Et mes jours seront comme tes nuits

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En deux mots
Hannah se rend tous les jeudis à la prison pour retrouver Juan, l’homme qu’elle aime. L’artiste peintre, rencontré à Tanger et avec lequel elle avait partagé sa passion amoureuse, purge une peine de cinq ans. Au fil des semaines, elle a de plus en plus de mal à supporter sa solitude.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La musicienne, le peintre et la prison

Avec ce troisième roman, Maëlle Guillaud confirme son talent à sonder les tréfonds de l’âme humaine. En racontant les tourments d’Hannah, qui se rend tous les jeudis à la maison d’arrêt, elle nous livre une histoire de passion, avec tous les démons qui rôdent autour.

Voilà maintenant trois ans qu’elle suit le même rituel. Prendre le train puis le bus, en espérant qu’il n’y aura pas de retard, pour arriver devant la porte de la maison d’arrêt. Tous les jeudis Hannah va voir Juan, l’homme qu’elle aime. «Toutes les semaines à présent, une journée lui est dérobée. Elle s’agace souvent de ces interruptions, de ces interminables traversées qu’elle s’impose pour retrouver Juan. Lui ne lui demande rien. « Ne viens que si tu peux. Et si tu ne viens pas, je comprendrai ». C’est faux, elle le sait, il se raccroche à elle parce qu’elle représente leur passé et leur avenir. Et qu’en détention l’avenir se pare d’une superstition mystique.»
Leur passé, ce sont des souffrances, des drames. Hannah a perdu ses parents, morts dans un crash aérien alors qu’elle avait huit ans. Puis plus tard, elle perdra ses grands-parents et se retrouvera seule. Sa bouée de secours aura été la flûte traversière que son père lui a offerte après un concert qui l’avait enthousiasmée. «Ce qu’elle avait compris à leur mort, c’est que l’instrument serait son plus fidèle compagnon, celui qui remplirait le vide. La propulserait dans une autre réalité. La ferait voyager dans le temps, les espaces, les sentiments. La rendrait vivante, l’élèverait vers un ailleurs inaccessible aux autres. La musique avait été une révélation. Une soif de beauté, une vibration intérieure qu’elle ne pouvait combler autrement.»
Pour Juan, cela avait été la découverte que ses parents, grands-parents et leurs amis étaient des franquistes qui continuaient à vouer un culte au Caudillo, avec tous les relents nauséabonds d’extrême-droite véhiculés par cette idéologie.
Si, lors de la soirée où il leur avait présenté Hannah, il n’avait pu surprendre les mots prononcés par son père, «Une musicienne. Juive, en plus. Il nous aura vraiment tout fait!», il aura tout de même violemment rompu les ponts, s’enfuyant avec Hannah.
C’est à Tanger qu’ils avaient fait connaissance, une ville faite de mirages où «on vient traquer des souvenirs qui n’ont pas eu lieu». C’est là qu’elle avait découvert l’atelier de Juan, ses toiles, son talent, sa capacité à transcender ses démons dans des aplats de noir, un peu à la manière de Soulages. C’est là aussi qu’elle avait ressenti la puissance de son désir. Qu’ils s’étaient liés, qu’ils avaient imaginé leur vie à deux. C’est là aussi qu’elle avait fait la connaissance de Nessim, l’ami d’enfance de Juan, celui avec lequel il s’était encanaillé, celui qui allait le faire plonger.
Maëlle Guillaud, créatrice du prix Monte Cristo en 2019 en partenariat avec la maison d’arrêt de Fleury Mérogis, rend parfaitement la douleur de l’absence, le poids de plus en plus lourd de la solitude, le vertige du manque. «Juan lui manque. Elle enfouit son nez dans son oreiller. Il sent la lessive, elle projette, ravive sa mémoire, mais l’odeur de Juan s’est estompée comme la buée sur une vitre, et Hannah se laisse submerger par les larmes. (…) Elle pleure l’absence de Juan, l’amour qui s’est échappé derrière les barreaux, elle pleure sa jeunesse qui n’a pas duré, le temps qui file et lui arrache les êtres aimés, elle pleure les nuits tourmentées et les aubes claires.»
Au fil des pages, on va découvrir les raisons de l’incarcération et tous les sentiments qu’elles engendrent. Tous ces démons qui gravitent autour de leur amour et qui les brûlent, la jalousie, la convoitise, la trahison, la culpabilité.
Après Une famille très française et Lucie ou la vocation, Maëlle Guillaud donne ici une nouvelle preuve de son talent.

Et mes jours seront comme tes nuits
Maëlle Guillaud
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
190 p., 17,50 €
EAN 9782350877815
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé au Maroc, à Tanger ainsi que dans une ville qui n’est pas nommée, à quelques kilomètres d’une prison. On y évoque aussi un voyage à Rome et d’autres séjours à Lisbonne, Londres et Venise.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand ne restent que les souvenirs
« Le jeudi, c’est la cérémonie des retrouvailles. Dans quelques heures, elle pourra le voir, le toucher. Il lui racontera ces heures qui s’étirent, la promiscuité et le bruit incessant. Infernal. C’est le premier mot qu’il avait choisi pour décrire ce chaos ambiant. »
Dans le RER qui la conduit à la maison d’arrêt, Hannah ne peut s’empêcher de penser à tout ce qu’elle a perdu. Elle songe à celui qu’elle aime plus que tout malgré la trahison, et qu’elle va retrouver au bout du trajet. À ses fantômes qui l’habitent et l’escortent depuis si longtemps. À Tanger, ville lumière cernée par les ombres inquiétantes. Heureusement, il y a son art, la musique, qui l’aide à tenir debout et à combler les vides. Mais jusqu’à quand ? Hannah comprendra-t-elle qu’elle se doit d’ouvrir les yeux ?
Brillamment construit sur un jeu d’aller-retour entre le passé et le présent de l’héroïne, Et mes jours seront comme tes nuits, affronte le deuil et l’enfermement avec une puissance émotionnelle tout en retenue où le refus de la vérité devient le plus beau cri d’amour.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Le Télégramme

Les premières pages du livre
« – 1 –
Quand Hannah ouvre les yeux, la première chose qu’elle aperçoit, c’est la lune. Son corps est endolori par le froid. Sous ses doigts, le drap râpeux d’avoir été trop lavé. Sur sa poitrine, un poids. Les battements de son cœur s’accélèrent. Elle tourne la tête. Pendant une fraction de seconde, elle se demande où elle est, puis se souvient. Dans leur appartement. Elle a oublié de fermer la fenêtre, et c’est le vent qui l’a réveillée. Aujourd’hui, c’est le jour de Juan. Tous les jeudis, elle le retrouve. À chaque inspiration, une pointe acérée lui troue la poitrine. Le manque. L’attente. Et ce trop-plein, chaque fois déçu. Les heures qui fondent, trop à se dire et si peu de temps. Elle pose une main sur son ventre pour se calmer. En fermant les yeux, elle peut voir le visage de Juan sur l’oreiller, l’empreinte de son corps sur le drap. Un silence épais l’enveloppe, l’air a un parfum minéral. Celui du vide. Les réveils sont les plus durs, songe-t-elle. La nuit, elle sent son souffle sur sa nuque, son odeur, sa peau contre la sienne. L’aube la ramène à la solitude et, de Juan, il ne lui reste alors que des fragments, des rêves émiettés et la pesanteur d’un quotidien sans lui.

– 2 –
Le jeudi, c’est la cérémonie des retrouvailles. Devant sa penderie, une tasse de café à la main, elle hésite sur la tenue. Elle vide sa tasse. Le goût du café sur ses lèvres, et c’est celui de la bouche de Juan qui lui manque. Dans quelques heures, elle pourra le voir, le toucher. Il lui racontera ces heures qui s’étirent, la promiscuité et le bruit incessant. Infernal. C’est le premier mot qu’il avait choisi pour décrire ce chaos ambiant. Tous ces corps trop près du sien, ces odeurs tenaces et le ronronnement des mots dans sa tête. Ces histoires qu’il se raconte, ces phrases qu’il ne prononce que pour lui-même parce que, là où il est, on partage trop pour ne pas préserver l’essentiel. La fierté, la dignité. Hannah, ce sont les histoires qu’elle étouffe à l’intérieur d’elle-même.
Elle commence à se maquiller pour dissimuler les premières griffures du temps, d’inquiétude. Semaine après semaine, elle poudre ses joues, redessine ses yeux et ses lèvres. Un masque qu’elle sculpte pour présenter le visage d’une femme plus forte, plus combative. Capable d’affronter cette réalité-là.
Depuis trois ans, elle apprend à se rendre invisible. Depuis trois ans, elle a renoncé aux bottines ou aux soutien-gorge aux baleines arrogantes qui déclenchent l’alarme et attirent l’attention des gardiens. Le regard des hommes sur elle l’a toujours rassurée, mais là-bas, il lui est insupportable. Si seulement une fois, rien qu’une, elle pouvait franchir le système de sécurité sans provoquer la moindre alerte. Parvenir à faire abstraction est le plus compliqué. Ne pas donner prise, et surtout ne rien laisser de soi. Passer comme un souffle, celui qui ramène Juan à son individualité.
Quand il lui avait parlé de son numéro d’écrou, ça l’avait glacée. Il avait souri quand elle lui avait demandé si on l’appelait par cette série de chiffres. Quand même pas. Mais pour cantiner, pour voir un médecin, pour n’importe quelle demande, il faut l’inscrire. Sans lui, on n’est personne. Elle avait ressenti une coulée acide dans l’estomac. Pour le reste, on m’appelle par mon nom de famille. Désormais, Hannah prononce son prénom avec volupté. Il lui est réservé.

– 3 –
Vous n’êtes pas à la bonne entrée. Ici, c’est pour les administratifs. Vous devez aller au centre d’accueil. Et laisser votre portable dans un casier. Ces phrases, ce sont celles qui ont accueilli Hannah lorsqu’elle est venue la première fois. Elle ne comprenait pas. Où ça ? Quel casier ? Énervée, les mains moites, Hannah s’y était prise à trois fois sans réussir à le verrouiller. Comme à la piscine. Une femme avait refermé le sien d’un coup sec et s’était approchée pour l’aider. On s’habitue, vous verrez. Hannah n’en avait aucune envie. Autour d’elle, des bribes de phrases, les mots revenaient, conditions de détention, demandes de permission, difficultés de l’accès aux soins, procédures interminables avec les avocats. Et celle qu’elle redoutait le plus, Il a fait quoi le vôtre ? Hannah avait remercié et était repartie sans répondre. Ne pas se mélanger, ne pas banaliser la situation. Son orgueil, cette sensation d’étrangeté qu’elle éprouvait, elle refusait de les laisser retourner aux limons fangeux dont sa vanité les avait extirpés. Parce que s’habituer signifierait accepter, et que sa douleur s’était calcifiée autour de sa colonne vertébrale.
Un haut-parleur égrenait les noms des visiteurs. En attendant d’entendre le sien, Hannah s’était assise à l’écart, son sac sur les genoux. Rien de ce qu’elle avait lu sur Internet ne coïncidait avec ce qu’elle découvrait. Pourtant elle s’était préparée pour cette visite comme pour un entretien d’embauche. De la prison, elle visualisait la structure en escargot dépliée sur plusieurs hectares, et les cinq bâtiments d’hommes. Elle connaissait tous les chiffres. Le nombre de surveillants, de cellules, de places et de prisonniers. 2 000. Presque 2 900. 4 500. Ces chiffrent dansaient dans sa tête, devenaient tangibles. Elle avait une peur viscérale du monde dans lequel elle allait pénétrer, du quotidien de Juan. De cet univers clos, de ces portes qui ne s’ouvrent que si le gardien les déverrouille. Elle, qui n’était pas claustrophobe, tremblait à l’idée de ne plus pouvoir sortir de là. La veille, elle avait nettoyé leur appartement de fond en comble. Lavé les vitres, changé les draps. Pour se retrouver dans un cocon de douceur et déjouer la peur dès qu’elle rentrerait. Puis la honte l’avait accablée.
Elle avait découvert la lourdeur du protocole. En chaussettes, les pieds glissants dans des sur-chaussures en plastique, elle avait obéi en silence au gardien qui exigeait qu’elle retire le collier de Juan. Le bijou faisait sonner la machine. L’alarme avait affolé Hannah. Rarement elle s’était sentie aussi vulnérable qu’en cet instant. Aussi décalée. Un mélange de peur et d’indignité. Elle n’avait rien à faire là. Elle n’appartenait pas à ce monde, n’avait jamais commis la moindre infraction, avait un sens aigu de l’interdit et, face à la file de visiteurs devant elle, elle avait eu envie de s’enfuir. En passant sous le portique de détecteur de métaux, tandis que son sac glissait sous les rayons X, elle en avait profondément voulu à Juan de lui faire subir cette épreuve. L’autorité pesait comme une chape de plomb, les règles de sécurité étaient pires qu’à l’aéroport, le dépaysement, incomparable. Elle avait eu l’impression d’entrer dans un camp militaire.

– 4 –
L’empreinte de nos pas est déjà creusée dans la terre que nous n’avons pas encore foulée. Cette phrase de sa grand-mère, Hannah se la répète en s’engouffrant dans le couloir de la maison d’arrêt. Elle pense à tous les kilomètres de bitume qu’elle parcourt chaque semaine pour rejoindre Juan, au bitume sous ses pas à lui. Est-ce que tout est écrit ? Est-il gravé quelque part que Juan allait faire basculer leur vie dans cet enfer ? Elle préfère chasser de son esprit l’erreur qui l’a conduit ici, l’oublier, et ne plus ressentir cette amertume en elle.
Devant Hannah, une grille. Elle pose la main dessus. Ce même réflexe inutile. Elle ne s’habitue pas. Le claquement la fait sursauter. Elle est à fleur de peau, comme à chaque visite. Pour se calmer, elle respire en gonflant le ventre comme lorsqu’elle joue de la flûte, et pense au chant du muezzin, la prière de là-bas, là où le soleil glisse sur les terrasses et les éclabousse de sa lumière crue. Tanger, son paradis perdu.
Et Juan, à quoi pense-t-il quand les instants deviennent trop lourds ? C’est toi que j’ai envie d’écouter, lui dit-il chaque fois. Parle-moi de tes journées, de tes collègues, de ce que vous jouez, fais-moi rêver. Alors Hannah imite le sérieux du chef d’orchestre, ses doigts s’agitent dans l’air poussiéreux et elle fredonne à voix basse, rien que pour lui, les nouveaux morceaux qu’ils répètent. Tout plutôt que de laisser le silence s’installer, avec ce malaise qui l’accompagne. Comme ces nombreuses silhouettes autour d’eux, et l’absence d’intimité. La nouvelle vie de Juan trace un sillon dans leur histoire. Ils sont désaccordés. Ils n’ont que quarante-cinq minutes, pas une de plus, pour retrouver la note juste et s’extraire de ce cadre trop gris. Austère, froid, monochrome. Quand certains aveux sont trop pénibles, ils font semblant, se sourient, dissimulent la souffrance qui leur grignote le ventre. Cette souffrance qui me recouvre comme une carapace, songe Hannah. Une tortue, voilà ce qu’elle est devenue. Le chagrin ne se dompte pas, et l’analyser ne protège ni des souvenirs qui l’enserrent ni de cette réalité insidieuse. Sa violence ripe comme une lame le long de son corps.

– 5 –
Quand Juan parle, elle ne voit que ses yeux. Son visage dévoré par ses pupilles marron, noyées de lassitude. Ses joues se sont creusées. Sa voix rauque se raconte, comme on se confie à soi-même.
« Ici, tout est absurde. Le crissement des chariots sur le ciment, le claquement des fermetures automatiques, le passage des gardiens réglé comme du papier à musique. 5 h 30, 7 heures, 11 h 45, 13 heures, 16 heures, 17 heures, 19 heures. Tous les jours. Et à chaque passage, la lumière qu’ils allument. Les relents d’oignon et de chocolat quand les gars cuisinent sur leurs petites plaques chauffantes. »
Ce que Juan ne dit pas, c’est que ces odeurs lui font penser aux mauvaises herbes qui poussent entre les failles du béton, comme les souvenirs d’un ailleurs, d’un autrefois. À l’extérieur. Qu’il laisse ses codétenus cuisiner parce que c’est plus simple. Parce qu’il ne veut rien trahir de lui-même, ne rien exprimer, par crainte de ne plus pouvoir s’arrêter. Se livrer, c’est mourir un peu. Mener un combat contre le sort, même illusoire, c’est rester vivant. Même s’il sait que c’est faux, il se répète qu’il sortira bientôt d’ici d’une manière ou d’une autre.
« Les tensions permanentes, les guerres de clans. La dernière, c’était les Tchétchènes contre les banlieusards. Et les passages à tabac pour rien.
– Et toi ? demande-t-elle, soudain oppressée.
– Moi ? »
Il sourit en frottant ses joues mal rasées.
« Moi, je me tiens à l’écart. »
Il poursuit son récit et elle l’écoute sans l’interrompre. Elle voit sous ses yeux défiler la cruelle douceur des jours enfuis. Quand elle croyait à leur bonheur et qu’il lui mentait déjà. Mais il l’aimait. Il l’aime encore. Elle le sait.
« Un fils d’avocat et ancien étudiant en droit derrière les barreaux, c’est d’un cynisme ! Et dire que, pendant longtemps, j’aurais fait n’importe quoi pour plaire à mon père. Pour qu’il soit fier de moi. Que je retrouve cet éclat dans son regard quand il s’intéressait encore à moi, et m’emmenait les week-ends dans les musées. »
Carlos, tendre ? Hannah ne l’a vu qu’une fois, mais elle a gardé l’impression d’un homme brutal, rigide, un homme sans effervescence de cœur. Que cet homme puisse se passionner pour l’art demeure un mystère pour elle.
« Il m’expliquait que les émotions se traduisent par la couleur, mais que la profondeur d’un tableau vient de sa lumière. Que le réalisme n’est pas une copie de la réalité, mais le résultat d’une vision, d’une exploration du monde. Que la naïveté peut être la plus suprême des sagesses. Semaine après semaine, il m’ouvrait les portes d’un monde merveilleux. Sauf que c’était du vent. Certainement pas l’encouragement d’une vocation. Il voulait que son fils fasse du droit, j’ai obéi et je me suis noyé. Jusqu’au jour où j’ai balancé mes cours et transformé mon bureau en atelier. Quand mon père l’a découvert, il m’a jeté dehors. Déclassé, voilà ce que j’étais devenu à ses yeux. Déclassé avant d’être renié. »
Une image vénéneuse foudroie Hannah. Juan avocat. Juan loin de cette cellule. Juan qui n’aurait pas gâché leur vie. La colère roule dans ses veines. Elle se recroqueville au fond de son siège. Autour d’eux, des éclats de voix, des tensions. Elle, elle reste impassible. Si elle laisse ses ressentiments affluer, ils déborderont. Rien ne l’effraie plus que le chaos et les regrets. Juan a besoin d’elle, alors elle écoute et se tait.

– 6 –
Un autre jeudi gris. Le ciel, les murs du parloir, et le visage de Juan.
« Ici, le silence n’existe plus. Au début, j’attendais la nuit avec impatience. M’isoler enfin. Être seul dans ma tête. Mais c’est un leurre. La nuit, personne ne dort vraiment. On piétine dans 9 m2, on tourne sur soi-même au milieu des vagues de haine et de désespoir. Alors j’ai fini par faire comme les autres. J’ai commencé à regarder la télévision presque toutes les nuits. La tête vidée par les images qui défilent sur l’écran. Un gavage de sons, de musique et d’histoires pour ne surtout pas penser à la mienne. À la nôtre. »
Il baisse les yeux. A du mal à soutenir son regard. Il culpabilise. Se répète que ce devait être la dernière livraison, et qu’elle a mal tourné. Pas de chance. Mais il est trop tard.
« Tu sais comment on appelle la télé, ici ? »
Hannah secoue la tête.
« L’aquarium. »
Ils se sourient.
« Je me concentre sur les couleurs, les acteurs pour ne plus entendre les hurlements, les coups sur les portes. Les têtes qui se fracassent contre les murs, les pleurs qui s’échappent. Toute cette rage qui se déverse soir après soir, c’est assourdissant. Et puis, il y a les nouveaux. Ceux qui viennent de l’extérieur et qui en ont encore l’odeur sur leur peau, le regard pur.
– Comment ça, pur ?
– Pas encore voilé par l’amertume. À chaque nouveau venu dans la cellule, faut s’adapter. Retrouver l’équilibre, à deux, à trois. Le passage de l’extérieur à l’intérieur est tellement brutal… Essayer de rendre l’insupportable viable pour éviter le déferlement de violence. Si tu rêves trop, si tu penses trop à ta vie d’avant, tu craques et tu te tues. »
Elle frémit d’effroi, n’ose pas lui poser la question. Non, jamais Juan ne ferait une chose pareille. Il ne l’abandonnerait pas. Pas complètement. Elle pose sa main sur la sienne, et la serre de toutes ses forces.

– 7 –
Le passage de l’extérieur à l’intérieur est tellement brutal… Hannah repense aux mots de Juan. Elle a envie de lui dire que le cheminement inverse n’est pas facile non plus, mais elle n’en a pas le droit. Quand on est dehors, on ne se plaint pas. Pas envers les détenus. Alors elle se tait, sa mâchoire se crispe. Elle guette ses confidences, les appréhende, les encaisse, et les mots s’ancrent en elle et l’abîment. Elle ferme les yeux, se dit qu’il faudrait penser à autre chose, trouver un dérivatif au chagrin, un exutoire à toute cette eau boueuse.
La soirée des parents de Juan lui revient à l’esprit. Cette soirée qui l’avait rendue si nerveuse. Elle les rencontrait pour la première fois. Juan et elle n’habitaient pas encore ensemble. Ils en étaient aux prémices de leur histoire. Juan avait voulu profiter d’une fête que ses parents organisent chaque année. Ce sera moins protocolaire.
Les bougies éclairaient le salon d’une lumière spectrale, la musique était trop forte. Il y avait un monde fou. Partout. Des bruits de verres qui tintent et des femmes aux rires aigus. Des hommes au regard trouble, avec à leurs bras des créatures aux jambes interminables et aux tenues spectaculaires. L’air était électrique et Juan avait disparu. Était-il sur la terrasse ? Près de la baie vitrée entrouverte, elle avait entendu la voix de Carlos : « Charmante, mais sans grand intérêt. »
Hannah s’était approchée. Devant elle, le dos massif du père de Juan. Il était légèrement tourné vers son interlocuteur qu’Hannah ne pouvait voir. Le bruit de la musique couvrait les mots de l’autre, mais ceux de Carlos lui parvenaient distinctement. Des mots coupants comme des éclats de verre. Elle s’était demandé un instant s’il parlait d’elle, elle avait tendu l’oreille en retenant son souffle.
« Je t’avoue que ce n’est pas du tout ce que j’espérais pour lui. »
Un long soupir. Et l’odeur âcre de son cigare.
« Ce garçon n’est qu’une déception. »
Des mots qui s’insinuaient en elle.
« Que veux-tu… »
Nouveau soupir.
« On ne décide plus de rien aujourd’hui. »
De quoi parlait-il ? Et soudain la réponse, nette, tranchante.
« Une musicienne. Juive, en plus… Il nous aura vraiment tout fait ! »
Un éclat de rire mauvais.
Une onde l’avait givrée de la tête aux pieds.
« Au moins elle ne présente pas mal, c’est tout ce qu’on lui demande.
– Carlos ! »
La voix d’Hortense.
« Carlos ! Viens, on t’attend pour le discours. »
En se retournant, le père de Juan s’était retrouvé face à Hannah. Il l’avait fixée un instant, puis avait soufflé la fumée de son cigare sur le côté, rictus aux lèvres.
« J’arrive, ma chérie. »
Il l’avait frôlée, et elle était restée, les bras ballants, tétanisée par les propos qu’il avait tenus sur son fils, indignée par son antisémitisme, humiliée par sa propre absence de réaction. Tout chez cet homme la répugnait, et cet homme était le père de Juan. Quelle était cette famille ? Où était-elle tombée ? Juive, en plus… Il nous aura vraiment tout fait ! Elle se sentait bafouée. Elle n’aurait pas eu plus mal s’il l’avait giflée. Au moins elle aurait vacillé sous le coup ! Pourquoi cette inertie ? Pourquoi ne lui avait-elle pas balancé sa coupe de champagne au visage ? Ce geste aurait eu du panache. Tout aurait été mieux que son manque de cran, sa stupeur. Elle enrageait en repensant au sourire condescendant de Carlos, à Hortense qui l’avait à peine saluée. Fiche le camp, maintenant, s’était-elle dit. Elle s’était précipitée vers l’entrée pour récupérer son sac et son manteau, mais des acclamations avaient retenu son attention.

– 8 –
En poussant la porte, Hannah est saisie par le silence. Profond, absolu. La lumière décline doucement. Juan est loin, et l’appartement n’est plus qu’une vague preuve de leur vie d’avant. Une mue qu’Hannah traîne derrière elle. Elle perçoit le bruit des voisins dans la cage d’escalier, les portes qui claquent, les voix en sourdine. Combien de fois a-t-elle gravi ces marches en courant ? Fait glisser sa main sur la rampe ? L’image de l’escalier de l’immeuble de ses grands-parents se superpose dans son esprit. Elle s’y revoit, enfant, sauter une marche à chaque dizaine en descendant. Elle comptait pour se rassurer, par superstition, pour obtenir une bonne note, pour que Guitta et Simon ne meurent pas, pas tout de suite. Aujourd’hui, elle se demande si elle devrait reprendre ce rituel pour que Juan revienne.
Trois ans qu’il n’est plus là. Et entre ces murs, le vide qu’elle essaie de dompter. Un lien infime l’empêche de dériver. Quelques rares amis passent encore la voir, mais lorsqu’ils sont présents, l’essentiel lui manque avec plus de violence que jamais. Hannah prononce son prénom dans un souffle. Une syllabe délicate et tendre comme un murmure, comme une note que l’on fredonne.
Depuis quelque temps, elle n’arrête pas de penser à sa grand-mère. À ses recommandations, ses formules. Guitta en avait une pour chaque moment de l’existence, dont le deuil, évidemment. Si tu oublies de penser à un mort, tu l’enterres définitivement. Enfant, cette phrase l’avait inquiétée, parce qu’elle oubliait parfois de penser à ses parents. Mais quand on a disparu, est-ce qu’on est vraiment mort ? À huit ans, elle sentait qu’il valait mieux ne pas poser la question, et surtout ne plus parler du crash de l’avion. Les morts avaient pris leurs aises, ils étaient partout. Sur les photos, dans les soupirs et les larmes retenues. Même à Tanger, où elle avait rencontré Juan.
La lumière était magnifique. La mer brillait en contrebas. De cette ville, il voulait tout lui montrer. Les coins les plus secrets, les criques désertes, les jardins, les ruelles dérobées de la vieille ville. Elle se revoit traverser les arcades, longer les murs de pierre près de ce corps qui dégageait quelque chose d’insensé, de chaud, et d’encore inconnu. Juan lui avait passé une main sur les fesses en lui murmurant qu’il allait se gaver d’elle, dévorer ses seins, son ventre, la boire jusqu’à plus soif. Il était impérieux, et ça lui plaisait. Elle aimait son indécence, ces mots crus qu’il lui soufflait en pleine rue. Sa main qui se resserrait autour de ses doigts pour l’entraîner chez lui.
Puis il y avait eu ce bruit sourd. Ces prières portées par le vent, et les regards qui s’étaient tendus dans la même direction. Les mots qu’on bredouillait pour conjurer le mauvais sort, et les têtes qui se baissaient. L’air était subitement saturé par un corps enveloppé d’un linceul porté sur une civière à travers la ville. D’épaule en épaule, une émotion brute, intense. Juan avait attiré Hannah contre lui pour la protéger. Une fois le cadavre éloigné, il lui avait férocement baisé les lèvres. Une autre manière de conjurer le sort. Elle ignorait encore à quel point Juan est superstitieux. Au loin, les porteurs psalmodiaient, et Hannah avait senti le désir la submerger. Elle s’était enivrée de cette sensualité fougueuse qu’elle découvrait entre les bras de Juan.
Cette scène macabre la ramène à sa grand-mère. Au masque figé et cireux, creux et usé qui s’était substitué à son visage si vivant. »

Extraits
« Hannah s’était approchée. Devant elle, le dos massif du père de Juan. Il était légèrement tourné vers son interlocuteur qu’Hannah ne pouvait voir. Le bruit de la musique couvrait les mots de l’autre mais ceux de Carlos lui parvenaient distinctement. Des mots coupants comme des éclats de verre. Elle s’était demandé un instant si parlait d’elle, elle avait tendu l’oreille en retenant son souffle.
« Je t’avoue que ce n’est pas du tout ce que j’espérais pour lui. »
Un long soupir. Et l’odeur âcre de son cigare.
« Ce garçon n’est qu’une déception. »
Des mots qui s’insinuaient en elle.
« Que veux-tu… »
Nouveau soupir.
« On ne décide plus de rien aujourd’hui. »
De quoi parlait-il? Et soudain la réponse, nette, tranchante.
« Une musicienne. Juive, en plus. Il nous aura vraiment tout fait! »
Un éclat de rire mauvais.
Une onde l’avait givrée de la tête aux pieds. » p. 22

« Ce qu’elle avait compris à leur mort, c’est que l’instrument serait son plus fidèle compagnon, celui qui remplirait le vide. La propulserait dans une autre réalité. La ferait voyager dans le temps, les espaces, les sentiments. La rendrait vivante, l’élèverait vers un ailleurs inaccessible aux autres. La musique avait été une révélation. Une soif de beauté, une vibration intérieure qu’elle ne pouvait combler autrement. Plus tard, elle avait senti que jouer en amateur serait une trop lourde concession, qu’elle en souffrirait chaque jour.
Toutes les semaines à présent, une journée lui est dérobée. Elle s’agace souvent de ces interruptions, de ces interminables traversées qu’elle s’impose pour retrouver Juan. Lui ne lui demande rien. « Ne viens que si tu peux. Et si tu ne viens pas, je comprendrai. C’est faux, elle le sait, il se raccroche à elle parce qu’elle représente leur passé et leur avenir. Et qu’en détention l’avenir se pare d’une superstition mystique. » p. 36

« Hannah n’ose plus fermer les yeux. Elle craint plus que tout de replonger dans ce Tanger fantasmagorique. De subir d’autres sortilèges. Elle se lève du canapé et se réfugie dans sa chambre. Sous la couette. Loin des monstres de son enfance. Juan lui manque. Elle enfouit son nez dans son oreiller. Il sent la lessive, elle projette, ravive sa mémoire, mais l’odeur de Juan s’est estompée comme la buée sur une vitre, et Hannah se laisse submerger par les larmes. Des larmes qui la surprennent. Elle n’aurait plus cru être encore capable de les verser. Elle pleure l’absence de Juan, l’amour qui s’est échappé derrière les barreaux, elle pleure sa jeunesse qui n’a pas duré, le temps qui file et lui arrache les êtres aimés, elle pleure les nuits tourmentées et les aubes claires. En elle tout s’est fossilisé, et ce flot la libère. Ses mains sont tellement serrées que ses ongles s’enfoncent dans ses paumes. Tanger est une ville faite de mirages. On vient y traquer des souvenirs qui n’ont pas eu lieu. Allongée, les yeux perdus dans le vide, elle laisse glisser les heures, son malheur, et son souffle finit par s’apaiser. » p. 89

« Elle prend son portable sur la table de nuit et appelle Juan. Pendant une fraction de seconde, la normalité du geste la rassure. Il va lui parler, la consoler. Le téléphone vibre dans l’autre table de nuit. Le répondeur se déclenche. Sa voix perce le silence. Cette voix grave et rauque qui a disparu de son quotidien et lui manque cruellement. » p. 89-90

À propos de l’auteur
GUILLAUD_Maelle_©DRMaëlle Guillaud © Photo DR

Née en 1974, Maëlle Guillaud est éditrice et a fondé le prix Monte Cristo en 2019 en partenariat avec la maison d’arrêt de Fleury Mérogis. Après le très remarqué Lucie ou la vocation et Une famille très française, Et mes jours seront comme tes nuits est son troisième roman. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Le rapport chinois

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Sélectionné pour le Prix Stanislas 2021

En deux mots
Tugdual Laugier est embauché comme consultant chez Michard & Associés, une société qui a édicté le secret comme règle primordiale et au sein de laquelle il passe son temps à attendre. Après trois ans, on va lui commande une étude sur les perspectives de développement d’un client chinois. Ce rapport de plus de mille pages va lui valoir des félicitations et… causer sa perte.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le voyage en Absurdie de Tugdual Laugier

Pierre Darkanian réussit une entrée remarquée en littérature. Si l’on rit – jaune – dans Le rapport chinois, c’est que les tribulations d’un jeune cadre dressent un portrait féroce du capitalisme sauvage.

C’est après une batterie de tests assez bizarres que Tugdual Laugier a été recruté par un tout aussi bizarre cabinet conseil. Même s’il trouve les règles de fonctionnement de Michard & Associés aussi strictes qu’incompréhensibles, il accepte de s’y plier, car la rémunération est aussi attractive que la perspective de missions intéressantes. La suite ressemble plus à un chemin de croix qu’à une ascension fulgurante.
Pendant trois ans, il ne se verra confier aucune mission, passant de l’attente patiente au découragement. Il joue avec sa cravate et avec ses crayons de papier et peut mettre se permettre de tester ses flatulences. Après tout, ce métier ce n’est que du vent! Mais pourquoi chercherait-il un nouvel emploi? Il gagne bien sa vie, peut offrir une vie agréable à Mathilde, sa compagne et se voit même affublé d’une évaluation élogieuse!
Arrive alors le jour de la mise à l’épreuve. On lui demande de rédiger un rapport sur les perspectives de développement d’un client chinois sur le marché français. S’il ne sait pas trop par quel bout prendre cette mission, il va tout de même finir par rédiger un rapport de plus de mille pages, aidé par Mathilde qui va lui susurrer l’idée qui enthousiasmera ses clients. La mini-viennoiserie à la française peut partir à l’assaut du monde! Pour le reste, Wikipédia et internet, des listes de menus de restaurants chinois ou encore l’assortiment d’une boulangerie feront l’affaire.
Ce que Tugdual ignore, c’est que les activités du cabinet sont sous surveillance, la section financière soupçonnant des transactions illicites et un trafic de drogue à grande échelle. C’est pourquoi la commissaire Fratelli va élaborer un plan basé sur la collaboration du rédacteur du rapport chinois.
On l’aura compris, c’est le capitalisme sauvage dans toute sa splendeur que cette satire habilement construite dénonce au fil des pages. On y retrouve d’ailleurs des allusions à la crise des subprimes et à l’Affaire Madoff, aux sociétés offshore bien cloisonnées, aux travaux fictifs et aux rémunérations délirantes. Mais comment démanteler un monde qui ne repose sur rien?
Si ce voyage en Absurdie n’était pas aussi drôle, il en deviendrait presque inquiétant. Gageons que vous n’oublierez pas de sitôt Tugdual Laugier, mégalo autant que malhonnête. Il vient prendre place aux côtés de Ignatius J. Reilly, l’odieux personnage principal de La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, dans la galerie des paranos inoubliables, des imbéciles qui se prennent pour des génies et qui – comme le laisse suggérer la couverture du livre – finissent toujours par chuter.

Le rapport chinois
Pierre Darkanian
Éditions Anne Carrière
Premier roman
304 p.,19 €
EAN 9782380821543
Paru le 20/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une rumeur circule dans les cercles de pouvoir. Elle concerne un épais dossier intitulé Le Rapport Chinois. On dit que sa lecture rend fou. Pour certains, ce rapport à quelque chose à voir avec les cartels de la drogue. Pour d’autres il s’agit du manifeste d’un complot mondial. Quelques-uns en parlent comme d’un texte visionnaire.
On s’accorde en tout cas sur l’identité de son rédacteur: Tugdual Laugier. Mais là-aussi le mystère reste entier… Est-ce le nom d’un imposteur surdoué, d’un prophète ou d’un parfait imbécile ?
Quand la société des Hommes devient une farce, la vérité a besoin d’un bouffon. Le premier roman de Pierre Darkanian est une corde tendue par-dessus l’absurdité du monde moderne. On y danse, trébuche et se redresse derrière Tugdual, aussi inoubliable que Falstaff ou Ignatius Reilly, d’un abime à l’autre, d’un rire féroce vers une troublante mélancolie.
Avec Le Rapport chinois, Pierre Darkanian offre à la littéraire française sa Conjuration des imbéciles. C’est son premier roman.

Les critiques
Babelio
Goodbook.fr
Lecteurs.com
Actualitté
Transfuge (Éric Naulleau)
Marie France (Valérie Rodrigue)

Les premières pages du livre
« Pour intégrer le cabinet Michard & Associés, Tugdual Laugier avait dû passer deux tests de recrutement que le chasseur de têtes avait respectivement intitulés « test productif » et « test d’aptitudes ». Le premier consistait à rédiger en une semaine un mémoire d’une trentaine de pages, sur le thème du « rouleau ». Il s’agissait d’un exercice classique conçu par les recruteurs afin de jauger le comportement du candidat dans une situation de stress. Sans aucune information complémentaire, mais sans se laisser déconcerter, Tugdual avait planché sur le rouleau à pâtisserie, le rouleau de scotch, le rouleau compresseur, les rouleaux du Pacifique, les rouleaux de printemps, le rouleau de peinture, le rouleau à gazon, et il parvint même à trouver une problématique commune à tous ces rouleaux, à savoir la question du déroulé, et surtout à se passionner pour son travail. Fier de son ouvrage, Tugdual remit, dans les délais impartis, un mémoire de cent cinquante feuillets entre les mains du chasseur de têtes qui l’adressa à son tour aux recruteurs de Michard & Associés, non sans avoir pris soin de le féliciter pour son « très beau boulot » bien qu’il ne l’eût pas lu. Tugdual n’en entendit plus jamais parler.
Pour le test d’aptitudes, Tugdual fut convoqué dans un centre d’affaires du 16e arrondissement de Paris où, lui avait dit le chasseur de têtes, son futur employeur avait réservé une salle afin de lui « faire passer toute une batterie de tests ». À 8 heures, Tugdual fut installé par une hôtesse d’accueil dans une pièce qui ne disposait que d’une chaise et d’un bureau sur lequel l’attendaient une machine à café, un plateau-repas, un crayon et une liste de huit questions auxquelles il convenait de répondre par oui ou par non :
1. Êtes-vous mauvais perdant aux jeux de société ?
2. La vie est-elle pour vous une balade en barque ?
3. Êtes-vous prêt à tout pour arriver à vos fins ?
4. Êtes-vous perfectionniste ?
5. Souhaitez-vous toujours être premier dans tout ce que vous faites ?
6. La vie appartient-elle à ceux qui se lèvent tôt ?
7. L’argent contribue-t-il au bonheur ?
8. Pouvez-vous vous contenter du correct ?
Tugdual avait répondu oui-non-oui-oui-oui-oui-oui-non. À 8 h 15, il avait posé son stylo, craignant d’être espionné et mésestimé s’il y accordait davantage de temps, et il patienta jusqu’à ce qu’on voulût bien lui apporter d’autres formulaires. On ne lui apporta rien. Seul dans la petite pièce qu’il ne quitta que pour se soulager, il resta toute la journée à se demander ce que l’on attendait de lui. À 12 h 15, il attaqua le plateau-repas préparé à son intention et jugea la nourriture délicieuse. Il lui sembla d’abord préférable de ne pas ouvrir la petite bouteille de vin avant de supposer que, puisqu’elle lui était offerte, il était sans doute plus convenable de la boire, d’autant que la tranche de camembert et la mini-baguette étaient si tendres qu’il eût été dommage de se priver de vin. Assis au bureau, et faute d’alternative, Tugdual consacra l’après-midi à la digestion de son plateau-repas – auquel il repensa plusieurs fois par la suite dans un sourire radieux – et agrémenta son oisiveté de quelques tasses de café. À 20 heures, l’hôtesse ouvrit la porte pour lui indiquer qu’il pouvait y aller, sans que Tugdual sût si sa sortie correspondait à la fin du test ou à la fermeture du centre d’affaires.
Trois jours plus tard, le chasseur de têtes le rappela, et bien que Tugdual eût juré qu’il ne mettrait jamais les pieds dans un cabinet géré par de pareils illuminés, le bilan des tests et les conditions de recrutement lui firent reconsidérer la chose : ses résultats avaient suscité l’admiration des associés du cabinet Michard, qui offraient de le recruter à un salaire mensuel de sept mille euros. Les illuminés se révélaient être de sacrées pointures.
Tugdual Laugier commença sa carrière chez Michard & Associés par un séminaire dans un centre d’affaires des Champs-Élysées, cette fois, où il fut reçu par un homme et une femme d’une trentaine d’années. Il était encore si peu habitué à leur jargon professionnel qu’il ne comprit pas si ses interlocuteurs faisaient ou non partie du cabinet et il n’osa pas leur poser la question. Le duo se relaya pendant deux jours pour expliquer au seul Tugdual Laugier que le cabinet Michard & Associés était le plus prestigieux au monde. Tugdual n’avait pas été recruté par hasard, et s’il avait été choisi parmi des centaines d’autres candidats, c’est que le cabinet Michard avait vu en lui un talent en puissance, un peu comme un diamant brut qui ne demandait qu’à être poli. Tugdual se félicita d’être un diamant brut qui ne demandait qu’à être poli et il songea qu’il avait beaucoup de mérite d’avoir été choisi parmi des centaines d’autres candidats. Les intervenants présentèrent succinctement le cabinet Michard, une belle boutique, reconnue dans le milieu des affaires, notamment auprès d’une clientèle d’investisseurs asiatiques qui appréciaient son modèle de conseil fondé sur le design thinking et l’impertinence constructive – en totale rupture avec les stratégies de conseil classiques –, ainsi que sa capacité à apporter des réponses innovantes aux problématiques rencontrées par ses clients dans un contexte économique en perpétuelle mutation. Tugdual nota sur son bloc design thinking et impertinence constructive. Les trois valeurs phares du cabinet Michard étaient excellence, implication et confidentialité, et Tugdual nota sur son bloc excellence, implication et confidentialité, et les souligna. Les intervenants insistèrent surtout sur la confidentialité, que Tugdual souligna d’un trait supplémentaire, parce que le prestige du cabinet tenait en premier lieu à sa politique d’absolue confidentialité qui, parmi les trois valeurs phares du cabinet, était celle qu’il fallait placer au sommet de la hiérarchie car la moindre entorse à celle-ci eût privé le cabinet de toute crédibilité aux yeux de ses clients et du milieu des affaires. Et Tugdual finit par encadrer le mot confidentialité tout en fronçant les sourcils et en hochant la tête en direction de ses interlocuteurs pour leur signifier que le message était bien passé.
« Personne ne doit savoir pour qui travaille le cabinet, disait la jeune femme.
— Personne », répétait systématiquement l’homme à sa suite.
En pratique, la politique de confidentialité du cabinet contraignait les consultants à respecter le protocole : n’ayant pas accès au réseau informatique du cabinet, ils devaient demander à l’associé en charge du dossier l’autorisation d’accéder à la partie du réseau susceptible de les intéresser et ne devaient jamais mentionner le nom de leurs clients ni à l’extérieur du cabinet, ni dans leurs rapports, ni même devant leurs collègues. Ce point étonna particulièrement Tugdual : il était formellement interdit aux consultants, sous peine de licenciement immédiat et de poursuites disciplinaires, de parler entre eux de leurs rapports, et on les dissuadait même, pour ne pas tenter le diable, de nouer entre eux des contacts autres que professionnels. S’il voulait se faire des amis, il n’avait qu’à s’inscrire au club de rugby de son quartier, et tout le monde rit d’un air entendu – huhuhu – comme on le faisait au boulot quand un supérieur ou un ancien lançait une boutade. La femme ne rit pas mais arbora un sourire très professionnel et Tugdual se fit la remarque qu’elle était drôlement jolie et se demanda si elle était en couple avec l’intervenant parce que, si tel était le cas, il avait bien de la chance de se payer un morceau pareil. Lui, à la maison, même si Mathilde était jolie aussi dans son genre – visage d’enfant sage, discrète fossette, charmantes pommettes –, ce n’était pas un morceau à proprement parler et il fallait bien reconnaître qu’il aurait été fier de se promener au bras d’un morceau comme celui-là, avec sa taille de guêpe, son regard d’acier et sa chevelure soyeuse, et il aurait pris un immense plaisir à voir les jaloux baver d’envie sur son passage. L’homme poursuivit avec une anecdote à propos des dîners en ville au cours desquels il restait toujours vague sur ses activités professionnelles malgré les questions appuyées de ses amis. Et la femme ajouta que c’était tant mieux parce que les conversations professionnelles n’intéressaient personne. Et de nouveau, tout le monde rit – huhuhu –, sauf la femme qui se contenta de sourire, et Tugdual regretta d’avoir fait huhuhu plutôt que de s’être contenté de sourire lui aussi. C’était la raison pour laquelle chacun des consultants nouvellement recrutés suivait seul le programme d’intégration.
« Les amis sont des amis et les collègues sont des collègues, dit la femme.
— Si vous êtes aussi grassement rémunéré, c’est parce que vous avez des contraintes », précisa utilement l’homme.
Et il était indéniable que Tugdual Laugier était particulièrement bien payé, largement mieux que chez la concurrence. Sept mille euros par mois pour un premier job, c’était inespéré.
L’élaboration des rapports devait, elle aussi, respecter des règles de confidentialité très strictes. Les deux intervenants firent défiler de nombreuses slides sur un grand écran blanc où il était question de noms de code, de références cryptées, d’excellence et de formatage interne. Puis on aborda la facturation : il s’agissait là du nerf de la guerre puisque c’était le moyen pour le cabinet de gagner de l’argent – l’inter¬venant disait « gagner sa croûte » – et de s’assurer que tous les consultants fussent occupés équitablement, ni trop ni trop peu. À la fin de la semaine, les consultants accédaient au logiciel de facturation et indiquaient sur quels dossiers ils avaient planché afin que le cabinet pût émettre les factures à l’adresse des clients. Les consultants devaient préciser les références du dossier ainsi que le nom de l’associé en charge, chaque dossier étant rattaché à un associé particulier. Si, comme ça pouvait arriver au début, ils n’avaient rien eu à faire de la semaine, les consultants remplissaient la mention travail personnel, permettant ainsi aux associés d’identifier les consultants disponibles et de leur affecter de nouveaux dossiers.
« Mais, rassurez-vous, ajouta l’homme, vous ne resterez pas longtemps les bras croisés », et tout le monde rit – huhuhu – même si Tugdual se contenta d’abord de sourire avant de s’apercevoir que, cette fois, la femme riait aussi.
L’attention de Tugdual Laugier avait rapidement été mise à mal par la complexité des informations à retenir, si bien qu’elle s’était progressivement recentrée sur la corbeille et le choix de la mini-viennoiserie qui accompagnerait sa tasse de café. Les yeux fixés sur les slides et le cœur submergé d’une délicieuse ivresse, il s’interrogeait sur le modèle réduit de chausson aux pommes, bien meilleur que son homologue de taille adulte. En tout cas, si le prestige d’un cabinet de conseil se mesurait à la qualité des petits déjeuners qu’il offrait à ses nouvelles recrues, Michard & Associés était un sacré cabinet ! Une grande tasse de café, un verre de jus d’orange et des tout petits croissants et pains au chocolat. Quelle chance d’avoir été recruté ici ! Avec le salaire qu’il percevrait, il devrait travailler dur, mais on travaillait mieux avec beaucoup d’argent sur son compte en banque et des croissants dans l’estomac. Et quel ne fut pas son émerveillement lorsqu’il découvrit, à son retour de déjeuner, que la corbeille en osier avait été réapprovisionnée ! Et en chouquettes s’il vous plaît ! Derechef, et bien qu’il eût déjà fait bonne chère à la Maison de l’Alsace des Champs-Élysées, il tendit la main vers la corbeille, et réitéra le mouvement toute l’après-midi durant. Au loin, et derrière le voile invisible qui avait recouvert ses pupilles inertes, Tugdual entendait la voix monocorde de l’intervenante, fort jolie décidément, qui disait que le cabinet Michard & Associés était salué par ses clients pour son aptitude unique à dénouer des problématiques complexes, grâce à son savoir-faire, à l’expérience du terrain, à la rigueur de ses équipes et à l’inspiration créative de ses associés, capables d’opérer à la frontière d’espaces critiques, et exigeant néanmoins des réponses simples, qui ne pouvaient se résoudre qu’à la lumière d’une analyse exhaustive et sans cesse renouvelée par des professionnels dont les recommandations, toujours soumises à une validation empirique, découlaient d’un raisonnement logique et d’un fort ancrage dans la réalité des faits, et aboutissaient à des solutions aux antipodes du panel des alternatives habituellement proposées aux clients, dont la diversité (fonds d’investissement, institutionnels, organisations privées, publiques, parapubliques, fondations ou structures associatives) requérait un talent d’adaptation et de perpétuelle remise en cause, propre aux équipes du cabinet dont le cœur de métier consistait à répondre aux besoins des clients et à améliorer leurs performances selon leurs aspirations et les défis stratégiques imposés par leur environnement contextuel, que seule une vision protéiforme et adaptative permettait de relever (innovation organisationnelle ou technologique, démarche précursive dans l’implémentation des ERP, structuring performatif des ratios de gestion, optimisation des process internes, re-thinking des outils CRM, accompagnement en phase critique), le tout sans faire courir aux clients le moindre risque opérationnel et en respectant leur identité sociétale, et Tugdual se demandait s’il aurait droit à des mini-croissants et des chouquettes tous les jours de la semaine ou s’il s’agissait d’un privilège réservé aux consultants en formation, ce qui eût été bien dommage parce qu’ils étaient bons. Drôlement bons, même.
À l’issue de la formation, au cours de laquelle l’homme répéta parfois certains mots prononcés par sa collègue, que Tugdual se sentit obligé de prendre en note (confidentialité… collègues = collègues… facturation = gagner croûte… erp ??? crm ????), l’intervenante se tut. Avec son sourire très professionnel, elle attendit que Tugdual terminât d’avaler sa chouquette pour lui demander s’il avait des questions. Tugdual en avait bien quelques-unes mais elles concernaient principalement les mini-viennoiseries (y en aurait-il tous les matins à son bureau ?), les tickets-restaurant (seraient-ils à huit euros ou neuf soixante ?), le bloc-notes et le crayon à papier estampillés au nom du cabinet qu’il avait trouvés sur la table (pouvait-il les garder à l’issue du séminaire de formation ?), les vacances (pourrait-il poser trois semaines en août ?) et l’intervenante elle-même (était-elle célibataire ?). Dans les limites auto-perçues de son intelligence, deux signaux coutumiers se déclenchèrent en même temps qu’une légère angoisse : le premier lui confirmait qu’il n’avait rien compris, le second lui enjoignait de ne surtout pas poser de question.
« Tout est limpide, répondit Tugdual, qui aurait donné la même réponse à l’issue d’une conférence sur la combustion des alcanes.
— Alors dans ce cas…, enchaîna l’intervenant en ouvrant les bras comme pour lui donner l’accolade mais sans en concrétiser l’esquisse.
— … bienvenue chez Michard & Associés ! compléta la femme dans un nouveau sourire qui fit songer à Tugdual qu’il aurait payé cher pour la voir toute nue.
— Bienvenue dans notre grande famille », ajouta enfin l’homme en lui tendant une poignée de main ferme, et tout le monde rit – huhuhu – sauf la femme.
Tugdual les remercia et leur proposa d’échanger leurs numéros, ce qui était la façon la plus discrète d’obtenir celui de la jeune femme. Après tout, ils venaient de passer deux jours ensemble, ce qui créait des liens.
« Pourquoi pas ? » répondit la femme, que l’imagination de Tugdual n’arrivait plus à rhabiller.
Mais personne ne prit le numéro de qui que ce fût. Et Tugdual pensa que c’était tout de même une drôle de grande famille qu’il rejoignait s’il ne devait parler à personne. En tout cas, il les avait trouvés épatants. Vraiment très professionnels. Un peu gauchement, il les salua de nouveau avant de prendre congé.
Il ne les avait jamais revus.
Le lendemain, Tugdual Laugier franchit enfin les portes du cabinet Michard & Associés, qui occupait deux niveaux d’un immeuble du 8e arrondissement, dont la façade principale faisait face à la Seine. L’agent d’accueil lui remit un badge magnétique permettant d’accéder en ascenseur au septième étage et à son bureau, le numéro 703. Le dernier étage, où étaient regroupés l’ensemble des associés du bureau de Paris, était strictement interdit aux simples consultants, sauf autorisation exceptionnelle. Les deux intervenants avaient longuement insisté sur ce point lors du séminaire.
Muni de son badge, Tugdual se rendit seul au septième et regretta qu’une secrétaire ne lui fît pas au moins faire la visite des lieux. Certes, il ne devait nouer de relations extraprofessionnelles avec personne, mais la plus élémentaire politesse ne commandait-elle pas de le présenter à ses collègues ? N’allaient-ils pas au moins se saluer le matin dans les couloirs, et échanger quelques mots de temps à autre à la machine à café ? Il se fit alors la réflexion qu’en dehors des deux intervenants en charge du séminaire de formation, et dont il n’était d’ailleurs pas certain qu’ils en fissent partie, Tugdual n’avait encore croisé aucun représentant du cabinet. Michard en faisait tout de même un peu trop sur le chapitre de la confidentialité. En dehors du logo qui s’affichait ici et là, le couloir était sombre et desservait huit bureaux d’une quinzaine de mètres carrés que des cloisons en pvc opaques séparaient les uns des autres dans une atmosphère infiniment déprimante. Pour l’instant, il ne dirait rien, mais il fallait compter sur lui pour faire remonter le cahier des doléances dès qu’il aurait trouvé ses marques au sein du cabinet.
Tugdual prit place au sein du bureau 703 où une table, un ordinateur, trois crayons à l’effigie du cabinet, un bloc, une corbeille, une horloge et une vue sur la cour tenaient lieu d’accessoires et de décor. Toute la journée, il resta à sa table, sans trop oser s’aventurer dans le couloir, l’esprit papillonnant de la cour à la page d’accueil de son écran d’ordinateur et les globes oculaires tournant bientôt au rythme des aiguilles qui lui faisaient face. Dans le couloir, le silence était religieux et, de ses quelques allers-retours à la machine à café, il conclut que la plupart des bureaux voisins étaient inoccupés, et que les rares consultants qu’il croisait étaient de fieffés malotrus, à répondre inlassablement à ses salutations chaleureuses par un drôle de rictus. Comme lors de son test d’aptitudes, Tugdual attendit sagement qu’on voulût bien lui donner du travail.
Il attendit trois ans.
L’état d’esprit de Tugdual Laugier avait beaucoup évolué au cours de ces trois années. D’abord inquiet de ne pas être à la hauteur des missions qui lui seraient confiées, il avait cherché à se renseigner sur la nature de celles-ci tout en redoutant qu’on lui en confiât. S’il obtenait de ses collègues quelques secondes d’attention, ils lui répondaient en termes vagues et sibyllins, évoquant du bout des lèvres des dossiers dont le niveau de confidentialité était tel qu’ils ne pouvaient lui en révéler davantage, avant de délaisser Tugdual à l’orée d’une conversation dont on lui refusait le plaisir. D’ailleurs, hormis un drôle d’échalas à lunettes qu’il croisait au fond du couloir depuis son arrivée, la plupart des collègues entrevus durant ces trois années étaient restés quelques mois et avaient tous disparu un beau matin sans crier gare. Il n’y avait ni pot d’accueil ni pot de départ, et Tugdual éprouvait un inavouable sentiment d’envie lorsqu’il voyait sa fiancée préparer une galette pour tirer les rois avec ses propres collègues.
Il avait pensé se former tout seul en étudiant les rapports qu’il glanerait dans les tiroirs de son bureau, oubliés par ses prédécesseurs, ou dans ceux de ses voisins. Les tiroirs de son bureau, cependant, étaient vides et la pièce ne comportait pas d’autre ornement que l’horloge, ni armoire ni étagère d’aucune sorte, et les bureaux de ses collègues ne comportaient pas plus de rangements que le sien, ce qui n’avait rien d’illogique puisqu’il n’y avait rien à classer.
« Rien ne traîne dans les bureaux, lui avait dit son collègue du fond du couloir. Les projets de rapports ne sortent pas du réseau interne ultraconfidentiel, et les rapports définitifs sont conservés aux Archives. »
À la machine à café, les collègues paraissaient toujours pressés, méfiants, et se contentaient la plupart du temps de le saluer de leur rictus revêche. Parfois, sans pour autant se risquer à une conversation, l’échalas à visage émacié et aux yeux de taupe brisait la torpeur par un « Ça bosse, aujourd’hui ! ». Apparemment, ça bossait. Tugdual observait alors son collègue sans oser crier lui aussi que ça bossait alors que ça ne bossait pas mais espérant, par son sourire entendu, que son collègue comprît que ça bossait aussi chez Laugier. Et puis, à force d’entendre son collègue s’écrier « Ça bosse ! », Tugdual avait craint que sa réserve fût interprétée pour ce qu’elle signifiait (qu’il ne bossait pas) et que les bruits de couloir colportassent bientôt la vérité. À son tour, il s’était donc mis à lancer des « Ça bosse ! » à tout bout de champ, dès le matin dans le couloir qui menait à la machine à café, en attendant son café, en retournant à son bureau, en refermant la porte, en allant aux toilettes, en quittant son bureau… « Ça bosse chez Laugier ! »
De temps en temps, un associé du cabinet débarquait dans le couloir en sifflotant (« didididi-dadadada ») et chantonnant à propos d’un certain « Relot » qui avait bien mérité son café (« C’est pour qui le bon café ? C’est pour ce bon vieux Relot, toujours premier au boulot ! »). Tugdual ne l’avait encore jamais croisé, mais il reconnaissait la voix. « Voilà le drôle d’oiseau », se disait-il dès que le sifflement retentissait dans le couloir. Tugdual l’entendait s’étonner que les bureaux fussent vides, alors qu’il ne passait jamais la tête dans le sien, puis sermonner les collègues qu’il trouvait à la machine à café, leur reprochant d’être toujours en pause, à papoter, alors que ce bon vieux Relot turbinait jour et nuit à s’en esquinter la santé. Il citait Jean Jaurès et Jules Ferry, vantait les vertus de l’école républicaine, qui lui avait permis de gravir les échelons, leur parlait de la Chine où il faisait très froid l’hiver, très chaud l’été, où il avait habité quatre ans à bouffer du clébard avec des baguettes, avertissait que les Chinois étaient partout, sa femme, sa secrétaire, ses clients – tout le monde était chinois ! Avant de remonter au huitième étage, il les pressait de retourner bosser s’ils voulaient un jour devenir associé comme lui, et ne manquait jamais de leur rappeler que le secret de la réussite tenait en trois mots : boulot, boulot, boulot. Puis il repartait comme il était venu, en sifflotant (« didididi-dadadada »), et chaque fois Tugdual refrénait l’ardent désir de le croiser de peur de se voir reprocher, comme ses collègues, de traîner dans le couloir plutôt que d’être à son bureau. La voix pouvait retentir trois fois dans la matinée puis elle se taisait pendant des mois. Vraiment, quel drôle d’oiseau !
Puisqu’il fallait bien s’occuper, Tugdual avait dû trouver des activités qu’il pût exercer dans le huis clos de son bureau feutré, et avait développé pour l’ordre une approche obsessionnelle qui le conduisait plusieurs fois par jour à « ranger tout ce fatras », là où tout autre que lui aurait vu une pièce inoccupée. Dès que l’un des trois crayons à papier venait à manquer dans son pot, il prenait l’air renfrogné, repérait le fuyard de son œil de faucon, s’en saisissait d’un mouvement sec et lui adressait solennellement les avertissements d’usage : « Si je te reprends encore une fois à faire l’école buissonnière, je te brise les os, vilain garnement ! » Et lorsque le crayon – pourtant averti ! – tentait une nouvelle fois de se faire la belle, Tugdual Laugier, dans un cérémonial parfaitement établi, interpellait le récidiviste au milieu de sa cavale, s’emparait de l’une de ses extrémités, le levait au ciel pour l’exposer à la foule, en saisissait l’autre extrémité et brisait le mutin en deux, avant d’en présenter les morceaux démembrés aux crayons survivants pour leur faire passer l’envie d’imiter leur petit camarade. S’étant rapidement retrouvé avec des dizaines de morceaux de crayon sans mine, dépourvu de taille-crayon et ne sachant comment réclamer de nouvelles fournitures aux services généraux, Tugdual avait dû se résoudre à acheter lui-même de nouveaux crayons, de peur de se voir privé de l’un de ses principaux passe-temps. Il avait ainsi fait l’acquisition – sur ses deniers personnels – d’un sachet de cent crayons à papier sur lesquels il avait régné en despote une année durant avant de se résoudre à l’acquisition de cent nouveaux petits opprimés que, dans un souci de justice, il avait cette fois numérotés afin de ne pas faire subir aux primo¬délinquants le même sort qu’aux récidivistes. L’institution judiciaire était bientôt devenue une mécanique implacable où les crayons fidèles étaient récompensés par un usage quotidien et des entortillements capillaires, les récalcitrants placés en quarantaine, tandis que les délinquants notoires étaient mis hors d’état de nuire. « L’État français ferait bien de s’en inspirer ! songeait-il. Ça nous éviterait la chienlit ! »
Le déjeuner était devenu l’épicentre de sa journée de travail. À 11 heures, la grande agitation débutait. Il appelait les brasseries des alentours pour s’enquérir du menu du jour, questionnait les serveurs sur les accompagnements proposés, se renseignait sur les tables disponibles, jouait aux indécis, raccrochait, contrarié, rappelait aussitôt ayant changé d’avis, réservait pour 11 h 45, prétextait une urgence pour annuler, et réservait de nouveau pour midi. Il se mettait l’eau à la bouche en visionnant des émissions de cuisine dont raffole Internet, s’imaginait les plats, se réjouissait à l’idée de l’avocat-¬crevettes, espérait se laisser suffisamment de place pour les profiteroles au chocolat, et à 11 h 30, n’y tenant plus, il enfilait son imperméable – jamais sa veste, qu’il laissait consciencieusement sur le dossier de son fauteuil pour faire croire qu’il était encore là – et s’évadait au grand jour. Dans l’ascenseur, il considérait son reflet dans le miroir, rentrait le ventre, creusait les joues et se désolait de constater que sa silhouette replète, son visage poupin et ses cheveux courts et drus ne correspondaient pas du tout à l’image qu’il se faisait de lui-même, beaucoup plus proche de celle des acteurs américains, regard profond, mèches rebelles et voix rauque. Dès qu’il posait le pied dans le hall, l’image fantasmée reprenait ses droits sur celle du miroir et, d’un pas assuré, débordant d’importance, il saluait les agents d’accueil avant de rejoindre la rue dans un trottinement folâtre qui trahissait la béatitude de l’âme. Il passait au kiosque à journaux, échangeait sur la politique avec le marchand – qui n’y comprenait rien, le bougre ! – et, gai comme un pinson, poussait très en avance les portes de la brasserie sur laquelle il avait jeté son dévolu. Enfin attablé, unique client d’une salle encore vide, immensément satisfait de se voir le seul oisif au milieu du ballet des serveurs dressant les tables autour de la sienne, Tugdual examinait le menu qu’il connaissait par cœur, hésitait, opinait du chef, et finissait par choisir le plat du jour. Commençait alors le suprême plaisir de l’attente, réconfortante de certitudes. Là-bas, dans la cuisine, un chef et deux commis œuvraient, dans un commun effort, à la confection de son entrée. Quand elle arrivait, le guilleret Tugdual se nouait une serviette épaisse à carreaux rouge et blanc autour du cou, se frottait le ventre, remerciait la vie de l’avoir doté d’un si joyeux appétit et, en trois généreuses bouchées, engloutissait son mets dans un absolu contentement. Il marquait une pause entre le hors d’œuvre et le plat pour laisser la clientèle d’affaires s’installer aux tables environnantes et saluer ses voisins d’un hochement de tête qu’on ne lui rendait pas. D’un claquement de doigts d’habitué, le pionnier Tugdual poursuivait son aventure en solitaire, s’évitant les désagréments d’une cuisine bondée, d’un chef débordé ou d’une carte incomplète, dégustant ses rognons pendant que ses commensaux espéraient encore leur salade. Il se faisait ensuite volontairement rattraper pour mieux profiter du dessert. Comblé, il laissait traîner l’oreille là où la conversation lui seyait, lançant des commentaires comme on lance des hameçons. « Bonne chance pour sortir de l’euro ! » glissait-il, tout en connivence, à deux voisins en pleine querelle économique ; « Vivement la retraite ! », hilare, à trois jeunes hommes de son âge dénigrant leur travail ; « Ce que femme veut… », complice, à un mari malmené par son épouse… Parfois, l’interlocuteur acquiesçait, saluait le trait d’esprit d’un haussement de sourcils bienveillant qu’il regrettait aussitôt, Tugdual l’ayant interprété comme une invitation à participer à la discussion. Le trublion Laugier multipliait alors les boutades, approuvait les opinions des uns, nuançait celles des autres, recadrait le débat, se désintéressait totalement de son assiette, retournait même sa chaise pour se rapprocher de la table voisine, s’y installait parfois, et monopolisait bientôt la parole au grand dam des clients trop polis pour faire taire l’importun. Mais le plus souvent, son bon mot, son invective, sa fulgurance mourait dans une indifférence gênée ou dans l’hypocrisie d’un plissement de lèvres bien élevé. Peu lui importait, il avait le ventre plein. Ô qu’il était bon le temps du déjeuner. Qu’elles étaient revigorantes et saines ces heures pleines durant lesquelles Tugdual Laugier ne s’en voulait pas de n’avoir rien à faire.
À son retour, il profitait de la solitude de son bureau pour digérer dans un calme méphitique le menu trop copieux, comblant la vacuité de ses après-midi par de distrayantes flatulences. Avachi dans son fauteuil, le fumet des rognons encore en bouche, baigné dans la familière puanteur de ses entrailles, il s’étonnait qu’une telle odeur pût paraître si agréable à ses narines alors qu’elle eût été insoutenable à celles de tout autre. Dieu qu’il s’en donnait à cœur joie ! Quel curieux plaisir, vraiment, que la pétarade !
Cette singulière activité en annonçait inévitablement une autre, tout aussi réjouissante. Largement mis à contribution, son intestin sonnait l’alerte d’un délestage imminent, pareil au sémaphore signalant un récif. Tugdual se précipitait dans le couloir et rejoignait en courant les toilettes, muni d’un peu de lecture. La peau du derrière rafraîchie par le thermo¬plastique de l’abattant, il savourait cette parenthèse enchantée où l’être humain en revient à sa condition de tuyau de chair, muni du Monde, du Figaro ou de tout autre journal qu’il avait pu récupérer sur la table basse du hall de l’immeuble. Longtemps après les dernières éclaboussures, il refermait son journal, se relevait avec la mine fataliste qu’il affichait au réveil et, avant de s’essuyer le derrière, jetait un œil attentif à sa production du jour. Était-elle ferme comme l’entrecôte qu’il avait dévorée au déjeuner ou mollassonne comme son tiramisu ? Était-ce une pièce unique et massive ou un chapelet de petites crottes ? Son œuvre, qu’elle fût imposante ou figurative, le rendait si fier qu’il rechignait à tirer la chasse. N’était-ce pas une part de lui-même, après tout, qui flottait là, au pied du trône ? N’était-ce pas la seule matière qu’un homme pût véritablement engendrer ? Quel dommage en tout cas qu’il fût l’unique expert à profiter de la vue d’un si bel étron ! Enfin, dans un bruit de cataracte, survenait l’anéantissement de sa production ultime que Tugdual veillait à faire disparaître dans la tuyauterie de l’immeuble, usant du balai s’il en était besoin, afin qu’il n’en demeurât aucune trace pour la postérité.
Parfois, sa défécation paisible était perturbée par une cacophonie de talons venant du plafond, comme si, à l’étage supérieur, un hurluberlu s’essayait aux claquettes – clap, clap, clap ! Puis le tintamarre s’interrompait brusquement, et ne lui parvenait plus alors qu’un chuintement étouffé qui lui rappelait quelque chose mais qui mourait avant de lui révéler ses mystères – « didididi-dadadada »…
Lorsque le silence de son bureau devenait pesant et que son intestin ne lui permettait plus de le rompre à sa guise, Tugdual s’assurait discrètement que les alentours fussent vides pour se lancer dans un concerto. Après des exercices de vocalises (« A-E-I-O-U »), il annonçait avec le ton compassé des animateurs de France Musique l’intermède qui suivrait.
« Concerto en la mineur de Vivaldi, par l’orchestre philharmonique de Vienne, dans une interprétation toute personnelle du maestro Tugdual Laugier… »
De cette performance musicale, seul Tugdual percevait l’absolue majesté : trompette gutturale, cymbale sur joues, flûte à pincement de nez, guitare sur dents, percussion sur côtes, tambour de fesses ! Le petit concert achevé, ému aux larmes, il adressait à une foule imaginaire une gracieuse révérence. Si un collègue s’était trompé de porte à ce moment précis, il serait tombé nez à nez avec ce grand dadais de Tugdual, un mètre quatre-vingt-huit, pas encore gros mais en passe de le devenir, envoyant des baisers, la main sur le cœur, à son public de crayons à papier, chef d’orchestre sans orchestre, violoncelliste sans archet, génie sans idée.
Il avait également trouvé en sa cravate un fidèle compagnon de jeu, la roulant, la déroulant autant qu’il le pouvait, la dénouant parfois pour en faire un garrot, pour en faire un lasso, qui Rambo, qui Zorro. II se l’enfonçait aussi dans la bouche, comme un rouleau de printemps qu’il gobait en ouvrant grand la mâchoire (« Rô-rô-rô ! »), et la retirait en toute hâte pour s’éviter la douloureuse épitaphe « Ci-gît Tugdual Laugier, mort à 25 ans, étouffé par sa cravate ». Le jeu de la cravate lui inspira d’autres défis comme celui de se fourrer dans la bouche le plus grand nombre de bûchettes de sucre, défi auquel il se prépara toute une semaine, chapardant consciencieusement chaque matin cinq ou six sachets à la machine à café, redoutant de se faire pincer s’il en subtilisait davantage. En fin de semaine, il établit un record que l’on ne battrait pas de sitôt : trente-cinq bûchettes dans la bouche, oui monsieur !
Au dîner, Mathilde lui demandait comment s’était passée sa journée. Tugdual prenait l’air affecté de ceux qui taisent courageusement des secrets trop lourds à porter pour le commun des mortels. Il eût été soulagé de pouvoir partager avec elle ses inquiétudes et son spleen, mais il craignait que l’adoration de Mathilde, qu’il s’imaginait briller d’un éclat pur et limpide, ne se teintât d’opaline. Alors, Tugdual s’emportait à décrire un labeur interminable, jonglant entre les appels téléphoniques et les sollicitations internes, donnant les impulsions décisives, rayant à grands traits les notes des subalternes, corrigeant avec tact celles des supérieurs, se nourrissant à peine d’un sandwich en triangle au milieu du raffut ! Compte tenu de son salaire, naturellement, il n’avait pas à se plaindre, mais le diktat de la rentabilité allait finir par lui esquinter la santé.
« Et je gagnerais plus chez Rothschild, crois-moi ! »
Et Mathilde le croyait.
« Chéri, tu gagnerais plus chez Rochild », acquiesçait-elle d’ailleurs lorsque les responsabilités de son fiancé lui paraissaient trop lourdes.
Et Dieu qu’elles étaient lourdes ! Pestant, maugréant, tapant du poing sur la table, Tugdual fustigeait les travers du capitalisme aveugle et dissipait dans un redoublement d’indignations les réminiscences honteuses de ses après-midi : bûchettes de sucre, avalements de cravate, concerts gutturaux – pouet, pouet, pouet, la trompette… Impensable d’avouer à Mathilde qu’il n’avait encore vu ni rapport ni associé et que ses seuls subalternes étaient une centaine de crayons à papier ! Mathilde devait continuer de croire qu’il bossait comme un cheval, ce dont Tugdual n’était pas loin d’être lui-même convaincu. Il est en effet une vérité éternelle que l’être humain, naturellement réfractaire à l’effort, le devient d’autant plus qu’il n’y est plus confronté. Ainsi, dès que Tugdual se voyait contraint de rédiger un courrier au syndic, l’affaire prenait désormais des proportions internationales. Mathilde devait se montrer aux petits soins, le soulager entièrement des tâches ménagères – Tugdual ne pouvant être partout à la fois – et écouter attentivement les projets de courrier dont il lui faisait lecture. Il n’était plus question de parler d’autre chose aux dîners que de la désignation de son interlocuteur (« Chère Madame, Cher Monsieur… Madame, Monsieur… Madame ou Monsieur le Président… Madame la Présidente, Monsieur le Président… »), de la phrase d’accroche (« En ma qualité de propriétaire, je me permets de vous contacter… Je me permets de vous contacter en ma qualité de propriétaire… C’est en ma qualité de propriétaire que je me permets de vous contacter… »), du ton du courrier (respectueux ? directif ? poli ? insolent ? résolu ?) et, plus fondamental encore, de la formule de politesse qui classait les rédacteurs en castes : les gens du monde (« Je vous prie de croire en l’assurance de toute ma considération respectueuse »), les intellectuels (« Je vous prie de croire en l’absolue sincérité de mes hommages spirituels »), les obséquieux (« Je vous prie d’agréer l’hommage de mon indicible et respectueux dévouement »), les hypocrites (« Je vous prie de croire, Monsieur le Président du syndic, que je vous compte parmi mes amis les plus fidèles »), les sans-manières (« Bien cordialement »)… Chez Michard, Tugdual arpentait le couloir en soufflant, plein de componction, d’un pas pressé et lourd, de son bureau à l’imprimante, de l’imprimante à son bureau.
« Ça bosse, chez Laugier ! »
Ah oui, ça bossait ! Le courrier au syndic comptait bientôt dix pages où Tugdual multipliait les réclamations, dénonçait des exactions intolérables, critiquait la mairie d’arrondissement, accusait la Ville de Paris, en appelait à l’État, à la cedh ! Ce n’était plus un courrier, c’était un mémoire, un opuscule, un brûlot !
« Ça bosse, chez Laugier ! »
Lorsque le courrier – qu’il avait intitulé mémoire ampliatif – était enfin achevé, chaque mot était si bien pesé qu’on n’y comprenait plus rien. Mathilde était chargée d’aller le porter en toute hâte au bureau de poste afin qu’il fût relevé dès le samedi matin, son fiancé n’ayant pas eu une minute pour le faire poster par une assistante. Et si Mathilde s’étonnait d’avoir à se précipiter pour un courrier qui n’avait rien d’urgent, Tugdual lui rappelait que sa mission n’était rien comparée à la sienne, qui l’avait retardé dangereusement dans son travail.
Il avait rencontré Mathilde lors d’une soirée étudiante. Bien que n’ayant jamais connu un grand succès dans ce type d’événements, ni n’importe où ailleurs, Tugdual ne doutait pas de son charme et avait, ce soir-là, opté pour une nouvelle stratégie de séduction, les précédentes n’ayant pas toujours porté leurs fruits. Plutôt qu’essayer d’attirer la danseuse la plus convoitée de la piste par des mouvements de bassin et d’irrésistibles œillades, Tugdual s’était dirigé vers Mathilde qui se tenait dans un coin, à l’écart d’un groupe de jeunes filles dont le cercle de discussion s’était refermé devant elle comme les portes d’une forteresse. Tugdual, lion superbe et généreux, l’avait abordée avec des mots qu’il ne cesserait de lui rappeler les années suivantes :
« Comment se fait-il que la plus jolie fille de la soirée n’ait pas de cavalier ? »
Bien qu’un peu inquiète à l’idée que ce grand dadais pût se moquer d’elle, Mathilde avait levé vers lui ses pommettes roses et un sourire d’encouragement. Il l’avait rassurée, l’avait fait danser, elle qu’on invitait si peu, lui avait raconté sa vie – travail acharné et aventures d’un soir –, dépeint ses ambitieux projets et s’était même laissé aller à lui confesser qu’il aspirait désormais à vivre une belle histoire plutôt qu’à collectionner les conquêtes. Mathilde l’avait laissé la raccompagner jusqu’à la porte de sa chambre et avait apprécié qu’il n’insistât pas pour passer la nuit avec elle. « Tu es différente de toutes celles que j’ai eues », lui avait-il chuchoté avec ce même regard de don Juan touché au cœur. Le lendemain, il lui avait envoyé un sms. « La belle Mathilde m’accorderait-elle une heure de son temps ? » Elle la lui avait accordée. Rapidement, Tugdual avait élaboré pour eux une feuille de route avec des projets à réaliser, des étapes à franchir, des objectifs à atteindre. Dans sa chambre d’étudiant, il avait relié entre elles trois pages blanches avec du scotch. Il avait tiré un trait sur toute la largeur, entrecoupé de petites barres verticales. Le grand trait horizontal représentait le reste de leur vie et les barres verticales chacune des cinquante prochaines années. C’est ainsi que Mathilde, les yeux ronds d’étonnement au-dessus de ses pommettes roses, avait découvert que Tugdual gagnerait deux mille euros net dans deux ans, qu’ils achèteraient un appartement dans trois, que Tugdual gagnerait quatre mille euros dans quatre, qu’ils se marieraient cette même année, qu’elle aurait son premier enfant dans cinq, son second dans sept – mais qu’une marge de sécurité lui laissait encore le loisir de le reporter l’année suivante. Venaient ensuite l’acquisition du second appartement, définitif celui-ci, l’inscription des enfants à Henri-IV, l’investissement locatif dans un petit studio qui leur servirait de pied-à-terre pour leurs vieux jours, la résidence secondaire…
« Dans la vie, disait-il, il faut une feuille de route, sinon on ne sait pas où l’on va. Je suis le capitaine, qui donne le cap, et tu es mon fidèle matelot. »
Et si Mathilde ne répondait pas, Tugdual insistait :
« Pas vrai, chérie ?
— Vrai. »
D’ailleurs, il ne prenait jamais une décision sans consulter Mathilde, qui l’approuvait toujours : « J’ai bien fait d’acheter du pain ce matin. Pas vrai, chérie ? – Vrai, chéri » ; « C’est une sacrée affaire que j’ai faite là, vrai ou faux ? – Vrai, chéri » ; « Ce n’est pas avec des empotés pareils qu’on va redresser la France ! J’ai tort ou j’ai raison ? – Tu as raison, chéri. » Bien que se sentant parfois trimballée comme une valise, Mathilde éprouvait un amour reconnaissant envers Tugdual : pour la première fois quelqu’un l’incluait dans ses plans. De son côté, l’amour de Tugdual pour Mathilde était sincère mais maladroit. Il n’osait lui avouer que les petits plaisirs de la vie n’étaient pour lui des plaisirs qu’en ce qu’il avait hâte de les raconter le soir même à Mathilde (il ferait beau ce week-end, il avait une faim de loup, il avait acheté vingt-quatre rouleaux de papier-toilette au prix de douze) et se persuadait que celle-ci ne se contenterait pas de si peu. Non, Mathilde attendait de lui ce que toutes les femmes devaient attendre d’un mari : protection, assurance et prestance. Sans quoi, à la moindre déconvenue, les bonnes femmes filaient à l’anglaise pour trouver mieux ailleurs sans qu’il y eût rien d’inconvenant à ça : n’importe qui changerait d’employeur contre un meilleur salaire. Tugdual vivait ainsi chez lui dans une quête d’admiration qui se déclinait sous toutes les formes du quotidien, de sa façon de boire le café le matin (à gorgées franches et bruyantes) jusqu’à sa manière de pousser le caddie au supermarché (sifflotant, bras écartés, sans embardée). Il devait se surpasser en tout pour éblouir Mathilde.
Tugdual avait décrété qu’ils iraient déjeuner tous les dimanches chez la mère de Mathilde et avait fait passer son diktat pour une exigence de sa fiancée, qui n’y tenait pourtant pas.
« N’insiste pas, Mathilde, je la connais, ta mère ! Les habitudes sont les habitudes ! »
Et si Mathilde contestait, Tugdual couvrait sa voix jusqu’à ce qu’elle l’approuvât.
« Vrai, chéri.
— À la bonne heure. Alors, allons-y, sinon ma belle-doche va encore nous faire une crise. Et pareil pour mon beauf. J’ai tort ou j’ai raison ?
— Tu as raison, chéri. »
En l’absence du père, décédé lorsque Mathilde était enfant, Tugdual s’était érigé en chef de famille, dont les membres avaient vu l’arrivée comme une bénédiction pour Mathilde qui manquait terriblement de confiance en elle, mais ils commençaient à se lasser de le voir régenter leur propre vie. Il avait fait du bout de table, autrefois assigné au père, sa place habituelle, sa fiancée se tenant à sa droite, sa mère et son beau-frère à sa gauche. Gaspard, de deux ans le cadet de Mathilde, plutôt introverti et fervent catholique, se faisait accueillir à son retour de la messe par quelque boutade que Tugdual se gardait de renouveler : « Allons donc, voilà la grenouille de bénitier ! Dis donc, j’espère que tu ne pries pas pour les chômeurs parce que là-haut, Il n’a pas l’air de t’écouter » ; « Alors, saint Gaspard, je sais que les voies du Seigneur sont impénétrables mais Il ne se fait pas beaucoup entendre du côté de la Terre promise où on se bat en Son nom depuis deux mille ans ! » Sur ce, Tugdual tournait sa bouille satisfaite et goguenarde vers Mathilde ou vers sa belle-mère : on ne faisait pas gober à Tugdual Laugier ces sornettes de cureton ! Parfois, Mathilde lui chuchotait de ne pas vexer son frère et Tugdual répondait tout haut pour que son « beauf » l’entendît :
« Il ne va pas se vexer, l’enfant de chœur : Dieu est plein de miséricorde. Pas vrai ? »
Et comme Gaspard ne répondait toujours pas, Tugdual, en pater familias bienveillant, venait lui adresser une accolade virile.
Gaspard s’irritait de la fulgurante familiarité avec laquelle le traitait le nouveau venu. Si Mathilde était heureuse avec cet individu plutôt qu’un autre, il en était ravi pour elle, mais pourquoi diable ce Tugdual Laugier s’évertuait-il à multiplier les marques d’intimité à son égard ? Chiquenaudes, boutades et conseils… Au déjeuner, Tugdual avait décrété qu’il convenait de parler affaires – autrement dit, des siennes – et puisque les femmes n’y connaissaient rien, il ne s’adressait qu’à Gaspard, qui s’y intéressait encore moins.
«Tu verras, le monde des affaires est un monde de requins», l’avait prévenu Tugdual après trois mois chez Michard qu’il avait occupés à s’enfoncer des bûchettes dans la bouche et à péter comme un goret ulcéreux.
La famille de Mathilde, bien élevée et trop peu habituée aux rapports sociaux pour s’en priver totalement, l’écoutait religieusement évoquer ses lourdes responsabilités, ainsi que son salaire qui dépassait – et de loin ! – ses ambitions les plus folles. D’ailleurs, il avait apporté pour l’occasion la feuille de route qui trônait habituellement dans l’entrée. C’était inscrit là, noir sur blanc, au-dessus du trait représentant son vingt-sixième anniversaire : «2 000 € net/mois». Gaspard n’avait qu’à vérifier par lui-même s’il ne le croyait pas. Il n’était pas question de fanfaronner en révélant combien il gagnait aujourd’hui – ça n’était pas son genre – mais il n’avait pas à se plaindre. »

À propos de l’auteur
DARKANIAN_Pierre_© Céline_NieszawerPierre Darkanian © Photo Céline Nieszawer

Avec Le Rapport chinois, Pierre Darkanian offre à la littéraire française sa Conjuration des imbéciles. C’est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Ceux qui n’avaient pas trouvé place

MONY-ceux_qui_navaient_pas_trouve_place  RL_2021

En deux mots:
Serge a besoin d’un avocat, car il trempe dans des affaires un peu louches. Il se souvient alors d’un jeune homme – le narrateur – croisé au Grand Café à Bordeaux. Entre les deux va naître bien davantage qu’une relation de travail, entre fascination et incompréhension, entre admiration et émulation.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le tombeau de Serge Elkoubi

Avec Ceux qui n’avaient pas trouvé place, Olivier Mony nous offre un court roman, l’histoire d’un escroc et de son avocat, mais aussi une belle histoire amitié.

Leur rencontre date de la fin des années soixante, lorsque la jeunesse dorée bordelaise se retrouvait au Grand Café, établissement aujourd’hui disparu de la rue Montesquieu. Bien que n’appartenant pas au cercle des biens nés, le charme et l’originalité de Serge lui ont bien vite permis d’intégrer la bande de garçons venant ici s’imaginer un avenir. Pour le narrateur et ses amis, il était «tout ce que nous n’étions pas et que l’on rêvait d’être.»
Pour ce petit cercle, la voie semble toute tracée, suivre le chemin des parents. Il en va ainsi du narrateur, engagé comme avocat au sein du cabinet paternel. C’est aussi la raison pour laquelle Serge va se rapprocher de lui. Il a en effet «une affaire qui pouvait l’intéresser». Il s’agit en l’occurrence de le sortir du pétrin dans lequel il patauge. Mission accomplie sans trop de peine. Voici les deux hommes liés, car les trafics peu licites vont se succéder et leur relation va devenir une amitié de plus en plus solide. Il faut dire que le flambeur, joueur, amateur de vitesse, de belles voitures et de jolies filles a tout pour séduire, y compris dans sa manière de braver la justice. Car le tribunal a longtemps suivi Serge plus que son avocat, qui n’avait qu’à approuver les arguments développés par son client. Mais, un beau jour de 1971, le couperet tombe. Les sursis sont révoqués, la peine est lourde: trois ans ferme. Ajoutons qu’à l’époque, les conditions de détention étaient plus difficiles qu’aujourd’hui et la privation de liberté vous coupait vraiment du monde extérieur.
Entre le chapitre d’introduction dans lequel on découvre que Serge est sorti en 1973 pour bonne conduite et que, parmi les garçons de l’établissement scolaire qui passaient devant sa fenêtre se trouvait un fils qu’il ne connaissait pas et le chapitre de conclusion qui lève le voile sur cette énigme, Olivier Mony a construit un roman qui déroule la vie de Serge Elkoubi le Bordelais qui deviendra Serge Dalia après son exil. Car, en sortant de prison, il a compris que désormais sa vie devra se faire loin de Bordeaux. Il ne faut pas tenter le diable.
C’est d’abord en Espagne qu’il tente sa chance, mettant au point un astucieux plan de transfert de devises. Qui finira toutefois par être éventé. Il se lancera alors dans la vente de paréos et colifichets pour touristes aux Baléares, avant de filer vers d’autres cieux et d’autres continents, si bien qu’au moment du bilan, il confessera avoir goûté aux geôles des cinq continents.
C’est bien des années plus tard, à Saint-Barth que le narrateur le retrouvera. Et qu’il tentera de démêler le vrai du faux, entre la légende et les faits, entre les amours et les passions. Bianca Goldstein que Serge a épousé alors qu’il était encore incarcéré, lui apportera une aide précieuse, même si on imagine que sa version peut aussi être remise en question.
Olivier Mony, qui est aussi critique littéraire à Sud-Ouest, a bien compris combien Albert Einstein a eu raison d’affirmer que «l’imagination est plus importante que le savoir». De la même manière que l’on construit un récit national, une Histoire soi-disant officielle, il a construit un hommage aussi sincère que «reconstruit» à la mémoire de son ami. Et c’est ce qui fait toute sa grandeur.

Ceux qui n’avaient pas trouvé place
Olivier Mony
Éditions Grasset
Roman
144 p., 15,50 €
EAN 9782246821038
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Bordeaux. Mais on y voyage beaucoup, aussi bien France, à Domme, Vannes, Autun, Pau, Gradignan, Saint-Jean-de-Maurienne, qu’à l’étranger, à Salamanque, Munich, Gènes, Saint-Sébastien, Barcelone, Cadaquès, Ibiza et Saint-Martin dans les Antilles.

Quand?
L’action se déroule des années 1960 à nos jours avec l’évocation de la Seconde Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Jamais personne ne m’est apparu plus secret, ou pour mieux dire, plus caché, plus dissimulé, que Serge Elkoubi. Lui dont l’histoire même paraissait inciter à une forme prégnante de mélancolie (et qui, au fil des années, s’y abandonnera de plus en plus volontiers) semblait paradoxalement ne se supporter qu’au présent. Un présent qu’il ne renonça jamais à vouloir modeler pour le seul profit de sa légende. »
Bordeaux, années 60, un jeune homme à l’œil bleu acier change chaque semaine de voiture et de fille. Charmeur, avide de vitesse et de vie, Serge Elkoubi séduit les femmes et fascine les jeunes bourgeois avides de s’encanailler. Il navigue en eaux troubles, mystificateur, pilote de course, voleur de voitures, petit escroc. S’il a pu maintes fois vérifier l’effet de son bagout sur les juges, il n’échappe pourtant pas à la case prison, où se réjouit de l’y voir son père, ancien déporté sans pitié pour son hédoniste de fils.
Les plages du monde, années 70. Serge quitte la France, vers l’Espagne, le Mexique, l’Indonésie… Énigmatique, il achète une nouvelle identité et change d’activités, s’accordant à la vague hippie : ça et là toxicomane, dealer, fabricant de paréos ou gigolo à ses heures. Celui que l’on appelle désormais Serge Dalia fuit le passé aussi vite que son ombre et finit par atterrir sur l’île de Saint-Martin, reclus volontaire dans sa propre légende.
Quête et enquête autour d’un être insaisissable pour tous, tant pour ses enfants qu’il a à peine connus, que pour Bianca qui fut son alter ego féminin, ou encore son meilleur ami et avocat qui le suivit toujours. Par la grâce d’une écriture aussi limpide que son sujet est trouble, Olivier Mony cherche ici à dire l’absence, à briser la couche de glace et d’oubli qui obscurcit la mémoire, à restituer le mentir-vrai d’un être.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Grégoire Delacourt 

Les premières pages du livre
« La résidence était sans charme. Bruyante, fonctionnelle, elle devait pourtant être encore presque neuve lorsque tous les mardis matin, de la fenêtre de son appartement du troisième étage, Serge Elkoubi guettait son fils. C’était vers 8 h 30, 8 h 40 au plus tard, quand les enfants de l’institution religieuse proche se rendaient en rangs par deux, à la piscine de la rue Judaïque. De là où il était, le nez collé à sa fenêtre, une tasse de thé à la main tandis que la chatte Punaise lui glissait entre les jambes, Serge n’apercevait d’eux que le sommet de leurs crânes ou plutôt leurs bonnets, capuches et même parfois – il faisait froid l’hiver en ce temps-là – leurs passe-montagnes. De cette file de petits garçons qui invariablement faisait halte quasiment à ses pieds pour mieux se préparer, sous la direction d’un instituteur rouquin, à traverser la rue, Serge savait qu’un était différent. Un était le sien, il ignorait lequel.
Au fil des semaines, presque chacun s’était présenté à l’appel. Il y avait eu le petit fier-à-bras en blouson de ski bicolore et bottes fourrées, celui qui portait un imperméable invariablement trop grand pour lui et semblait implorer que l’on s’intéresse plutôt à son pull-over à motifs jacquard. Il y avait eu les deux dissipés du fond de la file qui se battaient pour un rien. Pendant longtemps, deux ou trois semaines, Serge en avait tenu pour un gamin mélancolique avec un grand nez et des cheveux blonds et bouclés avant de devoir y renoncer le jour où il reçut une lettre de la mère de l’enfant qui, croyant lui faire plaisir, lui écrivait “chaque jour, ton fils te ressemble un peu plus…”. Il eut beau chercher, de ce qu’il en voyait, aucun ne lui paraissait répondre à cette ébauche de portrait-robot. Il arriva alors qu’il y eût même un ou deux mardis où, découragé, il ne fût pas au rendez-vous des enfants. Mais la curiosité – ou quelque autre sentiment – fut la plus forte. Il reprit bientôt place devant sa fenêtre. Il y eut même une fois où l’un des enfants, pas le plus gracieux à vrai dire, trop rond, déjà binoclard, leva vaguement les yeux vers lui. Serge fut tenté de lui adresser un geste, mais y renonça, saisi par le pathétique de la situation. Les choses en restèrent là. Lui, là-haut, son fils tout en bas. Et entre eux, en cette année 1973, le jour qui se levait sur Bordeaux. »

Une Mustang dans la nuit bordelaise
C’est en 1973 que Serge Elkoubi entreprit de ne plus revenir de voyage. Depuis qu’il était sorti de prison, il tenait de toute façon encore moins en place que d’habitude. Il avait des gens à voir, disait-il. Des gens à voir à Biarritz, « sur la Côte » (sans préciser jamais laquelle), vers l’Espagne ou parfois à Genève. Des gens qui avaient des noms, parfois oubliés. Certains me reviennent, malaisément, sans que je puisse vraiment assurer que c’étaient ceux de ce temps-là, Louis Sordain, un certain Micha (ou Michka ?) Bellabre, Cynthia Vernaud-Tisnier, les Roudeix, qui pouvaient, pour ce que j’en imaginais, être un couple ou des frères… Nous n’en savions guère plus. Il partait avec sa Mustang rouge que les policiers n’avaient pas su ou pas voulu trouver et revenait parfois sans. En train, en avion ou de temps en temps avec une Ford Taunus crème dont il moquait la boîte automatique et les performances routières. Et par quelque mystérieux prodige, la Mustang finissait toujours par réapparaître. Enfin, avec ou sans voiture, il revenait. «Pour Punaise», précisait-il en riant.
Aussi, lorsqu’il partit pour de bon, ce fut d’abord comme si rien n’avait changé.
Je l’avais connu quelques années auparavant. Six ou sept ans. Il y avait en ce temps-là, rue Montesquieu, un Grand Café – c’était son nom – où aimait à se retrouver, pour déjeuner ou le soir venu, la jeunesse dorée de la ville, à laquelle j’appartenais sans conviction ni réserve. Nous laissions volontiers les troquets enfumés et surpeuplés à nos congénères étudiants pour nous retrouver dans ce vaste hall de marbre, de néons et de verre ou sur sa terrasse, avec vue directe sur les magasins alentour et leurs vendeuses. Puisque certains semblaient en tenir alors en matière d’avenir pour le Grand Soir, nous, charmants imbéciles, notre présent suffisait à nos désirs, nous n’en avions que pour des Patricia, Françoise ou Martine, aujourd’hui presque confondues dans le souvenir. Parmi notre bande – ou quel que soit le nom que l’on puisse donner à cet agrégat de garçons que réunissaient arbitrairement naissance et certitude de soi – il y avait un type différent. Son père ne connaissait pas les nôtres, il n’avait pas fréquenté les collèges marianistes ou jésuites où nous avions paresseusement fait nos humanités, il n’affectait pas le « parler canaille » qui nous rassemblait, était plus prodigue et généreux qu’aucun d’entre nous et comptait, j’allais bientôt l’apprendre avant de le constater, bien plus de bonnes fortunes amoureuses que nous tous réunis. Il n’avait pourtant rien d’un apollon ; petit, nerveux, cheveux déjà presque poivre et sel, des yeux d’un bleu étonnant, électrique (des années plus tard, une de ses anciennes conquêtes me dira croire que s’il était parti si loin, dans les îles, c’était peut-être par coquetterie, pour les assortir aux cieux des Caraïbes…), blouson en daim, pieds nus dans ses mocassins. Un frimeur. Nous l’étions tous, mais avec une réussite plus inégale.

Ma vie durant, à intervalles plus ou moins réguliers, je me suis demandé la nature du charme, au sens premier du terme, du charisme qu’exerçait Serge sur tous ceux, garçons et filles, jeunes et moins jeunes, qui le croisèrent. C’est une question qui finalement n’a pas de réponse, ou alors beaucoup ; propre à chacun. Disons seulement qu’il était peut-être alors, lorsque je le rencontrai, tout ce que nous n’étions pas et peut-être rêvions d’être. Un type qui rentre par les fenêtres plus que par les portes si c’est son bon plaisir du moment. Un type dangereux, moins insolent voire inconscient, que sans limites. Nous savions par notre naissance, notre sexe, que quoi qu’on puisse laisser croire, notre horizon serait un jour borné. Serge donnait l’impression de l’ignorer ou de défier cette fatalité. Et de fait, il y eut chez lui, dans sa vie, quelque chose de l’ordre du sacrificiel. Nous devions déjà en avoir plus ou moins conscience.
Ce fut lui qui vint me chercher. Ce devait être en hiver, je revois le duffle-coat gris taupe dont je m’affublais alors. Après des études où le nom de mon père me tint plus ou moins lieu de diplôme, je venais d’intégrer son cabinet, l’un des plus gros de la ville. « C’est toi, l’avocat ? » s’enquit-il. J’acquiesçai. « Serge Elkoubi. Patrick m’a parlé de toi. Écoute, là je ne peux pas, mais il faut que rapidement je te parle d’une affaire qui devrait t’intéresser. On se voit demain, même heure, d’accord ? » Patrick, c’était Patrick Lopes, fils d’une riche famille de négociants en rhum, pas le plus malin d’entre nous, ni le moins enclin à se laisser corrompre, le seul dont Serge acceptait qu’il le surnomme Sergio, ce qui chez tout autre le plongeait dans une rage folle et entraînait inévitablement le bannissement sans espoir de retour du malheureux coupable. Impossible aujourd’hui de me souvenir quelle était cette « affaire » inaugurale. Il y en eut tant. Peut-être un micmac, avec Lopes justement, autour de droits de douane sur le porto. Je crois me souvenir qu’à l’époque, Serge passait beaucoup de temps sur le port. Ce que je sais en revanche, c’est que j’étais fermement décidé à ne pas déférer à cette invitation cavalière. Et que le lendemain, à l’heure dite, j’étais là, à attendre que sa Mustang vienne se glisser le long de la terrasse du Grand Café.
Jamais personne ne m’est apparu plus secret, ou pour mieux dire, plus caché, plus dissimulé, que Serge Elkoubi. Sans doute parce qu’il l’était d’abord à lui-même. Lui qui s’intéressait à tout – rapidement, trop rapidement, mais la vitesse était ce qui le constituait – donnait tous les signes de l’ennui le plus profond lorsque par mégarde la conversation dérivait non sur ses actes, mais sur leur motivation. Lui dont l’histoire même paraissait inciter à une forme prégnante de mélancolie (et qui, au fil des années, s’y abandonnera de plus en plus volontiers) semblait paradoxalement ne se supporter qu’au présent. Un présent qu’il ne renonça jamais à vouloir modeler pour le seul profit de sa légende.
Une chose toutefois. Pas rien, si peu. C’était à Saint-Martin, la dernière fois que nous nous sommes vus. Comme toujours, une convocation qui se faisait passer pour une invitation. Je ne m’en formalisais pas et quelles que soient les raisons qui justifiaient une telle impériosité (je me doutais qu’il serait encore question d’identité, de papiers, de ce nom qui était le sien désormais, de celui qu’il avait cru devoir abandonner, du risque qu’il croyait encourir s’il lui venait le désir de revenir en France), elles me paraissaient pouvoir justifier un séjour dans sa grande maison de bois ouverte aux vents des tropiques, à l’ombre de son majestueux manguier, dans cette île où pour moi aussi, tout incitait à l’oubli. Ainsi en fut-il, lors de journées délicieusement indolentes et rythmées par des conversations qui l’étaient de moins en moins tandis que sa colossale consommation quotidienne d’herbe dressait comme un paravent entre lui et le réel, entre lui et moi. J’en pris mon parti sans m’en préoccuper davantage lorsque vers la fin du séjour je réalisai que finalement, l’essentiel de ses activités lucides n’avait guère consisté, assisté de Joseph, l’homme à tout faire de la maison, qu’à faire, défaire et bricoler, sans rime ni raison, les systèmes de verrouillage du grand portail d’entrée de sa propriété. C’est dans l’avion du retour que je compris que Serge Elkoubi, mon malheureux client et ami, ayant connu si souvent et dans tant d’endroits à travers le monde la privation de liberté, enfant à sa façon de la plus grande tragédie du siècle dernier, lui qui n’en avait que pour sa liberté, n’était plus désormais qu’un reclus volontaire. Et que ce serait, cette fois-ci vraiment, sans espoir de retour.
Et c’est ainsi que tout ce que l’on peut dire de Serge ne peut être qu’un tombeau. »

Extraits
« J’avais essayé pour préparer le procès d’en savoir plus. Georges-Bahi Elkoubi était né le 4 janvier 1917 à Constantine. Famille nombreuse, sans doute plutôt modeste, pas misérable, Élevé dans la tradition juive, mais sans dévotion excessive. Néanmoins, la promiscuité et le poids des traditions semblaient lui avoir pesé, comme ce sera plus tard le cas de son fils. Aussi, est-ce avec une joie à peine dissimulée qu’il s’y soustrait: pour remplir jeune homme ses obligations militaires, peu de temps après avoir passé son diplôme d’apprenti coiffeur. Le changement de décor est radical puisqu’il est incorporé dans un régiment de Saint-Jean-de Maurienne, en Savoie. Il y accomplit ses devoirs sous les armes avec toute l’efficacité requise, mais surtout, joli garçon, volontiers charmeur, il y fait la connaissance de Colette Brunaud, une Bretonne de Vannes, venue dans ces montagnes suivre son père, receveur local des impôts. » p. 57-58

« Un événement pourtant vint perturber ce triste ordonnancement des jours. Ce devait être vers l’été 1972, je ne parviens pas à en retrouver la date précise, seulement qu’il faisait très chaud. Bref, je fus ce jour-là, dans un parloir désert et donc surchauffé, le témoin de mariage de « Monsieur Serge Georges Simon Elkoubi, né le 22 décembre 1941 à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie) actuellement domicilié à la Maison d’arrêt centrale de Gradignan (Gironde) avec Mademoiselle Bianca Marie Jeanne Goldstein, née le 26 janvier 1947 à Toulouse (Haute-Garonne), domiciliée au 6 rue Jean-Jacques Rousseau à Bordeaux (Gironde) ». Bien entendu, nul n’avait souhaité être le témoin de la mariée et il m’avait fallu en convaincre le directeur de la prison, un certain Appietto, que cette cérémonie, malgré sa rigueur tout administrative, attendrissait sans doute. Les époux se jurèrent fidélité et assistance ; le premier de ces termes me paraissait devoir être laissé à leur libre arbitre, le second, lui, ne laissait pas de m’inquiéter… » p. 71-72

À propos de l’auteur
MONY_Olivier©_PhotoDROlivier Mony © Photo DR

Olivier Mony est journaliste et écrivain. Critique pour Livres-Hebdo et pour Sud-Ouest, il a reçu en 2007 le prix Hennessy du journalisme littéraire. (Source: Éditions Grasset)

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Les sept mariages d’Edgar et Ludmilla

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En deux mots:
Lors d’un voyage en ex-URSS Edgar rencontre Ludmilla. C’est le coup de foudre qui va l’entraîner à un mariage blanc pour sortir la belle du pays. Arrivés en France, il rend sa liberté à son épouse et lui offre un vrai mariage d’opérette. Divorces et mariage vont alors se suivre, nous offrant une splendide traversée du siècle.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Le mariage est une vie dans la vie*

En imaginant le couple formé par Edgar et Ludmilla, Jean-Christophe Rufin nous offre d’une traversée des années soixante à nos jours, doublée d’une réflexion sur la vie de couple. Une joyeuse épopée, un opéra tragi-comique, un vrai régal!

Voilà sans doute l’un des meilleurs romans de l’année! S’agissant de l’œuvre du président du jury du Prix Orange du Livre 2019 – dont j’ai la chance de faire partie pour cette édition – je vois déjà les sourires de connivence et les soupçons de favoritisme au coin des lèvres des «incorruptibles». Du coup, je me dois de mettre les choses au point d’emblée. Je n’ai fait la connaissance de Jean-Christophe Rufin que lors de notre rencontre – éphémère – en mars dernier et c’est par curiosité que j’ai lu ce roman, sans pression d’aucune sorte. J’avoue toutefois que j’aurais été peiné qu’il ne me plaise pas, tant l’homme m’a paru sympathique et bien loin des préciosités auxquelles on entend quelquefois résumer les académiciens.
Sympathique, à l’image d’Edgar, sorte de prolongement romanesque de l’auteur qui s’est essayé lui aussi aux remariages avec la même femme. Une expérience qu’il a pu mettre à profit en imaginant cette extravagante traversée du siècle et en y joignant une bonne dose de romanesque.
Je me prends même à l’imaginer suivant les préceptes oulipiens en s’imposant la contrainte des sept mariages, histoire de pimenter une histoire qui ne manque pas de sel. Le défi – parfaitement relevé – consistant alors à trouver une logique à cette succession d’épousailles et de divorces.
Comme le tout s’accompagne d’une bonne dose de dérision, voire d’autodérision, on se régale, et ce dès cet avertissement introductif: «Avant de commencer ce périple, je voudrais vous adresser une discrète mise en garde: ne prenez pas tout cela trop au sérieux. Dans le récit de moments qui ont pu être tragiques comme dans l’évocation d’une gloire et d’un luxe qui pourront paraître écrasants, il ne faut jamais oublier que Ludmilla et Edgar se sont d’abord beaucoup amusés. Si je devais tirer une conclusion de leur vie, et il est singulier de le faire avant de la raconter, je dirais que malgré les chutes et les épreuves, indépendamment des succès et de la gloire éphémère, ce fut d’abord, et peut-être seulement, un voyage enchanté dans leur siècle. Il faut voir leur existence comme une sorte de parcours mozartien, aussi peu sérieux qu’on peut l’être quand on est convaincu que la vie est une tragédie. Et qu’il faut la jouer en riant.»
Après un débat sans fin, l’idée est émise d’aller voir en URSS comment on vit de l’autre côté du rideau de fer. Paul et Nicole, Edgar et Soizic prennent un matin le volant de leur superbe Marly pour une expédition qui leur réservera bien des surprises, à commencer par cette femme nue réfugiée dans un arbre dans un village d’Ukraine et dont Edgar va tomber éperdument amoureux. Le mariage étant la seule solution pour qu’elle puisse l’accompagner en France, une première union est scellée. Mais Edgar se rend vite compte qu’en vendant des livres en porte à porte, il ne peut offrir à son épouse la belle vie dont il rêve et préfère lui rendre sa liberté. Un divorce par amour en quelque sorte.
Et une preuve supplémentaire que les crises peuvent être salutaires parce qu’elles contraignent à agir pour s’en sortir. Edgar se lance dans la vente de livres anciens et s’enrichit en suivant les vente aux enchères pour le compte de bibliophiles, Ludmilla suit des cours de chant.
Il suit sa voie, elle suit sa voix. Ils finissent par se retrouver, par se remarier. Pour de bon, du moins le croient-ils. Mais alors que Ludmilla commence une carrière qui en fera une cantatrice renommée, les ennuis s’accumulent pour Edgar, accusé de malversations et qui ne veut pas entraîner Ludmilla dans sa chute. Un second divorce devrait la préserver…
Rassurez-vous, je m’arrête là pour vous laisser le plaisir de découvrir les épisodes suivants qui vont faire d’Edgar une sorte de Bernard Tapie, qui après avoir monté une chaîne d’hôtels aux activités très rentables s’est lancé dans le BTP, a monté une équipe cycliste avant de se lancer sur le terrain du luxe et des médias et de Ludmilla une diva, notamment après avoir été consacrée à Hollywood. Dans ce tourbillon, ils vont se retrouver comme des aimants, tantôt attirés et tantôt repoussés.
Dans la position du témoin, de l’enquêteur qui entend en savoir davantage sur les raisons qui ont motivé mariages et divorces, le narrateur s’amuse et nous fait partager cette extraordinaire traversée du siècle. Jean-Christophe Rufin est indéniablement au meilleur de sa forme!

*Honoré de Balzac, Physiologie du mariage (1829).

Les sept mariages d’Edgar et Ludmilla
Jean-Christophe Rufin
Éditions Gallimard
Roman
384 p., 22 €
EAN 9782072743139
Paru le 28/03/2019

Où?
Le roman se déroule principalement en France, mais nous emmène tout autour de la planète, d’Ukraine aux États-Unis et d’Italie en Afrique du Sud.

Quand?
L’action se situe de 1958 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sept fois ils se sont dit oui. Dans des consulats obscurs, des mairies de quartier, des grandes cathédrales ou des chapelles du bout du monde. Tantôt pieds nus, tantôt en grand équipage. Il leur est même arrivé d’oublier les alliances. Sept fois, ils se sont engagés. Et six fois, l’éloignement, la séparation, le divorce…
Edgar et Ludmilla… Le mariage sans fin d’un aventurier charmeur, un brin escroc, et d’une exilée un peu « perchée », devenue une sublime cantatrice acclamée sur toutes les scènes d’opéra du monde. Pour eux, c’était en somme : « ni avec toi, ni sans toi ». À cause de cette impossibilité, ils ont inventé une autre manière de s’aimer.
Pour tenter de percer leur mystère, je les ai suivis partout, de Russie jusqu’en Amérique, du Maroc à l’Afrique du Sud. J’ai consulté les archives et reconstitué les étapes de leur vie pendant un demi-siècle palpitant, de l’après-guerre jusqu’aux années 2000. Surtout, je suis le seul à avoir recueilli leurs confidences, au point de savoir à peu près tout sur eux.
Parfois, je me demande même s’ils existeraient sans moi.» Jean-Christophe Rufin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Croix (Stéphanie Janicot)
Libération (Frédérique Roussel)
Var-Matin (Laurence Lucchesi – entretien avec l’auteur)
Le blog de Squirelito 
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Chez Laurette 
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe 
Jean-Christophe Rufin parles des Nouvelles lois de l’amour dans l’émission «Livres & vous» d’Adèle Van Reeth © Production France Culture


Jean-Christophe Rufin présente « Les Sept Mariages d’Edgar et Ludmilla » à La Grande Librairie de François Busnel © Production France Télévisions


Jean-Christophe Rufin invité de l’émission de Stéphane Bern À la bonne heure! sur RTL

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« PROLOGUE
Ludmilla et Edgar.
Edgar et Ludmilla.
Il m’est impossible d’imaginer ce qu’aurait été leur destin l’un sans l’autre.
J’ai eu le privilège de les connaître tous les deux, ensemble et séparés.
Ce qui a été écrit sur eux, leurs succès, les scandales auxquels ils ont été mêlés, leur réussite éclatante et leurs périodes de crise, voire de déchéance, rien ne peut être compris sans entrer dans le détail du couple qu’ils ont formé.
Cependant, de cela bien peu ont parlé et pour cause. L’essentiel de cette question est resté caché. Ils se sont livrés avec complaisance à la mise en scène de plusieurs de leurs mariages et de quelques-unes de leurs séparations, mais ils n’ont fait connaître au monde – et avec quel éclat – que ce qu’ils voulaient bien montrer. Ces représentations correspondaient à ce que le public attendait d’eux et non aux sentiments, aux émotions, aux joies et aux déchirements qu’ils ressentaient vraiment.
Voilà ce qui, plutôt, m’intéresse et que je compte vous livrer. Je suis un des seuls à les avoir longuement interrogés sur ces questions, à partir du début des années 2000 et jusqu’à leur mort. J’ai ajouté à ces souvenirs une enquête minutieuse qui m’a mené de Russie en Amérique, du Maroc à l’Afrique du Sud. Tous ces lieux ont servi de décor à ces deux personnages, et même à trois, si l’on veut bien considérer que leur vie commune était un être particulier, fait de leurs deux personnalités en fusion.
Avant de commencer ce périple, je voudrais vous adresser une discrète mise en garde: ne prenez pas tout cela trop au sérieux. Dans le récit de moments qui ont pu être tragiques comme dans l’évocation d’une gloire et d’un luxe qui pourront paraître écrasants, il ne faut jamais oublier que Ludmilla et Edgar se sont d’abord beaucoup amusés.
Si je devais tirer une conclusion de leur vie, et il est singulier de le faire avant de la raconter, je dirais que malgré les chutes et les épreuves, indépendamment des succès et de la gloire éphémère, ce fut d’abord, et peut-être seulement, un voyage enchanté dans leur siècle. Il faut voir leur existence comme une sorte de parcours mozartien, aussi peu sérieux qu’on peut l’être quand on est convaincu que la vie est une tragédie.
Et qu’il faut la jouer en riant.

Chapitre I
Ils étaient quatre, deux filles et deux garçons, à rouler dans une Marly couleur crème et rouge pour relier Paris à Moscou. Cette voiture était en 1958 l’image même de la modernité. Elle rompait avec le vieux modèle de la « Traction » Citroën et entendait rivaliser avec les américaines. Simca, le constructeur, l’avait offerte pour cette expédition, séduit par l’idée de faire admirer sa production dernier cri aux foules soviétiques.
Je ne sais pas si vous avez déjà vu une Marly? Pour les besoins de ce récit, je suis allé admirer le modèle de la collection Schlumpf, à Mulhouse. C’est une espèce de grosse baignoire de tôle, au ras du bitume, tout en longueur et en chromes, pas le véhicule idéal pour affronter de mauvaises routes. Or, en cette fin du mois d’avril, dans une Europe de l’Est à peine remise de la guerre et occupée par les Russes, les ornières creusées par les camions et les chars étaient profondes. Le gel formait de véritables rails dans la boue et la Marly avait souvent bien du mal à s’en extraire.
Qui parmi les quatre voyageurs avait pris l’initiative de cette expédition ? Paul, vingt-trois ans, le plus âgé du groupe, revendiquait volontiers la paternité du voyage. Mais il y mettait plus ou moins de force en fonction des circonstances. Lorsque tout allait mal, qu’ils étaient obligés de pousser la voiture, de marcher des heures pour trouver le carburant qui les dépannerait ou lorsque les averses détrempaient leur campement et les faisaient patauger dans des flaques glacées dès le réveil, Paul ne semblait plus trop pressé de prendre à son compte un tel calvaire. Mais dès que le soleil revenait, faisait verdir les champs, dès que des portions asphaltées permettaient de rouler à vive allure, les fenêtres ouvertes, en chantant tous les quatre, il recommençait à se vanter d’avoir conçu ce projet fou.
En vérité, c’était plutôt à Nicole, sa compagne, que revenait le mérite – ou l’imprudence – de cette aventure. Fille d’un ouvrier typographe de Rouen, elle avait été élevée dans le culte de l’URSS. Son père parlait avec tendresse de la « Patrie des Travailleurs » et il avait pleuré, cinq ans plus tôt, la mort de Staline. À Paris où elle était venue suivre des études de médecine, Nicole mettait un point d’honneur à défendre les idées de sa famille, malgré les sarcasmes des jeunes bourgeois qu’elle côtoyait. Elle était l’amie de Paul depuis un an. Otage de l’amour, ce fils de notaire parisien, étudiant en droit et destiné à succéder un jour à son père, était tout sauf un révolutionnaire. Il subissait sans protester les plaidoyers communistes de sa compagne. Il avait compris qu’elle vivait un douloureux dilemme : plus elle s’éloignait de son milieu, plus elle avait besoin d’en défendre les valeurs. Parfois cependant, en entendant son amie lui décrire les charmes de la Révolution bolchevique, il ne pouvait s’empêcher d’exprimer des doutes. Nicole protestait. La discussion devenait violente et sans issue car personne ne voulait renoncer à ses certitudes. Un beau jour, Nicole proposa de trancher ce débat: «Et si on allait voir sur place, en URSS, ce qu’il en est?»
Lancée d’abord comme un défi, l’idée d’un voyage en Union soviétique avait occupé toute l’activité de Paul et de Nicole ces derniers mois. Il leur avait fallu avant tout régler l’épineuse question des visas. Le pays était en pleine déstalinisation. Sous la direction de Khrouchtchev, il s’engageait dans une confrontation planétaire avec les États-Unis. Montrer que le socialisme pouvait apporter le bien-être aux masses, ce qui, à l’époque, voulait dire leur fournir une machine à laver, une voiture et un téléviseur, faisait partie de la stratégie de communication du nouveau pouvoir. Des journalistes occidentaux étaient invités à témoigner ; ils étaient strictement encadrés et conduits dans des villes, pour y voir ce qu’on avait décidé de leur présenter. Quel que fût leur talent, ces professionnels restaient suspects aux yeux des opinions occidentales. Faire témoigner des jeunes, leur laisser traverser le pays, pouvait constituer un extraordinaire coup de pub pour le régime communiste. À condition, bien sûr, que les jeunes en question offrent des garanties et viennent dans un esprit « constructif ». Paul et Nicole constituaient, chacun à sa manière, des profils rassurants pour les autorités soviétiques. Le général de Gaulle, en cette année 1958, revenait au pouvoir. Son scepticisme à l’égard de l’Alliance atlantique était apprécié à Moscou. Par un oncle du côté maternel qui était député gaulliste, Paul se fit recommander auprès de l’ambassadeur de l’URSS à Paris. Les références impeccablement communistes de la famille de Nicole lui permirent par ailleurs d’actionner un réseau de camarades à même, sinon de convaincre les autorités soviétiques, du moins de les rassurer. Les visas furent finalement accordés mais les jeunes gens prirent l’engagement de soumettre leurs textes avant toute publication au ministère de l’Information à Moscou. Ils acceptaient aussi d’être accompagnés dans leur parcours en territoire soviétique par un commissaire politique, pudiquement dénommé « guide touristique ». Enfin, ils s’engageaient à obtenir le soutien d’un grand magazine populaire, afin de donner à leur témoignage – contractuellement positif – un large retentissement.
L’autre fille de l’expédition était une certaine Soizic. Elle avait quitté sa Bretagne natale pour suivre à la Chaussée-d’Antin une formation courte de dactylo. C’était une grande rousse plutôt futile qui n’avait jamais beaucoup aimé les études. Passionnée par la mode, le cinéma, les boîtes de nuit, elle avait vu dans cette idée de croisière automobile une occasion de s’amuser. La perspective de se faire prendre en photo à son avantage et de se trouver un jour dans les pages d’un grand magazine – Paris-Match était partenaire de l’aventure – l’excitait beaucoup. Son flirt du moment lui avait proposé ce voyage. Elle le connaissait depuis peu, mais en était tombée très amoureuse. C’était Edgar, le quatrième membre de l’expédition.
Edgar, notre Edgar. Le voici pour la première fois, lui que nous allons suivre tout au long de cette histoire. Je dois m’arrêter un peu pour le présenter.
Lorsque l’on a connu quelqu’un à plus de quatre-vingts ans, il est difficile de reconstituer ce qu’il a pu être à vingt. La tentation est grande d’affecter le jeune homme des mêmes qualités et des mêmes défauts que l’âge et les épreuves ont révélés. Ce n’est pas toujours pertinent. Cependant, d’après les témoins de l’époque, deux traits de personnalité qui caractérisaient le jeune Edgar resteront présents chez le vieil homme que j’ai côtoyé: l’énergie et la séduction.
L’énergie n’était pas chez lui synonyme d’agitation. C’était plutôt une plante à croissance lente qui était loin d’avoir pris sa pleine dimension. Au moment de ce voyage, cette énergie était encore enfermée au-dedans de lui comme une arme serrée dans un coffre. Pourtant, elle transparaissait dans la vivacité de ses gestes, dans sa bonne humeur matinale, dans son optimisme en face des obstacles, et il n’en manquerait pas au cours de ce voyage.
La séduction, il l’exerçait immédiatement sur ceux qui croisaient sa route. Elle est bien difficile à définir. Seule certitude : elle ne venait pas de qualités physiques particulières. Que dire de remarquable sur son apparence? Une petite cicatrice sur sa pommette droite – chute de vélo dans son enfance – déformait un peu son visage et attirait le regard de ses interlocuteurs. Ses mains fines et longues étaient toujours en mouvement. Ses cheveux châtains, en broussaille sur le front, étaient coupés court vers la nuque, comme le voulait la mode. Rien de bien exceptionnel, en somme. Cependant, il se dégageait de lui un charme puissant. À quoi tenait-il ? Sans doute à la manière unique qu’il avait de mettre de l’élégance dans tout. Ce n’était pas une élégance recherchée, coûteuse, plutôt un talent inné grâce auquel il tirait parti des moindres détails de son apparence pour donner une impression d’aisance et de naturel. Par exemple, il était d’une taille moyenne mais, sur les photos, on jurerait qu’il est très grand. Cette illusion était due à sa minceur, à sa silhouette construite autour de lignes verticales mais aussi, et peut-être surtout, à une manière de se tenir droit, de regarder loin, qui suggérait l’idée de hauteur, d’élévation. Son visage était longiligne, étroit et osseux pour un garçon de son âge. Cette sécheresse de traits ne rendait que plus séduisante l’expression juvénile de ses yeux noisette aux paupières grandes ouvertes et de sa bouche encore charnue, avide, mobile, qui mettra longtemps à s’amincir. Quand il m’a été donné de le connaître, Edgar avait perdu sa lippe depuis belle lurette et ses orbites s’étaient creusées sous d’épais sourcils gris. Pourtant, il conservait l’expression qu’on retrouve sur son visage de vingt ans : ironique, pleine de gaieté, espiègle et intelligente.
L’autre garçon de l’expédition, Paul, n’était certainement pas triste et il était mieux charpenté qu’Edgar. On aurait même pu dire qu’il était beau. En réalité, à part ses cheveux noirs bouclés, rien de remarquable ne se dégage de lui sur les photos de l’époque. Quand il est à côté d’Edgar, toute la lumière semble aller vers celui-ci. Je me méfie de ma fascination mais j’ai fait le test auprès de plusieurs personnes, hommes ou femmes, et tous sont saisis par la même impression : dès qu’Edgar figure sur une image, il la dévore.
Cette puissance de séduction était pour lui comme une déesse protectrice. Il était arrivé à Paris sans le sou à dix-huit ans. Il quittait Chaumont où il avait vécu jusque-là avec sa mère qui travaillait dur sur les marchés. Il ne connaissait personne dans la capitale et voyait fondre à toute vitesse son petit pécule…
Or voilà que trois jours seulement après son arrivée, Edgar aperçoit dans la rue un automobiliste dans un élégant costume bleu clair qui regarde sa Mercedes en se grattant la tête : une de ses roues venait de crever. Aussitôt, il se propose pour la changer. L’homme accepte bien volontiers. Il est amusé par ce gamin débrouillard et souriant qui lui évite de salir un complet tout neuf. Plutôt que de lui jeter trois sous, il a l’idée de l’engager comme garçon de courses dans son étude de notaire. Le précédent venait justement de partir au service militaire. »

Extrait
« – Le premier, un mariage blanc. Ou tout comme: l’URSS, pas de visa, pas de papiers…
– Bref, éluda Edgar.
¬– Le deuxième, un mariage d’opérette. La Rolls rose, le frac et, derrière, l’escroquerie et presque la prison.
Elle jeta un petit coup d’œil dans la direction d’Edgar. Leurs yeux riaient mais il baissa le nez.
– Le troisième, un mariage de convenances.
Ingrid avait redressé la tête d’un coup. Mieux valait ne pas en dire plus, sauf à la rendre indirectement responsable de ce troisième mariage, ce qu’elle contestait avec vigueur. Ludmilla glissa sur cet épisode et passa vite au suivant.
– Le quatrième, un mariage pour les médias, Paris-Match, Point de vue, strass et paillettes.
Ingrid se détendit.
– Le cinquième, conclut lugubrement Edgar, un mariage d’exil. »

À propos de l’auteur
Écrivain, médecin et diplomate, Jean-Christophe Rufin, de l’Académie française. Engagé dans l’humanitaire à Médecins sans frontières, il a mené de nombreuses missions en Afrique, en Amérique Latine, dans les Balkans en Europe, avant de devenir président d’Action contre la faim dont il est resté président l’honneur. Il est notamment l’auteur de Les Causes perdues, prix Interallié 1999, Rouge Brésil, prix Goncourt 2001, Globalia en 2006, Le Collier rouge en 2016. Auteur également de plusieurs essais, il a publié Check-point en 2015. (Source: France Culture)

Page Wikipédia de l’auteur

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La louve

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Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce que, pour son premier roman, l’auteur s’inspire d’une affaire qui a longtemps agité le milieu de la gastronomie parisienne, celle du projet de «La Jeune Rue» mené par Cédric Naudon et qui a tourné au fiasco avec mise en examen de son intiateur

2. Parce que le sujet abordé me touche de près. Mes activités professionnelles me permettent en effet de côtoyer régulièrement tous les acteurs de la chaîne agroalimentaire, des producteurs aux grands chefs. Mais, outre cet intérêt professionnel, je crois que le futur de l’agriculture et de notre alimentation doit intéresser chacun d’entre nous.

3. Parce que, comme le souligne l’auteur dans un entretien à Télérama, il entend s’inscrire dans cette lignée d’écrivains tels Aurélien Bellanger qui interrogent notre époque : « A mes yeux, le romancier est aussi un citoyen et, durant certaines périodes, il doit faire entendre une voix libre. L’agriculture et l’alimentation ont aujourd’hui des enjeux majeurs. Quand on voit les investissements colossaux qui sont faits dans la restauration à Paris, c’est indéniablement un lieu de pouvoir intéressant à observer. »

La Louve
Paul-Henry Bizon
Éditions Gallimard
Roman
256 p., 20 €
EAN : 9782072727573
Paru en septembre 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
Bienvenue à Montfort-sur-Sèvre. Trois mille habitants, sept clochers, deux pensionnats privés. Ce petit bourg de l’ouest de la France ressemble au décor figé d’une boule à neige. Un microcosme vivant au rythme de vieilles habitudes où Camille Vollot exerce le métier de boucher auprès de son frère Romain qui a repris les rênes de l’entreprise familiale.
Pourtant, un matin d’avril, sans que rien ne puisse le laisser présager, le premier drame d’une longue série va ébranler ces confins paisibles de la Vendée et bouleverser la vie de Camille Vollot jusqu’à l’emporter dans un combat idéaliste contre son frère aîné.
Comme dans les textes fondateurs, l’affrontement de deux frères marque la fin d’une époque. Dans nos campagnes, c’est tout un système de production agricole et de surexploitation du sol qui s’écroule, contesté par les nouvelles méthodes d’avant-garde comme l’agroforesterie et la permaculture prônées par les paysans de La Louve. À Paris, c’est l’avènement d’une nouvelle gastronomie et la ruée vers des produits à la mode, sains et authentiques – à n’importe quel prix.
Des temps de changement qui suscitent autant de conflits que d’espoirs fous et ouvrent des brèches béantes à l’avidité d’imposteurs comme Raoul Sarkis qui ne demandent qu’à se servir.

Les critiques
Babelio 
Télérama (Virginie Félix – entretien avec l’auteur)
L’Usine nouvelle (Christophe Bys)
Le blog de Gilles Pudlowski
Ouest-France (Mathieu Marin)
Blog Mes belles lectures 
Alimentation générale (Pierre Hivernat)
Blog La lectrice à l’œuvre (Christine Bini)
Blog Books’njoy

Les premières pages du livre
« À mesure que le train avançait, le monde semblait rétrécir. Paris, les banlieues sur des kilomètres, la Beauce, quelques bosquets piqués dans l’immensité puis les forêts du Perche, Le Mans, bocage, rien, Angers – changement voie E –, la Loire et ses folies, la levée, Chalonnes, Chemillé, bientôt les haies se resserrent de part et d’autre de la voie ferrée, les abattoirs, enfin la voix enregistrée : « Cholet. Terminus de ce train. Veillez à ne rien oublier à votre place. La SNCF et son personnel espèrent que vous avez fait bon voyage. »
À l’ouverture des portes, Camille Vollot, réveillé quelques instants plus tôt par le ralentissement du train, s’étira, regardant d’un œil distrait défiler les autres passagers avant de se décider à descendre. Le ciel était bas, presque immobile, comme souvent au-dessus des Mauges. Une fois devant la petite gare, tirant sur sa cigarette, il laissa le tissu des jours reprendre forme, les couples se retrouver, les parents attraper leurs enfants et s’éparpiller vers les voitures, françaises et grises pour la plupart. Soudain, plus personne. Tout ce ballet s’était joué en un instant, sans effusion, mécaniquement. »

Extrait
« La nouvelle de la mort d’Antoine plongea la population de Montfort-sur-Sèvre dans la plus grande stupeur. Pour ces gens pieux et fatalistes dont les habitudes quotidiennes étaient encore imprégnées d’une austère rigueur, le suicide demeurait un tabou, un acte possible mais lointain.
Par son geste, Antoine Vollot insinuait que leur monde avait bougé d’un cran. Il les obligeait à reconnaître que les structures ancestrales de leur communauté n’étaient peut-être pas aussi éternelles qu’ils le croyaient et qu’ils avaient échoué à transmettre à leur descendance les fondements de cette discipline individuelle – mélange d’aveuglement et de résignation sourde – qui les avait jusqu’alors préservés.
Voilà presque cent ans que ce viaduc traversait la Sèvre nantaise sans que personne jamais ne songe à s’y jeter. Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Et si Antoine Vollot, qui n’avait laissé pour testament qu’une simple feuille blanche posée sur son bureau, n’était en fait que le premier de leurs enfants à s’immoler par le vide, que d’autres bientôt suivraient ?
C’est sans doute unies par cette prémonition que des centaines de personnes venues de Montfort et de tous les villages du canton se pressèrent dans la basilique le jour des funérailles, pour se rassurer, pour essayer de se convaincre que, comme depuis si longtemps, les choses allaient finir par ne pas changer. »

À propos de l’auteur
Né en 1979, diplômé de la Sorbonne (lettres modernes) et de l’école Estienne, Paul-Henry Bizon est l’auteur de reportages pour la presse magazine et de livres spécialisés, notamment dans la gastronomie. Passionné d’urbanisme, il s’intéresse depuis plusieurs années aux mutations des écosystèmes urbains et agricoles. La louve est son premier roman. (Source : Éditions Gallimard)

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L’été en poche (20)

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Maestra

En 2 mots
Judith, une mangeuse d’hommes experte sur le marché de l’art va réussir un coup très lucratif pour ses débuts en tant qu’indépendante. Sexe, art et cadavres à la pelle sont les ingrédients de ce thriller bien construit, mais à réserver à un public averti.

Ma note
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Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Glenn Tavennec (Robert Laffont)
« Cette thématique de la femme fatale, criminelle sans être psychopathe, indépendante sans être féministe, m’a emballé. Tout comme cette façon de tordre les codes du roman noir, de dénoncer le monde des ultra-riches et la grosse machine de blanchiment d’argent qu’est le milieu de l’art. »

Vidéo


A l’occasion du festival Quai du Polar à Lyon, L. S. Hilton présente «Maestra». Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Laure Manceau. © Production Librairie Mollat

L’été en poche (4)

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En 2 mots
Une formidable rencontre, aussi incongrue que passionnante entre un homme de la terre, chasseur de corbeaux, et une styliste parisienne. Un excellent roman, sans doute le meilleur de Serge Joncour !

Ma note
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Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Christine Ferniot (Télérama)
« Cet auteur magique et malicieux sait comme personne évoquer la vie contemporaine et ses contradictions, les peurs sociales et la beauté des âmes. Il décrit le vertige amoureux et la force des apparences sans élever le ton, gardant ce pétillement de la phrase qui permet de glisser du sourire aux larmes. »

Vidéo


Serge Joncour présente son nouveau roman. © L’Actu Littéraire.

Repose-toi sur moi

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Repose-toi sur moi
Serge Joncour
Éditions Flammarion
Roman
432 p., 21 €
EAN : 9782081306639
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule principalement à Paris, mais aussi en banlieue à Sevran, Livry-Gargan, Ivry, Noisy, Nogent, Villemomble, Gagny, Bondy, Boulogne-Billancourt, Fontainebleau, Barbizon ainsi que dans d’autres régions de France telles que de la vallée du Célé, de Saint-Sauveur et Gourdon ou encore Toulouse, Annonay ou Troyes. Des voyages à l’étranger en Chine, à Istanbul, à Londres, à New York, Chicago ou à Rio et Singapour sont évoqués.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Aurore est une styliste reconnue et Ludovic un agriculteur reconverti dans le recouvrement de dettes. Ils n’ont rien en commun si ce n’est un curieux problème : des corbeaux ont élu domicile dans la cour de leur immeuble parisien. Elle en a une peur bleue, alors que son inflammable voisin saurait, lui, comment s’en débarrasser. Pour cette jeune femme, qui tout à la fois l’intimide et le rebute, il va les tuer. Ce premier pas les conduira sur un chemin périlleux qui, de la complicité à l’égarement amoureux, les éloignera peu à peu de leur raisonnable quotidien.
Dans ce roman de l’amour et du désordre, Serge Joncour porte loin son regard : en faisant entrer en collision le monde contemporain et l’univers intime, il met en scène nos aspirations contraires, la ville et la campagne, la solidarité et l’égoïsme, dans un contexte de dérèglement général de la société où, finalement, aimer semble être la dernière façon de résister.

Ce que j’en pense
Fort souvent la rencontre fortuite de deux personnes qui, à priori, n’ont rien de commun donne un résultat intéressant. Le filon a beaucoup été utilisé au cinéma, il est ici au cœur du nouveau – et formidable – roman de Serge Joncour.
«L’écrivain national» dresse tout d’abord le portrait de Ludovic aussi impressionnant par ses mensurations que posé dans son attitude, une sorte d’ours solitaire mais zen, qui vient de la vallée du Célé dans le Lot et travaille à Paris ou plus souvent en banlieue. Il est chargé de recouvrer des dettes auprès de particuliers. Un métier difficile, mais qui lui convient mieux que de rester enfermé dans un bureau.
De l’autre côté de son petit appartement vit Aurore, son mari, et ses deux enfants. Elle conçoit des modèles pour une entreprise de prêt-à-porter, jongle avec ses rendez-vous et l’emploi du temps de ses enfants et croise à peine un mari qui est plus souvent occupé à ses affaires, brasser des millions, que soucieux du bien-être de sa famille.
Quand Aurore croise Ludovic, elle prend peur. Cet homme imposant ne lui dit rien qui vaille. Il va toutefois se montrer avenant et l’aider à se débarrasser de corbeaux qui ont envahi la petite cour. En montant l’escalier pour le remercier, elle va croiser une voisine à laquelle elle n’avait pas vraiment fait attention et se rend compte combien sa vie, comme des milliers de Parisiens, se passe à courir sans vraiment s’intéresser aux autres. Et que cet homme est justement l’antithèse de ceux qu’elle côtoie au quotidien, capable d’actes désintéressés, capable d’attention. Un refuge. D’ailleurs c’est Ludovic qui sera là le jour où le chauffe-eau a brutalement lâché et qu’une inondation menaçait l’appartement puis l’immeuble tout entier.
Aussi est-ce presque malgré eux qu’ils vont aller l’un vers l’autre, attirés par une soif commune de remplir le vide de leur existence.
« En se serrant contre cet homme, en s’y plongeant avec tout ce qu’elle mobilisait de forces, elle embrassait l’amour et le diable, la peur et le désir, la mort et la gaîté, elle avait la sensation de se perdre en plein vertige dans ces bras-là, d’être embarquée dans une spirale qui n’en finirait jamais de les avaler. Désormais ils n’étaient plus neutres tous les deux, ils n’étaient plus ces deux amants fugaces que tout sépare. Â compter de ce jour, elle se sentait irrémédiablement liée à cet homme, de fait ils étaient enchaînés, ligotés, réunis…»
Chevalier servant et chevalier blanc, Ludovic va alors aussi aider Aurore lorsque cette dernière se verra confronter à une basse manœuvre de son associé afin de l’évincer de la société qui porte son nom pour produite à bas coût à l‘étranger et étendre la gamme des produits. Avec un associé lui aussi sans scrupules, il veut faire de la marque «Aurore Dessage» une machine à cash. Des adversaires qui sont d’un autre calibre que sont que Ludovic côtoie chaque jour. Il va bien vite s’en rendre compte, mais voudra mettre un point d’honneur à faire plier les escrocs. Un jeu dangereux qui va finir par mettre en péril les deux amants.
On savait Serge Joncour excellent observateur de notre quotidien, sachant parfaitement mettre en scène les milieux qu’il décrit sans oublier les détails qui crédibilisent le récit. Avec le sens de la formule qu’on lui connaît, il ajoute encore une dimension supplémentaire à ce roman, à savoir une tension palpable dès les premières lignes et qui ne quittera pas le lecteur jusqu’au bout, si bien qu’on ne voit pas passer les 427 pages qui mènent à l’épilogue. Du très grand art que j’imagine bien voir récompensé par un Prix littéraire, même si les jurés du Goncourt ne semblent pas encore l’avoir lu jusqu’ici.

Autres critiques
Babelio
Télérama (Christine Ferniot)
ELLE (Adèle Bréau)
20 minutes (Laurent Bainier)
La Croix (Bruno Frappat)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog A l’ombre du noyer 
Blog A bride abattue

Extrait
« Aurore s’engouffre dans l’escalier allumé et avale les soixante-huit marches jusqu’à chez elle, soixante-huit marches en comptant les cinq premières du perron, soixante-huit marches qu’elle monte dans une totale colère, convaincue que cette fois elle n’est plus à l’abri de rien, cette fois c’est jusque dans sa cour que la violence la rattrape, le seul endroit où elle se sentait protégée jusque-là, elle se dit que finalement elle va la commander cette petite bombe lacrymogène qu’elle a vue sur Internet, cette fois elle a besoin d’un objet qui la rassure, quitte à en asperger les corbeaux eux-mêmes, comme tout ce qui l’agresse, cette fois elle est prête à les éradiquer, tous, à ne plus se défendre mais à attaquer. »

A propos de l’auteur
Serge Joncour est l’auteur de dix livres, parmi lesquels, aux éditions Flammarion, UV (Prix France Télévision 2003), L’Idole (2005), Combien de fois je t’aime (2008), L’Homme qui ne savait pas dire non (2010), L’Amour sans le faire (2012) et L’écrivain national (2014). L’Amour sans le faire et L’écrivain national sont en cours d’adaptation cinématographique. (Source : Éditions Flammarion)

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Lithium

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Lithium
Aurélien Gougaud
Albin Michel
Roman
192 p., 16 €
EAN : 9782226329752
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule à Paris, avec l’évocation d’un départ pour l’Australie.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elle, vingt-trois ans, enfant de la consommation et des réseaux sociaux, noie ses craintes dans l’alcool, le sexe et la fête, sans se préoccuper du lendemain, un principe de vie. Il vient de terminer ses études et travaille sans passion dans une société où l’argent est roi. Pour eux, ni passé ni avenir. Perdus et désenchantés, deux jeunes d’aujourd’hui qui cherchent à se réinventer.
Dans un texte crépusculaire, Aurélien Gougaud entremêle leurs voix, leurs errances, leur soif de vivre, touchant au plus près la vérité d’une génération en quête de repères. Un premier roman d’une surprenante maturité, qui révèle le talent d’un jeune auteur de vingt-cinq ans.
Lithium est en lice pour le Prix de la Vocation, ainsi que pour le Prix Révélations de la Société des Gens de lettres.

Ce que j’en pense
****
Pour son premier roman, Aurélien Gougaud n’est pas aller trop loin pour trouver l’inspiration, puisqu’il nous raconte la vie de parisiens de son âge, c’est-à-dire autour de 25 ans. L’un des personnages travaille également comme lui, au sein d’une chaîne de radio.
Portrait d’une génération, son livre ausculte cette période un peu étrange où l’on commence à gagner sa vie, ou il faudrait se construire un avenir, alors même que l’on doute en permanence de ses choix. Peut-on s’imaginer continuer toute sa vie comme agent commercial dans une entreprise qui n’a pour objectif que de soutirer de l’argent à des personnes un peu fragiles ? Faut-il tous les jours subir les railleries d’un supérieur qui se prend pour une vedette, alors qu’il ne serait rien sans son équipe ? Ou encore cette question cruciale : Ne serait-il pas temps de s’engager dans une relation plus stable que ces coucheries d’un soir ?
Car au traditionnel métro-boulot, il n’y a guère pour l’instant qu’un complément apéro-bistro-disco, notamment en fin de semaine. Il s’agit alors de remplir l’agenda pour ne pas sombrer dans la dépression. Pour Elle comme pour Lui qui nous suivront durant une semaine, un jour et un chapitre pour lui, un jour et un chapitre pour elle. S’ils ont des rêves, ce sont sans doute les dures réalités de leurs vies professionnelles respectives qui les découragent le plus. Les réseaux sociaux ne les distraient plus, l’alcool n’est plus un compagnon de fête, mais plutôt l’étape obligée avant de vomir leur mal-être, la drogue n’est plus un excitant hors-la-loi, mais une sorte de médication pour tenir le coup dans cette misère ambiante.
O rage, o désespoir ! N’y aurait-il pas d’échappatoire possible ?
Après une nouvelle journée d’humiliations, Elle croit avoir trouvé la solution. Plutôt que de subir une nouvelle séance débriefing durant laquelle «les gros salaires profitent de leur statut pour discréditer les autres, tandis que les petits n’aspirent qu’à prendre la place de leurs aînés.» il suffit de démissionner et de partir, de préférence loin. En Australie par exemple.
L’ironie du sort veut que c’est à ce moment que nos deux jeunes désabusés se rencontrent. Qu’elle est prête à changer de vie, qu’il est prêt à réviser sa théorie de l’amour : «Un type a dit qu’aimer, c’est la préférence de l’autre à soi-même. Pour lui, c’est juste la prise de risque à plein temps. L’Amour. Naïveté contraignante à laquelle il ne voit que deux explications plausibles : la solitude et l’ennui. Aimer, c’est pour ceux qui n’ont que ça à faire. C’est la solution le plus populaire pour donner du sens aux vies qui en sont dénuées.»
Je vous laisse découvrir l’épilogue de ce premier roman qui place le cynisme sur un piédestal, pour le plaisir du lecteur. Ce cynisme que mon dictionnaire définit comme un «mépris effronté des convenances et de l’opinion qui pousse à exprimer sans ménagements des principes contraires à la morale, à la norme sociale.» Les exemples fourmillent dans le livre. En voici un : «La radio, au fond, c’est un peu comme le communisme : dans l’idée c’est formidable, mais la nature humaine rend l’idéal inapplicable et l’applicable forcément nauséabond.»
Au fait, ayant le dictionnaire à portée de main, j’en ai profité pour consulter la définition du mot lithium (symbole chimique Li). J’y ai appris que ce métal est «le plus léger de l’ensemble des métaux connus sur terre, il est aussi le premier alcalin» et qu’il «est utilisé en psychiatrie pour soigner les psychoses maniaco-dépressives». Voilà qui peut expliquer le titre énigmatique de cette intéressante étude de mœurs !

Autres critiques
Babelio

Les premières pages du livre 

A propos de l’auteur
Aurélien Gougaud, 25 ans, homme de radio, compose de la musique électro. Son père est le conteur et poète Henri Gougaud qui dirige les collections « La Mémoire des sources » et « Contes des sages » aux éditions du Seuil. (Source : Livres Hebdo)

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Maestra

HILTON_maestra

Maestra
L. S. Hilton
Robert Laffont, collection La bête noire
Thriller
Traduit par Laure Manceau
384 p., 18,90 €
ISBN: 9782221191170
Paru en mars 2016

Où?
Le roman se déroule principalement à Londres, mais aussi dans quelques lieux de villégiature, à Cannes , Antibes, Saint-Paul de Vence puis à Gaète, une ville côtière au Sud de Rome ainsi qu’à Côme et Bellagio. Milan, Rome, Venise, Courchevel et Paris seront d’autre étapes du périple de Judith.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le thriller le plus scandaleusement original que vous lirez cette année.
Le jour, Judith Rashleigh est assistante dans un hôtel de ventes aux enchères londonien qui l’exploite malgré ses diplômes et son talent. La nuit, elle officie dans un bar à hôtesses ou elle séduit sans effort.
Judith sait qu’elle doit jouer le jeu. Pour faire carrière et pour charmer les hommes, elle a appris à être une gentille fille… Jusqu’à ce qu’elle découvre une gigantesque escroquerie autour d’une fausse toile de maître. Licenciée avant d’avoir pu faire éclater le scandale, Judith décide de fuir avec un riche client sur la Côte d’Azur. Là-bas, un monde décadent et corrompu les attend. Là-bas, elle goûtera à la vengeance. La gentille fille deviendra femme fatale.
Traduit dans 40 pays et déjà en cours d’adaptation par la productrice de Millénium et la scénariste de La fille du train, Maestra est le premier volet d’une trilogie noire et érotique.

Ce que j’en pense
***
Difficile de faire l’impasse sur l’opération marketing qui a présidé à la sortie mondiale de ce livre. Maestra paraît simultanément dans 40 pays. Les droits ont d’ores et déjà été achetés pour une adaptation cinématographique et l’auteur a déjà touché plusieurs millions de dollars pour ce qui est vendu comme un thriller érotique surpassant Cinquante nuances de Grey. Les Éditions Robert Laffont ont remporté les enchères françaises et nous assurent à grand renfort de publicité «le thriller le plus scandaleusement original que vous lirez cette année, avant de renouveler l’opération avec le lancement des tomes deux et trois.
Avant de faire la connaissance de la belle et sulfureuse Judith Rashleigh, j’ajouterai que j’ai apprécié ce livre, car tous les ingrédients sont fort bien agencés. Un peu comme si un cuisinier amateur avait suivi les conseils d’un grand chef pour réussir son plat principal.
Judith travaille à Londres pour le compte d’une maison de ventes aux enchères d’œuvres d’art. Elle a beau être diplômée, on la relègue à des tâches subalternes. Pour soigner sa frustration, elle va suivre une amie dans les chaudes soirées de la capitale et ne va pas tarder à arrondir ses fins de mois en tant qu’escort girl de luxe avec des «quinquas, qui, l’espace de quelques heures, voulaient se faire croire qu’ils avaient un vrai rencard, avec une vraie fille, jolie, bien habillée, avec de bonnes manières, une fille qui avait envie de bavarder avec eux.» Ce mal nécessaire va lui permettre de croiser quelques personnalités et de profiter de leurs largesses, notamment de voyages et de cadeaux. Autant elle est respectée au Club, autant elle est déconsidérée dans son travail, même lorsqu’elle découvre une escroquerie potentielle, un tableau attribué à un grand maître ne serait qu’une copie.
Son destin va basculer lorsque, sur la Côte d’Azur, une partie de jambes en l’air se termine mal et que son amant meurt.
Avec l’amie qui l’accompagne, elle décide prendre la fuite vers l’Italie. Entre yachts de luxe et luxure, elle ne va pas oublier le monde de l’art. Et va trouver un moyen de se venger de son patron indélicat. C’est qu’au fil du temps, elle se construit une carapace rose à l’extérieur et noire à l’intérieur. Que les scènes érotiques très crues voisinent avec l’étude du marché de l’art et le roman noir. Judith devient petit à petit familière avec la souffrance et n’hésite pas à éliminer les gêneurs : « Je pouvais encaisser des choses trop dures à encaisser pour d’autres, et ça voulait dire que je pouvais les commettre, aussi. J’avais agi ainsi, et en avais tiré un soulagement intense. »
Si le style est nettement plus travaillé que dans les nuances de Grey – écrit à la hache –, c’est avant tout par la mise en scène d’une femme volontaire qui mène les débats et agit dans son propre intérêt que Maestra est une réussite. La maîtresse femme fatale va parvenir à échapper à la police, réussir une opération très lucrative, et nous donne rendez-vous pour la suite de ses aventures avec… maestria.

Autres critiques
Babelio
L’Express (Delphine Peras)
Terrafemina
Blog Au bordel culturel
Blog Quatre sans quatre
Blog Les lectures de Mylène
Blog Que lire?

Les 20 premières pages

Extraits
-16
« J’ai continué ce petit jeu un moment, mais je n’avais aucun moyen de savoir s’il était excité ou non ; son visage était cramoisi depuis qu’on avait déjeuné au soleil. Je l’ai fait rouler sur le dos, j’ai délacé mon caraco pour qu’il voie mes seins et j’ai manœuvré jusqu’à ce que mon visage se retrouve au-dessus de son entrejambe, le cul en l’air positionné de façon qu’il voie ma chatte par la fente de la petite culotte. Sa queue était minuscule, un petit bout de chair de cinq centimètres qui dépassait d’un épais coussin poilu. J’avais mis une capote dans ma sandale, mais je ne voyais pas comment j’allais la lui enfiler, ni comment lui pourrait m’enfiler – Dieu merci, mais bon, il allait bien falloir qu’il prenne son pied quand même.
— Est-ce que tu mérites de jouir, vilain garçon ?
— Oui, s’il vous plaît !
Clac.
— S’il vous plaît qui ?
— S’il vous plaît, maîtresse !
— Et qu’est-ce que tu veux ?
Il a encore fait cette moue, puis s’est mis à zozoter, encore plus dégoûtant. »

«Allongée là, le souffle profond, une jambe tombée par terre, je sentais mon clitoris humide qui palpitait encore. C’est ça, le vrai pied, pour moi. Pas seulement le plaisir de la chair, mais le sentiment de liberté et d’invulnérabilité que je retirais à me faire écarter les cuisses et baiser par un parfait inconnu…»

A propos de l’auteur
L.S. Hilton a grandi en Angleterre et a vécu à Key West, New York, Paris et Milan. Après avoir obtenu son diplôme à Oxford, elle a étudié l’histoire de l’art à Paris et à Florence. Elle a été journaliste, critique d’art et présentatrice. Elle vit actuellement à Londres. (Source : Éditions Robert Laffont)

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