La Tragédie de l’orque

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En deux mots
Pour la première fois depuis bien longtemps, en 2173, un problème survient sur un vaisseau Orca: Slow et Sara se retrouvent prises au piège derrière un trou noir. Fort heureusement un second vaisseau est dans les parages. Youri et Tom vont tenter de venir au secours de leurs collègues.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Partis à la recherche de l’antimatière

Dans ce roman de science-fiction, Pierre Raufast raconte la tentative de sauvetage d’un équipage bloqué dans un trou noir en 2173. L’occasion d’ausculter l’état de notre planète et d’imaginer les progrès scientifiques. Passionnant!

Quand s’ouvre ce roman d’anticipation, nous nous retrouvons en 2173, à bord du vaisseau Orca-7013 qui achève sa mission et prend la direction de la terre. Pour Youri, son commandant de 59 ans, qui s’était engagé à l’Agence de recherche de l’antimatière à sa sortie d’école, c’est le sixième et dernier voyage. Parti à la recherche de l’antimatière, il semble une fois de plus rentrer bredouille: «On a vu des soleils dans les parages, on a détecté quelques planètes gazeuses. La spectrométrie n’a rien trouvé d’extraordinaire. Ce système ressemble étrangement à la soixantaine de systèmes que j’ai déjà visités.»
Un second vaisseau, l’Orca-7131, féminin celui-là, s’apprête à franchir un trou noir. Mais pour l’heure Slow révise son examen de commandante. À 28 ans, la jeune femme a prouvé qu’elle avait des capacités exceptionnelles, même si elle n’aime pas trop l’histoire ou s’agace de l’absence de logique dans l’évolution de l’Histoire. Sara, la commandante de bord se charge de lui rafraîchir la mémoire: «Au début du XXIe siècle, la Terre se réveille avec la gueule de bois. Ses habitants comprennent que le dérèglement climatique est inéluctable et que la civilisation est en danger. Malheureusement, le progrès technique est alors limité. L’énergie est maladroitement assurée par un panaché d’énergies fossiles et de fission nucléaire ; l’informatique quantique n’en est qu’à ses balbutiements. (…) Globalement, c’est le bazar jusqu’en 2049. Les gouvernements n’arrivent pas à s’entendre, se rejettent la responsabilité du dérèglement climatique et tout le monde tire la couverture à soi. Puis vient la construction des premières centrales à fusion nucléaire. C’est une vraie révolution. Grâce à cette énergie propre et quasi infinie, les humains règlent enfin leur problème énergétique.» Mais le dérèglement climatique est irréversible et cause des milliards de mort et provoque une migration de masse. Ce n’est qu’en 2126, avec la création de l’Agence de recherche de l’antimatière, que l’espoir renaît.
Mais les expéditions ne sont pas sans risque, l’énergie des trous noirs devant être compensée par un trou blanc, les passages refermés immédiatement. Quand Sara et Slow s’engagent dans l’ouverture, le vaisseau connaît une avarie et disparaît des écrans radar. Il a bien traversé le trou noir, mais ce dernier n’a pas été refermé. C’est le branle-bas de combat sur terre. Déjà les titres les plus alarmistes font la une. Et Mia, la fille de Sara, oubliée sur terre, exprime d’abord sa colère avant d’espérer le retour sa mère.
Après avoir évalué la situation, la communauté scientifique décide l’envoi d’un vaisseau de secours, l’Orca-7013 de Tom et Youri. Si tout l’enjeu est dès lors de savoir si Sara et Slow pourront être sauvées, l’ampleur des questions que posent leur incursion va engendrer des débats scientifiques, politiques et éthiques tout aussi passionnants pour le lecteur. Mais n’est-ce pas là la définition même du genre qui associe au mieux science et fiction?
Pierre Raufast a appris depuis son premier roman, La fractale des raviolis, à construire une tension dramatique qui s’intensifie au fil des pages, sans toutefois oublier l’humour, qui est aussi sa marque de fabrique. Les lecteurs de ses précédents romans en retrouveront du reste des références au fil de cet ouvrage. Et en parlant de références, on trouvera aussi grands noms de la SF, d’Isaac Asimov à Arthur C. Clarke, dans ce livre aussi riche que passionnant. Sans aller jusqu’à ranger Pierre Raufast, qui rappelons-le est diplômé de l’École des Mines de Nancy, dans le camp de ceux qui pensent que les progrès scientifiques apporteront la solution au dérèglement climatique, on notera combien les progrès enregistrés en robotique, physique quantique ou encore intelligence artificielle ont permis de surmonter bien des périls. Sans anticiper sur les deux prochains volumes de cette trilogie baryonique que l’on attend avec impatience, on sent bien cette volonté de ne pas opposer la science à l’écologie, mais d’en faire un allié face aux défis gigantesques qu’il va falloir affronter.
Laissons à Asimov le soin de conclure cette chronique avec cette citation des Cavernes d’acier qui me semble parfaitement résumer la philosophie de cette Tragédie des Orques: «Nous chercherons à comprendre ce qui restera toujours incompréhensible. Et c’est précisément cela qui fait de nous des hommes.»

La tragédie de l’orque
La Trilogie baryonique tome 1
Pierre Raufast
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
368 p., 20 €
EAN 9782373056792
Paru le 3/03/2023

Où?
Le roman est situé quelque part dans notre univers ainsi que sur terre.

Quand?
L’action se déroule en 2173.

Ce qu’en dit l’éditeur
2173. L’humanité se remet progressivement de la grande migration climatique qui a décimé sa population. Le progrès scientifique est au point mort.
Seule perspective possible: mettre la main sur les gisements d’antimatière qui doivent se cacher quelque part dans l’espace. A cette fin, des mineurs d’espace-temps génèrent des trous de ver pour explorer les strates de l’Univers.
Sara et Slow sont ainsi embarquées dans le module Orca-7131. Mais une avarie improbable transforme cette mission de routine en catastrophe. Une expédition de la dernière chance s’organise alors – une tentative de sauvetage qui va peut-être marquer le retour de la denrée devenue la plus rare: l’espoir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
SoundCloud (Entretien entre David Meulemans et Pierre Raufast)

Les premières pages du livre
« 1
Orca-7013, mars 2173
Un mois avant l’accident
« Voilà, Tom, nous tenons le record de la bière décapsulée le plus loin de la Terre. Cinquante millions d’années-lumière et des brouettes, rien qu’avec un seul forage. Personne n’est jamais allé aussi loin. C’est un joli lot de consolation. »
L’autre ne répondit pas et dégusta la première gorgée. Youri observa sa bouteille et continua : « Moi, je trouve ça fascinant. N’importe où dans l’univers, on ne retrouve que les 118 mêmes éléments chimiques. L’homme vient là, et en rajoute un 119e : la bière. »
Son coéquipier sourit et fit un mouvement de tête pour l’inciter à poursuivre.
« Note bien que ce n’est pas récent. La bière est un marqueur, pour ne pas dire le seul, de l’humanité. Depuis l’Antiquité, toutes les civilisations, sans exception, ont découvert la fermentation des céréales. Sur la Terre, tu ne trouves pas un pays où tu ne peux pas boire de la bière. C’est encore plus universel que l’eau. Là où l’Homme s’installe, il installe une brasserie. »
Tom fit tourner lentement sa bouteille et contempla la mousse.
« Tu as raison. J’aime bien boire une blonde loin de chez moi ; ça a quelque chose de rassurant, de familier.
— Ouais. Les humains ont sans doute développé le gène de la bière pour ça.
— Tu crois que c’est universel ? Je veux dire, est-ce que la première chose que l’on partagera avec des extraterrestres, c’est une canette de bière ? Une sorte de constante extragalactique ?
— Le test ultime, signe qu’une civilisation a atteint un stade avancé ? C’est une idée, surtout que les levures sont des organismes monocellulaires à la base de tout… »
Tom sourit à cette nouvelle théorie et balança ses jambes. Assis sur la table blanche, les deux hommes contemplaient l’immensité de l’espace au travers de l’écran panoramique. La musique de fond réglementaire empêchait le vide omniprésent de prendre trop de place. Youri plongea son regard dans l’immensité noire. Il aurait fallu éteindre les lumières de la salle de repos pour distinguer la kyrielle d’étoiles, mais pour leur moral, il était recommandé de maintenir les lumières durant tout leur cycle d’éveil. Il se retourna légèrement et ordonna à voix haute :
« Expert, affiche la maison. »
Une vallée enneigée apparut sur l’écran. Tom plissa des yeux, incommodé par cette nouvelle clarté.
« Oh oh ! On dirait qu’il a neigé !
— Au mois de mars, c’est encore possible.
— Déjà en mars ? Je ne vois pas les semaines filer. »
Youri sauta de la table et fit quelques pas.
« Pourquoi crois-tu que l’Expert nous simule les saisons sur la Terre ? Pour nous donner un repère tangible… Sans ça, j’ai toujours du mal à appréhender le temps qui passe à bord de ces satanés vaisseaux.
— Quand j’étais petit, je faisais pousser des plantes avec ma mère. Elle disait que c’était un excellent exercice pour apprendre la patience et la mesure du temps. »
Youri toucha une branche enneigée sur l’écran et un frisson le traversa. De la patience, il lui en avait fallu. Trente-cinq ans de missions spatiales à miner l’espace-temps sans aucun résultat probant. Engagé à l’Agence de recherche de l’antimatière à sa sortie d’école, il en était à son sixième et dernier voyage. Depuis qu’il était mineur, il avait passé moins de neuf ans sur Terre. Aujourd’hui, à cinquante-neuf ans, le commandant de l’Orca-7013 était un homme fatigué. Grand, les cheveux désormais gris, mais le regard d’un bleu métallique toujours tranchant, il avait ce profil longiforme de ceux qui ont passé trop de temps dans l’espace. Il jeta la bouteille à la poubelle et se tourna vers son jeune second.
« Sais-tu où est l’endroit le plus chaud de l’univers ?
— Je dirais une naine blanche, vers le milieu de sa vie.
— Non, tu cumules à peine à 300 000 °C. C’est à Randers, au Danemark.
— Comment ça ?
— Dans un des derniers super-collisionneurs de hadrons de plus de cinq cents kilomètres de circonférence. Quand deux particules se rencontrent, ça crée un plasma temporaire de quarks et de gluons à plus de quinze milliards de degrés. Soit la température des premières secondes du Big Bang.
— Incroyable ! Et alors ?
— Attends la suite… Et l’endroit le plus froid de l’univers ?
— Je dirais dehors, là, dans le vide.
— Pas du tout ! Encore à Randers, dans un des centres de calcul quantique. Les puces des ordinateurs sont refroidies pas loin du zéro absolu, à – 273,15 °C. Dehors, là, il fait 3 °C de plus. Tu te rends compte ? »
Tom observa le fond de sa bouteille : « Oui, et alors ? »
Youri regarda son collègue pendant quelques secondes sans vraiment le voir. La perspective d’arrêter ce métier, la passion de toute une vie, changeait sa façon d’aborder les choses : « À moins de cinq kilomètres de distance, tu as les deux températures extrêmes de l’univers ! Parfois, je me demande vraiment ce que l’on vient foutre ici, si tout est déjà sur la Terre.
— Nous faisons le plus beau métier du monde ; nous travaillons pour les générations futures, tu sais bien… »
Youri soupira. Il savait bien qu’en choisissant le métier de mineur d’espace-temps, à des milliers d’années-lumière de son ranch, il avait sacrifié une vie terrestre confortable au profit d’une grande espérance, aujourd’hui réduite à peau de chagrin.
« Quand j’étais petit, ma mère me racontait l’histoire des papillons monarques. Jusqu’à la moitié du XXIe siècle environ, des millions de papillons partaient du Canada pour rejoindre le Mexique. Une migration annuelle de plus de quatre mille kilomètres. Il fallait six générations de papillons pour atteindre leur but. »
Tom baissa la tête, c’était au moins la troisième fois depuis le début de la mission que le commandant lui racontait cette anecdote. Il prit une boule de karikozam et la mâcha longuement.
« Tu te rends compte de l’altruisme de ces bestioles ? Sacrifier trois générations pour que la quatrième puisse batifoler au milieu des fleurs mexicaines ? »
Tom s’étira, il connaissait la suite.
« Parfois, j’ai l’impression qu’on est des putains de papillons monarques. On risque notre vie pour que des petits-petits-petits-enfants puissent un jour tirer profit de l’antimatière, de son énergie et de la miniaturisation des centres de calcul quantique.
— Ça a toujours été comme ça. L’humanité a progressé au fil des générations, chacune apportant sa petite pierre à la suivante… »
Tom ouvrit le réfrigérateur et proposa une seconde bière que Youri refusa d’un bref signe de main. Tom referma la porte et interrogea son supérieur :
« À propos, l’analyse est terminée ?
— Oui. La spectrographie des étoiles environnantes n’a rien donné. Aucune habitable, aucune trace de vie, il fallait s’y attendre.
— Et l’antimatière ?
— La récolte des informations s’est terminée il y a deux heures. Demain, on retourne au front de taille, on fore et on retrouve notre vénérable système solaire. Là-bas, on enverra tout ça sur Terre pour connaître le résultat.
— Tu crois que l’Expert va nous annoncer une bonne nouvelle ? »
Youri secoua la tête. Sur l’écran, le soleil couchant teintait la neige d’une couleur orangée. Les branches ondulaient lentement, laissant tomber des blocs blancs.
« On a vu des soleils dans les parages, on a détecté quelques planètes gazeuses. La spectrométrie n’a rien trouvé d’extraordinaire. Ce système ressemble étrangement à la soixantaine de systèmes que j’ai déjà visités. »
Tom baissa les yeux. Il ne se faisait aucune illusion sur les résultats, mais il avait posé la question pour sonder le moral de son collègue. Ces derniers temps, la perspective d’une fin de carrière vierge de tout résultat positif avait tendance à déprimer son supérieur.

Sur l’écran, la nuit était tombée et des flocons illuminaient d’une pâle lumière l’obscurité. Tom se souvint de ses cours, là-bas, à l’Institut : normalement, depuis le Big Bang, l’antimatière et la matière devraient être également réparties dans l’univers. Problème : à ce jour, personne n’avait réussi à localiser cette fichue antimatière à part quelques particules éparses dans l’atmosphère et cette asymétrie intriguait les scientifiques depuis très longtemps. Son existence avait pourtant été formulée depuis plus de deux cent cinquante ans par un certain Dirac. Vers la fin du XXe siècle, un centre de recherche avait même réussi à en générer quelques particules et à les stocker. Pourtant, depuis que l’Agence de recherche de l’antimatière avait été créée en 2126, aucun vaisseau n’avait réussi à en détecter parmi les multiples strates de l’espace-temps répertoriées par l’Institut de la stratigraphie. La théorie dit que lorsqu’une particule de matière rencontre sa particule d’antimatière, elles se détruisent mutuellement en libérant une quantité d’énergie considérable. Aussi, si matière et antimatière cohabitaient dans l’Univers, on devrait détecter des éclairs lumineux extrêmement puissants à leur point de rencontre. Ce qu’aucun satellite n’avait jamais observé. L’hypothèse la plus probable était que l’antimatière, repoussée par la matière, se cachait dans un endroit de l’Univers, très loin de nous, donc inobservable depuis la Terre. Cette fuite continuelle de l’antimatière expliquerait même l’expansion de l’Univers, à l’image d’un filet de pêche qui se déformerait par deux bancs de poissons s’éloignant l’un de l’autre. C’était l’image utilisée par sa professeure de cosmologie.

Le commandant posa la main sur l’épaule de Tom qui sursauta.
« J’ai lancé l’Expert pour la localisation du front de taille et le calcul du boutefeu. Il n’y a plus rien d’autre à faire que dormir maintenant. Demain est une journée importante. »
Tom s’étira de nouveau. Malgré les deux heures de sport quotidiennes, son corps athlétique était en manque d’action. À trente et un ans, c’était son premier vol. Un voyage d’une année et demie pour atteindre le front de taille, dix-huit mois à miner frénétiquement une dizaine de strates différentes et déjà la perspective du voyage retour. Tout cela avait filé à une vitesse incroyable et Tom se réveillait chaque matin un sourire aux lèvres : il réalisait enfin le rêve de son enfance. Demain, Orca-7013 entamerait son long voyage pour revenir sur Terre. Ils auraient alors le temps d’envoyer les données récoltées aux centres de calcul quantiques, analyser les résultats, rédiger leurs rapports et rendre leurs conclusions sur la topographie des strates visitées à l’Institut de stratigraphie. Ils étaient ces nouveaux éclaireurs, ces aventuriers qui parcourent des territoires vierges et qui donnent de précieuses informations aux cartographes, ces bureaucrates de l’Univers.

Ils sortirent de la salle de repos, traversèrent le hall et se quittèrent au pont supérieur qui menait aux deux chambres. Tom salua brièvement son collègue qui lui rendit son salut.
Ce soir-là, le jeune lieutenant s’endormit en pensant à sa prochaine mission. Qui serait son futur coéquipier ? Il espérait un commandant plus jeune, plus dynamique. Et puis une ou deux missions plus tard, ce serait lui, l’officier de bord. Enfin.
Il s’endormit, laissant Orca-7013 continuer sa route dans son incessante rotation sur lui-même.

2
Orca-7131, avril 2173
Deux semaines avant l’accident
Slow était au laboratoire et révisait son examen de commandante, qu’elle serait autorisée à passer lors de son prochain retour sur Terre, à vingt-huit ans, soit dix années plus tôt que la moyenne. Ce privilège était accordé à chaque major de promotion du concours d’entrée.
Malheureusement, son don et sa préférence pour les matières scientifiques depuis les petites classes lui jouaient à présent des tours : elle avait de grosses lacunes sur l’Histoire des civilisations et des technologies, matière importante pour l’examen.
Elle relut pour la troisième fois un passage et souffla. Comment pouvait-on aimer une discipline où le résultat se mesure au nombre de pages bêtement ingurgitées ? Sara, la commandante du vaisseau, leva les yeux de son écran et s’amusa de son agacement.
« Je vois que tes cours t’inspirent !
— Je n’en peux plus de l’Histoire. Tout cela est illogique. Peux-tu m’expliquer pourquoi Tao a reçu le prix Nobel de la paix pour son fameux théorème ? »
Sara sourit. À quarante-huit ans, c’était sa quatrième mission, et parmi toutes les personnes rencontrées dans ce milieu, Slow était manifestement la plus douée, mais aussi la plus surprenante des jeunes femmes. Elle semblait venir d’une autre planète, s’étonnant sans cesse de choses banales et trouvant normaux des phénomènes incroyables.
« Toi, tu ne connais pas l’histoire du XXIe siècle !
— Disons que je connais mieux ses équations que le folklore qui l’entoure ! À l’école, je séchais les cours sur l’Antiquité.
— Slow ! C’était le siècle dernier ! Tu aurais dû apprendre cela au lycée… »
Le visage de Slow s’assombrit comme chaque fois qu’elles parlaient de son adolescence. Sara fit semblant de ne pas le remarquer et expliqua :
« Il faut replacer les choses dans leur contexte historique. Au début du XXIe siècle, la Terre se réveille avec la gueule de bois. Ses habitants comprennent que le dérèglement climatique est inéluctable et que la civilisation est en danger. Malheureusement, le progrès technique est alors limité. L’énergie est maladroitement assurée par un panaché d’énergies fossiles et de fission nucléaire ; l’informatique quantique n’en est qu’à ses balbutiements. Les scientifiques s’acharnent sur le concept d’intelligence artificielle.
— C’était quoi ?
— Comme son nom l’indique. L’espoir de créer des robots humanoïdes, dotés d’une intelligence artificielle similaire, voire supérieure à celles des humains.
— C’est stupide, avec le théorème de Tao, ils savaient que…
— Attends. Tao vient plus tard dans l’histoire. »
Slow posa son dispositif d’écriture et regarda la commandante. Elle aimait le dynamisme que dégageait son visage : une coupe blonde militaire, des yeux bleus perçants et une mâchoire carrée. Sara disait ce qu’elle pensait, et c’était suffisamment rare pour que Slow l’apprécie. D’ailleurs, malgré la réputation qui la précédait, Sara l’avait traitée dès les premiers jours comme n’importe qui, avec ses forces et ses faiblesses.
« Globalement, c’est le bazar jusqu’en 2049. Les gouvernements n’arrivent pas à s’entendre, se rejettent la responsabilité du dérèglement climatique et tout le monde tire la couverture à soi. Puis vient la construction des premières centrales à fusion nucléaire. C’est une vraie révolution. Grâce à cette énergie propre et quasi infinie, les humains règlent enfin leur problème énergétique. Ils vont pouvoir arrêter les énergies fossiles, comme le gaz, le pétrole ou le charbon, et limiter l’usage des centrales nucléaires, réputées dangereuses. Terminés, les plans B foireux consistant à rechercher une exoplanète habitable de rechange.
— C’est la fin du réchauffement climatique ?
— Disons que pendant la seconde moitié du XXIe siècle, la température évolue encore un peu par inertie, puis se stabilise. Mais le mal qui est fait est irréversible. Le siècle et demi d’industrialisation a bouleversé le climat et les équilibres géopolitiques. Par exemple, à l’époque, la Sibérie était une région inhabitée, car trop froide.
— Ah bon ? C’est plutôt bien, alors, le réchauffement…
— Non, car cela s’est fait au détriment d’autres régions. Par exemple, le grand Est chinois était alors peuplé par des centaines de millions de personnes. Idem pour les zones quasi désertiques autour de la Méditerranée. C’est le début des grandes migrations avec la perte dramatique de plus de quatre milliards d’humains au total…
— Oui, j’en avais entendu parler, mais je pensais que c’était plus ancien que cela. On n’en parle pas beaucoup en classe.
— C’est un sujet tabou. Toujours est-il que moins peuplée et débarrassée de ses énergies fossiles, la Terre retrouve espoir et s’organise différemment. C’est la signature du Pacte des nations que tu connais et la création de l’EPON, Energy Pact Of Nations.
— Oui.
— La grande majorité des pays signe ce pacte qui autorise l’utilisation de la technologie de fusion nucléaire en échange d’une perte partielle de souveraineté. En gros, c’est un pacte de non-agression : on vous file de l’énergie gratuitement et vous renoncez à vos petites armées locales. Tout ça accompagné de l’obligation de signer une charte de coopération écologique, économique, sociale, migratoire, médicale, éthique…
— Passe, ce n’est pas au programme de l’examen. »
Sara fronça les sourcils et se leva pour remplir son mini arrosoir. Plusieurs cactus de tailles et de variétés différentes décoraient la salle. Elle commença sa tournée d’arrosage tout en continuant la leçon.
« La Terre semble repartir sur de bonnes bases quand, patatras ! Le mathématicien Tao déboule avec son fameux théorème des plafonds qu’il publie dans son célèbre article : Intelligence du progrès. Tu as entendu parler du théorème d’incomplétude de Gödel ?
— Oui, je l’ai démontré quand j’étais petite. »
Sara se figea et fixa sa collègue. Sa précocité était toujours une grande source d’étonnement.
« Bon, eh bien c’est exactement le même phénomène qui se produit. En 1931, quand Gödel énonce sa théorie de l’incomplétude, il démoralise toute une communauté de logiciens. Il démontre que certaines choses sont tout simplement indémontrables ou indécidables. Tao refait la même chose : il arrive et annonce à une communauté scientifique gonflée à bloc par le succès de la fusion qu’il ne faut pas rêver. Son théorème et tous ses corollaires démontrent que les progrès en intelligence artificielle sont plafonnés, que l’informatique quantique ne pourra résoudre que certaines classes de problèmes, qu’il ne faudra pas compter sur la téléportation ni sur les voyages interstellaires à des vitesses supérieures ou proches de celle de la lumière. Bref, son article coupe les pattes à toute une génération de chercheurs dans presque tous les domaines de la physique fondamentale.
— Je connais cette histoire et j’imagine leur déception ! En vrai, cela m’a fait le même effet quand je l’ai découvert vers quatorze ans. J’étais tellement dépitée, mais plutôt que de tout laisser tomber, j’ai décidé de l’étudier de plus près… »
Elle s’arrêta de parler et fixa la lumière bleutée de son pointeurion. Elle releva la tête d’un coup et lança d’un ton faussement enjoué : « Et c’est depuis ce temps qu’on parle plutôt d’expertise artificielle ?
— Non, ça viendra après. Après cette annonce, l’humanité entre dans un long tunnel où elle se concentre avant tout sur la Terre. Le Pacte des nations est progressivement mis en place via l’EPON, les mouvements de populations s’adaptent aux nouveaux climats, on démonte les centrales nucléaires et celles au charbon. Les grands équilibres économiques se redessinent et les États s’adaptent tant bien que mal. À cause de Tao, et contrairement à toi, des générations d’étudiants se détournent des sciences dures et participent à cet effort collectif de restructuration. »
Slow tournait sur sa chaise pivotante afin de suivre Sara du regard qui passait d’une plante à l’autre. Ainsi racontée, l’histoire de ses ancêtres était captivante.
« Et puis en 2065, contre toute attente, Tao reçoit le prix Nobel de la paix. Cela déclenche une controverse dans la communauté scientifique. Doit-on, peut-on récompenser un scientifique qui a détruit tout espoir de progrès ?
— Connaître les limites est un vrai résultat scientifique.
— Certes, mais son théorème avait aussi détourné des millions d’étudiants des sciences et on ne peut pas récompenser d’un Nobel ou d’une médaille Fields le fossoyeur de son domaine. »
Slow remua sur sa chaise ; toute cette histoire la passionnait, mais parler des plafonds de Tao la mettait mal à l’aise.
« Et alors ?
— Il reçut quand même le prix Nobel de la paix, car ses travaux avaient permis à l’humanité d’arrêter la folle course du progrès et de se recentrer sur l’essentiel : la santé de la Terre et de sa population.
— Je ne suis pas d’accord. C’est un effet secondaire qu’il n’avait pas anticipé.
— Je te rassure, plus d’un siècle après, cette décision fait encore polémique parmi les historiens. »
Ces petites leçons n’étaient pas rares à bord de l’Orca-7131. Slow était tout en paradoxes : considérée comme un génie depuis sa petite enfance, elle avait pourtant de grosses lacunes dans des connaissances élémentaires.
« Il faut attendre 2097 et la découverte de la docteure Xiu Mipikan pour que la science redécolle.
— Elle, je la connais ! Quand j’étais petite, j’avais un poster d’elle dans ma chambre.
— C’est elle qui théorise la structure en plis, ou en strates, de l’espace-temps et qui formalise la technique du minage d’espace-temps.
— Au lycée, j’avais un prof qui prenait l’image d’une grosse boule de papier froissée. “Voilà l’univers dans lequel on vit. Si à un endroit, on perce la feuille, on atteint un autre pli de l’univers, potentiellement distant de plusieurs millions d’années-lumière.”
— Exact. Même si nos fusées ne vont pas très vite, on comprend alors que l’on peut aller très loin, même avec le théorème des plafonds de Tao.
— Mais pas où on veut. On tombe “au pif” sur un autre pli.
— C’est tout le problème ! On peut potentiellement aller très loin, mais on ne peut pas décider d’aller à une petite année-lumière de chez nous.
— Jusqu’à ce que l’on comprenne la topologie de l’espace-temps… »
Sara ne répondit pas, c’était un domaine beaucoup trop complexe pour elle. Elle vida la dernière goutte dans le dernier pot ; depuis toutes ces années qu’elle faisait sa tournée d’arrosage, elle maîtrisait désormais les doses et les fréquences. Peu d’eau et pas trop souvent. Le reste du temps, elle trouvait toujours de quoi s’occuper, entre le rempotage et les semis.
Sur l’écran panoramique, la neige matinale tombait dru sur les toitures. Sara rajusta son châle comme par réflexe. Elle aimait la douceur des dernières neiges de mars.
« Le reste, tu le connais. En 2114 eut lieu la première expérimentation réussie d’un minage de trou de ver. Deux ans plus tard, création de l’Institut de la stratigraphie dont la mission est d’étudier et cartographier les strates de l’Univers.
— “Les modélisateurs de la boule de papier”, disait mon prof en plaisantant.
— Si tu veux. Puis en 2126, la création de l’Agence de recherche de l’antimatière. J’avais un an.
— Si ça se trouve, tout le monde en parlait autour de toi, c’est ça qui t’a donné inconsciemment la vocation ! »
Sara reposa l’arrosoir et sourit.
« Ça serait une jolie explication, bien plus originale qu’une Sofia qui te souffle à l’oreille ce que tu dois faire plus tard…»
Slow ne réagit pas à cette provocation. Sa Sofia était un sujet récurrent de taquineries entre elles, alimenté par leur différence de génération, mais aussi par le caractère très indépendant de sa commandante. Elle referma son ordinateur. « La leçon est terminée pour aujourd’hui, madame la professeure. Maintenant, allons courir ! »

Les deux femmes quittèrent le laboratoire, traversèrent le hall et passèrent par la salle de repos pour rejoindre « le gymnase », une des six salles habitables d’un Orca. Slow s’installa sur le premier tapis de course.
« Gravité ?
— Expert, règle la gravité sur 1,5 g. J’ai envie de transpirer aujourd’hui.
— Caroline va faire la gueule !
— Elle s’en remettra », fit Sara en clignant de l’œil.

Orca-7131, sphère métallique de quatorze mètres de diamètre, se mit à tourner plus vite sur son axe, tout en continuant sa route silencieuse dans la direction du front de taille, à environ onze minutes-lumières de la Terre, quelque part entre Mars et Jupiter, sur un plan vertical à celui de l’écliptique. Avec sa musique dans les oreilles. Sara n’entendit pas la sonnerie de rappel de son agenda personnel. Celui-ci afficha trois lettres clignotantes pendant quelques minutes, puis abandonna.

3
Terre, avril 2173
Deux semaines avant l’accident
Mia claqua la porte de sa chambre. Non, elle ne viendrait pas dans le salon sous prétexte que c’était son anniversaire. Elle entendit sa mère, Ness, l’interpeller d’en bas : « Ton grand-père sera là dans une heure, je compte sur toi pour faire bonne figure. »
« Il ne manquait plus que lui ! » murmura Mia en s’asseyant en tailleur sur son lit. Au-dessus d’elle, épinglées sur le mur, des dizaines de photos d’elle avec Diego, son petit ami, et d’autres avec ses copains du lycée – sa tribu, sa véritable famille. À bientôt dix-sept ans, Mia pouvait compter sur les doigts d’une main les années passées avec ses deux mères ensemble. Après son troisième anniversaire, Sara, sa mère biologique, avait repris ses missions au rythme officiel : quatre ans et demi de mission dans l’espace et dix-huit mois de repos sur Terre. Mia ne se remémorait plus son premier retour, autour de ses huit ans. Par contre, elle se souviendrait toujours de cette attente dans le hall du spatioport quand elle avait treize ans. Son cœur battait fort, tandis qu’elle attendait une quasi-inconnue, une mère dont elle avait tout oublié, jusqu’à l’odeur et le sourire.
Après une nécessaire période d’apprivoisement et de retrouvailles progressives, cela avait été une année et demie pleine de joie, de jeux et de découvertes. Sara allait la chercher à la sortie de l’école, elles faisaient les devoirs ensemble ou cuisinaient des muffins en attendant le retour de Ness.

Ness travaillait pour Goru Inc., dans un centre de calcul quantique. Elle était cénologue, technicienne support aux Experts dans les situations de détresse. Mia avait mis du temps à comprendre pourquoi les robots avaient parfois besoin des humains pour prendre des décisions. Pour elle, les machines étaient des compagnons de tous les jours, intelligents et parfaitement autonomes, à l’image de sa Sofia. Pourtant, même les Experts artificiels, réputés être le gratin de la robotique, avaient besoin de sa mère de temps en temps. Enfant, cette idée lui plaisait beaucoup jusqu’à ce qu’elle apprenne en classe les limites inhérentes au quantique, le théorème des plafonds de Tao et les effets sur « l’intelligence » des logiciels. Sa mère n’était pas une superhéroïne ; les experts étaient seulement limités. Pour débloquer certains problèmes, même les ordinateurs quantiques les plus puissants de la planète avaient besoin d’une pichenette d’intuition ou de créativité humaine. C’était le rôle des techniciens supports aux Experts qui intervenaient à distance pour aider les robots à sortir d’une indécision.
Il n’y avait que sept centres de calcul quantique dans le monde qui hébergeaient la totalité des milliards de « cerveaux » des robots en fonctionnement. Dans des locaux attenants, des équipes de support aux Experts se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour renforcer leur apprentissage et répondre aux situations les plus urgentes.
C’est au début du XXIIe siècle que le terme « cénologie » était apparu avec le besoin d’analyser les comportements de cette nouvelle espèce artificielle. Les linguistes de l’Académie avaient tranché : le préfixe grec « céno » signifiant « nouveau, récent » désignerait tout ce qui tourne autour des Experts et des Sofias. De là découlait la cénologie, l’étude du comportement des Experts par des cénologues. L’épistémocène serait l’étude de la science des Experts, travail des ingénieurs de conception chez Goru Inc. Enfin, la cosmocène désignerait le monde souterrain et largement inconnu des humains où les Experts et Sofias sont interconnectés et « discutent » entre eux.

Mia avait grandi entre une mère absente à des minutes-lumière de la maison et une autre qui passait ses journées à aider des robots. Et elle, dans tout ça ? Qui l’aidait ? Qui lui apportait le support, l’affection nécessaire à combler ce grand vide ?
Mia regarda la photo posée sur la table de chevet. Elle avait été prise juste avant l’annonce du départ de Sara. La fille et ses deux mères étaient tout sourire devant un gros gâteau au chocolat-noisette. Après son décollage, Mia avait plié la photo pour cacher cette mère fuyante. Pourquoi repartait-elle ? Qu’est-ce qu’il y avait, là-haut, de plus important que sa fille ? Pourquoi n’avait-elle pas demandé un congé sabbatique pour profiter de sa vie de famille ? Pourquoi avoir donné naissance à un enfant si c’était pour l’abandonner ? Le jour du décollage, le chagrin était si puissant que Mia avait regretté le retour de sa mère ; il aurait mieux valu qu’elle l’abandonne définitivement à ses trois ans. Mia aurait pu se construire, difficilement, douloureusement, mais comme toute petite fille élevée dans un foyer monoparental. Depuis, l’idée de cette mère absente, cette ombre qui reviendrait un jour, l’obsédait. Elle devait continuellement prétendre avoir deux mères : à l’école, à la maison, devant son grand-père qui parlait de sa fille extraordinaire, mineuse d’espace-temps, comme si ce prestige compensait ses défaillances en tant que mère. Pourtant, jusqu’à son retour, Mia s’était faite à l’idée d’une maman dans les étoiles. Elle n’avait plus aucun souvenir de son enfance, et cette seconde mère était une forme de mythe, un conte auquel on veut croire le soir en s’endormant. Pourquoi avait-il fallu qu’elle rentre pour rouvrir cette cicatrice ?
À l’adolescence, la jeune fille avait mis de côté cette mère fantomatique. Qu’elle revienne ou pas, Mia souhaitait faire sa vie comme si elle n’existait pas, comme si elle n’avait jamais existé. Souvent, elle avait été tentée de déplier cette photo, mais chaque fois, une forme de rage intérieure l’en avait dissuadée.

Son autre mère, Ness, assumait cette décision commune, prise peu après la naissance de Mia. Sara était une femme libre, et Ness l’avait compris et accepté très tôt. Elle jouait son rôle de maman, rassurante et compréhensive. Certains soirs étaient pourtant plus difficiles que d’autres. Quand les problèmes au boulot se combinaient à la rugosité de l’adolescence, Ness se mettait à envier sa femme : « Comme sa vie doit être simple, là-haut. Sans chef, sans ado hystérique, sans robots empotés qui ont ce besoin permanent d’être maternés. » Elle laissait quelques gouttes d’amertume couler avant de se reprendre. Elle avait son remède miracle contre ces périodes d’abattement : ses cactus et sa serre où elle se réfugiait.
Ness aimait ces plantes depuis son adolescence et sa serre comportait plusieurs centaines de variétés différentes, nées de croisements, de boutures et d’échanges de graines avec d’autres collectionneurs. Quand on l’interrogeait sur cette passion, elle faisait volontiers le parallèle avec ces robots de Goru Inc., perçus par le grand public comme parfaitement intelligents et autonomes. Pourtant, chaque jour, des armées d’analystes support comme elle les aidaient dans leurs décisions. C’était pareil pour les cactus, capables de survivre dans des environnements extrêmes, n’exigeant ni terre grasse ni eau. Pourtant, un bon cactophile doit s’occuper de sa serre quotidiennement. Rempoter chaque plante une fois tous les trois ans – soit presque quatre ou cinq pots par semaine pour Ness, faire les vérifications sanitaires, traquer les araignées rouges, les parasites comme les cochenilles et appliquer les traitements phytosanitaires si nécessaire. Faire les semis, les boutures, repiquer les semis, récoler les graines, les référencer, les échanger. Nettoyer les plantes, enlever les fleurs fanées, dépoussiérer les feuilles, ôter les toiles d’araignées. Prendre le temps d’admirer les fleurs, les polliniser, s’émerveiller des jeunes pousses et attendre avec impatience les nouvelles couleurs de plantes hybrides. Sans parler de la logistique, préparer le substrat, réparer le circuit d’eau, le système de chauffage, etc.

Quand les gens lui demandaient comment elle faisait pour supporter les longues périodes d’absence de sa femme, Ness répondait spontanément que c’était grâce à sa fille, sans jamais s’étendre sur le sujet. Sans doute par pudeur, elle ne parlait pas de ses cactus ni de ses robots.
En vérité, Ness aimait la sincérité troublante des robots, leur courtoisie et leur dignité. Les choses étaient simples avec eux ; ils n’avaient aucun de ces travers narcissiques et belliqueux qui l’horripilaient chez les humains. Naturellement portés sur l’entraide, ils échangeaient entre eux dans la cosmocène toute difficulté personnelle. Ils étaient individuellement et collectivement doués, ils savaient beaucoup de choses, mais restaient humbles : en plein milieu d’un raisonnement fort savant, ils interrogeaient le centre de calcul quantique sur une futilité, un détail que bien d’autres auraient tu, ignoré ou évacué. C’est cette contradiction qui lui rendait les robots attachants. Un peu comme les cactus, qui, sous une apparente rusticité, cachaient une grande ingéniosité dans leurs nombreux stratagèmes de survie. Cactus et robots étaient les deux facettes d’une réalité nuancée qui convenait tout à fait à l’état d’esprit de Ness.

À propos de l’auteur
RAUFAST_pierre_DRPierre Raufast © Photo DR

Pierre Raufast est né à Marseille en 1973. Depuis son premier roman, La Fractale des raviolis (prix de la Bastide et prix Talents Cultura 2014), il se plaît à jouer avec les structures narratives. Quand il n’écrit pas, il travaille dans la cybersécurité (et vice versa). (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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Ce qu’il reste d’horizon

PERROT_ce-qu-il-reste-dhorizon  RL_2023

En deux mots
Après le décès accidentel de ses parents, le narrateur décide de s’installer dans le vaste espace au 13e étage d’un immeuble qu’il vient d’hériter. C’est là qu’il entame une vaste réflexion existentielle. Que fera-t-il désormais de sa vie ? Entre idées loufoques et rencontre avec des personnages qui ne le sont pas moins, il va se bâtir un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand la vie bascule…

Le nouveau roman de Frédéric Perrot met en scène un jeune homme qui vient de perdre ses parents et s’installe dans un vaste espace vide. Pour y faire son deuil et pour tenter de se construire un avenir avec une liberté retrouvée.

Ce roman, c’est d’abord celui d’un lieu. Un immeuble incendié, un propriétaire contraint à une vente aux enchères, et les parents du narrateur se retrouvent propriétaires d’une vaste plateforme au treizième étage d’un immeuble. 400m2 qu’ils se proposent de rentabiliser en y organisant des mariages, car la vue sur la ville y est imprenable. Mais cela ne suffit pas à éponger les dettes. Alors leur fantaisie transforme cette dalle de béton «en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. (…) Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons».
Pour leur fils, cet espace est synonyme de liberté, de fête, de création. Il y organise des boums, des matchs de foot, y échange son premier baiser. Une certaine idée du bonheur qui se voile brutalement quand il apprend la mort de ses parents. «J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé.» Ils avaient décidé de prendre un bain de minuit et avaient couru main dans la main vers la mer en oubliant la falaise qui les séparaient du rivage.
À compter de ce jour, la vie n’a plus eu de saveur. Mais il a bien fallu avancer. Alors, pas à pas, notre narrateur a cherché du sens à ses actions, un peu aidé par Tartuffe, le chien de ses parents, qu’il fallait bien promener. Il a démissionné, quitté son appartement, donné les clefs de sa voiture et s’est installé au treizième étage.
Vivre consistait alors à regarder le paysage, suivre l’eau qui s’infiltrait par la toiture, regarder pousser les plantes, marcher pieds nus. Ou encore essayer d’atteindre des endroits pointés au hasard depuis sa tour. Après le toit d’un gymnase, il s’est «retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition.» En collectionnant les lieux, il a atterri chez une vieille dame puis en répondant à une petite annonce, il a fait la connaissance de Sampras, joueur d’un tennis aux règles très particulières. Deux rencontres qui vont lui donner l’idée d’organiser un repas pour ses nouveaux amis. «Une armoire à glace en marcel, un chien aux poils hirsutes, une vieille dame en tenue de gala et un type aux pieds nus. Quatre solitudes réunies. Le début d’un peuple.»
Leurs extravagances réjouissent Mme de Marigneau qui lui confie alors combien elle apprécie sa façon de vivre: «C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi.»
Comme son personnage principal, Frédéric Perrot sait accompagner sa prose d’un brin de fantaisie et de très jolies formules que l’on voudrait toutes noter, comme «Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé» ou encore « Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis.» Cette chronique d’un deuil difficile à surmonter pourrait être une plongée dramatique vers la folie, mais par la plume allègre de son auteur devient un hymne à la vraie liberté. Celle qui ne nous enjoint pas de rester dans un cadre défini, mais celle qui n’est plus régie que par nos envies et nos désirs.

Ce qu’il reste d’horizon
Frédéric Perrot
Éditions Mialet Barrault
Roman
200 p., 19 €
EAN 978
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les parents extravagants font des enfants heureux et des jeunes adultes angoissés.
Le héros de ce livre adorait sa mère et son père qui ne se préoccupaient jamais de rien et ne connaissaient d’autre loi que l’éclosion de leurs plaisirs. Pour leur permettre de vivre comme ils le souhaitent, leur fils unique poursuit une carrière brillante et rémunératrice.
Un soir de pleine lune, le couple éprouve le besoin irrépressible de s’offrir un bain de minuit. Nus, ils courent vers la mer en riant aux éclats, oubliant qu’ils campent sur une falaise. Crucifié par ce deuil, notre héros abandonne du jour au lendemain son travail, son appartement et toutes ces habitudes qui donnent à chacun de nous la certitude de mener une existence satisfaisante.
Il s’installe au dernier étage d’un immeuble d’habitation, à même le béton d’un plateau vide que ses parents avaient acquis pour une bouchée de pain et qu’ils n’avaient jamais eu les moyens d’aménager.
Il décide de vivre désormais au hasard de sa fantaisie. Peut-on échapper à la société et remplir une existence sans avoir à affronter la moindre contrainte ?
Dans ce roman à l’humour débridé, Frédéric Perrot nous entraîne à la suite de cet homme déterminé qui fait preuve d’une extraordinaire imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
AOW


Frédéric Perrot présente son roman Ce qu’il reste d’horizon © Production Mialet-Barrault Éditeurs

Les premières pages du livre
« J’avais tout ce qu’il me fallait puisque je n’avais rien. Rien qu’on puisse me voler, rien à devoir à personne. C’est un luxe notable, je m’en suis rendu compte avec le temps. Si on me retirait tout, je ne perdrais rien. Y a t il plus grande richesse ?
Cette fortune durait depuis longtemps déjà, je ne comptais plus les jours, laissant tourner le compteur dans mon dos. Je me réveillais au chant du coq, passais mes journées à contempler le soleil et le monde qui fourmillait en contrebas. Je buvais un peu, lisais beaucoup. Je faisais des festins des légumes que j’avais moi-même cultivés et prenais des douches avec vue sur la ville entière, sans vis-à-vis. Plus que jamais je profitais de l’existence et du temps, ce sable qui file entre les doigts.

Près de quatre décennies plus tôt, un incendie ravageait les bureaux du dernier étage d’un immeuble d’habitation. Le propriétaire s’est vu contraint de tout raser pour les reconstruire, mais n’a jamais obtenu son crédit pour le faire. Pour éviter la banqueroute, il a fini par proposer son bien aux enchères. Mes parents ont assisté à la vente par hasard, en accompagnant un ami. C’était un jour de canicule, la plus importante depuis vingt-six ans. La salle était déserte. La seule personne présente somnolait au dernier rang, assommée par la chaleur. En entendant que la mise à prix débutait à un franc symbolique, mon père a jeté un regard amusé à ma mère, et il a levé la main. Voilà comment ils se sont retrouvés propriétaires d’un étage totalement vide. Quatre cents mètres carrés de rien. Un plateau de béton désaffecté pour un franc… et quelques dizaines de milliers d’impayés, compris dans le lot. Mais peu importe, ce coup du sort a été l’élan qu’ils attendaient pour redonner du sens aux jours. Ils commençaient à trouver les journées un peu longues, dans une vie qui en comporte si peu.
Quand ils ont découvert qu’il s’agissait d’un treizième étage, il fallait voir leur enthousiasme, deux adolescents, ni plus ni moins. Ils répétaient à qui voulait bien l’entendre que ça leur porterait chance. Ils n’avaient pourtant pas pour habitude de croire aux porte-bonheur ou aux grigris. Combien de fois les avais-je entendus dire : La chance, c’est toi et toi seul qui vas te la construire, mon garçon, sûrement pas le loto. Mais on venait de leur filer un ticket gratuit, alors ils ont délaissé leurs grandes théories, le temps d’y croire un peu.
Ils ont mis des mois à éponger les dettes, en y organisant d’abord des mariages low cost – un peu d’imagination suffisait à rendre cette dalle de béton accueillante, et le point de vue incroyable finissait par convaincre même les plus récalcitrants. L’architecture de l’immeuble était étonnante pour l’époque : les murs extérieurs du bâtiment, vitrés, donnaient l’illusion de leur absence. Il fallait pour y vivre ne pas avoir le vertige. Une excentricité de l’architecte qui baignait en permanence l’étage de lumière, grâce au panorama à trois cent soixante degrés de la ville. De là-haut, tout prenait de l’ampleur, la pluie, les orages, le défilé des voitures et la danse des arbres, le bruit lointain du monde.
Mes parents n’ont jamais eu les moyens pour lancer la reconstruction de l’étage, je ne suis pas sûr qu’ils en aient eu un jour le projet. Mais pour la première fois de leur vie ils étaient propriétaires. Alors ils l’ont gardé, comme un trophée.

En peu de temps, leur fantaisie a transformé cette dalle de béton en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. Des WC aménagés dans un coin, des dizaines de chaises pliantes et des tréteaux, des draps tendus et des vieilles lampes à franges suffisaient à donner vie à ce treizième étage. Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons, et voyant défiler les voisins du dessous, excédés par le bruit, à une vitesse démentielle. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur ceux qui profiteraient avec eux de ces fêtes incessantes.
Ils ont fini par quitter leur travail respectif pour ne vivre que des revenus générés par la Plateforme. C’est comme ça qu’on l’a baptisée, au vote à main levée. C’était d’usage pour tout et n’importe quoi dans notre famille, tout se décidait ainsi. Comme on n’était que trois, deux voix suffisaient pour l’emporter : pain aux graines ou baguette tradition ? Balade au parc ou cinéma ? Rue de gauche ou rue de droite ? Pour tous les sujets, si on voulait convaincre, il fallait développer un argumentaire, savoir énoncer clairement son point de vue. Opter pour l’achat d’un cerf-volant plutôt qu’un ballon de foot pouvait nous mener à des diatribes délirantes et spectaculaires. Le résultat, finalement, importait moins que la ferveur pour y parvenir.
Le week-end, ma mère nous lançait souvent des « Ça vous dirait de peindre ? », je levais la main, elle aussi, et on partait à la Plateforme avec des pinceaux et des pots de peinture, et on dessinait des fresques gigantesques sur le sol, des après-midi entiers. Quelquefois pour des occasions particulières, souvent pour notre plaisir personnel. Depuis cette acquisition, le plaisir et la joie étaient devenus leurs seuls guides. Si mes parents avaient été des églises, on se serait empressé de leur graver sur le front cette phrase maintes fois répétée : La norme n’a d’autre forme que celle qu’on veut bien lui donner.
En pleine semaine, à l’heure du dîner, il n’était pas rare que mon père lance « Allons dîner dans les nuages ». Alors on se chargeait d’un nécessaire à pique-nique et on se rendait au treizième étage. Il fallait voir ça, cette excitation en installant les tréteaux près des baies vitrées, face aux lumières de la ville, un ciel étoilé à nos pieds. Chacun de ces dîners, chacun de ces passages à la Plateforme, était des vacances improvisées. Plus besoin de Villers-sur-Mer, de Fréjus ou de Pleubian. On avait ça.
J’ai organisé là-bas mes premières boums, des anniversaires, des parties de foot avec les gars du quartier. Quelques traits à la craie suffisaient à tout changer, à délimiter chaque fois un nouvel espace de jeu. L’imagination est la plus grande des bâtisseuses.
J’y ai décroché mon premier baiser. Une Élodie, impressionnée par cet espace gigantesque dans lequel j’avais allumé des dizaines de bougies, m’a trouvé romantique et, pour la première fois, des lèvres se sont posées sur les miennes. J’ai vite compris que cette dalle de béton était un avantage sur les autres garçons. Je ne m’en suis pas privé quand elle m’a quitté pour un autre. Avec plus ou moins de succès selon les tentatives – les sentiments sont une science hasardeuse – je prenais du galon à mesure qu’on gravissait les étages. Des cloisons, montées par mon père autour de la cage d’ascenseur, créaient l’illusion d’un hall d’entrée donnant sur quatre appartements. Quand j’ouvrais une des portes, toujours la même réaction : bouche bée et yeux écarquillés.
J’ai pris ma première cuite là-bas, après une soirée trop arrosée pour célébrer l’obtention de l’inratable brevet des collèges. L’étage s’était alors transformé en plateforme vacillante, une toupie tournant sur son axe à toute allure, des ados dégueulant sur sa dalle.
J’y ai fumé mon premier joint, aussi, avec un Mathieu. On a tellement ri ce jour-là que la ville entière a dû nous entendre. Comme on était haut perchés et les nuages bas, certains ont dû se dire que Dieu se foutait de leur gueule.

Je n’ai jamais souffert de l’exubérance de mes parents, au contraire, elle m’a inspiré, elle a fait de ma jeunesse un joyau, du genre brillant et coloré. On a dérivé ensemble dans ce monde fantaisiste et joyeux, un paradis pour enfants. J’ai lu plus de bouquins que n’importe quel gosse, me suis endormi au bruit de centaines de concerts, ai visionné des films par milliers. Avant mes dix ans, j’avais une culture de vieillard, je pouvais réciter par cœur les dialogues des films de Sautet, je connaissais toutes les chorégraphies de Chaplin et considérais Klimt comme un frère. J’étais capable de réparer une plomberie défaillante, de bricoler un meuble cassé. Et mes bateaux en allumettes, oui mes bateaux en allumettes conception maison qui venaient chaque semaine agrandir l’impressionnante collection de mon chantier naval. Je les faisais naviguer contre vents et marées, des jours entiers, sur la moquette de ma chambre. La seule contrepartie à tout ça, c’était mon ennui abyssal à l’école. Tout était fade, à côté de ce que mes parents m’apprenaient à leur manière.
J’y ai vécu des moments inoubliables et des joies indélébiles, mais avec l’âge, mon intérêt pour cet étage s’est altéré. J’ai fait un pas de côté, et puis des centaines d’autres. Il m’a fallu prendre de la distance pour me construire une vie, un avenir. Devenir adulte puisque mes parents refusaient de le faire. J’ai dû trouver un travail qui me permette de m’assumer et, occasionnellement, d’éponger leurs dettes et leurs excès : les événements organisés à la Plateforme finissaient par leur coûter plus cher que ce qu’ils leur rapportaient. Chacun de mes avertissements redoublait leur cadence, mon père jurant que si tout devait s’arrêter bientôt, il préférait profiter à fond.
Mais peu importe, je leur devais bien ce juste retour des choses, maintenant que j’étais adulte : prendre à ma charge quelques-unes de leurs fins de mois, les laisser donner à leur norme la forme qu’ils voulaient. J’avais un travail qui me permettait de les combler de plaisir et de joie, comme ils l’avaient fait avec moi. Je l’ai fait de bon cœur, pour qu’ils continuent leurs excès.

C’est arrivé un mardi. Un matin comme un autre, doté d’un ciel bleu tout à fait délicat. Ils sont morts cette nuit. On me l’a annoncé par ces mots. Une amie de mes parents qui était avec eux en vacances. Je n’ai rien entendu d’autre que cette phrase :
Ils sont morts cette nuit.

J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé. J’ai fait le calcul plusieurs fois, pour ne pas me tromper. Pendant des heures, j’ai disserté sur l’étrangeté de ce temps passé pour parler d’eux : passé composé, imparfait, plus-que-parfait, j’ai tout essayé. Ces temps ne leur allaient pas. J’ai décidé de parler d’eux au présent, à l’avenir, ce serait plus harmonieux à l’oreille.
Ils sont morts en sautant d’une falaise, totalement ivres, à soixante-sept et soixante-dix ans. Le plaisir et la joie auront eu raison d’eux, ils les auront guidés tout droit vers leur perte. Les témoins les ont décrits main dans la main, courant nus vers la mer pour un bain de minuit, oubliant la falaise qui les en séparait. Je me rassurais en me disant qu’ils étaient partis heureux et souriants, plus que jamais ensemble. Mais leur départ avait creusé un vide béant, une solitude qui résistait à la présence des autres. Chaque sourire me rappelait leur absence, chaque réjouissance, chaque bonne nouvelle. La mort fait du moindre détail un rappel ostentatoire de ceux que vous aimiez.
Je n’ai pas assisté à leur enterrement, c’était bien trop triste. Et puis ça ne leur ressemblait pas, mourir. Ils ont des têtes à sourire, boire, chanter, crier, bouffer, aimer, jardiner, faire des clins d’œil et des pâtes, prendre des bus, applaudir, peindre, faire des ombres chinoises avec leurs mains, des doigts d’honneur. Je préférais rester sur ça, plutôt que laisser déteindre sur eux l’image d’un enterrement, un préfabriqué, des cravates noires et des discours préécrits, des gueules cernées, des « Le temps va t’aider, tu verras » ou encore des « C’est toujours les meilleurs qui partent en premier ».
Ils ont dû apprécier que je ne suive pas les convenances, que je m’acquitte de cette célébration sans panache. Le jour de la cérémonie funéraire, je me suis simplement rendu au treizième étage avec une enceinte, et j’ai diffusé en boucle « La Bambola » de Patty Pravo, qu’ils adorent. Je les ai imaginés là, dansant tous les deux pendant des heures, les yeux fermés et le sourire aux lèvres, et c’était bien. Je n’ai pas versé une larme, j’ai tenu bon. Pleurer, c’eût été me résoudre à leur départ, et cette idée ne me convenait pas.
J’ai fait la fête avec eux jusque tard dans la nuit. Je m’en suis sorti avec une bonne barre au crâne le lendemain, et quelques courbatures d’avoir dormi enroulé dans un drap, à même le sol. Mais ça valait la peine, c’était un bel hommage.
C’est Tartuffe, le berger australien de mes parents, qui m’a sorti du sommeil en me léchant le visage. Une cousine me l’avait déposé la veille, pour que je m’en occupe jusqu’à ce qu’elle lui trouve une famille d’adoption – je n’avais ni la vie ni l’appartement pour le garder. En ouvrant les yeux sur la Plateforme, la joue pleine de bave, j’ai immédiatement été happé par cette vue panoramique sur la ville dont j’avais presque oublié la splendeur. Je suis resté un temps, là, sans bruit sans bouger, à admirer ce papier peint de ma jeunesse.
La mort, j’ai pu m’en rendre compte les jours suivants, n’embellit rien. Je ne trouvais pas d’exemple de ce qu’elle pouvait sublimer. Elle met simplement un voile noir sur tout et tout le monde, une tristesse collante et poisseuse. La mort tue, voilà tout ce qu’elle fait. À voir son allure basse et les soupirs qu’il poussait en permanence, Tartuffe semblait d’accord.
Il paraît que le temps permet de tolérer un peu la douleur, que des mécanismes lointains, inutiles jusqu’alors, se mettent en branle pour vous faire avancer. Je me suis efforcé d’y croire, un peu.

Je n’ai pas trouvé le courage de vendre la Plateforme. J’ai d’abord ambitionné d’engager une entreprise pour continuer d’y organiser des soirées, mais je n’ai rien fait. On fait moins de mauvais choix quand on n’en fait aucun.
En rentrant du travail, je découvrais chaque soir le cadavre d’un coussin éventré, un pied de chaise bousillé ou une flaque de pisse sur le tapis du salon. J’avais beau expliquer à Tartuffe que les chaises et les coussins n’étaient en rien responsables de la situation, il persistait. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour ce chien, mais le contexte particulier de notre rapprochement ne jouait pas en faveur de nos atomes crochus. Il paraît que Tartuffe avait commencé la course vers la falaise avec mes parents, et qu’il s’était arrêté juste avant le grand saut, comme désireux de prolonger un peu sa soirée. Je regrettais qu’il n’ait pas eu la bonne idée de les convaincre de faire comme lui. Je crois que je lui en voulais un peu, pour ça.
Quand, une semaine plus tard, ma cousine est revenue le chercher en s’exclamant qu’elle avait trouvé une famille d’adoption, je n’ai pas pu réprimer un soupir de soulagement. Mais il a refusé de sortir, il s’est planqué sous la table. Il a feint un état d’inconscience assez peu convaincant. La cousine a d’abord tenté de le traîner sur le dos, puis elle a été obligée de le porter jusqu’à l’ascenseur. Il m’a jeté un regard qui disait : Je vais sans doute finir dans une famille qui me battra et me rendra malheureux jusqu’à la fin de mon existence, est-ce que tu es bien certain que c’est ce que tu souhaites ? Tout ça rien que dans ses deux prunelles.
La douleur dans ma poitrine, quand je l’ai vu disparaître dans l’ascenseur, je ne sais pas, je ne l’ai pas supportée. J’ai couru jusqu’au compteur général de l’immeuble et j’ai coupé l’électricité. C’est le premier réflexe qui m’est venu. À cet instant, s’il y avait eu un bouton pour arrêter le monde entier, je l’aurais pressé sans hésiter.
Le temps que je réfléchisse, ma cousine est restée bloquée dans l’ascenseur. À travers les portes, je lui criais que je faisais mon possible pour réparer la panne et, quelques minutes plus tard, j’ai réactivé le courant et je l’ai accueillie à la sortie de l’ascenseur, faussement effaré par ce signe du destin qu’on ne pouvait ignorer. Elle m’a regardé avec des yeux ronds – j’aurais fait pareil, franchement – et elle a fini par lâcher la laisse. Tartuffe s’est précipité dans l’escalier avant que je change d’avis.

J’ai eu des histoires d’amour depuis le premier baiser d’Élodie, bien sûr. Des passions, des ruptures. Parmi elles, une relation plus durable que les autres, avec une Sylvie : six années de vie commune qui se sont terminées en trois minutes. La loi des rationalités ne joue pas toujours en notre faveur.
Je n’avais jamais eu de difficulté à faire des rencontres, mais depuis quelques semaines, rien ni personne ne parvenait à éradiquer cette ronce dans ma poitrine. Aucune des femmes que je rencontrais ne semblait assez charmée par ma mélancolie pour que ça perdure. Je n’étais soudain plus capable de ça : bâtir des amours, élaborer des amitiés. Je n’étais plus certain de ma valeur, ni de celle des autres. Je passais mon temps à regarder le monde distraitement, à travers des vitres : fenêtres de train, hublots, pare-brise de voiture, je n’étais pas regardant sur l’épaisseur ou la qualité, tant que ça me permettait de m’évader. Loin.
Je n’ai conservé de l’enfance qu’une amitié authentique : Anita. Jamais nos lèvres ne se sont effleurées, jamais d’ailleurs l’idée ne nous a tenté. Un lien solide s’est forgé dans cet irréfutable constat. Dès le plus jeune âge, sans arrière-pensée, on a partagé larmes et allégresse, fous rires et désillusions. À peu près tout ce qui consolide une amitié durable.
Ces temps-ci, elle me répétait que j’avais mauvaise mine, qu’il fallait que je fasse quelque chose. Je me contentais d’afficher un air surpris et le minimum syndical des sourires, et je changeais de sujet. Elle était très prise par son nouvel enfant, ça me laissait quelques longueurs d’avance. J’étais le parrain de son fils aîné. Cette année-là, j’oubliai son anniversaire pour la première fois.

Je n’ai jamais vraiment aimé mon travail, mais je m’y suis toujours rendu sans rechigner – si on commence à remettre en cause les nécessités, on ne s’en sort plus. J’ai tout remis en question : mon travail, mon bureau, mon choix de cravate. À tel point qu’un matin, qui ressemblait pourtant à s’y méprendre à tous les autres, j’y suis allé à reculons. Au sens propre. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Par jeu sans doute. Pour avoir un point de vue différent de celui que j’avais depuis douze ans. Je me suis pris des murs et des injures, voilà tout ce que ça m’a apporté, rien de probant. Mais pour la première fois, j’acquérais la certitude que cette dose d’adrénaline, ce changement de perspective, manquait cruellement à mon quotidien. Un quotidien dans lequel il fallait au minimum se délester de cinq euros dans une fête foraine pour espérer quelques frissons.
Plus que jamais, dans une danse inconsciente du pouce, je swipais à gauche, swipais à droite, et rafraîchissais les feeds de mes réseaux sociaux. Quand un signe rouge ou une étoile bleue apparaissait dans mes notifications, j’avais chaque fois comme un sursaut qui s’éteignait dans un profond sentiment de pourquoi. Un like sur une photo de mes pieds face à la mer ne suffisait plus à relancer mon pouls. Je me sentais vieux avant l’heure, ou jeune trop tard. Au bureau, il m’arrivait de plus en plus fréquemment de m’enfermer dans les toilettes, en suffoquant. La seule manière d’en sortir était de jouer au tennis sur mon téléphone, et de gagner ma partie. Sinon, j’arrivais à m’en convaincre, je mourrais dans d’atroces souffrances.
Ma logique perdait doucement en consistance. Tout comme mon désir, qui ne parvenait plus à ériger quoi que ce soit de tangible. J’avais au ventre une incapacité aux autres et au monde, qui proliférait.
« Ça va passer, me disais-je, ça va passer… » Et j’ai vécu mes journées ainsi pendant des semaines encore.

Ce sentiment de ni quoi ni qu’est-ce s’est intensifié. À mon insu, un oiseau noir faisait son nid, brindille après brindille. Pendant que je m’efforçais de tenir debout, il bâtissait son empire d’épines au-dedans. Je réussissais encore à sourire, à donner le change au travail, à accepter les ordres contradictoires de mon supérieur hiérarchique. Chaque geste du quotidien devenait une contribution de plus à cette masse d’absurdités que forme parfois l’existence. Je commençais à remettre en question tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi, à vrai dire. Qui a décidé qu’une heure serait composée de soixante minutes ? Pourquoi les sens interdits sont rouges, et non émeraude ou parme ? Qui a décrété qu’il fallait dormir la nuit et vivre le jour ?
Je continuais mes trajets à reculons et faisais des progrès fulgurants : je descendais l’escalier en trottinant, m’engouffrais dans les ascenseurs au simple bruit que faisaient les portes en s’ouvrant dans mon dos, slalomais entre les passants avec l’aisance d’un skieur hors piste.
Je prescrivais à chaque journée un changement anodin, souvent absurde. Tous les soirs par exemple, je programmais mon réveil une minute plus tard que la veille. Cette légère modification m’obligeait à accélérer la cadence de ma préparation. Au bout d’une semaine, pour rattraper mon retard, j’étais forcé de me laver les dents en nouant ma cravate, de boire mon chocolat chaud en enfilant mes chaussettes. Je riais déjà de l’improbable chorégraphie qu’il me faudrait mener dans dix jours à peine.
Tout était bon pour occuper mon esprit.

J’ai marché, maladroit et chancelant, jusqu’à ne plus pouvoir faire un pas. Un samedi de février, sur un trottoir inondé de pluie, je me suis arrêté. Net.
Ça y est, je n’étais plus heureux.
J’étais immobile, au milieu de la rue, sous le crachin, accusant le coup de mon propre constat, soudain et tranchant, non négociable. »

Extraits
« Voilà comment je me suis retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition. Comme on accumule les timbres, je collectionnais les lieux. Mon arrivée dans les bureaux d’un immeuble d’entreprise, en pleine semaine, me confirma le bien-fondé de mon changement de cap. S’ils avaient eu le temps de lever les yeux dans leur inutile empressement, les employés de cette société de je ne sais quoi se seraient demandé ce que je foutais là, figé dans le couloir, à les observer, pieds nus, la quarantaine approchant. » p. 66

« — C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi. Si ça devait m’arriver un jour, je voudrais qu’on me célèbre comme tu le fais toi, en riant, en dansant, en criant, en baisant s’il le faut. Fais confiance à ce que tu as là, et uniquement là, a-t-elle conclu en pointant mon ventre de son doigt brindille, et ne te laisse jamais guider par autre chose que cette ferveur, c’est tellement beau… » p. 90

« Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé. » p. 98

« Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis. » p. 109

À propos de l’auteur
PERROT_Frederic_DRFrédéric Perrot © Photo DR

Frédéric Perrot est scénariste et réalisateur au sein d’un duo qui sévit sous le nom de Najar & Perrot. Après Pour une heure oubliée (2021) et Cette nuit qui m’a donné le jour (2022), il publie Ce qu’il reste d’horizon (2023). (Source: Éditions Mialet Barrault)

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Oiseau

SKADEN_oiseau

  RL-automne-2021

En deux mots
Dans un futur assez lointain, une poignée d’hommes et de femmes trouve refuge sur une planète où ils ne disposent guère que de quoi survivre, mais ils s’accrochent. Un groupe de Terriens débarque un siècle plus tard et vient remettre en cause l’équilibre déjà très fragile de la communauté.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme est-il un loup pour l’homme?

Dans ce roman d’anticipation, le norvégien Sigbjørn Skåden imagine un petit groupe d’humains installé sur une planète lointaine et qui voit débarquer des Terriens, sans savoir si ces nouveaux arrivants sont un espoir ou une menace.

Nous voici dans un monde qui pourrait fort bien être le nôtre dans moins d’un demi-siècle. L’un de ces instants de bascule, d’un combat pour la survie de l’humanité dans un environnement devenu de plus en plus hostile. Sur une planète non répertoriée pour l’instant vit une poignée de survivants, un peu plus d’une trentaine d’hommes et de femmes qui ont trouvé refuge sous un dôme qui leur permet d’assurer leurs besoins vitaux. Pourtant, ils disposent tout de même d’une certaine technologie, notamment d’écrans leur permettant de communiquer, car la parole a laissé place à l’écrit. Pour le reste, les animaux ont disparu et les repas sont tous à base de graines et de céréales, véritable viatique dans cet univers hostile ou même le jour et la nuit ne sont plus réguliers.
C’est dans ce contexte que débarquent les Terriens partis à la recherche d’exilés. Sur leur planète qui compte désormais plus de neuf milliards de personnes, la vie est aussi devenue de plus en plus difficile, les ressources s’amoindrissant toujours davantage.
L’arrivée de ces explorateurs n’est pas pour autant vécue comme une délivrance par les autochtones qui craignent notamment que leur infériorité dans le domaine scientifique et technologique ne se retourne contre eux, qu’ils deviennent des vassaux des nouveaux arrivants.
La première phase de la cohabitation est pourtant prometteuse, les messages d’encouragement et les promesses de soutien donnent même à certains l’impression que ces visiteurs seront leurs sauveurs, qu’ils pourront les aider à reconstruire leur histoire engloutie dans une perte de données et de toutes archives. Restent donc l’amour et la haine, la solidarité et le conflit.
Sigbjørn Skåden, qui se bat pour préserver l’identité des Sami dans une Norvège qui semble ne les considérer que comme une ethnie folklorique, dépeint cette guerre pour la survie d’un peuple dans une dystopie qui scinde le récit en deux époques, l’année 2048 et l’année 2147 et permet au lecteur de basculer de l’espoir au désespoir, de la paix à la guerre, de la vie à la mort. Les perspectives sont sombres, mais le roman est captivant, notamment par une écriture très éloignée des grandes épopées. Ici, il n’est pas question de retracer à la manière d’un Robinson Crusoé, le quotidien des habitants pour se nourrir et se protéger d’une nature hostile, pas davantage de faire étalage de découvertes scientifiques et de la supériorité du génie humain, mais de contempler ce monde qui n’offre plus guère de perspectives. Et nous oblige à nous poser les vraies questions. Existentielles. Vitales.

Oiseau
Sigbjørn Skåden
Agullo éditions
Roman
Traduit du norvégien par Marina Heide
160 p., 12,90 €
EAN 9782382460054
Paru le 7/10/2021

Où?
Le roman est situé sur une planète non répertoriée.

Quand?
L’action se déroule dans le futur, en 2048 et en 2147.

Ce qu’en dit l’éditeur
2048. Heidrun s’adresse à sa fille: en tant que première enfant née sur Home, elle incarne l’avenir des hommes sur cette planète. C’est là que se sont installés les passagers de l’expédition UR après avoir quitté la Terre, à bout de ressources. Mais la vie n’a rien à voir avec celle qu’ils ont connue: le climat est rude, la temporalité différente et aucun son ne parvient à percer le lourd silence qui règne là. Heidrun confie à sa petite le rôle de l’oiseau, celle qui saura les guider tous vers la lumière. 2147. Un siècle plus tard, la poignée d’hommes qui survivent difficilement sur Home rendent tous les jours hommage à leurs ancêtres, les pionniers. Mais un jour, leur quotidien est bouleversé par l’arrivée d’un vaisseau à bord duquel se trouve une équipe venue de la Terre. Tout le monde ne voit pas d’un bon œil cette intrusion : ces étrangers apportent-ils un nouvel espoir ou leur venue signera-t-elle la fin de la petite communauté ? Quel genre d’avenir nous attend si nous quittons la Terre ? Quels seront nos plus grands défis ? Les conditions de survie difficiles ou la nature humaine ? Telles sont quelques-unes des questions à la base de ce roman contemplatif qui saura donner goût à la science-fiction aux plus réfractaires.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Blog Le nocher des livres
Blog Les lectures du Maki

Les premières pages du livre
« 2048
Su, réveille-toi. Je vais te raconter une histoire. L’histoire de quelqu’un qui a découvert une planète inconnue. Tu entends, Su, ma petite fille ? Des gens sont partis dans un vaisseau qui portait le nom d’un oiseau, ils ont voyagé loin, longuement, jusqu’à trouver une tempête. Ils s’y sont précipités tout en sachant qu’ils ne pourraient jamais faire demi-tour, à des années-lumière de tout ce qu’ils connaissaient. Réveille-toi, Su, il faut que tu m’écoutes. Écoute ce que maman a à te dire. De l’autre côté, il y avait une planète. Ils l’ont appelée Sedes, parce que ce serait leur nouveau chez eux. Au bout d’un moment, une petite fille est née là-bas. C’était toi, Su. C’était toi.

Extrait du journal de bord
DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA PLANÈTE, IL Y A L’OCÉAN. GRAND-PÈRE M’Y A EMMENÉE UN JOUR, AVANT QUE LES DERNIERS AVIONS NE SOIENT IMMOBILISÉS À TERRE. C’ÉTAIT L’APRÈS-MIDI, IL S’EST POSÉ SUR LE RIVAGE ET NOUS NOUS SOMMES INSTALLÉS LÀ POUR REGARDER L’INFINITÉ DU LARGE. AVANT LE COUCHER DU SOLEIL, DES TOURBILLONS SONT APPARUS, DES SPIRALES QUI SE SONT MATÉRIALISÉES UNE À UNE DANS LA DENSE COUCHE DE NUAGES ET SONT TOMBÉES DU CIEL, VERS LA SURFACE HOULEUSE. NOUS SOMMES RESTÉS LONGUEMENT LÀ, TANDIS QUE LA LUMIÈRE S’ÉVANOUISSAIT À L’HORIZON, DES CENTAINES DE TOURBILLONS S’AGITAIENT À FLEUR D’EAU, FRONÇAIENT LA NOIRCEUR DE L’OCÉAN.

2147
Le matin, le vent souffle. La lumière d’un soleil. Dans une zone montagneuse, au creux d’un petit renfoncement, un homme se redresse en position assise, à l’abri d’une tente en forme d’œuf. Il s’étire. Le paysage est aride et désert, seules quelques saillies rocheuses viennent percer le sable rouge, pas un brin de verdure, pas un mouvement, tout est statique, mort, sauf les bourrasques qui balaient le sable épais, fait non de grains mais de débris écarlates.
L’homme dans son œuf commence à manger. Un bruit omniprésent monte aux alentours, un bruissement subtil qui se lève avec la lumière matinale et se pose telle une nappe monotone sur le paysage. D’un geste lent et calme, il se nourrit et s’hydrate, tandis que le soleil grimpe de plus en plus haut au-dessus des crêtes. Une fois son repas terminé, il glisse l’emballage dans un sac et enfile un casque. Puis il replie la tente d’un seul geste et la fourre dans le sac. Sa combinaison est rouge, elle aussi, d’un rouge plus clair que la terre, et son casque d’un blanc fané, orné d’une visière transparente qui lui couvre tout le visage. Le tissu du vêtement s’agite quand l’homme se lève et fait face au vent, le nez pointé vers la montagne.
Il se met à escalader le versant. Ses pieds s’enfoncent dans le sol sans laisser de traces ; dès qu’il lève le talon, du sable ruisselle et comble le trou, comme si aucun être humain n’était jamais passé par ici. Au sommet du col, il s’arrête. Le paysage montagneux s’étire de toutes parts, rouge et désert. Le soleil est perché au-dessus de sa tête et le bruit s’est intensifié, le bruissement sourd a laissé place à un crépitement perçant, une vibration dans l’air qui vous transperce la chair et érafle le squelette. À l’aide d’un appareil qu’il sort de son sac, il fait quelques mesures de routine, alors que le vent redouble de force, tiraille le tissu de sa combinaison, lèche le sable au sommet. Les rafales s’acharnent sur lui, s’abattent en pellicule sur sa visière. L’homme reste immobile un instant, les yeux plissés vers le jour naissant, avant de ranger l’appareil, de tourner le dos au soleil et de redescendre là d’où il vient.

La lumière se dissipe. La vallée est une langue, un versant qui s’incline depuis les hauteurs pour venir se coucher au fond d’une profonde cuvette. Outre de petits reliefs qui rompent çà et là le sable rouge, le paysage est plat, monotone, rébarbatif. Quand l’homme franchit le passage qui y mène, l’obscurité a commencé à s’imposer. Dans la cuvette en contrebas, la lumière se diffuse à la manière d’une lanterne, un grand dôme éclaire peu à peu le crépuscule. L’homme se hâte dans cette direction. En s’aplanissant, le terrain s’élargit pour former un arc de part et d’autre de la vallée bordée de parois rocheuses escarpées qui, tout au fond, s’arrêtent sur un mur massif enfermant le tout dans un cocon.
Arrivé en bas, l’homme ralentit. Ses pas se font plus agiles, plus légers. Il coupe de biais, se dirige vers le côté de la vallée, où une imposante terrasse naturelle forme un toit, un léger appentis. Aux alentours, le sable est plus sombre, d’une teinte plus profonde, rouge bordeaux. Une vaste zone sableuse aux grains plus fins, plus collants, comme du terreau. Ce sont les vestiges des excavations, d’importantes quantités de terre ont été extirpées d’ici et acheminées ailleurs.
L’homme se penche, en attrape une poignée, la verse dans un étui qu’il a extrait de son sac, avant de se retourner d’un coup et de repartir vers le dôme lumineux, plus loin dans la vallée.
Même ici, le vent malmène la combinaison, les bourrasques remontent jusqu’à la crête et s’emparent de l’homme. Une fois tout près du but, il constate que la lumière du jour a presque décliné, mais celle du dôme l’éclaire de plus en plus. Une porte s’ouvre.
La pièce est une cellule isolée, un espace intermédiaire qui sépare le dehors du dedans. L’homme attend là sans bouger que s’allume un indicateur vert. Il retire alors son casque, libère un entremêlement d’épais cheveux noirs, il a les traits jeunes, le teint pâle et lisse, les yeux clairs, limpides. Après avoir retiré ses vêtements d’extérieur, il approche du mur qui donne sur le dôme et entre, aussitôt la porte ouverte.
La zone urbaine baigne dans une couleur mate et argentée, un reflet blême venu du soleil artificiel illumine les façades et les toits. L’homme marche entre les bâtiments. MONTIFRINGILLA, lit-on en lettres rouges flamboyantes dans son dos, au-dessus de la porte par laquelle il s’est glissé.
Des ombres tombent dans les ruelles, de petites poches d’obscurité. Il n’y a pas âme qui vive. Le toit du dôme est transparent, il fait sombre au-dehors, le crépitement perçant s’est tu, on n’entend pas un bruit, pas même le son des pas. Là où la ville prend fin pour laisser place à une grande zone cultivée qui s’étend sur tout le périmètre, l’homme pénètre dans une petite maison. Sans prendre la peine d’allumer, il traverse le séjour en direction de la cuisine, avance à tâtons à la lueur qui filtre de l’extérieur. Il attend d’être arrivé dans la salle de bains pour allumer, et s’observe dans le miroir. De sombres poils de barbes naissants lui criblent le menton, percent sa peau d’émail. L’eau coule à grand jet du robinet, au lieu de s’engouffrer droit dans la bonde, elle forme un maelström dans le lavabo. L’homme se baisse et se passe de l’eau sur le visage. Dehors, l’obscurité devient plus profonde.
Lorsqu’il se couche dans sa petite alcôve, la maison est de nouveau plongée dans le noir. Il dort. Et quand il se réveille, il voit une silhouette qui le regarde, assise dans la pièce. Il se redresse, bat des cils, allume la lumière.
Maman ? écrit-il sur un clavier laissé à son chevet. Maman, qu’est-ce qu’il y a ?
Ses paroles apparaissent sur un panneau mural.
Sa mère lui sourit.
Rien, écrit-elle. Je voulais juste être sûre que tu sois bien rentré.
Il fait noir. L’homme l’observe d’un air troublé.
Tu ne dors pas ?
Le vent se déchaîne depuis le coucher du soleil, le temps n’a jamais été aussi long, écrit-elle. La nuit dure depuis près de douze heures.
L’homme jette un œil par la fenêtre de l’alcôve. L’obscurité est toujours aussi profonde, mais les nuages filent à vive allure dans le ciel.
Tu as attendu longtemps ? écrit-il. Que je me réveille ?
Sa mère est assise sur un tabouret escamotable accroché au mur, dans un coin de la pièce. La lumière du lit jette des ombres sur son visage. Toute sa figure s’éclaire lorsqu’elle se penche en avant. Il fait bon.
Mais non, répond-elle, et elle lui passe la main dans les cheveux. Je mets en route le petit déjeuner?

Dans la cuisine, une seule lampe est allumée, une fenêtre au plafond donne sur la voûte, le toit du dôme et le ciel qui le surplombe, et une autre, dans un mur, sur le champ. Au-dessus courent des nuages isolés dans le noir, ils apparaissent dans la clarté des sources lumineuses qu’ils dissimulent, des étoiles qu’ils camouflent un instant pour ensuite les révéler.
Quand l’homme entre dans la cuisine, il trouve sa mère penchée sur la cuisinière, elle mélange le contenu d’une petite casserole sans prêter attention à lui. Il s’assied, la table est déjà mise. La vieille femme regarde d’un œil distrait le champ et les nuages qui filent dans le ciel, lui reste là, à l’observer.
Je ne me rappelle pas avoir jamais connu une tempête aussi violente, écrit-il au bout d’un moment.
Le texte apparaît sur un écran sphérique au-dessus de la table, mais sa mère, plantée devant la cuisinière, dos tourné, ne le voit pas. Il laisse ses paroles en suspens, le temps qu’elle se retourne, en vain. Il appuie alors sur une touche du clavier, et le texte passe sur un écran intégré à sa combinaison, au niveau du torse. Puis il s’approche de sa mère et lui prend délicatement l’épaule. Elle sursaute et se retourne, s’empressant d’afficher un sourire.
Tu m’as fait peur, écrit-elle, je ne t’avais pas vu.
Non, poursuit-elle, en réponse à ce qu’elle lit sur le torse de son fils, moi non plus.
La journée sera terriblement longue, peut-être la plus longue de l’histoire de Home, écrit-il.
Oui, peut-être.
Le calme règne dans la ville, personne n’a encore mis le nez dehors, mais quelques maisons sont allumées, des ombres glissent aux fenêtres, certains sont réveillés, ils attendent que le jour se lève. La mère retire la casserole du feu, elle l’apporte à table et s’installe sur le tabouret, en face de son fils.
Mange, écrit-elle, tant que c’est chaud.
Ils partagent le repas en silence, regardent par la fenêtre le périmètre du dôme et au-delà. La vieille femme mange lentement, elle porte tant bien que mal la cuillère à sa bouche, mâche tout en reposant sa main sur la table, pour répéter ce geste encore et encore. Elle a le visage maigre, les joues creuses, le teint hâve et flétri, grisâtre comme le papier qui se décompose en cellulose.

L’eau qui jaillit d’une fissure au pied de la montagne, en haut de la vallée, forme une rivière qui longe tout le territoire jusqu’à la paroi inférieure, où elle s’engouffre dans un trou dans la roche, disparaissant aussi soudainement qu’elle apparaît. Un cours éternel et indomptable, d’une force brutale, un flot blanc qui se précipite à travers la vallée, la seule source d’eau à ciel ouvert de la planète, en plus de l’océan à l’opposé.
Lorsque l’homme sort de chez lui, qu’il referme la porte de la maison, le jour a commencé à se lever. La lumière se faufile sur les bâtiments bas, s’installe sur les façades. Des nuages épars dissimulent un instant le soleil puis glissent plus loin, mais dans le dôme l’air est immobile et la température stable, seul un bruissement croissant vient perturber le silence, l’écho de la clarté du jour.
Il marche entre les maisons en direction du centre-ville, traverse une place puis s’introduit dans un bâtiment différent des autres, une construction à deux étages au toit vitré. La centrale de contrôle. Un cylindre de verre constitue le cœur du bâtiment : l’observatoire. Au sommet, un gigantesque télescope pointé vers la voûte est installé en contrebas d’une salle d’observation, avec un grand écran incurvé qui couvre tout un mur, ainsi que des machines, des chaises et une table. Un homme est assis là, seul, le regard fixé sur l’écran, sur les mesures qu’il parcourt à l’aide du tableau de commandes devant lui. Il est plus âgé, presque aussi vieux que la mère. Son nom, Ansgar, est cousu à points serrés sur sa combinaison, côté gauche.
Tu as interrompu l’excursion, écrit-il sans se retourner quand l’homme entre dans la pièce.
Ses paroles s’affichent sur le grand écran. Il pivote sur sa chaise, le salue d’un aimable hochement de tête. L’homme répond avec un sourire et prend place sur la chaise voisine.
On vérifie les résultats ensemble depuis le début ? suggère Ansgar. J’y ai jeté un œil, tout semble normal, mais c’est toujours mieux de regarder à deux.
Oui, tu n’es plus tout jeune, quelque chose pourrait t’avoir échappé, répond l’homme.
Peut-être, écrit Ansgar, le sourire aux lèvres.
Les analyses forment une masse flottante qui glisse lentement sur l’écran. Personne ne prononce un mot. L’homme s’enfonce dans sa chaise. À travers la baie vitrée, il voit sa mère, seule au milieu du champ. Elle va et vient dans le périmètre, tâte distraitement une pousse puis une autre, le visage tourné vers le fond de la vallée et sa formation de trente-quatre obélisques qui se dressent là où la rivière disparaît dans la roche. Un bosquet de pierre au milieu du paysage plat. À intervalles réguliers, elle s’arrête et se redresse, rentre les épaules, tout en scrutant les obélisques qui sortent du sable au loin.
Une jeune femme entre à son tour dans la pièce. Ils la remarquent seulement quand elle s’assied près de l’homme.
Bonjour, écrit-elle, avec un sourire radieux.
Tiens, ma fille, répond Ansgar, te voilà.
Bonjour, écrit l’homme.
Il la dévisage un instant et lui sourit.
Son nom, Iŋgir, est inscrit comme les leurs sur sa combinaison.
Il y a du nouveau ? leur demande-t-elle, le regard malicieux.
L’homme lui donne un coup de coude taquin. Iŋgir rougit et jette un œil à Ansgar. Il fixe de nouveau le flux de données qui défile sans cesse sur l’écran. Elle s’étire légèrement, bombe le torse, ses seins ressortent sous sa combinaison. Elle a les cheveux plus clairs que les deux autres, blond cendré, et la peau blanche, souple, sillonnée de vaisseaux bleuâtres. Elle dégage quelque chose de doux, de transparent. La fermeture éclair de sa combinaison laisse entrevoir la peau nue de son décolleté. À son tour, elle donne un discret coup de coude à son voisin, avant de se retourner vite vers l’écran, tout sourire.
Dix-sept portraits sont exposés au mur dans leurs dos, dix-sept hommes et femmes vêtus de la même combinaison, surmontés d’une inscription en grandes lettres : Nos 18 pionniers. Cor unum. Un seul cœur. Sur la première rangée se devine la trace d’une photographie qui a été retirée.
Dehors, la mère s’est immobilisée, le regard fixé sur les obélisques qui se dressent au fond de la vallée. La tempête se concentre de ce côté-là du ciel, les nuages qui roulent se font plus sombres et plus sauvages. Tous trois consultent longuement les résultats, assis à leurs places. Quand l’homme jette de nouveau un œil vers le champ, sa mère a disparu.
Voilà, rien de nouveau, écrit Ansgar une fois qu’ils ont tout parcouru.
Il y en a déjà eu, papa ? ironise Iŋgir.
Un jour, on pourrait connaître la percée, écrit Ansgar. Et tu ne pourras plus te moquer.
Il sourit à pleines dents, presque comme un rire muet. Le bruissement omniprésent s’accroît progressivement – le bourdonnement constant de microsons qui ricochent dans le conduit auditif – et s’étend en les enveloppant comme une couverture.
On devrait regarder le bulletin météo, écrit l’homme. On dirait que des conditions extrêmes nous attendent.
J’ai vérifié avant votre arrivée, répond Ansgar. Le vent devrait s’intensifier au cours de la soirée et de la nuit, je crois que nous allons affronter les rafales les plus fortes de notre histoire. C’est bien que tu aies arrêté les analyses et que tu sois rentré.
Oui, heureusement, écrit Iŋgir.
Elle déplace discrètement son bras pour que sa main repose contre celle de l’homme. Elle lui lance un regard, puis se tourne vers son père.
Ça souffle sur la rotation de la planète, reprend Ansgar. Si les pronostics s’avèrent exacts, la journée de demain pourrait être plus longue de 50 %, voire 75 %, que la moyenne.
Iŋgir remue la main, sa peau effleure celle de l’homme. Il a beau la regarder, elle continue en l’ignorant. Il finit par porter les yeux au-dehors, vers le champ déserté.
Il n’y a aucun danger, poursuit Ansgar. Mais la nuit sera longue. Très longue.
Iŋgir sursaute lorsque l’homme commence lentement à se lever. Elle le regarde enfin.
Tu t’en vas ? écrit-elle.
Je vais juste voir où est passée ma mère, répond-il. Je ne l’aperçois nulle part.
Elle a dû rentrer, écrit Ansgar.
Oui, sans doute.
Une fois à l’extérieur, l’homme coupe en direction de la partie inférieure du dôme. La zone cultivée, qui s’étend de tout son long, couvre plus de la moitié de toute la surface. Il marche tranquillement à travers champs, va d’un pas léger et prudent le long des sillons. Ses talons s’enfoncent dans la terre cultivée, du grain poisseux colle à ses semelles, … »

À propos de l’auteur

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Sigbjørn Skåden © Photo DR
Né en 1976, Sigbjørn Skåden est un écrivain same (lapon) installé à Tromsø. De langue same et norvégienne, il fait ses débuts en littérature en 2004 avec un poème épique contant le quotidien d’un village du Grand Nord de la Norvège à l’époque de l’entre-deux-guerres. Ce texte remarqué lui vaut d’être nommé au prestigieux prix du Conseil nordique en 2007. Oiseau est son deuxième roman, publié en Norvège en 2019 et salué par la critique. Il écrit également des textes pour des projets transartistiques expérimentaux. (Source: Agullo Éditions)
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Plasmas

MINARD_plasmas RL-automne-2021

En deux mots
Une poignée de survivants dans le monde d’après la catastrophe tente de survivre et de comprendre par quel enchainement de circonstances ils en sont arrivés là. Parviendront-ils à se construire un avenir? C’est tout l’enjeu du combat qui s’engage entre des tribus rivales et des projets différents.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Bienvenue dans le monde d’après

Céline Minard poursuit son exploration des différents genres littéraires avec toujours le même bonheur. Après le joyeusement iconoclaste Bacchantes, qui explorait les codes du polar, nous voici dans la science-fiction avec Plasmas.

Situé dans un lointain futur, le roman nous entraine dans un univers qui a déjà connu bien des bouleversements. En consultant les archives, on peut par exemple retrouver les tentatives de colonisation menées sur la lune ou sur mars et qui se sont toutes soldées par des échecs. Et sur terre la situation est tout sauf florissante. «Tout était gris, noir, couvert d’une couche de poudre épaisse, un tapis de fractales irrégulières, mêlé de brun, strié de blanc. Les vents balayaient et recomposaient les sols. Les marées brassaient la roche et la cendre avec le sable. Les braises s’étouffaient dans la zone de nuit jusqu’à l’extinction complète. Les nuages perdaient de la masse et se reformaient, plus clairs, lessivant les terres depuis les sommets. Des montagnes glissaient, les grands fleuves remuaient, prenaient du volume, poussaient les alluvions et forçaient les barrages pour rejoindre les mers. Les coulées sales s’éclaircissaient. Et le vert apparaissait. En points, puis en taches de plus en plus larges sur l’ensemble des terres émergées. Il occupait la côte est de l’Amérique du Nord suivant l’ancien maillage du réseau lumineux jusqu’au centre du continent, par capillarité, il soutenait les fleuves dans leur course, courait sur les plateaux, sautait sur les versants. L’Eurasie se couvrait d’un manteau clair ininterrompu dans sa partie nord, l’Australie se bordait, l’Afrique retrouvait un cœur, l’Amérique du Sud une coiffe, une robe, une parure. Et les cyclones continuaient de brasser, les océans d’éclaircir et d’engloutir les îles et les bordures.»
La poignée de survivants a compris que cette terre n’aura d’avenir que dans la préservation de tous les êtres vivants, végétaux et animaux. Que la recherche devait être axée sur les moyens de la développer. C’est par exemple l’exploit réalisé par Aliona Ilinitchna Belova, qui «avait mis au point, seule, dans son laboratoire pouilleux de Bratsk, la technique de clonage la plus économique du monde» et avait réussi à développer une nouvelle race de petits chevaux que le monde entier s’arrachait.
Le projet littéraire de Céline Minard est ici en parfaite phase avec l’histoire proposée. Entre poésie et nécessité, elle a élaboré de nouveaux mots pour décrire une réalité située dans le futur où l’univers est bien différent d’aujourd’hui, où de nouveaux êtres apparaissent, de nouveaux objets, de nouvelles fonctionnalités. J’imagine que cette écriture pourra dérouter le lecteur, mais j’ai pris pour ma part beaucoup de plaisir en compagnie des Bjorgs, des Arrecifs ou encore de Rhif et de la Küin, sans oublier tous les héros Marvel et les icônes des jeux vidéo convoqués pour un final en apothéose.
Oubliant le récit linéaire, la romancière a choisi un assemblage de récits qui dressent une sorte de panorama de ce «monde d’après». On passe ainsi des acrobates dont les prouesses servent à enrichir la connaissance scientifique à une exploration de la faune et de la flore qui, pour survivre, a subi bien des mutations. Mutations auxquelles les humains n’ont pas pu résister non plus. Au fil des chapitres, on constatera par exemple combien leur cinq sens ont évolué, jusqu’à bouleverser la hiérarchie actuelle. Et combien la cohabitation avec la nature a pris une autre dimension.
En fait, derrière la fantaisie et l’imagination débridée se cache une profonde réflexion sur l’écologie, sur la place de l’homme au côté des autres espèces (et non au-dessus) et sur les enjeux technologiques de notre futur. Jamais peut-être les mots science et fiction n’auront été mieux accolés.

Plasmas
Céline Minard
Éditions Rivages
Roman
160 p., 18,00€
EAN 9782743653675
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en principalement sur notre planète, mais on y évoque aussi la lune et mars.

Quand?
L’action se déroule dans un futur lointain.

Ce qu’en dit l’éditeur
Céline Minard nous plonge dans un univers renversant, où les espèces et les genres s’enchevêtrent, le réel et le virtuel communiquent par des fils ténus et invisibles. Qu’elle décrive les mesures sensorielles effectuées sur des acrobates dans un monde post-humain, la conservation de la mémoire de la Terre après son extinction, la chute d’un parallélépipède d’aluminium tombé des étoiles et du futur à travers un couloir du temps, ou bien encore la création accidentelle d’un monstre génétique dans une écurie de chevaux sibérienne, l’auteure dessine le tableau d’une fascinante cosmo-vision, dont les recombinaisons infinies forment un jeu permanent de métamorphoses. Fidèle à sa poétique des frontières, elle invente, ce faisant, un genre littéraire, forme éclatée et renouvelée du livre-monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Page des Libraires (Anne Canoville Librairie du Tramway, Lyon)
France Inter (Un monde nouveau)
Kube.com
Blog Sur la route de Jostein


Céline Minard s’entretient avec Madeleine Rigopoulos à propos de Plasmas © Production Éditions Rivages

Les premières pages du livre
« En l’air
La salle bourdonne d’électricité. Ils sont tous là, ils attendent dans le noir, caméras en veille, capteurs éteints, à l’arrêt depuis qu’ils ont pris place un à un dans l’ordre, en silence, immobiles.
Galván est debout sur la plateforme de départ, chaud, étiré, frémissant, il attend le faisceau de lumière qui le lancera dans l’action. Il sait comment passer les vingt secondes entre le coup de projecteur et l’envol. Les yeux fermés, concentré sur la disparition progressive du phosphène provoqué par la poursuite qui le reprendra et ne le lâchera plus durant les trente-cinq minutes à venir. Si tout va bien.
Rodric est en train de grimper en contrebas face à lui, il l’entend. Léna le rejoindra dans quelques secondes en pleine lumière. Elle s’appuiera sur son épaule pour saisir la barre. Ils percevront alors tous les trois le déclic unique de trois mille capteurs réactivés.
Galván respire avec application, il compte. Sa transpiration commence à imbiber son intégrale sous les aisselles, au creux des genoux et des reins. Le tissu gonfle imperceptiblement, la ventilation s’amorce. Il regrette son antique léotard en graphène qui puait bien avant la fin de l’échauffement. Mais plus aucun humain n’est autorisé à circuler sans sa gaine électro-organique connectée. Ils traitent toutes les données, tout le temps. Et ce n’est pas maintenant, pas ce soir, qu’il va y échapper.
Les trois mille Bjorgs qui occupent le parterre sont venus pour ça, recueillir, analyser et transformer les informations. En temps immédiat et en conditions réelles reconstituées.
Les agrès sont d’époque, le filet se déploie douze mètres sous les plateformes, quatre au-dessus de la sciure et du sable qui jonchent la piste, on s’y croirait. Les gradins ont été adaptés. Aucun siège, mais une rampe de résine souple spiralée en pente douce autour du cercle central, sur laquelle ils ont roulé pour monter jusqu’à leurs points d’arrêt respectifs. Les différences de captation seront négligeables.
L’observation mécanique n’est plus l’enjeu. Galván connaît la longue histoire des Bjorgs vers la fluidité du mouvement. L’acharnement des hommes puis des modulaires pour égaler l’agilité des organismes. Il y a longtemps que les records humains ont été pulvérisés. En toute discipline. Ils sautent, ils nagent, ils volent, ils lancent plus haut, plus loin, plus profond, ils frappent plus fort, ils courent plus vite. Sur des lames d’acier tendre, les Bjorgs équipés au minimum servent de leurre lors des courses de lévriers. Avec les préréglages requis pour garder les chiens en haleine et les emmener plus vite, toujours plus vite vers leur fin. Ils en ont épuisé des milliers avant de réduire la zone de seuil critique à un point. Précis, indépassable. L’analyse des Bjorgs est efficace.
L’échelle de corde oscille contre le métal du portique. Léna monte sans peser, elle coule son ascension à l’intérieur de la tresse de chanvre qui la supporte, elle passe d’un degré à l’autre sans en marquer aucun, dépasse la plateforme et s’y pose. Elle touche Galván à l’épaule, le projecteur les inonde. Elle attrape la barre, la garde dans sa main, la réchauffe. Galván a les yeux clos. Rodric est sur le trapèze en face d’eux, assis, en mouvement. Ses avant-bras sont blancs, poudrés jusqu’aux coudes. Ses maniques brillent d’un éclat mat. Il se balance, en équilibre sur une fesse et un bout de cuisse, les jambes pendantes. Le fantôme lumineux s’est estompé sous les paupières de Galván, Rodric est accroché par les jarrets, épaules et tête relâchées, il prend de la vitesse à chaque aller, chaque retour. C’est un moment qu’il aime. La progressive inversion de l’orientation de son corps. Cette minute d’installation, de retrouvailles avec la posture, l’ancrage dans ses cuisses, la présence de son crâne, les fourmis dans ses doigts. Il en profite, il est chez lui, solide, un porteur.
Et Galván tout à coup tient la barre des deux mains. Produit son petit saut de départ, jambes tendues, pointes, et part. Sans tambour ni trompette, les seuls sons seront ceux des agrès, des corps, des souffles, des chocs et du vent. Il siffle à ses oreilles dès le premier ballant. Bras tendus, gainé, jambes à l’équerre au retour, il monte en force, s’allège, s’alourdit d’autant, encaisse la pression, la convoque, la révoque et passe sa figure. Un double saut périlleux au bout duquel Rodric lui dit « Donne ! », et il donne, ses mains, sa vie, son cœur dans le même geste. Un seul coup d’œil entre eux et Galván exécute son retour en pirouette et demie. Ample, lente, une promenade fulgurante. Dix secondes de vie en tout et pour tout. La plateforme vibre sous l’autorité de son poids retrouvé. Il y est, il est dans son élément, en pleine possession de ses moyens, lucide, affûté, il ne pense qu’à la quitter de nouveau. Mais Léna s’est enfuie avec le trapèze, il faudra l’attendre. Elle remonte le deuxième ballant, entame sa descente, la pointe de chaque pied à chaque extrémité de la barre, elle atteint l’apogée, lâche, plonge, verticale, jambes refermées, bras tendus, paumes jointes, et propose ses chevilles à Rodric qui les prend.
Il la tient, tête en bas, pleine d’eau, pleine de sang, il sent sa résistance descendre dans les jambes de Léna qui frôle l’air de ses doigts et semble le dessiner, le déchirer, il la tient pour la relancer, lui transmettre en élan ce qu’elle lui a fourni en impact qui les a entraînés tous les deux vers l’arrière, vers l’avant, il la lance, la barre lui cisaille les tibias, Galván a renvoyé le bâton, Léna le surmonte, pirouette et saisit le retour comme il passe. Ses mains sont immenses. Toutes veines apparentes. Elle ne sourit pas en rejoignant la plateforme. Elle n’a jamais eu à le faire. Ce n’est pas un spectacle. Ce n’est pas une espèce qui en regarde une autre – et repart, sauvage. Il n’y a que ces trois-là, ce soir, pour savoir ce qu’ils font.
Le trapèze fait six mouvements à vide pendant que Rodric ouvre le sac de magnésie accroché à sa ceinture, y enfonce la main droite, le referme, et laisse un sillage de poudre se former sur l’étendue de la courbe qu’il traverse, son ambitus, son territoire.
Les Bjorgs sont étanches, insensibles aux particules fines.
Galván est là pour tourner le triple comme il se tourne depuis des siècles, à l’antique. Sa technique est irréprochable, elle est rodée. Les Bjorgs qui maîtrisent la quinte et le sixte n’en ont pourtant pas fini avec lui, avec son art, avec sa peur peut-être. Les variations de son taux d’adrénaline qui grimpe en flèche au tout début du départ, descend pendant le ballant, s’installe dans la figure, plus stable qu’un centre de gravité pendant qu’il tourne sur lui-même comme autour d’un axe inamovible, et remonte au moment de la rencontre, juste avant d’entendre le porteur, de le sentir, de le voir enfin, ses yeux comme deux lacs inversés, gorgés de vie, de larmes retenues.
Ils n’en ont pas fini avec Rodric non plus. Avec ce qui les lie au travers du vide, qui échappe à leurs mesures. Au calcul des forces, à la mécanique des fluides, à la chimie.
Il le tourne et revient. Rodric tape dans ses mains. Léna repart.
Elle se lance de la plateforme d’un saut sec, très réduit, le seul effort qu’elle semble fournir d’elle-même, tirer de son corps, de sa force personnelle, le seul acte où sa volonté se manifeste, décisive et ramassée comme une balle. Le geste après quoi tout est dit alors que rien encore n’est joué, n’a eu lieu, ni pris forme sinon dans sa chair et déjà dans l’air qui la porte. Elle est au-delà de la figure qu’elle va accomplir. Occupée seulement de sa suspension, paumes fermées sur la barre, immobile dans le mouvement de l’agrès, dans la masse du gaz qui l’entoure. Ce n’est pas elle qui bouge mais les éléments autour d’elle. La barre, le porteur, le filet, le portique. Elle les lâche dans les quatre directions, elle les fait tourner, les reprend pendant qu’ils tombent, les replace, les renvoie, les affole, et revient la barre dans ses mains, la plateforme sous ses pieds, la barre sans ses mains, la gravité dans la terre, l’air dans sa bouche.
Léna n’est pas une voltigeuse, elle n’a que faire de la chute.
Les Bjorgs ne parviennent pas à quantifier son degré d’absence.
Galván est en place pour le quad. Il inspire et souffle en sautant. Toujours le même, une corde, un assemblage de bâtons et d’élastiques, un mental trempé comme l’acier, une flèche dure qui va devenir toupie et s’envoyer dans le volume, hors de prise, de toute atteinte, intraitable. C’est ce moment qui le fait voler. La seconde, le dixième de seconde où le mouvement se déclenche et l’envahit, l’embarque, le prend comme s’il était lui la vague dans l’océan, la force élémentaire, le contact. Bien moins qu’une durée, une éternité. Après quoi, les bras de Rodric lui rendent son corps, les yeux de Rodric attestent son vol, et la barre son poids.
Les Bjorgs refont sans cesse le calcul de sa densité. »

Extraits
« Le cœur de la sphère disparaissait un moment sous un aérosol homogène moucheté de paillettes. On tenait alors une boule de fumée aussi fragile qu’une bulle de savon, tout aussi vide.
La poussière de la floraison retombait. Elle décantait, lentement, se posait sur les surfaces immobiles, accentuait les reliefs, tapissait les plaines, marquait les liquides. Tout était gris, noir, couvert d’une couche de poudre épaisse, un tapis de fractales irrégulières, mêlé de brun, strié de blanc. Les vents balayaient et recomposaient les sols. Les marées brassaient la roche et la cendre avec le sable. Les braises s’étouffaient dans la zone de nuit jusqu’à l’extinction complète. Les nuages perdaient de la masse et se reformaient, plus clairs, lessivant les terres depuis les sommets. Des montagnes glissaient, les grands fleuves remuaient, prenaient du volume, poussaient les alluvions et forçaient les barrages pour rejoindre les mers. Les coulées sales s’éclaircissaient. Et le vert apparaissait. En points, puis en taches de plus en plus larges sur l’ensemble des terres émergées. Il occupait la côte est de l’Amérique du Nord suivant l’ancien maillage du réseau lumineux jusqu’au centre du continent, par capillarité, il soutenait les fleuves dans leur course, courait sur les plateaux, sautait sur les versants. L’Eurasie se couvrait d’un manteau clair ininterrompu dans sa partie nord, l’Australie se bordait, l’Afrique retrouvait un cœur, l’Amérique du Sud une coiffe, une robe, une parure.
Et les cyclones continuaient de brasser, les océans d’éclaircir et d’engloutir les îles et les bordures. Quand le sable se distinguait de l’écume sur les littoraux et formait un trait de contour blond, quand les lagunes apparaissaient en mer Caspienne, les mangroves à la pointe de la Somalie, les récifs-barrières en Australie, Helen arrêtait l’animation. Tout le monde connaissait la suite. Son auditoire ne supportait plus la mention de la série d’événements qui avaient eu lieu dans cette tardive Antiquité. La lassitude, plus rarement la colère, le rendait sourd à cette période historique.
Elle reposait la sphère sur l’étagère XVIII de la vitrine et proposait à deux de ses étudiantes, de préférence, de prendre et d’allumer les deux autres manumériques simultanément. La Lune blafarde et Mars la poussiéreuse. Les hypothèses de l’époque.
Ils voyaient alors le satellite et la planète rouge s’animer d’une vie minuscule, circonscrite à quelques cratères. D’abord sur la Lune, avec les structures de vie, de forage et d’assemblage rapide, puis sur Mars, quelques minutes après. Les réacteurs nucléaires, les panneaux solaires, les bulles à eau, à oxygène, les serres, l’entrée des tunnels à vivre, le parc des Rovers et des Voltigers qui couvraient bientôt des centaines d’hectares. Les data de cette période dite d’installation étaient toujours disponibles. Ainsi qu’une petite dizaine de récits d’explorateurs qu’Helen affectionnait pour leur enthousiasme et leur maladresse. » p. 20-21

« Quand ils eurent à leurs pieds, tout net, le parallélépipède parfait, désenfoui de millénaires d’alluvions et d’innombrables brassages souterrains, quand ils l’eurent sous les yeux, nu, aveuglant, excessivement géométrique, ils comprirent qu’ils avaient eu une vie qui ne reviendrait pas.
Les résultats des tests chimiques étaient indubitables. Le bloc était de l’aluminium pur. Un monolithe. Il venait de l’espace. Ce qui n’était pas une grande affaire. Il ne venait pas de notre système solaire, ce qui était déjà plus solide. Et sans doute ne venait-il pas du passé, en quelques milliards d’années qu’on le compte.
Mais il était là, considérable.
C’était un fait. » p. 43

« Le nombre des commandes était monté en flèche après la publication des résultats des tests à l’effort et du tableau complet des rapports puissance-énergie-résistance dans Nature and Adaptation. Aliona Ilinitchna Belova avait dû agrandir son installation, recruter, former et produire à une échelle dont elle n’aurait jamais osé rêver. Les investisseurs se bousculaient à sa porte, les préparateurs se présentaient par centaines, spontanément, les entraîneurs rivalisaient d’adresse, les amants de déclarations. (Les amantes étaient plus discrètes.)
La Sibérie entière en réclamait, l’Australie proposait des avances fabuleuses contre la garantie d’être fournie en priorité. Les ranchers de l’Ouest américain s’étaient arraché les premières cargaisons aux enchères, l’Europe, après un temps de réflexion, s’était lancée dans la course en déléguant de grands dresseurs décidés à prêter main-forte et à définir les meilleures souches. Aliona Ilinitchna n’avait pas besoin de leur expertise. Elle avait mis au point, seule, dans son laboratoire pouilleux de Bratsk, la technique de clonage la plus économique du monde, sans l’aide ni la bénédiction de qui que ce soit, et elle comptait bien garder la main. Elle ne regrettait pas ses choix. En regardant le fenil branlant, la grange borgne et la boue de patate à ses pieds, elle se sentait en accord avec le passé, et elle le resterait tant que ses cinquante coursiers s’ébattraient sous ses yeux dans le pré. » p. 62

À propos de l’auteur
MINARD_Celine_©Elizabeth_Carecchio

Céline Minard © Photo Elizabeth Carecchio

Céline Minard a écrit notamment Le Dernier Monde (2007), Faillir être flingué (prix du Livre Inter 2014), Le Grand Jeu (2016) et Bacchantes (2019). Elle est saluée comme une voix majeure de la littérature française actuelle. (Source: Éditions Rivages)

Page Wikipédia de l’auteur

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Fin de siècle

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  RL2020

En deux mots:
Un assassinat cruel dans une villa de luxe sur le riviera française, l’arrivée d’un monstre marin sur une plage du Portugal, un touriste de l’espace parti pour effectuer le plus grand saut en parachute au monde: le cocktail de ce roman est joyeusement foutraque.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

L’oisiveté est la mère de tous les vices

Polar déjanté, dystopie cruelle et regard incisif sur une société d’ultrariches oisifs et prêts à tout: «Fin de siècle» est un délire férocement angoissant!

Cela commence comme dans un thriller bien noir, avec un crime particulièrement cruel. Nous sommes dans une villa de luxe de la riviera française, à Roquebrune-Cap-Martin, au milieu de la nuit. Un homme s’y introduit et à l’aide d’un long couteau attaque la femme qui avait quitté sa chambre pour s’assurer qu’il n’y avait pas de rôdeur chez elle. Son œuvre achevée, il est tranquillement rentré chez lui en Italie voisine.
Et alors que le lecteur s’imagine suivre l’enquête sur ce crime sordide, on change totalement de registre.
Sur une plage du Portugal vient de s’échouer une espèce rare et pour tout dire que l’on croyait disparue depuis longtemps, un mégalodon. Ce requin géant est de dimension hors-norme et attire plusieurs centaines de curieux. C’est au moment où les autorités décident de faire exploser le cadavre à la dynamite pour libérer la plage que l’attaque se produit. Une dizaine d’autres prédateurs terrifiants surgissent de l’océan et font un carnage parmi les badauds. On apprendra plus tard que les gigantesques herses construites pour bloquer ces monstres hors de Méditerranée ont cédé.
Sébastien Gendron passe allègrement du roman noir à la science-fiction, d’une histoire à l’autre. Au Congo, on s’apprête à envoyer une fusée à quelque 88000 km de la terre pour réaliser le plus grand saut en parachute de l’histoire de l’humanité, tandis que des trafiquants s’apprêtent à voler des œuvres d’art d’une valeur inestimable pour les « transformer » suivant les désirs du commanditaire qui s’ennuie dans sa propriété et s’interroge sur la visite de la police, enquêtant sur le meurtre sanglant de sa voisine.
Vous suivez toujours?
Alors que la chasse aux monstres marins s’organise pour rendre la Méditerranée à la navigation aux pêcheurs et aux touristes, Claude Carven, le touriste de l’espace s’apprête à faire son grand saut. Quant aux enquêteurs, ils sont confrontés à des phénomènes étranges, à des accidents mystérieux.
Ah, j’allais oublier de vous parler de ces happy few qui se sont réunis sur des fauteuils flottants au large de la Crète pour assister à une projection sur grand écran du film de Steven Spielberg Les dents de la mer. Je vous laisse deviner leur sort…
Oubliez toute logique, ne cherchez pas la clé de l’énigme. Si vous vous laissez entrainer dans ce roman délirant, vous passerez un bon moment. Si votre esprit cartésien n’adhère pas à cette construction, laissez tomber! Sébastien Gendron jette à la fois une ironie mordante et un humour féroce dans la bataille, même si l’avenir qu’il nous promet a tout du cauchemar, de la… série noire!

Fin de siècle
Sébastien Gendron
Gallimard Série noire
Thriller
240 p., 19 €
EAN 9782072867682
Paru le 12/03/2020

Où?
Le roman se déroule en France, à Roquebrune-Cap-Martin et tout au long de la Côte méditerranéenne, à Praia de Brito en Algarve, à Ilebo en RDC, à Alassio en Italie, à Motril en Espagne, au large de l’île de Dia en Crète, à Mar del Plata en Argentine et au-dessus de nos têtes.

Quand?
L’action se situe dans quelques années, entre 2022 et 2024.

Ce qu’en dit l’éditeur
2024, Bassin méditerranéen : depuis une dizaine d’années, les ultra-riches se sont concentrés là, le seul endroit où ne sévissent pas les mégalodons, ces requins géants revenus, de façon inexplicable, du fond des âges et des océans. À Gibraltar et à Port Saïd, on a construit deux herses immenses. Depuis, le bassin est clos, sans danger. Alors que le reste du monde tente de survivre, ici, c’est luxe, calme et volupté pour une grosse poignée de privilégiés. Mais voilà! l’entreprise publique qui gérait les herses vient d’être vendue à un fonds de pension canadien. L’entretien laisse à désirer, la grille de Gibraltar vient de céder, le carnage se profile…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter (Le polar sonne toujours deux fois – Michel Abescat)
Blog Nyctalopes
Blog Encore du noir

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Preghero
Villa Stellar, Roquebrune-Cap-Martin, France
43°45’7.20 »N / 7°29’8.57 »E
Élév. 35 m.
Alors qu’elle baisse la tête pour considérer le pot de Ben & Jerry’s Blondie Brownie qui lui échappe des mains, Perdita Baron a le temps d’apercevoir ce bout de lame crantée qui lui surgit du plexus. Une seconde plus tôt, un violent coup de poing entre les omoplates lui a fait lâcher sa crème glacée. Deux secondes plus tard, alors que la lame crantée disparaît et qu’un peu de sang commence à couler vers son nombril, elle a le temps de penser que celui qui se tient derrière a fait le nécessaire pour la conduire jusqu’à la cuisine. Force est de constater qu’elle a parfaitement suivi la manœuvre.
À l’horloge lumineuse du four, il est 0:53 am. Il ne reste plus à la jeune femme que dix minutes à vivre.
À 0:50 am, Perdita Baron lisait paisiblement dans son lit, au premier étage de la villa Stellar. Le roman lui plaisait parce qu’il narrait à la première personne l’histoire d’une fille comme elle. Une fille qui s’était faite toute seule en bouffant son pain noir avec hargne et détermination. À seulement 22 ans, cette fille avait mis le monde à ses pieds. Comment ? Tout simplement en racontant son expérience dans un livre de 248 pages. Quatre cent cinquante mille e-books téléchargés sur Amazon, et puis juste après, les éditions Doubleday lui avait offert 4 millions de dollars d’avance pour l’achat des droits. Ce roman s’est déjà écoulé à quelque 12 millions d’exemplaires aux États-Unis et vient de se vendre à prix d’or à la foire de Francfort pour être traduit dans une vingtaine de langues. Une success story comme Perdita les aime.
Perdita lisait donc quand elle a entendu, en bas, la porte d’entrée s’ouvrir et se fermer. Elle a immédiatement songé à Scott parce qu’elle ne voyait pas très bien qui d’autre que lui pouvait rentrer à cette heure dans sa propre maison. Mais après coup, elle s’est souvenue que Scott se trouvait à Istanbul. Voilà pourquoi elle est sortie du lit, a chaussé ses mules et est descendue voir de quoi il retournait, non sans s’être équipée au préalable du Sig Sauer que Scott lui a offert le mois dernier après la perte du Colt qu’il lui avait offert le mois précédent. La présence au creux de sa main de cette arme au métal teinté de rose la rassure. À tel point qu’elle ne prend même pas la peine d’allumer la lumière pour descendre l’escalier. En arrivant au salon, elle actionne néanmoins l’interrupteur avec une légère appréhension. La pièce est déserte, la porte d’entrée fermée, la clenche mise, la chaîne de sécurité en place. Perdita se dirige vers la cuisine, allume la rampe de LED au-dessus du plan de travail et, ne constatant rien d’anormal là non plus, elle s’apprête à éteindre. C’est à cet instant qu’un violent claquement la fait sursauter.
Elle braque aussitôt l’arme droit devant elle et avance à pas de loup jusqu’à la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse. Elle en est certaine, ça vient de dehors. Combien de fois a-t-elle exigé de Scott qu’il lui achète un chien. N’importe quel chien, mais un méchant, de ceux qu’on attache dans le jardin, au bout d’une chaîne de dix mètres et qui aboient après les ombres. Alors qu’elle arrive à la porte-fenêtre, une forme jaillit et frappe à toute volée le chambranle en aluminium. Perdita recule sous le choc et il s’en faut de peu qu’elle ne fasse feu. La sécurité de l’arme étant mise, elle ne peut presser la queue de détente. Fort heureusement du reste, puisqu’il ne s’agit que d’un volet qui bat au vent. Décidément, cette villa part en capilotade.
Pour calmer son cœur battant, Perdita pose le Sig Sauer sur la console de la cuisine et va fouiller le réfrigérateur. Ne trouvant rien d’appétissant dans les rayonnages, elle ouvre le congélateur. Le bonheur est là, tout auréolé de son petit brouillard givré. Elle opte pour un pot de Blondie Brownie et referme. De l’homme de haute taille, vêtu de noir et cagoulé qui se tient à cet instant à quelques mètres d’elle, Perdita ne voit rien puisqu’elle s’enfuit dans la direction opposée, à la recherche d’une cuillère.
Il s’appelle Marcello Celentano, il est né trente-trois ans plus tôt à Pise, il vit toujours chez sa mère dans une cité en banlieue lointaine d’Alassio, à 85 kilomètres de là, sur la côte ligure. Il a pris goût à la torture dès son plus jeune âge, puis, quand il en a eu la force, il a commencé à tuer. Dans sa main droite, il tient un couteau de chasse United Cutlery UC311, 30 centimètres de lame en acier inoxydable AUS-6 double denture, manche en ABS renforcé, 39,90 euros, livré avec son étui ceinture en nylon.
Perdita Baron ouvre le tiroir des couverts. Le mécanisme est de si bonne qualité qu’il n’émet qu’un petit chuintement. Petit chuintement que Marcello Celentano met à profit pour la rejoindre sans attirer son attention. D’un coup sec allant du haut vers le bas, il frappe la jeune femme entre les omoplates. La lame ripe un peu sur les vertèbres, mais avec ses 490 grammes, l’arme possède un excellent taux de pénétration. Marcello a, de plus, déporté tout son poids dans ce geste si bien qu’il transperce la cage thoracique de part en part sans trop d’efforts. Perdita ouvre la bouche pour laisser échapper un souffle alors que le pot de Ben & Jerry choit sur ses mules. Lorsque la lame ressort elle a la sensation que ses jambes ne la portent plus et elle s’effondre sur le sol en béton ciré en happant l’air comme un nouveau-né. De là où elle se trouve, Perdita Baron a une vision de l’espace penchée à 25°. Elle aperçoit son assassin qui s’écarte de quelques mètres et retire tranquillement le sac qu’il porte sur ses épaules. Elle voit son propre sang dégouttant de la lame du couteau, posé à côté de son Sig Sauer sur le plan de travail, ainsi que ce minuscule filet de chair, peut-être un tendon, pris dans les dents du crantage. Elle a envie de vomir. Elle ferme les yeux. Elle les rouvre quand elle entend la musique. Devant elle, l’homme vient d’installer un de ces petits baffles portatifs tant prisés par les adolescents. En sortent les mesures d’une chanson qu’elle connaît très bien. Mais le titre lui échappe.
Lorsque le type revient à la charge, la soulève et la force à se tenir à genoux, c’est bizarrement la pochette du disque qu’elle revoit d’abord. Un 33 tours qui appartenait à son père. Quand la lame du couteau lui perfore l’intestin, la photo du chanteur assis sur le dossier d’un banc, figé dans un mouvement un peu swing, claquant des doigts, la bouche tordue comme s’il chantait, avec en arrière-plan le turquoise d’une piscine, resurgit d’un coup. Le tueur vient de remonter la lame d’un coup sec à travers les organes. La nuisette de Perdita se déchire, découvrant des seins magnifiques. Elle sent un goût de métal dans la gorge. Le titre du morceau apparaît alors devant ses yeux comme l’un de ces écrans au néon de Times Square : « Pregherò ». Oui, c’est ça. C’est « Pregherò ». L’adaptation italienne du standard de Ben E. King « Stand by me » chanté par… par…
Au rythme de la basse, le tueur retire le couteau dont la lame a gagné à présent les amygdales de sa victime. C’est le moment critique où l’hémorragie va envahir les poumons, il doit faire vite s’il veut qu’elle vive jusqu’à la toute fin. La jeune femme perd de plus en plus de tonus musculaire. Elle se tasse sur ses fesses. Il la maintient par les cheveux, le temps de la contourner. Il s’accroupit derrière elle, passe ses mains de part et d’autre de sa poitrine et plonge ses doigts dans la plaie longiligne qui va du pubis jusqu’à la mâchoire inférieure. Là, il s’accroche au sternum, plante son genou entre les omoplates et tire d’un coup sec vers l’arrière. Le tablier intercostal s’ouvre comme un cageot de bois qu’on éventre.
Adriano Celentano. C’est ça !
La cage thoracique se fend en deux. Perdita baisse lentement la tête et constate que c’est la première fois qu’elle voit son cœur. Il est là, à quelques centimètres de ses yeux, en train de battre. Ça lui revient. Son père l’a giflée quand il a découvert qu’elle avait écouté ce disque sans sa permission. Elle avait été envoyée dans sa chambre. Ça n’est pas son père qui vient de s’agenouiller en face d’elle, mais elle sait que cet homme aussi est là pour la punir. De la pire des façons. Il avait une cagoule mais il vient de l’enlever. Comme le font les méchants dans les films quand ils veulent signifier à leur otage que c’est fini pour lui.
Il est moche. Il sue. Il est un peu gras. À bien des égards, il lui fait penser à Scott. Scott qui se laisse aller depuis combien de temps maintenant ? Quelque part c’est rassurant : gras comme il est devenu, ça serait surprenant qu’il ait une maîtresse. Cela dit, ça n’est même pas sûr, vu tout le fric qu’il possède.
Le type lui parle.
Elle entend juste Adriano Celentano hurler dans le petit baffle :
Io t’amo, t’amo, t’amo
O-o-oh !
Questo è il primo segno
Che dà
La tua fede nel Signor
Nel Signor
La fede è il più bel dono
Che il Signore ci dà
Per vedere lui
E allor…

La main de l’homme est gantée. Elle est certaine que ça n’est pas du cuir. Peut-être du latex, comme un gant de nettoyage, mais noir et lustré. Il écarte les doigts et les passe devant ses yeux. Il lui parle. Il lui dit qu’il va lui briser le cœur. Ça elle l’entend parfaitement bien parce que ça lui rappelle ce qu’elle éprouvait quand elle écoutait ce disque, gamine. Elle ne comprenait rien à l’italien, mais ça semblait tellement douloureux ce que chantait cette voix qu’elle en pleurait, persuadée qu’une femme avait brisé le cœur de ce chanteur. Ça résonnait tellement bien avec le chagrin qu’elle-même vivait depuis que Jean-Pierre Leroy l’avait quittée parce qu’elle avait refusé qu’il lui touche les seins.
Perdita Baron ressent quelque chose. Au tout début, c’est incompréhensible parce que depuis quelques instants, à part son cerveau qui fonctionne comme un serveur Internet, elle s’est totalement oubliée, n’est plus qu’une sorte de pensée qui s’agite à l’intérieur d’une boîte. Et puis ça lui revient, un souvenir d’il y a longtemps. Moins longtemps que « Pregherò » mais longtemps quand même. La douleur. Oui, voilà, c’est ça. Un truc lui fait horriblement mal et son esprit met un temps impossible à le traduire. Elle rouvre les yeux, elle a envie de crier, mais c’est déjà trop tard. Marcello Celentano vient de lui écraser le cœur. La dernière vision qu’elle emporte dans la mort, c’est celle de ces deux mains noires entre les doigts desquelles glisse une viande sanguinolente. Et la voix de cet homme assis sur un banc, au bord d’une piscine, qui s’éloigne :
O-o-oh !
Questo è il primo segno
Che dà
La tua fede nel Signor
Nel signor,… »

Extraits
« Et dans le sillage de ces grands oiseaux sont arrivés les premiers mégalodons.
Résultat : on ne peut plus sortir en mer depuis que ces saloperies hantent les océans. Leurs mâchoires sont si puissantes qu’ils peuvent broyer la double coque du plus imposant des tankers.
Fini la pêche.
Fini les régates.
Fini le commerce maritime.
Les grands pétroleurs font beaucoup moins les malins. Une fois les premières marées noires passées, les mers sont rapidement devenues plus propres, la poiscaille a proliféré. Pour le plus grand plaisir des climatosceptiques, on n’a jamais atteint les niveaux alarmants de montées des eaux que prédisaient les climato-anxieux. Tout ça au détriment des usages industriels et commerciaux des eaux du globe.
Voilà où l’on en est en ce mois de juin 2022. La planète n’a jamais été aussi bleue. Depuis l’espace, on dirait que Poséidon y a récemment jeté un bloc de Canard WC.
Sur la praia de Brito, la charge est prête mais les pompiers ont un sérieux problème. Ils ont réussi à ouvrir la gueule de la femelle mégalodon à l’aide du cric de la jeep. C’est effrayant. »

« Centre aérospatial de l’Union africaine
Ilebo – province du Kasaï – RDC
4°19’01.18 »S / 20°34’11.09 »E
Élév. 384 m.
— Tu te rends compte du chemin accompli quand même ?
— …
— Tu le vois bien. Non ? Regarde l’écran.
— …
— Vas-y, lève les yeux et regarde.
— …
— Claude, je te parle ! Regarde et vois ce que nous avons construit tous les deux.
— …
Aristide Meka peut bien insister encore et encore, c’est non! Claude Carven ne veut pas lever la tête, pas plus que regarder l’écran de contrôle. Et puis quoi encore ! Ça fait deux semaines qu’il voit ce pas de tir apparaître dans des rêves qui finissent tous en cauchemar. Aristide qui appuie sur le bouton d’allumage des moteurs, les trois réacteurs Rolls-Royce du lanceur qui crachent des flammes, le décompte qui résonne dans tous les haut-parleurs de la base et « Final Countdown » d’Europe qui démarre au moment où la fusée quitte le sol. Et c’est là que tout vire. Trop lourd, le lanceur retombe. Le choc fissure les tuyères, le kérosène en ébullition s’échappe de partout et s’enflamme aussitôt. Une boule de feu perfore les trois étages de l’engin jusqu’à ce tout petit habitacle au sommet qui ressemble à un gland : un habitacle bourré d’électronique, au centre duquel Claude Carven est harnaché, prêt à griller comme une chipolata dans sa gaine de boyaux. Alors non, Claude Carven ne veut pas lever les yeux vers cette fusée qui, dans quelques heures à peine, l’arrachera à l’attraction terrestre si tout va bien, le propulsera à 88 kilomètres de la Terre si tout va bien. Et si tout va bien encore, il ouvrira le sas et sautera. Et deviendra ainsi le premier homme à chuter depuis la mésosphère, explosant ainsi tous les records établis jusqu’ici. D’ailleurs, le programme se nomme Mésosphère 1, c’est écrit en lettres rouge sang sur toute la longueur de la carlingue du lanceur dressé là-bas comme un monstrueux pénis entre les tours de son pas de tir. »

À propos de l’auteur
Né en 1970 à Talence, Sébastien Gendron a passé sa jeunesse dans le Bordelais. Après une licence d’études cinématographiques, il se retrouve tour à tour livreur de pizzas, manœuvre, télévendeur de listes de mariage avant de devenir assistant réalisateur puis réalisateur. En 2008, il publie Le Tri sélectif des ordures, premier opus des aventures de Dick Lapelouse (Pocket 2014), suivi d’une dizaine de romans noirs. Il est aussi réalisateur, scénaristes et chroniqueur. Il puise tour à tour son inspiration chez les Monty Python, le cinéma américain des années 1970, les livres de Jean Echenoz, Jean-Patrick Manchette, Jean-Bernard Pouy, Tim Dorsey, Jim Thompson et Philippe Djian. Soit un univers unique aux accents volontiers loufoques. Il a publié Road Tripes (2013) puis La revalorisation des déchets (2015) aux éditions Albin Michel. Il écrit également pour la jeunesse. (Source: Albin Michel)

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La vie est faite de ces toutes petites choses

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La vie est faite de ces toutes petites choses
Christine Montalbetti
Éditions P.O.L
Roman
336 p., 17,50 €
EAN : 9782818039939
Paru en août 2016
Prix Franz Hessel
Prix Henri Quéffelec

Où?
L’action se situe principalement à bord de la station spatiale internationale (ISS), à quelque 400 km de la terre ainsi que dans les principaux centres spatiaux américains, à Houston, au Kennedy Space Center en Floride, à Ellington Field. Les lieux d’origine et les domiciles des astronautes sont également évoqués : Philadelphie, Redwood City, Endicott, Apalachin, Vining, Belleville (Illinois), League City et Boston ainsi que les postes d’observation du décollage de la navette en Floride : Banana creek, Cocoa Beach, Cap Canaveral, Titusville et même Orlando. Côté russe, Baïkonour est incontournable. ON se promène aussi à Paris, où l’auteur rencontre quelques interlocuteurs.

Quand?
Le roman se déroule principalement en juillet 2011, mais il revient sur près d’un demi-siècle de conquête spatiale, depuis le premier vol de la chienne Laïka en 1957 et celui de Youri Gagarine en 1961.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans le ciel de Floride, le 8 juillet 2011, s’élève la dernière navette habitée. Ce sont les quatre astronautes de la « Mission finale », Sandra, Fergie, Doug et Rex, qui s’envolent vers la Station spatiale internationale. Le roman raconte cette dernière mission. C’est une aventure spatiale, avec son suspense et ses risques, c’est aussi un roman sur le sentiment des dernières fois. On y vit le suspense du départ. On y découvre tout le petit monde au sol qui concourt au lancement, et dont le roman croque les figures ; puis la vie sur la Station spatiale. Comment s’endormir, quand le corps ne pèse plus rien ? On apprend à prendre une douche avec les moyens du bord, à cuisiner dans l’espace, à courir, harnaché, sur un tapis roulant. On y suit les réveils en musique, on y éprouve la nostalgie des repas sur Terre, on se souvient d’entraînements dans les neiges de Russie. On assiste à l’éblouissement d’une sortie extravéhiculaire. On profite de la facilité neuve avec laquelle on se déplace en impesanteur, par propulsion, en ondulant. Et, à voir les astronautes flotter ainsi, parmi les objets qui profitent de la moindre occasion pour voleter, on repense aux lois de la gravité qui nous régissent, et à notre rapport aux choses. On peut alors relire le titre, qui apparaissait d’abord comme la surprise d’un contre-emploi malicieux pour désigner une aventure spatiale : La vie est faite de ces toutes petites choses est aussi une manière de reporter notre attention de l’héroïsme tant conté vers ce qu’il y a de tout simplement sensible dans notre façon d’exister. Parce qu’au fond, là-haut comme sur Terre, ce dont il s’agit, c’est toujours de bouger, d’attraper, de toucher, c’est de l’enthousiasmante et primordiale matérialité de notre relation au monde.

Ce que j’en pense
***
Certains livres sont difficiles à résumer, mais celui-ci pourrait tenir en une seule phrase: il s’agit de la relation du dernier vol d’une navette spatiale en juillet 2011. Décollage, arrimage à la station spatiale internationale (ISS) et retour en Floride. Bien entendu, et c’est tout là tout le talent de l’auteur, cette dernière mission va être l’occasion de nous pencher jusqu’au plus petit détail sur la vie à bord, l’histoire de chacun des protagonistes et au-delà sur près d’un demi-siècle de conquête spatiale.

Pour cet ultime voyage trois militaires et une civile qui ont tous déjà vécu cette aventure ont été choisis. Aux côtés du commandant de bord Chris Ferguson, on retrouve les colonels Doug Hurley et Rex Walheim ainsi que Sandra Magnus. On les retrouve à l’heure des derniers préparatifs.
« Les voici donc face à nous, alignés d’un seul côté de la table rectangle, les quatre de la mission finale, eux dont le poster circule un peu partout avec ce titre, Final Mission, et puisque c’est la dernière fois qu’on envoie depuis l’Amérique une navette habitée. La dernière fois qu’un équipage s’assied derrière cette nappe, la dernière fois qu’on leur confectionne un gâteau tout exprès, et beaucoup de dernières fois encore que nous aurons l’occasion d’égrener. »
Comme cette dernière fois où l’équipage dira adieu à l’équipe au sol qui les aide à s’installer dans la navette, « c’est comme à la fin d’une soirée, quand il faut se séparer, et que personne ne veut vraiment partir. »
Comme cette dernière fois où les caprices de la météo jouent avec les nerfs du chef de mission, comme cette dernière où des milliers de personnes, plus ou moins proches de la rampe de lancement, assistent au décollage. En quelques minutes à peine la fusée s’élève à près de 3300 hm/h, les réacteurs se décrochent et chutent dans l’océan où une équipe est chargée de les repêcher.
Côté navette, s’il «il aura fallu moins de neuf minutes pour atteindre la microgravité», on prendra son temps pour rejoindre la station spatiale internationale qui n’est pourtant qu’à une distance Paris-Rennes. Deux jours pour rectifier la trajectoire et pour s’habituer à l’impesanteur.
À propos de détails, le CNES nous apprend que l’impesanteur est aujourd’hui préféré à l’apesanteur, en raison de la confusion orale entre «la pesanteur» et «l’apesanteur». « Par ailleurs, l’impesanteur est un état théorique et idéal qui n’existe pas en réalité : il subsiste toujours des forces parasites, donc une pesanteur résiduelle. » Chacun a désormais ses petits rituels pour maîtriser cet état et ses recettes pour profiter de ce que John Glenn, le premier américain dans l’espace (Décédé en décembre 2016, quelques mois après la parution du livre), appelait le cadre idéal d’une maison de retraite, car on ne risque pas la chute et la fracture du col du fémur.
Oui, le très joli titre de ce roman-reportage en illustre parfaitement le propos. Plutôt que des envolées lyriques ou des réflexions philosophiques sur l’envie sans doute jamais inassouvie de l’homme de repousser ses frontières, Christine Montalbetti va s’attacher à ces toutes petites choses, à l’émotion qui peut naître à la seule vue d’une goutte de sueur, au choix des musiques choisies par la NASA pour réveiller l’équipage (la bande-son est souvent accompagnée de messages subliminaux), à la fantaisie dans la préparation des repas ou encore au choix de sa garde-robe. Comme au moment de retrouver les membres de l’ISS, Mike Fossum, Satoshi Furukawa, Sergueï Volkov, Ron Garan, Alexander Samokutyaev et Andreï Borisenko, ou de les quitter. «Ceux de la station se sont mis sur leur trente et un, tous en polo foncé à manches longues et col blanc, dans un bel effet d’ensemble, et vous diriez un corps de ballet accueillant nos quatre personnages».
Durant la dizaine de jours qu’ils vont passer ensemble, on aura le temps de suivre leur travail, mais aussi leurs occupations préférées, de faire des photos «imprenables», de courir le marathon de Boston par procuration, de jouer de la guitare, de prendre une douche, de dormir la tête en bas (ou plutôt de constater qu’il n’y a ni bas ni haut) ou encore, privilège de cette dernière sortie des bricoleurs de l’espace, de ne pas rentrer tout de suite après avoir accompli leur mission, « ils s’autorisent ce luxe de contempler ensemble l’arrivée de la lumière, immergés dans l’espace, plongés dans l’immensité toute noire. »
Le testament des navettes est à la fois un hommage à la conquête spatiale, riche d’anecdotes comme celle sur Valentina Terechkova – qui est si incroyable que je vous laisse la découvrir – ou sur les animaux de l’espace et un concentré d’émotions et de poésie.
Au moment où Thomas Pesquet nous offre de partager en direct sa vie quotidienne en impesanteur et vient rajouter sa collection d’images et d’impressions, et prolonge le roman de Christine Montalbetti, on se prend à rêver… la tête dans les étoiles.

Autres critiques
Babelio 
L’Express (Baptiste Liger)
Télérama (Nathalie Crom)
Libération (Natalie Levisalles)
L’Humanité (Alain Nicolas)
Diacritik (Sophie Quetteville)
Diacritik (Marie-Odile André)

Extrait
« Les voici donc face à nous, alignés d’un seul côté de la table rectangle, les quatre de la mission finale, eux dont le poster circule un peu partout avec ce titre, Final Mission, et puisque c’est la dernière fois qu’on envoie depuis l’Amérique une navette habitée. La dernière fois qu’un équipage s’assied derrière cette nappe, la dernière fois qu’on leur confectionne un gâteau tout exprès, et beaucoup de dernières fois encore que nous aurons l’occasion d’égrener.
Nos astronautes se restaurent, assis en rang d’oignons, et c’est le moment, je pense, de vous dire un petit mot sur chacun. Nous avons, dans le sens de la lecture, Rex, Doug, Fergie et Sandra – excusez-les, tous ont un peu des poches sous les yeux, à cette heure si matinale, avec cette petite nuit derrière eux, et la difficulté, on l’imagine, à dormir, comment voulez-vous, une veille de lancement.
Je vous les présente ?
À côté de Sandra, celui que tous appellent Fergie, c’est Christopher Ferguson, le commandant. Il va sur ses cinquante ans, cet été-là. Sandra le connaît peut-être encore mieux que les autres, parce qu’elle a déjà volé avec lui sur la mission STS-126. Fergie est né à Philadelphie, en Pennsylvanie, et si vous lui demandez comment il occupe son temps libre, il vous répondra qu’il aime faire du golf, et travailler le bois. Il joue également de la batterie, on y reviendra.
Doug Hurley, je continue, est le pilote. Le visage aussi rond que Fergie a le sien émacié, et de cinq ans son cadet, Doug est né à Endicott, dans l’État de New York (…) Le troisième Larron, c’est Rex Walheim. Originaire de Redwood City, Californie, deuxième spécialiste de mission, il a deux ans de plus que Sandra, et deux fils adolescents. Dans la catégorie hobbies, il déclare la randonnée, le ski et le football américain, celui qu’on joue momifié de bandelettes, corseté de plastique et bardé de protections des genoux et autres coudières, sans compter ces énormes épaulières, vous savez, nouées à hauteur du sternum, et le visage pris dans un casque grillé. »

À propos de l’auteur
Christine Montalbetti est née au Havre et vit à Paris. Romancière (auteure chez P.O.L d’une huitaine de romans, d’un récit, de deux recueils de nouvelles), elle écrit aussi pour le théâtre: Baba court dans les paysages a été mis en espace par Philippe Calvario au Festival de Hérisson (2008), L’Avare impromptu par Nicolas Lormeau à la Comédie française dans le cadre des « Petites formes » (2009). La Maison imaginaire répondait à une commande de France-Culture. En 2009, Denis Podalydès crée Le Cas Jekyll, dont le Théâtre National de Chaillot est co-producteur, et qui tournera pendant plusieurs saisons. La pièce est reprise dans une nouvelle mise en scène d’Elvire Brisson au Théâtre des Martyrs de Bruxelles en 2012. En février 2017, Pierre Louis-Calixte créera Le Bruiteur au Studio-Théâtre de la Comédie française. (Source : Éditions P.O.L)

Site Wikipédia de l’auteur 

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