Le souffle des hommes

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En deux mots
En ce printemps 1999, Phérial n’a guère d’autre option que de fuir la Serbie avec Danie, l’amour de sa vie. Mais en France, un nouveau drame l’attend. Danie est emportée par la maladie et avec ce décès, il met fin à son projet de devenir un grand comédien. Il (sur)vit de petits boulots, rencontre Anna puis Alice et rêve de réconcilier son passé et son avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ce jour où il me faudra être un autre

Second roman ambitieux, Le souffle des hommes suit Phérial dans ses multiples vies, de l’orphelin au comédien, du Serbe au Français, du veuf au père. Avec à chaque étape, l’envie de savoir enfin qui il est vraiment.

C’est par un désastre que s’ouvre le second roman de Philippe Krhajac. L’auteur d’Une vie minuscule (disponible en Folio sous le titre Un dieu dans la poitrine) y raconte la mort de la Yougoslavie. Après un conflit déclenché en 1991 et des milliers de mort, nous sommes au moment où l’OTAN décide d’intervenir, au printemps 1999. Pour Phérial et Danie, sa compagne, la situation devient beaucoup trop dangereuse. «Dans la fumée des décombres, les hommes courent à leur perte en tenant leurs bras arrachés. La fureur des bombes démolit la Serbie et Belgrade en feu laisse monter la sourde plainte de tous ces visages n’ayant pas cru que la punition finirait par arriver.»
Le couple décide de fuir en passant par Novi Sad. C’est là que les médecins vont diagnostiquer la présence d’un éclat d’obus dans la tête de Danie. Aussi décident-ils de gagner au plus vite la France pour des examens plus approfondis. Un nouveau déchirement pour Phérial l’orphelin qui n’avait retrouvé sa famille qu’en 1990, après de longues recherches. Français et Serbe, il s’était découvert une mère aujourd’hui exilée à Francfort. Une mère qu’il va retrouver pour lui annoncer le décès de son frère et de sa belle-sœur et la peur que lui cause la blessure de Danie.
Guilé, son ami et confident, lui conseille alors de veiller sur elle et de «faire son théâtre». Car il rêve d’une carrière d’acteur et de comédien.
Second rêve qui va se briser avec le décès de Danie, car dès lors il est en mode survie. Il se contente de petits boulots et avance dans la vie sans vraiment savoir pourquoi. Car ce nouveau drame le ramène à ces années d’enfance «bafouées, solitaires, tout comme l’ont été celles de ses petits camarades. Petits camarades chétifs d’alors, désœuvrés, promenés en train, en ambulance, d’un établissement à un autre, d’une famille à une autre, avec cette particularité de n’avoir pour elles, tortionnaires d’enfants, absolument aucune identité. Cette solitude, sans cesse… et qui fut mise à terre, envahie, violée, piétinée.»
Ce n’est qu’après sa rencontre avec Alice qu’il pourra reprendre le cours de sa vie, relancer sa carrière, essayer de refermer ses blessures et tenter de comprendre comment il a pu être abandonné, lui qui se jette à corps perdu dans la paternité.
Cette histoire «d’enfant perdu, de mère cherchée puis trouvée, cette histoire sans chichis, sans fées, si cruelle dans ses vérités» est bouleversante. En fouillant cette quête d’identité, Philippe Krhajac nous propose une intense réflexion sur ce qui fait un homme, construit son histoire. À fleur de peau, avec un cœur qui ne demande qu’à aimer.

Le souffle des hommes
Philippe Krhajac
Éditions Belfond
Roman
300 p., 20,50 €
EAN 9782714495808
Paru le 2/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, mais on y évoque l’ex-Yougoslavie, avec Belgrade et Novi-Sad, la Roumanie, la Hongrie, l’Allemagne avec Francfort et l’Espagne, avec notamment la petite ville d’Alcalá de Henares «qui a vu naître Cervantès lui-même».

Quand?
L’action se déroule de 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après Un dieu dans la poitrine, un deuxième roman porté par la même fougue et la même fureur de vivre, où l’on retrouve l’orphelin Phérial, cet Oliver Twist des temps modernes, à l’âge où c’est à lui d’apaiser ses démons et d’apprendre à devenir père… Un roman d’apprentissage toujours sur le fil, au rythme des battements de son cœur.
Le souffle des hommes s’ouvre en plein bombardement de l’Otan, le 24 mars 1999. Dans la fumée des décombres, les hommes courent à leur perte en tenant leurs bras arrachés. La fureur des bombes démolit la Serbie et Belgrade en feu laisse monter la sourde plainte de tous ces visages n’ayant pas cru que la punition finirait par arriver. Au milieu du chaos, deux jeunes amoureux, Phérial et Danie, parviennent à filer en zastava vers Novi Sad avant de rejoindre la Serbie, puis la Roumanie, la Hongrie, l’Allemagne et enfin Paris, dans une épopée pour laisser derrière eux la folie des hommes. C’est un Phérial au seuil de sa vie d’adulte, lui l’orphelin balloté de famille d’accueil en famille d’accueil, cherchant ses origines avec une vitalité insensée. Lui qui ne comprend rien aux affaires belliqueuses de cette terre qui lui est encore très étrangère, lui qui est serbe depuis si peu. Dans son autre pays, la France, on vit en paix. Mais chaque fois qu’il retourne en Serbie, quelque chose change, quelque chose d’infime qui semble rendre l’été suivant plus enflammé que le précédent. Après ce bombardement qui lui coûtera son grand amour, Phérial sombre et s’installe en banlieue parisienne, rattrapé par ses démons. Car comment vivre quand on est un éternel réfugié, étranger à soi, à sa famille, à son propre pays ? Quand c’est à lui de devenir père, il renonce à ses rêves de comédien pour vivre une vie d’intérimaire, tragédie ordinaire d’une vie perdue à la gagner. Et le vertige revient. Que fait-on d’une mère qui ne veut pas de nous ? D’un père mort avant de l’avoir rencontré ? Comment supporter la joie quand celle-ci renvoie au vide originel ? Seuls le souffle de vie, un optimisme féroce et l’amour – celui de son fils et d’Anna, puis d’Alice et enfin, toujours, du théâtre – guideront Phérial à la portée des étoiles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Échoué sur une plage déserte, nu comme nous tous, je fixe ce point qui flotte dans l’air et, alors que je n’attrape rien de tout ce que je voudrais voir, que je n’entends rien de tout ce qu’il m’est donné d’entendre, j’avance encore, en sachant parfaitement comme je ne suis pas plus avancé avec ou sans elle.
Suis-je descendu des arbres ?
Suis-je tombé du ciel ou est-ce la mer qui m’a fait ?
Je trébuche, le souffle court, au gré des décors, en souhaitant :
L’ultime bonheur
De nos vieux os,
À l’ombre de jours en paix.
Nous, que la solitude ne quitte jamais.
Et nos forces enfin pacifiées
Contempleront notre colossale fragilité.

I
L’ORIGINE DES FEUX
La folie des Balkans
Quelques mois d’attente et nous revenons au jardin. Là, devant le verger des orphelins, chacun de nous s’émerveille des transformations. Un véritable parterre végétal, haut en couleur et en saveur, nous attend. Et, au milieu de nos cultures, se dresse un magnifique cerisier gorgé de burlats énormes et bien noires, que personne n’avait, jusque-là, vraiment remarquées.
Au sol, partout, haricots verts, courgettes, tomates et surtout fraises.
— Vous avez tous un panier ?
— Oui !!!
— Vous êtes prêts à cueillir ?
— Oui !!!
Aussitôt dit, aussitôt fait. On cueille, on ramasse et on grappille quelques fraises au passage. On s’y met tous, on y goûte tous.
Le plus génial, c’est dans le cerisier. Là, gaiement, poignée par poignée, on s’en met plein la bouche et on recrache les noyaux sur la tête des autres enfants encore en bas. Moi, je mange sans m’arrêter, je mange comme dans un rêve, sans m’arrêter… Ici, pas de soucis à l’horizon, que du soleil et du ciel bleu. Enfin, chacun redescend, paniers et ventres pleins, tous repus sauf moi qui reste dans l’arbre. Je mange toujours, comme seuls les orphelins savent manger, c’est-à-dire avec la faim de l’infini au ventre. Je mange les feuilles et même du bois et de la terre et toutes les pierres, c’est un régal cosmique… pour Danie et moi.
— Lève-toi, Phérial !!!
Danie hurle. Nos mains sont soudées. Je me réveille, je me lève, elle m’entraîne.
On sort d’un immeuble déjà en ruine. Notre course dépasse notre peur. On vole, on file, sans même prendre le temps de partager les pleurs des hommes à terre, des enfants morts, des femmes effondrées. La folie vient de surgir des hauteurs nuageuses et les bombes s’abattent sans répit sur le peuple serbe en faillite.
Danie et moi on dépense toutes nos forces en débâcle, mais lorsque l’on veut se dire « À droite ! » « À gauche ! » « Je t’aime ! », nos mots sont aussitôt terrassés par le fracas de l’enfer.
On tombe, on se relève, on tombe à nouveau, on laisse tout, on perd tout, rescapés provisoires, happés dans le tourbillon des haines humaines, amoureux prisonniers sous la pluie des bombes meurtrières.
La course folle reprend de plus belle et, arrivés devant l’immense bâtiment de la télévision serbe, stoppés net dans notre élan par le manque d’air, les yeux ahuris comme si nous étions devenus fous à la seconde même, sans savoir quoi faire, nous assistons comme au ralenti à la chute du dernier symbole de la tyrannie.
On se blottit l’un contre l’autre, voulant se protéger jusqu’à l’infini, et, avant que les débris ne nous recouvrent, on reprend notre épreuve dans la poussière, sans chercher à comprendre.
En ce 24 mars 1999, les sirènes retentissent et brisent toute confiance en l’être qui sait marcher. L’alliance est rompue. Dans la fumée des décombres, les hommes courent à leur perte en tenant leurs bras arrachés. La fureur des bombes démolit la Serbie et Belgrade en feu laisse monter la sourde plainte de tous ces visages n’ayant pas cru que la punition finirait par arriver.
Il n’y a plus de trains, il n’y a plus de voitures, plus d’ordre, plus d’essence, plus de cerises. Seule la survie cellulaire l’emporte sur la peur et la folie.
Dans les moments de répit, Danie et moi nous nous déplaçons en charrette, de kilomètre en kilomètre, nous éloignant chaque jour un peu plus de la capitale en flammes pour atteindre un pays loin des cris.

Premier voyage ou le théâtre ambulant
Eau froide sur le visage, une goutte de parfum derrière chaque oreille, j’enfile ma chemise blanche, impeccable. En ce beau matin de juillet 1990, je m’apprête à découvrir pour la première fois de ma vie le pays de mes origines : la Yougoslavie. Et le plus incroyable, c’est qu’à vingt-quatre ans, je vais rencontrer toute une famille que je ne connais pas encore, mais surtout mon frère. Je ne sais que son prénom, Lalé, et qu’il a vingt ans de plus que moi. Je suis nerveux et heureux, heureux parce que Danie, l’amour de ma vie, me rejoindra, nerveux parce que… Qu’est-ce que je vais leur dire ? Qu’est-ce qu’ils vont me dire ? Pas le temps d’y réfléchir, ma mère me lance à travers la porte de la salle de bains :
— Hajde sine, brzo ! (Allez, mon fils, vite !)
Je passe une main dans mes cheveux noirs, clin d’œil dans le miroir. L’aventure m’attend !
Nous sortons du métro, station Hauptbahnhof, et nous dirigeons vers la gare routière. Le bus pour la Yougoslavie est plein, nous sommes les derniers à mettre nos valises dans la soute tandis que le chauffeur nous invite à prendre place. Ma mère, toute pimpante, va droit vers le fond et je m’assois près d’elle. La porte se referme, le chauffeur donne le coup de clé et en avant le périple, en avant les Balkans. Moi aussi, je me sens tout ardent. Il est 6 heures du matin, la ville est encore tranquille, on quitte Francfort sans encombre. Dans le bus, c’est déjà un peu le pays. Tout le monde parle en serbo-croate et chacun se passe du bon salami, du fromage de là-bas ; certains débouchent même quelques petites fioles de slivovitz. Deux heures plus tard, les chants du cru se font entendre sur toutes les autoroutes qui nous conduisent en Autriche puis en Hongrie et enfin au pays tant attendu. Et moi aussi, le Yougo de sang, j’entonne avec la force du jeune explorateur que je me sens quelques phrases des pesme (chansons), quelques refrains. Les pauses sont rares et, à chacune d’entre elles, il se trouve toujours quelqu’un pour relancer le voyage en disant : « Hajde Majstere, idemo kući ! » (Allez, chef, allons à la maison !), comme si chacun voulait au plus vite fouler le sol du pays.

Tout au long du voyage, ma mère me fait beaucoup rire parce qu’elle imite à la perfection ses semblables. Tel vieux qui se mouche bruyamment, tel autre qui a un défaut de prononciation, qui boite, qui parle fort ou qui est timide. Elle les rend tellement plus vivants, plus comiques encore que ce qu’ils sont. Elle s’amuse comme une petite folle, sans relâche, et parfois, elle pousse la plaisanterie jusqu’à singer sa proie alors même qu’elle discute avec elle. Je suis plié de rire. C’est étrange, comme si son sens de la comédie avait plus d’importance que celui d’être mère. Comment pourrait-il en être autrement ? Je l’ai retrouvée il y a si peu, à peine deux ans, et puis, elle vit à Francfort, moi à Paris. Et puis, je ne suis plus un tout-petit, elle a sa vie, j’ai la mienne.
On traverse les Alpes dans la nuit. On arrive enfin à la frontière slovène. Quelques Yougos de cette région descendent, contrôlés par deux douaniers qui montent dans le bus tandis que tous ceux qui restent assis tendent leurs papiers. Kalachnikov en bandoulière, ils arpentent l’allée du bus en jetant des regards furtifs sur les mains tendues. À un moment, l’un d’eux s’arrête à la hauteur d’une femme, la trentaine passée, et dont le maquillage n’a rien à envier à son manteau en fausse fourrure… Le douanier enfonce le canon de son arme dans le poil soyeux et, sans même regarder cette jolie dame, il lance d’une voix grave mais neutre :
— Daj mi tvoj mantil… (Donne-moi ton manteau…)
Il continue son inspection avec son acolyte et lorsqu’ils reviennent sur leurs pas, le manteau est plié sur l’accoudoir. Il l’attrape et souhaite à tous, en descendant du bus, un bon voyage. Personne n’a bronché.
Je suis stupéfait, ahuri. Les mots me manquent, alors tout me vient en français.
— C’est quoi, ce bordel ? C’est quoi, cette façon de faire ? On est au XXe siècle ! Le mur de Berlin est tombé ! On est en démocratie !
Tout le monde se retourne et je suis sûr que de ma rage face au bakchich des Balkans, le seul mot qu’ils ont compris est : démocratie. Les deux douaniers remontent aussi sec tandis que ma mère m’attrape par le bras en me suppliant de me taire, de me rasseoir, chose que je fais immédiatement lorsque j’entends le son de la kalachnikov qu’un des douaniers arme. Manteau sous le bras, le douanier me dévisage, me sourit avec dédain et marmonne dans sa barbe :
— Francusi, Francusi… (Français, Français…)
Et ils repartent pour de bon.
Aussitôt, le bus démarre et ma mère m’explique qu’il ne faut pas dire ça, qu’ici on n’est pas en France, en démocratie, qu’on est chez les Slovènes et qu’il ne faut pas faire de vagues, que c’est le jeu, que c’est ainsi. Je ne dors pas de toute la nuit. Quel choc, cette impuissance face aux armes, quel choc pour moi, le métis culturel.
Plus tard, c’est la Croatie, sans bakchich cette fois-ci.
Lorsque enfin mes yeux se ferment, les voix du bus montent en un seul chœur et j’entends haut et fort cette drôle de chanson, en découvrant le soleil qui s’élève au-dessus des petites montagnes de Voïvodine :
Tamo daleko,
Daleko kraj mora,
Tamo je selo moje,
Tamo je ljubav moja…

Loin là-bas,
Loin près de la mer,
Là-bas est mon village,
Là-bas est mon amour…

Tito au mur
Quelques semaines après le bombardement de Belgrade, nous réussissons à remonter jusqu’à Novi Sad, chez mon oncle Dragan, le frère de ma mère. Nous sommes venus plusieurs fois lui rendre visite au cours de ces dernières années, avec Danie. C’est un homme discret et bon. Il n’a jamais posé de questions sur l’histoire de mon abandon mais j’ai toujours senti sa compassion pour mes douleurs. Lui et sa femme, Svetlana, aiment beaucoup Danie. Ils m’ont souvent dit que c’était une vraie Serbe, ce qui n’est pas peu.
Dès notre arrivée, ils s’empressent de nous demander si nous avons des nouvelles de Belgrade. Je raconte qu’au moment de notre fuite, personne de la famille là-bas n’était mort, mais bon, en temps de guerre, tout va très vite, tout change très vite.
Mon oncle voit notre fatigue.
— Va te reposer, avec Danie.
— Merci, ujak (mon oncle).
Ils nous prêtent, comme à leur habitude, leur petite chambre. On s’enferme, on se glisse sous les couvertures. Main dans la main. Danie tourne son visage vers le mien. Dans la pénombre, j’écarte avec douceur les cheveux qui tombent sur ses yeux. Nous avons mis tant de temps pour venir de Belgrade jusqu’ici. Nous avons croisé en chemin les vieux, les femmes, les enfants, les milices, et, malgré notre accoutrement de riches Occidentaux en sale état et notre valise made in Barbès, nous n’avons pas été inquiétés. Une fois seulement, un milicien, kalachnikov à la main, ayant reconnu mon accent français, m’a attrapé au col en hurlant :
— Pourquoi les Français ont fait ça ? On s’est battus avec eux contre les nazis ! Pourquoi ? Dieu, pourquoi ils nous tuent ?
— Gospodin (Monsieur), je dois aller voir mon oncle à Novi Sad… Mon père est serbe, ma mère est serbe. Je ne sais pas pourquoi ils font ça. Je ne sais pas pourquoi…
Il m’avait aussitôt lâché, en larmes, murmurant oprosti (pardonne-moi).
J’aurais aimé lui dire à quel point je ne comprends rien aux affaires belliqueuses de cette terre qui m’est encore très étrangère, que je suis serbe depuis si peu, que dans mon autre pays, la France, on vit en paix, que, de ma vie, jamais je n’ai vu de guerre.
Danie s’endort, ses mains sont froides. Je remonte la couverture au-dessus de nos têtes. J’ai beaucoup de mal à fermer les yeux. Je me demande si on va réussir à quitter ce navire balkanique qui, troué de part en part, coule lentement. Dans son tourbillon, beaucoup vont périr. Je ne veux pas perdre Danie. Je ne veux toujours pas mourir. Il faut se sortir de ce bourbier. Au mur de la chambre trône le portrait du maréchal Tito. Les fantômes n’aident guère au sommeil, mais mon oncle idolâtre toujours ce personnage habillé tout de blanc. Interdit de le décrocher. Il rêve en secret que ce vieux stratège revienne d’entre les morts et rétablisse la paix qu’il n’a pas su transmettre. Souvent, il m’emmenait dans sa chambre et, planté devant la photo de l’ex-grand dirigeant, il me prenait par l’épaule en disant :
— Taj čovek (Cet homme), c’était le plus grand ! Il a fait de nous les Yougoslaves, il a empêché Staline de nous soumettre. Il a combattu les Nemci (Allemands) avec les Serbes, lui qui était croate. Il a fait un pays !
Danie respire doucement. Je me demande si moi aussi je fais partie de ce « nous » plein d’assurance et si je serai aussi fier que lui un jour d’appartenir à un peuple. Dehors, les sirènes. Les bombes déchirent le ciel. Fini les grandes questions, l’appartement vole en éclats. Danie dort encore. Un morceau de mur la recouvre.
Je ne crie pas. Je suis à terre dans la salle à manger. Mon oncle et ma tante, eux, n’y sont plus. Ils ont été soufflés et je vois leurs corps sur l’herbe, parmi les papiers, les gravats. Ils ne bougent plus. Ils dorment à ciel ouvert. L’appartement n’a plus que deux murs. La photo de Tito est le seul ornement qui, sur l’un d’eux, tient encore. Danie m’appelle :
— Phérial ? Phérial ?
Danie essaie de pousser la pierre.
Abasourdi, je bondis et soulève le pan de béton.

Les rois de l’échiquier
On a planté les parasols pour ma mère et ma tante Svetlana. Miky a sorti un beau plateau tout en bois et on a disposé les pièces sans plus attendre, sur une petite table de camping. Miky est le fils de Dragan et de Svetlana, c’est donc mon cousin, mais ici en Yougoslavie, un cousin n’est pas un cousin, mais un frère. Miky parle bien le français et il est très fier de pouvoir converser dans cette langue avec moi. C’est aussi un joueur d’échecs invétéré, Miky, comme son père et comme moi. Il est dans un club. Je vais devoir faire attention. Il connaît toutes les ouvertures, les variantes… En short, torse nu, chapeau sur la tête, on est bien, au soleil. Dragan regarde attentivement chacun de nos déplacements. Ils ne m’ont jamais vu jouer et, d’ailleurs, il y a à peine quinze jours qu’ils connaissent mon existence.
Mon oncle est venu nous chercher à la gare dans sa toute petite voiture pot de yaourt et on a eu du mal à rentrer les valises. Chez lui, Svetlana nous a servi du café et ma mère lui a lu, dans le marc, son avenir. Il n’y a eu aucune question sur ce fils perdu en France. Non, j’ai été accueilli chaleureusement, avec la joie des gens simples qui préfèrent les miracles aux vérités.
Miky reste prudent. Il analyse longuement mes réponses à ses avancées. Moi, je profite de ses réflexions pour regarder le Danube. Je n’avais jamais vu de fleuve aussi grand. La Loire de mon adolescence semble être une simple rivière au regard de ce géant. Combien de temps pour le traverser à la nage ? Il paraît que mon oncle l’a fait, dans sa jeunesse. Le courant est fougueux, puissant, mais moi aussi j’ai envie d’essayer, de leur montrer comme je suis fort, que ce fleuve est aussi le mien même si je n’ai pas grandi ici, même si je n’en connais pas tous les tourments. Je suis heureux, sous les nuages des Balkans, je suis enfin chez moi, en famille, du moins je le veux, je le crois.
— Échec ! m’annonce Miky calmement.
Je reviens au jeu. Son fou noir menace mon roi. Je regarde Miky en souriant. Il est tombé dans le panneau. Il voudra prendre ma reine qui couvre maintenant mon roi… Il la prend ! Les prochains coups lui seront fatals, cavalier qui prend le fou gourmand, fourchette royale, tour en renfort et j’annonce un glorieux :
— Šah mat ! (Échec et mat !)
Miky revoit les coups un par un et finit par me tendre la main.
— Toujours se méfier des chevaux… dit-il dans un français impeccable.
Mon oncle prend sa place. Je lis dans ses yeux qu’il veut en découdre lui aussi et nous voilà partis à jouer jusqu’à l’heure où les énormes moustiques viennent nous dévorer les mollets, les épaules, les bras. Qu’importe, les pièces claquent sur l’échiquier comme nos mains claquent sur notre peau noircie par le soleil pour tenter de tuer nos assassins volants. Tout au long de l’après-midi, j’ai aussi observé ma mère. Elle change à vue d’œil dans son pays. Je la trouve si drôle, si détendue et si fière, malgré les possibles qu’en-dira-t-on, de présenter son fils, portrait craché de son amour disparu, son fils retrouvé, rendu. Elle est heureuse et je suis fier aussi.
On n’y tient plus, on plie la table de camping, les moustiques sont les vrais gagnants. On s’apprête à partir quand j’entends derrière moi un bruit, un vacarme qui fait trembler le sol même, je me retourne et aperçois, là, en plein milieu du fleuve, un immense bâtiment de guerre, un croiseur, un destroyer, je ne sais pas…
De fortes vagues viennent nous engloutir les pieds, c’est incroyable. Il a surgi de nulle part et mon oncle et Miky font des signes aux marins qui s’affairent sur ce monstre tout de fer vrombissant.

Départ imminent
J’attends dans le couloir de l’hôpital de Novi Sad. Un médecin m’explique moitié en français, moitié en serbe, que Danie a peut-être reçu un éclat d’obus. Ils vont essayer de l’extraire. L’homme repart. Les blessés jonchent les couloirs. Je pleure. Je pleure mon oncle et ma tante, épuisé par la misère guerrière. Je pleure pour ma Danie, pour notre amour qui risque de prendre fin ici, entre le feu, les flammes et le sang. Un vieux me tend une petite fiole de slivovitz. Je la prends et je bois, moi qui ne bois plus depuis mes dix-sept ans déjà.
Quatre jours d’attente encore. Les bombardements ont presque cessé. Le même médecin me permet de rendre visite à Danie au bout du deuxième. Elle est toujours endormie. Il approche, accompagné d’une infirmière.
— Tu sais faire un bandage ? me lance-t-il tout en examinant le crâne de Danie.
— Non.
— Nema problema, tu vas apprendre. Elle se porte mieux.
Il passe au blessé suivant. L’infirmière me montre, ses gestes sont rapides, efficaces. Elle soulève la tête de Danie, refait le bandage puis l’enlève. Elle me montre l’endroit du crâne où l’éclat a pénétré.
— Ici, tu désinfectes toujours avant.
Je me mets au travail. Je suis lent et, le bandage fini, Danie semble porter un masque de film d’horreur réalisé sans un sou. L’infirmière rigole franchement et moi aussi. Danie dort toujours pendant que je joue au Dr Frankenstein. Je change le bandage toutes les deux, trois heures. Je touche son front et m’endors assis au sol, contre le lit, la main de Danie près de ma joue. Deux jours encore et je suis un expert du bandage. Je change Danie, la lave, et le sommeil m’emporte au son des râles des blessés de guerre.

Au cinquième jour, le médecin me réveille. Accroupi devant moi, il dit :
— Ta femme est guérie. Faible, mais guérie.
Il ajoute à voix basse :
— Il y a une voiture qui démarre pour la Hongrie. Il faut partir, vous n’avez rien à faire ici. Va au 37, Trg Slobode, l’avenue de la Liberté, de la part de Radomir Ječinac. Allez, courage, tu es un Serbe !
Il me glisse deux cachets, sans doute des antidouleurs, et part aussitôt. Je me lève, Danie est assise dans son lit et son sourire est miraculeux.
— Mon amour !
— Mon beau paysan !
— Tu vas pouvoir te lever ?
— Fichons le camp, Phérial, sors-moi de ce cauchemar.
Je l’aide à se lever et on part sur-le-champ. Les rues sont calmes. Les gens sont rares et nous sommes bel et bien reliés par la peur. Je demande notre chemin, on me renseigne, on y est.
Une femme, un châle sur la tête, nous ouvre. Elle me rappelle ma mère, elle lui ressemble. Ou est-ce parce que j’ai envie d’être chez ma maman, assis sur le canapé à regarder la télé en mangeant toutes sortes de choses sucrées, salées, que je vois en elle une irréfutable ressemblance ? Pas le temps d’approfondir, son fils Branko se joint à nous et, cinq minutes plus tard, nous voilà tous les quatre en fuite sur les routes, à éviter les cratères, direction les Carpates.

Ballotté à l’arrière de la Zastava, la même que celle de mon oncle et ma tante venus nous accueillir lors de mon premier voyage au pays, je pense à eux, sur le sol, à Novi Sad. C’était un homme droit, mon oncle, bon, d’une honnêteté exemplaire, sauf peut-être lorsqu’il perdait aux échecs. Il accusait alors son partenaire d’une quelconque tricherie et, si l’autre n’avouait pas, il faisait voler le plateau et toutes les pièces restantes avec. Ma tante ramassait aussitôt les rois, les reines et servait de la rakija pour calmer son homme au sang explosif en souriant aux invités comme pour dire : « Il n’est pas méchant, mais c’est ainsi, il n’aime pas perdre. »
Peut-être est-ce ça, la guerre : ne pas aimer perdre et croire, malgré tous les signes contraires, qu’on finira par gagner je ne sais trop quoi…
Danie, son bandage sur la tête, considère les arbres brisés le long de la route et s’exclame avec joie lorsqu’elle en aperçoit un qui se dresse encore tout là-haut vers le ciel. Elle me le montre du doigt et je partage son ravissement.
— Comme toi, il vivra !
Ma « maman au châle » conduit comme une dingue. Branko, qui a notre âge, nous explique qu’il fuit le pays. Il ne veut pas être enrôlé dans les milices, il s’en fiche de cette guerre ethnico-religieuse. Que l’on parle croate, bosniaque, serbe, qu’on soit de Voïvodine ou de Macédoine, peu lui importe, seule l’archéologie l’intéresse. Il désire rejoindre l’Allemagne où il continuera ses études pour, un jour, expliquer aux générations futures, au détour d’armes trouvées dans les entrailles de la terre ou de crânes emplis de poussière, les pourquoi du comment. On roule, on roule jusqu’au soir venu.

On s’endort tous,
À l’orée d’une forêt brisée.
Nulle étoile dans le ciel.

Gambling
Ma mère m’avait dit qu’il viendrait pour me voir.
Et il est là.
Elle m’avait montré quelques photos de lui enfant et il ne ressemble plus vraiment à cet enfant.
Il se dirige vers moi.
Ujak (oncle), ujna (tante) et Miky, tout comme moi, ne disent rien, émus.
Il est grand et costaud. Il a vingt ans de plus que moi et il s’appelle Lalé.
Mon premier réflexe est de chercher en quoi on se ressemble. Il s’agit de mon frère après tout. Enfin, du premier enfant que ma mère a eu avec un autre homme. Il a les cheveux noirs comme moi. Il y a quelque chose au niveau de la bouche, des yeux aussi. Il s’avance encore et me serre fort dans ses bras.
— Brate moj ! (Mon frère !)
Ma mère apporte du café. Ses gestes, ses mots, tout a l’air parfaitement normal pour elle, comme si nous ne nous étions pas vus depuis quelques semaines seulement. Je me dis que sa façon d’être comme à l’accoutumée lui permet de cacher son trouble, son émotion. Mais je n’en suis pas vraiment sûr. Ces retrouvailles familiales me plongent dans un état que je connais bien. Exactement le même que lorsque, enfant de l’Assistance publique, orphelin, j’arrivais dans une nouvelle famille d’accueil. Je suis à la fois dans le moment présent, envahi par la force qui s’en dégage, et en dehors. En dehors, pour me permettre d’observer tout ce qui se passe, d’enregistrer ce qui se dit ou ne se dit pas, bref, un mélange de méfiance, de crainte qui fait que l’on ne dévoile son cœur qu’avec prudence, vigilance. Ma mère fait des blagues, mon frère l’embrasse avec une aisance que je n’ai pas encore. Je m’ouvre peu à peu. Les heures s’écoulent et il est temps d’aller chercher Danie qui arrive tout droit de Paris. Lalé, Miky et moi on grimpe dans la Zastava de mon oncle. En chemin, je profite des connaissances en français de Miky pour poser des questions à Lalé à propos de mon père. Lalé l’a peu connu parce que c’est surtout sa grand-mère, la mère de ma mère, notre grand-mère donc, qui l’a élevé. Il se rappelle juste avoir été au cimetière de Markovac, un petit village situé en dessous de Belgrade, pour la mise en bière et combien il avait été difficile de rapatrier son corps pour qu’il repose en terre serbe. C’est étonnant comme à chaque fois personne ne semble savoir grand-chose de mon père. Même Guilé, mon cousin yougo de Paris du côté paternel, n’était pas tout à fait sûr qu’il soit enterré dans ce village. Il règne autour de ce père une flopée de mythes et de légendes. Je comprends que Lalé l’a à peine connu. Le couple vivait sans lui, en Allemagne, pour faire, comme beaucoup d’immigrés, de l’argent. L’éducation des enfants revenait aux grands-parents.
Lalé, lui, ne me pose aucune question. Là, entre nous, sans ma mère, nous sommes seulement deux inconnus. Et puis ces vingt ans d’écart… Je comprends.

On arrive à l’aéroport de Novi Sad. La chaleur est écrasante. On grille, on coule comme des paprike lorsque au barbecue, sur la flamme, ils rendent leur jus. Danie, en robe blanche légère, lâche ses valises et se jette sur moi.
— Danie, voici Lalé, mon frère, et Miky, un autre frère !
Ils la saluent en souriant. On rentre comme on peut, à quatre, dans la petite voiture et, tout le long de la route, Danie pose mille questions. À la maison, ma mère est heureuse de la présenter au reste de la famille. On sort des bières et ma mère tire les cartes à ujna et à Danie. Nous autres, les hommes, on s’affale sur les canapés et on en profite pour faire la sieste. Plus tard, vers 18 heures, Lalé et Miky décident de nous emmener, Danie et moi, quelque part. Et lorsque je demande où on va, mes deux frères répondent en chœur :
— U raju, brate, u raju ! (Au paradis, frère, au paradis !)
Dans les rues de Novi Sad, c’est la fournaise. Cela n’empêche pas Danie de filer. Lalé, Miky et moi, on n’arrête pas de lui dire de ralentir, qu’à cette allure on va finir par y rester, mais elle, tout excitée, répond :
— Soyez des hommes et arrêtez de râler, la surprise n’attend pas !
Lalé veut que je lui traduise, je lui fais signe de la main de laisser tomber.
— Elle est folle, ma Danie, elle est folle et je ne sais que l’aimer.
Miky traduit. Mon frère, heureux pour moi, sourit et me serre dans ses bras.
On quitte le grand boulevard de Novi Sad, on prend les rues piétonnes, quelques ruelles encore, plus sombres, plus fraîches, et on arrive devant une porte blindée en sous-sol sur le haut de laquelle on peut lire en cyrillique « La Roulette Serbe » et, en dessous, cette épitaphe :
Pas d’argent, pas de vie !
Pas de vie ? Plus rien à gagner.
Passe ton chemin, alors, étranger,
Ou la mort, tu vas trouver.
Lalé cogne deux coups secs puis trois plus lourds, plus lents. Une voix derrière crie :
— Lozinka ? (Mot de passe ?)
De sa voix de basse profonde, il lance :
— Cerni Dunav. (Danube noir.)
La porte s’ouvre aussitôt et nous voilà pénétrant dans la caverne comme les quarante voleurs de mon enfance, avec la certitude, cette fois-ci, d’y découvrir bien des trésors… La fumée règne en maîtresse absolue, le nuage est si épais qu’on dirait même que le ciel prend naissance ici, dans ce boui-boui entièrement voué au jeu, à l’argent et aux femmes, où la slivovitz et le rhum coulent à flots. Il y a du poker, du black-jack, du jeu impérialiste à gogo et aussi un loto – où le premier prix n’est pas un vélo mais une kalachnikov en or ou plaquée or, je ne sais pas trop. Ça pulse, ça parle fort, ça lance les dés, c’est un concentré de regards qui ne quittent jamais des yeux les tables de jeu, sauf pour aller se soulager.
Ici, pas besoin de changer notre argent français, tout argent est le bienvenu, deutschemarks, livres, dollars, et mon frère et Miky m’embrassent lorsque je leur donne cent francs qu’ils vont illico miser d’une table à l’autre sans sourciller.
Danie est fougueuse, elle s’est collée au poker, elle implore la quinte flush, le carré mais sait bien, au fond, que cela n’arrive quasiment jamais en mains, sauf dans les James Bond.

Extraits
« Je lui raconte tout du désastre au pays, de la mort de la Yougoslavie, de notre fuite avec Danie. Tout en écoutant mon récit, Guilé fume cigarette sur cigarette, il fouille parmi ses cadavres de bouteille et en sort une encore à moitié pleine. Il boit. Lorsque j’ai tout dit, Guilé se lève et remarque, comme si c’était la première fois, qu’à cause des nouvelles constructions il ne voit plus le ciel. Il me demande si je me suis rendu chez ma mère et comment va ma jolie fleur. Je lui réponds que je reviens de Francfort où j’ai dû annoncer à ma mère le décès de son frère et de sa belle-sœur. Je lui confie que j’ai peur pour Danie, à cause de l’éclat dans sa tête, que j’aimerais avoir des enfants avec elle. Guilé se retourne.
— C’est bien, des enfants, c’est bien.
— Mais ça aussi, ça me fait peur, Guilé.
— Zašto? (Pourquoi ?)
Son français n’est pas meilleur que depuis notre première rencontre en 1987. Pour ma part, je connais mieux le serbocroate, mais de là à expliquer dans la langue le vertige que j’éprouve à l’idée d’être père, il y a tout un monde.
— Ne znam zašto. (Je ne sais pas pourquoi…)
— Ne t’en fais pas, Bog zna (Dieu sait).
Guilé s’inquiète aussi de cette histoire d’éclat. Je lui explique qu’on a fait tous les examens possibles, que tout le monde nous a affirmé qu’il n’y avait aucun problème tant que le bout de métal reste là où il est. Guilé, méfiant, conclut en me disant que les médecins sont tous des imbéciles, que le plus important est que je veille sur elle et que je fasse mon théâtre. » p. 94

« Je ne pleure pas. Je repense à toutes ces années de rien avec ma mère retrouvée, aux révélations de Guilé. Voilà bien le canon sur ma tempe, voilà bien les illusions qui s’évaporent sous la chaleur de la Mancha. Après le spectacle, j’irai à Francfort. Après le spectacle, j’irai en découdre pour de bon avec cette histoire, son histoire, mon histoire d’enfant perdu, de mère cherchée puis trouvée, cette histoire sans chichis, sans fées, si cruelle dans ses vérités. Je m’enfonce dans les bras d’Alice qui pleure doucement pour moi. » p. 262

« Bouleversé, je revois mes années d’enfance bafouées, solitaires, tout comme l’ont été celles de mes petits camarades. Petits camarades chétifs d’alors, désœuvrés, promenés en train, en ambulance, d’un établissement à un autre, d’une famille à une autre, avec cette particularité de n’avoir pour elles, tortionnaires d’enfants, absolument aucune identité. Cette solitude, sans cesse… et qui fut mise à terre, envahie, violée, piétinée. En un éclair, les coups anciens ont ressurgi autant que les injures, la brutalité. Qu’importe, puisqu’en un éclair, M. Josef est devenu comme un père aimant, attentionné, ici dans ce théâtre de la petite ville d’Alcalá de Henares qui a vu naître Cervantès lui-même. Qu’importe, puisque notre lien et notre entente, jusqu’au dernier jour, furent ceux d’un fils et d’un père qui n’ont eu aucune hésitation à s’aimer. » p. 266

À propos de l’auteur

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Philippe Krhajac © Photo DR

A propos de l’auteur

Né en 1966, enfant de l’Assistance publique, Philippe Krhajac a joué dans des pièces de théâtre, des films et des séries pour le cinéma ou la télévision. Après Une vie minuscule, premier roman remarqué repris en Folio sous le titre Un dieu dans la poitrine (Lauréat du Festival du premier roman de Chambéry, prix du salon du premier roman de Draveil, sélection Prix Folio des Lycéens), Le souffle des hommes est son deuxième roman. (Source: Éditions Belfond)

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Gonzalo et les autres

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En deux mots
Sous le régime franquiste, Gonzalo choisit l’exil. Il quitte son village pour Munich puis la France. Après un exil de quinze ans, il revient au pays. Il devient alors un confident apprécié des villageois tout en ouvrant un nouveau chapitre de sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie après l’exil

Le troisième roman de Bénédict Belpois confirme une nouvelle fois son talent pour sonder les âmes, au plus profond de l’intime. Autour de Gonzalo, les personnages racontent leurs relations, leurs amours, leurs espoirs.

Déjà dans Suiza, son magnifique premier roman, Bénédicte Belpois nous entrainait en Espagne. Et déjà, elle parlait d’exil et de rencontres. Et déjà, elle faisait de gens ordinaires des héros. Mais rassurez-vous, Gonzalo et les autres a beau aborder les mêmes thèmes, il n’en reste pas moins un roman original et singulier.
Nous sommes cette fois dans l’Espagne de Franco, non plus en Galice mais en Estrémadure, dans un petit village qui n’offre guère de perspectives à Gonzalo, sinon celle de rejoindre les rangs de l’armée franquiste. Aussi décide-t-il de partir. Grâce à son copain Marco qui a entendu parler d’un munichois à la recherche d’un groupe de flamenco, il part en compagnie de Guzmán le guitariste et de Pilar, «l’âme de notre groupe, la seule à posséder le duende». Malgré une formation aussi accélérée qu’approximative, les choses se passent plutôt bien. Sauf que le spectacle de flamenco n’a qu’un temps et les voilà remerciés. Il leur faut trouver un autre emploi. Ils partent alors pour la France où on cherche des maçons et des femmes de ménage.
Dans le train, du côté de Lyon, Gonzalo est arrêté par la police et n’a qu’une alternative, rentrer en Espagne où intégrer la légion étrangère. Il choisit les képis blancs et entame alors une période assez exaltante de sa vie, voyage et fait des rencontres. À Toulouse, il fait la connaissance de Fanfan, «une Guadeloupéenne d’un an mon aînée qui m’avait regardé comme une pâtisserie, et embrassé de ses grosses lèvres rouges au bal du Nouvel An du régiment.»
La vie de Gonzalo aurait alors pu être belle. Mais l’amour n’étant pas une science exacte, leur relation va s’étioler. Il voit alors dans un retour au pays la possibilité d’un nouveau départ.
Bénédicte Belpois a choisi le roman choral qui lui permet de donner successivement la parole aux différents personnages. C’est la Tia Caya qui ouvre le bal, elle qui vient de recevoir le courrier de son neveu lui annonçant son retour. Puis vient le tour de la Nina qui, comme Gonzalo a choisi l’exil. Suivront Chico et Mange-Miette, qui finira par épouser Gonzalo – qui a finalement accepté le contrat matrimonial élaboré par son père, même s’il n’aime pas cette épouse qui ne rêve que de faire carrière dans la mode. Marco le copain d’avance, qui l’a aidé à fuir et qui l’a ensuite regretté, notamment en voyant le chagrin de son père prendra aussi la parole. Tout comme Fanfan, dont Gonzalo aurait bien aimé connaître le destin. Ezra, Blanca, Nina, Marie-Té, Poco nous confieront aussi leurs bleus à l’âme.
Des confidences sur leurs amours, leur parcours de cabossés de la vie qui vont s’accompagner ici d’un regret ou là d’une envie.
Bénédicte Belpois sait trouver les mots qui émeuvent, raconter les histoires pour nous toucher au cœur. Même si face à ce maelstrom Gonzalo est un peu désemparé. Si la passion amoureuse s’en est allée, reste l’expérience d’une vie mouvementée et une philosophie faite de bonté et de sagesse.

Gonzalo et les autres
Bénédicte Belpois
Éditions Gallimard
Roman
250 p., 18 €
EAN 9782072988165
Paru le 05/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Espagne, dans un petit village d’Estrémadure. On y voyage aussi en Allemagne, à Munich et en France, notamment à Lyon, Toulouse et Bordeaux.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 – sous la dictature de Franco – jusqu’aux années 1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Gonzalo, fils d’un viticulteur d’un petit village d’Estrémadure, s’enfuit pour éviter le service militaire instauré par les franquistes et le destin médiocre auquel il se croit promis. Mais, après des années passées en France et un amour malheureux, il embrasse de nouveau ses racines et l’immuabilité de la vie rurale.
Il devient alors pour les autres le confident, celui à qui chacun peut livrer les grandeurs et les misères de son existence. Car c’est le portrait d’un village qui se dessine au travers des récits de ces personnages si attachants, un lieu clos où tous se connaissent et où chacun conserve ses secrets. Avec ce roman, Bénédicte Belpois continue de tracer une œuvre singulière au prisme d’une écriture très haute en couleur, sincère et émouvante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Marie-Ange Pinelli)
Page des libraires (Aurélie Bouhours, Librairie Au temps des livres de Sully-sur-Loire)
Le blog de Gilles Pudlowski
Blog ma voix au chapitre

Les premières pages du livre
« Gros Salaud
Aujourd’hui j’ai écrit à la Tía Cayetana.
Elle seule peut faire quelque chose pour moi. Elle ira parler au Père, certainement, elle plaidera ma cause. Elle a toujours trouvé les mots pour l’adoucir et il l’écoute comme un oracle depuis l’enfance.
Pour ma lettre, j’ai acheté un bloc de papier, du vélin surfin, c’était beaucoup plus cher, mais je voulais quelque chose de noble pour embellir mes mots. Mon erreur a été de prendre des pages unies, j’aurais dû choisir un bloc ligné, je n’écris pas droit, même avec le guide.
Je ne savais pas par où commencer, je mordais mon stylo comme à l’école, j’écrasais sa pointe sur une feuille déclassée en brouillon, je gigotais sur ma chaise. Fanfan dormait, ou plutôt cuvait, je l’entendais ronfler devant la télé, il était impossible qu’elle me dérange. Je m’étais installé à la cuisine, la fenêtre ouverte sur les toits orange, je regardais le ciel bleu qui moutonnait d’agneaux bien blancs et je n’écrivais rien.
C’était plus dur que je ne l’avais imaginé, parce qu’il fallait que je me rhabille d’espagnol, ce que je n’avais pas fait depuis des années. Les mots se bousculaient à mes lèvres en français, teintés d’un peu de créole. La seule chose dont j’étais sûr, c’est qu’il fallait commencer par le jour de mon départ, remonter le cours du temps, revenir des années en arrière. À l’époque, j’avais à peine vingt ans, je ne savais pas encore qui j’étais. Tout ce que j’avais en tête, c’était d’éviter le service militaire : perdre tout ce temps pour apprendre à tuer mon voisin, ce n’était pas pour moi. Je demandais juste qu’on me laisse tranquille. Le Père, il avait déjà tracé mon chemin, il ne voulait rien entendre d’autre. D’abord l’armée certes, puisque je ne pouvais pas y couper, mais ensuite les vignes : reprendre l’exploitation, devenir un paysan, même si viticulteur semblait plus élogieux de prime abord. Mon avis importait peu, mais moi je voulais quitter cette terre sèche et cuivrée, qui vous colle aux chaussures comme de la poix dès qu’il tombe trois gouttes, et voir autre chose que des chênes verts à perte de vue. Je me suis dit qu’il fallait que je lève le camp, que je parte loin, qu’on ne puisse pas me retrouver. Que je disparaisse d’un seul coup, sans prévenir, qu’on ne cherche pas à me retenir par simple piété filiale ou par d’autres moyens. Je voulais voir du pays comme on dit, découvrir d’autres horizons que les rues du village, la place de la Constitution ou le bar El Escudo. Quand on est jeune, on croit bêtement que la liberté d’esprit est uniquement une liberté de mouvement, et que l’obtenir vous émancipe pour toujours du joug familial.

C’est mon copain Marco, le fils de l’épicier, qui m’a aidé. Je lui avais ouvert mon cœur un soir de déprime et j’avais par la suite disserté des nuits entières sur mon opposition à l’embrigadement, sur mes rêves de fuite. Je savais qu’il connaissait du monde : il traversait régulièrement le pays de part en part, avec son père, pour trouver de nouveaux fournisseurs. Je l’avais surnommé Marco Polo, tant il m’éblouissait avec ses récits de voyage : il connaissait les Asturies et la Galice, la côte méditerranéenne, Madrid. Les samedis soir, quand nous nous retrouvions sur la place, il me décrivait toute l’Espagne, et même un peu de la France. Il avait « passé la frontière ». Je rêvais de larguer les amarres moi aussi, de découvrir un monde nouveau où je serais libre comme l’air et où, bien sûr, je ferais fortune pour pouvoir, dans mes vieux jours, revenir en héros. À mon frère de lait, Ezra, j’avais même proposé de venir avec moi, puisque lui non plus ne voulait pas faire le guignol pour Franco, mais il avait décliné mon offre, sans m’expliquer son choix, comme à l’accoutumée. Il ne parlait pas, ou si peu, que beaucoup le croyaient muet ou demeuré. J’étais persuadé qu’il comptait se faire réformer comme cinglé et de fait, moi-même, son seul et unique ami, son presque frère, je me demandais parfois s’il ne l’était pas.
Devant ma détermination, Marco Polo s’était renseigné pour moi à droite et à gauche auprès de son réseau d’amis et de connaissances. Sa proposition, un dimanche de printemps, fut bien au-delà de mes espérances. Il pouvait me faire traverser l’Espagne, la France et une bonne partie de l’Allemagne pour aller à Munich. Là-bas, un travail dans un hôtel m’attendrait. Un grand cabaret assez réputé où il suffirait de faire un peu de flamenco pour gagner de l’argent. Je lui avais bien répondu que je chantais comme un pied, mais il affirmait que ce n’était pas grave, que l’important était d’avoir une belle gueule d’Espagnol, que de toute façon les Allemands n’y entendaient rien au flamenco. Pour lui, je devais me contenter de brailler en rythme pour les satisfaire. Il assurait que mon succès viendrait de mes yeux luisants, de mes cheveux noir charbon, de ma maigreur de chat écorché et du cuivré de ma peau. Les grosses Prussiennes allaient m’adorer et, à l’entendre, j’aurais là-bas le succès que je n’avais pas eu le temps d’avoir ici. Toujours selon lui, il en allait de l’amour comme du reste, nul n’est prophète en son pays, et il le jurait sur sa vie : mon côté exotique déchaînerait les passions outre-Rhin.
Grâce à Dieu – et cela finissait de me rassurer – je ne partais pas seul, nous serions trois à faire partie de la troupe. Guzmán le guitariste, un grand type plutôt affable qu’on surnommait El Bueno comme le capitaine du même nom, et la vieille Pilar, l’âme de notre groupe, la seule à posséder le duende. Elle dansait et chantait depuis sa plus tendre enfance, et elle aurait la lourde tâche de m’apprendre le métier le long du chemin, je n’avais pas à me faire du mouron.
Je suis parti un matin, un an tout juste après le retour au village de la Tía Caya. Déjà à l’époque, son crime, son procès retentissant et sa relaxe lui avaient conféré un statut particulier, elle était devenue une sorte de célébrité locale. Je lui ai laissé une lettre pour le Père, je savais qu’elle saurait apaiser un tant soit peu sa fureur. J’avais aussi écrit un mot à Blanca, ma nourrice, en lui demandant de me pardonner de partir sans l’embrasser, et avoué que j’avais peur de ne plus avoir une once de courage si elle pleurait à cette annonce. Je l’assurais de mon amour éternel et je lui confiais entièrement Ezra qui avait encore tant besoin d’elle. J’avais accompagné mon message d’un cadeau : un moulin à vent en bois que j’avais fabriqué selon ses vœux, pour poser sur le rebord de sa fenêtre afin de savoir, au jour le jour, si elle devait se couvrir la tête avant d’aller faire ses courses. J’avais promis de revenir avant qu’il ne soit trop usé.

Au début du voyage, j’ai été, malgré quelques remords vite dissipés, vraiment heureux. La route était belle, personne ne parlait dans le bus, je pouvais me concentrer sur le paysage. Par la fenêtre j’admirais la mosaïque colorée des champs. Le jaune vif de l’herbe brûlée par les frimas collait au chocolat gras des terres labourées, au vert acide des blés d’hiver. Les murets de pierres sèches venaient ourler les parcelles pour les contenir, on sentait partout la main de l’homme sur l’œuvre de Dieu. Des lapins détalaient dans les fossés, des cigognes tendaient la jambe et le bec dans l’herbe verte qui commençait à s’épaissir. Même si je ne pouvais pas le sentir sur ma peau enfermée, je savais que se hâtait au ras du sol le vent de la Sierra, glacé d’avoir discuté avec la neige, loin là-bas sur les hauteurs. Je me disais que moi, Gonzalo, j’allais voyager encore plus loin, et qu’en Allemagne les montagnes seraient encore plus hautes, plus blanches, plus fortes. Même Marco Polo n’avait jamais vu les Alpes. J’avais hâte, mon âme entière trépignait d’impatience et, dans le silence relatif du bus, la tension interne de mon corps m’empêchait de somnoler comme Guzmán et Pilar, malgré la lourdeur de mes paupières. J’aurais voulu rouler plus vite, quitter plus rapidement cette Espagne qui n’avait plus rien à m’offrir sinon de jolis paysages, alors que m’attendaient, au-delà de ce monde connu, l’éblouissant et le majestueux.

Le bus nous a laissés à Canfranc, nous avons passé la frontière à pied, avec nos baluchons. Le passeur avait l’habitude, il savait quels sentiers prendre pour éviter les contrôles, nous n’avions pas de papiers. Il nous a accompagnés jusqu’au col du Somport, en France. C’était déjà la liberté, du moins je le croyais. La féerie a continué, nous avons voyagé plusieurs jours sans encombre pour arriver à Munich. Nous dormions dans des petits hôtels sans nom, où les gens nous regardaient comme des voleurs de poules, même si nous nous présentions comme une troupe de musiciens. Pilar m’apprenait le flamenco le soir dans la chambre, et ça me plaisait. El Bueno nous accompagnait à la guitare, la clope au bec, avec un air inspiré. Au bout de quelques jours seulement, ça ressemblait à quelque chose, je devais quand même avoir ça dans le sang, comme tous les natifs d’Estrémadure. J’avais juste du mal à retenir les paroles, mais Pilar disait que ce n’était pas grave : elle m’apprenait à mâchonner correctement, El Bueno grattait alors un peu plus fort et ça faisait toujours un bel effet. J’ai longtemps regretté ces soirées de saltimbanques, dans des chambres tristes aux vitres embuées et aux papiers peints fanés. Il me semblait que pour illuminer la misère, nous avions emporté avec nous un peu de notre soleil, celui de juillet qui nous avait tellement grillé la peau qu’il rayonnait à présent hors de nous et qu’il nous réchauffait encore. Quoi qu’il en soit, en arrivant à Munich, j’étais fin prêt.

L’Allemagne, ce fut une bonne expérience. Nous avions une chambre pour nous trois, et un peu de temps libre les après-midis. Nous allions nous promener dans les rues et les parcs, les gens étaient gentils. Le soir, avant le spectacle, Pilar réchauffait un peu de café et nous mangions des viennoiseries achetées en ville qui sentaient la cannelle et qui ne ressemblaient en rien aux nôtres.
Nous avions presque imaginé nous installer ici, louer un appartement un peu plus grand, mais le patron, après la saison, a décidé de changer la carte des vins et les animations : nous avons été remplacés par des violons tziganes.
Je ne voulais pas rentrer au pays, je gagnais en Allemagne bien plus qu’au village et je n’étais pas contre voyager d’un boulot à un autre : ma soif d’ailleurs n’était pas étanchée. Je craignais les foudres du Père aussi, je savais que sa colère serait tenace et que ma fuite nécessiterait une bonne dizaine d’années avant d’être pardonnée, si tant est qu’elle le soit un jour. Et, malheureusement, il fallait bien plus qu’une année à l’armée de Franco pour cesser de me traquer.
Nous avions trois semaines pour dégager, Guzmán a proposé un soir de s’installer en France, pas loin de la frontière italienne, du côté de Nice. Il promettait qu’on pourrait bosser là-bas, comme maçons, il avait une bonne adresse, un cousin sur place. Pilar trouverait certainement un peu de ménage. El Bueno disait aussi que rien ne nous empêcherait de proposer le spectacle de flamenco à des restaurants du coin, le week-end, pour arrondir les fins de mois. On pouvait même imaginer se produire dans la rue, aux endroits de passage. En bordure de mer, sur la Riviera, il y avait du soleil, des palmiers, des touristes et du potentiel. Pilar a fini par se laisser convaincre, de toute façon nous n’avions pas d’autre solution et moi j’étais partant pour tout, la France ou l’Allemagne ça restait toujours l’étranger.

Je me suis fait coincer à Lyon, dans le train, par un contrôle douanier de routine. Je m’étais endormi, je ne les ai pas vus arriver. Je n’avais toujours pas de papiers. Au commissariat, j’ai attendu une demi-journée qu’on me trouve un traducteur. Je comprenais quelques mots, mais je faisais le crétin, pour me laisser un peu plus de temps pour réfléchir. Le traducteur assermenté était originaire de Zamora, ça nous a rapprochés. Il s’appelait Cayetano comme la Tía, et cette similitude de prénom ajoutait à la confiance que je lui portais. J’entendais aussi qu’il traduisait un peu plus que ce qu’il aurait dû, et surtout il donnait son avis sur ce que je devais répondre sur le même ton, en choisissant des mots différents, plus sophistiqués : l’inspecteur, en face, n’y voyait que du feu. À la fin de la garde à vue, Cayetano m’a rapidement fait comprendre que je n’avais que deux choix possibles : le retour au pays et la remise aux autorités, ou l’engagement dans la Légion étrangère, une bonne expérience selon lui, qui me permettrait à minima d’avoir des papiers pour arrêter de me cacher comme un bandit. Je ne savais pas si Pilar et Guzmán avaient réussi à s’enfuir, nous ne voyagions pas dans le même wagon afin de ne pas attirer l’attention. Demander de leurs nouvelles aurait été les dénoncer, je me sentais seul et perdu.
Se retrouver à la Légion, pour un gars qui ne voulait pas faire son service militaire, c’était vraiment couillon, mais j’ai fini par accepter parce que Cayetano m’avait susurré en vitesse à la machine à café alors que nous étions seuls pour quelques minutes :
« Signe, Gonzalo, signe. Tu vas où on t’emmène, et quand tout le monde est calmé, tu désertes et tu prends un bateau pour l’Amérique latine, tu disparais pour toujours. Signe, mon gars, tu n’as pas le choix, sinon c’est la prison de Franco. »
J’ai signé, mais je n’ai jamais pris le bateau, parce que contre toute attente, je me suis trouvé bien à la Légion. Les Képis blancs, c’était un peu comme une famille avec des codes rigides, mais je découvrais, subitement, le plaisir de n’être plus inquiet, d’avoir une légitimité. Au-delà, je jouissais aussi de la paresse de n’être plus obligé de penser : on me disait ce que je devais faire, boire ou manger, quand dormir et quand me rouler dans la boue, quand marcher et surtout quand me taire. Et puis, question voyages, j’étais servi, nous étions toujours en mouvement.
Dès le premier jour, j’ai été baptisé « Gros Salaud » : c’est ce que mes compagnons de chambrée avaient compris à la première écoute, quand j’avais prononcé mon prénom. Ils avaient hurlé de rire, ces abrutis, et ça m’avait rendu triste quand j’avais saisi le jeu de mots, qu’un type de Málaga m’avait traduit. Avec le temps, la tristesse avait cédé la place à l’habitude, j’avais fini par m’y faire.
Le deuxième jour, j’ai balafré un première classe qui voulait m’enculer sous la douche. J’étais maigre mais teigneux et la peur m’avait donné une force surnaturelle. Le gros Rodolphe, je lui ai ouvert la joue avec mon rasoir. J’ai écopé des mesures disciplinaires, mais gagné le respect des autres. C’étaient tous des tueurs, avec un code d’honneur assez simple, qui ressemblait presque trait pour trait à celui des mafieux : il fallait d’emblée choisir son camp, celui des hommes, des mi-hommes ou celui des oies. Avec mon coup de rasoir, j’avais signé pour le camp des forts, le camp de ceux qui décident de leur sort, et qui ne se laissent pas violer sous la douche. Le message était passé, fort et clair.

À la Légion, j’ai appris le français, j’ai appris à le lire, à l’écrire. Je me sentais moins étranger. Je suis même devenu, en quelques années, un bon Français. Du moins je le pensais. Je gagnais en liberté aussi, les missions m’emportaient aux quatre coins de la France et en Afrique la plupart du temps. Il n’y avait pas de place pour l’ennui, j’apprenais, je découvrais. Le monde s’ouvrait à moi, même si ce n’était pas vraiment ainsi que j’avais imaginé le conquérir. Je notais mes missions, mes voyages, mes découvertes sur de grands cahiers, je dessinais grossièrement des visages, je collais des photos, des petites images, des souvenirs. Ma faim de culture et d’ailleurs se trouvait enfin rassasiée, et j’étais heureux à la fin d’une mission de rentrer en France, chez moi.

C’est à Toulouse que j’ai rencontré Fanfan. Une Guadeloupéenne d’un an mon aînée qui m’avait regardé comme une pâtisserie, et embrassé de ses grosses lèvres rouges au bal du Nouvel An du régiment. Dès le premier slow où elle m’avait attiré presque contre ma volonté, elle s’était plaquée contre moi et ne m’avait plus lâché. Elle m’avait ensuite entraîné derrière la caserne, sous le prétexte fallacieux de regarder les étoiles, pour me faire une fellation qui m’avait laissé épuisé et amoureux. Dès que j’avais pu, je m’étais installé avec elle dans un petit deux-pièces alloué par l’armée. Elle s’occupait de moi, en me faisant la bouffe et l’amour, et ma vie avait radicalement changé. Elle était, au début de notre relation, plus que joviale, jamais avare de son grand rire franc et massif. Elle parlait du matin au soir et du soir au matin, en se moquant de moi et de mes origines, de ma tête de petit Blanc, de ma maigreur de chien galeux. C’était tellement drôle de me faire traiter de petit Blanc, alors qu’habituellement on me prenait pour un Arabe. Quand elle ne parlait pas, elle chantait, l’appartement bruissait toujours de joie et le soleil y entrait plus qu’ailleurs.
La nuit, quand je l’avais aimée pendant des heures, elle me prenait alors contre elle, et je posais ma tête sur ses énormes seins pour respirer son odeur d’épices qu’elle teintait de coco ou de vanille selon ses envies. Elle me chantait des berceuses de son île natale dans un créole mâtiné de dialectes locaux, d’une voix rocailleuse et sensuelle. Je croyais m’endormir à Cuba ou à Saint-Domingue dans les bras de Cesária Évora.
Je l’aimais comme un fou. Nous étions si différents, tout nous séparait et pourtant nous formions une entité solide faite de tendresse et d’amour. Je rentrais en courant de mission, je savais que je la trouverais dans son fauteuil, à s’éventer paresseusement, qu’elle me sourirait de ses dents éclatantes et qu’elle me dirait comme à l’accoutumée : « Te voilà enfin, méchant petit Blanc ! Pourquoi m’as-tu laissée seule si longtemps ? »
Et puis les années étaient passées, peut-être plus vite pour Fanfan que pour moi, du fait de son inactivité. Sans que j’en prenne conscience au début, elle avait commencé à s’aigrir. Elle mangeait de plus en plus, des pâtisseries et des currys bien gras, elle s’était mise à gonfler. Elle glissait dans une grande indolence, ne faisait plus qu’épisodiquement le ménage et il n’était pas rare que je rentre le soir et la trouve endormie devant la télévision, au milieu des boîtes de gâteaux vides. J’avais tenté de la sortir de cette torpeur, je lui avais proposé de faire du sport avec moi, de voir des médecins, des gens qui l’aideraient. Mais elle refusait tout ce que je lui proposais, elle n’avait pas conscience de ses difficultés, de la profondeur du changement de son caractère. Elle avait réponse à tout. Elle grossissait ? Oui, elle faisait des « grossesses nerveuses » puisque je n’étais pas capable de lui faire un enfant. Elle avait le caractère difficile ? C’était sa thyroïde qui ne marchait pas bien, il lui manquait de l’iode, je devais l’emmener à la mer, et c’était ma faute puisque je ne l’emmenais plus nulle part, que je ne la sortais plus.
Je ne disais rien, car chaque remarque, même dite avec la plus grande prudence et la plus grande douceur, déclenchait une litanie de reproches. Tout son malheur venait du manque d’attention dont je faisais preuve, du manque d’amour que j’avais pour elle. Impuissant à combler le puits sans fond des déficiences qu’elle m’attribuait, à modérer ses lamentations, j’acceptais toutes les missions qui m’éloignaient d’elle. Lorsque j’étais à la caserne, je rentrais le plus tard possible et je ne la réveillais plus en rentrant. Je me couchais sans bruit et la sentais dans la nuit se retourner régulièrement dans un concert de soupirs et de gémissements qui me mettaient hors de moi.
Plus tard, elle s’est mise à boire. Avec l’alcool, les choses ont empiré : elle est devenue vindicative, colérique. Elle me hurlait sans cesse ses récriminations, je rentrais la tête dans les épaules, et je me contenais, la mâchoire serrée sur ma fureur. Je finissais toujours par sortir, pour ne pas laisser venir à l’air libre la rage qui m’oppressait. Je n’avais pas le courage de la quitter, par paresse ou par nostalgie des premières années de bonheur passées avec elle. Par reconnaissance, peut-être.
Je ne la touchais plus. Je couchais avec sa nièce Marie-Té, une fille mariée à une petite frappe du milieu toulousain. Comme son homme passait six mois par an en prison pour des petits délits, elle avait un peu de temps libre. Elle était belle, noire comme la nuit, fine comme un roseau, mais il y avait en elle quelque chose d’usé, de vulgaire qui me retenait d’en tomber amoureux. Je savais surtout que j’étais loin d’être le seul à profiter de ses charmes : Marie-Té aimait quand on l’aimait. Lorsqu’elle était occupée ailleurs, elle diligentait des amies à elle, des copines pas trop farouches qui n’étaient pas contre se taper le petit Blanc. J’avais la réputation d’être propre et courtois, il n’en fallait pas plus pour avoir un certain succès. Cette sexualité sans âme ne me satisfaisait pas et, certains jours, il me semblait même qu’elle ajoutait à mon spleen quotidien.
Le plus difficile restait le dimanche. Heureusement, il y avait Chico, mon chien, un magnifique berger allemand que j’avais dressé moi-même. C’était une bête extraordinaire, d’une intelligence hors norme. Le sortir m’évitait de passer l’après-midi en tête à tête avec Fanfan, j’avais remarqué qu’elle était particulièrement agressive ces après-midi-là. Elle commençait à boire vers quinze heures et le vin la calmait un peu, puis l’endormait. Il suffisait d’attendre, de ne pas faire trop de bruit en rentrant, et j’avais parfois la chance de pouvoir lire tranquille en buvant une petite mousse, pendant qu’elle cuvait dans son grand fauteuil à bascule. Une seule chose pouvait la sortir du sommeil : le bruit de la porte du frigo. Elle gardait, même saoule à ne plus pouvoir tenir debout, une oreille de chauve-souris pour ce petit bruit de caoutchouc. J’avais été plus malin : pour éviter de la réveiller et l’entendre à nouveau se plaindre et m’injurier, j’avais négocié une place pour mes bières dans le frigo d’Abdel, le voisin de palier. Il avait l’autorisation de m’en piquer une ou deux de temps en temps, en échange. Je franchissais régulièrement la ligne de démarcation pour m’asseoir avec lui sur son canapé de supporteur du Stade toulousain, ouvrir ma canette et soupirer intérieurement.
C’est un de ces dimanches mornes, où je tournais en rond, que j’ai eu l’idée d’écrire à la Tía Caya. J’éprouvais une telle solitude, une telle mélancolie, je me suis dit que ça me ferait du bien de revoir la famille, qu’il fallait vraiment que je passe au-dessus de ma honte et que j’ose reprendre contact avec elle. Je me sentais le mauvais fils, celui dont on ne parle jamais parce que son seul souvenir vous transperce le cœur de douleur. Plus de quinze ans après, j’avais encore peur du Père. Je savais que s’il avait digéré mon départ, il ne me pardonnait certainement pas de ne pas avoir pris de nouvelles depuis tout ce temps. J’avais souvent pensé en donner, à lui, à Blanca, à Ezra, à tous ceux que j’avais abandonnés, mais je n’en avais jamais eu le courage. Plus tard, c’est la culpabilité qui m’avait empêché. Comment justifier mon absence, ma négligence, mon silence, alors que je les avais tant aimés ? Chaque jour qui passait ajoutait à ma lâcheté et me ligotait dans mon indignité. Je finissais toujours par penser qu’il était trop tard.
Aujourd’hui, j’ai enfin eu le courage qui m’avait manqué jusqu’alors. J’ai regardé le ciel bleu par-dessus les toits et je me suis dit que là-bas, chez moi, il devait être encore plus beau. J’ai pris la fameuse feuille blanche de vélin surfin et j’ai commencé. Les mots sont venus. Au début, un à un, avec difficulté, puis rapidement j’ai ouvert les vannes. »

À propos de l’auteur
BELPOIS_Benedicte_©Francesca_MantovaniBénédicte Belpois © Photo Francesca Mantovani

Bénédicte Belpois vit à Besançon où elle exerce la profession de sage-femme. Elle a passé son enfance en Algérie. C’est lors d’un long séjour en Espagne qu’elle a commencé à écrire Suiza, son premier roman paru en 2019. Après Saint Jacques (2021), elle retourne en Espagne avec Gonzalo et les autres (2023).

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Le rocher blanc

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En lice pour le Prix Médicis étranger 2022

En deux mots
2020, 1969, 1907, 1775: quatre époques et quatre voyages jusqu’au rocher blanc. Dans ce roman choral on suit une écrivaine, un chanteur qui ressemble furieusement à Jim Morrison, deux sœurs qui essaient d’échapper à un destin funeste et une poignée d’Espagnols débarquant dans ce Nouveau Monde.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’écrivaine, le chanteur, l’esclave et le conquistador

Au large de San Blas, sur la côte pacifique du Mexique, un rocher blanc fascine les voyageurs depuis des siècles. Dans ce roman choral Anna Hope convoque quatre voyageurs à quatre époques différentes pour décrypter la magie du lieu.

Il y a plusieurs façons de résumer ce roman. On peut ainsi commencer de façon chronologique, comme un générique. Par ordre d’apparition, on va ainsi croiser une romancière qui, après la naissance d’un enfant qu’elle a mis plusieurs années à attendre, se rend avec son mari et sa fille au Mexique jusqu’au Rocher blanc. Ils s’agit pour le couple d’honorer la promesse faite au chaman qui leur a permis d’enfanter. Nous sommes en 2020, et alors qu’une pandémie s’abat sur le monde, ils vont essayer de se retrouver entre autochtones et groupes New Age.
Puis on remonte dans le temps jusqu’en 1969. C’est à ce moment que l’on va croiser un chanteur qui lui aussi traverse une crise existentielle. Il pense trouver une réponse à ses questions dans un hôtel proche de la mer et du rocher blanc.
En poursuivant ce voyage dans le temps, on remonte en 1907, alors que le trafic d’êtres humains était florissant. Les Yoeme, un peuple amérindien, est alors quasiment décimé par les esclavagistes qui n’hésitent pas à séparer les familles et à épuiser les plus résistants. Avec sa sœur blessée, notre troisième protagoniste va tenter de survivre à quelques encablures du rocher blanc.
Nous arrivons enfin en 1775, lorsqu’un navire arrive d’Espagne. En face du rocher blanc, un lieutenant va sombrer dans la folie et déstabiliser toute l’expédition.
Mais on peut aussi choisir le résumé géographique et parler de ce lieu inspiré. Car le rocher blanc existe bel et bien. On le trouve à la pointe sud du golfe du Mexique, du côté de San Blas. S’il fascine tant depuis des siècles, c’est parce que le «Tatéi Haramara» est un lieu sacré. Selon la tribu Wixárika, le rocher a été le premier objet solide à émerger de l’eau. Il serait donc à l’origine de toute vie et est devenu pour les descendants de cette tribu, mais aussi pour de nombreux autres adeptes, un lieu de pèlerinage pour offrir des sacrifices et rendre grâce.
Anne Hope a toujours la même dextérité lorsqu’il s’agit de construire ses histoires. C’est ainsi qu’elle joue ici de la temporalité et des quatre récits en effectuant des allers-retours jusqu’à boucler le livre comme elle l’avait commencé, avec l’écrivaine qu’il n’est pas usurpé de confondre avec la romancière puisqu’elle a avoué avoir effectué ce même parcours. C’est alors qu’elle se documentait sur le rocher blanc qu’elle avait promis d’aller voir avec son mari et sa fille qu’elle a découvert la magie du lieu et ces histoires, toutes basées sur des faits réels.
On pourra par conséquent faire une troisième lecture de ce très riche livre, celle qui explore le sacré. À travers l’épopée des différents personnages, on retrouve en effet les thèmes de la quête spirituelle et de la recherche de sens. Après l’appropriation, le pillage de la nature pillée, voire sa destruction, le besoin de rédemption et l’envie de croire à une possible guérison émergent. L’espoir d’une nature qui retrouverait sa puissance originelle, servie par des humains reconnaissants.

Le Rocher blanc
Anna Hope
Éditions le bruit du monde
Roman
Traduit de l’anglais par Élodie Leplat
328 p., 23 €
EAN 9782493206053
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement au Mexique, du côté de San Blas

Quand?
L’action se déroule à quatre époques différentes, en 1775, 1907, 1969 et 2020.

Ce qu’en dit l’éditeur
Comment une petite dizaine d’individus originaires des quatre coins du monde se sont-ils retrouvés dans un minibus aux confins du Mexique, en compagnie d’un chaman?
S’ils semblent tous captivés par ce rocher blanc auquel la tribu des Wixárikas attribue des pouvoirs extraordinaires, l’une d’entre eux, écrivaine, tente de prendre soin de sa fille, tout autant qu’elle réfléchit à la course du monde, et à l’écriture de son prochain roman. Autour de ce rocher se sont déroulées d’autres histoires qui pourraient bien l’inspirer.
En remontant le fil du temps, Anna Hope décrit les rêves et la folie qui ont animé les hommes dans leur entreprise de conquête. Elle s’attache pour cela à quelques personnages, et en s’appuyant sur l’intensité dramatique et les élans contradictoires de chaque existence, compose un roman d’une puissance irrésistible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info (Laurence Houot)
La Vie
ELLE (Flavie Philipon)
Untitled magazine
Ernest mag (Philippe Lemaire)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Look Travels


Anna Hope présente son livre Le Rocher blanc © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« L’Écrivaine – 2020
Maman ?
Oui, ma chérie ?
Tu sais quoi ?
Quoi ?
Un milliard c’est beaucoup plus que des tonnes.
C’est vrai. Tu as raison.
Maman ?
Oui, ma chérie ?
Je peux regarder un autre dessin animé ?
*
Il fait très chaud à l’arrière du minibus.
La fillette de l’écrivaine, avachie à côté d’elle, casque sur les oreilles, les yeux rivés sur l’écran crasseux de l’ordinateur portable, regarde un dessin animé avec trois enfants en tenues de super-héros. Ils ont un totem ailé et un engin volant. Un garçon coiffé d’une mèche grise et une fille sur un hoverboard sont leurs ennemis. Ils sont respectivement habillés en lézard, en chouette et en chat. Dans cet épisode le garçon habillé en lézard perd sa voix, ou la retrouve, l’écrivaine ne sait plus, même si elle l’a regardé d’un œil plus d’une fois. Cinq épisodes téléchargés à la hâte dix jours plus tôt dans une chambre d’hôtel étouffante de Mexico, c’est tout ce qu’elle a eu, tout ce que sa fille a eu, une fois que les cahiers de coloriage, les encas et le jus de fruits ont perdu leur attrait, pour se distraire du trajet interminable.
La femme remue sur son siège, les miettes de biscuits salés sur ses genoux tombent par terre. Elle a le dos raide. Tout est raide. La peau tannée par le désert, les lèvres gercées. Elle a veillé toute la nuit dernière autour d’un feu, avec les onze autres passagers de ce minibus, à plus de mille mètres d’altitude dans les montagnes de la Sierra Madre occidentale. Avant l’aube, ils ont jeté de la terre sur les cendres à coups de pieds, rassemblé leurs affaires, leurs duvets, leurs couvertures poussiéreuses, leurs chapeaux et leurs sacs, qu’ils ont ensuite descendus, avec les enfants, à flanc de montagne. Désormais, après presque sept heures de trajet, après les pins, après les montagnes, la végétation change, il y a des palmiers, des bougainvilliers, et, peintes sur la façade de petites tiendas en bord de route, des publicités gaies, maritimes, pour Pacífico, la bière de la côte : une ancre et la mer encadrées par une bouée de sauvetage.
Elle devrait vraiment essayer de dormir, mais comme les épisodes du dessin animé doivent être changés manuellement, si elle s’assoupissait, il lui faudrait se réveiller après onze minutes. Ce qui serait à coup sûr pire que de ne pas dormir du tout. Sans compter que, bientôt, d’ici deux ou trois heures, peut-être moins, ils ne seront plus dans ce minibus, mais dans la ville de leur destination, un vestige colonial ensommeillé, et lorsqu’ils auront achevé la dernière étape de ce voyage, il y aura une chambre d’hôtel, un lit, la climatisation, une Pacífico bien fraîche, de quoi manger. Et ensuite, peut-être, dormir.
Sur l’écran de l’ordinateur portable, le générique défile. La femme appuie sur pause et tire sa fille vers elle. La fillette se tortille. Elle est chaude. Elle a les joues rouges. Son haleine tiède, semblable à la levure, sent l’absence de dentifrice et le trop-plein de sucre.
Tu veux manger quelque chose ?
Elle se penche en avant, farfouille dans la poche du siège. Maigre récolte : des crackers de la veille. Une pomme. Des chips épicées.
Sa fille secoue la tête. Ses yeux vitreux retournent à l’écran. Lait, dit la fillette. Du. Lait.
Du lait, elle ne veut boire que du lait. Pas d’eau. Du lait d’avoine si possible, sinon d’amande. Trois, quatre, cinq fois par jour, à même la bouteille. Ce qui a nécessité des arrêts fréquents dans les épiceries de bord de route.
On n’a pas de lait, ma puce. On va bientôt s’arrêter et j’irai en acheter. Promis.
Sa fille fait la grimace. On dirait qu’elle est sur le point de pleurer. Ou de taper quelque chose. Je-Veux-Du-Lait.
La plupart du temps, durant ce voyage, là sur cette banquette double qu’elles ont partagée pendant des kilomètres et des heures d’autoroute mexicaine, c’est cette moue qu’a faite sa petite fille. L’écrivaine ne lui en veut pas. La plupart du temps, durant ce voyage, c’est aussi l’humeur qu’elle a eue.
Je. Veux. Du. Lait. JE-VEUX-MON-LAIT !
Mon cœur. On n’a pas de lait. Je viens de te le dire. Une histoire ? tente-t-elle en tendant la main vers son Kindle.
Une fois, quand sa fille était toute petite, elle s’était rendue à un groupe de parentalité, où on avait bien fait comprendre aux mères présentes l’importance des affirmations.
On présente trop de choix aux enfants, avait expliqué la femme qui dirigeait l’atelier. Ils sont complètement déboussolés. Comment sont-ils censés savoir ce qu’ils veulent pour dîner ? On pense être de bons parents en leur donnant des alternatives, en formulant les choses sous forme de questions, mais en réalité c’est tout l’inverse.
Des affirmations. Pas de questions. Tout le monde s’en portera bien mieux.
L’écrivaine n’a jamais vraiment réussi à choper le truc.
Non ! s’écrie à présent sa fille en secouant la tête. Pas une histoire. Un autre des-sin a-ni-mé.
Sa fille, en revanche, à trois ans, maîtrise parfaitement la phrase affirmative. La femme hausse les épaules. À ce stade du jeu, elle a renoncé à toute autorité et sa fille le sait.
D’accord, dit-elle en pianotant sur le clavier. D’accord.
Elle trouve l’épisode suivant et voilà les mini super-¬héros repartis, libérés de leur léthargie digitale, fusant à travers l’écran en laissant des traînées de vapeur dans leur sillage. On dirait qu’ils vivent dans une ville française, ces super-¬héros de gamins, qui bondissent par-¬dessus des maisons grises anarchiques aux toits mansardés éclairés par une froide lune septentrionale. Sa fille fredonne la chanson du générique en martelant le rebord du siège avec ses mollets.
Au cœur… de la nuit… vous aider… quiii… héros… an justiciers… Pyjamasques lala Pyjamasques…
Sur le siège de devant, la Sénégalaise se tourne à moitié et sourit en entendant le refrain. Dans l’interstice entre les sièges, l’écrivaine voit la fille de la Sénégalaise profondément endormie, pelotonnée contre sa mère, le visage lisse et détendu. Les lèvres entrouvertes.
Il y a beaucoup de choses qu’elle aimerait apprendre sur le rôle de mère : elle aimerait apprendre, par exemple, comment cette élégante Sénégalaise parvient à garder sa fille calme et sereine pendant toute la durée de ce trajet éreintant sans l’aide d’un écran. Comment elle parvient à être stricte sans être méchante. Comment elle semble ne jamais être à deux doigts de disjoncter. L’écrivaine aimerait aussi apprendre comment, chaque fois qu’ils sont arrivés dans un nouveau lieu, même les endroits les plus improbables, la Sénégalaise a aussitôt réussi à se mettre en quête d’une casserole, à faire bouillir de l’eau, à la verser dans une bassine, puis à déshabiller sa fille pour la laver.
La première fois qu’elle a assisté à cette scène, elle est restée abasourdie en voyant la fillette immergée à hauteur de genoux dans la bassine en plastique rouge au beau milieu du désert. Elle avait une ceinture en cuir attachée autour de la taille.
C’est pour la protéger ? demanda-t-elle.
Oui, répondit la Sénégalaise tout en lavant sa fille de ses mains fermes et assurées, sans en dire plus.
De quoi ? aurait-¬elle voulu savoir.
Ce qu’elle aurait aussi voulu demander, c’était : Où ¬pourrais-¬je en trouver ? Pour ma fille, pour moi ?
À la place, elle demanda à emprunter la bassine une fois qu’elles eurent terminé.
Après ces ablutions, la fille de la Sénégalaise était habillée de vêtements propres, sa peau massée avec une huile au parfum sucré, tandis que la fille de l’écrivaine retournait directement jouer dans la poussière – l’épaisse poussière du désert qui n’en était pas vraiment, plutôt du sable et de la terre, qui recouvraient tout : les cheveux, les habits, les poumons. Sa fille adore cette poussière : au moment d’allumer le feu le soir, elle insistait pour dormir par terre plutôt que bien emmitouflée dans les couvertures et les duvets de ses parents. Si on ne cédait pas à sa volonté, elle protestait, hurlait, pleurait, se lamentait. S’ensuivait alors, devant tout le monde, une étrange saynète, où l’écrivaine et son mari tentaient de ramener la fillette, à force de cajoleries, à la sécurité des duvets, loin des flammes.
Invariablement, pendant chacune de ces scènes, la Sénégalaise et sa fille dormaient à poings fermés, pelotonnées ensemble sur une couverture à même le sol, où elles restaient, sans bouger, toute la nuit.
À l’extérieur du minibus, le soleil frappe. Les pieds de maïs projettent leur ombre sur les champs écrasés de chaleur. La route est désormais droite – ce matin, ils ont longuement suivi les méandres du Río Grande de Santiago, mais à la dernière ville ils ont traversé le fleuve, et l’ont laissé suivre son cours plus au nord.
Ils auraient dû, peut-être, s’arrêter pour essayer d’acheter du lait dans cette dernière bourgade, mais sa fille dormait alors ; tout le monde dormait alors, sauf l’écrivaine à l’arrière et son mari et les deux hommes, un Mexicain et un Colombien, près de lui à l’avant. Ils bavardaient, ces trois-là, et comme il n’y avait pas de musique, elle réussissait à les entendre : ils parlaient d’un événement qui s’était produit récemment tout près de cette petite ville paisible, quand les membres du cartel Jalisco Nuevo avaient, apparemment, descendu au lance-¬roquettes un hélicoptère de la police. Les hommes évoquaient cela d’une voix sobre et étouffée tandis que le minibus traversait lentement la place, passait devant l’église, devant des petits enfants en uniforme qui rentraient de l’école main dans la main, leur cartable tressautant sur le dos.
La violencia, disait le Mexicain en secouant la tête, alors qu’ils reprenaient la route principale. C’était trop, trop dans les écoles, trop dans les rues. Il envisageait de quitter Guadalajara, sa ville natale, avec sa femme sénégalaise et son enfant, pour aller en Espagne.
Mais c’était il y a une heure environ. À présent ils passent de la musique à l’avant et l’ambiance est différente, festive. Son mari parle, raconte une histoire, gesticule au volant.
L’écrivaine se penche, l’appelle. Si tu vois un OXXO, tu pourras t’arrêter ? Il nous faut du lait.
Son mari n’entend pas : tout le monde rigole à son histoire. Le Mexicain rit. Elle rit aussi, la jeune Française assise sur le siège derrière son mari. Elle les a rejoints récemment, n’a sa place dans le minibus que depuis environ vingt-¬quatre heures. Elle les a rencontrés dans les montagnes, où elle voyageait seule, dans le cadre de ses recherches sur la médecine traditionnelle pour un livre qu’elle doit publier en France. Ils l’ont invitée à faire le trajet avec eux. D’ailleurs c’est peut-être bien elle, l’écrivaine, qui a lancé cette invitation, elle ne se rappelle plus trop comment ça s’est passé, mais la jeune femme a accepté facilement, jetant son sac à dos d’une légèreté enviable à l’arrière du minibus, prenant place à l’avant, où les brises sont fraîches.
L’écrivaine observe le dos de son mari : l’alignement de ses épaules, le crochet de son bras sur le rebord de la vitre ouverte. Il a recommencé à fumer pendant ce voyage, une cigarette pendouille en permanence entre ses doigts. Elle connaît bien cette version de lui. C’est celle qu’elle a connue en premier, vingt ans auparavant, à moitié fou, en manque de sommeil, toujours sur le fil du rasoir, fumant comme si sa vie en dépendait.
Ils se séparent, son mari et elle, après vingt ans de vie commune.
C’est un fait nouveau.
Ce n’est d’ailleurs un fait que depuis quelques semaines. Avant, c’était une possibilité : une issue potentielle parmi tant d’autres. Mais à présent il semblerait que ce soit le cas, sans équivoque.
Il y a bien des façons de raconter cette histoire.
L’une d’elles pourrait être qu’ils se séparent parce qu’un jour à l’automne dernier, en Angleterre, il lui avait envoyé un texto : Il faut qu’on parle. Quand elle l’avait reçu, la femme avait immédiatement compris deux choses : qu’il allait lui annoncer une nouvelle qu’elle n’avait pas envie d’entendre et qu’elle savait déjà ce que c’était.
Et elle avait vu juste.
Elle se rappelle la réaction de son corps, le galop de son souffle court, presque un halètement. D’accord, avait-¬elle dit. Qui ?
Quand il avait terminé son inventaire, elle se rappelle être restée assise le plus immobile possible, pour faire le point. Sa première pensée avait été : Ce pourrait être pire. Il n’y en avait pas tant que ça en réalité. Il n’était amoureux d’aucune. Aucune ne faisait partie de ses amies proches à elle. Aucune n’était enceinte. Elle s’était abstenue, contrairement à ce qu’elle aurait pensé faire un jour, de lui demander des détails. Ça pourrait venir plus tard. Elle croyait, même alors, que la situation pouvait encore être sauvée.
Mais, bien sûr, ce n’est là qu’une façon de raconter l’histoire. Il y en a beaucoup d’autres. On pourrait la raconter du point de vue de la jeune femme qui a baisé son mari dans une petite ville universitaire d’Angleterre : ses propres amours, ses désirs, ses envies, ses besoins. Avec un peu d’audace, on pourrait essayer de la raconter du point de vue du lit conjugal : un lit fabriqué pour eux par un ami ébéniste quand il avait appris qu’ils essayaient de concevoir un enfant. On pourrait faire parler le lit – lui faire raconter toutes les nuits différentes, toutes les différentes formes d’amour et de tristesse ou de colère ou de chagrin et d’absence dont il avait été témoin.
Ou bien on pourrait tout simplement admettre que c’est compliqué. Que toutes les histoires ont de multiples facettes, et en rester là.
L’écrivaine se penche pour tapoter la Sénégalaise sur l’épaule. Vous pourriez passer le message à mon mari, s’il vous plaît ? Il nous faut du lait.
La femme hoche la tête, tape sur l’épaule de la Française devant elle en désignant d’un geste le mari, et la Française se penche à son tour pour toucher le dos du mari. Il se retourne avec un grand sourire, heureux de ce contact physique. La Française désigne l’arrière du minibus et le visage du mari change, revêt le masque sombre de la responsabilité parentale.
Ça va dans le fond ?
Du lait, lance l’écrivaine. Si tu vois une épicerie OXXO, tu pourrais t’arrêter s’il te plaît ? Il nous faut du lait.
Pas de problème.
Et on pourrait essayer de mettre la clim ? On étouffe à l’arrière.
Son mari tripatouille la climatisation. Un filet d’air frais parvient péniblement jusqu’au fond.
Merci.
Son mari se remet à parler, reprend là où il s’était arrêté, rassemblant les fils de l’histoire qu’il racontait, jactant à l’envi dans sa plus belle imitation de Neal Cassady, tenant salon au volant.
Lors de leur première rencontre, vingt ans plus tôt, dans une jungle du Mexique mitraillée de lumière, ils en étaient venus à parler littérature. Il lui avait dit qu’il adorait Kerouac – Ce passage dans Sur la route où ils entrent dans Mexico et là, bam ! tout s’ouvre.
Il était alors au Mexique depuis trois mois, jeune maître de conférences en psychologie étudiant le chamanisme, recherche qui prenait la forme d’une exploration systématique de la moindre plante psychédélique qui lui tombait sous la main. De manière assez improbable, peut-être, cette marotte de jeunesse s’était transformée en carrière durant leurs années de vie commune. Tous les deux ans, dans son université, il donne une conférence où des groupes exaltés de scientifiques et d’universitaires glosent du potentiel des plantes psychédéliques pour la science et la médecine occidentales.
Ce sont des gens sérieux, ces scientifiques et ces universitaires, des gens brillants qui possèdent des chaires de recherche dans des universités de renommée internationale. Tout en arpentant les cours carrées, ils parlent de leurs études sur les effets de la psilocybine sur la dépression. Ceux de l’ayahuasca sur les traumatismes intergénérationnels. De la MDMA sur les Israéliens et les vétérans américains traumatisés. Ces scientifiques possèdent des milliers de données, des laboratoires de recherche, des IRM et des acronymes à la pelle. Et ils sont soutenus par de gros fonds financiers : des start¬upeurs testostéronnés de la Silicone Valley et d’anciens banquiers de chez Goldman.
Une nouvelle renaissance, disent-¬ils, après les expériences ratées des années 1960. Une ruée vers l’or. Une nouvelle frontière.
Deux ans plus tôt, son mari avait fait partie d’une équipe qui avait donné du LSD à des scientifiques dans un hôpital universitaire du nord de Londres ; leurs cobayes étaient des doctorants d’Oxford, d’éminents mycologues et de jeunes chercheurs qui travaillaient pour l’accélérateur de particules du CERN. Il s’agissait de la réplique partielle d’une étude menée à l’origine dans les années 1960 : on avait donné aux participants une faible dose de LSD, des masques pour les yeux et des casques audio, puis on les avait encouragés à se concentrer sur les problèmes théoriques les plus profonds de leur recherche. Ils en étaient sortis, pour la plupart, avec des choses très intéressantes à dire.
Mais l’écrivaine trouve cela dérangeant, cette arrivée en masse des privilégiés, cette évocation des frontières qui n’est manifestement pas interrogée. Ils aiment invoquer les Grecs, aussi, ces hommes : ils baptisent leurs entreprises d’après d’anciens cultes du mystère, d’anciens rites d’initiation.
Aujourd’hui son mari profite d’un congé sabbatique en partie financé par un milliardaire anglais porté sur le sacré. L’écrivaine s’est rendue chez lui une fois : un manoir de cinquante chambres avec son parc à cerfs privé et un temple dessiné par Lutyens dans le jardin. Le milliardaire avait invité à un colloque certains des meilleurs anthropologues, historiens de la culture, neuropsychopharmacologues, ethnobotanistes et psychiatres du monde, afin de discuter du statut ontologique des rencontres de substances enthéogènes.
Enceinte de seize semaines à l’époque, et vite fatiguée des présentations, elle se cachait dans sa chambre le soir, lisant Jane Austen pendant que ces éminents scientifiques buvaient du vin et du whisky et se promenaient dans le domaine.
Mais elle avait oublié cette conversation au sujet de Kerouac jusqu’à récemment, alors qu’elle écoutait une émission en podcast où, dans un studio de l’Est londonien, deux jeunes femmes intelligentes à la voix sensuelle débattaient des mérites littéraires respectifs de certains livres. Dans cette émission-¬là, les deux journalistes se demandaient si on pouvait faire confiance à un homme qui appréciait Kerouac.
Non, décrétaient-¬elles. Absolument pas. Puis elles s’esclaffaient de concert comme pour dire : Voilà au moins une évidence, non ?
Curieusement, l’écrivaine s’était trouvée vulnérable, devant ces propos, comme si tout ce qu’elle ressentait, tout l’épouvantable chagrin qu’elle essayait de contenir, aurait pu somme toute être évité si elle avait eu de meilleurs goûts en matière d’hommes littéraires.
Mais la vérité c’est qu’elle ne déteste pas Kerouac. Du moins elle ne le détestait pas avant. Adolescente, elle avait même une carte postale avec une citation de Sur la route accrochée au mur :

Les seuls qui m’intéressent sont les fous furieux, les furieux de la vie, les furieux du verbe, qui veulent tout à la fois, […] qui flambent, qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d’église.

Sur l’écran, les vaillants justiciers sont retournés au lit. Après avoir sauvé la journée, ou la nuit, ou les deux, les voilà bien au chaud dans leur pyjama.
Maman ?
Oui ?
Je peux regarder un autre dessin animé ?
Oui.
L’écrivaine met en route l’épisode suivant : « Yoyo et l’épée de maître Fang ».
Pas celui-là. Je l’ai déjà vu celui-là, maman.
C’est tout ce qu’on a, mon cœur.
DU LAIT ! hurle sa fille. JE VEUX DU LAIT !
De l’autre côté de l’allée, l’homme endormi s’agite, ouvre un œil.
Lo siento, s’excuse la femme. Je suis désolée.
L’homme ne dit rien, il se contente de regarder par la vitre, jaugeant la route – une autoroute où les pylônes défilent dans le paysage.
Cerca, dit-il. Una hora. Más o menos.
Sí, cerca, confirme-t-elle.
L’homme referme l’œil et semble se rendormir.
Il a plus de soixante-¬dix ans, bien qu’on lui en donne vingt de moins. Sa grande bouche aux lèvres charnues dont les commissures pointent légèrement vers le bas lui confère une expression ironique permanente. Il n’a pas de rides. Il porte une doudoune noire par-¬dessus une chemise et un pantalon de coton blanc. Sur les ourlets du pantalon bondissent des cerfs brodés dans de vibrantes nuances de rose et de violet. Aux pieds, il porte des huaraches : des sandales de cuir avec des semelles en pneu. Il est, dans la langue de son peuple, les Wixárikas, un mara’akame. Un chaman. Il n’est pas ce à quoi on pourrait s’attendre, cependant, cet homme. Il n’est pas de ceux qui cherchent à mettre à l’aise. Il adore les blagues – plus elles sont crues, mieux c’est. Le jour, sa langue n’est jamais dans sa poche. On ne le trouve sur aucun site Internet. Il ne court pas après les avis cinq étoiles.
Cet homme aussi a veillé autour du feu. Plusieurs générations de sa famille étaient à ses côtés : son fils, la femme de son fils, quatre de leurs sept enfants. Il a chanté cinq chansons pour scander le passage de la nuit, la voix brisée exactement aux bons endroits – grave puis aiguë, grave puis de nouveau aiguë –, et entre deux mélopées, les Mexicains, la Française, l’Allemande, la Sénégalaise, les Anglais et le Colombien, installés près du feu, se rapprochaient des flammes, récitaient des prières à voix haute ou en silence, chantaient leurs propres chansons, faisaient des offrandes de chocolat ou de tabac, demandaient une guérison, adressaient des remerciements. Se comportaient, de façon générale, comme si, là-haut, cinq cents ans de modernité, de méthode scientifique, d’iPhone et d’avions n’avaient pas existé ou avaient été bannis, à la lumière du feu et des étoiles, de l’enceinte des montagnes de la Sierra Madre occidentale.
Cet homme chanta son dernier chant juste avant l’aube, et à la fin, il fit lentement le tour du cercle pour leur caresser les joues et celles de leurs enfants avec des plumes qu’il faisait délicatement glisser sur leur peau : des plumes qui sentaient l’animal, la sueur et la graisse. Il en suçait la tige, dont il extrayait de petits cristaux, qui étaient offerts au feu. Puis, malgré l’obscurité, il rassembla ses maigres affaires et conduisit sa famille en bas de la montagne, prêt pour le trajet jusqu’à la côte. Son fils, la femme de son fils et leurs enfants sont quelque part loin devant à présent, dans un pickup où les gamins sont entassés à l’arrière.
Si on en croit la datation au carbone 14 de la cendre dans leurs foyers cérémoniaux, ils accomplissent le même rituel, cet homme et ses ancêtres, ces mêmes chants et offrandes au feu, depuis plusieurs milliers d’années. Le groupe indigène auquel ils appartiennent est l’un des rares à ne pas avoir été conquis par les Espagnols, des nomades du désert qui s’étaient réfugiés dans la haute Sierra pour échapper à la poudre, à la torture et à l’oppression des colonisateurs. Ces dix derniers jours, le trajet qu’ils ont emprunté dans ce minibus blanc, à travers le centre, le nord et l’ouest du Mexique, depuis Zacatecas jusqu’au désert de San Luis Potosí, puis jusqu’à la haute Sierra Madre occidentale avant de redescendre jusqu’à la mer, est une ancienne route de pèlerinage. Seulement, avant, ce pèlerinage n’avait jamais été effectué par une bande hétéroclite venue de trois continents, au volant d’un minibus blanc loué à Guadalajara ; avant, on marchait.
L’écrivaine a conscience du caractère improbable de toute cette situation. Ce voyage. Ce pèlerinage. La tentation de tout mettre entre guillemets. Conscience du risque de ridicule, une devinette postmoderne, le début d’une blague :
Qu’est-ce qui rassemble un Mexicain, un Colombien, une Sénégalaise, une Française, une Allemande, une Anglaise et deux Anglais, un Suédois, deux enfants et un chaman de soixante-¬dix ans sur une autoroute de l’État de Nayarit au Mexique en tout début d’après-¬midi à l’orée du printemps, au début de la troisième décennie du xxie siècle ?
Elle a glané des bribes d’histoires, des fragments, des hypothèses quant aux raisons de la présence ici de chacun des autres voyageurs. Le Suédois qui travaille dans un bureau à Stockholm et a évoqué une dépression si profonde qu’il voulait se suicider. L’Allemande, la quarantaine bien sonnée, qui fait bien plus âgée, le visage ravagé par d’innombrables souffrances. La Sénégalaise qui ne parle presque pas en présence des hommes, mais qui s’est animée en faisant la cuisine l’autre soir, lui racontant comment elle est venue ici, comment elle a rencontré son mari mexicain au bord de la route au Sénégal, comment elle en est tombée amoureuse et a quitté tout ce qu’elle connaissait, les terres de sa famille, sa mère, ses cousines et ses tantes, pour une vie en périphérie d’une ville mexicaine. Comment, malgré les longs jours de voyage, le manque de confort, le manque de sommeil, elle se retrouve à effectuer ce trajet pour sa fille. Pour donner les offrandes. Demander protection.
Oui, acquiesça l’écrivaine. C’était aussi la raison de sa venue ici. Pour donner les offrandes. Demander protection. Oui. Oui.
Il existe de nombreuses façons d’expliquer sa propre présence à l’arrière de ce minibus, de nombreux points de départ à cette histoire.
On pourrait dire la vérité, main sur le cœur, expliquer que la femme est écrivaine. Qu’elle est ici au Mexique afin ¬d’effectuer des recherches pour l’écriture d’un roman, un roman qu’elle ne sait comment entamer.
Mais même ça ne serait pas toute la vérité : la véritable histoire commence bien des années plus tôt.
Pour faire simple, on pourrait dire qu’elle et son mari ont tenté pendant sept ans d’avoir un enfant. Durant ces sept années, ils ont tout essayé, graphiques, régimes, médicaments, applications, aiguilles, mais rien n’a fonctionné. Et puis, un jour, le mari a été contacté par le jeune Mexicain à l’avant du minibus. Il travaillait avec un groupe indigène du nord du Mexique. Ils voulaient venir au Royaume-¬Uni. On lui avait dit que son mari était le genre de personne susceptible de pouvoir écrire une lettre de recommandation sur un papier à en-tête universitaire, le genre de papier qui pourrait aider un chaman Wixárika à franchir les barrières de l’immigration. Son mari pourrait-¬il l’aider ?
Et voilà comment l’écrivaine s’était retrouvée, plusieurs années en arrière, assise autour d’un feu, à prier pour un enfant.
Cet acte, cette prière, ne lui étaient pas venus facilement, pas du tout. Comment donc était-¬on censé prier ? À qui donc, après deux mille ans de chrétienté et de patriarcat, était-¬on censé adresser cette prière ? Qui était censé écouter ? Dieu ? Le feu ? Le cerf bleu sacré pour les Wixárikas mais qui n’avait absolument rien à voir avec son héritage culturel ? Et puis quel droit avait-¬elle en cette phase avancée du jeu du colonialisme, de la violence et de la dépossession, d’être tranquillement assise là près d’un feu avec un chaman indigène pour réclamer ce qu’elle désirait ?
Néanmoins, tout le reste ayant échoué, elle avait suivi les instructions. Essayé de prier. Plus tard, une fois la cérémonie terminée, l’homme l’avait allongée dans une petite pièce, avait fait brûler du charbon, puis s’était penché sur elle avec une plume, dont il avait sucé la tige pour extraire de son utérus ce qui ressemblait à de petits cristaux. Cristaux qu’il avait examinés en marmonnant dans sa barbe.
Il y a un an, l’écrivaine s’était rendue pour la première fois dans la haute Sierra. Cette visite était non négociable. Après avoir prié pour un enfant, l’enfant était arrivé, il fallait s’acquitter du marché. Cela n’impliquait pas d’argent, du moins pas directement. Cela impliquait un sacrifice. Cela impliquait d’emmener leur fille au Mexique pour remercier.

Peu après leur arrivée au village, on leur avait demandé, à son mari et à elle, d’acheter un mouton. À ces mots, elle avait éclaté de rire : Vous plaisantez, non ? Mais le chaman et sa famille étaient loin de plaisanter. Ils étaient on ne peut plus sérieux.
L’animal avait été tué lors d’une petite cérémonie au pied de la croix en bois de la place du village. Sa fille, naturellement curieuse, juchée sur les épaules de son père, avec son chapeau de pompier rose pour la protéger du soleil, avait regardé les derniers soubresauts de vie du mouton. Le sang de l’animal avait été recueilli dans un petit saladier en calebasse, et les hommes avaient plongé leurs plumes dans l’épais liquide rouge avant de les tamponner sur des pièces, sur leur peau, et tout ce qu’ils voulaient bénir. En regardant agoniser le mouton, son gros œil noir révulsé vers le ciel, la femme avait été surprise. Elle s’était toujours imaginé le sacrifice comme une abstraction, quelque chose d’immatériel, or il n’y avait guère plus matériel que de regarder un animal mourir.
Le mouton avait ensuite été rapporté au domaine familial, où les femmes l’avaient découpé en silence, efficaces, afin de le plonger avec des légumes et de l’eau dans une grande marmite qu’elles avaient scellée avec de la pâte et mise à cuire sur le feu pendant des heures. Plus tard ce soir-là, bien d’autres personnes étaient arrivées, chargées d’assiettes en plastique, elles s’étaient assises sans bruit avec de gigantesques bouteilles de Coca, de Fanta et de Sprite et des piles de tortillas, attendant qu’on leur serve un peu de ragoût de mouton, attendant de manger la chair de l’animal qui avait été tué en remerciement de la vie de leur fille.
Malgré leurs doudounes, leurs pickups et leurs téléphones portables, les Wixárikas obéissent à des logiques plus anciennes et plus vastes : la réciprocité, le sacrifice. Un soleil qui ne se lève pas de plein droit. Un soleil qu’il faut célébrer. Un soleil qu’il faut remercier.
Dans la poche latérale du sac de la femme se trouvent plusieurs petits bols en calebasse : des xukuri, chacun de la taille d’une main d’adulte. Des figurines en cire d’abeilles sont collées à l’intérieur : on leur a demandé de les confectionner, hier après-¬midi, à l’ombre d’une chaumière. Demandé de façonner la cire en cerf, en gerbe de maïs, en figurines censées représenter leur famille. L’écrivaine se rongeait les sangs : ses figurines n’étaient pas assez nettes, pas assez claires, son cerf avait l’air boiteux. Elle n’était même pas complètement sûre de ce à quoi ressemblait une gerbe de maïs. Mais elle faisait de son mieux pour former les images, qu’elle plaquait sur la peau grattée de la calebasse.
Ces offrandes votives, ils doivent les relâcher sur l’eau, elle le sait : quand ils atteindront le rocher blanc, d’ici quelques heures.
Dans son sac à lui, son mari transporte une bougie, sur laquelle est soigneusement cousu un ruban bleu : la troisième de trois. La première a été déposée dans le désert, une semaine auparavant ; la deuxième au sommet d’une montagne sacrée, El Quemado ; la troisième, la seule qui reste à présent, sera offerte à la mer.
Le minibus ralentit, quitte l’autoroute pour rejoindre une station-¬service. De l’autre côté d’une aire se trouve une boutique. Pas un OXXO, mais ça pourrait convenir.
Son mari se gare devant une pompe et se penche par la vitre pour demander à l’employé de faire le plein.
Le mara’akame ouvre un œil et contemple l’aire en béton nue. Muy bonito, dit-il sèchement, avant de refermer l’œil.
Le mari de la femme apparaît devant leur vitre ouverte. Il se penche, fait une grimace à leur fille, qui lève les yeux, aux anges, en tendant ses petites mains pour appuyer sur les joues de son père.
Papa !
À voir le plaisir vertigineux et électrique qu’ils éprouvent au contact l’un de l’autre, on dirait qu’ils ne se sont pas vus depuis des mois, des années.
Ça va, vous deux, à l’arrière ? demande-t-il.
Étouffant.
Ouais. C’est mieux avec la clim ?
Un peu. Tu peux rester avec elle pendant que je vais chercher du lait ?
Bien sûr.
L’écrivaine cherche à tâtons son porte-¬monnaie dans la poche du siège, puis franchit cahin-¬caha des pieds, des sacs et des couvertures poussiéreuses pour atteindre le bitume, dehors. Le soleil brûle, réverbéré par les pompes à essence et les flaques de gazole. La chaleur est intense. Son mari est allé se mettre côté passager. Il s’étire, elle voit le bas de son torse. La peau pâle à l’endroit où elle disparaît dans le pantalon. Il porte un jean, des bottes, un bandana noué autour du cou – une chemise noire brodée, comme celle d’un cow-boy. Une casquette de base-ball. Des lunettes de soleil burlesques achetées à un étal en bord de route quelque part sur le trajet : ridicules, improbables, le genre de lunettes à effet miroir qu’une femme aurait pu porter dans les années 1980. Bizarrement, ça lui va bien, tout juste, mais ça lui va.
On n’est plus très loin maintenant, dit-il sur la fin de son bâillement.
Ouais. Tu veux que je t’achète quelque chose ?
Il hausse les épaules. De l’eau ?
Pas de problème.
Ils se sont mis à se parler comme ça. Comme les personnages d’une pièce. Minimalistes. Gênés. En un sens, précis.
Elle hésite ; avant elle lui mettait les mains sur les joues. Avant, elle lui mettait les mains sur le cou. Avant, elle mettait ses mains à l’endroit où son torse plonge dans son jean. Parfois ils s’embrassaient, pendant des heures et des heures. Le contact de sa peau lui retournait les sangs. Désormais ils se contentent d’un hochement de tête, comme de vagues connaissances.
Elle traverse l’aire pour se rendre aux toilettes. Elle porte encore ses vêtements d’hier soir : des leggings pour avoir chaud, une jupe longue, un maillot de corps Thermolactyl à manches longues. Dans la cabine elle retire les leggings épais, puis le maillot de corps qui crépite d’électricité statique et de sueur. Elle passe aux toilettes puis va se laver les mains au lavabo. Dans le petit miroir, son visage semble étonné : les yeux méfiants, les cheveux couverts de poussière, les lèvres gercées et fendillées presque jusqu’au sang.
Le distributeur libère une gouttelette de savon vert pomme. Dans sa tête, tandis qu’elle se lave les mains, le visage du Premier ministre britannique apparaît – son visage clownesque – et lui intime de chanter Joyeux anniversaire deux fois. Obéissante, elle s’exécute.
La dernière fois qu’elle s’est retrouvée à proximité du Wi-Fi, il y a trois jours, elle a réussi à regarder les informations. Il était clair que ce qui avait semblé, avant qu’ils quittent Mexico une semaine plus tôt, une menace susceptible d’être facilement contenue, se muait vite en autre chose : des rayons de supermarchés vides dans toute l’Angleterre, des unités de soins intensifs débordées en Italie. Plus de papier toilette ni de gel hydroalcoolique dans les magasins. Un Premier ministre britannique s’adressant à la nation pour expliquer qu’il faut se laver les mains pendant vingt secondes – le temps qu’il faut pour chanter Joyeux anniversaire deux fois.
Joyeux anniversaire.
Joyeux anniversaire.
Joyeux a-ni-ver-sai-re. Joyeux anniversaire.
Elle a eu quarante-¬cinq ans quelques mois auparavant. Plus de la moitié de sa vie.
Avec de la chance.
Et pourtant ce fléau, ce nouveau coranavirus, n’est pas le cheval sur lequel l’écrivaine avait misé.
Pas depuis l’avant-¬dernier été, quand, en pleine canicule, elle avait lu l’article d’un universitaire anglais qui prédisait des étés arctiques sans glace au cours de la prochaine décennie, la faillite de nombreuses régions à céréales, la probabilité d’un effondrement sociétal à court terme.
Pas depuis que, peu après cette lecture, elle avait regardé la vidéo YouTube d’une quinquagénaire qui, dans son salon, prononçait un discours intitulé « En route vers l’extinction, comment y remédier ». Cette femme avait un doctorat en biophysique moléculaire. Elle parlait calmement des données récentes, du fait qu’il y avait plus de dioxyde de carbone dans l’air qu’à n’importe quel moment depuis la période du permien, où 97 % de la vie sur Terre s’était éteinte, gazée par du sulfure d’hydrogène. Du fait que la Terre était déjà bien avancée dans la sixième extinction de masse, et que cette annihilation biologique s’accélérait. Que le principe de précaution avait été abandonné par ceux qui nous gouvernaient et qu’ils avaient capitulé devant les lobbies de combustible fossile et du gain à court terme. Cette femme parlait de gestionnaires de fonds spéculatifs, de PDG de sociétés de courtage qui mettaient la dernière main à leurs bunkers souterrains en se demandant comment ils parviendraient à maintenir leur autorité sur leurs agents de sécurité quand la société se serait effondrée, et que l’argent aurait perdu toute valeur.
Cette femme parlait ensuite tout aussi calmement du fait que la seule réponse logique à l’inaction criminelle des gouvernements face à ces menaces était de s’engager dans la désobéissance civile non violente. Elle parlait d’action sacrificielle. De la nécessité d’être un bon ancêtre. Du besoin de courage, pas d’espoir. Elle expliquait que le courage est la détermination à bien faire, sans l’assurance d’une fin heureuse.
Elle parlait des suffragettes, de Gandhi, de Martin Luther King, de la nécessité d’avoir des gens prêts à se faire arrêter lors d’actions perturbatrices de masse. Prêts à aller en prison.
L’écrivaine avait eu la même réaction, en lisant cet article et en regardant cette vidéo, que lorsque son mari lui avait avoué ses multiples infidélités : un souffle court qui confinait au halètement, presque risible. De la sueur qui perlait sur ses paumes. L’impression de se regarder d’un point de vue extérieur, de remarquer sa respiration, ses mains, son corps, de percevoir nettement cette sensation qui, dans les deux cas, ressemblait à un choc et à la confirmation d’une chose qu’elle savait depuis très longtemps.
Elle restait éveillée dans son lit, nuit après nuit, à vérifier son fil Twitter, à lire article sur article ; les différentes conséquences causées par deux degrés de réchauffement, trois, quatre.
C’était le non linéaire qui la terrifiait : l’idée qu’une fois les seuils critiques franchis, le monde risquait de se réchauffer à une vitesse dévastatrice, l’Amazone se transformant en savane. L’eau sombre ne faisant qu’absorber toujours plus de carbone à cause de la disparition de la glace polaire qui, par sa blancheur, réfléchissait les rayons du soleil – l’effet albédo. Tout serait déformé, retourné, les puits de carbone changés en déversoirs.
Elle parcourait les chemins poussiéreux autour de son ¬village avec sa fille, cueillait des mûres, lui apprenait à nommer ce qu’elle voyait : aubépine, noisetier, gland, rouge-gorge, chêne.
Elle emmenait sa fille à ce groupe parents-¬enfants, la regardait célébrer le cycle des saisons au rythme des travaux manuels avec les autres mais, au fond d’elle, elle cherchait désespérément une prise : bientôt il n’y aurait plus de saisons, plus de plantations, de bourgeonnements, de fruits ni de récoltes, plus aucun des rythmes qui avaient alimenté l’humanité pendant plus de onze mille ans, depuis que la glace avait fondu au début de l’holocène.
Il nous faut de nouvelles histoires, disaient les gens, il nous faut de nouvelles histoires pour nous sortir de ce pétrin.
Mais alors que l’été devenait de plus en plus chaud puis que l’automne cédait place à l’hiver, avec son lot de nouvelles toujours plus terrifiantes (apparemment les insectes avaient déserté les pare-brise des voitures et les jungles : 75 % d’entre eux, disparus, nul ne savait où), les seules histoires qui lui venaient à l’esprit en plein cœur de la nuit, c’étaient des cauchemars. Elle ne cessait de penser à La Route, le moment où la mère, comprenant qu’elle n’a pas la force de continuer, s’ouvre les veines avec un éclat d’obsidienne.
Elle se dirige vers le distributeur de papier, il est vide, alors elle se sèche les mains sur sa jupe et sort en se protégeant les yeux du soleil tandis qu’elle retraverse l’aire pour aller à la boutique.
L’écrivaine a conscience que plus tard dans la journée, ou demain, quand ils auront achevé ce périple, quand ils auront mangé et dormi, elle et son mari devront se reconnecter avec leur ordinateur pour évaluer la situation. Prendre des décisions. Essayer de contacter des compagnies aériennes susceptibles ou non de les prendre en charge. S’ils parviennent à réserver des vols, ils quitteront le Mexique pour l’Angleterre, retourneront à un printemps gris, à des rayonnages vides, à la séparation, au divorce et – qui sait ? – à un potentiel effondrement de la société.
Il n’y a pas de lait dans les réfrigérateurs, pas de lait d’avoine, d’amande ni de vache, juste de l’eau et de la bière. Elle choisit la plus grande bouteille d’eau puis se dirige vers le comptoir pour payer.
En avril dernier, par une journée où il faisait 25 degrés à l’ombre, l’écrivaine s’était jointe à plusieurs milliers de personnes pour bloquer Oxford Circus dans le centre de Londres. Elle était assise au tout premier rang de la foule, à côté d’un bateau rose baptisé du nom d’un activiste du Honduras assassiné, quand quatre agents de la police métropolitaine étaient venus l’informer qu’elle contrevenait à l’article 14 de la Loi sur l’Ordre public, et l’avaient invitée à se déplacer. Comme elle refusait de bouger, ils avaient tendu les bras vers elle, un officier pour chacun de ses membres, et l’avaient emportée.
Elle avait été emmenée à un commissariat non loin de Victoria Station, où elle avait passé la nuit dans une cellule, les yeux rivés sur le numéro d’un centre de désintoxication peint à la bombe au plafond. Toutes les demi-¬heures, quelqu’un venait voir si elle allait bien. On lui avait donné une couverture et des pommes de terre et des flageolets réchauffés au micro-¬ondes.
Il y avait eu plus d’un millier de personnes arrêtées durant ces quelques jours d’avril. Elle avait été jugée à l’automne avec deux autres femmes : une grand-mère de Swansea, et une jardinière d’Oswestry. La grand-mère avait pleuré à la barre. Et la jardinière expliqué qu’elle constatait chaque jour les impacts du changement climatique dans son travail, que ses filles refusaient d’avoir à leur tour des enfants. Que cette évolution, au sein même de sa relativement courte vie, lui brisait le cœur.
Quant à l’écrivaine, elle avait revêtu sa plus belle robe et plaidé non coupable. Elle avait affirmé que ses actions étaient proportionnelles à la menace. Elle avait dit au juge qu’elle avait agi pour sa fille. Afin qu’elle puisse avoir un monde où habiter.
Elle avait conscience, debout à la barre, de quelque chose de performatif, de théâtral, dans cette procédure judiciaire. La greffière, une quinquagénaire, avait pleuré. Le juge avait écouté, hoché la tête, et lui avait donné une amende. En quittant la salle d’audience, elle avait eu le sentiment intense et étourdissant d’être du bon côté de l’histoire.
Mais parfois l’écrivaine imagine une autre sorte de tribunal, un tribunal du futur, un Nuremberg intergénérationnel, où l’on demanderait à sa génération de répondre des crimes contre l’avenir. Elle s’imagine prendre place à la barre.
Qu’avez-vous fait quand vous avez compris que le monde brûlait ?
J’ai manifesté. J’ai été arrêtée, j’ai passé la nuit en cellule.
Et pourquoi avez-vous fait ça ?
Je l’ai fait pour ma fille. Je voulais lui donner un avenir. Cela me semblait être le seul moyen.
Le seul moyen pour faire quoi ?
Pour attirer l’attention sur l’échelle et l’urgence de la menace.
Et ensuite ?
J’ai pris un long-¬courrier pour aller au Mexique.
Je vois. Pouvez-¬vous expliquer pourquoi ?
Il fallait que j’adresse des remerciements. Des offrandes. Que je demande protection. Pour ma fille. Que je fasse des recherches pour mon livre.
En traversant la planète en avion ? En carbonisant les os des ancêtres animaux de votre fille à dix mille mètres d’altitude ?
Elle paie l’eau, puis retourne là où attend le minibus. Le réservoir rempli des os de dinosaures prélevés sous les déserts de Syrie ou du Koweït, ou dans les gisements de pétrole du Venezuela.
À peu près à l’époque où elle avait été arrêtée, un écrivain noir de renom avait posté un Tweet dans lequel il se demandait si ces activistes qui se retrouvaient dans des cellules auraient été si prompts à se livrer corps et biens si des gens comme eux avaient connu dans leur histoire des morts en garde à vue.
À l’époque, quand elle avait lu ce commentaire, l’écrivaine s’était sentie sur la défensive : c’était tout l’intérêt, justement, non ? Ces gens issus en majorité de la classe moyenne blanche, ces grands-mères, ces pasteurs, ces médecins et ces rabbins utilisaient ce privilège en se laissant arrêter.
Mais entre-temps, elle était devenue moins sûre ou, du moins, plus consciente de son propre désir de se trouver au centre de l’histoire. D’être celle qui sauve, finalement, la planète.
Elle sait parfaitement qu’elle était une touriste dans cette cellule.
Ces derniers temps, elle a eu l’impression d’être piégée dans un paysage à la Escher – chaque entreprise condamnée à une complication, à l’hypocrisie, aux conséquences. »

Extraits
« C’est l’Ouest. Longtemps il n’y a eu ici que de l’eau, de l’eau qui bouillonnait, claquait et ne parlait qu’à elle-même : parfois l’eau était un aigle, avec les cornes d’un cerf.
Parfois un gigantesque serpent à deux têtes.
Parfois une grande oreille, écoutant l’ancestrale obscurité saumâtre.
Et puis un jour, un rocher est apparu, cime blanche au-dessus des vagues : le premier objet solide du monde.
L’eau se mouvait contre lui : gifler, piquer, sucer, tirer.
En ce mouvement, cette friction, faisait de la vapeur, devenait nuage, tombait en pluie, donnait la vie.
C’est le lieu où pour la première fois, l’informe s’est épris de la forme.
Et donc, et donc, et ainsi alors, voilà comment le monde est né. » p. 195

« Son cœur bondit devant la scène qui s’offre à lui : le Rocher blanc, éclipsé par la magnificence de ces navires et tout leur chargement, ces navires qui sont prêts, les voiles déployées, et il ressent cet élan – oui, ils hisseront les voiles ce soir, cap à l’ouest dans la nuit. » p. 222

À propos de l’auteur
HOPE_Anna_©Laura Hynd_RandomHouseAnna Hope © Photo Laura Hynd – Random House

Anna Hope est née en 1974 à Manchester. Après avoir accompli des études d’Art dramatique entre Londres et Oxford, elle vit aujourd’hui dans le Sussex. Ses trois premiers romans, Le chagrin des vivants, La salle de bal (Grand Prix des lectrices de ELLE 2018) et Nos espérances ont été publiés aux éditions Gallimard. Le Rocher blanc est paru simultanément en France et en Grande Bretagne (The White Rock) chez Penguin Books.

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L’autre moitié du monde

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En deux mots
Pour Toya, dont les parents sont exploités, la vie dans le delta de l’Èbre va vite devenir un combat permanent. Un professeur et un avocat vont l’informer, l’éclairer et renforcer son engagement. Mais après une première victoire, la dictature franquiste brisera ses espoirs de liberté.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Pero nada pueden bombas donde sobra corazón»

En nous entraînant dans le delta de l’Èbre dans les années 1930 Laurine Roux fait bien davantage que rendre hommage à son grand-père. Son troisième roman nous rappelle, plus que jamais, l’urgence de combattre pour la liberté.

Laurine Roux a pris son rythme de croisière, nous livrant tous les deux ans un roman qui nous permet d’explorer la planète et une large palette d’émotions. Dès ses débuts en 2018 avec Une immense sensation de calme (2018), on découvrait comment survivre dans une région inhospitalière. Deux ans plus tard, et avant le confinement lié à la covid, elle dressait le portrait d’une famille tentant de vivre en autarcie dans Le Sanctuaire. Avec ce troisième roman, on part pour la première dans un endroit identifiable, le delta de l’Èbre. C’est dans ce coin d’Espagne que vivent difficilement Toya et ses parents, Juan qui trime dans les rizières et Pilar, cuisinière au sein du vaste domaine d’un marquis et de son épouse tyrannique ainsi que leur fils dont l’activité principale semble être le droit de cuissage. La jeune fille va développer au fil des jours, avec le constat de l’exploitation dont sa famille et tout le bas peuple est victime, une colère qui va se transformer en conscience politique, en nécessité de se révolter.
Avec l’adolescence et avec l’aide de Horacio, l’instituteur, elle va découvrir la lutte des classes. Bientôt nourrie d’exemples que livre José, l’avocat catalan qui va également éclairer son engagement.
Cette vaste fresque historique, qui va des années 1930 à l’instauration de la dictature franquiste, nous permet d’embrasser espoirs et désillusions, de la victoire éphémère des paysans du delta à la sanglante défaite des partisans de la démocratie.
Comme dans ses précédents romans, Laurine Roux fait foin de la théorie pour se concentrer sur ses personnages, leurs émotions et leurs relations dans une écriture qui fait la part belle à la sensualité, aux bruits et aux odeurs. Ici l’amour côtoie la rage, le rire se perd dans les larmes, le bonheur qui étincelle n’est qu’un leurre. C’est dans les terres ingrates du delta de l’Èbre que Toya avance avec une conviction chevillée au corps. C’est aussi là qu’elle retrouvera les victimes des troupes franquistes de la bataille de l’Èbre.
Avec ces républicains – dont faisait partie le grand-père de la romancière – qui se font écraser, on se retrouve soudain en pleine actualité, quand la force brutale et sans discernement des dictateurs tente d’écraser les peuples qui aspirent à la liberté. Quand une moitié du monde entend dicter sa loi à l’autre moitié du monde.

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En 2018, 80 ans après, La Dépêche retraçait la bataille de l’Èbre, soulignant notamment que le Poble Vell de Cordoba d’Èbre, entièrement détruit après la bataille de l’Èbre, entre juillet et novembre 1938 n’a jamais été reconstruit et constitue aujourd’hui un lieu de mémoire. © Photo DR

L’autre moitié du monde
Laurine Roux
Éditions du Sonneur
Roman
256 p., 18 €
EAN 9782373852530
Paru le 13/01/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, principalement dans le delta de l’Èbre.

Quand?
L’action se déroule années 1930 à la dictature franquiste.

Ce qu’en dit l’éditeur
Espagne, années 1930. Des paysans s’éreintent dans les rizières du delta de l’Èbre pour le compte de l’impitoyable Marquise. Parmi eux grandit Toya, gamine ensauvagée qui connaît les parages comme sa poche. Mais le pays gronde, partout la lutte pour l’émancipation sociale fait rage. Jusqu’à gagner ce bout de terre que la Guerre civile s’apprête à faire basculer.
De son écriture habitée par la sensualité de la nature, Laurine Roux nous conte, dans L’Autre Moitié du monde, l’épopée d’une adolescente, d’un pays, d’une époque où l’espoir fou croise les désenchantements les plus féroces. Une histoire d’amour, de haine et de mort.

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Rencontre littéraire avec Laurine Roux pour son roman L’autre moitié du monde © VLEEL

Les premières pages du livre
« Derrière chaque bouquet au bord de la route se tient un fantôme. Sa silhouette flotte en lisière, vie brumeuse dont on ne saura rien, à peine les derniers instants. Le reste, on peut uniquement l’imaginer : une maison non loin, quelqu’un resté seul, une toile cirée avec des motifs, longtemps on a mis une assiette en trop. Chaque fois les mains ont frémi. Cela fait cet effet de toucher l’absence.
Derrière chaque bouquet au bord de la route, la même scène : un tronc, peut-être un léger assoupissement, des éclats de verre − lumières rouges et blanches − et le volant auquel s’accroche le conducteur, yeux écarquillés une fraction de seconde avant le choc. Parfois, l’autoradio continue de tourner quand le cœur a cessé.
Derrière chaque bouquet au bord de la route, il y a une main. Qui accroche les tiges. Les doigts ont trempé dans les larmes. Depuis, elles ont séché. Mais les doigts restent lourds de chagrin. De ce chagrin qui meut les corps, les conduit chaque semaine au bord de la route ; la ficelle, le nœud, parfois sous la pluie, décrocher, remplacer. Comme ils sont vivants, ces doigts. Ce sont eux qui ont tenu quand tout vacillait ; éplucher les légumes, remettre une mèche échappée du chignon, caresser la tête du chat quand il réclame ses croquettes. Tout tient dans cette main. Le quotidien dans une poignée. Et un jour, quand le fantôme s’est présenté, la main n’a pas hésité. Elle s’est ouverte et a dit, Viens.
Les fantômes, ils mangent des fleurs. Des fraîches. Sans quoi, ils meurent. Sans amour, les fantômes n’existeraient pas. Voilà ce que nous apprennent les bouquets au bord de la route.
Ce qu’ils ne nous apprennent pas, c’est qu’ici, à l’entrée des rizières, là où quelqu’un accroche chaque semaine une gerbe d’œillets à la glissière de sécurité, il n’y a pas eu d’accident. Aucun éclat de verre, pas plus que d’autoradio qui continue de grésiller. Seulement l’épaisseur chaude du bitume sur la plaine. Les gens du coin préfèrent penser que Toya Vásquez Montalbán est folle, qui dépose ces bouquets depuis que la route est route. Personne n’a envie de se souvenir des fantômes qu’elle garde vivants.
Pour l’instant, Luz Ortega ignore encore tout de la femme aux fleurs et du delta.
Du château, Toya n’a jamais gravi les marches. Elle arrive par l’oliveraie qui tapisse le bas de la colline, évite d’accrocher ses vêtements aux bras querelleurs des agaves, atteint les orangers. Là, elle reprend son souffle. Les abeilles couronnent son crin brun. La petite préfère ce fouillis d’odeurs aux symétries des rosiers de Madame. L’enfant n’a que très rarement aperçu la Marquise en ses jardins. Les fois où cette dernière s’est laissé voir, sa robe rouge claquait par terre, soulevant des nuages de poussière, comme si les ordres assénés à Pepe, le jardinier, propageaient leurs ondes sèches au coton.
Aujourd’hui, doña Serena n’est pas dehors. La matinée chauffe déjà les peaux. Toya profite de l’ombre d’un citronnier, avise la bâtisse, ses colonnades. Les volets sont entrebâillés, les fenêtres si nombreuses qu’on dirait des yeux d’araignée. Derrière, la famille Ibáñez vaque à ses occupations, Madame penchée sur un registre, à vérifier les comptes des rizières, Monsieur à inspecter son uniforme. Assommés par le soleil, les alanos de Carlos, le fils de la famille, somnolent dans le chenil, n’aboient même pas à l’approche de l’enfant. Elle ferme les yeux, chasse l’image du petit marquis et de ses chiens.
Toya pousse la porte. Sa mère s’affaire au-dessus de la table, pèle l’ail, le dégerme, jette les gousses au fond du mortier. Elles rejoignent les pignons et l’épaisse couche de pain grillé que Pilar broie d’un énergique coup de main. Rien qu’en humant l’air, la gamine sait quelle picada se prépare en vue de quel ragoût. Ce midi, les Ibáñez déjeuneront d’un lièvre à la cannelle. Quelques heures auparavant, la petite a levé la bête au collet, elle vient livrer son butin. La Marquise apprécie le gibier fraîchement capturé. Quand Toya rapporte des vivres, ça permet de grappiller trois sous en plus.
Sur le billot, à l’endroit où Pilar découpe les viandes, les mouvements du couteau ont creusé le bois en cuvette. Le lièvre y gît, trapu. La cuisinière l’attrape par les oreilles, le soupèse. Au moins quatre livres. Elle caresse les cheveux de sa fille. L’odeur de l’ail incrustée sous ses ongles se mêle aux effluves nerveux de la bête. L’enfant ferme les yeux, respire. Elle voudrait rester toute la matinée mais il faut se hâter. On ne sait jamais : un jour les Ibáñez tolèrent, l’autre ils rossent.
Quand Pilar a incisé la peau du ventre, retiré les viscères, elle sectionne les pattes pour dépouiller l’animal. Toya récupère le pelage et les abats, se glisse par la porte arrière. Avant de rejoindre leur baraque, elle fait un crochet par le chenil, balance les entrailles aux chiens. Les alanos se jettent dessus, bâfrent la ventraille. La gamine observe la voracité des dogues. Leurs muscles roulent sous la peau. Elle déteste la forme pointue de leurs oreilles. Pilar raconte que Carlos les taille aux ciseaux, les chiots à peine âgés de quelques semaines. Le jeune marquis lâche ensuite les restes de pavillons sur la table. Lui ordonne de les accommoder avec une sauce au piment. Des gouttelettes de sang constellent sa chemise à jabot.
Chaque fois que Toya vient au Château, Pilar lui confie une bricole à donner aux molosses. Si l’un d’eux venait à s’échapper, peut-être épargnerait-il sa fille ?
Quand la petite disparaît derrière la porte, la mère se signe. Le Château n’est pas un endroit pour les enfants. Elle lève le hachoir et tranche la tête du lièvre.

Sur le chemin du retour, Toya repère deux tortues sur une berge. L’une cherche à grimper sur l’autre, blottie dans sa carapace. Celle de dessus tend le cou, ouvre la gueule. Une langue y pointe, isocèle rose. De son ventre, l’animal frappe le dos de l’autre. L’enfant s’approche, observe, rapidement interrompue par un taon qui vrombit autour de sa tête. Elle secoue ses bras, reprend la route de la chaumière.
Juan, son père, n’est pas encore revenu des rizières. En l’attendant, elle dégraisse la peau du lièvre, la met à tremper. Puis elle grignote quelques olives, un morceau de pain, et se déshabille. Le soleil chauffe le sol sablonneux. On y voit presque trouble tant il fait chaud. Toya s’oublie dans le delta quadrillé par les chemins de terre et les canaux, s’oublie au bord des bassins bordés de joncs et de roseaux, se fond dans les aplats beiges, jaunes et bleus. Un peu étourdie, elle avance pieds nus, repousse les touffes d’herbes hautes ; le rideau végétal se referme sur elle. L’enfant pénètre dans l’eau, bouillon saumâtre. Elle bascule la tête en arrière, laisse son corps affleurer. Offre son visage, ses seins naissants et la surface de ses cuisses au soleil. Le reste barbote dans l’eau. Elle sait que des bêtes vivent là-dessous, cette idée lui plaît.
Longtemps Toya demeure ainsi. Un héron se pose non loin, capture un vairon. Les plumes noires en demi-lune au-dessus de ses yeux lui donnent un air sévère. La petite songe au padre Miquel. Avec ses sourcils broussailleux, lui non plus n’a jamais l’air content. Cela fait un moment que le curé n’est pas venu à la baraque, peut-être a-t-il baissé les bras. Seule Pilar se plie au rituel, davantage par superstition que foi véritable. Juan se moque de sa femme quand elle repasse sa robe pour la messe, il lui fait des discours auxquels la gosse ne comprend pas grand-chose.
D’autres paysans se joignent parfois à lui, le soir, sur la terrasse. Ils s’échauffent sous les glycines. Les mots parviennent jusqu’à la paillasse de Toya dans un brouillard de tabac et de vermouth. De temps en temps, Francisco rapporte de l’horchata de chufa. Le père accepte que l’enfant se relève pour en boire un verre. Elle a beau reconnaître chacun des hommes, la nuit, leurs barbes sont plus sombres, leurs transpirations plus fortes. Francisco la fait sursauter, Alors, à quoi t’as passé ta journée ? Toya compte sur ses doigts : une, deux, trois grenouilles, elle les a capturées dans l’étang, et six orties de mer, C’est ça que tu manges. Le ton, pas discipliné, les gars aiment ça chez elle. Parce qu’elle n’est pas leur fille. Juan la reprend. Mais Francisco frotte la tête hirsute, Pequeña salvaje, petite sauvage, voilà comment il tempère les remontrances. À vrai dire, Juan n’est pas fâché, Toya le sent bien, qui laisse la tiédeur de la soirée l’envahir. Ce serait bon de rester avec eux, la chaleur et le plaisir l’emprisonneraient jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger. La nuit a ce pouvoir. Mais il est tard. Le père ordonne, il faut aller au lit, des affaires à régler. Elle vole un beignet avant de filer.
Depuis peu, un jeunot a rejoint le groupe. Ce soir, il est là. Toya remarque que les autres sont économes en parole, que l’air se bande. Le nom d’Horacio arrive jusqu’à son lit. Celui de Barcelone aussi. Des études, un concours, toutes choses qu’elle ne connaît pas. Chez eux, personne n’est jamais allé à l’école. Toute la soirée, la gamine se concentre, s’étonne des inflexions légèrement aiguës du nouveau. Ses propos sont troués d’hésitations, de silences. Rien à voir avec ceux des paysans du coin. Eux, on dirait qu’ils tranchent leurs phrases comme du pain, avec l’assurance tranquille de la chose à faire. Horacio, la petite le sent, prend d’autres chemins. Elle ne saurait lesquels, reconnaît une façon de faire, celle de tourner autour d’une idée, de l’éviter pour mieux y revenir, et, la chose empoignée, de répéter le mot deux ou trois fois, histoire d’en finir : ce rythme, ces trajectoires, Toya les emprunte quand elle course une bête. Sa curiosité est piquée, elle se lève sur la pointe des pieds, traverse l’odeur de glycine jusqu’à l’embrasure de la porte, glisse un œil, le cœur battant. Tout se relâche dans la déception. L’inconnu n’a rien d’un braconnier ; ni bras robustes ni corps vaillant. Seule la bouche contraste avec le reste, singularité charnue dans un ensemble qui s’efface : le bleu des yeux se délaie dans la pâleur de la peau, les cheveux s’enfuient pour laisser le front haut. Tout s’amoindrit jusqu’aux doigts qui n’en finissent plus. À quoi s’attendait Toya ? Elle ne sait, mais fronce le nez. Toute cette blancheur, cette finesse… Soudain, elle tressaille. Les mains d’Horacio ressemblent à celles de Carlos : ce sont des mains de femme. La petite déguerpit, se blottit sous les draps. C’est décidé, elle déteste le jeune homme. Francisco finit de la convaincre en demandant à Horacio si la chambre au-dessus de l’école fait l’affaire. C’est donc le nouvel instituteur ! C’en est trop. Elle voudrait rentrer dans le matelas, devenir tortue : l’école, on n’y attrape que des crampes. Qui sait si ses parents ne voudront pas l’y envoyer ?
Dorénavant, dès qu’elle entend le maître, Toya s’enfuit. On a beau l’appeler pour boire un verre d’horchata, elle a toujours mieux à s’occuper. Indocile, mal élevée, dit le père. La vérité, c’est que la gamine n’en mène pas large. Elle veut à tout prix rester hors de portée, et fait de son lit un refuge. Comme ce n’est pas assez, elle se bouche les oreilles. La voix des hommes lui parvient dans un bourdonnement.
Un soir, l’une d’elles vrombit plus fort que les autres. L’enfant presse ses paumes contre sa tête mais le son s’insinue, tapit ses conduits, lui colonise le ventre. Elle l’a reconnue, c’est l’inflexion d’Horacio. La voix est là, sous les draps, un peu plus grave que de coutume. Toya fait des gestes désordonnés, de ceux qui éloignent les taons. En vain : plus de trêves ni de suspens, les phrases avancent, le flux s’élargit, pénètre tout – talons, crâne. Jamais elle n’a rien entendu de pareil ; les mots n’ont plus leur sens habituel, le chien n’est pas le chien et il n’aboie pas, la lune coule en filet d’huile d’olive, tout sonne si étrangement. Les oreilles de Toya chauffent, elle les frotte, mais le flot est implacable, coulée de lave, épaisse de colère, collante et brillante, on dirait du feu ; ses poumons brûlent, même aux heures les plus chaudes elle n’a vécu pareil embrasement. Elle pense à l’Èbre qui chemine coûte que coûte, à cette langue de boue, grasse et fertile, née pour atteindre l’embouchure, capable d’engrosser la mer de ses alluvions. Et soudain, la voilà debout, seulement vêtue de sa chemise de nuit, mue par une force qui la pousse vers la terrasse, la propulse devant l’instituteur. Elle ouvre grand ses yeux ; le corps du jeune homme se déploie en delta, terre et mer, gigantesque, tandis que ses mains courent sur les pages, ruisseaux vifs, et de cette première rencontre avec la poésie – plus tard, Toya apprendra qu’Horacio lisait un poème d’Antonio Machado –, elle ne retiendra que l’odeur de foudre après l’orage : l’enfant vient d’être fendue en deux par la force des mots.
Maintenant, le silence. Les hommes hochent la tête. Horacio se tient face à Toya, à nouveau frêle, un peu tremblant, lèvres charnues dans leur ensemble tendre. Il pose le livre sur la table. La gamine aimerait en lire le titre mais elle ne sait pas, se mord l’intérieur des joues. Horacio baisse son regard vers elle, Bonsoir. Il sourit. Toya voudrait planter ses pupilles en canif dans les siens, lui faire payer ce qui vient de se produire. Mais elle cligne bêtement des yeux. Francisco se moque. Elle ne l’entend pas. Son corps déborde de partout.

Les visites d’Horacio continuent. Toya refuse de se montrer, mais elle ne se bouche plus les oreilles, se surprend même à guetter. Un mot revient. Qu’elle emplit avec ce qu’elle peut. Le syndicat. Ce doit être quelque chose de désirable puisque Horacio laisse traîner la dernière syllabe. Une masse flottante, floue, mais colossale. Peut-être une construction, en tout cas quelque chose de solide, dans un bois bien poncé − arche ou navire, capable d’abriter tous les habitants des baraques. Mais rapidement la petite ronfle, ronronne plutôt, rêvant d’horizon et d’échafaudages.
Ce matin, la sonnette du vélo de Pedro l’arrache à ses songes. Le jour beurre à peine l’horizon. Toya s’extirpe de sa couche, avance pieds nus sur le seuil. La cafetière siffle sur le feu, Pilar s’affaire au-dessus d’une poêle. Pedro s’installe sous la pergola, tape du plat de la main la chaise à côté de lui ; la gamine s’assoit. Ils s’aiment bien ces deux-là, c’est leur rituel. La fumée s’échappe de la tasse, déroule son odeur de petit jour. L’enfant garde les yeux fermés, hume l’air. Pedro sent fort. La haute mer. Il revient du chalutier. Les mailles de son chandail retiennent encore un peu d’écume et de vent. Toya se laisse dériver. Le marin la regarde, un sourire en coin, puis balance le sac sur la table. Elle bondit tandis que les seiches se répandent en tentacules. Il éclate de rire et Pilar accourt en faisant semblant d’être fâchée. On ne joue pas avec la nourriture ! En vérité, elle n’a d’yeux que pour les bêtes, tâte leur chair, Dios mío qu’elles sont belles ! La Marquise en donnera sûrement un bon prix, Pilar paiera Pedro quand ce sera entendu. En attendant, elle en met deux ou trois de côté, pour préparer un arroz negro – le riz à l’encre de seiche, sa spécialité –, Viens donc manger ce soir, maigrichon. Pedro hésite, son dos lui tire, il pianote sur la table. Allez, marché conclu. Pour sceller l’affaire, il tapote la cuisse de la gamine. Et ajoute – l’arroz negro de Pilar ça ne se rate pas plus qu’une occasion de s’en prendre au curé −, Ta mère, elle ferait bouffer le padre Miquel en plein Carême. Depuis l’intérieur, Juan renchérit, Le padre Miquel, il a besoin de personne pour s’empiffrer, et il sort en enfilant son veston. C’est l’heure. Les hommes se serrent la main, À ce soir, alors. Ils en profiteront pour rediscuter de cette histoire de syndicat. Faut y regarder à deux fois, pas se précipiter. Vrai, mais ça peut plus durer comme ça. Et les deux hommes de se donner l’accolade, Hasta pronto amigo.

Pilar ne tarde pas non plus. Toya l’accompagne, elle l’aidera à préparer les seiches. La mère et la fille progressent à travers la lagune. Le matin, tout oscille, du beige au jaune poussin ; la peau, le sable, les herbes sèches, le tronc des oliviers. Même les feuilles paraissent enrobées d’or. À la manière de la crème ou de la farine, cette lumière lie le paysage, l’homogénéise. Les voix se mettent au diapason, on murmure. La cuisinière tâte une olive sur une branche. Pas encore la saison de la récolte, plus celle des fleurs, C’est le temps du noyau. En juin, l’olive se déploie du dedans. Le cœur durcit, la pulpe s’épaissit. Pilar jette un œil à sa fille. Elle aussi a changé. La mère voudrait s’en réjouir, mais les colonnades du Château apparaissent, lui ôtent toute envie de musarder. Partout le marbre matifie les rayons, étale ses veines noires, et elle sent bien qu’une seule bâtisse suffit à frelater le delta. La pomme pourrie dans le panier.
Pilar et Toya croisent Pepe, déjà affairé à tailler les buis. On se salue sans un mot, depuis le temps ; un signe, une main qui ôte le chapeau, c’est assez. Pepe vit sur place, dans une masure attenante au Château. Il se lève dès potron-minet, s’occupe des plantes avant même de boire son café au lait. Quand il fait trop chaud, elles veulent la paix. Il prend soin de chacune : les roses de la roseraie, les herbes du carré de simples, les crocus qui donneront le précieux safran, la tribu rouge orangé des agrumes, et tous les légumes à côté du puits. Ils sont sa seule compagnie ; Pepe n’a pas de famille. Un soso – un de ces vieux garçons, un « fade » –, désapprouve la Marquise qui compare volontiers les hommes aux taureaux. Chez les premiers comme chez les seconds, tout se situe dans les couilles : la bravoure, la noblesse, la force, ce qui rend digne en somme. Alors, imaginez une mauviette qui nomme ses roses. Pour être honnête, ça la dégoûte. La plupart du temps, la Marquise se gausse, Pépénis-fantôme, Pépeine-à-jouir, Pépimpuissant, Pépédéraste, elle dégoise de la chantilly plein les dents quand elle convie ses amies pour le goûter du mardi. En vérité, la Marquise craint le petit bonhomme, sa délicatesse, ses manières dont ni son mari ni son fils ne sont capables ; une salive désagréable envahit sa bouche tandis que ses incisives de cheval s’échouent dans la pâte à chou. Pour éviter de flancher, elle rit, postillonne un peu sur Carlota, sa confidente, qui n’ose reculer. La Marquise a raison de détester le larbin. Lui aussi pense parfois du mal d’elle. Dieu merci cela n’arrive pas souvent, il prie, le vieux jardinier, chasse l’impureté – à l’église, on désherbe son âme comme on tient son potager –, mais à la faveur d’un relâchement, d’un accès de fatigue, quelque chose de violent pousse au fond de son ventre, un chiendent trop vivace pour qu’il l’arrache à temps. Il a beau se signer, implorer tous les saints, ça se tord et ça crie, Qu’ils crèvent tous, ces cochons.

La lourde porte piquetée de clous se rabat. Chaque fois, le cœur de Pilar réprime un émoi. Elle imagine aisément la trappe des cachots se refermer avec ce même timbre mat. À l’intérieur, c’est son antre. Peu de lumière, on est à l’arrière du Château, la vie des domestiques n’appelle aucune splendeur, juste une vitre horizontale enchâssée dans le mur en chaux. On y aperçoit les feuilles des eucalyptus ; bleutées, elles lorgnent le sol comme autant de petites faux. Le père de la Marquise a fait venir les arbres du Maghreb il y a fort longtemps ; leur parfum éloignerait les moustiques. Pilar trouve avant tout qu’ils obstruent le jour, elle aimerait y voir plus clair : on cuisine avec le nez, mais aussi avec les couleurs.
Elle déballe les seiches sur la table. Cinq bêtes de belle taille, zébrées de marron. Les lave à grande eau. Pour le riz, il faut prélever la poche d’encre sans la crever. Toya glisse ses doigts à l’intérieur de l’animal, c’est gluant et dur à la fois ; l’os n’est jamais loin, prêt à sectionner les phalanges. Elle extrait précautionneusement cette ogive. Puis elle coupe les parties comestibles – ailes, tentacules, muscles –, les dépiaute. Tout, à l’intérieur, se révèle vierge, laissant penser que la bête a concentré ses vicissitudes dans cette liqueur noire. Toya se demande : en va-t-il ainsi des êtres humains ? Existe-t-il chez les meilleurs, sa mère par exemple, une poche qui retiendrait toutes les pulsions ? La petite scrute le visage de Pilar, sa douceur inviolable. Occupée à faire dorer les oignons, celle-ci ne lui prête aucune attention, saisit la vésicule et la presse. Le mucus gicle et obscurcit le fond de la poêle. Toya le sent, quelque chose au fond de sa mère, loin dans ses chairs, sécrète des humeurs. C’est pourtant d’une voix enjouée que Pilar lui réclame deux piments et trois tomates. Toya pousse la porte, file au potager.
Pepe n’est pas là. L’enfant tâte les fruits, s’attarde un instant sur les teintes orangées, les veines rouges qui irriguent le cœur. Soudain, un bruit. Staccato de pattes, friction de poils, souffle puissant, humide. Toya comprend tout de suite : un alano a dû s’enfuir du chenil. Elle se contracte, serre les poings : à force, peut-être disparaîtra-t-elle, liquéfiée dans une poche noire de peur ? Il lui suffira de libérer le nuage d’encre, comme les seiches. Mais Toya n’a rien d’un mollusque. Dans quelques secondes, elle sera face au chien, à cette espèce venue jadis de contrées barbares, dressée par les Scythes pour grossir les armées, déterrer les survivants sous les monceaux de cadavres, et les achever à coups de crocs. Alors, dans la clarté immobile qu’offrent les grands périls, l’enfant ne trouve rien d’autre à répliquer que de cueillir une tomate et de croquer dedans.
L’alano fonce sur elle, le menton de la gamine dégouline, celui du molosse aussi. Bientôt sa gueule s’ouvre. Toya pourrait pleurer, hurler, ce que l’on fait quand s’annonce la mort. Mais elle ne pense qu’à une chose : à la tomate, rien qu’à la tomate, elle ne saurait trancher entre l’acide et le doux. Parfois, ce n’est pas grand-chose, le courage ; un peu de sucre sur la langue. L’air se tend, les pattes du chien aussi : tout est joué. Mais un coup de fouet fige la scène. Un nerf de bœuf a fendu le sort. L’alano écume, retenu par on ne sait quel envoûtement, de la poussière voltige, et dans ce poudroiement une silhouette se détache. Longue, nonchalante, cadence ignoble ; sourire mi-figue, mi-raisin. C’est à ce moment que la petite se met à trembler. Tout son corps grelotte. N’importe qui aurait pitié. Pas Carlos. Toya perçoit l’odeur du vétiver dont il s’asperge après ses bains aux écorces de citron. Qu’on ne se méprenne pas, Carlos n’a rien d’une chica ; les pédales, les fiottes, c’est bien simple, il leur tranche les couilles. Voilà comment il parle. Il aime les femmes, il les aime immodérément − leur chevelure, le poil aux aisselles, la lisière foncée des mamelons, tout ce qu’elles cachent sous leurs jupes ; il plonge dedans, sauvagement. Un bruto, murmurent d’aucuns. Et Carlos lorgne l’entrejambe de la fillette, à tel point qu’elle se fait pipi dessus. Il hume l’air, renifle le parfum de la honte mêlée d’effroi. À aucun prix la gamine ne veut pleurer. Alors elle plante ses yeux dans ceux de l’homme. Les garde harponnés quand il s’approche, harponnés quand il relève sa tunique. Pauvre petite souillon… Voilà où cela mène, de voler des tomates. Faut-il qu’il lui apprenne ? Il obtient d’excellents résultats avec ses chiens. Toya le mordrait de rage, Carlos mériterait qu’elle lui balance des insultes comme des pierres, Coño, cabronazo. Mais elle tremble de partout, se laisse engloutir par l’humiliation. Elle finit par trouver un peu d’air au fond de son ventre et articule, Je voudrais trois tomates et deux piments – un temps –, s’il vous plaît. Le visage de Carlos s’illumine. Tout sonne faux, jusqu’à son Voilà, une, deux, trois tomates et deux piments. La petite prend les fruits, la fuite. Elle court à se tordre les chevilles, dérape sur les feuilles d’eucalyptus, jette son corps contre la porte, aussi fort que les oiseaux contre les vitres. Ça fait mal, un mal de chien, mais elle est à l’intérieur.
Pilar remue le riz pour qu’il n’accroche pas, jauge les tomates, les piments, Ça ira. Elle les aurait préférés plus mûrs, mais, Vale. Toya ne pipe mot. La mère recoiffe un peu sa fille, Sauvage, petite folle. L’enfant ne demande pas son reste, file à la baraque. Là, d’un geste rageur, elle ôte sa culotte, saisit une seiche dans le seau, et la frappe contre le mur jusqu’à ce qu’il ne reste rien de l’animal.

Pedro fait tinter la sonnette de son vélo. Habituellement Toya accourt, l’escorte jusqu’à la tonnelle. Mais ce soir elle ne s’est pas précipitée, ne montre même pas le bout de son nez. La gamine fait du boudin, marmonne Juan. Juste avant, Pilar a vérifié le front de l’enfant. Heureusement, pas de fièvre. Dans le coin, il est rare d’échapper à la malaria. Lorsque les accès sont trop forts, on ne songe pas au dispensaire, à plus de quarante kilomètres de là ; seuls les Ibáñez possèdent une automobile. Alors, on laisse passer les crises. Les paysans sont coriaces, ils serrent les dents. De temps en temps, la Marquise enregistre un décès. Quand il s’agit d’un homme, elle propose à un fils de prendre la relève. S’il n’y a pas de garçon, Madame prie la famille de quitter les lieux. Elle possède la quasi-totalité du delta, l’exploite en fermage. La Marquise a tous les droits.
C’est bien ça le problème. Pedro pince ses lèvres. De quoi parle-t-il, au juste ? Toya grappille des bribes, faire quelque chose, comme des chiens, les salauds, se réunir, les hommes discutent à voix basse, elle n’entend pas bien mais le mot est revenu, elle en est sûre, le syndicat, avec le vent qui souffle dedans, le sel dans les amarres et le bleu des rives nouvelles. Toya aimerait l’entendre encore, surtout ce soir. Mais Pilar sert le plat. Seul le bruit des fourchettes. Après une ou deux bouchées, Pedro soupire, De puta madre, ce petit goût de caramel… Il ne finit pas sa phrase, masse son ventre pour dire son ravissement. La fierté empourpre le visage de la cuisinière. Elle baisse les yeux, s’empresse de tempérer, C’est la tomate, il faut qu’elle accroche un peu en fin de cuisson. Pedro cligne de l’œil en direction de Juan, T’en as de la chance, mon cochon. Autour, les grenouilles coassent. Peut-être acquiescent-elles ? Ou bien est-ce seulement la saison qui veut ça − des cris d’amour comme autant de coïts. Depuis son lit, Toya écoute, meurt d’envie de rejoindre la tablée, elle le pourrait, on l’accueillerait de bon cœur. Mais son corps est encore dur de colère. Elle pourrait enfoncer ses doigts dans de la chair, arracher des suppliques. À la place, des feux intérieurs s’allument. Cette nuit-là, ils l’empêcheront de dormir.
En partant, Pedro a oublié – ou laissé – un bulletin sur la table. Toya tombe dessus au petit matin. Elle observe la gravure. Un homme brandit un fusil au milieu des rizières. Dans le prolongement du torse, le bras darde vers le ciel. Si quelqu’un se tenait tout près de la gamine, il entendrait son cœur cogner. Plus tard, elle retourne à ses furetages, gratte le sable, débusque un coquillage. La surface de porcelaine appelle ses rêves et ses suspensions d’enfant. Mais elle garde un arrière-goût déplaisant, une amertume. Ce matin, elle aurait aimé comprendre les signes autour du bras de cet homme. Toya sait qu’ils forment des mots, qui forment des phrases. Pour la première fois, elle se reproche de ne pas savoir lire.

Les semaines suivantes, Toya musarde, se dérobe aux obligations. Elle baguenaude. Un observateur appliqué pourrait se faire cette remarque : la gamine arrondit ses pas, gauchit sa trajectoire, la resserre, et si elle ignore ce que ses pieds dessinent, tous ses mouvements tracent d’impeccables figures géométriques, une série de larges cercles concentriques qui, petit à petit, se rapprochent du muret de l’école. Pour l’heure, Toya le nierait. Elle croit sincèrement que seul le hasard l’a poussée à suivre cette piste. Voilà ce qui l’a menée aux salines.
Un sirocco léger ride la surface de l’eau. Des échassiers tricotent un pas ou deux. Toya n’y prend garde, son attention entièrement retenue par une mante religieuse − un amas blanc et crémeux sort de ses organes génitaux, forme une mousse structurée d’alvéoles. On dirait une pâtisserie. L’enfant scrute la régularité du cocon, les palpitations du ventre. Soudain sursaute. On a ricané dans son dos. C’est Maria. Toya ne l’a pas entendue arriver. La vieille se tient à quelques centimètres, toute de nippes vêtue. Le bas de sa robe dégoutte, on la croirait émergée du fond des eaux. De fait, l’aïeule pue la vase. À ses pieds, un tamis, un seau grouillant de civelles. L’ancêtre lui fait signe. Qu’elle approche, allez, oui, voilà. Du bout de son index, la vieille trace des motifs sur le front de l’enfant, embrasse la pulpe de ses petits doigts, les appose entre ses sourcils. La fillette réprime un mouvement de recul. Avec une dextérité surprenante, l’autre lui attrape le poignet. Peau étique, arthrose, mais force de rapace. Qu’elle se dépêche, oui, comme ça. Et elle tire la jupe de la gamine, verse les civelles dans le creux du coton, puis fait claquer sa langue. Toya n’ose pas se rebiffer, on raconte tellement de choses sur l’aïeule. Elle ne demande pas son reste et détale en direction du Château. Dans le virage, elle se retourne : un souffle de vent a fait disparaître Maria. La chaleur a beau cogner son crâne, Toya frissonne. Elle reprend sa course, ignore les herbes qui cinglent ses mollets, les alevins qui s’entortillent ; grimpe la colline, traverse la roseraie en saluant à peine Pepe, et s’adosse hors d’haleine au mur de la cuisine. De curieux coups parviennent à ses oreilles. Le hachoir ? Le pilon ? Toya attend que le bruit ait cessé, actionne le heurtoir. Sa mère finit par ouvrir. Était-ce une ombre dans le couloir ? La Paloma qui balaie ? Toya n’aime pas croiser la mégère. Quand la femme de ménage ne passe pas son temps à l’église, elle le dépense à cancaner. La gamine montre le contenu de son cotillon à Pilar, Des bébés anguilles. C’est sorti comme ça. Elle transvase à la hâte le menu fretin dans une gamelle, sans prêter attention à sa mère qui se retient de vomir.
Toya ne rentre pas directement à la baraque, s’arrête au bord d’un bassin et glisse dans l’eau saumâtre. Elle laisse les carpes s’enrouler autour de ses chevilles, attend. L’enfant se demande si un jour, les histoires des grands seront moins opaques.

La maison est vide. Toya ôte sa jupe qui empeste le poisson. Elle reste jambes nues, peau rôtie par le soleil. Puis elle prépare du pan con tomate, des tranches de pain frottées d’ail et de tomate qu’elle arrose d’huile d’olive, et mâche sans fermer la bouche, c’est meilleur. Un peu plus tard, elle aperçoit la silhouette de son père au bout du chemin, allumette carbonisée dans les orangés du soir. Juan porte son baluchon sur l’épaule, son corps ploie à force de se pencher pour curer les digues, labourer les parcelles, les herser et y repiquer les touffes de riz. Toya le regarde avancer. Elle aime son ossature forgée par la besogne, sa casquette un peu de biais qui dit, Je fais ce que je veux, sa peau tannée, son œil gauche plus fermé que l’autre, ce léger dépôt de sel sur sa barbe. »

À propos de l’auteur
ROUX_laurine_©gerald_lucasLaurine Roux © Photo DR Gérald Lucas

Née en 1978, Laurine Roux vit dans les Hautes-Alpes où elle est professeur de lettres modernes. Elle écrit des nouvelles, de la poésie et des romans. Le Prix international de la nouvelle George Sand lui a été remis en 2012. Elle collabore aussi à des revues, notamment L’Encrier renversé et la Revue Métèque et tient un blog du nom de Pattes de mouche et autres saletés. Lectrice de Jean Giono et de Blaise Cendrars (dont elle fit l’objet de ses études universitaires), voyageuse, elle connaît bien les terres du Grand Est glacial. Une immense sensation de calme (2018), son premier roman, a obtenu le Prix SGDL Révélation 2018. En 2020, elle publie un roman post-apocalyptique Le sanctuaire et revient dans l’Espagne de son grand-père avec son troisième roman, L’autre moitié du monde, paru en 2022. (Source: Éditions du Sonneur / lecteurs.com)

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Rêver debout

SALVAYRE_rever-debout  RL-automne-2021

En deux mots
Connaissez-vous Don Quichotte? L’avez-vous vraiment lu? Voilà quinze lettres adressées à Cervantès qui vont vous faire comprendre toute la richesse de cette œuvre qui n’a rien perdu de son actualité, bien au contraire ! Rendez-vous avec un révolté, un anar, un grand homme!

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Actualité du Quichotte

Par-delà les siècles qui les séparent, Lydie Salvayre envoie quinze lettres à Cervantès pour lui dire toute son admiration. L’occasion de (re)découvrir cette œuvre majeure de la littérature mondiale et de lui donner un brillant coup de jeune!

« Il voit plus. Il voit grand. Il voit autrement. Il voit tout ce qui, à la réalité, fait défaut.
Il voit, cher Monsieur, en poète, et jette sur le monde un œil très différent de celui du bovin. Il voit l’inapparent, l’inimaginable. Il voit dans le normal l’anormal avec une acuité rare. » On l’aura compris, Lydie Salvayre voue un culte au héros de Cervantès, à ce Don Quichotte si malmené depuis des siècles, traité de fou, d’utopiste et de biens autres sobriquets peu amènes. Une admiration sans bornes qui est pourtant assez récente, car la romancière a lu Don Quichotte, comme beaucoup d’entre nous, quand elle faisait ses études. Une lecture dont elle reconnait qu’elle ne l’a guère marquée. Et ce n’est que récemment, en la relisant, qu’elle a compris tout le bénéfice de ce livre fondateur, sans doute le premier roman jamais publié.
Elle a sans doute été la victime de ces professeurs donneurs de leçon qui s’arrêtent à l’écume des vagues et résument l’œuvre de Cervantès au combat d’un fou accompagné d’un valet bien en chair contre des moulins à vent.
Rendons donc d’abord grâce à Lydie Salvayre qui, en rédigeant ces quinze lettres à l’écrivain espagnol, nous permet de (re)découvrir un formidable chef d’œuvre et nous donne l’envie d’y replonger séance tenante (Ajoutons à ce propos qu’une nouvelle traduction est disponible dans la collection Points).
«Qu’importe en effet au Quichotte qu’on le foule aux pieds comme on foule la vigne, ou qu’on le frappe jusqu’à lui rompre les côtelettes. Qu’importe qu’on le moque ou qu’on le berne. Qu’importe qu’on le juge insensé. Et qu’importe qu’il soit l’objet de l’incompréhension la plus épaisse (il ne s’en plaint d’ailleurs jamais et ne fait rien pour être compris, il semble parfois même se complaire à ne pas l’être). Rien ne l’échaude ni ne le décourage et sa détermination ne faiblit pas d’un millimètre.»
Comme tous les bons romans cette épopée nous offre différentes lectures possibles que la romancière détaille avec bonheur.
Commençons par la lecture historique. Quand paraissent les deux volumes du Quichotte, l’Espagne est sous le joug de Philippe III qui gouverne le pays d’une poigne de fer. Successeur de Charles Quint et de Philippe II, il s’appuie sur La Santa Hermandad pour asseoir un pouvoir sans partage. Cette institution «créée par Isabelle la Catholique en 1476, fait trembler depuis un siècle tout Le peuple d’Espagne puisqu’elle cumule deux pouvoirs aussi coercitifs l’un que l’autre: le pouvoir royal et de l’Église. Constituée de groupes d’hommes armés et qui ont pour sainte mission de traquer et d’appréhender les criminels en tous genres. Ces milices forment une force de police centralisée, efficace, et dotée de larges pouvoirs de juridiction, l’ancêtre en quelque sorte des milices qui fructifièrent pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui sévissent encore aujourd’hui dans de nombreux pays.» On comprend dès lors le courage de Cervantès qui attaque frontalement ces pouvoirs.
Ce qui nous amène à la lecture politique, illustrée par l’épisode du paysan ligoté et frappé par son maître qui révolte Don Quichotte qui vole à son secours. En 1604, il s’indigne «contre ceux qui exploitent la force des autres, qui les usent, qui leur sucent le sang et qui les épuisent en vue de leur propre profit. Et que le paysan en question se prévale de son statut de patron pour s’arroger le droit de punir son valet ainsi que bon lui semble comme celui de l’entuber en toute impunité (serait-ce une définition du patronat ?) ne l’impressionne nullement. Pire, il ne fait qu’accroître sa colère.» Voilà Lydie Salvayre soutenir une lecture marxiste de l’œuvre avant d’en faire un anar pur jus. Ajoutons-y une dose de féminisme et vous aurez sans doute une bien autre image de ce personnage. Une relecture qui va aussi bénéficier à Sancho Panza, bien loin d’un benêt grassouillet.
Et nous voilà arrivés au niveau de lecture que je préfère, celui qui compare l’action et les idées des deux héros avec le monde d’aujourd’hui pour en souligner toute l’actualité, «quelques siècles avant la révolution industrielle, avant le travail à la chaîne et les cadences infernales qui harasseront le corps et la pensée des ouvriers d’usine. Quelques siècles avant le film de Chaplin Les Temps modernes, et avant les écrits de Simone Weil qui en diront l’horreur banale. »
Oui, il faut relire ce livre comme un manifeste pour un monde plus juste, plus humain. Oui, il faut se replonger dans ce best-seller avec Rêver debout comme guide de lecture. Un guide impertinent, un exercice d’admiration, un plaisir de lecture !

Rêver debout
Lydie Salvayre
Éditions du Seuil
Roman
200 p., 18 €
EAN 9782021477139
Paru le 19/08/2021

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
France Culture (La grande Table)
En Attendant Nadeau (Santiago Artozqui)
Page des libraires (Lyonel Sasso Librairie Dialogues, Brest)
Blog Zazy lit


Lydie Salvayre: Don Quichotte au chevet du monde © Production France Culture

Les premières pages du livre
« À Miguel de Cervantès Saavedra
Monsieur, je vous le dis tout net, je ne suis pas d’humeur à rire, et les façons dont vous traitez votre Quichotte ne sont pas de mon goût.
Vous prétendez que son cerveau, tout empli des fadaises qu’il a lues dans des livres et qu’il croit véridiques, l’amène à commettre des actes insensés.
Est-il insensé de considérer que la littérature n’est pas lettre morte, parure de cheminée, boniment inutile, mais plutôt lettre vive, ardente, expérience intime qui bouleverse la vie ?
Est-il insensé de se révolter contre les saloperies dont nous sommes témoins, et de leur livrer bataille avec les moyens du bord, quitte à se casser la gueule ?
Est-il insensé de vouloir se faire le rempart et l’appui des déshérités de toutes sortes, au risque de déplaire à la Santa Hermandad qui veille à ce que rien ne nuise à sa Très Sainte Église comme à sa Très Catholique Majesté ?
Préférez-vous que l’indifférence, la résignation ou l’abdication deviennent notre lot, et que nous regardions sans piper les misères des autres dès lors qu’elles ne nous regardent pas ?
Préférez-vous qu’on les dénonce tout en se gardant bien d’agir, comme s’y évertuent nos révoltés en toc – mine indignée, voix frissonnante et tenue savamment débraillée – pour se délecter ensuite de leur très fatale impuissance ?
Ou, pire encore, préférez-vous un monde où l’on ne croirait plus en rien, où l’on ne se vouerait plus à rien et où l’on s’en féliciterait avec plus ou moins de cynisme ?
Préférez-vous un monde où il n’y aurait plus motif à s’exalter, sinon devant la flambée des cours de l’Action Tencent?
Un monde où l’enthousiasme, l’ardeur, le désir impérieux et sauvage ne surgiraient plus que devant le projet d’engranger toujours plus de dividendes ?
Pardonnez-moi, Monsieur, de m’adresser à vous avec les mots de mon époque, mais votre livre me ramène si furieusement à notre présent que je finis par oublier que quatre siècles nous séparent.

Un autre reproche, à l’instant, me monte aux lèvres. Pourquoi, Monsieur, expliquez-moi pourquoi, vous moquez-vous de votre Quichotte lorsqu’il ne s’accommode pas de ce qu’on appelle, pour aller vite, la réalité ?
Est-il insensé de s’insurger contre cette plate, cette pauvre, cette piteuse réalité ou qui se donne pour telle, et de lui préférer celle que l’on porte en soi, tellement plus vaste et désirable.
Ne pensez-vous pas que la réalité que nous appréhendons par nos yeux intérieurs, depuis nos forêts intimes, depuis nos Indes enchantées, depuis nos îles Bienheureuses et nos jardins du souvenir, ne pensez-vous pas que cette réalité-là donne à l’autre (celle dont les consensus déterminent la forme) une couleur et une saveur rares ?
Ne vous méprenez pas, Monsieur, sur le sens de mes mots. Je ne dis pas que don Quichotte cherche à imposer une illusion spécieuse en lieu et place de la réalité, comme quelques lecteurs distraits l’ont parfois avancé. Ou, pour l’exprimer autrement, que le Quichotte substitue sa petite vision subjective à une autre prétendument objective et affreusement rectangulaire.
Je dis, Monsieur, que le Quichotte perçoit parfaitement la réalité, mais qu’il la perçoit depuis ce que Victor Hugo appelle le promontoire du songe. Et depuis ce promontoire qui le porte aux confins du visible, la réalité qu’il découvre acquiert soudain une autre dimension. Elle se transmue, s’élargit, se déploie, s’exorbite et prend parfois des aspects fantastiques.
Le Quichotte peut alors appréhender ce que la plupart d’entre nous ne voient pas. Il peut scruter l’obscur ; découvrir des abîmes là où d’autres ne voient que leurs pieds ; apercevoir l’horreur là où d’autres ne voient que des insignifiances ; et sur certains visages reconnaître une splendeur devant laquelle la plupart d’entre nous sont aveugles.
Il voit plus. Il voit grand. Il voit autrement.
Il voit tout ce qui, à la réalité, fait défaut.
Il voit, cher Monsieur, en poète, et jette sur le monde un œil très différent de celui du bovin.
Il voit l’inapparent, l’inimaginable. Il voit dans le normal l’anormal avec une acuité rare.
Il perçoit tout en nouveauté, et peut ainsi saisir l’étrangeté de certains objets que nos habitudes ont rendus familiers, découvrir un aspect inouï aux formes les plus bêtes, articuler entre elles les rapprochements les plus surprenants, ressentir proches de son cœur les plus inatteignables, très éloignées de lui celles à portée de main, et éprouver devant le monde ce sentiment d’étrangeté qui parfois nous assaille mais que nos routines écrasent à grands coups de talon.
Depuis le promontoire de ses songes où une tout autre lumière vient nimber les choses et les hommes, sa vision corrige en quelque sorte la myopie dont nous sommes atteints lorsque nous les voyons uniquement éclairés par notre froide et sèche raison.

Est-ce cela, Monsieur, que vous appelez sa folie ?
Souhaitez-vous donc une vie délivrée de ses songes et de ses utopies ? Une vie entièrement vouée aux morales utiles ?
Souhaitez-vous que nous abandonnions tout ce qui a toujours tenu les femmes et les hommes debout, le goût du rêve, le goût du risque et la soif de choses nouvelles quel que soit le nom qu’on lui donne ?
Auriez-vous oublié que l’utopie est l’un des meilleurs adjuvants de la vie ?
Auriez-vous oublié qu’elle lui insuffle l’allant nécessaire pour s’avancer dans la nuit noire, forcer les murs de l’Inconnu, les renverser, les dépasser, et s’ouvrir à des langues étranges, des horizons insoupçonnés et de nouvelles Amériques ?
Auriez-vous oublié qu’elle constitue une impulsion inouïe pour la pensée qu’elle pousse dans le dos jusqu’à des terres inviolées ou laissées en jachère, en attendant qu’elle donne forme à d’inconcevables hypothèses ?
Ignorez-vous que les plus belles découvertes sont nées de ces explorations de l’impossible auxquelles se sont livrés quelques donquichottesques esprits ?
Et que les utopies les plus folles sont vouées à se réaliser un jour ou l’autre ? Toute l’Histoire, cher Monsieur, nous l’apprend.
Voulez-vous nous en déposséder en les frappant de discrédit, ainsi que s’y emploient aujourd’hui les adeptes cyniques de la realpolitik, qui ferment les yeux sur un monceau de saloperies afin de mieux tirer profit du monde comme il va ?
L’utopie est d’ailleurs un vocable que ces messieurs soigneusement éludent, ou qu’ils n’emploient qu’avec la plus extrême circonspection et toujours aux fins de le disqualifier (eux diraient : de le démonétiser), abandonnant son usage aux rêvasseurs en chambre qu’ils savent aussi inoffensifs que ces mouches qu’on chasse d’un revers de la main.
Ces messieurs, dont la race je crois n’est pas près de s’éteindre et qui travaillent sans fléchir à l’accroissement de leur pouvoir, préfèrent ne pas user de ce mot inquiétant qu’ils associent en tressaillant aux flammes du désir, au soulèvement des esprits et aux grandes ferveurs révolutionnaires, toutes choses qu’ils redoutent presque autant que leur ruine.
Moi ce que je crains, Monsieur, c’est que la carence en utopie de ceux qui nous gouvernent et qui se veulent réalistes, ne nous accule au pire si aucun nouveau don Quichotte ne déboule dans le paysage.
Je vous quitte sur ces propos inquiets dont vous ne pouvez comprendre la cause. Je reprendrai ma lettre dès qu’un peu de calme me sera revenu.

Une nuit est passée, cher Monsieur, et je ne suis toujours pas d’humeur à plaisanter, car votre obstination à malmener votre hidalgo, franchement, m’exaspère.
Vous lui flanquez en guise de heaume un plat à barbe sur la tête. Vous l’accoutrez de chausses rapiécées. Vous l’équipez d’une lance rongée de rouille et d’une branche d’arbre en guise de hallebarde. Vous le faites monter sur un roussin efflanqué très judicieusement appelé Rossinante. Bref, vous lui donnez l’allure d’un pauvre épouvantail tout cliquetant de ferraille.
En l’exposant ainsi à la risée de tous, vous autorisez ceux qui se piquent de culture à s’étrangler de rire en évoquant le pantin ridicule qu’un idéalisme exacerbé conduit à prendre pour de très féroces géants de très anodins moulins à vent.
Petite mise au point pour fermer la gueule une fois pour toutes à ces ignares : les moulins à vent, à l’époque du Quichotte, représentaient une nouveauté et rien n’était plus naturel que de les trouver déconcertants et fantastiques, et de se méprendre sur leur fonction. Comme il est naturel que nous soyons aujourd’hui déboussolés par les innovations technologiques dont on nous accable et que nous sommes loin de maîtriser, je parle d’expérience. C’est cette vitesse à laquelle le monde évolue et nous largue, aujourd’hui comme hier, c’est cette résistance qu’à tort ou à raison ces évolutions trop rapides éveillent en nous, que le Quichotte vient ainsi interroger à sa façon.
Je crois savoir, de plus, que les auteurs de romans de chevalerie que votre Quichotte admirait étaient si occupés à louer les vertus de leurs champions incomparables qu’ils négligeaient d’être précis quant aux géants qu’ils affrontaient. Ceux-ci étaient-ils ailés ? d’humeur agressive ? en lutte avec les dieux ? rivaux avec les hommes ?
Je disais donc que vous ne manquez jamais une occasion de rendre votre Quichotte grotesque et de le taxer de fou quand d’autres simplement l’appelleraient poète, philosophe ou génie.

Aussi, je vous prie de revenir un instant, Monsieur, sur votre jugement hâtif autant que désinvolte concernant sa folie.

Je vous accorde que votre Quichotte est fou, s’il est fou d’être généreux dans un monde qui ne donne jamais rien sans contrepartie, un monde pauvre en amour, pauvre en miséricorde et encore plus pauvre en pitié, (folie qui n’est pas, j’en conviens, à la portée du premier venu).

Je vous accorde qu’il est fou si c’est être fou que de choisir de vivre selon ce que vous dictent votre âme et votre cœur.

Je vous accorde qu’il est fou si la folie est le nom que l’on donne à ce qui, chez un être, subsiste encore de puissance visionnaire.

Je vous accorde qu’il est fou, si l’aliéné est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, plutôt que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. C’est Antonin Artaud qui en donne la définition, et elle va comme un gant au Quichotte, lui qui ne peut que s’insurger contre toute injustice car il y va, déclare-t-il, de son honneur de chevalier.

Je vous accorde qu’il est fou si vous concevez la folie à la façon de Nietzsche : le masque qui cache un savoir fatal et trop sûr, et l’ultime recours des hommes supérieurs à qui ne s’offrent que deux issues : soit devenir fou, soit faire semblant, avec le risque de se laisser prendre au jeu, et parfois de s’y perdre.

Je vous accorde qu’il est fou, si vous tenez Les Chants de Maldoror et leur divin poison pour l’œuvre d’un dément victime du tréponème, ainsi que le bavèrent deux ou trois cuistres de son temps, des plumitifs à l’âme rance qui ne lui arrivaient pas à la cheville.

Veuillez m’excuser, cher Monsieur, d’évoquer ainsi devant vous les noms d’Artaud, Nietzsche ou Lautréamont que vous ne pouvez connaître. Mais je perds de vue régulièrement que vous êtes d’un autre temps.

Je vous accorde qu’il est fou s’il l’est aux yeux de ceux qui ne tolèrent des hommes aucune singularité ni aucune incartade, aux yeux de ceux qui les font brûler vifs sur les places publiques pour s’être détournés de la règle fixée par votre Sainte Église.

Qui d’ailleurs, cher Monsieur, détient la vérité sur la folie ? Qui décide de qui est fou et de qui ne l’est pas ? Certainement pas les Églises, ni les États, ni leurs polices, ni d’ailleurs les psychiatres.
Je réalise soudain que ces derniers n’existaient pas à votre époque, la folie n’étant pas alors considérée comme une maladie curable, mais comme le désordre d’une âme fêlée sous les coups de la volonté de Dieu ou du diable.
Les psychiatres (que j’ai beaucoup fréquentés lorsque j’exerçais moi-même ce métier), les psychiatres, depuis, ont prospéré, n’hésitant pas à apporter leur savoir-faire aux pires entreprises et provoquant chez de nombreux sujets plus de dégâts que de bienfaits. On sait, par exemple, que le menuisier Zimmer, qui hébergea le poète Hölderlin, fut mille fois plus compréhensif à son endroit et mille fois moins brutal que le docteur Johann Heinrich Ferdinand von Autenrieth qui le traita si bien dans sa clinique de Tübingen qu’il en sortit complètement anéanti. On sait aussi que le docteur Beer, qui tritura de son « scalpel merdeux » l’âme du pauvre Van Gogh, ne reconnut en lui qu’un schizophrène de type dégénéré, inconscient en ce qui concernait sa vie matérielle et incapable de surveiller ses intérêts et de faire prospérer ses affaires (ce sont les termes exacts de son rapport psychiatrique), tout ça pour avoir eu le tort d’aller peindre la nuit à la lueur de bougies qu’il avait fixées sur son chapeau afin de mieux contempler la beauté du paysage.

Je vous accorde à la fin qu’il est fou si le fait d’empêcher que l’on fasse violence aux plus faibles, et que l’on défende un valet contre la brutalité du patron qui l’emploie, vous paraît relever de la simple démence.

Pour vous amener, cher Monsieur, à changer de regard sur votre créature, je me permets de vous remettre en mémoire l’épisode auquel je viens de faire allusion :
Don Quichotte va chevauchant dans la campagne manchègue, écrivez-vous, lorsqu’il perçoit des cris plaintifs.
Il tourne bride séance tenante et, spontanément, sans réfléchir, se précipite vers le lieu d’où proviennent ces plaintes.
Il découvre alors un jeune berger, nu jusqu’à la ceinture, attaché à un chêne et frappé à grands coups de ceinture par un vigoureux paysan.
Or toute atteinte portée à la dignité des hommes, tout traitement qui abaisse et humilie, toute violence qui brise les corps et les âmes, révoltent notre Quichotte et le font trembler de colère.
Homme sans vergogne, lance-t-il au paysan, de quel droit vous attaquez-vous à un malheureux sans défense ?
Le paysan, pris de court à la vue de cet escogriffe en armes, on le serait à moins, répond qu’il punit son valet pour s’être montré négligent et avoir eu l’audace de réclamer ses gages.
Mais le Quichotte est organiquement, biologiquement, épidermiquement incapable de consentir à l’injustice, et face aux raisons invoquées par le paysan, son sang ne fait qu’un tour. Il se fâche tout noir et somme ce dernier, sur un ton qui ne souffre pas de réplique, de détacher immédiatement son valet et de le payer sur l’heure s’il ne veut pas finir transpercé d’une lance. Le Quichotte n’y va jamais avec le dos de la cuiller.
Impressionné, le fermier obtempère. Mais ne pouvant s’empêcher de mégoter, il propose de retirer de la somme due le prix des souliers qu’il a fournis à son valet ainsi que le prix des saignées pratiquées lorsqu’il était malade.
Réponse inouïe du Quichotte, digne d’un penseur marxiste :
Car s’il a abîmé le cuir de vos souliers, vous avez abîmé la peau de son corps ; et si le barbier lui a tiré du sang quand il était malade, vous, vous lui en avez tiré quand il était en pleine santé. Aussi ne vous doit-il plus rien.
Avez-vous bien lu, Monsieur, ce que vous écrivez ?
En 1604, votre Quichotte s’indigne contre ceux qui exploitent la force des autres, qui les usent, qui leur sucent le sang et qui les épuisent en vue de leur propre profit.
Et que le paysan en question se prévale de son statut de patron pour s’arroger le droit de punir son valet ainsi que bon lui semble comme celui de l’entuber en toute impunité (serait-ce une définition du patronat ?) ne l’impressionne nullement. Pire, il ne fait qu’accroître sa colère.
Marxiste je vous dis. Quelques siècles avant la révolution industrielle, avant le travail à la chaîne et les cadences infernales qui harasseront le corps et la pensée des ouvriers d’usine. Quelques siècles avant le film de Chaplin Les Temps modernes, et avant les écrits de Simone Weil qui en diront l’horreur banale.
L’affaire lui semblant résolue, le Quichotte s’éloigne et disparaît dans la forêt.
Mais à peine a-t-il quitté les lieux, que le fermier qui sans aucun doute se pense bon chrétien (il ne manque jamais une messe), mais qui a quelques privilèges à défendre et une humiliation à venger, s’assoit chrétiennement sur la promesse qu’il a faite à don Quichotte, empoigne chrétiennement son valet par le bras, le rattache chrétiennement au chêne, et lui administre chrétiennement tant de coups, qu’il le laisse plus écorché encore et plus sanguinolent que saint Barthélémy.
Telle est la morale à l’œuvre dans l’Espagne de Philippe II que don Quichotte met au jour.
En intervenant de la sorte, votre hidalgo, Monsieur, ne corrige pas seulement une forfaiture qui contrevient quelque peu, convenez-en, aux enseignements de l’Évangile, mais il révèle cette logique qui fait accroire au paysan propriétaire qu’il n’est d’autre loi que la sienne, et qu’il est dans son droit le plus strict lorsqu’il brutalise violemment son subordonné et, de surcroît, le gruge. En résumé : que la raison du possédant est toujours celle qui l’emporte.

Extraits
« Toute œuvre, vous le savez, est datée et fille de son époque, idem pour le sens qu’on lui donne, qui fluctue, s’éclaire ou s’obscurcit, s’affadit ou s’aiguise, bref se recrée sans cesse avec l’esprit du temps et les préjugés qu’il charrie. Mais quel que soit, Monsieur, le contexte dans lequel vous concevez la vôtre et dont nous devons, bien entendu, tenir compte, et malgré les circonstances atténuantes qu’il me paraît juste de vous accorder, je suis au regret de vous annoncer ceci : Vous vouliez offrir aux lecteurs un Quichotte piteux, eh bien, Monsieur, c’est raté ! Votre Quichotte est tout simplement touchant. Sa fragilité dans ce monde de brutes ne peut que nous attendrir, tout en nous amenant à réfléchir sur les raisons de la violence qu’il endure.
Vous vouliez jeter le discrédit sur sa geste ? C’est encore raté. Car ce qu’on retient d’elle, c’est l’inflexible, la scandaleuse, l’infatigable force d’insurrection qui l’anime.
Qu’importe en effet au Quichotte qu’on le foule aux pieds comme on foule la vigne, ou qu’on le frappe jusqu’à lui rompre les côtelettes. Qu’importe qu’on le moque ou qu’on le berne. Qu’importe qu’on le juge insensé. Et qu’importe qu’il soit l’objet de l’incompréhension la plus épaisse (il ne s’en plaint d’ailleurs jamais et ne fait rien pour être compris, il semble parfois même se complaire à ne pas l’être). Rien ne l’échaude ni ne le décourage et sa détermination ne faiblit pas d’un millimètre. » p. 43-44

« D’où ces aphorismes que je vous propose car ils sonnent donquichottesquement à mes oreilles et ne devraient pas, je crois, vous déplaire :
Le premier : Pas de littérature sans liberté.
Le deuxième : Pas de liberté sans courage.
Et ce troisième qui découle des deux autres : Pas d’écrivains sans courage. De cela, cher Monsieur, je suis sûre. C’est même l’une des rares choses en ce monde dont je sois vraiment sûre. » p. 48

« La Santa Hermandad, qui fut créée par Isabelle la Catholique en 1476, fait trembler depuis un siècle tout Le peuple d’Espagne puisqu’elle cumule deux pouvoirs aussi coercitifs l’un que l’autre: le pouvoir royal et de l’Église.
Cette institution est constituée de groupes d’hommes armés et qui ont pour sainte mission de traquer et d’appréhender les criminels en tous genres. Ces milices forment une force de police centralisée, efficace, et dotée de larges pouvoirs de juridiction, l’ancêtre en quelque sorte des milices qui fructifièrent pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui sévissent encore aujourd’hui dans de nombreux pays.
Ces milices sont formées sur le modèle des anciennes hermandades, en français : fraternités. Des milices fraternelles ! Goûtez, je vous prie, la perversion, la laideur contenue dans l’accouplement de ces mots, lequel dit mieux que tout discours la violence et la muflerie, ointes par les Saintes Huiles, qui animent ces redoutables formations policières. » p. 78

« Ce matin, cher Monsieur, une question me brûle les lèvres: ce goût profond pour la liberté et la justice et cette hostilité que don Quichotte manifeste à l’endroit du pouvoir ne seraient-ils pas, incidemment, les vôtres ?
Excusez-moi de mettre les pieds dans le plat, mais il me semble que votre chevalier a, comme on dit, bon dos.
J’ai en effet le sentiment que vous lui faites endosser tout ce que vous ne pouvez formuler ouvertement; et que vous l’amenez adroitement à dire à votre place vos quatre vérités: à savoir que cette fin de siècle et ce début d’un autre sont, pour le moins, calamiteux; que l’Église catholique, apostolique et romaine est méchante autant qu’omnipotente, et ses polices mêmement; que la paresse, l’oisiveté, la gourmandise et la mollesse y triomphent chaque jour; que tous les gentilshommes ne sont pas dignes de leur titre, à la différence de qui vous savez. » p. 95-96

« Lien d’amitié tel celui qu’ont tissé lentement don Quichotte et Sancho, avec tout le bienfait qui, pour eux, en découle.
Bienfait pour don Quichotte :
Parce que Sancho est sa main amie, sa main fidèle, son garde-fou, son abri, son rempart, son factotum, son confident, son réconfort, son intercesseur, son psychanalyste, son coach, son confesseur, son maître d’hôtel, son avocat, son agent, son arbitre, son habilleuse, son faire-valoir, son chargé de mission, son consolateur, son modérateur, son bon ange, sa béquille, son frère en détresse et son oblative maman.
Parce que Sancho sait mieux le monde que lui-même. Sancho a compris par exemple que c’était l’argent qui menait la danse et qu’il n’y avait au fond que deux familles (on dirait aujourd’hui deux classes): celles qui en ont et celles qui n’en ont pas, les deux se faisant perpétuellement la guerre: tout le reste: foutaises. Quant à lui, il préfère les premières, car au jour d’aujourd’hui, l’avoir passe avant le savoir: un âne couvert d’or a meilleure mine qu’un cheval bâté. Il semblerait, cher Monsieur, que cela soit toujours le cas. Parce que (je continue à dérouler l’inventaire des raisons qui ont fait de ce couple un mythe universel), parce que Sancho l’exhorte à remonter la pente chaque fois que, las de subir rebuffades, avoinées et affronts divers, il est sur le point de s’abandonner à la mélancolie (Sancho a peut-être deviné que tant de bravades pouvaient cacher chez son maître je ne sais quelle secrète détresse). Que diable, lui dit-il, vous n’allez quand même pas vous laisser abattre ! On n’est pas en France ici. (J’aimerais que l’on puisse un jour m’expliquer cette remarque.)
Parce qu’aux yeux de don Quichotte qui connaît si mal les hommes pour les avoir seulement feuilletés, Sancho est celui qui le rattache à la communauté humaine. Celui qui lui permet de dire « nous ».
Car Sancho est le plus humain des humains.
Car Sancho est tous les hommes.
Il est vous, il est moi, il est nous.
Et rien de ce qui nous agite ne lui est étranger.
Ni ange ni bête. Mais ange et bête. Bon et bas. Loyal et lâche. Égoïste et généreux. Tendre et cruel. Et se sachant mortel. Comme vous, cher Monsieur. Comme moi. Comme nous. » p. 132-133

« Votre roman, Monsieur, est le premier best-seller espagnol, après la Bible. C’est pour vous une immense joie. Mais vous allez connaître de nouveaux soucis en 1605. Un gentilhomme, don Gaspar de Ezpeleta, ayant été assassiné devant votre maison, vous êtes accusé de son crime, puis rapidement reconnu innocent.
Vous vous installez enfin à Madrid, protégé par le comte de Lernos (le parrainage par un seigneur de haut rang est, de votre temps, une chose indispensable).
En 1613, vous publiez les Nouvelles Exemplaires, en 1614 un long poème en tercets Voyage au Parnasse, et en 1615 la seconde partie du Quichotte. Vous mourez un an après, le 22 avril 1616. Shakespeare meurt, dit-on, le même jour. C’est une coïncidence qu’il me plaît toujours de signaler.
Votre roman Les Travaux de Persille et Sigismonde paraitra un an après votre mort.
De votre vivant, vous avez contre vous, cher Monsieur, le fait de ne pas appartenir au sérail littéraire. » p. 164

À propos de l’auteur
SALVAYRE_lydie_©Martine_HeissatLydie Salvayre © Photo Martine Heissat

Née en 1946 d’un père Andalou et d’une mère catalane, réfugiés en France en février 1939, Lydie Salvayre passe son enfance à Auterive, près de Toulouse. Après une Licence de Lettres modernes à l’Université de Toulouse, elle fait ses études de médecine à la Faculté de Médecine de Toulouse, puis son internat en Psychiatrie. Elle devient pédopsychiatre, et est Médecin Directeur du CMPP de Bagnolet pendant 15 ans. Elle est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits dans de nombreux pays et dont certains ont fait l’objet d’adaptations théâtrales. La Déclaration (1990) est saluée par le Prix Hermès du premier roman, La Compagnie des spectres (1997) reçoit le prix Novembre (aujourd’hui prix Décembre), BW (2009) le prix François-Billetdoux et Pas pleurer (2014) a été récompensé par le prix Goncourt. (Source: Éditions du Seuil)

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Cendres blanches

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Sélectionné pour le Prix Orange du livre 2021

En deux mots
Une embuscade tendue par les douaniers, mais surtout le déshonneur après un viol et un avortement poussent Ametza vers l’exil. Du pays basque, elle va gagner New York où elle va devenir Emma et épouser un chef de la mafia.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment Ametza, forcée à l’exil, va devenir Emma

Olivier Sebban retrace avec Cendres blanches le destin peu commun d’une Basque contrainte à l’exil et qui va se retrouver à New York au cœur des trafics de la mafia, de la prohibition à la Seconde Guerre mondiale.

Ametza partage la vie des contrebandiers qui font passer les Pyrénées à des convois de plus en plus volumineux. Mais en ce jour d’hiver 1925, après avoir franchi la frontière de nuit, ils se font cueillir au petit matin par les douaniers.
La confrontation tant redoutée a alors lieu et le drame se noue en quelques secondes, causant la mort des trois douaniers et d’un contrebandier.
Deux ans plus tard, on retrouve Ametza sur un paquebot. Parti de Santander, elle a rejoint les Pays-Bas pour gagner les États-Unis. Une traversée difficile la conduit jusqu’à Ellis Island où un fonctionnaire peu scrupuleux lui remet une autorisation d’entrée sur le territoire au nom d’Emma. Ce sera dès lors sa nouvelle identité. À peine arrivée, elle est engagée par les Heidelberg, qui étaient à la tête de plusieurs restaurants «ravitaillés en scotch et en vin par le gang de Luciano». Logée dans leur immeuble érigé à la frontière du Lower East Side, elle avait en charge les enfants William et James, sept et neuf ans. Mais très vite, elle abandonna ce premier emploi pour suivre Saul Mendelssohn dans ses expéditions, lui servant notamment de chauffeur quand il partait récupérer les caisses de whisky de contrebande. Avec son amant, elle allait vite gagner du galon.
Olivier Sebban a choisi de construire son roman entre deux pôles, les contrebandiers à la frontière espagnole en 1925 avec l’attaque dans les montagnes, «la fuite et le déshonneur des lâches condamnés à demeurer dans le vestibule des enfers» et les contrebandiers de New York. Ametza devenue Emma lui servant de « fil rouge » entre les deux histoires qui vont mener de part et d’autre de l’Atlantique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le sang et les larmes venant se mêler à la montée des périls. Vengeance, convoitise, règlements de compte et exécutions venant ponctuer cette soif d’argent et de pouvoir. On voit la peur gagner du terrain autant que l’envie d’ordre et de sécurité.
De la guerre des gangs à la guerre civile espagnole, c’est à un voyage jonché de cadavres que nous convie Olivier Sebban dans ce roman dense, très documenté et qui n’oublie rien des bruits et des odeurs dans son souci de réalisme. Une page d’histoire portée par des personnages forts, que l’on garde longtemps en mémoire.

Cendres blanches
Olivier Sebban
Éditions Rivages
Roman
300 p., 19 €
EAN 9782743652548
Paru le 7/03/2021

Où?
Le roman est situé dans les Pyrénées, entre le France et l’Espagne, du côté de Pamplona et Santander, mais aussi à New York et dans le New Jersey.

Quand?
L’action se déroule de 1925 jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hiver 1927. Ametza Echeverria contemple l’île de Manhattan sur le liner qui la mène à Ellis Island. Elle se souvient de ceux qu’elle abandonne, des convoyages de contrebande sur les sentiers des Pyrénées, accompagnée de son frère Franck – jusqu’à ce jour terrible qui l’a jetée sur les chemins de l’exil.
À New York, Ametza devient Emma. Elle rencontre Saul Mendelssohn, un mafieux de haut vol. Ensemble, ils organiseront des braquages et des règlements de compte, s’associant aux politiques corrompus et à la pègre locale.
Mais on ne se débarrasse jamais de son passé. Et quand le sien reflue, Emma prend le chemin de l’Europe pour accomplir sa vengeance.
Olivier Sebban retrace brillamment le portrait d’une femme puissante que rien ne peut détruire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Podcast Le livre du jour (Frédéric Koster)
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Les premières pages du livre
Personnages
Charlie Luciano, gangster italo-américain né Salvatore Lucania en 1897 en Sicile dans le village de Lercara Fridi, émigre à l’âge de neuf ans, en 1906, aux États-Unis, New York, Lower East Side. Devenu riche et puissant grâce à la Prohibition. Considéré comme l’inventeur et le chef de la mafia moderne après l’assassinat de Joe Masseria et Salvatore Maranzano.
Meyer Lansky, gangster juif américain né en 1902 à Grodno dans l’Empire russe, émigre à l’âge de neuf ans, en 1911, aux États-Unis, New York, Lower East Side. Ami de Luciano depuis l’enfance, il deviendra son bras droit. Surnommé par les médias le cerveau de la mafia, il sera trésorier du syndicat du crime après la mort de Joe Masseria et Salvatore Maranzano.
Benjamin Hymen Seigelbaum ou Bugsy Siegel, gangster juif américain né à Brooklyn en 1906. Ami et associé de Lansky et Luciano. Assassin pour le compte du crime organisé. Fondateur de Las Vegas.
Arnold Rothstein, gangster juif américain né à Manhattan en 1882 dans une famille aisée. Joueur et propriétaire de maisons de jeu. Mentor de Charlie Luciano. Fondateur de la mafia moderne. Il financera et organisera les premières opérations de bootleggers comme Luciano.
Frank Costello, gangster italo-américain né en Calabre en 1891, émigre en 1895 à New York, Harlem. Disciple de Rothstein, surnommé Premier ministre du crime, il deviendra conseiller de Luciano, et plus tard, lors de l’incarcération de celui-ci à Dannemora, chef de sa famille.
Albert Anastasia, gangster italo-américain né en Calabre en 1902, émigre à New York en 1917, surnommé Seigneur grand exécuteur ou Maître des hautes œuvres pour sa facilité à tuer. Il est nommé à la tête de la Murder Incorporated, bras armé du syndicat du crime, puis chef de la famille Gambino.
Lepke Buchalter, gangster juif américain né à New York dans le Lower East Side en 1897, associé à la famille de Luciano, un temps chef de la Murder Incorporated.
Nucky Thompson, homme politique et mafieux né en 1883. Des années 1910 jusqu’à son emprisonnement en 1941, il fut le chef du système politique et mafieux d’Atlantic City.
Joe Masseria, gangster italo-américain de l’ancienne génération, né en Sicile en 1886, émigre à New York en 1902, grand rival de Salvatore Maranzano dans la guerre des Castellammarese qui les opposa pour la prise du pouvoir à New York. Un temps allié à Lucky Luciano, il est assassiné par des hommes de celui-ci, dans un restaurant.
Salvatore Maranzano, gangster italo-américain de l’ancienne génération, né Sicile en 1887, émigre à New York en 1924, grand rival de Joe Masseria, vainqueur dans la guerre des Castellammarese qui les opposa, capo di tutti capi autodésigné, assassiné en 1931 par les hommes de Luciano et Meyer Lansky avec qui il avait conclu une alliance avant l’exécution de Masseria.

« Il la plaquait contre le mur et la soutenait de ses avant-bras et lui imposait son rythme. Elle haletait, ses jambes enserraient les hanches de l’homme. Elle l’enlaçait. Nuit de la Saint-Jean. Elle ne l’aimait pas, dansait avec lui les soirs de fête, détestait la maladresse et les propositions des autres, devinait qu’il n’aurait jamais osé lui réclamer ce qu’elle lui accordait et savait qu’elle le lui avait accordé afin qu’il ne se risque plus à la demander en fiançailles.
Les fusées d’un feu d’artifice s’élevèrent en chandelles, sifflements et lumières décrépites au-dessus des flammes d’un brasier autour duquel dansait une assemblée d’ombres, cessèrent de grimper et crevèrent en panaches exténués au-dessus des maisons à colombages, dévoilèrent un instant les montagnes avant de choir et mourir dans un souffle asthénique dont le crépitement révoqua toute chose à la faible lueur des étoiles.

Un col de montagne non loin de la frontière espagnole
1925
La frontière franchie de nuit, ils attendaient dans l’aube verglacée et l’un d’entre eux, posté à l’extérieur d’un virage en surplomb des lacets de l’ancienne piste carrossable, surveillait la vallée. Les flancs de la vallée s’évasaient sous le ciel pâle et la cime givrée des conifères entravait un lent mouvement de brume entre deux dévers. Le ciel se teinta de rose au-dessus des sommets dont l’arête dominait la nuit bientôt reléguée et le soleil frangea l’est d’une lumière neuve. Ils parlaient un espagnol rugueux et mâtiné de basque, tapaient du pied et recensaient les pertes et les gains d’une saison de brigandage, le nombre des mules emportées dans les ravins, les routes et les cols praticables avant les premières neiges, jusqu’au printemps et sa débâcle, évaluaient les saisies d’alcool et de tabac, les fusillades et les escarmouches sans conséquence entre douaniers et contrebandiers, fumaient leurs cigarettes roulées entre leurs doigts gourds.
Edur Cruchada entendit un bruit de moteur et se pencha un peu au-dessus du vide et reconnut la Ford à plateau du père de Franck Echeverria. Franck Echeverria conduisait depuis la veille au soir. Ametza, sa sœur assise entre son père et lui, les accompagnait. Le père, portière entrouverte, évaluait l’espace vacant entre le marchepied et l’abîme, gueulait parfois une consigne, tapait sur le toit de la cabine afin de signaler un obstacle. Edur adressa un signe au groupe des quatre Espagnols portant leurs fusils de chasse cassés à l’épaule et tous gagnèrent une portion de piste infranchissable en voiture. La Ford, équipée d’un bloc-moteur Berliet protégé d’une bâche en coton huilé, six cents kilos amarrés au plateau par des chaînes, progressa lentement dans les ornières.
Edur, armé d’un pistolet-mitrailleur suisse passé en bandoulière, magasin en escargot chargé de cartouches 7.65 Parabellum, passa une main aux ongles noirs dans sa barbe naissante, plissa les yeux et scruta une ligne sombre et taillée dans la paroi d’un ubac couvert de pins à crochets, se racla la gorge, toussa et cracha entre ses chaussures, releva la tête, étudia le risque d’une intervention des douaniers français, l’envisagea avec l’arbitraire d’un homme de terrain, l’espérance d’un homme renseigné, puis quitta son poste de guet pour gravir le virage et atteindre un replat planté de mélèzes à l’ombre desquels patientait une paire de bœufs attelés à une lourde charrue. Un chien de berger montait la garde sur le banc du postillon. Le chien se leva, remua la queue, bâilla et envoya un jappement plaintif. Edur saisit l’anneau passé dans le mufle de l’un des bœufs et l’entraîna lentement dans la pente.
Le père Echeverria descendit du pick-up en marche et trébucha, ajusta son béret et sourit. Franck poussa la Ford un peu plus avant dans la poussière et s’arrêta non loin de la route affaissée, au mitan d’une section nivelée sous un encorbellement de roche étincelante de glace, à l’endroit d’une source dont les eaux suintaient et moiraient couche après couche une ravine érodée.
Les contrebandiers espagnols doublèrent la portion de piste dangereuse. Edur mena les bœufs à la sortie d’un virage assez large pour exécuter un demi-tour sans dételer, manœuvra les animaux récalcitrants, meuglant et roulant des yeux, les guida doucement en marche arrière, serra le frein de la charrue et plaça deux caillasses sous les roues avant du chariot.
Franck fit signe à Edur de rejoindre le groupe des hommes maintenant rassemblés derrière le plateau de la Ford, ôta son feutre, le déposa sur la bâche et tira deux bouteilles de blanc sec des poches de sa canadienne en cuir. Ses cheveux luisaient de brillantine dans la franche lumière. Il confia une bouteille à son père, déboucha la seconde et la tendit à Edur. Edur dévoila ses petites dents jaunes en un bref sourire de refus. Franck haussa les épaules et but une gorgée, essuya la moustache de sa barbe courte et noire. Les Espagnols cherchèrent l’approbation d’Edur sans l’obtenir, puis vidèrent les bouteilles. Ametza récupéra les bouteilles et les rangea sous le siège passager de la Ford. Franck enfila une paire de gants de travail, retira la bâche et les chaînes, plia la bâche avec l’aide de sa sœur, la posa sur le capot, enroula les chaînes et lesta la bâche. Edur sollicita l’aide du plus jeune d’entre les contrebandiers, son neveu âgé de seize ans, fils de sa sœur propriétaire avec son mari d’une venta ravitaillée par la contrebande. Blond et pâle, les yeux bleus, maigre, coiffé d’une casquette informe et vêtu d’une courte veste en peau de mouton retournée, l’adolescent s’approcha, rétif, sa démarche chaloupée, son fusil trop lourd à l’épaule.
Le chien fit un bond hors de la charrette et vint laper la glace sous la ravine et manqua d’y laisser sa langue collée. Son maître, Anton, un homme gras et puissant, brisa d’un coup de talon la solide couche recouvrant la flaque. Le neveu déposa son fusil sous le banc du postillon, puis vint de mauvaise grâce aider son oncle à transporter un large brancard en bois de hêtre. Il marmonna, et l’oncle agacé ordonna au neveu indocile, imprévisible et parfois violent, de se mettre au travail sans rechigner.
Les hommes se répartirent autour du plateau de la Ford afin d’installer le moteur sur le brancard. Franck examina le brancard et proposa de glisser trois bastaings sous la charge, avant de la hisser dans la charrue. Les contrebandiers approuvèrent et décidèrent de sortir les bastaings logés entre le plateau et le châssis de la voiture. Edur discuta la manœuvre et leur solidité. Le père et le fils Echeverria avancèrent leurs arguments, se relayant en basque d’une voix claire et tranquille dans la froide et matinale atmosphère. Edur n’opposa plus un mot et contempla Ametza d’un œil glauque et sidéré, levant parfois la tête en direction d’une buse dont le vol concentrique et les sifflements échouaient à conjurer sa fascination.
Franck désigna les à-pics saignés de pénombre, le soleil à son principe entre les failles de schiste dressées à l’est et décréta qu’il ne fallait pas attendre que la glace fonde ou que la terre ramollisse, et dépêcha sa sœur un peu plus haut sur la route pour surveiller leurs arrières.
Le neveu d’Edur contemplait l’intérieur de la Ford et son oncle lui ordonna de se joindre aux porteurs. Le neveu renâcla et défia l’oncle du regard et l’oncle lui fit baisser les yeux. Les hommes dégagèrent le brancard sur le côté, reprirent position et hissèrent le moteur de quelques centimètres. Le père Echeverria ajusta les trois bastaings sous la charge aussitôt déposée et désigna une place pour son fils, plia sur son épaule un épais chiffon, évalua la fragilité du neveu et lui proposa de venir en soutien d’Anton. Les hommes s’en amusèrent, tandis qu’Edur, crispé sur les bois et les éventrations de brume maintenant chamarrée d’une lumière bleuâtre, considérait une chose à laquelle personne ne prêtait attention.
Processionnaires chancelants et baladant un catafalque bancal sur un chemin de montagne chaotique, ils avancèrent le long de la piste, en nage et soupirant, jurant et coudoyant le vide quand retentit une première sommation. Ils s’immobilisèrent et l’adolescent grimaça, gémit et supplia qu’on dépose la charge, gémit encore et vacilla insensiblement sur ses jambes trop frêles et tremblantes dans son pantalon trop large. Anton l’encouragea. Le neveu reprit son souffle et se plaça à l’endroit de la poutre ou la charge était un peu moins lourde et les contrebandiers plaisantèrent entre eux de cette escroquerie.
Ils n’entendirent pas la seconde sommation, poursuivirent leur avancée et cessèrent à la troisième. Décharge de chevrotine en ultimatum. Quelques branches et des aiguilles de pin s’éparpillèrent dans la ramure et tombèrent sur le képi des douaniers. Edur les vit dévaler depuis la ligne sombre et boisée taillée dans la paroi, les observa louvoyer en petites foulées entre les sapins et se positionner en surplomb de la piste, leurs armes braquées sur les porteurs. Il compta trois militaires équipés de fusils et de pistolets de fabrication espagnole. Le plus grand des trois lui ordonna de lever les mains et il obtempéra. Les douaniers se montrèrent un peu plus, blafarde trinité de fonctionnaires sous leur visière, imprudents et mal renseignés, en embuscade dans les hauteurs depuis le crépuscule précédent.
Edur espéra une nouvelle plainte de son neveu et son neveu la lui servit accompagnée d’une défaillance que les hommes tentèrent de compenser par un mouvement de bascule. Edur arma son fusil-mitrailleur et tira plusieurs rafales sur les gendarmes captivés par le début d’oscillation du chargement et l’inévitable chute et l’inévitable démembrement des hommes, les six cents kilos et les bastaings fracassés et les os brisés, les arbustes emportés dans un cataclysme de roche descellée et catapultée dans l’abîme.
Edur cligna des yeux et chassa l’image des douaniers désarticulés, un instant figés et rejetés dans l’obscurité. Le canon de son arme fumait. La colère et la tension dans ses bras et dans sa poitrine, forte au point de l’inciter à pivoter et abattre les hommes occupés à se relever de la poussière, affolés et vérifiant l’intégrité de leurs membres, ramassant leur béret avant de le battre contre leurs cuisses tétanisées. Franck et son père se redressèrent, indemnes, blêmes de peur et de saleté, visages couverts d’écorchures et d’ecchymoses. Le propriétaire du chien s’accroupit devant le moteur et appela Edur.
Les oreilles d’Edur bourdonnaient et ses yeux brûlaient. Il cilla et jura et demanda à l’un des hommes, dégringolé au mitan de la pente, d’aller ramasser les armes des douaniers et descendit la piste en maugréant sans remarquer la fille dans son sillage de cordite et de métal chauffé à blanc.
Il aperçut le bloc-moteur un peu plus bas sur la piste, sa chute interrompue, quintal de ferraille disloquée et immobilisée contre une souche d’arbre, son neveu adossé dans le dévers, presque assis, ses jambes écrasées, observant incrédule les hommes venir à lui en loqueteux spectateurs d’un sordide numéro de foire dont ils cherchaient en vain à lever la supercherie. Approchant, il sonda le fond de son âme en quête d’un signe capable de rédimer son habituelle indifférence et chasser la vague inquiétude éveillée par cette indifférence. Les rescapés firent place. Echeverria père et fils engagèrent Ametza à regagner la voiture. Edur distingua le visage exsangue de son neveu, baissa les yeux et ne vit de sang ni sur le chemin ni dans le fossé, leva de nouveau les yeux sur son neveu et lui adressa un hochement de tête entendu, dont le sens, irrévocable, échappait au plus jeune des deux. Un filet rose et mousseux coulait des lèvres de l’adolescent et l’oncle se souvint de la promesse faite à sa sœur de le protéger et de l’endurcir, chercha Anton parmi les témoins ahuris et décréta qu’on allait attendre que ça passe.
Aucun des contrebandiers n’avait vu pareil prodige et l’un d’entre eux se signa et murmura un Notre Père que les autres singèrent à sa suite. Le neveu agita des pupilles affolées sur leurs visages de rustres balbutiant et bricolant un sacrement, risqua une parole de protestation quand rien d’autre ne se forma qu’une bulle rose et transparente, incongrue et fragile, sur le point de rompre dans le souffle.
Le type, envoyé chercher les armes, descendait la route quand Franck et son père prirent l’initiative de faire levier avec l’un des bastaings brisés et dégager le corps inerte. Deux autres hommes saisirent le neveu sous les aisselles et le corps se déchira dans un flot de sang et d’intestins débraillés. Franck se détourna et courut vomir dans le fossé. Edur recula devant la flaque dont l’ourlet roulait comme un épais mascaret sur la piste. Les trois autres contrebandiers s’écartèrent et l’un d’entre eux saisit Ametza dans ses bras pour l’empêcher de voir le sang se répandre et tarir et former sur la terre une large plaque visqueuse. Franck se redressa, la respiration courte et les yeux pleins de larmes, poussa un long soupir et se retourna, perçut un ordre plusieurs fois répété et surprit l’un des contrebandiers en train d’essuyer frénétiquement le bout de sa chaussure dans l’herbe. Edur gueula une seconde fois son ordre et l’homme leva la tête et regarda autour de lui et regarda de nouveau son pied et recommença à le frotter dans l’herbe. Edur le somma de rejoindre son camarade stupéfait et immobile devant le corps sectionné afin d’en remonter le buste dans la pente et le foutre dans la charrette.
Ils s’exécutèrent sans méthode, tenant chacun une main du cadavre et le tirant derrière eux comme une viande de brousse. Edur les surveilla un instant puis fixa Ametza, sentit son sexe durcir, se détourna et regagna la charrette par la route, grimpa sur le plateau et se pencha sur son neveu et lui ferma les paupières. Les tissus et les chairs luisaient faiblement au niveau de l’abdomen. Sa colonne vertébrale avait été sectionnée et dépassait de son buste broyé. Anton se signa et dissimula la carcasse sous de grands sacs de jute et siffla son chien disparu dès les premiers coups de feu. Le chien refusait de venir. Il le surprit en train de lécher le sol et rogner les chairs coincées sous le moteur, se détourna et s’enfonça dans les bois en direction de l’Espagne.
Franck s’installa au volant de la Ford. Ses mains tremblaient. Il les serra sur le volant en bois. Ametza, pâle et nauséeuse, se cala à ses côtés. Le père rangea la toile huilée et les chaînes à l’arrière de la Ford et donna deux coups de manivelle. Ils roulèrent en marche arrière et firent demi-tour au premier virage, marquèrent une embardée au plus près de l’épaulement extérieur de la piste, afin d’éviter le moteur. Le chien montra les crocs.

Ametza Echeverria devient Emma Evaria
Ellis Island, New York
1927
De nombreux fantômes occupaient son exil et sa fuite l’avait rejetée aux confins d’un autre monde, sur l’océan et dans la promiscuité sans sommeil de migrants entassés au fond des cales du RMS Ausonia, un liner affrété par la Cunard. La mer avait été mauvaise depuis Santander en passant par Rotterdam où de nombreux immigrants, parmi les plus pauvres, étaient montés à bord. Elle avait passé plusieurs nuits et plusieurs jours recluse dans sa cabine, malade, étendue sur sa couchette bordée de draps jaunes et d’une épaisse couverture grise et rehaussée d’un feston dans la trame duquel on lisait, brodé et à intervalles réguliers, le nom de la compagnie. Elle s’était contentée de son réduit saturé d’odeurs de vomi, de cambouis, d’embruns, de charbon, de soupe froide et de métal froid, solitaire et livrée à des songes ineptes à l’orée desquels son fils devenait homme et la vengeait des méfaits de son frère et d’Edur. Elle avait subi les houles en surcroît de l’insomniaque arythmie des machines, méditant ses représailles inassouvies et maintes fois mises en scène et n’avait jusqu’ici jamais envisagé d’autre monde que l’ancien, précipitée vers l’ouest, somnolente et bientôt tourmentée par le détail des passagers morts et recensés dans les ponts inférieurs, leur quantité incidemment vociférée devant sa porte par un steward à l’intention d’un second steward agrippé à la main courante d’une coursive.
L’hécatombe avait fini par varier en nombre et se perdre dans son souvenir, les prénoms de son père et de son frère ajoutés ou retranchés au décompte, finalement dissipé à l’horizon de la mer apaisée. Elle était sortie sur le pont supérieur et n’aurait jamais pensé l’horizon capable de l’assiéger et la maintenir au centre d’un orbe imperceptiblement déporté vers l’Amérique, était longtemps demeurée immobile et partageant avec des centaines d’autres émergés des entrailles du bateau et, comme des milliers d’autres avant elle jetés dans la même entreprise de salut, sa mélancolie comme une gueule de bois soignée par les vagues à l’étrave. Elle s’était adoucie en lisière d’un silence continûment sapé par les tremblements de la cheminée du bateau dont le panache de fumée noire dérivait de travers et souillait d’un brouillard anthracite les hampes de lumières bleu pâle tombées d’entre les nuages.
Elle avait voulu regagner sa chambre. Dans l’entrepont, frôlant les costumes sombres, les robes, les enfants livides et emmitouflés, respirant les effluves de tabac, saisissant la profusion et la diversité des langues, sa colère était revenue. Ce qu’elle n’avait jamais songé haïr, la crasse, l’ignorance, quelque chose de vulnérable, un présage de détresse, lui devint insupportable. Elle emprunta l’escalier menant à sa cabine et remarqua qu’un homme observait discrètement le visage d’une jeune femme escortée par sa mère et sa sœur, pâle et brune sous son châle, des yeux verts, juive, italienne sans doute. Elle ralentit et l’homme inclina imperceptiblement le front, puis leva le regard sous le bord de son bowler hat, posa furtivement son attention sur elle tandis qu’elle accélérait le pas et se retrouvait face à l’écoutille et sa lourde porte de métal grippée et badigeonnée de couches de peinture blanche, se demandant combien de fois le RMS Ausonia avait traversé l’Atlantique et franchi des tempêtes et combien de spectres hantaient ses cabines et ses ponts et combien de jeunes types s’étaient émus au passage d’une fille aussi tangible que l’illusion d’un monde neuf et sans cesse repeuplé par la même insignifiante et sempiternelle humanité.
Elle commanda son premier vrai repas et s’assit sur sa couverture, se souvenant d’un air entendu pour la première fois O Mio Babbino Caro fredonné par une grosse Italienne calée sur un banc, ses cinq gosses affublés de casquettes loqueteuses, rassemblés autour d’elle comme autour d’une idole dont le chant ne comptait guère plus que les choses familières et les nostalgies éventées du pays perdu.
Un matin ils entrèrent dans la baie de New York et naviguèrent longtemps sous la neige et dans la brume laiteuse sans jamais distinguer ni la côte ni les plages de Coney Island. Hagards, ils cherchèrent à bâbord ce qu’ils avaient tous cherché depuis qu’ils arrivaient par milliers, la promesse d’une liberté en laquelle Ametza était peut-être la seule à n’avoir pas eu la chance ou la candeur de croire. Des blocs de glace vieil argent dérivaient sur les eaux noires quand elle s’aperçut qu’elle n’avait jamais vacillé ni songé disparaître par-dessus le bastingage.
Le ciel se dégageait à l’entrée de la seconde baie de l’Hudson et des cohortes de goélands accompagnaient le liner et de grands cormorans poursuivaient leur reflet au ras des eaux et la cloche de brume s’attardait encore entre de rares poches de brouillard. Ils l’aperçurent enfin, son front ceint d’une couronne, tête penchée du côté de son bras levé et tenant une torche, son grand corps vide et drapé de plaques de cuivre verdies et rivetées sur une crinoline de métal. Ils l’observèrent longtemps, poussant des cris de joie et se découvrant, les hommes asseyant leurs enfants sur leurs épaules, certains silencieux et révérant, exsangues et ignorants des épreuves qui les attendaient, évaluant leur délivrance à l’aune de la crainte et de la gratitude qu’elle leur inspirait.
Ils la doublèrent et voyagèrent lentement à rebours des barges chargées de locomotives et de wagons de marchandises poussées au cul par des tugboats trapus émettant de longs et stridents coups de sirène et envoyant leurs jets de fumée charbonneuse et blanche au-delà de laquelle mouillaient les transatlantiques et les cargos, les trois-mâts obsolètes.
New York bardée de docks, de grues et de palans dressés comme l’ossature d’animaux antédiluviens, la saillie de Battery Park visible depuis Ellis Island et Governor Island, ses hauts bâtiments de brique brune et rouge, venait sous un ciel bleu et dur. Elle aperçut le pont suspendu entre Brooklyn et Manhattan. Ses arches gothiques, ses piles, son tablier tendu entre les deux rives unies de la ville lui semblèrent n’être qu’une relique du Vieux Continent dont la perte patinerait bientôt les songes et la misère diurne et l’infecte réalité sur laquelle se rembourse l’espoir.
Elle attendait depuis des heures dans le hall d’Ellis Island, immense et blanc de faïence, assise sous l’une des deux bannières étoilées, suspendues à leurs hampes obliques au centre de la salle dont le plafond était cintré comme une nef, ne comprenant rien aux conversations, supportant les pleurs des enfants et des femmes, la populace interrogée par des fonctionnaires en uniforme, parlant toutes sortes de dialectes, yiddish, napolitain, calabrais, sicilien et irlandais. »

Extraits
« Moïse Heidelberg n’était pas encore rentré, peut-être encore installé à la table de jeu d’un speakeasy du Bowery, au bordel ou en conversation avec l’un des politiciens de Tammany habitués à boire un dernier verre au 21 Club. Les Heidelberg possédaient plusieurs restaurants ravitaillés en scotch et en vin par le gang de Luciano, et le père travaillait et jouait souvent aux cartes avec Arnold Rothstein. Elle ignorait tout d’Arnold Rothstein mais avait plusieurs fois entendu son nom et celui du maire, Jimmy Walker, au cours de conciliabules énigmatiques dont elle ne saisissait presque rien mais discernait d’instinct les enjeux illicites. La mère dormait encore quand ils quittèrent l’immense appartement et traversèrent le hall en marbre et descendirent les marches du perron d’un immeuble en pierre de taille, érigé à la frontière du Lower East Side. Emma travaillait et logeait chez les Heidelberg depuis trois semaines, accompagnait et venait rechercher les garçons à l’école, sept et neuf ans, William et James, maigres et pâles, cheveux noirs et pommadés sous d’épaisses Stetson en tweed. p. 65

Le père resta au chevet de son fils et le fils révéla par bribes l’attaque et le responsable de l’attaque dans les montagnes, le viol et l’avorton, la fuite et le déshonneur des lâches condamnés à demeurer dans le vestibule des enfers, harcelés par les taons. p. 138

Lucky Luciano, Frank Costello, Willie Moretti, Joe Adonis, Dutch Schultz et Al Capone allaient mourir. Tommy Lucchese, l’un des hommes de Maranzano œuvrant en secret pour Luciano, rencontra Saul dans Central Park aux premiers jours du mois d’août et lui révéla l’existence d’une liste noire établie par son boss. L’Irlandais Vincent Coll, en guerre contre Dutch Schultz, devait se charger du contrat et commencer par exécuter Luciano.
Dans la matinée du 10 septembre, Maranzano appela Luciano à son club et lui demanda de passer le voir chez lui afin de causer de différentes affaires à régler. Luciano comprit que le plan mis au point avec Lansky et Mendelssohn serait déclenché sans délai afin d’empêcher Vincent Mad Dog, vingt-deux ans, une fossette eu menton, des taches de rousseur, les yeux bleus, le cheveu épais et roux, né à Gweedore dans le comté de Donegal, honni d’entre tous les tueurs, assassin d’enfant, Michael Vengalli, cinq ans, mort au Beth David Hospital, victime d’une balle perdue au cours d’une fusillade déclenchée en pleine rue depuis une voiture visant un bootlegger au service de Schultz, d’entamer sa litanie de meurtres. p. 295

À propos de l’auteur
SEBBAN_Olivier_©DROlivier Sebban © Photo DR

Olivier Sebban est l’auteur de quatre romans, dont Le Jour de votre nom (Seuil, 2009, prix François-Victor Noury de l’Institut de France) et Sécessions (Rivages, 2016). (Source: Éditions Rivages)

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Maman ne répond plus!

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En deux mots
Zabou va fêter ses 62 ans et n’a plus guère le moral. Son mari se passionne pour le vélo, ses enfants ont quitté la maison et elle se gave de bonbons. Même sa copine Nicoucou n’arrive plus à lui remonter le moral. Jusqu’au jour où le couvercle déborde et où elle prend la fuite…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La sexagénaire fait une fugue

Pour ses débuts en littérature adulte Fabienne Blanchut a réussi avec Maman ne répond plus! un roman drôle et enjoué autour d’une femme qui décide qu’à 62 ans, sa vie n’est pas finie, loin de là !

Isabelle, dite Zabou, fête ses 62 ans. Pour l’occasion toute la famille a fait le déplacement, ses enfants Louise et Benjamin, ses petits-enfants Paul, Léa et Clara, sa belle-mère Josy qui a 88 ans roule en Ferrari au bras d’un chauffeur qui affiche quelques décennies de moins, Nicoucou sa meilleure copine. Quant à Michel, son mari, il se fait un peu attendre, car il est parti faire un tour à vélo, sa passion qu’il essaie d’assouvir dès qu’il a un moment. En ce jour de fête, son moral n’est pas vraiment au beau fixe. «J’habite un charmant mais tout petit village de Haute-Savoie, J’étais mère au foyer et, depuis que Louise a fini ses études et quitté la maison, me voilà juste au foyer. Je remplis mes semaines avec quelques activités à droite, à gauche — la piscine avec Nicoucou, mes cours de flûte traversière, un peu de marche —, mais rien de transcendant n’est arrivé dans ma vie depuis des lustres…»
Alors pour se remonter le moral, elle pioche dans ses paquets de bonbons et pleure. Heureusement Nicoucou veille sur elle et la pousse à sortir, au cours de yoga, à l’aquagym, au restaurant. Sur ses entrefaites, Louise débarque et annonce vouloir passer quelques jours à la maison, persuadée que son mari la trompe. Elle qui se plaignait d’être seule a soudain de la compagnie.
Autant dire que les choses ne s’arrangent pas. Nicoucou part en Catalogne suivre un cours de yoga et Zabou prend le volant d’un énorme camping-car pour rejoindre les Pyrénées où elle suivra son mari qui rêve d’emprunter les mythiques étapes du Tour de France avant l’arrivée des coureurs. C’est à ce moment qu’elle craque: «À défaut de savoir ce que je veux, je sais ce que je ne veux pas. C’est déjà ça. Demain, j’enfilerai ma robe à pois pour encourager mon grimpeur de mari et endormir ses doutes, s’il en a, ce qui m’étonnerait. Je le regarderai partir, m’étant assurée qu’il ait à boire, à manger, son téléphone, ses cartes d’identité et bancaire dans son cycliste, puis je prendrai la tangente. Je ne sais pas pour où et pas vraiment pourquoi… Je n’ai jamais fugué de ma vie. Mes revendications ne sont pas encore très claires. J’ai juste besoin de me retrouver.» Et voilà Isabelle Fleurot, épouse Le Bihan, en route pour Toulouse, d’où elle va s’envoler…
On sent la plume allègre de Fabienne Blanchut, jusqu’ici connue pour sa centaine de livres jeunesse, s’amuser de cette fugue qui va permettre à Zabou de vivre quelques instants dont elle se souviendra longtemps. Avec une joyeuse insouciance, elle raconte ce besoin d’émancipation et cette douce euphorie qui gagne l’épouse et mère de famille depuis qu’elle a pris sa décision. Son refus de «l’obsolescence programmée des sentiments» fait en effet plaisir à lire. Avec un final éblouissant !

Maman ne répond plus !
Fabienne Blanchut
Éditions Marabout / La Belle Etoile
Premier roman
200 p., 17,90 €
EAN 9782501138628
Paru le 31/03/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Haute-Savoie, à Metz-Tessy et dans les environs, à Annecy et Genève. On y évoque aussi la Catalogne avec Barcelone et Sitges ainsi que les Pyrénées et Toulouse, la Bretagne et Vannes ainsi que l’Allemagne avec Hambourg et Buxtehude, sans oublier des souvenirs de voyages à Boulogne et Choisy-le-Roi et une escapade à Trouville, en passant par Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À 62 ans, Zabou s’apprête à célébrer son anniversaire. Pour l’occasion, tous ses proches sont réunis : Michel, son mari passionné (essentiellement de vélo), Louise et Benjamin, ses enfants attentifs (surtout à eux-mêmes), Paul, Léa et Clara, ses petits-enfants aimants (les biberons et les pistolets à eau) et Nicoucou, son amie fidèle (à ses tee-shirts voyants et à son franc-parler légendaire).
L’esprit a beau être à la fête, Zabou ne peut réfréner son envie de se réfugier dans le cellier pour pleurer et avaler des bonbons par poignées. Après des années à s’être consacrée aux autres, elle semble désormais tout juste bonne à accompagner son mari sur les routes du Tour de France et à garder les plus petits.
Et s’il était temps de rompre l’ennui? De se laisser embarquer par la douce folie de l’amitié? De fuguer pour mieux se retrouver?

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Blog A book is always a good idea 
L’Apostrophée blog littéraire
Blog pose-toi Eva lire
Blog Lectures et plus 

Les premières pages du livre
« Anniversaire, Groupon et Haribo
Alors, le prochain, ce sera quoi ? Fraise ou crocodile ? Ceci dit, les œufs au plat, c’est pas mal aussi…
— Maman, c’est nous !
Je sors la tête du cellier, où j’étais en train de terminer en cachette un paquet de bonbons. Presque prise la main dans le sac ! Louise, ma cadette, est dans l’entrée. S’agglutinent derrière elle Stéphane, mon gendre ronchon, et Paul, leur fils de deux ans et demi. Aussi vite que ses petites jambes potelées le lui permettent, il se précipite dans mes bras.
— ’yeux nifessère, mamie !
— Merci, mon lapin ! lui dis-je en l’embrassant, consciente qu’il doit répéter cette nouvelle phrase en boucle depuis au moins cinq jours.
Il a déjà gaffé hier, quand je suis allée le chercher à la crèche. Mais je n’ai rien dit, évidemment. Pauvre petit bonhomme… Difficile de garder un secret quand on est haut comme trois pommes !
— Bon anniversaire ! ajoutent en chœur Louise et Stéphane, ce qui me sort de mes pensées.
— Merci, merci !
— On est les premiers ? demande ma fille préférée (je n’en ai qu’une) pour la forme.
Oui, ils sont les premiers, comme d’habitude, mais je n’ai pas le temps de lui répondre car le téléphone sonne. Ça n’arrête pas depuis ce matin. Je décroche et leur fais signe d’aller s’installer dans le jardin. Cela fait bien quinze jours que le soleil s’est accroché sur un ciel bleu azur et que la température avoisine vingt-sept degrés. Plutôt sympathique, pour un mois de juin.
— Tu y as pensé ? C’est adorable ! Passe pour le café, on sera dehors. Les enfants seront là, oui… À tout à l’heure !
Je raccroche et rejoins le trio, qui s’est assis autour de la grande table de jardin, près du liquidambar que mon mari et moi avons planté à la naissance de Louise, il y a vingt-neuf ans. Ça non plus, ça ne me rajeunit pas. Stéphane joue avec son fils, et Louise picore dans le plat de crudités. Elle a jeté son dévolu sur les tomates cerises. À ce rythme-là, il n’y en aura bientôt plus pour personne, mais je laisse faire. À soixante-deux balais, j’ai décidé de devenir « zen ». Une résolution comme une autre…
— C’était Nicoucou, dis-je en m’asseyant avec eux. Elle passera pour le café.
— Super ! s’écrie Louise. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue. Depuis l’enterrement de son mari, je crois.
— Huit mois déjà…
— Comment va-t-elle ?
— Ma foi, plutôt bien. Que Robert repose en paix, surtout. Mais la vie avec lui… ça n’a pas été une sinécure pour la pauvre Nicoucou. Loin de là ! Quel coureur c’était… Bref, passé un délai raisonnable d’apitoiement et de légitime tristesse, elle a tout d’une veuve joyeuse. Elle revit !
— De qui parles-tu ? demande la grosse voix de mon fils, Benjamin, qui me fait sursauter.
Il me prend dans ses bras, me soulève et me plante deux grosses bises sur les joues.
— Bon anniversaire, maman.
— Merci, mon grand. On parlait de Nicoucou.
Elle nous rejoindra plus tard.
— Chouette ! lance-t-il, visiblement ravi à l’idée de revoir ma copine.
Je m’aperçois qu’il me tient toujours en l’air, à la force de ses bras, la pointe de mes pieds touchant à peine le sol. Je lui donne une petite tape sur l’épaule.
— Repose-moi, Ben.
— Vos désirs sont des ordres, vénérable mère.
Vénérable ou pas, me revoilà sur le plancher des vaches. J’embrasse la timide Caroline, ma belle-fille, qui s’agrippe aux poignées du landau dans lequel dorment les jumelles Léa et Clara, quatre mois au compteur (les chanceuses). Je crois que ma bru a toujours eu un peu peur de notre famille et de ses « débordements » affectifs.
— Tiens, mais où est papa ? questionne soudain Louise.
— Papi boulot ? interroge le petit Paul en me tirant par la manche.
— Papi vélo, je lui réponds avec une pointe d’agacement qui n’échappe pas à mes enfants.
— Toujours aussi passionné, hein ? demande Benjamin avec amusement.
— Plus que jamais. Il ne fait que ça tous les week-ends. Et quand il ne pédale pas lui-même, il regarde les autres le faire à la télé…
À peine ai-je le temps de terminer ma phrase que je sens arriver un gros coup de blues. Je prétexte une cuisson à surveiller et file vers la cuisine, en espérant que personne n’aura la mauvaise idée de me suivre. Là, je bifurque en direction du cellier, bien décidée à en finir une fois pour toutes avec ce paquet de fraises chimiques entamé une heure plus tôt. Un plaisir coupable et gélatineux qui ne m’empêche pas de penser…
Aujourd’hui, j’ai soixante-deux ans. Je ne suis plus jeune et pas vraiment vieille… J’habite un charmant mais tout petit village de Haute-Savoie. J’étais mère au foyer et, depuis que Louise a fini ses études et quitté la maison, me voilà juste au foyer. Je remplis mes semaines avec quelques activités à droite, à gauche – la piscine avec Nicoucou, mes cours de flûte traversière, un peu de marche –, mais rien de transcendant n’est arrivé dans ma vie depuis des lustres… Ma famille est réunie dans notre jardin, et il manque Michel, mon mari depuis trente-huit ans, qui préfère la petite reine à la reine de la fête. Je crois que je suis sur la dangereuse pente de la déprime.
Dringggg ! Dringggg !
Encore le téléphone. Je n’ai pas le courage de répondre. Louise décroche. Deux minutes plus tard, elle m’appelle :
— Maman, téléphone pour toi ! C’est mamie !
Ma belle-mère. Manquait plus que ça. Je m’efforce de sourire à ma fille lorsqu’elle me tend le combiné.
— Allô, Josy ? Merci beaucoup… Oui, tout va bien. Ne vous pressez pas. Michel n’est pas encore là. Nous vous attendrons, de toute façon. Dites, rassurez-moi : vous êtes sur une aire de repos pour me…
Charmant. Elle m’a raccroché au nez. Josiane, dite Josy… Quatre-vingt-huit ans. Ma belle-mère. Riche héritière bretonne de producteurs de sel de Guérande. Conduit encore, et de préférence des voitures de sport. Se cougardise en sortant avec son comptable de quarante-deux ans, Geoffrey. Heureusement, mon anniversaire tombe pendant une période fiscalement « chaude », ce qui nous épargnera sa venue et donc sa gueule d’épagneul sous anxiolytiques.
Je m’aperçois soudain que Benjamin et Louise me regardent.
— Votre grand-mère aura un peu de retard.
— Elle téléphonait en conduisant ? demande Benjamin, qui est adjudant chez les sapeurs-pompiers.
— J’en ai peur…
— Elle sait combien il y a de personnes tuées sur les routes à cause de ce type de comportement ? s’emporte-t-il.
Ben n’a jamais rigolé avec la sécurité. Tout petit déjà, il était prêt à mettre ses méduses dans la baignoire pour ne pas déraper. Il envisage toujours le pire, et son métier n’arrange rien. Impuissante, je hausse les épaules. Louise tente de le calmer.
— Ça ne sert à rien de t’énerver alors qu’elle n’est pas là. Tu lui feras la leçon quand elle arrivera. Tu es le seul qu’elle écoute un peu.
— Tu parles… maugrée mon fils. Elle n’écoute plus personne depuis belle lurette.
Sur ces paroles, on ne peut plus vraies, la porte d’entrée s’ouvre. Michel. Soixante-sept ans. Mon mari. Cheveux argentés (encore fournis, Dieu merci), fossette au menton et joues rasées de près. Tenue de cycliste intégrale. Peau de chamois au fond du cycliste, justement, qui lui donne une démarche de cow-boy. Il est rouge et en nage. Un homme heureux. Ses premiers mots sont des mots d’amour :
— Deux cent sept bornes autour du lac ! J’ai explosé mon chrono et laissé loin derrière Claude et Alain.
— Bonjour, papa, dit Ben.
— Salut, p’pa, renchérit Louise.
— Papi-Papito, s’écrie Paul, qui arrive avec sa démarche chaloupée, suivi de son père.
— Po-Polo, répond mon mari, ce qui fait rire aux éclats notre petit-fils. Je file sous la douche. Je vous embrasse après. Louise, sors les merguez et les brochettes. Ben, tu n’as qu’à allumer le barbec’, j’ai tout préparé.
Il se déchausse et monte à l’étage.
— OK, soupire ma fille en prenant la direction de la cuisine.
— À vos ordres, chef ! réplique mon fils en singeant un salut militaire.
— Ordes, cef ! répète Paul, qui attrape son oncle par la main et sort avec lui par la porte-fenêtre du salon.
Et voilà. L’histoire de ma vie. Je me retrouve seule dans l’entrée. J’ai soixante-deux ans et je suis devenue invisible aux yeux de mon mari. J’en suis là de mes réflexions quand j’entends un klaxon tonitruant. Josiane. Ça ne peut être qu’elle. Je sors pour l’accueillir, et les bras m’en tombent : un jeune homme tout droit sorti d’un magazine sur papier glacé lui ouvre la portière d’une voiture rouge, sortie du même magazine. Je suis nulle en marques automobiles. Une voiture, ça doit juste m’emmener d’un point A à un point B. Dodoche ou bolide, c’est kif-kif. Mais là… Ma belle-mère a fait fort ! Elle savoure, je le lis dans son regard.
— Kevin, voici Zabou, ma belle-fille.
— Zabou, voici Kevin, mon chauffeur.
Elle lui pince la joue, et il rougit. J’imagine qu’il n’est pas que chauffeur, le Kevin. Je vais pour le saluer, mais le haut de son corps plonge à l’intérieur du monstre rouge. Quand il se redresse, il me tend un énorme bouquet qui me fait penser, j’ai honte de l’avouer, à une gerbe mortuaire.
— Très bel anniversaire, madame.
— Merci… Merci beaucoup, dis-je, en disparaissant derrière les fleurs. Appelez-moi Isabelle.
— Kevin reste, n’est-ce pas ? Je me suis dit que s’il y en avait pour huit, il y en aurait pour neuf, argumente Josiane.
— Grand-mère, tu vas… Waouh ! fait Ben en nous rejoignant, le souffle coupé.
— Bien ? Oui, merci, mon chéri, répond ma belle-mère à mon fils adoré.
— Stéph, Paul, venez voir ! crie Ben à l’intention de son beau-frère et de son neveu.
Là, il se passe des trucs de garçons que je ne comprendrai jamais. De deux à soixante-dix-sept ans, il semblerait que l’attraction de l’automobile opère.
— T’as vu ça, Louise ? s’anime Stéphane auprès de ma fille, qui nous rejoint à son tour. C’est la F12…
— Berlinetta… complète Louise.
J’en reste bouche bée : Louise s’y connaît en voitures. Ma petite fille aux poupées roses et aux dînettes interminables… Elle se tourne vers moi.
— Tu sais, c’est pour Paul que je me mets à la page. Il reconnaît déjà plein de marques et de modèles.
Nous sommes tous devant le garage quand Michel redescend. Il s’est changé – polo rouge (assorti à la voiture de sa mère, donc), short kaki. Il sent bon aussi. L’odeur boisée de cette eau de toilette que j’adore et qu’il porte depuis presque quarante ans…
— Eh bien, maman, tu ne te refuses rien ! dit-il à sa mère en l’embrassant.
— Tu parles de la Ferrari ou de Kevin ?
Mon mari réfléchit.
— Des deux, maman… des deux. Salut ! Moi, c’est Michel, dit-il en tendant une main à Kevin.
— Merci, monsieur, de m’inviter le jour de l’anniversaire de votre femme.
— L’anniv… ? De ma… ?
Grand blanc tandis que les voisins passent dans la rue en faisant mine de ne remarquer ni ma mine déconfite, ni la Ferrari de ma belle-mère, ni la famille attroupée tout autour.
— Papa ! grondent Louise et Benjamin. Tu n’as pas…
— C’est une blague ! Évidemment que je n’ai pas oublié !
L’air, un instant en suspens, circule à nouveau.
— Bon anniversaire, ma chérie, dit-il avant de m’embrasser bruyamment sur la bouche.
— Beurk ! fait Paul, sincèrement dégoûté, en se détournant.
Et, sur ce coup-là, je me dis qu’il n’a pas tout à fait tort.
De l’apéro au dessert, tout se passe sans problème. Puis vient le moment des cadeaux… Josiane s’excuse de n’avoir apporté que le bouquet et des bouteilles de champagne. Michel m’offre une paire de boucles d’oreilles en émeraude alors que je n’aime que les saphirs, mais il ne l’a jamais mémorisé. Je fais ce que je peux pour cacher ma déception. Paul m’a fait un très beau dessin. Je m’apprête à présent à ouvrir l’enveloppe que me tend Louise.
— De notre part à tous les quatre, précise Benjamin. J’espère que ça te plaira…
Je découvre un bon Groupon qui m’offre la possibilité de participer à un cours d’initiation au yoga avec la personne de mon choix. Michel s’empresse de me lancer un regard que je connais bien et qui signifie « Surtout, ne compte pas sur moi… », lorsque Nicoucou arrive par le jardin. Elle ouvre le petit portillon, entre et le referme soigneusement, comme on le fait depuis que Paul est né. Pimpante, ses cheveux roux flamboyant au soleil, elle me tend un cabas rempli de sucreries. Mon cadeau préféré.
— Hello, tout le monde !
— Salut, Nicoucou ! Ça me fait super plaisir de te voir, dit Louise en l’embrassant.
— Pareil, réplique Benjamin, qui la serre contre lui, toujours très tactile.
— Laissez-moi respirer ! rouspète Nicoucou, qui, en vrai, adore ça.
Elle remarque alors la présence de ma belle-mère et de son « chauffeur ».
— Bonjour, Josiane. Bonjour, jeune éphèbe… Tu as offert un sex-boy à Zabou pour son anniversaire ? interroge-t-elle mon mari en se tournant vers lui.
— Heu, non… Juste des boucles d’oreilles.
— C’est le mien, rétorque ma belle-mère, soudain très possessive, en posant une main bagousée sur la cuisse de Kevin.
— Sans blague ?! Chapeau, Josiane ! Et sinon, vous savez qu’une voiture de sport est garée devant chez vous ? poursuit Nicoucou.
— Oui, c’est la mienne aussi, réplique Miss Quatre-vingt-huit ans, qui n’est pas prête à céder la place.
— Josiane, vous êtes mon idole. Bon, allez, qui m’offre une coupette ?
Sept paires de mains se tendent. Ma copine Nicole est comme ça. Drôle, spontanée, fantasque. Tout ce que je ne serai jamais. Je cogite beaucoup trop, comme elle n’arrête pas de me le répéter. Elle fait l’unanimité, ce qui est loin d’être mon cas. Paraît que j’ai un drôle de caractère… Je tourne et retourne le bon-cadeau entre mes doigts en me demandant ce que je vais pouvoir en faire.
— J’ai trouvé, déclare Ben. Tu n’as qu’à y aller avec Nicoucou, à ton initiation au yoga.
— Une quoi ? s’étrangle Nicole, qui a déjà bien entamé sa coupette.
— Une initiation au yoga. C’est le cadeau de mes enfants, je soupire.
— Génial ! Il paraît qu’il existe soixante-quatre positions différentes aux noms pas possibles : la brouette, l’enclume, l’huître, le collier de Vénus… Mais ça ne va pas être un peu gênant, de faire ça ensemble ? me demande-t-elle, soudain timorée.
— Je crois que vous confondez avec le Kamasutra, corrige alors ma belle-mère, amusée.
Tout le monde éclate de rire, même moi. Il n’y a que Nicoucou pour réussir ce genre d’exploit. »

Extrait
« À défaut de savoir ce que je veux, je sais ce que je ne veux pas. C’est déjà ça. Demain, j’enfilerai ma robe à pois pour encourager mon grimpeur de mari et endormir ses doutes, s’il en a, ce qui m’étonnerait. Je le regarderai partir, m’étant assurée qu’il ait à boire, à manger, son téléphone, ses cartes d’identité et bancaire dans son cycliste, puis je prendrai la tangente. Je ne sais pas pour où et pas vraiment pourquoi… Je n’ai jamais fugué de ma vie. Mes revendications ne sont pas encore très claires. J’ai juste besoin de me retrouver. » p. 97

À propos de l’auteur
BLANCHUT_Fabienne1_©Franck_BeloncleFabienne Blanchut © Photo Franck Beloncle

Fabienne Blanchut est née à Grenoble en 1974 et vit depuis une quinzaine d’années à Bruxelles. Diplômée en Histoire (Maîtrise), en Sciences Sociales (DEA) et en Lettres Modernes option Audiovisuel à la Sorbonne (DESS), elle débute sa carrière au CSA avant d’être repérée par TF1 et de rejoindre le groupe. Très vite, elle se met à écrire des concepts d’émissions. Certains sont retenus. Encouragée, elle poursuit dans cette nouvelle voie, l’écriture, qu’elle mène en parallèle avec son activité de consultante pour la télévision et différentes sociétés de production. Publiée depuis 2005, Fabienne compte aujourd’hui plus de 100 albums jeunesse traduits dans 19 langues. Elle est notamment connue pour la collection Zoé, Princesse parfaite (Fleurus) dont les titres se sont vendus à près d’un million d’exemplaires et pour sa série Walter (Auzou) pour les tout-petits. Elle s’est lancée dans le roman pour adultes en 2021 avec Maman ne répond plus! (Source: lecteurs.com)

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Rompre les digues

PIROTTE-rompre_les-digues  RL_hiver_2021

En deux mots
Renaud, quinquagénaire aussi riche que dépressif, promène sa mélancolie le long de la côte belge, accompagnée de son ami d’enfance et de quelques femmes qui l’empêchent de sombrer. Jusqu’au jour où il engage Teodora, une émigrée salvadorienne, dont les mystères vont le fasciner.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague»

C’est du côté d’Ostende qu’Emmanuelle Pirotte nous entraine avec son nouveau roman, superbe de mélancolie de d’humanité. Avec à la clef la rencontre d’un quinquagénaire dépressif avec une émigrée salvadorienne.

Pour son cinquième roman, Emmanuelle Pirotte a choisi de mettre en scène une famille de haute-bourgeoisie belge, ou ce qu’il en reste. Renaud en est le symbole à la fois le plus fort et le plus faible. Le plus fort parce qu’il rassemble tous les traits caractéristiques de sa lignée et le plus faible parce qu’après une tentative de suicide avortée dans sa jeunesse, ce quinquagénaire promène son mal de vivre en étendard.
Autour de lui, le personnel de maison vaque à ses occupations, à commencer par Staline. C’est ainsi qu’il avait surnommé Angèle, à son service depuis plus de quarante ans, et qu’il avait conservé malgré toutes les brimades qu’elle lui avait fait subir jeune, Jacqueline la cuisinière et son mari Henri, l’homme à tout faire. Mais c’est Teodora Paz, née à San Salvador le 20 novembre 1995, qui va jouer un rôle majeur dans cette histoire. Pour l’heure, elle s’occupe de trois enfants d’une famille belge installée à Marbella. Mais nous y reviendrons. Le premier cercle, autour de Renaud, se compose de François, le fils de la cuisinière, qui est l’ami de Renaud depuis ses six ans et qui partage avec lui son spleen, lui qui s’est jamais remis de la perte de son épouse, suite à un cancer. Licencié, il a vivoté grâce à des petits boulots avant de se retrouver au chômage et n’a plus vraiment envie de retrouver du travail. Clarisse, en revanche, est plus lumineuse. C’est auprès de cette tante, installée en Angleterre, qu’il trouve refuge depuis qu’il est adolescent.
Complétons enfin le tableau avec Sonia, la prostituée moldave qu’il «loue» régulièrement, Brigitte qui milite dans l’humanitaire et Tarik, le dealer dont il vient de faire la connaissance et lui procure de la coke et du crack.
Alors que Renaud est en Angleterre, il apprend le décès d’Angèle et regagne la Belgique. C’est à peu près au même moment que la famille qui emploie Teodora décide de rentrer dans son plat pays. Quelques jours plus tard, à l’instigation de François, Renaud décide de prendre Teodora à son service. La Salvadorienne, dont on découvre petit à petit le trouble passé, et le bourgeois dépressif vont alors entrer dans une curieuse danse qui va les transformer tous deux.
Emmanuelle Pirotte réussit un roman d’une grande richesse, qui colle parfaitement à cette ambiance si bien rendue par Brel
Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu
Avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner
Avec le vent du nord qui vient s’écarteler
En suivant Renaud et sa mélancolie, ses pensées morbides, la romancière parvient tout à la fois à nous le rendre attachant, malgré ses côtés insupportables. Il en va du reste de même de ses autres personnages, avec leur failles et leur humanité, lovés dans une écriture dont chacun des mots résonne, tout à tour sarcastique ou drôle, poétique ou crue. Une écriture aussi dense qu’addictive, une petite musique qui nous suit longtemps…

Rompre les digues
Emmanuelle Pirotte
Éditions Philippe Rey
Roman
272 p., 20 €
EAN 9782848768663
Paru le 4/03/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, principalement du côté d’Ostende, mais aussi à Bruxelles, Bruges, Gand. L’Angleterre et notamment St Margaret-at-Cliffe près de Douvres, l’île de Man et de Jersey, Canterbury et Birmingham sont également mentionnés ainsi que les lieux de villégiature comme Courchevel, Saint-Tropez, le lac de Côme, Marbella. On y évoque aussi San Salvador et la région napolitaine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur les rives de la mer du Nord, Renaud coule des jours malheureux dans sa maison de maître, malgré l’attention de ses amis, presque aussi perdus que lui: François, vieux chômeur lunaire, et Brigitte, investie auprès des migrants. Ni les rencontres régulières et souvent dangereuses avec Tarik, son dealer, ni les voyages sporadiques en Angleterre chez l’excentrique tante Clarisse ne viennent guérir son dégoût de l’existence. À la mort de sa vieille gouvernante, Renaud recrute Teodora, jeune Salvadorienne taciturne, sans connaître son violent passé… Dans la grande demeure remplie d’œuvres d’art et de courants d’air, entre ces deux écorchés s’installe alors un étrange climat de méfiance et d’attraction.
Avec un humour mêlé de tendresse, Emmanuelle Pirotte brosse un portrait vitriolé de notre Occident épuisé. Mais elle esquisse également la possibilité d’une rédemption. D’Ostende à Douvres, en passant par l’Espagne et l’Amérique latine, nous marchons dans les pas de personnages intenses et fragiles qui se heurtent à leurs démons, à la violence et à la beauté du monde. Renaud et Teodora sortiront ils de leur profonde nuit pour atteindre l’aube d’une vie nouvelle ?

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Le carnet et les instants (Thierry Detienne)

Les premières pages du livre
« Les premiers accords martèlent l’intérieur de sa tête. Renaud est à peine réveillé que cette satanée musique vient aussitôt lui vriller les tempes, à moins qu’elle n’eût été déjà là avant son réveil, ta tam, da ba da ba da ba da, ta ta ta ta ta ta, tam tam, à vous rendre fou, d’éblouissement, d’agacement, c’est syncopé et fluide, raide et souple, ça exprime tout et ça n’exprime rien, ça vous dit combien vous êtes un crétin et, nonobstant ce fait, quelle fine intelligence, quelle profonde sensibilité est la vôtre, à vous, vous l’Élu qui avez le privilège de connaître cette musique, de l’aimer, de la jouer, même mal, mais qu’importe. Ça vous piège, vous inonde du sentiment que peut-être vous n’êtes pas irrévocablement perdu. Dieu ne vous aurait pas abandonné, ta ta tam ? Même si vous pensez avec Cioran que Dieu doit tout à Bach, et non l’inverse, cette musique qui ébranle votre âme et votre carcasse tout entière vous rend perplexe, creuse fugitivement le sillon du doute.
Tam tam, da ba da ba da ta ta, ta ta, ça vous poursuit, mais non, c’est vous qui vous tuez à courir après ce flux d’accords qui semble ne jamais devoir s’arrêter, vous laissant toujours orphelin et cependant tout plein de lui. C’est implacable presque martial mais cela déborde de désinvolture arrogante, c’est désincarné, et ça met vos sens en pagaille. Et puis il y a aussi quand même, si, si, si, il faut être honnête, il y a sans conteste ce truc très boche, très carré, une forme de parfait ordonnancement germanique, eine perfekte Bestellung, rien qui dépasse, les notes à leur juste place, se dévidant au pas de l’oie.
Il a eu le malheur de dire ça récemment à un dîner de cons, et tout le monde a bien ri. Il a aussitôt protesté de son absolue sincérité ; ça a jeté un grand froid. Une des bonnes femmes est d’origine allemande, lui a bavé son voisin de table au creux de l’oreille, et Renaud a répondu que c’était précisément la raison de sa remarque, puis il s’est levé solennellement, s’est excusé auprès de la Teutonne, a porté un toast au génie allemand, à Bach et à ce cher Nietzsche. Cela n’a pas vraiment détendu l’atmosphère et on lui a fait comprendre qu’il valait mieux regagner son chez-lui. Il avait refusé un taxi, était reparti à pied par les rues détrempées, transi et titubant, se maudissant d’avoir accepté l’invitation de ces parvenus qui avaient fait fortune dans le nettoyage industriel.
Il entend des pas dans l’escalier. C’est Staline qui arrive avec son plateau d’argent où trône la cafetière fumante en vieux Sèvres, ainsi que la tasse et la soucoupe assorties. Staline et son groin hypocrite, son tablier blanc immaculé, son haleine de fleurs pourries et ses gestes d’une servilité congénitale. Il avait donné ce surnom à la domestique quand il avait sept ans, juste après qu’elle l’avait enfermé pendant trois heures seul dans la cave, plongé dans une obscurité totale. C’était la punition qu’elle infligeait à Renaud pour avoir laissé entrer un chaton abandonné dans la cuisine. Malgré la peine et l’amertume, frémissant d’effroi dans le sous-sol glacial, son cœur blessé d’enfant instruit avait quand même préféré Staline à Hitler. Il aurait pu choisir Franco, car Angèle et le tyran étaient de la même race de bouffeurs de paëlla, de joueurs de castagnettes et de sacrificateurs de taureaux. Mais Franco ne lui semblait pas assez cruel pour soutenir la comparaison avec la bonne.
Hiiiiiiiii ! Combien de fois lui a-t-il demandé de graisser les gonds de la porte de sa chambre ? Voici que pénètre dans la pièce le plateau étincelant, surmonté par la formidable paire de seins inutiles. La gouvernante était entrée au service de la famille à vingt ans. Elle n’avait pas eu d’enfants, et guère plus d’amants ; sa bigoterie ne le lui aurait pas permis. Et il était peu probable que le désir se soit jamais frayé un chemin dans cet être qui n’avait d’humain que le nom. Ces appendices féminins monstrueux faisaient dès lors figure d’imposteurs. Avant l’épisode du chat, Renaud avait voulu croire à leur sincérité ; quand Angèle le débarbouillait après le goûter, qu’elle approchait de son torse sa petite tête pour lui enfiler son bonnet, Renaud avait espéré que ce contact moelleux disait d’Angèle quelque chose qu’elle ne montrait pas, mais qui était certainement caché derrière ce vaste poitrail. Une bonté, une douceur qui ne demandaient qu’à s’exprimer, et dont les deux monticules tremblants étaient des témoins silencieux et fiables.
Angèle pose le plateau sur le bureau, verse le café dans la tasse qu’elle vient placer avec onction sur la table de nuit. Elle évite le regard de Renaud, autant que lui le sien, puis va ouvrir les tentures d’un mouvement brusque qui fait crisser les anneaux de cuivre contre la tringle, et ce bruit chasse définitivement le capriccio de Bach de l’esprit de Renaud. Cela lui procure une espèce de soulagement, car lorsqu’il s’éveille avec un air dans la tête, il y a de fortes chances que celui-ci l’accompagne toute la journée et finisse par s’imposer comme une torture. La domestique sort, redescend l’escalier. Renaud dispose des oreillers derrière son dos, boit une gorgée de café et allume une cigarette. Dehors, la rue est silencieuse. Les vacances de Noël terminées, les touristes rendent la ville à sa mélancolie et à cette sorte de torpeur qui la tient en hiver, la berce de brume et de pluie fine, la saoule de rafales gorgées d’embruns.
Faut-il vraiment se lever, encore une fois, encore cette fois ? Se lever et se laver, ou peut-être pas ? Choisir des habits, sortir de la chambre et se rendre dans les autres pièces, affronter la lumière, les odeurs, et Staline, et Jacqueline la cuisinière et Henri, son mari, l’homme à tout faire ? Si seulement… Si seulement Henri avait ce pouvoir : tout faire. Faire disparaître la nausée chaque matin et chaque soir, la lassitude et la tristesse qui s’accrochent à vous comme ces voix inconnues au téléphone, qui tentent de vous vendre une caisse de vin ou une consultation chez une voyante, ces voix souvent féminines à l’accent étranger, teintées de désespoir, de bêtise, de résignation, qui vous appellent depuis le bout du monde et que vous rembarrez comme vous ne chasseriez pas un chien errant. Elles vous tiennent au corps, ces voix, une fois qu’elles ont résonné à vos oreilles, et vous hantent comme l’envie d’en finir. S’il te plaît, Henri, fais disparaître le souvenir de ces voix, le mal de vivre, le bruit des anneaux sur la tringle, la figure ignoble de Staline.
« Mais pourquoi la gardez-vous ? » avait osé demander le brave homme, ainsi qu’une kyrielle de gens depuis des années. Renaud ne prenait pas la peine de leur répondre. Il n’avait pas le courage d’exposer des mobiles qu’il avait déjà tant de mal à s’avouer à lui-même.
La vérité était aussi sale et vilaine qu’Angèle, que Renaud, que ce monstre à deux têtes qu’ils formaient depuis plus de quarante ans. Renaud gardait Angèle comme on conserve une vieille blessure en l’empêchant de cicatriser, comme l’enfant qui arrache la croûte de son genou chaque fois qu’elle vient de se former, prend plaisir à observer le sang couler de nouveau, à sentir la douleur irradier. Renaud se plaignait de son fardeau auprès de Henri et de Jacqueline, de François son ami d’enfance, de Sonia sa pute attitrée. Et cela lui faisait du bien d’obtenir leur compassion, avant de s’en retourner vers sa vieille croûte.
Privé d’Angèle, Renaud perdrait une part essentielle de lui-même, la plus moche assurément, la plus méchante, la plus fragile et la plus indigne. Mais pour être parfaitement méprisable, cette part ne lui appartenait pas moins de plein droit, et il n’était pas question qu’il s’en débarrasse. Angèle d’ailleurs ne le permettrait pas. Ils étaient tous deux acteurs de cette association de névrosés furieux. Angèle excellait dans l’art de manipuler Renaud. Elle était une blessure redoutable, qui saignait quand il fallait, cicatrisait juste assez longtemps pour qu’un répit soit accordé, une trêve qui leur permettait de reprendre des forces, afin de continuer la lutte.
Depuis quelques années, sa haine pour Angèle était devenue sa plus puissante raison de rester en vie. Il avait bien du mal à se souvenir d’un temps où il n’en était pas ainsi. Renaud avait pourtant remisé l’Espagnole dans une lointaine soupente de son esprit durant ses études en Grande-Bretagne. De l’âge de treize ans à la fin de son cursus universitaire, il n’avait entrevu Angèle que quelques jours par an et n’y pensait guère. Elle n’accompagnait pas la famille à Courchevel l’hiver, à Saint-Tropez l’été ou au lac de Côme. Sa place était en Belgique, à Bruxelles où vivaient les parents de Renaud. Elle était tolérée dans la laide villa du Zoute qu’ils occupaient le week-end quand ils n’avaient rien de mieux à faire. Ainsi en avait décidé la mère de Renaud. Ils étaient servis dans leurs autres propriétés par des domestiques à demeure, des gens du cru ; c’était tellement plus authentique.
À l’âge de cinquante-deux ans, la mère de Renaud avait eu une embolie cérébrale alors qu’elle achetait un sac en python bleu canard dans une boutique du Zoute. La vendeuse emballait l’objet, quand sa cliente s’effondra bien raide sur le comptoir, yeux démesurément ouverts et fixes, « comme si on l’avait débranchée », selon les termes de la commerçante. La mère vécut encore deux ans, privée de la parole et de l’usage de ses jambes, de celui de ses sphincters et sans doute aussi d’une part non négligeable de sa raison. Les médecins n’étaient pas formels sur ce dernier point cependant. Mais son sempiternel sourire égaré et la manière dont elle tenait serré contre elle, jour et nuit, le sac en python, comme Gollum son « précieux », ne laissaient guère de doute sur sa santé mentale. Elle se mettait souvent à chantonner en regardant dans le vide, et cela ne venait pas atténuer le sentiment que cette femme était définitivement hors du coup.
Elle attendait la mort – il serait plus juste de dire qu’on attendait la mort pour elle – au home des Petites Abeilles, une maison d’accueil de la banlieue de Bruxelles, où végétaient une tripotée de malades mentaux et de vieux fous impotents. Renaud se félicitait de vivre en Angleterre, afin d’avoir le moins possible l’occasion de contempler le spectacle de sa mère démente. Elle ne semblait pas le reconnaître, son comportement n’était pas le moins du monde altéré par la présence de Renaud, pas plus que par celle de son époux, d’Angèle ou de quiconque. Il y avait bien un infirmier qui, chaque fois qu’il s’adressait à elle ou la manipulait, obtenait un regard un peu moins vacant, un sourire plus sensé. Renaud l’avait même vue une fois poser sa main décharnée sur le bras de l’auxiliaire de soin. Il avait chassé d’un ricanement la pathétique image de son esprit. Mais elle était souvent revenue le hanter dans un rêve qu’il se méprisait de faire : c’était sur son bras à lui que sa mère posait sa main prématurément vieillie, c’était à lui qu’elle adressait son sourire niais. C’était lui-même qui lui répondait aussi niaisement, le regard embué.
On l’avait enterrée un jour d’avril venteux, avec son sac.
Ce départ ne laissa aucun vide dans la vie de Renaud. Il lui semblait que sa mère l’avait désertée depuis toujours ; elle avait pondu un fils, avant de l’abandonner aux soins de quelques nounous quand il était bébé, puis d’Angèle, pour se consacrer à ses voyages, ses amies de l’atelier de développement personnel, son yoga, ses vernissages et ses séances de shopping. C’était une femme idiote et creuse, et la simple réalité de son passage sur terre questionnait douloureusement le sens de la vie humaine.
Le père était une figure encore plus consternante et fantomatique ; ses rares moments de présence généraient une atmosphère de tension insoutenable. L’homme ne vivait que par l’intermédiaire du téléphone, du fax qui turbinait à plein régime dans un grésillement poussif, de divers journaux qui l’informaient des fluctuations de la bourse, et dont il tournait les pages avec une sorte d’agacement méditatif. Rien ni personne n’avait le pouvoir de susciter son intérêt autant que ces trois choses. L’avènement de la téléphonie mobile sonna le glas du dernier vestige de savoir-vivre dont il teintait encore parfois ses rapports avec ses semblables. Il fut un des premiers adorateurs de la petite boîte magique, et il comprit bien avant nombre de ses contemporains l’étendue des avantages liés au caractère portable de l’objet, qui ne le quittait sous aucun prétexte. Le père de Renaud était un avant-gardiste de la connexion, une saisissante préfiguration de l’homme du XXIe siècle.
Lorsque enfin il échappait à l’emprise de sa panoplie du parfait homme d’affaires, c’était tout auréolé de gravité stupide. Il donnait l’impression qu’il venait d’empêcher une explosion atomique ou de trouver un vaccin contre le cancer. Il se frottait les yeux et posait son regard loin, prenait des mines compassées et soupirait, afin que l’on se pénètre de l’importance de sa mission, de son labeur acharné destiné à offrir cette vie de luxe et d’oisiveté à ceux dont il avait la charge. En réalité, il avait hérité d’une grosse fortune qui prospérait grâce à une équipe de financiers et d’avocats redoutables. On ne lui demandait pas grand-chose, seulement une signature de temps à autre. Il était quasi inutile au bon fonctionnement de ses affaires, comme son père avant lui, comme Renaud s’il lui survivait.
Dans le hall, Staline s’escrimait à dépoussiérer le lustre en cristal de Venise. Perchée sur la dernière marche d’un escabeau, elle retenait son souffle en faisant délicatement glisser son plumeau sur les tubulures nacrées et les corolles charnues couleur de corail. Les pampilles tintèrent faiblement sous la caresse. L’image du corps de Sonia s’imposa. Depuis combien de temps Renaud ne lui avait-il pas rendu visite ? Il alla se réfugier dans la cuisine où Jacqueline l’accueillit par un large sourire. Ça sentait bon le cumin et les pruneaux. Renaud souleva le couvercle de la marmite sur la cuisinière : c’était un tajine d’agneau, selon la recette que Jacqueline tenait de sa belle-fille originaire du Maroc. Une fort brave fille, cette Leila, qui venait prendre soin de la maison un mois par an, quand Staline s’en retournait dans sa fournaise andalouse. Était-ce bien l’Andalousie qui avait vu naître le cerbère ? Ou bien la région de Valence ?
Par la fenêtre, Renaud observe Henri qui ratisse les feuilles et ramasse les branches tombées lors de la dernière tempête. Il les jette dans un grand brasier au milieu du jardin. Renaud enfile un vieux Barbour qui pend à la patère de l’office, chausse des bottes et sort pour le rejoindre. L’air tout chargé de gouttelettes en suspension sent le bois brûlé, l’humus, les effluves des innombrables sapins qui décorent la ville. Henri lui adresse un petit salut de la tête. Ils contemplent les flammes en silence. Puis Henri ramasse les outils de jardinage, pose une main chaude sur l’épaule de Renaud, marmonne quelque chose et rentre. Jacqueline va endosser son manteau d’un autre âge, glisser son bras sous celui de son mari et ils rentreront chez eux tranquillement. Elle s’inquiétera de ne pas avoir vu Renaud manger, espérera qu’il fera honneur à son plat à un autre moment de la journée ou de la nuit. Le vieux la rassurera en lui disant que Renaud ne se laissera pas mourir de faim. Mais ils croiseront tous deux les doigts au fond de leurs poches en faisant un vœu, car ils ne peuvent ni l’un ni l’autre affirmer que cela n’arrivera pas.
Renaud a passé l’âge du suicide en bonne et due forme. La pendaison, la noyade, le saut d’un pont ou sous un train ne sont plus pour lui. Il avait tenté de s’empoisonner avec les barbituriques de sa mère à l’âge de dix-huit ans, avait pris soin de s’enrouler la tête dans un sac en plastique, s’était endormi dans la maison vide. Mais sa mère était rentrée plus tôt que prévu et l’avait sauvé. L’imbécile. Quitter la vie de son plein gré de manière aussi radicale avant d’avoir vingt ans est un acte sublimement romanesque. Après, cela devient pathétique. À quarante-huit ans, on peut juste envisager de s’en aller lentement à petites doses d’alcool, de tabac, de cocaïne et d’amphétamines, de nuits sans sommeil. Comme ça, l’air de rien, l’air de succomber un peu malgré soi, de subir. Sans panache. Voilà ce qui lui reste. On ne peut pas l’accuser de chômer pour arriver à ses fins. Mais même maltraitée, sa santé reste excellente. Son corps résiste.
Il quitte Henri et va remplir un grand verre de whisky qu’il descend en deux coups, se sert une petite assiette de tajine qu’il mange debout en errant d’une pièce à l’autre. Il n’est pas capable d’avaler plus de cinq bouchées. Les activités d’Angèle ont cessé, ou bien la bonne est anormalement silencieuse… Non, elle est sortie, sans doute pour remplacer le grand bouquet de fleurs qui orne la console du hall. Elle a la vilaine manie de choisir des glaïeuls ces temps derniers, bien que Renaud les déteste. Après avoir fumé deux cigarettes, il se rend dans le cabinet de curiosités.
C’est la seule pièce de la maison interdite à Staline. Renaud époussette lui-même le cabinet à secrets hollandais, la carapace de tortue, les coquillages et les malles anciennes, la vaisselle d’argent, les camées antiques et les pierres précieuses, les vanités, les os de monstres de la préhistoire, les bocaux où surnagent des sirènes, créatures hideuses nées de cerveaux grillés sous les tropiques, fabriquées à partir d’une tête et d’un torse de singe cousus à une queue de serpent ou de poisson, toutes ces choses qu’il a accumulées au fil des années en écumant les antiquaires. Il n’ouvre pas les volets intérieurs, allume les deux cierges pascals aux coins de la pièce, et s’approche du catafalque de verre où dort la pièce qu’il considère comme la plus précieuse de sa collection.
Dans la faible clarté frémissante, la chevelure semble onduler comme une eau sombre sur le velours grenat. Il soulève le couvercle transparent et plonge la main dans les mèches d’un noir de jais, qui n’ont rien perdu de leur douceur. Renaud avait acheté l’objet à une vente publique quatre ans plus tôt. Il faisait partie de l’inventaire d’un château du Brabant flamand depuis le XVIIe siècle. On ne connaissait rien de son origine, ni pourquoi il s’était retrouvé là. La chevelure est son secret, son trésor, son « précieux » à lui, ce qu’il aimerait emporter dans la tombe, ou plutôt dans le four. Il repense à sa mère et à son sac en python qui l’accompagne dans le grand voyage d’outre-tombe, tel le cheval de Childéric. Chacun ses lubies ou ses croyances, deux choses qui n’en forment souvent qu’une.
Cette relique macabre le reliait paradoxalement à la vie. La chevelure était un mystère merveilleux et impénétrable qui l’apaisait, lui donnait le sentiment d’être en communion avec le monde, avec ses semblables, envers et contre tout, le dégoût, la fatigue, Staline, le fantôme de sa mère, les smileys et les likes, les touristes chinois, l’extinction des panthères et la fonte des glaces.

Ce matin, 5 janvier, Teodora s’éveille en sursaut à 5 heures 22 minutes. Ce sont les hurlements de Louis qui l’arrachent brusquement au sommeil. Louis, le fils de la famille belge pour laquelle elle travaille depuis maintenant huit mois. Malgré les demandes répétées, les menaces de le priver de dessert ou de tablette – inutiles puisqu’elles ne peuvent pas être mises à exécution –, l’enfant de quatre ans refuse de se lever et de rejoindre Teodora dans sa chambre sans faire de bruit. Louis ressent un plaisir manifeste à observer les traits tirés de la jeune femme, les larmes de fatigue qui inondent ses yeux, alors qu’elle pose le biberon de lait sur la grande table basse en palissandre devant la télévision.
Mme Vervoort l’avait engagée en mai de l’année précédente pour s’occuper de ses trois enfants, Louis, le démon hurleur beau comme un dieu, Émeline, une pimbêche taiseuse de sept ans et Astrid, douze ans, laide, malheureuse et atteinte d’une sorte d’affection appelée « haut potentiel », qui impliquait, selon les termes de Madame, une intelligence supérieure, une sensibilité merveilleuse et un caractère de cochon.
Teodora n’était en Espagne que depuis trois mois et travaillait comme aide à domicile chez des personnes âgées lorsque la voisine de l’une d’entre elles lui avait parlé de Belges qui vivaient à Marbella, et cherchaient une bonne d’enfants. Bien qu’elle préférât torcher les vieux que les gosses, Teodora avait téléphoné pour prendre rendez-vous, camouflé sa cicatrice sur la pommette avec du fond de teint, enfilé sa robe bleu marine à col blanc, parfaitement démodée, qui lui donnait un air sage et atténuait la dureté de ses traits taillés à la serpe. Elle avait pris le bus jusque Marbella, puis marché vers l’ouest et le quartier de Nueva Andaloucía, en psalmodiant le nom belge aux sonorités étranges, tout plein de consonnes, avec ce o double qu’il fallait sans doute allonger mais pas trop. Vervoort. Ou bien fallait-il prononcer Vervourt ? Le nom lui donnait envie de rire. Peu de chose donnait envie de rire à Teodora Paz.
Madame l’avait reçue dans l’immense salon « avec vue sur la vallée du golf », comme elle le déclara d’un air las, « et la montagne » dont elle chercha en vain le nom en agitant la main avec agacement. Elle l’avait fait asseoir dans un canapé si profond qu’elle eut l’impression qu’il allait l’engloutir. Les yeux clairs et froids de Madame, artistement maquillés pour paraître dépourvus d’artifices, avaient glissé sur Teodora comme si elle était un meuble ou un vêtement, puis leur propriétaire avait déplacé son corps maigre vers ce qui devait être une cuisine, et l’y avait laissé pendant un temps qui parut à Teodora anormalement long. La femme allait-elle revenir avec quelque chose à boire ? La vue de carte postale, figée dans le bleu et le vert cru, avec ses toits de tuiles agressivement neuves, ses jardins parfaitement entretenus, où personne ne se promenait, où aucun enfant ne jouait, ses piscines vides qui semblaient n’exister que pour être prises en photo, inspirait à Teodora une tristesse qu’elle ne s’expliquait pas. Sans doute aurait-elle dû se réjouir, mais de quoi ? Avait-elle traversé l’enfer pour cette vue, ce divan où elle sombrait lentement, ce vase intentionnellement tordu d’une affreuse couleur jaune, pour ces photos démesurées d’œufs durs dans des coquetiers, d’un gorille fluorescent fumant le cigare, et pour cette femelle blonde et mal nourrie qui réapparaissait enfin les mains vides ?
Teodora fut prise du désir de se lever du divan-tombeau et de s’enfuir, de s’en retourner vers son minable salaire, ses vieux délaissés, avec leurs escarres et leurs odeurs de pisse, leurs sourires édentés et leurs cerveaux qui battaient la campagne. Mais elle resta. La liberté était le seul véritable luxe, et elle n’en jouirait jamais.
Il est à présent 6 h 10. Tout est parfaitement silencieux, car Louis porte un casque pour regarder son dessin animé. Teodora se tient debout devant la baie vitrée et la vue, toujours aussi immobile et dépourvue de vie. Depuis huit mois, elle n’a été autorisée à sortir que trois fois seule. Elle en a profité pour aller se baigner dans la mer. Les enfants Vervoort n’aiment pas la mer, c’est salé et ça pique la peau, et puis il y a le sable, et le vent qui plaque le sable sur le corps humide, et l’eau un peu trop froide, et les nuages qui cachent le soleil. Toutes ces choses auxquelles on ne peut pas ordonner de disparaître d’un mot ou d’une pression sur un bouton. Ils préfèrent la piscine de la résidence. Teodora n’y entre jamais. Elle ne fait que surveiller les ébats, une fesse sur le bord d’un transat, car Madame ne supporte pas de l’y voir allongée. C’est une position qui ne permet pas une attention optimale, dit-elle. Optima est un mot qu’elle prononce souvent. À tout propos. Madame vit en Espagne depuis cinq ans, mais son espagnol laisse sérieusement à désirer. Qui s’en soucie ? Son vocabulaire est bien assez étendu pour lui permettre de se faire obéir.
Maria, la Colombienne qui fait le ménage, a commencé à récurer la cuisine. Teodora la rejoint et se fait un café, lui en propose un. La jeune femme accepte, dépose un instant ses loques et prend le temps de siroter le liquide fumant en fermant les yeux. Maria a tenté de créer une intimité avec Teodora. Toutes ces pauvres Latinas au service des Blancs se rapprochent comme des rats pris au piège, comme les esclaves d’autrefois dans les plantations. Teodora n’a que faire de cette chaîne d’amitié fondée sur la souffrance, le déracinement, le simple fait d’être une femme née dans un pays pauvre où l’on parle espagnol. Elle a vite coupé court aux questions de Maria, qui ne sait rien d’elle, pas plus que le Señor et la Señora, que Louis et Émeline, qu’Astrid, que le facteur, la boulangère, le décorateur, qui n’en ont rien à faire et ne lui demandent rien. Elle offre une opacité si parfaite au petit monde qui l’entoure qu’elle finit par se donner l’impression de tromper sa propre mémoire, de n’avoir aucun lien avec cette femme qui s’appelait elle aussi Teodora Paz, née à San Salvador le 20 novembre 1995.

Ce sont des glaïeuls. Des glaïeuls orange. Leurs hautes silhouettes austères et sans grâce s’élèvent devant le miroir en bois doré, comme autant de dames patronnesses faisant tapisserie dans une salle de bal. Renaud envoie le vase se fracasser sur le sol en marbre. Une porcelaine de Meissen d’une laideur sans nom qui valait une fortune. Staline accourt, se prend la tête dans les mains et implore le Christ. Renaud lève les bras dans un geste d’impuissance surjouée, enfile un manteau et sort. Cet acte vandale lui a donné l’élan qui lui manquait pour parvenir à s’extraire de la maison. Une fois dehors, il marche au hasard avant de s’apercevoir qu’il a envie de voir François. Il prend la direction de Mariakerke, où son ami occupe un studio meublé. « C’est moi », dit Renaud dans l’interphone. François traîne en pyjama et pantoufles dans son vingt mètres carrés. Il propose à Renaud quelque chose à boire, ouvre le frigo, contemple indéfiniment les planches sales où moisissent une branche de céleri et un bloc de fromage à pâte dure, d’une couleur verdâtre. François gratte son crâne dégarni, referme le frigo, offre à Renaud un sourire désolé.
– Ça va pas fort, hein ? lui demande Renaud en s’affalant sur le canapé-lit encore ouvert.
– Ce sont mes dents, répond François.
– Il y avait des temps et des temps, qu’je n’m’étais plus servi de mes dents, chantonne Renaud.
– Salaud, va ! gémit François.
– Mais combien de fois ai-je proposé de te payer des couronnes ?
– Non, non et non, merde ! Je vais faire tout arracher et mettre un dentier. Et basta.
Renaud prend le livre sur le tabouret servant de table de chevet, l’ouvre, le ferme, le repose, se lève, va à la fenêtre qui donne sur une de ces impasses venteuses entre deux rangées d’immeubles évoquant les banlieues d’une ville d’ex-Union soviétique. Une petite femme sans âge aux jambes comme des poteaux promène péniblement son chien.
– Allez viens, on va manger un truc chez Georges, lâche Renaud.
François se frotte la mâchoire en grimaçant.
– Ben tu prendras les croquettes de crevettes, c’est facile à mâcher ça, non ? Et puis tu n’as qu’à boire un milk-shake après.
– Je préfère les gaufres, soupire François.
– Pas de bras, pas de chocolat, répond Renaud. Allez magne-toi !
François s’habille d’un jean et d’un pull en acrylique qui ne sent plus la rose, endosse un pardessus gris et s’enveloppe d’une écharpe tricotée main qui semble avoir appartenu à un vieux Juif caché dans une cave entre 1942 et 1944, et les voilà dehors à affronter le vent du large. François donne une tape fraternelle sur l’épaule de Renaud et lui sourit, et c’est comme un poignard qui s’enfoncerait jusqu’à la garde dans sa poitrine, ce sourire d’une innocence, d’une candeur désarmante ; il fait resurgir la jeunesse perdue, le temps où François avait encore des dents, des cheveux, où la vie se donnait comme une jeune fille amoureuse.
Le salon de thé était bondé, comme souvent. Mais pas de tête connue, une aubaine. Ostende était une trop petite ville, on ne pouvait pas s’y perdre, s’y dissoudre. Il y avait toujours, au détour d’une ruelle, un fâcheux qui vous guettait et vous tombait dessus comme la grippe. Renaud pensait depuis quelques mois à partir. Mais pour aller où ? Et pour combien de temps avant qu’il ne se lasse ? La seule perspective de déménager ce que contenait sa maison lui donnait le vertige. S’il quittait Ostende, il vendrait tout et s’en irait nu comme Adam vers son nouveau destin, dépouillé de ses vieilleries, de ce brol qui, loin de nourrir son âme comme il l’avait si longtemps pensé, l’emprisonnait au contraire, la retenait rivée à la matière, à la terre et aux hommes, au lieu de l’élever vers l’immatériel, le néant auquel elle aspirait.
Malgré ses chicots douloureux, François engloutissait à la vitesse de l’éclair les quatre croquettes de crevettes maison. Renaud buvait du café en se contentant de regarder manger son ami, ce qui lui avait toujours procuré un très vif plaisir. « Je mange par procuration », disait-il. François semblait néanmoins ne plus s’être nourri depuis longtemps. Cette vie à la Zola avait assez duré.
Cela faisait quatre ans que François avait été licencié par une compagnie d’assurances sous prétexte de restructuration. La vérité était qu’il avait perdu son épouse à la suite d’un cancer du sein et ne s’en était jamais remis. Ses employeurs n’avaient fait preuve ni de compassion ni de patience et avaient cédé son poste à une femme jeune et féroce. Depuis François avait travaillé par intermittence, comme vendeur de chaussures, puis comme gérant d’un McDo. Cela faisait deux ans qu’il était au chômage, en passe d’être viré de là aussi.
François avait cinq ans et Renaud six quand la mère de François était entrée au service de la famille de Renaud comme cuisinière ; elle emmenait son fils avec elle le samedi et le mercredi après-midi. Un attachement passionné naquit immédiatement entre les deux garçons. François était invité en vacances, jusqu’au Japon où il suivit la famille pendant un mois, l’été de ses seize ans. La mère de Renaud enrageait que son fils ne sollicite pas plutôt la compagnie d’un de ses camarades britanniques, le petit Percy ou l’odieux Sackville dont les familles existaient depuis la nuit des temps et qui ne manquaient jamais d’inviter son fils à leurs grandes chasses d’automne en Écosse. Il y avait aussi de rares parvenus qui auraient fait l’affaire, l’un ou l’autre Américain. Elle n’était même pas contre un Saoudien, à la rigueur un Chinois. Mais Renaud s’était entiché du minable François avec ses pantalons trop courts, sa politesse exacerbée de pauvre et son expression rêveuse qui la mettait à la torture. En traînant François à ses basques, sans aucun doute Renaud n’avait-il d’autre but que celui de contrarier sa mère. Elle considérait l’amitié comme un concept abstrait qui ne faisait pas partie de ses préoccupations. On avait des relations, c’était déjà suffisamment compliqué.
François sirote à la paille son milk-shake au chocolat. L’endroit s’est brusquement vidé de ses vieillards amateurs de gaufres et de ses enfants brailleurs. Dehors, les guirlandes lumineuses clignotent tristement, comme les bijoux de pacotille d’une belle femme sur le retour. Les jours qui succèdent aux fêtes de fin d’année sont d’un lugubre qu’aucune autre période n’égale. On devrait contraindre les gens à hiberner pour de bon dès le 1er janvier. Restez au lit, braves gens, copulez un peu puis assommez-vous avec quelques puissants somnifères, ou unissez-vous à vos écrans adorés, qu’ils vous subjuguent une bonne fois pour toutes, vous pénètrent le cerveau jusqu’à l’orgasme ultime, débarrassez les rues et les campagnes, vous ne manquerez pas au monde, bien au contraire, dès que vous l’aurez quitté il retrouvera beauté et silence, et la neige qui fera sa somptueuse entrée le lavera des traces de votre présence.
Quand Renaud était enfant, ce fantasme de Grand Sommeil d’hiver possédait la féerie d’un conte. Il imaginait des familles entières serrées confortablement au creux d’un unique grand lit lové dans une alcôve, sous les couettes en patchwork. Lui aussi participait à ce rituel. Il se voyait chez sa tante Clarisse, la sœur de son père. Elle habitait une petite maison victorienne à St Margaret-at-Cliffe, près de Douvres. En rêve, il y emmenait François et Véronique, une fille de sa classe dont il était amoureux, et ils se calfeutraient dans la chambre aménagée dans le grenier où trônait un immense lit à colonnes. De la lucarne on voyait la Manche, qui chaque année grignotait la craie de la falaise sur laquelle la maison était bâtie. Ils s’endormaient au rythme de la grande respiration marine.
Un serveur passe de table en table avec une loque dégageant une puissante odeur d’eau de Javel. Il frotte frénétiquement le Formica, pour bien faire comprendre qu’on ferme boutique.
– Tu as des nouvelles de Brigitte ? lâche Renaud pour dire quelque chose.
Brigitte, la fantasque Brigitte, qui vit entourée d’éclopés de tous les coins les plus sinistres d’Afrique dans une joyeuse bohème, enveloppée par la musique des djembés et les vapeurs de chicha. Ah, Brigitte…
– Plus depuis un mois, répond François. Aux dernières nouvelles, sa fille ne veut plus la voir parce qu’elle préfère entretenir ses migrants plutôt que de lui payer des études à l’étranger.
– Ah oui, le syndrome du piège à ménopausées célibataires… La chair est faible, les migrants bien membrés et pas trop regardants sur la fraîcheur.
– Arrête !
– Mais je ne juge personne. Je ne fais que constater. Elle est encore pas mal d’ailleurs, Brigitte, elle vaut bien un passage en Angleterre.
– Et sa fille, elle ne mérite pas un diplôme, une chouette vie d’étudiante ?
– Mais elle n’a qu’à l’obtenir ici, son diplôme ! C’est quoi ce snobisme qui consiste à faire des études ailleurs ?
– Tu peux parler, monsieur double master de l’université d’Édimbourg…
Renaud demande à quoi ces diplômes en histoire et en philosophie lui ont jamais servi. Il aurait bien mieux fait d’apprendre à installer du chauffage. Et de toute façon, ce n’était pas à François ni à lui-même de décider de la manière dont Brigitte devait investir son modeste capital. Était-il plus juste que sa fille Juliette suive sans passion des cours dans une université moyenne du Middlesex ou d’Arizona et obtienne laborieusement un master insipide en gestion d’entreprise, ou bien qu’un jeune Mamadou fraîchement craché par l’enfer du Sud-Soudan et miraculeusement épargné par la mer ait la possibilité de se faire exploiter quinze heures par jour sur un chantier de l’East End et de vivre dans un taudis de Willesden Junction ? Qui pouvait honnêtement répondre à cette question ? Personne n’était en mesure d’affirmer que Juliette valoriserait mieux son expérience sans éclat que Mamadou sa propre tragédie. Il était même probable que Mamadou, fort de la solidarité inconditionnelle de Brigitte et de sa confiance, surprenne tout le monde en bravant les multiples obstacles que lui opposerait la vie à Londres pour faire fructifier un potentiel supérieur, alors que Juliette, qui partageait la torpeur intellectuelle et émotionnelle des 95 % de la population occidentale, se contenterait d’élever deux enfants et de n’exercer aucune activité qui rentabilise l’investissement éventuellement consenti par sa mère.
– Mais Juliette est sa fille… ose François.
– Est-ce un motif suffisant pour lui accorder son aide plutôt qu’à Mamadou ? Tu sais, les femmes comme Brigitte, qui oublient famille, boulot, amis, qui prennent des risques pour sauver ces va-nu-pieds, ces renégats dont personne en réalité ne veut vraiment, eh bien ces femmes nous confrontent à un problème de société fascinant. Ces femmes sont les laissées-pour-compte de nos communautés occidentales. Ces deux groupes de déshérités se trouvent et s’entraident, et, boum ! cela pourrait bien devenir une fameuse force vive avec laquelle il faudrait que composent les gouvernements, une espèce de couple de nouveaux Gilets jaunes, mais sexy, glamour, mixte et plein d’allant car mû par la force la plus sauvage, la plus indomptable : le désir, l’exultation de la chair. La MILF et le Migrant. L’avenir du monde.
– Sauf que les femmes de l’âge de Brigitte ne peuvent plus procréer.
– Mais qui te parle de procréer ! On s’en fout, de la procréation. Au contraire, le couple idéal sera un couple stérile. Quel besoin de continuer à peupler la terre de Mamadou et de Juliette ? Les Mamadou nous reviendront éternellement par la mer et les Juliette… les Juliette continueront d’étudier la gestion et le commerce en pure perte, et à s’ennuyer ferme jusqu’à la mort. Non, leur slogan, à la MILF et au Migrant, serait celui de Sempé, « Soyons moins ! »
François aspire le dernier nuage de mousse au fond de son verre, l’air pensif. Renaud remarque pour la première fois des clignements d’yeux intempestifs chez son ami. Le début des tics, le début de la fin. Lui-même en a peut-être, comment savoir ? Dans sa grande bienveillance, François ne lui en ferait jamais la remarque. Voilà que l’envie de frites monte en lui comme une urgence. Mais il se souvient qu’on ne sert pas de frites chez Georges. À cause de l’odeur. Des croquettes, des crêpes, des beignets, des gaufres, oui, mais pas de frites !
La marche dans la brume froide jusque Mariakerke semble demander à François un gros effort. Son nez coule, il avance courbé et crispé, finit par s’envelopper la tête de son écharpe. « Allez, ma vieille mouquère ! On n’est pas encore mort, si ? » lance Renaud en lui donnant une tape dans le dos. Ils arrivent chez Kenny, la petite baraque à frites de la place du Marché. Renaud emporte son cornet fumant et sa sauce andalouse chez François et mange à demi allongé sur le canapé-lit en bataille. François a allumé la télévision. Une Citroën Saxo flambe dans la rue d’une triste ville de province française. Un attroupement de gens emmitouflés l’observe avec des mines bovines. Un journaliste s’approche d’un jeune pour l’interviewer. François zappe. Assis sur un canapé, un homme tripote les seins d’une femme qui n’en a pas envie. Joséphine Ange Gardien apparaît comme par enchantement derrière la baie vitrée, observe le couple avec une mine de bouledogue qui aurait une notion de la justice. Seule la femme la voit. Elle se frotte les yeux et l’homme la laisse tranquille. François éteint la télévision. Il s’assied à côté de Renaud, lui prend une frite qu’il trempe dans la sauce avant de la manger, s’appuie sur un oreiller contre la tête de lit et s’empare du roman sur le tabouret. Une odyssée américaine de Jim Harrison, qui se traîne sur sa table de nuit depuis des semaines, tout comme le narrateur, en proie au grand vide laissé par la sensation de la vie qui fuit.
Quand François sort de son livre quelque dix minutes plus tard, Renaud s’est endormi, la main posée sur le cornet de frites ouvert, dont la sauce s’est répandue sur les draps. François prend doucement le sachet, éponge l’andalouse avec un essuie-tout, ôte à Renaud ses chaussures, puis le recouvre de la couette. François se déshabille et enfile un miteux pyjama rayé, s’étend aux côtés de son ami. »

Extraits
« La vérité était qu’il avait perdu son épouse à la suite d’un cancer du sein et ne s’en était jamais remis. Ses employeurs n’avaient fait preuve ni de compassion ni de patience et avaient cédé son poste à une femme jeune et féroce, Depuis François avait travaillé par intermittence, comme vendeur de chaussures, puis comme gérant d’un McDo. Cela faisait deux ans qu’il était au chômage, en passe d’être viré de là aussi.
François avait cinq ans et Renaud six quand la mère de François était entrée au service de la famille de Renaud comme cuisinière ; elle emmenait son fils avec elle le samedi et le mercredi après-midi. Un attachement passionné naquit immédiatement entre les deux garçons. » p. 30

« François avait l’étrange sentiment que rien ne pouvait lui arriver si elle était avec lui. Son mystère le rendait serein. Contrairement à Renaud, encore plus agité que d’ordinaire depuis qu’elle était chez lui. Il semblait accablé par l’attitude de la jeune femme, François sentait combien elle usait ses nerfs déjà fragiles, et il lui arrivait de s’en vouloir d’avoir imposé à son ami de la prendre à son service. » p. 129

À propos de l’auteur

PIROTTE_Emmanuelle_©Philippe_Matsas
Emmanuelle Pirotte ©Philippe MATSA/Leextra/Éditions Philippe Rey 

Emmanuelle Pirotte vit en Belgique. Historienne puis scénariste, elle publie son premier roman, Today we live, en 2015. Traduit en quinze langues, il sera lauréat du prix Historia et du prix Edmée-de-La-Rochefoucauld. Par la suite paraîtront De profundis (2016), Loup et les hommes (2018) et D’innombrables soleils (2019). (Source: Éditions Philippe Rey)

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Ceux qui n’avaient pas trouvé place

MONY-ceux_qui_navaient_pas_trouve_place  RL_2021

En deux mots:
Serge a besoin d’un avocat, car il trempe dans des affaires un peu louches. Il se souvient alors d’un jeune homme – le narrateur – croisé au Grand Café à Bordeaux. Entre les deux va naître bien davantage qu’une relation de travail, entre fascination et incompréhension, entre admiration et émulation.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le tombeau de Serge Elkoubi

Avec Ceux qui n’avaient pas trouvé place, Olivier Mony nous offre un court roman, l’histoire d’un escroc et de son avocat, mais aussi une belle histoire amitié.

Leur rencontre date de la fin des années soixante, lorsque la jeunesse dorée bordelaise se retrouvait au Grand Café, établissement aujourd’hui disparu de la rue Montesquieu. Bien que n’appartenant pas au cercle des biens nés, le charme et l’originalité de Serge lui ont bien vite permis d’intégrer la bande de garçons venant ici s’imaginer un avenir. Pour le narrateur et ses amis, il était «tout ce que nous n’étions pas et que l’on rêvait d’être.»
Pour ce petit cercle, la voie semble toute tracée, suivre le chemin des parents. Il en va ainsi du narrateur, engagé comme avocat au sein du cabinet paternel. C’est aussi la raison pour laquelle Serge va se rapprocher de lui. Il a en effet «une affaire qui pouvait l’intéresser». Il s’agit en l’occurrence de le sortir du pétrin dans lequel il patauge. Mission accomplie sans trop de peine. Voici les deux hommes liés, car les trafics peu licites vont se succéder et leur relation va devenir une amitié de plus en plus solide. Il faut dire que le flambeur, joueur, amateur de vitesse, de belles voitures et de jolies filles a tout pour séduire, y compris dans sa manière de braver la justice. Car le tribunal a longtemps suivi Serge plus que son avocat, qui n’avait qu’à approuver les arguments développés par son client. Mais, un beau jour de 1971, le couperet tombe. Les sursis sont révoqués, la peine est lourde: trois ans ferme. Ajoutons qu’à l’époque, les conditions de détention étaient plus difficiles qu’aujourd’hui et la privation de liberté vous coupait vraiment du monde extérieur.
Entre le chapitre d’introduction dans lequel on découvre que Serge est sorti en 1973 pour bonne conduite et que, parmi les garçons de l’établissement scolaire qui passaient devant sa fenêtre se trouvait un fils qu’il ne connaissait pas et le chapitre de conclusion qui lève le voile sur cette énigme, Olivier Mony a construit un roman qui déroule la vie de Serge Elkoubi le Bordelais qui deviendra Serge Dalia après son exil. Car, en sortant de prison, il a compris que désormais sa vie devra se faire loin de Bordeaux. Il ne faut pas tenter le diable.
C’est d’abord en Espagne qu’il tente sa chance, mettant au point un astucieux plan de transfert de devises. Qui finira toutefois par être éventé. Il se lancera alors dans la vente de paréos et colifichets pour touristes aux Baléares, avant de filer vers d’autres cieux et d’autres continents, si bien qu’au moment du bilan, il confessera avoir goûté aux geôles des cinq continents.
C’est bien des années plus tard, à Saint-Barth que le narrateur le retrouvera. Et qu’il tentera de démêler le vrai du faux, entre la légende et les faits, entre les amours et les passions. Bianca Goldstein que Serge a épousé alors qu’il était encore incarcéré, lui apportera une aide précieuse, même si on imagine que sa version peut aussi être remise en question.
Olivier Mony, qui est aussi critique littéraire à Sud-Ouest, a bien compris combien Albert Einstein a eu raison d’affirmer que «l’imagination est plus importante que le savoir». De la même manière que l’on construit un récit national, une Histoire soi-disant officielle, il a construit un hommage aussi sincère que «reconstruit» à la mémoire de son ami. Et c’est ce qui fait toute sa grandeur.

Ceux qui n’avaient pas trouvé place
Olivier Mony
Éditions Grasset
Roman
144 p., 15,50 €
EAN 9782246821038
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Bordeaux. Mais on y voyage beaucoup, aussi bien France, à Domme, Vannes, Autun, Pau, Gradignan, Saint-Jean-de-Maurienne, qu’à l’étranger, à Salamanque, Munich, Gènes, Saint-Sébastien, Barcelone, Cadaquès, Ibiza et Saint-Martin dans les Antilles.

Quand?
L’action se déroule des années 1960 à nos jours avec l’évocation de la Seconde Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Jamais personne ne m’est apparu plus secret, ou pour mieux dire, plus caché, plus dissimulé, que Serge Elkoubi. Lui dont l’histoire même paraissait inciter à une forme prégnante de mélancolie (et qui, au fil des années, s’y abandonnera de plus en plus volontiers) semblait paradoxalement ne se supporter qu’au présent. Un présent qu’il ne renonça jamais à vouloir modeler pour le seul profit de sa légende. »
Bordeaux, années 60, un jeune homme à l’œil bleu acier change chaque semaine de voiture et de fille. Charmeur, avide de vitesse et de vie, Serge Elkoubi séduit les femmes et fascine les jeunes bourgeois avides de s’encanailler. Il navigue en eaux troubles, mystificateur, pilote de course, voleur de voitures, petit escroc. S’il a pu maintes fois vérifier l’effet de son bagout sur les juges, il n’échappe pourtant pas à la case prison, où se réjouit de l’y voir son père, ancien déporté sans pitié pour son hédoniste de fils.
Les plages du monde, années 70. Serge quitte la France, vers l’Espagne, le Mexique, l’Indonésie… Énigmatique, il achète une nouvelle identité et change d’activités, s’accordant à la vague hippie : ça et là toxicomane, dealer, fabricant de paréos ou gigolo à ses heures. Celui que l’on appelle désormais Serge Dalia fuit le passé aussi vite que son ombre et finit par atterrir sur l’île de Saint-Martin, reclus volontaire dans sa propre légende.
Quête et enquête autour d’un être insaisissable pour tous, tant pour ses enfants qu’il a à peine connus, que pour Bianca qui fut son alter ego féminin, ou encore son meilleur ami et avocat qui le suivit toujours. Par la grâce d’une écriture aussi limpide que son sujet est trouble, Olivier Mony cherche ici à dire l’absence, à briser la couche de glace et d’oubli qui obscurcit la mémoire, à restituer le mentir-vrai d’un être.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Grégoire Delacourt 

Les premières pages du livre
« La résidence était sans charme. Bruyante, fonctionnelle, elle devait pourtant être encore presque neuve lorsque tous les mardis matin, de la fenêtre de son appartement du troisième étage, Serge Elkoubi guettait son fils. C’était vers 8 h 30, 8 h 40 au plus tard, quand les enfants de l’institution religieuse proche se rendaient en rangs par deux, à la piscine de la rue Judaïque. De là où il était, le nez collé à sa fenêtre, une tasse de thé à la main tandis que la chatte Punaise lui glissait entre les jambes, Serge n’apercevait d’eux que le sommet de leurs crânes ou plutôt leurs bonnets, capuches et même parfois – il faisait froid l’hiver en ce temps-là – leurs passe-montagnes. De cette file de petits garçons qui invariablement faisait halte quasiment à ses pieds pour mieux se préparer, sous la direction d’un instituteur rouquin, à traverser la rue, Serge savait qu’un était différent. Un était le sien, il ignorait lequel.
Au fil des semaines, presque chacun s’était présenté à l’appel. Il y avait eu le petit fier-à-bras en blouson de ski bicolore et bottes fourrées, celui qui portait un imperméable invariablement trop grand pour lui et semblait implorer que l’on s’intéresse plutôt à son pull-over à motifs jacquard. Il y avait eu les deux dissipés du fond de la file qui se battaient pour un rien. Pendant longtemps, deux ou trois semaines, Serge en avait tenu pour un gamin mélancolique avec un grand nez et des cheveux blonds et bouclés avant de devoir y renoncer le jour où il reçut une lettre de la mère de l’enfant qui, croyant lui faire plaisir, lui écrivait “chaque jour, ton fils te ressemble un peu plus…”. Il eut beau chercher, de ce qu’il en voyait, aucun ne lui paraissait répondre à cette ébauche de portrait-robot. Il arriva alors qu’il y eût même un ou deux mardis où, découragé, il ne fût pas au rendez-vous des enfants. Mais la curiosité – ou quelque autre sentiment – fut la plus forte. Il reprit bientôt place devant sa fenêtre. Il y eut même une fois où l’un des enfants, pas le plus gracieux à vrai dire, trop rond, déjà binoclard, leva vaguement les yeux vers lui. Serge fut tenté de lui adresser un geste, mais y renonça, saisi par le pathétique de la situation. Les choses en restèrent là. Lui, là-haut, son fils tout en bas. Et entre eux, en cette année 1973, le jour qui se levait sur Bordeaux. »

Une Mustang dans la nuit bordelaise
C’est en 1973 que Serge Elkoubi entreprit de ne plus revenir de voyage. Depuis qu’il était sorti de prison, il tenait de toute façon encore moins en place que d’habitude. Il avait des gens à voir, disait-il. Des gens à voir à Biarritz, « sur la Côte » (sans préciser jamais laquelle), vers l’Espagne ou parfois à Genève. Des gens qui avaient des noms, parfois oubliés. Certains me reviennent, malaisément, sans que je puisse vraiment assurer que c’étaient ceux de ce temps-là, Louis Sordain, un certain Micha (ou Michka ?) Bellabre, Cynthia Vernaud-Tisnier, les Roudeix, qui pouvaient, pour ce que j’en imaginais, être un couple ou des frères… Nous n’en savions guère plus. Il partait avec sa Mustang rouge que les policiers n’avaient pas su ou pas voulu trouver et revenait parfois sans. En train, en avion ou de temps en temps avec une Ford Taunus crème dont il moquait la boîte automatique et les performances routières. Et par quelque mystérieux prodige, la Mustang finissait toujours par réapparaître. Enfin, avec ou sans voiture, il revenait. «Pour Punaise», précisait-il en riant.
Aussi, lorsqu’il partit pour de bon, ce fut d’abord comme si rien n’avait changé.
Je l’avais connu quelques années auparavant. Six ou sept ans. Il y avait en ce temps-là, rue Montesquieu, un Grand Café – c’était son nom – où aimait à se retrouver, pour déjeuner ou le soir venu, la jeunesse dorée de la ville, à laquelle j’appartenais sans conviction ni réserve. Nous laissions volontiers les troquets enfumés et surpeuplés à nos congénères étudiants pour nous retrouver dans ce vaste hall de marbre, de néons et de verre ou sur sa terrasse, avec vue directe sur les magasins alentour et leurs vendeuses. Puisque certains semblaient en tenir alors en matière d’avenir pour le Grand Soir, nous, charmants imbéciles, notre présent suffisait à nos désirs, nous n’en avions que pour des Patricia, Françoise ou Martine, aujourd’hui presque confondues dans le souvenir. Parmi notre bande – ou quel que soit le nom que l’on puisse donner à cet agrégat de garçons que réunissaient arbitrairement naissance et certitude de soi – il y avait un type différent. Son père ne connaissait pas les nôtres, il n’avait pas fréquenté les collèges marianistes ou jésuites où nous avions paresseusement fait nos humanités, il n’affectait pas le « parler canaille » qui nous rassemblait, était plus prodigue et généreux qu’aucun d’entre nous et comptait, j’allais bientôt l’apprendre avant de le constater, bien plus de bonnes fortunes amoureuses que nous tous réunis. Il n’avait pourtant rien d’un apollon ; petit, nerveux, cheveux déjà presque poivre et sel, des yeux d’un bleu étonnant, électrique (des années plus tard, une de ses anciennes conquêtes me dira croire que s’il était parti si loin, dans les îles, c’était peut-être par coquetterie, pour les assortir aux cieux des Caraïbes…), blouson en daim, pieds nus dans ses mocassins. Un frimeur. Nous l’étions tous, mais avec une réussite plus inégale.

Ma vie durant, à intervalles plus ou moins réguliers, je me suis demandé la nature du charme, au sens premier du terme, du charisme qu’exerçait Serge sur tous ceux, garçons et filles, jeunes et moins jeunes, qui le croisèrent. C’est une question qui finalement n’a pas de réponse, ou alors beaucoup ; propre à chacun. Disons seulement qu’il était peut-être alors, lorsque je le rencontrai, tout ce que nous n’étions pas et peut-être rêvions d’être. Un type qui rentre par les fenêtres plus que par les portes si c’est son bon plaisir du moment. Un type dangereux, moins insolent voire inconscient, que sans limites. Nous savions par notre naissance, notre sexe, que quoi qu’on puisse laisser croire, notre horizon serait un jour borné. Serge donnait l’impression de l’ignorer ou de défier cette fatalité. Et de fait, il y eut chez lui, dans sa vie, quelque chose de l’ordre du sacrificiel. Nous devions déjà en avoir plus ou moins conscience.
Ce fut lui qui vint me chercher. Ce devait être en hiver, je revois le duffle-coat gris taupe dont je m’affublais alors. Après des études où le nom de mon père me tint plus ou moins lieu de diplôme, je venais d’intégrer son cabinet, l’un des plus gros de la ville. « C’est toi, l’avocat ? » s’enquit-il. J’acquiesçai. « Serge Elkoubi. Patrick m’a parlé de toi. Écoute, là je ne peux pas, mais il faut que rapidement je te parle d’une affaire qui devrait t’intéresser. On se voit demain, même heure, d’accord ? » Patrick, c’était Patrick Lopes, fils d’une riche famille de négociants en rhum, pas le plus malin d’entre nous, ni le moins enclin à se laisser corrompre, le seul dont Serge acceptait qu’il le surnomme Sergio, ce qui chez tout autre le plongeait dans une rage folle et entraînait inévitablement le bannissement sans espoir de retour du malheureux coupable. Impossible aujourd’hui de me souvenir quelle était cette « affaire » inaugurale. Il y en eut tant. Peut-être un micmac, avec Lopes justement, autour de droits de douane sur le porto. Je crois me souvenir qu’à l’époque, Serge passait beaucoup de temps sur le port. Ce que je sais en revanche, c’est que j’étais fermement décidé à ne pas déférer à cette invitation cavalière. Et que le lendemain, à l’heure dite, j’étais là, à attendre que sa Mustang vienne se glisser le long de la terrasse du Grand Café.
Jamais personne ne m’est apparu plus secret, ou pour mieux dire, plus caché, plus dissimulé, que Serge Elkoubi. Sans doute parce qu’il l’était d’abord à lui-même. Lui qui s’intéressait à tout – rapidement, trop rapidement, mais la vitesse était ce qui le constituait – donnait tous les signes de l’ennui le plus profond lorsque par mégarde la conversation dérivait non sur ses actes, mais sur leur motivation. Lui dont l’histoire même paraissait inciter à une forme prégnante de mélancolie (et qui, au fil des années, s’y abandonnera de plus en plus volontiers) semblait paradoxalement ne se supporter qu’au présent. Un présent qu’il ne renonça jamais à vouloir modeler pour le seul profit de sa légende.
Une chose toutefois. Pas rien, si peu. C’était à Saint-Martin, la dernière fois que nous nous sommes vus. Comme toujours, une convocation qui se faisait passer pour une invitation. Je ne m’en formalisais pas et quelles que soient les raisons qui justifiaient une telle impériosité (je me doutais qu’il serait encore question d’identité, de papiers, de ce nom qui était le sien désormais, de celui qu’il avait cru devoir abandonner, du risque qu’il croyait encourir s’il lui venait le désir de revenir en France), elles me paraissaient pouvoir justifier un séjour dans sa grande maison de bois ouverte aux vents des tropiques, à l’ombre de son majestueux manguier, dans cette île où pour moi aussi, tout incitait à l’oubli. Ainsi en fut-il, lors de journées délicieusement indolentes et rythmées par des conversations qui l’étaient de moins en moins tandis que sa colossale consommation quotidienne d’herbe dressait comme un paravent entre lui et le réel, entre lui et moi. J’en pris mon parti sans m’en préoccuper davantage lorsque vers la fin du séjour je réalisai que finalement, l’essentiel de ses activités lucides n’avait guère consisté, assisté de Joseph, l’homme à tout faire de la maison, qu’à faire, défaire et bricoler, sans rime ni raison, les systèmes de verrouillage du grand portail d’entrée de sa propriété. C’est dans l’avion du retour que je compris que Serge Elkoubi, mon malheureux client et ami, ayant connu si souvent et dans tant d’endroits à travers le monde la privation de liberté, enfant à sa façon de la plus grande tragédie du siècle dernier, lui qui n’en avait que pour sa liberté, n’était plus désormais qu’un reclus volontaire. Et que ce serait, cette fois-ci vraiment, sans espoir de retour.
Et c’est ainsi que tout ce que l’on peut dire de Serge ne peut être qu’un tombeau. »

Extraits
« J’avais essayé pour préparer le procès d’en savoir plus. Georges-Bahi Elkoubi était né le 4 janvier 1917 à Constantine. Famille nombreuse, sans doute plutôt modeste, pas misérable, Élevé dans la tradition juive, mais sans dévotion excessive. Néanmoins, la promiscuité et le poids des traditions semblaient lui avoir pesé, comme ce sera plus tard le cas de son fils. Aussi, est-ce avec une joie à peine dissimulée qu’il s’y soustrait: pour remplir jeune homme ses obligations militaires, peu de temps après avoir passé son diplôme d’apprenti coiffeur. Le changement de décor est radical puisqu’il est incorporé dans un régiment de Saint-Jean-de Maurienne, en Savoie. Il y accomplit ses devoirs sous les armes avec toute l’efficacité requise, mais surtout, joli garçon, volontiers charmeur, il y fait la connaissance de Colette Brunaud, une Bretonne de Vannes, venue dans ces montagnes suivre son père, receveur local des impôts. » p. 57-58

« Un événement pourtant vint perturber ce triste ordonnancement des jours. Ce devait être vers l’été 1972, je ne parviens pas à en retrouver la date précise, seulement qu’il faisait très chaud. Bref, je fus ce jour-là, dans un parloir désert et donc surchauffé, le témoin de mariage de « Monsieur Serge Georges Simon Elkoubi, né le 22 décembre 1941 à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie) actuellement domicilié à la Maison d’arrêt centrale de Gradignan (Gironde) avec Mademoiselle Bianca Marie Jeanne Goldstein, née le 26 janvier 1947 à Toulouse (Haute-Garonne), domiciliée au 6 rue Jean-Jacques Rousseau à Bordeaux (Gironde) ». Bien entendu, nul n’avait souhaité être le témoin de la mariée et il m’avait fallu en convaincre le directeur de la prison, un certain Appietto, que cette cérémonie, malgré sa rigueur tout administrative, attendrissait sans doute. Les époux se jurèrent fidélité et assistance ; le premier de ces termes me paraissait devoir être laissé à leur libre arbitre, le second, lui, ne laissait pas de m’inquiéter… » p. 71-72

À propos de l’auteur
MONY_Olivier©_PhotoDROlivier Mony © Photo DR

Olivier Mony est journaliste et écrivain. Critique pour Livres-Hebdo et pour Sud-Ouest, il a reçu en 2007 le prix Hennessy du journalisme littéraire. (Source: Éditions Grasset)

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Les émotions

TOUSSAINT_les-emotions

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En deux mots:
Jean Detrez enterre son père. Elisabetta, sa première épouse, l’accompagne dans ce moment de recueillement et d’introspection qui est aussi l’occasion de passer en revue ces moments de sa vie où les émotions ont été les plus fortes, notamment avec les femmes.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Toutes les femmes de sa vie

Jean-Philippe Toussaint poursuit dans Les émotions son cycle bruxellois et européen entamé avec La clé USB et nous offre quelques superbes variations sur le sentiment amoureux en détaillant les rencontres qui l’ont marqué.

Ceux qui ont lu La clé USB seront très vite ici en terrain connu, car même si ce roman peut très bien se lire sans avoir connaissance de l’œuvre ou du précédent roman de l’auteur, il pourrait fort bien composer un dyptique, puisque l’on reprend l’action au moment où Jean Detrez, le personnage principal, de retour du Japon apprend que son père est décédé, mettant en quelque sorte un point d’orgue a une année qui aura vu sa femme le quitter (juin 2016), le Brexit être voté (23 juin 2016), et Donald Trump accéder à la présidence des États-Unis (8 novembre 2016).
Nous voici donc en décembre, au moment des obsèques de son père, événement chargé d’émotion, mais aussi propice à l’introspection. Les souvenirs affluent, ceux qui ont marqué la vie de son père, fonctionnaire européen comme lui, mais aussi tous ces moments qui ont provoqué chez lui ces émotions qui donnent le titre du roman et dont l’intensité va déterminer le souvenir bien davantage que la chronologie. Les femmes, ou plus précisément les émois amoureux formant alors la matière première d’un récit qui, bien que très factuel, fait précisément partager au lecteur les battements de cœur et l’exaltation de ces moments où la vie s’illumine, où on sent que quelque chose se passe…
Comme lors de ce colloque international de prospective qui tente de tracer l’avenir de l’Europe sans le Royaume-Uni et qui se tient précisément à Hartwell House, dans le sud de l’Angleterre. Alors que les intervenants s’écharpent sur la pertinence de leur méthode de prospective stratégique en quatre phases – scoping, ordering, implications, integrating futures – l’attention de Jean va être détournée par Enid Eelmäe. Pour faire connaissance, les participants ont été invités à un exercice, baptisé Tell the story of your names. C’est ainsi qu’après avoir expliqué que les Detrez étaient originaires du Nord de la France et que le grand-père paternel avait disparu durant la Première Guerre mondiale, il apprit que Eelmäe voulait dire
«première montagne» ou «avant-montagne» en estonien, mais aussi que ce patronyme, avant l’estonisation des noms, était Eiffel, comme le constructeur de la Tour Eiffel. Ajoutons que la seule personne appelée Enid de leur connaissance les renvoyait tous deux à leur enfance et à la lecture du Club des cinq et du Clan des sept d’Enid Blyton. Il n’en fallait guère davantage pour tomber sous le charme de belle venue de Baltique. Au fil des heures, ils vont devenir très complices. Jusqu’à ce tête-à-tête dans la bibliothèque: «J’avais envie de déposer ma main sur son bras, mais je n’osais entreprendre le moindre geste. Il y a toujours un moment, dans les relations amoureuses, où, même si on sait que nos corps vont finir par se rapprocher, qu’une étreinte va survenir, qu’un baiser ne va pas tarder à être échangé, on demeure dans l’attente, et rien ne se passe si on ne prend pas la décision d’agir. Même si on sait l’un et l’autre que quelque chose de tendre est susceptible de survenir à tout instant, il y a un dernier cap à franchir, qui peut sembler minuscule, et dont on peut même se rendre compte, a posteriori, en se retournant pour revoir la scène dans son souvenir, que ce n’était en réalité qu’un tout petit gué tellement aisé à traverser, mais qui, tant qu’il n’est pas franchi, tant qu’on ne l’a pas passé, demeure un obstacle insurmontable.»
Bien entendu, ce sont les détails de ces moments qui donnent toute sa saveur à ce roman, comme si Jean-Philippe Toussaint à la manière d’un cinéaste, décidait de passer d’un plan général à un gros-plan, de se focaliser sur ces moments de grâce.
On passe ainsi des couloirs du Berlaymont, bâtiment emblématique de l’Union européenne où se retrouve tous les thèmes du livre, l’Europe aujourd’hui à la croisée des chemins, mais aussi le fils et son père, tous deux fonctionnaires européens, mais aussi l’architecture puisque la rénovation du bâtiment est confiée à son frère qui a suivi les pas de son arrière-grand-père, Pierre De Groef, qui a construit beaucoup d’immeubles à Bruxelles au début du XXe siècle. Et, comment pourrait-il en être autrement, les femmes. D’abord Diane, sa seconde épouse dont il se sépare, mais dont il nous raconte avec tendresse et sans doute nostalgie la rencontre dans ce temple de la technocratie. Puis sa course effrénée avec Pilar Alcantara lors de l’éruption du volcan Eyjafjöll en 2010. L’occasion aussi de nous faire découvrir un mystérieux souterrain.
Remontant dans le temps, nous irons aussi en Toscane au moment où Jean rencontre Elisabetta, sa première épouse. Contrairement à Diane, elle sera présente aux obsèques avec son fils Alessandro. Encore une occasion de constater combien restent vivaces les émotions. Et d’exprimer des regrets que l’on peut aussi prendre comme un conseil d’ami: «J’aurais peut-être dû faire davantage d’efforts pour essayer de sauver notre amour et prendre le risque d’entamer avec Elisabetta une longue relation suivie, la relation d’une vie, un amour au long cours, quitte à ce qu’il y eût des hauts et des bas, des orages et des disputes (et, sur ce point, je pouvais faire confiance à Elisabetta), mais j’aurais pu ou j’aurais dû avoir cette ambition pour nous, plutôt que, au premier accroc, à la première infidélité, céder à la facilité de nous séparer, abdiquer sans combattre.»

Les émotions
Jean-Philippe Toussaint
Éditions de Minuit
Roman
240 p., 18,50 €
EAN 9782707346438
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en Belgique, principalement à Bruxelles et environs. On y évoque aussi des voyages en Grande-Bretagne, au Japon, aux États-Unis, à Los Angeles

Quand?
L’action se situe principalement en 2016 et les mois suivants, mais l’auteur évoque aussi des souvenirs de 2004 et 2010.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lorsque Jean Detrez, qui travaille à la Commission européenne, a commencé à s’intéresser de manière professionnelle à l’avenir, il s’est rendu compte qu’il y avait une différence abyssale entre l’avenir public et l’avenir privé. La connaissance, ou l’exploration, de l’avenir public, relève de la prospective, qui constitue une discipline scientifique à part entière, alors que la volonté, ou le fantasme, de connaître son propre avenir relève du spiritisme ou de la voyance. Mais a–t-on toujours envie de savoir ce que nous réservent les prochains jours ou les prochaines semaines, a-t-on toujours envie de savoir ce que nous deviendrons dans un futur plus ou moins éloigné, quand on sait que ce qui peut nous arriver de plus stupéfiant, le matin, quand on se lève, c’est d’apprendre qu’on va mourir dans la journée ou qu’on va vivre une nouvelle aventure amoureuse ou sexuelle dans les heures qui viennent ? Le sexe et la mort, rien ne peut nous émouvoir davantage, quand il s’agit de nous-même.
Le moment est donc venu de dire un mot de la vie privée de Jean Detrez.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Jacques Dubois)
Le Carnet et les instants (Alain Delaunois)
Philosophie Magazine (Alexandre Lacroix)
Blog Shangols 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« À Bruxelles, la journée avait été caniculaire. Nous vivions avec Diane les dernières heures de notre vie commune. Depuis quelques semaines, nous ne nous parlions plus. Notre mariage, qui avait duré dix ans, s’achevait dans la froideur et le ressentiment. C’était le 23 juin 2016, le jour du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni. Dans la soirée, un orage très violent a éclaté à Bruxelles, accompagné de pluies diluviennes. Je me revois dans le salon de l’appartement de la rue de Belle-Vue en train de regarder une pluie torrentielle tomber derrière la baie vitrée. Les branches des saules se tordaient sous le vent. Un éclair, parfois, zébrait le ciel, et on entendait les grondements du tonnerre au loin par-delà les étangs d’Ixelles. Diane était assise derrière moi dans le salon assombri par l’orage, elle feuilletait en silence une revue dans le canapé. Elle ne tarda pas à quitter la pièce, et je l’entendis s’éloigner dans le couloir jusqu’à la chambre à coucher. Ce fut notre dernière soirée ensemble dans l’appartement de la rue de Belle-Vue (ma décision, à cette heure, était déjà prise de quitter l’appartement et de trouver un nouveau logement à la rentrée).
Je n’ai appris le résultat du référendum britannique que le lendemain en écoutant la radio. J’avais un rendez-vous à la Commission européenne en début de matinée. À la fin de ma réunion, en sortant du Berlaymont, j’ai traversé la rue de la Loi avec quelques collègues pour rejoindre le bâtiment Juste Lipse, qui se trouve de l’autre côté de la rue. Le Juste Lipse était encore l’unique siège du Conseil de l’Europe à l’époque, le nouveau bâtiment « Europa » construit par Philippe Samyn — le fameux cube de verre évidé qui luit pendant la nuit au cœur du quartier européen — n’est entré en service qu’au début de l’année suivante. Il y avait beaucoup plus d’animation que d’habitude dans le hall du Juste Lipse. On croisait des équipes de télévision, des dizaines de journalistes se pressaient vers la salle de presse. J’ai encore présent à l’esprit l’entrée en scène du président du Conseil européen ce jour-là. Précédé d’un bouillonnement de conseillers et de membres des services de sécurité, je revois sa silhouette décidée s’avancer sur le tapis rouge en longeant la rangée de drapeaux européens. Son visage était grave, l’attitude solennelle. Il monta à la tribune et commença son discours avec une émotion inhabituelle. Je suis pleinement conscient de la gravité, et même de l’ampleur dramatique de l’heure que nous vivons. C’est un moment historique, mais ce n’est sûrement pas le moment d’avoir des réactions hystériques. Les dernières années ont été les plus difficiles de notre histoire, mais je tiens à rassurer chacun, nous sommes prêts à affronter ce scénario négatif, et je pense toujours à ce que me disait mon père : « Ce qui ne te tue pas te rend plus fort. » Je regardais le président du Conseil européen s’exprimer à la tribune. Au moment où il avait évoqué son père, ses yeux furent parcourus d’un fugitif voile de timidité, qui ne dura qu’un instant. Il esquissa un sourire, le sourire d’un homme adulte qui évoque son père en public, avec ce que cela peut avoir de pudeur, de respect et de piété filiale, et je ne pus m’empêcher de songer à mon père, à mon propre père, Jean-Yves Detrez, qui avait été commissaire européen dans le passé. Depuis que j’avais appris la victoire du « Leave » au référendum britannique, je ne cessais de penser à ce qu’il devait ressentir. Son monde, le monde qu’il avait toujours connu, était en train de vaciller. Les crises s’accumulaient en Europe, les populismes montaient partout inexorablement. L’humanisme, que mon père avait toujours défendu avec zèle, semblait plus mal en point que jamais. Le Brexit n’était que la dernière manifestation, la plus spectaculaire, la plus désagréablement inattendue, de ce dépérissement délétère.
Jusqu’à quel point peut-on oublier quelque chose qui nous est arrivé ? Je ne me serais peut-être jamais posé la question, si, quelques mois plus tard, je n’avais retrouvé une photo compromettante dans mon téléphone. C’était dans un Thalys, j’avais assisté à une réunion de prospective à Paris dans la matinée, et je revenais à Bruxelles le soir même. J’avais fait l’aller-retour dans la journée. J’étais fatigué, la journée avait été longue. Je me laissais bercer par le train. Calé au fond de mon siège, je faisais défiler distraitement du doigt les images de mon téléphone, quand je suis tombé par hasard sur la photo d’une jeune femme à moitié dénudée. La photo, presque floue, avait été prise l’été précédent dans une chambre d’hôtel pendant que je participais à une retraite de prospective à Hartwell House, près de Londres. Je ne me souvenais plus des circonstances exactes dans lesquelles la photo avait été prise. Je me souvenais seulement d’avoir passé la fin de la soirée avec cette jeune femme et d’avoir emprunté les escaliers majestueux d’Hartwell House avec elle très tard dans la nuit, mais je ne me souvenais plus ensuite de ce qui s’était passé, ou plutôt, à partir d’un certain point, mes souvenirs se dissipaient dans les brumes d’une fin de soirée trop arrosée. Nul doute pourtant que c’était bien dans une chambre d’hôtel de la résidence d’Hartwell House que la photo avait été prise, et par qui d’autre que moi puisque c’était dans mon propre téléphone que je venais d’en retrouver la trace, à ma grande surprise et à ma grande gêne. Je ne gardais pourtant aucun souvenir qu’il s’était passé quelque chose d’intime avec cette jeune femme cette nuit-là, même si la photo semblait apporter un démenti visuel au témoignage défaillant de ma mémoire. Il y avait, à l’évidence, une contradiction entre ce que me disaient mes souvenirs et ce que montrait la photo.
Depuis plusieurs années, mon ami et collègue Peter Atkins organisait les Rencontres d’Hartwell House, des retraites de prospective, où les participants, responsables politiques, analystes et experts internationaux, se réunissent pendant une semaine dans le cadre somptueux du château d’Hartwell pour imaginer l’avenir ensemble. L’avenir, pour moi, qui le côtoyais au quotidien dans le cadre de mes activités à la Commission européenne, était une notion parfaitement abstraite, que j’étais capable de modéliser et de faire parler avec des chiffres. Mais si, dans ma vie professionnelle, j’avais une maîtrise incontestable de l’avenir, je me rendais compte que, depuis quelque temps, je ne maîtrisais plus rien dans ma vie privée. Mon mariage avec Diane était en train de sombrer, nous étions entrés dans une crise conjugale dont je ne voyais plus l’issue. L’avenir, pour moi, était devenu irrémédiablement opaque. Je ne disposais pas des outils appropriés pour imaginer ce que nous allions devenir. Moi qui me pensais si performant dans l’exercice de mes fonctions, j’étais complètement démuni dans la conduite de mon histoire d’amour avec Diane. À croire que la prospective ne nous est d’aucun secours dans les affaires de cœur — ou qu’en amour, il n’y a pas de méthode.
Lorsque, dans les années 1990, j’ai commencé à m’intéresser de manière professionnelle à l’avenir, j’ai très vite compris qu’il y avait une différence abyssale entre deux notions qui peuvent paraître voisines, voire similaires, mais qui ne sont pas de même nature, l’avenir public et l’avenir privé. La connaissance, ou l’exploration, de l’avenir public, qui est au cœur de mon activité professionnelle, relève d’une discipline à part entière, au même titre que les statistiques ou la démographie, avec son ensemble de techniques et d’outils méthodologiques spécifiques. Lorsqu’elle est pratiquée dans les règles de l’art, la prospective permet de repérer les principales métamorphoses qui couvent à bas bruit dans la société avant qu’elles ne s’expriment au grand jour, ce qui nous permet d’anticiper les grandes évolutions à venir. Alors que la volonté, ou le fantasme, de connaître son propre avenir relève du spiritisme ou de la voyance. C’est alors à une boule de cristal ou aux cartes du tarot qu’il faut avoir recours pour lire l’avenir. Mais a-t-on toujours envie de savoir ce que nous réservent les prochains jours ou les prochaines semaines, a-t-on toujours envie de savoir ce que nous deviendrons dans un futur plus ou moins éloigné, quand on sait que ce qui peut nous arriver de plus stupéfiant, le matin, quand on se lève, c’est d’apprendre qu’on va mourir dans la journée ou qu’on va vivre une nouvelle aventure amoureuse ou sexuelle dans les heures qui viennent. Le sexe et la mort, rien ne peut nous émouvoir davantage, quand il s’agit de nous-même.
À l’été 2016, j’ai assisté à la retraite de prospective organisée par mon ami Peter Atkins à Hartwell House. L’avenir, durant ces quelques jours, fut au centre de toutes nos attentions. Nous l’entourions de nos sollicitudes expertes. Nous le sondions, par petits groupes, autour de tables de réunion recouvertes de feutrine verte. Nous l’auscultions, avec d’infinies précautions, pour construire, sous forme de scénarios exploratoires, des représentations de différents futurs possibles. Je connaissais Peter Atkins depuis toujours, cela faisait près de vingt ans que nous hantions ensemble les terras incognitas de la prospective stratégique et que nous explorions ses dernières steppes indéfrichées. Au début des années 2000, Peter avait rejoint à Londres l’équipe du Government Chief Scientific Adviser, qui conseille le Premier ministre britannique sur les questions de technologie. Il avait été chargé de créer la première cellule de prospective stratégique au sein de cette agence gouvernementale. C’est ainsi, sur le tas, que Peter s’était formé aux techniques les plus sophistiquées de la discipline et qu’il avait fait la connaissance de la plupart des hommes politiques, responsables militaires et hauts fonctionnaires qui travaillent dans le domaine en Angleterre. Ensuite, des experts étrangers, qui envisageaient de créer leur propre cellule de prospective dans leur pays, étaient venus faire des voyages d’études à Londres pour voir comment ils procédaient, et c’est ainsi que Peter était devenu une personnalité incontournable dans le petit monde très fermé de la prospective stratégique. En 2011, Peter avait quitté son poste dans la haute administration britannique pour s’établir à son propre compte, et il avait fondé l’association des Rencontres d’Hartwell House. L’événement phare de l’association était la retraite stratégique estivale. Dès la première session, Peter avait instauré l’idée originale du live challenge. Le principe était d’avoir chaque année un défi à relever en temps réel, un sujet d’intérêt général sur lequel tous les participants pourraient travailler pendant les cinq jours de la retraite. En 2016, les Rencontres d’Hartwell House s’étaient tenues début juillet, soit seulement une dizaine de jours après le référendum sur le Brexit.
Le lundi 4 juillet 2016, j’ai pris le train à Bruxelles aux premières heures pour rejoindre Londres. J’avais rendez-vous à la gare du Midi avec mon ami Viswanathan Ajit Pai, qui travaille avec moi à la Commission européenne. Viswanathan était lui aussi de la partie pour Hartwell House et nous avions décidé de faire le voyage ensemble. Dans l’Eurostar, nous nous étions installés dans un carré de sièges vides et nous avions pris nos aises, déployant nos journaux et posant nos ordinateurs sur les tablettes. Viswanathan, confortablement installé au fond de son siège, avait ouvert le Financial Times, dont il tournait précautionneusement les pages saumonées dans un froissement feutré de papier journal, délicat murmure matinal bientôt voué à disparaître avec le déclin annoncé des journaux papier. Peu après le départ, un très bon petit déjeuner nous avait été servi à la place. Viswanathan était contrarié comme moi par le résultat du référendum britannique, mais il ne semblait pas disposé à se laisser abattre. Au contraire, appréciant le petit déjeuner, se régalant des viennoiseries et des yaourts aux fruits (le sien et le mien, que je lui avais cédé bien volontiers), il se lança plutôt dans un vibrant hommage rétrospectif de l’Angleterre qu’il avait connue pendant ses années d’études à Cambridge au début des années 1990. Tu sais, à l’époque, c’était vraiment un environnement très stimulant, disait-il, une ambiance de libre pensée, de curiosité intellectuelle, on parlait de new internationalism. À ce moment-là, la Grande-Bretagne était ouverte sur les autres cultures. C’était le moment où on commençait à bien manger en Angleterre, avec de bons vins, des fromages affinés, de superbes huiles d’olive. La société anglaise respirait différemment, il y avait une ouverture extraordinaire sur le monde. Selon Viswanathan, cela avait commencé à se dégrader à partir du début des années 2000, et la crise financière de 2008 n’avait rien arrangé. À ce début de récession s’étaient greffés une rhétorique anti-migrants et le déchaînement de la presse populaire contre l’Europe. Si on ajoute à cela beaucoup de cynisme et deux ou trois apprentis sorciers, il ne fallait pas chercher beaucoup plus loin les raisons du Brexit, selon Viswanathan (et il finit pensivement mon yaourt à la cerise en jetant un coup d’œil par la vitre du train). »

Extraits
« Mais, une fois dans la place, Scott Adams, avec son esprit pervers, n’avait pu s’empêcher de rendre public le différend avec Peter et de laisser entendre à l’assistance qu’il se désolidarisait de la méthode qu’il était obligé de présenter. C’est donc avec une ironie grinçante qu’il nous passa en revue les quatre étapes de la méthode d’Hartwell House, qu’il énuméra avec dédain, scoping, ordering, implications, integrating futures , comme s’il s’agissait de quatre vieux tracteurs antédiluviens, avec lesquels nous serions bien avancés pour explorer les champs si fertiles de la prospective stratégique, telle que lui la concevait. » p. 50

« Parfois, j’ai l’impression que si quelqu’un nous observait de l’extérieur et nous entendait émettre nos hypothèses, il pourrait vraiment se demander : « Mais qu’est-ce qu’ils ont fumé, ces gars-là ? » L’exemple le plus célèbre, ajouta-t-il, tandis que nous pénétrions dans l’hôtel, c’est la scène de Richard III , tu sais, la scène où Richard se tourne vers Lady Anne, la femme de son frère, pour lui dire qu’il est amoureux d’elle, alors qu’il vient de tuer son frère. Il s’arrêta dans le hall pour me mimer la scène (il s’était donné le rôle de Richard et s’adressait à moi comme si j’étais Lady Anne). Non seulement, il lui avoue que c’est lui qui a tué son frère, mais en plus il lui dit qu’il veut l’épouser ! s’écria-t-il. Nous étions debout l’un en face de l’autre dans le hall de l’hôtel. Ce n’est pas du tout vraisemblable évidemment, et pourtant le spectateur adhère, la scène a suffisamment de puissance et de force dramatique pour que le spectateur suspende son jugement critique à propos de l’invraisemblance de la situation. » p. 61

« J’avais envie de déposer ma main sur son bras, mais je n’osais entreprendre le moindre geste. Il y a toujours un moment, dans les relations amoureuses, où, même si on sait que nos corps vont finir par se rapprocher, qu’une étreinte va survenir, qu’un baiser ne va pas tarder à être échangé, on demeure dans l’attente, et rien ne se passe si on ne prend pas la décision d’agir. Même si on sait l’un et l’autre que quelque chose de tendre est susceptible de survenir à tout instant, il y a un dernier cap à franchir, qui peut sembler minuscule, et dont on peut même se rendre compte, a posteriori, en se retournant pour revoir la scène dans son souvenir, que ce n’était en réalité qu’un tout petit gué tellement aisé à traverser, mais qui, tant qu’il n’est pas franchi, tant qu’on ne l’a pas passé, demeure un obstacle insurmontable. Il y a toujours ce dernier seuil symbolique à franchir, qui nous fait passer d’un état d’attente heureuse au dénouement attendu, quand les mains se rejoignent et que les lèvres s’unissent. Et c’est d’ailleurs peut-être le fait que cette attente soit si souvent heureuse qui explique que, tant de fois, pour ma part, je n’aie jamais été plus loin. Comme si c’était dans la félicité de la promesse que j’avais vécu mes plus belles heures d’amour. » p. 76-77

« En moins de vingt ans, Pierre De Groef, qui était issu d’un milieu modeste (son père était menuisier du côté de la rue Borrens à Ixelles), était devenu un architecte à la mode, un citoyen cossu, un bourgeois installé: moustache, costume en flanelle, gilet et montre à gousset, large cravate à pois, tel qu’il apparaît sur une photo qui a longtemps orné la cuisine de mes parents avenue Émile Duray. À l’époque, le quartier des étangs d’Ixelles, sur lequel il avait jeté son dévolu, se trouvait encore largement à la campagne. Il a eu le flair d’acheter tous les terrains qui voisinaient l’abbaye de la Cambre en pleine restauration après la première guerre mondiale. » p. 95

« La mort d’un homme, parfois, correspond à la fin d’une époque. Stefan Zweig est mort à un des pires moments de l’histoire, quand le ciel était noir en Europe et l’horizon bouché aussi loin que le regard pouvait porter. Témoin direct du plus sauvage triomphe de la brutalité qu’ait connu le monde, Zweig a vécu l’intrusion violente de la réalité du monde extérieur dans son univers intime comme peu d’intellectuels l’avaient expérimenté avant lui. Il a vu son monde, le monde dont il était familier, un monde de raison, d’art, de raffinement et de culture, disparaître littéralement sous ses yeux, tandis que l’humanisme
sur lequel étaient fondées toutes ses valeurs était balayé par le nazisme. Même si c’est à des événements moins tragiques que mon père a été confronté dans les dernières années de sa vie, je voyais un parallèle entre sa mort et la mort de Zweig. Les dates de leurs morts respectives coïncidaient l’une et l’autre avec l’exact creux d’une vague de l’histoire, quand l’aube espérée après la longue nuit dont parle Zweig dans sa dernière lettre, n’est pas encore venue. En un sens, on pourrait dire que Zweig et mon père sont morts à temps, dans la mesure où ils ont cessé de voir la catastrophe qui les entourait et n’ont pas assisté au désastre qui leur a survécu. » p. 170

« Il y a, dans la vie, des instants décisifs, certaines journées ou certaines heures qu’on ne pourra jamais oublier. Stefan Zweig, dans son livre Sternstunden der Menschheit, parle de certains alignements d’étoiles qui font qu’à des instants précis de l’histoire s’accomplissent des moments d’une grande concentration dramatique qui sont porteurs de destin, où il arrive qu’une décision capitale se condense « en un seul jour, une seule heure et souvent une seule minute ». p. 189

« La pression des compagnies aériennes sur la Commission devenait à chaque heure plus grande pour nous faire rouvrir des routes aériennes dès lundi matin. Les compagnies aériennes accumulaient chaque jour des pertes abyssales, de l’ordre de 150 millions d’euros par jour, et des voix dans le secteur aérien commençaient à s’élever pour dénoncer la pagaille que nous, l’Europe — l’Europe, toujours l’Europe — aurions semée, en appliquant à l’excès le principe de précaution. Était-ce raisonnable de rouvrir des
espaces aériens dès le lendemain matin? Manfred Hübner dit qu’il n’en savait rien, et que de toute manière, ce n’était pas de notre ressort, c’était les directions générales de l’aviation civile des différents pays qui étaient compétentes. À chacun ses dossiers brûlants, à chacun sa cendre volcanique. » p. 198

« Je la regardais, et je pensais que quelque chose arrivait, quelque chose m’arrive, me disais-je. C’est là une singulière vertu de l’amour ou du sentiment amoureux de se rendre compte que ce qui arrive nous arrive à nous-même et à personne d’autre — c’est à moi, à moi que cette chose arrive —, que le regard adressé, le geste esquissé, l’est pour nous et pour nous seul, et le fort sentiment d’élection que cette vérité nous procure nous apporte un intense bien-être qui fait disparaître instantanément tout le reste, la fatigue et les soucis professionnels, les mauvais pressentiments et la hantise. p. 227

À propos de l’auteur
TOUSSAINT-jean-philippe_©Mathieu_ZassoJean-Philippe Toussaint © Photo Mathieu Zasso

Jean-Philippe Toussaint est né à Bruxelles en 1957. Prix Médicis 2005 pour Fuir. Prix Décembre 2009 pour La Vérité sur Marie. Il a publié plus de dix romans aux éditions de Minuit, parmi lesquels La Salle de bain (Minuit, 1985), L’Appareil-photo (1989), Fuir (2005), Football (2015), M.M.M.M. (2017) et La clé USB (2019). Il est également essayiste et cinéaste. (Source: Éditions de Minuit). (Source: Éditions de Minuit)

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