Prix Stanislas 2022 Prix de la SGDL Révélation d’automne 2022
En deux mots
Jean-Luc et Jean-Claude profitent de leur sortie hebdomadaire pour aller prendre un verre au café. C’est là qu’ils croisent un jeune homme qui leur propose de les conduire au centre commercial. C’est le début d’une virée qui les mènera en baie de Somme et déclenchera l’alarme dans leur foyer.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Escapade en baie de Somme
L’un est sous curatelle, l’autre sous tutelle. Jean-Luc et Jean-Claude s’offrent une virée hors de leur foyer. Sous la plume de Laurence Potte-Bonneville, qui signe ici son premier roman, cette sortie va prendre des allures d’épopée initiatique.
Au foyer où vivent Jean-Luc et Jean-Claude, une nouvelle directrice tente une pédagogie plus ouverte et assouplit les règles pour que les pensionnaires puissent vivre mieux. Les deux hommes ont même le droit à une sortie hebdomadaire. Même si elle se limite souvent à une visite au café où Jacqueline veille sur eux. Elle sait qu’ils ne peuvent pas consommer d’alcool et que les jeux de loterie leurs sont interdits. Mais ce soir la chance est de leur côté. Florent leur propose de les conduire au centre commercial où ils pourront valider une grille de loto.
Le trio entame alors un périple qui va le marquer à tout jamais. Sans dévoiler plus avant le détail de leurs péripéties, on dira que les phoques de la baie, la doudoune de Jean-Claude, une classe verte et deux gendarmes vont croiser leur route.
Alors que la directrice du foyer cherche à retrouver ses deux pensionnaires – son coup de fil aux autorités est un morceau d’anthologie – on hume avec bonheur l’air du large.
Cette parenthèse, qui permet pour un temps au mec à la doudoune blanche et à son balèze de copain de se sentir enfin libres, nous permet de jeter un regard différent sur le handicap.
Laurence Potte-Bonneville, qui travaille avec les handicapés, met son expérience au service de ce récit d’une belle humanité. Il n’y a cependant rien de larmoyant dans ce texte qui se rapproche bien davantage de la loufoquerie d’un Forrest Gump et pose un regard attentionné sur ceux qui dévient de la norme.
Soulignons aussi combien ce road-movie en baie de Somme est construit avec poésie et humour. Les personnages y sont détaillés en quelques lignes qui les rendent immédiatement visibles, les dialogues sonnent juste, le regard du phoque sur ces drôles de bestioles qui gesticulent à quelques mètres de son espace vital est d’une belle lucidité. Bref, voilà un premier roman habilement ficelé. De ceux que l’on referme en espérant voir leur auteur nous proposer de nouvelles aventures.
Jean-Luc et Jean-Claude
Laurence Potte-Bonneville
Éditions Verdier
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9782378561352
Paru le 25/08/2022
Où?
Le roman est situé principalement en France, en baie de Somme, en passant par les Avendières, Villers-les-Pots, Genligny, Villers-la-Côte, Ernangy, la pointe du Hourdel, Saint-Valery, Cayeux, Le Tréport, Le Crotoy, Saint-Soufflets et Abbeville.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Dans ce café d’un petit bourg où Jean-Luc et Jean-Claude ont la permission, tous les jeudis, de venir boire un verre (sans alcool), les choses prennent ce jeudi un tour inhabituel.
D’abord, il y a ce gars, ce jeune gars aux cheveux si blonds, qui émerveille les deux amis parce qu’il vient d’Abbeville. Et puis demain c’est vendredi, le jour de l’injection retard de Jean-Luc, qui sent en lui quelque chose gronder. Peut-être un écho de la tempête qui vient de balayer tout le canton, et qui met en danger les phoques de la baie, pour lesquels Jean-Claude se fait tant de souci… Il suffira d’un rien, d’une contrariété, un billet de loto qu’on refuse de valider à Jean-Claude pour que tout se dérègle. Sous la pluie battante, le gars blond prend les deux amis en voiture. Au Foyer, où ils ne sont pas rentrés à 18 heures, l’inquiétude monte. Il faut prévenir les gendarmes.
Où vont-ils ? On ne sait pas très bien, au PMU peut-être. Et ce gars, que leur veut-il, à eux qui sont si vulnérables ?
Du souci, il en sera beaucoup question dans cette histoire dont une vieille dame et une phoque sont les témoins silencieux, et les collégiens d’une classe découverte des témoins beaucoup plus agités. Sur le parking d’Intermarché, ça ne se passe pas très bien. Faut-il partir encore plus loin, là où la virée pourrait devenir dangereuse ?
On cherchera des abris. Les trouvera-t-on ?
Aujourd’hui, c’est vigilance orange. Demain c’est vendredi. Le jour de voir les phoques ?
Les premières pages du livre
« À quelques mètres au-dessus d’elle, la tempête fait rage. Elle avait préféré replonger pour trouver des eaux plus calmes et cette rencontre fortuite aurait dû la conforter dans son désir de fuir, mais elle interrompt sa course désordonnée pour se maintenir en suspension et accompagner un instant le corps dans sa chute vertigineusement molle.
Elle palme, elle ondule, hésite et s’enroule en spirale autour de cette créature fascinante qu’aucune énergie ne semble plus mouvoir.
C’est trop gros pour être chassé, trop inerte aussi, mais elle identifie la silhouette pour en avoir vu de semblables effectuer à terre des sarabandes bruyantes et compliquées qu’elle observait à distance, toujours. Il faut se garder de leurs enjambées dévastatrices et du vacarme effroyable de leurs hélices.
Elle a beau l’effleurer de ses nageoires, il demeure indéchiffrable. Elle ne comprend pas pourquoi il a renoncé à nager. Il serait si simple de contracter ses muscles et de se remettre en mouvement pour éviter les débris qui crèvent la peau des vagues et risquent à tout moment dans leur chute de les harponner ou de les assommer.
Pour pouvoir plonger, encore et encore, elle a ralenti le rythme de son cœur et il ne bat plus qu’à de longs intervalles, lui rappelant à chaque pulsation qu’elle est seule et qu’elle ignore jusqu’où les autres ont bien pu dériver, et où elle peut bien être.
De s’arrêter ainsi, au milieu du tumulte, ça la calme presque. Le corps poursuit sa lente descente que rien ne semble affecter.
« J’ai faim », lui dit-elle.
Il ne répond pas.
« J’ai peur », lui dit-elle.
Il pivote d’un quart de tour. Autour d’eux câbles arrachés, caisses en morceaux, tôles tordues sombrent en zébrant les profondeurs. Des millions de bulles d’air enveloppent leurs angles tranchants dans une effervescence innocente.
Il lui reste peu de temps. Elle va devoir remonter bientôt pour respirer mais elle ne sait où refaire surface. Elle a nagé si loin du banc. Et en vérité, elle meurt de faim car depuis des heures elle n’a rien pu capturer dans ce chaos liquide.
« J’ai faim », insiste-t-elle. Et elle appuie le bout du museau sur ce torse impassible.
Elle va bientôt manquer d’oxygène. Ça n’a pas l’air de l’émouvoir et sous sa légère poussée, il se contente d’esquisser un vague mouvement de recul. Son ciré ouvert s’évase en corolle derrière ses épaules et sa tête.
Des plis du vêtement émerge un très joli merlan qui s’y était réfugié. Une onde de joie parcourt ses moustaches. D’une brève ondulation, elle atteint le poisson et le saisit dans sa gueule.
Elle voudrait le remercier mais il continue de s’enfoncer, délivré de toute vitalité et toute peur. Les bandes réfléchissantes qui ornent sa veste luisent faiblement tandis que son poids l’entraîne vers le fond sans à-coups ni entraves. Elle suit du regard la disparition progressive de cette étrange bigarrure.
1
« Allez, à lundi, madame Baudier.
— À lundi », fait-elle depuis le portail pendant que l’infirmière ouvre la portière de sa Clio.
L’averse vient de cesser et les gouttes filent leur petit chemin froid le long des losanges du grillage. Ça sent le jardin mouillé. Elle referme le portail en suivant du regard la voiture qui démarre et s’en va, de l’eau de pluie plein la paume.
Il ne fait pas bien chaud, dans les neuf et quelques, mais elle a mis son gros gilet pour profiter un instant du dehors et du frais. Ceux qui travaillent sont au travail, les gamins à l’école, en face pas un chat dans le café, une voiture traverse le bourg par-ci par-là, elle se laisse un peu aller dans le creux de l’après-midi, avant de se remettre à faire « son petit fourbi » comme elle dit au téléphone à sa fille.
C’est bientôt l’heure d’été.
Le passage à l’heure d’hiver lui fiche toujours un coup au moral. Elle et les vaches, plaisante-t-elle, ça ne leur réussit pas ce jour dont on leur tire en douce une heure de sous les pieds dès Toussaint. C’est un grignotement qui la fatigue. Il paraît que c’est la dernière année à cause de l’Europe, elle attend de voir.
Quant à l’arrivée du printemps, elle ne sait plus trop ce que ça lui fait.
Elle ne rentre pas tout de suite, pour faire provision de lumière grisée, se ravigoter l’âme au miroitement des flaques.
Par la vitrine en face, elle aperçoit Jacqueline qui passe un coup de balai, bonjour de la main, et retourne s’activer derrière son comptoir.
Une petite voiture bleu foncé ralentit devant le café, et s’arrête le long du trottoir dans un bourdonnement d’infrabasses. La portière avant éraflée et la démarcation tracée par l’essuie-glace dans la crasse incrustée malgré la pluie récente ne lui échappent pas.
Elle déchiffre l’inscription absconse du bandeau autocollant posé au ras du coffre sur la lunette arrière. Herbalife. J’ai la forme maintenant. Demandez-moi comment. Ma foi oui, je me demande bien comment, pense-t-elle.
Le moteur et le bourdonnement s’interrompent et un jeunot tout blond sort de la voiture, il porte des baskets d’oiseau des îles, et une veste ouverte sur son polo, bien trop légère pour le temps qu’il fait, marquée Adidas en long en large et en travers.
Ça rentre au café en plein milieu de l’après-midi, ça n’a pas l’air de courir après le boulot même si ça a la forme maintenant. Est-ce que ça a vraiment la forme, d’ailleurs ? Les temps sont durs aussi pour les jeunots, et puis on les a trop habitués. À quoi au juste, une incertitude l’effleure, elle ne sait pas trop. À leurs téléphones et à leurs baskets peut-être, ou à manger sans horaires. Comme elle n’a pas eu cette chance, d’être grand-mère, elle ne sait pas trop. Ces cheveux blonds c’est bien joli quand même.
Elle fait demi-tour pour rentrer chez elle. Elle contemple les tiges de ses rosiers emperlées de pluie. Elle a eu la main un peu forte en les taillant. Comment vont-ils s’en sortir cette année ?
Elle se réjouit à la pensée des pélargoniums qui vont refleurir sur la fenêtre de sa cuisine. La corvée ça va être de les remonter de la cave. Elle essuie ses pieds sur la grille, et puis sur le paillasson à l’abri de la marquise.
Tant qu’on peut respirer sur le pas de sa porte c’est qu’on reste libre, pas vrai, autonome c’est ça qui compte. Sentir autour de soi l’air tout embaumé d’eau. Autonome.
2
Il laisse refroidir son café au lait.
On va le savoir que c’est vigilance orange. Ça tourne en boucle au fond de la salle. Rues inondées, voitures à demi immergées. Le gros bordel vers les Avendières et Villers-les-Pots, élus locaux, l’autoroute fermée à hauteur de Genligny. On voit la carte avec les prévisions météo.
Avec les dents, il coupe une petite peau au ras de l’ongle de son index. Il a pu brancher son portable qui recharge. La patronne lui apporte son sandwich au pâté. Derrière lui la porte s’ouvre, elle claironne un « Bonjour messieurs » et retourne derrière son comptoir. Elle va peut-être arrêter de le mater.
Ils sont deux à rentrer, un petit mec engoncé dans une doudoune blanche on ne voit que ça et ses oreilles décollées, qui va s’asseoir au bar pendant que l’autre, un balèze, reste debout. Un ours et un rat entrent dans un bistrot, le début d’une bonne vanne.
Ils auraient le temps de s’installer à une table mais Jean-Claude préfère le comptoir, ça lui rappelle les virées à Abbeville. Il ne s’asseyait jamais.
« Mais c’est vrai qu’on est déjà jeudi ! Qu’est-ce qu’ils prendront aujourd’hui ces messieurs ? » Elle leur sourit. Lui, il se tourne vers l’écran, cale ses coudes sur la table et mord dans son casse-dalle. Il est jeune, il a le ventre vide depuis le petit déj’, il a faim. C’est normal. Et maintenant, on le lâche.
C’est Jean-Luc qui passe la commande, ils font toujours comme ça. Ils décident à l’avance sur le chemin de ce qu’ils vont prendre. Ça dépend du temps qu’il fait et aussi de ce qu’ils ont pris la semaine d’avant. C’est Jean-Luc qui s’en souvient pour eux deux parce que Jean-Claude ne se rappelle pas ce genre de choses. Pour aujourd’hui ils se sont mis d’accord, Jean-Claude avait encore envie d’un coca mais Jean-Luc a proposé de prendre plutôt un Orangina Light à cause des insomnies et du diabète. Christiane a bien répété tout à l’heure « attention au sucre Jean-Claude », mais ça n’était pas la peine, Jean-Luc n’oublie pas ce genre de choses.
« Alors pour lui, un Orangina Light s’il vous plaît, et pour moi un chocolat chaud. »
La doudoune a parlé. Sans bouger et d’une traite. Une gelée de voix nasillarde et qui tremblote. Il n’a absolument rien compris à ce que le mec bafouillait, sauf à la fin cho-co-la-cho, mais faut croire qu’elle, elle a tout capté.
« On vous met la musique ? Si ça dérange pas le jeune homme. Ça vous dérange pas ? »
Le jeune homme c’est lui. C’est à lui qu’elle parle. Il repose son sandwich sur l’assiette en faisant non de la tête. « Non, ça me dérange pas. »
Elle met Radio Nostalgie. Il boit son café au lait. Il finit son sandwich, va pisser.
En sortant des toilettes, il voit Doudoune balancer la tête à droite à gauche en remuant les lèvres, les yeux mi-clos.
J’ai trop saigné – chtoong tom
sur les Gibson – chtoong tom
J’ai trop rôdé – dans les – tobaccoraudes
L’autre est toujours debout, son verre d’Orangina à la main, les yeux rivés à l’écran.
Sa cuillère écume la mousse de lait. Jean-Luc connaît cette chanson presque par cœur.
Bonne ! Bonne ! Bonne !
Sous la mousse, la surface calme du chocolat lui fait penser à des choses puissantes, raccord avec cette musique. Bonnes.
La guitare est rugueuse et sauvage, chtoong tom, et la voix de J.-J Goldman s’épaufre dans les aigus.
Pas mal de feelin’
et de
décibe-els
Le chaud de la boisson se répand sous sa peau. Les lettres bleues sur ses phalanges tambourinent contre le zinc. C’est jeudi.
Jean-Jacques G. et Jean-Luc, on est ensemble, à fond. J’ai pas oublié les paroles de cette musique, bonne, bonne, bonne. Je bois à longs traits le chocolat fumant comme un cheval fourbu. Je suis venu ici pour retrouver mon calme. Demain je ploierai l’encolure pour faire bon accueil à l’injection retard. Demain c’est le deuxième vendredi du mois, le jour de retrouver la placidité, j’essaie de contenir jusqu’à demain mon inquiétude et mon impatience, qui piétinent dans la terre sombre. Maîtriser cette chose qui monte derrière l’horizon dans un grondement sourd, mon œil ne doit pas se révulser ; mon pote Jean-Claude avec moi qui ne triche pas, la musique et le chocolat chaud pour guider mes pas jusqu’au deuxième vendredi du mois, 10 h 30.
Quand elle
ne triche pas
Quand elle
guide mes pas
On voit à présent un large fleuve, et un pont sur lequel tournent des gyrophares. La caméra vire en panoramique pour dévoiler des champs inondés, et dans le coin de l’écran en bas à droite, le front barré par le souci, la journaliste parle dans un micro au sigle de France 3 Régions. Un serpentin se déroule en continu en bas de l’image, avec des mots noirs et parfois des mots rouges, qui tous vont trop vite. On ne se souvient de rien.
« Ça a beaucoup plu, hein », dit la patronne en pointant le menton vers la télé. Jean-Claude sourit largement et tourne vers elle les globes très blancs et très bleus de ses yeux écarquillés dans un étonnement feint. Il sait bien que ça a beaucoup plu. Il a vu la télé au foyer ce matin. Mais il jouit de figurer encore la surprise et de lever haut les sourcils en regardant la patronne. Oh que oui que ça a beaucoup plu, là-bas, on leur a bien expliqué, c’est pas tout près d’ici. On ne craint pas grand-chose au foyer. C’est plus loin, c’est vers la baie. Mais il faut faire attention quand même, c’est vigilance orange. »
Laurence Potte-Bonneville est née en 1964 à Saint-Denis. Elle a été successivement élève institutrice, secrétaire dans une entreprise de transports, puis pour un constructeur de décors de théâtre avant de reprendre des études. Après une maîtrise en information et communication et un diplôme d’école de commerce, elle s’engage professionnellement dans la lutte contre le sida. Nous sommes en 1993 et les trithérapies ne sont pas encore disponibles. À partir de cette expérience fondatrice, elle ne cessera de travailler dans le monde associatif, au service de personnes précaires ou fragilisées par la maladie, physique ou mentale. L’écriture l’accompagne. Elle est actuellement directrice générale adjointe d’une fondation intervenant dans le champ du handicap. Elle a publié des textes dans la revue Vacarme (disponibles sur le site), ainsi que pour la revue Jef Klak. Jean-Luc et Jean-Claude est son premier roman. (Source: Éditions Verdier)
En deux mots
Clarisse a décidé d’offrir une escapade amoureuse dans sa ville natale à Jamel. La romancière en mal d’inspiration et le poète confidentiel prennent la direction de la ville côtière où elle a grandi. Mais à peine arrivée sur place, elle perd ses repères.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Une semaine en bord de mer
Frédérick Houdaer peut déployer ses talents de poète et de romancier dans ce court roman qui retrace l’escapade d’un couple en bord de mer. Un retour aux sources qui va très vite prendre un tour fantastico-burlesque. À moins qu’il ne s’agisse d’un roman noir.
Saluons d’emblée l’atmosphère très particulière de ce roman qui relate l’escapade que s’offre un couple – lui aussi très particulier – dans une ville côtière de la mer du Nord qui ne sera jamais précisément située. Une atmosphère que l’on peut retrouver chez Simenon par exemple. Car cette escapade amoureuse ne va pas tarder à se teinter de mystère jusqu’à devenir de plus en plus sombre au fil du récit.
Tout avait pourtant commencé comme un jeu entre Clarisse et Jamel. Établir une liste des endroits à visiter puis trouver un consensus pour prendre le large. Entre la romancière qui a connu son heure de gloire avant de tomber en panne d’inspiration et le poète aux tirages confidentiels, il s’agissait aussi de raviver la flamme. De ce point de vue, la ville natale de Clarisse pourrait fort bien faire l’affaire. Car même si elle n’y avait pas remis les pieds depuis fort longtemps, elle pourrait guider son homme dans les rues de la ville qui avait été entièrement reconstruite après la Seconde guerre mondiale qui avait quasiment rayé la localité de la carte.
Avec un peu de chance, elle retrouverait même des amies d’enfance, des camarades de classe qui avaient choisi de rester là, contrairement à Clarisse, parisienne d’adoption.
Est-ce sa mémoire défaillante? Est-ce la topographie de la ville qui s’est par trop modifiée au fil des ans? Toujours est-il que Clarisse n’arrive plus vraiment à situer les choses. Il lui semble même que les statues qui quadrillaient la ville et servaient de point de repère avaient été déplacées.
Même le banc de son enfance, lié a tant de souvenirs, n’est plus à son emplacement. Et quand ils dégustent des fruits de mer au restaurant, elle ne semble pas posséder la manière de décortiquer les crustacés.
Alors le doute s’installe dans l’esprit de Jamel. A-t-il affaire à une affabulatrice? Clarisse le mène-t-il en bateau? Et si oui, pour quelle raison? Avec Jamel le lecteur se perd en conjectures.
Mais n’oublions pas que l’on a affaire à un poète, que lui aussi peut soigner un jardin secret surtout si des vapeurs alcoolisés viennent se mêler à ses déambulations.
Frédérick Houdaer nous entraine dans un jeu de piste ludique, pour reprendre les termes de Grégoire Darmon dans sa préface (voir ci-dessous) qui remet en perspective le roman dans l’œuvre du poète et romancier. Un jeu auquel on se prend très vite, car on sent bien qu’il va nous réserver bien des surprises. Et de ce côté-là aussi, on va être gâté. Une petite semaine pour une grande aventure!
Chez elle
Frédérick Houdaer
Éditions Sous le Sceau Du Tabellion
Roman
128 p., 21 €
EAN 9782958177119
Paru le 5/01/2023
Où?
Le roman est situé principalement en France, dans une ville côtière qui n’est pas précisément située.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Parce que ça commence comme une histoire d’amour presque banale, le fantastique discret qui s’invite au détour d’une page pourrait bien vous faire perdre les pédales. D’ailleurs tout est ici perte d’équilibre : on se ruine les chevilles sur les galets, on trébuche sur les falaises, on vacille de faux souvenirs en vrais mensonges, on titube de bar en bar. Le roman est entièrement construit pour mettre votre équilibre à l’épreuve, tout en sauts de puce, flash-back, ellipses, béant comme des trappes sous vos pieds candides, changements de ton et de décor brutaux.
Clarisse a décidé d’offrir une escapade amoureuse dans sa ville natale à Jamel. La romancière en mal d’inspiration et le poète confidentiel prennent la direction de la ville côtière où elle a grandi. Mais à peine arrivée sur place, elle perd ses repères.
La Préface
« Ça devrait être écrit en gros sur la page de garde de tous les manuels de géographie:
MÉFIEZ-VOUS DES VILLES NATALES.
Surtout lorsqu’elles sont au bord de la mer, qu’il y a des falaises, qu’elles ont été reconstruites à 99 % après la dernière guerre.
Les lieux oubliés sont plein de pièges. La faute à ce bordel d’approximations et d’affects mal cautérisés qu’est notre mémoire, mais pas que. La faute aussi à la faculté de certaines villes (portuaires notamment) à laisser proliférer les fantômes. Et, c’est bien connu, il ne faut jamais, au grand jamais, se laisser entraîner à un jeu de cache-cache avec des fantômes.
C’est ce que semblent avoir oublié Clarisse et Jamel, les héros de Chez elle. Elle, est une romancière ayant connu son heure de gloire et désormais à moitié oubliée. Lui, un poète habitué à vendre 300 bouquins et servir de caution culturelle à des mairies de province en manque de respectabilité. Elle, est vraie-fausse bourgeoise parisienne ne vivant que sous pseudo. Lui, un provincial pas plus complexé que ça.
Ils ont la quarantaine, ils s’aiment. Et ça leur suffit comme sort de protection pour s’autoriser, impunément, une virée nostalgique dans sa ville natale à elle, entre dégustation de tourteaux et marches sur la plage, façon Lelouch.
Ce serait oublier que Frédérick Houdaer a commencé sa carrière dans le polar, avant qu’un voyage au Québec en 2003 le transforme, par un phénomène mal expliqué par la neurobiologie, en poète.
Au fil des années, il est devenu un des principaux animateurs de la scène poétique lyonnaise, comme éditeur et organisateur d’événements. De quoi faire parfois oublier que l’animal est, avant tout, écrivain. Ce qui est assez scandaleux : d’Angiomes (2005) au récent Pile poil, il a pourtant développé une poésie singulière, immédiatement reconnaissable, avant de revenir aux genres narratifs avec le roman Armaguédon strip (2018) et les nouvelles de Dures comme le bois (2022, avec Judith Wiart).
Encore que ces mots soient aussi piégés. Aficionado de la poésie états-unienne du siècle passé, l’auteur a ruminé Bukowski, Carver et Brautigan. Sa poésie est essentiellement narrative. Ses recueils, des suites d’instantanés en vers libres et généralement au présent, d’une concision presque journalistique, et truffées des marques d’époques – name dropping, marques – refusant toute grandiloquence. Presque des polaroïds.
On a pu classer un peu abusivement cette œuvre comme poésie du quotidien. Ce n’est pas totalement faux, mais très incomplet : si on pense à Bénabar ou à Delerm (l’un ou l’autre) on tape à côté. Chez Houdaer, il y a de la magie partout.
Sauf que cette magie (noire ou blanche) ressemble à tout sauf à ce qu’on associe généralement à ce mot. Elle est planquée entre les lignes, dans une allusion un peu mystérieuse, une correspondance a priori fortuite. Et quand la tapisserie du réel se décolle sournoisement pour faire place à rien d’identifiable il est trop tard, vous vous êtes pris les pieds dedans.
Si je m’attarde autant sur ces poèmes, c’est que Chez elle dialogue intensément avec eux: si vous connaissez bien l’œuvre du zig, vous en reconnaîtrez certains, mis en prose et s’intégrant douillettement au récit. C’est ludique, d’accord. Mais ce n’est pas pour ça que ce n’est pas sérieux, ou même dangereux. Encore un jeu de piste, encore des fantômes, peut-être un signal d’alerte. Chez elle est truffé de choses cachées: mines enterrées depuis la dernière guerre en attendant la bonne semelle, Pokemons envahissant les lieux les plus saints de la culture patrimoniale, œuvres d’art subventionnées monumentales, qui se déplacent toutes seules la nuit…
Parce que ça commence comme une histoire d’amour presque banale, le fantastique discret qui s’invite au détour d’une page pourrait bien vous faire perdre les pédales. D’ailleurs tout est ici perte d’équilibre: on se ruine les chevilles sur les galets, on trébuche sur les falaises, on vacille de faux souvenirs en vrais mensonges, on titube de bar en bar. Le roman est entièrement construit pour mettre votre équilibre à l’épreuve, tout en sauts de puce, flash-back, ellipses, béant comme des trappes sous vos pieds candides, changements de ton et de décor brutaux.
Il ne s’agit pas de tours de passe-passe gratuits d’un romancier content de ses effets de manche: c’est la substance même du roman. Si Chez elle paraît à première vue moins violent, amer et grinçant qu’Armaguédon strip, méfiez-vous en: il pourrait vous rappeler certains cauchemars, certains contes dans leur version non expurgée, ou certaines fables cruelles.
Mais sans morale pour vous rassurer à la fin.
À vous de vous démerder avec. Grégoire Damon
Les premières pages du livre Jeudi
— C’est la fausse bonne idée la plus catastrophique que j’ai jamais eue.
Elle répète cette phrase dans le tram, en sanglotant. Depuis trois stations. Depuis trois stations, elle exagère, elle se montre injuste envers elle-même. Elle se déverse. Tu lui as déjà filé tous les mouchoirs en ta possession. Et tes avertissements ? Elle n’en a tenu aucun compte. Elle reste debout, à trembler, se fichant du regard des autres passagers, des façades de briques qui défilent derrière les vitres, des hoquets de votre rame. Elle liste les dernières conneries qu’elle a faites, dites, attirées. C’est aussi long et ennuyeux que le générique d’un blockbuster. Elle surprend son reflet dans une vitre, son fantôme qui parcourt les quartiers de sa jeunesse, Clarisse n’a plus peur des clichés, elle est bien au-delà de ça. Elle se plaint de ne ressembler à rien. C’est faux. Elle ressemble à une Reine Sinusite, ce sera son surnom du jour. Ses cheveux restent de toute cascade, de toute beauté. Ses yeux verts traversent tout. Sa morve est d’un vert profond également, d’un vert forêt, du vert de la mousse dans les contes de fées. Après avoir vidé ton paquet de mouchoirs, elle semble prête à descendre du tram, à héler les hommes de passage, à leur voler des kleenex. Quand la rue sera devenue déserte, elle finira par se moucher dans ses manches, dans ses cheveux… Elle restera verte, à l’intérieur.
— Je me suis laissée surprendre. J’ai été dépassée, Jam’… Je regrette toutes les horreurs que je t’ai dites.
Comment lui en vouloir ? Tu as su ce qui l’attendait. Tu as essayé de lui en parler hier, dans le train. Tu as même insisté lourdement: retrouver sa ville, remettre à jour certains de ses souvenirs, ce ne serait pas comme réactualiser une page web, cela lui coûterait plus qu’un simple clic. Elle a fait semblant de t’écouter, tu n’es ni médium ni psy, mais tout de même, tu fais « poète » de ta vie, elle te savait capable de sentir bien des choses arriver. Comme n’importe quel météorologue amateur.
Sauf que… sitôt arrivée ici, sitôt vos affaires posées à l’hôtel, elle est entrée dans son fameux mode électrique et elle vous a entraînés jusqu’à la plage de galets où chacun de vous a laissé une cheville. Cela a bien commencé.
Le tram frôle la rue des piétons et des banques, fait mine d’ignorer les cases de pierre du pouvoir local et les gens qui retirent leurs sous aux distributeurs, puis s’arrête un peu plus loin, accompagné de sa série de petits bruits qui ne vous fait plus sourire. Sortent des voiles, rentrent des epods. Clarisse veuf quitter la rame, tu la stoppes. Tu te lèves, et tu ne bouges plus, tu lui bloques le passage à ta Reine Sinusite. Cela suffit. Ce n’est pas là que vous descendez. Elle se rassoit. Son sens de l’orientation reste médiocre malgré sa connaissance de la cité. Ça ressemblerait à quoi, un G.P.S. paramétré à base à souvenirs ? Réglé sur ses souvenirs à elle ?
Un type monte et voit son ticket, pourtant vierge, être refusé par la machine. Ça n’a pas l’air de l’inquiéter. Il n’insiste pas et va s’asseoir en expliquant à voix haute
— ‘La pris un mauvais pli dans ma poche.
Le tram redémarre, tu comprends – trop tard – que si Clarisse a voulu descendre, c’était pour marcher sur une distance plus longue jusqu’à votre hôtel. Tu te tournes vers elle. Elle recommence à pleurer, mais plus discrètement cette fois.
‘La pris un mauvais pli dans ma poche.
Tu ressors de ton sac le Guide du routard. Cette fois elle ne te supplie pas de le ranger, sous prétexte qu’elle ne veut pas avoir l’air d’une touriste dans sa ville natale.
— Pourquoi je t’ai demandé de m’accompagner ?
Elle ne t’a pas forcé à la suivre. Tu vous revois dans votre piaule parisienne, chacun avec sa liste fraîchement établie. Vous aviez noté et numéroté par ordre de priorité des noms de villes à découvrir main dans la main: Porto, Ostende, Bonifacio… Il y avait même Venise qu’aucun de vous deux n’avait arpenté en amoureux, à plus de quarante balais. Fallait-il que vos ex aient été d’incroyables nullités pour que vous établissiez ce constat à vos âges.
Tu avais repéré le nom de la ville portuaire tout en haut de sa feuille. Tu avais plaisanté, maladroitement. « Celle-là » de destination ne vous ruinerait pas. Pourquoi pas Le Havre ou Dunkerque, tant qu’on y était ? « Celle-là », t’avait précisé Clarisse, « j’y suis née ». Trente années qu’elle n’y était pas retournée. Elle s’était jurée que le jour où elle trouverait l’homme de sa vie, elle irait là-bas avec lui.
Tu as joué le jeu, Jamel. C’est elle, qui… Se souvient-elle de tes mises en garde répétées depuis Saint-Lazare ? De ta petite histoire ? Toi aussi, tu es retourné dans le bled de ton enfance. Un coin que tu avais longtemps boudé. Toi aussi, tu as cru à une sorte de pèlerinage excitant et indolore (il n’y a bien que ceux de votre génération, les enfants des baby-boomers tarés, pour s’imaginer cela possible). Toi aussi, tu t’en es mordu les doigts. Chaque mètre carré de ton village, en raison des précieuses vignes qui le bordaient, était resté intact. Tu n’aurais pu en dire autant de toi, de retour de ta petite expédition. Quant à ta mère, elle s’était simplement foutue de toi. Même pas méchamment.
Le tram est pris de soubresauts. Vous êtes tous secoués. Particulièrement un jeune couple debout, à l’extrémité de la rame. La fille tient son mec par le sac à dos qui le déséquilibre. Elle les retient par la poignée, le sac et le mec.
Clarisse ne les voit pas. Elle ne regarde que toi.
— Maintenant, je te crois. Je prendrai au sérieux tes futurs avertissements. »
Né en 1969. Frédérick Houdaer habite à Lyon depuis l’âge de 11 ans. Une soixantaine de textes (nouvelles, poèmes) publiés dans diverses revues françaises et québécoises. Début 2001, une dizaine de ses textes est retenue pour l’anthologie Les Nouveaux Poètes français publiée aux éditions Les Lettres du Temps – Jean-Pierre Huguet. Il a exercé de nombreux petits métiers (trieur de verre, vendeur au porte-à-porte, agent d’accueil au Foyer Notre-Dame des Sans-Abri, veilleur de nuit dans une résidence de personnes âgées, etc.). (Source: lasemainedelapoesie.fr)
En deux mots
Après des études supérieures bâclées, Nouk est engagée par Olaf, un éditeur-prédateur qui la met dans son lit avant de la congédier de son harem. Elle trouvera alors un nouveau poste d’éditrice chez Werther, dont le profil n’est guère différent.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Quand les maisons d’édition étaient des harems
Geneviève Brisac raconte le parcours d’une jeune femme dans deux maisons d’édition à la fin du siècle passé. Les enchanteurs est roman autobiographique, mais aussi une réflexion mordante sur le jeu du sexe et du pouvoir.
Ceux qui suivent le milieu littéraire parisien se souviennent de quelques affaires retentissantes après les révélations de #metoo au cinéma et la libération de la parole qui s’en est suivie. L’ironie de l’histoire veut que les maisons d’édition, qui ont relayé la parole des femmes agressées, se sont à leur tour retrouvées montrées du doigt. Geneviève Brisac ne brise pas un tabou en racontant l’histoire de Nouk, mais elle met en lumière des pratiques trop longtemps occultées. Quand les éditeurs jouaient de leur pouvoir pour aligner les conquêtes.
On entre dans la vie de Nouk dans les années 1970, au moment où elle découvre l’École Normale Supérieure de Fontenay. Mais elle ne se sent pas du tout à l’aise dans la prestigieuse école et s’enfuit très vite pour s’engager pour des causes plus nobles comme par exemple celle les Chiliens pris sous la botte de Pinochet.
C’est alors qu’elle croise la route d’Olaf qui, comme ce nom ne l’indique pas, est un Breton qui publie des livres de mer et de marins. Il l’engage au sein de son harem, comme le soulignent sans aucune ironie ses deux acolytes. Nouk aura le droit de s’asseoir à côté du patron, puis de coucher avec lui jusqu’au jour où un autre «petit cul» vient prendre sa place et où elle est invitée à faire ses cartons. Exit l’assistante. Elle va alors retrouver du travail chez un amateur d’art contemporain, passer d’Olaf à Werther. D’un harem à un autre, en quelque sorte. Car Werther n’est différent d’Olaf que dans le fait d’avoir une maîtresse officielle. Pour le reste, il aligne lui aussi les conquêtes comme autant de trophées de chasse. «Werther m’avait entraînée chez lui, un jour, je dirais presque pour la forme, par principe, et je n’avais pas dit non, allez savoir pourquoi, il prétend que nous avons recommencé, je crois qu’il se trompe. Je n’ai jamais aimé monter chez lui. Ce jour-là, j’ai eu l’impression comique d’être un lièvre dans la gueule d’un chien.»
Ici pas de problème de consentement, pas davantage d’accusation d’agression sexuelle et encore moins de viol. Mais c’est sans doute toute la subtilité du récit. Ce machisme est tellement ordinaire qu’il ne vient même pas à l’esprit des victimes de s’en plaindre. Au contraire, les filles du harem en viendraient plutôt à se jalouser.
Geneviève Brisac raconte avec un semblant de détachement le quotidien des maisons d’édition il y a quelques décennies. Et en la lisant, on se pose inévitablement la question de savoir ce qui a changé depuis.
Si Nouk, le personnage de fiction que la romancière a mis en scène à de nombreuses reprises depuis Les Filles, choisit de s’émanciper – un peu contrainte il est vrai – elle laisse derrière elle quelques proies plus dociles et quelques interrogations sur l’intégrité d’un univers dont la misogynie est désormais plus qu’établie. Gageons que la plume aussi délicate que virulente de Geneviève Brisac aura quelque écho dans le petit cercle des maisons parisiennes bien établies.
Les Enchanteurs
Geneviève Brisac
Éditions de l’Olivier
Roman
192 p., 17€
EAN 9782823618754
Paru le 7/01/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.
Quand?
L’action se déroule des années 1970 au début du XXIe siècle.
Ce qu’en dit l’éditeur
À dix-huit ans, Nouk pensait que le monde allait changer de base. Il semblerait que quelque chose ait mal tourné…
Nouk est rebelle, insolente. Quand Olaf l’embarque dans sa maison d’édition, elle n’imagine pas qu’il puisse un jour se séparer d’elle. C’est pourtant ce qu’il fait. N’a-t-elle vraiment rien vu venir ?
Avec Werther, c’est autre chose. Ce grand éditeur, excentrique et visionnaire, devient son mentor. Mais il se montrera incapable de la protéger.
Cinglant, poétique, d’un humour féroce, Les Enchanteurs jette un regard lucide sur le mélange détonant que forment le sexe et le pouvoir dans l’entreprise.
Mais c’est d’abord la désillusion, la colère et la mélancolie que convoque ici Geneviève Brisac, dans un hymne à la résistance, c’est-à-dire à la vie.
Les premières pages du livre CHAPITRE 1 Une vie entière
Le cœur battant, le cœur lourd, elle remplit le coffre de sa voiture. Je la vois de dos pour le moment. Un dos étroit, des cheveux fous.
Je sais qu’il y a là sa vie entière. Le coffre déborde de tracts et d’affiches, il sent la cigarette et l’encre, on y trouve aussi un duvet gris, des bières et un sac de voyage.
Cette voiture est son bien le plus précieux. Un bien de couleur bronze. Doré presque. Un carrosse. Des camarades ouvriers de l’usine Renault à Flins la lui ont vendue à bas prix.
Voiture dorée vaut mieux que bonne renommée.
Elle emménage aujourd’hui à l’École normale supérieure des filles-qui-n’ont-pas-fait-de-grec.
Fontenay, c’est ainsi qu’on la nomme, se situe à Fontenay comme son nom l’indique. On y accède par un boulevard qui ondule à travers de beaux arbres.
Nouk se perd.
Nouk, c’est le nom de la fille.
La voici qui se perd.
Oh, my God, elle se perd cent fois. Sens de l’orientation, néant. Elle gare enfin son carrosse devant le perron de l’École normale supérieure à l’heure du dîner. C’est comme arriver dans un pensionnat. Jamais elle n’a été en pension. Une prison facultative. Pour des prisonnières volontaires, dans une ville au nom ravissant.
Vous qui entrez ici, laissez toute espérance.
Sa chambre est une cellule semblable à celles qu’elle a visitées autrefois au 45, rue d’Ulm, chez les garçons. Elle est simplement plus triste. Tout est toujours plus triste chez les filles. Plus pauvre et plus triste. Un lit étroit, une table métallique, une chaise assortie, une armoire munie d’une tringle et de cintres en fer-blanc. Une table de nuit. Des étagères étroites destinées aux livres. Un lavabo. Elle range rapidement ses vêtements et colle une photo de Rosa Luxemburg sur l’armoire.
Elle devrait être fière et gaie. Hélas : elle est fière, bien sûr, mais tellement déçue.
C’est moi. Je me vois. Je descends dîner sans parler à personne et personne ne me parle, il n’y a là aucun visage familier. Je n’ai jamais su aborder les gens, et mon air terrifié me maintient fermement dans ma solitude. On apporte de la soupe.
La soupe du couvent. Mon Dieu. De la soupe. Du gratin de pâtes. Un yaourt.
Je veux retourner au Quartier latin et assister à une réunion sur n’importe quoi. N’importe quoi de vivant. C’est ça ma vraie vie. Sans jamais de soupe. Mort aux soupes !
Des cigarettes et des cafés et des dîners à minuit chez l’Afghan. Donnez-moi une assiette en plexiglas transparente remplie du riz à la carotte de l’Afghan.
Je me retourne dans mon lit de fer. Passé ce concours par conformisme, sans y réfléchir, l’ai réussi par chance. J’ai aimé ces années irréelles absorbée dans les livres en pensant à la révolution.
C’est cela qu’il y avait au bout, une petite chambre nue, un bol de soupe, une écrasante solitude. Une nuit blanche sinistre.
Dès l’aube, Nouk descend au réfectoire.
Cent yeux la regardent – et les miens aujourd’hui –, des visages blêmes, des visages ronds, des visages maigres, des bandeaux sur des cheveux raides, des filles avec des nattes, des filles inconnues en robe de chambre en laine des Pyrénées bleue ou rose. Mon Dieu, une odeur très étrange de filles en robe de chambre en laine, une odeur inconnue et terrifiante.
J’entends leurs pensées distinctement. Qui c’est, cette connasse ?
Je m’enfuis, je remonte dans ma chambre, je vide les étagères, voici mon sac.
Ma 4L dorée m’emporte loin de l’École de Fontenay. À jamais.
Je ne m’étonne pas une seconde de recevoir pourtant ma bourse, mon salaire, je suis payée pendant quatre ans à ne rien faire. Bravo !
Nouk devient militante à plein temps, reçoit de son école un salaire de mille cinq cents francs.
Être payée pour la première fois (pour ne rien faire donc, sinon semblant d’étudier et pouvoir mieux militer) l’impressionne.
L’École verse l’argent sur un compte de la BNP, sans rien demander. ENS BNP : ces acronymes signent le passage chez les adultes, diplôme et compte en banque. Ils sont malins, à la BNP, de harponner ainsi de jeunes et naïves fonctionnaires qui, toute leur vie sans doute, placeront là leurs économies.
Nouk ne fait pas d’économies. Cet argent lui permet de se consacrer entièrement à l’écriture de tracts destinés à dessiller les yeux de tas de personnes. Certaines nuits, bien qu’elle ne distingue guère les traits de son visage – ou bien à cause de cela, précisément –, elle tombe amoureuse du garçon qui tourne la manivelle et compte les tracts à côté d’elle. Il est très grand, très maigre, inquiet et silencieux. Ses yeux verts brillent sous la lune. Certaines nuits, il prend sa main dans l’ombre et elle en est bouleversée. Mais rien de plus. Elle songe que leurs cœurs doivent battre au même rythme et elle appelle cela amour.
Il se nomme Berg.
Nouk et Berg impriment des dizaines de rames de papier de toutes les couleurs qu’ils distribuent ensuite à l’aube à la sortie des stations de métro et aux portes des usines. Les mains glacées qu’on serre comme une promesse sont inoubliables.
Ils fument, le jour se lève. La fumée fait des volutes au-dessus de leurs têtes.
Il faut verser son salaire à l’organisation, participer à plusieurs réunions par jour, fumer sans cesse des cigarettes. Nouk croit immensément au pouvoir des mots. Et tous les autres avec elle.
Bientôt elle vit avec ce militant, permanent lui aussi.
Être comme tout le monde est son rêve caché, et la vie en couple est la norme. L’organisation pousse ses jeunes militants et militantes à coucher ensemble au nom de la liberté, de l’hétérosexualité et de Wilhelm Reich. On distribue des diaphragmes aux filles. Dociles, elles apprennent à s’en servir, elles trouvent cela casse-pieds, mais quelle autre, quelle meilleure preuve possible de leur libération ?
Il faut plier l’objet en deux après l’avoir enduit de gelée spermicide. L’amour meurt à cet instant, quand le cercle en plastique, mal tenu entre le pouce et l’index, se déplie dans un bruit caoutchouteux et pénible, projetant la gelée spermicide un peu partout sur le sol de la salle de bains. Hélas.
Nouk ne s’imagine pas vivre avec un autre humain sans payer le loyer, sans se dévouer pour lui. Elle pense : Ma cuiller dorée dépasse de ma bouche. Elle pense : Pas de drame, je suis si folle, je dois faire attention. Attention à tout, attention à ce que rien ne déborde. Il y a, comme un dragon assoupi, cette haine qu’elle a peur de déclencher. Pourquoi ?
Nouk abrite Berg et le nourrit. Il n’a sans doute pas eu la chance de naître avec une petite cuiller dorée dans la bouche, de passer un concours réservé aux héritières dans son genre, ni de pouvoir s’acheter une 4L couleur bronze. En vérité, elle apprend bientôt qu’il est propriétaire d’une Volkswagen rouge. Mystère des humains. Mystère des voitures. Serait-ce un des sujets de ce livre, la voiture, ce bien en voie de disparition qui nous a tant occupés sans que nous le sachions ?
Nouk déteste la Volkswagen rouge, son clinquant et le fait qu’il n’est pas question qu’elle prenne son volant.
– Ah bon ?
– Pas question.
– Pourquoi ?
– Il n’aime pas prêter ses affaires. Sa voiture, c’est sacré. Il est sûr qu’elle l’abîmerait.
– Et elle ne proteste pas ?
– Non. Pour le moment, elle garde la sienne, la 4L de Cendrillon.
Le soir, elle y repense, à sa voiture chérie, garée en bas, sur le quai. Elle attend le retour du garçon en écoutant Le Pop Club de José Artur.
– Ah oui, il y avait ce slogan si bien trouvé : 24 heures sur 24, la vie serait bien dure si l’on n’avait pas Le Pop Club avec José Artur.
– Tu as une bonne mémoire. Chaque soir, donc, en écoutant le générique de Claude Bolling, elle prépare du thon en boîte avec des pommes de terre Lunor précuites, trop salées, caoutchouteuses – encore – et molles. Elle étale les ingrédients dans un plat en pyrex, elle enfourne la mixture après l’avoir nappée de sauce tomate et généreusement saupoudrée de fromage râpé.
Les cafards qui la regardent rigolent bien en décollant leurs pattes du papier peint graisseux de la cuisine, un papier peint couleur jaune à rayures et motifs orange.
Le garçon revient de ses expéditions vers minuit.
Le matin, ils se lèvent tard en général.
Comme tant d’autres, convaincus de jouer une partie décisive avec l’histoire de leur temps, Nouk consacre ses journées à défendre le peuple chilien contre les attaques fascistes, bataille perdue ô combien.
Augusto Pinochet prend le pouvoir le 11 septembre 1973. Les camionneurs et les tanks ont gagné. Dans son palais de la Moneda, le président Salvador Allende se suicide d’une rafale de mitraillette dans la tête. Le palais est pillé et saccagé par les militaires. La violence se déchaîne. Je n’arrive pas à y croire. Des milliers de révolutionnaires et de démocrates chiliens sont assassinés et des milliers d’hommes et de femmes, torturés. Le stade de Santiago se remplit de corps maltraités. Les putschistes y déversent leurs victimes humiliées, insultées, tabassées. On viole, on torture, on terrorise à tout-va.
Nous avions si souvent crié plus jamais ça.
Nous l’avions promis à nos ancêtres assassinés.
Juré de faire de nos corps un rempart au fascisme.
Nous nous réunissons sans cesse, nous manifestons sans cesse, et nous créons des dizaines de comités de soutien au peuple chilien. Venceremos.
Nouk roule dans sa 4L dorée, pleine à ras bord de tracts et d’affiches vainement solidaires du peuple chilien. El pueblo unido. Elle pense comme tout le monde à la guerre d’Espagne, Andaluces de Jaén.
Jamais elle ne repense à cette École remplie de filles en robe de chambre. Un autre monde.
Le temps passe. Une lettre officielle arrive, envoyée du Réel. L’administration exige que toute élève de l’École passe le concours de l’agrégation.
Vous aviez oublié ? Pas eux.
Le Réel n’oublie rien.
Dès lors, non sans souplesse, avec tact, Nouk réorganise sa vie.
L’École de Fontenay se trouve au bout du RER.
Le prendre désormais tous les matins ou presque, suivre les cours. Franz Kafka me parle à l’oreille. Il est mort l’année où ma mère naissait, je vois dans ce hasard comme une chaîne secrète. Il me dit : Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. (Je sors quand même.) Reste à ta table et tends l’oreille. (Je tente de le faire, je n’entends rien pour le moment.) Tu n’as même pas besoin de tendre l’oreille, attends jusqu’à en avoir le souffle coupé. Reste là, dans ce silence et cette solitude parfaite. Alors le monde s’offrira à toi pour que tu le démasques.
J’aime réciter les longs monologues brûlants de Jean Racine.
J’aime réciter les poèmes glacés de Stéphane Mallarmé et prononcer non sans fatuité des phrases lourdes de sens caché : Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture.
Et toc. Roland Barthes est notre dieu caché, avec son pote Lucien Goldmann, dont je me demande s’il n’est pas un peu trotskiste, mais qui s’en soucie ?
À l’École, cette fois-ci, je reconnais les visages, fatigués dès le mois d’octobre, nuits blanches imprimées sur les paupières maquillées de khôl, plis d’inquiétude au coin des lèvres. Premières rides.
On dit que certains livres disparaissent de la bibliothèque, pour empêcher des rivales de les lire. Des pages de l’Éthique sont arrachées. Je plains ces livres aux pages déchiquetées. Toute la journée, je prends des notes.
– Et le soir, tu fais quoi ? Tu vas à des réunions encore ?
– Oui, mais les temps ont changé. C’est le temps des réunions de femmes. Le temps des combats pour l’avortement libre et gratuit. Le temps de la lutte contre le viol. Viol de nuit, terre des hommes.
– Alors, le soir, Nouk se rend discrètement, non sans timidité, à des réunions féministes, au lieu de réviser ses poèmes ?
– Oui, et elle rédige des tracts qui disent notre corps nous appartient.
– Permets-moi de sourire. Elle se rend donc dans une tour de la faculté de Jussieu où se tient le comité de soutien au peuple chilien ?
Oui. Ampoules qui pendent de plafonds aux coffrages démolis. Chaises précaires. Je vais à mes réunions, mes réunions, mes réunions. Pompidou meurt. Je prends des notes. Giscard est élu. Je prends des notes, assise sur un radiateur éteint. Je lis, je lis, je lis le tendre Antonio Gramsci. Je prends des notes. L’indifférence est le pire des crimes. J’étudie. je travaille probablement cent fois moins que les autres. Mais comment comparer ma vie et celles des autres. Celles que je vois par la fenêtre ouverte ne sont que destins imaginés.
Ce qui est sûr : je sais désormais prendre des notes (du moins on peut l’espérer).
En mai, le concours de l’agrégation. Vingt-deux ans. On m’agrège. J’attends. Mais quoi ? Que la vie commence !
CHAPITRE 2 Deux pas en arrière, un pas en avant. Tu as fait beaucoup de mal
J’avais cru avoir appris de force à dire oui, durant les mois d’un internement où je simulais l’obéissance jusqu’à l’éprouver, pour être libre comme Socrate. C’était un vernis qui ne trompait que moi. Tout en moi disait non. Plus jamais. Plus jamais. Il suffit de dissimuler ses sentiments de colère et de terreur. Ou mieux encore de n’en plus ressentir aucun. Un tas de gens y parviennent. Comment faire ?
J’étais habitée par un désir secret de liberté et de solitude qui ne pouvait se réaliser, car je n’étais jamais seule et toujours prisonnière d’une parole ensorcelée : Tu as fait beaucoup de mal. »
Extrait
« Werther m’avait entraînée chez lui, un jour, je dirais presque pour la forme, par principe, et je n’avais pas dit non, allez savoir pourquoi, il prétend que nous avons recommencé, je crois qu’il se trompe. Je n’ai jamais aimé monter chez lui.
Ce jour-là, j’ai eu l’impression comique d’être un lièvre dans la gueule d’un chien.
Si l’on m’interroge, je ne dirai pas que je n’ai pas eu de plaisir. Mais assez peu. Comme une toute petite musique venue du fond de mon cœur, dans cet appartement où il n’y en a jamais.
Mais je n’y étais pas. J’avais le sentiment qu’il ne s’agissait pas de moi.
C’était sans doute assez vrai.
J’ai appelé chez lui, le soir, pour me rassurer. Il n’a pas répondu. J’ai appelé chez Isabelle, sa compagne, elle a dit sèchement: Vous me dérangez. » p. 89
Normalienne et agrégée de lettres, Geneviève Brisac a enseigné en Seine-Saint-Denis, avant de publier trois livres aux éditions Gallimard. Elle a rejoint les éditions de l’Olivier en 1994, avec Petite. Son roman Week-end de chasse à la mère a obtenu le prix Femina en 1996. Geneviève Brisac est l’auteur de plus de dix autres romans et essais, dont Une année avec mon père (l’Olivier, 2010), qui a reçu le prix des Éditeurs, et Dans les yeux des autres (l’Olivier, 2014). Elle est également éditrice pour la jeunesse à l’École des Loisirs, et l’auteur de pièces de théâtre et de scénarios de film. Elle a récemment publié avec succès Vie de ma voisine (Grasset, 2017), Le chagrin d’aimer (Grasset, 2018) et Sisyphe est une femme (L’Olivier, 2019). (Source: éditions de l’Olivier / Agences Trames).
En deux mots
Marié depuis 23 ans à Isabelle, le narrateur ne voit pas la détresse de son épouse, déprimée après le départ de ses enfants et l’arrivée de la ménopause. Ils ne font plus guère l’amour, elle décide de s’installer dans la chambre de sa fille. Peut-il la reconquérir?
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Chronique de la misère sexuelle
Avec cette capacité à humer l’air du temps, Amélie Cordonnier aborde la question de la lassitude sexuelle au sein du couple en se mettant dans la peau de l’homme délaissé. Un roman qui dérange, mais qui sonne très juste.
Amélie Cordonnier a cette faculté de nous proposer des romans qui éclairent les évolutions de notre société. Après les violences conjugales dans Trancher, elle avait posé quelques questions essentielles sur la filiation, l’amour maternel, la transmission et le racisme dans Un loup quelque part où un bébé avait la peau qui noircissait jour après jour. Avec Pas ce soir, elle s’attaque à la question des relations sexuelles au sein du couple. Et pour pimenter la chose, prend la place de l’homme.
Difficile de dire comment et même quand cela a commencé. Peut-être que la fameuse usure du couple aura eu raison de leur amour? Même si au sein du couple qu’il forme depuis 23 ans avec Isabelle rien ne semble avoir changé, c’est un cataclysme qui s’est abattu sur le narrateur. Après avoir constaté que la fréquence de leurs rapports sexuels diminuait petit à petit, Isa vient de lui asséner le coup de grâce. Elle a décidé de s’installer dans la chambre de leur fille Roxane, partie à Boston. Elle a beau répéter que ce sera mieux ainsi, qu’elle ne subira plus ses ronflements, il comprend que leur relation vient de prendre un tour funeste. À 50 ans passés, son désir est pourtant toujours là, sa femme toujours aussi belle. Alors, il tente de la reconquérir, multiplie les attentions, mais sans succès. Pour l’anniversaire de leur rencontre, il va proposer un week-end à Étretat, là où ils s’étaient déjà donné rendez-vous des décennies auparavant. À sa grande surprise, Isa le félicite pour cette initiative. Il est vrai qu’on a déjà fait rejaillir le feu d’un volcan qu’on croyait éteint. Mais à vouloir en faire un peu trop. Isa est malade et s’effondre dans le lit de leur chambre d’hôtel à Honfleur.
De retour de cette escapade qui se voulait amoureuse, le constat est amer. Voilà déjà plus de huit mois qu’ils n’ont pas fait l’amour. Et quand Isa entreprend de réaménager la chambre de leur fille, le drame est consommé. «C’est comme si en retirant le tapis, la table de nuit, ses livres et tous ses habits, Isabelle avait fait sauter une digue, comme si plus rien ne retenait sa souffrance longtemps diluée dans la nonchalance de la routine et qu’elle s’écoulait maintenant dans un torrent déchaîné. La douleur irradie en lui, se propage à une vitesse fulgurante dans tout son corps. Ce qui le crible à ce moment-là, ce n’est ni la désolation ni le manque, mais le sentiment abyssal de la perte. (…) Il prend tout à coup conscience qu’une partie de lui a disparu en même temps que tous les gestes qu’Isabelle ne fait plus. En s’éteignant, le sexe a tué bien plus de choses entre eux qu’il ne l’avait imaginé, et sûrement bien plus encore qu’il n’accepte de l’admettre. Son histoire avec Isa hoquette, leur vie à deux crève sans bruit. Et cette agonie l’anéantit.»
En déroulant la chronique de la misère sexuelle au sein du couple, Amélie Cordonnier réussit un double exploit. D’abord celui de se mettre à la place de ce quinquagénaire en mal d’amour sans que jamais la crédibilité ne soit prise en défaut et ensuite parce que, bien mieux qu’une étude sociologique, elle explore la frustration et tous les succédanés inventés pour tenter d’y remédier, le porno, les sextoys, les sites de rencontre.
Une écriture d’une belle inventivité est mise au service de cette histoire d’aujourd’hui qui mêle les slogans d’une société de consommation qui impose ses diktats jusque dans l’intime, des paroles de chansons et quelques punchlines bien senties. Quand on a que l’amour à s’offrir en partage…
Pas ce soir
Amélie Cordonnier
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 19 €
EAN 9782080256416
Paru le 12/01/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Un homme et une femme. Chacun de leur côté. Un homme qui ne dort pas et une femme qui s’assomme. Un homme sur sa tablette et une femme dans son bouquin. Un homme qui désire et une femme qui soupire. Un homme qui se désole, une femme qui s’enferme, les heures qui s’étirent. Et plus rien. Rien de rien.» Huit mois, deux semaines et quatre jours qu’il n’a pas fait l’amour avec Isa. Et ce soir, elle lui annonce qu’elle s’installe dans la chambre de Roxane, leur fille cadette qui vient de quitter la maison. Pourquoi le désir s’est-il fait la malle? Comment a-t-il pu s’éteindre après de si belles années? Le départ des enfants a-t-il été fatal? Est-ce que tout doit s’arrêter à cinquante ans? Lui refuse de s’y résoudre puisqu’Isa semble l’aimer encore. Amélie Cordonnier ausculte l’histoire d’un couple à travers le regard d’un homme blessé.
Les premières pages du livre
« Désolée, ne m’en veux pas, mais je dormirai tellement mieux là-bas. Elle a dit là-bas pour désigner la chambre de Roxane, et leur quatre pièces a beau mesurer moins de quatre-vingts mètres carrés, il lui a semblé que c’était loin. Très loin. Très très loin. Le bout du monde. Et peut-être aussi la fin d’un monde. Ah, bah d’accord. Ils en sont donc arrivés là… Des mois qu’ils se couchent en décalé, des mois qu’il la trouve systématiquement endormie quand il la rejoint. Des semaines qu’il se demandait comment elle faisait pour trouver si vite le sommeil avant de tomber sur la boîte de Donormyl. C’était déjà pathétique. La triste petite misère de la conjugalité. Mais alors là… Là, c’est encore autre chose. Un sale palier franchi. Un échelon supplémentaire gravi sur l’échelle de la désespérance. Lui qui adore la montagne se représente parfaitement la mauvaise pente, bien raide, sur laquelle ils se trouvent désormais. Et il a beau n’avoir jamais eu le vertige de sa vie, son obliquité l’effraie. Allongé, les yeux ouverts dans le noir, il a l’impression que des milliers de kilomètres les séparent. Qu’il l’a perdue. Que quelque chose entre eux s’est brisé. Net. Qu’il ne saura pas recoller. Si encore elle était partie à un stage de yoga au fin fond de la France, quand bien même il s’imaginerait, comme chaque fois qu’elle s’en va, les participants qui lui tournent autour, les tas de gars qui la félicitent chaleureusement pour sa souplesse et son lâcher-prise, lui sourient pendant le dîner, l’invitent à boire une dernière tisane et plus si affinités. Il préférerait la savoir à Lille ou Marseille, il préférerait se faire des films, se figurer les enfoirés qui la draguent et la raccompagnent jusqu’à sa chambre. Tous les scénarios pourris vaudraient mieux que celui-là. Eux deux sous le même toit, séparés par trois murs et un couloir. Il ne s’y attendait tellement pas. Mais pourquoi décider ça, comme ça, ce soir, après ce dîner chez les Berthon ? C’était pourtant ce qu’on appelle une bonne soirée. Le genre de soirée entre copains qui vous flingue la semaine à peine commencée. Dont il faut au moins deux jours pour se remettre. Ils ont beaucoup parlé, sacrément ri, énormément picolé et finalement terminé bien trop tard pour un mardi. Petits plats dans les grands, champagne et deux bouteilles de vin à quatre. Isa a eu mal au cœur à peine montée dans le taxi. A-t elle pris sa décision pendant qu’elle respirait tant bien que mal par la fenêtre ouverte sur la nuit froide de novembre ou est-ce en se démaquillant qu’elle a eu l’idée de dormir à côté ? C’est idiot, cela ne change rien au problème, mais il ne peut s’empêcher de se poser la question. Et la question tourne, tourne en boucle dans sa tête. Jamais la chambre ne lui a semblé aussi grande. C’est à croire que la solitude pousse les cloisons. Perdu, déchu. Détrôné dans ce king size. Le roi n’est à la hauteur de rien, ce soir. Il faudrait s’en moquer, réussir à ne pas dramatiser. Isa dort dans la chambre de Roxane. Point barre. Isa dort à côté parce qu’elle est fatiguée, qu’elle a besoin de récupérer. Pas de quoi en faire toute une histoire. Et puis ça va, il a compris qu’il ronflait comme un cochon. L’image d’un porc fangeux lui vient, qu’il chasse aussitôt. Celle de la locomotive l’agresse moins. Il ne voulait pas y croire, mais sait à quel point ses vrombissements sont affreux depuis ce dimanche midi où il s’était assoupi après le déjeuner. C’était il y a quelques mois, début juin, juste avant que Roxane ne parte pour les États-Unis. Les filles s’étaient amusées à le filmer pendant sa sieste et lui avaient fait écouter leur enregistrement à son réveil. Mortifié ! Il ne savait plus où se mettre. Ce soir la colère chasse la honte, qui gonfle et monte, monte en lui comme une sale bête.
Huit mois.
Huit mois deux semaines et quatre jours.
Huit mois deux semaines et quatre jours qu’il n’a pas touché Isa.
Quand le réveil sonne, il lui faut de longues minutes avant de réussir à se lever. Il émerge laborieusement. Mal à la tête. Et tête dans le cul, à moins que cela ne soit l’inverse. Besoin d’un Doliprane et d’un café. Assise au bar de la cuisine, Isabelle termine sa tartine. Grand sourire au-dessus de sa tasse de thé. Chemisier blanc, minijupe noire sur collants opaques. Elle a l’air d’une jeune fille. En fleur, malgré la corolle de cernes qui assombrit ses yeux. Bien dormi. Ce n’est pas une question, mais une information, qu’elle délivre sur un ton réjoui. Dormi comme un bébé même, prétend-elle en dépit du teint blême qui la contredit. Il remarque qu’elle prend des pincettes. Assez grosses, les pincettes. Il sent bien qu’elle surjoue, qu’il y a quelque chose d’un peu forcé dans cette gaîté matinale. Que c’est sa façon à elle de ménager sa susceptibilité, de s’excuser d’avoir déserté le lit conjugal. Il lui en est reconnaissant. Se félicite qu’elle fasse comme si de rien n’était. Comme si entre eux tout était normal. Il se promet de ne pas boire ce soir, histoire de ne pas ronfler. De toute façon, ces derniers temps il picole trop. Impossible de se souvenir à quand remonte sa dernière journée sans alcool. La bouteille qu’il débouche en rentrant du bureau y passe chaque fois ou presque. Une petite détox ne lui fera pas de mal.
Sa bonne résolution se dilue à mesure que s’écoule la journée. À midi il n’en reste plus que quelques gouttes qui finissent par s’évaporer. À 19 h 30, il commande une Tsing Tao bien méritée au Jap’ chez qui il passe en sortant du métro et la sirote en détaillant longuement le menu qu’il connaît pourtant par cœur. Il se décide finalement pour un SP5, ajoute des sushis, prend aussi des makis et des california rolls dont raffole Isa. Puis il s’arrête à la pharmacie juste en bas de chez eux. Déjà occupée avec une cliente, Charlotte s’interrompt gentiment, carte Vitale à la main, pour lui préciser qu’Olivier vient de partir. Aujourd’hui il a son fils. Ah oui, c’est vrai, on est mercredi. Contrarié. Il hésite puis, très vite, se décide : il repassera demain. Aucune envie de parler de ses problèmes à n’importe qui. En rentrant, il découvre sur la table de la cuisine le mot qu’a dû griffonner Isabelle ce matin avant de filer. Ne m’attends pas ce soir, je dîne avec Béné. Il avait complètement zappé. Il vit avec une éclipse. C’est à croire qu’elle fait tout pour passer le moins de soirées possible en sa compagnie. Il n’est plus pour elle qu’un intermittent. S’il avait su, il ne se serait pas tant dépêché, aurait accepté la proposition d’Éric et bu un verre avec lui en sortant du bureau. Tant pis. Il range les california rolls au frigo, se prépare un plateau et s’installe dans le salon. Les fenêtres donnent sur les voisins. C’est l’heure de la famille réunie autour de la table, l’heure de la télé allumée, des couples blottis dans le canapé, des gratouilles et des baisers. L’heure de tout ce à quoi il n’a plus le droit. Il finit par troquer son portable contre sa tablette. Tout le monde dit le plus grand bien de Marriage Story, alors allons-y. Adam Driver et Scarlett Johansson ne baisent plus, eux non plus, et s’écharpent à merveille. C’est vrai qu’ils sont bouleversants dans le rôle de ces parents en plein divorce, prêts à tout pour récupérer la garde de leur gosse. Il ne voit pas le temps passer. Cliquetis de clés. Déjà ? Bonsoir. Ah, tiens, te voilà ! Il met sur pause pour accueillir Isa et force son sourire. C’est un rictus de joker assorti d’un salut glacial et d’un Bonne soirée ? qui pue le dépit, mais ne refroidit pas Isa. Elle a visiblement envie de discuter. Ça va, t’as dîné ? Moi, je suis épuisée. Tu m’étonnes, ma vieille, après deux sorties d’affilée. Il se mord la langue juste à temps pour ne pas l’agresser et prétexte qu’il lui reste juste quatorze minutes de film pour esquiver leur conversation. Pas de souci, Isa retire son manteau, s’assoit face à lui pour se déchausser et annonce qu’elle va se démaquiller. Ce n’est que lorsqu’il éteint sa tablette, à la fin du générique, qu’il réalise qu’elle n’a pas retraversé le salon. Il la trouve endormie dans le lit de Roxane et comprend que, cette nuit encore, il la passera sans elle.
La peau rouge à force de s’embrasser, les bleus sur les genoux, les coudes brûlés par les va-et-vient frénétiques sur la moquette, les fringues disséminées dans l’appart, le soutien-gorge qu’on cherche partout avant de finir par le retrouver coincé dans l’interstice du canapé, au moins ils auront connu ça. Ensemble. Affaire classée. Mémoire bien rangée mais gros regrets. Et putain de nostalgie. C’est pas croyable comme ça peut faire mal, les souvenirs. Et comme ça jaillit sans prévenir. Impossible de se concentrer sur ce dossier. Il peine à avancer, s’agace chaque fois qu’un collègue l’interrompt, n’a toujours pas bouclé l’appel d’offres qu’il doit rendre après-demain. Une vraie cata. C’est bête à admettre, mais la perspective de passer une nouvelle nuit sans Isa l’angoisse et l’englue. Au point où il en est, autant rentrer. À 18 h 45, il plie, éteint son ordi, s’engouffre dans le métro. Puisque jamais deux sans trois, Isabelle va sûrement lui refaire le coup ce soir. Mais si jamais elle décidait de faire mentir le proverbe et de revenir dormir avec lui… Les Filles du Calvaire le convainquent d’envoyer un SMS à Olivier pour le prévenir qu’il va passer. Est-ce qu’il peut l’attendre avant de fermer ? La réponse s’affiche sans tarder : Bien sûr ! Le rideau de fer est déjà baissé à moitié. Fais gaffe à pas te cogner, le prévient son pote agenouillé devant le présentoir des brosses à dents. Un tube de Fluocaril ? blague-t il. Non, ce n’est pas ça le problème. Alors dis-moi, qu’est-ce qui t’amène ? Et de lui raconter ses ronflements qui dérangent sa femme. T’imagines la honte ? Mais non, la honte de rien du tout. T’es pas le seul, qu’est-ce que tu crois. Sept Français sur dix sont dans ta situation. Des chercheurs ont mesuré que les plus gros ronfleurs atteignent cent décibels, ce qui représente tout de même le bruit d’une moto… Alors tu vois, t’es vraiment pas le cas le plus désespéré. OK, donc on fait quoi ? Il y a l’opération, mais pour l’ablation du voile du palais, ce soir ça risque d’être un peu juste. Non, sans rire. Pour commencer se moucher avant le coucher et se laver le nez avec un spray à l’eau de mer. Ensuite plusieurs options. Il lui aurait bien conseillé de la lavande ou de la menthe poivrée mais puisque les huiles essentielles c’est pas son truc, autant qu’il prenne une boîte de bandelettes nasales. Non, mais fais pas cette tête ! Elles sont transparentes et flexibles. Le principe ? Très simple. Les bandes écartent délicatement les ailes du nez afin d’améliorer le flux de l’air ainsi que le confort respiratoire et elles favorisent une respiration nasale plutôt que buccale, beaucoup moins bruyante. À 15,50 euros la boîte de vingt-quatre, t’as rien à perdre. Et t’es presque tranquille pour un mois. Allez OK, adjugé ! Et vendu. Il sort de la pharmacie avec son sachet. Gêné… Presque autant que la première fois où il a acheté des capotes au supermarché. Rouge aux joues et profil bas, les yeux fixés sur le tapis roulant, il avait tout fait pour cacher son érubescence et éviter le regard de la caissière. Il s’en souvient comme si c’était hier, ce qui ne le rajeunit pas.
Il y a vingt ans, Isa se serait damnée plutôt que de louper leur sacro-saint ciné du jeudi soir. Elle avait toujours un plan B, C et même D au cas où la baby-sitter les plantait. Fini tout ça. Disparu un peu avant les bonnes vieilles soirées télé, Magnum et Häagen-Dazs, vautrés ensemble sur le canapé. Aujourd’hui, quand Isabelle n’est pas plongée dans un des bouquins qu’elle rapporte chaque soir de la librairie, elle est scotchée sur son portable. Inatteignable. C’est à devenir dingue. Qu’elle lui manque alors qu’elle est là, devant lui, ça le rend fou. Jamais elle n’a été si lointaine à son gré. Ce soir, elle n’a strictement rien mangé. Nourritures digitales. C’est économique, tu me diras. Il la regarde, absorbée, engloutie dans les abîmes d’Instagram. Le signal émet faiblement depuis les profondeurs où elle navigue, mais le son passe encore à peu près puisqu’elle lui répond. Avec un léger décalage toutefois et sans lever les yeux. Elle scrolle, scrolle, comme disent les filles qui n’en ratent pas une pour le provoquer et se moquent de lui quand il fait la guerre aux mots anglais. Si on lui offrait la possibilité de se réincarner, là, tout de suite, maintenant, il choisirait en écran. Oui, sans hésiter. En écran tactile. Au moins, elle le toucherait. Du bout des doigts. Peut-être même seulement de l’index, mais ce serait déjà ça. Ça lui suffirait. Il s’en contenterait tout à fait. C’est à en crever, tous ces gestes qu’Isa ne fait plus. La main dans la rue, même ça, ça a disparu. Alors tu penses, s’il avait su, il n’aurait pas fait rire les potes en leur exposant ses pauvres théories sur les ravages du sexe à la papa et l’amour pantouflard avec ou sans charentaises. Ce n’était pas la peine de se la péter, de préférer les grosses chaussettes aux chaussons et les cachemires aux pyjamas pilou. Isa et lui ont feinté, mais foiré. Entre eux, tout s’est érodé. Pas seulement le désir. La curiosité, la conversation aussi, et ça c’est le pire. Y a qu’à voir : qu’est-ce qu’ils se sont dit pendant ce semblant de dîner ? Qu’ils étaient claqués, que la journée avait été pluvieuse, compliquée, trop de cartons à déballer et de clients impolis pour elle, trop de réunions à rallonge et le métro blindé pour lui. Des fadaises. Des foutaises. La rengaine ! C’est fou comme on se croit toujours plus fort que tout le monde. Faudrait leur dire, aux filles, de faire gaffe, de vraiment se méfier, que l’amour finit par se pépériser et qu’on n’y peut rien, pauvres prisonniers de draps communs. Non, vaut mieux pas. Autant le garder pour soi. La petite baise hebdomadaire, vite fait pas toujours bien fait, une fois les enfants couchés, le dîner débarrassé et l’éponge passée sur le plan de travail, juste avant d’attraper la télécommande, il n’aurait pas cru que ça leur tomberait si vite sur la gueule. Ça l’a longtemps déprimé. Mais maintenant il le sait, c’est mieux que rien.
Il ne pense qu’à ça. Ça veut dire quoi ? Que tout le porte à frémir. Que tout le porte au désir. Qu’il a toujours les idées mal placées. Placées au même endroit en tout cas. Ça veut dire qu’au premier confinement, quand Isa revenait des courses en disant Il y a la queue partout, il devait se faire violence pour ne pas répondre Il y en a aussi une chez toi, tu sais ? Ça veut dire que s’il croise une jupe à vélo, il la laisse passer, histoire de reluquer ses jambes et d’avoir une chance d’apercevoir sa culotte. Ça veut dire qu’il suffit qu’une cliente lui serre la main pour qu’il se figure la sienne sur ses seins. Ça veut dire que s’il monte dans un taxi et que c’est une femme qui conduit, il fantasme tout ce qu’il pourrait lui faire sur la banquette arrière. Ça veut dire qu’en ce moment même, malgré les manteaux, les doudounes, les écharpes et les bonnets, malgré les cols roulés et autres pulls dissuasifs, malgré toutes les pelures empilées, il ne peut s’empêcher de déshabiller mentalement toutes les femmes qu’il mate dans le métro, de les imaginer à poil, de se représenter la forme de leurs seins et de parier sur la couleur de leur chatte. Ça veut dire qu’il bande depuis que cette brune s’est collée contre lui, bien obligée, wagon bondé. Charmante, tatouée et percée, reproduction parfaite de Lisbeth Salander. Elle a sûrement aussi un piercing sur les tétons. Et sans doute même sur le clitoris. Délice. Il s’imagine en titiller la bille de sa langue, de droite à gauche, de gauche à droite, la glisser entre ses dents et mordiller les lèvres de son sexe un peu trop vivement. La voit se pâmer, sur le point de jouir, l’entend gémir, s’enivre déjà de ses soupirs. Quand tout à coup, à mieux observer son visage, il découvre une gamine planquée sous le maquillage. Quel âge ? Quinze ? Seize ? Pas majeure en tout cas. Oublie ! Obsédé sexuel peut-être, maso, malade même, mais pas Matzneff. Ah, par chance, elle réussit à se décaler. Voilà facilement dix minutes qu’ils sont bloqués. La ligne 13 ne fonctionnera donc jamais. Encore plus bondée depuis que le tribunal de Clichy est terminé. Il finit par trouver une place assise à Gaîté, et à Plaisance, ça ne loupe pas, la machine à souvenirs s’enclenche. Temps retrouvé. D’un coup il revoit Isa pour la première fois. Toute menue. Pardessus beige, ceinture dénouée, foulard orange autour du cou. Peu maquillée. La moue irrésistible de sa bouche, le grain de beauté à droite de son nez. Son air mutin. Le claquement de ses talons quand elle monte dans le wagon. Les longues jambes qu’elle croise en s’asseyant sans le calculer, sans s’apercevoir un seul instant qu’il ne cesse de la dévisager depuis son siège. Ses yeux de biche baissés sur le bouquin qu’elle sort de sa besace. Sa concentration à elle et ses contorsions insensées à lui pour tenter d’apercevoir le titre du roman qui la lui vole, déjà. Couverture blanche bordée de bleu. Éditions de Minuit. Une apostrophe et un mot. Qu’il finit par déchiffrer. L’Amant. Il la fixe tout le temps que dure son court trajet. La voit se lever, sidéré. Il faudrait s’approcher d’elle, trouver un prétexte, n’importe lequel, quelque chose à lui dire pour la retenir, attirer son attention. Mais non. Crétin collé au strapontin. Happé par la fiction. Les portes se referment. Une détresse à peine ressentie se produit tout à coup, une fatigue, la lumière sur le quai, qui se ternit mais à peine. Une surdité très légère aussi, un brouillard, partout. Le voici condamné à la laisser s’éloigner, à la regarder marcher vers la sortie. Fugitive beauté. Ne la verra t il plus que dans l’éternité ? Non, pas perdue, pas possible. Le tunnel ne l’a pas encore engloutie qu’il se promet de la retrouver. À peine rentré chez lui, il s’y met. Un papier, un crayon. Et le plus dur à trouver : l’inspiration. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, dix feuilles peut-être atterrissent en boule dans la corbeille. Peu importe. Il balbutie par écrit. Calme son impatience. Se hâte lentement, sans perdre courage. Hésite, se lance, rature, recommence. Non, ne pas avouer qu’il a jalousé cet Amant durant tout le trajet, trop direct. Lui confier qu’il aurait voulu être une ligne pour danser sous ses yeux ? Top mielleux. Il se gratte la tête, mordille son capuchon. Grosse concentration, yeux au plafond. Écrit, barre, recommence encore. Encore. Et encore. Ça va venir. Ça vient. Doucement mais sûrement. Il n’est plus très loin, il le sent. Et puis oui, ça y est, il tient sa formulation. « Jeudi 20 novembre, 8 h 20, métro Plaisance. Ce n’est pas le bac, mais c’est tout comme. Ni limousine noire, ni chapeau d’homme. Juste vous, plongée dans votre livre, et moi, intimidé, de vous, déjà ivre. Fuite à Varenne. Vous reverrai-je ? » S’il peut aujourd’hui encore réciter mot pour mot, sans se tromper, le message qu’il a glissé dans une enveloppe libellée à l’adresse de Libé, service des petites annonces, Transports amoureux, c’est parce qu’Isa l’a toujours gardé et qu’ils l’ont encadré puis accroché dans le couloir dès l’emménagement dans leur premier appartement. Il avait bien sûr noté au verso son numéro. Téléphone fixe. Pas encore l’époque du 06. Et le miracle s’était produit : Isa l’avait appelé. Oh, pas tout de suite, pas le matin de la parution de l’annonce dans Libération. Mais quand même assez vite, dans l’après-midi. Elle avait un peu hésité, le lui avait confié dans le bistro où ils s’étaient retrouvés peu après son appel. Il n’en revenait pas. Dès que la sonnerie avait retenti, il l’avait senti. Qui d’autre si ce n’est elle ? Sa voix dans le combiné. Assez assurée. Il ne sait pas, pas encore, qu’elle n’en mène pas large. Heureusement, elle ne peut pas voir qu’il tremble comme une feuille. Morte de trouille et de trac. Pas de simagrée. D’emblée tout est très simple entre eux. Il n’en croit pas ses yeux. Ni ses oreilles. Elle dit qu’elle lit Libé, souvent même les petites annonces en premier. Elle dit qu’elle l’avait repéré aussi. Et qu’elle avoue ça le scie. Il l’écoute, incapable d’articuler quoi que ce soit. Tout juste un oui quand elle lui propose de la retrouver au Rostand. À 18 h 30. S’il est libre, bien sûr. Bien sûr ! Sûr de rien en fait. Fait comme si. Comme si même pas peur, comme s’il allait de soi de s’installer en terrasse face au Luxembourg avec la femme qui, la veille, lisait en face de vous. Ne pas s’enfuir, ne pas s’en faire. Se laisser porter par la conversation qui se fait on ne sait comment, avec un naturel déconcertant. En crever de la séduire. Mais tout s’interdire. Mordre l’envie de l’embrasser. Déjà ? Non, mais calme-toi. La folie de rester sage. Lui sourire. Et silencieusement dire merci au métro Plaisance. La ligne 13 lui a-t elle vraiment porté chance ? Vingt ans plus tard il se pose la question. Elle est drôlement difficile. Pourtant à l’époque, cette fille qui aimait Marguerite Duras et devant qui il était tout chose, pas question de la laisser passer. Mais pas pressé. Il avait pris tout son temps. Ne l’avait pas brusquée. Et d’ailleurs cela avait fait la différence, il l’avait compris, bien plus tard, au détour d’une confidence. Des garçons qui vous sautent dessus, ça court les rues. Alors que lui ne la brusque pas, qu’il passe la chercher à la librairie, lui parle de poésie, qu’il ait étudié les lettres avant de bifurquer vers le graphisme, qu’il aime Baudelaire autant que Rimbaud, marche des heures avec elle sans rien tenter, qu’il lui fasse la conversation entre deux clients et la raccompagne chez elle sans chercher à monter, ça lui avait plu. Il ne s’était rien passé pendant des semaines. Deux mois même. Puis tout, d’un coup. Premier baiser, première nuit, lit une place partagé, plus quittés. Et si c’était à refaire ? Eh ben, il recommencerait. Il ne changerait rien. Rien de rien. Même annonce dans Libération, et tant pis pour le chagrin, la frustration et le dépit. C’est peut-être con, mais c’est comme ça.
Il a bien compris qu’Isabelle n’en peut plus. D’ailleurs elle ne s’en cache pas. Elle se félicite d’avoir dit à la librairie de trouver quelqu’un pour la remplacer le samedi parce qu’elle est crevée. Quand elle dit ça, en soufflant sur sa tasse de thé, d’un coup il repense au jeu du Mille Bornes qu’adoraient les filles, voit le pneu explosé et leur bagnole kaput au bord de la route, le capot défoncé. C’est rare qu’Isa se plaigne. Ça n’arrive même jamais. Pas le genre de fille à geindre. Donc si elle se lamente, c’est qu’elle est au bout du rouleau. Tout au bout. Et ça l’effraie. Il n’a pas toutes les cartes en main, pas de botte ni de roue de secours, mais il est là. Pour elle. Et elle peut compter sur lui. C’est ce qu’il veut lui dire en caressant son bras, mais elle le retire vivement. Alors il joint paroles et promesses à ce pauvre geste avorté, s’engage à la décharger au maximum ce week-end. Elle n’a qu’à préparer la liste de courses, il ira à Carrefour tout à l’heure. Et au marché demain matin, comme ça elle pourra faire la grasse mat’. Il se jure aussi de faire des efforts pour arrêter de ne penser qu’à ça. Mais ça, évidemment, il ne lui dit pas, il le garde pour lui. De toute façon ce n’est pas gagné. Rien n’est fait pour l’aider. Il tombe dessus partout. Nez à nez. Nez à fesses, nez à reins, nez à seins. Dans la rue, sur le cul des bus, au bistro, au bureau, sous terre, dans les parkings, le métro, au ciné. Et même sans sortir de chez lui, sur le Web, à la télé, la radio, dans les journaux. Jamais jusqu’alors il ne s’était rendu compte que le sexe avait envahi la ville. Il aura fallu qu’il s’éloigne du sexe, ou plutôt que le sexe s’éloigne de lui, pour qu’il apprenne à le voir, et qu’il le voie partout. Il aura fallu qu’il disparaisse de sa vie pour qu’il s’aperçoive de son omniprésence, découvre à quel point il sature l’espace. Fessiers au galbe parfait, décolletés plongeants, poitrines opulentes, petits seins de Bakélite qui s’agitent dans de minirobes dévoilant d’interminables gambettes, strings, shortys et autres tangas qui font la fête et la leçon en voici en voilà, exhortant, c’est selon, d’attiser les ardeurs, feindre l’indifférence ou énerver la concurrence. Ces corps de femmes parfaitement épilées, sans un pet de gras, trop bien gaulées pour être honnêtes, affichées en quatre par trois, tout le monde les voit. Tout le monde peut les reluquer : les minus de la maternelle, les gamins rigolards du primaire, les collégiens prépubères, les célibataires, les bons pères, les pépés et tous les frustrés du monde entier dont il fait partie. Il trouve que tout ça manque cruellement de décence, que ce gavage frise l’outrage. Rabat-joie ? Peut-être. Et alors ? Le sexe l’écœure soudain, qui s’incruste dans toutes les bouches, s’immisce dans les conversations familiales, amicales et même professionnelles. Il a longtemps été le premier à rire aux histoires salaces des copains. Mais ce soir, il n’y arrive pas. La faute à Isa qui ne lui a pas adressé la parole de la journée, a passé tout le samedi enfermée dans la chambre de Roxane quand elle n’était pas prostrée en pyjama dans le fauteuil du salon. C’est comme si sa fatigue avait déteint sur lui. Rincé depuis le début de la soirée. Il ne se sent pas de taille face à la bande. Les potes, eux, sont particulièrement en forme. Et en verve. Le troquet ne va pas tarder à fermer, mais Seb s’en fout. Il vient de commander une dernière bouteille pour la route qu’il ne fera pas puisqu’il habite à deux pas. Voilà facilement trois quarts d’heure qu’il décrit les prouesses de son nouveau plan cul. Même Philippe, toujours avide de détails, finit par se lasser et lancer une blague de sa spécialité. Enfin, ce n’est pas tout à fait la sienne, il l’a entendue dans le taxi, sur Rire et chansons, juste avant d’arriver. Vous connaissez le MMS, les gars ? Les trois autres piaffent, s’interrogent, déjà hilares avant même que Philippe n’ait commencé. Quoi, les M&M’s ? Lui s’attend au pire. Fixe son assiette où traîne un morceau de gras. Non, le MMS ! Sourire jusqu’aux oreilles, oreilles tout ouïe. Dans un couple, le sexe c’est toujours MMS. Au tout début, c’est Matin Midi et Soir, puis Mardi Mercredi Samedi, ensuite Mars Mai Septembre, et enfin Mes Meilleurs Souvenirs. Des applaudissements saluent cette chute. Philippe se lève, époussette sa veste et fait mine de s’incliner pour recevoir les compliments de ses compères éméchés. Nico se refait l’histoire en se marrant à gorge déployée et Seb n’en finit pas de se bidonner. Mais Olivier, comme lui, se tait. Il le remarque tandis que fusent les commentaires graveleux. Non, mais ça ne va pas, Dieu nous préserve de tout ça ! Une fois par semaine, déjà c’est quand même pas une aubaine. Et lui de calculer silencieusement, et les chiffres de s’afficher très lentement dans son esprit aviné : 1 mois = 4 semaines, donc 9 mois font 4 × 9 = 36 semaines. Et les nombres de tournoyer dans sa tête et sa tête de tourner dans un tournis généralisé. Et lui de s’entêter à recalculer le nombre de rapports sexuels qu’il a ratés, à raison d’un coït tous les sept jours, oui c’est bien ça : 36. Très loin, ses meilleurs souvenirs. La vexation le vrille soudain et une tristesse inavouée mais infinie s’abat sur lui, le terrasse comme un haut-le-cœur. Désemparé, il enfile son manteau, salue les copains, Désolé, je vais y aller. Seb râle, fait son vexé en lui tendant son verre : T’as même pas fini ton vin ! Alors il s’exécute, boit tout d’un trait et s’en va, mi-fugue mi-raison, sans se retourner. Sans réaliser qu’il laisse tomber son cœur en sortant. Dans le froid, sur le boulevard. Bouleversé.
Un bail que ce n’est pas le moment, qu’Isabelle a mal à la tête ou pas la tête à ça. Un bail qu’elle porte en collier la pancarte Prière de ne pas déranger. Des lustres de libido à zéro et puis Waterloo, un couple en déroute. Un gâchis immense. Inimaginable. Et minable. C’est le mot gâchis maintenant qui se répète et cogne de plus en plus fort dans sa tête, à mesure que se consume sa cigarette. Pas envie de rentrer. Encore envie du froid et de la nuit. Toute la nuit du monde s’engouffre dans son esprit. Il a beau fixer obstinément le trottoir, impossible d’empêcher ses yeux de venir s’accrocher à la façade en pierre de leur immeuble et de se suspendre au balcon de la deuxième fenêtre du troisième étage où dort Isa. Elle n’en peut vraiment plus de lui pour s’infliger ça, à cinquante balais, le pauvre petit lit une place de Roxane, les posters de midinette, le miroir en forme de cœur et le papier peint turquoise qui après toutes ces années a fini par se décoller par endroits. Il la dégoûte à ce point ? Est-ce que tout ça n’est pas du cinéma ? Un homme et une femme. Chacun de leur côté. Un homme qui ne dort pas et une femme qui s’assomme. Un homme sur sa tablette et une femme dans son bouquin. Un homme qui désire et une femme qui soupire. Un homme qui se désole, une femme qui s’enferme, les heures qui s’étirent et leur amour qui s’étiole. Et une fois de plus rien. Rien de rien. Rien n’endimanche ce week-end qui n’en finit pas. Rien ne rompt leur pauvre échappée en solitaire. Elle a bon dos, cette fatigue qui prend toute la place dans leur vie. Il veut bien croire qu’Isabelle est crevée. Mais il pense surtout qu’elle se fait chier comme un rat avec lui. Et la longue queue traînante du rongeur qu’il voit galoper dans l’appartement, la moustache aux aguets, avec son museau rose et pointu l’écœure, lui donne envie de gerber. Tout ce temps passé, perdu, à vivoter en espérant que la dernière fois qu’il l’a tenue nue dans ses bras ne soit pas la toute dernière… Il n’a jamais imaginé, pas même une seconde, qu’il ne ferait plus l’amour avec Isa. Parce que c’est tout bonnement impensable. Comment aurait il pu se figurer que plus jamais il ne la toucherait ? Si encore elle l’avait prévenu… Comme les filles qu’ils allaient voir au parc, dix minutes avant de partir, histoire qu’elles puissent se préparer psychologiquement : On va bientôt rentrer ! Ou bien quand elles regardaient un dessin animé : Dans cinq minutes, on éteint. Mais Isa n’a pas sonné le glas de leurs ébats. Ni tocsin ni carton. Aucune annonce et zéro lettre avec ou sans accusé de réception. Il ne saurait dire comment cela s’est fait. Comment ils se sont éloignés. C’est comme si la distance s’était immiscée entre eux à leur insu. Imperceptiblement. Dans un lent, très lent, un interminable travelling. Difficile de déceler un glissement lorsqu’il se fait si progressivement. Quand la fréquence de leurs rapports sexuels s’est ralentie, il ne s’est pas alarmé. Il a d’abord mis ça sur le compte de l’épuisement, du stress, de l’anxiété. Et puis il est arrivé plusieurs fois que son désir s’étiole. À la naissance des filles par exemple, il n’a pas compté combien de temps ça a duré, mais il y a eu plusieurs mois sans sexe. C’était frustrant, bien sûr, mais pas si désolant. Leur nouveau rôle de parent les accaparait l’un et l’autre. Il avait su se montrer patient et Isabelle compensait. À l’époque elle l’embrassait sans compter et lorsqu’il n’en pouvait plus, elle se déshabillait devant lui et acceptait qu’il se masturbe en matant ses seins, son ventre, son sexe. Et même s’il ne la touchait pas, c’était lui faire l’amour quand même. Ses yeux sur sa queue valaient toutes les caresses. Souvent il la massait et ses mains à lui sur sa peau à elle leur faisaient du bien à tous les deux. Les sens d’Isabelle se désengourdissaient peu à peu, puis l’envie finissait par revenir. Alors quoi, il ne la touchera plus, plus jamais ? Non, impossible. Cette idée lui est insupportable. »
Extrait
« C’est comme si en retirant le tapis, la table de nuit, ses livres et tous ses habits, Isabelle avait fait sauter une digue, comme si plus rien ne retenait sa souffrance longtemps diluée dans la nonchalance de la routine et qu’elle s’écoulait maintenant dans un torrent déchaîné. La douleur irradie en lui, se propage à une vitesse fulgurante dans tout son corps. Ce qui le crible à ce moment-là, ce n’est ni la désolation ni le manque, mais le sentiment abyssal de la perte. Une perte abominable, dont il n’est pas sûr de pouvoir se remettre. Ni même de le vouloir. Peut-être qu’elle finira par avoir sa peau et alors il mourra, comme ça. La bouche bêtement ouverte et la main sur la poitrine. Tranquille enfin. Il prend tout à coup conscience qu’une partie de lui a disparu en même temps que tous les gestes qu’Isabelle ne fait plus. En s’éteignant, le sexe a tué bien plus de choses entre eux qu’il ne l’avait imaginé, et sûrement bien plus encore qu’il n’accepte de l’admettre. Son histoire avec Isa hoquette, leur vie à deux crève sans bruit. Et cette agonie l’anéantit. » p. 99-100
Amélie Cordonnier est journaliste littéraire et l’autrice de Trancher et d’Un loup quelque part (Flammarion, 2018 et 2020), traduits dans plusieurs langues. Pas ce soir est son troisième roman. (Source: Éditions Flammarion)
En deux mots
Le narrateur est convoqué par le juge pour détailler l’affaire qui concerne ses meilleurs amis. En lui racontant la relation entre Tina, Edgar et Vasco, il va cependant faire bien davantage que détailler un fait divers. Car ce rendez-vous entre eros et thanatos est un bijou d’humour grinçant.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’ami, la femme, l’amant, le (futur) mari et le juge
Dans son nouveau roman, François-Henri Désérable rassemble les ingrédients du roman à suspens, du roman d’amour et de la quête existentielle. Le tout servi par un style aussi brillant qu’enlevé. On comprend l’Académie Française qui vient de lui décerner son Grand Prix!
Un revolver, un cahier Clairefontaine de 96 pages dans lequel ont été écrits une vingtaine de poèmes rassemblés sous le titre Mon maître et mon vainqueur et des traces de poudre sur les mains. Voilà les indices retrouvés sur Vasco et voilà comment débute cet excellent roman. Le narrateur, convoqué par le juge parce qu’il connaissait particulièrement bien les protagonistes de cette affaire, va répondre aux questions du magistrat et dérouler l’histoire de Vasco, de Tina et d’Edgar.
C’est d’abord l’histoire de Tina qu’il veut entendre. Leur première rencontre s’est faite via une émission de radio durant laquelle la comédienne venait présenter sa pièce. Il avait d’emblée été séduit par sa voix et ses silences. Il avait alors eu envie de la voir sur scène. Et là, malgré une place derrière un pilier, il était tombé sous le charme de ses yeux émeraude. Va alors naître une belle amitié qui va se renforcer au gré de leurs rencontres hebdomadaires.
Les choses vont se gâcher lorsqu’il entraîne Tina dans une soirée et lui présente son ami Vasco qui tombe éperdument amoureux de la belle. Une attirance qui est réciproque et qui va faire fi des conventions et de la promesse faite à Edgar de l’épouser. Car Tina est en couple depuis des années, mère de deux jumeaux et engagée dans les préparatifs d’un mariage qui s’annonce somptueux.
Comme dans les meilleurs vaudevilles, la femme, l’amant et le (futur) mari vont se croiser sous le regard incrédule du narrateur mis dans la confidence.
Dans le bureau du juge, il va confier ce qu’il sait de cette affaire, donnant par la même occasion aux lecteurs des détails plus intimes et livrant des sentiments que la justice n’a pas à connaître.
L’occasion est belle pour que la plume allègre de François-Henri Désérable, qui nous avait déjà séduite dans Un certain M. Piekielny fasse à nouveau merveille. Enlevée et poétique – quelques protagonistes y taquinent la muse et Verlaine va jouer un rôle important dans cette tragi-comédie – ce récit vous fera aussi découvrir quelques trésors de la BnF, reviendra sur la relation Rimbaud et Verlaine et vous proposera quelques sonnets et haïkus, ma foi assez réussis.
Avec cet instant poésie, voici venu le moment de vous dévoiler l’origine du titre de ce nouveau superbe roman. Il est issu du recueil Les chansons pour elle (1891) et intitulé «Es-tu brune ou blonde?» Es-tu brune ou blonde ? Sont-ils noirs ou bleus, Tes yeux ? Je n’en sais rien mais j’aime leur clarté profonde, Mais j’adore le désordre de tes cheveux.
Es-tu douce ou dure ? Est-il sensible ou moqueur, Ton cœur ? Je n’en sais rien mais je rends grâce à la nature D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur.
Comme l’écrit avec beaucoup d’à-propos Jean-Paul Enthoven dans sa chronique du Point, «on est ici dans le cœur du réacteur passionnel. Avec prose en fusion et phrases à haute valeur émotive ajoutée. Un régal. Tristes sires, stylistes moroses, amateurs de yoga et de sentiments bios s’abstenir.» En d’autres termes, régalez-vous!
Mon maître et mon vainqueur
François-Henri Désérable
Éditions Gallimard
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782072900945
Paru le 19/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR.
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains.
Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour. »
Les premières pages du livre « 1
J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie. Voilà ce que plus tard, beaucoup plus tard me confierait Vasco, un jour où nous serions assis, lui et moi, en terrasse d’un café. Ce jour-là donc, je veux dire celui où il est entré dans une armurerie, Vasco avait reçu des menaces, sérieuses au point qu’il avait éprouvé le besoin de se procurer une arme à feu.
C’était un vendredi d’octobre un peu avant midi, à côté de la gare du Nord. En vitrine, en plus des carabines et des armes de poing, Colt, Browning, Beretta, Luger – des noms qui lui étaient familiers, mais dont il n’aurait su dire s’ils renvoyaient à des marques ou des modèles, si beretta par exemple était un nom commun, ou si c’était celui d’une marque, un nom propre passé dans le langage courant –, en vitrine il y avait des armes blanches, dagues, épées, couteaux, poignards et même, me dirait Vasco, un sabre à champagne.
L’armurier était au fond de sa boutique, assis sur un tabouret devant un écran d’ordinateur, un sandwich à la main.
Il a levé la tête : je peux vous aider ?
Voilà, a dit Vasco, je pense m’inscrire dans un club de tir, vous auriez quelque chose à me conseiller ?
Mouais, a marmonné l’armurier, si vous revenez dans un an.
Et il lui a expliqué que ça n’était pas si facile, ça n’était pas comme aux États-Unis où on sortait d’un magasin avec un 9 mm dans un sac en papier comme si on venait de commander une demi-douzaine de donuts, non, en France, il fallait une autorisation, soumise à diverses conditions cumulatives – être majeur et licencié d’un club de tir, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir été admis sans consentement en soins psychiatriques, et cætera. Et puis il fallait adresser sa demande en préfecture, fournir tout un tas de pièces, formulaires, justificatifs, déclarations, certificats, actes, licences, avis, carnets, tout cela pouvait durer des mois, au moins un an et encore, l’a prévenu l’armurier, pas sûr qu’on vous la donne, cette autorisation : vous savez, avec les attentats…
Et si je suis menacé, a objecté Vasco, si je dois me défendre, je fais comment ?
Le mieux, a suggéré l’armurier, c’est une matraque télescopique, celle-ci par exemple. Et il a sorti de la vitrine une matraque noire, en acier nickelé, avec manche en caoutchouc cranté antidérapant – la crème de la crème pour seulement 59 euros 90. Faites voir, a demandé Vasco. Pliée, la matraque mesurait vingt et un centimètres, déployée, elle en faisait cinquante-trois, tout juste de quoi tenir un assaillant à distance.
Entre ça et rien, s’est dit Vasco, et il est sorti avec sa matraque télescopique dans un étui en nylon. Et pendant près d’un mois il ne sortait plus qu’avec sa matraque, avec aussi la boule au ventre, s’attendant à voir débarquer à tout moment en bas de chez lui Edgar avec une batte de base-ball, puisque c’est cela qu’entre autres choses Edgar avait écrit dans son mail : je vais te défoncer à coups de batte.
Ma matraque, ma petite matraque, se rassurait Vasco en la caressant : il suffisait de la tenir par le manche, puis d’exécuter, d’un mouvement vif du poignet, un geste de balancier d’arrière en avant et hop, elle se déployait aussitôt. Ça devenait alors une arme redoutable, un coup dans la mâchoire, avait précisé l’armurier, et l’assaillant n’avait plus qu’à boire de la soupe pendant six mois. Voilà à quoi songeait Vasco quand il songeait à Edgar, de la soupe, viens donc me trouver, et tu vas boire de la soupe pendant six mois.
2
Ah, s’est écrié le juge, ceci explique cela :
Ni Colt ni Luger
Ni Beretta ni Browning
Bois ta soupe Edgar
Encore un haïku, j’ai dit. Vous n’avez qu’à compter les syllabes : cinq, sept, cinq. Dix-sept au total.
Dix-sept syllabes, vous dites ? a demandé le juge qui récitait le haïku à voix basse, en comptant sur ses doigts :
Ni/Colt/ni/Lu/ger (5)
Ni/Be/ret/ta/ni/Bro/wning (7)
Bois/ta/sou/pe/Ed/gar (6)
Le dernier vers, a dit le juge : il compte six syllabes, pas cinq.
Cinq. À cause de l’élision : la voyelle en fin de mot s’efface devant celle qui commence le mot suivant. Le juge est un bon juge, par exemple, en plus d’être une flagornerie est un hexasyllabe : le e de juge s’efface au profit du e de est : Le/ju/ge est/un/bon/juge = six syllabes. Idem avec Bois/ta/sou/pe Ed/gar : le e de soupe s’efface devant le e d’Edgar, le vers compte cinq syllabes et le tercet dix-sept. Mais enfin, je ne suis pas là pour un cours de versification…
En effet, a dit le juge. Puis : Vuibert, apportez-moi le scellé no 1.
Et en attendant que le greffier lui apporte le scellé no 1, le juge s’est allumé une clope. Il m’a demandé si j’en voulais une, mais je ne fumais pas, je n’avais jamais vraiment fumé de ma vie, alors il a fumé seul, le juge, en silence, à la fenêtre entrouverte, le regard perdu au loin vers la fontaine Saint-Michel, les cheveux dans le vent que le vent échevelait ; sa cravate penchait, on aurait dit un poète, et peut-être qu’au fond sa vocation c’était ça : vivre en poète. Peut-être qu’il s’était retrouvé par hasard sur les bancs d’une faculté de droit, par hasard à l’École nationale de la magistrature, plus tout à fait par hasard au palais de justice de Paris, à mener des enquêtes, à éplucher des dossiers, à auditionner des témoins, alors qu’au fond de lui il n’aspirait qu’à être poète, ou plus simplement à jouer au poète, à en prendre la pose, c’est-à-dire à regarder le soleil se coucher sur la Seine en déclamant des sonnets, la cravate de travers.
Voilà à quoi je pensais, pendant que lui pensait aux fleuves impassibles, au prince d’Aquitaine à la tour abolie, à la chair qui est triste, hélas, aux sanglots longs des violons de l’automne, plus prosaïquement à ses gamins qu’il faudrait aller chercher tout à l’heure à l’école, à sa femme qui lui avait demandé de passer au pressing, récupérer sa jupe en cuir noir, aux bas résille, aux jarretières en dentelle qu’il lui arrivait de porter là-dessous ; à rien, peut-être. Il a écrasé sa clope sur l’appui de fenêtre ; la porte s’est ouverte ; le greffier était là.
Vous le reconnaissez ? a demandé le juge.
Sauf erreur de ma part, j’ai dit, il s’agit du greffier.
Le greffier a souri, mais pas le juge.
Pas le juge qui a dit, en montrant le scellé no 1 que lui avait remis le greffier : ça, vous le reconnaissez ?
Comment ne pas le reconnaître ? Je l’avais regardé pendant des heures, j’en avais caressé le canon et la crosse, je l’avais tenu entre les mains avec une infinie précaution. J’avais même mis Vasco en joue, pour plaisanter j’avais appuyé sur la détente, et j’avais entendu le cliquetis que ça fait quand on tire à sec, sans munition, et que le chien vient percuter le barillet. J’aurais pu le reconnaître entre mille.
Alors, a insisté le juge, vous le reconnaissez ?
Et j’aurais pu prétendre que non, que je ne l’avais jamais vu, ce Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, désolé, ça ne me dit rien, j’aurais pu dire, mais je me suis rappelé qu’un peu plus tôt j’avais prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, j’avais même levé la main droite, je me suis rappelé que j’étais face au juge, dans le bureau du juge, et le juge n’avait pas l’air d’être là pour rigoler.
Attendez, j’ai dit, faites voir.
Et de nouveau j’ai pu l’examiner de très près, ce revolver, de nouveau j’ai vu, même à travers le sachet en plastique transparent, les poinçons « ELG et étoile », les initiales « JS » frappées sur la face avant du barillet, et bien sûr le numéro de série, le fameux no 14096 qui avait tant affolé l’histoire de la littérature.
J’ai concédé que oui, je le reconnaissais.
Bien, s’est félicité le juge. Continuons à faire le lien entre ce revolver et ce cahier.
Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Un Clairefontaine à grands carreaux, format 21 × 29,7. Quatre-vingt-seize pages dont il ne restait qu’un peu plus de la moitié – le reste avait fini dans ma corbeille. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains. Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour.
Quelle affaire, j’ai dit. Et si le juge m’avait convoqué, c’est qu’il avait de bonnes raisons de croire que je pouvais l’aider à y voir plus clair. Un véritable casse-tête, m’avait-il avoué : pas de témoins, ou plutôt, s’était-il corrigé, deux cent cinquante témoins dont aucun n’était fiable, car tous, connaissant de près ou de loin la victime, avaient pris son parti, tous accablaient le mis en examen qui n’avait qu’un nom à la bouche : Tina. Vasco répétait en boucle Tina, Tina, Tina, comme si psalmodier son prénom allait la faire revenir. Voyez ça avec Tina, disait Vasco, mais la Tina en question, se désolait le juge, refusait de collaborer à l’enquête, au sujet de laquelle Vasco se contentait d’un laconique : le cahier, tout est dans le cahier, vous n’avez qu’à lire les poèmes.
Alors, avait demandé le juge, vous m’expliquez ?
Je passais pour être le meilleur ami de Vasco. J’étais l’un des amis les plus proches de Tina. Autant dire qu’il attendait beaucoup de moi, le juge. Et moi j’étais d’accord pour lui expliquer ce qu’il voulait, si ça lui chantait je pouvais bien me faire l’exégète d’un recueil de poèmes, mais enfin je l’avais quand même mis en garde, il allait devoir s’armer de patience, tout cela allait prendre du temps. C’était toute une histoire, cette histoire.
Je suis payé pour qu’on m’en raconte, avait dit le juge.
Par quoi je commence ?
Parlez-moi d’elle. Parlez-moi de Tina.
3
Un silence. De Tina j’ai d’abord entendu un silence. On l’avait invitée à la radio un matin pour la promo de sa pièce, l’animateur venait de lui demander si le théâtre ne faisait que reproduire le réel, ou s’il le transcendait pour atteindre une forme d’universel, question à laquelle en retour on n’obtient le plus souvent qu’une réponse éculée – pas le genre de Tina qui avait décidé d’y réfléchir vraiment, comme si elle pesait intérieurement chacun de ses mots.
Résultat, un blanc, un long blanc que l’animateur a comblé comme il pouvait, en rappelant l’heure qu’il était (9 h 17), le nom de la station et celui de son invitée, son âge (vingt-huit ans), sa profession (comédienne), le titre de la pièce (Deux jours et demi à Stuttgart) dont elle partageait l’affiche et qui lui valait une nomination aux Molières (de la révélation féminine) et enfin son sujet (l’ultime rencontre entre Verlaine et Rimbaud, les deux jours et demi qu’ils avaient passés ensemble à Stuttgart en février 1875), avant de reformuler la question (alors, le théâtre, mimétisme ou mimèsis ?)
J’étais chez moi, dans la salle de bains, la radio posée sur la machine à laver, je me brossais les dents et je pouvais entendre distinctement le frou-frou des brins de la brosse sur l’émail de mes dents, je pouvais entendre s’écouler le mince filet d’eau et surtout, surtout les silences de Tina, oui, j’entendais les silences de Tina, et je songeais qu’il faudrait établir une typologie du silence, les décrire puis les classer, du silence suggestif au silence oppressant, du silence solennel au silence désolé, du silence monotone d’un coin de campagne en hiver au silence pieux des fidèles à l’église, du silence éploré des chambres funéraires au silence contemplatif des amants au clair de lune, tous, il faudrait les décrire, jusqu’aux silences radiophoniques de Tina.
Ça a duré comme ça pendant dix minutes d’un silence quasi parfait, seulement interrompu par les questions de l’animateur qui les posait maintenant en s’excusant presque, comme s’il était intimidé par les silences réflexifs de Tina, de longs silences inhabituels à la radio, et dont les relances de l’animateur ne faisaient que redoubler l’intensité. Elle m’avait d’abord intrigué, puis elle m’avait agacé. Elle semblait s’écouter ne rien dire comme d’autres s’écoutent parler. L’animateur a fini par lancer une chanson : Ton héritage, de Benjamin Biolay – je m’en souviens comme si c’était ce matin même, je l’entendais pour la première fois, magnifique, cette chanson, si tu aimes l’automne vermeil merveille rouge sang, ai-je fredonné, ça vous dit quelque chose ? Non ? Bon.
Toujours est-il qu’après la chanson de Biolay Tina s’est mise à parler.
Non pas d’elle, non pas de sa pièce, non pas pour répondre aux questions de l’animateur : elle s’est mise à réciter des poèmes. Combien de temps nous reste-t-il, a demandé Tina, dix minutes, c’est ça ? Alors laissez-moi vous offrir un peu de Verlaine, un peu de Rimbaud, laissez-moi vous réciter des poèmes. Et pendant dix minutes en direct à la radio, à une heure de très grande écoute elle a dit des vers, elle a commencé par un sonnet des Poèmes saturniens, et quand elle a eu fini de réciter celui-là, sans même laisser l’animateur la relancer elle a enchaîné avec un autre poème, de Rimbaud cette fois-ci : Au Cabaret-Vert sur le dernier vers duquel elle a dit écoutez, écoutez la double allitération, en s, en r, la chope immense, avec sa mousse que dorait un rayon de soleil arriéré, écoutez bien, et elle l’a répété, ce vers, en détachant chaque syllabe, en accentuant chaque phonème, et sans transition on a eu droit au Bateau ivre, aux vingt-cinq quatrains scandés de bout en bout comme ils devraient toujours l’être, d’une voix juste et posée, venue non pas des cordes vocales, non pas du frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx, mais de plus loin, de plus bas, du cœur, des tripes, du bas-ventre, que sais-je, une voix qui vous fait entendre les clapotements furieux des marées, qui vous fait voir les lichens de soleil et les morves d’azur, les hippocampes noirs, les archipels sidéraux, et pendant qu’on pouvait écouter, sur une station concurrente, un élu local dénoncer un projet de réformes décidé en catimini par une bande d’incapables, véritable coup de rabot qui allait grever les finances des communes, et sur une autre un ministre défendre cette mesure nécessaire dans la conjoncture actuelle pour parvenir à l’équilibre budgétaire, relancer la croissance et retrouver la confiance des ménages, et sur une autre encore un leader syndical mettre en garde le chef du gouvernement qui se disait déterminé à garder le cap et néanmoins désireux de renouer le dialogue social, et sur une autre enfin un imitateur imiter tout ce monde entre deux rires affectés du patron de la matinale, Tina, elle, récitait de la poésie, et moi j’étais là, dans ma salle de bains, adossé au tambour de la machine à laver, et comme un million d’auditeurs ce matin-là je ne respirais plus qu’à la césure, entre deux hémistiches.
Je l’avais trouvée tour à tour artificielle et sincère, poseuse puis touchante, je ne savais pas à quoi m’en tenir, je ne savais pas si j’étais fasciné ou agacé ou les deux à la fois, mais elle m’avait donné envie d’aller la voir, sa pièce. Il ne restait que quelques places de catégorie 4, à trente-huit euros et à « visibilité réduite », et j’ai pensé naïvement qu’elle serait partiellement réduite, la visibilité, dérisoirement réduite, j’ai pensé qu’à ce prix je pourrais voir au moins les deux tiers de la scène et même, pourquoi pas, en prenant la peine de me pencher un peu, la scène tout entière – or ce que j’avais pris pour une mise en garde anodine était un euphémisme, doublé d’une véritable escroquerie : je me suis retrouvé sur un strapontin, derrière un poteau, que dis-je, un pilier, un pilier porteur, énorme, massif, et sans doute que si vous le retiriez, ce pilier, c’était tout l’édifice qui s’écroulait sur lui-même, et à ce moment-là je n’étais pas contre le voir s’écrouler sur les salauds qui me l’avaient vendue, cette place, car j’avais beau me contorsionner, j’avais beau passer mon cou derrière celui de mon voisin, rien. Je n’ai rien vu de Deux jours et demi à Stuttgart. Trente-huit balles, j’ai dit. Et soixante-dix balles d’ostéo. Pour le torticolis.
Autant vous dire qu’en sortant de là je l’avais mauvaise. D’accord, me direz-vous, ça ne m’avait pas empêché de tout entendre, de la première à la dernière réplique – celle, authentique, qu’a eue Verlaine en apprenant la mort de Rimbaud –, mais enfin j’aurais quand même voulu la voir, cette pièce « sensible et haletante » selon Le Point, « d’un réalisme sidérant » (Le Monde), « portée par deux comédiennes au sommet de leur art » (Télérama), avec « la jeune Lou Lampros, magistrale dans le rôle de Rimbaud » (L’Officiel des spectacles) et « la révélation de l’année dans celui de Verlaine » (Elle, qui parlait donc de Tina). Il n’y avait eu d’avis mitigé que celui du Figaro : « Un monument de verbiage à la scénographie sans grâce, à peine sauvé par sa distribution faussement audacieuse (les deux poètes incarnés par deux femmes, quelle idée !) » – phrase hélas un peu trop longue, avaient fait valoir les producteurs de la pièce, pour figurer in extenso sur l’affiche, mais qu’on avait quand même tenu à reproduire partiellement : « Un monument […] ! » (Le Figaro).
C’était marqué comme ça, en lettres capitales, sur l’affiche à l’entrée du théâtre : « UN MONUMENT […] ! » (Le Figaro), et juste au-dessus il y avait le nom de la pièce, et encore au-dessus les visages des deux comédiennes, Lou et Tina, dos à dos, et j’ignore pourquoi, mais j’ai été comme happé par le regard, par les yeux de Tina – des yeux…
Que votre ami, a dit le juge, évoque dans un poème. mon insomnie continuelle la zizanie perpétuelle la symphonie habituelle de mes nuits : le vert inouï de tes yeux (et en plus ils sont deux)
Pas de doute, j’ai dit, ce sont bien les yeux de Tina, ils sont verts, ils sont deux, pas de doute. Des yeux d’un vert, mon Dieu. Un vert propre à ses yeux : des yeux vert-de-tina. L’Amazonie vue du ciel, disait Vasco, avec un zeste de bleu : l’iris a la vigueur de la houle ; tout est grondement, roulement, tohu-bohu perpétuel où se noie la pupille, comme un navire démâté par l’orage. Et sur l’affiche aussi ils étaient verts, ses yeux, mais d’un vert pâle, un vert délavé d’après la pluie ; elle avait un demi-sourire, un menton carré, légèrement proéminent ; une moustache postiche lui mangeait la moitié du visage.
Et j’aurais pu lui dire, au juge, comment j’étais parvenu, via le producteur de sa pièce que je connaissais plus ou moins, à faire sa rencontre, comment elle et moi étions devenus amis, oui, j’aurais pu lui dire la tendre complicité qui depuis m’unissait à Tina (je ne prétends pas qu’au début je n’avais pas eu envie de coucher avec elle, elle aussi y avait songé quelque temps, disons que l’idée l’avait effleurée, et bien qu’elle n’ait jamais rien laissé entendre en ce sens, j’aime à croire que ce fut le cas, mais elle n’avait aucune intention d’être infidèle à Edgar – et cela va de soi, c’était avant Vasco. Et puis l’envie nous était passée, nous étions parvenus à sublimer ce désir, à fragmenter l’éros pour n’en garder que sa dimension spirituelle – tant mieux : notre amitié valait mieux qu’un corps-à-corps éphémère, et d’une certaine façon elle était déjà de l’amour, et c’est peut-être ça, l’amitié : une forme inachevée de l’amour).
J’aurais pu lui dire tout ça mais ça n’était pas le sujet. Le sujet, c’est que nous avions pris l’habitude de nous voir une fois par semaine, le jeudi après-midi – c’était jour de relâche au théâtre. Nous nous retrouvions à l’Hôtel Particulier, qui présentait le double avantage d’être à deux pas de chez moi et pas trop loin de chez elle : ainsi je n’avais jamais à l’attendre longtemps. Elle disait souffrir depuis plusieurs années d’une pathologie qu’elle craignait irréversible : elle omettait de prendre en compte le temps de trajet. Elle ne partait de chez elle qu’à l’heure où elle était attendue, comme si, d’un claquement de doigts, elle pouvait se retrouver sur le lieu de rendez-vous où elle arrivait en général en retard d’un quart d’heure, parfois plus, jamais moins – elle ratait des trains, elle offusquait des gens, c’est comme ça, mon vieux, il faut t’y faire, disait Tina. Alors quand un jeudi après-midi je lui ai fait savoir que je recevais des amis à dîner samedi soir, qu’il y aurait ce Vasco que je voulais lui présenter, et qu’elle m’a dit j’essaierai de passer (elle avait déjà quelque chose de prévu), il m’a semblé tout naturel qu’il ne fallait pas trop compter sur sa présence parmi nous ce soir-là.
4
Vasco n’aimait que les brunes ou les blondes or les cheveux de Tina tiraient vers le roux – auburn, avec des reflets acajou. Tina n’aimait les garçons qu’aux yeux verts, or ceux de Vasco étaient bleus, avec une touche de marron. Elle n’était pas du tout son genre ; il n’avait jamais été le sien. Ils n’avaient rien pour se plaire ; ils se plurent pourtant, s’aimèrent, souffrirent de s’être aimés, se désaimèrent, souffrirent de s’être désaimés, se retrouvèrent et se quittèrent pour de bon – mais n’allons pas trop vite en besogne.
Il n’avait pas fallu bien longtemps après ça, après sa rencontre avec elle, pour que Vasco m’assaille de questions. Il voulait tout savoir de Tina, un peu comme vous, j’ai dit, qui voulez tout savoir de Vasco. Car elle était venue, finalement. En retard, comme d’habitude, mais elle était venue. Nous en étions au dessert, Vasco s’entretenait de bowling avec Malone, son avocat – qui en ce temps-là n’était pas son avocat, mais un avocat que nous avions pour ami. Et je les écoutais d’une oreille, j’écoutais Vasco lui raconter la seule fois de sa vie où il avait joué au bowling, c’était un mercredi soir à Joinville-le-Pont, un cauchemar, disait Vasco, il se souvenait encore de sa boule qui finissait une fois sur deux dans les rigoles en bordure de la piste, des quilles toujours droites, comme une armée de soldats nains prêts à fondre sur lui, et du zéro humiliant qui s’affichait sur le panneau d’affichage. J’ai vécu des heures outrageantes au bowling de Joinville-le-Pont, disait Vasco quand on a toqué à la porte. C’était Tina.
Un bouquet de jonquilles qu’elle avait dans les mains dissimulait son visage, mais je pouvais voir, de part et d’autre du bouquet, ses cheveux et ses boucles d’oreilles, des boucles immenses ornées de pétales d’hortensia, et qui la faisaient ressembler à une princesse andalouse – à l’idée que Vasco se faisait d’une princesse andalouse, et d’ailleurs c’est comme ça que plus tard il l’appellerait, ma princesse andalouse, il dirait. Tiens, c’est pour toi, m’a dit Tina ; alors j’ai mis les fleurs dans un vase pendant qu’elle s’excusait du retard, elle arrivait d’une autre soirée, elle avait un peu picolé, est-ce que j’avais du champagne ? Je lui ai servi une coupe, elle a trinqué avec nous, je ne sais plus de quoi nous avons parlé, je me souviens que nous l’écoutions sans rien dire, Vasco surtout qui semblait fasciné : il la regardait avec un sourire un peu niais, droit dans les yeux, comme s’il voulait vivre là où portait son regard. Je te promets s’échappait d’un tourne-disque, mais le vinyle était rayé, et la voix de Johnny butait sur le mot couche de « Je te promets le ciel au-dessus de ta couche » – couche, couche, couche, bégayait Johnny, alors Tina s’est levée, elle a soulevé la pointe du tourne-disque, et comme il n’y avait plus de musique… »
Extraits
« Le ravissement à deux acceptions: celle d’enchantement, de plaisir vif, mais aussi celle d’enlèvement, de rapt. Et c’est précisément cela que depuis quelques temps Tina éprouvait, le sentiment d’être enlevée à sa propre vie: celle d’une femme qui aimait un homme qui lui était fidèle, et qu’elle allait épouser. Elle avait vu Vasco trop souvent, à des intervalles trop rapprochés, elle était maintenant sur le point d’être foutue, c’est elle qui disait ça, je suis à ça, disait-elle en rapprochant son pouce de son index, d’être foutue – sa façon de lui dire sans le dire qu’elle commençait à l’aimer. Elle s’en voulait, mais moi je crois qu’elle n’aurait pas dû s’en vouloir: on ne choisit pas de tomber amoureux, on le fait toujours malgré soi. Elle était, disait-elle, une grenade, une putain de grenade dégoupillée entre ses jambes, il était encore temps pour lui de les prendre à son coup, parce qu’entre elle et lui il n’y avait pas de lendemains, et sans lendemains, elle explosait.
Or d’ici quelques mois elle allait se marier, elle aimait son mari, elle ne voulait ni ne pouvait aimer un autre homme, il pouvait comprendre, non? Mais Vasco ne comprenait pas, il ne comprenait rien, Vasco, il ne voyait pas qu’il y avait, dans l’exubérance, dans l’allégresse endiablée de Tina, dans cette façon qu’elle avait de se dévoiler sans pudeur, de se livrer sans réserve à qui croisait son chemin, amis intimes ou parfait inconnus, dans l’illusion qu’elle leur donnait de tout leur donner, il ne voyait pas qu’il y avait là un moyen de mieux leur dérober l’essentiel: son tumulte intérieur, ses fêlures, l’insondable gouffre dans quoi s’engouffrait son immense solitude. p. 62-63
Elle et lui se connaissaient depuis bientôt deux mois maintenant et j’étais devenu le confident de l’un et le confesseur de l’autre, l’historiographe de leur amour: car c’était bien d’amour, qu’il s’agissait — des vertiges enivrants de l’amour en ses débuts: les veilles des jours où ils devaient se voir leur étaient délectables par les lendemains qu’elles promettaient, et les lendemains des jours où ils s’étaient vus par les souvenirs de la veille. Et si Vasco s’employait à rester léger, vaguement indifférent, feignant de n’éprouver pour Tina qu’un désir incertain, tout, dans l’inflexion, dans le modelé de sa voix s’altérait quand il me parlait d’elle — or elle était son unique sujet de conversation, sa seule obsession, il n’avait à la bouche que le prénom de Tina dont ce jour-là c’était l’anniversaire. p. 66
François-Henri Désérable est l’auteur de trois livres aux Éditions Gallimard, dont Évariste et Un certain M. Piekielny. Dans Mon maître et mon vainqueur, roman virevoltant, il laisse percevoir une connaissance sensible des tourments amoureux. (Source: Éditions Gallimard)
En deux mots
Une semaine de la vie d’un couple, du lundi au dimanche, racontée par une épouse modèle. Mariée depuis quinze ans, deux enfants, la narratrice juge toutefois que son amour n’est pas, ou plus, partagé avec la même intensité par le mari. Du coup elle ne supporte plus son «bonheur conjugal».
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Obsédée par le bonheur conjugal
Dans ce premier roman pétillant, Maud Ventura décrit une femme passionnée jusqu’à l’obsession par une vie de couple réussie. Ce qui la pousse à quelques décisions radicales. Un régal d’humour grinçant !
La narratrice de ce roman, bien moins sage qu’il n’y paraît, est une amoureuse de l’amour. Mais après quinze ans de mariage, deux enfants de 9 et 7 ans, un mari dans la finance et un pavillon bien soigné, elle n’a plus vraiment de quoi assouvir cette passion. Elle soupçonne même son mari de l’aimer moins qu’elle ne l’aime.
Pourtant elle ne manque pas d’atouts. À l’image de Grace Kelly, son modèle en quelque sorte, elle représente la femme parfaite, jusqu’à la caricature. Des cheveux blonds à la couleur traitée mensuellement, une garde-robe soigneusement vérifiée, un maquillage sobre, des chaussures soignées et, après la remarque faite par une amie à son fils, la découverte et l’intégration des règles du savoir-vivre de Nadine de Rothschild
La femme de maison parfaite prend aussi bien soin de ne froisser ni Rosa, sa femme de ménage, ni Zoé, sa baby-sitter, dont elle a besoin pour abréger les dîners qui traînent en longueur. Durant une semaine, du lundi au dimanche, elle va nous faire des confidences, nous expliquer combien son mari est parfait, ses enfants sages et sa double profession très enrichissante. Professeure d’anglais, elle est heureuse de retrouver ses élèves, traductrice de littérature, elle aime se mettre dans la peau des auteurs pour retranscrire au mieux leurs écrits.
Toutefois, dans ce tableau par trop idyllique, des failles finissent par apparaître. Quand arrive le mardi, le jour des conflits, c’est lors du dîner chez leurs amis Louise et Nicolas que l’incident a lieu. Face à ces néo-parents, « mon mari » fait un récit négatif des premiers mois de leur fils, en rajoute en racontant une anecdote lors de sa soirée d’anniversaire sans jamais mentionner son épouse et, pour couronner le tout, lors d’un jeu durant lequel il s’agissait de désigner sa partenaire par un fruit, il n’a rien trouvé de mieux qu’une clémentine, « trahison au gout amer de fruit de supermarché ».
Un tel comportement mérite d’être sanctionné, après avoir été soigneusement répertorié dans le carnet dédié à consigner ce type de déviances. Car, on l’aura compris, la narratrice est organisée, maniaque et sûre d’elle. Elle adore du reste classer les jours et les gens, leur ajouter une couleur ou trois adjectifs. Et ce qui pourrait ressembler à un petit jeu va très vite tourner à la névrose obsessionnelle et avoir des conséquences sur cette vie de couple si délicieusement fabriquée.
Maud Ventura a trouvé un ton nouveau, avec une sorte d’humour froid, pour étudier la vie de couple, sonder les liens familiaux et démontrer combien ils sont fragiles. Ajoutons que tous ceux qui sont mariés n’auront aucun mal à retrouver des situations décrites ici, des habitudes qui agacent l’un des partenaires ou des non-dits qui peuvent provoquer des réactions aussi brutales qu’inattendues.
Références du roman rassemblées par Maud Ventura
Le personnage principal relit L’Amant de Marguerite Duras. Elle cite aussi Les Pensées de Pascal, qu’elle a étudié en terminale, et se prend pour Phèdre, l’héroïne de Racine (on note ici un réel penchant pour la pensée du XVIIe siècle).
Dans sa voiture, elle écoute le dernier album de Ben Mazué, Paradis – chanteur dont elle s’imagine aisément qu’elle aurait pu tomber amoureuse, dans une autre vie. Dans la boîte à gants, l’album de Supertramp de 1982, Famous Last Words, qui contient le titre « Don’t leave me now ». Elle chante à sa fille « Sunny » de Bobby Hebb, et elle écoute en boucle Véronique Sanson depuis des années, en particulier la chanson « Amoureuse ».
Dans le salon, son mari écoute «Loving is easy», de Rex Orange County. Sa chanson préférée est « Day by Day », chantée par Frank Sinatra. Côté musique classique, il ne jure que par Mozart. C’est donc bien la Symphonie n°40 en sol mineur qu’il met sur les enceintes du salon samedi soir.
Le film préféré de la narratrice est Vacances romaines de William Wyler avec Audrey Hepburn. Nicole Kidman et Grace Kelly font également leur apparition dans le livre. Elle s’inspire du philosophe et juriste italien Beccaria et de son ouvrage de 1764 Des délits et des peines — texte fondateur du droit pénal moderne — pour son cahier de punitions. Enfin, on peut imaginer qu’elle est en train de traduire Conversations entre amis pour les Éditions de l’Olivier, le premier roman de l’autrice irlandaise Sally Rooney. (pages 353-354)
Mon mari
Maud Ventura
Éditions de l’Iconoclaste
Premier roman
355 p., 19 €
EAN 9782378802417
Paru le 19/08/2021
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un premier roman drôle et féroce sur le face-à-face conjugal.
C’est une femme toujours amoureuse de son mari après quinze ans de vie commune. Ils forment un parfait couple de quadragénaires: deux enfants, une grande maison, la réussite sociale. Mais sous cet apparent bonheur conjugal, elle nourrit une passion exclusive à son égard. Cette beauté froide est le feu sous la glace. Lui semble se satisfaire d’une relation apaisée : ses baisers sont rapides, et le corps nu de sa femme ne l’émeut plus. Pour se prouver que son mari ne l’aime plus – ou pas assez – cette épouse se met à épier chacun de ses gestes comme autant de signes de désamour. Du lundi au dimanche, elle note méthodiquement ses « fautes », les peines à lui infliger, les pièges à lui tendre, elle le trompe pour le tester. Face aux autres femmes qui lui semblent toujours plus belles, il lui faut être la plus soignée, la plus parfaite, la plus désirable.
On rit, on s’effraie, on se projette et l’on ne sait sur quoi va déboucher ce face-à-face conjugal tant la tension monte à chaque page. Un premier roman extrêmement original et dérangeant.
Les premières pages du livre
« Je suis amoureuse de mon mari. Mais je devrais plutôt dire : je suis toujours amoureuse de mon mari.
J’aime mon mari comme au premier jour, d’un amour adolescent et anachronique. Je l’aime comme si j’avais quinze ans, comme si nous venions de nous rencontrer, comme si nous n’avions aucune attache, ni maison ni enfants. Je l’aime comme si je n’avais jamais été quittée, comme si je n’avais rien appris, comme s’il avait été le premier, comme si j’allais mourir dimanche.
Je vis dans la peur de le perdre. Je crains à chaque instant que les circonstances tournent mal. Je me protège de menaces qui n’existent pas.
Mon amour pour lui n’a pas suivi le cours naturel des choses : la passion des débuts ne s’est jamais transformée en un doux attachement. Je pense à mon mari tout le temps, je voudrais lui envoyer un message à chaque étape de ma journée, je m’imagine lui dire que je l’aime tous les matins, je rêve que nous fassions l’amour tous les soirs. Je me retiens de le faire, puisque je dois aussi être une épouse et une mère. Jouer à l’amoureuse n’est plus de mon âge. La passion est inappropriée avec deux enfants à la maison, hors de propos après tant d’années de vie commune. Je sais que je dois me contrôler pour aimer.
J’envie les amours interdites, les passions transgressives que l’on ne peut pas vivre au grand jour. J’envie encore plus l’amour quand il n’est pas ou plus partagé, quand le cœur bat à sens unique, sans cœur qui bat de l’autre côté. J’envie les veuves, les maîtresses et les femmes abandonnées, car je vis depuis quinze ans dans le malheur permanent et paradoxal d’être aimée en retour, de connaître une passion sans obstacle apparent.
Combien de fois ai-je espéré que mon mari me mente, qu’il me trompe ou qu’il me quitte : le rôle de la divorcée brisée est plus facile à tenir. Il est déjà écrit. Il a déjà été joué.
Des amoureux transis qui chantent la perte ou le rejet, il en existe des millions. Mais je ne connais aucun roman, aucun film, aucun poème qui puisse me servir d’exemple et me montrer comment aimer mieux et moins fort. Je ne connais aucune héroïne d’aucune pièce qui puisse me montrer comment m’y prendre. Je n’ai rien pour documenter ma peine.
Je n’ai rien non plus qui puisse la calmer, car mon mari m’a tout donné. Je sais que nous passerons notre vie ensemble. Je suis la mère de ses deux enfants. Je ne peux rien espérer de plus, je ne peux rien espérer de mieux, et pourtant le manque que je ressens est immense et j’attends de lui qu’il le comble. Mais avec quelle maison, avec quel enfant, avec quel bijou, avec quelle déclaration, avec quel voyage, avec quel geste pourrait-il remplir ce qui est déjà plein ?
Lundi
Chaque lundi, nulle lassitude quand je franchis les portes du lycée. Je suis professeure d’anglais depuis presque quinze ans, mais je n’ai jamais oublié pourquoi j’aime tant donner cours. Pendant une heure, je suis au centre de l’attention. Je maîtrise la durée, ma voix remplit l’espace. Je suis aussi traductrice pour une maison d’édition. C’est peut-être cette double vie qui a maintenu intacte en moi la flamme de l’enseignement.
Sur le parking réservé aux professeurs, je croise le proviseur, on discute quelques instants. Puis arrive le moment que j’attendais : il me demande des nouvelles de mon mari. Je réponds que mon mari va bien. Cette expression me fait toujours le même effet treize ans après notre mariage. Des frissons de fierté quand je glisse que « mon mari travaille dans la finance » à un dîner ; quand je précise à la maîtresse de ma fille devant les grilles de l’école que « c’est mon mari qui viendra chercher les enfants jeudi » ; quand je vais chercher des pâtisseries à la boulangerie et que j’annonce que « mon mari a passé une commande mardi » ; quand je raconte l’air faussement détaché (alors qu’en réalité je trouve cela infiniment romantique) que « j’ai rencontré mon mari par hasard à un concert de rock » lorsqu’on me demande comment nous nous sommes connus. Mon mari n’a plus de prénom, il est mon mari, il m’appartient.
Le lundi a toujours été mon jour préféré. Parfois, il se pare d’un bleu profond et royal – bleu marine, bleu nuit, bleu égyptien ou bleu saphir. Mais plus souvent le lundi prend l’apparence d’un bleu pratique, économique et motivant, adoptant la couleur des stylos Bic, des classeurs de mes élèves et des vêtements simples qui vont avec tout. Le lundi est aussi le jour des étiquettes, des bonnes résolutions et des boîtes de rangement. Le jour des choix judicieux et des décisions raisonnables. On m’a déjà dit qu’aimer le lundi était un truc de première de la classe – que seuls les intellos pouvaient se réjouir que le week-end se termine. C’est peut-être vrai. Mais cela relève surtout de ma passion pour les débuts. Dans un livre, j’ai toujours préféré les premiers chapitres. Dans un film, les quinze premières minutes. Au théâtre, le premier acte. J’aime les situations initiales. Quand chacun est à sa place dans un monde à l’équilibre.
En fin de matinée, je fais lire un texte à mes élèves. Puis je leur donne la parole à tour de rôle. Je note du vocabulaire au tableau, leur communique les mots dont ils ont besoin pour parler (ce sentiment de puissance est grisant). Dans l’extrait que nous étudions aujourd’hui, l’un des personnages porte le même prénom que mon mari. Mon cœur se serre chaque fois que je le vois écrit ou que l’un de mes élèves le prononce. Ensuite nous traduisons et commentons un échange de vœux entre deux époux. Mes élèves sont familiers de cette tradition anglo-saxonne souvent reprise dans des séries américaines (et souvent interrompue par un ancien amant en pleine reconquête). C’est l’occasion d’étudier l’utilisation de l’auxiliaire grâce à la réponse tant de fois espérée du « I do » – « Je le veux ».
Pendant que les derniers élèves quittent la salle, j’ouvre les fenêtres pour faire disparaître l’odeur de fin de cours, un mélange de transpiration et de feutre pour tableau blanc. Le mélange aussi des parfums trop sucrés (des filles) et trop musqués (des garçons). Les hormones adolescentes raffolent de ces effluves super concentrés qu’on trouve en grandes surfaces. C’est peut-être ce genre de parfums que je devrais acheter. Je porte depuis des mois celui d’un petit parfumeur confidentiel que j’espérais torride mais qui se révèle désespérément lisse sur ma peau. Comment savoir quels sont les parfums à la mode quand on a seize ans ? Je pourrais inventer un exercice sur le thème des odeurs et demander à mes élèves de décrire leur parfum – à la fois instructif pour moi (trouver des idées pour un nouveau parfum) et pour eux (enrichir leur vocabulaire olfactif).
Rosa est passée quand j’étais au lycée. Je m’arrange pour ne pas la croiser, car je ne sais jamais quoi lui dire ; je n’ai pas l’aisance des personnes riches depuis suffisamment longtemps pour savoir comment parler à ma femme de ménage – la voir nettoyer ma maison ne m’a jamais semblé être dans l’ordre des choses.
Il flotte une douce odeur de propre, celle des serviettes moelleuses qui sentent fort la lessive dans la salle de bains, et des draps propres en lin adoucis par le temps dans nos lits. Il n’y a plus aucune trace de doigts sur le grand miroir dans l’entrée. Les tomettes rouges de la cuisine sont éclatantes.
Les sculptures sur la cheminée, la couverture en laine sur le canapé, les bougies sur l’étagère, les livres dans la bibliothèque, les magazines d’art empilés sur la table basse, les cadres photos accrochés dans l’escalier : chaque chose est à sa place. Même les fleurs du marché trônent au centre de la table de la salle à manger avec plus d’aplomb. Je suis sûre que Rosa a déplacé certaines tiges et arraché quelques feuilles pour mettre le bouquet davantage en valeur.
Hier après-midi, mon mari est allé au marché. L’abondance qui règne dans notre cuisine m’émeut : de la brioche et de la confiture sur le plan de travail, notre corbeille à fruits remplie d’abricots et de pêches. Je sais que c’est idiot, mais plus mon mari fait des courses importantes, plus j’ai l’impression qu’il m’aime. C’est comme s’il investissait dans notre couple. Comme le primeur qui pèse un à un les petits sachets en papier, je peux quantifier son amour chaque dimanche à son retour du marché grâce au montant du ticket de caisse abandonné au fond du cabas. Au frais : des légumes et de la viande, de la tapenade du vendeur d’olives, une salade de pamplemousse au crabe de chez le traiteur, du fromage en grande quantité. Cette cuisine pleine à craquer fait battre mon cœur.
14 h 30. Il est un peu tôt pour relever le courrier, mais je ne risque pas grand-chose à y aller quand même. Je récupère la clef que je cache dans le double fond de ma boîte à bijoux, je parcours l’allée, ouvre la boîte aux lettres la peur au ventre, et découvre avec soulagement trois courriers qui n’ont rien d’inquiétant ou d’inhabituel (aucune lettre manuscrite, aucune enveloppe sans timbre). Quand je lève les yeux, je me rends compte qu’un voisin m’observe quelques mètres plus loin. Paniquée, je le salue avant de me précipiter à l’intérieur.
Il me faut quelques minutes pour retrouver mon calme. Je sais que c’est dans ces moments-là que je suis le plus susceptible de faire une erreur. Alors je me ressaisis. Je remets la clef dans le double fond de ma boîte à bijoux, à côté d’une bague qui brille toujours, bien qu’elle se soit un peu oxydée avec le temps. Elle a presque vingt ans, mais je la garde par nostalgie, malgré les risques que je connais : et si mon mari tombait un jour dessus ? Comment pourrais-je lui expliquer que je possède un solitaire quasiment identique à celui qu’il m’a offert le jour où il m’a demandée en mariage ?
Pourtant, ma vie avant lui ne le regarde pas. Je n’ai pas à tout lui dire : les couples qui durent sont ceux dont le mystère n’a pas été percé. Par exemple, quelques mois après notre rencontre, je l’ai quitté. Deux semaines de battement où je suis retombée dans les bras d’un ancien amoureux, Adrien. On a pris un train et on est allés voir la mer. Puis, un matin, j’ai laissé un mot sur l’oreiller et je suis partie retrouver celui qui allait devenir mon mari. Ce qui s’est passé pendant ces deux semaines d’hésitation, il n’a pas à le savoir.
Comme tous les lundis, mon mari est à la piscine après le travail. Et comme tous les lundis, je cuisine plus nerveusement que les autres soirs. Je suis agitée, je manque de patience avec les enfants, je me coupe en préparant l’entrée, je fais trop cuire la viande.
Quand mon mari est absent, la maison résonne comme un piano dont la sourdine est enclenchée : le son en sort feutré, notre vie de famille perd en variations et en intensité. C’est comme si quelqu’un avait déposé un immense couvercle sur notre toit.
J’allume la lumière du porche, puis celles de la cuisine et du salon. Depuis la rue, notre maison ressemble à une boutique de souvenirs qui brille dans l’obscurité. C’est le spectacle accueillant que mon mari doit découvrir à son retour.
Une fois les enfants couchés, je regarde un moment la télévision, mais je ne vois que des femmes qui attendent comme moi. Elles mangent un yaourt, conduisent une voiture ou se parfument, mais ce qui me saute aux yeux, c’est ce qui se passe hors cadre : ce sont toutes des femmes qui attendent un homme. Elles sont souriantes, elles ont l’air actives et occupées, mais en réalité elles tournent en rond. Je me demande si je suis la seule à percevoir cette salle d’attente universelle.
C’est l’heure. Mon mari ne va plus tarder à rentrer. Je parcours la bibliothèque à la recherche d’un roman pour me donner une contenance. Je ne veux pas qu’il me retrouve en train de l’attendre derrière un écran. Marguerite Duras sera parfaite pour ce soir.
J’ai lu L’Amant pour la première fois quand j’avais quinze ans et demi. Il ne m’en reste que quelques images : l’humidité, la sueur, les fluides, les persiennes, le Mékong, une fille de mon âge à laquelle je ne m’identifiais pas du tout (trop détachée et négative). Et puis, à quinze ans comme à quarante, le sexe sans sentiment ne m’a jamais beaucoup attirée. En revanche, une phrase m’est toujours restée, elle se termine ainsi : « Je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée. » J’avais l’impression étrange de l’avoir déjà lue quelque part. Je l’ai d’abord soulignée au crayon à papier (je n’avais jamais écrit sur la page d’un livre, le geste m’a paru très grave). Puis, comme cela me semblait encore insuffisant, je l’ai recopiée dans un carnet. À dix-huit ans, j’ai envisagé de me la faire tatouer sur l’omoplate.
Des années plus tard, j’ai su que cette phrase n’appartenait pas à mon passé mais à mon futur. Elle n’était pas une réminiscence, mais un programme : « Je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée. »
Les jambes négligemment repliées sous moi, mon livre ouvert au hasard, incapable de lire une ligne, une tasse de thé brûlant à portée de main, j’attends mon mari. La lumière du salon est trop agressive, j’allume une lampe et deux bougies – et je me remets vite en position. Depuis cette place sur le canapé, la porte se reflète dans le grand miroir de l’entrée. Je guette le moment où la poignée s’inclinera enfin.
On s’habitue à cette vision, un mari qui rentre du travail. On vit tant de fois cette scène qu’on ne la voit même plus. Notre attention se porte sur autre chose : l’heure du retour de plus en plus tardive au fil des promotions, une cuisson qu’on ne veut pas rater, les enfants qu’il faut border. On s’habitue, on regarde ailleurs. Moi, je continue à m’y préparer chaque soir.
21 h 20. Je prends mon pouls au creux de mon poignet. Accélération du rythme cardiaque. Pression artérielle qui grimpe, état d’alerte. Un coup d’œil dans le miroir : mes pupilles sont dilatées. Je sentirais presque l’adrénaline se diffuser dans mon amygdale ; je la sentirais presque battre, cette petite amande dans mon cerveau, battre et diffuser sa chimie du stress. Je prends plusieurs respirations profondes pour ralentir artificiellement les battements de mon cœur.
21 h 30. Mon mari est à l’heure. Les phares de sa voiture qui éclairent par fragments la maison annoncent son arrivée. La portière claque dans la rue (c’est le premier vrai signal du retour). La boîte aux lettres s’ouvre et se referme dans un son métallique (deuxième signal). Enfin, le bruit de sa clef dans la serrure (dernier signal, troisième coup frappé sur le plancher du théâtre avant le lever du rideau). 3, 2, 1. Mes conversations intérieures cessent. Seules restent, incontrôlables, les pulsations de mon cœur. La porte de la maison s’ouvre. La soirée peut commencer.
Mardi
Il y a quinze ans, quand j’ai remarqué que l’homme avec qui je venais de passer la nuit dormait comme moi le poignet replié près de son visage, je me suis demandé comment interpréter cette coïncidence. Était-ce un trait de personnalité que nous avions en commun qui se manifestait ainsi ? Les gens qui dorment le poignet en angle droit se reconnaissent-ils entre eux ? On dit que ceux qui dorment sur le dos sont sociables, que ceux qui se mettent sur le ventre sont frustrés sexuellement, que ceux qui se positionnent sur le côté sont confiants. Mais on ne dit rien de ceux qui dorment le poignet cassé : partagent-ils, eux aussi, une communauté ? Quinze ans après cette première nuit, je continue à m’interroger sur ce point commun que nous partageons avec mon mari lorsque nous sommes endormis.
Il est encore tôt quand un rayon de soleil vient se déposer au commencement de son aisselle. On dirait un tableau aux jeux d’ombres parfaitement maîtrisés. Caravage n’aurait pas trouvé meilleur modèle que mon mari, avec ses longs cils noirs posés tout en haut de sa joue et la moiteur au creux de son cou. Plus que tout le reste, la chaleur de son corps au petit matin m’a toujours bouleversée (à combien peut monter la température ambiante sous une couette en plumes ? Le microclimat de notre lit semble parfois frôler les 50 °C, mais est-ce physiquement possible ?). Et puis il y a son sourire. La nuit, on dirait que mon mari est sur le point d’exploser de rire, qu’on lui raconte une anecdote qu’il trouve très drôle entre deux rêves. Cette caractéristique, je ne crois pas que nous la partagions, mais c’est forcément une bonne nouvelle. Un homme malheureux ne sourit pas lorsqu’il dort.
J’approche ma main, mais suspends mon mouvement avant que mes doigts ne glissent dans ses cheveux. Sur l’oreiller, une fine traînée de pellicules semblable à la chute des premières neiges. Il m’arrive souvent de m’attendrir devant ces flocons retrouvés dans notre lit ou sur le col d’une chemise. Suis-je bizarre d’être aussi touchée par les pellicules de mon mari ? Mais j’imagine que l’amour se nourrit de traces laissées sur un vêtement ou un drap, et que toutes les amoureuses du monde s’en émeuvent.
Mon mari continue à dormir jusqu’à la sonnerie de son réveil, alors même que j’ai ouvert les volets de la chambre depuis un moment. Pourtant cela fait des années qu’il clame haut et fort qu’il ne peut dormir que dans le noir complet. Moi j’ai toujours préféré dormir les volets ouverts. Les heures sombres me désorientent plus qu’elles ne me reposent. Mais ma préférence ne pèse pas lourd face au besoin d’obscurité de mon mari. Alors, quand j’ai commencé à partager son lit, cette concession était toute naturelle. Ce n’est quand même pas grand-chose. Mais ce matin, je suis bien obligée de constater que mon mari me ment : il n’a visiblement aucun problème pour dormir avec de la lumière.
Alors qu’il émerge doucement, mon mari s’approche de moi, mais je me retourne à temps pour échapper à ses bras. C’est la règle, je ne dois pas céder. Hier soir, il s’est endormi sans me souhaiter bonne nuit, il n’y a aucune raison qu’il profite de mes caresses au réveil. Et il n’est pas question que je relâche la garde. Surtout pas un mardi.
Le mardi est un jour belliqueux. Pas besoin de chercher des explications compliquées : sa couleur est le noir et son étymologie latine nous apprend que c’est le jour de Mars, le dieu de la Guerre. La prise de la Bastille a eu lieu un mardi. Le 11 septembre 2001 aussi. Le mardi est toujours un jour dangereux – ce qui m’inquiète d’autant plus que ce soir nous avons un dîner auquel je n’ai déjà aucune envie d’aller, et que tout le monde sait que les soirées mondaines sont rarement des rendez-vous pacifiques.
Ce matin, mon mari est le dernier à avoir utilisé la douche, j’en reconnais immédiatement la tiédeur. J’aime mes douches plus chaudes que lui, mais je prends plaisir à me laver avec cette eau que je n’ai pas choisie, dans un monde de quelques degrés inférieurs au mien.
Au moment où je m’enroule dans ma serviette, un courant d’air me fait frissonner. J’applique de l’huile dans mes cheveux, de la crème sur mes jambes, un peu de parfum au creux de mon cou. Mais au contact de ma peau, les effluves hypnotisants se transforment en une fragrance légère et fleurie. J’ai acheté ce parfum après l’avoir senti sur une autre femme pendant une soirée. Même à travers l’odeur des cigarettes et du vin, il m’a immédiatement évoqué un puissant philtre d’amour – une fragrance envoûtante et extrêmement sensuelle. Je me suis glissée dans la salle de bains de notre hôte pour découvrir le nom de ce dangereux poison, et j’ai pris en photo le flacon facetté que je ne connaissais pas (un petit parfumeur hors de prix). Hélas, dès les premières pulvérisations, la terrible vérité : ce parfum n’a plus rien de sulfureux quand je le porte moi. Je n’ai jamais réussi à me débarrasser de ma rassurante odeur de propre. Mon mari me surnomme depuis des années « ma douce » quand je me rêve en femme fatale.
Une odeur de café et de chocolat chaud monte du rez-de-chaussée. Dans la cuisine, mon mari se presse une orange. À la radio, on entend les chroniqueurs défiler dans le studio. Je bois mon premier café pendant la revue de presse : je suis à l’heure.
Les enfants nous rejoignent à la table du petit déjeuner. Mon fils et ma fille font toujours leur apparition en même temps. Est-ce qu’ils se concertent avant de descendre ? Systématiquement, c’est aussi par deux que je les vois disparaître après les repas pour aller faire leurs devoirs ou jouer. Ils ont deux ans d’écart – sept et neuf ans –, mais on dirait des jumeaux : ils font tout ensemble. Nos amis et nos proches nous envient : « Vous en avez de la chance que vos enfants s’entendent si bien, les miens se parlent à peine. » En réalité, nos enfants font plus que bien s’entendre, ces deux-là sont fusionnels (est-ce un trait de caractère que je leur ai transmis sans le vouloir ?).
Comme chaque matin, mon mari se fait griller deux morceaux de pain qu’il recouvre de confiture de fraises. Il ne mange que ça. Il boude les confitures de figues, de mûres et de cerises – même un mélange de fruits rouges ne trouve pas grâce à ses yeux. Ce monothéisme m’a toujours étonnée, car mon mari n’aime pas les fraises, il trouve ça trop acide. Ce petit fruit coloré et juteux, il ne sait l’apprécier que broyé, réduit en bouillie, et avec une tonne de sucre.
Chacun ses obsessions. Moi, c’est mon téléphone portable dont je n’arrive pas à me séparer. Je me suis promis cent fois d’arrêter, de ne plus le poser sur la table au moment des repas, je sais que ce n’est pas sain, mais je ne peux pas m’en empêcher. Heureusement que, pour le moment, mon mari ne s’en est jamais rendu compte.
Il me souhaite une bonne journée et m’embrasse du bout des lèvres avant de partir. Mais dans le monde qui est le mien, c’est à peine un baiser.
Depuis mon bureau, j’observe les allées et venues. Dans notre banlieue résidentielle, les voitures partent et reviennent avec la régularité des marées : une vague de départs à 8 heures, une vague inverse à 20 h 30 (comme en bord de mer, il faut compter 12 heures et 25 minutes pour un cycle complet). Je suis l’une des seules à contretemps avec mon mi-temps au lycée et mes traductions qui me font travailler chez moi.
Nous habitons à une demi-heure du centre-ville : des maisons années 1930, des jardins bien entretenus à l’abri des regards, des arbres fruitiers et des balançoires qu’on imagine derrière les immenses portails. Pendant mon enfance, ce fut aussi un rêve inaccessible que je touchais du doigt les mercredis où je quittais ma barre d’immeubles pour aller jouer chez mes copines pavillonnaires.
Aujourd’hui, je vis dans la plus belle maison du quartier. En toute objectivité, c’est celle dont la façade a le plus de charme et dont les arbres donnent le plus de fruits (j’ai lu dans un magazine de décoration que ce sont les arbres qui donnent à un lieu son caractère). J’aime ses pierres meulières, ses volets verts porte-bonheur, sa boîte aux lettres, son allée fleurie, le rosier grimpant qui encadre le seuil (j’ai lu dans ce même magazine que ses fleurs blanches suffisent à elles seules à embaumer tout un jardin).
À l’intérieur, j’aime le parquet qui craque, l’escalier qui grince, le premier étage avec notre chambre et la salle de bains, puis le second, avec les chambres des enfants et mon bureau : la disposition idéale.
Mais sans conteste, ma pièce préférée est l’entrée. Chaque soir s’y joue la grande cérémonie du retour du travail : mon mari ouvre la porte, dépose ses clefs et le courrier (il insiste toujours pour s’en occuper), me tend la baguette de pain, m’embrasse sur le front ou la joue (rarement sur la bouche). Nous avions besoin pour cette scène importante d’un très joli décor. C’est la raison pour laquelle j’ai conçu cet espace avec soin : un miroir sculpté acheté une fortune, une belle céramique pour nos clefs, nos photos de famille encadrées les unes au-dessus des autres. C’est la première pièce que mon mari découvre en arrivant, il est normal d’y apporter une attention particulière. Autrement, je ne pourrai m’en prendre qu’à moi-même si mon mari cesse un jour de vouloir rentrer chez nous.
L’entrée dessert les autres pièces du rez-de-chaussée : un salon étroit, une cuisine minuscule mais qui donne sur le jardin. Je ne suis pas adepte des volumes trop ouverts qui m’oppressent, je suis plus à l’aise dans ces espaces biscornus pour lesquels j’ai fait réaliser des meubles sur mesure. J’ai gardé intactes la cheminée en marbre Art déco et les moulures au plafond aux guirlandes compliquées. Je les regarde souvent quand je suis allongée sur mon canapé en me disant que c’est peut-être une personne de ma famille qui les a faites ; mon arrière-grand-père et mon grand-père étaient artisans peintres, et j’ai appris il y a quelques années qu’ils s’étaient spécialisés dans la réalisation de moulures en plâtre.
Nous avons emménagé dans cette maison quelques mois avant que je commence à travailler comme traductrice. Un collègue du lycée m’avait proposé d’assurer à sa place la traduction d’un texte qu’il ne pourrait pas terminer à temps – un livre de vulgarisation sur la révolution copernicienne. Ce n’était pas mon domaine d’expertise, je connaissais assez peu la période historique, mais j’ai accepté. Depuis, cet éditeur me confie souvent des traductions : des nouvelles, un recueil de poèmes, un polar qui a connu un certain retentissement, des livres sur l’histoire des sciences.
En ce moment, je m’attaque au premier roman d’une jeune autrice irlandaise à succès. Il n’est pas particulièrement difficile à traduire, mais je dois avouer que son titre m’échappe encore : Waiting for the day to come… « En attendant que le jour arrive » ? « Dans l’attente du jour à venir » ? Ce titre me résiste. Je n’arrive pas à en restituer la poésie ni à en retranscrire le sens concret. L’héroïne n’attend pas seulement la venue d’une époque nouvelle, d’un changement des mentalités. En réalité, elle attend aussi que le jour se lève. Il lui faut traverser la nuit et tenir jusqu’à l’aube. Seuls les premiers rayons du soleil lui assureront le salut. En plus, il y a une impatience que je n’arrive pas à rendre – une imminence, même. À la lecture, il est évident que le jour est sur le point de se lever. Waiting for the day to come… Et puis, que faire de ces points de suspension ?
Le reste du roman ne présente pas de difficultés majeures. J’ai procédé comme d’habitude. J’ai commencé par me familiariser avec la structure de la pensée de l’autrice. J’ai découvert ses expressions préférées, la manière dont elle aime commencer ses phrases, les répétitions qu’elle n’arrive pas à réprimer, les tournures qu’elle affectionne. Je suis entrée dans sa tête, je me suis approprié ses raisonnements jusqu’à en révéler la mécanique d’ensemble. Après plusieurs mois de travail, je peux enfin dire que j’ai adopté ses mimiques et sa voix.
C’est à cette étape que je peux savourer toutes les subtilités de cette langue peu technique, mais très émotive. L’anglais est simpliste : pas de déclinaisons à mémoriser, pas d’adjectifs à accorder. Pourtant, c’est une langue à reliefs, irrégulière et changeante : une grammaire rudimentaire, mais des expressions qui sonnent à l’oreille et un accent impossible à imiter. Vous pouvez éliminer les fautes de syntaxe, étoffer votre vocabulaire, adopter les tics de langage, l’anglais aura systématiquement une longueur d’avance sur vous. Parfois je me demande pourquoi je n’ai pas choisi une langue logique et prévisible comme l’allemand – avec l’anglais je dois renoncer à tout contrôler, ce qui m’agace parfois, me frustre aussi, souvent ; mais c’est ce qui explique peut-être pourquoi je ne me suis jamais lassée.
On m’a déjà demandé si mon travail en tant que traductrice m’avait donné envie d’écrire à mon tour. La réponse a toujours été la même : je ne me sens pas autrice. Quand je traduis, je ne suis qu’une interprète, et cet état de fait me convient parfaitement. Je n’ai rien à inventer, et cela tombe bien parce que je n’ai pas beaucoup d’imagination. Je préfère observer, analyser, déduire ; décortiquer un texte, en dévoiler les sous-entendus, en découvrir le ton implicite – être aux aguets, telle une enquêtrice à la recherche d’indices cachés. En plus, je repense souvent à Marguerite Duras : « Je n’ai jamais écrit, croyant le faire. » La suite de ma citation préférée contenait depuis toujours cet avertissement : attention, ne pense pas que tu écris, tu traduis.
L’odeur de la pelouse trempée par l’averse monte jusqu’à mes fenêtres. Je voudrais qu’il ne cesse jamais de pleuvoir. Mon mari est au bureau, les enfants à l’école, je peux continuer à travailler sans être dérangée. Quand mon mari est à la maison, je perds toute capacité de concentration. Je sursaute au moindre bruit dans l’escalier. Dès que je l’entends s’approcher, j’enlève mes lunettes et éteins mon ordinateur. Je préférerais toujours qu’il me découvre plongée dans un épais manuel de linguistique ou absorbée par la traduction d’un obscur poème de Byron plutôt qu’en train de remplir les bulletins de notes de mes élèves sur le logiciel du lycée. Par précaution, j’ai également toujours un stylo plume à côté de moi au cas où mon mari entrerait dans la pièce où je travaille : il adore me voir écrire à la main.
Mon mari a toujours admiré la rigueur avec laquelle je note les mots dont j’ai besoin pour mes traductions dans des petits carnets thématiques. J’en possède une dizaine. Le carnet rouge pour les termes liés à la politique et aux débats de société, ou le bleu pour la nature (c’est le plus fourni, il contient notamment les noms des plantes grimpantes des jardins anglais et les différentes espèces de chênes). Ils sont tous glissés les uns à côté des autres sur l’étagère au-dessus de mon bureau, mais aujourd’hui je remarque que l’un d’eux a disparu. Je cherche partout mon carnet jaune contenant mon vocabulaire relatif à la médecine et à l’histoire des sciences, en vain.
Pour mes traductions, je m’aide aussi d’un carnet consacré au vocabulaire amoureux avec les mots qui disent la rencontre, le couple, la séparation, et toutes les variations du sentiment. Certaines expressions récurrentes dessinent l’imaginaire amoureux de la langue anglaise – et celui, en creux, de cette romancière irlandaise (difficile à vérifier, mais je l’imagine dévastée d’avoir perdu son premier amour par négligence, erreur dont elle pense devoir expier les conséquences toute sa vie). Par exemple, le let you go est omniprésent dans son livre. Du let you go dans la bouche de tous les personnages et décliné à toutes les situations : I shouldn’t have let you go, I will never let you go, don’t let me go, etc. L’expression s’utilise souvent sur le mode du regret : je m’en veux de t’avoir laissé partir, j’aurais dû te retenir. On pense que c’est notre faute si l’autre nous a quitté, qu’on aurait pu empêcher la rupture. Le let you go est plaisant, il a quelque chose de rassurant même. C’est une fiction à laquelle j’aimerais croire moi aussi. Plongée dans ma traduction, je me demande si cette expression difficile à traduire en français témoigne du fait que les anglophones aiment différemment de nous. »
Extrait
« Louise se montre fantasque, bruyante et franche; pendant que Nicolas reste élégant, contenu et prévenant (ce soir, ils sont tous les deux très exactement eux-mêmes). Nicolas est de ces personnes qui font l’effort de faire un pas dans votre univers. Toutes ses questions montrent qu’il s’intéresse, et qu’il pense parfois à moi, en mon absence. Il me demande où en est mon travail avec mon éditeur, comment se passent mes cours, si j’ai lu la saga de ce romancier new-yorkais qu’il vient de découvrir et si je trouve que la traduction en est bonne.
Nicolas est aussi réservé que Louise est sociable. Louise est aussi indélicate et brusque que Nicolas est attentionné et attentif. Elle est solaire. Il la tempère. Ensemble, ils se complètent comme deux pièces de mécanique qui s’emboîtent tout à fait, un engrenage parfaitement huilé où les différences sont autant de complémentarités qui rendent le mouvement possible. Je crois que c’est aussi ce qu’on nomme parfois alchimie ». p. 72
Maud Ventura a vingt-huit ans et vit à Paris. Normalienne et diplômée d’HEC, elle rejoint France Inter juste après ses études. Elle est aujourd’hui rédactrice en chef des podcasts dans un grand groupe de radios, NRJ. Elle ne cesse d’explorer la complexité du sentiment amoureux dans son podcast «Lalala» et dans son premier roman Mon mari. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)
En deux mots
Quand une nouvelle voisine s’installe près de chez lui, Paul a envie de lui plaire. Avec Mylène, il se dit que la vie pourrait être belle. Mais elle va fuir à peine conquise. Alors, il se rabat sur sa collègue Angélique, mère-célibataire en mal d’amour.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Toutes les femmes de Paul n’ont pas de Chance
Le premier roman de Bénédicte Soymier s’attaque aux violences conjugales en racontant le parcours de Paul qui espère chasser ses démons en trouvant l’amour. Sa nouvelle voisine et sa collègue veulent aussi y croire.
Paul est sans doute ce qu’on appelle un célibataire endurci. Il est moche, ne sait pas s’habiller et s’irrite des remarques désobligeantes des clients et des collègues de la poste où il remplit consciencieusement son travail. S’il n’aime guère être dérangé dans ses habitudes, il va finalement trouver que le départ de ses voisins a du bon. La nouvelle propriétaire est belle comme un cœur et va vite devenir pour lui une obsession. Il s’achète un nouveau carnet, un stylo Mont-Blanc et note toutes les informations qu’il peut recueillir sur Mylène. Professeur des écoles, elle enseigne à une classe de CE2, monte à cheval et part tous les week-ends. Et son humeur un peu maussade au début semble plus joyeuse au fil des jours. Il échafaude un scénario pour l’aborder. L’occasion va se présenter lorsqu’elle laisse tomber son courrier dans le hall. Il se précipite et l’aide avant de l’inviter à prendre un verre. «Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.»
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise. Elle est déjà sous son emprise, mais s’imagine pouvoir résister. Elle ne dira non qu’à moitié le jour où il l’embrasse, elle ne se donnera aussi qu’à moitié. Mais au réveil, elle se rend compte que leur amitié n’aura été qu’une illusion. Désormais, elle évite Paul et, après une altercation dans le hall de l’immeuble cherchera à se consoler dans les bras d’un autre.
Paul va du reste lui aussi essayer d’oublier Mylène en se tournant vers sa collègue Angélique avec laquelle il entame le même jeu de séduction, avec laquelle il va assouvir son besoin de sexe. C’est rapide et brutal. C’est un nouvel échec. «Angélique est belle les cheveux emmêlés, pâle et froissée, assise sur son canapé. Elle serre les genoux et lisse son chemisier. Paul ramasse sa détresse, un regard en pleine face; la tristesse qu’il remarque, elle est pour lui. Lui, l’arrogant et le vulgaire. La bête. Il sent la bile à son palais. Tout ça, c’est de la faute de Mylène. Non. Même pas. C’est de la sienne. Il se dégoûte.»
Alors il essaie de s’amender, de ne plus s’énerver chaque fois qu’un homme jette un regard sur elle, évalue ses seins et ses fesses. Alors, il lui propose de l’emmener un week-end en bord de mer, il va même lui offrir de s’installer chez lui avec son fils. Mais sa jalousie, aussi maladive qu’infondée, le pousse à commettre à nouveau l’irréparable. Il cogne, il frappe, il meurtrit.
«Elle pourrait partir, elle qui vient de s’installer, la tête emplie d’espoir, partir comme le conseille l’article parcouru dans Elle ou Marie Claire. Elle pourrait remplir ses cartons et ses sacs. Elle pourrait, mais elle ne peut pas, parce qu’elle croit à l’amour, à la rédemption et aux choses qui changent. Elle se tait. Ferme les yeux.»
Bénédicte Soymier est infirmière. Elle pose ici un diagnostic qui a dû se nourrir des histoires entendues, de témoignages, de récits de femmes désespérées. Un homme violent peut-il changer? Loin de tout manichéisme, elle creuse ce lien entre deux personnes, aussi solide que fragile. Jusqu’où faut-il aller avant qu’il se rompe? Et une fois rompu se sent-on mieux pour autant? En creusant jusqu’au racines de la violence conjugale, elle réussit un roman fort, qui touche au cœur.
Le mal-épris
Bénédicte Soymier
Éditions Calmann-Lévy
Premier roman
330 p., 18,50 €
EAN 9782702180778
Paru le 6/01/2021
Où?
Le roman est situé en France, sans être géographiquement précisé.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Ça lui ronge les tripes et le cerveau, plus fort que sa volonté – une hargne qui l’habite, une violence qui déferle tel un vent d’orage, puissante et incontrôlable. Il voudrait lâcher mais ne pense qu’à frapper.»
Paul est amer. Son travail est ennuyeux, il vit seul et envie la beauté des autres. Nourrie de ses blessures, sa rancune gonfle, se mue en rage. Contre le sort, contre l’amour, contre les femmes.
Par dépit, il jette son dévolu sur l’une de ses collègues. Angélique est vulnérable. Elle élève seule son petit garçon, tire le diable par la queue et traîne le souvenir d’une adolescence douloureuse.
Paul s’engouffre bientôt dans ses failles. Jusqu’au jour où tout bascule. Il explose.
Une radiographie percutante de la violence, à travers l’histoire d’un homme pris dans sa spirale et d’une femme qui tente d’y échapper.
Les premières pages du livre
« Paul n’est pas beau.
Petit, maigre, le cheveu terne et rare, le nez long, il présente un physique ingrat que n’arrangent pas des tenues démodées, portées étriquées, du pantalon de velours côtelé, toujours beige ou gris, aux chemises de fin coton d’Égypte plaquées sur son torse. Le dos droit et les épaules tendues, il affiche une raideur malingre malgré des foulées allongées, l’allure cocasse, et des gestes si maniérés qu’il en est agaçant. Il est sec, c’est son aspect, sec et austère comme il aime le paraître ; ça le protège. Paul est souvent mal à l’aise. Ni hautain ni pédant, juste mal à l’aise.
Il sourit peu, gêné par des dents mal plantées, une incisive penchée vers l’autre et cette canine mal soignée lorsqu’il avait dix ans, dont l’émail maintenant jauni tire sur l’ocre, entre le brun et le cognac. Sourire illumine pourtant son regard, le plus beau du monde, d’un bleu limpide presque gris, parsemé de paillettes d’or, vif et brillant, dont il module l’effet selon l’inspiration. Il en joue, plisse ou déplisse l’œil en mesure, rodé et appliqué, il compose et parvient à séduire lorsque la chance s’invite. Alors il ramasse. Il cueille, récolte et se goinfre des miettes laissées par eux, les beaux, ceux qu’il déteste ; ces beaux qui obtiennent avant lui, sans effort ou mérite, parce que leurs corps sont longs et leurs traits harmonieux, parce qu’ils ont des fossettes et des mèches travaillées, du vent, du rien, de l’apparence sans véritable fond. C’est injuste et douloureux, chaque jour, chaque heure, cette laideur portée en fardeau, la peau, une silhouette, des pieds à la figure, incongrue, elle pique et modèle l’humeur et les certitudes. Évidemment, Paul, la souffrance n’appartient qu’aux moches ! Comment imaginer qu’il puisse en être autrement lorsque le quotidien résonne des rires et des insultes ? T’as vu l’autre avec sa face de raie, cette sale gueule, va te cacher, va crever, avec ta tronche, y a qu’ça à faire, hé, le minable… L’épreuve des cours d’école, de la rue, des transports – des coups ramassés dans l’ego jusqu’à croire en ces mots.
La blessure est profonde.
Paul encaisse.
Et se brise.
***
Paul travaille à la Poste. Il gère l’agence d’une commune de sept mille habitants, connaît sa tâche et l’exécute avec zèle. La répétition le rassure ; le bureau vers la grande vitrine, ses crayons à droite, les imprimés à gauche. Le bon employé s’applique, soucieux du client, apprécié de ses collègues et décrit comme serviable. Il s’efforce d’être aimable, du mieux qu’il peut, salue, discute, évoque la pluie et le beau temps puis ravale sa colère face aux regards qui le heurtent, ces airs condescendants et les chuchotements, il est laid, mal habillé. Il entend. Se tait. Les déteste. L’exaspération monte et des plaques apparaissent sur ses bras et ses cuisses, il frotte, se gratte, s’agite, la tension le submerge, les gens l’ennuient. Ils se plaignent. De la météo, des impôts, des salaires, du coût de la vie, du travail et des patrons. Des plaintes, encore et toujours. Ils râlent. La vie les écorche, disent-ils, mais lui, que la vie lui fait-elle ? Pour peu, il irait s’installer sur une île déserte, loin de ces cons et des vacheries de l’existence. Parfois même, il voudrait que tout s’arrête. Ne plus rien entendre. Ne plus rien voir. S’il avait du courage… mais ce n’est pas si facile. Alors il tient, s’adapte et reste. Il rentre chez lui, rue des Glycines, et se console dans le luxe d’un confort auquel il consacre son temps, un cocon, meublé avec soin, où il a préféré la qualité du bois massif aux kits bon marché, sans lésiner sur la dépense, et opté pour des matières nobles. Il est en vogue : du beau, du riche, du moderne.
Son appartement, un trois pièces au quatrième et dernier étage, se situe dans une petite résidence de standing entourée d’un parc et de nombreuses allées en gravier blanc. Les lieux sont calmes et, depuis dix ans, Paul s’y sent bien. Il connaît ses voisins, ne les côtoie pas, mais les apprécie. Tant que chacun reste chez soi, tout va bien.
En face vivent un jeune couple et leurs jumeaux âgés de quelques mois. Ils sont bruyants, le soir, quand se mêlent aux pleurs les jappements du teckel ; ça marche, ça court, ça crie, les portes claquent. Ils sont à cran, mais Paul sourit dans son refuge, heureux de percevoir la vie parce que, même s’il est un vieux garçon de quarante-cinq ans qui affectionne l’ordre et le silence, Paul aime le concept de la famille ; ce remue-ménage, les éclats et les sanglots, les rires aussi qui tintent à ses oreilles comme ceux d’Émilie ou de Rachel, ses sœurs, lorsqu’elles étaient petites, quand les parents les laissaient seuls, le père au bistrot, la mère « on ne sait où ». Quand il gérait leur quotidien, leur subsistance et l’essentiel, mouchait la morve et nettoyait les culs, lui, l’aîné de la fratrie – deux sœurs, un frère –, responsabilisé trop tôt. Il s’en souvient sans s’attarder, à quoi bon ? Le pathos, les plaintes et les reproches ne riment à rien, ne réparent pas et ne rendent pas. N’a plus de sens que son présent, les visites de ses « petits », comme il les appelle encore, même si les corps sont grands, chacun marqué de traces, par la crasse et la misère, et cette loyauté à la con, ce silence imposé, perfide et délétère, qu’ils n’ont jamais rompu. Ils se souviennent mais tous se taisent. Paul les reçoit, le soir ou le week-end, avec ou sans enfants, pour un repas ou un café, quelques heures partagées auxquelles il tient plus que tout.
***
Depuis quelques jours, le jeune couple s’agite.
Paul s’en inquiète. Ça n’augure rien de bon. Des cartons sortent de l’appartement, ficelés ou scotchés solidement, suivis d’un bric-à-brac entassé dans des caisses en plastique. Il n’ose demander mais sent qu’ils déménagent, probablement pour un logement plus spacieux, une maisonnette peut-être, à la campagne, la ville, ce n’est pas bon pour les enfants, avec toute cette pollution, il comprend. Il aurait fait de même. Très certainement.
***
Sur le balcon trône une large pancarte blanche sur laquelle les mots À vendre se détachent en rouge vif ; le couple est parti, leurs sacs et leurs cartons chargés dans un camion, les enfants sous le bras, laissant l’espace à l’incertitude – une angoisse pour Paul. Il guette par le judas les visiteurs, de potentiels acheteurs, leurs regards hésitants, leurs pas indécis, et imagine leur histoire : un divorce, une mutation, la vieillesse ou un deuil, des scénarios qu’il compose, attribuant à chacun une note, comme si son avis avait une quelconque importance. Un couple d’une cinquantaine d’années a d’ailleurs retenu son attention et l’emporte haut la main. La femme semble discrète et le mari… discret. Parfait !
Il espère.
Peut-être liera-t-il connaissance, ces gens ont l’air charmant, et sa sœur Émilie répète à l’envi qu’une vie se nourrit de rencontres – Facile, tu sors de ta caverne ; comme si c’était suffisant, comme s’il pouvait soudainement devenir jovial et engageant.
Ne plus se méfier.
Peut-être essayera-t-il.
Mais ce n’est pas le couple qui emménage, c’est une femme seule, jeune, blonde au visage délicat et au sourire faible. Ses yeux sont rouges et gonflés. Paul s’imagine qu’elle est malheureuse, son amant l’aura quittée ou peut-être est-ce elle, lassée de le savoir marié. Il raconte et regarde. Ses traits tirés, sa fatigue, ses gestes lents presque résignés, elle s’installe et lui se délecte.
Les beaux ont aussi leurs déboires.
Il entend.
Chaque soir, elle pleure derrière leur mur mitoyen, au milieu des cartons qu’elle ne se décide pas à ouvrir, encore en transit, comme si elle pouvait remballer et partir ; une erreur à réparer, on rembobine, on rentre. Elle s’effondre dans le silence de cet appartement qu’elle n’a pas vraiment choisi, juste une bonne affaire dans un quartier calme proche de ses activités, loin de celui qu’elle évite, le moral en berne. Elle pleure sur sa vie, sur son chagrin, sur le fiasco ; elle tente de rebondir et mollit en quelques secondes. Elle aimait ce type.
Paul écoute, l’oreille collée à la cloison.
Des larmes de crocodile.
Elle est trop belle.
Il écoute et s’agace. Ces beaux n’affrontent rien ; insouciants et gâtés, ils pleurent sur leur injuste facilité à appréhender l’existence, pauvres nantis, suffisants et orgueilleux, des fourbes et des menteurs. Ça lui fait mal au bide, ces jérémiades, quand lui revient en tête ce à quoi il fait face. Lui doit se battre. Prouver qu’il a de la valeur, qu’il est sensible et humain derrière les apparences.
Lui.
Qu’il les déteste !
Cette nouvelle voisine pourtant l’interpelle. Bien que jolie, elle semble différente, ni arrogante ni insensible, presque touchante. Il en viendrait à la plaindre quand, le soir, les portes se tirent et les volets se ferment sur leurs solitudes. Il s’attendrit, même s’il peste ou qu’il se moque, bousculant ses certitudes, il s’énerve, cette fille l’intrigue. Mylène, elle se nomme, il a regardé sur la petite étiquette collée sous sa sonnette. Il fallait qu’il sache. Elle lui plaît, Mylène. Beaucoup. Elle est si raffinée et délicate, le geste posé, la grâce innée, belle, si belle. Ses mains sont fines – il les regarde lorsqu’elle insère la clé dans la serrure, l’exquis réseau de ses veines, sa peau qui rosit, la tension de ses doigts crispés sur le verrou ; ils sont magnifiques. Et ses cheveux, si blonds, si longs, si lisses et soyeux. Et ses jambes élancées, légèrement irisées par le lait hydratant dont elle doit s’enduire. Parfumées sans doute. À la vanille ou à la rose. Il imagine, inspire, expire. Devine. Peut-être du jasmin. Il rêve, l’œil au judas, la main enroulée sur son sexe.
Chaque soir, chaque jour.
Il l’attend. Et se sermonne, ce n’est pas son genre d’être là, derrière une porte, à observer une femme, si belle soit-elle, en imaginant son odeur et sa peau, pas son genre de rêver à rencontrer l’amour dans un monde qui n’est pas le sien, il se sent con et honteux d’être con. Ça le retourne, cette envie d’un regard, qu’elle le voie, lui, le beau caché sous un mauvais costume, un clown pathétique qui voudrait bien sourire. Avec un peu de chance. Ou de patience. Il rêve. Espère. Et puis se ratatine, il sait bien que l’on rentre dans des cases, la communauté nous y colle : la catégorie sociale, la catégorie professionnelle, la catégorie physique, les maigres, les gros, les moches, les Kevin et les Brenda ; lui est coincé. Il en pleurerait.
Mylène est trop belle. Sensible et attachante. Il perd pied et ne peut résister. Il faut qu’il la voie et qu’il sache ce qu’elle fait, il note chaque événement de son emploi du temps. Elle quitte son appartement à huit heures, à l’exception du mercredi et du week-end, et se rend sur le petit parking de la propriété où elle gare sa Twingo rouge. Elle part pour l’école primaire d’un village proche, à sept kilomètres, où elle enseigne à des élèves de CE2 depuis trois ans. Elle rentre à dix-sept heures précises, ouvre sa boîte aux lettres, d’où elle extirpe le courrier, monte les deux étages à pied, elle ne prend jamais l’ascenseur, puis s’enferme dans son appartement jusqu’au lendemain. Le mercredi, elle va faire ses courses à la supérette du coin, le matin. L’après-midi, elle se rend aux écuries Saint-Louis, où elle monte à cheval. Tous les week-ends, elle part. Elle ferme ses volets et quitte la résidence, pour une destination qu’il ignore, jusqu’au dimanche soir. Elle revient toujours vers vingt heures.
Paul s’est acheté un petit carnet bleu sur lequel il consigne ses départs, ses retours, ses rencontres, les mots qu’elle échange avec la voisine du dessus ou le locataire du dessous, ses tenues, ses coiffures. Il écrit ce qu’il aime et ce qu’il déteste, comme ses chaussures noires fermées par une boucle aux talons bien trop hauts pour une femme respectable. Il note, découpe, dessine et décore, et prend quelques photos avec son portable quand la lumière le lui permet et que l’angle le cache. Il les colle avec une colle de grande qualité pour ne pas qu’elle tache et transperce le papier. Il hait les marques jaunes que peuvent laisser les bavures d’un travail bâclé. Lui, il faut que ce soit léché, sans fautes ou ratures, tracé à la règle et séché à son souffle. Une œuvre d’art. D’ailleurs il n’a pas lésiné pour l’achat du carnet. Il l’a choisi dans une grande papeterie, un truc ultra-doux, à la reliure dorée et au grain épais, du 100 g, le minimum pour un rendu soigné, presque professionnel, blanc de blanc. Son stylo est un Mont-Blanc, l’encre est noire. Une folie qu’il s’est offerte exprès.
Paul aimerait lui parler.
Il réfléchit.
Il la connaît par cœur, colle et consigne, l’observe et la piste, s’arrange pour croiser son chemin, au supermarché, aux réunions de copropriétaires, sur le parking, en ville. Il lui sourit, l’approche, la regarde, mais ne dit rien, conscient de l’insistance de sa présence. Il ne se reconnaît plus, mesure l’incongruité de ses actes, se chapitre in petto et recommence inlassablement.
Il est obsédé.
Obsédé par Mylène.
Il a oublié le parfum de l’amour, les frissons et l’envie, il ne sait plus, ni dans son corps, ni dans sa tête, ça lui échappe, mais il devine – la boule serrée sous son sternum, gonflée ou dégonflée au rythme des rencontres, la moiteur de ses paumes, les doigts gourds, frottés sur ses cuisses, et son cœur qui palpite, pressions, rétractions, le pouls heurté, au cou et aux poignets, qui file sous les tissus et pulse jusqu’aux oreilles.
Paul a la trouille.
Mais c’est plus fort que tout, n’est-ce pas, Paul ?
Chaque soir, il se hâte pour un instant précis, dans le grand hall de la résidence, il s’arrange et ne le manque jamais, cet instant commun où elle et lui ouvrent leurs boîtes aux lettres en même temps, proches de quelques centimètres, les peaux côte à côte. Il contemple ses mains et hume ses cheveux, envahi d’elle jusqu’aux synapses, assiégé et vaincu, il inspire pour se remplir et se gave jusqu’à l’excès. Il l’aime, sans aucun doute, même si vite, abreuvé à son odeur, et dépassé, il se sait fou et imagine les mots qu’il pourrait prononcer, l’échange qu’il envisage, mais la voilà qui part ; elle rentre chez elle et lui reste penaud.
Il FAUT qu’il lui parle.
***
Mylène a changé. Ses yeux ne sont plus rouges et son teint, si pâle aux premiers jours, a joliment rosi. Elle ne pleure plus, à quoi bon, elle et lui, c’est fini, elle a tourné la page. Elle sort et rencontre ses amies, hésitante puis enhardie, elle rit et elle oublie, les disputes, les rancœurs et cette faute qui n’était à personne. L’amour s’est tiré. Point. Envolé. Disloqué. Elle accepte.
Paul remarque qu’elle sourit davantage, aux voisins, aux enfants, elle bavarde et musarde au soleil, ses robes sont courtes et colorées, ses cheveux détachés. Dans son appartement, il l’entend chanter à tue-tête et rire aux éclats, croit la savoir danser et la devine, libre et sensuelle. Guérie.
Il ne pense qu’à elle et voudrait l’aborder. L’écouter ne parler qu’à lui seul. Il veut accrocher son regard et gagner un sourire, peut-être la retenir, juste une minute. Il espère un hasard, mais les jours s’accumulent, puis les semaines ; le carnet se remplit. Le destin le boude, il désespère mais soigne sa mise au cas où. Il a même fait quelques courses, un nouveau pantalon qu’une vendeuse lui a recommandé et un tee-shirt floqué d’une marque. Il lui semble être un autre, plus moderne, plus actuel. Il devrait plaire.
***
Les soirs se ressemblent ; pourtant ce soir-là, plus humide que la veille, plus sombre et plus maussade, le hasard s’accorde aux envies. C’est vif et immédiat – un espace à saisir. Vite, Paul, ne pas rater l’aubaine. Mylène laisse, devant sa porte, échapper son courrier. Il y voit un signe et se précipite, exalté, les mains tendues et le geste un peu brusque, son corps déjà plié vers le sol. Il la frôle. Les évènements s’enchaînent en un millième de seconde, sans un mot ; il était prêt. Il respire son parfum, proche, presque à la toucher, et la contemple les yeux ronds, encore surpris par sa chance.
L’extase. Le Graal.
Il plane.
Ridicule. Grotesque. Risible.
Ahuri et surtout maniéré, Paul lui restitue les lettres une à une et plaisante sur son métier de postier. S’il savait comme elle éprouve de la pitié, comme elle retient son rire. S’il savait comme elle le trouve pathétique avec son jean trop large et son blouson étriqué, qu’il tire pour couvrir le bas de ses reins. Il sue et doit coller, mais elle sourit, un peu par gentillesse, un peu par compassion. Elle a bien vu qu’il l’observait depuis son balcon ou sur le parking, pauvre mec, rigide et désespérément laid – un beauf qui cache sa calvitie par une raie basse et un rabat de cheveux. Elle sait qu’il la suit et prend des photos. Les premiers jours, elle s’en est inquiétée, mais les échanges avec la voisine du troisième l’ont convaincue : il n’est qu’un type seul et inoffensif.
Alors, elle grimace bêtement pour ne pas le blesser. Elle retient son soupir parce qu’il a l’air gentil et attend qu’il s’éclipse.
Lui reste.
La voix de Mylène le pénètre, chaleureuse et douce – un remerciement léger suivi d’un silence. Impossible de partir. Pas maintenant. Pas tout de suite. Son esprit bafouille. Que lui dire ? Comment la retenir ? Il se sent bête à se balancer d’un pied sur l’autre en chiffonnant son propre courrier. Les mots coincent. Il est trop con. S’énerve. Elle le regarde, un peu contrite, l’air bienveillant – cet air qu’ils ont tous, cet air qu’il déteste. Il n’est pas si benêt, il doit se ressaisir. Se redresse et, par quelques mots vagues, évoque la pluie de la journée. C’est affligeant, mais elle acquiesce et sourit à nouveau. Paul se sent encouragé.
— Nous sommes voisins depuis trois mois, permettez-moi de vous offrir un verre de vin… ou autre chose… J’habite en face… enfin, vous le savez… si vous le voulez bien…
L’audace de l’homme la stupéfie. Mylène est prise de court, elle hésite puis accepte – un petit oui timide dont elle ne revient pas. Elle ne sait pas dire non, quelle tarte ! Trop discrète, toujours accommodante, elle se laisse faire, pour ne pas fâcher ou ne pas vexer, elle consent et s’adapte, même avec ce gars dont elle ne connaît pas le nom, un voisin moche et collant qu’elle préférerait éviter. Elle a accepté et peste de se voir si sotte quand elle voudrait prétendre à plus de détermination. L’épisode la contrarie. Elle partagera le verre, discutera par politesse puis se carapatera rapidement.
Résignée, elle le suit, sourire plaqué sur les lèvres, aussi raide et potiche qu’une miss France en gala. Il lui trouve belle allure et se sent gauche. Ses mains sont moites, il est fébrile et ses pas sont chancelants – toujours ce corps traître, sans charme ni élégance, toujours cette carcasse qu’il traîne comme un boulet – regarde-moi, Mylène, regarde-moi au-delà de mon apparence. Si elle pouvait l’entendre. Mais il se tait. Comme chaque fois. Il glisse la clé dans la serrure et l’invite à entrer.
Elle est surprise par l’harmonie des lieux, les nuances chaudes de la décoration qui allient le brun du bois aux camaïeux beiges des toiles de riz fixées aux murs, les bibelots fins, l’agencement des meubles, les épais tapis de laine sèche. Elle avait imaginé du plastique et du mélaminé, des napperons au crochet et des puzzles mille pièces encadrés, des horreurs et du mauvais goût, un décor à son image, rêche et vilain. Elle rougit de son a priori, elle qui se pensait tolérante et ouverte. Elle cherche à s’amender, le complimente sur ce sublime intérieur, caresse les surfaces et s’extasie avec emphase, puis prend place dans le magnifique canapé en veau chocolat.
Paul n’en revient pas qu’elle soit chez lui, ses reins, ses fesses posées sur le cuir fin. Il s’affaire. S’affole. Une bonne bouteille. Trouver une bonne bouteille. Il cherche, déplace, déniche enfin un corton-charlemagne de 2011 – un grand cru qu’il réservait pour une belle occasion.
N’est-ce pas une belle occasion ?
Il sert le vin, dispose quelques amuse-gueule dans un ramequin de terre cuite et s’assoit face à elle. Elle a croisé les jambes. Il se grise de son genou posé sur sa cuisse, ses mains abandonnées, ses lèvres qui s’entrouvrent et se ferment, ses cheveux, son cou, sa poitrine. Il descend puis remonte. Sa cuisse, son genou et sa taille, sa bouche à nouveau. Elle bouge. Soupire. Sans qu’il comprenne que ce regard la heurte – un regard, comme tant d’autres, qui convoite et insulte. Regarde-moi dans les yeux, au-delà de mes courbes et de ma chair, regarde-moi derrière ce que tu vois. Les hommes l’éreintent, sauf peut-être Antoine, mais elle et lui, c’est fini. Elle se sent triste et pense à partir, mais se retient puisque Paul se détourne. Elle va boire.
Paul lui demande si elle se plaît dans la résidence, si elle aime son métier, lui offre un second verre, l’interroge sur Orléans dont elle dit être originaire, sur sa famille qui habite le centre de la France, lui sert un troisième verre, réapprovisionne le bol de cacahuètes, la questionne sur ses goûts culinaires et lui propose un plat de spaghettis « carbonara » sur le pouce.
Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu ; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise.
Elle est morose. Et parle.
Elle s’est séparée de son compagnon six mois auparavant. Les routes divergent, les intérêts s’éloignent sans que l’on en prenne immédiatement la mesure, insidieusement, jusqu’à la rupture, évidente dans l’incertitude. On se raccroche à l’espoir, cet effort qui fracasse, mais on se heurte, les mots vifs et le silence amer. On casse plus qu’on ne préserve, le reproche virulent, chaque jour davantage, à ne plus tolérer un regard ni entendre une excuse. C’est moche et aigre, ça balaie les souvenirs, même ceux qu’on chérissait. Elle a beaucoup pleuré mais a compris, c’est inutile de chercher à ranimer ce qui n’existe plus. Alors, ils ont vendu l’appartement et compté les cuillères. Lui a gardé le chat qu’elle avait adopté. Mais pourquoi raconte-t-elle cela, c’est sans intérêt. Elle essuie une larme. Elle aimait bien ce chat. Il faudra qu’elle songe à en prendre un. Un gros félin tigré plein de poils longs et soyeux à caler contre soi et caresser des heures. À moins qu’elle ne choisisse un chien, un de ces toutous à mamie qu’elle pourra cajoler. Elle hésite, pourtant à trente ans elle estime qu’il ne sert à rien de douter. D’ailleurs, elle ne veut plus.
Paul l’écoute et se tait. Peut-être dit-il juste qu’il aime les chats, lui aussi, et qu’il est heureux qu’elle se soit installée ici, dans sa résidence. Il n’évoque rien de son histoire et des chagrins d’amour dont il sait qu’on ne guérit jamais vraiment. Lui est resté sur le carreau.
L’amour s’appelait Léa.
D’une année plus âgée, elle était l’amie de sa sœur, le verbe haut, impertinente et railleuse, le corps sec vêtu de froufrous que ses pas agitaient, souvent, puisqu’elle ne cessait de bouger, plus nerveuse qu’impatiente. Elle l’avait séduit vite, d’un simple regard, aidée à cet âge des bourgeons de son torse, et même si elle se moquait de lui, de sa taille ou de son air benêt, il était pris, envoûté jusqu’à l’os, à la merci de jeux dont il ne maîtrisait pas les règles. Elle l’avait déniaisé, éduqué, transformé. Elle l’avait entraîné dans le tourbillon d’une vie dont il n’avait pas soupçonné l’existence, se laissant avaler tout entier, sans méfiance, nourri par l’intensité des premières fois, les hormones bouillonnantes, le cœur plein, rassuré d’exister au moins quelques instants, là, dans sa bouche, dans ses cuisses, au creux de ses bras, caressé et aimé. Il croyait aux promesses d’un avenir à deux, imaginant un foyer où il serait sauf. Quel idiot ! Il n’a pas écouté les rires perchés, ni vu les mains qui le chassaient, les réponses évasives, les regards fuyants. Il rêvait et elle s’est envolée. Hop ! Partie, Léa, du jour au lendemain, dans les gros bras musclés du garagiste en bas de la rue, petite frappe notoire, collectionneur de grosses cylindrées et de jolies midinettes.
Paul a pleuré.
Des mois.
Des mois et des mois. Le cœur fracassé et l’envie d’en finir. Il n’a pas compris la rupture, les mensonges, le sexe sans amour et le besoin d’un autre. Il a pleuré sa misère et oublié ses rêves, a redressé l’échine, même pour de faux – de l’apparence, de l’apparat –, et a gonflé sa rage. Il a fermé son cœur et aimé sans amour, des rondes et des maigres, des femmes pas très jolies auxquelles il a menti. Il leur a pris leur corps, néanmoins appliqué, cherchant dans l’étreinte celle qu’il ne trouverait plus, trahi et amer de n’être plus qu’un homme dénué d’affect.
De ça, il n’est pas fier, et si depuis il entretient l’hygiène d’un coup de temps en temps rencontré sur un site, plus jamais il ne ment ni ne promet ce qu’il ne tiendrait pas. Il pense se préserver.
Les femmes sont cruelles, n’est-ce pas, Paul ?
***
Mylène enraye la mécanique.
Elle occupe son esprit, ses jours, ses nuits, à chaque coin de rue, à son travail, il la voit dans la tasse de son café, dans les reflets de son miroir. Elle l’épuise et le mine par l’attente qu’elle suscite, son regard, un sourire, ces instants qu’il espère auprès des boîtes aux lettres. Il se sait ridicule, s’en agace, mais se présente chaque soir, à l’heure des fins d’après-midi, et l’invite pour ce verre devenu habitude. Aucun ne sait pourquoi, le rituel s’est imposé. Elle monte avec lui l’escalier, ôte ses chaussures, son manteau et s’affale sur le canapé creusé de son empreinte laissée la veille. Ils boivent, mangent et discutent. Rient aussi. Elle dit se sentir seule, même avec ses amies, c’est pas comme avec lui ; avec lui, elle se sent bien, écoutée, elle se sent bichonnée, se pose enfin, c’est sympathique, sain et sans ambiguïté.
Ce n’est pas que ça l’emballe, Paul, l’idée de « soirées sympathiques », ça le blesse et l’emmerde même. Il a évidemment conscience de ne pas ressembler à Brad Pitt, mais franchement comment peut-elle imaginer qu’il reste de marbre ? Il fait bonne figure et se raisonne, être son ami est sans doute une étape.
Il ne se décourage pas. Est heureux. Il a rangé son carnet.
En quelques semaines, elle impose le tutoiement, déplace la fleur en pot d’une étagère, la remplace par une autre, plus à son goût, acquise au marché. Elle ajoute des coussins en patchwork sur le canapé et pose quelques galets dans les récipients d’étain du meuble de l’entrée. Il se laisse envahir, envisageant l’idée qu’elle est un peu chez elle. Sa présence se marque d’un chandail oublié, de son parfum sur la laine, des rires qui résonnent. Ils partagent leur journée, les anecdotes, les blessures, s’amusent de bons mots. Elle le bouscule un peu.
Elle se sent bien.
Le week-end, elle ne quitte plus la résidence pour se rendre chez sa sœur. Ils se promènent le long du canal, bavardent sur le monde ou regardent un film. Parfois, c’est elle qui l’invite dans le désordre de ses cartons toujours fermés.
Paul ne sait que penser.
Elle semble en transit, toujours pressée de vivre, rire et partir, elle virevolte et s’éreinte, l’entraîne dans sa course, ne se posant qu’un instant avant de fuir sans jamais se livrer. Il redoute qu’elle s’envole, ses paquets sous le bras, ses rideaux et bibelots toujours emballés. Elle reste une énigme dont il voudrait percer les mystères, ces pleurs qu’il perçoit parfois derrière les cloisons, les cernes qu’elle camoufle, les rires trop vifs. Il crève de ne pas la saisir.
Mylène ressent un changement et s’inquiète. Il est l’ami qui la dévore des yeux, dont la main s’attarde sur son épaule ou sa taille, qui s’approche et se colle à elle.
L’envie taraude Paul. Frôler ses cheveux. Effleurer sa peau. Butiner son cou. Baiser ses lèvres. S’y fondre. Il fixe cette marque délicate au coin de sa bouche – une petite ride d’expression qui se creuse dans ses rires et se meurt dans ses mots, rêve d’en suivre le contour. L’embrasser. Mais il se retient, lui si près, presque à la toucher, au bord de l’élan. Elle a dû en voir, des blaireaux, de beaux mâles qui se croient tout permis, les mains baladeuses, la plaisanterie douteuse. Il n’est pas de ceux-là, lui, il se veut plus subtil. Il l’entoure, la rassure et pense la retenir.
S’use. Se frustre. Meurt.
***
Les soirées se suivent, semblables, chacun dans son fauteuil ou côte à côte sur le grand canapé : un verre, des gâteaux et un repas pris sans chichis. Il cuisine, elle apporte des plats achetés, chinois ou végétariens ; ils partagent.
De bons amis. Des potes. Des échanges informels pour deux âmes seules, en attendant. En attendant : mieux. Autre chose. L’amour. Mylène aimerait espacer leurs rencontres. Elle l’envisage, va le lui dire, il ne faudrait pas qu’il se fasse des idées. Quand même. On ne sait jamais. Elle va botter en touche, prétexter une migraine ou un rendez-vous, mais elle renonce lorsqu’elle le voit l’attendre, souriant et plein d’espoir, pétri de cette gentillesse dont elle se repaît. Elle est ambiguë, le sait, se sermonne puis recommence, chaque soir, comblée par cette attention. L’ego se regonfle. Alors, elle compose avec des gestes calculés, un peu mais pas trop, juste assez pour nourrir le désir sans le satisfaire. Elle minaude et panse ses propres blessures.
***
Lorsque Mylène rentre ce soir-là, à dix-sept heures, Paul ne l’attend pas auprès des boîtes aux lettres. Il est chez lui et reçoit Émilie, sa sœur, venue à l’improviste, le cœur malmené par une nouvelle rupture. Elle cumule, Émilie. Les foireux, les alcooleux, les violenteux, les peureux, les péteux. Elle les ramasse à la pelle, s’imagine les amender puis s’émiette dans l’échec. Paul écoute, colmate et rafistole jusqu’à la fois prochaine, inquiet de ces échecs, trop nombreux, trop semblables – des répétitions d’histoires avec des abrutis comme il les déteste, des moitiés de mecs, des cons qui négligent ou maltraitent les femmes comme sa sœur, gentilles au grand cœur. Ça lui hérisse le poil, tous ces chagrins, lui dont les amours ne sont pas plus reluisantes. À croire que tous les coups merdiques sont pour leur pomme. Ils les collectionnent, elle et lui, les histoires à deux balles, l’absence de sentiments, les excuses et les départs, ils les empilent et s’en font une carapace, lui surtout, parce que, elle, ce n’est pas encore gagné.
Il sort les mouchoirs de leur boîte et les tend par poignées, il aimerait qu’elle s’arrête, de parler, de pleurer, qu’elle se décide enfin à virer tous ces pauvres types. Il se sent si peu légitime, c’est presque cocasse de l’entendre donner des conseils avec emphase et conviction, fort d’une expérience qu’il ne possède pas. Il donne le change autour d’un verre de chardonnay, la main dans la sienne, l’air contrit, essuyant des torrents de larmes et la morve du nez.
On pourrait rire de les voir ainsi mais c’est toute leur histoire qui s’écrit.
En bas de l’escalier, Mylène s’étonne de ne pas voir Paul.
Elle attend. S’irrite de son retard. S’inquiète.
Il aurait pu la prévenir, laisser un mot, envoyer un message.
Elle se passe la main dans les cheveux et souffle, agacée, seule dans ce grand hall, soudain abandonnée. C’est comme chaque fois, comme avec Antoine, quand il partait quelques jours, sans portable, sans réseau, avec ses potes ou peut-être une maîtresse, et qu’elle restait là, comme une conne, à ne plus savoir quoi faire, ni soumise ni dépendante, mais conne quand même, juste à attendre. Elle souffle et songerait presque à pleurer, mais ne veut plus, ces mecs sont des connards, des moins que rien, des menteurs, des bouffons. Elle, elle va s’émanciper. Profiter et broyer. Mais la colère, elle le sait, c’est n’importe quoi.
À l’étage, sous la porte, la lumière filtre accompagnée de voix lointaines, à peine étouffées, des sanglots semble-t-il, ou des raclements de gorge, une voix de femme et celle de Paul. Le salaud ! Il est chez lui. Porte close avec une autre. Mylène frappe. Paul s’excuse. Il n’est pas disponible. Pas ce soir. Pas maintenant. Demain. « S’il te plaît. »
Mylène se tortille et regarde à l’intérieur, tentant de voir cette autre, dans le canapé ou la cuisine, assise à SA place, cette voix sans visage, peut-être plus belle, plus sympa, cette autre qui accapare Paul.
Il a une visite ? Une femme ? C’était prévu ?
— Demain… On se verra demain…
La porte se referme.
On hallucine ! Cet homme n’est pas un apollon, et pourtant, petit, pratiquement chauve, fagoté étriqué, le geste raide et l’air revêche, il attire. Mylène s’irrite de se voir congédiée, piquée par la rivalité de cette femme dont elle ignore le nom, comme si elle pouvait envisager l’idée d’une relation avec Paul, lui tellement quelconque.
Et si gentil, aimable, souriant, prévenant…
Elle claque sa porte.
***
Il faut afficher un air de rien, un petit air qui va nourrir le doute et titiller l’ego – une indifférence feinte, ajustée à l’instant. Paul mesure l’aubaine lorsque Mylène l’aborde le lendemain.
« C’était qui, hier soir ?… Oh, tu restes encore secret ! »
« Tu as déjà été amoureux ? »
« Tu préfères les blondes ou les brunes ?… Ah, peu importe ! »
« Tu aimes les femmes aux cheveux longs ?… Aux cheveux courts aussi ! »
« Et mes cheveux à moi, comment les trouves-tu ? »
« Tu craques pour les taches de rousseur ?… Oui, comme les miennes ! »
« Comment trouves-tu mon nouveau parfum ?… Tu aimes ? »
« Au jasmin ou à la rose, le lait pour le corps ? »
« Comment s’appelle-t-elle ?… Oui, ton amoureuse ! »
« C’est ton amoureuse qui est venue l’autre soir ?… Tu ne veux toujours pas me le dire ! Mais pourquoi ? »
Paul module l’effet de ses yeux bleus, légèrement de trois quarts, tel un héros de série Z, la pose étudiée, emplie de mystère – grotesque, mais efficace. Il rirait de lui-même à se voir ainsi, se retient d’ailleurs, prêt à tout pour amoindrir les tensions de sa frustration. Il a mal au cœur, aux bourses et au crâne, ce n’est pas romantique, mais là, en l’état, le romantisme devient une lointaine abstraction. C’est une histoire d’envie, de chaleur et de fluides, une idée qui court-circuite les sentiments.
***
Ce jeudi soir est fatigué, l’instant intime, le calme apparent. Assis sur le canapé, proches, les coudes s’effleurant furtivement avant de s’éloigner puis de revenir, Paul et Mylène échangent quelques banalités, tel un soir ordinaire. Il a tamisé la lumière et posé un vinyle sur la platine. Mollement, elle boude, un peu, de n’avoir obtenu ses réponses, et sourit faiblement, soulignant le pli délicat du coin de sa bouche. Aimanté, Paul ne voit que lui. Ce sillon le retourne, plus que l’avant-veille ou même qu’hier, il cogne son cœur et serre son ventre, il heurte à l’intérieur. La douleur est vive et le submerge. Il est un homme à l’élan palpitant, un vrai et pas un mec de pacotille, ni invisible ni à jeter ou délaisser ; son corps se tend, son sang bouillonne. Il n’en peut plus. Sa main s’échappe. Cible verrouillée. Geste intrépide. Il la touche. Enfin. Ses doigts tracent le sillon ; Paul inspire et se contient. Il bride son impatience se voulant délicat, dessine, à peine un effleurement, puis une caresse, sur sa joue et ses lèvres, son cou, ses lèvres de nouveau, chaudes et douces, légèrement entrouvertes. Il la regarde et s’approche. Il pense avoir cessé de vivre.
— Paul… Je ne sais pas si…
Le silence.
Des secondes figées sur l’idée d’un gâchis.
Il sait. Il sait qu’il meurt de ne pas l’embrasser, qu’il crève depuis des mois à jouer cette comédie, le bon ami, pauvre type, brave et fidèle, un toutou qui écoute et console, broyé par cette retenue avalée puis dégueulée dans sa solitude.
Il sait. Tant pis. Tant mieux. Peu importe. Il ne sait même plus. Sa bouche n’est plus la sienne, pas plus que ses bras qui l’étreignent, elle si belle qui plie et s’ajuste. Leurs genoux s’effleurent, leurs flancs s’arriment. Il ose. Elle accepte.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Sa peau d’albâtre douce et satinée, la sublime courbe de ses hanches, ses seins ronds, son sexe épilé, son goût, son odeur. La perfection. Tout était parfait. Il l’a dévorée, léchée, avalée, s’est nourri de son souffle, qu’il a cru sincère, heureux et impatient. Il l’a prise, l’a volée, consentante à demi. Demi-mot, demi-soupir, demi-jouissance. Il a contenu son plaisir pour le sien, si timide, un petit bien-être à peine perceptible, un soupir ou un gémissement, ses yeux clos, sa bouche entrouverte. Il l’a possédée un instant, profondément et intensément, a joui fort. Comme jamais.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Elle a remonté le drap sur son corps.
Le silence.
La gêne.
Il voulait l’étreindre, la tenir contre lui comme un amoureux, la tête sur son épaule, les mains dans ses cheveux. Il voulait parler mais ne savait quoi dire. Se taire, c’était mieux. Inconfortable, mais mieux. Ça évitait l’impair.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Il s’est fourvoyé.
***
Il l’entend se lever et feint de dormir. Elle s’échappe en silence, vêtements et chaussures à la main, regagne son appartement. Elle se douche et s’habille. Il écoute, la devine, entend ses sanglots.
Ses gestes sont lents, empêtrés dans la lourdeur de l’instant – l’amertume aux lèvres, le poids sur les viscères. Il n’est pas sot, notre Paul, il perçoit la bavure.
Lui aussi se douche et s’habille.
Devient un automate.
Il endure la journée. Bonjour du matin, bonjour du jour, les collègues, les clients, il supporte. Sur ses rétines, la nuit défile. Les heures ne comptent pas, le corps est autonome – manger, pisser, sourire, on recommence, les mains brassent, les pieds entraînent, droite, gauche, on bifurque, on évite et on repart. Rien n’a de sens. De goût. D’odeur. Tout est dedans, en lui, même s’il secoue la tête – fermer les yeux, c’est pire –, ça l’envahit.
Il survit, comment, il l’ignore, peu importe, voici le soir, bonsoir, bonsoir, les portes de l’agence se referment, le volet coulisse et lui s’enfuit. Il se hâte – rue, parking, voiture, et il est déjà là, au point stratégique de l’immeuble, au pied de l’escalier, à droite de l’ascenseur, là où il avait l’habitude de l’attendre. Où il l’attend encore.
Dans son ventre, les spasmes pincent les viscères diffusant une douleur jusqu’à sa gorge qui se serre, inondée d’une bile amère et visqueuse qu’il faudra ravaler. Il se sait pathétique et se hait, mais reste planté là, comme un con, auprès des boîtes aux lettres. Il prend son courrier et déchire les enveloppes dont il ne lit pas le contenu, il s’en fout, chiffonne et regarde sa montre. Dix-sept heures trente. Déchiffonne. Rechiffonne. Merde.
Juste la voir. Lui parler. S’expliquer. Reprendre la vie où elle s’est arrêtée.
Il s’impatiente, prend peur, se réprimande. Elle va venir. Elle va forcément venir. Elle ne peut que venir. Elle DOIT venir.
Dix-huit heures.
Dix-huit heures trente.
Pâle et comme maintenue par un tuteur des fesses au cou, la tête fixe, Mylène s’avance enfin dans le hall. Elle est si belle ; son cœur, son âme. Sa déraison. Il lui sourit et se heurte à la pierre de son visage, lisse et solide, ose une bise qu’elle ne rend pas, tente un salut à peine audible. Ça s’étouffe alors dans sa gorge, les mots, le sourire et l’envie. Ne restent que la honte, les joues rouges et la sueur de son corps traître devenu soudain celui d’un animal en rut, une chair chaude et dégueulasse qui n’a pas su restreindre ses appétits quand elle aurait pu se satisfaire d’une belle amitié. Paul se ratatine comme un fruit sec, plissé, replié sur sa carcasse malingre, les mains agitées de tremblements, les jambes vacillantes. Regarde, regarde Mylène, rien n’a changé.
— J’ai mis du vin au frais et…
Elle se détourne. Pas ce soir. Elle est fatiguée. Elle a du travail et préfère rester seule. Il s’efface. Se rend. Il reviendra plus tard.
Paul n’est plus beau.
Il attend.
Demain, après-demain.
Elle l’évite.
Il attend.
Dépérit.
C’est profondément injuste, et incompréhensible, et révoltant, cette vie qui se poursuit dans le tourbillon des évitements. Bien sûr, Paul saisit la gêne, mais quand même, ce n’était qu’une partie de jambes en l’air entre adultes consentants, pas de quoi rompre une amitié. L’esquive le mine, là, chaque soir, près des boîtes aux lettres, à l’heure habituelle, lorsqu’elle le salue d’un geste désinvolte, les mots contenus. Pressée, toujours pressée. Il reste silencieux puis monte à son appartement dont il redoute les ombres : sa présence, son parfum, le chandail sur la chaise. Il entend ses rires, ferme les yeux et inspire, elle n’est plus là. Il range les galets, jette la fleur et les coussins en patchwork, garde le gilet imprégné de son odeur.
Lui, le laid, le chauve, le sec, a succombé au brasillement de la beauté. Pauvre imbécile. Il savait.
Dans son verre, il verse le vin préféré de Mylène et boit à son chagrin. Il n’attendra plus.
***
Mylène rythme son existence seule.
Paul n’est qu’un voisin qu’elle salue brièvement, lourd et balourd, un homme sans intérêt, tout juste un interlude qu’elle préfère oublier. Elle arrange son quotidien et relève son courrier le matin, s’absente de nouveau le week-end, ne le regarde plus, ne sourit pas, devient une ombre qui glisse d’un couloir à un autre ; vite sur le parking, vite dans l’escalier, elle s’échappe.
Dans son carnet bleu, il consigne le vide décoré des photos floues volées depuis son balcon. L’aigreur consume ses boyaux, jour et nuit, l’eczéma picore son visage, son cou, ses bras, sort en plaques et démange. Ça l’agace. Toujours ce corps ! Ce foutu corps, qui n’a pas grandi, qui s’est dégarni, fendu, marqué, qui desquame et rougit, s’empâte. Ce nez trop long, ce menton arrondi, ce crâne bosselé et ces yeux d’un bleu de mer sale. Il gratte. S’énerve.
Chez lui.
Au travail.
Qu’ont-ils tous à l’asticoter ?
Les clients sont des malotrus geignards qui l’exaspèrent, ses collègues, des insatisfaits. Lui ne vit plus, mais survit, le palpitant en charpie. Piétiné, l’amour-propre. Piétinée, sa gentillesse. Comme il enrage ! Mais qu’ils se taisent, tous ! Qu’ils la ferment !
Il vend des timbres, affranchit des enveloppes, remet des colis et tamponne. Il frappe le papier avec l’encre, plein de colère, comme il frapperait la table de son poing pour que tout cesse. Ces pensées dans sa tête, cette nuit qui revient en boucle, son parfum, sa peau, ses cheveux. Son sexe dans lequel il se glisse. Il frappe pour libérer le fiel qui le ronge peu à peu. Mylène. Sa chère Mylène.
***
Le chagrin s’étiole avec le temps, dit-on.
Ha, ha, ha ! Paul rit. Jaune, vert, aux couleurs de l’arc-en-ciel. C’est con, ces phrases toutes faites qu’on sert à toutes les sauces. Lui voudrait qu’on l’oublie, même s’il ne mange plus ou trop peu et inquiète Émilie, qui tente de le distraire. Il s’emporte. Qu’on lui foute la paix ! Ce ne sont pas deux mois qui vont effacer l’affaire. Sa tête s’accroche, son cœur aussi, comme à une idée fixe, de l’aube à la nuit ; une idée dont il entretient sciemment le mal pour ne pas oublier. Ne jamais recommencer. Éviter le beau. Le fuir. Le vomir. Il souffre. Mais souffrir, c’est être encore vivant et lui ne veut pas mourir.
***
Depuis sa fenêtre, le balcon ou par le judas, Paul regarde l’homme qui s’invite chez Mylène. Grand, brun, athlétique – beau, évidemment, il reste la nuit et parfois le week-end. Paul les entend glousser sur le palier – des sons dégueulasses étouffés dans leurs gorges qui piquent le creux des reins et dressent le dard, malgré la rage. Paul s’apaise contre la porte, enroulant des feuilles de papier absorbant dans ses mains crispées. Que c’est laid ! Il se hait, bouffé d’une jalousie que la jouissance n’étanche pas. Elle ne file pas, cette saloperie, collée à sa chair, insérée dans ses pores, jusqu’aux ramifications profondes. Des veines aux synapses, elle se propage, s’accroît et consume. Il crève à chaque nouvel assaut, voudrait ne plus voir, ne plus entendre, mais regarde à nouveau, leurs corps collés, leurs chuchotements infâmes et leurs rires coupables, recommence, encore et encore, l’ego rabougri comme une plante desséchée. Mylène sourit et ce n’est plus à lui.
Elle a jeté ses cartons. Paul les découvre un soir en rentrant de la poste, pliés sur le pas de la porte. Elle a accroché des rideaux aux fenêtres et fixé des jardinières au balcon. Le brun rôde. Paul l’entend qui perce et qui cloue au travers des cloisons. Les pieds des meubles raclent les parquets. On déplace, on agence, on s’installe.
La bile remonte à ses lèvres. La garce l’a remplacé si vite, sensible à une beauté qu’il n’a pas, malgré leur complicité, le vin et les soirées. Elle le repousse, elle, la coquille vide dénuée d’affects, la vile femelle qui l’a utilisé pour occuper son temps et séduit pour asseoir son charme. Il la déteste.
Essaie.
Elle ne lui parle plus, sinon quelques mots échangés sur le pas de leurs portes lorsqu’ils se croisent, bonjour, bonsoir, le temps est si triste, la pluie va tomber. Parfois elle l’ignore, parfois non. Parfois, il espère reprendre leurs habitudes, mais Mylène n’ose peut-être pas, retenue par l’autre, le brun. Ils pourraient être amis.
***
Cet après-midi, en rentrant de l’agence, Paul croit qu’elle l’attend.
Est-ce dû au soleil qui ravive les belles humeurs ou à la douceur de l’air ?
Mylène est dans le hall, attentive au contenu de son sac, elle semble fouiller ou fait semblant. Il est surpris et, lorsque chargé d’un épais sac rempli de ses courses il heurte sa silhouette, il bafouille des excuses, l’air idiot.
Il s’approche et ébauche un sourire timide qui s’étire peu à peu dans la joie profonde de cette entrevue, illuminant ses traits jusqu’à le rendre beau. Il tend la main – un geste bête, alors qu’elle amorce un recul. Elle recule, Paul ! Il ne voit pas, cet imbécile, qu’elle le fuit. Elle voudrait rester polie, ne pas le blesser, mais sa main lui répugne, comme si le souvenir de sa peau, de son odeur, de son souffle dans l’effort des corps qui se possèdent la frappait d’un écœurement irrépressible. Paul réalise. Encaisse. S’agace. Explose. L’affront pourrait l’abattre, mais son sang bouillonne d’une rage soudaine. Son corps se propulse seul, d’un bond, sur ce bras qu’il saisit et contraint à plier. Il serre, Paul, fort, très fort. Il écrase leur histoire, ses mensonges, son indifférence, il broie sa peine et pénètre la chair tendre, marque et abîme. Il voudrait détendre ses doigts mais n’y parvient pas, trop crispé, poussé par ces mots qu’il espère et qu’elle ne prononce pas. Ça lui ronge les tripes et le cerveau, plus fort que sa volonté – une hargne qui l’habite, une violence qui déferle tel un vent d’orage, puissante et incontrôlable. Il voudrait lâcher mais ne pense qu’à frapper. Alors il lutte, serre le bras pour que son poing ne lui échappe pas et contient sa violence, ce mal qu’il n’a jamais ressenti, lui si doux, terrassé par lui-même, cette horreur qui l’envahit, celle de ces hommes faibles imbibés jusqu’à l’os qui cognent et brutalisent dans l’inégalité des forces et la lâcheté des menaces.
C’était son père. Pas lui.
Pas lui. Pas lui. Pas lui.
Mylène le supplie, tentant de desserrer l’emprise. Se tortille. Elle s’effraie de la bascule. De ce regard devenu fou.
— Paul… s’il te plaît… Paul…
Sa voix le heurte. Il déraille.
Pas lui. Ce n’est pas lui.
Les souvenirs se fracassent sur ses mains, la contraction de ses muscles, le mal, ce mal qui le traverse. Comment peut-il ? Pas lui. Ses doigts s’ouvrent dans l’instant, brûlés, brûlants, vite se dérober, ses bras retombent. Il s’affaisse, vrillé en lui-même, il glisse au sol contre le mur. Forme molle, sombre et pliée. Sa tête s’incline, ses yeux se ferment. Il est colère, il est chagrin. Il est épuisé.
— Je te déteste tant…
Mylène. Sa Mylène. Silencieuse.
Du bout des doigts, elle effleure son épaule.
C’est fini. Ses pas dans le couloir, la porte qui se referme.
Elle est partie.
Paul oublie l’heure ; nuit, jour, il s’en fout, il voudrait disparaître. Fuir. Ne plus la voir. Respirer. Il faut qu’il respire. C’est ça, de l’air. Beaucoup d’air. Il doit marcher, frapper le sol de ses pieds, éjecter sa rage dans le bitume qui blessera ses talons.
Il avance. Des heures, des siècles. Il erre dans la ville, d’un trottoir à une rue, d’une rue à un trottoir, trace pour ne plus penser et ne pense qu’à elle. Sa peau, ses lèvres, le sillon au coin de sa bouche, sa Twingo rouge, ses chaussures abandonnées le soir venu, les coussins en patchwork qu’il a balancés. Elle est partout, cette salope, elle l’a contaminé. Il marche jusqu’à la nuit tombée, enivré d’alcools consommés à la hâte dans les bistrots de son parcours. Il en a payé, des tournées. La consolation des lâches. Son père serait fier, un mec, ça boit, ça rote et ça se gratte les couilles devant la télé. Une claque ou deux à sa femme pour dégourdir les deltoïdes les soirs de match. Ou les soirs tout court. C’est facile.
Paul, pauvre Paul, employé des Postes.
Paul n’est pas beau.
Paul est un loser.
Paul est un con entiché d’un fruit pourri.
Qu’espérait-il ?
Il se couche nauséeux, le lit tangue dans les relents de bière arrosée de vodka. Il aimerait trouver le sommeil, s’y couler, fermer les écoutilles et s’effacer. Sa vie est un naufrage. Il en pleurerait. Alors il verrouille ses paupières, les traits crispés, presque douloureux. Il va survivre comme il l’a toujours fait. Verrouiller.
Les larmes sourdent de ses yeux clos et s’échappent en vagues irrépressibles, des sillons d’eau qui dévalent ses joues et inondent son cou et son torse. Elles s’écoulent en averse dans les hoquets et les râles. Le chagrin. Le vrai. Paul pleure sa misère, son histoire et sa vie. Il vide le trop-plein de malheur, lave à grande eau, s’épuise. S’endort.
***
Paul jette le carnet bleu. Il déchire les pages et gribouille les photos, décolle les rubans, plie les stickers, efface les poèmes. Il détruit des semaines et des mois, son premier regard, son premier sourire, ne veut rien garder. La colle résiste, mais il insiste, déterminé et précis. Mylène is dead.
Il s’arrange pour ne pas la croiser et s’oblige à ne plus l’épier. Il souffre. C’est comme un fer chaud posé sur sa chair, la douleur irradie, se propage et tranche le souffle. Il est en apnée ; depuis deux semaines, il ne respire plus. Il balance le gilet dont l’odeur le torture, ne veut plus le sentir enroulé dans ses draps, sur son corps tiraillé par une jouissance qu’il n’atteint pas. Il boit du vin rouge et ne prend plus de blanc, bannit le pouilly et le saint-véran. Il déplace les meubles et change les fauteuils, le canapé aussi. Le week-end, il s’évade chez Émilie ou Rachel, son autre sœur, et même chez Maxime, son frère avec lequel l’entente est tout juste courtoise. Il veille à ne pas rester seul, pas trop longtemps, pas trop souvent. Il se résigne. Il guérit.
Mais, Paul, ce n’est qu’en surface !
Il serre les dents, il souffre, il voudrait mourir.
Quand le mal se décidera-t-il à refluer ?
Émilie le reçoit. Tracassée par son apathie et sa mine chiffonnée, elle l’invite chaque week-end, lui concocte ses plats préférés, le conduit chez Rachel où les rires des enfants lui recolorent les joues et lui dessinent un sourire. Paul. Son Paulo. Celui qui a pris les coups à leur place dans la maison du malheur, quand leurs exubérances enfantines déclenchaient les foudres paternelles. Il ramassait les raclées comme on fait un baiser, s’imposant devant eux, les bras tendus, le corps en avant, lui, l’aîné, le responsable. Il assurait leur subsistance en travaillant le week-end au black chez l’épicier d’à côté ; il portait les sacs et les cartons, pliait sous le poids mais ne lâchait pas. Il palliait les manquements de ceux pour qui le rôle de parents consistait à couler dans l’alcool les allocs et les primes. Il en a pris, des torgnoles, Paul. Émilie n’oublie pas. Elle voudrait tant faire. Le consoler, lui offrir du bonheur. Pulvériser cette Mylène qui englue ses neurones et éteint ses yeux bleus. Elle est brave, Émilie, une bonne fille un peu simple, pas très futée mais gentille. Elle ne supporte pas la situation et s’évertue à le secouer. Des Mylène, y en a d’autres, et des bien plus belles du dedans, et des bien plus authentiques, des filles vraies qui l’aimeront pour lui, pas pour de l’artifice gonflé dans les salles de gym. « Tourne la page, Paul. » Elle s’énerve, crie et tape ses casseroles. Elle l’insulte, le traite de couille molle ; faut qu’il bouge, qu’il comprenne, qu’il oublie. Elle recommence encore et encore, il écoute et promet, pour la rassurer. Oui, oui, les lambeaux de son cœur se recollent peu à peu, se déchirent encore parfois, surtout le soir après le travail, à cette heure fatidique des anciens rendez-vous, puis se colmatent à nouveau. Émilie s’apaise.
Quand la douleur ne sera-t-elle qu’un souvenir ?
Paul devient un artiste, sans leçon, sans coach, un véritable comédien qui se fond dans un rôle. Œil qui pétille, sourire. Clap. Profil, sourire. Clap. Le film tourne, il joue, il est un autre, heureux et agréable, du matin jusqu’au soir, au fond, le cœur en berne, bien caché sous la surface. Qu’on le laisse ! Surtout qu’on le laisse ! Il ne veut rien raconter, rien exprimer. Il vend, tamponne, sourit, vend, tamponne, sourit. Personne ne le voit. Il ne voit personne. C’est facile.
Chaque soir, ses pas gravissent l’escalier jusqu’au palier silencieux ; les portes sont closes, chacun chez soi, Mylène avec son type, lui seul. Il regarde malgré lui, espère malgré tout. Il regarde et ralentit le pas, au cas où, mais la porte est fermée et il rentre chez lui, allume, retire sa veste, traîne les pieds et investit son vide.
Il dîne, la télé en sourdine, puis sort le carnet rouge dont il a fait l’acquisition la semaine dernière. Un beau carnet, comme le précédent, soigné et coûteux. Il a commencé à le remplir et poursuit son travail, appliqué, comme toujours, de l’encre bleue, un Waterman, quelques paillettes, des couleurs aux craies d’art. Il croque et consigne les anecdotes de la journée.
Et raconte Angélique.
La belle Angélique.
Extraits
« Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise. » p. 31
« Angélique est belle les cheveux emmêlés, pâle et froissée, assise sur son canapé. Elle serre les genoux et lisse son chemisier. Paul ramasse sa détresse, un regard en pleine face ; la tristesse qu’il remarque, elle est pour lui. Lui, l’arrogant et le vulgaire. La bête. Il sent la bile à son palais. Tout ça, c’est de la faute de Mylène. Non. Même pas. C’est de la sienne.
Il se dégoûte. » p. 83
« Elle pourrait partir, elle qui vient de s’installer, la tête emplie d’espoir, partir comme le conseille l’article parcouru dans Elle ou Marie Claire. Elle pourrait remplir ses cartons et ses sacs. Elle pourrait, mais elle ne peut pas, parce qu’elle croit à l’amour, à la rédemption et aux choses qui changent.
Elle se tait.
Ferme les yeux. » p. 131
Infirmière, Bénédicte Soymier exerce dans le Doubs (25). Lectrice éclectique, passionnée de littérature, elle partage ses avis de lecture sur son blog «Au fil des livres». Le mal-épris est son premier roman. (Source: Babelio)
En deux mots:
Se promenant dans les rues de Villejuif un cinéaste désœuvré croit reconnaître Bill Murray, parmi les passants. Si son idole acceptait de lui parler et de collaborer avec lui, ce pourrait être la fin d’une période difficile. Mais on le sait, l’acteur est plutôt insaisissable…
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Escapade à Royan avec Bill Murray
Le narrateur du nouveau roman d’Alexandre Steiger raconte tout à la fois ses déboires amoureux, nous entraîne sur un plateau de cinéma et rend hommage à Bill Murray. Court mais savoureux!
Quand on se passionne pour un sujet, il arrive très souvent que tout ou presque tourne autour de ce sujet. Voire que l’on développe une hypersensibilité, pour ne pas dire une obsession, pour l’objet de tous ses désirs. C’est le cas d’Antoine Taupin qui rêve d’une carrière de cinéaste, se nourrit de films, cherche à reprendre pied dans un milieu qu’il a tout juste effleuré. Un jour, se promenant à Villejuif, il croit reconnaître Bill Murray parmi les passants. Rencontre plus qu’improbable, vous en conviendrez. Pour quelle raison l’acteur d’Un jour sans fin déambulerait-il dans cette ville de banlieue? Mais on peut aussi affirmer, après avoir exploré la biographie et la filmographie du personnage principal de Lost in translation que si un acteur pouvait soudain se retrouver là, alors précisément Bill Murray. Car «il plane autour de sa personne une sorte de mystère comparable à celui des grands saints. Personne ne sait à quoi il occupe son temps entre deux films.»
À la fois pour oublier ses déboires amoureux, il a laissé partir la belle Maud – «mon cœur ressemblait à un brouillon, maculé de taches de regrets» – et pour se raccrocher à son rêve, il va se mettre sur la piste de l’acteur américain, reprendre sa biographie, revoir ses films et caresser l’espoir de sauver son projet de film.
Sur le moment de sombrer dans une mélancolie qui est en quelque sorte la marque de fabrique de son idole, une petite lueur s’allume. Il a rendez-vous chez un producteur qui pourrait lui ouvrir quelques portes et le soutenir. Si ce dernier comprend très vite que ce film n’a aucune chance, il va vouloir partager la folie de ces branquignols et envoyer Antoine sur un tournage en cours à Angoulême, occasion unique de croiser des acteurs et notamment Bill Murray qui fait partie du casting. Mais, on le sait, le cinéma est une monde d’illusions…
On sent qu’Alexandre Steiger a pris un malin plaisir à explorer ce milieu qu’il connaît bien sans jamais oublier le côté ludique de sa quête. C’est ce qui fait tout le sel de ce roman qui nous permettra aussi d’apprendre ce qu’est un monostique (le poème le plus court de la langue française, signé Apollinaire Et l’unique cordeau des trompettes marines), de lire une définition inédite du coup de foudre, «une reconnaissance mutuelle de deux âmes ayant perdu leur mémoire, et que de dieux invisibles s’amusent à unir de nouveau», et de prendre une leçon de golf et de trouver l’origine de l’expression «ne sautez pas par-dessus le requin». Mais ne comptez pas sur moi pour vous la dévoiler ici. Bill Murray est un bien meilleur guide !
Sans Bill ni Murray
Alexandre Steiger
Éditions Léo Scheer
Roman
132 p., 16 €
EAN 9782756113258
Paru le 26/08/2020
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et en banlieue, notamment à Villejuif. On y voyage aussi jusqu’à Angoulême, faisant un crochet par Royan, avant de prendre la route du retour qui passe par Tours, Orléans, Wissous et Rungis.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
À Villejuif, en banlieue parisienne, Antoine Taupin, cinéaste sur le déclin, est sur le point d’enterrer ses ambitions. Entre les barres d’immeubles et les terrains en friche, il traîne son spleen, tandis que s’ouvre devant lui le chantier du Grand Paris. C’est alors qu’à la sortie d’un Picard Surgelés, il croit reconnaître la silhouette de Bill Murray, qui s’engouffre dans une limousine avant de disparaitre. Qu’est-ce qu’une star internationale pourrait bien faire au beau milieu du Val-de-Marne ? L’apparition du « pape de la mélancolie » incarne-t-elle, pour Antoine, un début de rédemption ? Mais un doute subsiste: s’agit-il vraiment de Bill Murray ?
Les premières pages du livre
« Non pas le bruit des villes mais celui des forêts. Le vent qui insiste, les branches qui se plient. Froissement des feuilles en automne. Trajectoire curviligne des oiseaux aux paupières closes. Au loin, les tours immuables, bâtons armés perçant le ciel de leurs antennes satellite, pack OCS + BeIN SPORT inclus. Villejuif, mon amour.
J’achevais un kebab au pied d’un chêne centenaire. Bientôt, il allait être abattu. Comme tous les autres. On construisait le Grand Paris. Ligne 15. Châtelet-Les Halles en vingt-quatre minutes, c’était quand même moins long que cent ans.
Le soleil se couchait sur le parc des Hautes-Bruyères. Le paysage était fatigué. Moi aussi. Ça tombait bien, il était temps de rentrer.
En remontant par la rue Édouard-Vaillant, on pouvait assister au ballet incessant des grues aux allures de titans, balançant leurs boules d’acier aux impacts circulaires, arrachant les toits des maisons condamnées comme on décapsule des bouteilles d’eau gazeuse. Ici, on bâtit l’avenir, pouvait-on lire sur un panneau publicitaire. Un peu plus loin, en prenant à gauche, s’ouvrait la rue Darwin, qui donnait sur un sentier étroit que j’avais l’habitude d’emprunter comme raccourci. Un long muret orné de tags multicolores bordait le jardin d’une vieille bâtisse laissée à l’abandon, à l’intérieur de laquelle un cerisier avait fini par élire domicile, déployant, à travers les fenêtres, ses longues et fines branches, comme on étend son linge les soirs d’été. Mais en cette saison, on aurait dit des couteaux suspendus aux balcons. Plus loin, des lotissements flambant neufs lorgnant désespérément du côté de l’avenue Paul-Vaillant-Couturier, à la recherche de futurs acquéreurs. Éco-quartier pour néo-bobos, immeubles en bambou labélisés BBC avec panneaux photovoltaïques et tuiles solaires, jouxtant les vestiges d’antiques cités à la sauce communiste. À gauche, à droite, puis à droite encore, juste après les pompes funèbres, à l’angle du bar-tabac et du salon de coiffure, la rue Eugène-Varlin descendait jusqu’à l’église Saint-Cyr – Sainte-Juliette, dont le clocher en forme de phare donnait l’illusion que la mer se cachait juste derrière.
Nul océan, pourtant. Nulle faune marine, sinon les crevettes en beignets que proposait en entrée le Dragon d’Or qui venait tout juste d’ouvrir au numéro 27.
Au 41, comme mon âge, se dressait un immeuble sans charme au dernier étage duquel je vivais, dans un petit studio dont les fenêtres s’ouvraient sur le ciel. Il n’était pas rare que je passe mes journées assis sur une chaise, à contempler le vide, guettant sur le sol le chemin que le soleil traçait en passant d’une fenêtre à l’autre, courbant d’un geste de la main la trajectoire trop régulière des rayons. Il était possible de capturer un peu de ciel et de s’en recouvrir le visage.
Parfois, mais c’était plus rare, il m’arrivait de grimper sur le toit pour observer la ville à la nuit tombée. À l’horizon, les cheminées de l’incinérateur d’ordures d’Ivry crachaient en continu leur épaisse fumée blanchâtre. On aurait dit qu’on élisait chaque soir un nouveau pape, ou qu’un paquebot en provenance d’un continent lointain venait d’accoster aux rives de la capitale.
À quoi rêvent les grandes villes?
C’était l’un des avantages du chômage: il me permettait de disposer de mon temps. Mais j’avais fini, à force d’errance, par perdre peu à peu contact avec le monde réel. J’avais le sentiment que les gens s’agitaient sans raison, s’affairant à de vaines activités dont la fonction principale était de combler le manque. J’en savais quelque chose. J’avais moi-même vécu ainsi. Mais désormais, j’habitais le vide. Je m’y étais installé. Et ce qui, dans un premier temps, m’était apparu comme un lieu hostile et froid, était progressivement devenu mon royaume. J’en connaissais désormais tous les recoins. Tous les secrets. J’avais mis du temps à construire ce chef-d’œuvre d’architecture. Un travail titanesque, comparable à celui de l’édification des grandes pyramides. Cela m’avait pris des années, mais j’avais fini par atteindre mon but : j’étais devenu transparent. Ma vie était d’un ennui mortel. Un sarcophage dans lequel je m’étais moi-même momifié, comme un pharaon sans empire. Je pouvais désormais prétendre à un voyage éternel.
Car la solitude m’avait ouvert les portes d’une autre dimension, d’un espace restreint d’où pouvaient jaillir les rêves et les mirages, où le moindre objet, le moindre détail prenait une importance considérable, déjouant les règles de perception, inversant les hiérarchies, transformant un grain de poussière en un gigantesque nuage atomique, une goutte d’eau renversée sur la nappe en un tsunami dévastateur. La solitude déployait le temps à l’infini dans les interstices de l’ennui, en même temps qu’elle réduisait la carte du monde à la superficie d’une chambre à coucher. Elle était un monde dans un monde.
Il existait peut-être une vie après la mort, personne ne pouvait vraiment en témoigner, mais ce qui était certain, c’est que la mort pendant la vie existait. J’en étais la parfaite illustration. J’avais réalisé l’un des plus vieux rêves de l’humanité : devenir immortel.
On ne revenait pas de l’enfer, pas plus qu’on y descendait. C’était un mensonge. On y vivait déjà. L’ascenseur spirituel ne fonctionnait pas plus que l’ascenseur social.
L’irruption de Bill dans ma vie fut comparable à celle d’un fossoyeur après un enterrement : il était arrivé trop tard. J’étais déjà six pieds sous terre. Mais l’amitié avait ceci de supérieur à l’amour qu’elle ne réclamait pas la surface d’un corps pour se déployer. L’amitié était le langage des âmes. Un bon ami était un bon fantôme.
Comment les événements s’étaient-ils déroulés ? Je n’en gardais qu’un souvenir assez vague.
Je ne croyais pas aux forces supérieures. Pas plus qu’au destin. Mes dieux étaient des entités profanes sans visage, des talismans sans pouvoirs ; mon destin portait le masque de la fatalité. Pourtant, cette nuit-là, c’est comme si le hasard avait sorti sa tenue du dimanche. Il avait emprunté les habits de la fortune, guidant mes pas jusqu’au croisement de la rue Jean-Jaurès et de l’avenue Paul-Vaillant-Couturier, en face du Picard Surgelés. C’est là que j’ai rencontré Bill pour la première fois.
Il devait être 20 heures. Je m’en souviens précisément car, au journal télévisé, on venait d’annoncer qu’à compter de ce jour, la Terre vivrait à crédit. L’humanité allait consommer plus de ressources naturelles et émettrait plus de gaz à effet de serre que la Terre n’était en capacité d’en produire ou d’en absorber au cours d’une année.
Je me sentais étrangement en parfaite harmonie avec le monde, envisageant sa disparition et la mienne comme un mouvement naturel, un tout indissociable. Une offre groupée. Forfait mobile et internet inclus.
J’avais dû m’assoupir devant mon poste, et je me réveillai brutalement, avant de constater que je n’avais pas bougé de mon canapé. Des images de bodybuilders au corps huilé et en slip de bain défilaient maintenant sur l’écran. L’Équipe TV diffusait un documentaire sur l’ascension prodigieuse d’Arnold Schwarzenegger. Un fils de gendarme, né dans un village perdu des montagnes autrichiennes, devenu l’une des plus grandes stars du cinéma hollywoodien et gouverneur de Californie, par la seule force de sa volonté. Il avait réussi à la fois à sculpter son corps et son destin à l’image d’un dieu grec, accédant au sommet de l’Olympe. On le voyait, jeune adolescent, répondre avec arrogance aux questions d’une journaliste incrédule, prédisant exactement ce qui allait lui arriver quelques années plus tard. Une véritable leçon de prophétie autoréalisatrice. Le commentateur allait même jusqu’à le comparer à un nouveau Christ. Il y avait quelque chose d’à la fois fascinant et d’obscène à le regarder, comme pouvait l’être l’admiration portée à n’importe quelle forme de réussite. Car il me semblait que la noblesse d’âme se situait exactement à l’extrême opposé du succès, et s’accomplissait dans la volupté de rester toujours au bord de la pure possibilité. Seul l’échec permettait d’accéder à ce sentiment d’infinité du champ des possibles. Il était universel. C’était une expérience que l’on pouvait partager avec les autres. La réussite ne concernait que celui qui avait réussi. Elle échappait à la compassion.
Si Dieu venait à apparaître, il était peu probable qu’il enfile le slip d’un bodybuilder. L’élévation spirituelle n’était pas proportionnelle à celle de la fonte. Elle exigeait la plus grande modestie.
Je pouvais peut-être prétendre à l’élection suprême. Ma vie était jonchée de fiascos. J’avais depuis longtemps renoncé à toute ambition. Même à mon art. Steak haché Anarchie, mon dernier film expérimental, avait connu un certain succès d’estime, à défaut d’avoir trouvé son public. Mais c’était à une autre époque. Celle où l’on avait encore le droit au déchet. Désormais, on faisait le tri des ordures et du talent.
J’essuyais, depuis, les refus d’une nouvelle génération de jeunes producteurs en chemise hawaïenne et barbe de trois jours qui ne juraient que par la religion du nombre d’entrées, et qui m’ignoraient autant que je les méprisais. De fil en aiguille, et de petits boulots en petits boulots, j’avais fini par décrocher. Il est difficile de savoir à quel moment précis on se laisse glisser. C’était un peu comme dans un couple. Une lente érosion qui aboutissait inéluctablement à la rupture.
Je repensai alors à Maud. À notre vie commune. Ou plutôt à celle que nous n’avions jamais eue. Car je m’étais révélé tout aussi incapable de m’engager en amour que dans la vie professionnelle.
Je m’étais toujours figuré le couple comme une invasion territoriale, un encombrement de l’âme. Je préférais le sentiment amoureux à son emménagement. Maud l’avait senti. Comme je ne lui avais jamais proposé de nous installer ensemble, elle avait logiquement fini par me quitter. On espère toujours que l’amour soulève des montagnes, plus rarement qu’il déplace des meubles.
Il était pourtant facile de comprendre qu’à partir d’un certain âge, les raisons d’aimer se transforment en raison d’aider. À trente-cinq ans, on rêve d’une épaule, d’un foyer, d’un toit, de faire des enfants. Ce n’était pas mon cas.
J’avais eu l’impolitesse de n’avoir que mon amour à proposer à Maud. Et je regrettais désormais de l’avoir laissée partir. J’essayais d’oublier, de rayer le passé, mais je m’enlisais, je ne faisais que revenir sur mes pas, marcher sur mes propres traces, écrire sur mes propres phrases. De sorte que mon cœur ressemblait à un brouillon, maculé de taches de regrets. J’avais fini, comme le font les enfants, par désirer quelque chose que je ne convoitais pas, une fois certain de ne plus pouvoir l’obtenir. C’était un désir contrarié. Un désir a posteriori. Aussi absurde que la nostalgie d’un souvenir jamais vécu. Aussi contradictoire que la nostalgie d’un souvenir à venir. Qu’une mémoire a priori.
J’avais besoin de m’aérer un peu. De chasser le fantôme de Maud. Malgré l’heure tardive, l’air était encore doux. Je décidai d’emprunter la rue Sévin, moins passante que la rue Morinet, et de remonter par l’avenue de Paris. Quelques corps de ferme avaient échappé par miracle à la démolition massive lancée par les élus locaux. Des îlots d’humanité perdus au milieu d’un océan de béton. Il arrivait parfois de croiser des poules égarées, au détour d’une ruelle ou d’un jardin grillagé. Je m’arrêtais alors pour les observer. L’incongruité de leur présence me rassurait, en même temps qu’elle me renvoyait à ma propre étrangeté.
Quelques jours auparavant, j’avais repéré un poulailler dans la cour d’une ancienne graineterie de la rue Jaurès. Pour y entrer, il suffisait d’enfoncer la porte d’entrée d’un simple coup d’épaule. Je décidai de m’y rendre.
Un homme à l’allure inquiétante et au regard halluciné se tenait juste en face, de l’autre côté du trottoir, au niveau du Picard Surgelés. Gitane aux lèvres, cendres dans la barbe, parka informe et casquette vissée sur le crâne, il portait un club de golf sur l’épaule, comme s’il s’était apprêté à tout moment à faire un swing. On aurait dit une sorte de clochard céleste, ou un millionnaire déchu. Malgré l’obscurité, on pouvait tout de même distinguer les traits de son visage, et je lui trouvai une certaine ressemblance avec l’acteur américain Bill Murray. C’est d’ailleurs à ce moment que je décidai de l’appeler Bill. Car je n’avais, en réalité, aucune idée de sa véritable identité.
J’attendis patiemment qu’il s’en aille pour pénétrer discrètement à l’intérieur du bâtiment, mais il resta figé là un long moment, à fumer des cigarettes, adossé à la devanture du magasin.
J’allais faire demi-tour, lorsqu’une berline noire qui roulait à vive allure et à contresens me dépassa, avant de s’arrêter à la hauteur de Bill. Il s’engouffra alors à l’intérieur, avant que celle-ci ne redémarre et disparaisse à l’horizon. Je restai un court instant, sur place, à contempler la rue déserte, me demandant si je n’avais pas rêvé.
Je ne prêtai, sur le moment, aucune importance à cette rencontre insolite que je rangeai dans la rubrique d’un carambolage fortuit de deux solitudes. L’hôpital psychiatrique Paul-Giraud de Villejuif n’était qu’à un quart d’heure à pied. Il n’était pas rare que certains patients, bénéficiant d’une permission de sortie, s’aventurent quelques heures dans le quartier ; la plupart d’entre eux étanchant leur soif d’aventure dans le premier bistrot venu, avant de retourner le soir dans leur chambre. Il m’arrivait parfois d’échanger quelques mots avec un malade, au détour d’une de mes promenades. Nous avions en commun d’avoir du temps à tuer. »
Extrait
« Hauswagen avait-il fini par sombrer dans la folie? Je n’en avais aucune idée. Mais ce qui était certain, c’est que j’avais en face de moi un homme qui prétendait que les haches parlent, et que cet homme avait pour charge de protéger le monde de la folie.
Il s’était confié à moi comme un fou se serait confié à un autre fou, cherchant un peu de réconfort dans le regard d’un semblable, persuadé d’avoir trouvé un frère d’armes, un combattant de l’invisible, un de ceux dont la quête prend la forme d’une rêverie, un bon compagnon d’équipage du Belafonte, à la poursuite de requins-jaguars imaginaires. Mais nous étions comme deux naufragés échoués sur deux îles distinctes, se répondant mutuellement par des feux de détresse, croyant, chacun de son côté, communiquer avec son sauveur. Il était possible que les haches détiennent le savoir. »
En deux mots:
Suzanne et Gabriel ont décidé de se séparer. Mais la réflexion de la juge aux affaires familiales qui constate qu’il y a encore beaucoup d’amour entre eux, va pousser Gabriel à repartir à la conquête de son ex-femme, après nous avoir raconté leur rencontre et leurs brèves années de mariage.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Pour réchauffeur les cœurs, rien ne vaut l’Alaska
La plume malicieuse et pétillante d’Erik Orsenna nous conte la belle histoire d’amour de Gabriel et Suzanne. Mais si l’on se régale avec Briser en nous la mer gelée, c’est que son récit se complète de ces digressions qui en font tout le charme.
Gabriel pourrait être refroidi, voire blasé. Il enfile les divorces et se retrouve une nouvelle fois devant la Vice-Présidente aux affaires familiales, chargée de prononcer une nouvelle rupture de contrat matrimonial. Sauf que Gabriel est un indécrottable optimiste, un amoureux de la vie, un touche-à-tout curieux, un amateur de nouvelles expériences. Quand il rencontre Suzanne, scientifique spécialiste des chauves-souris, il comprend qu’il a trouvé là un nouveau terrain d’exploration. Un peu comme la carpe et le lapin, lui qui est ingénieur hydrologue va pouvoir explorer une nouvelle science, embarquer pour une nouvelle aventure.
Mais je m’emballe. Ce roman se veut une longue lettre adressée à la juge et sa greffière, le récit de leur histoire d’amour et l’aveu que l’amour est toujours là, même s’ils ont décidé de se séparer. Alors ne faut-il pas faire marche-arrière? Essayez de partir en reconquête? C’est tout l’enjeu de la seconde partie d’un roman qui, entre de belles digressions, de joyeux apartés et de jolies découvertes nous aura fait comprendre que le détroit – en l’occurrence celui de Béring – est une belle définition de l’amour, un bras de mer resserré entre deux continents.
Avant cela, on aura parcouru la France et on se sera délecté de cette nouvelle histoire d’amour aux facettes multiples. Car comme le dit si joliment Suzanne, «il y a tellement d’amours dans un amour. Tellement de vies dans la vie. Profitons-en. Avant qu’on ne les enferme, avant qu’on ne nous enferme dans des boîtes.»
Avide de découvrir toutes ces vies, le couple va nous régaler. Gabriel va lui parler des écluses, Suzanne des chauve-souris. À la fin du livre, on aura même la surprise de découvrir sur quelle recherche stratégique elle se penche, un «virus à couronne, c’est-à-dire un coronavirus»!
On n’oubliera pas non plus les jolis portraits de René de Obaldia et de l’éditeur Jean-Marc Roberts, quelques conseils de lecture comme le Portrait d’un mariage de Nigel Nicolson et Vita Sackville-West, livre reçu en cadeau de mariage ou La cloche de détresse de Sylvia Plath, la pointe de jalousie envers le séducteur Jean d’Ormesson et même faire la connaissance, page 337, d’un «légionnaire russe devenu médecin français dans la campagne de Mulhouse»!
On aura exploré les corps et les cœurs jusqu’à ce point où la lassitude gagne, où soudain, on a envie de se reposer, de «faire le point». De retour d’un jogging qui «porte conseil, bien plus que les nuits», Suzanne aura parfaitement analysé leur relation: «notre mariage était un faux oui. Je ne suis pas trop forte en grammaire, mais un oui, normalement, change le monde, non? Après un oui, le monde n’est plus le même. Ton oui à toi n’a rien changé. Un oui qui ne change pas le monde, c’est un mariage qui n’a pas commencé. Voilà ce que j’ai compris en courant ce matin. C’est assez long, 15 kilomètres. Juste la bonne distance pour comprendre. J’ai eu bien chaud. Et maintenant, j’ai froid.»
Loin de toute logique Gabriel choisit de réchauffer sa femme du côté de l’Alaska pour un final qui réunira la géographie et les sentiments. Sans oublier les livres. Car dans ce bout du monde aussi, on trouve une librairie. Remercions Erik Orsenna de nous l’avoir fait découvrir, derrière ce superbe roman d’amour.
Briser en nous la mer gelée
Erik Orsenna
Éditions Gallimard
Roman
464 p., 22 €
EAN 9782072851506
Paru le 3/01/2020
Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. Mais comme dans presque tous les romans d’Erik Orsenna, on y parcourt aussi la planète, de Sainte-Adresse en passant par Châteauroux-les-Alpes avant de franchir les frontières, du côté du Panama, du Laos, sans oublier le Détroit de Béring pour finir en apothéose, atteint en passant par Minneapolis et Anchorage.
Quand?
L’action se situe de juillet 2007 à octobre 2011 et le récit gravite autour des années précédentes et des mois suivants.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Voici l’histoire d’un amour fou.
Et voici une lettre, une longue lettre envoyée à Madame la Juge, Vice-Présidente aux affaires familiales.
En nous divorçant, Suzanne et moi, le 10 octobre 2011, elle a soupiré : « Dommage, je sentais beaucoup d’amour en vous. »
Comme elle avait raison!
Mais pour nous retrouver, pour briser en nous la mer gelée, il nous aura fallu voyager.
Loin en nous-mêmes, pour apprendre à ne plus trembler.
Et loin sur la planète, jusqu’au Grand Nord, vers des territoires d’espions d’autant plus invisibles que vêtus de blanc, dans la patrie des vieux chercheurs d’or et des trésors perdus, refuge des loutres de mer, des libraires slavophiles et des isbas oubliées.
Le saviez-vous ? Tout est Géographie.
Qu’est-ce qu’un détroit, par exemple le détroit de Béring ? Un bras de mer resserré entre deux continents.
À l’image exacte de l’amour.
Et c’est là, entre deux îles, l’une américaine et l’autre russe, c’est là que court la ligne de changement de date.
Après L’Exposition coloniale, après Longtemps, l’heure était revenue pour moi de m’embarquer pour la seule exploration qui vaille : aimer.» Erik Orsenna.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Madame la Juge,
Voici l’histoire d’un homme. L’histoire d’un homme qui écrit à une femme. Banal, me direz-vous. Innombrables, depuis que l’écriture et l’espérance existent, innombrables sont les hommes qui, un beau jour ou la nuit venue, ont pris soudain la décision de se saisir d’un stylet, d’une plume, d’une pointe Bic ou d’un téléphone portable. Et c’est ainsi qu’ils ont commencé à former des mots pour les envoyer à une femme.
Mais cette histoire a ceci de particulier que la femme à laquelle cet homme s’adresse est une magistrate. Soyons plus précis, car divers, enchevêtrés, incompréhensibles sont les domaines de la Justice: cette femme à qui cette lettre s’adresse est juge aux affaires familiales.
Madame la Juge,
Voici l’histoire d’un homme qui vous écrit une lettre.
Voici l’histoire d’une rareté: peu fréquents, d’après les statistiques, sont les hommes qui écrivent à une magistrate; et surtout pour la remercier.
Voici l’histoire d’une bienveillance. Il était une fois une juge qui, certain matin d’octobre, vous reçoit pour vous divorcer et qui, au lieu de vous accabler de critiques ou d’indifférence, vous sourit. Oui, entendant le récit résumé de l’échec de votre amour, elle vous sourit.
— Vous voulez vraiment vous séparer? Il me semble entendre beaucoup d’amour.
Tandis que derrière cette juge qui sourit, la greffière hoche la tête. Elle aussi doit penser qu’il reste encore beaucoup d’amour entre ces deux personnes venues, ce matin-là d’octobre, pour divorcer.
C’est ainsi que l’histoire qui va suivre s’adresse à vous, madame la Juge, Anne Bérard, Vice-Présidente aux affaires familiales. Et à vous aussi, Évelyne Cerruti, madame la Greffière, puisque ce matin d’octobre vous avez hoché la tête. Cette lettre est l’histoire d’une gratitude. Cette lettre est l’histoire d’un cheminement. Amorcé bien avant l’île de la Cité (Ier arrondissement de Paris) et continué bien au-delà du détroit de Béring.
Il y a des hommes et des femmes qui ont la force d’entrer tout de suite dans leur vérité. Pour d’autres, il faudra beaucoup, beaucoup voyager. Car ils commencent par fuir. Ils ne se retrouveront que s’ils ont de la chance, par exemple la chance de rencontrer un sourire, un certain matin d’automne, dans un petit bureau sinistre d’un palais de justice.
Madame la Juge,
Ce matin-là 10 octobre, l’homme que vous alliez bientôt recevoir pour le divorcer s’était levé tôt. Il voulait repérer les lieux avant le rendez-vous fatal. Car plus il engrangeait d’années, plus il sentait s’imposer sur sa vie les forces de la Géographie. Dans sa jeunesse, il lui semblait n’avoir que ricoché : il courait tant que la terre ne lui collait pas aux semelles. C’était une époque, rappelez-vous, les années 1970, c’était un temps qui ne prêtait attention qu’à l’Histoire, c’est-à-dire aux pouvoirs des hommes, bénéfiques ou mortels. Cette croyance désinvolte en la maîtrise s’était chez lui peu à peu effacée. Non, tout n’était pas politique ! Non, l’espèce humaine n’avait pas le monopole de la vie ! Et elle devait acquiescer à des mécaniques qui la dépassaient.
D’où la longue promenade de ce poignant matin d’automne.
Paris était né là, un village posé sur une île, au milieu de la Seine. Et la grande ville avait poussé tout autour. Et sur l’île, chassant le village, s’étaient peu à peu installées les machines qui permettent aux grandes villes de vivre : une cathédrale, pour fabriquer de la croyance ; un hôtel-Dieu, pour réparer les vivants ; un nid de policiers, pour protéger les braves gens ; un palais de justice, pour séparer les bons des méchants.
Entre ces machines à vivre coulaient les deux bras d’un petit fleuve, la Seine.
C’est lui, c’est elle, le petit fleuve, la Seine qu’il allait maintenant falloir remonter jusqu’à sa source : le début de l’histoire. Comment expliquer l’échec d’un amour ? À quel moment précis du temps s’amorce la déchirure, par quel mot blessant, par quelle absence, quelle déception, quelle espérance trahie ?
On appelle lettre de château ces mots envoyés à un hôte, une hôtesse pour le, pour la remercier de vous avoir si bien accueilli.
Voici ma lettre de château, madame la Juge et Vice-Présidente aux affaires familiales.
Veuillez transmettre à Mme votre greffière hocheuse de tête mes souvenirs les plus cordiaux.
Voici l’histoire d’une oreille miraculée capable de distinguer les battements du cœur parmi tous les bruits du monde.
Voici l’histoire d’un trésor perdu, puis retrouvé.
Et pourquoi si grosse, cette lettre de château, pourquoi si pleine de pages ?
À cette question, que je me suis mille fois posée, une romancière indienne a répondu. Merci, Arundhati Roy !
Comment écrire une histoire brisée ?
En devenant peu à peu tout le monde.
Non.
En devenant peu à peu tout. »
Extraits
« Tout aura commencé par une tombe ouverte. Et le cercueil avait depuis longtemps disparu sous les fleurs. Il pleuvait comme jamais, en cette fin d’année 2006, et les pieds dans la boue nous pleurions Francis Girod.
Le réalisateur de films (L’État sauvage, La Banquière) était mort. D’aimer trop fort Anne, sa femme, son cœur s’était un beau jour arrêté.
Autour de sa tombe, les discours s’éternisaient.
Lorsqu’un ami meurt, pour quelle raison faut-il que ce soient les discours qui s’éternisent et pas l’ami mort ?
Tous les trois s’étaient blottis sous le même parapluie. Elle, architecte. Lui, producteur (mais quel dommage de ne pouvoir rester rugbyman toute sa vie). Et le troisième, moi, Gabriel. Trois qui se connaissaient depuis la nuit des temps. Vous le savez bien, madame la Juge, la nuit des temps est la patrie de l’amitié. La seule patrie où l’on ose pleurer car c’est le seul pays où on est prié de bien vouloir, avant d’entrer, déposer ses armes. »
« Ton oui à notre mariage était un faux oui. Je ne suis pas trop forte en grammaire, mais un oui, normalement, change le monde, non? Après un oui, le monde n’est plus le même. Ton oui à toi n’a rien changé. Un oui qui ne change pas le monde, c’est un mariage qui n’a pas commencé. Voilà ce que j’ai compris en courant ce matin. C’est assez long, 15 kilomètres. Juste la bonne distance pour comprendre. J’ai eu bien chaud. Et maintenant, j’ai froid.
Incorrigible, Gabriel pensa au mot maintenant. Les mots étaient chez lui les seules portes par lesquelles entraient les émotions. Main tenant. Tenir le temps par la main. Tenir Suzanne maintenant. Prendre maintenant Suzanne dans ses bras, Suzanne qui avait raison. Le jogging porte conseil, bien plus que les nuits. » p. 201
« Agent immobilier, conseiller conjugal, fiscaliste, psychanalyste, addictologue, assistant social, loueur de voitures, guide touristique, confident, oreille jamais lassée, hocheur de tête aussi longtemps que nécessaire, panseur de plaies à l’ego, raboteur discret et ferme des mêmes ego quand la mesure était dépassée, manipulateur de jurys, semeur d’idées pour plus tard, nounou des enfants petits d’auteurs désemparés par la contrainte de la garde alternée, ami (mais pas trop) des ex-femmes, employeur, au moins comme stagiaires, d’enfants grandis des mêmes auteurs toujours aussi démunis face au monde moderne, urgentiste, agence de renseignement, concierge, lecteur rapide et toujours disponible, saupoudreur de compliments mais ferme quant à l’appréciation globale, larmoyant pour les à-valoir, plus coulant sur les notes de frais (sans justificatifs), bref, Jean-Marc Roberts était l’éditeur par excellence, rare cocktail de pape protecteur et de père insidieusement fouettard, de vieux sage revenu de tout et d’enfant émerveillé par tout talent nouveau, maître des horloges, aussi stratège du long terme que tacticien de l’instant, joueur, enivré par l’excitation d’un nouveau coup à tenter.
C’est lui qui, vingt-cinq ans plus tôt, avait eu la faiblesse de publier mes deux petits ouvrages dans sa collection Bleue.» p. 294-295
À propos de l’auteur
Erik Orsenna est l’auteur de L’Exposition coloniale (prix Goncourt 1988), de Longtemps, de Madame Bâ et de Mali, ô Mali ou encoreL’Origine de nos amours. Il a écrit aussi des petits précis de mondialisation, dont Voyage aux pays du coton (2006) et Géopolitique du moustique, et deux biographies, l’une consacrée au jardinier de Louis XIV, André Le Nôtre, Portrait d’un homme heureux (2000), et l’autre à Louis Pasteur, La Vie, la Mort, la Vie (2015). On lui doit également cinq contes célébrant la langue française dont La grammaire est une chanson douce (2001). Entré à l’Académie française en 1998, il occupe, sans légitimité aucune, le siège de Louis Pasteur et d’Émile Littré. (Source: Éditions Stock)
En deux mots:
Gabrielle est une mère fantasque qui n’hésite pas à disparaître, laissant son mari et ses enfants gérer le quotidien. De Berlin à Arcachon, sa fille raconte ses fugues et l’angoisse de ne pas la voir revenir, avant qu’avec l’âge, elle ne devienne sa «fuyarde chérie».
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Le roman de Gabrielle
Emmanuelle Grangé nous revient avec un roman sensible, portrait d’une mère fantasque qui prend l’habitude de fuir sa famille avant de finalement retrouver le domicile conjugal. De la révolte à l’amour.
Dans son premier roman, Son absence, Emmanuelle Grangé confrontait une famille à la disparition de l’un de ses membres qui n’avait plus donné trace de vie depuis vingt ans. Il est aussi beaucoup question d’’absences dans ce second opus, même si elles sont plus épisodiques. Nous sommes à Berlin dans les années 1960, alors que la narratrice n’est encore qu’une petite fille. Gabrielle a suivi son mari diplomate dans la capitale allemande où elle passe son temps dans les mondanités. Quand elle n’est pas confiée à la fille au pair, la narratrice est envoyée chez les grands-parents à Malakoff. Quant à Pierre, son mari, il aurait pu, au hasard des réceptions où son épouse est chargée de tenir son rang, apprendre ce proverbe allemand qui dit que «l’oisiveté dévore le corps comme la rouille dévore le fer» et comprendre combien sa femme éprouvait le besoin de changer d’air, d’espace, de liberté, de bords de mer.
Cela lui aurait sans doute aussi évité le désarroi de ne plus la trouver au domicile conjugal et de devoir la supplier de revenir vers lui et sa famille.
Même la naissance d’un petit frère ne viendra pas contrecarrer ce qui va bientôt devenir une habitude. Après les brouilles conjugales, Gabrielle prend la fuite jusqu’à ce jour où il n’est plus possible de la joindre. «Nous sommes restés ballots, passifs, impuissants. Nous avons attendu le pire, l’annonce de l’hospitalisation, voire la mort de Gabrielle. Nous nous sommes habitués à vivre dans l’angoisse, puis dans la résignation. Gabrielle nous avait quittés pour de bon, je lui en ai voulu un peu, beaucoup… »
En déroulant l’histoire de cette famille, Emmanuelle Grangé se rend compte combien ces drames à répétition ont aussi un caractère formateur pour la jeune fille et la femme qu’elle devient et finalement, combien elle doit son caractère et sa liberté à ces épreuves. Bouclant la boucle quand elle devient une mère pour sa mère lorsque la vieillesse et la maladie vont avoir raison de ses escapades, elle rend un magnifique hommage à celle qui lui en a tant fait voir!
Car, au fil des chapitres – qui commencent tous par un extrait de Jane Eyre, le roman de Charlotte Brontë qui les rassemble aussi – le style gagne lui aussi en intensité et en gravité, suivant en quelque sorte la courbe de la vie de Gabrielle. Tout en pudeur et en retenue, mais de plus en plus proche de l’essentiel. C’est beau, fort, prenant.
Les amers remarquables
Emmanuelle Grangé
Éditions Arléa
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782363081919
Paru en mai 2019
Où?
Le roman se déroule en Allemagne, à Berlin, Büsum, Helmstedt-Marienborn, Tübingen avant de parcourir la France, de Paris et sa banlieue, Malakoff, Vanves et Meudon, en Bretagne, à Châteauneuf-du-Faou, puis en Loire-Atlantique et en Alsace, à Strasbourg, dans la Sud, à Avignon, à Nice, Èze, Vallauris et Biot et enfin dans le Sud-Ouest, au bassin d’Arcachon, au Cap Ferret et à Saint-Palais. On y évoque aussi Ouistreham et Genève.
Quand?
L’action se situe des années soixante à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
De son enfance, l’auteur garde le souvenir d’un grand appartement à Berlin, où son père est fonctionnaire international, la naissance d’un frère qui va bouleverser son quotidien de petite fille, des séjours en France pendant les vacances chez des grands-parents aimants, l’accent germanique des nurses qui se succèdent. Pourtant, dans toute cette banalité quelque chose détonne. La mère, fantasque, magnifique, amoureuse des rivages qui lui manquent tant, trop à l’étroit dans son rôle d’épouse de diplomate, ne peut s’empêcher de fuguer. Elle part, fuit l’appartement familial, laissant ses enfants et son mari. Elle revient cependant, jusqu’au jour où…
Comment se construire, grandir, trouver des repères lorsque rien n’est jamais sûr, quand la peur de l’abandon plane sur l’impression de sécurité et de normalité.
C’est ce portrait d’une mère à part qu’Emmanuelle Grangé esquisse aujourd’hui dans ce deuxième livre. On y retrouve ses thèmes de prédilection, la famille, le secret, la force silencieuse des non-dits. Mais aussi le travail du temps qui passe, qui vous entraîne dans sa course, faisant un jour de vous, le parent de ses parents. Aucun jugement, aucune rancœur, dans ce texte plein d’amour et de lucidité. Simplement le roman d’une famille, la sienne.
Extraits
« Mon père trouve sa femme remarquable, si belle, unique dans ses vieux escarpins comme neufs car rehaussés de cabochons, il apprécie sa cuisine inventive. Il n’a pas pu venir le jour où elle lui annonce dans une lettre qu’elle ne rentre pas à la maison. »
« Nous sommes restés ballots, passifs, impuissants. Nous avons attendu le pire, l’annonce de l’hospitalisation, voire la mort de Gabrielle. Nous nous sommes habitués à vivre dans l’angoisse, puis dans la résignation. Gabrielle nous avait quittés pour de bon, je lui en ai voulu un peu, beaucoup… J’entendais ses injonctions: Ne dépends dans ta vie que de toi-même; quand un homme t’invite au restaurant, au cinéma, paye ton écot! Je lui en ai moins voulu. J’ai fini par l’imaginer travailleuse, gagnant son pain, son gîte, peut-être relectrice dans une maison d’édition, n’ayant rien d’autre à prouver que sa capacité d’être une femme libre. Elle vivait. Je le savais. » p. 65
À propos de l’auteur
Emmanuelle Grangé est comédienne. Elle vit à Paris. Elle a publié chez Arléa, Son absence, son premier roman, en 2017. (Source : Éditions Arléa)
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