Notre si chère vieille dame auteur

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Finaliste du Prix Médicis 2022

En deux mots
Un réalisateur, un cameraman et une scripte se rend auprès d’une romancière mourante pour recueillir ses confidences et tenter de lire son dernier manuscrit. Mais la tâche s’annonce ardue, car il manque de nombreux passages.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La fabrique du roman

Autour d’une vieille dame auteur, Anne Serre joue avec le lecteur. Son court roman décortique avec finesse la façon dont l’écrivaine construit son histoire et ses personnages. Avant que ces derniers ne lui échappent.

Une vieille dame auteur, au crépuscule de sa vie, continue à s’amuser avec ses personnages. Elle ne laisse pas seulement un manuscrit, elle poursuit son dialogue avec Hans, le narrateur, sous le regard un peu circonspect de Holl, l’homme qui partage sa vie et doit bien laisser un peu de place à cet autre homme, même si pour l’instant il est dans son grenier, à regarder le paysage par un interstice.
Une équipe de tournage, réalisateur, cameraman et scripte s’invitent à ce moment pour recueillir le récit qu’elle laisse inachevé et ses confidences: «De la même manière qu’il m’est arrivé de penser qu’avec la seule force de mon désir je pourrais me retrouver réellement dans mon passé, j’ai parfois pensé qu’il ne tenait qu’à moi de faire sortir mon narrateur de son grenier et de l’entraîner sur les routes, en chair et en os, dans son costume gris démodé».
Alors le miracle du roman opère. Il entraîne le réalisateur-narrateur avec Jacques, le musicien-cameraman, et Édith, la scripte-tricoteuse et sculpteur, sur le chemin qu’a emprunté Hans, «sans s’étonner ni questionner davantage». Car ils entendent bien redonner au manuscrit son entièreté, combler les passages manquants. Un travail d’équipe qui va finir par payer.
Ensemble, ils vont revisiter l’enfance et la jeunesse de la vieille dame, les pages évoquant son père, l’homme de la Riviera dans son blazer froissé. Lui qui est parti trop tôt ne va cesser de jeter un regard bienveillant sur l’œuvre en cours. Ils retrouveront aussi Hans, qui les a longtemps tenus en haleine et dont ils n’apprendront finalement guère plus que les quelques mots lâchés au détour de son errance.
Dans ce court roman, Anne Serre explore avec malice l’acte créateur et nous propose de la suivre dans la fabrique du roman. Un jeu de miroirs assez fascinant, déroutant à souhait, qui permet à la romancière de jouer sur de nombreux registres simultanément, à la manière d’une organiste qui, à elle seule, joue une symphonie. Un peu comme si ce qu’elle faisait jusque-là livre après livre, en explorant le conte avec Petite table, sois mise! Le scénario avec Film, le théâtre avec Dialogue d’été ou le pastiche avec Voyage avec Vila-Matas était désormais rassemblé ici. Voilà comment Anne Serre est devenue virtuose!

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Signalons le numéro d’octobre du Matricule des Anges qui fait sa Une avec Anne Serre à l’occasion de la parution de «Notre si chère vieille dame auteur». Et ses très justes mots de présentation : «en redoutable marionnettiste, l’écrivaine se joue des temporalités et des réalités qui nous entraîne loin dans la littérature.»

Notre si chère vieille dame auteur
Anne Serre
Éditions du Mercure de France
Roman
128 p., 14 €
EAN 9782715256538
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans le sud, à Thézan-lès-Béziers. On y évoque aussi Bordeaux et Fontainebleau ainsi que des voyages à New York, Milan, Venise, Vérone.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une vieille femme écrivain, donnée pour mourante, laisse un manuscrit inédit et désordonné avec des pages manquantes. Venus pour la filmer, un réalisateur, un cameraman et une scripte vont s’acharner à le reconstituer. Mais la vieille dame auteur n’est pas seule : il y a auprès d’elle la jeune femme qu’elle fut, un étrange personnage qui fut son père, un garçon à bonnet rouge qui fut son compagnon d’été, un certain Hans qui ne prononce jamais qu’une seule phrase…
À son habitude, Anne Serre livre ici un roman plein de chausse-trappes, aux allures de conte, sur l’enfance mystérieuse et l’écriture à l’œuvre. Chez elle, comme le disait W.G. Sebald de Robert Walser: «Le narrateur ne sait jamais très bien s’il se trouve au milieu de la rue ou au milieu d’une phrase.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Partage lecture


Anne Serre présente Notre si chère vieille dame auteur © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Le narrateur est assis sur une chaise, les pieds posés sur la barre supérieure, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, un peu voûté donc, dans l’angle de ce qui apparaît être un grenier un peu sombre mais éclairé tout de même par une drôle de fente qui n’est pas une lucarne mais une sorte d’ouverture étroite, pareille à un cartouche ou à une meurtrière horizontale plutôt que verticale, par laquelle, Dieu soit loué, il peut considérer le paysage s’il en a envie. Et le paysage est ravissant. Il est tout à fait du genre de celui que pouvait voir Hölderlin de son grenier à lui chez le meunier : une vue champêtre, paisible, à la fois solennelle et exacte, faite d’arbres élégants, de petits troupeaux, de lignes vallonnées, de belle lumière et de quelques toits. Bravo au paysage. Le narrateur semble ruminer, réfléchir en tout cas, en dépit de sa posture un peu accablée, mais après tout, peut-être n’est-il pas si accablé, peut-être s’est-il simplement retiré dans son grenier pour avoir la paix, parce qu’il s’y sent bien – l’odeur du bois est agréable –, parce qu’il aime bien regarder par cette petite ouverture ? Il est vrai que c’est plus joli qu’au cinéma. Même moi qui suis à l’autre bout du grenier – assez vaste –, regardant tour à tour le narrateur assis de profil et cette ouverture lumineuse comme une espérance, je me sens heureuse et tranquille dans cette situation.

Normalement, on ne peut pas s’approcher aussi près d’un narrateur. Ce n’est pas que c’est interdit ou tabou ; c’est plutôt que cela ne se fait pas. C’est presque inconvenant. Mais nous en sommes arrivés à une telle situation, lui et moi, que l’inconvenance n’est plus un obstacle valable. Il ne tourne pas les yeux vers moi même s’il sait parfaitement que je suis là. De mon côté, je me sens avec lui comme on peut se sentir avec un être imaginaire ou un fantôme, ou une présence sauvage qui pourrait aussi bien bondir et vous assassiner, mais curieusement, alors que je suis assez peureuse d’ordinaire, je n’ai absolument pas peur de lui. Enfin nous y voilà ! lui dis-je en chuchotant. Cela fait tant de temps que je souhaitais te retrouver. Je n’arrivais pas à mettre la main sur toi. Où que je me tourne, tu n’étais pas. Tu semblais avoir déserté. Et te voilà à ton poste, dans ce grenier, regardant par cette fente lumineuse ce qui peut bien se passer dans le paysage.

Il porte ce costume gris un peu défraîchi et démodé que je lui ai toujours connu. C’est un narrateur assez élégant, au fond. S’il avait porté des baskets et un tee-shirt je me serais sentie mal à l’aise car il aurait ressemblé à une personne réelle. Son genre de costume me fait penser qu’il vient forcément du passé, d’un passé pas si lointain d’ailleurs, début vingtième siècle, je dirais. Après-guerre ? Avant-guerre ? Hors la guerre. Il n’a pas connu la guerre. Je crois même qu’il ne sait pas ce que c’est. C’est peut-être parce qu’il a toujours vécu au fin fond de la campagne. Il me donne l’impression – pas uniquement maintenant, c’est toujours ainsi que je l’ai vu – de n’avoir contemplé que des toits, des arbres, des silhouettes. On a l’impression aussi qu’il n’a pas été engendré. Supposer une mère ou un père, ou une mère et un père au narrateur, c’est difficile. Ou alors dans son enfance, lorsqu’il était petit et promis à son destin de narrateur comme des enfants tibétains sont promis au rôle de Rinpoché. En tout cas il est seul, isolé dans le monde mais sans en souffrir du tout ; c’est son statut. Je ne me suis jamais vraiment posé la question de sa virginité. A-t-il connu ou connaît-il parfois le contact charnel avec un ou une autre ? Il se peut que le narrateur ait un double, un triple fond. Déjà, son existence et sa présence sont bien mystérieuses, mais comme avec le cosmos, les planètes et les univers, on peut imaginer qu’au-delà de ce que l’on voit et perçoit, il y a une vie enténébrée du narrateur à des millions d’années-lumière. On pourrait d’ailleurs dire cela d’à peu près tout le monde, non ?

Moi-même, je dois être un drôle de corps pour me sentir si bien avec lui, en sa présence. Attention : je peux me sentir bien avec d’autres êtres, vivants, gentils et doux. Et d’ailleurs je ne pourrais pas me contenter de ma relation avec le narrateur. Si je n’avais que celle-là, me manqueraient mille autres choses : il faut bien que je vive. Car avec lui, on ne vit pas, on est ailleurs, on est dans un temps suspendu, éternel, comme si tout s’était arrêté. J’ai un attrait que je pourrais qualifier d’érotique pour ce temps suspendu, arrêté, car c’est celui de la plus grande félicité de mon âme, de mon esprit, et presque de mon corps. Je me rappelle un ami qui me disait fort justement qu’au fond, dans l’existence, on fait mille choses, mais que la seule chose qu’on attend, c’est de faire l’amour, et que tout le reste est en quelque sorte du remplissage dans l’attente de ce moment. De mon côté, je pourrais dire cela de ma rencontre avec le narrateur. Tout le reste est du remplissage, parfois bien agréable, mais dans l’attente de cette rencontre muette dans le grenier ou ailleurs – parfois c’est ailleurs. Enfin, pas si muette cette rencontre, même si l’on ne parle pas, car alors passent des courants d’une force et d’une fluidité peu communes entre lui et moi. Je pourrais même dire que c’est là la vraie conversation.

Nous allons donc demeurer ensemble quelque temps, lui et moi. Je jette un œil dans le grenier où à vrai dire il n’y a pas grand-chose. J’ai connu un grenier de ce genre dans mon enfance, dans la maison de vacances de mes grands-parents maternels à Thézan-lès-Béziers. C’était une drôle de maison qu’on n’ouvrait qu’en juillet et qui restait fermée tout le restant de l’année, aussi, quand nous y arrivions, le premier soin de mon père était-il de s’armer d’un balai et de se rendre sur la terrasse que surmontait l’énorme tête d’un tilleul planté plus bas, pour en repousser et chasser l’amas de feuilles qui s’y étaient accumulées depuis un an, parmi lesquelles circulaient peut-être des scorpions. La pièce à vivre, les chambres et la terrasse étaient au premier. Au second, il y avait un grand grenier vide auquel, j’ignore pourquoi, nous n’avions pas accès. On pouvait cependant en entrouvrir la porte et considérer ce grand grenier entièrement vide, mais il n’était pas question d’y jouer et encore moins de s’y installer. Le grenier de mon narrateur n’est pas aussi vide que celui de Thézan-lès-Béziers, et d’abord, il est plus petit, plus sombre, plus bas de plafond ou plutôt de combles. Il y a bien quelques meubles ou caisses dans un coin et un autre. Par son plancher disjoint, on peut, non pas distinguer le jour, mais parfaitement entendre les sons de la pièce au-dessous.

Je regarde si c’est ce qu’il écoute, mais non, il n’écoute pas ou guère. Ce qu’il fait surtout et même exclusivement, semble-t-il, c’est regarder par la fente lumineuse, et encore, pas tout le temps, pas comme un guetteur, non, plutôt comme quelqu’un qui vérifierait quelque chose en jetant des coups d’œil, ou que le spectacle de la nature aiderait à rêver. Je regarde avec lui, mais située plus loin de l’ouverture puisque je suis à l’autre bout du grenier, ce qui fait que de mon côté j’en suis quasiment réduite à ne voir qu’une fente lumineuse, tandis que lui, très bien situé par rapport à cette ouverture, peut distinguer les innombrables détails sans cesse changeants du paysage.

(…) (manque ici, dans le manuscrit, une dizaine de pages, que l’auteur du texte, interviewée sur son lit de mort, résuma ainsi) :

Si je me souviens bien – mais il est si loin, ce texte –, suite à la phrase précédente, la narratrice raconte qu’elle essaie de se mettre à la place du narrateur pour imaginer ce qu’il voit. Elle dit : je joue à être lui. Puis elle dit qu’au premier plan il voit des arbres grands et beaux, une grange auprès de laquelle un homme s’affaire avec des vaches, et un peu plus loin un troupeau de boucs « aux poils jaunes et aux cornes extraordinaires » qu’elle décrit entre autres comme « pyramidales ». Puis elle dit que ce troupeau semble sortir du Parnasse, de la mythologie antique, et qu’elle le voit comme un signe, probablement le signe qu’elle va se mettre à raconter une histoire. Mais elle précise qu’elle ne veut pas trop interpréter car elle ne veut pas « délirer comme Strindberg ». Mais il est clair que ce troupeau n’a rien à faire là : « Dans cette région il y a peu de moutons et de chèvres, plutôt des vaches, des chevaux et des ânes », dit-elle. Ensuite, elle dit qu’elle l’a remarqué en arrivant au village (avant de monter dans la maison et d’accéder au grenier), et elle raconte comment elle est partie, le matin, de son village à elle, à pied, pour venir à celui-ci, parce qu’elle s’était rappelée qu’elle s’y était promenée avec son père lorsqu’elle avait vingt ans et que ce souvenir pourtant un peu flou était celui d’une grande joie. Elle raconte comment elle a quitté sa maison le matin, en annonçant à Holl (son compagnon ?), qui semble y passer l’été avec elle (elle précise que c’est sa maison d’été), qu’elle partait se promener. Holl lui recommande de rentrer « avant la nuit tombée ». Elle emporte un sandwich et une petite bouteille d’eau et elle dit qu’elle ne prend jamais de téléphone quand elle part ainsi vagabonder, car elle en a assez d’être toujours « joignable », et que si elle avait toujours été « joignable » et avait toujours pu joindre les gens, elle ne serait jamais devenue écrivain. Elle dit enfin – je résume, je résume, il y avait bien dix pages déjà écrites et vraiment écrites – qu’il y a douze kilomètres entre sa maison d’été sur un plateau et le village où elle veut se rendre, appelée par son souvenir. Que du plateau elle doit descendre dans une vallée si profonde qu’elle est noire vue d’en haut, puis monter sur l’autre versant, marcher sur les crêtes, avant d’apercevoir au loin le village. Elle dit aussi – mais c’est avant, je m’en souviens maintenant – que le paysage vu de son plateau est magnifique, avec d’un côté une barrière de montagnes massives et bleues d’où l’on voit s’envoler des deltaplanes et des parapentes, et que de chaque côté du sentier où elle marche – toujours sur son plateau – il y a de hautes fleurs jaunes raides, des chevaux qui se baignent dans des étangs, « et c’est à peu près tout ». Je ne me rappelle plus à quel temps des verbes elle parle, dit la vieille dame auteur sur son lit de mort, mais il me semble qu’à ce moment-là du récit, c’est au passé composé, du type : j’ai traversé le plateau, je me suis dit que, j’ai pensé que. Mettez ce temps-là, dit la vieille dame, bien sûr ce ne sera plus le texte, ce ne sera pas le texte qui était vraiment écrit et qui commençait, je me rappelle, à vraiment me porter. On devait en être vers la page douze à peu près, le roman commençait vraiment. Je pensais très vaguement à Lenz de Büchner, dit la vieille dame, mais vraiment vaguement (et elle rit un peu) car je n’avais plus le moindre souvenir exact de Lenz, mais juste un souvenir très vague, vague exactement comme celui de ma promenade avec mon père dans ce village que j’avais décidé d’aller revisiter : souvenir vague d’une joie profonde. Là, la vieille dame se met à fermer les paupières, qu’elle a bombées et translucides. Madame la vieille dame, lui dis-je – moi qui l’interroge en qualité de réalisateur/interviewer –, désormais vous êtes entrée dans votre roman avec cette interview que nous faisons de vous, je vous en prie ne mourez pas tout de suite car cela est intéressant, cela apporte quelque chose au livre dont nous aurions été déçus qu’il ressemble trop au Lenz de Büchner. Madame la vieille dame, please, réveillez-vous, un peu de vie encore, et même beaucoup de vie : nous voulons reconstituer cette histoire, il faut absolument que vous nous assistiez.

Je vous ai tout dit ou à peu près pour ce passage manquant, dit la vieille dame, les yeux toujours fermés mais paraissant moins morte. Reprenez là où vous retrouverez du texte, et s’il manque quelque chose, interrogez-moi à nouveau. J’ai beau être mourante, mes textes me sont encore assez présents à l’esprit. Il me semble que juste après les dix, douze pages disparues, la narratrice disait quelque chose de la sécurité qu’il y avait à se promener, même seule, même nuitamment, dans ce paysage de plateaux, de montagnes, de vallées. Poursuivez, mes amis, et là où cela manquera, faites appel à moi. Je ne suis pas encore passée dans l’autre monde.

(Suite du texte trouvé dans un fichier intitulé « roman » dans l’ordinateur de l’auteur) :

(…) il semble que dans ce pays on ne haïsse point. Ce qui est étrange, car dans les fermes et maisons isolées il doit bien y avoir des ressentiments, des désirs de vengeance, de l’envie et des folies rôdeuses. Je me sentais toujours un peu coupable de laisser Holl derrière moi quand j’allais à la rencontre du narrateur. C’était comme le tromper d’une certaine manière, ou du moins être traître. Je passais ma vie à persuader Holl que je l’aimais – ce qui était vrai –, mais au moindre appel du narrateur j’étais capable de quitter Holl pour lui. Holl eût-il été à la dernière extrémité et le narrateur m’eût-il appelée, y serais-je allée ? Oui. Mais Holl le savait. Il me connaissait par cœur. L’appel du narrateur, c’était la flûte d’Hamelin, il n’y avait vraiment rien à faire, c’était ce qu’il y avait de plus fort au monde. Tout d’un coup mon œil se plissait, mon corps rajeunissait, et je partais, quoi qu’il se passe dans ma vie, pour le rejoindre et jouer avec lui une mystérieuse partie de cartes.

Je ne vais pas ici raconter mon trajet du plateau au village, car je l’ai déjà fait trente-six fois dans d’autres livres et maintenant j’en ai un peu assez. Et puis c’est fait. Revenons au grenier, où, comme je l’ai dit, je me trouve en compagnie du narrateur assis sur une petite chaise, de profil, dans son costume gris. Cette chaise est curieuse, d’ailleurs, je ne cesse de l’examiner pour trouver ce qu’elle a de bizarre, voilà, j’y suis : si l’on veut, on peut la déplier et alors elle forme un escabeau. Il y avait des chaises de ce genre autrefois. Et dans ce grenier, enfin c’est la paix. Ce n’est pas que ma vie soit particulièrement agitée mais il y a tout de même toujours trop de bruit, de rumeurs, de voix, de choses à faire et à prévoir pour l’avenir. Avec Hans (j’ai décidé d’appeler le narrateur Hans, pour ne pas répéter cent fois le mot « narrateur »), nous vivons dans un silence traversé de mille voix, mille rires, mille murmures silencieux qui s’enchevêtrent, forment des réseaux légers et transparents comme les toiles d’araignée éclairées par le jour. Ce qui est drôle, c’est qu’il observe le dehors et que je l’observe observant. On dirait un tableau. Je vois par exemple qu’il porte des chaussettes rouges, comme dans les tableaux de Corot où il y a toujours quelqu’un de minuscule dans un grand paysage vert, jaune et brun portant un bonnet rouge. À peine est-ce un bonnet, d’ailleurs. C’est comme un point final, une signature. J’ai toujours pensé – mais il faudrait que je vérifie cela auprès de critiques d’art – que Corot posait ce point rouge à la fin de son tableau, une fois que tout le reste était en place et peint à l’extrême, à l’extrême de ce qu’il pouvait faire et qui était assez prodigieux. Sans le point rouge, avais-je pensé, le tableau n’aurait pas été fini, il aurait même été beaucoup moins beau. On se serait dit, oui, c’est une très belle toile mais il manque quelque chose pour que cette toile soit vraiment un chef-d’œuvre. Il posait le point rouge – coquelicot parfois, vermillon – et c’était fait, c’était un chef-d’œuvre. Je me suis demandé pourquoi Hans avait des chaussettes rouges dans ce grenier gris, blond puis brun par endroits, et j’ai pensé que c’était quelque chose qui avait à voir avec Corot.

Quand nous sommes ainsi réunis silencieusement et longuement, lui et moi, il y a toujours une femme pour se charger de nous apporter quelque chose à manger, à boire, faire un brin de ménage. C’est une vieille femme pas bavarde elle non plus, je suis toujours un peu gênée qu’elle ait à monter l’escalier pour nous, mais il semble que les choses soient réparties ainsi et lorsque l’organisation des choses vient du ciel, il serait non seulement idiot de vouloir les changer, mais sacrilège. L’histoire se forme tandis que Hans observe au-dehors et que je l’observe observant. De temps en temps tout de même, il tourne la tête et pose une question, le plus souvent inattendue. Comment se porte Holl ? m’a-t-il demandé ce matin. Il va bien, ai-je répondu en me balançant doucement dans mon rocking-chair. Il s’occupe de notre maison d’été sur le plateau, il adore aller se promener sur le sentier et regarder les vaches, les chevaux qui se baignent, puis il rentre et lit longuement. Il y a peu, ai-je dit à Hans, nous nous sommes disputés un soir et violemment, Holl et moi. Il prétendait que dans certaines circonstances, je le manipulais, et c’était cette idée de manipulation qui le mettait hors de lui. Hans n’a pas tourné la tête, mais je pense qu’en regardant par la fente lumineuse il avait cette information en tête et que cette information ajoutait quelque chose à sa manière de regarder.

Parfois, il éclate de rire, d’un rire franc, très frais, et j’aime beaucoup cela. Je me lève alors et je m’approche de lui très près, un peu trop près, et je regarde par l’ouverture sur la campagne ce qui a bien pu l’amuser autant. Je ne vois que des branches admirables, si élégantes (ah, si les êtres pouvaient être élégants comme des branches !), des prés, de la lumière, de petits mouvements au loin. Je crois que c’est sa Joie qui le fait rire, il ne rit que de ça, de toute cette joie dans son corps discret revêtu de gris et de chaussettes rouges, assis dans un grenier à guetter une toute petite partie du monde. »

Extraits
« De la même manière qu’il m’est arrivé de penser qu’avec la seule force de mon désir je pourrais me retrouver réellement dans mon passé, j’ai parfois pensé qu’il ne tenait qu’à moi de faire sortir mon narrateur de son grenier et de l’entraîner sur les routes, en chair et en os, dans son costume gris démodé.» p. 33-34

« Nous avons donc avancé dans le chemin, Jacques, Édith et moi, à la recherche de Hans enfui ou jouant avec nous. Que, moi, je suive un narrateur en cavale, sois capable de passer mon été, mon automne, mon hiver à faire cela, que je m’accroche aux derniers mots d’une vieille dame auteur moribonde pour tenter de combler les trous et pages manquantes de l’un de ses manuscrits, c’est une manière de vivre absurde et particulière, mais c’est la mienne. Mais que des gens comme Jacques, musicien-cameraman, et Édith, scripte-tricoteuse et sculpteur, prennent ce chemin avec moi sans s’étonner ni questionner davantage, c’est presque plus intéressant. Et cela me fit penser à mon père qui était fait ainsi: il ne s’intéressait guère aux narrateurs de roman — croyait-il —, il aimait les romans pour s’y fondre comme dans un paysage, et pourtant, à chaque fois que je m’éprenais d’une œuvre, de son auteur, que mes yeux devenaient soudain écarquillés, mon énergie décuplée, il se mettait à mon service aussitôt, très désireux d’ôter de ma route tout obstacle. » p. 52

« Ma chère Marie, ce fut une bonne soirée. Nous y étions tous, personne n’a manqué à l’appel. Il y avait ma jeunesse, mon enfance, mon père parti trop tôt qui était là dans son blazer froissé. Hans, comme d’habitude, nous a tenus en haleine sans nous donner grand-chose mais comme nous étions heureux de le voir, dos à nous, regarder par la fenêtre dans ce costume gris un peu clérical qui nous plaît toujours tant! » p. 90

À propos de l’auteur
SERRE_Anne_©Francesca_MantovaniAnne Serre © Photo Francesca Mantovani

Née à Bordeaux en 1960, installée à Paris depuis ses études, Anne Serre est l’auteur d’une quinzaine de romans et de nombreux textes (surtout des nouvelles) parus en revue. Elle a d’ailleurs commencé par publier dans diverses revues avant de publier son premier roman, Les Gouvernantes (Champ Vallon, 1992). Souvent décrits comme appartenant au genre du « réalisme magique », ses romans ont été jugés aussi comme « jouant avec les limites des genres littéraires »: celles du conte avec Petite table, sois mise! (Verdier, 2012), du scénario avec Film (Le Temps qu’il fait, 1998), du théâtre avec Dialogue d’été (Mercure de France, 2014), ou du pastiche avec Voyage avec Vila-Matas (Mercure de France, 2017). Plusieurs de ses livres ont été couronnés par des prix, dont un prix de la Fondation Cino Del Duca (pour Un chapeau léopard, en 2008). Elle a reçu le Prix des étudiants du Sud, en 2009, pour l’ensemble de son œuvre, et le Prix Goncourt de la nouvelle, en mai 2020, pour Au cœur d’un été tout en or. Traduits aux Etats-Unis, en Angleterre, en Espagne et en Allemagne, ses livres sont en cours de traduction en Corée et en Hollande. (Source: anneserre.fr/)

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Les sables

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En deux mots
Dans une cité portuaire des bateaux partent et arrivent, des gens se croisent, apparaissent puis disparaissent. Marlo est le premier à ressentir ce trouble, à vivre des événements qu’il a de la peine à comprendre, entre réalité et fake news. Il sera suivi d’une galerie de personnages qui eux aussi tenteront de sortir des sables.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Six personnages en quête de réel

Pour son premier roman, Basile Galais a choisi de nous transporter dans une cité portuaire, dans un monde où la vérité a disparu. Alors tous ses personnages tentent de la retrouver. Déroutant, troublant, étrange.

« Les Sables est venu avec le vent, porté par les bourrasques qui s’engouffraient entre les immeubles droits d’une ville, celle du Havre, de la Cité, un espace traversé de lumières qui a ouvert un interstice dans lequel je me suis coulé. Car il est avant tout question d’une plongée en écriture, une immersion totale qui m’a saisi et a saisi, d’un même élan, chacun des personnages, nous mettant au même rang. » Après avoir fait les Beaux-Arts, c’est au bénéfice d’une résidence d’écriture au Havre que Basile Galais a écrit ce premier roman très singulier.
À l’image de Marlo, le premier personnage à entrer en scène dans cette dystopie, le lecteur est en permanence appelé à se mettre au diapason des personnages, tous en quête de vérité. Pour Marlo, il ne semble pas y avoir de doute. Il se souvient nettement du déroulé des événements. Sur la jetée, il a assisté à une altercation entre deux groupes d’hommes avant de rentrer chez lui retrouver ses parents et son frère jumeau. Mais le lendemain, tout le monde avait disparu, même un bout du complexe portuaire, avalé par sa mémoire ou par la force des éléments.
Ester, quant à elle, doit rejoindre un centre de recherches accessible uniquement par bateau. Une mission curieuse qui la déstabilise, les instructions restant parcellaires. Il faut avouer que pour une professeure de linguistique ces mots qui perdent leur sens sont tout sauf rassurants. Et les choses ne vont pas aller en s’arrangeant car on a annoncé la mort du Guide. Peut-être la dernière figure tutélaire à laquelle se raccrocher. Même si presque simultanément l’image se brouille à nouveau. Il est question de fake news. Mais le doute persiste et ronge les esprits. «C’est comme si son expérience sur l’île et la mort du Guide n’étaient qu’une seule et même chose, une sorte de jeu de miroirs orchestré par un illusionniste voulant la rendre folle.» D’ailleurs, elle semble incapable d’une pensée structurée, ce qui pour une enseignante est un gros handicap. Ses élèves vont en faire la douloureuse expérience.
Pourra-t-elle compter sur Gaspar qui a fait ce curieux voyage avec elle. Mais ce peintre est lui aussi confronté à une énigme. Quels sont ces visages qui apparaissent? Ont-ils un lien avec la mort du Guide? Lui qui essaie de saisir le réel pour le retranscrire, de déposer sur sa toile les nuances de couleur, de lumière, de densité peine aussi à transcender son ressenti dans ses œuvres.
Alors qu’il se rapproche d’Ester, qu’ils font l’amour, le mystère n’en reste pas moins entier. «Tout est noyé dans une sorte de doute que les personnages tentent de résoudre en courant, à leurs risques et périls, après une vérité qui se dérobe» explique Basile Galais dans un entretien accordé à Maze.
C’est cette étrangeté, cette ambiance particulière que plusieurs autres personnages vont traverser, à commencer par Maeva, la journaliste et Henri le photographe, tous deux en quête de légitimité. Sans oublier Alexander, sorte d’agent secret retiré des affaires pour jouir de ses biens, un appartement avec une piscine étonnante et dont la relation avec Ester reste bien mystérieuse. Un mystère qui plane encore davantage sur Dennis, spécialistes des mondes virtuels et dont on comprend qu’il est sans doute celui qui a le plus de mal à faire le tri entre le vrai et le faux, le virtuel et le réel. Peut-être qu’à la nuit tombée, lui aussi trouvera de quoi se rassurer dans le sexe.
Basile Galais dit ici toute l’étrangeté de notre société, bombardée par des images et de l’information en continu, mais qui a du plus en plus de peine à faire le tri, à discerner l’important du superflu, le vrai du faux. À l’image de quelques-uns de ses personnages, il nous suggère de trouver des points d’ancrage dans l’art et la culture. La photographie, la peinture, l’écriture deviennent alors les nouvelles frontières. Celles qui nous offrent la liberté.

Les Sables
Basile Galais
Éditions Actes Sud
Premier roman
240 p., 21 €
EAN 9782330169213
Paru le 17/08/2022

Où?
Le roman est situé dans une ville portuaire, sans davantage de précisions

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est une Cité portuaire, verre et béton sur sable, qui se dresse contre un ciel-champ de bataille. Un enfant se volatilise, la ville est amputée d’un morceau de terre mais ne s’en souvient pas. Une fake news tourne en boucle sur tous les écrans, la mort d’un Guide spirituel, quelque part au fond d’un désert, secoue des mondes lointains, retentit jusqu’au plus proche. L’information attaque la réalité et le vertige saisit chacun différemment, interrogeant la mémoire, la vérité, l’avenir. Dans la tempête, quelques silhouettes se détachent, nous ouvrant le chemin vers une histoire de disparition et d’oubli.
Dans une langue précise et atmosphérique, génératrice d’images en haute définition dont la netteté contraste avec éclat contre le mystère omniprésent, Les Sables observe comment les habitants de la Cité s’affrontent à cette série de dérèglements. Et nous plonge dans leur trouble.
Sismographie d’une modernité inquiète où la réalité n’est jamais certaine, ce roman est aussi une expérience d’immersion totale dans l’univers inédit et immédiatement prégnant d’un écrivain qui croit aux pouvoirs de l’imagination.

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Basile Galais parle de sa résidence d’écriture au Château Hagen de Nouméa où il a retravaillé son premier roman Les sables © Production Alexandre Rosada

Les premières pages du livre
« LA ZONE
Il avançait comme le spectre d’un lieu hanté. Il était l’ombre de la zone, l’enfant d’un hors-champ.
Les lampadaires se dépliaient dans la brume, de grands cônes de lumière jaune qui s’évaporaient dans le noir. Les allées étaient désertes, quelques emballages volaient le long du trottoir. Au loin, la myriade de lumières du complexe éblouissait la nuit. Un souffle grondait, s’arrêtait puis recommençait. La flamme emplissait le ciel, une lumière vacillante apparaissait sur son visage puis le noir s’emparait de nouveau des formes. C’était un immense crachat de feu qui s’échappait des cheminées et cela lui semblait la plus belle chose qui soit. Ces quelques mètres de combustion le bouleversaient depuis toujours.
Marlo était né là. La zone était déjà abandonnée à l’époque, supplantée par le complexe qui venait de s’établir. Son père l’avait imprégné de sa méfiance face à ce monstre rutilant qui l’avait poussé à passer ses journées dans le canapé du salon, vêtu de son éternel jogging maculé de taches de gras, il s’enfilait son premier whisky à quatorze heures, jamais avant. C’est la faute au complexe, il disait. Le doigt de Marlo aussi, c’était la faute au complexe, cette protubérance qui s’échappait de son auriculaire droit, cette petite monstruosité qui se faisait l’écho des cheminées cracheuses de feu et des cuves chromées dont les reflets déformaient l’espace alentour. Tous les médecins qu’il avait consultés s’étaient tus en la voyant, comme s’il n’y avait là rien à redire, ils avaient simplement échangé un regard entendu, les hommes en blouse blanche et ses parents.
Il avait grandi entouré par la haine du complexe, une haine qui se développait proportionnellement à sa protubérance, une croissance lente et inexorable. Pourtant, depuis qu’il avait sept ans il sortait chaque soir par la fenêtre de sa chambre pour aller admirer les machines qui s’y activaient la nuit. Un grouillement de lumières et de sons, c’était l’atmosphère dans laquelle il s’était construit. Il se demandait si c’était dû à son petit doigt, cette fascination pour les géants mécaniques.
Il errait comme chaque nuit, porté par les souffles qui s’échappaient des cheminées du port. Les barbelés brillaient dans l’éclat fugitif des flammes. Au loin, les lumières de la Cité vibraient. L’air était lourd et saturé d’une odeur qui lui piquait la gorge et les yeux. Ses pas résonnaient un instant dans la nuit avant de se fondre dans le murmure des machines. Il y avait quelque chose d’organique dans ce ballet de lumières et de sons, quelque chose qui lui faisait considérer le complexe comme une créature vivante, avec ses râles, ses grognements et son pouls battant la mesure.
Il longeait la clôture, enveloppé par cette étrange harmonie, lorsqu’un mouvement rompit le calme. À une centaine de mètres devant lui, au niveau de la guérite marquant l’entrée du complexe, un projecteur découpait nettement les silhouettes qui se contorsionnaient dans la nuit. Un jeune homme aux cheveux longs se débattait face à deux colosses en costume noir. Il s’agrippait de toutes ses forces à un caméscope que les deux hommes tentaient de lui extirper. Le jean du jeune chevelu qui se tortillait dans tous les sens avait glissé au niveau de ses genoux et son tee-shirt commençait à partir en lambeaux dans la lutte. Les colosses, avec leurs crânes luisants, prenaient nettement le dessus.
Ils parvinrent enfin à le maîtriser et se dirigeaient vers l’intérieur du complexe quand le jeune homme se mit à hurler dans la direction de Marlo 99.9 la parole du loup qui dort, 99.9 rien ne stoppe les flux invisibles, 99.9 le pouvoir n’a pas de prise sur le vide ! Il avait la voix d’un possédé, on aurait dit un fou en plein délire, un prophète déclamant une litanie. Les hommes en costume se retournèrent et balayèrent l’obscurité du regard. Marlo se plaqua au grillage, le souffle court. Il entendit le captif se contorsionner dans un ultime effort et crier 99.9 ! Son cœur était à deux doigts de lui exploser le thorax. Quand il se dégagea du grillage pour jeter un œil à la scène, les trois silhouettes avaient disparu. Il ne restait qu’une tache de lumière, vide.
Lorsqu’il arriva à la bicoque, l’horizon commençait déjà à bleuir. Le rideau de sa chambre oscillait dans le vent qui s’engouffrait par la fenêtre entrouverte, de la fumée s’échappait par la grille d’aération, une flaque reflétait un morceau de lune. Il aperçut la silhouette de son frère endormi, il l’observa quelques instants, détaillant ce visage qui aurait pu être le sien, cette peau translucide qui ne pouvait voir le jour sans brûlure, et ces yeux, derrière les paupières closes, qu’il savait azurins. Il trouvait toujours étrange de pouvoir contempler son double exact, il ne s’était jamais habitué à cette sensation paradoxale, cette façon qu’il avait de se retrouver dans l’autre sans jamais parvenir à s’y reconnaître totalement. Son jumeau dormait paisiblement. Une douleur aiguë irradiant l’extrémité de sa main le sortit de sa rêverie. Il enjamba la fenêtre sans bruit, se glissa dans les draps glacés et aperçut son doigt ; la protubérance était violine.
Ça, il était le seul à l’avoir.
Un jour, alors que les vieux barbus grisonnants s’étaient regroupés dans le salon, comme ils faisaient quelquefois, parlant fort et crachant leur haine envers le complexe, le plus en verve, un gros à la moustache drue qui sentait le rance, l’avait saisi par les aisselles et brandi devant les autres comme un trophée de chasse, exposant son petit doigt aux regards ébahis de ses camarades. Son père ne l’avait pas supporté et ils s’étaient battus dans le salon, mettant tout sens dessus dessous. Les objets avaient valdingué, l’ancienne table basse en verre s’était brisée. Tout s’était terminé quand sa mère était sortie de la cuisine et avait hurlé. Le gros moustachu, son père et les autres qui braillaient autour s’étaient arrêtés net. C’était sa force, à sa mère, elle ne disait jamais rien, elle faisait tout, et de temps en temps elle hurlait. Il y avait en elle un feu qui par instants jaillissait, autrement, il restait tout entier contenu dans sa chevelure cuivrée. Marlo s’était tenu là, le gros moustachu et les autres s’étaient tirés en vitesse et son père s’était affalé dans le canapé l’air hagard. Il avait du sang déjà sec sur la lèvre inférieure et sous la narine droite. Depuis, les barbus grisonnants n’avaient pas reparu si ce n’est au détour d’un article dans la presse locale décrivant une énième tentative de blocage du complexe par un groupe de récalcitrants, et son père n’avait plus décollé son derche du canapé. Marlo s’était senti responsable de cette déchéance, il avait appuyé tous les jours sur son petit doigt pour que la protubérance disparaisse, cette petite excroissance qui semblait la cause de tous les maux.
La radio tournait à plein tube quand il se réveilla. Les voix du monde pénétraient sa chambre, celle d’un chroniqueur à la diction saccadée, celles d’hommes en colère, de femmes éplorées, d’enfants en détresse ; des tonalités et des langues qui lui emplissaient l’esprit d’images mentales variées, un désert à perte de vue, des visages mats enturbannés, de grands tissus dans le vent, des kalachnikovs. Le lit de son frère était vide, le salon aussi. La radio diffusait pour les objets, le canapé défoncé par le cul de son père qui s’y enfonçait chaque jour, le poste télé à l’écran bombé, le papier peint crasseux qui se décollait en lambeaux, les semblants de plantes que sa mère s’entêtait à conserver bien qu’elles soient toutes à moitié mortes, le tapis à poils qui abritait des années de poussière, une guirlande cramée pendue à la bibliothèque, les quelques livres jaunis qu’elle contenait, les sacs poubelles remplis de bouchons en plastique que Marlo collectait. C’était la première fois qu’il voyait ces objets isolément et cela lui parut bizarre. Il prit alors conscience de l’absence de ses parents, de l’absence de son frère. Il s’approcha de la fenêtre de la cuisine donnant sur la zone et l’ouvrit.
L’odeur avait quelque chose d’iodé, un parfum qui se déposait sur la peau. Des cristaux de sel constellaient le montant de la fenêtre. Une lumière étrange éclairait les ensembles de béton et de tôle. Les plantes grimpantes continuaient d’envahir les surfaces ; on disait de certaines espèces qu’elles avaient la force de briser des carreaux. Les structures des silos se découpaient à contre-jour, le quai jonché d’éclats de verre scintillait.
Un courant d’air traversa la pièce, portant avec lui l’atmosphère suspendue de la zone. La radio tournait toujours. Il était question d’un martyr, d’une vengeance prochaine et d’une foule qui se piétinait et s’automutilait dans sa procession. Ça braillait à travers le poste dans une langue inconnue, il y avait de l’exaltation, du désespoir bruyant. Ici, c’était vide, Marlo était seul. Pourquoi ne parlait-on que du bruit ? Il sentait son monde se rétrécir dans les cris qui s’échappaient du poste. Il alluma la télé, l’image hésita un instant puis une foule vue du ciel apparut, matérialisant la plainte qui s’échappait de la radio. Une journaliste blonde au teint clair dit Le Guide est mort. Marlo sentit une bouffée d’angoisse monter. Un élancement sourd parcourait son petit doigt, la malformation semblait plus grosse et plus violette que la veille. Il se dirigea vers la porte et sortit dans la zone.
Une lumière diaphane imprégnait l’espace d’une sorte de transparence. Il longea le quai désert, passa devant les docks aux verrières brisées par la végétation hargneuse. Des grillages et des panneaux d’interdiction en barraient l’entrée, le maillage métallique crevé en plusieurs endroits découvrait des restes de squats à l’intérieur des enceintes. Les nomades qui habitaient ces lieux précaires avaient disparu. Il sentait l’angoisse le coloniser lentement.
Ses pas sonnaient creux, comme si l’esplanade avait perdu sa consistance. Il continua d’avancer, se dirigeant instinctivement vers le complexe. Devant lui, il aperçut le seau, la flasque cabossée et la boîte de plombs du vieux pêcheur posés sur la bitte rouillée. Il avait beau le voir chaque jour, ils ne s’étaient jamais adressé la parole, le vieil homme semblait vivre retranché en lui-même. Il s’approcha, s’attendant à deviner la silhouette en contrebas, penchée sur les eaux, mais il n’y trouva personne. Le pêcheur n’était plus là.
Il se mit à marcher de plus en plus vite. La lumière irréelle, la sensation d’être pris en étau, la disparition de ses parents, de son frère, la disparition de toute présence humaine ; il n’arrivait pas à appréhender les choses, tout était différent. Sa marche se transforma en course, une course effrénée qui se voulait oubli, fuite, réveil. Mais rien, rien qu’un souffle haletant, une sueur froide et l’inconnu. Marlo était seul, perdu dans l’ombre d’un cauchemar.
Il arriva au niveau de la guérite, l’endroit même où, la veille, il avait assisté à l’altercation entre les types en costume et le jeune chevelu. Là où trônait la vieille bâtisse en dur, au bout de la digue reliant la zone à la Cité, il n’y avait plus rien, rien hormis la mer. Marlo crut que ses veines allaient éclater sous la pression, son sang battait ses tempes et des acouphènes lui martelaient les oreilles. Il s’approcha, les jambes en coton. Une béance crevassait l’esplanade. La jetée avait disparu, la guérite avec. Les contours de la Cité s’étaient évaporés. La zone était devenue une île à la dérive.
Il ne restait que l’océan, immense.

LA CITÉ
ESTER
C’est un jour neutre. Le paysage portuaire se dilue dans l’atmosphère sans contraste. Un vent léger menace de forcir. La mer grise est froissée par le clapot. La ville est muette et figée, pas une présence ne s’en extrait hormis quelques feuilles qui volent. Seuls les goélands rompent le calme, ils gueulent et tournoient dans le ciel laiteux.
Ils ont certainement tous reçu le même e-mail une semaine auparavant, sinon ils ne seraient pas là à se jauger, ne sachant pas vraiment quel désir les a poussés jusqu’ici. La curiosité, ou autre chose peut-être. Le silence de la Cité qui s’étend et l’absence de contours auxquels se rattacher instillent une certaine méfiance au sein du groupe qui petit à petit s’étoffe de nouveaux membres. Ils sont tous vêtus de noir. Rien de tel n’était mentionné dans le courriel qu’ils ont reçu. Pourquoi donc cette connivence austère ? Ce hasard qui ne semble pas en être un fait grandir le soupçon, des yeux anxieux se croisent et s’évitent.
Une corne de brume résonne au loin. Le silence se réinstalle, les goélands sont partis à l’assaut du bateau encore masqué par la digue. Plus personne n’arrive, le groupe semble complet. Les regards sont devenus des coups d’œil hâtifs accompagnés de gestes nerveux. Une berline noire aux vitres fumées s’approche et se gare à quelques mètres du groupe.
Un chauffeur en costume en sort, contourne la voiture par l’arrière et ouvre la portière. Un homme tout de blanc vêtu apparaît. L’attention du groupe est désormais tournée vers lui. Elle remarque immédiatement ses yeux, ils sont gris.
Ester ne s’attendait pas à ça. Elle a pris sa valisette, elle déteste ne pas avoir ses affaires à portée de main. Quand l’homme au complet blanc a annoncé que le centre de recherches n’était atteignable que par bateau elle a failli s’effondrer. L’ambiance avait été suffisamment pesante jusque-là, avec tous ces inconnus qui se regardaient de biais. Elle avait d’emblée flairé qu’il s’agissait d’intellects supérieurs, ça se sentait à la manière qu’ils avaient tous de rouler des yeux.
Elle est seule dans sa cabine et n’en revient toujours pas. Le courriel ne stipulait aucune information précise quant au voyage, seulement des propos vagues et allusifs, des tournures presque poétiques qui ont piqué sa curiosité. Il y était question d’une île déserte, d’un espace où déployer des perceptions nouvelles, une pensée neuve ; ce genre d’élucubrations. Sa vie dans la Cité tournait un peu à vide alors elle s’est dit pourquoi pas. Sa cabine est spacieuse. Elle est assise sur le lit et se sent rassurée, elle se faisait une image bien plus spartiate du voyage en mer. Dans la chambre tout est doux et tamisé. Il y a une odeur fraîche de propreté qui ne semble pas artificielle. Une grande baie vitrée est masquée par un store. Elle se lève et fait glisser les lames sur le rail. Dehors, le paysage défile à toute allure. Elle vacille et manque de tomber en arrière.
Elle se rattrape in extremis à l’encadrement de la fenêtre. Elle ne pensait pas qu’un bateau pouvait filer à une telle allure sur l’eau, ou plutôt au-dessus de l’eau ; rien ne bouge sous ses pieds. Elle essaie de reprendre ses esprits. La mer continue de défiler, il y a quelque chose d’envoûtant dans cette course. Elle finit par s’apaiser dans la contemplation du paysage qui devient abstrait ; un flux de formes indistinctes dans lequel elle se coule. Elle paraît désormais absente, debout face à la baie vitrée. Elle a les yeux mi-clos et la bouche entrouverte. Un son sec et répétitif ponctue sa méditation. Il se fait de plus en plus proche. Quelqu’un frappe à la porte. Ester l’avait immédiatement remarqué, l’isolant du reste des individus. Il n’avait pas le même comportement ; quand tous les autres, par leurs regards en biais et leurs tics nerveux, avaient manifesté les symptômes évidents d’une phobie sociale caractéristique d’une précocité intellectuelle, lui était resté calme, absorbé par sa contemplation qui semblait l’emmener vers un horizon vague. Il se tient devant elle et la fixe de cet air à la fois détaché et intense qui l’a tout de suite interpellée. Le regard de l’homme fuit par-dessus son épaule de temps à autre, comme s’il cherchait à voir quelque chose derrière elle, dans la chambre.
— Vous avez jeté un œil par la fenêtre ?
— Oui, c’est un peu flippant, et beau en même temps. J’ai failli tomber en ouvrant le store.
— J’arrive pas à réfléchir, je voudrais pourtant, mais impossible. J’arrive pas y croire. — Tout est si calme. Avant de vous ouvrir, je ne savais pas trop si je rêvais ou pas. Ce bateau est incroyable, on dirait qu’on ne touche pas l’eau.
— Je voulais parler du paysage.
— Je ne rêve pas ?
— Non, je ne crois pas.
— Vous avez visité ?
Ils marchent dans les coursives du bateau. Les portes sont numérotées, comme dans un hôtel, le sol est recouvert d’une fine moquette beige, les murs ponctués de tableaux et de lampes à la lumière tamisée. Ester a l’impression d’avoir déjà foulé ce type de couloirs avec ce type de tableaux et de lampes accrochés aux murs. Elle le suit. Il a l’air tout aussi attentif qu’elle aux détails. Ils avancent en silence. Au bout de l’enfilade, ils gravissent quelques marches qui débouchent sur un espace plus large. C’est une pièce ovale entièrement vitrée qui offre une vue panoramique sur l’océan. Des appareils électroniques clignotent sur des consoles. Ester est de nouveau prise d’un vertige. Elle s’arrête un instant et s’appuie contre le mur. L’homme s’est avancé au centre de l’espace, son regard vague se porte au travers des vitres, empli de cette perplexité qui ne l’a pas quitté depuis qu’elle l’a rencontré, quelques minutes plus tôt. Elle l’observe, seul au milieu de cette pièce vide, cerné par l’océan qui se déroule, immense.
Le carton disposé dans sa cabine mentionnait un rendez-vous sur le Roof I à dix-neuf heures. Le nombre de fauteuils correspond exactement au nombre de personnes convoquées. Devant chaque siège, un dossier à couverture blanche est disposé sur la table. Les gens qui étaient sur le port le matin même prennent place. L’homme au complet blanc les accueille, un semblant de sourire au coin de l’œil. Ils ont tous remarqué le dossier, personne n’ose l’ouvrir. Un petit homme aux cheveux ras et aux yeux globuleux a l’air particulièrement nerveux. L’homme au complet blanc commence à parler, il évoque une clause de confidentialité à signer impérativement. Ester observe les faces blêmes qui l’entourent, elle s’attarde sur le visage du petit homme, avec ses yeux grossis par les verres de ses lunettes, un visage d’enfant se dit-elle. L’homme en blanc continue son discours dans ce langage stéréotypé qui sied bien au décor – Il est vivement conseillé de consulter le dossier qui sera à rendre avant l’accostage, paraphé et signé. L’île devrait se dessiner à l’horizon demain matin. Le mail et les pièces jointes spécifiques qui vous ont été envoyés à chacun seront l’unique base sur laquelle commencer le travail. Les directions de recherche et les modalités seront à définir par chacun en fonction de son approche personnelle. Les travaux interdisciplinaires sont bien évidemment encouragés et adviendront naturellement. Ce qui nous intéresse ici, c’est vos perceptions, vos sensibilités. Une rumeur monte de la table. Toutes ces personnes qui ne s’étaient pas adressé la parole commencent à chuchoter puis à parler, prises d’une vigueur jusque-là insoupçonnée. La raison de ce voyage est toujours aussi floue, et cela ne lui déplaît pas. Ester dévisage les membres du groupe avec un léger dégoût. Il est le seul à se tenir à l’écart, indifférent à cette fièvre soudaine. Il paraît absorbé par ce qui se passe derrière les fenêtres. Elle le trouve beau, avec son regard vague. La nuit s’étend derrière les vitres du Roof I, noire et sans lune. L’homme en blanc salue l’assemblée et se retire. Les membres du groupe se lèvent dans un murmure insupportable. Elle ne bouge pas, lui non plus.
Seul le souffle de l’homme perce le silence de la cabine. Ester le regarde. Les draps forment un ensemble de plis et de surfaces qui se lovent sur les contours de son corps endormi, son visage est serein. Tout est limpide dans ce paysage de coton. Ils ne se sont pas vraiment parlé, le jeu de séduction n’a pas eu lieu, seulement des regards prolongés par le silence. Elle ne sait plus bien qui a brisé la distance, cet espace qui habituellement se rompt par les mots, par une avance, un sous-entendu qui suspend la pudeur et amène le premier contact. Il n’y a eu que l’intensité des regards, sans détour, une espèce de sincérité qui n’existe pas dans son souvenir, dans ses expériences passées. Des corps sans les mots. Elle sent encore le désir frémir sur sa peau. La main ferme et tendre dans le pli de l’aine. Des rais de lumière filtrent par les lames du store et se déforment dans les sillons des draps. Un faisceau traverse le visage de l’homme endormi, elle s’approche et lèche la peau irradiée de lumière.
Ils sont tous sur le Roof I. Un air cérémoniel entoure les silhouettes à mesure que le paysage se précise, un fond de méfiance flotte sur les visages. Une mince bande de terre se dessine à travers les baies panoramiques, elle semble léviter au-dessus de l’eau, comme privée d’ancrage. L’air est frais et sans odeur.
Doucement, des formes émergent et des contours se dessinent. Des lignes de béton accompagnées de bittes d’amarrage plantées à égale distance s’étendent.
Derrière, des dunes cuivrées ondulent dans la brume matinale. Les masses de sable progressent sur ce qui n’est autre que les vestiges d’un port industriel.
L’aperçu lointain lui laisse une impression étrange, un mouvement dans lequel aucune image n’est saisissable. Le paysage lui donne le vertige autant qu’il l’inquiète. Elle se détourne et cherche l’homme au regard vague. Pour la première fois, son visage n’exprime pas cette espèce d’absence, il est anxieux, ou concentré peut-être. Elle revient à l’horizon et aperçoit un point fixe dans l’indistinction générale, une tache de lumière comme un reflet sur une toiture. Elle plisse les yeux et croit deviner une forme dans la chaleur qui ondoie. Une silhouette fait le guet à côté d’une ruine. On dirait un enfant.

La ville est secouée. C’est sonore. Rien ne bouge. Seuls les stores des commerces se gonflent et se dégonflent. Les sifflements, les souffles plus rauques et les claquements créent un drôle de vacarme, presque harmonieux. Les piétons qui occupent les trottoirs se déportent en faisant une série de petits pas chassés à chaque rafale. D’autres semblent vouloir se prémunir de tels écarts en adoptant une démarche étrange, ils avancent penchés, le corps obliquant du côté d’où proviennent les bourrasques. C’est une chorégraphie inédite qui se joue entre les immeubles droits. Le ciel s’abaisse puis remonte sous les grains qui se succèdent.
Ester avance dans ce maelstrom qui lui paraît tout intérieur, elle ne saurait dire pourquoi, c’est comme si, depuis son séjour sur l’île, sa peau était devenue poreuse, qu’entre elle et le monde la frontière s’était dissoute. Devant, à l’abri de l’un de ces blocs de béton immuables, une femme enveloppée de châles est entourée de pigeons. Un voile recouvre ses yeux. Ester se dit qu’elle est certainement aveugle. Lorsqu’elle arrive à son niveau, la femme lève la tête et son regard jusque-là absent la fixe.
— Il faut écouter les oiseaux, ils voient, ils voient les vérités qui se fourvoient, les mensonges qui pullulent, les visions et les croyances, ils tournoient au-dessus des hommes. Il n’y a rien à voir sur les surfaces, rien à voir sur la mer étale, seulement un pâle reflet du ciel, un miroir à briser, les lettres dans les mots, le contour d’une main sur la roche, la paume marquée dans la pierre, rien d’autre, tout et son contraire. Il faut écouter les oiseaux, ils tournoient les oiseaux, il faut briser la glace, retrouver les pierres devenues sable, derrière le ciel on tombera.
Ester a continué à marcher comme si de rien n’était. Désormais, elle est prise de remords. Elle est arrêtée sur le trottoir et vacille à chaque coup de vent. Ce serait ridicule de revenir en arrière, mais elle n’arrive plus à avancer, à s’éloigner de cette présence magnétique, de ses deux yeux calcaire. Ce langage obscur lui en rappelle d’autres, toutes ces voix méconnues qui parsèment la Cité, dans les ruelles, les métros, les squares, les églises, au pied des immeubles, dans les asiles, les prisons, dissimulées dans les bois, les parcs, à la périphérie, sous les ponts, les échangeurs, tapies dans des souterrains, dans l’ombre des terrains vagues ; ces voix l’ont toujours fascinée. Elle finit par reprendre sa route. Derrière elle, la femme s’est immédiatement replongée dans son mutisme, se séparant de nouveau du monde des hommes.
Elle arrive avec une dizaine de minutes d’avance dans l’amphi B, comme à son habitude. Le temps de sortir ses mémos et de brancher son ordinateur au vidéoprojecteur. Elle aime avoir ce laps de temps pour se réapproprier la salle, mesurer l’écho de sa voix, reprendre la conscience des distances, de son corps dans l’espace. »

Extrait
« Un vent frais pénètre la pièce. Ces rêves obscurs l’habitent depuis son retour du centre de recherches, mais la fréquence avec laquelle ils se manifestent s’accroît depuis le mensonge à la télé. Les doutes qui l’assaillent lorsqu’elle se réveille sont de plus en plus fondamentaux. C’est comme si son expérience sur l’île et la mort du Guide n’étaient qu’une seule et même chose, une sorte de jeu de miroirs orchestré par un illusionniste voulant la rendre folle. » p. 37

À propos de l’auteur
GALAIS_Basile_©Malika_MoussiBasile Galais © Photo Malika Moussi

Né en 1995 à Nouméa, Basile Galais grandit en Nouvelle-Calédonie. Il quitte l’île pour étudier en métropole, d’abord aux beaux-arts de Biarritz puis de Nantes, où il pratique la peinture, puis en création littéraire, au Havre. Aujourd’hui, il vit sur son voilier dans la petite rade de Nouméa. Les Sables est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)

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