bras et la raie des fesses. Je n’imaginais pas que mon corps et mes cheveux étaient infestés de poux. Je n’imaginais pas être en état de sous-nutrition. Ma conscience se limitait à l’enfermement, au silence et à l’obscurité.»
Mais ils ne sont pas au bout de leurs peines, bien au contraire. Après leur avoir coupé l’électricité, ne leur offrant pour toute lumière que celle qui perçait à travers les volets de bois, leur mère va découvrir qu’ils disposent encore d’une lampe-torche. Elle va alors les transférer dans un placard de deux mètres carrés. Ils vont alors devoir apprendre à survivre dans cette cellule. Et profiter de chaque seconde d’éclaircie: «Quelquefois, notre mère, par inadvertance sans doute – j’ai du mal à imaginer que l’inverse puisse être possible – oubliait d’éteindre la lumière de la buanderie. Alors, en dessous de la porte et à travers la serrure, cette clarté qui fendait notre obscurité nous réjouissait telle de la poussière d’étoile.»
Si le lecteur sait dès les premières pages que cette épreuve est désormais un souvenir pour Victor, qui a trouvé refuge chez sa grand-mère, il va découvrir avec effroi les circonstances qui ont permis sa libération et l’arrestation de sa mère.
Bouleversante, cette tragédie a beau être rédigée à froid, des années après l’enfer vécu par les deux enfants, elle n’en conserve pas moins son côté glaçant et une forte intensité dramatique. Thomas Oussin joue avec brio sur le clavier des émotions, entraînant tout à tour le lecteur de la sidération à la révolte, de l’incompréhension à l’empathie. Si les formules n’étaient pas déjà éculées, je dirais volontiers que ce roman se lit d’une traite et qu’il est impossible de la lâcher jusqu’à la dernière page.

À double tour
Thomas Oussin
Éditions Viviane Hamy
Roman
144 p., 14,90 €
EAN 9782381400501
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas spécifié.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant ces six cent douze jours, le silence et l’obscurité ont été mes seuls amis. Presque les seuls. Victor, dix-sept ans, vit depuis quelques années chez sa grand-mère maternelle, Ma, dont la gouaille vindicative cache l’amour qu’elle lui porte. Un simple geste a fait basculer leur vie : une porte fermée à double tour quand Victor était âgé de six ans et sa sœur Amandine de neuf ans.
Habitués à subir la colère de leur mère, les deux enfants pensent ce jour-là l’avoir contrariée sans raison et n’y prêtent guère attention. Mais quand Victor insiste pour qu’ils sortent de la pièce, sa mère répond qu’elle ne veut plus les voir, sa sœur et lui. L’enfer commence alors. À double tour est un roman noir qui nous tient en haleine et nous révolte. C’est aussi une histoire bouleversante, celle de l’émouvante reconstruction de deux êtres cabossés par la vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Mare Nostrum (Christiane Sistac)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
RTBF (Thierry Bellefroid)
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Sur la route de Jostein
Blog L’œil d’Olivier

Les premières pages du livre
« Pendant un an, huit mois et quatre jours, j’ai été caché. Presque deux ans d’une vie. C’est long deux ans dans une vie, surtout quand on est un enfant de huit ans. Pendant ces six cent douze jours le silence et l’obscurité ont été mes seuls amis. Presque les seuls. Je continue à utiliser le mot «caché» lorsqu’il m’arrive d’en parler, sans doute dans un élan enfantin de ma part, mais le terme exact, en tout cas employé par mon avocat, c’est «séquestré». J’ai été séquestré. Entre mes six ans et demi et mes huit ans. J’ai toujours eu du mal à comprendre le processus qui m’a amené à être la victime de cette séquestration. D’autant que lors des tout premiers jours, je n’avais pas conscience de cette privation de liberté. J’étais, de mon point de vue, dans une situation à peu près confortable dans ma maison, avec ma sœur et ma mère. Comment imaginer que ce cocon douillet allait être ma prison et que celle qui m’avait mis au monde allait être mon bourreau? Ce qui a été une chance pour moi, c’est que je n’étais pas seul dans cette épreuve. Ma grande sœur a été un soutien constant. Du premier jour d’enfermement à la libération ultime, elle était à mes côtés. Je crois que, sans sa présence, je ne serais sans doute pas là aujourd’hui pour écrire ces quelques lignes. Je lui dois ma vie.

Victor. Voilà le nom qu’elle m’a donné à ma naissance, il y a un peu plus de dix-sept ans à présent. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai appris en cinquième que mon prénom signifiait « vainqueur » en latin ! Quelle ironie ! Je n’avais, pendant ces années de collège, absolument rien d’un vainqueur. J’étais une espèce de morceau de chair, un petit être chétif, à mille lieues du jeune homme que je suis devenu. Même si je sais que le chemin est encore long, je suis conscient que je reviens de loin. J’ai bel et bien vaincu quelque chose ou quelqu’un. Mes angoisses. Mes démons intérieurs peut-être. Cela dit, je n’ai pas tout vaincu ; un masque terne vient par moments affadir mon visage jovial. Mon esprit est traversé d’interrogations qui demeurent et demeureront tout le reste de ma vie.
Cela fait un peu plus de neuf ans que je suis sorti de cet enfer et parfois mes souvenirs se brouillent. Les années viennent déposer leur voile de crêpe sur ces instants. Sans doute mon esprit adoucit il les angles de certains moments et en aiguise-t il d’autres. Je vous demande donc d’excuser le caractère quelquefois fragmentaire de mon propos. Je vous livre ces informations comme elles reviennent à ma mémoire : tantôt elles surgissent avec facilité et simplicité, tantôt je les accouche aux forceps.
Par ailleurs, quand on a six ans et demi, on ne se souvient pas de tout. La conscience du temps se met alors tout juste en place. Il est donc possible que la chronologie des événements que je vais évoquer soit quelque peu approximative. Enfin, du fait de mon bas âge, certains éléments m’étaient totalement inconnus. C’est en recoupant les témoignages de tierces personnes, en lisant les notes d’audience du procès et les différents documents archivés dans le dossier que j’ai pu tenter de reconstituer le déroulement des faits. Et aussi grâce à ma grand-mère. Ah… Ma grand-mère, tout un poème ! Je l’appelle Ma. Elle aussi me parle… Parfois…
« Reconstituer le déroulement des faits », c’est une chose. Les comprendre, c’en est une autre. Vaste programme que d’essayer de trouver des réponses à ces « pourquoi ? ». Pourquoi ma mère a-t elle séquestré ses deux enfants ? Et pendant aussi longtemps ? Pourquoi ne pas nous avoir abandonnés, plutôt ? A-t elle, à un moment, songé à la folie de son acte ? Y songe-t elle maintenant ? Je me demande comment une femme peut en arriver à vouloir oublier, à vouloir soustraire de sa vue, de celle des autres, ses propres enfants. Autant de questions avec lesquelles je vais devoir vivre.

Ma, assise au bout de la table de la cuisine, est occupée à faire ses mots croisés en silence. Je lève de temps en temps le regard et décroche de ma dissert de philo pour l’observer. Elle est concentrée et aspirée par son activité. Comme si de rien n’était, elle se rend aux pages finales pour jeter un œil furtif aux solutions. « Juste pour vérifier », dit elle. Ça m’amuse et je la taquine parfois.
Elle a la respiration profonde et apaisée des gens d’expérience. Sa présence a toujours eu un effet rassurant sur moi, en tout cas depuis que je vis chez elle. J’ai pris l’habitude de faire mes devoirs sur la table de la cuisine, près d’elle, alors même qu’elle avait aménagé un coin bureau dans ce qui est devenu ma chambre.
Au milieu de cette vieille maison à la décoration des années soixante-dix, je me sens bien. Ce n’est pas le lieu de vie rêvé pour un garçon de dix-sept ans, certes, mais c’est chez moi. J’ai cependant mis du temps à considérer cette maison comme la mienne.
Les premiers jours qui ont suivi ma libération demeurent assez flous. Je me souviens de nuits à l’hôpital, d’un nombre incalculable de rendez-vous dans des bureaux : gendarmerie, psychologue, avocat, aide sociale à l’enfance. Ils se ressemblaient tous, je ne les différenciais pas vraiment. Je me contentais de répondre aux questions de ces gens du mieux que je le pouvais, bien souvent sans lever les yeux. J’observais à chaque fois avec une grande attention le revêtement des bureaux qui nous séparaient, les « interrogateurs » et moi. Je finissais par en connaître chaque texture, chaque nervure, chaque égratignure. Ils constituaient pour moi les garants de mon espace vital. Je percevais que toutes ces personnes voulaient mon bien, mais j’étais quelque peu apeuré après avoir passé des mois privé de tout contact social. J’avais surtout, je pense, peur de mal faire, et je vivais ces moments avec une extrême tension, tiraillé par la crainte de commettre une erreur qui aurait déclenché leur colère.
Dans l’attente de savoir qui s’occuperait de moi, j’ai passé, à ma sortie de l’hôpital, plus d’une semaine dans un foyer. Je n’ai gardé des nuits dans ce lieu que l’image de mes petits poings serrant un coussin jaune ainsi qu’une vague impression de sanglots dans la nuit, dont je ne sais a posteriori s’il s’agissait des miens ou des pleurs de mes co-pensionnaires de fortune.
Il fallut d’abord contacter mon père, qui avait disparu du paysage, mais il fut décidé que je n’irais pas chez lui ; je reviendrai plus en détail sur ce point. Ma grand-mère, dans un premier temps, ne voulut pas de moi, me confia-t elle. Elle avait coupé les ponts avec sa fille, ma mère, plusieurs années auparavant et préférait rester en dehors de toute cette affaire. Elle ne me connaissait pour ainsi dire pas et j’étais presque un étranger pour elle. Me prendre chez elle ne serait qu’une source d’emmerdements, pensait elle. Elle avait d’autres chats à fouetter. Pourtant, et j’ignore si son revirement est dû à l’obstination de l’assistante sociale ou si la pitié l’avait assaillie le jour où elle avait découvert mon visage marqué par le poids de l’hébétude, mais elle finit par m’accueillir chez elle. Sa volte-face ne s’arrêta pas là, puisqu’elle prit la résolution de se constituer partie civile, contre ma mère.
Au début, je fus installé dans l’ancienne chambre de mon oncle Joseph, laquelle conservait quelques stigmates de son adolescence comme une cible de fléchettes dessinée directement sur le mur et un poster d’ACDC. Puis très vite, sur les conseils avisés de l’assistance sociale, et grâce à l’aide apportée par un autre de mes oncles, Michel, la chambre fut repeinte et aménagée de manière à convenir davantage à un enfant de mon âge. Selon les experts, il était souhaitable que je m’approprie ce lieu et que je m’y sente en sécurité. Pour ma part, j’avais surtout l’impression de flotter, comme un ballon sans attache, égaré entre deux courants d’air. Je me retrouvais vide, seul, sans ma mère, ce qui était sans doute mieux, mais surtout sans ma sœur qui avait été mon compagnon de jeux, mon unique amie, ma confidente, mon institutrice, pendant ces longs mois. J’avais perdu l’habitude de l’école. Je restais assis sur mon lit à contempler les palmiers verts et bleus imprimés sur la housse de couette. Et j’attendais. Quoi ? Je n’en avais aucune idée. Ma grand-mère, à sa façon, c’est-à dire avec une attitude maladroite et un ton de butor, tentait de me stimuler : « T’as pas fini de rêvasser ? Viens donc m’aider à éplucher les patates ! » « Bouge ton cul de ce tabouret, va jouer dans le jardin ! » « On va faire des crêpes ! » J’ai fini par m’habituer à cette vie. À cette autre vie. À cette nouvelle vie. À cette étroite cour grillagée qui servait de jardin, à cette maison coincée dans une autre époque, aux scènes de chasse représentées sur le papier peint du salon, à ce canevas au-dessus du canapé, à cette petite horloge sous un globe de verre et dont le balancier tournait sur lui-même invariablement. »

Extraits
« Lorsque nous étions là-bas, nous n’avons jamais évoqué l’idée de la mort ou de la maladie. La notion de survie m’était inconnue: peut-être ma sœur en avait-elle conscience. Je n’imaginais pas un instant que mon manque d’hygiène pouvait être à l’origine des fortes démangeaisons qui me ravageaient les bras et la raie des fesses. Je n’imaginais pas que mon corps et mes cheveux étaient infestés de poux. Je n’imaginais pas être en état de sous-nutrition. Ma conscience se limitait à l’enfermement, au silence et à l’obscurité. » p. 65

« Dans ce ciel sombre que représentait notre épreuve, il nous arrivait d’apercevoir des éclaircies. Quelquefois, notre mère, par inadvertance sans doute — j’ai du mal à imaginer que l’inverse puisse être possible — oubliait d’éteindre la lumière de la buanderie. Alors, en dessous de la porte et à travers la serrure, cette clarté qui fendait notre obscurité nous réjouissait telle de la poussière d’étoile. » p. 77

À propos de l’auteur
OUSSIN_Thomas_©Christophe_MassonThomas Oussin © Photo Christophe Masson

Né en 1982, Thomas Oussin a passé son enfance dans un petit village de la Nièvre auquel il reste profondément attaché. Après une maîtrise de Lettres Classiques obtenue à Dijon, il enseigne le français, le latin et le grec, d’abord à Pantin puis à Paris. Parallèlement à son métier d’enseignant, il suit une formation d’acteur au Cours Florent et joue dans deux longs-métrages. Il s’adonne également au dessin ainsi qu’à l’écriture de scénarios et de chansons. Il est aussi l’auteur de deux romans, Soleil de juin (2021), roman lumineux sur les premiers émois adolescents et À double tour (2023). (Source: Éditions Viviane Hamy)

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Le petit Antonin

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En deux mots
Antonin entre en sixième avec un moral en berne. Enfant du divorce, il doit composer avec les nouveaux partenaires de ses père et mère et une classe qui lui est plutôt hostile. Fort heureusement, sa prof de français découvre et encourage son talent d’écriture. Il a trouvé sa planche de salut.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment je suis devenu écrivain

Dans son nouveau roman, Éliane Serdan raconte l’émergence d’une vocation littéraire en donnant la parole à un enfant de onze ans et à son enseignante. Un parcours semé d’embûches qui est aussi un hommage au corps enseignant.

Antonin a 11 ans et une vie qui se partage entre sa mère et son père divorcés. Il doit s’habituer à ses deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux et deux maisons, mais doit composer avec une belle-mère qu’il redoute et un beau-père qui ne va pas tarder à vouloir asseoir son autorité. Naviguant entre charybde et scylla, il va trouver dans son imaginaire une bouée de secours. Et auprès de sa prof de français, Mme Ferrières, une oreille attentive. Elle va l’encourager dans ses lectures et le pousser à écrire et à développer un talent naissant. Les moqueries de ses camarades de sixième et les mauvais traitements n’auront pas raison de sa passion.
Éliane Serdan a eu la bonne idée de confier ce roman initiatique à deux voix, celle de l’enfant et celle de son enseignante. On peut ainsi mieux appréhender leur relation, confronter les idées de l’un et de l’autre et leurs sautes d’humeur. Car pour l’un comme pour l’autre, la partie est loin d’être gagnée.
Comme le souligne Mme Ferrières, une journée prometteuse peut vite basculer dans l’horreur:
« À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. »
Sans en dire davantage sur la destinée de cette enseignante, on dira qu’elle sera aidée puis remplacée par un écrivain venu animer un atelier d’écriture et qui sera bouleversé par la prose d’Antonin.
Si le sujet du rapport prof-élève et les vocations que les premiers ont pu faire naître chez les seconds a déjà été traité dans la littérature, au cinéma et même en chanson, cette nouvelle version – très émouvante – a le mérite de s’ancrer dans un réel très difficile à gérer. Les agressions d’élèves, les injonctions des parents d’élèves et des directives pédagogiques proches de l’absurde, comme l’interdiction de porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels, viennent entraver la belle histoire. «Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: « S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment ».»
On le voit, l’humour vient ici au secours de situations graves et la tendresse compense la violence. Ajoutons que les différences de style des deux narrateurs ajoutent un vent de fraîcheur à ce roman très plaisant à lire.

Le petit Antonin
Éliane Serdan
Serge Safran Éditeur
Roman
176 p., 16,90 €
EAN 9791097594831
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman n’est pas géographiquement situé, mais on peut imaginer être à Castres où la romancière a terminé sa carrière.

Quand?
L’action se déroule en 2006-2007.

Ce qu’en dit l’éditeur
Antonin, 11 ans, vient d’entrer en sixième. Il vit une période difficile. Sans amis, jusqu’à l’arrivée d’Elena en cours d’année, il est ballotté entre deux maisons, refusant d’accepter la séparation de ses parents et leurs nouveaux partenaires.
Pour échapper à son quotidien d’enfant triste, il s’est inventé un pays où il laisse libre cours à son imagination.
Au cours de l’hiver, son professeur de français, Mme Ferrière, repère ses talents d’écriture et le conduit, peu à peu, avec l’aide d’un ami écrivain, vers une issue libératrice.
Dans ce roman à deux voix, qui mêle humour et émotion, Éliane Serdan met en lumière le rôle essentiel de tous ces passeurs, enseignants ou écrivains qui transmettent aux générations suivantes la flamme sourde qui les anime. Un éloge inconditionnel de la littérature et de la poésie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Encres vagabondes
Blog Café noir et polars gourmands

Les premières pages du livre
« AUTOMNE 2006
Ce matin, en français, on a révisé l’accord du verbe. Il paraît que dans la dictée on a fait n’importe quoi. Pour commencer, la prof, madame Ferrière, m’a demandé de venir au tableau écrire une phrase à la troisième personne du pluriel. C’est moi qui devais l’inventer. J’ai commencé à écrire: «Mes parents aiment bien aller.» et puis d’un coup tout s’est embrouillé, j’ai baissé le bras et je me suis mis à pleurer. Je voyais pas les autres mais je les entendais chuchoter. Au premier rang, Clémence qui veut toujours parler m’a soufflé quelque chose que j’ai pas compris.
Madame Ferrière s’est approchée. Elle m’a mis la main sur l’épaule en disant: «Allez, va t’asseoir, Antonin. On parlera tout à l’heure.»
J’ai repris ma place à côté de Kevin qui s’est foutu de moi parce que j’avais pleuré. Je lui ai balancé un coup de pied sous la table pour qu’il s’arrête.
Quand la récré a sonné, j’espérais que madame Ferrière aurait oublié mais elle m’a fait signe de rester. Elle m’a posé plein de questions sur ce qui allait pas, pourquoi j’avais pleuré, si j’étais malade et tout et tout. J’ai répondu que non, tout allait bien. Je savais pas pourquoi j’avais pleuré. Alors elle m’a encore tapoté l’épaule et elle m’a dit de rejoindre les autres.
À six heures c’est maman qui est venue me chercher. Quand on est passés sous le lampadaire pour aller à sa voiture, j’ai vu qu’elle avait changé de coiffure, elle faisait plus jeune.
Le soir on a dîné tous les deux. La maison avait l’air froide et vide, peut-être parce que c’est l’automne maintenant et que la nuit arrive plus tôt. Maman regardait derrière moi par la fenêtre. Depuis que papa est parti, elle a toujours l’air d’attendre quelque chose ou quelqu’un, je me demande si elle me voit.
Après le repas, on a fait mon sac parce que demain soir, j’irai chez papa. C’était vite fait: y avait juste à mettre les affaires de piscine. Le reste, c’est pas la peine. J’ai tout en double: deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux, deux maisons.
Papa voulait m’acheter un second doudou. J’ai pas voulu. Le mien s’appelle Tom. C’est un chien. Il a plus de nez, il a perdu une oreille mais, justement, c’est impossible d’en trouver un pareil, il est unique, je lui parle, il me défend la nuit contre les monstres. Quand j’ai mal, il me guérit. Le soir, je le cale contre mon cou pour lire mes bandes dessinées. Je l’oublie jamais. Le matin, à peine je me lève, les jours où je dois changer de maison, je le mets dans mon sac. À la fin des vacances, juste avant la rentrée en sixième, maman a essayé de le cacher. Elle disait que j’avais passé l’âge. J’ai tellement pleuré qu’elle a fini par me le rendre.
Chez papa, y a Marie. Elle dit qu’elle est ma seconde maman. Je lui réponds pas mais je la regarde le plus longtemps que je peux et je souhaite de toutes mes forces qu’elle se transforme en statue de pierre. J’ai vu dans un livre de mythologie que ça peut marcher.
Y a aussi Alice. Il paraît que je dois la protéger parce que c’est un bébé et que j’ai beaucoup de chance d’avoir une demi-sœur. L’autre jour papa a dit: «Tu vois maintenant, tu ne seras plus jamais seul. Plus tard tu seras bien content de ne pas être fils unique.» Elle pleure tout le temps (c’est comme la sœur d’Alexandre, à cause d’elle, il arrive souvent au collège avec les yeux au milieu de la figure parce qu’il a pas dormi.) J’espère que ça veut dire qu’Alice est malade et qu’il faudra bientôt l’emmener à l’hôpital, comme ça, Marie s’en ira avec.
Ma grand-mère qui me garde pendant les vacances répète toujours: «Dans le ciel le plus noir, il y a toujours un coin de ciel bleu.» Moi, j’ai beau chercher, je vois pas. Mon meilleur copain, Guillaume, s’est fâché avec moi parce que je l’ai frappé. Sa mère en a fait toute une histoire et depuis on se parle plus. Les autres, je peux pas les blairer.
Les filles sont folles. Elles sont toujours par deux, en train de se tenir par le cou et de chuchoter comme si elles complotaient ou de pousser des cris comme des malades.
Des fois, j’aimerais m’en aller très loin. Le soir, avant de m’endormir, j’invente un pays. Il a pas de nom. C’est un pays où la terre est rouge et où il fait chaud. On a pas besoin de vêtements. Sur les arbres y a des lanternes en cristal de toutes les couleurs que le vent fait tinter. Quand j’y pense, c’est comme si j’entrais dans une bulle ou si j’étais sur une planète à l’autre bout de la galaxie. Tous mes chagrins se brouillent.
Dans ce pays, y aurait personne. Même pas maman. De toute façon, elle me servirait à rien puisqu’elle m’embrasse presque plus. Elle a toujours quelque chose à faire et elle est tout le temps en train de marcher dans la maison, son portable à l’oreille.
Ce matin, avant que je pleure au cours de français, elle avait quand même pris le temps de me parler. On s’était arrêtés dans une boulangerie avant d’aller au collège. J’avais eu droit à deux chocolatines. Dans la voiture, pendant que je mangeais, elle avait tardé à démarrer, comme si elle réfléchissait, même que j’avais peur d’être en retard. Au bout d’un moment, elle s’était tournée vers moi pour dire, très vite: «Est-ce que ça te plairait si Marc venait habiter avec nous? Il aimerait bien être ton second papa.»

Il y a quelques années, lorsqu’un garagiste découvrait que j’étais enseignante, je connaissais d’avance la petite phrase qui n’allait pas manquer de suivre le sourire narquois: «Alors, bientôt les vacances?»
Le même garagiste, vingt ans plus tard, n’ironise plus. Lorsqu’il me parle de mon métier, j’ai l’impression d’être l’un des damnés de la Divine Comédie, objet de la pitié de Dante. La seule idée que j’affronte une trentaine de ces adolescents qu’il a du mal à supporter isolément devant sa pompe à essence, l’épouvante. S’il pouvait, s’il était ministre, il allongerait mes vacances. Depuis qu’il a vu Le plus beau métier du monde, sa conviction est faite: nous vivons un enfer.
Comment le contredire? Oui, la réalité est souvent pire que ce qu’il imagine. Mais, sans mes élèves, j’aurais l’impression d’être un navire à la dérive. Dès que je suis dans une classe, je me sens à ma place. J’en sors, les batteries rechargées. Pour rien au monde, je ne changerais de métier.
Les plus mauvaises journées sont celles qui précèdent la rentrée. J’ai beau me souvenir que je viens de passer près de quarante ans devant des classes, je m’interroge avec angoisse sur ce que je vais bien pouvoir leur raconter pendant un an. Dans cet état d’esprit, il faut affronter les réunions de pré-rentrée, les nouvelles réformes, la rhétorique du vide, les activistes pédagogiques… et la cour de récréation étrangement déserte. On se sent disposé à fuir.
Et puis, le lendemain, on lève les yeux sur des visages tout neufs et le navire cesse de dériver. Il s’ancre pour quelques mois.
Il n’y a pas deux classes semblables. J’ai eu, comme chacun, des élèves difficiles, même dangereux. Souvent, pas toujours, j’ai réussi à m’entendre avec eux, mieux peut-être qu’avec des classes dires «brillantes». Quel que soit le cas, il faut un délai pour parvenir à cet accord particulier qui se crée entre un professeur et ses élèves et sans lequel il n’y a pas de bonheur ni de transmission possible.
Au fil des années, il me semble que ce délai s’allonge. Pour venir à bout de l’agressivité, du refus d’apprendre, un bon mois était nécessaire. Maintenant, il arrive qu’en janvier je n’y sois pas encore parvenue. Je vieillis. Soixante ans bientôt…
Je me souviens de ma première classe de sixième. Un quart d’heure après le début du cours, un élève, brun, bouclé, son cartable sur le dos, était entré en larmes: il s’était perdu dans les couloirs. J’ai beau regarder les sixièmes que j’ai cette année, je n’en vois pas un seul qui pourrait encore se perdre dans les couloirs. Mais pleurer… Oui. Ce matin, le petit Antonin… Je n’ai pas compris pourquoi. »

Extraits
« J’ai été bien inspirée de m’immerger dans le silence pendant les vacances…
Il a suffi d’une journée de rentrée pour entamer mon énergie. À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. J’ai dû affronter les sourires des quatrièmes, plus intéressés par la nature de la tache que par Bradbury et la science-fiction…
Et puis, miracle! Un moment de réconfort avec les troisièmes. À quatre heures et quart, j’ai laissé mon bureau à Élodie qui avait choisi de nous parler de La Pitié dangereuse de Stefan Zweig. » p. 63

« Nous savions déjà qu’il ne fallait pas porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels. Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: «S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment.»
Mais aujourd’hui, les jeunes enseignants avec qui j’ai parlé ne m’ont pas semblé interloqués par ces directives… Pas plus qu’ils ne sont gênés par l’obligation de demander à un élève, en début de cours, d’inscrire au tableau «la problématique» qui sera abordée. » p. 72

À propos de l’auteur
SERDAN_Eliane_©Raphael_GaillardeÉliane Serdan © Photo Raphaël Gaillarde

Éliane Serdan est née en 1946 à Beyrouth, à la fin du mandat français. Sa famille vivait en Orient depuis plusieurs générations, à Smyrne en particulier. Rentrés en France lorsqu’elle avait trois ans, elle a fait ses études secondaires à Draguignan dans le Var puis des études de lettres à Aix-en¬-Provence. Sa maîtrise de littérature et cinéma a été soutenue à Montpellier. Après avoir obtenu le Capes, elle a enseigné à Carpentras, Marseille et Antibes. Venue à Castres, dans le Tarn pour suivre son mari, elle a continué à enseigner plusieurs années. A la fin de sa carrière, elle a pu, enfin, se consacrer à l’écriture. Le petit Antonin est son sixième roman. (Source: Serge Safran Éditeur / Occitanie Livres)

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Pour leur bien

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En deux mots
Dans un pays africain en guerre, Inaya parvient à échapper aux rebelles. Ses parents n’ont pas eu cette chance et la gamine se retrouve embarquée loin de chez elle par sa tante. Des Blancs viennent alors persuader cette dernière de leur confier l’enfant, comme tous les orphelins du village. Ils promettent de les nourrir et de les scolariser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les vrais-faux orphelins et l’appât du gain

S’appuyant sur l’histoire vraie d’un trafic d’enfants, Amandine Prié raconte le plan machiavélique de quelques français décidés à voler garçons et filles pour les confier à des familles adoptives. Glaçant!

Il n’aura fallu que quelques secondes à Inaya pour fuir. Quand les rebelles ont atteint leur village, la fillette a réussi à gagner la cache préparée dans l’anfractuosité d’un mur. Mais ses parents n’ont pas pu échapper au terrible massacre. Les quelques survivants décident de fuir pour rallier un endroit où leur sécurité sera assurée. Autour de sa tante, Inaya et les autres enfants doivent désormais apprendre à avancer dans la vie sans parents. Mais plutôt que de sombrer, l’enfant se forge un caractère bien trempé, curieuse de comprendre et de découvrir, n’hésitant pas à interroger les adultes. Et même si cela a le don d’en énerver certains, elle parvient ainsi à tenir.
Son destin va basculer avec l’arrivée dans le village d’un groupe de Blancs qui expliquent au Doyen qu’ils ont le projet de créer une école qui prendra en charge les orphelins et assurera leur nourriture et leur hébergement. Et pour rassurer les villageois, ils promettent d’emmener également avec eux Chef du village, pour qu’il puisse se rendre compte du sérieux du projet et de leur professionnalisme. Après bien des tractations – et quelques arrangements avec l’état-civil – tous les enfants du village montent dans les véhicules pour rejoindre leur nouvelle école où les attendant nourriture, chambre et jouets. Les premiers jours se passent bien, même si Inaya reste méfiante en constatant que les cours se font attendre.
C’est que dans le plan fomenté par les Blancs, l’enseignant n’a pas pu être trouvé. Aussi, après avoir engagé un autochtone qui va s’avérer totalement incapable, ils décident de prendre eux-mêmes les choses en main. Avec un certain succès.
Mais Inaya reste méfiante, comprenant que ces blancs ne disent pas toute la vérité sur leur projet. Au fil des jours, elle voit la tension croître et les dissensions se faire plus visibles. Jusqu’à ce jour où tout le monde prend la direction de l’aéroport.
Amandine Prié s’est appuyée sur l’affaire de l’Arche de Noé, cette ONG qui sous couvert d’humanitaire organisait un trafic d’enfants, pour nous offrir un premier roman très réussi.
Le choix de le rédiger à hauteur d’enfant y est pour beaucoup. Si Inaya a l’esprit vif et l’envie d’apprendre, elle ne voit pas le piège se refermer sur elle. À la fois naïve et intrépide, sa curiosité va toutefois lui permettre de se poser les bonnes questions, de mettre au jour les contradictions des adultes et leurs petits arrangements avec la vérité.
Le roman met le doigt sur les terribles inégalités entre le Nord et le Sud, sur cet écart de richesses qui peut pousser des parents qui n’arrivent plus à nourrir leurs enfants à les abandonner. Il souligne aussi, comme une forme de néocolonialisme, cette idée que l’on peut prendre des enfants et les vendre à des familles adoptives Pour leur bien. Enfin, il nous propose de rehausser notre regard face à l’accès à l’éducation et au savoir, un bien aussi précieux que dévoyé aujourd’hui chez nous. Pouvoir apprendre est une chance à tous les âges. On l’oublie trop souvent. Ce suspense glaçant est aussi là pour nous le rappeler.

Pour leur bien
Amandine Prié
Éditions Les Pérégrines
Premier roman
368 p., 19 €
EAN 9791025205631
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays d’Afrique qui n’a pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Inaya, une intrépide fillette de huit ans, vit avec sa tante et ses cousines dans un village d’Afrique, au cœur d’une région instable depuis des années.
Un jour, une association humanitaire s’installe à proximité du village. Les bénévoles se mettent en quête d’orphelins de père et de mère, afin de les sortir de la misère et de leur donner accès à l’école.
Sur le camp où ils sont accueillis, Inaya et une centaine d’autres enfants sont ainsi nourris, logés, instruits et soignés. Mais quelles sont les véritables intentions de cette association ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La langue française (Sophie Appourchaux)
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« – Inaya, si tu bouges encore, j’arrête tout.
La petite fille, assise bien droite sur un minuscule tabouret en bois, se mord les lèvres pour ne pas crier. Sur son crâne, deux mains s’affairent au milieu des touffes de cheveux. Elles plaquent, lissent, trient, tirent, rabattent, tressent, exécutent un ballet à dix doigts dans le secret de l’arrière-cour, entre des bassines empilées et un tas de bois.
Cette danse nerveuse est orchestrée par Marietou, une femme aux traits tirés, longue et sèche comme un roseau. Inaya gémit et, dans un mouvement réflexe, repousse la main de sa tante. Les doigts s’immo¬bilisent sur la tête de l’enfant. Marietou la contourne, s’accroupit à sa hauteur et plante ses yeux fatigués dans les siens :
– Tu veux que je te laisse comme ça, avec les cheveux en l’air ? Alors tiens-toi tranquille, jeune fille !
Inaya observe l’index noueux de sa tante s’agiter sous son nez. Elle baisse les yeux, retient un rire. C’est toujours comme ça quand Ma’ se fâche : aucune des deux n’y croit vraiment. Ce ne sont pas les réprimandes de sa tante qu’elle redoute le plus, mais son silence. Une chape de plomb qui tombe d’un coup et frappe plus fort qu’une gifle, qui est plus étourdissante aussi que des cris. Marietou se replace derrière sa nièce, et les doigts reprennent leur danse.
Autour d’elles, le village s’étire, s’éveillant doucement de sa sieste. Quand le soleil est au plus haut et que les ombres ont rétréci jusqu’à disparaître, hommes et bêtes se couchent sans résistance. Ici, s’agiter dans l’air brûlant peut vous faire perdre la raison. Raison que les femmes ont probablement perdue depuis longtemps, elles qui ne s’allongent qu’une fois la nuit tombée.
Sans bouger la tête, raide comme un piquet, Inaya fait signe à Sekou, le petit-fils de la vieille voisine, si vieille qu’elle avance courbée, le visage chaque jour plus près du sol. Sa maison, dont la teinte ocre semble presque rose tant la lumière est crue, ressemble en tous points à celle de Marietou. Un toit de paille, des murs circulaires qu’ouvre un rectangle sombre. Une géométrie simple faite de terre, comme pour ne jamais oublier d’où l’on vient. Sekou s’étire longuement, sourit à Inaya, salue Marietou et prend le petit balai en paille appuyé contre le mur de la maison. Sa grand-mère et son petit frère dorment encore à l’intérieur, assommés par la chaleur. Le garçon, torse et pieds nus, nettoie la cour d’un geste sûr. Le balai passe entre ses jambes, soulève la poussière, chasse une poule au passage.
Un vent chaud agite les feuilles des manguiers. On les aperçoit, juste là, derrière la porte du petit grenier dans lequel Marietou et la voisine entreposent leur menue récolte. Inaya n’y a jamais mis les pieds et refuse catégoriquement de s’en approcher. Ce qu’elle aime, elle, dans l’arrière-cour de Ma’, c’est grimper sur le petit muret, s’asseoir sur ses talons et regarder la nuit tomber sur le village. Chaque soir, perchée à un mètre cinquante du sol, avec la sensation d’effleurer les nuages, elle observe. Les hommes qui lavent leur visage, penchés sur les bassines. Les femmes qui frottent et rincent les casseroles. Les trois chèvres osseuses du doyen qui tournent autour des maisons, en quête de restes de repas. Les avant-bras posés sur ses genoux, les pieds bien à plat sur le muret, elle voit les enfants qui se chamaillent et se poursuivent en riant. Comme Inaya, ils entendent souvent parler d’avant. Avant, c’est ce que disent tous les habitants du village. Avant est presque devenu un personnage, une figure lointaine et paisible. Dans cet avant qui peuple la mémoire collective, on buvait du lait chaque jour, on élevait ses vaches, on ne croisait ni casques verts ni casques bleus. Il n’y avait pas d’attente, pas de distribution, pas de registre. Dans cet avant, Inaya avait quatre ans et s’endormait chaque soir en écoutant le souffle de sa mère et les ronflements de son père.
Mais un jour, les choses ont changé. Il a fallu monter dans des cars, traverser une frontière, s’inventer à nouveau dans cette région presque déserte où seuls rôdaient les mauvais esprits. Il a fallu donner¬ son nom, s’inscrire sur des listes, récupérer quelques semences, accepter un lopin de mauvaise terre. Il a fallu tout reconstruire, les toits de paille, les murs d’argile, les familles et les espoirs. Beaucoup de parents ne sont pas montés dans ces cars. À leur place, des oncles, des tantes, des cousines, des voisins, des grands-parents. On dit qu’ici, il faut un village pour élever un enfant. Alors le village s’est retroussé les manches. Les enfants sans parents sont désormais ceux de tous.
Inaya sent les mains de Ma’ enserrer son crâne tressé. Celle-ci peaufine son ouvrage, tire un cheveu qui dépasse et lui donne une tape sur l’épaule. Inaya a envie de se gratter la tête. Elle plante un baiser sur la joue de sa tante et s’éloigne en sautillant, pieds nus et bras tendus, le corps enfin en mouvement.

Pour Inaya, tout avait basculé quatre ans plus tôt, le jour du bruit. Le bruit des camions, des portières, des meubles retournés, de son souffle dans le ¬grenier à sorgho. Le bruit des sandales de sa mère qui s’éloigne et la laisse là.
D’abord, il y avait eu les portières qui claquent. Certaines en même temps, d’autres en décalé. Ça faisait comme une musique métallique, pas de ces musiques qui font danser, non, plutôt de celles au son desquelles tout s’arrête. Une drôle de petite musique de mort. Ce n’était pas la première fois que des rebelles pillaient le village. Ils venaient régulièrement se servir, en vivres, en femmes, en violences, réaffirmaient leur domination, marquaient leur territoire puis repartaient, un temps rassasiés. Le jour du bruit, ils n’avaient qu’un seul objectif : anéantir.
Au début, le bruit avait été lointain, circonscrit aux abords des premières maisons du village, là où s’arrêtait la piste. Des cris. Des cris et des détonations en rafale, et ces portières qui n’en finissaient pas de claquer. Inaya connaissait les cachettes, sa mère les lui avaient montrées tant de fois. Derrière les bananiers. Dans les greniers. Dans le trou dissimulé par la bassine de linge, le trou creusé par les mains de son père. Plus Inaya grandissait, plus il le creusait, dans l’espoir fou de la sauver. Combien de parents regardent leur enfant grandir en pensant aux dimensions du trou dans lequel ils le cacheront pour lui éviter le pire ?
Rapidement, le bruit s’était rapproché. On entendait des pas, des voix d’hommes, des crachats. Des rires aussi. Puis un bref silence et, avant qu’Inaya n’ait eu le temps de se cacher, la plaque de tôle qui servait de porte fut renversée avec fracas d’un coup de botte. Elles étaient partout, ces bottes, se levaient et s’abattaient, écrasant un mégot, renversant la grande marmite en fonte. La mère d’Inaya l’avait prise dans ses bras et s’était enfuie par la petite porte qui donnait sur l’arrière-cour. La main sur les yeux de sa fille pour la préserver des mauvaises images, le cœur affolé, courbée sur son enfant comme une armure frêle offerte aux rafales, elle murmurait dans la petite oreille : « Ça va aller, tu ne bouges pas, surtout tu ne bouges pas. » Dans la maison, le bruit toujours. Le père implorait sans y croire, pour gagner du temps, un peu de temps pour sa femme et sa fille.
Arrivant au premier grenier à sorgho, la mère avait glissé le corps de la petite par l’ouverture étroite, tout en haut du mur de terre. Puis elle avait mis son doigt devant sa bouche et répété : « Tu ne bouges pas. » Elle avait ensuite couru en direction des bananiers, ses sandales en plastique claquant contre ses talons.
Inaya n’avait pas bougé. Il y avait eu d’autres bruits. Un autre jour, une autre nuit. Il y avait eu la lune, ronde et brillante, puis des voisins et des soldats, des mots chuchotés, des bras pour la soulever, des mains pour cacher ses yeux, des mains, des mots et des bras qui n’étaient pas ceux de sa mère. Il y avait eu des cars, une frontière et des registres, une tante et quatre cousines, qui plus jamais n’avaient reparlé du jour du bruit.

Inaya presse le pas, une bassine en plastique vert en équilibre sur son crâne tressé. Pour ne pas abîmer le travail de Marietou, elle a plié en quatre un petit tissu et l’a posé sur sa tête, entre ses tresses et la bassine. Il fait déjà chaud et ses cousines Fatou et Asma marchent vite, leurs longs bras battant l’air à chaque pas. La route de l’eau, c’est le royaume des enfants. Garçons et filles partent tôt le matin, quand le soleil n’est pas trop haut et que les adultes sont déjà aux champs. Il faut marcher pendant deux heures, d’abord sur la piste puis dans la brousse, jusqu’au lit de la rivière. Inaya aperçoit Sekou un peu plus loin, qui tient par la main son petit frère. Si Sekou boite un peu, c’est parce qu’une maladie a tordu sa jambe. C’est en tout cas ce que disent les Blancs, parce que Ma’, elle, a une autre explication : elle raconte que la mère de Sekou a trompé son mari lorsqu’elle était enceinte. Si le petit est de travers, c’est à cause du mauvais œil, rien à voir avec ce virus inventé par les Blancs.
Inaya double ses deux cousines et appelle le garçon. C’est que, même avec sa jambe tordue, il marche vite, Sekou. Il se retourne et la regarde sans sourire, visage fermé et traits tirés. Issa, le petit frère, bâille en se frottant les yeux de sa main libre.
– Qu’est-ce que je t’ai fait pour mériter cette tête ?
– C’est pas toi. C’est ma grand-mère, elle est malade.
– Malade comment ?
– La fièvre.
Sekou baisse la tête, soucieux. Sa grand-mère dormait encore, ce matin, quand il est parti avec Issa. Pourtant, la vieille femme est faite du même bois que Marietou. Rester couchée la journée, il n’en est pas question, c’est une insulte aux vivants. Rares sont les femmes du village qui peuvent encore compter sur un mari. Pour elles, tenir debout n’est rien de moins qu’une question de survie.
Inaya et Sekou reprennent leur marche en silence vers le point d’eau, au milieu du cortège d’enfants dont on entend le murmure joyeux à plusieurs kilomètres. Pieds nus dans leurs claquettes usées, ils soulèvent une poussière rouge qui les suit jusqu’à l’entrée de la brousse. La petite fille regarde régulièrement derrière elle pour s’assurer que ses cousines sont toujours là. Asma et Fatou sont plus âgées qu’Inaya, mais ce sont les plus jeunes filles de Marietou. Les deux autres, Rokia et Niélé, auront bientôt l’âge de prendre un mari, et leurs hanches larges font déjà tourner les têtes des garçons. Elles travaillent dur avec leur mère, binent la terre, labourent, sèment, cueillent, l’aident à tenir la maison propre. De temps en temps, elles troquent quelques patates douces contre des haricots sur le petit marché que les voisines ont installé à la sortie du village.
Inaya, Sekou et son petit frère avancent comme un drôle d’animal à trois têtes, se méfient des endroits où ils posent les pieds, se préviennent quand un trou ou une pierre leur tend un piège. Le petit est épuisé et, bientôt, il faut faire des pauses toutes les dix minutes. Les trois enfants se laissent distancer par le groupe. Inaya n’aime pas ça. Même un animal à trois têtes est plus en sécurité au milieu des siens. Elle déroule le tissu qui lui sert à caler sa bassine, s’approche du petit, plie les genoux, fait le dos rond jusqu’à ce que Sekou y dépose Issa, noue les extrémités sur sa poitrine et son ventre. Main dans la main, les deux enfants accélèrent la cadence pour rejoindre le groupe. Le troisième, les fesses bien calées, ventre contre dos, s’endort rapidement.
Ils ont marché longtemps avant d’atteindre l’eau. Ils l’ont espérée, devinée, entendue avant de la voir. À cette saison, la rivière est encore puissante, on n’y a pas pied en son milieu. Les enfants se séparent en deux groupes, les filles et les tout-petits vers l’ouest, les garçons vers l’est. Les pieds sont douloureux, les muscles tendus et la chaleur, presque visible, épaisse, moite, ralentit les mouvements et rend les corps plus lourds.
Après le paysage sec et poussiéreux de la brousse, les berges vertes et la fraîcheur des arbres invitent au repos. Inaya lâche la main de Sekou et poursuit sa route avec les filles. Elle retrouve Fatou et Asma, bassines posées au sol, déjà presque entièrement nues. Elle se penche, dénoue le tissu, attrape Issa par un bras et le pose doucement sur l’herbe. À peine réveillé, il titube un peu et rejoint les bras de Fatou. Inaya soulève sa robe, la remonte sur son corps menu, dégage sa tête avec impatience. Elle plaque le vêtement contre elle pour bien le lisser, le plie en deux et le pose au fond de la bassine en plastique. Elle a la minutie des gens qui possèdent peu. Cette robe, elle l’a héritée d’Asma, qui l’a portée après ses trois sœurs. Chacune des filles est liée aux autres par ce morceau de tissu.
Inaya a les genoux osseux, des jambes fines et musclées, des bras chétifs, un buste étroit. Sous ses talons et dans la paume de ses mains, la même corne épaisse. Il y a chez elle de la grâce, mais aussi quelque chose de rugueux. Elle s’approche de l’eau, goûte la température avec les orteils de son pied droit, bras tendus pour garder l’équilibre. À une cinquantaine de mètres de là, les garçons font la queue sur le gros rocher qui surplombe la rivière. Ils se jettent dans l’eau en criant, genoux relevés contre la poitrine, bras serrés, corps compacts qui disparaissent avec fracas sous la surface. Du côté des filles, les jeux sont moins démonstratifs, l’attention flotte entre les tout-petits à surveiller et les copines, entre le plaisir du moment et les tâches qui les attendent au village. Il y a celles qui entrent dans la rivière en courant, celles qui s’approchent timidement, celles pour qui la nudité ne change rien à la façon de se mouvoir, celles qui cachent leur sexe et leur poitrine naissante, celles qui lavent doucement leur visage, celles qui se frottent énergiquement, celles qui se lancent des défis à plusieurs, celles qui discutent en tête à tête. Il y a Inaya qui s’immerge lentement, délicatement, mouille d’abord ses bras et ses épaules avant de s’accroupir, puis savoure la chaleur de l’urine qui se répand entre ses cuisses. Inaya qui préfère prendre l’eau en coupe dans ses mains plutôt que de plonger sa tête dans la rivière, pour ne pas déranger ses tresses. Inaya qui se pince l’arête du nez et se mouche bruyamment d’une main, l’autre main occupée à frotter la corne de ses pieds avec une poignée de sable.
C’est un matin à la rivière comme les autres pour les enfants du village. Ils reviendront ici dans deux jours, quand les réserves d’eau auront baissé.

Pour les rebelles qui se dirigent droit vers la rivière, ce matin-là n’est pas tout à fait comme les autres. Ils sont une centaine, en quête d’un nouveau campement. Une file indienne de 4 × 4 s’enfonce dans la brousse, jusqu’à ce que la végétation marque la fin de la piste. Les portières claquent. Des dizaines de paires de rangers atterrissent dans la poussière. Ils occupaient, à cinq heures de piste au nord du village, un gisement de cobalt abandonné qu’ils ont dû évacuer après que les forces gouvernementales ont repris le contrôle de la zone. Ils ont quinze ans, vingt ans, adolescents récemment recrutés par le Parti, qui assure leur formation. Pendant deux mois, ils apprennent à manier les armes, répètent des techniques de combat calquées sur celles de l’armée dont les plus gradés, ceux qui se font appeler « les généraux », sont issus. Douze heures par jour, ils rampent, frappent, courent, chargent et déchargent les kalachnikovs, hurlent des slogans à la gloire de la patrie et se gorgent d’une haine qui contient toutes les frustrations, les violences et les humiliations encaissées au cours d’une vie. Huit semaines durant, les généraux s’emparent de ces blessures individuelles, rouvrent les plaies et y injectent les éléments de langage, les règles et les croyances nécessaires pour fabriquer une rage collective et idéologique. C’est là que réside le véritable objectif de cette formation : effacer les mémoires, les parcours, les singularités, broyer les hommes pour en faire une seule et même machine de guerre.
Torses nus, fusils automatiques en bandoulière, bouteilles de bière à la main, les rebelles marchent vite, parlent fort, chantent faux, crachent et jurent, visages d’enfants et dégaines de soldats amateurs. Ils sont encadrés par une dizaine de gradés qui arborent leurs médailles sur des treillis tendus par de gros ventres. Le souffle court, couverts de sueur, jambes écartées pour replacer d’une main des attributs dont ils surestiment les dimensions, ils ordonnent aux jeunes recrues de s’immobiliser. Ceux d’entre eux qui ne s’arrêtent pas immédiatement reçoivent un coup de poing sur la nuque ou un coup de pied au bas-ventre. Obéir, sans renâcler et sans négocier, c’est bien là tout ce qu’on leur demande, même s’il faut aussi rire aux plaisanteries graveleuses, plus épaisses encore que les silhouettes des généraux. Des blagues de mauvais goût qui ciblent leurs mères et leurs sœurs, pour mettre à l’épreuve leur résistance et s’amuser comme seuls, disent-ils, savent s’amuser les hommes, les vrais.
Le gradé qui ouvre la marche sort de la poche de sa veste délavée un téléphone à clapet. Il l’ouvre d’un geste sec, pianote sur le clavier et colle l’écran sous le nez du jeune qui le précède. Les photos que ¬l’index¬ à l’ongle noir de crasse fait défiler sous ses yeux ont été prises dans un village situé à proximité de l’ancienne mine de cobalt. Il y fait nuit, mais on y distingue nettement le corps d’une femme violée par quatre hommes, parmi lesquels le rebelle reconnaît le général. Les positions varient, pas l’expression de la femme, qui affiche sur tous les clichés le même visage fermé.
– Alors, qu’est-ce que tu en dis ? lance le gradé au rebelle.
Le jeune bredouille, cherche les mots attendus par celui qui va être son instructeur pendant les ¬prochaines semaines.
– Eh bien, l’ami, on t’a coupé la langue ?
Le général se rapproche de lui jusqu’à toucher son front avec la visière de sa casquette. Ses lunettes de soleil reflètent le regard inquiet de l’adolescent, qui tourne presque imperceptiblement la tête pour échapper à l’haleine de son supérieur, un souffle tiède où se mêlent l’odeur de l’alcool bon marché et les relents de viande faisandée. La grosse main du général saisit ses joues et replace son visage face au sien. Il chuchote presque.
– Je t’ai posé une question. J’attends une réponse.
– Je… j’aurais bien aimé la prendre aussi cette salope, murmure l’adolescent d’une voix mal assurée.
Le général recule d’un pas. Son corps flasque semble pris de tremblements et un rire puissant sort de sa gorge.
– Ton tour viendra, l’ami, je te le promets !
Il fait signe aux rebelles et tous se remettent en route.

Les enfants commencent tranquillement à se sécher et à se rhabiller. Inaya a remis sa robe, calé le petit frère de Sekou au creux de ses reins. Les derniers traînent encore dans l’eau, les premiers remplissent déjà les seaux et les bassines. Penchée en avant, les jambes tendues, Inaya remplit la sienne en l’immergeant complètement dans la rivière. Fatou et Asma font de même, et les trois cousines s’aident à tour de rôle pour hisser les bassines sur leurs têtes. Inaya sent le poids de l’eau traverser sa nuque, ses épaules, descendre le long de sa colonne vertébrale, se répartir sur ses deux pieds. L’équilibre est parfait.
À quinze minutes de là, les rangers frappent le sol au rythme d’un chant militaire. Les voix sont un peu éraillées, la fatigue et la bière accentuent les fausses notes. Les rebelles chantent le sacrifice, la mort et la nation, ils chantent l’honneur et le sang comme prix à payer pour protéger leur terre.
Garçons et filles reforment leur cortège joyeux, ralentis par leur chargement. Sekou a retrouvé Inaya, leurs mains se tiennent à nouveau, ils discutent. Mais non, il n’a pas dit ça, mais puisque moi, je te le dis, oui, mais toi-même, Sekou, tu inventes beaucoup aussi, non, pas cette fois. Ça se bagarre un peu, mots contre mots, pour oublier ce qui pèse.
Seules quelques dizaines de mètres séparent désormais les deux groupes. Fantassins de pacotille, ivres et encore assoiffés. Petits porteurs d’eau, pieds nus pour ne pas abîmer les claquettes. Inaya se fige. Elle a entendu le chant, puis les cris. Fatou et Asma reviennent sur leurs pas en courant, l’eau jaillit des bassines. Fatou attrape la main d’Inaya, qui ne lâche pas celle de son ami. Ça hurle devant, ça hurle et ça chante la mort et la nation et le mot passe de gamin en gamin jusqu’à l’arrière : les rebelles.
Les quatre enfants se mettent à courir dans la brousse, le cinquième rebondit sur le dos d’Inaya. Il faut courir encore, vite, longtemps s’éloigner du bruit. Ils entendent des coups de feu et des rires, c’est étrange les rires, ça glace le sang plus encore que les cris. Ce ne sont pas des rires joyeux, pas de ceux qui donnent envie de s’amuser à son tour. Ce sont des rires violents, nerveux, interrompus par des tirs en rafale dont on ignore s’ils veulent intimider ou tuer. Inaya, ses deux cousines, Sekou et Issa se sont dissimulés comme ils ont pu derrière des buissons épineux qui leur griffent le corps comme des ongles trop longs. Attendre, c’est tout ce qu’ils peuvent faire, en priant pour que le petit ne pleure pas, pour qu’aucun animal ne vienne rôder autour d’eux, pour qu’aucun son, aucun frémissement ne vienne trahir leur présence. Inaya a plaqué une main sur sa bouche et l’autre sur celle d’Issa. Accroupie, elle aperçoit à travers les branches l’étendue d’herbes sèches qui s’étire devant eux, parsemée çà et là d’acacias.
Une fillette apparaît au loin. Elle court si vite qu’un petit nuage de poussière semble lui coller aux talons. Exposée aux regards au milieu de cette plaine à la végétation rare, elle fonce dans leur direction, visiblement décidée à rejoindre les buissons. Il lui reste encore une bonne distance à parcourir ¬lorsqu’elle est rattrapée par un groupe de rebelles. Les plus rapides l’encerclent, rejoints quelques instants plus tard par d’autres plus lents et plus lourds. Les généraux. La petite essaie de s’échapper, court, se cogne contre les jambes et les crosses des fusils, au son de rires épais que vient parfois interrompre une quinte de toux. Elle ne se décourage pas, ne renonce pas et reprend son élan comme un fauve en cage, ignorant que la partie est perdue d’avance, qu’ils sont trop nombreux, trop affamés pour la laisser filer. Un jeune rebelle fait un pas à l’intérieur du cercle, tandis qu’un des généraux attrape l’enfant par les cheveux.
Inaya se redresse brusquement, immédiatement ramenée à couvert par Fatou qui lui tire le bras d’un coup sec. Les deux cousines se regardent, échange muet qui dit l’impuissance et le dégoût, mais aussi la nécessité de fuir pour rester en vie, tant que personne ne les a encore repérés, tant qu’ils sont tous si salement occupés. Il y a trop de bruit dans la tête d’Inaya, les bottes, les portières, les chaises renversées, et les sandales de sa mère. Ça l’empêche de réfléchir. Alors elle se laisse tirer par le bras, le petit sur le dos, les bassines vides au sol.
Ma’ ne va pas être contente, il faudra bien l’aider au champ pour se faire pardonner.

Le vent s’est levé. Il souffle sur la plaine aride où pourtant rien ne bouge, tant la végétation est sèche et rare. Il n’y a guère que la poussière qui daigne se soulever, formant ici et là quelques tourbillons qui dansent entre les touffes d’herbes jaunies pour retomber quelques mètres plus loin, sans que rien annonce leur fin. Ils sont, puis ne sont plus. Ils virevoltent et retombent en petits tas terreux, sans laisser aucune trace de leur passage.
Le ciel se prépare pour la nuit sans grande démonstration. Il n’y a pas de coucher de soleil flamboyant, aucune trace de tons rouges ou rosés. Il n’y a qu’un ciel bleu comme il l’est chaque jour pendant les six mois que dure la saison sèche, un ciel sans nuages qui perd progressivement de son éclat, passant du bleu azur au bleu nuit sans que personne ne le remarque. Trois buffles sur lesquels sont perchés autant de hérons se dirigent lentement vers la rivière.
Il fait presque nuit quand les enfants, qui ont couru longtemps, rejoignent la piste menant au village. Les adultes sont là, ils crient et s’agitent. Il n’y a plus de rires. Il n’y a plus de bruit dans la tête d’Inaya. Plus rien qu’un grand silence et une succession d’images sans queue ni tête : le petit Issa que l’on enlève de son dos, une fillette qui saigne entre les cuisses portée par deux hommes, le visage de Ma’ collé au sien, des enfants qui pleurent, des femmes qui étreignent, un cataplasme qu’on pose sur ses pieds, la grand-mère voûtée de Sekou qui frotte les cheveux poussiéreux de son petit-fils, la vieille porte en bois qu’on referme à la hâte, Fatou qui parle avec les mains, Asma qui acquiesce, Rokia qui l’embrasse sur la joue, Niélé qui la secoue doucement.
Les plus âgées prennent soin des plus jeunes. Elles essuient les visages salis par la terre et les larmes. Elles massent les muscles endoloris par les kilomètres de course à travers la brousse. Elles ôtent les épines plantées au bout des doigts et dans la plante des pieds. Les plus jeunes se laissent faire. Elles partagent le fond d’une cruche pour tenter d’éteindre le feu dans leur gorge, échangent des regards qui racontent à la fois le soulagement d’être ensemble et la peur de l’après. Elles ne parlent pas de ce qu’elles ont vu.
Puis Ma’ dit aux filles qu’elles n’iront plus ¬chercher l’eau. Et tout le monde part se coucher.
– Qui te dit qu’ils ne s’en prendront pas à nos fils ?
La vieille femme s’agrippe à sa canne pour rester debout, repoussant d’un geste agacé les mains qui l’invitent à s’asseoir. Tous les adultes se sont réunis au centre du village. Les traits sont tirés, les corps fatigués après une nuit sans sommeil. On a rassemblé les tabourets en bois, éloigné les enfants et préparé le thé, que les femmes servent d’abord aux anciens.
Coumba, la grand-mère de Sekou et d’Issa, reprend la parole :
– C’est à toi que revient la décision, Souleymane. Mais s’il arrive quoi que ce soit à mes petits, je t’en tiendrai responsable, crois-moi.
Un murmure parcourt l’assemblée. Si certains approuvent, aucun n’est prêt à défier aussi frontalement le chef du village. Coumba le respecte, mais ne le craint pas. C’est la seule qui prononce son ¬prénom, quand tous l’appellent par politesse « Doyen ». Il faut dire qu’elle a vu défiler plus de saisons que lui. Elle travaillait déjà aux champs qu’il tétait encore le sein de sa mère. Elle a tout connu, l’abondance, la misère et l’exil, la famine et les pillages. Elle a porté ses enfants dans son ventre avant de les porter en terre, les uns après les autres, fauchés par la maladie ou la guerre. Coumba a tant perdu qu’elle n’a plus peur, si ce n’est pour ceux qui restent. Elle qui estime n’avoir pas su garder ses enfants en vie refuse de risquer celle de ses petits-enfants.
Le doyen, assis face aux villageois sur le lourd fauteuil d’ébène sculpté qu’il ne sort que lors des réunions importantes, comme pour donner plus de poids à ses décisions, garde le silence pendant de longues minutes. Il se racle la gorge, tourne la tête sur le côté et envoie un crachat à plusieurs mètres.
– Qu’est-ce que tu proposes, Coumba ? On ne va pas vivre sans eau.
– Ils vont partir, ils le font toujours. En attendant, pourquoi tu n’envoies pas plutôt les hommes à la rivière ? Eux au moins sont assez grands pour se défendre !
– Peut-être, mais tu le vois comme moi, il n’y a pas plus d’hommes dans ce village que de doigts au bout de mes deux mains.
Les rares hommes présents dans l’assemblée se contor¬sionnent sur leurs sièges pour apercevoir leurs pairs.
– Ils vont ramener quoi, deux bassines chacun ? poursuit le doyen. Plus on multipliera les allers-¬retours là-bas, plus on s’exposera à leur folie. Ils ne toucheront pas aux garçons, mais ils n’hésiteront pas à tuer un homme.
– Tu as vu ce qu’ils ont fait à la petite…
– C’est une fille, coupe le doyen.
Sentant qu’elle est en train de perdre la partie, Coumba consent enfin à s’asseoir sur le tabouret que Marietou lui tend. Rokia et Niélé ont accompagné leur mère et attendent en silence que le chef du village rende sa décision. Pour elles, pas question de la contester. Si elles admirent la force de caractère de Coumba, elles ont grandi dans le respect de l’autorité et intégré l’idée qu’il ne peut y avoir qu’un seul commandant à bord, surtout lorsque la mer est agitée. L’installation des rebelles à proximité du village a réveillé chez elles des angoisses qu’elles pensaient avoir surmontées. Pourtant, il en va ainsi à chaque fois qu’ils reviennent : il faut renoncer à la légèreté sans tout à fait la perdre, la garder en soi comme on tente de mémoriser l’odeur d’une peau aimée. Il faut en conserver l’essence pour la transmettre aux plus jeunes et les aider à s’en imprégner de nouveau quand les uniformes auront levé le camp. L’insouciance est ici un travail de chaque instant.
Marietou a l’habitude de voir partir puis revenir les rebelles. À ses yeux, ils ont tous le même visage et, du plus jeune au plus âgé, du plus inexpérimenté au plus aguerri, le même pouvoir de destruction, par leurs armes, leur sexe ou leurs mots. Elle qui n’élève que des filles est soulagée par la décision que s’apprête à prendre le doyen, mais elle partage l’inquiétude de Coumba. Comment un petit bonhomme comme Sekou pourrait-il se défendre face à ces brutes ? Pourquoi jeter en pâture les enfants à des bêtes que les adultes eux-mêmes n’ont pas la force d’affronter ? Toutes ces questions prennent tant de place dans la tête de Marietou qu’elle n’a pas vu Inaya se faufiler au milieu de l’assemblée. Ce matin, elle avait dû batailler longtemps avec sa nièce pour lui faire comprendre qu’elle n’avait pas sa place dans cette réunion. C’est nous qui avons tout vu, lui avait-elle répété, mais Marietou l’avait empêchée à plusieurs reprises de lui raconter la suite, parce qu’elle ne savait que trop bien ce qu’elle allait lui dire, parce qu’elle avait vu le sang sur la robe de la petite fille, parce qu’elle-même avait été cette petite fille portant une robe tachée de sang. Elle aurait dû écouter sa nièce, elle aurait dû l’aider à dire, à mettre des mots sur la réalité insensée, mais elle n’en avait pas eu la force.
Le doyen pose ses deux mains sur les accoudoirs de son fauteuil, s’y cramponne et se hisse sur ses pieds. Il semble si petit à côté de cet énorme siège que seule sa position sociale justifie le silence qui s’installe immédiatement, sans même qu’il ait à le demander.
– À partir d’aujourd’hui, les garçons et les jeunes hommes sont chargés d’aller chercher l’eau…
– Moi, j’irai, le coupe une petite voix haut perchée.
Les adultes tournent la tête, cherchant à apercevoir dans la foule celle qui a osé interrompre le doyen. La mine grave et le regard acéré, sans malice, Inaya grimpe sur un tabouret pour que sa voix porte plus loin et répète :
– Moi, j’irai. Il faut bien que quelqu’un les aide, explique-t-elle en haussant les épaules.
Le doyen plisse les yeux pour essayer de distinguer les traits de la fillette. Jamais personne ne lui avait ainsi coupé la parole au beau milieu d’une sentence, devant le village entier. Même la vieille Coumba finit toujours par se taire à cet instant précis, qu’elle approuve ou non sa décision. Marietou se précipite, furieuse, vers Inaya.
– Je disais donc, reprend le doyen en tentant de dissimuler son agacement, que seuls les garçons et les jeunes hommes sont désormais autorisés à aller à la rivière. Ils iront très tôt le matin, et ne devront pas s’attarder sur les lieux. Pas de toilette, pas de jeux, pas de bruit. Que Dieu les protège, conclut-il comme à chaque réunion.
L’assemblée se disperse, la place du village se vide peu à peu. Plusieurs femmes, avant de quitter les lieux, lancent un regard insistant à Marietou. Elles lèvent les yeux au ciel et secouent lentement la tête pour souligner leur désapprobation, s’assurant au passage que le doyen les a vues. Pas question qu’il pense que toutes élèvent aussi mal leurs enfants. Marietou ne dit pas un mot à Inaya. Le silence s’est abattu, celui que redoute tant la fillette. Impossible de savoir combien d’heures ou de jours il va durer, ni ce qu’elle doit faire pour que Ma’ lui parle à nouveau. Elle n’a pas voulu créer de problème, au contraire : le chef est vieux, il ne sait pas comment sont les garçons. Il ne sait pas que, sans les filles, ils ne ramèneront même pas assez d’eau pour abreuver ses trois chèvres. Il ne sait pas qu’ils ne pensent qu’à jouer pendant qu’elles surveillent les petits et qu’ils ne voient pas le temps passer. Elle se demande si lui aussi était comme ça quand il avait leur âge. Elle lui poserait bien la question, mais le visage de Ma’ l’en dissuade. Qu’importe, elle ira quand même. Et qu’on ne vienne pas lui dire qu’elle n’a pas prévenu.

Sekou pose ses mains sur son crâne et lève les yeux au ciel. Inaya poursuit son récit, ignorant les gesticulations du garçon. Elle ne cherche pas à se vanter de ce qu’elle a dit ou fait pendant la réunion. Ce qu’elle attend, c’est une confirmation. A-t-elle raison de penser que la décision du doyen n’est pas la bonne ?
– Y a un truc qui tourne pas rond chez toi, lui répond-il.
– Pourquoi tu dis ça ?
– Personne doit parler quand il parle, surtout pas les petits.
– Sauf quand ils ont de meilleures idées.
– Ah, c’est vrai, tu sais mieux que lui peut-être ?
– Oui. Parce que je vois des choses qu’il ne voit pas.
– Comme quoi ?
– Comme ce que vous faites quand vous allez à la rivière.
– Mais arrête avec ça, on rapporte de l’eau nous aussi !
– Parce qu’on est là pour vous dire de le faire, sinon vous seriez encore à jouer dans la rivière quand la nuit arrive, tout fripés comme le doyen !
Inaya a crié sans s’en apercevoir. Debout face à Sekou, elle le voit qui grimace et se mord la lèvre, sans comprendre ce qui lui arrive. Ses joues se gonflent et ses yeux se mettent à briller, puis il éclate de rire, incapable de se retenir plus longtemps. Inaya reçoit une salve de postillons sur le visage et commence à rire à son tour. Elle se courbe comme une vieillarde et imite la démarche hésitante du doyen, pendant que Sekou répète « tout fripés » à chaque fois qu’il parvient à reprendre une bouffée d’air.
– Je peux savoir ce que tu fabriques ?
Inaya reconnaît la voix de Marietou, qu’elle n’avait pas entendue depuis la réunion. Elle se redresse brusquement et envoie un coup de coude dans les côtes de Sekou, qui retrouve son sérieux en une poignée de secondes. Il faut dire que les sourcils froncés de Marietou, mains sur les hanches, les deux jambes plantées sur le seuil de sa maison, n’invitent guère à la plaisanterie. Inaya ouvre la bouche, aussitôt arrêtée par la main levée de Ma’ :
– Tais-toi. Tu en as assez dit ce matin. Toi, tu files chez ta grand-mère, ordonne-t-elle à Sekou, quant à toi, tu arrêtes tes pitreries et tu vas porter ça à la mère de Kadiatou. Tout de suite !
Sekou prend ses jambes à son cou tandis qu’Inaya s’approche de sa tante pour attraper la petite calebasse qu’elle lui tend.
Inaya se met en route. Elle a calé la calebasse contre son ventre et l’entoure de ses bras. Dedans, cinq petites patates douces et une poignée de haricots rouges remuent au rythme de ses pas prudents. Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas au village, même quand on a huit ans. La nourriture en fait partie, au même titre que l’eau et les vêtements. Si la nouvelle organisation prévue pour les trajets vers la rivière préoccupe tant Inaya, c’est parce qu’elle sait très bien ce qu’avoir soif signifie, tout comme elle connaît la douleur infligée au corps par la faim.
Elle rejoint la ruelle principale, prend la première à gauche et salue d’un signe de tête les femmes qui, depuis l’intérieur des cours poussiéreuses, la suivent du regard en chuchotant. L’heure du dîner approche. Partout, le bruit des marmites et l’odeur des feux de bois annoncent le repas à venir. Dans certaines familles ce repas suffira, sinon à remplir les estomacs, du moins à apaiser les tiraillements le temps de trouver le sommeil. Dans d’autres, les adultes se contenteront d’une ou deux bouchées pour donner le change pendant que les enfants mangeront. Inaya sait bien que ce qu’elle tient contre son ventre finira une heure plus tard dans celui de Kadiatou et de ses frères et sœurs. Si Ma’ l’envoie porter à cette heure-ci quelques patates douces et une poignée de haricots à la mère de son amie, ce n’est pas pour qu’elle les stocke, mais pour qu’elle ait quelque chose à jeter dans l’eau encore froide de son faitout. La semaine dernière, c’est Kadiatou qui est venue déposer un panier chez Marietou. Dans un jour, une semaine ou un mois, une autre amie aidera ou sera aidée. Quand les greniers sont vides, quand même les enfants se couchent le ventre creux, il faut aller chez les Blancs, à quatre heures de marche du village. Là-bas, il y a de grandes tentes et un grillage plus haut que trois Sekou empilés, Inaya avait fait le calcul un jour où elle avait accompagné Ma’. Elle l’avait vue tracer une croix sur un gros cahier, à l’endroit que lui désignait un homme noir assis dans une tente plus petite, à l’entrée du camp. Elle l’avait attendue à l’extérieur, elle se rappelle avoir eu peur qu’elle ne revienne pas. Elle se rappelle aussi le bidon d’huile et le sac de riz qu’il avait fallu porter jusqu’au village, tout ce riz qu’elles avaient mangé pendant des jours. Elle n’avait pas vu de Blancs, rien qu’un homme noir dans une petite tente. Elle n’y est jamais retournée, mais Sekou y est allé quand il était petit, pour montrer sa jambe tordue. Quand Inaya lui pose des questions, il dit qu’il ne se souvient de rien, mais elle n’est pas sûre que ce soit vrai.
Kadiatou habite tout au bout de la dernière ruelle, à la sortie du village. Si on continue tout droit, on arrive dans les champs que l’État a attribués à Marietou et aux autres exilés lorsqu’ils sont descendus des cars. De la mauvaise terre, peste souvent Ma’. Inaya aperçoit Kosso, un des frères de son amie. Il est tellement occupé à peaufiner la fabrication de son ballon qu’il ne la voit pas arriver. Assis par terre dans la ruelle, face à la cour de sa maison, il maintient entre ses jambes une boule faite de vieux tissus et de morceaux de plastique. Il l’enserre dans un filet constitué de bouts de ficelle assemblés et noués grossièrement, et tente de faire tenir le tout assez solidement pour supporter les matchs de foot organisés par les enfants dans les rues du village après le dîner. Inaya arrive à sa hauteur, penche la tête sur son ouvrage, soupire.
– Tu ne vas pas y arriver comme ça.
Kosso lève les yeux vers elle, à peine surpris de la voir ici. Elle s’accroupit, dépose la calebasse, défait quelques nœuds du filet pour pouvoir replacer correctement la boule de tissu et de plastique à l’intérieur, referme les nœuds, reprend sa calebasse puis se dirige vers la cour. Kosso ouvre et ferme la bouche sans qu’aucun son n’en sorte, partagé entre la joie de voir son ballon enfin prêt à être utilisé et la vexation de n’avoir pas su y arriver seul.
Inaya a déjà oublié, tout occupée qu’elle est à serrer la petite Kadiatou dans ses bras, la calebasse en équilibre sur sa tête. Sa mère, une grande femme mince au visage doux, apparaît sur le seuil de la ¬maison. Elle remercie Inaya, lui dépose un baiser sur le front et retourne à l’intérieur avec la calebasse. Dans la cour, deux autres garçons et une fille, tous trois plus âgés que Kosso et Kadiatou, commencent sans perdre un instant à préparer le feu. Les deux amies ressortent, passent devant Kosso et font quelques pas dans la ruelle, main dans la main, en direction des champs. Elles se parlent à l’oreille, dans la lumière douce de la fin de journée, se confiant les secrets que les enfants se chuchotent depuis la nuit des temps.

Inaya dort profondément, un pouce dans la bouche, l’autre main posée sur le visage de Fatou. Son souffle chatouille la plante du pied d’Asma qui dépasse de la couverture. Les deux cousines d’Inaya dorment tête-bêche, séparées par le corps menu de la fillette. Le lit est petit, le cadre grossièrement taillé dans le bois. Des fibres épaisses, tissées entre les montants, servent de matelas. Plus les cousines grandissent, plus elles se gênent dans leur sommeil, se reprochant mutuellement de prendre trop de place. Inaya les écoute se disputer chaque soir, se gardant bien d’intervenir. Pendant que Fatou et Asma soupirent et marmonnent, elle se blottit sans un mot entre leurs deux corps et glisse rapidement dans le sommeil. Leurs chamailleries la bercent, la rassurent, comme le faisait autrefois la respiration de ses parents endormis.
Elle rêve qu’elle flotte, allongée sur le dos dans l’eau fraîche de la rivière. Elle est entourée de poissons¬¬ aux couleurs vives, qui la frôlent parfois en nageant le long de ses jambes et de ses bras. Un poisson plus gros que les autres s’immobilise à côté de son visage, l’appelle distinctement par son prénom. Il frétille sur son épaule, insiste, se faisant de plus en plus pressant. Elle tente de le chasser mais elle ne parvient pas à bouger le bras. Le poisson est de plus en plus gros, parle de plus en plus fort et la secoue vigoureusement.
– Vas-tu te réveiller, jeune fille ?
Elle entrouvre un œil. Le poisson a la voix de Ma’, il a ses traits et son regard perçant. Inaya sursaute, surprenant Asma qui lui colle sans le vouloir un coup de pied sur le nez. Elle se redresse, se frotte les yeux et regarde sa tante, penchée sur elle dans l’obscurité :
– Tu parles fort pour un poisson.
Marietou lève un sourcil et secoue la tête, renonçant à comprendre. Il est trop tôt et elle n’est pas d’humeur à jouer aux devinettes. Inaya observe l’intérieur de la petite maison ronde, à la recherche d’un rai de lumière dans l’encadrement de la vieille porte en bois. Il fait nuit noire. Même les animaux, dont les cris réveillent d’habitude la petite fille, sont encore endormis. Elle se contorsionne entre ses deux cousines pour atteindre le pied du lit, se laisse glisser jusqu’au sol. Rokia et Niélé dorment encore elles aussi, partageant la même couche. Près de la porte, Ma’ finit de préparer en silence un petit baluchon, dans lequel elle glisse deux grosses poignées d’arachides et une petite cruche à eau en terre cuite. Elle noue les quatre coins du tissu et pose le paquet en équilibre sur sa tête. Inaya, inquiète, la regarde sans comprendre.
– Arrête de me fixer et va enfiler ta robe, ordonne Marietou.
– On va où ?
– Chez les Blancs.
– Mais on a encore à manger !
– C’est pour Coumba.
– Pourquoi on ne lui donne pas ?
– Il me reste juste assez pour nous.
– Qu’est-ce qu’elle a, Coumba ?
– Elle est très fatiguée, c’est tout.
En temps normal, Inaya aurait sauté de joie à l’idée de partir aussi loin du village. Être debout avant tout le monde, marcher sur la grande piste en regardant le jour se lever, croiser de nouveaux visages, toutes ces promesses d’aventures lui font habituellement battre le cœur plus vite. Mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. C’est le jour de l’eau, le premier jour de l’eau sans les filles. Hors de question qu’elle n’accompagne pas les garçons à la rivière.
– Pardon Ma’, mais c’est mieux si tu pars avec Fatou ou Asma.
– Ah, tiens, et pourquoi donc ?
– Eh bien, parce qu’elles marchent plus vite.
– Il me semble que tu marches assez vite, toi aussi.
– Mais non, regarde, dit Inaya en montrant ses jambes nues.
– Qu’est-ce qu’elles ont ces jambes ?
– Elles sont petites. Vraiment petites.
– Tu ne serais pas en train de te moquer de moi ?
– Non, pas du tout.
Inaya baisse les yeux. Elle devine le regard de Ma’ sur elle. Elle pourrait presque sentir sa tante fouiller à l’intérieur de sa tête, écartant les mensonges pour y voir plus clair.
– Bien sûr, tout ça n’a rien à voir avec le fait que les garçons vont chercher l’eau aujourd’hui ?
– Rien.
Inaya fixe ses orteils avec attention.
– J’imagine aussi que tu comptais m’obéir et ne pas les accompagner quand j’aurais eu le dos tourné ?
Inaya acquiesce en se mordant la lèvre.
– Et tu te dis que, peut-être, je suis trop bête pour savoir que tu me mens ? Va t’habiller.
Marietou la regarde enfiler sa robe à la hâte. Elle s’efforce de ne pas sourire, pour ne pas l’inciter à lui mentir de nouveau. Pourtant, elle admire son courage. Inaya ressemble tant à sa mère, une petite femme vive, entêtée, toujours prête à braver le danger pour défendre ceux qu’elle jugeait faibles, même s’ils étaient plus grands et plus forts qu’elle. Même s’ils étaient des hommes. Elle n’avait que faire des conventions, se fichait pas mal de ce que pensaient les autres. Ma’ était l’aînée. Elle aurait dû la protéger, mais ce jour-là, elle n’était pas à ses côtés. S’il arrivait malheur à Inaya, elle aurait l’impression de trahir sa sœur une deuxième fois.
Marietou et Inaya marchent sur la piste depuis plus d’une heure. Elles n’ont échangé que quelques mots, toutes deux perdues dans leurs pensées. La fillette avance d’un bon pas, le menton dressé vers le ciel. Elle voit rarement le soleil se lever, alors ce matin, elle a décidé de ne rien rater du spectacle. Quelques nuages mauves s’accrochent à la cime des arbres. Ils semblent si doux, si moelleux, qu’Inaya aimerait pouvoir s’allonger sur eux et se laisser envelopper. Un vol d’aigrettes file au milieu des nuages sans en modifier les contours. L’horizon pâlit peu à peu, et tout autour, dans les cours et les ruelles des villages qui bordent la piste, les animaux s’éveillent bruyamment. Le braiement des ânes recouvre le chant des coqs. Bientôt, l’appel du muezzin accueille à son tour le jour nouveau, précédant de quelques minutes le bruit des marmites et les premiers rires d’enfants.
Marietou a mal aux genoux, aux pieds, au dos. Pour oublier la douleur, elle fredonne un air ancien, une berceuse que lui chantait sa grand-mère. Elle regarde sa nièce marcher sans se plaindre, observant le monde comme si elle découvrait chaque chose pour la première fois. Elle sait qu’elle peut avancer ainsi jusqu’à s’écrouler, tiraillée entre la faim, la soif et l’envie de ne pas décevoir. Les adultes qui font la connaissance d’Inaya oublient trop vite qu’elle est encore une enfant. Pourtant, si sa volonté d’acier et sa langue bien pendue impressionnent, Marietou sait quelles blessures la fillette porte en elle, à quel point elle a peur que ceux qui l’entourent cessent de l’aimer ou disparaissent. Certaines nuits, elle l’entend encore appeler sa mère dans son sommeil.
Comme si elle avait deviné les pensées de sa tante, Inaya se tourne vers elle, marchant désormais à reculons.
– Tu crois qu’ils sont arrivés à la rivière, les garçons ?
Ma’ sourit, c’est la première fois depuis qu’Inaya a interrompu le doyen en pleine réunion.
– Ma parole, tu n’abandonnes jamais, toi, dit-elle en tendant la main à sa nièce. Viens, allons nous reposer un moment.
Main dans la main, la fillette et la grande femme au corps sec font quelques pas en direction d’un arbre. Elles s’assoient côte à côte sur l’une de ses racines épaisses et partagent en silence une poignée d’arachides.

Il n’est pas encore neuf heures lorsqu’Inaya et Marietou arrivent devant le camp des Blancs. Inaya reconnaît la petite tente plantée à l’entrée, sur le bord de la piste. À l’intérieur, un homme assis sur une chaise en plastique fait signer un registre à toutes les personnes qui entrent. Certaines viennent de si loin qu’elles ont dormi sur place, étendues sur des nattes le long des grilles qui ceinturent le camp. On ne leur a pas proposé de passer la nuit à l’intérieur : ici, on soigne et on distribue de la nourriture, mais on n’héberge pas. Pour ça, il faut aller plus loin encore, à deux jours de marche, une journée si on a les moyens de s’offrir le trajet à dos d’âne. Inaya n’est jamais allée aussi loin, et ce qu’elle a entendu à propos de cet autre campement la terrifie. On raconte qu’il y a tant de gens entassés les uns sur les autres que la violence, la maladie et la folie tuent plus encore que les rebelles. Ceux qui s’y installent ont tout perdu, à commencer par leurs terres, rachetées à l’État par les compagnies pétrolières qui se mènent une guerre silencieuse, sans armes et sans bruit, pour s’approprier les quelques centaines de kilomètres carrés de la région.
Comme dans ses souvenirs, Inaya voit Ma’ se pencher sur la petite table en bois et tracer une croix sur le gros cahier que lui tend l’homme assis. Cette fois, hors de question qu’elle reste à l’extérieur. Elle glisse sa main dans celle de sa tante et entre dans le camp à ses côtés. Droit devant, quelques Blancs discutent devant un bâtiment en brique. Une femme fume une cigarette, un homme fait les cent pas un peu plus loin en agitant les bras, un téléphone calé entre sa joue et son épaule. Il fait déjà chaud ce matin et plus il bouge, plus sa peau devient rouge et luisante. Inaya est perplexe. C’est donc à ça que ressemble un Blanc vu de près ? On lui a toujours décrit des gens à la peau claire, et voilà que cet homme est plus rouge que la poussière de la piste. Inaya sent la main de Ma’ la tirer d’un coup sec. Quand elle croise son regard, pas besoin de mots pour comprendre qu’elle a intérêt à cesser de fixer ces gens et à se remettre en marche. Un peu plus loin, deux grandes tentes se font face. Une longue file d’attente s’est formée devant chacune d’entre elles. À droite, les gens entrent puis ressortent presque immédiatement, chargés de provisions. À gauche, on patiente plus longtemps et personne ne semble quitter les lieux une fois franchi le seuil en toile kaki. Marietou entraîne sa nièce vers la tente de droite.
– Ils font quoi là-dedans ? demande Inaya en pointant du doigt l’autre tente.
– Ils vont voir des docteurs.
– On peut y aller ?
– Que Dieu nous en préserve.
– Pourquoi ?
– Tu tiens vraiment à être malade ?
– C’est ici que Sekou est venu pour sa jambe ?
– Il y a bien longtemps, oui.
– Ils lui ont fait quoi ?
– Ils ont posé encore plus de questions que toi, et Sekou est reparti comme il était venu, avec sa jambe tordue. Trop tard, soi-disant. La polio quelque chose, c’est ce qu’ils ont dit.
– C’est quoi la polio quelque chose ?
– Oh, tu me chauffes les oreilles à toujours vouloir tout savoir.
Inaya hausse les épaules, boudeuse. Bien sûr qu’elle veut tout savoir, tout comprendre du monde qui l’entoure. Les adultes gardent pour eux les réponses, les distribuent une par une comme s’ils n’en avaient qu’un stock limité, comme s’ils risquaient de les perdre à jamais en les donnant aux enfants. Qu’importe, elle a l’habitude de les trouver par elle-même quand on les lui refuse. Elle lâche doucement la main de Ma’ et attend quelques minutes, les yeux rivés sur la grande tente des ¬docteurs. Elle n’a pas l’intention de désobéir, mais la curiosité est si forte qu’elle lui fait presque mal, comme un feu qui part de son ventre et la brûle de la plante des pieds à la pointe des tresses. Pour éteindre ce feu, elle se glisse dans la file d’attente voisine et se faufile discrètement entre les adultes. Elle atteint l’entrée de la tente et pénètre à l’intérieur. Rien de ce qu’elle y découvre ne lui est familier. Ni l’odeur de désinfectant, ni les instruments médicaux qu’elle voit passer sur des chariots. Une vieille femme est allongée sur un lit de camp. L’un de ses bras est relié par un long tube à une poche en plastique, elle-même fixée à une grande perche métallique. Goutte par goutte, un liquide transparent s’écoule de la poche et parcourt le tube. Malgré le tuyau qui sort de son bras, la femme ne semble pas avoir mal. Inaya aimerait savoir ce qu’il y a dans cette poche, elle voudrait aussi savoir pourquoi une femme habillée tout en blanc plante une aiguille dans l’épaule d’un petit et pourquoi personne ici n’a rien pu faire pour la jambe de Sekou. Elle s’approche timidement de la femme à la blouse blanche.
– C’est quoi la polio quelque chose ?
Assise sur un tabouret, dos à l’enfant qu’elle vient de vacciner, la femme se retourne, surprise par la petite voix. Elle a de longs cheveux blonds, des pommettes roses et des yeux noirs comme ceux d’Inaya. Elle sent le désinfectant et le savon. Après avoir prononcé quelques mots que la fillette ne comprend pas, elle appelle une collègue, qui porte aussi une blouse blanche. Sa peau est noire et elle parle la même langue qu’Inaya. Elle lui demande de répéter.
– C’est quoi la polio quelque chose ? s’exécute-t-elle, un peu agacée de n’avoir toujours pas obtenu de réponse.
– La poliomyélite, c’est une maladie, une maladie grave.
– C’est possible d’avoir une jambe tordue avec ça ?
– Oui, ça arrive.
– Comment on guérit ?
– Il n’y pas de traitement, mais on fait des vaccins.
– C’est quoi un vaccin ?
Inaya est tellement concentrée sur la conversation qu’elle ne perçoit pas l’agitation dans la file d’attente. Elle ne voit pas Marietou jouer des coudes pour franchir le seuil de la tente, les bras chargés de riz, d’huile et de farine. En revanche, impossible de ne pas l’entendre crier son prénom. À regret, elle quitte les deux femmes et se dirige vers la sortie. Avant de partir, elle leur pose une dernière question.
– Comment on devient docteur ?
– Tu dois aimer les gens et étudier beaucoup, lui répond en souriant celle qui parle sa langue.
Inaya lui rend son sourire. Elle sait qu’elle va de nouveau devoir affronter le silence de Ma’, mais ce qu’elle a découvert sous cette tente en valait la peine. Elle aimerait pouvoir rester pour observer tous ces instruments que les médecins manipulent avec assurance, elle voudrait comprendre à quoi sert chacun d’entre eux. Tandis que Ma’ la tire par la main pour l’entraîner vers l’extérieur, Inaya jette un œil aux personnes qui attendent d’être soignées. Elle voit un vieil homme soutenu par deux garçons, un bébé qui hurle dans les bras de sa mère, une femme au ventre rond qui grimace en se tenant le bas du dos. Tous ont les traits tirés, comme si leur vrai visage était caché derrière un masque de douleur. Inaya emboîte le pas de Ma’ et sent sa poitrine se gonfler de fierté. Un jour, elle aussi saura avec quelles armes combattre toute cette souffrance. Un jour, elle aussi sera médecin.

Quelque chose ne va pas. Inaya le sent dès qu’elle quitte la piste principale pour s’engager sur le chemin qui mène au village. Marietou la suit, épuisée, portant¬ sur sa tête le gros sac de riz qu’elles ont rapporté du camp des Blancs. Elles se sont arrêtées un moment pour manger la dernière poignée d’arachides et finir l’eau de la cruche, quand le soleil était au plus haut. Elles ont somnolé à l’ombre d’un arbre en attendant que l’air redevienne respirable, que la terre leur brûle un peu moins les pieds. Il est environ seize heures lorsqu’Inaya aperçoit le muret qui borde les maisons de Ma’ et de Coumba. Elle presse le pas. Quelque chose ne va pas. Il y a trop d’agitation dans la petite ruelle, trop de voisines qui entrent et sortent de la cour. Malgré le poids du sac de farine et du bidon d’huile qu’elle serre contre elle, Inaya marche vite et distance sa tante. Elle entre et aperçoit le doyen. Il se tient sur le seuil de la maison de Coumba, ¬refermant une à une de petites fioles en verre que tous ici ont déjà vues au moins une fois. Le doyen n’est pas seulement le chef du village, il en est aussi le guérisseur. Pour sa capacité à communiquer avec le monde invisible et sa connaissance des plantes, héritées de sa mère, il est le premier auquel on fait appel quand quelqu’un est malade. Bien souvent, il est aussi le dernier, celui auquel on confie l’âme de la personne mourante pour son ultime voyage. Ces fioles en verre contiennent des remèdes dont lui seul connaît les secrets de fabrication. Bon nombre de villageois, du plus jeune au plus âgé, y ont déjà eu recours.
Inaya se fraie un chemin au milieu des voisines attroupées devant la maison. Certaines sont venues apporter leur aide, d’autres semblent aimantées par le malheur et ne pointent leur nez que lorsqu’elles flairent l’odeur de la mort.
– C’est Coumba ? demande la fillette au doyen, sans prendre la peine de le saluer.
– Elle refuse mon aide. Il n’y a rien que je puisse faire, répond-il en s’écartant pour la laisser entrer.
Il faut quelques secondes à Inaya pour distinguer le corps de la vieille femme, allongée dans la pénombre. Sekou est assis à même le sol à ses côtés. Il a reconnu la voix de son amie et s’adresse à elle sans quitter sa grand-mère des yeux.
– Elle est tombée tout à l’heure, sur la grande place. C’est Kadiatou qui l’a trouvée. Elle bougeait plus, elle disait rien.
– Issa, il est où ?
– Chez la maman de Kadiatou.
– Pourquoi elle ne veut pas prendre les remèdes du doyen ?
Sekou hausse les épaules, s’essuie les yeux du revers de la main. Coumba fait signe à Inaya de s’approcher. Elle parle tout bas, mais si sa voix n’est plus qu’un souffle, son caractère n’a rien perdu de sa force :
– Va dire à ces vieilles charognes d’aller voir ¬ailleurs. Je ne suis pas encore morte. Et ramène-moi ta tante.
Inaya acquiesce et file dans la cour. Elle se plante devant l’attroupement de voisines, se hisse sur la pointe des pieds et met ses mains en porte-voix :
– Allez voir ailleurs, vieilles ch…
Une main se plaque sur sa bouche avant qu’elle n’ait le temps de retransmettre fidèlement les propos de Coumba. Ma’ sourit aux voisines et les congédie poliment, sans retirer sa paume de la bouche de sa nièce. Les femmes quittent lentement la cour, vexées, pour certaines, d’être ainsi mises dehors.
– Toi, tu m’attends ici, ordonne Marietou à Inaya, avant de se diriger vers le doyen.
Elle s’entretient avec lui pendant de longues minutes, sans qu’Inaya puisse entendre ce qu’ils se disent. Ma’ hoche régulièrement la tête, écoute avec attention, le visage grave. Elle salue le doyen et disparaît à l’intérieur de la maison, dont Sekou sort quelques instants plus tard. Les deux femmes sont seules à présent. Le sac de riz, la farine et le bidon d’huile sont restés dehors, butin dérisoire et presque grotesque face à la mort qui approche. C’est tout sauf une surprise pour Marietou, qui a vu sa voisine et amie décliner au fil des semaines. La main maigre et ridée de la vieille femme dans la sienne, elle l’écoute lui expliquer que Sekou a peur du noir et qu’il faut le laisser dormir sous un petit coin de ciel, près d’une fenêtre ou d’une porte ouverte, pour qu’il puisse apercevoir la lumière des étoiles s’il se réveille au milieu de la nuit. Elle regarde Coumba pointer un doigt vers le creux de son cou, en lui disant que c’est ici, à cet endroit précis, qu’Issa aime recevoir un baiser quand il pleure après un cauchemar. Marietou mémorise tous ces détails qui ne sont, pour la vieille femme, qu’un moyen de lui dire à quel point elle aime ses deux petits, à quel point elle compte sur elle pour prendre le relais et leur montrer que rien, jamais, ne disparaît. Ni les humains, ni l’amour qu’ils se sont porté quand ils étaient encore en vie. Ma’ écoute et cache sa peur, essaie de ne pas penser à la farine, au riz et à l’huile qu’elle a laissés dehors, à ces sept bouches qu’il lui faudra désormais nourrir, à ce qu’ils deviendraient s’il lui arrivait quelque chose. Il est à la fois trop tôt et trop tard pour s’en inquiéter.
Dehors, Inaya et Sekou font comme tous les enfants quand le monde devient un peu trop lourd à porter, quand le réel oppresse et qu’il est à la fois si compliqué et si tristement simple à comprendre. Ils jouent. Ils repoussent aussi loin que possible ce dont ils ne veulent pas se saisir maintenant, la maladie, la mort et l’angoisse, la séparation et toutes les choses qu’ils sauront affronter lorsqu’ils l’auront décidé. Ils jouent pour mieux se préparer à recevoir ce qui pèsera sur leurs épaules, gardant ainsi le contrôle d’un monde qu’ils inventent et dont ils connaissent les règles.
Le lendemain matin, Inaya aide Ma’ à laver du linge quand elle aperçoit soudain Coumba, soutenue par Sekou, sortir de sa maison. À sa nièce qui s’écrie « Elle est guérie ! Tu vois qu’elle ne va pas mourir ! », Marietou répond par un sourire silencieux. Elle sait que souvent la maladie laisse un peu de répit avant la toute fin, comme une trêve pour permettre de dire au revoir. Coumba n’est pas guérie, elle fait ses adieux.
Pieds nus dans la poussière de la cour, les cheveux hirsutes, la vieille femme pose sa main sur l’épaule de Sekou. Elle ne veut pas lui faire mal, mais elle craint de tomber. Alors, sans le vouloir, elle plante ses ongles dans la chair de son petit-fils, imprime sa marque sur sa peau lisse. Il ne dit rien, grimace à peine, son corps ne proteste pas. Il resserre son étreinte sur la hanche saillante de Coumba. Ils avancent ainsi, progressant comme une armée réduite à presque rien, à deux soldats sans munitions qui savent qu’ils ne s’en sortiront pas seuls, mais qui pourtant ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Ma’ retient Inaya qui déjà se levait pour aller les aider. « Laisse, lui dit-elle, laisse-les seuls. » Ils atteignent le paravent en paille dressé à l’arrière de leur maison, petit rempart d’intimité pour qui vient y faire sa toilette. Les bassines sont remplies, le petit siège en bois est là, prêt à accueillir les fesses de Coumba. Elle lâche l’épaule de Sekou, ses doigts glissent le long du bras de l’enfant, centimètre après centimètre, son autre main appuyée sur le mur de terre. La vieille femme s’assied comme on chute. Une chute si lente, si prudente, si douloureuse, que chaque os, chaque articulation, chaque muscle, chaque tendon, chaque ligament tiraille et craque. Quand enfin son corps est calé sur le siège, elle murmure : « On est mieux assis », comme pour s’excuser d’être encore là sans pouvoir l’être tout à fait.

Inaya est accroupie sur le petit muret au fond de la cour. Elle observe les préparatifs de la fête prévue ce soir. Les femmes ont commencé à cuisiner tôt le matin, à l’heure où les musiciens, de jeunes garçons pour la plupart, partaient se coucher après avoir répété toute la nuit. Voilà bien longtemps que le village n’a rien fêté. Trop longtemps, a décrété le doyen, qui sait que la joie des vivants est la meilleure arme contre les mauvais esprits. Ils sont nombreux ces derniers temps à rôder par ici, depuis l’installation des rebelles au bord de la rivière. Il est grand temps de recommencer à danser. »

À propos de l’auteur
PRIE_Amandine_DRAmandine Prié © Photo DR

Après avoir écrit pendant des années sans jamais oser montrer son travail à un éditeur, Amandine Prié franchi a écrit Pour leur bien, paru en août 2022 aux éditions Les Pérégrines. Son deuxième roman est en cours d’écriture. (Source: http://www.lesentrepreneusesquidechirent.com/)

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L’autre moitié du monde

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En deux mots
Pour Toya, dont les parents sont exploités, la vie dans le delta de l’Èbre va vite devenir un combat permanent. Un professeur et un avocat vont l’informer, l’éclairer et renforcer son engagement. Mais après une première victoire, la dictature franquiste brisera ses espoirs de liberté.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Pero nada pueden bombas donde sobra corazón»

En nous entraînant dans le delta de l’Èbre dans les années 1930 Laurine Roux fait bien davantage que rendre hommage à son grand-père. Son troisième roman nous rappelle, plus que jamais, l’urgence de combattre pour la liberté.

Laurine Roux a pris son rythme de croisière, nous livrant tous les deux ans un roman qui nous permet d’explorer la planète et une large palette d’émotions. Dès ses débuts en 2018 avec Une immense sensation de calme (2018), on découvrait comment survivre dans une région inhospitalière. Deux ans plus tard, et avant le confinement lié à la covid, elle dressait le portrait d’une famille tentant de vivre en autarcie dans Le Sanctuaire. Avec ce troisième roman, on part pour la première dans un endroit identifiable, le delta de l’Èbre. C’est dans ce coin d’Espagne que vivent difficilement Toya et ses parents, Juan qui trime dans les rizières et Pilar, cuisinière au sein du vaste domaine d’un marquis et de son épouse tyrannique ainsi que leur fils dont l’activité principale semble être le droit de cuissage. La jeune fille va développer au fil des jours, avec le constat de l’exploitation dont sa famille et tout le bas peuple est victime, une colère qui va se transformer en conscience politique, en nécessité de se révolter.
Avec l’adolescence et avec l’aide de Horacio, l’instituteur, elle va découvrir la lutte des classes. Bientôt nourrie d’exemples que livre José, l’avocat catalan qui va également éclairer son engagement.
Cette vaste fresque historique, qui va des années 1930 à l’instauration de la dictature franquiste, nous permet d’embrasser espoirs et désillusions, de la victoire éphémère des paysans du delta à la sanglante défaite des partisans de la démocratie.
Comme dans ses précédents romans, Laurine Roux fait foin de la théorie pour se concentrer sur ses personnages, leurs émotions et leurs relations dans une écriture qui fait la part belle à la sensualité, aux bruits et aux odeurs. Ici l’amour côtoie la rage, le rire se perd dans les larmes, le bonheur qui étincelle n’est qu’un leurre. C’est dans les terres ingrates du delta de l’Èbre que Toya avance avec une conviction chevillée au corps. C’est aussi là qu’elle retrouvera les victimes des troupes franquistes de la bataille de l’Èbre.
Avec ces républicains – dont faisait partie le grand-père de la romancière – qui se font écraser, on se retrouve soudain en pleine actualité, quand la force brutale et sans discernement des dictateurs tente d’écraser les peuples qui aspirent à la liberté. Quand une moitié du monde entend dicter sa loi à l’autre moitié du monde.

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En 2018, 80 ans après, La Dépêche retraçait la bataille de l’Èbre, soulignant notamment que le Poble Vell de Cordoba d’Èbre, entièrement détruit après la bataille de l’Èbre, entre juillet et novembre 1938 n’a jamais été reconstruit et constitue aujourd’hui un lieu de mémoire. © Photo DR

L’autre moitié du monde
Laurine Roux
Éditions du Sonneur
Roman
256 p., 18 €
EAN 9782373852530
Paru le 13/01/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, principalement dans le delta de l’Èbre.

Quand?
L’action se déroule années 1930 à la dictature franquiste.

Ce qu’en dit l’éditeur
Espagne, années 1930. Des paysans s’éreintent dans les rizières du delta de l’Èbre pour le compte de l’impitoyable Marquise. Parmi eux grandit Toya, gamine ensauvagée qui connaît les parages comme sa poche. Mais le pays gronde, partout la lutte pour l’émancipation sociale fait rage. Jusqu’à gagner ce bout de terre que la Guerre civile s’apprête à faire basculer.
De son écriture habitée par la sensualité de la nature, Laurine Roux nous conte, dans L’Autre Moitié du monde, l’épopée d’une adolescente, d’un pays, d’une époque où l’espoir fou croise les désenchantements les plus féroces. Une histoire d’amour, de haine et de mort.

Les critiques
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Rencontre littéraire avec Laurine Roux pour son roman L’autre moitié du monde © VLEEL

Les premières pages du livre
« Derrière chaque bouquet au bord de la route se tient un fantôme. Sa silhouette flotte en lisière, vie brumeuse dont on ne saura rien, à peine les derniers instants. Le reste, on peut uniquement l’imaginer : une maison non loin, quelqu’un resté seul, une toile cirée avec des motifs, longtemps on a mis une assiette en trop. Chaque fois les mains ont frémi. Cela fait cet effet de toucher l’absence.
Derrière chaque bouquet au bord de la route, la même scène : un tronc, peut-être un léger assoupissement, des éclats de verre − lumières rouges et blanches − et le volant auquel s’accroche le conducteur, yeux écarquillés une fraction de seconde avant le choc. Parfois, l’autoradio continue de tourner quand le cœur a cessé.
Derrière chaque bouquet au bord de la route, il y a une main. Qui accroche les tiges. Les doigts ont trempé dans les larmes. Depuis, elles ont séché. Mais les doigts restent lourds de chagrin. De ce chagrin qui meut les corps, les conduit chaque semaine au bord de la route ; la ficelle, le nœud, parfois sous la pluie, décrocher, remplacer. Comme ils sont vivants, ces doigts. Ce sont eux qui ont tenu quand tout vacillait ; éplucher les légumes, remettre une mèche échappée du chignon, caresser la tête du chat quand il réclame ses croquettes. Tout tient dans cette main. Le quotidien dans une poignée. Et un jour, quand le fantôme s’est présenté, la main n’a pas hésité. Elle s’est ouverte et a dit, Viens.
Les fantômes, ils mangent des fleurs. Des fraîches. Sans quoi, ils meurent. Sans amour, les fantômes n’existeraient pas. Voilà ce que nous apprennent les bouquets au bord de la route.
Ce qu’ils ne nous apprennent pas, c’est qu’ici, à l’entrée des rizières, là où quelqu’un accroche chaque semaine une gerbe d’œillets à la glissière de sécurité, il n’y a pas eu d’accident. Aucun éclat de verre, pas plus que d’autoradio qui continue de grésiller. Seulement l’épaisseur chaude du bitume sur la plaine. Les gens du coin préfèrent penser que Toya Vásquez Montalbán est folle, qui dépose ces bouquets depuis que la route est route. Personne n’a envie de se souvenir des fantômes qu’elle garde vivants.
Pour l’instant, Luz Ortega ignore encore tout de la femme aux fleurs et du delta.
Du château, Toya n’a jamais gravi les marches. Elle arrive par l’oliveraie qui tapisse le bas de la colline, évite d’accrocher ses vêtements aux bras querelleurs des agaves, atteint les orangers. Là, elle reprend son souffle. Les abeilles couronnent son crin brun. La petite préfère ce fouillis d’odeurs aux symétries des rosiers de Madame. L’enfant n’a que très rarement aperçu la Marquise en ses jardins. Les fois où cette dernière s’est laissé voir, sa robe rouge claquait par terre, soulevant des nuages de poussière, comme si les ordres assénés à Pepe, le jardinier, propageaient leurs ondes sèches au coton.
Aujourd’hui, doña Serena n’est pas dehors. La matinée chauffe déjà les peaux. Toya profite de l’ombre d’un citronnier, avise la bâtisse, ses colonnades. Les volets sont entrebâillés, les fenêtres si nombreuses qu’on dirait des yeux d’araignée. Derrière, la famille Ibáñez vaque à ses occupations, Madame penchée sur un registre, à vérifier les comptes des rizières, Monsieur à inspecter son uniforme. Assommés par le soleil, les alanos de Carlos, le fils de la famille, somnolent dans le chenil, n’aboient même pas à l’approche de l’enfant. Elle ferme les yeux, chasse l’image du petit marquis et de ses chiens.
Toya pousse la porte. Sa mère s’affaire au-dessus de la table, pèle l’ail, le dégerme, jette les gousses au fond du mortier. Elles rejoignent les pignons et l’épaisse couche de pain grillé que Pilar broie d’un énergique coup de main. Rien qu’en humant l’air, la gamine sait quelle picada se prépare en vue de quel ragoût. Ce midi, les Ibáñez déjeuneront d’un lièvre à la cannelle. Quelques heures auparavant, la petite a levé la bête au collet, elle vient livrer son butin. La Marquise apprécie le gibier fraîchement capturé. Quand Toya rapporte des vivres, ça permet de grappiller trois sous en plus.
Sur le billot, à l’endroit où Pilar découpe les viandes, les mouvements du couteau ont creusé le bois en cuvette. Le lièvre y gît, trapu. La cuisinière l’attrape par les oreilles, le soupèse. Au moins quatre livres. Elle caresse les cheveux de sa fille. L’odeur de l’ail incrustée sous ses ongles se mêle aux effluves nerveux de la bête. L’enfant ferme les yeux, respire. Elle voudrait rester toute la matinée mais il faut se hâter. On ne sait jamais : un jour les Ibáñez tolèrent, l’autre ils rossent.
Quand Pilar a incisé la peau du ventre, retiré les viscères, elle sectionne les pattes pour dépouiller l’animal. Toya récupère le pelage et les abats, se glisse par la porte arrière. Avant de rejoindre leur baraque, elle fait un crochet par le chenil, balance les entrailles aux chiens. Les alanos se jettent dessus, bâfrent la ventraille. La gamine observe la voracité des dogues. Leurs muscles roulent sous la peau. Elle déteste la forme pointue de leurs oreilles. Pilar raconte que Carlos les taille aux ciseaux, les chiots à peine âgés de quelques semaines. Le jeune marquis lâche ensuite les restes de pavillons sur la table. Lui ordonne de les accommoder avec une sauce au piment. Des gouttelettes de sang constellent sa chemise à jabot.
Chaque fois que Toya vient au Château, Pilar lui confie une bricole à donner aux molosses. Si l’un d’eux venait à s’échapper, peut-être épargnerait-il sa fille ?
Quand la petite disparaît derrière la porte, la mère se signe. Le Château n’est pas un endroit pour les enfants. Elle lève le hachoir et tranche la tête du lièvre.

Sur le chemin du retour, Toya repère deux tortues sur une berge. L’une cherche à grimper sur l’autre, blottie dans sa carapace. Celle de dessus tend le cou, ouvre la gueule. Une langue y pointe, isocèle rose. De son ventre, l’animal frappe le dos de l’autre. L’enfant s’approche, observe, rapidement interrompue par un taon qui vrombit autour de sa tête. Elle secoue ses bras, reprend la route de la chaumière.
Juan, son père, n’est pas encore revenu des rizières. En l’attendant, elle dégraisse la peau du lièvre, la met à tremper. Puis elle grignote quelques olives, un morceau de pain, et se déshabille. Le soleil chauffe le sol sablonneux. On y voit presque trouble tant il fait chaud. Toya s’oublie dans le delta quadrillé par les chemins de terre et les canaux, s’oublie au bord des bassins bordés de joncs et de roseaux, se fond dans les aplats beiges, jaunes et bleus. Un peu étourdie, elle avance pieds nus, repousse les touffes d’herbes hautes ; le rideau végétal se referme sur elle. L’enfant pénètre dans l’eau, bouillon saumâtre. Elle bascule la tête en arrière, laisse son corps affleurer. Offre son visage, ses seins naissants et la surface de ses cuisses au soleil. Le reste barbote dans l’eau. Elle sait que des bêtes vivent là-dessous, cette idée lui plaît.
Longtemps Toya demeure ainsi. Un héron se pose non loin, capture un vairon. Les plumes noires en demi-lune au-dessus de ses yeux lui donnent un air sévère. La petite songe au padre Miquel. Avec ses sourcils broussailleux, lui non plus n’a jamais l’air content. Cela fait un moment que le curé n’est pas venu à la baraque, peut-être a-t-il baissé les bras. Seule Pilar se plie au rituel, davantage par superstition que foi véritable. Juan se moque de sa femme quand elle repasse sa robe pour la messe, il lui fait des discours auxquels la gosse ne comprend pas grand-chose.
D’autres paysans se joignent parfois à lui, le soir, sur la terrasse. Ils s’échauffent sous les glycines. Les mots parviennent jusqu’à la paillasse de Toya dans un brouillard de tabac et de vermouth. De temps en temps, Francisco rapporte de l’horchata de chufa. Le père accepte que l’enfant se relève pour en boire un verre. Elle a beau reconnaître chacun des hommes, la nuit, leurs barbes sont plus sombres, leurs transpirations plus fortes. Francisco la fait sursauter, Alors, à quoi t’as passé ta journée ? Toya compte sur ses doigts : une, deux, trois grenouilles, elle les a capturées dans l’étang, et six orties de mer, C’est ça que tu manges. Le ton, pas discipliné, les gars aiment ça chez elle. Parce qu’elle n’est pas leur fille. Juan la reprend. Mais Francisco frotte la tête hirsute, Pequeña salvaje, petite sauvage, voilà comment il tempère les remontrances. À vrai dire, Juan n’est pas fâché, Toya le sent bien, qui laisse la tiédeur de la soirée l’envahir. Ce serait bon de rester avec eux, la chaleur et le plaisir l’emprisonneraient jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger. La nuit a ce pouvoir. Mais il est tard. Le père ordonne, il faut aller au lit, des affaires à régler. Elle vole un beignet avant de filer.
Depuis peu, un jeunot a rejoint le groupe. Ce soir, il est là. Toya remarque que les autres sont économes en parole, que l’air se bande. Le nom d’Horacio arrive jusqu’à son lit. Celui de Barcelone aussi. Des études, un concours, toutes choses qu’elle ne connaît pas. Chez eux, personne n’est jamais allé à l’école. Toute la soirée, la gamine se concentre, s’étonne des inflexions légèrement aiguës du nouveau. Ses propos sont troués d’hésitations, de silences. Rien à voir avec ceux des paysans du coin. Eux, on dirait qu’ils tranchent leurs phrases comme du pain, avec l’assurance tranquille de la chose à faire. Horacio, la petite le sent, prend d’autres chemins. Elle ne saurait lesquels, reconnaît une façon de faire, celle de tourner autour d’une idée, de l’éviter pour mieux y revenir, et, la chose empoignée, de répéter le mot deux ou trois fois, histoire d’en finir : ce rythme, ces trajectoires, Toya les emprunte quand elle course une bête. Sa curiosité est piquée, elle se lève sur la pointe des pieds, traverse l’odeur de glycine jusqu’à l’embrasure de la porte, glisse un œil, le cœur battant. Tout se relâche dans la déception. L’inconnu n’a rien d’un braconnier ; ni bras robustes ni corps vaillant. Seule la bouche contraste avec le reste, singularité charnue dans un ensemble qui s’efface : le bleu des yeux se délaie dans la pâleur de la peau, les cheveux s’enfuient pour laisser le front haut. Tout s’amoindrit jusqu’aux doigts qui n’en finissent plus. À quoi s’attendait Toya ? Elle ne sait, mais fronce le nez. Toute cette blancheur, cette finesse… Soudain, elle tressaille. Les mains d’Horacio ressemblent à celles de Carlos : ce sont des mains de femme. La petite déguerpit, se blottit sous les draps. C’est décidé, elle déteste le jeune homme. Francisco finit de la convaincre en demandant à Horacio si la chambre au-dessus de l’école fait l’affaire. C’est donc le nouvel instituteur ! C’en est trop. Elle voudrait rentrer dans le matelas, devenir tortue : l’école, on n’y attrape que des crampes. Qui sait si ses parents ne voudront pas l’y envoyer ?
Dorénavant, dès qu’elle entend le maître, Toya s’enfuit. On a beau l’appeler pour boire un verre d’horchata, elle a toujours mieux à s’occuper. Indocile, mal élevée, dit le père. La vérité, c’est que la gamine n’en mène pas large. Elle veut à tout prix rester hors de portée, et fait de son lit un refuge. Comme ce n’est pas assez, elle se bouche les oreilles. La voix des hommes lui parvient dans un bourdonnement.
Un soir, l’une d’elles vrombit plus fort que les autres. L’enfant presse ses paumes contre sa tête mais le son s’insinue, tapit ses conduits, lui colonise le ventre. Elle l’a reconnue, c’est l’inflexion d’Horacio. La voix est là, sous les draps, un peu plus grave que de coutume. Toya fait des gestes désordonnés, de ceux qui éloignent les taons. En vain : plus de trêves ni de suspens, les phrases avancent, le flux s’élargit, pénètre tout – talons, crâne. Jamais elle n’a rien entendu de pareil ; les mots n’ont plus leur sens habituel, le chien n’est pas le chien et il n’aboie pas, la lune coule en filet d’huile d’olive, tout sonne si étrangement. Les oreilles de Toya chauffent, elle les frotte, mais le flot est implacable, coulée de lave, épaisse de colère, collante et brillante, on dirait du feu ; ses poumons brûlent, même aux heures les plus chaudes elle n’a vécu pareil embrasement. Elle pense à l’Èbre qui chemine coûte que coûte, à cette langue de boue, grasse et fertile, née pour atteindre l’embouchure, capable d’engrosser la mer de ses alluvions. Et soudain, la voilà debout, seulement vêtue de sa chemise de nuit, mue par une force qui la pousse vers la terrasse, la propulse devant l’instituteur. Elle ouvre grand ses yeux ; le corps du jeune homme se déploie en delta, terre et mer, gigantesque, tandis que ses mains courent sur les pages, ruisseaux vifs, et de cette première rencontre avec la poésie – plus tard, Toya apprendra qu’Horacio lisait un poème d’Antonio Machado –, elle ne retiendra que l’odeur de foudre après l’orage : l’enfant vient d’être fendue en deux par la force des mots.
Maintenant, le silence. Les hommes hochent la tête. Horacio se tient face à Toya, à nouveau frêle, un peu tremblant, lèvres charnues dans leur ensemble tendre. Il pose le livre sur la table. La gamine aimerait en lire le titre mais elle ne sait pas, se mord l’intérieur des joues. Horacio baisse son regard vers elle, Bonsoir. Il sourit. Toya voudrait planter ses pupilles en canif dans les siens, lui faire payer ce qui vient de se produire. Mais elle cligne bêtement des yeux. Francisco se moque. Elle ne l’entend pas. Son corps déborde de partout.

Les visites d’Horacio continuent. Toya refuse de se montrer, mais elle ne se bouche plus les oreilles, se surprend même à guetter. Un mot revient. Qu’elle emplit avec ce qu’elle peut. Le syndicat. Ce doit être quelque chose de désirable puisque Horacio laisse traîner la dernière syllabe. Une masse flottante, floue, mais colossale. Peut-être une construction, en tout cas quelque chose de solide, dans un bois bien poncé − arche ou navire, capable d’abriter tous les habitants des baraques. Mais rapidement la petite ronfle, ronronne plutôt, rêvant d’horizon et d’échafaudages.
Ce matin, la sonnette du vélo de Pedro l’arrache à ses songes. Le jour beurre à peine l’horizon. Toya s’extirpe de sa couche, avance pieds nus sur le seuil. La cafetière siffle sur le feu, Pilar s’affaire au-dessus d’une poêle. Pedro s’installe sous la pergola, tape du plat de la main la chaise à côté de lui ; la gamine s’assoit. Ils s’aiment bien ces deux-là, c’est leur rituel. La fumée s’échappe de la tasse, déroule son odeur de petit jour. L’enfant garde les yeux fermés, hume l’air. Pedro sent fort. La haute mer. Il revient du chalutier. Les mailles de son chandail retiennent encore un peu d’écume et de vent. Toya se laisse dériver. Le marin la regarde, un sourire en coin, puis balance le sac sur la table. Elle bondit tandis que les seiches se répandent en tentacules. Il éclate de rire et Pilar accourt en faisant semblant d’être fâchée. On ne joue pas avec la nourriture ! En vérité, elle n’a d’yeux que pour les bêtes, tâte leur chair, Dios mío qu’elles sont belles ! La Marquise en donnera sûrement un bon prix, Pilar paiera Pedro quand ce sera entendu. En attendant, elle en met deux ou trois de côté, pour préparer un arroz negro – le riz à l’encre de seiche, sa spécialité –, Viens donc manger ce soir, maigrichon. Pedro hésite, son dos lui tire, il pianote sur la table. Allez, marché conclu. Pour sceller l’affaire, il tapote la cuisse de la gamine. Et ajoute – l’arroz negro de Pilar ça ne se rate pas plus qu’une occasion de s’en prendre au curé −, Ta mère, elle ferait bouffer le padre Miquel en plein Carême. Depuis l’intérieur, Juan renchérit, Le padre Miquel, il a besoin de personne pour s’empiffrer, et il sort en enfilant son veston. C’est l’heure. Les hommes se serrent la main, À ce soir, alors. Ils en profiteront pour rediscuter de cette histoire de syndicat. Faut y regarder à deux fois, pas se précipiter. Vrai, mais ça peut plus durer comme ça. Et les deux hommes de se donner l’accolade, Hasta pronto amigo.

Pilar ne tarde pas non plus. Toya l’accompagne, elle l’aidera à préparer les seiches. La mère et la fille progressent à travers la lagune. Le matin, tout oscille, du beige au jaune poussin ; la peau, le sable, les herbes sèches, le tronc des oliviers. Même les feuilles paraissent enrobées d’or. À la manière de la crème ou de la farine, cette lumière lie le paysage, l’homogénéise. Les voix se mettent au diapason, on murmure. La cuisinière tâte une olive sur une branche. Pas encore la saison de la récolte, plus celle des fleurs, C’est le temps du noyau. En juin, l’olive se déploie du dedans. Le cœur durcit, la pulpe s’épaissit. Pilar jette un œil à sa fille. Elle aussi a changé. La mère voudrait s’en réjouir, mais les colonnades du Château apparaissent, lui ôtent toute envie de musarder. Partout le marbre matifie les rayons, étale ses veines noires, et elle sent bien qu’une seule bâtisse suffit à frelater le delta. La pomme pourrie dans le panier.
Pilar et Toya croisent Pepe, déjà affairé à tailler les buis. On se salue sans un mot, depuis le temps ; un signe, une main qui ôte le chapeau, c’est assez. Pepe vit sur place, dans une masure attenante au Château. Il se lève dès potron-minet, s’occupe des plantes avant même de boire son café au lait. Quand il fait trop chaud, elles veulent la paix. Il prend soin de chacune : les roses de la roseraie, les herbes du carré de simples, les crocus qui donneront le précieux safran, la tribu rouge orangé des agrumes, et tous les légumes à côté du puits. Ils sont sa seule compagnie ; Pepe n’a pas de famille. Un soso – un de ces vieux garçons, un « fade » –, désapprouve la Marquise qui compare volontiers les hommes aux taureaux. Chez les premiers comme chez les seconds, tout se situe dans les couilles : la bravoure, la noblesse, la force, ce qui rend digne en somme. Alors, imaginez une mauviette qui nomme ses roses. Pour être honnête, ça la dégoûte. La plupart du temps, la Marquise se gausse, Pépénis-fantôme, Pépeine-à-jouir, Pépimpuissant, Pépédéraste, elle dégoise de la chantilly plein les dents quand elle convie ses amies pour le goûter du mardi. En vérité, la Marquise craint le petit bonhomme, sa délicatesse, ses manières dont ni son mari ni son fils ne sont capables ; une salive désagréable envahit sa bouche tandis que ses incisives de cheval s’échouent dans la pâte à chou. Pour éviter de flancher, elle rit, postillonne un peu sur Carlota, sa confidente, qui n’ose reculer. La Marquise a raison de détester le larbin. Lui aussi pense parfois du mal d’elle. Dieu merci cela n’arrive pas souvent, il prie, le vieux jardinier, chasse l’impureté – à l’église, on désherbe son âme comme on tient son potager –, mais à la faveur d’un relâchement, d’un accès de fatigue, quelque chose de violent pousse au fond de son ventre, un chiendent trop vivace pour qu’il l’arrache à temps. Il a beau se signer, implorer tous les saints, ça se tord et ça crie, Qu’ils crèvent tous, ces cochons.

La lourde porte piquetée de clous se rabat. Chaque fois, le cœur de Pilar réprime un émoi. Elle imagine aisément la trappe des cachots se refermer avec ce même timbre mat. À l’intérieur, c’est son antre. Peu de lumière, on est à l’arrière du Château, la vie des domestiques n’appelle aucune splendeur, juste une vitre horizontale enchâssée dans le mur en chaux. On y aperçoit les feuilles des eucalyptus ; bleutées, elles lorgnent le sol comme autant de petites faux. Le père de la Marquise a fait venir les arbres du Maghreb il y a fort longtemps ; leur parfum éloignerait les moustiques. Pilar trouve avant tout qu’ils obstruent le jour, elle aimerait y voir plus clair : on cuisine avec le nez, mais aussi avec les couleurs.
Elle déballe les seiches sur la table. Cinq bêtes de belle taille, zébrées de marron. Les lave à grande eau. Pour le riz, il faut prélever la poche d’encre sans la crever. Toya glisse ses doigts à l’intérieur de l’animal, c’est gluant et dur à la fois ; l’os n’est jamais loin, prêt à sectionner les phalanges. Elle extrait précautionneusement cette ogive. Puis elle coupe les parties comestibles – ailes, tentacules, muscles –, les dépiaute. Tout, à l’intérieur, se révèle vierge, laissant penser que la bête a concentré ses vicissitudes dans cette liqueur noire. Toya se demande : en va-t-il ainsi des êtres humains ? Existe-t-il chez les meilleurs, sa mère par exemple, une poche qui retiendrait toutes les pulsions ? La petite scrute le visage de Pilar, sa douceur inviolable. Occupée à faire dorer les oignons, celle-ci ne lui prête aucune attention, saisit la vésicule et la presse. Le mucus gicle et obscurcit le fond de la poêle. Toya le sent, quelque chose au fond de sa mère, loin dans ses chairs, sécrète des humeurs. C’est pourtant d’une voix enjouée que Pilar lui réclame deux piments et trois tomates. Toya pousse la porte, file au potager.
Pepe n’est pas là. L’enfant tâte les fruits, s’attarde un instant sur les teintes orangées, les veines rouges qui irriguent le cœur. Soudain, un bruit. Staccato de pattes, friction de poils, souffle puissant, humide. Toya comprend tout de suite : un alano a dû s’enfuir du chenil. Elle se contracte, serre les poings : à force, peut-être disparaîtra-t-elle, liquéfiée dans une poche noire de peur ? Il lui suffira de libérer le nuage d’encre, comme les seiches. Mais Toya n’a rien d’un mollusque. Dans quelques secondes, elle sera face au chien, à cette espèce venue jadis de contrées barbares, dressée par les Scythes pour grossir les armées, déterrer les survivants sous les monceaux de cadavres, et les achever à coups de crocs. Alors, dans la clarté immobile qu’offrent les grands périls, l’enfant ne trouve rien d’autre à répliquer que de cueillir une tomate et de croquer dedans.
L’alano fonce sur elle, le menton de la gamine dégouline, celui du molosse aussi. Bientôt sa gueule s’ouvre. Toya pourrait pleurer, hurler, ce que l’on fait quand s’annonce la mort. Mais elle ne pense qu’à une chose : à la tomate, rien qu’à la tomate, elle ne saurait trancher entre l’acide et le doux. Parfois, ce n’est pas grand-chose, le courage ; un peu de sucre sur la langue. L’air se tend, les pattes du chien aussi : tout est joué. Mais un coup de fouet fige la scène. Un nerf de bœuf a fendu le sort. L’alano écume, retenu par on ne sait quel envoûtement, de la poussière voltige, et dans ce poudroiement une silhouette se détache. Longue, nonchalante, cadence ignoble ; sourire mi-figue, mi-raisin. C’est à ce moment que la petite se met à trembler. Tout son corps grelotte. N’importe qui aurait pitié. Pas Carlos. Toya perçoit l’odeur du vétiver dont il s’asperge après ses bains aux écorces de citron. Qu’on ne se méprenne pas, Carlos n’a rien d’une chica ; les pédales, les fiottes, c’est bien simple, il leur tranche les couilles. Voilà comment il parle. Il aime les femmes, il les aime immodérément − leur chevelure, le poil aux aisselles, la lisière foncée des mamelons, tout ce qu’elles cachent sous leurs jupes ; il plonge dedans, sauvagement. Un bruto, murmurent d’aucuns. Et Carlos lorgne l’entrejambe de la fillette, à tel point qu’elle se fait pipi dessus. Il hume l’air, renifle le parfum de la honte mêlée d’effroi. À aucun prix la gamine ne veut pleurer. Alors elle plante ses yeux dans ceux de l’homme. Les garde harponnés quand il s’approche, harponnés quand il relève sa tunique. Pauvre petite souillon… Voilà où cela mène, de voler des tomates. Faut-il qu’il lui apprenne ? Il obtient d’excellents résultats avec ses chiens. Toya le mordrait de rage, Carlos mériterait qu’elle lui balance des insultes comme des pierres, Coño, cabronazo. Mais elle tremble de partout, se laisse engloutir par l’humiliation. Elle finit par trouver un peu d’air au fond de son ventre et articule, Je voudrais trois tomates et deux piments – un temps –, s’il vous plaît. Le visage de Carlos s’illumine. Tout sonne faux, jusqu’à son Voilà, une, deux, trois tomates et deux piments. La petite prend les fruits, la fuite. Elle court à se tordre les chevilles, dérape sur les feuilles d’eucalyptus, jette son corps contre la porte, aussi fort que les oiseaux contre les vitres. Ça fait mal, un mal de chien, mais elle est à l’intérieur.
Pilar remue le riz pour qu’il n’accroche pas, jauge les tomates, les piments, Ça ira. Elle les aurait préférés plus mûrs, mais, Vale. Toya ne pipe mot. La mère recoiffe un peu sa fille, Sauvage, petite folle. L’enfant ne demande pas son reste, file à la baraque. Là, d’un geste rageur, elle ôte sa culotte, saisit une seiche dans le seau, et la frappe contre le mur jusqu’à ce qu’il ne reste rien de l’animal.

Pedro fait tinter la sonnette de son vélo. Habituellement Toya accourt, l’escorte jusqu’à la tonnelle. Mais ce soir elle ne s’est pas précipitée, ne montre même pas le bout de son nez. La gamine fait du boudin, marmonne Juan. Juste avant, Pilar a vérifié le front de l’enfant. Heureusement, pas de fièvre. Dans le coin, il est rare d’échapper à la malaria. Lorsque les accès sont trop forts, on ne songe pas au dispensaire, à plus de quarante kilomètres de là ; seuls les Ibáñez possèdent une automobile. Alors, on laisse passer les crises. Les paysans sont coriaces, ils serrent les dents. De temps en temps, la Marquise enregistre un décès. Quand il s’agit d’un homme, elle propose à un fils de prendre la relève. S’il n’y a pas de garçon, Madame prie la famille de quitter les lieux. Elle possède la quasi-totalité du delta, l’exploite en fermage. La Marquise a tous les droits.
C’est bien ça le problème. Pedro pince ses lèvres. De quoi parle-t-il, au juste ? Toya grappille des bribes, faire quelque chose, comme des chiens, les salauds, se réunir, les hommes discutent à voix basse, elle n’entend pas bien mais le mot est revenu, elle en est sûre, le syndicat, avec le vent qui souffle dedans, le sel dans les amarres et le bleu des rives nouvelles. Toya aimerait l’entendre encore, surtout ce soir. Mais Pilar sert le plat. Seul le bruit des fourchettes. Après une ou deux bouchées, Pedro soupire, De puta madre, ce petit goût de caramel… Il ne finit pas sa phrase, masse son ventre pour dire son ravissement. La fierté empourpre le visage de la cuisinière. Elle baisse les yeux, s’empresse de tempérer, C’est la tomate, il faut qu’elle accroche un peu en fin de cuisson. Pedro cligne de l’œil en direction de Juan, T’en as de la chance, mon cochon. Autour, les grenouilles coassent. Peut-être acquiescent-elles ? Ou bien est-ce seulement la saison qui veut ça − des cris d’amour comme autant de coïts. Depuis son lit, Toya écoute, meurt d’envie de rejoindre la tablée, elle le pourrait, on l’accueillerait de bon cœur. Mais son corps est encore dur de colère. Elle pourrait enfoncer ses doigts dans de la chair, arracher des suppliques. À la place, des feux intérieurs s’allument. Cette nuit-là, ils l’empêcheront de dormir.
En partant, Pedro a oublié – ou laissé – un bulletin sur la table. Toya tombe dessus au petit matin. Elle observe la gravure. Un homme brandit un fusil au milieu des rizières. Dans le prolongement du torse, le bras darde vers le ciel. Si quelqu’un se tenait tout près de la gamine, il entendrait son cœur cogner. Plus tard, elle retourne à ses furetages, gratte le sable, débusque un coquillage. La surface de porcelaine appelle ses rêves et ses suspensions d’enfant. Mais elle garde un arrière-goût déplaisant, une amertume. Ce matin, elle aurait aimé comprendre les signes autour du bras de cet homme. Toya sait qu’ils forment des mots, qui forment des phrases. Pour la première fois, elle se reproche de ne pas savoir lire.

Les semaines suivantes, Toya musarde, se dérobe aux obligations. Elle baguenaude. Un observateur appliqué pourrait se faire cette remarque : la gamine arrondit ses pas, gauchit sa trajectoire, la resserre, et si elle ignore ce que ses pieds dessinent, tous ses mouvements tracent d’impeccables figures géométriques, une série de larges cercles concentriques qui, petit à petit, se rapprochent du muret de l’école. Pour l’heure, Toya le nierait. Elle croit sincèrement que seul le hasard l’a poussée à suivre cette piste. Voilà ce qui l’a menée aux salines.
Un sirocco léger ride la surface de l’eau. Des échassiers tricotent un pas ou deux. Toya n’y prend garde, son attention entièrement retenue par une mante religieuse − un amas blanc et crémeux sort de ses organes génitaux, forme une mousse structurée d’alvéoles. On dirait une pâtisserie. L’enfant scrute la régularité du cocon, les palpitations du ventre. Soudain sursaute. On a ricané dans son dos. C’est Maria. Toya ne l’a pas entendue arriver. La vieille se tient à quelques centimètres, toute de nippes vêtue. Le bas de sa robe dégoutte, on la croirait émergée du fond des eaux. De fait, l’aïeule pue la vase. À ses pieds, un tamis, un seau grouillant de civelles. L’ancêtre lui fait signe. Qu’elle approche, allez, oui, voilà. Du bout de son index, la vieille trace des motifs sur le front de l’enfant, embrasse la pulpe de ses petits doigts, les appose entre ses sourcils. La fillette réprime un mouvement de recul. Avec une dextérité surprenante, l’autre lui attrape le poignet. Peau étique, arthrose, mais force de rapace. Qu’elle se dépêche, oui, comme ça. Et elle tire la jupe de la gamine, verse les civelles dans le creux du coton, puis fait claquer sa langue. Toya n’ose pas se rebiffer, on raconte tellement de choses sur l’aïeule. Elle ne demande pas son reste et détale en direction du Château. Dans le virage, elle se retourne : un souffle de vent a fait disparaître Maria. La chaleur a beau cogner son crâne, Toya frissonne. Elle reprend sa course, ignore les herbes qui cinglent ses mollets, les alevins qui s’entortillent ; grimpe la colline, traverse la roseraie en saluant à peine Pepe, et s’adosse hors d’haleine au mur de la cuisine. De curieux coups parviennent à ses oreilles. Le hachoir ? Le pilon ? Toya attend que le bruit ait cessé, actionne le heurtoir. Sa mère finit par ouvrir. Était-ce une ombre dans le couloir ? La Paloma qui balaie ? Toya n’aime pas croiser la mégère. Quand la femme de ménage ne passe pas son temps à l’église, elle le dépense à cancaner. La gamine montre le contenu de son cotillon à Pilar, Des bébés anguilles. C’est sorti comme ça. Elle transvase à la hâte le menu fretin dans une gamelle, sans prêter attention à sa mère qui se retient de vomir.
Toya ne rentre pas directement à la baraque, s’arrête au bord d’un bassin et glisse dans l’eau saumâtre. Elle laisse les carpes s’enrouler autour de ses chevilles, attend. L’enfant se demande si un jour, les histoires des grands seront moins opaques.

La maison est vide. Toya ôte sa jupe qui empeste le poisson. Elle reste jambes nues, peau rôtie par le soleil. Puis elle prépare du pan con tomate, des tranches de pain frottées d’ail et de tomate qu’elle arrose d’huile d’olive, et mâche sans fermer la bouche, c’est meilleur. Un peu plus tard, elle aperçoit la silhouette de son père au bout du chemin, allumette carbonisée dans les orangés du soir. Juan porte son baluchon sur l’épaule, son corps ploie à force de se pencher pour curer les digues, labourer les parcelles, les herser et y repiquer les touffes de riz. Toya le regarde avancer. Elle aime son ossature forgée par la besogne, sa casquette un peu de biais qui dit, Je fais ce que je veux, sa peau tannée, son œil gauche plus fermé que l’autre, ce léger dépôt de sel sur sa barbe. »

À propos de l’auteur
ROUX_laurine_©gerald_lucasLaurine Roux © Photo DR Gérald Lucas

Née en 1978, Laurine Roux vit dans les Hautes-Alpes où elle est professeur de lettres modernes. Elle écrit des nouvelles, de la poésie et des romans. Le Prix international de la nouvelle George Sand lui a été remis en 2012. Elle collabore aussi à des revues, notamment L’Encrier renversé et la Revue Métèque et tient un blog du nom de Pattes de mouche et autres saletés. Lectrice de Jean Giono et de Blaise Cendrars (dont elle fit l’objet de ses études universitaires), voyageuse, elle connaît bien les terres du Grand Est glacial. Une immense sensation de calme (2018), son premier roman, a obtenu le Prix SGDL Révélation 2018. En 2020, elle publie un roman post-apocalyptique Le sanctuaire et revient dans l’Espagne de son grand-père avec son troisième roman, L’autre moitié du monde, paru en 2022. (Source: Éditions du Sonneur / lecteurs.com)

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Dix âmes, pas plus

JONASSON_dix_ames_pas_plus  RL_Hiver_2022

En deux mots
Après avoir postulé pour un poste d’enseignante à Skálar, le plus petit village d’Islande, Una découvre cette communauté de dix personnes, dont ses deux élèves. Et va se rendre compte au fil des jours que bien des secrets sont enfouis là, dont un double meurtre non élucidé et une fillette qui hante la maison qu’elle occupe.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Dix habitants, une enseignante et un cadavre

Ragnar Jónasson nous entraîne dans les pas d’une enseignante engagée dans un village isolé qui ne compte que dix habitants. L’occasion pour le maître du polar islandais de construire un scénario haletant sur les secrets gardés par cette communauté bien particulière.

Una a bien envie de quitter Reykjavik et de découvrir son pays. Aussi postule-t-elle à l’offre d’emploi qui recherche un «professeur au bout du monde». Il s’agit en l’occurrence du village isolé de Skálar qui compte dix habitants et qui est situé à la pointe est de l’île, à commencer par ses deux élèves, Edda et Kolbrún. Edda, 7 ans, est la fille de Salka, la romancière qui héberge l’enseignante. Elle s’est installée là depuis un an et demi, après avoir hérité de la maison à la mort de sa mère. Kolbrún, 9 ans, est la fille de Kolbeinn et Inga. Ils ont la quarantaine. Lui travaille comme marin pour Gudfinnur, l’Armateur que tout le monde appelle Guffi et dont l’épouse Erika, malade, doit rester alitée. Gunnar est son autre employé. Il forme avec son épouse Gudrún, qui gère la coopérative, l’autre couple sur l’île. Ils sont proches de la soixantaine. Enfin, pour compléter ce tableau, on ajoutera Thór, 35 ans, qui travaille dans la ferme appartenant à Hjördis, femme peu bavarde, et vit dans la dépendance toute proche.
Au fil des jours, Una prend ses marques, commence à croiser les habitants. Elle est convoquée par Gudfinnur qui essaie de la dissuader de rester, est invitée à prendre le thé chez Gudrún, croise Thór pendant une virée nocturne ou prépare la fête de Noël avec Inga.
Ce qu’elle ne sait pas, le lecteur va l’apprendre tout au long de chapitres insérés en italique entre le récit, c’est un fait divers qui a défrayé la chronique, l’assassinat de deux hommes et la condamnation de trois personnes, dont une femme qui n’a pourtant cessé de crier son innocence. Ce qu’elle sait en revanche pour l’avoir bien ressenti, c’est l’histoire de la maison hantée qu’elle occupe. Le fantôme d’une fillette décédée à la suite d’un empoisonnement a déjà fait fuir plus d’un locataire.
Ajoutons qu’un visiteur, venu rendre visite à Hjördis, a disparu au lendemain de son séjour à Skálar et vous aurez tous les ingrédients de ce polar nordique à la mécanique parfaitement huilée par Ragnar Jónasson. Il sait à merveille faire monter la tension et distiller l’angoisse. Jusqu’à cet épilogue qui remet en place toutes les pièces du puzzle. Entre comptines enfantines, légendes islandaises, héritages empoisonnés et solidarité insulaire, le poids du secret est un fardeau bien lourd à porter…

Dix âmes, pas plus
Ragnar Jonasson
Éditions de La Martinière
Roman
Traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün
336 p., 21 €
EAN 9782732494074
Paru le 14/01/2022

Où?
Le roman est situé en Islande, principalement à Skálar.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1927.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Recherche professeur au bout du monde». Lorsqu’elle voit passer cette annonce pour un poste d’enseignant dans le minuscule village de Skálar, Una, qui ne parvient pas à trouver un emploi stable à Reykjavík, croit saisir une chance d’échapper à la morosité de son quotidien. Mais une fois sur place, la jeune femme se rend compte que rien dans sa vie passée ne l’a préparée à ce changement radical. Skálar n’est pas seulement l’un des villages les plus isolés d’Islande, il ne compte que dix habitants.
Les seuls élèves dont Una a la charge sont deux petites filles de sept et neuf ans. Les villageois sont hostiles. Le temps maussade. Et, depuis la chambre grinçante du grenier de la vieille maison où elle vit, Una est convaincue d’entendre le son fantomatique d’une berceuse.
Est-elle en train de perdre la tête ? Quand survient un événement terrifiant : juste avant noël, une jeune fille du village est retrouvée assassinée.
Il ne reste désormais plus que neuf habitants. Parmi lesquels, fatalement, le meurtrier.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Rostercon
Blog Ce que j’en dis…
Blog Lettres exprès

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Cette histoire se déroule au milieu des années quatre-vingt dans le village de Skálar, situé à l’extrême nord-est de l’Islande. En vérité, il est abandonné depuis les années soixante, mais j’ai emprunté le décor de ce roman à la réalité. Si les maisons et les personnages décrits ici sont le fruit de mon imagination et ne font aucunement référence aux véritables habitants de Skálar, j’ai néanmoins voulu m’assurer que les faits historiques locaux évoqués soient le plus juste possible, notamment grâce à l’ouvrage L’Histoire des habitants de Langanes de Fridrik G. Olgeirsson. Je me réfère aussi à divers contes folkloriques collectés par Sigfús Sigfússon dans ses Contes et récits islandais. Au cas où des erreurs se seraient glissées dans ce roman, j’en assume évidemment l’entière responsabilité.
Je tiens à remercier Haukur Eggertsson pour m’avoir guidé à travers la péninsule de Langanes et Skálar durant l’écriture de ce livre. Pour la relecture du manuscrit, je remercie également mon père, Jónas Ragnarsson, la procureure Hulda María Stefánsdóttir ainsi que Helgi Már Árnason, dont la famille est originaire de ce village. Enfin, un grand merci à Helgi Ellert Jóhannsson, médecin à Londres, pour ses conseils avisés.
Dans la première partie du livre, je cite le poème Heims um ból1 de Sveinbjörn Egilsson, et dans la deuxième partie, Svefnljóð2 de David Stefánsson.
On trouvera également dans le texte une berceuse écrite par Thorsteinn Th. Thorsteinsson et publiée dans la revue Heimskringla de Winnipeg en 1910. Thorsteinn est né dans la vallée de Svarfadardalur en 1879 et mort au Canada en 1955. Ragnar Jónasson

1. « De par le monde », poème mis en musique sur la mélodie de « Douce nuit, sainte nuit ». (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. « Berceuse ».

Una se réveilla en sursaut.
Elle ouvrit les yeux. Plongée dans l’obscurité, elle ne voyait rien. Incapable de se rappeler où elle se trouvait, elle avait la sensation d’être perdue, allongée sur un lit inconnu. Son corps se raidit dans un soudain accès de panique. Elle frissonna, puis comprit qu’elle avait jeté sa couette par terre dans son sommeil. Il faisait un froid glacial dans la chambre. Elle se redressa doucement. Prise d’un léger vertige, elle se ressaisit rapidement et se souvint tout à coup d’où elle était.
Le village de Skálar, sur la péninsule de Langanes. Seule, abandonnée dans son petit appartement sous les combles.
Et elle savait ce qui l’avait réveillée. Enfin, elle croyait savoir… Avec ses sens encore engourdis, difficile de distinguer le rêve de la réalité. Elle avait entendu du bruit, un étrange son. Tandis que sa conscience s’éclaircissait, la peau de ses bras se couvrit de chair de poule.
Une fillette, oui, c’était ça, à présent cela lui revenait très nettement : une petite fille qui chantait une berceuse.
N’y tenant plus, elle s’extirpa du lit, tâtonna dans les ténèbres à la recherche de l’interrupteur du plafonnier. Complètement aveugle, elle pesta de ne pas avoir de lampe de chevet. Pourtant, elle hésitait encore à allumer ; l’obscurité avait quelque chose de sécurisant.
La voix de la petite fille résonna de nouveau dans sa tête, fredonnant cette berceuse qui ne lui laissait qu’un souvenir flou. Il devait s’agir d’un rêve, bien sûr, mais cela lui avait semblé si réel.
Un grand fracas déchira le silence. Retenant un cri, elle perdit l’équilibre. Bon sang, que se passait-il ? Envahie d’une vive douleur, elle comprit qu’elle avait marché sur le verre de vin rouge abandonné par terre la veille au soir. Elle passa la main sous son pied ; un tesson s’était fiché dans sa peau, et un filet de sang chaud s’échappait de la plaie. Elle tira prudemment sur le bout de verre en serrant les dents.
Avec la plus grande difficulté, elle se releva, tendit la main vers l’interrupteur et alluma. Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un, tout en s’efforçant de se convaincre que tout cela était le fruit de son imagination, qu’elle n’avait pas vraiment entendu de voix, qu’elle avait rêvé cette berceuse.
Elle rejoignit son lit d’un pas chancelant, s’assit, leva la jambe et observa sa blessure. Dieu merci, elle n’était pas aussi profonde que ce qu’elle avait cru.
Elle était seule dans sa chambre. Son cœur retrouva peu à peu un rythme normal.
La berceuse lui revint d’un coup :
Douce nuit petite Thrá,
Que tes rêves soient beaux.
Le frisson d’horreur qui la saisit alors était bel et bien réel.

Quelques mois plus tôt
Recherche enseignant au bout du monde.
Una relut l’annonce pour le moins singulière, assise à la table de la cuisine dans son petit appartement en sous-sol niché au cœur du quartier ouest de Reykjavík. Elle l’avait acheté quatre ans plus tôt, après avoir réuni avec difficulté de quoi constituer un apport. Sa famille – ou, plus précisément, sa mère – ne bénéficiant que de modestes ressources, elle n’avait pu compter que sur elle-même, comme d’habitude.
Toujours aussi vétuste que lors de son emménagement, la cuisine arborait un sol en linoléum jaune et des carreaux colorés sur les murs, tandis que le mobilier rouge vif et l’antique cuisinière blanche Rafha accusaient vingt ans de retard. En voyant cette pièce, difficile de croire qu’on était en 1985.
Heureusement, le café avait bon goût, rehaussé d’un trait de lait. Una avait commencé à en consommer lors de ses études, et depuis elle ne pouvait plus s’en passer.
Sa meilleure amie, Sara, était assise en face d’elle.
– Je ne sais pas, Sara, dit-elle avec un sourire forcé.
Manifester un quelconque signe de joie était devenu de plus en plus compliqué ces derniers temps. Son salaire de remplaçante dans une petite école de Kópavogur lui suffisait à peine, et la précarité de son poste l’angoissait constamment. Économisant chaque centime, elle ne pouvait s’autoriser le moindre plaisir. Elle mangeait du poisson, moins coûteux que la viande, au moins trois fois par semaine, et choisissait toujours celui qui était en promotion. À chaque fin de mois, elle regrettait de ne pas avoir terminé ses études de médecine, même si elle n’en aurait pas été plus heureuse. Elle avait supporté trois ans de dur labeur avant de se rendre compte qu’elle ne s’était inscrite que pour faire plaisir à son père, et qu’elle avait cherché à réaliser son rêve à lui plutôt que le sien. Jamais elle n’aurait pu travailler comme médecin, cela ne lui correspondait tout simplement pas. Durant ces trois années, elle avait validé chaque examen, obtenu d’excellents résultats. Mais là n’était pas l’essentiel. L’étincelle lui manquait.
– Je t’en prie, Una ! Tu te plains toujours de tes difficultés. Tu adores enseigner, et en plus tu es une vraie aventurière ! s’exclama Sara, de ce ton empreint d’optimisme qui la caractérisait.
Venue prendre le café ce samedi matin avec le journal sous le bras, elle avait montré l’annonce à Una, qui n’était pas abonnée – elle ne pouvait pas se le permettre. Le soir même, elles comptaient se retrouver chez Sara pour regarder en direct à la télévision un concert en soutien aux enfants africains victimes de la famine. Le programme, diffusé internationalement, était un véritable événement sur la chaîne publique, et Una, passionnée de musique, de danse et de fête, n’attendait que cela.
– C’est tellement loin, littéralement à l’autre bout du pays. On ne peut pas faire plus éloigné de Reykjavík !
Elle baissa de nouveau les yeux sur l’annonce.
– Skálar…, lut-elle. Je n’en ai jamais entendu parler.
– C’est minuscule. Ils disent qu’ils ont besoin d’un professeur pour un petit groupe d’élèves. Ils te logent même gratuitement ! Imagine tout l’argent que tu pourras mettre de côté ! J’ai vu un reportage sur ce hameau à la télé l’hiver dernier, je m’en souviens bien, il disait qu’on comptait dix habitants au dernier recensement, ce qui semblait beaucoup l’amuser.
– Quoi, dix habitants ? Tu plaisantes ?
– Non, c’était même pour ça que le journaliste y était allé. Je crois que c’est le plus petit village d’Islande. Tu n’auras sans doute qu’un élève ou deux.
Au début, Una avait considéré cette proposition comme une blague, mais peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée ? Peut-être était-ce là l’occasion tant rêvée ? Elle n’avait jamais projeté de vivre à la campagne, ayant grandi dans un quartier résidentiel de la capitale où son père, médecin, avait construit presque entièrement de ses mains un petit pavillon individuel. Elle y avait vécu une enfance assez heureuse. Elle se revoyait jouant avec ses amies dans les rues gravillonnées de ce quartier encore en plein développement. Jusqu’au drame.
D’une certaine manière, cela avait été comme grandir dans un petit village, même s’il ne comptait pas dix habitants. Les souvenirs qu’elle gardait de ce lieu demeuraient vifs et lumineux.
Sa mère et elle avaient fini par partir. Quelqu’un d’autre avait pris leur place dans cette maison, et peu importe de qui il s’agissait, Una n’y remettrait jamais les pieds. Mais ce hameau, Skálar, touchait une corde sensible en elle. Elle avait besoin de changer d’environnement.
– Ça ne coûte rien de postuler, finit-elle par dire, presque malgré elle.
Elle s’y voyait déjà : repartir à zéro au cœur de la nature, savourer cette proximité avec l’océan. Elle songea alors qu’elle ne savait même pas si le village se trouvait en bord de mer – mais c’était fort probable, sur une île où seules les côtes étaient habitables.
– Si c’est sur la péninsule de Langanes, ça doit être au bord de la mer, non ?
– Bien sûr, répondit Sara. D’ailleurs, l’essentiel de l’activité est un petit port de pêche. C’est plutôt charmant, non ? Vivre à la marge, mais en même temps pas tout à fait seul.
Un village de dix personnes qui se connaissaient toutes. Ne serait-elle pas une intruse ? Peut-être était-ce justement ce dont elle avait besoin, l’isolement sans la solitude. Échapper au tumulte de la ville, à cette routine où son salaire servait surtout à rembourser son emprunt ; pas vraiment de vie sociale, pas d’amoureux, la seule amie avec laquelle elle gardait contact était Sara.
– Oh, je ne sais pas. On ne se verra jamais, au mieux très rarement.
– Ne dis pas de bêtises. On se rendra visite régulièrement, répliqua Sara avec douceur. En fait, j’hésitais à te montrer cette annonce à cause de ça. Je ne veux pas te perdre. Mais je pense vraiment que ce serait parfait pour toi, pendant un an ou deux.
Recherche enseignant au bout du monde. L’honnêteté du titre charmait Una. Au moins, on ne cherchait pas à dissimuler le défi que représentait ce poste. Elle se demanda combien de personnes allaient répondre à l’annonce. Peut-être serait-elle la seule, si toutefois elle se décidait ? Il fallait bien avouer que rien ne la retenait en ville. Certes, il y avait Sara, mais elles n’étaient pas aussi proches qu’elles le prétendaient. Son amie avait commencé à se construire une famille, avec son mari et son enfant, et le temps qu’elle consacrait à cette vieille amitié ne faisait que diminuer. Elles s’étaient connues au lycée, et peu à peu la vie les avait éloignées. Una s’était dit que le temps d’une soirée, tout serait comme avant : elles regarderaient le concert à la télévision en buvant de délicieux cocktails, elles feraient la fête jusqu’au bout de la nuit. Mais en réalité, peut-être que Sara cherchait à se débarrasser d’elle en lui montrant cette annonce. Peut-être qu’au fond, elle était lasse de cette relation. Alors passer un an à Langanes sans revoir Sara, était-ce vraiment inenvisageable ?
Le pire était sans doute de devoir abandonner sa mère. Cependant, à cinquante-sept ans, celle-ci avait une santé de fer et avait refait sa vie depuis longtemps. Elle n’avait pas besoin que sa fille soit présente au quotidien. Una ne s’était jamais vraiment entendue avec son beau-père, mais toutes deux restaient très proches, elles avaient traversé tant d’épreuves ensemble.
– Je vais y réfléchir, conclut-elle. Je peux garder le journal ?
– Bien sûr, fit Sara en se levant après avoir terminé sa tasse. Je dois filer, mais on se voit ce soir. Ça va être sympa, une soirée entre filles !
Una eut soudain la sensation d’être seule au monde. Déménager, faire de nouvelles rencontres aurait sans doute un effet bénéfique sur elle. Sortir des sentiers battus, suivre son instinct et vivre une aventure excitante.
– Tu me promets de ne pas passer à côté de cette occasion ? insista Sara. Je suis certaine que tu y trouveras ton compte.
– Promis, répondit Una avec un sourire.

C’était une journée d’août étonnamment belle. La température était plutôt clémente, pas de vent, et le soleil faisait même une timide apparition de temps à autre.
Généralement, Una n’aimait pas ce mois-là, lorsque la nuit recommençait à tomber après la clarté perpétuelle des mois précédents, mais cette fois la situation était différente. Se tenant sur les marches de l’immeuble où sa mère vivait avec son mari à Kópavogur, elle songea qu’elle n’aurait jamais pu habiter dans un endroit pareil, aussi froid que mal entretenu. Elle préférait son petit appartement du quartier ouest de Reykjavík, même s’il était en sous-sol. Elle le louait désormais à un jeune couple avec un bébé.
Sa mère l’avait raccompagnée dehors après leur café. Le moment était venu de se dire au revoir.
– Nous viendrons te rendre visite, ma chérie, ne t’inquiète pas. Et puis, ce n’est que pour un an, non ?
– Une année scolaire, oui, répondit-elle. Vous serez toujours les bienvenus.
Façon de parler : sa mère serait la bienvenue, mais quelque chose chez son second mari – entré dans leurs vies plusieurs années auparavant – avait toujours dérangé Una.
– Tu vas t’arrêter quelque part en route ? demanda sa mère. C’est affreusement loin. Il faut que tu fasses une pause, c’est dangereux de conduire quand on est fatigué.
– Je sais, maman, soupira Una.
La sollicitude de sa mère était parfois un peu écrasante. Elle avait juste besoin de respirer, de prendre son envol. Quelle meilleure solution que de devenir enseignante dans un village si petit qu’il méritait à peine ce qualificatif ? Dix âmes, pas plus. Comment une société de cette taille pouvait-elle fonctionner ?
Ce serait une expérience enrichissante, revigorante autant pour son esprit que pour son corps. Una n’avait pas eu de difficulté à obtenir le poste. Elle avait appelé le numéro inscrit sur l’annonce quelques jours après la visite de Sara. Une femme d’un âge indéterminé, entre trente et quarante ans à en juger par sa voix, lui avait répondu et expliqué qu’elle siégeait au sein de la commission scolaire de la municipalité à laquelle le hameau appartenait.
– Ça me fait plaisir d’entendre que quelqu’un est intéressé. Pour tout vous dire, personne d’autre n’a postulé.
Una lui avait retracé en détail son parcours universitaire et son expérience professionnelle.
– Mais pourquoi voulez-vous venir vivre ici ? lui avait alors demandé la femme.
Una était d’abord restée silencieuse. Les prétextes ne manquaient pas : échapper à l’existence monotone qu’elle menait en ville, échapper à Sara, ou pour être plus exacte laisser Sara en paix quelque temps, se séparer un peu de sa mère – et surtout de son beau-père –, enfin changer d’environnement. Mais la véritable raison n’était pas aussi claire.
– J’ai juste envie de connaître la vie autrement qu’à la ville, avait-elle finalement répondu à son interlocutrice.
Elle n’avait pas immédiatement obtenu le poste, mais de toute évidence, ses chances étaient bonnes. Avant de raccrocher, elle avait demandé :
– Combien d’élèves aurai-je ?
– Deux, seulement. Deux fillettes de sept et neuf ans.
– C’est tout ? Vous avez vraiment besoin d’un professeur ?
– Oui, on ne peut pas faire des allers-retours quotidiens vers une autre école, surtout en hiver. Mais ce sont deux petites filles adorables.
Ainsi son voyage allait-il démarrer, à Kópavogur, au petit matin. Une année scolaire à la campagne, sur la péninsule de Langanes, parmi des inconnus, avec une classe composée de deux élèves. C’était risible, un travail presque trop facile pour accepter un salaire complet. Mais en fait, elle avait hâte.
La femme avec qui elle s’était entretenue au téléphone, Salka, lui avait semblé sympathique.
Peut-être que ce petit village l’accueillerait à bras ouverts.
Peut-être tomberait-elle amoureuse de la nature environnante et de ses habitants, au point de s’y installer de manière permanente…
Una revint à elle tandis que sa mère lui donnait un petit coup de coude et lui reposait la même question, à laquelle elle avait pourtant déjà répondu :
– Ce n’est que pour un an, n’est-ce pas ?
– Oui, maman. Je n’ai aucune envie de vivre aussi loin de Reykjavík à long terme.
– Eh bien. J’ai la sensation que mon oisillon prend enfin son envol.
– Voyons, maman, ça fait longtemps que j’ai quitté la maison.
– Mais tu n’as jamais été bien loin, ma chérie, nous avons toujours été là l’une pour l’autre… J’espère que ce ne sera pas trop dur pour toi là-bas, toute seule, sans pouvoir venir me voir et parler de… parler du passé.
Sa mère sourit. Una soupçonnait qu’elle décrivait sa propre peur, que cette séparation serait plus difficile qu’elle ne l’avait prévu.
Elle la serra fort contre elle, et toutes deux se regardèrent un instant en silence.
Il n’y avait plus rien à dire.

Jamais il ne se serait cru capable de tuer un homme.
Jamais il ne l’avait envisagé, en dépit de ce qu’on disait de lui. Il nourrissait d’ailleurs sciemment cette mauvaise réputation, pour conserver une certaine aura, susciter un respect mêlé de crainte. On le pensait sans doute capable du pire, peut-être le soupçonnait-on même d’avoir déjà commis un meurtre. Et oui, plus d’une fois dans sa vie il avait dû recourir à la violence. Il savait se battre, même s’il n’en avait pas forcément l’air.
Mais aujourd’hui, il avait tué.
Un effet singulier ; un afflux d’adrénaline avait traversé son corps, comme si plus rien ne lui était impossible. Il avait ôté la vie, regardé un être humain pousser son dernier soupir tout en étant conscient qu’il aurait pu le sauver.
Emportant son fusil à canon scié, il avait rendu visite à la victime – qui n’avait pourtant rien d’une victime – en fin de soirée, tandis que dehors tout était sombre, froid et humide. Il avait frappé de puissants coups à sa porte, sans craindre que quelqu’un l’entende aux alentours : la maison était en cours de construction, la seule à demi terminée dans une jungle bétonnée encore déserte, pas un témoin à proximité. Sachant visiblement ce qui l’attendait, l’homme avait aussitôt lancé les hostilités. Il avait envisagé de le flinguer immédiatement, mais à l’origine son arme devait servir à menacer, pas à tuer. Tirer sur quelqu’un, c’était trop salissant.
Alors, d’un geste vif il avait retourné son fusil et utilisé la crosse pour assommer le type. Après ça, il l’avait achevé à mains nues.
Et ça n’avait pas été difficile.
Pas tant que ça. Il fallait le faire, il n’avait pas d’autre choix.
Maintenant, cette ordure gisait par terre, dans le salon. Il devait déplacer le corps, s’en débarrasser. C’était sa mission de la soirée.
Il resta un instant figé, observant le cadavre inerte tandis qu’il prenait conscience de la situation. À présent rien ne serait plus pareil, il avait franchi la limite, commis un acte dont on ne revenait pas. Il devrait apprendre à vivre avec. Évidemment, il comptait bien s’en tirer – pas d’autre choix. Le peu de gens au courant de sa visite nocturne étaient complices, c’étaient eux qui lui avaient demandé de régler le problème. La police ne lui faisait pas peur tant qu’il réussissait à se débarrasser du cadavre. Les inspecteurs du coin n’avaient pas une grande expérience de la vraie criminalité. On l’interrogerait sûrement sur les liens qui l’unissaient à la victime, peut-être le soupçonnerait-on même quelque temps, mais ça, il pouvait s’en accommoder. Il suffisait de ne pas laisser de traces, en particulier des empreintes.
Heureusement, le sang n’avait pas coulé et il faisait sombre – les ténèbres étaient quasi constantes en cette fin novembre. Il avait juste à transporter le corps jusqu’à sa voiture et à trouver un bon endroit où l’abandonner. Quelques idées lui venaient déjà. Il aurait sans doute besoin d’un coup de main.
L’espace d’une seconde, il se demanda si ce type manquerait à quelqu’un. Ses parents étaient-ils toujours en vie, avait-il des frères et sœurs ? En tout cas, ce sale traître n’avait pas beaucoup d’amis. Non, réflexion faite, il ne manquerait à personne.
Quelqu’un sonna alors à la porte.

Après avoir roulé pendant des heures, Una soupira de soulagement en voyant apparaître le panneau de Thórshöfn, au pied de la péninsule de Langanes, même s’il lui restait encore une bonne distance à parcourir avant d’en atteindre l’extrémité.
Elle acheta un rafraîchissement dans une petite épicerie du village portuaire et en profita pour consulter sa carte. Elle devait aller presque tout au bout à l’est, jusqu’au cap de Fontur, afin de rejoindre le hameau de Skálar.
Elle se remit rapidement en route, un peu hésitante, plus tout à fait sûre de vouloir arriver à destination. Il n’était pas encore trop tard pour faire demi-tour.
Sa vieille Toyota Starlet jaune peinait sur le sentier caillouteux qui serpentait au cœur d’un paysage désertique, essentiellement constitué de roche et d’herbes sauvages. Seule une jolie petite église de campagne avait brisé la monotonie des lieux quelque part en chemin. C’était dans cette région qu’un ours polaire s’était échoué lors du grand hiver de 1918, particulièrement rigoureux. Il avait failli causer un carnage, d’après ce que lui avait raconté Sara, qui tenait cette histoire d’un reportage vu à la télévision.
La route longeait la mer et des amas de bois flotté que personne n’avait daigné ramasser parsemaient la côte. Ici et là, on apercevait également quelques cygnes chanteurs. Plus Una avançait, plus l’état de la chaussée empirait, ce qui n’était pas pour la rassurer. Elle avait beau tenter d’éviter les plus gros nids-de-poule, elle finit par en heurter un particulièrement profond. Certaine que son pneu avait éclaté, elle coupa le moteur et se prépara à sortir sa roue de secours. Constatant avec soulagement qu’il avait résisté, elle profita de cette courte pause pour inspirer l’air marin et regarder sa carte à nouveau, afin de s’assurer qu’elle ne s’était pas perdue.
Tout doucement, elle reprit son chemin, déterminée à ne pas rencontrer le moindre problème si près du but. Elle aperçut bientôt une étroite pointe, sans doute le fameux cap de Fontur qui ouvrait sur la mer, d’une ampleur étourdissante. Un peu plus loin, elle arriva à un croisement – Fontur à gauche, Skálar à droite – et fut soudain prise d’un vertige. Je ne veux pas vivre ici, songea-t-elle. Mais elle n’allait tout de même pas abandonner maintenant.
Tandis qu’elle approchait de Skálar, le brouillard s’abattit d’un coup sur le paysage alentour, effaçant la frontière entre le ciel et la terre, la projetant au cœur d’une insaisissable toile de maître. Sa destination semblait de plus en plus lointaine alors qu’elle se dirigeait vers le néant, où le temps n’avait plus de prise. Peut-être était-ce justement ce qui l’attendait : un lieu où le temps ne voulait plus rien dire, où le jour et l’heure n’avaient aucune importance, où les gens ne faisaient qu’un avec la nature.
Elle finit par atteindre le hameau perdu dans les brumes. Una se sentait comme l’héroïne d’un conte lugubre, rien ne lui paraissait réel. Tout bien réfléchi, sa propre décision n’avait rien de normal – tout lâcher et accepter de passer un an à la lisière du monde habitable. Elle se secoua ; il fallait qu’elle prenne sur elle, ce n’était qu’une première impression, aucune raison de s’y fier.
Elle passa devant une ferme qui surplombait le village mais qui, d’après Sara et le reportage télévisé, en faisait partie. Una discernait à présent quelques maisons à travers l’épais brouillard – un décor de ville fantôme. Ce lieu-là était néanmoins bel et bien habité, et elle avait la sensation qu’on l’observait, que çà et là les gens soulevaient discrètement leurs rideaux pour apercevoir l’inconnue.
Ce n’est qu’un effet de la brume, se dit-elle avec détermination. Comme cette impression que plus personne ne vivait là depuis des années, que tout le monde était parti. C’était déjà arrivé, des villages entiers qui se volatilisaient. Le poisson disparaissait, les gens avec. Mais ces dix âmes-là tenaient le coup, et elle venait s’y ajouter. Hors de question, toutefois, de s’éterniser. Une année scolaire, puis elle retournerait chez elle, riche de cette expérience, après avoir retrouvé un parfait équilibre dans sa vie.
Elle se gara à côté d’un petit groupe de véhicules stationné à la sortie du hameau piétonnier. Salka lui avait décrit en détail sa maison : une bâtisse blanche de deux étages du début du siècle, située à quelques pas du parking. Il était prévu qu’Una s’installe sous les combles. Elle ne donnait pas directement sur le front de mer, comme cela semblait être le cas de la plupart des autres maisons. L’une d’elles était particulièrement impressionnante ; juchée sur un léger relief, elle dominait les autres constructions. Una aperçut également une vieille et charmante église, de quoi surprendre pour une si petite communauté.

Extrait
« Une fois la nuit tombée, abrité par les ténèbres, il transporterait le corps dans son coffre jusqu’à un champ de lave.
C’était mieux ainsi. Trop d’intérêts en jeu, trop d’argent, et les hommes derrière cette affaire étaient sans pitié.
Il fallait en finir, sinon c’était la déroute assurée. Une vie ou deux, ça ne change pas grand-chose, se dit-il. On lui avait également confié la responsabilité de l’autre type qui voulait cafter. Deux hommes, deux pathétiques ratés, reposeraient bientôt à jamais dans un champ de lave. Et ils ne manqueraient pas à grand monde. » p. 88

À propos de l’auteur
JONASSON_Ragnar_DRRagnar Jónasson © Photo DR

Ragnar Jónasson est né à Reykjavík en 1976. Grand lecteur d’Agatha Christie, il entreprend, à dix-sept ans, la traduction de ses romans en islandais. Découvert par l’agent d’Henning Mankell, Ragnar a accédé en quelques années ans seulement au rang des plus grands auteurs de polars internationaux. Avec plus d’un million de lecteurs, la France occupe la première place parmi les trente pays où est Ragnar est traduit. (Source: Éditions de La Martinière)

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Amine

AZZAM_amine  RL_Hiver_2022

En deux mots
Amine est un jeune garçon, fils d’immigrés, qui débarque à Annecy en classe de 6e. il ne parle quasiment pas français. Madame Maya, sa prof, va alors déployer toute son énergie et ne pas économiser ses heures pour lui permettre de s’intégrer, de parler, lire et écrire. 20 ans après, il revient sur les bords de lac, où son histoire française a commencé.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le petit prince venu d’ailleurs

Avec Amine Mona Azzam raconte la rencontre d’un jeune immigré avec une professeur de français déterminée à lui construire un avenir. Une rencontre déterminante, bouleversante.

Vingt ans après avoir franchi les grilles du collège Camille Claudel d’Annecy pour la première fois, Amine est de retour afin d’assister aux obsèques de sa professeur de français, Madame Maya. S’il a fait le voyage depuis Marseille, c’est qu’il doit tout à cette femme. Quand elle a fait la connaissance d’Amine, elle vivait seule. Son mari l’avait quittée après la mort de leur enfant. Dans sa classe de 6e le jeune immigré venait tout juste de débarquer du Sahel et ne parlait quasiment pas français. Une situation qui laissait l’enseignante tout à la fois révoltée, désemparée et attendrie.
Révoltée parce qu’il n’y a pas de place pour lui dans les structures dédiées et que ses collègues baissent les bras. Désemparée, parce qu’elle n’a pas de baguette magique ou même d’outils pédagogiques pour lui venir en aide. Et attendrie devant le désarroi et la tristesse du garçon.
Un garçon qui, en ce jour glacial de 1995, préfère mentir à son père et lui dire que tout va bien plutôt que de reconnaître qu’il est incapable de suivre les cours, qu’il peut à peine comprendre les quelques mots bienveillants de Madame Maya, la seule qui semble lui accorder un peu d’intérêt.
Mona Azzam a eu la bonne idée de faire alterner les voix des différents acteurs. Celle de l’enseignante et celle du jeune immigré, pour raconter leurs parcours respectifs l’un vers l’autre, mais aussi celle du principal de l’établissement. Il se souvient avoir fermé les yeux quand une fronde malsaine s’est propagée pour empêcher Amine d’aller en classe de neige. Celle de son copain de classe Théo qui par solidarité a prétexté une rage de dents pour ne pas partir à la montagne avec sa classe. Celle d’Elsa Bonnet, que je vous laisse découvrir.
À force de travail, d’heures de soutien, y compris durant les vacances, Madame Maya va réussir son pari. Amine va réussir à maîtriser la langue française et pouvoir progresser dans toutes les matières. Jusqu’à réussir à écrire une nouvelle qui sera primée (et reproduite en intégralité dans ce récit). Mona Azzam réussit fort bien à montrer dans cette histoire les lacunes de notre système éducatif, pas ou peu enclin à faire les efforts nécessaires pour pouvoir mieux intégrer les immigrés ou les élèves en difficulté. Mais on pourra aussi avoir une lecture plus réjouissante, celle qui met en avant une volonté inébranlable, une forte motivation et un engagement qui tient du sacerdoce. Un roman tout en nuances, j’allais écrire très loin du noir et blanc.

Amine
Mona Azzam
Éditions de La Trace
Roman
120 p., 18 €
EAN 9791097515577
Paru le 7/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Annecy, mais aussi à Chambéry, Marseille et Montpellier. On y évoque aussi Mbour au Sénégal et le Mali.

Quand?
L’action se déroule de 1995 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Madame Maya.
C’est le nom de mon professeur de français.
Le français, cette langue qui m’est inconnue, en ce premier jour d’école ; mon premier jour d’école en France, au milieu de tous ces Français qui s’expriment dans un langage mystérieux, inconnu de moi, moi, la graine de cacao… »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Mare Nostrum (Christiane Sistac)
Blog Mémo Émoi
Blog A l’ombre du noyer

Les premières pages du livre
« La façade du collège Camille Claudel n’a pas changé.
Vingt ans se sont écoulés. Comme si le temps n’est pas passé. Comme si les années ne comptent pas.
Vingt ans. Cela change un homme. Cela ne change pas la façade d’un collège.
Serais-je revenu à Annecy sans ce courriel reçu la veille ? Aurais-je fini par revenir après toutes ces années d’absence ?
J’en doute.
Un mail, formel, poli, neutre. Maya B. Décédée. Maître Bonnet. Merci de bien vouloir me contacter en urgence.
Vingt ans après notre départ pour Marseille, la cité phocéenne, terre de soleil et de mer, le hasard me ramène en ces contrées savoyardes sur ordre de Madame B., mon professeur de français de l’époque.

Arrivé par le train, mes premiers pas, au sortir de la gare, m’ont mené ici, au collège. Un lieu déserté en ce mois de juillet, synonyme de vacances scolaires. Mon regard, fixé résolument sur le grand portail vert foncé, passe au travers, s’aventure, en franchit le seuil, en un éblouissement.
Je me revois, vingt ans en arrière, franchissant cette même porte, d’un pas hésitant, la peur au ventre, croulant sous les diverses couches de vêtements, en cette lointaine et froide matinée de décembre.
Je me revois, gauche et timide, craintif, les jambes tremblantes, ignorant tout de ce qui m’attendait, de l’autre côté.
Je me revois, moi, le petit Amine, fraîchement débarqué en France, parlant à peine deux mots de français.

Vingt ans déjà. Le portail s’ouvre. Je m’avance à petits pas. Je franchis le seuil.
Ils sont tous là, dans la cour enneigée.
Ils sont tous là ; tignasses blondes, brunes, rousses, défiant le froid, emplissant l’enceinte de la cour de leurs rires aussi légers que les flocons de neige.
Foule de manteaux et de bonnets de toutes les
couleurs. Ils sont tous là.
Elle est là. Madame Maya B. Personnage féerique dans son écrin de lavande.
De sa main droite revêtue d’un gant jaune, elle me fait signe. Je m’avance vers elle.
Le portail se referme dans mon dos.
Les souvenirs m’accompagnent telle une besace
emplie d’un bric-à-brac de fragments de vies.

Maya, 10 décembre 1995
Premier jour d’école pour le nouvel arrivant.
Un petit de dix ans, en provenance du Sahel et qui vient s’ajouter à mes vingt-trois élèves de 6ème.
Tremblotant malgré la chaleur diffusée par le radiateur en classe, je l’observe qui hésite tandis que les autres élèves s’installent dans un brouhaha de chaises tirées. Il attend que je lui indique sa place, le jeune Amine, dont j’ai juste été informée de l’arrivée, le matin même.
— Bonjour Amine, je suis Madame Maya, votre professeur de français. Bienvenue parmi nous.
Les élèves l’observent avec une forte curiosité.
Sa voix qui répond “bonjour” n’est qu’un murmure, à peine perceptible.
— Amine, vous vous installerez sur la table de devant, à côté de Théo. Théo, tu lui fais de la place?

À propos de l’auteur
AZZAM_mona_©AM_midi_LibreMona Azzam © Photo AM – Midi Libre DR

Mona Azzam est née dans la brousse en Côte d’Ivoire. Après une enfance africaine et des études littéraires, elle prend la direction de Beyrouth où elle enseigne au lycée français. Elle résidera au Liban pendant une dizaine d’années tout en poursuivant des études d’ingénierie de la formation et de littérature. Puis elle pose ses valises à Montpellier où elle vit et où elle a fondé Erasme, un organisme de formation linguistique pour adultes. Grande lectrice, spécialiste de Dante auquel elle consacre un premier Essai, Nerval dans le sillage de Dante, De la Vita Nuova à Aurélia (Éditions Cariscript), elle élabore également une Trilogie des Fables de La Fontaine (Cariscript) regroupées selon une thématique enrichie de commentaires. Cette passionnée de voile et des embruns marins se définit comme une «citoyenne des mots». Après un recueil de nouvelles, Dans le Silence des Mots Chuchotés où elle évoque l’Afrique, Paris et Beyrouth, elle rassemble ses créations poétiques dans Le Sablier des mots avant d’en venir au roman. Après Sur l’oreiller du sable, Nous nous sommes tant aimés et Ulysse a dit… elle publie Amine en 2022. (Source: Éditions portrait-culture-justice.com / Babelio)

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L’étudiant

HAUUY_letudiant RL-automne-2021

En deux mots
Au milieu d’une montagne de problèmes, David Lessard se voit confier la mission – très bien rémunérée – d’enseigner musique et peinture à un enfant surdoué. Il ne sait pas encore qu’un piège diabolique est en train de se refermer sur lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le professeur de musique pris au piège

Dans ce polar habilement construit Vincent Hauuy nous propose de suivre le prof de musique d’un enfant surdoué. Dans un chalet isolé de montagne, il va découvrir de curieux hôtes et se retrouver au cœur d’une infernale machination.

C’est bien simple, les ennuis s’accumulent à une telle cadence que David Lessard va jusqu’à se dire que la mort pourrait être une bonne solution à ses problèmes. Petit-fils d’une lignée de restaurateurs de renom, il s’occupe de sa mère atteinte d’un cancer, n’a plus aucune nouvelle de son frère qui a filé depuis dix ans et dont l’établissement a périclité. Il va vraisemblablement falloir mettre la clé sous la porte. Et ce ne sont pas les maigres revenus de ses compositions musicales qui vont lui permettre de régler ses dettes abyssales. Et le message de l’envoyé des frères Daniele a été on ne peut plus clair: si on lui accorde un dernier délai, après lui avoir coupé un morceau d’oreille au sécateur, c’est pour lui permettre de rassembler très vite 20000 €. Car dans flot de mauvaises nouvelles une lueur d’espoir réussit à poindre. On lui propose d’être le prof de musique et de beaux-arts d’un enfant surdoué vivant dans un magnifique chalet du côté du Brévent.
Il lui faudra deux heures de route pour arriver dans cet endroit idyllique et se rendre compte que la proposition est tout ce qu’il y a de plus sérieux.
Dans cet endroit isolé, il va faire la connaissance de son élève, effectivement très doué mais bien mystérieux, et de son père qui effectue des recherches scientifiques pour le compte d’un riche patron. Il a notamment l’ambition de développer un casque de réalité virtuelle révolutionnaire. Au fil des jours et des leçons, il va découvrir la présence d’autres personnes, un cuisinier qui connaît parfaitement les recettes servies dans le restaurant familial et un patient alité dans une chambre habituellement fermée. Des découvertes qu’il va vouloir creuser avec sa meilleure amie et un enquêteur qui entendent bien trouver la clé de ce mystère. Si leurs recherches s’avèrent fructueuses, elles font aussi augmenter considérablement leurs craintes. La famille Lessard semble en effet être au cœur d’une machination diabolique. Peut-être faut-il remuer le passé pour en découvrir le secret de ce thriller, même si quelques coquilles viennent gâcher le plaisir de la lecture.
L’épilogue imaginé par Vincent Hauuy est un feu d’artifices de révélations. Ce qui en fait, à contrario, la partie la moins vraisemblable du récit. Mais on pardonnera volontiers cet excès de zèle, car jusque-là on est pris dans ce suspense habilement construit.

L’étudiant
Vincent Hauuy
Éditions Harper Collins Noir
Thriller
000 p., 00,00 €
EAN 978xxx
Paru le 6/10/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans les Alpes, entre Saint-Gervais, Chamonix et le Brévent.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans les hauteurs alpines, le piège se referme…
Le destin en veut à David Lessard. Après la mort de son père et la disparition de son frère aîné, voilà que sa mère est victime d’un cancer. Ce n’est pas avec son salaire de musicien compositeur – malgré son petit succès – que David aurait pu payer les frais médicaux et les dettes du restaurant familial. Mais les voyous auxquels il a emprunté de l’argent veulent maintenant être remboursés…
Alors, quand un riche inconnu lui propose de devenir le professeur particulier de son fils, Maxime, David ne peut qu’accepter. Tant pis si le garçon, un jeune génie de 11 ans dont la technique est parfaite mais dénuée d’émotion, le met très mal à l’aise, et si le père semble avoir d’autres projets pour son nouvel employé. Il savait que le job était trop beau pour être vrai. Mais il est prêt à jouer le jeu, le temps de découvrir leurs secrets.
Dans cette maison d’architecte cachée sur les hauteurs alpines, le piège se referme…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Émotions Blog littéraireentretien avec l’auteur (Yvan Fauth)
Blog L’Atelier de litote


Bande-annonce du roman © Production Harper Collins France

Les premières pages du livre
« – Alors, comment tu trouves ?
Une main posée sur le rebord du lit, j’observe ma mère manger. Je cherche des signes dans le moindre frémissement de ses traits, dans sa mastication silencieuse, dans ses pauses. Malgré sa tignasse grise désordonnée et sa mine revêche, elle n’a rien perdu de sa prestance. Ni les années ni la maladie n’ont altéré son regard acéré d’ancienne cheffe étoilée. Pour moi non plus, le temps n’a rien changé, je reste ce petit garçon intimidé par l’autorité de sa mère et j’attends son jugement impartial. Au dire de mes proches, je suis moi-même bon cuisinier, mais mes compétences sont loin de satisfaire l’exigence légendaire et le palais délicat de la redoutable Agathe Lessard. Mon écrasé de topinambours au moka et aux noisettes torréfiées a déjà remporté les suffrages enthousiastes de Leïla, ma meilleure amie, mais séduire les papilles de l’intransigeante cheffe est un challenge d’un tout autre niveau.
Ma mère repousse son assiette à peine entamée et se redresse en grimaçant.
— Si tu veux m’euthanasier, pas la peine de faire si compliqué. Les options ne manquent pas. Regarde autour de toi : oreiller, injections…
— Waouh, à ce point ? m’offusqué-je sans pour autant cesser de sourire.
Elle est tellement faible ces derniers temps. La voir ressortir ses piques me réchauffe le cœur.
— Ça va. Je déconne, ça n’est pas fameux, ton truc, mais ça n’est pas avec ça que tu vas m’enterrer. Ton plat n’est pas mauvais. L’intention y est. Les ingrédients et les saveurs aussi. Mais tu es comme ton père, tu as la main lourde sur le sel et les épices. Il faut du goût, mais là, ça vient déséquilibrer l’ensemble. Comme quoi, chacun son…
Ma mère marque une pause et serre les dents pour contenir la douleur.
Je ne m’habitue pas. La voir souffrir ainsi me serre l’estomac.
— … domaine.
Je dépose le plateau-repas sur la table de nuit et sors la boîte d’antalgiques du tiroir.
— Non, pas la peine, j’ai déjà ma dose, mon foie va morfler sinon, intervient-elle avant de s’allonger et de fermer les yeux. Toujours pas de nouvelles de Jérôme ?
Encore cette question. Une rengaine quotidienne. Presque un mantra. Maman espère toujours que son ingrat de fils aîné se manifeste après toutes ces années. Mais pourquoi le ferait-il ? Parce qu’elle est malade ? Comment pourrait-il le savoir ? Jérôme n’a jamais cherché à reprendre contact avec nous depuis le jour où il a claqué la porte du restaurant, il y a dix ans.
— Non, maman, aucune nouvelle.
Et ne compte pas en avoir.
Lorsqu’elle est dans cet état, je pourrais lui annoncer qu’une météorite s’est écrasée dans le jardin sans provoquer chez elle le moindre intérêt. Seul un « oui, j’ai des nouvelles » pourrait la faire réagir.
Oui, maman, bien sûr. Jérôme est revenu. Tiens, d’ailleurs, il ne se drogue plus, ne pique plus l’argent dans les portefeuilles pour s’acheter sa dose, ne vend plus les bijoux de grand-mère.
Le retour de mon frère serait un mauvais signe. L’apparition d’un vampire assoiffé ou d’un charognard affamé décrivant des cercles autour d’un mourant. Pourtant, seul ce genre de scénario parviendrait à réchauffer le cœur de ma mère, à lui insuffler peut-être le supplément d’énergie dont elle a besoin pour terrasser le crabe. N’est-ce pas le chagrin qui a déclenché son foutu cancer ? Le stress du restaurant, les deux étoiles à conserver et la troisième à décrocher. Les dettes qui se creusent, un fils disparu dans la nature et l’autre qui a refusé de passer sa vie dans les cuisines pour mieux s’égarer dans la musique et la peinture. Un bohème, comme son père. Un feignant. C’est comme ça qu’elle me voit. Elle n’a jamais rien laissé paraître, se contentant de se démener comme une diablesse avec sa brigade pour créer sans cesse de nouvelles recettes. Mais je l’ai toujours senti.
— Quel gâchis, ton frère aurait pu aller si loin… Il était doué, plus que ton grand-père, plus que moi.
Oh ! mais il l’a été, loin, maman. Très loin, même. Dans les étoiles, les galaxies et les nébuleuses, sans même se bouger le cul, une seringue dans le bras. Un sourire béat imprimé sur sa tronche de toxico, il a fait le tour de la voie lactée, tu peux me croire. Et qui l’a ramené sur terre d’un coup d’aiguille dans la poitrine ? Toi ? Non. Ton autre fils, celui qui s’occupe de toi, celui qui ne t’a pas abandonnée.
— Et sinon, le privé dont je t’ai parlé ? Tu l’as appelé, j’espère, demande ma mère, une lueur d’espoir dans les yeux.
Non, maman, car nous sommes ruinés et que le restaurant va fermer. Le peu de thune que j’ai passé dans ce gouffre sans fond, alors n’imagine pas que je vais le claquer chez un détective. Jérôme est sûrement déjà mort. Dans un squat, sous un pont…
Comment lui avouer que l’établissement tenu par les Lessard depuis trois générations va devoir fermer ses portes sans un nouvel apport ? Impossible. La vérité anéantirait ma mère. Elle finira par l’apprendre, je ne pourrai pas le cacher indéfiniment, mais peut-être que d’ici là, elle aura repris suffisamment de forces.
— C’est en cours, dis-je, mais cela prend du temps, tu sais. Il est parti depuis si longtemps…
Ma mère pose une main squelettique sur la mienne.
— David ? Je t’aime. Tu le sais, non ?
Oui, mais pas autant que Jérôme, le petit cuisinier prodige.
— Moi aussi, maman.
— Allez, va… ta muse t’attend.
Ma muse. L’inspiration, malheureusement distante ces derniers temps. L’angoisse l’a fait fuir. Elle se nourrit du vague à l’âme, pas de la peur. Peu importe, je n’en ai pas besoin pour composer. Il me reste la technique, froide, implacable, mais toujours juste. Cela suffit amplement pour remplir mon rôle de mercenaire de la musique.
Alors que je tends le bras pour débarrasser l’assiette, maman intervient :
— Non, tu peux la laisser. Je mangerai plus tard. Je n’ai vraiment pas faim. Ça te dérangerait de tirer les rideaux en partant ?
La pièce est pourtant déjà sombre. Les nuages bas et le ciel virant au noir annoncent la prochaine tombée des flocons. Mais je me lève pour m’exécuter.
La fenêtre de la chambre offre une vue imprenable sur l’avant-cour. L’hiver a déjà assailli la pelouse et l’a recouverte d’un fin duvet cotonneux. Des veines de glace parcourent les fissures de la vieille fontaine moussue. La neige masque partiellement la peinture écaillée de la grille.
Je déteste l’hiver, plus encore depuis que je voyage tous les jours entre la chambre du troisième étage et mon antre de troglodyte au sous-sol de cette maison. La maison Lessard, fierté de la famille depuis trois générations. Fille unique, maman en a hérité.
Et en l’absence de Jérôme, si elle meurt, j’hériterai à mon tour du manoir et du restaurant attenant. Enfin, si tout n’est pas vendu d’ici là.
Je chasse cette idée sinistre. Elle va s’en sortir. Agathe Lessard est une battante, tout le monde le sait. Avec un soupir, je tire les rideaux après m’être tourné une dernière fois vers ma mère.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit…
Maman ne répond pas, elle a déjà fermé les yeux.

L’infirmière à domicile m’a laissé un message. Elle ne viendra pas aujourd’hui pour des « raisons personnelles ». Je me demande si le caractère exécrable de ma mère n’est pas venu à bout de la patience de cette brave jeune femme. J’ai trois heures à tuer avant la prochaine médication de ma mère. Cela me laisse le temps de commencer une nouvelle commande, même si j’aurais de loin préféré composer un morceau pour mon prochain album. Je règle la minuterie de mon téléphone et pousse la porte de mon antre. À peine suis-je entré au sous-sol que l’odeur d’herbe froide et de bière tiède me submerge. Des cannettes et cadavres de bouteilles s’entassent sur la table basse. Une bouteille de vodka aux trois-quarts vide est posée sur la caisse claire de ma batterie. Le reliquat de ma soirée d’hier – chips, Pringles et autres snacks – s’étale sur la moquette trouée et tachée. Un dépotoir que je n’ai pas pris le temps de ranger hier, et dont je ne compte pas plus m’occuper aujourd’hui. J’accuse déjà un jour de retard pour cette commande, une musique censée accompagner une vidéo d’entreprise. Le genre de bouse bien trop éloigné de ce qui me passionne, de ce qui me fait vibrer. Le cahier des charges est bourré d’exigences et laisse très peu de place à la créativité, je suis obligé de coller aux références données en annexe. Un travail d’imitation dégueulasse, qui ne couvrira même pas le dixième de nos dettes abyssales.
Je vais composer comme un foutu automate et aligner les notes en choisissant des intervalles connus, un thème axé autour d’un I-V-VI-IV en do majeur. Je saupoudrerai le tout de quelques variations et emprunts d’accords sur le pont pour donner du peps. Quelques instruments virtuels suffiront pour simuler l’orchestration classique, des nappes de synthé viendront ajouter ambiance et modernité. La guitare, la basse et la batterie seront jouées en live. J’ai même un plan pour y parvenir, et c’est bien ce qui m’emmerde. Cela fait trop longtemps que je n’ai plus suivi mon instinct de compositeur.
J’allume un pétard à peine entamé, laissé plus tôt dans un cendrier, et je m’empare de ma gratte. Mission : trouver un thème accrocheur en espérant ne pas trop dévier et me perdre en route.
— Reste concentré, dis-je à haute voix, le joint coincé à la commissure des lèvres.
Le contrat prévoit des pénalités de paiement par journée de retard. Pas le moment de rêvasser. À ce rythme, je vais devoir payer mes propres compositions…
I-V-VI-IV. Do, sol, la mineur, fa. Classique, efficace.
Bien sûr, dix minutes plus tard, je suis déjà parti bien loin de mon intention initiale, perché dans des hauteurs où mon esprit vagabonde entre les notes et les vapeurs d’herbe.
Mon téléphone me ramène sur terre. Ce n’est pas la minuterie qui sonne, mais un numéro inconnu.
Je repose ma guitare et fixe l’écran qui n’en finit pas de vibrer – comme la vieille dans la chanson de Jacques Brel – sur la table basse. Mon inspiration s’est envolée, et, sans pouvoir arrêter les picotements au bout de mes doigts ni les battements de mon cœur, je réprime un frisson.
Même si je ne connais pas ce numéro, je sais qui je vais trouver au bout du fil. J’ai tout fait pour les oublier, mais eux ne m’oublieront pas.
Mon estomac noué se tord une fois de trop. Je me précipite vers la corbeille remplie de papier qui jouxte ma station de travail et y vide mes boyaux.
Avec un râle, je me redresse en titubant. Une myriade d’étoiles danse devant mes yeux.
La sonnerie cesse enfin, remplacée par un staccato de tintements. Une salve de trois messages :
Demain, sans faute.
Tu sais ce qui t’attend, enculé.
Sois chez toi demain à 10 heures. On arrive.
J’éteins mon téléphone. Comme si ça pouvait faire disparaître les menaces !
Ne pas y penser. Surtout ne pas y penser. Termine ton morceau. Demain est un autre jour.
J’écrase le joint et reprends ma guitare. Mais je sais déjà que la concentration va être encore plus difficile.
Non, pas difficile.
Impossible.
2
Je ne parviens pas à arrêter les tremblements de ma main droite ni les contractions qui agitent mon pouce. Je me touche la poitrine et la carotide toutes les minutes. Ni les pétards, ni les tisanes, ni les séances de méditation n’ont réussi à chasser la peur qui me vrille le ventre.
Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit. Si je tiens debout, c’est grâce à une cafetière ingurgitée en trois grosses tasses successives. De mon système nerveux, perfusé à la caféine, irradient des palpitations et des fourmillements. Malgré l’overdose d’excitants, le monde semble tourner au ralenti et mes paupières sont lestées de parpaings de béton. À 8 heures du matin, le sommeil, main fantomatique qui voudrait m’extraire de mon corps, me rattrape enfin.
Mais il n’est plus question d’aller se coucher. Je n’ai pas ce luxe, hélas.
Une bande de tarés va se pointer chez moi et exiger que je rembourse une somme d’argent que je ne possède pas. Des malabars vont me questionner, me menacer, me passer à tabac, et peut-être même me tuer. Pour laisser un message : on ne déconne pas avec les frères Daniele.
Ça ne serait peut-être pas si mal après tout. Mourir – à condition de ne pas trop souffrir – serait la solution la plus simple à mes problèmes. Une fuite. Définitive. La fin de tous mes soucis : plus de restaurant à sauver, plus de commandes bidon à honorer pour des gens qui n’y connaissent rien, plus de mère percluse de douleurs ni d’emprunts à rembourser à des types dangereux. Avec un peu de chance, une fois mort, je visiterai un autre endroit où je me réincarnerai. Pourquoi pas sur une nouvelle planète ? Dans le pire des cas, ce sera le néant, la non-existence. Je réprime un frisson. L’idée du néant me perturbe depuis toujours et je ne laisse jamais mes pensées s’y attarder plus de quelques secondes. C’est pour moi aussi inconfortable que de fixer le soleil.
Je vide le fond de la cafetière – malgré l’odeur de brûlé –, consulte l’horloge – qui indique 8 h 15 – et me beurre un morceau de pain rassis. J’aurais pu me préparer un dernier repas plus élaboré, mais je n’ai pas l’énergie de cuisiner.
La sonnerie de la porte d’entrée, horrible ding-dong à l’ancienne, retentit pile au moment où je m’apprête à enfourner ma tartine. La surprise me fait renverser ma tasse. Je la rattrape in extremis – merci les nerfs boostés au café – avant qu’elle ne percute le carrelage.
Ils sont déjà là. En avance.
La raison est évidente : par pur sadisme. Ces fumiers veulent me tourmenter. Je ne suis pas prêt. C’est trop tôt. Mon regard s’attarde sur les couteaux de cuisine alignés sur leur support magnétique Je pourrais me défendre, résister. Pourquoi me laisser cogner sans réagir ?
Parce que si tu répliques, abruti, ils vont te tuer. Alors que si tu te laisses faire, tu pourrais t’en tirer vivant. Voilà pourquoi. Et ne viens pas me parler de la mort, de voyage, de réincarnation. Ne te détourne pas de ta peur en invoquant des fadaises fantaisistes. Assume-la, ta foutue peur. Tu en es capable, tu l’as déjà fait.
Nouvelle sonnerie. Nouveau frisson.
Ma mère va descendre si elle continue d’entendre ce bruit. Connaissant son caractère explosif, elle serait capable de se battre. Elle est si faible. De tels monstres la tueraient d’une seule claque. Mais ne serait-ce pas mieux ainsi ? Une claque, et tout sera fini.
Bon sang, David, ressaisis-toi. À quoi tu penses ?!
À rien. Je ne pense à rien. Le manque de sommeil conjugué au cannabis contrôle mon esprit et injecte ces scenarii catastrophes dans ma boîte crânienne. Je lâche un « Et merde ! », et je trottine vers le vestibule.
J’ouvre la porte, et la tension accumulée se relâche d’un coup. Je reste planté comme un con, la bouche entrouverte.
Je m’étais attendu à des malfrats tatoués à la mine patibulaire, pas à un vieux affublé comme un majordome anglais. L’homme qui se tient devant moi est aussi grand qu’effilé. Il m’évoque un squelette sorti d’un charnier. Seuls dénotent ses cheveux gris parfaitement tirés en arrière et luisant de laque.
Non, pas un majordome. Un croque-mort.
— Vous êtes bien David Lessard ? demande-t-il d’une voix plus aiguë que son physique ne le laisse supposer.
Je reste interdit quelques secondes – ce type me rappelle un acteur, mais lequel ? – avant de répondre par l’affirmative.
— J’ai un colis pour vous, continue-t-il.
Il me tend une enveloppe bulle, que je saisis machinalement. Une étiquette « David Lessard » est collée dessus. Aucune adresse.
— Vous êtes sûr que…
Mais l’homme m’a déjà tourné le dos et se dirige vers une berline noire qui ressemble à une Bentley.
Malgré le froid mordant, je stagne quelques secondes encore dans l’embrasure. Abasourdi.

Quelle journée de dingue ! Et qui ne fait que commencer.
Quoi de mieux, après une nuit blanche, que l’apparition d’un coursier-squelette sorti de nulle part, venu me refourguer un mystérieux colis précisément le jour où je vais me manger la raclée de ma vie, voire peut-être y rester ?
Je m’affale sur un tabouret de la cuisine, pose la lettre sur l’îlot devant moi et éventre l’enveloppe à l’aide du couteau à beurre. J’en extirpe une clé USB noire et un message manuscrit sur une feuille d’imprimante.
L’écriture cursive est soignée, rédigée à la plume.

« Monsieur Lessard, vous trouverez sans doute cette présentation bien singulière, mais je vis dans un endroit assez reculé et j’ai une confiance assez limitée dans notre système postal, surtout en cette période hivernale.
Je suis le père d’un enfant tout à fait spécial. Comprenez par là qu’il est en avance sur son âge. Vous pourriez le qualifier de surdoué, mais vous seriez sans doute en deçà de la vérité. Le système scolaire est inadapté, trop lent. Mon fils a obtenu son baccalauréat l’année dernière, à dix ans. Son niveau est déjà celui d’un universitaire. Ses connaissances sont larges et couvrent tous les domaines, de la science dure aux sciences humaines en passant par la philosophie et la littérature.
Une discipline lui échappe cependant et cause chez mon garçon une énorme frustration. Maxime veut comprendre l’art, particulièrement la musique et la peinture. Pour ma part, je le trouve très doué, mais mes encouragements n’y changent rien. Maxime accorde peu d’importance au jugement de son béotien de père et requiert l’avis et les conseils éclairés d’un expert.
Ce qui m’amène à vous.
J’ai consulté votre site Internet et visionné vos vidéos. J’ai également écouté vos compositions et pu apprécier vos toiles, qui sont à mon humble avis totalement sous-évaluées. Comme je l’écrivais plus haut, mon avis importe peu, mais Maxime a porté une attention particulière à vos créations et semble penser que vous pourriez l’aider.
Nous sommes tombés d’accord et souhaiterions ardemment que vous commenciez à travailler chez nous, à domicile. Bien sûr, nous comprendrions tout à fait que ces cours puissent interférer avec vos activités professionnelles, aussi seront-ils rémunérés en conséquence : cinq cents euros de l’heure à raison de trois heures par jour. Les horaires sont négociables, mais quatre cours par semaine nous semblent être le minimum.
Je dois vous prévenir que plusieurs professeurs ont déjà tenté de lui apprendre, mais jusqu’ici sans résultats. Si vous êtes intéressé, je vous prie de suivre les indications fournies sur la clé USB.
Au plaisir d’avoir rapidement de vos nouvelles.
Cordialement,
P. Baranger. »

J’émets un ricanement sec, tourne et retourne la lettre. Où est l’arnaque ? Impossible de prendre cette demande au sérieux. Pourquoi ce P. Baranger ne m’a-t-il pas contacté par mail ? Ou par téléphone ? Mes coordonnées sont accessibles sur mon site, mon Instagram, partout. Cette histoire de fiabilité de La Poste ne tient pas debout une seconde.
La mise en scène est grotesque, voire louche.
Ou alors ce gars est un riche excentrique technophobe. Issu d’une famille amish, peut-être ? Ce qui pourrait expliquer l’aspect du coursier – ha ! je me souviens enfin : il ressemble à l’acteur qui jouait le prêtre dans Poltergeist 2, Henry Kane.
Mais la clé USB, alors ?
Pas vraiment le type de technologie qu’emploieraient des amish, si ? Et le vieux ne serait pas venu en Bentley, mais avec une charrette tirée par des chevaux.
Il s’agit plus probablement d’une arnaque. La clé doit abriter un ransomware. Dès que je vais l’insérer dans mon PC, toutes les données seront cryptées et mon ordinateur sera verrouillé. Je devrai débourser une somme en bitcoins pour les récupérer. Dans le contexte actuel, cette escalade dans la malchance me surprendrait à peine.
Réfléchis deux minutes, David. Tu te prends pour une star ou un ministre ? T’es un musicien raté et un youtubeur qui vient juste de passer le cap des cinquante mille abonnés. Les quelques cours que tu dispenses ne font pas de toi un professeur émérite. Tu penses que des arnaqueurs iraient jusqu’à payer un coursier en Bentley pour la livraison d’une clé USB sans avoir la moindre garantie que tu l’utilises ?
Je suis bien obligé d’admettre que l’opération serait loin d’être rentable. Combien de lettres et de locations de voitures de luxe avant qu’un gogo ne morde à l’hameçon ?
Un gogo fauché de surcroît.
Je me frotte les yeux et réprime un bâillement.
8 h 30, soit une heure et demie avant que les malabars envoyés par les frères Daniele ne me brisent tous les os du corps.
Cinq cents euros de l’heure. Ce n’est quand même pas rien. Mille cinq cents euros la journée !
Et bordel, qu’est-ce que j’ai à perdre ? Mes données – principalement des compositions pour la plupart inachevées – sont le moindre de mes soucis.
Je pourrais appeler Leïla, elle saurait me conseiller, c’est la seule de mes amis capable de pirater un ordinateur. Mais, à cette heure-ci, elle doit sans doute dormir.
C’est surtout une des rares personnes avec qui tu es resté en contact. La plupart de tes « amis » t’ont abandonné à présent.
C’est vrai. Moins de fêtes, moins de rigolade, moins de sorties. Les rats ont quitté le navire. Les problèmes font fuir, à croire qu’ils sont aussi contagieux qu’un virus.
Je saisis la clé USB, vide ma tasse et prends la direction du sous-sol.

Je suis déçu. La clé ne contient qu’un fichier texte, un PDF, une proposition de planning et un lien vers un site Internet. Je m’attendais à quelque chose de plus exotique, de plus mystérieux, à l’image de cette livraison ubuesque.
Les instructions présentes sur « alire.txt » sont lapidaires : je suis invité à consulter le PDF, puis à me rendre sur le site web pour répondre à un test qui permettra de vérifier, d’après l’auteur de la lettre, si j’ai bien les prérequis pour obtenir le job – en imaginant qu’il soit réel.
La vie et son putain de sens de l’humour ! Pourquoi ce type ne m’a-t-il pas contacté avant que je sois plongé dans la merde jusqu’au menton ? Avec ce salaire, j’aurais pu sauver le restaurant.
Ouais, c’est ça. Et pourquoi pas payer en plus un traitement expérimental aux États-Unis à ta mère ?
D’un coup de paume, je désarticule ma mâchoire engourdie. J’allume un joint, inspire une grande bouffée et ouvre le PDF.
La première page expose en plan large – photo prise avec un drone – une immense maison d’architecte en bois à trois étages, nichée au cœur d’une petite forêt de sapins. Je reconnais vaguement les massifs environnants, mais l’endroit ne me dit rien. C’est peut-être près de la brèche du Brévent. Il me faudrait plus de photographies et prises sous des angles différents pour en être certain.
En tant qu’habitué des randonnées en montagne, je suis sûr d’une chose en revanche : ce genre de lieu est uniquement accessible par cabine. Les Baranger doivent vivre en pleine zone blanche. Complètement en retrait.
Quelques pages plus loin, une brève présentation m’apprend que la maison a été construite sur la base d’une ancienne et modeste station de ski familiale, délocalisée depuis. Et, comme je l’avais déjà deviné, on y accède par téléphérique ou par hélicoptère si le climat le permet. Par contre, ils ne donnent pas d’adresse ni de coordonnées GPS, pas même un mail ou un numéro de téléphone pour les contacter. Je fais comment pour m’y rendre si je suis pris ?
Les modalités de mes hypothétiques prestations sont ensuite abordées : je peux, si je le souhaite, regrouper mes heures sur quelques jours, auquel cas je serai nourri et logé sur place P. Baranger mentionne l’existence d’une connexion Internet par satellite et précise que son fonctionnement est erratique, surtout en cas de tempête. Je peux amener mon matériel, mais il précise que cela n’est pas nécessaire car ils disposent d’une large collection d’instruments et de peintures.
Enfin, le document stipule qu’il est impossible d’inviter des amis et qu’il est interdit d’apporter et de consommer de la drogue ainsi que des armes.
Pas de drogue ? Comment tu vas faire, hein ?
Je pourrais planquer un sachet d’herbe sous une pierre avant d’entrer dans la maison…
Le dernier chapitre du PDF n’est qu’une série de clichés décrivant l’intérieur du chalet. Il y a aussi un plan des pièces qui me seraient accessibles – parties communes, salons, cuisine, salles de bains – et des espaces privatifs, principalement au rez-de-chaussée. La consultation de ce plan me donne le tournis tellement la bâtisse est immense.
J’ai souvent rêvé d’avoir mon studio de musique dans une gigantesque villa bordant l’océan. Combien peut coûter une telle baraque ? Dix millions ? Non, sûrement plus. »

À propos de l’auteur
HAUUY_vincent_©VM_Ariane_GalateauVincent Hauuy © Photo Ariane Galateau

Vincent Hauuy est né à Nancy le 23 avril 1975. Concepteur de jeux vidéo, romancier et scénariste, il est titulaire d’un master en information et communication de l’Université de Metz en 2000. Après Le tricycle rouge, son premier roman, couronné du Prix VSD-RTL du meilleur thriller français 2017, il a publié Le brasier (2018), puis Dans la toile (2019) et L’étudiant (2021). (Source: Babelio)

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Presque toutes les femmes

MARIENSKE_presque_toutes_les_femmes

  RL-automne-2021

En deux mots
Une première expérience amoureuse avec une copine de classe va donner à la petite Nathalie l’envie d’explorer sa sexualité, aussi bien avec les hommes qu’avec les femmes. Une liberté qu’elle va assumer au fil des ans, mais qui va aussi lui causer bien des problèmes, avec sa famille et avec ses conquêtes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«L’amour a tellement de visages»

Héléna Marienské a décidé de tout dire, de ne rien cacher de sa vie amoureuse. Son autobiographie est, au-delà du récit de ses multiples rencontres amoureuses, un plaidoyer brûlant pour la liberté que les hétéros et les homos rejettent.

«Ça ne va pas être simple, cette vie. Pas simple à raconter non plus. Moi qui mens toujours, par réflexe pavlovien pour échapper à l’inquisition maternelle, mais aussi par habitude acquise et cultivée — jeu, amour de la fiction — comment dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité je le jure?» Nous voilà prévenus d’entrée, l’histoire ou plutôt les histoires qui font cette autobiographie sont passées au tamis de la littérature, de l’envie de donner une cohérence à un parcours, mais aussi d’offrir une belle perspective, celle d’une femme libre.
Pour la narratrice — qui s’appelle Nathalie Galan et deviendra Héléna Marienské — il aura fallu franchir bien des obstacles pour parvenir à s’émanciper et à oser tout dire, avec une bouleversante sincérité.
C’est vers sept ans, du côté de Montagnac, que la fillette découvre avec son amie Ange comment fonctionne son corps. Une première expérience de la sensualité qui est un encouragement à poursuivre cette exploration. À quinze ans, elle fait l’amour avec Claudine et comprend très vite combien les sentiments peuvent être fluctuants. Quand elle revient d’un séjour à Londres, où elle a trompé son exil en se jetant sur les fish and chips, les pizzas et les rhubarb pies, Claudine ne veut plus d’elle. La « grosse » se rabat alors sur les hommes, mais sans pour autant s’y attacher. Ce n’est que quatre ans plus tard, en arrivant à Paris, qu’elle retrouvera les bras d’une jeune femme, Albertine. Mais là encore, la liaison sera brève. Alors, elle navigue à vue. Sa vie amoureuse est un chaos, du coup elle se tourne vers une analyste lacanienne orthodoxe, Mme Michelangeli. Car son bilan est peu reluisant: « J’ai épousé en premières noces, à vingt ans, un amateur de nymphettes, Daniel. Il a l’âge de mon père mais lorsque je rencontre Michelangeli, je suis à vingt-trois ans déjà une vieille chose à ses yeux. À qui parler? J’ai rompu en visière avec mes parents, je n’ai aucune amie. Je veux divorcer et comme mon époux me complique la tâche, je multiplie les aventures — c’est l’époque merveilleuse de l’insouciance pré-sida. J’ai arrêté mes études et je n’ai aucun métier. » La psy lacanienne va réussir à mettre un peu d’ordre dans ce capharnaüm sentimental, éloigner les relations toxiques et faire entrer sa patiente dans un cercle vertueux. Elle trouve l’homme idéal, se marie, donne naissance à deux filles merveilleuses et connait vingt ans de bonheur. Un bonheur qui se dédouble grâce à la littérature qui va provoquer le réveil de la belle endormie. Albertine a publié un livre dans lequel elle raconte leur rencontre et évoque un regret. Il n’en faut pas davantage pour que Nathalie éprouve la nécessité de la revoir. La passion est toujours là, mais Albertine n’entend pas bouleverser sa vie. Elle se consolera alors avec Coline, avec qui elle va partager sa vie et son petit chien. Ce dernier, qu’elle promène dans le Marais, va lui permettre de faire bien des rencontres, d’engranger de nouvelles expériences. Jusqu’à excéder Coline qui la renvoie. La traversée du désert qui suit sera de courte durée. Jusqu’au jour où elle croise Naomi. « Je ne maîtrisais plus rien. J’aimais à quarante-cinq ans d’un amour adolescent. Naomi était rodée aux histoires de cœur et de corps avec les femmes, tandis que je les découvrais avec émerveillement. Albertine avait été inaccessible, je m’étais comportée comme une idiote avec Coline, mais cette fois, j’aimais. J’aimais et voulais vivre avec Naomi un amour complet. Je le désirais avec frénésie: j’avais à nouveau dix-sept ans, l’appétit de plaisirs et des effusions sentimentales qui vont avec. Cristallisation, idéalisation, aveuglement amoureux tout ensemble. Égarements du cœur et de l’esprit. »
Las, cette histoire prendra fin comme les précédentes. Avant que de nouvelles rencontres ouvrent la voie à de nouvelles relations. Cet amour non-exclusif des femmes est raconté, entrecoupé de souvenirs d’enfance, d’une carrière à la télévision commencée par hasard en tant que coco girl et abrégée après un étonnant tournage en ex-Yougoslavie qui va tourner au fiasco, les années d’études supérieures et celles d’enseignante ou encore les figures familiales qui ont marqué la romancière. À la clé de cette autobiographie, le souci de tout dire, de se livrer, de plaider pour davantage de tolérance et d’ouverture d’esprit, y compris chez les gays et les lesbiennes. Car, comme les hétéros, c’est d’abord leur propre pré carré qu’ils entendent défendre, refusant de partager leur sexualité.
Depuis Fantaisie-Sarabande et Les ennemis de la vie ordinaire, Héléna Marienské avait ouvert la voie. Avec Presque toutes les femmes, elle parachève son plaidoyer d’une plume aussi libérée qu’elle-même.

Presque toutes les femmes
Héléna Marienské
Éditions Flammarion
Roman
465 p., 22 €
EAN 9782080257932
Paru le 25/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, en venant de Pézenas, Béziers et Montpellier ou encore des villages de l’enfance, à Montagnac, Nissan-lez-Ensérune, Terre-Rousse, Poussan, Saint-Thibéry. On y fait régulièrement la navette entre Paris et l’Auvergne. On y passe aussi des vacances à Kavala, Thassos, Salamanque, Londres. Pour un tournage, on se rend en ex-Yougoslavie, à Ada Bojana, en passant par Zagreb et Dubrovnik. On y enseigne à Montreuil, Bobigny, Émerainville et Saint-Flour.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Une dépression sévère, il y a deux ans. Un chagrin sans fond m’avait emplie toute, qui me clouait au lit. Étrangement, lorsque je me suis redressée, mon premier désir a été de terminer le texte que je peaufinais depuis des années : un récit intime centré sur les femmes de ma vie. Tout y était, les zigzags et les impasses, les abandons et les pardons. Tout était écrit mais rien ne fonctionnait. Je donnais à voir le même éternel sourire pour avancer guillerette dans le récit, prête à amuser mon monde. Le drame de ma mère était passé sous silence, la malédiction familiale tournait à la farce, et ma bisexualité restait dans un placard. Les histoires d’amour n’étaient que joyeuses saynètes. J’avais touché le fond : il était temps d’arracher le masque. Alors j’ai tout repris.»
Dans cette autobiographie traversée de passions et de détresses, Héléna Marienské raconte une vie passée à l’ombre des femmes, figures familiales ou rivales, autant que dans leur lumière, celle des femmes désirées ou follement aimées. Chacune à sa manière lui aura révélé celle qu’elle est : une femme libre, qui abrite résolument en elle plusieurs autres. Nous, peut-être?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr 
ELLE (Flavie Philipon)
Marie Claire (Gilles Chenaille)

La Libre.be (Monique Verdussen)


Héléna Marienské présente son roman Presque toutes les femmes © Production Éditions Flammarion

Les premières pages du livre
« Le problème
J’ai vingt-huit ans. En ce temps de grand trouble, une femme me guide, enfin. Elle m’a déjà évité plusieurs murs vers lesquels je fonçais, tout droit. Je confie une attirance pour une femme une fois encore. Mme Michelangeli, lacanienne orthodoxe, m’interrompt :
— Vous plaisantez ? Les lesbiennes sont des perverses. Tenez-vous-en éloignée.
Je ne négocie pas, j’obéis. J’arrête les femmes comme on arrête une drogue.

Cependant, voilà bien un autre piège, plus redoutable encore. Enfermez une femme dans une cage mentale. Laissez-la y croupir. Elle a de bonnes chances de s’y perdre. Dans cette prison, je fuis quelque chose d’essentiel en moi. Mais les geôliers ne prévoient pas les ruses de la vie. J’ai quarante ans, et une femme aimée vingt ans plus tôt resurgit. Quelle était la probabilité pour que nous nous retrouvions ? Infime. La vie a fait son œuvre facétieuse. Face à l’amazone de ma jeunesse, j’ai aimé aussitôt, sans retenue, désiré tout autant. Rien n’était possible – trop tard, pour elle. Mais cette fois, j’ai su, sans équivoque : j’aime les femmes.
Et les hommes.

Ça ne va pas être simple, cette vie. Pas simple à raconter, non plus. Moi qui mens toujours, par réflexe pavlovien pour échapper à l’inquisition maternelle, mais aussi par habitude acquise et cultivée – jeu, amour de la fiction –, comment dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité je le jure ?
Claudine
J’avais fui l’ennui du dortoir. J’en partageais un coin avec trois adolescentes qui, pour une raison qui m’échappait et me désolait, me faisaient conjointement la gueule. J’avais dû dire quelque chose, avoir un geste qui avait déplu. Ou l’inverse, n’avoir pas dit ce que l’on attendait. Comme toujours, quelque chose en moi clochait. J’étais décalée.
J’allais avoir quinze ans, et même si je connaissais déjà mon goût pour la solitude, j’avais l’âge où l’on est bluffée par les filles qui sont à l’aise entre elles, se parlent, se confient, rient ensemble, font des projets. Leur complicité m’envoûtait. Pourquoi n’étais-je pas comme elles ? Normale ? Qu’est-ce que je ne savais pas faire ? Une fois de plus, j’avais essayé de me glisser dans l’intimité du groupe : Corinne, leader (car je voyais bien que la règle des clans est d’assigner tacitement un rôle à chacun de ses membres), m’avait à la bonne. J’avais cru que j’étais admise, cette fois. Mais j’avais dû gaffer. Comment, pourquoi, je ne savais. Avais-je été trop assertive ? Ou trop servile ? Avais-je coupé la parole de la chef ou de sa lieutenante, une Sylvie à qui je déplaisais ?

Des bandes de filles émane un langage fluide dont je connais la mélodie sans savoir la reproduire. La parole est distribuée naturellement, comme par une règle écrite que je n’ai jamais lue. J’entends, j’observe, spectatrice muette d’une pièce de théâtre qui se donne sans moi. Les rôles sont attribués, les répliques paraissent apprises. Elles fusent. Certains propos sont autorisés, et même attendus, selon qu’il s’agit d’une comédie (railleries sur les parents, les profs, les membres d’une autre bande) ou d’un drame sentimental (amour impossible, rupture). Dans cette chambrée de la colo, la banalité des dialogues me faisait bâiller, mais je m’étais appliquée à imiter les personnages en action. J’avais accepté de jouer les utilités, tenté une brève réplique au milieu d’une scène. Une fois, deux fois, à la troisième, le spectacle s’était interrompu. Silence gêné. Le rideau allait-il tomber ? Du tout : après quelques raclements de gorge, le rire aigu de Sylvie, relayé par celui de Corinne, avait sanctionné la réplique absurde. La scène avait repris, sans moi.
Mon rôle éternel : persona non grata.
Mesure de survie. Autour de moi, ces filles étaient des personnages de fiction. Autant retrouver la mienne : un livre entamé dans lequel replonger.

Mais lassée du silence tenace qui paraissait emplir la chambre et peser sur mon thorax comme une chape d’hostilité, au point de m’empêcher de penser, de me sentir exister, et même de respirer, ne parvenant plus à lire sur mon lit, j’avais filé me réfugier dans la cantine – une heure à tuer avant le repas.
J’ai oublié le titre du roman : sans doute Vian ou Salinger. Le texte enfin emportait au loin la tristesse ressentie dans la chambre. J’avais des amis, en somme, et qu’ils fussent des êtres de mots plutôt que de chair ne me gênait pas. Ils ne me condamnaient pas, ils m’invitaient ailleurs, dans un monde que je construisais au fil des phrases. Je respirais à nouveau.

Assise au fond de la grande pièce déserte, côté banquette, je lisais donc, courbée sur la table. J’avais résolu de ne plus porter les lunettes de myope qui m’enlaidissaient, pensais-je, et me débrouillais pour déchiffrer le texte en plissant les yeux. Un bruit se fit de l’autre côté de la table. J’entendis une question:
— Vous êtes lesbienne ?
Je lève à peine les yeux et replonge dans ma lecture, rouge de confusion. Une jeune femme, rousse, s’assoit en vis-à-vis et me fixe. Que se passe-t-il ? Que me veut-elle ?
Malgré moi, je me redresse et observe la questionneuse, qui m’apparaît dans un halo de lumière jaune. Elle me dévisage gravement et répète sa question.
— Est-ce que vous êtes lesbienne ?
— Je ne sais pas.
Je n’ai pas hésité. N’ai pas été choquée. Je n’ai jamais envisagé que j’étais cela, lesbienne, je n’en connais aucune. Mais les livres m’avaient appris qu’elles existaient. Dans ceux dont j’ai le souvenir, Colette, Vivien, ces amours m’exaltaient. Et Ange, je l’avais aimée, elle. Nous étions enfants : ça comptait, ou pas ?
L’inconnue insiste :
— Vous êtes sûre ?
Réfléchir. Ou, plutôt, paraître réfléchir. J’ai su dès que je l’ai vue, dès que j’ai senti ses yeux sur moi, que j’ai vu sa bouche articuler des mots comme dans un rêve, comme si le son et l’image étaient dissociés et se percutaient dans mon corps. Le frisson qui me parcourait et me paralysait confirmait que oui, je savais.
— Vous lisez quoi ?
J’adore le vouvoiement. L’autorité. Les yeux d’un vert foncé, presque noirs avec des éclats d’or. L’air de provocation. Le chant du rire.
Évidemment, je me vexe. Ce rire est charmant mais se moque.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.
— Votre tête. Vous faites une tête à mourir de rire. Vous avez quel âge ?
— Seize ans.
Je me suis vieillie d’un an et demi. Elle s’amuse encore. Il faudra que je m’habitue à être comique.
— Et vous ?
— Dix-huit.
J’exulte. Une grande, une femme. Qui s’intéresse à moi, m’aborde et me sourit. Oubliées, les rabat-joie de la chambre et la dirlo qui me houspille souvent. Je me réveille de la torpeur où je m’étais réfugiée. Je vis. Je referme le livre.
— Vous faites quoi, ici ?
Il était grand temps d’inverser le sens de l’interrogatoire, non ?
— Duègne. J’accompagne ma petite sœur.
Claudine a obtenu l’autorisation de participer à cette colonie de ski en Andorre, réservée aux moins de dix-sept ans, pour chaperonner sa sœur qui se relève d’une mauvaise bronchite. Elles dorment dans la même chambre, avec une amie de la petite. Comme elle me voit soupirer, elle me pousse aux confidences. Je perds ma timidité, dresse un portrait au vitriol des pestes que j’ai fuies. Magie du langage, qui permet d’inverser le réel : soudain, les trois ados qui m’ont prise de haut deviennent des personnages loufoques. Je fais le récit de leurs petitesses, en les exagérant, de leurs ragots et de leurs facilités de pensée. Raconte aussi ma piètre tentative pour me faire accepter. La grande s’amuse de ma verve, m’encourage à la méchanceté et au mépris puis m’interrompt :
— Vous vous appelez comment ?
— Nathalie.
— Vous dînerez à notre table, Nathalie. Je vais me changer.

Tout oublié de ce dîner. Mais pas de l’after… Claudine me demande comment je vais supporter les trois dindes dont je partage la chambre. Je lui réponds : assez bien, car je vais m’en éloigner. Je dors dans votre chambre.
Objection de Claudine, qui n’avait peut-être pas envisagé que je prendrais les devants : tous les lits sont occupés. Sa sœur Valou est là avec sa copine. Ce n’est pas simple.
Pas question de lui laisser le monopole de la provocation. Elle veut savoir si je suis lesbienne ? Autant vérifier, the sooner, the better. Tous les lits sont pris, répète-t-elle, navrée.
J’enchaîne et pulvérise toutes ses objections. Je dormirai sous un lit, à même le plancher. Je suis un vrai yogi (j’improvise) et j’ai l’habitude de dormir n’importe où. Accepterait-elle ma présence silencieuse, sous son sommier ? Elle s’amuse, hésite : mais Mme Espeluque, la dirlo ?
Je me fiche de cette Espeluque et de sa moustache. Claudine est mise devant le fait accompli : je vais passer la nuit à quelques centimètres d’elle.

Ambiance de chahut dans la chambre de mes nouvelles amies, qui m’accueillent à demi nues, se disputent une chemise de nuit, se poursuivent en bondissant d’un lit à l’autre. Claudine me prend dans ses bras et feint de gronder les « petites », qui ont en fait presque mon âge. Des chocolats circulent. Des chaussettes sèchent sur le radiateur. Claudine caresse mes cheveux, les petites chantonnent « Oh, oh, oh, les amoureuses ! ».
Puis Valou :
— Tu vas vraiment rester ici ?
Sans lui répondre, je me glisse sous le lit où Claudine vient de prendre une pose de Titienne.
La porte s’ouvre brusquement, interrompant le tohu-bohu. Espeluque a rappliqué, et la voilà qui, pour occuper l’espace, réunit les chaussettes qui fument pour les brandir sous le nez de Claudine :
— Interdit, ça, mademoiselle !
— Bien, madame.
Depuis mon poste d’observation en contre-plongée, je la vois esquisser une révérence ironique. Espeluque se pince le nez et continue l’inspection, ramasse une peluche, un soutien-gorge. Puis :
— Vous n’auriez pas vu Nathalie Galan ?
Silence dans les rangs.
— Elle a disparu de sa chambre en prenant quelques effets et sans un mot pour ses camarades. Nous avons cherché partout cette demoiselle, comme si nous n’avions que ça à faire… Introuvable. Elle a dîné à votre table. J’ai pensé que…
— J’étais ici ?
J’ai pris une voix d’outre-tombe qui a fait sursauter la daronne. Tout le monde rit, sauf elle et moi.
— Vous m’expliquez ce que vous fichez ici ?
— Je me prépare au sommeil.
— Sous un lit ?
— C’est indéniable.
— Vous pensez vraiment pouvoir dormir sur le sol ?
— Vous savez, quand on est jeune… on dort partout.
Les rires reprennent. Espeluque me menace d’appeler mon père, qui dirige non loin une autre colonie de ski réservée aux garçons.
— Mon Dieu, je tremble. Vous lui transmettrez mon profond respect.
La vieille bique considère la situation. Que peut-elle faire ? Les menaces des représailles familiales n’ont pas fonctionné. Sans doute pourrait-elle me priver de ski : elle sait que je m’en consolerais avec des bouquins. Alors… la force ? Il n’y a pas de service d’ordre dans les colos pyrénéennes de la Fédération des œuvres laïques… Elle pourrait essayer de m’attraper par les cheveux et m’éjecter de la chambre. Il faudrait qu’elle en ait la force et le courage. Les deux lui font défaut. Elle capitule.
Je suis arrivée à ce moment de ma vie où les adultes n’ont plus aucune prise sur moi. Quelle loi fonde l’autorité qu’ils prétendent exercer sur moi ? Je pense, donc je suis, donc je suis libre de faire ce que je veux de ma vie. Elle m’appartient, ne leur déplaise. C’est jouissif, mais moins que de sentir Claudine se glisser à mes côtés, sous son lit. Nous chuchotons, attendons que les petites se calment, s’endorment. Claudine rampe sur moi, légère et déterminée. Émotion de sentir ses seins sur les miens, et son ventre pareil. Elle m’embrasse doucement. Le cou, les joues, les lèvres.
J’apprends.
Sous la douche, aussi, lorsque nous revenons du ski le lendemain soir. Souvenir ébloui de son corps nu, lisse, brillant. De sa poitrine très ronde et fière que j’ose à peine toucher. Elle me montre les gestes qu’elle aime. Mes seins sont minuscules, j’ai peur qu’elle se moque à nouveau. Mais non. Je me souviens, pour cette première fois, d’un mélange complexe de gêne – montrer mon corps nu – et d’effervescence du désir. Étrangement, c’est le seul instant érotique avec Claudine dont j’ai un souvenir précis, geste après geste. Comme si, par la suite, le discours avait effacé les corps.

Fin des vacances : elle retourne chez ses parents, près de Montpellier, moi chez les miens, dans un village qui se dresse entre les vignes. Nous nous écrivons. Elle m’envoie des lettres surprenantes : entre les lignes et dans les marges, des dessins – bouches, yeux, cuisses ou seins de femmes mêlés à des animaux psychédéliques aux membres épars – envahissent le texte et débordent sur l’enveloppe, où mon nom (Nathalie Galan) et mon adresse, réduite au minimum (34 Montagnac), sont à peine lisibles. Le courrier m’arrive malgré tout.
Ses lettres papillonnent d’un sujet à l’autre, ses cours, ses parents, son envie de me voir au plus vite, son fiancé Arnaud, son amour pour moi, ses exams, sa sœur, mes « cheveux de soie », son régime, des poèmes d’Apollinaire, des filles qui l’ont draguée, l’ineptie de certains cours. Le propos est volontairement décousu, insolite. Elle revendique une philosophie postsurréaliste. Et lit Freud : les lettres qu’elle m’écrit, m’explique-t-elle, traduisent donc le parcours capricieux de son inconscient.
Je suis déroutée. Suis-je sa muse, ou un prétexte à son envie d’être l’auteur de lettres originales ? Joue-t-elle ? Est-elle sincère ? Cet amour dont elle me parle, existe-t-il ? Est-il une chimère, comme les corps morcelés tracés au stylo Bic bleu qui occupent plus de place que le texte ?
Nous nous retrouvons à Montpellier, plusieurs fois. Chez elle, où sa mère me reçoit comme une « amie de la colo » et ne semble pas s’inquiéter des bruits qui montent de la chambre de Claudine, où nous passons l’après-midi. À Pézenas, dans mon lycée, où elle vient passer une journée. Pendant les cours, elle m’attend au parc Sans-Souci tout proche. Pendant les récréations, nous nous retrouvons dans un lieu reculé, où personne ne nous voit, normalement. Je retourne à Montpellier : à la fac ! Très impressionnée, j’assiste avec elle à un cours de chimie. Dans un amphi. Je suis aux anges, mais me fais toute petite : et si je me faisais virer ? Le prof ne paraît pas noter ma présence. Il pose une question à laquelle je ne comprends rien. Le reste de l’amphi non plus, semble-t-il. Silence prolongé. Claudine, de sa voix de soprano, donne la bonne réponse. Elle est la meilleure, je suis fière.
Elle est fière de moi quand je me distingue au concours général de français. Elle revient au lycée. En récompense de mes hauts faits scolaires, elle m’offre un collier. Nous ne nous cachons plus et nous embrassons à bouche que veux-tu au lycée puis dans les rues de Pézenas.

La grosse
Notre correspondance devient presque quotidienne. Tout nous dire, voilà notre pacte. Mais je ne lui raconte pas ce qui a changé au lycée depuis que certains ont aperçu nos privautés. Les commentaires chuchotés fort quand je passe : tiens, la gouine ! Bien sûr, je hausse les épaules dans un geste de mépris. Mais à ce mépris se mêlent de la peine, de la honte, de la rage. Je tais aussi les moqueries dans le public quand je joue avec la troupe de théâtre animée par M. Courtois, mon professeur de français. Je suis Chérubin, et lorsque j’entre en scène en costume de petit page, veste courte de soie bleue ouverte sur un jabot de dentelles, assortie à une culotte prolongée par des bas blancs, chapeau chargé de plumes et épée au côté, cheveux retenus dans un catogan, des rires fusent. Je ne suis pas une mauviette, je serre les dents et la poignée de mon épée avant de lancer joyeusement le texte. Mais lorsque je dois confier à Suzanne ma passion pour la Comtesse : « Que tu es heureuse… À tous moments, la voir, lui parler… L’habiller le matin (rires redoublés), la déshabiller le soir (chahut), épingle à épingle », je voudrais rentrer sous terre. Il était prévu que, chenapan audacieux, je pousse un grand soupir sur « déshabiller » et que, mimant le fantasme provoqué par la Comtesse, je défasse une à une les épingles qui tenaient le voile occultant la ravissante gorge de Suzon – puisque après tout, Chérubin a l’âge des émois amoureux qui rendent désirables et quasi interchangeables toutes les femmes. Aux répétitions, j’en rajoutais, faisais durer l’effeuillage, jouais avec les épingles, piquant parfois, très légèrement, la poitrine de Suzon, qui surjouait le plaisir ou la colère, selon l’inspiration. Devant le public, paralysée par les quolibets, je zappe la mise en scène. Suzanne, surprise, attend, les spectateurs aussi. Une nausée, une fatigue terrible m’accablent. Immobile, geste suspendu, je parais imbécile. La suite pourrait s’écrire comme une scène en abyme ou en vertige, où abonderaient les didascalies, le texte ayant presque disparu : Suzanne foudroie du regard Chérubin, puis, celui-ci restant les bras ballants, elle enchaîne. Chérubin s’approche d’elle pour la serrer dans ses bras. Il bute sur les pieds de la malheureuse, qui jure. Le public s’esclaffe. On attend une réplique de Chérubin, qui reste muet. En coulisse, le professeur fait des signes d’encouragement, suivis de mimiques de désespoir, avant de tourner le dos. Chérubin murmure enfin : « Mon cœur palpite au seul aspect d’une femme », tandis que les rires redoublent, puis plus bas encore : « Les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. » Huées, claque en triomphe, sortie de scène de Chérubin, chapeau de travers et larmes aux yeux.
Le ridicule ne tue pas, pas plus que la honte qu’il provoque. Mais je voudrais mourir. C’est entendu : je ne remonterai plus sur scène, je partirai loin, au plus loin de ces abrutis. Je ne dis rien de cette avanie à Claudine et ne mentionne pas les appels anonymes reçus chez moi.
L’un d’eux m’a marquée : une inconnue m’affirme à voix chuchotée que je lui plais. Elle ajoute qu’elle veut me rencontrer. Je voudrais savoir qui m’appelle. « Tu me reconnaîtras tout de suite, t’inquiète. Tu n’as pas vu comment je te regardais ? » Est-ce Mylène, dont je contemple parfois les yeux rêveurs ? Ou Martine, pas très jolie, mais brillante ? L’inconnue me donne rendez-vous le samedi soir suivant. Je raccroche, tourneboulée. Envie d’y aller, crainte d’un traquenard. Mais je n’ai peur de rien, je m’en persuade.

Maman entre dans ma chambre :
— N’y va pas. Ce serait une grosse bêtise.
— Tu as écouté ?
— C’est mon devoir de mère. Te protéger. Tu es d’une naïveté confondante. Tu n’as donc pas compris ? Cette fille se moque de toi. J’entendais des bruits derrière. Elle n’était pas seule.
Interdite, je reste sans réponse. Ma mère m’espionne, alors ? Je voudrais l’étrangler, je l’envisage, l’examine de pied en cap. Par où attaquer ? Elle triomphe. J’avais compris qu’elle lisait mon journal, où je consignais, pour la punir, des fables effrayantes. Elle fait son devoir, dit-elle. Que répondre ? Elle n’a peut-être pas tort. Sans elle, je me serais « jetée dans la gueule du loup », comme elle me le répète. Humiliée, je me tais.

Je me persuade que je me fiche des moqueries, des regards outrés des unes et des autres. Je sais, de source sûre, qu’il arrive que des femmes s’aiment. Je l’ai lu, voilà. Les livres de Colette disent la vraie vie, la vie loin du lycée. La réprobation de mes camarades, cette clique d’incultes, vaut ce que valent tous les conformismes : mon mépris. L’important ? Ma vie, libre, mes lectures, quelques cours au lycée qui me passionnent et surtout Claudine. Mais je n’aime pas être la risée du lycée. Je hais le ton mi-outré mi-blagueur que prend Helen, ma correspondante anglaise venue de Lincoln, qui ne m’adresse la parole qu’une fois pendant son séjour : Are you a lez ? Devant mon hésitation, elle tourne les talons et se dirige vers sa chambre, qu’elle ferme à clé.

Je rejoins Claudine pour un week-end chez elle. Ses parents sont partis, emmenant sa jeune sœur. Nous faisons l’amour, rien que l’amour – à peine le temps de manger ou dormir. Nous dansons nues, dans sa chambre, sous la douche, dans le jardin la nuit. La vie est douce, drôle, vibrante. Mes déboires théâtraux ou téléphoniques ou british sont oubliés.

Des mois passent ensuite sans que nous nous voyions. Claudine m’écrit : elle m’aime plus que jamais, je suis sa Natachat, sa Natalionne, sa Natendresse, sa Natafolie. Elle prépare ses examens de médecine et potasse en binôme avec Arnaud. Il est question de mariage. Rien n’est sûr mais ça ne change rien pour nous : qu’est-ce qui nous empêcherait de nous aimer ? Rien, je suis d’accord, et surtout pas ce petit Arnaud qu’elle peut bien épouser. Il ne me gêne pas, sauf quand je le rencontre : il raille à peu près tout ce que je dis, et férocement mes propos « cryptocommunistes ». Ah bon, j’ai ma carte des Jeunesses communistes ? C’est la meilleure… Il s’entête à me prendre en défaut, ce qu’il parvient à faire assez facilement. Je l’emmerde, lui, ses airs condescendants et son petit esprit de toubib réac, vieux avant l’heure : c’est dit. Je suis rouge de colère, lui, blême. Claudine prétend adorer nos chamailleries – chien et chat, dit-elle. Je m’enorgueillis d’avoir le rôle du chat et me tiens à distance du toutou.

Je reviens de Londres, où j’ai passé l’été. Pendant deux mois, j’ai financé mon séjour en travaillant comme jeune fille au pair, sans enthousiasme – puis en divers jobs assez saugrenus. Je me suis nourrie de granny smith, de fish and chips, de salades, de pizzas, et de rhubarb pies nappées de custard cream. J’ai pris huit kilos. La gamine malingre est devenue une ado boulotte. Je suis effarée. D’ailleurs, je ne suis pas la seule. La mère d’une amie, me croisant dans la rue, s’arrête tragiquement, m’observe en silence et murmure : Ma pauvre… Mais tu as un problème, une maladie ! Il faut consulter.
Je me regarde nue dans le miroir de la salle de bains. Je suis joufflue, ventrue, méconnaissable. Il faut agir avant de revoir Claudine, pour qui je suis une héroïne des Rhénanes : élancée, légère comme un songe. Je cesse de manger. Ne vais plus à la cantine. Je tiens une semaine et dégonfle de trois kilos. Je suis encore dodue, totalement épuisée, mais toujours aussi déterminée. Les cours me paraissent infinis, je plane. En sortant du lycée, je passe devant une boulangerie, achète du pain au seigle. J’entame l’objet du désir dans le bus. Juste le quignon… Quand j’arrive chez moi, j’ai tout englouti, sans même m’en apercevoir. Rien de grave, le boulanger m’a assuré que ce pain était excellent pour la santé.
Le soir suivant, je garde le pain de seigle dans mon cartable. Le sort en cachette, dans ma chambre. Descends dans la cuisine, pique de la crème de marrons. Je termine le pain et le tube de crème. À ce rythme, en quelques semaines, j’ai repris les kilos anglais, et bien d’autres. Je ne me pèse plus. Ne porte plus de pantalon – je n’entre dans aucun. Je cache ce corps de cachalot dans des chemises de nuit brodées, vêtements de brocante que j’ai teints. Ma mère me dit que je suis mignonne aussi, avec des rondeurs.

Claudine m’écrit à nouveau. Pourquoi ai-je cessé de donner des nouvelles ? Suis-je fâchée à cause de cet idiot d’Arnaud, qui est jaloux de moi ? Elle m’attend, n’en peut plus de m’attendre.
Lorsque j’arrive chez elle, un silence, puis des rires. Des mots que je ne comprends pas. Claudine ne m’embrasse pas. Que s’est-il passé ? Pourquoi ai-je doublé de volume ? Bravache, je lui réponds que je me fiche des diktats de la mode : qui a dit qu’une femme devait être maigre ? L’est-elle, elle ? Je la déshabille et envoie voler ma robe teinte. Elle rit. De moi, de mes arguties, de mon bide. Ai-je vraiment cru qu’il me suffirait de changer de canons esthétiques pour être séduisante tout en étant boudinée ? (Je me souviens, des décennies plus tard, des termes exacts de sa repartie.)
— Tu ne m’aimes plus alors ?
— Si on allait au cinéma ?
On marche en silence vers le centre-ville. Claudine veut revoir Cria cuervos, mais je n’en démords pas : ce sera À la recherche de Mister Goodbar. Quand le noir se fait, Claudine s’efface dans le fauteuil, dans l’ombre. Je voudrais caresser sa main, elle la retire. Il faudrait mourir, là, tout de suite.
Ma détresse m’effare. Dans le noir, quand je pleure, rien ne se voit. Je pense à courir, loin d’elle, de son regard, de son dégoût. Heureusement, Diane Keaton est sublime. Dans la pénombre de la salle, Claudine s’estompe de plus en plus. Éblouie par la dégaine de Diane, son élégance, sa double vie, je n’existe plus que dans sa contemplation. Fascinée par son rire, ses silences. Son mystère. Sa liberté, son audace, son corps de femme.
Je regarde à peine Claudine lorsque nous sortons du cinéma. Je voudrais disparaître, ne plus avoir à subir son regard mi-attristé mi-moqueur sur mon corps transformé. Il fait froid, son nez est rouge, ses yeux absents. Je ne lui plais plus : me plaît-elle, au fond ? M’a-t-elle jamais plu ? Je me persuade qu’elle ne m’intéresse plus vraiment. Ce que je veux désormais, ce sont de vraies femmes, adultes, obscures, des démones, des tigresses. Je suis sûre qu’elles aimeront mes formes rondes. Sinon, je maigrirai.
Plus jamais je n’ai revu Claudine. Une amie m’a appris, quelques années plus tard, qu’elle avait deux enfants. Mariée, médecin, installée.

M’a-t-elle oubliée ? A-t-elle seulement imaginé le trouble dans lequel m’a jetée son dégoût soudain ? Je n’étais aimable qu’en adolescente à la David Hamilton, alors ?
Sans doute n’a-t-elle pas deviné ma détresse. J’avais, dans l’instant où la rupture paraissait entendue, donné à voir une telle indifférence qu’elle a dû penser que, comme elle, j’avais joué aux amours adolescentes : pour voir, pour essayer, pour provoquer. Sans l’aimer. Je note d’ailleurs que l’écriture de ce texte reproduit l’indifférence feinte d’alors. Évoquant le trouble, je glisse, je provoque, j’escamote et fais de l’humour.
Quand ferai-je tomber le masque ? Quand parviendrai-je à m’autoriser cette indécence ?
Albertine
Après Claudine, peu de rencontres. Des hommes, oui – mes rondeurs adolescentes les attendrissaient. Il me semble qu’il était si facile, alors, de rencontrer des hommes… Mais les femmes ? Les lesbiennes, j’entends, les seules qui m’intéressaient ? Hélas, elles ne me voyaient pas. Ne m’envisageaient tout simplement pas, dissuadées sans doute par mon apparence hétéro. Car la lesbienne invisible en rajoutait. Pour me consoler de l’indifférence femelle et de la cruauté des Claudine, je m’étais tournée vers la facilité : l’autre sexe. Sans doute ai-je alors donné une inflexion particulière à ma « féminité ». Comme on le sait, une construction.
Et donc, exagération des signaux. Maquillage, jupes marquant la taille, décolletés pigeonnants, talons hauts. L’adolescente excentrique s’était métamorphosée en jeune femme aguicheuse. La bête noire, dans le ghetto, où l’on se doit de manifester quelque signe de reconnaissance : cheveux courts, ou jean, ou Dr. Martens, ou blouson d’aviateur, tatouages, piercings, suivant les époques. Les modes changent, l’esprit demeure : on est dans un entre-soi et on montre patte saphique.

Dans ce désert de femmes, une exception quatre ans plus tard, lorsque j’arrive à Paris.
Une jeune beauté toujours vêtue de noir, en prépa… On m’apprend, dans un rire qui fustige, qu’Albertine est lesbienne. Comme je tombe des nues, on s’étonne aussi de ma naïveté : mais enfin, on ne voit que ça ! Je n’avais rien perçu, juste épatée par sa beauté de Diane très blonde et cet air de fierté toute romaine qui accompagnait naturellement son excellence. Car Albertine surclassait la cohorte des héritiers et brillait impérialement dans toutes les matières, au grand dam de ses compétiteurs, petits messieurs fils de diplomates et jeunes oies bosseuses qui jouaient les modestes en rêvant de lauriers.
De façon occulte, nous nous manifestons de l’intérêt. Une correspondance de petits mots transmis à la barbe des profs est lancée. Des rivales s’en mêlent. Ou des rivaux. Les billets se multiplient, se perdent puis se retrouvent. Qui est Valmont, qui est Merteuil ? Des petites Volange ou des Danceny semblent se déchaîner. Il faut agir. En avoir le cœur net. Je glisse une brève missive dans le cartable d’Albertine : Vous vous dérobez ? Rendez-vous place Saint-Sulpice, vendredi, 14 h 30. Soyez ponctuelle ou nous ne nous verrons pas.
Nous allons peut-être nous rencontrer, nous approcher, nous embrasser, alors que jamais nous ne nous sommes parlé. Il me semble même qu’Albertine ne m’a jamais regardée. Viendra-t-elle ? Ou bien le jeu est-il déjà terminé ? Offrant l’opportunité d’un rendez-vous secret, je lui ai peut-être concédé ce qu’elle, ou les autres, souhaitaient. Ma reddition.
Elle vient pourtant, à l’heure dite. Nous marchons sans échanger ni regard ni mot. Diantre, ce silence… Cette indifférence ! se dit Valmont (car en cet instant, piquée au vif, je suis le terrible vicomte de tout mon être, prêt à conquérir l’impudente, la faire frémir d’amour, à obtenir ses dernières faveurs, puis la laisser languir de douleur comme une Présidente).
Toujours aussi mutiques, nous prenons un café boulevard Saint-Germain, dont le tracé incurvé qui s’origine pont de la Concorde pour couler jusqu’au pont de Sully forme comme une parenthèse au sud de la Seine.
Je parviens à lui délier un peu la langue. De quoi débattons-nous dans ce bistrot qui fait l’angle avec la rue de l’Ancienne-Comédie, dont nous occupons seules le premier étage ? J’ai oublié le sujet, pas le ton : vif, enthousiaste, parfois ironique. Un silence enfin, qui s’éternise. Je lui demande de fermer les yeux, elle hausse les sourcils dans une expression d’étonnement qui vient brutalement dissiper l’impassibilité qu’elle affecte, puis s’exécute. Je l’embrasse, elle rougit, se détourne, hésite. Me rend le baiser. Ses lèvres sont douces, sa langue aussi habile que dans le débat, mais d’une manière qui me semble plus délicieuse encore. À mon tour de fermer les yeux. Cœur qui bat, exaltation, frisson qui emporte tout l’être. Si je ne me tenais pas, je me précipiterais sur elle.
Autour de nous rôde depuis le début de la conversation et de ses prolongements tendres un serveur au gilet malpropre. Il remue des chaises, fait claquer le cul des tasses sur le comptoir. Il me dérange, enfin, introduit des bruitages dans le film où je viens d’entrer. »

Extraits
« Je quitte le domicile familial à dix-sept ans, fuyant à Paris sans un sou vaillant. Depuis, je navigue à vue. Ça tangue. Jour et nuit — nuit surtout. Je souffre d’insomnies chroniques qui rendent ma vie professionnelle difficile — j’euphémise: je me gave de benzodiazépines. Ajoutons que ma vie amoureuse est un chaos. J’ai épousé en premières noces, à vingt ans, un amateur de nymphettes, Daniel. Il a l’âge de mon père mais lorsque je rencontre Michelangeli, je suis à vingt-trois ans déjà une vieille chose à ses yeux. À qui parler? J’ai rompu en visière avec mes parents, je n’ai aucune amie. Je veux divorcer et comme mon époux me complique la tâche, je multiplie les aventures — c’est l’époque merveilleuse de l’insouciance pré-sida. J’ai arrêté mes études et je n’ai aucun métier.
L’effet le plus marquant de cette vie d’incertitude est donc une insomnie tenace qui me conduit à prendre de méchantes doses de médocs. Avec un cerveau en compote, comment trouver un job? Je fais moi-même l’analyse suivante: je suis dans une impasse. Il faut en sortir fissa. Comment, je ne sais. J’envisage pour finir une thérapie. Où trouver l’argent? Je donne des cours (de tout, de français, de maths, de philo et même, c’est un comble, de physique, alors que je n’ai que quelques bases). Je constitue un pécule qui m’ouvre la porte du cabinet de Mme Michelangeli.
Elle m’écoute. Six mois d’onomatopées. Je l’engueule. Elle me secoue. Me renvoie systématiquement à mes contradictions. Elle y va fort.
Elle m’emmerde, avec ses principes de vieille catho. Je mets fin à l’analyse: je n’ai plus besoin d’elle, en tout cas je m’en persuade. J’ai compris deux trois trucs qui
devraient me permettre de rebondir.
Direction le nord de Paris: le miroir aux alouettes. » p. 38-39

« Je ne maîtrisais plus rien. J’aimais à quarante-cinq ans d’un amour adolescent. Naomi était rodée aux histoires de cœur et de corps avec les femmes, tandis que je les découvrais avec émerveillement. Albertine avait été inaccessible, je m’étais comportée comme une idiote avec Coline, mais cette fois, j’aimais. J’aimais et voulais vivre avec Naomi un amour complet. Je le désirais avec frénésie: j’avais à nouveau dix-sept ans, l’appétit de plaisirs et des effusions sentimentales qui vont avec. Cristallisation, idéalisation, aveuglement amoureux tout ensemble. Égarements du cœur et de l’esprit. » p. 121

À propos de l’auteur
MARIENSKE_Helena_Philippe_MatsasHéléna Marienské © Photo Philippe Matsas

Héléna Marienské est l’autrice de Rhésus (P.O.L, 2006, prix Lire du meilleur premier roman, prix Madame Figaro/Le Grand Véfour, mention spéciale du prix Wepler), Le Degré suprême de la tendresse (Héloïse d’Ormesson, 2008, prix Jean-Claude-Brialy), Fantaisie-Sarabande et Les Ennemis de la vie ordinaire (Flammarion, 2014 et 2015). (Source: Éditions Flammarion)

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Mahmoud ou la montée des eaux

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En deux mots
Mahmoud Elmachi revient sur les lieux de son enfance, un village syrien aujourd’hui englouti après la création du barrage de Tabqa. Engloutis aussi, ses projets et ses rêves qu’il tente de retrouver en plongeant. Sous l’eau, la guerre disparaît et les souvenirs reviennent, sa famille, son épouse Sarah et un monde paisible.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le chant d’adieu du vieux sage

Dans son nouveau roman, Antoine Wauters s’est glissé dans la peau d’un vieux Syrien qui voit son pays mourir. Une oraison poétique autant que funèbre qui vous prend aux tripes.

C’est magnifique. C’est du moins la première impression que l’on peut avoir au bord de ce lac, oasis au bord du désert dans un pays de culture et de tradition millénaires. C’est là que vient se ressourcer Mahmoud Elmachi, usé par les années de guerre et de peur, par la solitude aussi. Il vit dans un cabanon au bord du lac al-Assad, l’étendue d’eau que forme le barrage de Tabqa au bord de l’Euphrate. De là, avec masque et tuba, il plonge régulièrement vers ce village englouti où il a grandi et où se trouvait l’école où il a fait ses débuts comme enseignant.
Il plonge à la chasse aux souvenirs, mais aussi aux rêves engloutis, à commencer par celui d’Hafez El-Assad qui a ordonné la construction de l’ouvrage, promettant ainsi la prospérité aux habitants expropriés. En lieu et place du lait et du miel promis, c’est plutôt la désolation. Quand Bassel, le successeur désigné du Président meurt, c’est Bachar qui quitte Londres, rentre en Syrie et, s’il n’a pas d’intérêt particulier pour la politique, va se métamorphoser: «Les monstres naissent dans la nuit. Il range ses habits de médecin, se forme à l’Académie militaire de Homs et éclipse peu à peu, bye-bye, le jeune homme timide de Hyde Park.
Maintenant, il regarde les gens dans les yeux quand il leur parle. Au fond des yeux. Et se tient droit comme le fil d’une épée. C’est un capitaine, un gradé. Il nous a pris nos vies, Sarah. Il est toujours trop tard quand on ouvre les yeux. Penchés au-dessus de nous, les monstres tiennent de longs ciseaux glacés et les pointent en notre direction. Tchak! Voilà comment ils font. Ils nous prennent nos rêves et les coupent en menus morceaux.»
Entre Daech, l’armée de résistance et les forces gouvernementales, sans oublier la coalition internationale, c’est désormais une pluie de bombes qui s’abat autour du lac où rodent des soldats aux abois. On comprend que Mahmoud préfère se réfugier dans ses souvenirs, écouter la voix de sa femme disparue, de ses enfants qu’il n’a pas revu depuis qu’ils ont rejoint l’armée rebelle et chercher, au fond du lac un peu de calme et de sérénité.
Son chant d’amour résonne d’autant plus fort que le contraste entre la violence et la douleur avec la poésie qu’il défend du tréfonds de son âme est fort.
C’est aussi la raison pour laquelle Antoine Wauters a construit ce somptueux roman en vers libres, arme redoutable contre la barbarie. Comme pendant les années où il était enfermé et que son esprit vagabondait, se nourrissant de la poésie de son épouse, le vieil homme a compris que le temps et les mots forment une armure de grâce et de dignité, même si elle vous tue, elle vous aura aidé à vivre.

Mahmoud ou la montée des eaux
Antoine Wauters
Éditions Verdier
Roman
144 p., 15,20 €
EAN 9782378561123
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en Syrie, principalement au bord du barrage de Tabqa.

Quand?
L’action se déroule durant les cinquante dernières années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Syrie.
Un vieil homme rame à bord d’une barque, seul au milieu d’une immense étendue d’eau. En dessous de lui, sa maison d’enfance, engloutie par le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Tabqa, en 1973.
Fermant les yeux sur la guerre qui gronde, muni d’un masque et d’un tuba, il plonge – et c’est sa vie entière qu’il revoit, ses enfants au temps où ils n’étaient pas encore partis se battre, Sarah, sa femme folle amoureuse de poésie, la prison, son premier amour, sa soif de liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Kima Mori (Yassi Nasseri)
Diacritik (Johan Faerber)
Le carnet et les instants (Alain Delaunois)
Blog L’Or des livres


Antoine Wauters lit un extrait de son roman Mahmoud ou la montée des eaux © Production Verdier

Les premières pages du livre
« Les couloirs verts et or de ma lampe torche

Au début, les premières secondes, je touche toujours mon cœur pour vérifier qu’il bat.
Car j’ai le sentiment de mourir.
J’ajuste mon masque, me tenant à la proue.
Je fais des battements de jambes.
Le vent souffle fort.
Il parle.
Je l’écoute parler.
Au loin, les champs de pastèques,
le toit de la vieille école et des fleurs de safran.
L’eau est froide malgré le soleil,
et le courant chaque jour plus fort.
Bientôt, tout cela disparaîtra.
Crois-tu que les caméras du monde entier se déplaceront pour en rendre compte ?
Crois-tu que ce sera suffisamment télégénique pour eux, Sarah ?
Qu’importe.
Agrippé à la proue, je vois mon cabanon, une vache qui paît en dessous des arbres, le ciel immense.
Tout est loin.
De plus en plus loin.
J’enfile mon tuba. Je fixe ma lampe frontale afin qu’elle ne bouge pas.
Et je palme lentement pour maintenir mon corps d’aplomb.
Je prends ensuite une grande, profonde respiration, et tout ce que je connais mais que je fuis, tout ce que je ne supporte plus mais qui subsiste, tout ce qui nous tombe dessus sans qu’on l’ait jamais demandé, je le quitte.
Une sensation exquise.
La meilleure.
Bientôt, je coule, je disparais mais je n’ai plus peur car mon cœur s’est habitué.
L’eau me porte, pleine de déchets. Je les ignore.
Des algues mortes.
Je les ignore.
Je ne veux rien voir de la nuit.
Tout est jaune et vert trouble à ces grandes profondeurs. L’eau de plus en plus froide.
Pure.
Si j’éteignais ma lampe, il ferait noir,
et en dehors des bulles d’air que je relâche parcimonieusement et du plancton tout contre moi, il n’y aurait rien.
Je palme encore.
À cet endroit de la descente, je pense à toi dans notre lit, immobile sans doute, ou sous le prunier,
en train de lire les poètes russes que tu aimes tellement.
Maïakovski.
Akhmatova.
Ton cœur est un buisson de lumière chaque fois que tu lis les poètes russes.
Et moi je n’arrive plus à te dire que je t’aime. Nous avons connu Beyrouth et Damas, Paris où mes poèmes nous ont menés l’été 87.
Nous avons joui l’un de l’autre de nombreuses fois, vécu ensemble sans le moindre tarissement, connu la peur, la faim, l’isolement, et à l’instant où je te parle, je suis brisé, Sarah, séparé de ma propre vie.
Je n’y arrive plus, voilà.
Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants, ou un frère, ou n’importe qui comptant follement pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson de lumière dans le cœur. On ne peut plus avoir qu’un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule. Et on se sent comme moi depuis tout ce temps : séparé.
Détruit.
Je continue de palmer, souple, toujours plus souple, pour ne pas blesser l’eau.
Ne la blesse pas, vieil Elmachi.
Tout en bas, le minaret de la grande mosquée. Je tourne autour.
C’est si beau !
Des poissons.
D’autres algues, gonflées comme la chevelure des morts.
Les couloirs verts et or de ma lampe torche.
Et, plus haut, comme une aile d’insecte dans le vent,
ma petite barque qui se dandine, ma petite tartelette de bois.
Sans oublier le soleil, qui, même ici, continue de me traquer.
Mon grain de beauté me fait mal, mais je ne suis plus dans la lassitude des choses, ici.
Je suis bien.
Ce n’est pas une distance physique. C’est du temps.
Je rejoins ce qui s’est perdu.
Je rejoins le temps perdu.
À la terrasse du café Farah, cherchant une table libre, je ne trouve que des bancs de poissons.
Ils me fixent un instant, avant de s’éclipser.
Je remonte vers la barque.
Je sauve un papillon.
Tout est là.
Je respire.
Certains jours, il m’arrive de ne pas avoir la force de plonger.
Le vent des regrets souffle trop fort et, assis dos aux combats en repensant à mes années de prison, je comprends mes enfants qui ont pris les armes et sont partis se battre.
Un instant, moi aussi je veux lutter.
Je le veux.
J’en rougis.
Puis je comprends qu’il n’y a plus d’ennemis.
Nous sommes seuls.
Seuls comme dans cette cellule où ils venaient percer mes ongles et pisser sur moi.
Percer mes ongles, pisser sur moi.
Trois ans.
Je ne te l’ai jamais dit comme ça, pardon.
De l’été 87, date de notre retour de Paris, jusqu’à l’automne 90.
Nous avions déjà nos deux fils et notre chère Nazifé.
Tous les jours, ils me faisaient écrire des choses prorégime.
De stupides choses prorégime.
« J’aime notre Président. Sa valeur n’a pas d’égale à mes yeux.
Je n’ai jamais vu un Président aussi sage que le Président el-Assad.
Je n’ai jamais vu un leader comme lui de toute ma vie.
Je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui.
Il est le père du peuple.
Il aide les pauvres.
Il est contre l’injustice, contre la corruption, un Arabe authentique.
Chaque fois qu’il y a un problème qui nous menace, il est le seul à porter la nation sur ses épaules, etc. » Je redescends sous l’eau.
Voir ce que ma mémoire n’a pas retenu.
Les arbres.
Les arbres subsistent au fond du lac. Mais il est impossible de les reconnaître. Certains ont conservé leurs bourgeons, de pauvres petits grelots mauves comme des doigts de pieds d’enfants.
Lorsque je braque ma lampe et tends la main en leur direction, »

Extrait
« 1994, oui. Bachar rentre au pays et il devient un autre.
Les monstres naissent dans la nuit. Il range ses habits de médecin, se forme à l’Académie militaire de Homs et éclipse peu à peu, bye-bye, le jeune homme timide de Hyde Park.
Maintenant, il regarde les gens dans les yeux quand il leur parle. Au fond des yeux. Et se tient droit comme le fil d’une épée.
C’est un capitaine, un gradé.
Il nous a pris nos vies, Sarah.
Il est toujours trop tard quand on ouvre les yeux. Penchés au-dessus de nous, les monstres tiennent de longs ciseaux glacés et les pointent en notre direction. Tchak! Voilà comment ils font.
Ils nous prennent nos rêves et les coupent en menus morceaux.
Son père n’était pas différent. Avec son cher service de renseignements, le fameux Mukhabarat, lui aussi passa nos rêves par les armes. » p. 20-21

À propos de l’auteur
WAUTERS_antoine_©Lorraine_WautersAntoine Wauters © Photo DR – Lorraine Wauters

Antoine Wauters est né à Liège en 1981. Il a publié aux éditions Verdier Pense aux pierres sous tes pas, Moi, Marthe et les autres, Nos mères et Mahmoud ou la montée des eaux. (Source: Éditions Verdier)

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Gailland, père et fils

GLATT_Gailland_pere_et_fils  RL_hiver_2021  coup_de_coeur

En deux mots
De son fauteuil roulant, Chris observe les Alpes qu’il aime tant. Au bout de sa longue-vue, un homme pend au bout d’une corde. Il s’agit d’un ami d’enfance. Son décès fait suite à un autre drame survenu quelques ans plus tôt en Bretagne. Un policier fait le rapprochement et va tenter de comprendre tous ces mystères.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drame peut en cacher d’autres

Un accident de la route en juillet 1990 va entraîner la paralysie de Chris. Les cinq autres passagers sont indemnes. Un drame qui permet à Gérard Glatt de nous offrir l’un de ses plus beaux romans, explorant le lien filial dans une quête digne d’un Maigret.

Nous sommes dans les Alpes, au pied des Aravis, dans cette région qu’affectionne Gérard Glatt. Le roman s’ouvre sur les jeunes années de Chris qui vit là avec ses parents, son père encadreur et sa mère infirmière. Ce sont les années de collège et de lycée, les années où il faut commencer à envisager une vie professionnelle et à s’imaginer un avenir. Ce sont aussi les années où l’on sort avec les copains, où l’on commence à s’intéresser aux filles.
Mais pour Chris tout s’arrête la nuit du 3 au 4 juillet 1990. Le véhicule dans lequel il a pris place avec cinq autres personnes est réduit en quelques secondes à un amas de tôles desquels les jeunes vont s’extirper un à un. Sauf Chris. La manivelle du cric a été projetée dans son dos et s’est enfoncée dans sa colonne vertébrale, le paralysant à vie. La violence du choc lui a aussi fait perdre la mémoire. Son père s’investit alors énormément, pour le veiller, lui donner «de son temps, de son âme, pour lui réorganiser une mémoire, une mémoire véritable, pour que les bribes éparses de son existence, pareilles à un éparpillement d’éclats de verre, retrouvent plus ou moins la place qui était la leur». En sortant de l’hôpital, il comprend toutefois que sa vie est liée à celle de ses parents, qu’il est désormais une personne dépendante. Une petite lumière va toutefois s’allumer en 1993 lorsque, répondant à une petite annonce, il va décrocher un travail de correcteur pour une maison d’édition bretonne. D’autres éditeurs viendront s’ajouter plus tard à ce premier employeur, lui permettant de gagner sa vie. Et de s’installer où bon lui semble avec son ordinateur.
S’il ne peut plus courir la montagne avec ses amis qui n’ont du reste plus jamais donné signe de vie, il ne se lasse pas du somptueux décor qu’il contemple tous les jours depuis son balcon où son père lui a installé une longue-vue. Un télescope au bout duquel il croit bien voir un homme suspendu dans le vide…
Très vite les gendarmes vont confirmer la macabre découverte et très vite, il vont découvrir son identité. Il s’agit de Tantz, l’un des passagers de la voiture dans laquelle se trouvait Chris au moment de l’accident. Un destin tragique qui va réveiller des souvenirs, mais aussi des soupçons. Car il pourrait s’agir d’un homicide et non d’un accident. De quoi intriguer Martin Gagne, un commissaire à l’ancienne, sorte de Maigret qui sait que deux et deux font quatre et qui sait additionner des faits divers. Ainsi, celui qui a eu lieu dans les Alpes et celui qui a eu lieu au pied des remparts de Saint-Malo pourraient bien être liés. Car la seconde victime se trouvait aussi dans la voiture accidentée.
Et comme par hasard le mort breton correspond à la période où la famille Gailland s’était installée tout à côté de Cancale. Une période bretonne, une parenthèse pour essayer de construire autre chose.
S’il y a du Simenon dans Gailland, père et fils, c’est à la fois par son atmosphère et par le mystère à résoudre, mais surtout par l’analyse psychologique des personnages. Ce père taiseux qui préfère confier sa vérité à des carnets que de répondre aux interrogations de son fils. Ce commissaire qui préfère interroger les acteurs plutôt que les indices, qui fait confiance à ses intuitions. Et ce jeune homme qui cherche à retrouver son passé et soulager son père.
Construit avec dextérité, ce roman joue avec la chronologie et avec les acteurs tout autant qu’avec le lecteur. Un lecteur qui va lui aussi se laisser happer par cette histoire qui place la filiation au cœur du récit, retrouvant ainsi l’un des thèmes de prédilection de l’auteur de Retour à Belle Etoile, Les Sœurs Ferrandon, Et le ciel se refuse à pleurer… ou encore de L’Enfant des Soldanelles.
Après la parenthèse autobiographique de Tête de paille, revoici le romancier au meilleur de sa forme !

Bibliographie sélective
Dans ce roman, il est aussi question de livres et de lecture: «A la fin des années 90, les bons livres ne manquaient pas… Comme La Quarantaine, de Le Clézio, La Douleur du dollar, de Zoé Valdés, ou encore Le Dit de Tianyi, de François Cheng.»
«Ces derniers temps, il se laissait volontiers emporter par la littérature américaine. Coup sur coup, il avait lu La joie du matin, de Betty Smith, Une voix dans la nuit, d’Armistead Maupin. Mon chien stupide et Les compagnons de la grappe, de John Fante, l’avaient littéralement embarqué.

Gailland, père et fils
Gérard Glatt
Éditions des Presses de la Cité
Collection Terres de France
Roman
400 p., 20 €
EAN 9782258194403
Paru le 6/05/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans les Alpes, au pied des Aravis, du côté de Sallanches et Chamonix, Megève, Praz-sur-Arly et Chambéry, Les Contamines, Servoz, Combloux, Saint-Gervais, Passy ou encore Les Houches ainsi que la Bretagne avec Cancale, Saint-Servan, Saint-Malo, Rennes. On y évoque aussi Paris et Rueil-Malmaison, Lyon ainsi que le Massif Central et un voyage à Issoire.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout l’amour d’un père pour son fils à la jeunesse foudroyée à la suite d’un accident de voiture. Entre Savoie et Bretagne, un roman bouleversant sur le puissant lien filial.
Chaque jour, sous les yeux de Chris, se déploie la beauté immuable de la chaîne des Aravis.
Un matin qu’il observe ses montagnes à la longue-vue, la vision d’un corps suspendu au-dessus du vide le renvoie brutalement à son passé.
Juillet 1990. Ils étaient six copains qui fêtaient à Chamonix la fin de leur année d’études. La conduite folle dans les lacets. L’accident. Lui seul touché de plein fouet. Des jambes devenues inertes, inutiles, une vie atomisée…
C’est son père qui, dans un flot d’amour, accompagne le rescapé, tente de lui reconstruire pierre par pierre sa jeunesse perdue. Mais il ne peut s’empêcher de penser aux amis de son fils unique qui l’ont rayé de leur existence. Cette vie pleine de promesses à laquelle Chris avait droit lui aussi, n’est-ce pas eux qui la lui ont volée ?
Entre Savoie et Bretagne, un suspense poignant sur la puissance du lien filial.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Ouest-France 

Les premières pages du livre
« Samedi 5 mai 2018. «Entre les promeneurs et moi, une balustrade. Guère davantage…» C’est ce que Chris ajoute toujours, l’air sérieux, quand on lui demande s’il a un lieu de prédilection pour travailler. Parce que d’où il est installé, une terrasse, plutôt un grand balcon, jusqu’à la route ça doit faire combien ? cinq à six mètres – une pelouse et quelques arbustes, trois rosiers maigriots, un portail en bois, verni chêne foncé, une haie de thuyas. En disant ça, ce qu’il aime croire ou laisser penser, c’est qu’en tendant le bras, il pourrait poser la main sur la première épaule venue. Effleurer la douceur d’une joue ou se prendre les doigts dans l’une de ces chevelures amples et féminines à la mode. Ou bien encore, pour lui moins sensuel, il n’y a pas de doute là-dessus, quoique… dans celle d’un jeune homme qu’une gelée coiffante hérisserait, quitte d’ailleurs à s’y écorcher les doigts, ou bien d’un homme qui serait encore jeune, entre trente-cinq et quarante ans… Ou d’un vieillard… D’une femme âgée, par exemple, ce qu’il aurait tant souhaité que devienne sa mère, les épaules légèrement voûtées, les joues un peu tombantes, le dessus des mains parcheminé… Oui, caresser une chevelure comme était la sienne, soyeuse et bouclée, qui sentait si bon quand, tout gamin, il y fourrait son nez… Très souvent, quand il est là, sur son balcon, devant sa table, et cloué dans son fauteuil, il se prend aussi à rêver de son père… Pourquoi ? Il ne le sait pas… Ça lui vient comme ça. Alors qu’il pense à tout autre chose… Le visage de son père lui apparaît soudain, monumental, sur fond de montagnes. Des montagnes qui n’ont rien à voir avec celles qu’il observe du matin jusqu’au soir. Rien à voir avec les Aravis. Ni avec la chaîne des Fiz qui domine la façade est du chalet. Encore moins avec celle du Mont-Blanc, plus au sud… Chris ne s’explique pas cette apparition. Comme une toile immense qu’on aurait déployée à son insu du fond de la vallée jusqu’au sommet de la pointe Percée. D’ailleurs, il ne cherche pas à savoir. C’est un visage au regard rempli de bonté. Le visage d’un homme triste. D’un homme désolé d’être parti si vite, de n’avoir rien pu faire pour retenir la vie. Ni un an, ni un mois, ni même un jour de plus. Une apparition qui ne s’explique pas plus que l’existence elle-même, et son achèvement. C’est ce que pense Chris lorsque, dans la brume, s’estompe le visage de son père. Ce visage, le même exactement, qu’il lui a laissé il y aura bientôt trois ans – trois années pleines, jour pour jour ou peu s’en faut, c’était le 9 mai 2015, il était près de 22 heures – avec ce beau regard, et ce presque sourire. Ces yeux bleu profond, grands ouverts sur le vide. Et ces lèvres tendrement écartées, qui tentaient un sourire, un rictus à peine marqué sur la gauche. Et ce front haut, que barrait une seule ride et que mouvementaient encore, malgré la mort, quelques cheveux épars – une vingtaine, pas davantage, juste une mèche –, toujours aussi blonds. Pâle plaisanterie d’un courant d’air qui provenait de l’entrebâillement d’une fenêtre… Ce soir-là, comme les autres soirs, il s’était employé auprès de Chris. L’avait d’abord conduit dans la salle de bains où ils avaient fait les clowns tout en se lavant les dents, ensuite aux toilettes.
« Quand tu auras fini, tu me diras… » avait-il lancé tout en s’adossant à la porte.
C’était un jeu, bien qu’ils eussent passé l’âge depuis longtemps. Mais il y avait tant d’affection entre eux deux qu’ils pouvaient tout se permettre. Dans le voisinage, nul n’ignorait plus ce que le père accomplissait pour son fils. Ni ce qu’ils avaient fait leur vie durant.
« Oui, oui, t’inquiète ! » répondait Chris, tout en urinant, château branlant, une main plaquée au mur, tandis que de l’autre il s’efforçait de viser au plus juste pour éviter qu’une goutte n’échappe à la lunette.
Enfin, il l’avait aidé à se glisser sous les draps.
« Laisse-moi, p’pa, laisse-moi faire… » avait protesté Chris, sans trop insister cependant.
Ça faisait tant plaisir à son père de lui venir en aide, de l’accompagner dans son effort, de lui soulever une jambe, puis l’autre… Et de terminer toujours ainsi après avoir effectué un rapide tour d’horizon :
« Tu ne manques de rien au moins ? Tu as ton livre ? Tout ce qu’il te faut ? »

Chris ? C’est Chris depuis que le monde existe. Même enfant, ses parents l’appelaient Chris. C’était toujours Chris par-ci, Chris par-là. Jamais Christophe. Ni Christian. Ni Chrysostome. Ni même Cristobal. Oui, pourquoi pas Cristobal ? Ou Christophe ? Ou Christian ? Son prénom, le vrai, celui qu’on avait écrit dans le registre d’état civil et dans le livret de famille, à la page réservée aux enfants issus d’un mariage ou d’une union quelconque, il ne l’avait appris qu’en entrant au cours préparatoire, après que la maîtresse, une grande femme brune aux cheveux raides qui lui tombaient sur les épaules, vêtue ce jour-là d’une blouse largement ouverte sur une poitrine pareille à celle de sa mère, de la couleur du lait, avait dit à tous les élèves de s’asseoir afin qu’elle puisse procéder à l’appel et ainsi mieux les connaître. Ce qui signifiait donner un visage au prénom de chacun. Car, leur avait-elle expliqué ensuite, tout au long de l’année scolaire, elle les appellerait chacun par son prénom. Du moins, s’ils le voulaient bien. Comme c’était une question, tous en chœur, ils avaient répondu que oui, ils voulaient bien. Surtout que la maîtresse avait l’air gentille, malgré ses longs cheveux noirs, son nez pointu qui lui faisait de sombres narines quand elle levait un peu la tête, et ses chaussures dont les semelles couinaient aussi fort qu’un chat dont on aurait écrasé les pattes lorsqu’elle marchait, c’est-à-dire sans arrêt depuis qu’ils étaient entrés dans la classe, comme qui, avait pensé Chris, aurait eu envie de faire pipi.
Bientôt, le silence s’était installé.
Juchée sur une estrade, la maîtresse s’était assise derrière son bureau. Puis elle avait croisé les jambes. D’une chemise cartonnée, elle avait sorti une feuille sur laquelle était tapé le nom de chacun, suivi de son prénom. Vingt-sept noms, dans l’ordre alphabétique. Comme aucun ne commençait par la lettre A, elle était passée à la lettre B.
Elle avait appelé Édouard Balmat. Un garçon que Chris ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais croisé dans les rues de Sallanches, ni nulle part ailleurs. De toute façon, ça lui était égal. Parce qu’il avait déjà décidé qu’Édouard et lui ne seraient jamais copains. C’était son visage, rond et couvert de taches de son, qui ne lui revenait pas. La maîtresse ne s’était pas contentée de les appeler les uns après les autres. A tous, elle leur avait posé une question. A Édouard, elle avait demandé s’il était parent de Jacques Balmat, le premier avec Paccard à avoir gravi le mont Blanc.
« Non, non, m’dame ! avait répondu Édouard, la voix assurée. Lui, il n’était pas d’ici. Il était des Pèlerins d’en Haut, à côté de Chamonix.
— Tu en es certain ?
— Oh, ça oui, m’dame ! »
Impressionné, Chris lui avait aussitôt pardonné sa tête trop ronde et ses taches de son.
Et puis son tour était venu :
« Jean-Pierre Gailland ? » avait demandé la maîtresse.
Comme personne n’avait levé la main, à deux reprises elle avait réitéré sa demande.
« Jean-Pierre est absent ? s’était-elle encore enquise. L’un d’entre vous le connaît-il ? »
Le voisin de Chris avait alors levé la main.
« Lui, il avait fait comme ça, en désignant Chris. Il s’appelle Gailland, mais Chris, pas Jean-Pierre… »
Chris avait hésité un instant.
« C’est vrai, m’dame, s’était-il enfin décidé. C’est pour ça que je n’ai pas levé la main. Parce que je ne m’appelle pas Jean-Pierre. Mon prénom, c’est Chris… »
Puis, tout à trac :
« Et Jean-Pierre, m’dame, qu’est-ce que c’est moche ! »
Dans la classe, on s’était mis à rire.
« Les enfants, les enfants, un peu de calme… avait dit la maîtresse en tapant des mains sur le bureau. Alors, comme ça, tu t’appelles Chris et non Jean-Pierre ?
— Oui, m’dame. C’est comme ça à la maison. Depuis toujours. Et ça me plaît bien.
— Alors, allons-y pour Chris. Tu es content ?
— Oh, oui. Merci, m’dame. »
De retour à la maison – sa mère était venue le chercher à la sortie de l’école, vers seize heures –, pendant un long moment, il avait fait son bougon. Juste ce qu’il fallait pour qu’elle s’inquiète et lui demande ce qui n’allait pas. Il avait la bouche pleine, mais ça ne l’avait pas empêché de répondre sur un léger ton de reproche et tout en regardant par terre :
« C’est la maîtresse… »
Il avait eu un hoquet. Comme des pleurs qu’il aurait eu du mal à refouler.
« La maîtresse… il avait tout de même repris, elle… elle a dit comme ça que je m’appelle Jean-Pierre et pas Chris… Et que c’était marqué comme ça sur son papier… »
Sa mère avait sursauté.
« Comment ça, tu ne t’appelles pas Chris ? Bien sûr que si, tu t’appelles Chris ! Je vais aller la voir, moi…
— Oh non, maman.
— Et pourquoi non, mon chéri ? Faut que je lui explique.
— Lui expliquer quoi, maman ?
— Pourquoi tu t’appelles Chris et pas Jean-Pierre. »
Alors Chris avait soupiré.
« Oh, maintenant, c’est plus très grave, tu sais…
— Mais si, c’est grave… »
Chris avait sorti un mouchoir.
« Parce qu’elle veut bien que je m’appelle Chris… Pour me faire plaisir, je crois. Et pour te faire plaisir à toi aussi. Et à papa. Parce que je lui ai dit que Jean-Pierre, c’était trop moche. Tu sais, elle est gentille la maîtresse… »
Sa mère n’avait pas répondu.
Puis elle s’était assise et l’avait pris sur ses genoux.
A six ans, c’était encore un âge où il pouvait pleurer tout en respirant la saveur de lait qui se dégageait de son cou. Cette saveur qu’il avait retrouvée, rien qu’avec les yeux, lorsqu’il avait découvert, dans le décolleté de la blouse de sa maîtresse, à la base de son cou, cette même couleur soyeuse.
Il avait soupiré :
« Je ne veux pas qu’on m’appelle Jean-Pierre…
— Ça ne se reproduira plus, mon chéri…
— Tu me promets ? »
Aurait-elle pu, vraiment ?
Je ne veux pas qu’on m’appelle Jean-Pierre…
Elle l’avait regardé, lui avait souri.
La tête en arrière, lui aussi, il avait souri.
Puis elle lui avait parlé de Danny et de Jesse ; et elle lui avait dit comment Danny et Jesse, après l’avoir conçu et une attente de neuf mois, l’avaient accueilli.
« C’est tout simple, avait-elle commencé, la voix basse et blanche. Moi, vois-tu, avant que tu viennes au monde, j’aurais voulu que tu t’appelles Jesse… Mais ton papa, il disait que Jesse, c’était le prénom d’un hors-la-loi… »
Chris l’avait interrompue.
« C’est quoi un hors-la-loi ? il avait demandé.
— Papa te dira ça plus tard… Lui, il préférait Danny. Mais moi, Danny, je n’aimais pas trop. Alors, on a longtemps discuté. Un mois, deux mois… Et puis, finalement, on a décidé que tu t’appellerais Chris. Parce que Chris, ça nous convenait à tous les deux. Surtout à moi, en fait. A cause de Chris Marker. Un monsieur qui fait des films. Que j’avais vu à Annecy, lorsque j’étais à l’école d’infirmières. Tu comprends ? »
Elle s’était arrêtée, le regard un peu perdu.
Chris avait levé la tête. Il avait dit :
« Non, maman, je ne comprends pas… »
Pour lui, Chris Marker était un mystère. Et le resterait sans doute encore longtemps.
« Non, m’man… »
Sa mère avait hoché la tête.
Son sourire s’était effacé.
« Tu es triste, dis ?
— Non, ma puce… »
Puis elle avait repris, secouant à nouveau la tête :
« A l’hôpital, la personne qui s’occupait de la déclaration des naissances, elle a dit à ton papa que Chris, ce n’était pas un prénom… Lui, il a répondu que si, et que ce serait le tien. Mais l’autre a fait comme si elle n’avait rien entendu, et elle lui a demandé de choisir entre Christian et Christophe. Et comme ton papa est têtu, tu le connais, il a dit à cette personne qu’elle n’avait qu’à mettre ce qu’elle voulait, Jean-Pierre si ça pouvait lui faire plaisir, et qu’il s’en moquait, parce que pour nous, tes parents, tu serais toujours notre Chris…
— Et papa, il a eu du mal ?
— Quand il est revenu dans ma chambre, tu étais dans mes bras, il était tout en pleurs… Il aurait tant voulu que je sois heureuse… Tant voulu m’avoir donné un petit Chris au lieu d’un Jean-Pierre… Tu le comprends, ça, au moins ?
— Et tu l’as consolé, dis, maman ?
— Il t’a aperçu. A son tour, il t’a pris dans ses bras. Et tu t’es mis à brailler si fort, oh là là, qu’il a presque eu peur de t’avoir cassé quelque chose. Alors, je t’ai repris… Ensuite, on a oublié cette vilaine histoire… »

« Tiens, voilà André… »
André, c’est le prénom que Chris a donné hier à ce promeneur, le voyant passer pour la première fois.
« Voilà André… » répète-t-il pour lui-même.
Il a les mains dans les poches, une casquette en toile à visière rouge, un blouson beige, fermé à demi, et un jean bleu pâle, délavé sur le devant, au niveau des cuisses et, à l’arrière, de la pliure des genoux jusqu’aux fesses. Il marche, nonchalant, l’air de quelqu’un qui s’ennuie, tandis que ses gamins – quatre ou cinq ans chacun, des jumeaux, c’est plus que probable – tentent sans cesse d’attirer son attention par des cris aigus qui voudraient lui faire croire toutes les cinq ou dix secondes qu’ils auraient fait une nouvelle découverte. Ils sont l’un et l’autre vêtus de manière identique ; et ils arborent aussi une même tignasse blonde et bouclée.
Mine de rien, comme il en a l’habitude, installé dans son fauteuil, un verre de bière à disposition, Chris les regarde passer, puis disparaître derrière le mélèze.
Avant hier après-midi, il ne les avait encore jamais vus. Ils ne lui manquaient pas non plus, pour tout dire. A cause de leurs braillements. Il ne sait déjà plus où ils sont et pourtant il les entend encore. De beaux gamins, tout de même. Est-ce qu’ils repasseront par ici quand ils retourneront chez eux ? Ou prendront-ils un autre chemin ?

Qui les suit maintenant à quinze mètres derrière ? C’est Denise. Denise et son allure pressée. Difficile de croire qu’elle se promène. Pourtant, c’est comme ça. Tout en se promenant, elle filoche. Elle a tout de même bien changé, en dehors de cette façon qu’elle a de cavaler comme si elle avait un train à prendre, depuis que Chris la connaît. Son compagnon aussi du reste, qui a toujours autant de peine à la suivre. Denise, ça fait maintenant six ans que Chris l’a baptisée ainsi. Depuis que son père et lui, après la mort de sa mère, ont quitté Sallanches pour habiter à Passy, dans un chalet, avec une belle vue sur le lac. Pourquoi Denise ? Parce qu’au début des années 2000, lorsque Chris et ses parents étaient partis vivre à Cancale, en Bretagne, l’une de leurs amies qui portait ce prénom lui ressemblait à la fois par la taille : un mètre soixante-trois ou quatre, et par l’âge : entre cinquante-cinq et soixante ans. Par les cheveux également, qu’elle portait courts et teignait de cette couleur indéfinissable, tirant sur le rouge. Mais surtout par la silhouette : le ventre assez marqué de profil, mais sans excès ; les fesses moins hautes qu’elles n’avaient dû l’être lorsqu’elle avait vingt-cinq ans ; une légère voussure des épaules, mais avec, malgré tout, la volonté affirmée dans le port de tête de se tenir très droite ; et une poitrine, il faut bien en parler – le meilleur pour la fin, comme toujours – que Chris aurait eu de la peine à décrire tant elle était étoffée chez la Denise de Cancale et tant elle l’est aussi chez la Denise de Passy. Tout ce qu’il faut pour rattraper au cours de son cheminement de l’assiette à la bouche les excédents latéraux d’une fourchette. Cela étant, c’est sa Denise, et d’ailleurs son vrai prénom – Chris l’a appris, il y a peu. C’est sa Denise, et il l’aime bien comme elle est. Peut-être est-ce même réciproque. Il s’est déjà posé la question. Il faudrait qu’il le lui demande. Car il lui arrive, tandis qu’elle s’arrête pour attendre son René qui n’en finit pas de la rejoindre, de se tourner vers lui et de lui faire un signe de la main, le bras droit collé au corps. C’est un geste timide, voire même craintif. Souvent accompagné d’un aussi timide « Coucou ! » qu’elle répète deux ou trois fois, la voix presque éteinte. Aurait-elle peur d’être surprise ? Par qui ? Par son René ? Le malheureux, vu son état bien avancé, Chris ne le voit guère en capacité de lui en vouloir de quoi que ce soit.

Chris a bien changé, lui aussi, il ne rechigne pas à le reconnaître. C’est un fait, voilà tout. Ses cheveux, ni longs ni courts, sont devenus gris. Mais pas d’un beau gris, presque argenté. Non, son gris à lui tire davantage sur le jaune pisseux. Depuis quelques années, il a l’impression que ses yeux, d’un brun quelconque, se sont enfoncés sous ses arcades sourcilières, ce qui donne à son regard – selon ce qu’on lui a déjà rapporté – une ardeur parfois proche de la cruauté. Heureusement, la broussaille de ses sourcils, qu’il taille de temps en temps tout de même, atténue cet effet quasi violent qui ne colle pas avec son caractère. Pour le reste, il se paie un front aussi lisse ou presque qu’une peau de bébé, un teint mat, patiné sur des joues creuses – en raison du soleil qu’il reçoit à longueur de temps lorsqu’il travaille sur sa terrasse –, des épaules et des bras de terrassier, obtenus au long des années à force de pousser (ou de retenir) les roues de son fauteuil. Un cou maintenant chiffonné, et une poitrine glabre dans l’échancrure de sa chemise ouverte ou de son polo. Quoi encore ? Un arrière-train encore plus inexistant que celui de Denise, des cuisses guère plus épaisses que ses mollets. Finalement, le portrait craché d’un mec qui s’est retrouvé un jour salement coincé dans un tas de ferraille. Ce qu’il observe sans jamais s’y être habitué quand il se reflète dans une glace.

A midi, après que Mona est partie – c’est elle qui apporte à Chris son repas tous les jours, le soir également, sauf les samedis et les dimanches, et les autres jours où elle ne travaille pas : Noël, Pâques, Ascension, 1er et 8 mai, 11 novembre, etc., sans parler de ses vacances, cinq semaines qu’elle arrange à sa façon, rarement plus de deux à la fois –, donc, à midi, il était plutôt 13 heures, l’heure à laquelle il déjeune, après l’Australie, il a fait un tour en Nouvelle-Calédonie, entre Caldoches et Kanaks. Toujours avec Emmanuel Macron. D’abord sur BFM-TV, ensuite sur TF1. Comme grand patron, tout compte fait, il ne le croit pas si mauvais bougre. Il pense même que si c’était à recommencer, il revoterait pour lui. Malgré ce pif qu’il a vachement pointu. Et l’art qu’il a de n’écouter que lui-même. Mais bon, nul n’est parfait, comme on dit. En revanche, la société, la nôtre, celle de Chris, celle dont Macron a pris la tête il y a tout juste un an, vue de son balcon et des actualités qui lui sont infligées, Chris peine à croire qu’elle puisse s’arranger si aisément. Avec ces ringards, Le Pen et Mélenchon, qui font tout pour que rien ne change, la morgue toujours au bord des lèvres, le derrière confit dans la graisse d’oie. Des gueulards, il n’y a pas d’autre mot, qui usent et abusent de ce qu’ils nomment le peuple – il n’est pas mal, lui non plus, il faut bien aussi le reconnaître ! Et qui soufflent sur les braises du foyer pour que la pauvreté du pauvre monde qui leur réchauffe les pieds – elle est là pour ça, il ne faudrait surtout pas que ça change – se poursuive ad vitam aeternam. Qu’est-ce qu’ils foutraient autrement, pourrait-on m’expliquer ? se demande Chris. Parce que c’est bien là leur seule raison d’être, entuber le peuple pour qu’eux s’engraissent, ou bien se trompe-t-il ? Enfin, même s’il s’en fout un peu – à cinquante ans et bientôt une poussière de plus, qu’a-t-il encore à espérer ? –, il se demande ce que tout ça va donner… Tiens, ne serait-ce que pour la petite Mona, justement. Vingt-six ans, elle a. Tout frais, tout chauds. D’il y a seulement deux semaines. Et, pourtant, à elle comme à ceux de son âge, quel avenir est-ce qu’on leur réserve ? Déjà un petit côté vieille fille. Voilà le travail ! Ce qui lui fait penser ça ? En vrai, il n’en sait trop rien. Peut-être que c’était dans sa nature. Peut-être qu’elle est née comme ça. Avec son côté : « J’ai l’habitude de… », dont elle ne démord pas. Ses couettes à la Sheila des années 70. Après tout, ça lui est égal à Chris. C’est seulement pour dire. Parce que Mona, il l’aime bien. Comme Denise. A cette différence près, tout de même, que Mona, elle lui tient compagnie pour de bon. Pas longtemps à chaque fois, mais assez pour lui changer les idées. Une quinzaine de minutes à midi, autant le soir. Comme le facteur, s’il le voulait. Un nouveau service de La Poste. Il lui arrive de se tâter. Ce pourrait être à l’essai. Alban aussi, il est sympathique. Il vient les week-ends. Et reste plus longtemps que Mona. Il raconte à Chris ses aventures. Filles ou garçons. En fait, Chris croit qu’il en pince pour les deux. Comme s’il ne savait pas de quel côté pencher. Mona, elle, est plus discrète sur ces choses-là. Plus réservée d’une façon générale. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne fréquente guère. Des copines, en dehors de sa mère, elle doit bien en avoir, même si Chris n’en est pas certain. Vertueuse, plutôt, comme l’association FOI dont elle est membre. Du catholique pur et dur. C’est comme ça qu’il la voit. Elle n’en reste pas moins mignonne, même si pas très grande. Mais comme Chris est assis tout le temps – en dehors de ces fois peu fréquentes où il se rattrape juste avant de s’écrouler, notamment lorsque ses jambes se mettant à trembler à l’intérieur, surtout dans les mollets, une idée folle le prend de sortir de son fauteuil, comme s’il pouvait lui échapper – les occasions qu’il a de la regarder de haut (humour noir…) sont rares. N’empêche, il se répète souvent qu’elle a un joli minois. Nez un peu retroussé, assez fin cependant. Deux fossettes, une de chaque côté de la bouche, qui apparaissent dès qu’elle tente un sourire. Des pommettes saillantes, des yeux couleur d’eau profonde. Sourcils et cheveux sont brun cuivré. L’allure est gracile. Une silhouette qui le ferait bander si le toucher s’unissait au regard. Mais pour ça, il faudrait oser. Et oser, Chris ne le peut pas. Parce qu’il ignore ce qu’elle a dans la tête. Parce qu’il ne désire ni la surprendre ni la décevoir. Parce qu’il se doit de la respecter, eh oui ! telle qu’elle est, dans son intégrité. Parce qu’il se dit qu’un jour sans qu’il le lui demande, d’elle-même, elle se penchera vers lui et lui offrira ses lèvres. Il a le droit de rêver, n’est-ce pas ? Ses lèvres et rien de plus. Lui qui n’a connu que celles de sa mère, juste posées sur ses joues, et les lèvres de son père sur le haut de son front, à la naissance des cheveux.

Après André et ses gamins braillards, Denise et son René, combien de promeneurs ont défilé tandis que Chris pensait à d’autres choses ? Combien de poussettes ? de planches à roulettes et de rollers ? de ballons envolés ? de chiens-chiens à sa mémère ? de canaris en cage ? de voyageurs s’en revenant de la gare ou y allant ? Combien sont passés tandis qu’il avait l’esprit ailleurs, sans aucune envie précise, ni même diffuse. Hormis celle de pisser. Maintenant devenue pressante. Pourtant, ce n’est pas encore le moment. Aux toilettes, lorsqu’il s’y rend tout seul, c’est vraiment qu’il ne peut plus se retenir. Il a dû boire sa bière un peu vite. Il le sait, pourtant : la bière, c’est diurétique ! Son kiné le lui répète souvent. Mais il a fait chaud, ces temps-ci, trop chaud. Alors une canette de trente-trois centilitres, c’est si vite bu. Et tellement meilleur que la Thonon ou l’Évian !

C’est à titre exceptionnel que Mona est venue ce midi. Le samedi n’est pas son jour. Ni le dimanche. Pas la peine de revenir là-dessus. Ce soir, Mona le lui a dit, ce sera à nouveau Alban. Ah, celui-là ! Chris lui demandera pourquoi, aujourd’hui, il lui a fait faux bond. Ça l’obligera à rester un peu plus longtemps. Au moins, dimanche dernier, il aurait pu le prévenir. Il devait bien le savoir. Pourquoi est-ce qu’il ne l’a pas fait ? Si Chris grogne comme ça, c’est parce qu’il s’attendait à lui lorsqu’il a entendu grincer la porte d’entrée, et que Mona a déboulé comme une folle avec son plateau-repas. En retard qui plus est. Parce que Alban, c’est l’exactitude même. Alors, lorsque Mona a claironné : « C’est moi que v’là ! », elle a fichu à Chris une de ces frousses, il en tremble encore. Dans son dos, elle s’est annoncée, tandis qu’il était plongé dans la lecture d’un de ces tapuscrits (il n’y a que les antiques de son genre qui parlent encore de manuscrits) que les éditions de La Houle pour lesquelles il travaille depuis plus de vingt ans comme correcteur lui ont fait parvenir il y a déjà deux mois, afin qu’il le leur renvoie à la fin du mois de juin, au plus tard début juillet. Enfin… Profond soupir. Pas digne d’être publié, c’est ce qu’il pense. Même retravaillé. Parce que, franchement, ça ne vaut pas tripette. Nul n’est dupe là-dessus. Ça n’est même pas indigent. En vrai, ça n’existe pas. Seulement voilà, le problème, c’est que le lecteur lambda se rue sur ces niaiseries dès que c’est en librairie. C’est ce qu’il attend. Ce qui le fait saliver. La romance torchonnée. Et, clairement, ce qui met Chris en boule. Parce que ce lecteur – il est si con, mais si con ! – en passe même commande deux ou trois mois avant sa sortie, à peine les géants du Net en ont fait l’annonce dans leur rubrique A paraître. Désolée, l’éditrice de La Houle, une maison pourtant sérieuse, lui répond toujours la même chose : « Ils aiment ça, Chris, c’est ce qu’ils veulent, je n’y peux rien… Alors, tu corriges le plus gros, ce qui te paraît imbitable, et puis tu laisses le reste… » Avec un soupir, et lui expliquant par là que ces auteurs qui n’en sont pas mais qui se vendent comme des petits pains lui permettent aussi de publier ceux qui non seulement ont des choses à dire, mais qui savent aussi les écrire. Une denrée rare, de plus en plus rare à l’heure où on s’autopublie. Chris pourrait-il lui donner tort ? Bien sûr qu’elle a raison. Ça aussi, il le sait, comme il sait que la bière est bonne pour sa tuyauterie à condition de ne pas en abuser. Sans de bonnes ventes, pas de bons bouquins. N’empêche, ça démoralise parfois… Tenez, il ne sait même plus comment il en est arrivé là. A toutes ces pensées qui lui défilent dans la tête, ni pour quelles raisons ? Ni comment, ni pourquoi… Pour meubler la vacuité d’un espace, peut-être ? Espace-temps ? Existence ? A peu près la même chose, non ? A moins que ce ne soit pour évacuer on ne sait quelle curiosité plus ou moins malsaine qu’il traînerait derrière lui depuis ce matin ? On ne sait quelle fébrilité qu’il ressentirait dans le dedans de ses guiboles ? Ces jambes si vigoureuses hier, aux mollets fermes, qui galopaient si vite et si bien, et pendant si longtemps, avec tant d’aisance, et sans faiblesse, mais qu’un jour de bonheur, oui, un jour de bonheur, un jour de trop-plein, a connement, si connement réduites à rien, rien du tout… Ah, tout ça pourquoi ? Toutes ces réflexions remplies d’animosité ? Parce qu’il craint qu’Alban ne vienne pas ? Pourtant, il en est persuadé, il ne tardera pas, Mona lui a dit que ce soir, ce serait lui, Alban. Alban et pas elle… Non, non, surtout parce qu’il désespère de revoir l’ami Martin avant la nuit tombée. Il m’a promis, mais sait-on jamais ? Martin Gagne. Commissaire de son état. Beau gars. La quarantaine. Un mètre quatre-vingt-cinq. Un visage, nom de Dieu ! à rendre jaloux l’évangéliste Jean. Celui de la Cène, si bien traité par Vinci. Leonardo da. Dans les yeux qu’il a bleus, une telle douceur, un tel souci d’amour. Actuellement en vacances dans ce beau coin, ici, à Passy. Avec sa famille. Sa femme, Thérèse, et Léo qui doit se faire ses dix-huit ou dix-neuf ans. Et la toute brunette Alma, qui ne doit pas en avoir plus de sept… Allez, allez… Au fait, au fait… Il faut bien qu’il y arrive enfin… Un peu de courage, bon sang… C’était ce matin. A son réveil. Tout de même assez tôt. Vers 7 heures, guère plus. Le soleil n’avait pas encore sauté Barmerousse… Une vision de stupeur à laquelle, entêté comme une mule, il se refuse à penser depuis ce moment. Non, c’est faux. Qu’il repousse comme s’il lui déniait toute évidence, toute matérialité depuis que Martin est reparti. Donc une heure plus tard. Aux alentours de 8 h 15. Qu’il repousse avec vigueur, mais qui lui vrille les entrailles, le torture, comme si son envie de pisser ne lui suffisait pas… Malgré les mioches d’André, ces gredins mal élevés ; les pas cadencés de Denise, et ce pauvre René qui a tant de mal à la suivre, qui sue sang et eau ; et tout ce beau monde à portée de main qui n’a cessé de défiler comme pour mieux le soustraire à l’effroi, cet effroi qui le fait encore frissonner…

C’était ce matin. Comme tous les matins du monde, avec encore un peu de rosée sur les pétunias, il est sorti du lit pour se glisser dans son fauteuil. Combien de temps ça lui a pris ? Comme d’habitude ! Un quart d’heure et une bonne suée. Ensuite, il a ouvert la porte-fenêtre de la salle à manger. L’air était encore frais. Encore vif. Il avait la transparence, la limpidité du diamant bleu. Les Aravis, face à lui, étaient dégagés. Sans relief véritable. Hormis, bien visible, leur dentelle sommitale, et des nuances de blanc et de gris. Une symphonie silencieuse, teintée de regrets. Pourquoi de regrets ? La belle invention ! Métaphore du pauvre, qui passe par hasard et qu’on saisit au vol, voilà tout… Pas facile de faire ce qu’on veut, surtout quand on ne tient pas sur ses jambes. « Bon Dieu de merde ! » il a rugi, comme il rouspète tous les jours à la même heure, la roue gauche de son fauteuil bloquée par l’encadrement de la porte de sa chambre, ou la droite, tout aussi coincée par le vantail droit de la fenêtre qui donne sur sa terrasse, là où il désire se rendre précisément. Avant de prendre son petit déjeuner. Rien que pour coller son œil droit – droit comme le vantail de la fenêtre, sacrée coïncidence ! – sur l’oculaire de sa longue-vue qu’il laisse dehors nuit et jour, et redécouvrir, chaque matin, un bout de son là-haut. Ce là-haut, ce qu’il ne peut plus atteindre : les cimes, ah, les cimes…
« Bon Dieu de merde ! » avait-il encore rugi, mais cette fois quand il s’était redressé. D’un coup. Comme si le diable en personne lui avait sauté à la figure.

Chris lui avait pourtant dit de venir tout seul. Il avait même insisté. Au bout du fil, insoucieux, Martin ne cessait de plaisanter. En vrai, il ne croyait pas ce que Chris lui racontait. Les effets d’un mauvais rêve, c’était plus que probable.
« Je m’habille et j’arrive… » il avait enfin répondu.
Tout seul, lui avait dit Chris.
Tout seul, nom d’un clébard !
Pourtant, avant qu’il n’ait sonné à la grille, Chris n’était plus sur la terrasse mais tout de même encore assez près de la fenêtre, le premier qu’il avait aperçu, c’était Léo. La mèche dans les yeux, il lui avait fait un grand sourire.
« Chris, tu ouvres ? »
Il piaffait, tout heureux.
Chris lui avait dit qu’il n’avait qu’à pousser le portail.
Il était entré, suivi de son père. Ils avaient grimpé l’escalier, tous deux vachement légers. L’un en bermuda bleu ciel et polo. Comme au milieu de l’été. L’autre, le père, en pantalon de fine cotonnade et chemisette déboutonnée. Quelques poils roux en meublaient l’échancrure.
Martin s’était approché.
Il avait posé la main sur l’épaule de Chris, tandis que Léo essayait déjà de se faufiler entre le fauteuil et la fenêtre pour aller sur la terrasse.
« Pas de ça, Lisette », avait dit Chris.
Sa bonne humeur s’était estompée aussitôt.
« Pourquoi tu ne veux pas ? »
Chris avait haussé les épaules.
« J’avais dit à ton père de venir tout seul.
— Qu’est-ce que t’as ? »
Léo était inquiet.
« Qu’est-ce que j’ai ? Ce n’est pas ça la question, Léo. Tu restes là, s’il te plaît, et tu laisses d’abord passer ton père. Tu veux bien, dis ? Parce que… »
Sur le balcon, comme toujours, ce qui l’intéressait, c’était la longue-vue, une Bresser Condor que Chris a depuis trois ans maintenant. Un petit bijou qui lui permet d’observer ces montagnes sur la croupe desquelles, adolescent et même devenu adulte, il s’est adonné aux pires cabrioles. Dès la belle saison de retour, cette longue-vue, il l’installe à côté de lui, sur son trépied. Et souvent, pour se délasser, après deux ou trois heures de correction, l’esprit fatigué et les doigts gourds, il regarde la nature, il s’évade, il part à la découverte des alpages, du côté des Aravis, de la pointe des Verts jusqu’à la pointe Percée et même au-delà. Il tente de traquer les bouquetins, du côté des Fours, droit devant lui, et au-dessus de Mayères ; et parfois de surprendre les rapaces dans leur vol, comme le gypaète ou le milan noir. Les hommes ne lui sont pas non plus indifférents, surtout ceux qui s’élèvent par troupeaux – hélas, ce n’est pas de la blague –, jusqu’au sommet du mont Blanc. Est-ce nostalgie de sa part ou mélancolie ? Il ne saurait dire. Pincement au cœur, en tout cas, ça oui.
« Parce que quoi ? » avait répété Léo.
Chris avait ignoré la question.
« Va donc voir, il avait dit à Martin. C’est toi que j’ai appelé, pas ton fils. Tu vas comprendre. Hier soir, sans doute, après le départ de Mona, quand je suis rentré, tu sais comme c’est parfois difficile, j’ai dû bousculer la longue-vue. Et figure-toi ce qu’il y avait au bout ce matin… Je ne la rentre jamais, tu comprends, ou je devrais attendre que quelqu’un arrive…
— Un jour, ou plutôt une nuit, tu te la feras piquer, je te l’ai déjà dit. C’est tout de même du beau matos.
— Penses-tu donc… Va, je te dis. Peut-être que tu rigoleras moins ensuite… »

Ils se connaissaient à peine qu’ils s’étaient déjà tutoyés.
C’était venu tout seul.
Pour Chris, la présence de Martin et de sa petite famille, ce n’est rien que du bonheur.
Tous les quatre, ils occupent le chalet situé au-dessus du sien. Thérèse et les enfants, surtout, plus souvent que Martin. Pour les vacances scolaires, c’est réglé comme du papier à musique : ils débarquent de Lyon où Martin a son boulot. Et alors ils redonnent vie à ce virage de Boussaz, en bordure de forêt. Eux, au-dessus du virage, à l’extérieur. Chris, dans le creux du coude. En fait, bien que sur la commune de Passy, sous les rochers de Varan, ils sont tout voisins de Sallanches. Et, bien sûr, ils dominent la vallée, plein ouest, avec le soleil qui leur chatouille les narines une belle partie de la journée, dès le printemps arrivé et même en hiver, quand ils ont le temps sec et froid. Leur chalet, il s’appelle Les Redons. Pourquoi ? Chris n’en sait fichtre rien. Eux non plus, d’ailleurs. A ce qu’il sait, ils le louent à l’année pour pas trop cher. De toute façon, ça ne le regarde pas. Ce qu’il voit, surtout, c’est qu’il s’entend à la perfection avec eux. Mieux que ça, leur voisinage le rassure. Parce qu’à part eux, en dehors des trois fermes encore au-dessus, ils ne sont pas très nombreux dans le secteur. Du passage, essentiellement. Des gens qui se promènent, comme Denise, à qui un peu de marche ne fait pas de mal. D’autres qui partent en randonnée, le pas léger, ou qui en reviennent, la savate plus lourde. Dans une journée, les semaines de vacances, un joli petit paquet tout de même.

« Va, je te dis… » il avait donc insisté.
Martin l’avait enjambé.
Il avait fait signe à Léo de se tenir tranquille.
Une fois sur le balcon, il avait regardé Chris.
« Et alors ?
— Tu ne bouges pas la longue-vue, tu places ton œil sur l’oculaire, ce que j’ai fait ce matin, ensuite je t’écoute… »
Même pas trente secondes s’étaient écoulées.
Martin Gagne s’était redressé. Il s’était tourné vers Chris, puis vers Léo. Et à nouveau vers Chris.
« C’est ça que tu as vu ? il avait fait, s’étranglant à moitié.
— Oui, la même chose que toi, non ?
— Tu crois que… ?
— Qu’il est mort, tu veux dire ? »
Martin avait haussé les épaules.
« Je ne crois rien, avait continué Chris. Rien du tout. Je t’ai appelé parce que… Parce que j’ai été choqué sur le moment. Tu imagines, non ? S’il est mort ? En fait, j’en suis à peu près certain. T’as vu l’allure… »
Soucieux, Martin avait opiné.
« Et t’as appelé personne ?
— Tu veux dire quoi ?
— Les gendarmes ?
— Non. Je t’ai appelé tout de suite. Personne avant… »
Martin avait son smartphone sur lui.
« P’pa, je peux, moi aussi ? » avait risqué Léo, contrarié de se sentir hors du coup.
Martin avait bougonné.
Puis il avait crié, agacé :
« Tu fais ce que tu veux, merde ! Après tout, t’as regardé pire à la télé… »
La tête de Léo.
Le visage devenu blême, le menton tremblant.

Sur l’instant, un frisson avait parcouru Martin. Pourtant, il n’en avait rien laissé paraître. Le métier voulait ça ! Ce qu’il venait d’observer l’avait sidéré. Dans le cercle de l’oculaire, au milieu de la fissure qui faisait suite à la crête des Verts – une fissure rocheuse d’une trentaine de mètres, offrant de belles prises aux mains, méritant néanmoins de sages précautions, à l’approche du sommet de la pointe Percée ; la Cheminée de Sallanches, pour les gens de la vallée –, le corps d’un homme, inerte, suspendu au-dessus du vide, retenu par une corde nouée à la taille. Un corps plié en deux, dans l’allure de ces lapins dont le boucher brise la colonne pour éviter qu’ils ne prennent trop de place dans le cabas de la cliente, avait pensé le commissaire en se redressant.
« C’est là tout ce que tu voulais me montrer ? » avait-il demandé à nouveau.
Il était encore sous le choc.
« C’est déjà pas mal, non ?
— Oui, je crois bien.
— Il a passé la nuit comme ça, tu crois ?
— Je connais moins la montagne que toi, Chris. Je suppose qu’il était seul. Il a dû dévisser, rater une prise… Mais s’il était seul, pourquoi est-ce qu’il était encordé ? Enfin, encordé, même pas de baudrier… »

Il avait appelé ses collègues de la gendarmerie.
Après avoir raccroché, il avait dit qu’il allait les rejoindre, tout en enjoignant à son fils de rentrer à la maison.
La tête basse et les bras ballants, Léo avait descendu l’escalier. Chris l’avait vu sortir. Contrarié, il lui avait jeté un sale œil. Sa journée était foutue. Chris s’en voulait. Mais c’était absurde. Parce qu’il n’y était pour rien. Si Léo avait quelque chose à reprocher, ce ne pouvait être qu’à son père.
Martin était parti à son tour.
« Faut que je me dépêche. »
Il avait laissé passer quelques secondes.
Avait réfléchi ou seulement hésité, puis :
« Surtout, ta longue-vue, tu ne la déplaces pas. Tu poses un œil de temps en temps. Si tu remarques quelque chose, tu m’appelles. Tu es sûr que ce matin… ? »
Chris l’avait interrompu.
« Sûr de quoi ?
— Est-ce que je sais ?
— D’avoir appelé personne d’autre que toi ? ou d’être tombé là-dessus par hasard ? »
Chris avait protesté avec force.
« Ce sont les montagnes, Martin, qui m’intéressent. Et ce qui s’y passe. Tu le sais aussi bien que moi. Je suis arrivé, j’ai regardé… Un uppercut qui m’a remué sur l’instant… Il fait beau. Ciel bleu, pas un nuage. Dans une heure, peut-être deux, des grimpeurs vont tomber là-dessus… »
Martin avait voulu se montrer détendu.
« Au moins, ça te change les idées… »
Comme Chris ne répondait pas, il avait achevé :
« J’y vais, et je te tiens au courant. »
Puis il avait descendu l’escalier quatre à quatre. Sur la route, un bref regard, et un signe de la main.

C’était ce matin. Comme tous les matins du monde, avec ce soupçon de rosée qui donne tant d’éclat aux pétunias.

Déjà 18 h 30. Ce même samedi.
Alban fermait la porte, c’est ce que Chris supposa lorsque lui parvint un imperceptible froissement d’air. Avec Alban, jamais le moindre claquement, pas même un grincement, aurait-il été machinal. Le silence. Rien que le silence. Un silence lourd. Parfois pesant. Pareil à celui dont on encombre les morts. Chris lui en avait fait l’observation, un soir. C’était au tout début. Un sourire aux lèvres. Ils se connaissaient à peine. Mais ça ne l’avait pas fait rire, au contraire. « Je ne veille pas les morts, il avait répondu. C’est pour si des fois vous étiez en train de somnoler. Est-ce que je peux savoir, moi, tant que vous n’êtes pas devant moi, si vous dormez ou non ? » Le ton acide, avec ça. La mine renfrognée de quelqu’un que Chris aurait pris pour un imbécile. Ce qui n’était pas le cas. Seulement histoire de dire ou d’entamer la conversation.

A présent, tout ça, c’est terminé. Tous les deux, ils plaisantent. Comme déjà dit, il arrive de plus en plus souvent à Alban de s’installer en face de Chris, un verre à la main, une heure, deux heures d’affilée. Parfois davantage. Il parle à Chris et Chris lui parle. Ils ne voient pas le temps passer. En fait, Alban se livre davantage que Mona, mais sans paraître. Avec plus de naturel. Il est vrai aussi que Chris et Mona se voient cinq jours sur sept. Alors, forcément, elle et lui ont moins de choses en retard à se raconter.

Alban pointa bientôt le nez.
Chris lui demanda :
— Salut, tu vas bien ? Bonne journée ?
Alban fit oui de la tête.
— Désolé pour ce midi.
Puis il fila vers la cuisine où il se déchargea du repas de Chris, une omelette aux champignons et de la salade, et des bricoles qu’il lui avait demandé de lui rapporter le dimanche précédent. En général, tout ce qui pesait trop lourd pour Mona. Les bouteilles d’eau et les bouteilles de vin. La lessive en baril. Les produits d’entretien que lui avait réclamés la femme de ménage. Des livres également, des grands formats, mais surtout des poches. Chris ne s’abreuvait pas qu’à la production de La Houle, loin de là, ni qu’aux autres maisons d’édition pour lesquelles il effectuait aussi la correction des tapuscrits qu’elles lui faisaient parvenir, comme L’Ombre et Belledonne.
— Tu dînes tout de suite ? lui demanda Alban. Moi, c’est comme tu veux. Dans une heure, non ?
— Dans une heure, d’accord, répondit Chris.
Il ajouta aussitôt :
— Tu peux me rentrer, s’il te plaît ? Commence à faire frisquet. Là, sur les épaules et dans le dos.
Puis, en bougonnant :
— Ce n’est pas encore l’été.
Alban réapparut ; il brandissait une espèce de couverture.
— Tu veux ça ? plaisanta-t-il.
— T’es con ou quoi ? D’où est-ce que ça sort ?
— Trouvé sur une chaise.
Chris haussa les épaules.
— Mona, ce matin, qui aura oublié de reprendre ce vieux machin. Occupe-toi plutôt de moi, je te dis.
Alban balança la pièce de tissu dans le couloir.
— Si ça ne t’ennuie pas, proposa-t-il à Chris tout en poussant son fauteuil, on dîne ensemble. J’ai apporté tout ce qu’il faut. En plus de ton repas, je te rassure.
Chris fit semblant de s’étonner :
— Ni copains ni copines, ce soir, un samedi ?
— Abstinence complète, Chris… Et ta longue-vue, je la rentre également ?
Bon sang ! Chris n’y pensait plus.
— Non, non, tu n’y touches pas, s’écria-t-il.
Alban s’esclaffa :
— Ton petit bijou, c’est vrai…
— Ce n’est pas ça du tout. Je vais te raconter. Mais avant, tu me conduis aux toilettes. Parce que je n’en peux plus. C’est la bière, je crois bien…
Alban rigola encore plus.
— En route, Totophe !
Il a envie de me foutre en rogne ou quoi ? marmotta Chris à part lui. Totophe… Quel âne !
— Et après, oui, tu me racontes, continua Alban. Mais tu ne comptes pas la laisser dehors toute la nuit ? L’humidité et tout. L’année dernière, tu te souviens, je me bataillais déjà pour elle. Enfin, c’est comme tu veux.
Il ramena Chris dans la salle à manger qui lui servait de salon et de bureau, parce que c’était là qu’il travaillait, du moins quand la saison le lui imposait, là qu’il s’étalait, se répandait sans ordre, ni honte, un vrai foutoir, et que s’empilaient ses lectures, heureuses ou douloureuses.
Une belle pièce, de près de vingt-cinq mètres carrés.
Son royaume.

Souvent, à voir Alban vaquer chez lui, à son aise, autant que dans ce studio où il disait vivre, Chris imaginait en lui le fils qu’il aurait pu avoir. Il se demandait même si Alban, de son côté, n’agissait pas avec lui comme il aurait agi avec son père, cette même spontanéité, cette même aisance. Son père, il ne l’avait jamais connu. Que sa mère qui l’avait élevé toute seule. Pourtant, c’est davantage de lui que d’elle qu’il parlait. Ce père qu’il inventait, à qui il dessinait une silhouette aux courbes fragiles, façonnait un visage malléable, comme en pâte à modeler, selon son humeur. Enfant, sa mère ne lui en avait rien dit. Et encore à présent, elle ne lui en disait rien. Comme si elle non plus ne l’avait pas connu. « Je suis le fruit du Saint-Esprit… » avait fait Alban, un jour de tristesse.

— Tiens, dit-il, ton petit verre du samedi soir. Et pour une fois, je t’accompagne. On trinque ?
— On trinque ! acquiesça Chris.
Les deux verres de rouge s’entrechoquèrent.
— Alors, ton histoire, tu me la racontes ?
Chris fit mine de ne pas avoir entendu.
— Pas mauvais, ton vin, observa-t-il. C’est du quoi ? Je suis bête ! Je parie un mondeuse, c’est ça ?
— T’as gagné !
Un vrai bonheur, Alban.
— Je suis passé devant Francioli, tu vois où ? L’occase a fait le larron. Il te plaît ?
— Manque que les gâteaux salés.
Léger temps mort.
Ou plutôt de réflexion.
— Du saucisson de Magland ? suggéra Alban. T’en voudrais aussi ? Ce serait une bonne idée. J’en ai acheté, c’était pour notre repas, comme entrée, mais on peut l’entamer à présent. Qu’est-ce que tu en dis ?
La réponse de Chris, il l’avait déjà dans la tête.
— Economise-toi, dit-il en souriant, j’ai tout compris.
Il se leva, un tour dans la cuisine, et revint bientôt, les mains pleines : saucisson, couteau, assiette.
— Alors, maintenant, je t’écoute…
Il y eut un silence.
Chris hésitait entre Magellan et l’un de ces documentaires sur l’Égypte ancienne qu’on passe si souvent à la télé, mais il comprit que ce soir, ce ne serait ni l’un ni l’autre. Surtout si Martin déboulait à son tour, ce qu’il espérait vivement. D’autant qu’il ne lui avait jamais manqué jusqu’ici. Parce que ce ne serait plus lui qu’Alban écouterait, mais Martin. Et Martin serait content lui aussi d’avoir gagné un auditeur.
Enfin, il commença à narrer sa journée. Ce réveil un peu fou qui l’avait conduit, savoir pourquoi ? sur le balcon, avant qu’il ne prenne sa chicorée et ses biscottes, et ce bout de brioche qui lui restait d’hier. Et cette idée saugrenue qu’il avait eue de poser sitôt son œil sur l’oculaire.
Il raconta à Alban sa stupeur, le tremblement qui lui avait pris les bras, les jambes et, bientôt, tout le corps, lorsqu’il avait relevé la tête et posé son regard au loin, bien au-dessus du lac, en direction de Burzier et des bois environnants, comme pour être certain qu’il n’avait pas rêvé, et que sa longue-vue ne lui jouait pas un mauvais tour, un tour à la noix, une saloperie, rien que pour voir l’effet que ça produirait.
— Mais le mort, Alban, avec mes vrais yeux, je ne l’ai pas distingué. Personne n’aurait pu le voir. Martin non plus, il ne l’a pas vu. Il n’y a que l’œil rivé à l’oculaire qu’on peut apercevoir aussi nettement les choses quand elles sont si loin. Avec un grossissement de soixante-douze fois, même les grimpeurs qui s’accrochent à la pointe Percée ne peuvent me dissimuler la marque de leurs godasses. J’exagère à peine…
Au fur et à mesure qu’il avançait, que sa relation se faisait plus précise, le front d’Alban se plissait, une ride creusée entre ses sourcils. En fait, il n’en croyait pas ses oreilles. Et ses yeux, tout ronds, s’exorbitaient. Ce qui lui en bouchait un coin, c’était le macchabée, plié en deux, se balançant dans le vide, au bout d’une corde nouée à la taille.
— On a tué ce type, c’est ça ?
Chris n’y avait pas songé.
— Tu crois vraiment ? interrogea-t-il incrédule. Je penchais pour un accident.
Alban hocha la tête.
— Non, je ne sais pas, c’était une idée.
Alors, Chris poursuivit.
Il parla de Martin. De la façon dont il avait pris les choses en main. Du pauvre Léo, déconfit, reparti les épaules basses après s’être fait engueuler. De sa journée bousillée. Il parla de Denise et de son René, tout en se disant qu’Alban n’en avait certainement rien à foutre. D’André et de ses gosses. Et de ses réflexions aussi dérisoires que ridicules qui l’avaient traversé, à propos des écrivains d’aujourd’hui – écrivaillons, rectifia-t-il –, des éditeurs qui ne valaient pas mieux, et de ces encenseurs de misère, guère plus futés, mais pompeux, avec leurs airs à faire mourir de rire, mais que d’aucuns admirent. Triste, lamentable humanité… Comme si tout ça pouvait l’avancer à quoi que ce soit. De la bile, de la bile et rien de plus. Et de la fatigue en sus, à maudire si platement, si connement tous ces gens qui le nourrissaient. Amertume ou rancœur ? Tout ça pour tenter de rayer, de raturer, d’effacer cette vision. Ce mort. Ce cadavre.
— Crois-tu vraiment, répéta-t-il, que tout ça soit possible, Alban ? Dis-le-moi. Réponds-moi.
— Tout ça quoi ? Que veux-tu que je te dise ?
Soupir, léger soupir.
— Que c’est absurde, par exemple.
— Sûrement pas, Chris. Ce matin, je suppose, ce qui t’est arrivé n’a pas été anodin. Tu t’es jeté sur ta longue-vue et il y a eu ce type au bout de sa corde. Et quelque chose a refait surface que tu devais refouler ces derniers mois. Est-ce que je me trompe ? Tu ne m’aurais pas parlé comme tu viens de faire, sinon. Avec cette animosité.
— Quelque chose en moi qui se serait réveillé, tu penses ? En même temps que moi ?
— Pas en même temps, rectifia Alban. Seulement lorsque t’as vu le type, là-haut.
— … et que j’avais rangé dans un coin de ma tête ? continua Chris. Ou que je refoulais, comme tu dis ? »

Extraits
« Parfois, il s’interrompait. N’allait pas au bout de sa phrase. Parce qu’il ne parlait pas toujours de Tantz. Ce pouvait être de Xavier, ce pouvait être aussi d’Hélène. Il ne me parlait pas toujours de Tantz, mais son esprit, lui, ne parvenait jamais à l’écarter complètement. À travers Hélène, à travers Xavier, c’était toujours Tantz. S’il avait pu l’attraper, je me dis qu’il l’aurait frappé, qu’il l’aurait amoché comme il faut, et pas seulement avec des mots. Avec ses poings, c’est sûr, ou tout ce qui lui serait tombé sous la main. Une bonne punition, ça oui… En revanche, c’est vrai, de Marc et de Carol, il m’en causait rarement… Quand je serai rentré et que j’aurai déballé les courses, tout ce que Chris m’a demandé d’acheter pour le déjeuner, et ce soir, et demain matin, et que je lui aurai dit quelques mots, je descendrai au sous-sol… J’ai hâte, soudain… Un peu de frissons aussi… Merde, merde, si ça se trouve, peut-être que la mort de Tantz, ce tableau morbide – je ne l’ai pas vu, mais ce n’est pas dur à imaginer -, peut-être que Michel il avait tout prévu. Quelque chose comme ça… Ou pire encore… » p. 134

« Encore aujourd’hui, malgré les années écoulées, il a le sentiment que pour lui, tout s’est arrêté cette nuit du 3 au 4 juillet 90, vers 2 heures du matin.
Bien sûr, lorsqu’il parle de cette nuit du 3 au 4 juillet, il ne fait que reprendre ce qu’on lui a dit et redit pendant des jours, des semaines et des mois… De toute façon, quelle importance à présent? Qu’est-ce que cela changerait si l’accident avait eu lieu une semaine plus tard? En revanche, son père a tant donné de son temps, de son âme, pour lui réorganiser une mémoire, une mémoire véritable, pour que les bribes éparses de son existence, pareilles à un éparpillement d’éclats de verre, retrouvent plus ou moins la place qui était la leur… » p. 143

« Chris avait un job, c’était déjà bien. On devait être en 93. Il avait répondu à une petite annonce parue dans un canard qui n’avait sans doute rien de local. Comment lui était-il parvenu? Les éditions de La Houle cherchaient un correcteur. Elles venaient d’être créées par un type de son âge, il l’avait su plus tard, installé en Bretagne. Lui-même breton et né à Morlaix. Erwan Le Gaec. Erwan… Fou de littérature, il avait décidé de mettre le peu qu’il possédait au service de nouveaux auteurs. Ça aussi, il le lui avait expliqué bien plus tard. Le CV de Chris lui avait convenu, son inexpérience également. Ils travaillent ensemble depuis maintenant vingt-cinq ans. » p. 148

« Carnet n° 4 (extraits)
Lundi 5 décembre 2005, dans la soirée — Qu’en sait-il, ce commissaire, de mon amour excessif? A-t-il au moins des enfants? ou rien qu’un seul? Je donne à Chris ce que je lui dois. Y compris ce qu’il ne me demande pas. Est-ce vraiment trop? Beaucoup trop? Il n’avait pas demandé à vivre. Et pourtant… Il n’avait pas demandé à vivre éclopé, cloué dans un fauteuil roulant. Et pourtant… Alors, Odile et moi, à notre manière, nous l’aidons du mieux que nous pouvons. Sans rien vouloir réparer. Que pourrions-nous réparer? Nous ne sommes pour rien dans ce qui est arrivé. Parce que si je n’ai pu le retenir avant qu’il ne monte dans cette voiture, si je n’étais pas présent, c’est sans doute parce que ce devait être ainsi. Je n’écris pas cela pour me défausser, mais parce que je ne crois ni au hasard ni aux coïncidences. Uniquement au destin. Ou encore à la volonté de Dieu, que je néglige depuis longtemps, c’est exact. » p. 249

À propos de l’auteur
GLATT_Gerard_©DR_ouest_franceGérard Glatt © Photo DR Ouest-France

Gérard Glatt est né en 1944, à Montgeron, quelques semaines avant la Libération. Ses premiers bonheurs, c’est la maladie qui les lui offre, à sept ans, quand une mauvaise pleurésie le cloue au lit pendant des mois : il découvre la lecture. Pendant ses études secondaires à Paris, Gérard Glatt a pour professeurs l’écrivain Jean Markale, spécialiste de la littérature celtique, et René Khawam, orientaliste renommé et traducteur des Mille et Une Nuits. Il rencontre également Roger Vrigny – l’année où celui-ci reçoit le prix Femina – et Jacques Brenner, éditeur chez Julliard. L’un et l’autre l’encouragent à poursuivre ses débuts littéraires. Quelques années plus tard, entré dans l’administration des Finances, il fait la connaissance de Pierre Silvain, sans doute l’une des plus fines plumes contemporaines, qui le soutient à son tour. En 1977, il publie son premier roman, Holçarté, chez Calmann-Lévy. Auteur d’une dizaine d’ouvrages (romans, poésies, livres pour la jeunesse), Gérard Glatt ne se consacre aujourd’hui qu’à l’écriture. Il partage son temps entre la région parisienne et la Bretagne. (Source: Éditions Presses de la Cité)

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