Les guerres précieuses

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023
En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023
En lice pour le Prix de l’homme pressé
Finaliste du Prix de la Closerie des Lilas 2023

En deux mots
Au soir de sa vie Isadora Aberfletch se souvient de sa vie dans la Maison, de toutes ces années passées avec ses frères et sœurs, ses parents et connaissances. Au fil des saisons, les souvenirs affleurent, marqués par les découvertes de l’enfance, les émois de l’adolescence et un drame, la mort de sa sœur Harriet.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma vie dans la grande Maison

Pour son premier roman, Perrine Tripier se glisse dans la peau d’une vieille dame contrainte de quitter la grande Maison où elle aura passé quasiment toute sa vie. Son regard sur sa vie en famille, puis en solitaire, est mélancolique et poétique.

La littérature a ce côté magique qui permet à une jeune femme de 24 ans de se glisser dans la peau d’une vieille dame. Perrine Tripier est donc Isadora Aberfletch. Au soir de sa vie, elle se souvient des années passées dans la Maison avec un grand « M ». Il faut dire que la grande bâtisse blanche au milieu d’un grand parc, blottie entre les grands sapins bleus et les érables, est plus que centenaire. Elle aura accueilli plusieurs générations et conserve la trace de leur passage. Aussi peut-on la considérer comme un personnage qui « enroule ses mailles autour des songes », «juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.»
C’est dès sa jeunesse qu’Isadora comprend que sa vie se fera entre ses murs et qu’elle sera dictée par ce choix. Pour continuer à pouvoir vivre là, elle ira jusqu’à dire non à Oktav, quand il la demande en mariage, «car il n’aurait jamais voulu qu’on vive dans la Maison». Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par les jeunes années, quand près d’une quinzaine de personnes vivaient là. Outre les parents et la fratrie, les oncles, tantes et neveux en faisaient une époque joyeuse.
«Je veux me rappeler les voix d’enfants glorieux s’enchevêtrant, la tendresse froide et pudique de Petit Père, les jaillissements d’inspiration de Petite Mère quand elle se levait subitement de table, saisissait les pinceaux dans le pot sur le buffet et se ruait vers son atelier, dans un coin de la véranda. Je veux me rappeler quand Klaus, Louisa et Harriett étaient encore à la Maison, Klaus déjà à l’orée de l’adolescence. Il était beau, le grand frère prodige, brillant, drôle, insolent de talent.»
Perrine Tripier choisit alors d’oublier la chronologie pour nous raconter la Maison au fil des saisons. L’été, quand «tout le monde revenait de la Ville, refluait vers la campagne familière et les forêts nimbées d’ombre lustrale», promesse de joyeuses escapades, de nouvelles découvertes, de construction de cabanes en baignades dans le lac et d’explorations nocturnes nimbées de mystère. C’est aussi en été que s’échangent les premiers baisers.
L’automne symbolise quant à lui, la saison où la maison s’est vidée, où les jours raccourcissent, où le froid s’installe. L’hiver, en revanche, est plus gai. Autour des préparatifs de Noël, de la neige et des parties de luge, cette saison aura été sans doute la plus initiatique.
Reste le printemps et ses promesses de renouveau. Il fallait conclure cette éphéméride avec cette saison. Pour ne pas laisser la mélancolie tout emporter. Pour que les souvenirs heureux, «comme un cri du temps qui brise encore l’oubli», l’emportent sur l’inéluctable solitude, sur la mort qui vient après avoir déjà emporté les parents et la sœur Harriet.
C’est dans un style admirablement maîtrisé, avec quelque chose de proustien, que ce roman va toucher les lecteurs. Un roman qui fleure bon la nostalgie de cette maison et de cette jeunesse perdues. Un roman qui est aussi riche d’une belle promesse, celle du second roman – déjà attendu – de Perrine Tripier.

Les guerres précieuses
Perrine Tripier
Éditions Gallimard
Premier roman
186 p., 00 €
EAN 9782072961076
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je marchais à pas lents de bout en bout dans la Maison, et la traîne de fourrure me suivait comme un lourd serpent louvoyant. Bêtes fauves, bois de camphre, pin qui brûle et pain qui fume, j’emplissais la Maison de chaleur et de lumières. J’en étais la force vitale, l’organe palpitant dans un thorax de charpentes et de pignons. »
Hantée par un âge d’or familial, une femme décide de passer toute son existence dans la grande maison de son enfance, autrefois si pleine de joie. Pourtant, il faudra bien, un jour ou l’autre, affronter le monde extérieur. Avant de choisir définitivement l’apaisement, elle nous entraîne dans le dédale de sa mémoire en classant, comme une aquarelliste, ses souvenirs par saison. Que reste-t-il des printemps, des étés, des automnes et des hivers d’une vie ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (l’invitée du samedi)
Actualitté (Valentine Costantini)
L’Internaute (Brigit Bontour)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog la bibliothèque de Marjorie
Blog Au fil des livres

Les premières pages du livre
« Pluie fraîche sur pelouse bleue. Herbe d’été humide, relents de terre noire. Toujours ces averses d’août sur les tiges rases, brûlées d’or. Les lourdes gouttes ruissellent sur la vitre, sinuent, serpentent et s’entrelacent en longs rubans de lumière liquide. Combien d’après-midi passées derrière le voile vaporeux du rideau, à suivre du doigt leur tracé nerveux et languide à la fois. Les petits cheveux follets frisent autour des joues, et l’on s’étonne qu’ils soient si blancs alors qu’on est si jeune, nimbée d’éther sous la fenêtre. Et soudain le regard tombe de la fenêtre à la main qui écarte le rideau, et la main est vieille, si vieille.

Il est des lieux qui vous harponnent. Qui enroulent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs griffes, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.
Il est des portes dont le bruit quand on les pousse est comme un cri du temps qui brise encore l’oubli.
Il est des escaliers dont on aimerait tant gravir à nouveau les marches, juste une fois, en laissant couler dans sa paume le poli froid de la rampe.

Ça, c’est la Maison.

Il est en revanche des lieux qui font glisser dans votre nuque le malaise moite de l’étranger. Des lieux qu’on ne sent pas résonner en soi. Des lieux qu’on vous impose, qu’on vous oblige à supporter, c’est passager, c’est transitoire, on n’a pas le choix. Quand le monde se fatigue de vous, on vous propose la télé près du lit, la table de chevet pour l’étui à lunettes, le papier peint jaune. C’est joyeux, le jaune, et puis il y a tout ce qu’il faut ici, on s’occupera de vous. On nous fait troquer la Maison pour une chambre dans un mouroir médicalement adoubé. Ce papier peint jaune – le coup de massue dans ma vieille nuque.

De toute façon, je n’aime plus que le fauteuil. C’est le seul meuble que j’ai pu emporter. Il a toujours été un fauteuil de vieux ; celui de l’arrière-grand-père, que je n’ai pas connu, puis celui de la grand-tante Babel, quand elle nous rendait visite. Je comprends pourquoi on l’aime en vieillissant ; on se reconnaît en sa poussière, en sa mollesse. Du bout de l’ongle, je taquine les éraflures de son velours vieux rose.
Le confort de caler ses bras dans l’intimité des accoudoirs. Le tissu glisse tout contre soi telle une seconde peau. C’est comme retrouver l’étreinte d’un amant doucereux, qui serait resté bien plus constant que tous les hommes que j’aurais pu connaître.

En y réfléchissant bien, j’ai été la seule à vraiment aimer la Maison. Même l’arrière-arrière-grand-père, qui l’a désirée, imaginée, construite, ne l’a pas autant aimée que moi. Je l’ai aimée assez pour y rester toute ma vie. Pour abandonner mes études à la Ville, parce que je souffrais trop, loin des bois de mon enfance. Pour dire non à Oktav, quand il m’a tendu la petite bague sur le Pont-Noir un mercredi après-midi, car il n’aurait jamais voulu qu’on vive dans la Maison, lui. Il voulait emménager dans un grand appartement du vieux centre, non loin du lycée où il aurait enseigné et où nos futurs enfants auraient appris à nous surpasser. J’ai assez aimé la Maison pour ne rien souhaiter d’autre, dans toute mon existence, que d’y demeurer, blottie au creux des choses familières, me laissant patiner par le temps exactement comme la rampe de l’escalier en colimaçon.

Je ferme toujours les yeux quand je veux m’en souvenir. Je fais ça tous les jours, à chaque minute de conscience, peut-être. Je m’efforce avec impatience, avec violence même, de recréer chaque pièce, chaque recoin. Je m’accroche aux détails, à la forme des interrupteurs, au bruit des boutons de porte qu’on tourne, à la fine couche de poussière sur les ampoules jaunes. Je veux tout revoir, tout sentir à nouveau. Je veux évider l’espace du présent et faire resurgir, à coups de souvenirs forcenés, les lieux que j’aimais tant, que je connaissais par cœur, que j’ai arpentés toute ma vie, et qui, maintenant que je n’y suis plus, s’effacent, se désagrègent.
La Maison comme je l’ai laissée, celle d’il y a quatre mois, peut-être cinq, je me la rappelle. Je me la rappelle un peu trop bien, même. La lente décadence des pièces dépeuplées, des parquets ternis, des couloirs froids où la peinture s’écaille, ça, oui. Le carreau cassé du vitrail par lequel s’engouffrent les feuilles mortes, tourbillonnant faiblement sur le sol du hall comme un couple éreinté valse à la fin de la nuit, je le vois encore, et très nettement. Et aussi les radiateurs en fonte, d’un blanc passé, glacials dans les pièces où l’on ne vit plus, les cheminées murées, les draps sur les meubles dans les chambres où plus personne ne dort. C’était comme ça, à la fin.

Je veux chasser cette image de la Maison. Raviver les couleurs, ouvrir en grand les claires fenêtres où s’engouffre l’air enivrant du matin, cirer l’escalier, nettoyer la table immense de la salle à manger. Mettre le couvert pour une quinzaine de personnes, comme à la grande époque où tous, sans exception, venaient.
Je veux revoir la haute Maison aux planches de bois blanc qui surgissait, quand on rentrait du jardin, blottie entre les grands sapins bleus et les érables, avec l’herbe qui se brisait en gerbes émeraude sur la volée de marches du perron. Revoir la façade aux fenêtres étroites, avec la véranda qui dépassait sur le côté gauche, le toit pointu et haut hérissé par les conduits de cheminées et les pignons d’un blanc immaculé, avec l’œil-de-bœuf du grenier, perché comme l’œil rond et doré d’un géant rassurant, tout ourlé de bois ouvragé. Je veux revoir les étranges toits aigus qui coiffaient les bow-windows, et qui, en hiver, se frangeaient de stalactites. Je veux revoir les fenêtres qui étincelaient dans l’air frais, caressées par les branches des arbres trop proches de la Maison, lorsqu’une légère brise soufflait. Je veux revoir la grande Maison, avec les colonnes de bois sculpté encadrant la porte d’entrée, glacée d’un vernis chaud de caramel solide, et le vitrail de fleurs entrelacées qui laissait filtrer, quand le soleil brillait au travers, des éclats de couleur dans le hall. Peint d’immenses treillis de feuillage tropical, le hall luisait d’un doux bleu. Là s’élançait l’escalier en colimaçon, dans un tourbillon de bois cuivré.
Tout était ouvert, les senteurs de la cuisine circulaient librement et envahissaient la Maison entière. Les voix grondaient depuis le salon jusqu’au grenier comme le murmure d’un torrent rassurant qui roulerait dans les murs. Du fond de mon oreille, j’entends encore. Le parquet craque et dégage des effluves de pin, et même nos pas d’enfants les plus légers font grincer les planches épaisses. On monte l’escalier en courant, parce que c’est plus drôle d’avoir le tournis en arrivant. Le couloir du premier étage dessert les anciennes chambres de l’oncle et de la tante, celles de quand ils étaient petits, et qu’ils occupent toujours quand ils reviennent nous voir avec les cousins. Eux, ils dorment juste en face de notre chambre, à Harriett et moi. C’est plus pratique pour jouer, ils n’ont qu’à traverser le couloir, et chuchoter le mot de passe à la porte pour qu’on sache bien qu’ils ne sont pas des adultes importuns, qui viendraient tout éparpiller avec leurs grandes jambes maladroites. Tout au fond du couloir il y a la salle de bains, la verte, avec sa fenêtre qui coince un peu, mais par laquelle on aperçoit un bout de verger. En face, il y a la chambre de la grand-tante Babel, quand elle vient poser ici ses malles suintant le camphre. Quand tous repartent, on a l’étage presque pour nous tout seuls. Le deuxième étage, on ne peut guère y jouer ; c’est celui des parents, l’étage sérieux, celui avec les deux salles de bains les plus spacieuses. Enfin, Louisa, cette chanceuse, en a une privative, avec une petite baignoire en céramique, derrière sa penderie. Parce qu’elle est l’aînée des filles, elle a la plus grande chambre, et elle est toute seule dedans. Je n’échangerais cependant pour rien au monde ma chambre avec la sienne, car si c’était le cas, nous ne pourrions pas faire autant de bruit avec Harriett, vu la proximité de la chambre des parents. C’est aussi là qu’il y a le cagibi, dont on ne se sert même plus pour les parties de cache-cache : on sait très bien que c’est le premier endroit auquel on pense lorsqu’il faut se dérober au monde. Le meilleur endroit pour se cacher, c’est bien entendu le grenier. Il est moins grand que quand Petit Père était enfant parce que, depuis, ils l’ont scindé en deux pour aménager la chambre de Klaus. J’aime bien la chambre de Klaus. Elle sent le garçon, parce qu’il n’ouvre pas beaucoup la fenêtre. Comme les adultes n’y montent jamais, on est tranquilles. On entend tous les craquements du toit les soirs de tempête, et il y a un je-ne-sais-quoi de rassurant dans cette mansarde tiède comme un cocon de bois suspendu au-dessus de la forêt.

Mais les images défilent en couleurs fanées, vidées de vie. Les visages sont flous, et c’est le plus douloureux, se rendre compte que l’image de ma famille, jeune, vivante, est perdue à jamais. Je me suis perdue également. Qui étais-je, à huit ans ? Maintenant que la vieillesse me casse le dos et me rompt les doigts, je sens combien j’aurais été agacée, enfant, par ma présence d’aujourd’hui, encombrée par ce qui n’est plus. Je haïrais le théâtre de marionnettes que je dresse en pensée pour rejouer sans cesse les images mortes. Qui étions-nous, dans les bois et dans la chambre, dans la cuisine où la soupe fume ? J’agite des pantins dont les visages s’effacent. Qu’importe, il est un moment où certains nous sont tellement familiers qu’on n’a même plus besoin de leur présence physique pour qu’ils soient là. Il n’y a que des gens avec lesquels on a grandi dont on peut vraiment dire les connaître. Notre évolution particulière s’est légèrement teintée de celle des autres, comme l’eau dans laquelle tombe une goutte de sirop, une seule, suffisante pour colorer de menthe pâle le verre entier. Je sais exactement ce que Petit Père ou Louisa aurait répondu à telle remarque, je vois encore le sourire de Petite Mère quand elle nous regardait danser les soirs de printemps. Alors, il me semble revivre pour un temps, dans ce corps d’aujourd’hui, ce corps pénible et grinçant, les jours qui s’achevèrent et les jours qui leur succédèrent, au creux de la Maison.

Je veux me rappeler les voix d’enfants glorieux s’enchevêtrant, la tendresse froide et pudique de Petit Père, les jaillissements d’inspiration de Petite Mère quand elle se levait subitement de table, saisissait les pinceaux dans le pot sur le buffet et se ruait vers son atelier, dans un coin de la véranda. Je veux me rappeler quand Klaus, Louisa et Harriett étaient encore à la Maison, Klaus déjà à l’orée de l’adolescence. Il était beau, le grand frère prodige, brillant, drôle, insolent de talent. Je voudrais râler encore quand il enchaînait les gammes à six heures du matin et que la douce plainte éraillée de sa trompette réveillait toute la famille. Je veux retrouver Louisa, la plus jolie des filles, comme si elle avait absorbé de notre mère tout son éclat, n’en laissant plus ni pour moi ni pour Harriett. Je me souviens que quand je passais, traînant les pieds sur le parquet du second, devant la porte entrouverte de Louisa, elle n’était ni sur son lit, ni dans son fauteuil, mais toujours devant le miroir de son cabinet de toilette, en train de fondre ses yeux dans les siens, à guetter les paillettes d’or au fond de l’iris.
Combien je donnerais pour retrouver la chambre avec les deux petits lits côte à côte, celui de Harriett et le mien, avec la lampe au milieu, sujet de tant de disputes entre nous, moi qui voulais toujours lire plus tard qu’elle ! Son visage de poupon chafouin qu’elle cachait sous la couette en hurlant que je l’empêchais d’effectuer ses huit heures de sommeil… « T’auras qu’à te lever moins tôt », je jubilais, tournant lentement les pages de mon roman pour la faire enrager. « Tu sais bien que Klaus va encore nous réveiller avec sa maudite trompette, alors éteins ! » protestait-elle, indignée, les larmes au bord des yeux, frappant l’oreiller. « J’éteindrai quand j’aurai fini mon chapitre. » « Fais voir où t’en es. » Je lui montrais une fausse page. « Tu vois, presque fini », j’assurais. Elle se mettait à siffler comme un serpent, je mentais, j’étais la pire des sœurs, si elle le disait à Louisa… Elle suspendait la menace et me jetait un regard furibond de sous les draps. Harriett s’en remettait tout le temps à notre sœur aînée pour régler nos différends, parce que celle-ci était d’une partialité et d’une injustice absolues. Elle donnait toujours raison à notre benjamine, qui avait d’adorables boucles sombres que Louisa aimait à coiffer, alors qu’elle disait que ma tignasse était « perplexifiante ». Mais comme Harriett était loin d’être docile, le plus souvent Louisa sortait de la chambre en claquant la porte, et se cloîtrait dans la sienne pour rêver de grands lustres et de dîners entre amis.

Même la Maison de l’adolescence, je voudrais la revoir. Celle qui me hantait tous les soirs dans ma chambre d’étudiante, et qui me faisait haïr le Collège, maudire les études. Elles m’avaient arrachée à mon foyer, à ma vie, à mes promenades dans les bois et à mes après-midis passées à lire, blottie sur le rebord trop dur de la fenêtre. Mais le triomphe des vendredis soir ! Quand je me ruais dans le train, bondissais sur mon siège, trépignais d’impatience, les lèvres étirées en un irrépressible sourire, et que l’inexorable machine m’emmenait loin des tours de la Ville ! J’adorais alors l’arrivée en gare, qui me semblait interminable pourtant, et le moment où je voyais Petit Père, près du coffre ouvert qui attendait ma valise, avec Harriett déjà dans la voiture, car elle finissait plus tôt les vendredis.

« Madame Aberfletch ? Vous m’entendez ? Je pose votre plateau sur le bureau, vous mangerez quand vous voudrez. »
Et voilà cette aimable infirmière qui vient tout dissiper dans son parfum à la rose. Qu’elle aille au diable avec sa blouse blanche et sa jeunesse insolente, sa voix limpide de fille vivante, qui rentre chez elle le soir. Elle doit attendre l’été toute l’année, cette saison du corps liquide, des soirées blondes.

Été
Je n’aimais rien tant que les étés, à la Maison. Tout rayonnait alors, dans la langueur moite des vacances, qui semblaient infinies, étirées par les longs jours d’ennui délicieux. Dès les premières chaleurs du mois de juin, tout se mettait à scintiller, à déborder de vie. Les érables et les sapins paraissaient gorgés d’une sève incandescente ; l’herbe, d’un vert insolent, était traversée de grands aplats de soleil.

Tout le monde revenait de la Ville, refluait vers la campagne familière et les forêts nimbées d’ombre lustrale. Il suffisait de se tenir à l’orée du bois pour sentir le vent embaumé de résine exhaler son murmure. Quand nous étions enfants, le frère et la sœur de mon père, oncle Bertie et tante Hilde, venaient chaque été avec leur famille. La joie quand on annonçait : « Les cousins arrivent ce soir ! » La journée s’imprégnait alors d’une agitation impatiente qui nous faisait sautiller en cercle dans le salon, et, grondés par Petit Père, nous remontions l’escalier en étouffant des rires nerveux. L’après-midi se passait en préparatifs affairés ; j’adorais seconder les parents, avec une attention minutieuse. Je veillais, tel un petit despote, à ce que le grenier soit aéré, les coffres à jouets ouverts, les draps pliés soigneusement sur les lits. Je dévalais l’escalier en colimaçon qu’on avait ciré pour l’occasion, je tourbillonnais dans le hall traversé par la lumière concassée du vitrail. Je venais vingt fois dans la cuisine, je me penchais sur le feu, je humais les fumets en soulevant, d’une main un peu tremblante, le couvercle des soupières. Je savais que la nourriture presque prête était le signal : les cousins seraient bientôt là, et nous serions tous, sous peu, attablés ensemble dans un brouhaha insupportable de rires sonores, relâchant la frénésie d’une longue journée d’attente.

Le soir de l’arrivée des cousins, chaque début d’été, était toujours le même. Ils étaient en général exténués de la route qu’ils avaient subie toute la journée, de la promiscuité des voitures, de la chaude haleine du goudron, du soleil reflété sur les carrosseries rutilantes. On s’attablait néanmoins avec entrain. Quand tout semblait valser de lumières et de rires et de parfums, quand l’on était sans cesse interrompus dans nos histoires par un plat qui passait, ou par une autre histoire qui jaillissait à un autre bout de la table, et quand je me renversais sur ma chaise pour dévisager furtivement ceux qu’on n’avait pas vus depuis Noël, je me sentais immergée dans un bain de joie liquide, dorée et pétillante, embaumée par l’odeur de miel des cigares de l’oncle Bertie ou celle du thym en déliquescence dans le jus du poulet. Mon regard faisait un tour de table et coulait machinalement sur les visages familiers, pour s’accrocher à ceux des cousines, toujours plus jolies année après année. J’étais fascinée par leur nez, surtout, petit et rond, et qui venait de la belle-famille de Bertie. Lui n’avait pas échappé au nez familial, busqué et long, où glissait la lumière comme sur une lame. Amelia et Magda avaient tout pris de leur mère, une sorte de grâce blonde et charnue, avec une peau toute rose sous le cou, une peau de fleurs fraîches perlées d’eau dans des vases cristallins. Toujours assises côte à côte, faisant circuler avec précaution le pichet quand il passait devant elles, elles riaient bien franchement à toutes les facéties de Klaus ou Harriett. Chaque été, les deux cousines, sitôt qu’elles descendaient de voiture et posaient le pied sur les marches du perron, se jaugeaient du regard avec Louisa. On ne savait alors pas, dans les premiers instants de leurs retrouvailles, si Louisa et elles allaient s’écharper ou bien s’échanger quelque pique de jolies filles ; mais non, elles tombaient dans les bras les unes des autres et rentraient en riant dans la Maison, entraînant dans leur sillage un parfum d’huiles précieuses. Harriett et moi passions peu de temps avec les cousines, qui partageaient le caractère de Louisa et étaient du même âge qu’elle. Nous étions les petites importunes, bruyantes, un peu inquiétantes je le crois. Klaus ne manifestait aucun intérêt particulier pour les cousines, et était assis à table à côté d’Aleksander, le fils chéri de ma tante Hilde. Aleksander associait au nez traditionnel des Aberfletch un regard d’acier qui tranchait avec la profondeur d’étang sale de nos yeux à nous. Il avait des cheveux un peu plus cendrés et pâles que les nôtres, et sa tête très droite accrochait les reflets de la lampe de la salle à manger, qui projetait son halo chaleureux sur la table entière. Aleksander et Klaus ne s’entendaient pas plus que cela, mais, étant les aînés des enfants, ils avaient appris à demeurer ensemble, dans une sorte de fraternité défiante, à mi-chemin entre la compétition et la solidarité. Ils rivalisaient d’adresse lorsqu’ils se servaient de l’eau, et c’était à celui qui lèverait la carafe le plus haut, sans que le mince filet ne déviât de sa course. Nous battions des mains en fixant l’eau troublée qui remplissait rapidement le verre, et hurlions quand celui-ci était près de déborder.
Les adultes étaient nerveux, ils nous envoyaient au lit tôt en nous disant de ne pas « faire la java jusqu’à pas d’heure comme l’année dernière ». Les cousins et nous échangions alors un regard joyeux, notre complicité tout à coup ravivée par cette réminiscence d’un passé commun. Dans nos yeux, un bref instant, défilaient des souvenirs noyés de lumière estivale, tremblotants de rires et d’écorchures aux genoux. On accompagnait les cousins jusqu’à leur chambre en dansant, tout excités de les revoir chez nous, et Klaus faisait gronder sa bonne voix en train de muer et jouait au « grand », en disant « je monte chez moi, soyez sages les enfants ». Aleksander rouspétait un peu, parce qu’il avait le même âge que lui, mais était obligé de dormir avec les deux cousines, qu’il ignorait allègrement la plupart du temps. Alors Louisa et Klaus s’enfonçaient à nouveau dans la pénombre de l’escalier, et nous restions, Harriett, les cousins et moi, dans le couloir sombre, le terrain neutre entre nos deux chambres. Par la porte entrebâillée, nous voyions avec plaisir que leurs valises avaient été montées comme par miracle par un parent dévoué, et reposaient sur leurs lits respectifs, dans le halo jaune de la lampe. Cette chambre restait vide toute l’année, avec les sommiers nus et froids, sauf quand les cousins venaient. Alors on déployait de grands draps frais pour eux, encore parfumés des brins de lavande disséminés dans les penderies. Les cousins avaient toujours les yeux fatigués, le premier soir, mais ils semblaient vraiment heureux de revenir. Harriett et moi restions dans l’encadrement de leur porte, à les regarder se précipiter à la fenêtre comme pour vérifier si la vue n’avait pas changé depuis l’été dernier. Alors, satisfaits, ils se frottaient les yeux en bâillant et nous souhaitaient une bonne nuit. Je prenais Harriett par l’épaule pour la forcer à rentrer dans notre chambre, parce qu’elle était bien trop échauffée pour dormir, et voulait jouer, tout de suite, à un cache-cache dans le noir, ou à espionner les adultes, ou à surprendre Klaus dans son grenier, en montant tout doucement l’escalier pour éviter qu’il grince. Je lui disais que nous avions tous les soirs de l’été entier pour y jouer, et elle me suivait avec une résignation teintée de plaisir.

Dans mon lit, allongée les yeux grands ouverts, tout entière tournée vers le plafond noyé d’ombre bleue, je sentais le poids des deux étages au-dessus de moi, et je devinais le fourmillement des adultes en dessous, débarrassant la table, avec le grondement chaleureux de leurs voix rauques. J’écoutais les bruits de la nuit qui se préparait, Louisa en haut qui marchait à pas pressés depuis son cabinet de toilette jusqu’à son lit, les cousins de l’autre côté du couloir qui rangeaient leurs affaires dans les armoires, débarquant, s’installant, reprenant possession de la chambre qu’ils retrouvaient chaque été. Je me sentais entourée des gens que j’aimais, comme si je faisais partie d’un tout et que la Maison, enfin pleine de cette grande famille, du même sang que moi, vivait pour de bon. Je savais que ce n’était pas trop grave si nous nous couchions un peu tôt aujourd’hui, parce qu’il y en aurait d’autres, des soirs. La petite voix éraillée de Harriett finissait toujours par s’élever dans le silence, et elle hasardait un : « C’est bien qu’ils soient là, les cousins. » D’autres nuits, je lui aurais dit de se taire, parce que je n’avais pas envie de parler. Mais là, j’étais blottie dans mes draps, et le vent d’été soufflait doux contre les volets, dehors. Alors je lui répondais simplement : « Oui, c’est vraiment bien. » Nous parlions de ce que nous ferions demain. Dans le noir presque complet de la chambre, je ne distinguais de Harriett qu’une petite masse sombre sur l’oreiller tout gonflé d’ombre claire, énorme par rapport à sa tête. Et c’était mon moment préféré de la journée, rempli de promesses, de projets, d’idées rendues plus folles encore car déjà entremêlées d’une demi-conscience pleine de rêves. Nous glissions dans le silence comme une étincelle à la surface de l’étang, et les flots du sommeil se refermaient sur nos yeux.

Nous laissions les journées s’écouler comme un filet de lumière liquide. C’était le temps précieux des heures élastiques, des matinées évanescentes, des après-midi infinies.

Le matin était toujours un moment du chacun pour soi. On remarquait à peine que la Maison était peuplée d’autres que nous, tant tout était silencieux, avec les portes closes des dormeurs tardifs, le salon vide mais sentant encore le cigare au miel de Bertie.
J’étais toujours réveillée avant Harriett, parce que mon lit était le plus proche de la fenêtre, et qu’un rayon de soleil blanc filtrait toujours par l’interstice des volets, découpant sur mes draps un fuseau tiède. Je restais quelques minutes dans les draps chauds, mais j’entendais les oiseaux dehors, le bourdonnement confus des guêpes se cognant contre le montant de la fenêtre, et j’avais soudain une envie folle de regarder le jardin, de voir se déployer devant mes yeux la pelouse étincelante du matin, et de sentir la brise glorieuse gonfler ma robe. Je n’ouvrais pas les volets pour ne pas réveiller Harriett, et mes yeux habitués à l’ombre pâlie distinguaient sans trop de peine les obstacles qui séparaient mon lit de la porte. Je me faufilais lentement hors de la chambre, avec précaution pour ne pas trop faire grincer le parquet. Mes orteils rencontraient d’abord la fermeté du plancher, puis le tapis un peu rêche qui chatouille la plante des pieds. J’évitais avec précaution les angles saillants de nos deux lits, du coffre à jouets, de l’armoire, et je jetais un regard anxieux vers la petite boule pelotonnée sous sa couette fleurie, pour vérifier qu’elle n’avait pas bougé. Alors je posais une main sur la poignée, l’autre sur le pêne, et je tirais d’un coup sec, pour que le battant ne couine pas – car une porte mal huilée fait toujours plus de bruit quand on l’ouvre lentement. La lumière matinale qui inondait le couloir me faisait vaciller un instant sur mes jambes. La rangée de portes fermées était intimidante, et empêchait de savoir si j’étais la première levée ou non. C’était encore un peu étourdie que je descendais l’escalier. Là encore, il fallait éviter le gémissement du bois, contrôler ses appuis, préférer certaines marches à d’autres, et donc faire des pas de géant, en se cramponnant à la rampe pour ne pas perdre l’équilibre. C’était la première aventure de la journée, réitérée chaque matin.
Quand je traversais le hall désert, le feuillage se déployait là effrayant, car la lumière du matin y jetait un reflet froid, et les fleurs peintes semblaient estompées, comme d’anciennes étoiles en train de disparaître. Les carreaux étaient toujours glacés, et je passais bien vite dans la cuisine. Là, l’horloge cliquetait, et c’était le seul moment où je la remarquais, car le reste du temps sa pulsation mécanique était couverte par les bruits de la Maison, les rires, les voix, le fracas discordant des casseroles qu’on entrechoque en les rangeant. La cuisine était fraîche, on avait laissé les fenêtres et les volets ouverts au rez-de-jardin, pour que circule l’air de la nuit. Le matin, on chassait les papillons couleur d’écorce qui s’y étaient faufilés pour se blottir dans la chaleur des murs. Ils voletaient, maladroits, et leurs ailes tremblotantes battaient les carreaux sans trouver la sortie.
Je refermais les fenêtres, en me mordant la lèvre quand elles claquaient un peu fort. La vaisselle sur l’évier avait séché, et une flaque d’eau froide ruisselait goutte à goutte du rebord jusqu’à la bonde. J’aimais beaucoup les fenêtres de la cuisine, avec des petits carreaux encadrés de blanc, donnant sur le verger qui s’éveillait. Je me hissais sur le plan de travail encombré de pots et de spatules, et je collais mon nez à la vitre. J’observais à travers la buée de mon souffle les vagues silhouettes des arbres chargés de fruits. Les feuilles d’un émeraude timide frétillaient au soleil, comme des petits poissons à nervures vertes.
Je passais dans le salon, dans la bibliothèque, déserts, et je soupirais déjà d’ennui, me disant que, décidément, les adultes étaient trop feignants, à dormir ainsi alors que le jour se déroulait sans nous attendre. Soudain, j’entends un mouvement au-dessus. Un bruit de pantoufles légères fait grincer le parquet ; le jeu est alors de deviner qui c’est. Si ça descend l’escalier vite, c’est Harriett ou Klaus. Les cousins dévalent vite aussi, mais moins que nous, surtout les premiers jours : il faut qu’ils se réhabituent aux marches traîtresses dans leur bois brillant. Un pas lourd et lent, c’est l’oncle Bertie. Bertie, le matin, sent extraordinairement bon, parce qu’il fait toujours sa toilette avant de descendre, et je l’ai vu, une fois, s’appliquer à grands coups du plat de la main des gerbes d’eau de Cologne dans son cou fraîchement rasé. Sa peau est alors rouge et luisante sous le menton, son sillage se fleurit de grandes herbes balancées au vent.
Et puis, petit à petit, toute la Maison s’agitait, s’étirait, bâillait un grand coup de toutes ses fenêtres ouvertes sur le jardin. Le vent gonflait les draps blancs et semait du pollen sur l’oreiller. Les cousins descendaient un à un, petits visages encore tout ensommeillés, le pli du drap sur leur joue chaude, Aleksander avec ses cheveux de blé dur en épi sur le front. Les adultes laissaient flotter leur grande présence évanescente autour de l’évier, s’affairaient, se passaient les bols en parlant de la nuit écoulée, Hilde qui rouspète toujours un peu parce que les ressorts du lit grincent, et Bertie qui dit qu’il a très bien dormi, en pinçant les côtes de sa « petite femme », Suzy au visage de bouton de rose. Le petit déjeuner était pour nous vite expédié, pas de temps à perdre, vous avez suffisamment roupillé mauvaise troupe, le jardin nous attend, on a mille cabanes à construire dans cent arbres remplis d’oiseaux. C’était comme si mes poumons emplis de l’air du matin avaient doté ma voix de plus d’éclat, et à l’aide de Harriett mon fidèle second, nous excitions bien vite l’entrain de toute la bande, et élaborions déjà mille projets, alors que les parents servaient un café trop chaud pour cette matinée déjà tiède. Le coup d’eau froide sur le visage au-dessus du lavabo, puis le cri de ralliement, nous pliés sur la rambarde de l’escalier : « Tous au jardin ! », « Il est où Klaus ? », « Déjà dans la remise ? », « Et Amelia et Magda, qu’est-ce qu’elles fabriquent encore ? ».

Comme on courait ! En ribambelle de boucles rebondissant au soleil, on faisait toujours le même chemin, et le même enchantement nous saisissait chaque matin, à la même heure du ciel bleu immense. On sortait par la grande porte, on l’enfonçait de nos petites mains encore pâles de début d’été, et on sautait d’un jet la volée de marches du perron. En atterrissant dans l’herbe molle, on reprenait contact avec la terre. Une nouvelle impulsion, nous dévalions la pente verdoyante. Les longues tiges nous griffaient les chevilles, s’agrippaient à nos mollets, et les sauterelles bondissaient autour de nous dans leur farandole désordonnée. La lisière de la forêt, on retenait son souffle. L’ombre était bleue, et les rayons du jour perçaient, obliques, d’or les frondaisons. Ça sentait bon la résine, la bonne résine qui a perlé toute la nuit en nectar de sève. Klaus courait le plus vite. Harriett nous talonnait, elle faisait tout ce qu’elle pouvait mais elle était petite, et elle hurlait en courant, de toute la puissance de ses poumons. Magda, Amelia et Louisa sautillaient en nymphes, comme pour accrocher des guirlandes de perles aux mousses que leurs pieds effleuraient. C’était d’ailleurs leur rôle, à chaque nouvelle cabane, d’ornementer nos abris de bois brut. « Elles ont du goût », disaient toujours les parents, rassurés par leur grâce, sûrs qu’elles se marieraient vite et feraient des enfants.
C’étaient toujours Klaus et Aleksander qui choisissaient le bosquet. Pendant plusieurs années, on avait occupé le même groupe d’arbres aux branches basses, peu moussus, offrant plein d’aspérités pour s’y hisser, avec des feuilles d’un bleu très sombre, qui semblaient toujours vernies de givre. On y revenait chaque jour, même quand on cherchait d’autres endroits, pour varier un peu, étendre la colonie, explorer le monde, avoir un abri de secours en cas d’attaque, de tempête, d’explosion solaire. Notre cabane principale était bâtie un peu comme la Maison. Un toit très pointu, très haut. On s’y tenait debout les premiers étés, puis Klaus et Aleksander ont grandi, et de toute façon ils voulaient se faire des cabanes privées, pour garçons, loin des filles. Pendant un ou deux étés, ils se sont mis à faire sécession, et, paradoxalement, ce furent les étés les plus exaltants de notre enfance. Abandonnées, délaissées, nous les filles devions prendre les choses en main, nous répartir les tâches, afin de protéger notre territoire des garçons qui se tapissaient dans les buissons alentour pour nous faire peur, nous piquer des bâtons, des pierres plates, des cordes. Harriett et moi étions les éclaireuses. C’était de loin le rôle le plus excitant, le plus effrayant aussi. Cœur qui bat la chamade alors qu’on se terre derrière un tronc d’arbre et qu’on doit hasarder un regard derrière notre épaule. Guerrières incandescentes, reines amazones à la crinière de feu, une lance dans une main, un poignard attaché à la cuisse, nous nous déplacions, silencieuses et souples comme des panthères, les doigts crispés sur nos bâtons sales et détrempés par la rosée. Notre mission était de repérer la nouvelle cabane construite par les garçons, et, le cas échéant, de détruire leur base pour les forcer à revenir dans nos rangs. Amelia faisait le guet, parce qu’elle était grande et pouvait rester des heures dans l’arbre, à jouer avec ses cheveux. De plus, son cri était perçant ; nous avions eu mille occasions de nous en apercevoir. Louisa s’occupait du ravitaillement en vivres et faisait la liaison avec la Maison. C’était elle qui devait gérer notre stock de bois pour les extensions potentielles de la cabane, ou les réparations après les nuits de grand vent. Quant à Magda, elle s’était proclamée princesse de la forêt et déambulait, grandiloquente et souveraine entre les arbres, une couronne de lichen entremêlée dans ses cheveux blonds. Quand nous rentrions bredouilles avec Harriett, après avoir, nous semblait-il, écumé tous les recoins de la forêt, nous nous efforcions toutes de nous passer des garçons, et l’excitation retombait, on était juste un peu lasses de rester dans ces bois froids où le soleil filtrait mal, et on songeait à la bonne chaleur qui devait faire briller le potager ou la véranda, là-bas vers la Maison. Et puis les garçons nous manquaient. C’était différent quand ils étaient là, rassurants avec leurs cris fracassants de chevaliers, leurs mollets rebondis et le léger duvet lumineux de leurs bras hâlés. On se sentait une tribu complète et harmonieuse, avec chacun à sa place. On n’aimait guère ces histoires de sédition, au fond.

Tous nos rituels, nos chants, tout ça est oublié. On aurait dû les écrire dans un carnet, j’aurais dû l’avoir là, dans un tiroir, et je l’aurais sorti pour m’immerger encore plus dans les bois dorés de nos dix ans. Je me souviens de quelques choses, des ritournelles d’enfant, vagues, lointaines comme la cloche au cou d’une vache, au fond d’un pré. Ah oui, ça sent le phoque dans cette bicoque, on chantonnait. Les enfants sont infatigables, je crois bien qu’on chantait ça chaque fois qu’on montait au grenier de Klaus. Ça sent le phoque dans cette bicoque, Harriett adorait le dire, elle trouvait ça épatant, très bien tourné, qui sonnait bien. Nous avions des petites trouvailles, qui restaient quelques mois, puis s’évaporaient. À l’adolescence on en reparlait en gloussant, tu te rappelles ce qu’on chantait à Klaus, quand on était petites, et on le redisait un peu, pour faire rire le grand frère. Les cousines, un été, avaient une mélodie en tête, une chanson à la mode, et tout le monde se moquait vaguement de la voix du chanteur, d’une aigreur de grenouille, mais en fin de compte nous fredonnions tous la mélodie, dans notre barbe. Ça surgissait sans prévenir, en se lavant les mains. Les yeux perdus dans le filet d’eau qui coulait sur les paumes savonneuses, on se surprenait à chantonner.»

Extraits
« L’été était ce moment où nous devenions frères avec les cousins, et où l’identité de nos parents se diluait dans celle des oncles et des tantes. La famille se remodelait, Petit Père et Petite Mère me devenaient étrangers, des ombres à peine dans la Maison, qui ne leur appartenait plus, qui ne nous appartenait plus non plus. Les chambres vides soudain vivantes, les salles de bains toujours prises, les verrous tirés de portes toujours ouvertes le reste de l’année, nous dépossédaient avec délice. La Maison ne changeait pas fondamentalement; seulement, nous la regardions d’une manière différente. Quand les cousins étaient là, quand toutes les chambres étaient occupées, que des serviettes humides séchaient un peu partout, imprégnées d’odeurs de savons différentes des nôtres habituelles, je me sentais à la fois perdue et rassérénée. » p. 37

« L’été où les amis de Klaus sont venus, donc – je devais avoir douze ou treize ans -, a marqué notre entrée dans monde plus tourmenté. Déjà parce que cette irruption dans notre vie commune, notre repaire secret au fond des pins, notre Maison familiale, d’une bande de jeunes qui ne partageaient rien avec notre passé, modifia nos rapports à tous, d’une façon à peine perceptible. Ils étaient trois ou quatre, je me souviens tout particulièrement d’un petit blond aux boucles courtes, Paulus, qui avait un air de gentil garçon, toujours prêt à aider, mais avec dans le fond des yeux une lueur espiègle qui ne m’inspirait pas confiance. Il y avait aussi Lukas, grand échalas aux cheveux de paille mûre, avec un long nez un peu pointu et une classe folle… » p.52

« J’avais compris que le passé était la seule chose qui valait la peine que ma vie soit vécue. Moi, la Maison et nos souvenirs, nous ferions de grandes choses. Car les choses familières ne sauraient mourir. » p. 69

« Je sais que je ne peux déjà plus m’étirer dans mes draps, parce que les membres sont gourds. Ne plus pouvoir s’étirer, et pourtant que faire. Je suis une mémoire, un monde. À l’intérieur de moi courent les petits Klaus, Louisa, Harriett, avec leurs yeux couleur d’étang sale. Ces enfants ne vivent plus qu’en moi.
Je ressasse, à longueur de journée, je pense, je pense, je revois, sans revivre. Je fais l’expérience répétée de l’échec des souvenirs, de l’imperfection de la mémoire. J’oublie des choses qui ne resurgiront pas, et l’entreprise me semble alors perdue d’avance. » p. 128-129

« Le I d’Isadora était droit et ferme, et c’est sur le À d’Aberfletch qu’une légère ornementation se dessinait. J’ouvris le paquet. Il y avait deux choses, qui toutes deux me firent monter les larmes aux yeux: une lettre de deux pages, et un livre. C’était, qu’on le croie ou non, La gloire secrète d’Amber Gardano. Mon livre favori, mon livre d’enfance, l’histoire si décisive de cette petite princesse qui fuyait les conseillers de son père à travers le palais, parce qu’elle ne voulait pas qu’on la marie. Je me ruai sur la lettre, il me fallait une explication. Je ne lui avais pas mentionné ce livre. Ma lettre, à vrai dire, avait été assez timide, je lui avais brièvement parlé de la Maison, de combien j’avais trouvé nos billets semblables, dans le journal, et de ma curiosité. Sa lettre, à elle, était giboyeuse et généreuse. Jésabel devint, dès que j’eus atteint le point final de son courrier, la meilleure amie que j’eusse pu trouver, hormis Harriett bien sûr. » p. 134

À propos de l’auteur
TRIPIER_Perrine_©francesca-mantovaniPerrine Tripier © Photo Francesca Mantovani

Perrine Tripier a vingt-quatre ans. Elle est professeure de lettres. Les guerres précieuses est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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Il faut y aller, maintenant

HEIDSIECK_il_faut_y_aller_maintenant  RL_2023

En deux mots
Inès attend le mari d’Aida pour pouvoir partir vers l’île Maurice. Après un coup d’État militaire, la France est à feu et à sang et la sécurité n’est plus assurée. Aussi essaie-t-elle de conjurer sa peur en parcourant une dernière fois les pièces de son appartement tout en déroulant son histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Zone de turbulences

Dans son nouveau et court roman, Emmanuelle Heidsieck imagine la fuite d’une vieille dame après un coup d’État militaire en France. Un départ dans l’urgence qui est l’occasion de confidences, d’un regard en arrière et la construction d’une nouvelle solidarité.

Inès a près de 70 ans et doit se résoudre à quitter Paris. Il est vrai qu’après le coup d’État qui vient d’avoir lieu, elle n’a plus guère le choix. Elle a refusé la proposition de ses enfants de les suivre à Montréal, espérant encore que la situation allait s’améliorer. Au contraire, elle s’aggrave au point que sa sécurité n’est plus garantie. C’est donc dans l’urgence qu’elle a pris la décision d’accompagner Aida – sa femme de ménage depuis trente ans – à l’Île Maurice. Une sorte d’inversion des rôles qui va nous donner un dialogue savoureux. En fait de dialogue, on va bien vite se rendre compte qu’il tourne au monologue, Aida restant silencieuse. «Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde.»
Tout le roman est concentré sur les minutes qui précèdent le départ, en attendant le véhicule qui doit les conduire au Bourget où un avion privé a été affrété. En faisant le tour de l’appartement, passant su salon à la salle à manger, la cuisine, les chambres et le bureau avant de terminer dans l’entrée, ce sont des questions futiles que se pose la vieille dame tout autant que des interrogations majeures. Face à la montée des extrêmes, n’y avait-il pas moyen de faire autrement? Faut-il désormais renoncer à tout et partir ou rester malgré tout? Les hommes politiques de la famille ont-ils failli? Ont-ils d’abord cherché leur intérêt de classe avant l’intérêt général?
On voit ainsi combien cette dystopie résonne avec notre époque troublée, résonne comme une mise en garde.
C’est sur un rythme haletant, quelquefois en élaborant de simples listes qu’Emmanuelle Heidsieck a construit ce roman. Un état d’urgence que l’on sent dès les premières pages, une tension qui ne va pas faiblir, d’autant que le chauffeur n’arrive pas. N’oubliez pas de prendre une bonne respiration avant de commencer, car sur les pas d’Inès, c’est quasiment en apnée que vous lirez ce livre ô combien nécessaire !

Il faut y aller maintenant
Emmanuelle Heidsieck
Éditions du Faubourg
Roman
112 p., 15 €
EAN 9782493594136
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris où se prépare un voyage vers l’île Maurice.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je me suis perdue dans mes pensées. Et à présent, c’est le départ. Un dernier coup d’œil à cette pièce que je ne reverrai jamais. Le bureau, avec les affaires d’Alexandre, je n’y ai pas touché. Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde. Ces larmes qui montent, pas question. Il faut être ferme et droite, on a encore du chemin à faire.»
Il faut y aller, maintenant se situe après un coup d’État militaire. Inès, une Parisienne de plus de soixante-dix ans, se voit contrainte à l’exil. Dans ce chaos, juste avant le départ fatidique, elle revisite son existence et sa place dans l’Histoire. Et s’adresse à Aida, son sauveur inattendu, dans un monologue à deux, poignant et effréné.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Échos (Pierre de Gasquet)
Ernest mag (David Medioni)
Blog L’or des livres
Blog d’Emmanuelle Caminade


Emmanuelle Heidsieck présente Il faut y aller, maintenant © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Dans le salon
Il nous prend en bas ? Mon Dieu, comment vous remercier ? Il arrive dans combien de temps ? Là, d’un instant à l’autre ? Quelle chance que cela ait pu se goupiller avec votre mari, vraiment comment vous remercier, de toute façon sans vous je ne m’en sortais pas, c’était la catastrophe, je ne sais pas ce qui se serait passé vous savez, probablement… je ne sais pas…
Il vient nous prendre avec sa camionnette de livreur ? Son patron la lui a laissée avant son départ ? Son patron a tout laissé, oui, comme tout le monde. C’est quand même une chance qu’il puisse nous emmener, qu’il ait un véhicule, vous avez vu, plus un taxi, plus rien, les transports en commun c’est devenu compliqué avec ces patrouilles, ces contrôles, et avec des valises on aurait vite fait d’être repérées, même avec un gros sac, même… enfin… Je ne sais pas par quel moyen nous aurions pu, vraiment, il aurait fallu, je ne sais pas. Le Bourget, vous vous rendez compte, c’est à Pétaouchnok, c’était impossible, il n’y a pas à dire, vous me sauvez, littéralement, merci vraiment, je ne sais comment vous remercier.
Je me suis mise dans de beaux draps, dans une de ces situations, oui c’est de ma faute. J’ai voulu croire qu’on me laisserait tranquille à mon âge. Je le reconnais, cette idée de devoir partir, de tout quitter, c’est… ce n’est pas…
Venez deux minutes, asseyons-nous en l’attendant. Vous ne vous êtes jamais assise ici, c’est normal, mais tout de même, comme ça vous vous serez assise une fois dans ce salon. Il arrive dans combien de temps à votre avis ? Si j’avais imaginé que nous partirions ensemble. Et que vous m’emmèneriez chez vous. Qui aurait pu imaginer une chose pareille ? Je sais, je vous ai aidée à acheter votre maison à Drancy il y a vingt ans, Drancy – La Courneuve comme vous dites. Ce n’était rien, franchement. Je vous ai aidée à obtenir des papiers, il faut dire que c’était plus simple à l’époque, vous avez même obtenu la nationalité. Oui, c’est vrai, j’ai aussi appelé mon cousin, administrateur au Crédit Mutuel, vous avez eu votre prêt, une très jolie maison d’ailleurs, ces pavillons des années trente en brique rouge, le toit pointu, très bien choisie, bon, pas de jardin mais une courette pour mettre une table quand même. Non, vraiment, on ne va pas en faire un plat. C’était le minimum que je puisse faire. Et vous, toujours à me remercier, à me dire que je faisais partie de votre famille désormais, je me souviens de votre joie quand vous avez signé la promesse. Il faut dire, c’était un beau parcours ! On peut parler d’intégration. Vos fils qui travaillent bien au collège Eugène-Delacroix de Drancy. L’aîné qui fait un master 2 éco-finance et qui a décroché un poste à responsabilités au Crédit Agricole. Le second embauché à la mairie de Saint-Denis. Vous vous êtes bien débrouillée.
Il a du retard, non ? C’est normal ? D’accord. Et maintenant, vous m’invitez chez vous, vous m’accueillez. Je suis tellement abasourdie, je n’ose vous dire, c’est un geste, je n’en reviens pas, vous ne me laissez pas tomber, je ne suis pas habituée à ça, vous savez, ici à Paris, on doit le reconnaître, ça a toujours été un peu le chacun pour soi, mais là, disons-le, vous me sauvez la vie. Rien que ça.
Si vous saviez comme je m’en veux. Je n’arrivais pas à me décider. Dans l’ensemble, j’ai mené ma vie sans être trop stupide. Mais là. On peut dire que je me suis complètement fichue dedans. Je m’en mords les doigts. Vous me comprenez ? Oui, vous aussi, vous faites partie des derniers à partir. Tout laisser. Votre maison. Mon appartement. Il ne faut pas se faire d’illusions. Ce sera pillé. On peut avoir toutes les portes blindées de la terre. Vous voyez tout ça, ces meubles, ces tableaux, ces objets de famille, de mes parents, de mes grands-parents… Vingt kilos de bagages, c’est une rigolade. Non, mais vous, vous aviez une bonne raison de rester avec votre sœur à l’hôpital depuis des mois. Tandis que moi, j’ai fait un blocage. C’est grotesque. J’ai honte, je vous jure. Ils sont tous partis avant que ça ne dégénère. Vous vous souvenez quand mes enfants ont décidé de s’installer à Montréal, c’était il y a deux ans déjà. Je disais que je les rejoindrais plus tard. Ce que je pensais. Tu parles. Ils ont fermé leur frontière. C’était un flot continu de Français qui débarquaient. Au bout de deux cent mille, ils ont commencé à paniquer. Et clac, fermé. De toute façon, maintenant, il n’y a même plus de vols vers le Canada. Il semble que plus de deux millions de personnes aient quitté le pays, les personnes visées : des républicains, des musulmans, des juifs, des immigrés, des étrangers et bien d’autres encore…
C’est difficile pour moi d’en parler. Non, je vous en prie, pas de larmes, nous devons tenir le coup, non ? Sinon… C’est vrai qu’au départ, vous étiez la nounou des enfants, Delphine et Guillaume. Vous avez été si affectueuse, avec un faible pour Delphine. Vous l’avez connue si petite. Et vous me disiez toujours qu’il manquait une fille dans votre maison, que les filles c’est mieux.
Et puis ensuite, ce sont tous les proches, la famille, les amis qui, les uns après les autres, sont partis. Sauf ceux qui ont tourné casaque, bien sûr. Ça c’est quelque chose à avaler. Tout le monde me disait « tire-toi », « mais qu’est-ce que tu fabriques ? », « tu es sur les listes, tu sais », « mais qu’est-ce que tu attends ? » Quelle idiote. Il faut le faire. Que de temps perdu. Se retrouver là, prise au piège. Votre mari est en route, n’est-ce pas ? Il va arriver ? Il va arriver dans combien de temps ?
Ce n’est pas simple à mon âge de tout quitter. On sait qu’on ne reviendra pas. C’est parti pour durer ce pouvoir fort, ces militaires, ces fascistes, au moins une vingtaine d’années. Après le chaos qu’on a traversé. Les exactions, les privations. Cela a fini par ressembler à une guerre civile, sans cesse des gens qui faisaient le coup de poing, le besoin d’en découdre. Ce n’est pas une excuse, mais je pense quand même que c’est plus dur pour les personnes de mon âge. C’est pour ça que j’ai eu du mal à me décider.
Ah, je l’oublie toujours, nous avons le même âge. Vous faites tellement plus jeune que moi. Quelle chance vous avez, pas une ride. Vous me disiez que l’on demandait à votre fils de trente-huit ans où était sa sœur. Cela ne m’étonne pas. J’aurais rêvé d’avoir la peau mate comme vous. Ce sont vos origines indiennes. Vous avez l’air d’une gamine. Mais non, vous n’êtes pas trop petite. Je vous ai déjà dit que pour une femme, c’est très bien d’être petite. Il ne faut pas être trop grande. Pour un homme, par contre… Combien déjà ? 1 mètre 54 ? Oui, mais cela vous va très bien, sur quelqu’un de menu comme vous. Vous trouvez que vous avez grossi ? Oui, on a tous grossi ces derniers temps, au moment des confinements, mais vous, vraiment, cela ne se voit pas. Il se fait attendre ou il est dans les temps ? J’espère qu’il sera passé sans encombre. Une camionnette, c’est pas mal pour passer inaperçu. Il y a quelque chose d’inscrit dessus ? Non ? Elle est toute blanche ? Aïe ! Dommage qu’il n’y ait pas marqué « plomberie-électricité » ou « dépannages rapides ». Même eux ont compris qu’on ne pouvait pas supprimer les réparateurs, que cela pouvait leur servir. Et si vous alliez nous chercher un verre ? Non, ne bougez pas. J’y vais. Vous voulez un jus de fruit ? Il y a des moments où mon cœur se met à accélérer à l’idée qu’on reste coincées ici, qu’il y ait un contretemps. Je crois que je vais me prendre un verre de vin.
Cela fait un moment que Paris s’est vidé. Cela a commencé bien avant les événements. Onze mille départs par an depuis 2011 avec une nette accélération depuis l’épidémie. Cela a créé une drôle d’ambiance, fermetures de classes par manque d’enfants, boutiques abandonnées et délabrées, désolation dans certains quartiers. J’avais bien aimé cette citation de Houellebecq dans Sérotonine : « Dès qu’on parle de quitter la France tous les Français trouvent ça formidable c’est un point caractéristique chez eux, même si c’est pour aller au Groenland ils trouvent ça formidable. » Paris s’est vidé, la France s’est vidée depuis plus de dix ans. La plupart des enfants de mes amis, après leurs grandes écoles, sont partis vivre aux quatre coins de la planète. Bien entendu, aujourd’hui, c’est tout autre chose.
Tenez. Il restait un peu de jus d’orange. Je me suis ouvert une bouteille de vin blanc. Vous êtes sûre que vous n’en voulez pas ? Je ne dis pas qu’on va se soûler, mais c’est tellement angoissant cette attente, un petit verre, ça ne peut pas faire de mal. On va essayer de tuer le temps. Oh, vous tremblez. Vous vous inquiétez pour votre mari, je comprends. Il va passer, j’en suis certaine, je vous l’ai dit. C’est parfait l’allure d’un réparateur, même d’un livreur, c’est pas mal. Bon évidemment, le soir, un livreur en camionnette c’est un peu plus bizarre que le jour, les livreurs de pizzas, de bò búns ou de burgers, ils sont à scooter ou à vélo. On doit l’avouer, une livraison en voiture la nuit c’est un peu le détail qui cloche. Mais non, je vous assure, ça va aller. Il était livreur de quoi déjà ? Ah oui, de vêtements dans le Sentier, oui, oui, vous m’aviez dit. Depuis son arrivée en France, il y a vingt-huit ans, le même emploi, un CDI, quelle stabilité… Il a eu le chômage partiel pendant le Covid ? Oui, bien sûr, pendant le premier confinement. Attendez, j’ai une idée, je vais aller chercher un peu de vodka pour votre jus d’orange, une goutte, comme un médicament, ça va vous faire du bien. Non ? Vraiment ? Ça va mieux ?
Vous savez, on est entre de très bonnes mains avec ce Monsieur Robert Leblanc. C’est quelqu’un sur qui on peut compter. J’ai une confiance absolue. Nous le prendrons sur le chemin, derrière la Madeleine, rue de l’Arcade, un quartier relativement discret. Les nouveaux dirigeants se sont installés rive gauche, dans les palais de la République, dans les ministères, on pouvait s’en douter. Vous allez voir, il paraît que c’est un type formidable, c’est une connaissance d’Antoine, mon premier mari. Vous savez. Oui, vous n’avez pas très bien connu Antoine, vous l’avez juste croisé. Lui, il a pris un des derniers avions pour Montréal. Il a bien fait. Il a beaucoup insisté pour que je parte avec lui, c’était encore possible. Et il m’a conseillé d’appeler ce Leblanc, si cela tournait mal. C’est un monsieur qui a l’air de se démener pour aider tout le monde à partir. Il s’est improvisé passeur. Quand Antoine l’a connu, il venait de quitter son poste à l’Assédic de Paris, enfin je crois. Il s’occupait des chômeurs. Après, il a vécu un peu à la campagne, un de ses amis avait fait un burn-out, je crois, et il l’a beaucoup aidé. Il y a aussi une histoire d’accident de car, vous savez au moment où ils ont relancé l’usage du car, mais je n’ai pas très bien compris. Quoi qu’il en soit, il s’en est sorti et cela fait deux ans qu’il prend des risques incroyables. Antoine avait toujours de drôles de zozos dans son entourage, ce n’est pas comme Alexandre… Pas le même genre.
Ne me remerciez pas, c’est normal que je paye nos trois billets d’avion, vous m’invitez chez vous. C’est vrai que cela coûte la peau des fesses, mais c’est normal, je vous en prie. Vous savez, il semble que ce soit le dernier avion à décoller pour l’île Maurice. C’est Robert qui s’est occupé de tout, un avion privé, il m’a dit que le pilote est de notre côté et qu’il ne reviendrait pas. On doit être une quinzaine, c’est un petit avion, un Falcon 8X, m’a-t-il dit. Il y aura une escale à Dubaï pour le fuel. Comme il n’y a plus de vols réguliers, il ne faut pas le louper. Je n’ai pas compris si Robert partait avec nous ou pas. Ce serait de la folie pure de rester. Il ne va plus y avoir aucun moyen de quitter le territoire, tout est bouclé, et à force ils vont finir par le pincer… Ils le tueront, c’est sûr. Mon Dieu. S’il refuse, il faudra peut-être que je lui remette les pendules à l’heure. Non, il va certainement le prendre avec nous. Je ne me vois pas laisser sur le carreau une relation d’Antoine. Il en est hors de question.
C’est dommage que vous n’ayez pas mieux connu Antoine, quelqu’un de très bien. Je vous en ai déjà parlé ? Oui, c’est vrai, plein de fois. Vous l’avez même rencontré ? Ah oui, c’est vrai, bien sûr, au mariage de Guillaume. Et d’autres fois ? Oui, j’avais oublié, pour le petit truc à la maison après l’enterrement de ma sœur Marina. Un accident de TGV, vous vous rendez compte ? Elle n’avait que quarante-trois ans. Ah, mon Dieu, jamais je n’aurais pensé, ah ça non jamais. Quel choc, quel chagrin. On remonte la pente, mais ça vous scie en deux. Vous aviez eu la gentillesse de bien vouloir préparer des samossas et des beignets et de m’aider pour le service. Antoine était venu, une drôle d’idée. Il était complètement hagard. À un moment donné, Delphine m’a dit qu’il ne tournait pas rond. Il s’était assis sur une petite chaise dans un coin et il parlait tout seul. Je me suis penchée vers lui avec un verre d’eau et il m’a dit à l’oreille, tout bas, dans un souffle : « Alexandre m’a volé les vivants et les morts. » C’était… J’étais… Je me suis longtemps demandé si j’avais bien fait de le quitter. Je me le demande encore, à vrai dire. Et puis maintenant qu’Alexandre est mort, tout ça…
Pendant longtemps, j’ai fait un rêve, enfin un cauchemar, eh bien, c’est moi qui conduisais le train. Si, si. Je vous jure. C’était de ma faute. À ce moment-là, j’ai changé de parfum, j’ai porté En Avion de Caron. Et puis, cela a fini par passer. De toute façon, l’enquête l’a démontré, c’est le manque d’entretien des voies ferrées, la réduction des dépenses… Antoine était tellement ému.
Pour l’enterrement d’Alexandre, nous avions mis les petits plats dans les grands : traiteur, buffet, nappes, tables, chaises, personnel en gants blancs, petits-fours, canapés de crevettes, feuilletés froids, pains surprises, accras de morue, roulés de saumon… deux cents invités triés sur le volet, il fallait en être. Ils ont tous rappliqué. Tirés à quatre épingles comme si c’était un cocktail de l’Interallié. Vous vous souvenez Aida, vous vous occupiez du vestiaire, quelle journée… je m’en serais passée… j’aurais préféré dans l’intimité, dans la stricte intimité, vous pouvez me croire.
Il faut que je vous dise une chose, je pense que vous pouvez me comprendre : si je ne suis pas arrivée à partir à temps, c’est à cause, j’ai du mal à le dire, enfin, c’était l’idée d’abandonner mes morts et de ne jamais les revoir. Non pas que j’aille les voir régulièrement, pas du tout, mais je sais qu’ils sont là. J’ai l’impression d’être accrochée au sol. Soudée. Partir, c’est un arrachement. Vous, vous repartez chez vous ce soir. C’est dur, mais vous allez retrouver vos marques. Dire que je disais toujours que je ne voulais pas être enterrée avec Alexandre au Père-Lachaise mais avec mes parents au cimetière de Passy. Dire que cela m’a empêchée de dormir pendant des mois quand Alexandre a acheté cette concession au Père-Lachaise, et voilà. Ni l’un ni l’autre. Je vais être enterrée à l’île Maurice. C’est fou ce qu’on peut se tourmenter, on se fait un monde, et pfuitt un cimetière de l’île Maurice. Bon, dites-moi, il est comment ce cimetière ? C’est joli ? Vous brûlez les corps ? Oh là là, je n’aime pas trop ça. Nous irons, vous me montrerez. Je pourrai être enterrée avec votre famille ? Cela ne vous dérange pas ? Nous en reparlerons, excusez-moi, je suis en train de devenir macabre. Mais, c’est tellement violent d’abandonner mes parents, ma sœur Marina, mes tantes, mes oncles, mes cousins. J’ai du mal à laisser Alexandre derrière moi. Sous ces arbres, dans cette allée en pente, il va rester sans personne. »

À propos de l’auteur
HEIDSIECK_Emmanuelle_DREmmanuelle Heidsieck © Photo DR

Emmanuelle Heidsieck est une romancière qui mêle la fiction littéraire aux questions politiques et sociales. Elle a notamment publié Trop beau et À l’aide ou le rapport W (2020), Il risque de pleuvoir (Le Seuil, Fiction & Cie, 2008) et Notre aimable clientèle (Denoël, 2005). Elle a également publié des nouvelles et a participé à des ouvrages collectifs. Elle a été membre du comité d’administration de la Société des Gens de Lettres (SGDL) de 2015 à 2019. Plusieurs de ses œuvres ont été adaptées à France Culture, ou au théâtre. (Source: Éditions du Faubourg)

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Qui tu aimes jamais ne perdras

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En deux mots
Chloé à l’époque romaine, Haedwig au Moyen-Âge, Isabel au moment de l’âge d’or d’Amsterdam, Nikolaï en Russie au tournant du XVIIIe siècle, Henry dans la campagne anglaise un demi-siècle plus tard et Marcel dans une tranchée durant la Grande Guerre vont tous faire une rencontre qui va changer leur vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Six romans en un

Quelle prouesse! Nathalie Bauer a réussi le tour de force de raconter six histoires situées à des époques différentes en changeant à chaque fois de style. Le tout rassemblé autour des forces de l’esprit. Érudit, ensorcelant, magnifique!

C’est l’égide de Sénèque et avec Chloé, esclave affranchie, que s’ouvre ce superbe roman. Nous sommes à l’époque de Néron, au moment où les apôtres commencent à diffuser la pensée chrétienne. Chloé est musicienne et rencontre un soir Corvus, qui entend percer avec sa poésie satirique. En s’entraidant, ils vont réussir à développer leur art et leurs connaissances, de plus en plus conscients de la puissance des forces de l’esprit.
C’est cette même puissance qui va entraîner Haedwig dans son couvent de la contrée de Winterthur en 1322. La jeune fille y est cloîtrée après un accident de cheval qui a coûté la vie à son frère. Au fil des ans, elle parvient à s’émanciper de son travail de copiste pour se frotter aux idées qu’elle calligraphie, mais aussi à celles qu’un prédicateur vient leur dispenser.
L’ambiance à Amsterdam, en 1658, est beaucoup plus frénétique. La cité, qui vit son âge d’or, est désormais la première puissance commerciale au monde. On y suit Isabel Gomez, la riche épouse d’un marchand juif, au moment où elle se rend chez Rembrandt pour que l’artiste la portraitise. De leurs échanges, la jeune femme sortira forte de nouvelles convictions et d’un message que l’artiste a subrepticement placé sur le ruban qu’il a fait figurer en bas de sa toile: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras».
C’est en 1795 dans la région de Nijni Novgorod que se poursuit le roman, au moment où un pèlerin vient demander l’hospitalité sur sa route qui le mène auprès d’un starets qui doit l’éclairer. Nikolaï Mikhaïlovitch, le fils de l’aristocrate chez lequel le visiteur a débarqué, est subjugué par cet homme ayant choisi de se dépouiller pour mieux accueillir les idées nouvelles et décide de le suivre dans son périple. Mais la contrée n’est pas sûre et, au moment de toucher au but, les hommes sont attaqués par des bandits.
Pour le dernier récit, nous nous dirigerons dans la campagne anglaise, et plus précisément dans le Wessex en 1852. Henry vient d’apprendre qu’il héritait d’une petite fortune, un manoir et une immense exploitation agricole. Un peu à regret, il quitte Londres, son métier d’enseignant et de journaliste et part prendre possession de son héritage en compagnie de sa mère et de sa sœur. Quand l’un de ses chevaux se brise la cheville, on fait appel à une rebouteuse, Drusilla Trendle. Qui va sauver l’animal et bouleverser Henry. Dès lors, il n’aura qu’une envie, se rapprocher d’elle.
C’est aussi un appel pressant auquel va répondre Marcel dans sa tranchée de la Hunding-Stellung. Persuadé que Lily le réclame, il déserte le front et retourne chez lui. Au terme du voyage, il va comprendre le caractère très particulier de son intuition.
Si ce roman tient du prodige, c’est d’abord parce qu’il rend un double hommage à la littérature. Chaque histoire y est racontée avec un style différent. On y retrouve par exemple la patte des sœurs Brontë ou le souffle d’un Dostoïevski. Et le lien entre ces histoires, c’est à chaque fois l’idée que l’esprit défie le temps dès lors que les mots sont posés sur le papier. «Copier et recopier les œuvres, relater leur existence» leur conférera l’immortalité. Ajoutons qu’à ce brillant exercice de style vient s’ajouter une éblouissante plongée dans les tréfonds de l’âme. Il n’y a alors qu’à se lancer porter et transporter…

Qui tu aimes jamais ne perdras
Nathalie Bauer
Éditions Philippe Rey
Roman
304 p., 22 €
EAN 9782848769844
Paru le 5/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Se peut-il que l’amour s’achève avec la mort ? Persuadés qu’il est au contraire infini, les deux amants Chloé et Corvus font le serment, au Ier siècle, de se retrouver dans la succession d’existences que tout individu, veulent-ils croire, est amené à vivre. Mais sauront-ils se reconnaître sous des apparences différentes, tandis que le hasard les réunit du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, dans la bibliothèque d’un couvent dominicain ; au cœur du quartier juif d’Amsterdam ; parmi les forêts des environs de Nijni Novgorod ; sur la lande du Wessex ; ou encore à proximité du front au cours de la Première Guerre mondiale ?
Ce voyage à travers les siècles, qui emporte le lecteur, est aussi un puissant hommage à l’amour tantôt charnel, tantôt spirituel, ou encore fraternel, que connaissent les deux personnages principaux de rencontre en rencontre. Tout en abordant sur le mode romanesque le thème de la transmigration des âmes, Qui tu aimes jamais ne perdras offre, au fil de ces histoires qui n’en forment qu’une, à la fois des variations stylistiques inattendues et un vibrant éloge de la littérature, du rêve et du pouvoir de l’imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Quotidien du médecin

Les premières pages du livre
« Prologue
I. Ici commence l’histoire de Chloé, affranchie, et de Marcus Valerius Corvus, citoyen romain, contée par la première afin que perdure le souvenir de leur vie commune. Toi qui t’apprêtes à la lire, sois indulgent ; si je vis encore, ne me cherche pas querelle : je n’ai point l’ambition d’égaler nos littérateurs, qu’ils soient petits ou grands. Si, en revanche, je ne suis plus, dispense ma mémoire de tes sarcasmes. Ouvre plutôt les portes de ton esprit, transporte-toi par la pensée en la sixième année du règne de Néron, où tout a débuté, dans cette cité de l’Empire que ses habitants ne se soucient guère de nommer, comme si elle était l’unique au monde, représente-toi ses sept collines, en particulier l’une d’elles qu’on appelle l’Aventin et, à son sommet, la demeure d’un patricien – Maximus, le fils de mon ancien patron, si tu tiens à connaître son nom. Car c’est chez lui que tout s’est noué, plus exactement dans le triclinium où j’avais coutume de m’exhiber au cours d’un intermède, comme c’est souvent le cas lors des dîners auxquels il convie ses amis et ses clients.

II. Ce jour-là des équilibristes avaient d’abord égayé l’assemblée en sautant dans des cercles enflammés, suivis par des danseuses qui se prétendaient originaires de Gadès et ne l’étaient sans doute pas. Les remplaçant sur l’estrade, j’avais comme à l’accoutumée déroulé à la cithare les airs et les chants qui avaient bâti ma renommée et que Maximus, je le dis sans vantardise, ne se lassait pas d’écouter depuis l’époque où son père m’avait achetée – je devais avoir dix-sept ans –, aimée et bien traitée, puis affranchie par une nuit où il avait cru mourir de maladie. J’achevais ma prestation quand un jeune homme au teint mat et aux cheveux très noirs s’approcha ; planté devant moi, au pied des marches, il m’observa un moment avant de me demander si je pouvais avoir l’obligeance de rester à ma place.

III. Montrant les tablettes qu’il avait à la main, il m’expliqua ensuite qu’il allait lire des poèmes de sa composition. « Des poèmes satiriques, précisa-t-il. Je te serais reconnaissant de bien vouloir les agrémenter de quelques notes de musique. Acceptes-tu ? » Puis, comme si la mémoire lui revenait soudain : « Je me nomme Marcus Valerius Corvus. » Il garda la mine sombre tandis que je me présentais à mon tour, et je pensai qu’il redoutait le jugement que les clients et les amis de Maximus formeraient à propos de ses vers. J’aurais voulu l’inviter à ne pas s’en soucier, à ne songer qu’à son art, mais rien, pas même l’expérience que j’avais de cette sorte d’exhibitions durant lesquelles le plaisir des libations et des mets l’emportait sur toute autre chose, ne m’autorisait en ce moment précis à lui livrer le moindre conseil. Je ne me doutais pas que, par mon acquiescement, je scellais aussi notre future association.

IV. Oui, car, au terme de cette cena, il tint à me raccompagner au logement que j’occupais à flanc de colline, alors qu’il habitait lui-même bien plus loin, dans la VIe région, m’apprit-il. Et, pendant que nous marchions – j’avais décliné sa proposition de porter ma cithare, me contentant de lui en confier le baudrier –, il voulut m’ouvrir son cœur, fort affligé par la froideur que l’assistance avait réservée à ses poèmes. Il me raconta qu’il avait quitté sa Bétique natale quelques mois plus tôt pour tenter sa chance dans la capitale de l’Empire, suivant en cela l’exemple de l’illustre Lucius Annaeus Seneca, originaire comme lui de Cordoue. Le philosophe et son neveu, le poète Marcus Annaeus Lucanus, avaient eu du reste la bonté de l’accueillir à son arrivée, ajouta-t-il, et il comptait sur leur amitié pour l’introduire à la Cour où ils se mouvaient à leur aise, l’un étant le conseiller du Prince, l’autre son ami depuis l’enfance.
Remarquant le sourire qui m’échappait, il me pria de lui en dire la raison ; or il m’eût fallu, pour cela, souligner sa naïveté, curieusement développée chez un homme de son âge – il avait vingt-deux ans – et peut-être responsable du peu de succès que rencontraient les vers qu’il composait à l’enseigne de la satire, ce dont je n’avais point envie.

V. Pour une raison que j’ignore, je l’avais toutefois déjà pris en amitié et je répondis volontiers à ses questions, d’autant que j’étais satisfaite de la vie qui était la mienne depuis que je tirais directement profit de mes multiples talents après en avoir fait bénéficier contre mon gré le souteneur auquel le père de Maximus m’avait achetée. Il poussa une exclamation en m’entendant nommer Antioche, la ville de Syrie où j’étais née, et se montra déçu que j’en eusse peu de souvenirs, ce qui était pourtant normal, puisque j’en avais été arrachée dans l’enfance. Cependant je me trahis en lui livrant trop de détails et il lui fut facile de comprendre que j’étais son aînée de plusieurs années, différence non négligeable chez une femme ordinaire et davantage chez une courtisane. Entre-temps nous avions atteint mon logis, et je l’invitai à me suivre : il savait maintenant qu’on m’avait enseigné, peu après mon arrivée dans la Ville, non seulement la musique et la danse, mais aussi l’art d’aimer.

VI. Nous ne dormîmes guère cette nuit-là, que nous passâmes en partie à nous étreindre, en partie à deviser. Je m’enhardis à lui dire en effet que, si ses épigrammes n’avaient pas obtenu le succès désiré, c’était sans doute parce qu’elles manquaient du mordant nécessaire. « Comment cela ? » s’exclama-t-il en se redressant, preuve que ma réflexion l’avait piqué. Je lui distribuai alors quelques caresses et, grâce à l’excellente mémoire dont j’ai toujours joui, lui donnai des exemples, au mot près, de ce qu’il avait lu et de ce qu’il aurait été plus inspiré d’écrire. Il se dérida peu à peu et, comme je multipliais les vers, en vint même à éclater de rire. « Où as-tu entendu ces poèmes ? interrogea-t-il enfin. Par Pollux, ils sont excellents ! Je veux m’entretenir avec leur auteur dès que possible. » Je souris en mon for intérieur avant de répondre : « Il n’y a là rien de plus facile. Il est ici, devant toi. »

VII. Il lui fallut un certain temps pour se résoudre à l’évidence, ce qui se produisit lorsque j’eus improvisé des vers où figuraient nos prénoms, ainsi que des détails particuliers glanés au cours de nos ébats. Pourtant, dès que je les eus prononcés, le silence s’abattit sur la chambre à la place des cris d’admiration qu’une telle révélation eût à mon humble avis mérités. Sans me démonter, j’expliquai que ma fréquentation des hommes m’avait offert une longue liste de leurs manies visibles en public comme en privé, au point que j’avais décidé de les dépeindre, à mon seul usage, par les mots railleurs ou osés qu’il avait entendus. Corvus parut réfléchir un moment, ce que l’obscurité m’empêchait toutefois de vérifier, puis il me demanda l’autorisation de consulter mes tablettes une fois le jour venu.
« Quand le jour se fera, répondis-je, tu verras de tes propres yeux qu’il n’y a pas une seule tablette dans ce logis. Les vers que j’ai déclamés reposent dans l’écrin de ma mémoire, d’où je les tire et où je les range à loisir. » C’est ainsi que je lui proposai un marché : « Je te réciterai tous mes poèmes, anciens et récents, mieux, je t’autoriserai à les utiliser pour ton propre compte à la condition que tu m’enseignes l’art de lire et d’écrire. » Ce pacte devait être à son avantage, parce qu’il l’accepta sur-le-champ ; il multiplia ensuite les caresses et voulut reprendre nos jeux.

VIII. Notre projet fut mis à exécution sans délai, en dépit des obligations que Corvus affrontait une bonne partie de la journée. Car, s’il était issu de la même province que le grand Sénèque, il avait un rang bien moins élevé, ce qui l’obligeait à courir dès le point du jour de patron en patron pour recevoir les sportules et tenter d’obtenir, à la faveur de l’inclination que Néron professait pour les arts, le soutien dont d’illustres poètes avaient bénéficié sous le règne d’Auguste. Après avoir gravi et dévalé les pentes de l’Aventin, du Caelius, de l’Oppius ou des Esquilies, il poussait parfois jusqu’à la porte Colline, le Janicule et autres régions éloignées, pour retourner dans le centre de la Ville et recommencer, ce qui l’épuisait malgré sa jeunesse. En effet, ses visites ne se résumaient pas à l’habituelle salutation matinale : il se voyait contraint d’apparaître aux côtés de ses divers patrons à toutes sortes de cérémonies, aussi bien publiques que privées, ou encore aux bains, et, pour leur plaire, de consacrer des vers à des événements ou des êtres si insignifiants que c’en était humiliant.
« Comprends-tu ce que cela signifie ? Je n’ai jamais assez de temps pour rimer comme il se doit ! » se plaignait-il, avant de se pencher sur mon épaule et de m’indiquer en soupirant comment manier efficacement le stylet et retranscrire dans la cire des tablettes les vers que je lui livrais. Et quand l’impatience le gagnait, il ajoutait, mauvais : « Pourquoi tiens-tu donc tant à lire et à écrire ? Tu sais compter, cela te suffit bien ! » Il n’en était rien : l’écriture m’apporterait bien plus que le calcul, je le savais. Mais je ne me formalisais pas de ses éclats : étant d’un naturel aimable, il les regrettait très vite et me couvrait alors de baisers. La poésie agissait, elle aussi : pareille à un philtre, elle tissait de mystérieux liens entre nos cœurs et suscitait dans nos esprits assez d’émulation pour que nous trouvions du plaisir à composer des vers ensemble tout en buvant du vin miellé.

IX. Lorsque j’eus recouvert de poèmes un nombre suffisant de tablettes, nous décrétâmes qu’il convenait d’en donner une lecture publique. Celle-ci eut lieu dans une salle attenante au portique d’Octavie, garnie par nos soins de banquettes et de sièges de location ; il avait également fallu payer et rédiger les invitations où figuraient des vers choisis pour l’occasion, engager quelques individus de bel aspect – non les misérables « mangeurs de bravos » habituels – qui applaudiraient, le moment venu.
À l’écart, dans la salle comble où avaient notamment afflué les poètes peu fortunés qui avaient coutume de s’y réunir et d’autres bien plus illustres – tels que Lucain et Perse –, ainsi que deux ou trois patrons de Corvus qui se prenaient pour des littérateurs, j’assistai discrètement au triomphe de mon bien-aimé. Je fus fort aise de voir un large sourire éclairer son visage tandis qu’on se précipitait pour le féliciter et je souhaitai que ce nouveau masque s’y imprimât, remplaçant la grimace amère que j’y lisais trop souvent à mon goût. Quand, enfin, nous nous retrouvâmes seuls, il tint à me redire que son succès était aussi le mien et proposa de mentionner nos deux noms sans distinction sur les rouleaux qu’il ne manquerait pas de faire exécuter. À cette époque déjà, je n’avais pas ce genre de vanité et je déclinai son offre sans aucune arrière-pensée.

X. Le lendemain, nous allâmes acheter de quoi produire une dizaine de rouleaux, puisque Corvus comptait adresser ses vers non seulement à ses amis poètes, mais aussi à quelques puissants afin que, les vantant autour d’eux, ils leur garantissent la renommée. Nous nous entendîmes avec un dénommé Fannius Sagax, qui avait mis au point, à force de polissages, un papyrus que privilégiaient les écrivains de la Ville, et engageâmes un copiste recommandé pour son habileté et sa célérité. Mon écriture était encore trop hésitante pour ce genre de besogne, mais je possédais d’autres arts et je m’offris de représenter en tête du texte le volatile qui, par sa couleur, avait valu à mon bien-aimé son surnom, ce que ce dernier accepta volontiers. Comme j’hésitais à tourner mon oiseau vers la droite ou vers la gauche en raison des présages que certains lisaient dans la direction de son vol, il rétorqua qu’il s’agissait là de superstitions idiotes et me taquina un peu. J’optai de mon propre chef pour le côté droit, un choix qui se révéla dans un premier temps erroné, à moins qu’il ne confirmât justement l’opinion de Corvus.

XI. En effet, malgré ce premier succès, son existence ne s’améliorait guère, puisqu’il récoltait, pour tous lauriers, des toges ou des manteaux neufs donnés par ses patrons, ainsi que la possibilité de séjourner dans des villas à la campagne où composer son œuvre en toute tranquillité. Il aspirait à bien d’autres faveurs, par exemple à celles dont son cher Lucain jouissait auprès de l’empereur, qui venait de lui octroyer la questure et l’augurat, malgré son jeune âge, même si, dans le secret de notre alcôve, il accusait le neveu de Sénèque de fouler aux pieds son immense talent pour flatter un prince coupable de matricide – tout le monde savait, prétendait-il, qu’Agrippine ne s’était pas percée d’un poignard, comme Néron l’avait écrit au sénat, mais qu’elle avait été bel et bien assassinée. Face à son amertume, je regrettais parfois de l’avoir secondé dans son entreprise.

XII. J’ignore ce qu’il serait advenu de notre amitié sans l’événement qui se produisit quelque temps plus tard. Un soir où je rentrais chez moi après m’être exhibée dans la domus de Maximus avec ma cithare, je trouvai Corvus couché et apparemment endormi. Intriguée, je m’approchai et constatai, à la lumière du jour finissant, qu’il était blessé au visage. L’exclamation qui m’échappa le réveilla et, se redressant, il me dit, tout exalté : « Ne crains rien, ce n’est pas grave ! Ou, plutôt, c’est la bonne fortune ! Laisse-moi t’expliquer. »
Et il raconta. Alors qu’il traversait le Transtevere, vers la deuxième heure, après avoir rendu sa visite du matin à l’un de ses patrons, il avait été victime d’un accident. Il était en effet si bien absorbé dans ses pensées qu’il n’avait pas remarqué le convoi d’ouvriers qui jaillissait d’une rue et il s’était heurté à une poutre avec une telle violence qu’il avait perdu connaissance. Quand il avait repris ses esprits, il était allongé sur des sacs de jute à l’intérieur d’une vaste pièce et entouré d’étrangers qui le scrutaient d’un air soucieux. L’un d’eux, accroupi, lui nettoyait le visage à l’aide d’un linge qu’il trempait dans un bassin rempli d’un liquide vinaigré. Voyant que Corvus revenait à lui, il l’avait interrogé, sans doute dans le dessein d’évaluer son état, et ce en employant l’idiome des Grecs. Tous les autres s’étaient ensuite présentés, et peu à peu la situation s’était éclaircie : ces gens-là, des marchands de toile, avaient assisté à l’accident et transporté le blessé dans leur entrepôt voisin, non sans avoir chargé un enfant d’aller chercher leur ami Lukas, médecin.

XIII. « Après avoir nettoyé ma plaie, Luc l’a enduite d’un onguent, puis il m’a bandé le bras et m’a aidé à me lever. Nous avons ensuite devisé un moment, plus confortablement assis. Il est originaire d’Antioche, comme toi, et a pour maître un mage, ou peut-être un philosophe, un certain Paulus, dont il a vanté l’enseignement avec respect et amitié. Si ce Paul est à sa ressemblance, il doit valoir la peine de faire sa connaissance. »
Comme la nuit était tombée à notre insu tandis que Corvus dévidait son récit, j’allumai une lampe à huile et l’approchai. Le spectacle que je découvris à sa lumière me stupéfia : malgré la vilaine blessure qui l’abîmait, son visage était empreint d’une étrange et inédite beauté. Je m’interrogeai un moment sur ce phénomène, mais la disparition de l’amertume qui avait trop longtemps durci les traits de mon amant me comblait à tel point que j’évitai de m’attarder sur ces pensées.

XIV. Dès le lendemain Corvus regagna le Transtevere, où il rencontra le philosophe dont le médecin lui avait parlé, comme il me le rapporta ensuite. Originaire de Tarse, le dénommé Paul avait été arrêté à Jérusalem sous la fausse accusation de sédition et, ayant fait valoir sa condition de citoyen romain, conduit dans la Ville pour y être jugé. Comme on l’avait autorisé à vivre dans un logement gardé par un soldat jusqu’à la date de son procès, il y recevait membres de sa famille, amis et élèves, servi par un esclave et assisté de « collaborateurs » au nombre desquels le médecin figurait en tant que secrétaire. Surtout, il y livrait son enseignement à propos d’un Galiléen du nom de Khristos qui lui était apparu en songe alors que lui-même persécutait ceux des juifs qui l’adoraient. « Cet enseignement, Chloé, se résume à l’agapè, l’amour inconditionnel, uniquement à cela. Et ce ne sont pas de vaines paroles, tu devrais voir les prévenances que ces gens ont les uns pour les autres, quelle que soit leur condition ! » conclut Corvus.

XV. Je les vis quelques jours plus tard, tandis que nous nous unissions au petit groupe qui remplissait la pièce principale : patriciens, affranchis et esclaves, citoyens romains et étrangers, hommes et femmes, non seulement se côtoyaient sans distinction de rang, mais aussi se montraient aimables les uns envers les autres en s’appelant « frère » ou « sœur », comme s’ils étaient du même sang. Au milieu d’eux se tenait un quinquagénaire de taille moyenne au crâne chauve et à la longue barbe grise de stoïcien en qui je reconnus le Paul que Corvus m’avait dépeint. Il nous invita à prendre part à leur repas, alors que les membres de la petite assemblée nous accueillaient chaleureusement.
Quand nous fûmes tous installés, il prononça des bénédictions et partagea le pain, puis nous commençâmes à manger, servis tantôt par l’un, tantôt par l’autre, en dépit de toute règle de préséance. Remarquant ma stupeur, le dénommé Luc m’expliqua que les lois du monde n’étaient pas en vigueur au sein de la maisonnée : « La seule juridiction que nous reconnaissons est celle de l’Esprit », dit-il d’une façon énigmatique. N’osant pas poser trop de questions, je m’abandonnai à la gaieté de cette tablée, que la frugalité du repas, dont étaient absents vin et viande, n’entamait pas.

XVI. Puis Paul reprit la parole pour expliquer à l’intention de Corvus et de moi-même en quoi consistait le culte de ce Christ, qu’il appelait aussi Yeshoua et qualifiait d’« Oint du Seigneur ». Il parla d’une ancienne et d’une nouvelle alliance, de la Loi et des prophètes, et d’autres sujets obscurs avec une ferveur que je n’avais encore vue chez personne et qui, à elle seule, aurait persuadé quiconque de la véracité de ses dires, par exemple de la « grâce », terme étrange qu’il employait fréquemment à propos de son dieu. Ce Seigneur, Yahvé, était bien plus généreux que les divinités romaines, crus-je deviner, car il offrait aux hommes son propre « royaume », s’unissait volontiers à eux par l’esprit et, chose extraordinaire, leur rendait la vie après la mort. Il évoqua également les dissensions qui secouaient les diverses maisonnées, constituées de juifs, de prosélytes et de païens, ainsi qu’un certain Siméon, un autre prédicateur, qui avait été le compagnon de Yeshoua pendant plusieurs années et qui était lui aussi de passage dans la Ville. Enfin il pria une femme de lire la lettre qu’il avait rédigée à l’intention d’une autre communauté, ce qu’elle fit aisément après s’être couvert la tête. Je l’écoutai, bouche bée : voilà donc à quoi servait également l’écriture, me dis-je, et je me félicitai de posséder désormais cette connaissance.

XVII. C’est ainsi que nous entrâmes dans la maisonnée, dont les membres semblaient rivaliser pour prêter secours à l’un ou l’autre, en particulier le patricien Quintus et sa femme Tulla, les plus riches d’entre nous, même si la vraie richesse, répétait Paul, était bien différente de celle à laquelle nous étions habitués. Ces doubles sens m’avaient d’abord surprise, puis je m’accoutumai à la métaphore au point de la chercher dans tous les discours, dans toutes les épîtres, au grand amusement de Corvus. En vérité, une espèce de souffle s’était emparé de nous, une force qui nous rendait toute chose facile, une joie que nos patrons et connaissances ne manquaient pas de remarquer et dont ils cherchaient les causes là où elles n’étaient pas, par exemple dans notre extérieur ou dans la qualité de la lumière qui nous éclairait.
Il me semblait aussi que nous nous aimions davantage, d’un amour plein, entier, et plus seulement comme des amants. Corvus, surtout, avait changé. Désormais peu enclin à railler autrui dans des épigrammes, il s’essayait à l’élégie, genre qui, à vrai dire, lui convenait davantage ; quant à moi, j’abandonnai la profession de courtisane pour me consacrer au seul art de la musique et m’essayai dans le secret à composer des hymnes. De ma cithare, j’avais toutefois ôté la petite statuette en ivoire qui ornait son montant droit, de crainte que mes nouveaux amis, devant qui j’en jouais lors de nos réunions, en particulier pour agrémenter la lecture des psaumes, ne la prissent pour une idole, car elle représentait le satyre Marsyas, pendu par les bras à un arbre, subissant le châtiment d’Apollon, qu’il avait osé défier en un concours musical. Me défaire de mes atours ne me causa point de peine : je n’avais plus à séduire qui que ce fût, seul Corvus m’importait.

XVIII. Les mois passaient. Paul fut libéré de sa prison et contraint à l’exil. Au cours des deux années qu’avait duré son séjour à Rome il avait livré de multiples enseignements et tenté d’unir toutes les communautés en un seul « corps », comme il le disait au grand dam de certains, aussi fûmes-nous nombreux à être tiraillés entre la satisfaction et la peine, à l’annonce de ce verdict. Il nous réunit une dernière fois et nous promit de revenir en nous invitant à lire ses épîtres anciennes, comme celles qu’il nous enverrait d’Ibérie, puisque telle était la destination de son voyage. Enfin, après nous avoir tous étreints comme de petits enfants, il partit en compagnie de Luc vers ces terres lointaines.

XIX. Nous nous retrouvions désormais chez Quintus et Tulla, dont la belle demeure, située sur les hauteurs du même quartier, était assez vaste pour contenir notre maisonnée. Ensemble, nous nous remémorions les dires de notre maître, en mettant toujours plus d’ardeur à nous dépouiller de ce qu’il appelait « le vieil homme » en nous, soit un être soumis aux seules lois du monde. Ce n’était pas toujours chose aisée, car le monde se rappelait à nous de multiples façons. En cette huitième année du règne de Néron, en effet, l’ascendant que le préfet du prétoire Tigellinus prenait sur l’empereur se substituait à celui de ses deux conseillers et, Burrus mort, Sénèque avait demandé à se retirer de la Cour. Était-ce la disgrâce de son oncle, ou la jalousie de l’empereur, qui s’essayait lui aussi à la poésie ? Au même moment, Lucain, qui venait de publier les trois premiers livres d’une grande et magnifique épopée intitulée La guerre civile, fut frappé de l’interdiction de publier ses vers et de parler en public. Il n’y avait pire condamnation pour un poète, estimait Corvus, qui s’efforçait de réconforter son ami par de nombreuses visites.

XX. Parce qu’il nous était permis de parler librement, Corvus évoquait devant Lucain l’enseignement que nous avions reçu : mieux que le stoïcisme, qui prônait également le dépassement des vains désirs et des biens transitoires, il lui avait en effet permis de se détourner de la popularité et des honneurs, si bien qu’il lui arrivait aujourd’hui de rire de son ancien attachement. Or Lucain semblait avoir égaré toute philosophie et même toute raison : il était tant à sa colère qu’il fallait d’abord s’employer à l’apaiser avant de pouvoir débattre avec lui – en particulier de l’illusion dispensée par ce monde qui vous glorifiait un jour et vous foulait aux pieds le lendemain. Ou encore de la nécessité de bouleverser l’ordre établi, ce que le poète, quoique bienveillant envers ses esclaves, refusait, jugeant même cela dangereux. Mais toujours il paraissait heureux de nous accueillir dans sa demeure où, pour égayer l’atmosphère, j’interprétais avec sa femme, la belle Argentaria Polla, des mélodies anciennes et nouvelles, puisqu’elle était versée non seulement dans la poésie, mais également dans la musique.

XXI. Avec le temps de la disgrâce s’était ouverte l’ère de la suspicion et de la peur, que vinrent bientôt attiser les meurtres de plusieurs sénateurs et même d’Octavie, l’épouse du Prince, lequel avait réclamé, murmurait-on, qu’on lui présentât leurs têtes coupées. Je m’en rendais bien compte lors des banquets où j’étais encore engagée pour ma musique et mon chant : ceux des puissants qui se voyaient relégués, à tort ou à raison, dans le camp de l’ennemi murmuraient, l’air sombre, au lieu de rire, et souvent on apprenait que l’un d’eux avait brusquement fui Rome pour sa villa à la campagne dans l’espoir de ne pas être inquiété. Arguant de sa maladie, Sénèque avait quant à lui abandonné la Cour, bien que l’empereur se fût opposé à sa retraite, et gagnait fréquemment ses domaines, à quelques milles de la Ville.

XXII. Corvus et moi séjournâmes dans l’un d’eux, à Nomentum, l’été de la disgrâce et le suivant, à l’invitation de Polla qui espérait que ce cadre bucolique ainsi que la présence – certes intermittente – de son oncle finiraient par étouffer la fureur de son époux. Éloignés du vacarme et de l’agitation de la Ville, ces lieux étaient en effet si paisibles que j’avais, pour ma part, le sentiment d’entendre pour la première fois le chant des oiseaux, le murmure des ruisseaux, ou le bruissement du blé et de la vigne agités par le vent.
En proie à ce ravissement, je disais à Corvus que nous devrions nous établir ensemble dans un endroit de ce genre, mais il riait et me traitait gentiment de sotte : comment y subsisterions-nous, lançait-il, puisque nous avions l’un comme l’autre besoin d’un auditoire appréciant les arts que nous pratiquions ? « Nous pourrions vivre simplement, apprendre à travailler la terre », rétorquais-je. Il riait encore et objectait que l’avenir était dans le cœur vibrant de l’Empire, que nous le devions aussi à nos « frères » du Transtevere, et, comme j’étais attachée à lui tel du lierre à un arbre, je finissais par céder, l’interrogeant plutôt sur ce qu’il avait appris de Sénèque lors de leurs rares entretiens.

XXIII. Du philosophe, qui préférait apparemment converser avec sa propre personne qu’avec les autres, je ne vis que l’éclat des yeux un soir où je m’étais égarée dans sa demeure. Assis sur une banquette, il semblait si inerte, si raide, que je l’aurais sans doute cru mort s’il n’avait justement ouvert les paupières et posé son regard sur moi. La force qu’il dégageait, en dépit de son corps éprouvé par la maladie et l’abstinence, me frappa à tel point que cette image se grava dans mon esprit, tout comme le sentiment que j’éprouvai alors. Maintenant que le temps a passé et que d’autres malheurs sont advenus, je comprends qu’il attendait déjà la mort.

XXIV. Nous étions à Nomentum l’été où la Ville prit feu. Sans tarder, Corvus et Lucain voulurent y retourner afin de mettre en sécurité ce qu’ils avaient de plus précieux – en particulier leurs écrits – et de porter secours à ceux de nos proches qui s’y trouvaient encore. Je demeurai auprès de Polla non seulement pour lui tenir compagnie, mais aussi parce que nous ignorions si nos logements tenaient encore debout : le feu, qui avait débuté dans les parages du Grand Cirque, rapportait-on, s’étendait à toute allure aux autres régions.

XXV. Une étrange période s’ouvrit alors. En l’absence de Sénèque et de Pompeia Paullina, sa femme, Polla se consacrait au rôle de maîtresse de maison, accueillant notamment des connaissances et des parents qui fuyaient Rome pour des villas voisines ou venaient demander l’asile. Tous peignaient des scènes de terreur, de destruction et de mort qui tiraient aux enfants des pleurs et réduisaient au silence le reste de leurs auditeurs. Pour étouffer mon inquiétude, je me réfugiais dans la bibliothèque, une vaste pièce entièrement garnie de casiers et d’armoires, mais dépourvue du luxe que j’avais vu, par exemple, chez Maximus sous forme de rayonnages en thuya et en ivoire ou de portraits d’auteurs. Les œuvres y étaient classées selon qu’elles étaient écrites en grec ou en latin, et regroupées d’après leur genre, m’avait expliqué le secrétaire, un grammairien qui avait manifesté une légère surprise lorsque je l’avais prié de m’indiquer les textes auxquels son maître était le plus attaché ou qu’il consultait volontiers. Avec des gestes mesurés, il avait ensuite réuni sur la table des rouleaux et des codex, avant de m’inviter à m’asseoir et de m’offrir de quoi noter, ce dont mon excellente mémoire me dispensait.

XXVI. C’est de là, Lecteur, que date la familiarité que j’ai acquise avec la langue, ne t’étonne donc plus de me la voir manier comme si je la pratiquais depuis l’enfance. Grâce aux leçons de Corvus, j’étais en effet en mesure de lire sans effort le latin comme le grec, et je lus tout mon saoul dans la bibliothèque de Sénèque, aidée par le grammairien, prompt à éclaircir pour moi tel ou tel point. Quand je m’interrompais, ivre de savoir, je me surprenais parfois à rêver à ce qu’aurait été mon existence si j’étais née, comme Polla, dans une noble famille et avais reçu l’instruction qui était la sienne. Certes, c’étaient là des pensées infécondes, parce qu’il est impossible de retourner en arrière, mais peut-être pouvais-je espérer en une autre vie, une vie successive, où je bénéficierais de tous ces dons. N’était-ce pas ce que Sotion, l’un des maîtres de Sénèque, voulait dire en affirmant, à la suite de Pythagore, que les âmes passent de corps en corps après la mort ? S’il était dans le vrai, alors la vie ne prenait jamais fin, ce que Paul soutenait, du reste, en d’autres termes.

XXVII. Au bout de quelques jours Lucain réapparut, aussi furieux qu’aux premiers temps de sa disgrâce, bien que sa demeure eût été épargnée par le feu, ce qui n’était pas le cas de la mienne – ni d’une grande partie de la Ville, d’ailleurs, puisque seules les quatre régions les plus éloignées du centre avaient résisté à la puissance de l’incendie. Dans les flammes, raconta-t-il d’une voix rauque, avaient péri des milliers d’habitants, mais aussi d’irremplaçables chefs-d’œuvre de l’art, des bibliothèques entières, des sanctuaires et jusqu’aux pénates, englouties avec le temple de Vesta. Pendant que tout cela s’envolait en fumée, ajouta-t-il, on aurait vu Néron chanter et jouer de la cithare en haut d’une tour placée dans les jardins de Mécène, et le bruit courait qu’on avait allumé le feu sur son ordre. « Bien sûr, c’est cela ! Il a brûlé la Ville pour la reconstruire à sa guise, étendre ses jardins, étendre ses palais, ne le comprenez-vous pas ? » s’exclama-t-il, tandis que Polla le dévisageait, effarée.

XXVIII. Quand il se fut un peu calmé, je le questionnai à propos de Corvus. Il me répondit que celui-ci était resté à Rome afin de prêter secours à ceux qui avaient tout perdu dans l’incendie ; installé chez certains de nos amis, au Transtevere, l’une des quatre régions que les flammes n’avaient pas touchées, il me faisait dire d’attendre son retour, ou un message qui m’inviterait à le rejoindre. Je compris qu’il se trouvait auprès de Quintus et de Tulla, et cela me rasséréna un peu, même si je demandai de quoi mon bien-aimé vivrait, maintenant que ses patrons avaient presque tous quitté la Ville et qu’il y avait tant de destructions autour de lui. Lucain éclata alors d’un rire amer, presque fou. Il y aurait d’innombrables éloges à écrire pour honorer les défunts ! s’exclama-t-il, avant de se retirer : il avait l’intention de composer un libelle à propos de l’incendie, et tant pis s’il avait l’interdiction de le divulguer ou de le lire en public. Du reste, Néron passerait comme ses prédécesseurs, probablement assassiné.

XXIX. De ce qui s’ensuivit jusqu’à ce jour où j’écris, je me rappelle surtout la fureur du poète que plus rien, ni l’amour de sa femme, ni la sagesse que son oncle lui avait inculquée, ni même la logique – pourquoi Néron aurait-il allumé un incendie qui avait détruit les objets qu’il aimait ? objectait en effet Polla – ne parvenait à apaiser. Il semblait lui-même consumé par un feu, un feu mauvais, bien différent de celui qui animait Corvus quand je le retrouvai dans le campement du Vatican où il prêtait main-forte aux sans-logis qui y avaient afflué. Les visages si semblables des deux amis s’opposaient à présent, telles les deux faces d’une pièce de monnaie qu’on a lancée très haut et qui retombe en tournant sur elle-même, tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière, selon une trajectoire inéluctable. »

Extraits
« XXXIII. Je restai auprès de Polla quelque temps encore: avec Maximus, rentré de villégiature après l’été, elle était la seule personne qui me fût familière dans cette ville où les quelques chrétiens rescapés se terraient. C’est elle qui me souffla, un soir, entre les larmes, qu’il existait peut-être un moyen de ramener à la vie nos bien-aimés: «Copier et recopier leurs œuvres, relater leur existence, leur rendre justice par les paroles et par l’écrit. Ainsi Néron passera, oui, mais eux demeureront dans le panthéon des Arts.» Une autre forme d’immortalité? J’y songeai toute la nuit, incapable de m’endormir, et, lorsque les premières lueurs du jour vinrent éclairer ma table, je me mis à écrire. » p. 34

« Une beauté, Une chasseresse, Telle est donc celle que le peintre a vue derrière mon apparence? Tandis que, tout à la surprise, je fais réflexion, une particularité attire encore mon attention. Au bas de la peinture, cachés dans un repli du manteau, sur ce qui m’est d’abord apparu tel un ruban, on peut Lire en tournant la tête les mots: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras». À qui s’adresse donc cette phrase? À ceux qui verront la peinture après moi, aux membres de ma famille, afin qu’ils ne m’oublient pas, une fois que j’aurai péri? Ou plutôt à ma personne? Et si c’est à ma personne, est-ce lui,
Rembrandt van Rijn, que je ne perdrai jamais? Croit-il donc que nous nous reverrons un jour, malgré son refus dernier de me recevoir? Le veut-il? Est-ce par conséquent une promesse? Les doigts pressés contre mes lèvres, je pleure et je ris tout à la fois. » p. 120-121

À propos de l’auteur
BAUER_Nathalie_DRNathalie Bauer © Photo DR

Traductrice de l’italien, docteur en histoire, Nathalie Bauer a publié six romans: Zena (JC Lattès, 2000), Le feu, la vie (Philippe Rey, 2007), Des garçons d’avenir (Philippe Rey, 2011), Les Indomptées (Philippe Rey, 2014), Les complicités involontaires (Philippe Rey, 2017) et Qui tu aimes jamais ne perdras (2023). (Source: Éditions Arléa)

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Pourquoi le saut des baleines

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

Prix Gens de mer, 2015

En deux mots:
En hommage au poète Guennadi Gor, qui a décrit «une baleine à l’agonie, sanglotant dans un océan de deuil», le narrateur part à la recherche de l’explication du saut des cétacés. Un besoin, une envie, un message… des hypothèses qui s’accumulent et une vérité qui sort des profondeurs.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Répondre au grand pourquoi existentiel

C’est un petit livre sans prétention que nous offre Nicolas Cavaillès. L’éditeur de Cioran cherche une explication au mystérieux saut des baleines et nous entraîne dans de profondes réflexions.

Improbable, voire incongru. Tel pourrait être le premier qualificatif à donner à ce petit livre hybride, ni vraiment un essai, ni vraiment une nouvelle, plutôt une sorte de catalogue d’éventualités, de pistes de réflexion autour d’un sujet qui, avouez-le, n’est pas le premier de vos préoccupations : pourquoi le saut des baleines? N’était la rencontre avec l’œuvre et la vie d’un écrivain russe, peut-être même que le narrateur n’aurait lui-même pas essayé de creuser le sujet.
Guennadi Samoïlovitch, passé à la postérité sous le nom de Guennadi Gor, a notamment croisé le chemin d’«une baleine à l’agonie, sanglotant dans un océan de deuil». Une phrase, une image qui hanté l’auteur. L’ironie de l’histoire veut que son livre le plus connu s’intitule La Vache (Éditions Noir sur Blanc, 2004) et nous éloigne de ce qui va devenir l’obsession de son admirateur. Encore que…
Mais n’anticipons pas et revenons à nos cétacés dont Nicolas Cavaillès commence à dresser la galerie. Il est vrai qu’entre les différents types de baleines, les rorquals, les cachalots et le mégaptère, encore appelé baleine à bosse, jubarte ou poisson de Jupiter, il y a pléthore. Ce qui ne simplifie pas l’élucidation de LA question. Car ces monstres des mers ne sautent pas tous de la même façon, se permettant des fantaisies dans leur envol.
Le plus simple ne serait-il dès lors pas de considérer que «le saut de la baleine pourrait n’être qu’une réaction maladroite à une oisiveté insolite»? Mais alors, pourquoi se donner autant de peine? C’est un peu comme si un écrivain décidait d’écrire un livre cherchant une explication au saut des baleines pour tromper son ennui…
Alors, il faut creuser son sujet, chercher dans les publications scientifiques, convoquer les souvenirs de lecture. Voilà le Capitaine Némo à bord de son Nautilus en route vers les îles Féroé et, bien avant lui, Aristote venu à la rescousse. Devant l’aspect incongru du saut, on se souviendra aussi de ce fou dansant croisé par Dostoïevski durant son séjour au bagne d’Omsk qui lui inspirera «Souvenirs de la maison des morts». N’oublions pas non plus Glenn Gould interprétant les Variations Goldberg peu avant sa mort et nous aurons un panorama des réflexions – et digressions – que l’étude du mouvement entraîne.
Car s’il y a bien une certitude, Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle le confirmera, c’est que la baleine retombe, provoquant dans sa chute une énorme vague. De quoi ébranler bien des certitudes.
On l’aura compris, il faut lire ce petit recueil comme un traité de l’incompréhension, comme une recherche d’autant plus belle qu’elle est vaine. «Nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons. Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien: dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout.» Et c’est ce qui rend l’exercice aussi beau et aussi poétique!

Pourquoi le saut des baleines
Nicolas Cavaillès
Éditions Le Sonneur
Roman
72 p., 12 €
EAN 9782916136844
Paru le 19/03/2015

Ce qu’en dit l’éditeur
Ce court ouvrage, qui tient autant de l’essai cétologique que de la fantaisie littéraire, s’attaque à l’un des mystères les plus coriaces et les plus fascinants du règne animal: les bonds prodigieux qu’effectuent parfois les grands cétacés hors de l’eau. Beaucoup d’hypothèses ont été formulées à ce sujet par les biologistes du comportement, aucune n’a convaincu. L’auteur explore une piste personnelle et théorise sur ce que les baleines se tordant au-dessus de l’océan doivent à l’ennui et à l’absurde ; il invite à considé¬rer leur saut comme une victoire sur l’insupportable et comme une manifestation exemplaire de la plus haute des libertés.
«Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n’a pas été tranchée. On dit qu’elles bondissent dans les airs pour déglutir, se débarrasser de leurs parasites, communiquer, séduire en vue d’un accouplement, pécher en gobant, chasser en catapultant, fuir des prédateurs sous-marins comme l’espadon ou le requin, s’étirer, s’amuser, en imposer, ou encore ponctuer un message, une attitude. Aucune de ces explications ne convainc: fâcheusement partielles ou intolérablement saugrenues, toutes ont été contestées. Comme c’est le cas face aux grandes interrogations métaphysiques, elles semblent toutes buter contre l’étroitesse du cerveau et de l’imagination qui les échafaudent. La question serait-elle insoluble ? […] Ivresse, libération, secousse non moins absurdes, en dernier lieu, futiles, qui n’apaisent qu’un moment, qu’il faut toujours recommencer, et dont la baleine doit savoir en son for intérieur, dans ce magma d’instincts, de mémoire et d’analyse, la grande vanité. Mais en un monde qui n’est que poussière d’étoile remuée dans un trou noir, la créature, même bardée de ses instincts, gènes et neurones, même flattée par l’héritage multimillénaire de la sélection naturelle, peut goûter un acte aussi gratuit que la totalité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absurdum, parce que c’est absurde?»

68 premières fois
MARCHAND_GillesSélection anniversaire: le choix de Gilles Marchand
«Il y a des livres qui marquent parce qu’on a l’impression qu’on n’avait rien lu qui y ressemblait. Je me souviens d’avoir ouvert Pourquoi le saut des baleines sans trop savoir à quoi m’attendre. Je me suis laissé prendre, je ne l’ai plus lâché. C’est une prose magnifique, un livre très court qui nous habite longtemps.
On sent une espèce de jubilation de Nicolas Cavaillès qui s’attaque à l’un des grands mystères de la nature. Je dois confesser qu’il y a des mystères qui me fascinent et que j’adore l’idée de ne jamais pouvoir les percer. On ne sait pourquoi l’on bâille. Et on ne sait toujours pas pourquoi les baleines soulèvent leur incroyable masse et la balancent hors de leur milieu naturel.
Aujourd’hui encore je ne parviens pas à savoir si Nicolas Cavaillès a mis la poésie au service de la science ou la science au service de la poésie. Il doit s’agir de l’une des définitions possibles de la littérature.»

Les autres critiques
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Lecture d’extraits du livre Pourquoi le saut des baleines de Nicolas Cavaillès, paru en 2015 aux éditions du Sonneur par Grégoire © Production Librairie Obliques

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Au poète Guennadi Gor
À qui adresser mieux qu’à vous, cher Guennadi Samoïlovitch, les pages qui suivent et le mystère qu’elles explorent, l’un des plus coriaces du règne animal: le prodigieux saut des grands cétacés?
Vous qui à peine poupon mais déjà fils de révolutionnaires bouriates passâtes une année en prison, soixante-treize ans avant de mourir d’une maladie nerveuse sans être jamais sorti de ce vaste goulag qu’est la Russie moderne, vous qui par contre le traversâtes, ce continent carcéral, depuis la Baltique jusqu’à la mer d’Okhotsk, où vous fréquentâtes les Nivkhes, peuple du Sud de l’Amour et de l’île Sakhaline, ethnie livrée comme leurs voisins Koriaks kamtchatkiens à une misérable agonie, vous le poète bâillonné qui plus tard bondîtes dans la science-fiction comme un humaniste aux abois dans l’insupportable cosmos, vous-même, oui, vous décrivîtes un jour une baleine à l’agonie, sanglotant dans un océan de deuil.
Mes longues méditations nocturnes sur le saut des cétacés doivent beaucoup de leur intensité à la vision que vous eûtes ce jour-là, qui attisa en moi cette intuition primordiale : pas plus qu’il n’y a de fumée sans feu, il ne saurait y avoir de bond de baleine sans un drame sous-jacent.
J’eusse aimé vous demander si votre baleine affligée, vous l’aviez également vue dans les airs ; il semble sage d’en douter, mais aussi de douter de ce doute. Tant de morts menacent la baleine contemporaine – un navire de pêche, une attaque de requins, la vieillesse, un échouement, une crise identitaire, un piège de la banquise, une noyade par fatigue, l’infection de l’air, la pollution des eaux et de ses habitants, un infarctus en plein saut, ou encore la chute d’une fusée sibérienne et sa pluie de verre et de métal –, tant de trépas possibles que les secrets de la vie de la baleine, à commencer par celui de ses bonds, ne peuvent y être absolument étrangers. Mais vous mourûtes vous-même de votre propre mort, singulière, ineffable, et me voici seul aujourd’hui avec ce cadavre abscons dont j’attendrai en vain le saut ; tout se brouille, et les envolées fantomatiques dont je suis hanté ressemblent parfois à d’orgueilleux affronts défiant la Camarde. L’océan est aussi un cimetière suffocant, bondé de charognes décomposées ; on n’y pénètre pas sans être de mort imprégné.
Cher Guennadi Samoïlovitch, vous qui ne m’avez rien demandé, souffrez seulement que cet essai vous soit dédié, je vous prie, après quoi, sans plus troubler votre repos, je retournerai parmi les derniers léviathans de la Terre, dans les flots muets de l’existence, y employer tant qu’elle m’est octroyée ma médiocre vue à guetter un nouveau saut pour étoffer notre nescience.

Question
Que la nature les ait dotés de fanons ou de dents, qu’ils mesurent trois ou quinze mètres, qu’ils pèsent cent kilos comme certains dauphins ou cent tonnes comme la baleine du Groenland et le rorqual bleu, la grande majorité des cétacés saute, de temps en temps ou souvent, hors de l’eau : ils projettent leur corps dans les airs, d’où ils retombent dans leur milieu habituel. Si l’on croit aisément comprendre les petits dauphins bondissant gaiement, le phénomène est autrement mystérieux chez les titans les plus puissants, par exemple chez le mégaptère, également appelé baleine à bosse ou jubarte, long de quinze mètres et lourd de trente tonnes, qui lorsqu’il saillit hors de l’eau émerge sur le flanc, ses nageoires tendues le long de son corps, vrille dans les airs, et bascule sur le dos dans un gigantesque éclaboussement : sa vitesse lorsqu’il s’élève et déchire la surface atteint les trente kilomètres par heure, et le saut est rarement unique, l’animal pouvant en enchaîner une vingtaine, durant un quart d’heure ou plus.
Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n’a pas été tranchée. On dit qu’elles bondissent dans les airs pour déglutir, se débarrasser de leurs parasites, communiquer, séduire en vue d’un accouplement, pêcher en gobant, chasser en catapultant, fuir des prédateurs sous-marins comme l’espadon ou le requin, s’étirer, s’amuser, en imposer, ou encore ponctuer un message, une attitude. Aucune de ces explications ne convainc : fâcheusement partielles ou intolérablement saugrenues, toutes ont été contestées. Comme c’est le cas face aux grandes interrogations métaphysiques, elles semblent toutes buter contre l’étroitesse du cerveau et de l’imagination qui les échafaudent. La question serait-elle insoluble ?
Observons attentivement le mégaptère renversé dans les airs : il en va comme s’il s’était heurté à porte close. Sa nageoire vient à peine de quitter la poignée inflexible et voici qu’un mouvement d’élévation, de raidissement et de recul s’empare de lui, un élancement de dépit, une contorsion amère, les yeux levés au ciel. Oui, il pourrait y avoir une vive aigreur dans ce bond colossal au-dessus des océans bleus, ou bien de l’impatience, comme dans l’œil petit, bas et foncé de la baleine à bosse. On traîne ses trente tonnes dans toutes les eaux du globe, les ailes ballantes, et il n’est rien nulle part que cet élément désolé, invinciblement compact, à peine peuplé de microbes et de bestioles. Le saut fournirait à la baleine son ivresse, une fête solitaire, un peu suicidaire peut-être, une sortie, une libération exaspérée, si brève soit-elle, une expérience totale soulevant le monstre de sa tête jusqu’à sa nageoire caudale, une secousse monumentale pour se soustraire un instant à la tautologie sous-marine. N’étant par moments plus capable de supporter le contact étouffant de l’eau, elle sauterait en quête d’une échappatoire à son existence, pour fausser compagnie à son élément comme à autrui, pour un instant de solitude aérienne, de pause, de transcendance peut-être ou d’inconscience, et d’oubli.
… Ivresse, libération, secousse non moins absurdes, en dernier lieu, futiles, qui n’apaisent qu’un moment, qu’il faut toujours recommencer, et dont la baleine doit savoir en son for intérieur, dans ce magma d’instincts, de mémoire et d’analyse, la grande vanité. Mais en un monde qui n’est que poussière d’étoile remuée dans un trou noir, la créature, même bardée de ses instincts, gènes et neurones, même flattée par l’héritage multimillénaire de la sélection naturelle, peut goûter un acte aussi gratuit que la totalité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absurdum, parce que c’est absurde ?
Coupons court, par ailleurs, à l’accusation d’anthropomorphisme : l’humain n’a pas inventé l’ivresse, l’éréthisme, le suicide ni la transcendance. Le sentiment de l’insupportable, impérieuse sensation, n’épargne aucun animal ; chacune à sa piètre manière, les bêtes se hasardent à une quête de sagesse ou d’indifférence. La baleine n’a pas attendu que nous façonnions le mot détachement, ni le concept de déterritorialisation, pour bondir hors de l’eau. »

Extraits
« Même chez les cétologues les plus expérimentés, on constate l’incapacité à pressentir le surgissement d’un mégaptère (par exemple), y compris dans les cas, rares, où l’animal saute à quelques mètres seulement du navire dans lequel les observateurs le guettaient en nombre.
Aucun souffle ne le trahit, il jaillit soudain au-dessus des flots et expose un court instant toute sa carcasse grasse et musclée, noire et luisante, parfois tachée de blanc sur le ventre, avant de replonger déjà dans un grand bain d’écume, aussi insaisissable qu’imprévisible, un bras décollé comme pour saluer la compagnie dont il prend congé, et souriant parfois de ses fanons gris. Il a sondé, comme disent les marins, il ne réapparaîtra pas: la mer se referme aussitôt sur la monotonie de ses vagues nées de vagues pour engendrer d’autres vagues, sous lesquelles le mégaptère poursuivra sa route subreptice.
La jubarte saute à l’insu de tous, et ne bondit devant aucun observateur étranger dont elle a constaté la présence. Le moment et le lieu doivent lui appartenir, et ne servir qu’au saut.
Monstrueux spectacle, le saut serait-il l’œuvre exotérique de la baleine, son mode d’expression le plus explicite, sa confession la plus intime, sa harangue la plus ouverte, aussi dégagée, aussi franche que le vaste ciel vide dans lequel elle se déploie? H semblerait que ce soit le contraire: le bond aérien est ésotérique en cela qu’il ne s’adresse à personne, qu’il se dérobe à toute loi, qu’il échappe; peut-être n’est-ce même qu’un entraînement, un brouillon secret avant un saut essentiel qui serait sous-marin, ou sa pâle répétition, au sens théâtral du terme, sur la scène instantanée de l’atmosphère.
La vérité est parfois plus étrange que la fiction. comme l’a dit un jour quelqu’un. Il existe des sentiments tellement farfelus que sous leur effet le bond est plus plausible que son absence. bien qu’il soit 153radoxalement moins crédible, et inénarrable. On se demande pourquoi la baleine saute. on crierait volontiers à la fabulation, à la légende, au mythe; la baleine » p. 24-25

« Habituée à ce que son corps soit en totalité porté par la mer, mobilis in mobili, la baleine ne survit guère à un contact avec la terre côtière, qui la blesse, ou dont elle n’a pas la force de se détacher ensuite, trop lourde. Le saut trahirait alors, aussi, une violente psychose de l’ankylose et de la fixité, en bonne partie justifiée.
Dans tous les cas, notons-le bien, les bonds s’offrent comme l‘image d’une quête angoissée de liberté. D’une manière ou d’une autre, pour les baleines qui sautent hors de l‘eau, la vie sous-marine échoue si bien à se suffire à soi-même et à se donner pour sa propre et seule fin, qu’elle les pousse par instants à s’évader dans les airs, quoique ce saut si bref puisse paraître plus vain encore que le reste. » p. 32-33

« Comme il fallait s’y attendre face à un tel sujet, le miroitement de la baleine en son mystérieux saut soulève des vagues proliférantes de questions qui s’éternisent dans notre océan d’intranquillité, tandis que les rares réponses à y peindre s’évaporent vite; nous ferons mieux de tout abandonner ici, sans espérer nulle synthèse ni aucune forme de couronnement des différentes hypothèses soutenues plus haut, et en acquiesçant à ceci, leur antithèse à toutes: nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons. Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien: dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout. Dire que la baleine saute parce qu’elle en a besoin, parce qu’elle subit l’influence de telle hormone, parce qu’elle ne dispose pas d’autres moyens pour communiquer, se laver, etc. (quand bien même ces suppositions ne seraient pas fausses), ce n’est pas dire pourquoi, ce n’est pas répondre au grand pourquoi existentiel qui seul importe. » p. 61-62

À propos de l’auteur
Né en 1981, Nicolas Cavaillès est l’éditeur de Cioran dans la Pléiade (Gallimard, 2011) et l’auteur de Vie de monsieur Leguat qui a remporté le prix Goncourt de la Nouvelle 2014 et de Pourquoi le saut des baleines, Prix Gens de mer 2015, Les Huit Enfants Schumann, mention spéciale du jury du Prix Françoise Sagan et de Mort sur l’âne. (Source: Les éditions du Sonneur)

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Et toujours les forêts

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  RL2020  coup_de_coeur

Sélectionné pour le Prix RTL-LiRE 2020

En deux mots:
Corentin se retrouve seul après une catastrophe qui a détruit la planète. Errant dans un monde sans vie, il veut croire qu’Augustine, qui vivait dans une grande forêt, a survécu. Alors qu’il prend la route, il se demande si le mot avenir à encore un sens, s’il reste quelque chose à construire.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La vie et rien d’autre

Le paradoxe avec Sandrine Collette, c’est que plus elle s’éloigne du roman noir et plus ses histoires sont noires. À l’image de la planète que retrouve Corentin après LA catastrophe. S’ouvrent alors des perspectives vertigineuses. Un grand roman!

Il s’appelle Corentin et sa jeunesse aurait pu être un enfer. Car c’est peu dire qu’il n’était pas souhaité. Son père a fui et sa mère veut se débarrasser de ce mioche qui va toutefois finir par naître. Alors Marie se retourne vers Augustine, 76 ans, vivant seule dans la maison des forêts. «Chez Augustine tout était froid, désuet, silencieux» et le petit Corentin, qui pleure tous les soirs, ne rêve qu’au retour de de sa mère. Mais le temps passe. «Corentin ne reverrait jamais Marie».
Et si la vieille femme fait peur à l’enfant, d’étranges liens vont finir par se tisser entre eux. Elle l’aide à faire ses devoirs et veut qu’il réussisse. Elle lui apprend les plantes et les étoiles, elle l’encourage à le quitter pour aller étudier dans la grande ville. Il promet de revenir la voir. Promesse tenue, même si les voyages tendent à s’espacer plus longuement.
Car, outre les études, il y a les fêtes. Des fêtes qui «les sauvaient en même temps qu’elles les éloignaient du monde» et qu’il organisait avec des amis dans les catacombes. Une initiative qui leur sauvera la vie quand la terre se mettra à trembler.
«Ce fut la fin du monde et ils n’en surent rien.»
Trop curieux de savoir ce qui s’était passé, les premiers à vouloir regagner la surface mourront. Quand Corentin émerge, il ne trouve qu’une étendue calcinée, vitrifiée. Un monde en noir et blanc où règne un silence pesant. Pour ne pas sombrer dans le désespoir, il cherche de quoi manger et boire et à trouver un abri. Il a alors envie de croire qu’il n’est pas le seul survivant et qu’il va finir par croiser d’autres humains.
Quand la pluie se met à tomber, il exulte. L’eau, c’est la vie. L’eau c’est la promesse d’un avenir. Sauf que cette eau est toxique et qu’il a tout juste le temps de s’abriter pour ne pas être brûlé à son tour.
On le voit, Sandrine Collette n’a pas lésiné sur les moyens pour placer son personnage dans un récit terrifiant, même si on ne saura rien de cette catastrophe. Mais elle a aussi compris, comme Robinson sur son île déserte, qu’il ne peut vivre que si d’autres yeux le voient. Il ne reste un homme que parmi les hommes. C’est pourquoi il part vers la forêt, celle où il a passé son enfance, celle où il espère retrouver Augustine. Sur la route un chien va lui prouver qu’il n’est pas seul. Un petit chien aveugle avec lequel il va désormais avancer. Pour retrouver non seulement Augustine, mais aussi cette humanité envolée en quelques minutes.
Bien davantage qu’une fable écologique, c’est à une leçon philosophique qui nous est proposée ici. Comment un homme peut-il se comporter dans tel monde. Qu’est ce qui est juste? Pourquoi faut-il continuer à avancer? Que valent toutes les choses richesses accumulées au fil des années? Où est le progrès?
Et si le roman n’apporte pas les réponses, il pose les bonnes questions et va nous offrir, au fil des pages autant de surprises que de sujets de réflexion. Après Les larmes noires sur la terre et Juste après la vague, Sandrine Collette poursuit avec maestria son exploration de l’âme humaine dans des circonstances extrêmes et nous offre un grand roman. Précipitez-vous toutes affaires cessantes!

Et toujours les forêts
Sandrine Collette
Éditions JC Lattès
Roman
334 p., 20 €
EAN 9782709666152
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, dans un territoire forestier puis à Paris et enfin sur une aire géographique qui n’est plus définie.

Quand?
L’action se situe dans un avenir post-apocalyptique plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Corentin, personne n’en voulait. Ni son père envolé, ni les commères dont les rumeurs abreuvent le village, ni surtout sa mère, qui rêve de s’en débarrasser. Traîné de foyer en foyer, son enfance est une errance. Jusqu’au jour où sa mère l’abandonne à Augustine, l’une des vieilles du hameau. Au creux de la vallée des Forêts, ce territoire hostile où habite l’aïeule, une vie recommence.
À la grande ville où le propulsent ses études, Corentin plonge sans retenue dans les lumières et la fête permanente. Autour de lui, le monde brûle. La chaleur n’en finit pas d’assécher la terre. Les ruisseaux de son enfance ont tari depuis longtemps ; les arbres perdent leurs feuilles au mois de juin. Quelque chose se prépare. La nuit où tout implose, Corentin survit miraculeusement, caché au fond des catacombes. Revenu à la surface dans un univers dévasté, il est seul. Humains ou bêtes : il ne reste rien. Guidé par l’espoir insensé de retrouver la vieille Augustine, Corentin prend le long chemin des Forêts. Une quête éperdue, arrachée à ses entrailles, avec pour obsession la renaissance d’un monde désert, et la certitude que rien ne s’arrête jamais complètement.

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INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Les vieilles l’avaient dit, elles qui voyaient tout: une vie qui commençait comme ça, ça ne pouvait rien donner de bon.
Les vieilles ignoraient alors à quel point elles avaient raison, et ce que cette petite existence qui s’était mise à pousser là où on n’en voulait pas connaîtrait de malheur et de désastre. Bien au-delà d’elle-même : ce serait le monde qui chavirerait. Mais cela, personne ne le savait encore.
À cet instant, c’était impossible à deviner.
À cet instant, ce n’était que rumeurs de vieilles femmes, et seuls le lendemain et le surlendemain leur importaient, et le qu’en-dira-t-on, parce que le village bruissait, palpitait, causait sans relâche. Elles, parce qu’elles avaient senti le vent mauvais, elles avaient décidé de fermer leurs oreilles, fermer leur bouche enfin, comme si cela pouvait suffire. Ce n’étaient, au fond, que de très petits soucis, qui ne méritaient pas qu’on en fasse de longs bavardages.
D’ailleurs, au moment où le grand chaos, le vrai, arriverait, les vieilles ne s’y trouveraient sans doute plus pour en parler.
Mais en attendant, elle, elle était là.
Elle s’était accrochée au fond des entrailles de Marie. Comme on dit des bêtes à la campagne, vaches ou brebis ou juments, elle avait pris. Par hasard peut-être, par malchance sûrement, enfin voilà, à présent, il faudrait faire avec.
Marie ne savait même pas d’où elle venait.
Cette petite existence maudite.
*
Marie tenant son gros ventre entre ses mains, les cheveux collés par la sueur malgré la fraîcheur de la nuit.
Marie qui n’y pensait plus, à ce qui avait grandi à l’intérieur de ses tripes, tant les Forêts l’épouvantaient à cet instant. Parce que les vieilles ne l’avaient pas ratée : elles l’avaient relâchée au milieu des ténèbres, au milieu des arbres, à l’exact mi-chemin entre le jour d’avant et celui d’après.
Elles l’avaient relâchée, elles avaient ouvert la porte de la maison décrépie noyée dans les bois noirs, elles l’avaient poussée sur le seuil. Dehors, on ne voyait rien. Une nuit d’encre. Une nuit d’ogre. Elles avaient dit: Va!
Cette porte ouverte, pour la première fois depuis six mois.
Marie avait regardé les vieilles, Alice et Augustine – comme on regarde des folles. Les grands-mères de Jérémie et de Marc. Races de chiens, de dingues, tous.
Marie, elle, ne comprenait plus. Elle avait peur.
Et puis son ventre, tout rond tout lourd.
Elle avait secoué la tête en suppliant.
Aller où?
Mais qu’en avaient-elles à faire, les vieilles?
Six mois enfermée dans une chambre aux volets clos, et Marie retrouvait la liberté en pleine nuit, avec ses dix ou quinze kilos de l’enfant à venir – Marie qui avait reculé à l’intérieur de la pièce.
Alors les grands-mères l’avaient chassée à coups de balai, jusqu’à ce qu’elles puissent refermer la porte sur elle.
Jusqu’à ce que Marie s’éloigne, parce qu’elle le savait : cette porte ne s’ouvrirait plus que pour du malheur.
Il n’y avait pas de lune cette nuit-là.
Même la route minuscule qu’elle suivait hébétée, Marie la distinguait à peine. Parfois elle se prenait les pieds dans une herbe ou dans une ronce, elle tombait à genoux. Elle se relevait en pleurant, une main griffée par les orties, l’autre sur le macadam encore tiède. Elle les passait sous son ventre et se hissait à nouveau debout, à nouveau tremblante. À nouveau aveugle.
Aucune voiture ne passerait avant des heures.
Juste les arbres, avec leurs branches immenses déjetées tels des bras disloqués, et le vent qui faisait des sons étranges, des chuintements, des murmures, des menaces.
Juste les silhouettes étouffantes des châtaigniers et des hêtres au-dessus d’elle, refermées en une voûte infranchissable, leurs racines comme des pièges, leurs oiseaux et leurs insectes réveillés par les sanglots de Marie qui la frôlaient en s’enfuyant dans des bruits mécontents.
Juste les Forêts.
*
Les Forêts n’avaient jamais aimé Marie.
Elles ne la guideraient pas.
Elles ne l’aideraient pas.
*
Marie non plus ne les aimait pas. Elle, c’était la ville, les lumières, une fête permanente. Quand elle avait rencontré Jérémie, elle l’avait arraché à ce territoire envoûtant et mouillé qu’elle détestait. Elle avait fait semblant d’ignorer l’emprise des Forêts sur ceux qui y étaient nés. C’étaient des histoires de bonnes femmes, pensait-elle. Cela ne valait rien face à sa volonté à elle, ses promesses, ses cheveux ondulant dans le vent.
Les Forêts: un pays d’hommes et de vieilles femmes.
Qu’il n’y ait pas de place pour elle – elle s’en moquait. Elle partirait.
Mais pas seule.
Voilà, elle avait emmené Jérémie.
Elle l’avait séparé de sa terre et de ses amis, de sa grand-mère Alice, de son histoire. Rien à foutre.
Et dur comme fer, elle croyait s’être débarrassée de ce pays. Elle croyait que le sort se commande, que la terre trempée n’attache pas forcément sous les chaussures. Elle avait fait jurer à Jérémie de ne pas y remettre les pieds – il avait juré.
Et puis.
Il était revenu un jour, pour un congé, pour une fin de semaine. Pour toujours enfin. Les Forêts l’avaient rappelé comme on siffle un clébard. Il avait accouru la langue pendante et les yeux ravis.
Peut-être était-ce cela que Marie ne lui avait jamais pardonné.
C’était sûr, même.
Ces Forêts maudites.
Marie continuait à marcher sous les arbres ; elle se retournait parfois, comme si les vieilles l’avaient suivie pour la reprendre, la peur la faisait frissonner. Elle entendait son souffle rauquer dans sa gorge et dans sa tête.
Tout plutôt que le bruissement des bois obscurs.
Mal au ventre.
Elle avait cogné sa peau tendue.
Arrête hein.
Elle haïssait cette protubérance qui faisait partie d’elle et qu’elle avait essayé d’arracher en vain, cette excroissance qui ne s’en irait qu’avec l’accouchement, à cause d’Alice et d’Augustine, les grands-mères de ces petits-fils minables, qui l’avaient séquestrée pendant six mois.
Vous n’allez pas faire ça? Putain, vous n’allez pas faire ça?
Six mois.
Pendant les premiers temps de son enfermement, Marie avait pris d’assaut les murs de la chambre, le ventre en avant pour le cogner plus fort, pour que l’enfant passe. Elle l’imaginait comme une sorte d’écureuil perché sur ses organes, qu’un choc un peu plus vif ou un peu de travers finirait bien par faire tomber. Mais le petit – puisqu’il s’avérerait être un petit – s’était accroché tel le vent à une branche fragile ; au bout de quelques semaines, Marie s’était rendue à l’évidence, elle avait compté les jours terribles, il naîtrait, elle n’avait plus d’espoir.
Emprisonnée, Marie, cloîtrée dans une chambre obscure, pour tout ce qu’elle avait abîmé, brisé, anéanti en allant promener ses fesses ailleurs. Pour lui apprendre, pour lui gâcher la vie qu’elle avait gâchée à Jérémie et à Marc – disaient-elles.
Jérémie et Marc, c’était comme les doigts de la main, avant.
Avant Marie.
Celle qui avait fait parler le village entier – une vingtaine de culs-terreux collés à son histoire, à son scandale.
Celle par qui le malheur.
*
Terrifiée par la noirceur des Forêts, par les bruits inconnus de l’air et des bêtes invisibles – elle s’encourageait à voix basse.
La nuit n’en finissait pas. Ses jambes ne voulaient plus porter, plus marcher. Ses yeux exorbités cherchaient une voiture. Une lumière. Quelqu’un.
Son gros bide trop lourd.
*
Au début, elle était amoureuse de Jérémie bien sûr. Elle ne voyait que lui. Elle l’avait épousé. Trop vite. Une année avait passé, et deux, et encore une troisième. C’était long. Elle avait tellement envie de s’amuser.
S’amuser? Même pas.
Le vrai mot, c’était : vivre.
Jérémie, c’était comme un petit chien. Il était toujours là. Marie s’était lassée.
L’été, rompant la promesse qu’il avait faite, ils se retrouvaient
aux Forêts tous les deux. Puis très vite, histoire de chasser l’ennui, tous les trois : avec Marc, l’ami d’enfance de Jérémie.
Chez les grands-mères des garçons – les vieilles salopes, rectifia Marie en silence.
D’accord, quand Jérémie était retourné travailler à la fin des vacances, elle avait couché avec Marc. Cela avait duré deux ou trois mois. C’était une belle arrière-saison. Jérémie venait le week-end, disait que Marie avait besoin de repos, besoin de s’égayer. Voilà, c’était une distraction.
Alors, est-ce que c’était si mal – est-ce que cela valait les hurlements, les coups, les déchirements qui avaient suivi; la bagarre qui avait laissé Jérémie et Marc pantelants, sanguinolents, brouillés à vie.
Jérémie avait claqué la portière de la voiture, il était reparti comme un fou. Il avait abandonné Marie chez la vieille Alice. Elle ne s’inquiétait pas. Elle savait qu’il reviendrait le lendemain – et pas fier. Elle attendait ses excuses. Elle préparait aussi l’explication, car il y en aurait forcément une. Cela lui avait pris une partie de la nuit, et elle n’aurait jamais l’occasion de s’en servir, car Jérémie n’était pas revenu.
Il s’était tué sur la route ce soir-là. Un mauvais virage, là où se tiennent ces immenses platanes qui ne pardonnent pas. Un coup de malchance.
Sa faute à elle – c’est ce qu’avait crié Alice derrière la porte de sa chambre.
*
Marie, elle ne pensait qu’à une chose: partir de là.
Elle se savait enceinte depuis peu. Il fallait qu’elle avorte.
Marc ne répondait à aucun de ses appels. Plus tard, elle apprendrait qu’il avait quitté les Forêts à la nouvelle de la mort de Jérémie. Parti où ? Même sa grand-mère l’ignorait. Il avait seulement dit que ce serait pour toujours.
Marie s’en moquait pas mal. Elle ne s’était pas demandé de qui était la petite saloperie qui lui poussait d’un coup dans le ventre.
Ça ne comptait pas.
Elle voulait juste s’en débarrasser.
Oui bien.
S’il n’y avait pas eu les grands-mères pour l’en empêcher.
Pour crier, derrière la porte verrouillée, qu’elle le porterait jusqu’au bout, son môme, et que toute sa vie, il serait là pour lui rappeler.
*
Marie se traînait dans la nuit sans pouvoir s’arrêter de pleurer. Elle finissait par ne plus avoir peur des Forêts, elle n’avait plus la force.
C’était la fin de l’été, il faisait tiède.
D’autres fois, cela l’aurait amusée de marcher en pleine obscurité en tenant la main à Jérémie – ou à Marc, n’importe lequel, pour la différence qu’il y avait. Ils auraient ouvert leurs mains à la brise, ils auraient écouté la chouette qui hululait même si Marie s’en foutait, ils auraient fait la course dans le noir. Ils auraient inventé des noms aux silhouettes des arbres géants, des noms rien qu’à eux, pour un monde rien qu’à eux.
Tout cela avait volé en éclats.
Elle s’enfuyait des Forêts, son ventre était douloureux, elle ne devait plus le frapper. Il fallait seulement marcher encore et encore. Trouver une voiture qui l’emmènerait à la ville. Après, elle ne savait pas. Après, c’était trop loin. Avec trop de questions.
Parce que ça serait quoi, la vie d’après – ça serait quoi d’être une mère, murmurait une petite voix à l’intérieur, mais ça non, ah non surtout pas, là-dessus les vieilles n’auraient pas gagné, elle le jurait. Elle n’allait pas l’aimer, ce mioche, elle le dégagerait quelque part et elle irait conquérir son paradis à elle, son existence de rêve, elle la méritait, elle l’avait payée d’avance. Un môme, au fond, cela pouvait s’effacer comme un trait de craie sur un tableau. Il suffisait d’un bon chiffon. »

À propos de l’auteur
Sandrine Collette vit dans le Morvan. Elle est notamment l’auteure de Des nœuds d’acier, Il reste la poussière, et Les larmes noires sur la terre, couronnés par de nombreux prix. (Source : Éditions JC Lattès)

Page Wikipédia de l’auteur https://fr.wikipedia.org/wiki/Sandrine_Collette
Page Facebook de l’auteur https://www.facebook.com/Sandrine-Collette-431162406968932/

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