Hors d’atteinte

COUDERC_hors_datteinte  RL_2023  POL_2023  
Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
En creusant l’histoire de son grand-père Viktor, l’écrivain Paul Breitner va découvrir un pan méconnu du destin de sa famille, entre les horreurs perpétrées par les médecins nazis et le désir de vengeance. En fouillant le passé, il va aussi mettre à jour un amour encore brûlant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas du chasseur de nazis

Dans ce roman bouleversant, Frédéric Couderc mène la chasse à un médecin nazi que la justice n’a pas inquiété. En mêlant son histoire avec celle d’une famille de victimes sur trois générations, il nous offre un témoignage touchant et pose de graves questions, toujours d’actualité.

Une fois n’est pas coutume, je commence cette chronique par le dispositif narratif choisi par l’auteur, car il est pour beaucoup dans la réussite de ce gros roman. Frédéric Couderc a en fait choisi, comme des poupées russes, de nous raconter différents romans dans ce roman. Il commence par se mettre dans la peau d’un écrivain allemand, Paul Breitner, qui cherche l’inspiration pour son nouveau livre. Ce dernier va découvrir, en lui rendant visite dans sa villa du côté de Hambourg, que son grand-père Viktor a disparu. C’est en le recherchant qu’il se rend compte combien le vieil homme lui est inconnu.
De 2018, on bascule alors à l’été 1947, au moment où Viktor retrouve sa ville natale, défigurée par un lit de bombes. On va alors vivre la quête du jeune homme qu’il était à l’époque et traverser avec lui une Allemagne qui se cherche, entre un passé brûlant et un avenir à construire. Ce second roman dans le roman nous conduira jusque dans les années 1960. Mais n’anticipons pas.
Paul va mener une double enquête, d’abord en tant qu’historien, en cherchant dans les coupures de presse de l’époque, en recueillant les témoignages de ceux qui ont survécu. Il va alors découvrir l’existence du sinistre Horst Schumann, qui va se livrer à des expériences médicales et participer activement à l’enlèvement et à la déportation de milliers de personnes vers les camps, quand il n’a pas lui-même assassiné ses cobayes. Vera, la sœur de Viktor, en fera partie. Mais il entend aussi s’appuyer sur les confidences de Viktor, jusque-là très discret sur son passé. Est-ce parce qu’il a quelque chose à se reprocher ?
Au fur et à mesure que l’écrivain avance, l’Histoire – celle avec un grand «H» – avec se confondre avec son histoire familiale.
Viktor, quant à lui, va croiser Nina, revenue de l’enfer, et s’imagine pouvoir vivre avec elle une belle histoire d’amour. Mais la jeune fille va disparaître, le laissant dans un total désarroi. Il tentera bien de l’oublier en se lançant dans une carrière de journaliste, en épousant Leonore, la fille de sa logeuse, en devenant père. Mais son fils Christian ne le verra que très peu, car il n’aspire qu’à retrouver le criminel nazi et à se venger. Une quête qui le mènera à Accra en 1962. C’est au sein de la communauté allemande exilée au Ghana qu’il va toucher au but.
Si ce roman est aussi prenant, c’est qu’il laisse à toutes les étapes la place au doute. Comment se fait-il que les criminels nazis aient pu échapper en si grand nombre à la justice? Pourquoi les juges allemands ont-ils fait preuve d’autant de mansuétude envers les bourreaux? Pourquoi les pays vainqueurs, qui comptaient tant de victimes de ces exactions, n’ont-ils pas poursuivi tous ces monstres? Et pourquoi les archives prennent-elles la poussière au lieu d’être analysées avec rigueur et méticulosité? Autant de questions qui hantent les personnages de cette saga familiale riche en émotions. S’appuyant sur des faits réels – le témoignage de Génia, l’une des rescapées du Dr. Schumann vous touchera au cœur – ce roman est, avec Le Bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, une nouvelle pierre à porter à ce devoir de mémoire. Pour que jamais on n’oublie.

Hors d’atteinte
Frédéric Couderc
Éditions Grasset
Roman
512 p., 23 €
EAN 9782365696685
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Hambourg et dans les environs, mais aussi dans les camps de la mort, notamment d’Auschwitz et Birkenau. On y évoque aussi des voyages en Afrique, à Accra au Ghana et Lomé au Togo, à New York ainsi qu’un exil en Israël.

Quand?
L’action se déroule des années 1940 à 2019.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman haletant mêlant enquête intimiste et historique, d’où surgit de l’oubli Horst Schumann, un criminel nazi longtemps traqué mais jamais condamné.
Hambourg, été 1947. Le jeune Viktor Breitner arpente sa ville dévastée. Un jour, il croise Nina, une rescapée des camps dont il tombe éperdument amoureux. Elle disparaît, son absence va le hanter pour toujours, autant que le fantôme de sa sœur Vera, morte au début de la guerre.
Soixante-dix ans plus tard, Viktor s’évanouit à son tour. En se lançant à sa recherche, son petit-fils Paul découvre avec effroi que celui-ci est mystérieusement lié à un doktor SS d’Auschwitz semblable à Mengele : Horst Schumann. Paul est un écrivain à succès, l’histoire de son grand-père, c’est le genre de pépite dont rêvent les romanciers. Mais il redoute par-dessus tout la banalisation de la Shoah, et sa soif de vérité le mènera jusqu’aux plaines d’Afrique, dans une quête familiale aussi lourde que complexe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lisez.com (entretien avec l’auteur)
Blog Domi C lire
Blog Black libelle
Blog Baz’Art
Blog T Livres T Arts
+ Portrait de Frédéric Couderc
Blog Valmyvoyou lit
Blog Christlbouquine

Frédéric Couderc présente «Hors d’atteinte» © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Avant-propos de l’auteur
Ce roman existe d’après l’histoire vraie d’un commandant SS qui castrait les hommes et stérilisait les femmes à Auschwitz-Birkenau. Ce médecin s’appelait Horst Schumann.
Désigné dès 1946 comme criminel de guerre à Nuremberg, traqué par le Mossad, il est passé entre les mailles de la justice toute sa vie, s’inventant une nouvelle vie en Afrique. Lancé sur sa piste, j’ai très vite découvert que je ne pouvais m’appuyer sur aucune confession, sur aucune interview, et encore moins sur des Mémoires. Ce gros gibier, tapi dans la brousse, avait échappé aux historiens, journalistes, écrivains…
J’ai ainsi rédigé Hors d’atteinte avec les règles du jeu que s’imposent souvent les romanciers : coller le plus possible à la réalité, confronter les témoins, les archives, tout en inventant des scènes et des personnages. J’espère que tout le monde comprendra que ceci est une fiction. Les choses ont pu se dérouler ainsi, ou (un peu) autrement. F. C., septembre 2022

0
L’odeur de la nuit est celle de la brousse, piquante d’herbe mouillée et de fleurs d’acacia. Les ombres occupent toute la place, la voûte étoilée ne suffit pas pour y voir clairement, ni la lune, ni les lucioles. Des ténèbres qui font bien l’affaire du Sturmbannführer (commandant) SS Horst Schumann en fuite depuis seize ans. Sur les crimes de guerre dont il s’est rendu coupable, il n’y a aucune ambiguïté, aucune discussion, toutes les preuves sont entre les mains de la justice allemande. Sa fiche d’évadé précise qu’on le recherche pour meurtres de masse. Sa photo le présente en costume d’officier SS avec un visage féroce, l’air d’un bouledogue, mais un bouledogue avec de gros sourcils, un nez tranchant, une bouche mal dessinée et une raie crayonnée sur le flanc gauche. Il a sévi à Auschwitz-Birkenau, c’est le diable en personne, il faut le traquer, quitte à retourner chaque pierre.
On est en 1961, un an après la capture d’Eichmann. À travers le monde, ils ne sont pas si nombreux les fugitifs SS qui errent de planque en planque. Sur la liste établie par le Mossad, Schumann voisine avec les bouchers responsables des massacres de Lublin, Riga ou Vilnius. Schumann est du même bois que le chef de la Gestapo, que le bras droit de Hitler, que l’inventeur des camions à gaz. Ces hommes s’appellent Alois Brunner, Martin Bormann, Heinrich Müller, Walter Rauff, Klaus Barbie, Franz Murer, Ernst Lerch, Herberts Cukurs ou Josef Mengele. Horst Schumann n’a pas vraiment de surnom comme « l’ange de la mort ». Mais il a cette originalité, c’est un broussard : il a choisi la savane africaine plutôt que la pampa d’Amérique latine.
La lueur d’une lampe-tempête suffit pour apercevoir les contours du camp. Schumann écoute les petites bêtes sauvages et les grosses qui chantent, frémissent, se tuent et s’unissent jusqu’au bivouac encadré de massifs épineux. Schumann est là pour chasser, seul au monde, sans boy ni porteur de fusil. Son équipement tient dans un large sac à dos : une chemise élimée, un short, une couverture, un roman recommandé par Goebbels, la tente, et le ravitaillement. Il entend laisser s’écouler deux jours avant de rentrer au bercail. Accra n’est pas fréquentable en ce moment. Il a quitté la ville le matin même aux commandes d’un biplan jaune et noir, un modèle Gipsy Moth. C’est un bon pilote, il a survolé des espaces illimités – rivières, immenses horizons de grands arbres –, et, entre les nuages, sous les jeux de lumière, il a vu la masse rocheuse des éléphants. Il s’est rapproché en piqué, tel un as des combats aériens, et alors sont aussi apparues des girafes, la tête ondoyante, gracieuses comme des anémones, les jambes pareilles à des hautes tiges. L’appareil est posé sur une piste à quelques heures de marche. En fin de journée, il a choisi cette clairière pour dormir. Il s’y sent à présent optimiste. Il maudit parfois sa vie de fuyard et de vaincu, il n’en revient pas de devoir se contenter de l’Afrique – pour les autres, Buenos Aires semble plus plaisante, quand même –, mais dans des moments comme celui-ci, gagné par le calme de cette nature, libéré de tous ses poids, il n’échangerait sa place pour rien au monde. Tant mieux s’il termine ses jours en Afrique. À cinquante-cinq ans, c’est un nouveau départ. L’Allemagne n’a plus d’importance.
Schumann s’apprête à lire. Il chasse les nuées humides qui se dissipent en gouttelettes sur la couverture du roman, quand jaillit une présence. Devant lui (à quoi, cinq mètres ?), un léopard le ramène des milliers d’années en arrière, à ce cadeau offert au chasseur, l’instinct primaire de survie qui stimule, même repu. Saisir son fusil a toujours été un réflexe naturel chez lui. Surgi des fourrés, le félin pourrait bondir, mais il hésite, et finit par allonger ses longs muscles palpitants. Schumann mesure sa chance : il est exact que les léopards sont de dangereux animaux, nombre d’entre eux se sont taillé une réputation de mangeurs d’hommes, mais, à sa façon, lui aussi est un mangeur d’hommes, sa cruauté égale les pires profanateurs de l’histoire, il a conduit à la mort des milliers de Juifs dit sa fiche du Mossad, alors ses yeux percent les ténèbres et il vise lentement pour tuer le premier (comme il aime ce spectacle de lui-même). Bang ! Revoilà la virilité du junker, le sang-froid typiquement prussien, un coup de feu a suffi. Suivi du cri effrayé des singes.
On dirait le fracas de grands cuivres wagnériens, l’écho se propage au loin, mais bien sûr impossible que ces sonorités retentissent aux oreilles d’Elizabeth II. Car au moment où Schumann se lève pour ramasser sa proie, avance à pas ralentis, évite une termitière, eh bien, au bal donné en son honneur à Accra, sa Royale Majesté exécute les figures d’un fox-trot. C’est pour ça que le chasseur a préféré la compagnie des hautes herbes. C’est pour ça que le SS se mêle une fois de plus aux chacals, hyènes et vautours. Schumann a consacré tellement de temps ces seize dernières années à se cacher, s’enfuir, user de mille précautions, que ce serait stupide d’être reconnu. Certes, il est le protégé du puissant dirigeant Nkrumah, cet homme qui s’affuble d’un nom réservé au Christ, le « Rédempteur » ou le « Messie » – les Blancs varient pour traduire Osagyefo de la langue kwa –, un homme, donc, qui lui a même offert la citoyenneté du pays. Après un séjour au Soudan, Schumann vit au Ghana depuis deux ans avec femme et enfants. Nkrumah le protège au point de rendre impossible son extradition. Mais les vengeurs du Mossad ?
Accra n’est pour Elizabeth qu’humidité et chaleur. C’est pour elle un immense dépotoir submergé par les insectes, une vague cité aux bâtiments inachevés, avec des cases en tôle ondulée survolées par des oiseaux blancs et maigres. Cependant, ce soir, elle trouve son cavalier rayonnant. Nkrumah est un bel homme, fier de conduire d’une main de fer la première colonie d’Afrique indépendante. À son bras, sa Royale Majesté est auréolée d’une clarté vibrante. Ni le diadème de diamants hérité de Queen Mary ni le petit sac figé au pli du coude ne sursautent de façon inconvenante. Et voilà qu’on tire un feu d’artifice ! L’éclat des pétards est prodigieux, les fusées se déversent dans tous les coins du ciel. C’est un tel tonnerre d’explosions qu’on pourrait croire que la nuit leur tombe sur la tête. Après une certaine hésitation, la reine reconnaît son visage et celui de son hôte dans les spirales colorées.
Ce fox-trot est un moment unique en son genre. Sa Majesté danse à chaque voyage, mais, pour la première fois, la blancheur de son teint se manifeste au bras d’un Noir. « Le meilleur monarque socialiste du monde » persiflent les chancelleries occidentales. Un Noir, absolument noir, si NOIR que tout Buckingham s’étrangle face à cette version de High Life, jusqu’à Churchill, mais la dimension raciale n’entre pas en compte chez lui, il est au-dessus du lot. Bien avant le déplacement, le Vieux Lion s’est fendu d’une lettre au Premier ministre Harold Macmillan pour le mettre en garde :
« Ce voyage donne l’impression que nous cautionnons un régime qui se montre de plus en plus autoritaire et qui emprisonne sans procès des centaines d’opposants. »
La reine a passé outre.
Sans se douter le moins du monde que ce bras que lui tend si bien Nkrumah, le Rédempteur l’offre aussi à un SS couvert de sang.

1
Hambourg, été 2018
Lorsque j’entreprends l’écriture d’une histoire, il me faut, pour user d’une image facile, un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Nombre de romanciers insistent sur ces moments de perfection qui précèdent l’irruption des grands désordres. Bien entendu, il y a toutes sortes de façons de commencer un texte, chacun rédige de la façon qui lui convient, mais on en revient toujours à l’élément perturbateur et, pour ma part, le plus grand des chambardements intimes s’est annoncé par surprise, précisément par un temps magnifique. Pour une fois sans que cela vienne d’une invention, mais surgissant dans la vraie vie de Paul Breitner, si je peux ainsi parler de moi à la troisième personne. J’ajoute que le cadre idyllique a aussi joué son rôle : les jardins escarpés de Blankenese, ses vues parfaites sur l’Elbe, ses villas édifiées dans l’entre-deux-guerres par les armateurs les plus puissants de Hambourg.
Il y a une grande part de vérité au surnom de cette banlieue chic : « la colline des millionnaires ». Blankenese est en tout point un territoire opposé au mien, le kiez1 de Sankt Pauli, jadis zone louche des marins, des Beatles, des punks et des squats. Je n’y mettrais pas les pieds si Viktor, mon grand-père, n’avait eu la chance d’acheter ici. Il vit entouré de maisons luxueuses, dans un ancien logis de pêcheur. Alors, forcément, mon regard est biaisé. J’ai emprunté des centaines de fois la piste cyclable du Strandweg pour venir chez lui. Chaque fois, j’ai l’impression de traverser une frontière. J’avoue que la balade me stimule. Couvrir la distance à vélo me permet de tirer des fils et développer mes personnages. Probablement fais-je l’un des plus beaux métiers du monde. Je peux l’exercer aussi bien à mon bureau qu’en pédalant tranquillement. Mais si je me souviens bien de ce jour, je ne crois pas que mon périple donne lieu à un quelconque tour de magie professionnel. Comme d’habitude, je relâche surtout mes nerfs. Tout mon corps se réjouit, des articulations aux poumons. Le murmure des arrosages accompagne mon entrée dans la zone friquée. Et maintenant que j’y songe, la brise qui remonte du fleuve sent le pin et les cyprès toscans. Un parfum de terre lointaine flotte dans les environs. Il fait incroyablement chaud. L’été chavire plein sud et nous déroute. Un présage ? L’Afrique, déjà ?

Pour une raison que je ne pourrais expliquer, je déteste le toit de chaume et la façade à colombages de la maison de Viktor. Je n’aime pas non plus l’odeur qui s’en dégage sitôt le seuil franchi. Instantanément, le chèvrefeuille du jardin cède la place à l’aigre du renfermé, à la poussière sur les meubles et les tapis. C’est mieux à l’étage, où domine l’haleine du bois, l’épicéa qui règne du plafond au parquet. Les visites se suivent et se ressemblent : prise dans son ensemble, la tanière de Viktor est sinistre, à se flinguer même. Elle reflète son indifférence aux autres, sa façon de mettre les gens mal à l’aise. Et pourtant je me sens bien ici. Cette maison me rassure, j’y ai vu défiler les années et, malgré tous ces objets affreux, trop proches pour être mis à distance, malgré le papier peint à fleurs qui fête son demi-siècle, je trouve l’endroit assez beau.
— Opa2 !
Le vieux ne répond pas.
Les premiers instants, ce silence ne fait que m’étonner. Je sais pourtant que Viktor ne manquerait pour rien au monde le rituel du samedi, ce jour de la semaine où nous nous retrouvons autour d’une plie poêlée avec du bacon et des crevettes, cette bonne vieille finkenwerder Scholle à chair fine et savoureuse de la Nordsee, la mer du Nord voisine. Alors j’insiste et tambourine. Toujours aucune réaction. C’est bizarre, j’appelle son numéro depuis mon smartphone, mais tombe sur le répondeur. Le double des clés se trouve chez moi à Sankt Pauli. En y pensant, une légère appréhension voit le jour, elle monte même d’un cran assez vite. C’est inquiétant : à quatre-vingt-douze ans, Viktor a pu s’effondrer chez lui. Je ne lui ai pas parlé depuis hier. S’est-il même réveillé ?
À l’arrière, il y a une grande fenêtre pour profiter des vues sur l’Elbe. Le fleuve atteint à Blankenese sa plus grande largeur (huit cents mètres d’une berge à l’autre), on pourrait être dans un estuaire, la masse d’eau est toujours un spectacle. Je contourne la maison en criant plus fort. Pas de réponse. Face à l’ouverture, pour ainsi dire une baie vitrée, je décide enfin d’agir. À mes pieds, un carreau de ciment tombe du ciel. Nul état d’âme : je brise la vitre au plus près des moulures, me débarrasse des parties coupantes d’abord avec le coude, puis avec le pied. Je fais un boucan de tous les diables tout en me reprochant mon agitation. Viktor est peut-être en course, chez des voisins. Devant les dégâts, il fera une de ces têtes. Mais j’écarte rapidement cette pensée : c’est un ancien, réglé comme une pendule, il ne se serait jamais absenté à midi.
— Opa, opa…
C’est sans doute en pénétrant dans la maison, alors que le verre crisse sous mes pieds, que je commence à paniquer. Le salon est très simple, pourvu d’une table basse, d’une banquette, d’une télé. La pièce jouxte la cuisine, rudimentaire elle aussi avec son plan de travail, son évier, ses placards et ses appareils électroménagers hors d’âge. En un instant, jaillissent devant moi les indices d’une soirée manquée : verre de vin sur la table, plat du marin hambourgeois en préparation, une portion de corned-beef avec son lot de pommes de terre et d’oignons. Rien non plus concernant les courses du matin, encore un signe inquiétant. Alors je file à l’étage : lit défait pour le coucher, pyjama sorti. Ma conviction est faite : Viktor a disparu depuis hier soir au moins, au minimum une quinzaine d’heures. Une sombre intuition s’immisce en moi. J’écarte spontanément le suicide (Viktor se serait expliqué d’une lettre bien visible), balaie bien entendu le coup de foudre amoureux (ce serait un exploit pour un homme né en 1926), et imagine donc mon grand-père volatilisé dans la nuit, à errer quelque part, ou pire, son portefeuille en poche, victime d’une agression et laissé sur le carreau. On ne peut pas non plus écarter une amnésie passagère à son âge, une soudaine crise de démence, mais alors sans aucun signe précurseur, car nous nous sommes parlé la veille, son esprit de vieillard fonctionnait à merveille, comme d’habitude.
J’ai une idée avant d’appeler la police. Il ne sert pas à grand-chose d’interroger le voisinage, c’est chacun chez soi à Blankenese, il est certain que personne n’aurait observé les va-et-vient de Viktor. Mais le Turc du Tabakladen, lui, pourrait donner des nouvelles. Il y a un jeu de clés à la patère ; par la porte cette fois-ci, je retrouve la rue. Le soleil chauffe mon crâne, des gouttes de sueur sur mon front témoignent d’une température caniculaire, il y a toujours cette crainte d’une déshydratation pour les petits vieux. Sans boire, Viktor va tomber raide si je ne le retrouve pas bientôt.
Dans sa boutique, le commerçant confirme un passage en soirée pour acheter des cigarettes. Je sens que je relève légèrement la lèvre supérieure, comme à chaque fois que je suis contrarié. Le lit préparé pour le coucher, le repas prêt, j’en déduis que Viktor n’est pas rentré chez lui après sa course. Un point de côté se forme sur mon flanc alors que je retourne en courant à la maison. Là, je mets mon nez un peu partout : papiers, affaires personnelles… Les dossiers sont rangés, classés, rien de perturbant, comme si le nonagénaire avait pris congé sans drame, sans séisme. Finalement, je compose le 110. Après le court intermède d’un disque m’informant que toutes les lignes de police sont occupées, l’opératrice m’écoute débiter mon histoire. Elle juge que la situation est sérieuse et décide « d’envoyer quelqu’un ».

L’inspecteur Jörg Bong apparaît après une demi-heure d’attente. Je l’ai jaugé sortant de sa voiture de patrouille. Pas d’uniforme, mais un jean, une chemise blanche et une cravate en cuir. C’est un civil de la Landeskriminalamt (police criminelle de l’État de Hambourg). Vu l’Audi, c’est à croire qu’on ne plaisante pas avec les citoyens de Blankenese, ou peut-être aussi qu’on est samedi, et que cet homme se morfond dans son bureau. Quoi qu’il en soit, il se présente une auréole sous chaque aisselle puis, semblable au papillon de nuit attiré par la lampe, il se poste directement à la fenêtre brisée du salon.
Il prend son temps avant de faire son métier. Plutôt que d’estimer les dégâts, ses yeux pantois s’attardent sur les demeures incroyables des environs, les escaliers sinueux de Treppenviertel, et puis le fleuve auquel on revient toujours à Blankenese, le trafic des cargos qui se bousculent de poupe en proue, les voiliers huppés, la plage de Falkensteiner ensevelie sous les arbres et, presque en face, l’île de la Neßsand Nature Reserve, étirée à marée basse, dévoilant ses épaves. Machinalement, je pars dans la cuisine servir deux Astra glacées. À mon retour, des relents de transpiration soulignent déjà sa présence.
— Je ne comprends pas pourquoi les gens partent à Majorque, fait-il en inspirant profondément. Moi, je ne quitte jamais le coin. Bon sang, regardez les rives de l’Elbe ! Sous le soleil, avec tous ces clients sur les terrasses des tavernes de bateliers, vous ne trouvez pas que ça ressemble au Bosphore ?
Je le regarde d’un air incrédule. Angoissé, je suis tout proche de l’irrespect :
— Toutes ses oies sont des cygnes.
— Pardon ?
— Oh, c’est une vieille expression anglaise. Valable pour quelqu’un qui exagère ses mérites. Cette tendance à survendre, si vous préférez. Les oies et les cygnes sont très différents…
— Je vois… Vous êtes comme ces agitateurs, réplique l’inspecteur dans un sourire crispé. Vous n’aimez pas la police, et pourtant vous avez besoin d’elle.
Contemplant un instant les petites dents grises de mon interlocuteur, je me ravise. Pourquoi ce ton supérieur ?
— Non, pas du tout, pardon, je suis tendu, ça m’est venu comme ça. Je n’ai jamais pensé au Bosphore en contemplant l’Elbe, ni au fleuve Amazone, mais bon, pourquoi pas ? L’important, c’est mon grand-père. Ça ne lui ressemble pas de se volatiliser sans donner de nouvelles.
— D’accord. Viktor Breitner, c’est bien ça ? Quatre-vingt-douze ans ? Vous me confirmez être son petit-fils ? Herr Paul Breitner, c’est ça ?
— Absolument. C’est très inquiétant. Les patrouilles sont au courant, n’est-ce pas ? Elles possèdent son signalement ?
— Ça ne marche pas ainsi. Les cas de disparition sont laissés à l’appréciation de l’enquêteur, c’est un peu aléatoire. Là, c’est trop tôt pour s’affoler.
— Mais vous ne trouvez pas ça alarmant ? Je crains une agression. Soyez franc, quelles sont ses chances de survie ? Il a quitté son domicile il y a vingt heures environ.
— Je comprends, et sans doute m’inquiéterais-je à votre place, mais l’administration a ses règles, elle a pour mission d’agir avec rigueur. Votre grand-père, si je suis ce que dit ma collègue, n’est pas en situation de handicap, ni malade, ni dépressif. Chaque année des milliers de personnes s’évanouissent dans la nature en Allemagne. Dans 99 % des cas, l’affaire se résout très rapidement. Le ou la disparu(e) retrouve tout penaud le chemin de la maison. Ne vous affolez pas. J’ai vérifié les registres centralisés des commissariats et hôpitaux : ils ne donnent rien. Notre mission, c’est de foutre la paix à Viktor Breitner encore quelques jours. Théoriquement, c’est son droit le plus absolu de ne pas donner de nouvelles. Je ne peux, a priori, exclure une fugue… Vous avez parlé à son médecin ?
Je hausse les épaules malgré moi et jette un coup d’œil automatique à un portrait de famille pris, tiens, lors de vacances à Majorque. Les eaux limpides de Caló del Moro se profilent en toile de fond. Il y a là ma frimousse d’enfant, ma mère un peu fêlée (qui maintenant vit dans les environs, sans jamais d’ailleurs prononcer le nom de Majorque, lui préférant le doux nom d’« île magique »), et mon père, cinq étés avant sa mort tragique. Je surmonte depuis longtemps les visions ou pensées qui rappellent ce deuil, alors j’enchaîne sans la moindre hésitation.
— Non, il n’était même pas suivi par un médecin. Viktor est en pleine forme pour son âge. On est loin d’une personne dite vulnérable. C’est très déroutant, cette disparition. Je sais que ça doit avoir peu de valeur pour vous, mais j’ai vraiment un mauvais pressentiment. On peut au moins lancer un appel à témoin ?
— Je suis désolé, mais en l’espèce, il faut attendre. Et ne voyez pas tout en noir. Vos romans sont plutôt optimistes, non ?
Je ne parviens pas à réprimer un léger sourire. Malgré la situation, la remarque de Bong me satisfait. Il m’a reconnu. C’est absolument lamentable, songe-je aussitôt, mais j’espère que le flic va ainsi prendre son temps. Je ne suis pas une célébrité, vraiment pas, pourtant il arrive que mes quelques succès modifient ma relation à autrui. Il n’y a pas que les flatteries, il y a ces privilèges aussi idiots qu’un traitement prioritaire à une agence de location de voitures ou au comptoir d’un aéroport. Au restaurant, des inconnus me sourient, soucieux de bien faire. J’inspire confiance, mais je ne me considère en aucun cas comme différent des autres. À part savoir trousser plus ou moins bien une intrigue, je ne me vois pas trop de qualités. Pour être franc, mon originalité s’accommode plutôt d’un certain mimétisme avec les habitants de Hambourg. Enfin, peut-être que face à un citoyen lambda, Bong aurait pris quelques notes un peu dédaigneusement et tourné les talons en promettant d’inscrire Viktor au fichier des personnes disparues. D’où ce sourire un peu niais… Je lui fais face et tâche de rattraper ma sortie initiale en m’exprimant gentiment.
— Au fond, on fait un peu le même boulot tous les deux… Je suis souvent frappé par cette idée que le réel l’emporte sur la fiction. Les scénarios les plus improbables naissent de la vie de tous les jours, c’est assez logique, d’ailleurs…
Je ne crois pas si bien dire. J’ai la sensation que, quelque part, la disparition sans raison apparente de Viktor se présente comme dans un livre. Mais il est encore trop tôt pour m’en rendre vraiment compte. Bong semble ragaillardi par ma complicité. Entre acolytes…
— Il y a un endroit où votre grand-père aurait pu se rendre, j’y pensais en arrivant. Le Römischer Garten est à deux pas d’ici. Il a peut-être assisté à une représentation en plein air hier soir ?
Une mauvaise rencontre là-bas, entre les haies bien taillées, l’amphithéâtre romain, les murets et les escaliers de pierre sculptée ? Je vérifie mécaniquement sur mon smartphone le programme estival. Sans y croire, car Viktor ne sort pratiquement jamais, un récital classique à la rigueur, et je ne trouve aucun événement musical.
— Dommage, commente Bong déçu. Vous avez indiqué à la standardiste que vous êtes le seul parent.
— Oui. Les autres sont décédés.
— Alors vous allez me signer ça. Et on fait le point demain, d’accord ?
Le document porte le doux nom de « Requête aux fins de constatation de présomption d’absence ». J’inscris ma qualité de petit-fils, mon identité complète, celle de la « personne présumée absente ». J’expose les motifs de ma demande et tranche la question « d’estimer la personne la plus compétente pour administrer les biens de l’absent » : moi. Le papier rangé dans une poche, l’inspecteur se dirige vers la porte d’entrée et disparaît à la Colombo, en me saluant d’un geste de la main.
De retour dans la cuisine pour débarrasser les bières, je contemple Bong à nouveau par la fenêtre. Il hésite devant l’Audi. Il a l’air à bout, proche de la retraite et prodigieusement malmené par les années. Ses joues sont couperosées, son corps paie cash le prix de sandwichs et d’enquêtes obsédantes. Dois-je me reposer sur le visage tourmenté de cet homme ? Je l’examine encore et finis par m’étonner de son surplace. Plutôt que de déguerpir, il observe une villa haut de gamme couverte de glycine. Il se gratte le menton, s’interroge, puis fait quelques pas en direction d’une grille qui laisse entrevoir un jardin à la française. Il reste là cinq bonnes minutes, scrute un point invisible, sort un carnet pour prendre des notes et finit par retrouver sa bagnole.

Le gosier toujours aussi sec, j’ouvre le frigo, me sert une nouvelle Astra tout en scrutant le rez-de-chaussée méticuleusement. Rien d’autre qu’un repas en attente. À mon tour, je me poste au salon pour réfléchir, l’Elbe et sa gamme chromatique sous les yeux. D’ordinaire, le va-et-vient des vagues m’apaise, le courant du fleuve m’aide comme tout un chacun à Hambourg, cette ville née par l’eau, pour l’eau. Mais nul effet réparateur aujourd’hui. Je ressasse tous ces films et romans qui affirment que les vingt-quatre premières heures sont les plus importantes pour un crime ou une disparition. Et comme un imbécile je reste les bras croisés ! Les gros lecteurs savent bien que la première chose à faire dans le cas d’une absence inexpliquée consiste à vérifier les débits sur la carte bancaire. Puisque le flic temporise, c’est à moi d’appeler l’agence de mon grand-père et, pourquoi pas, d’enchaîner avec les listes de passagers à l’aéroport Helmut-Schmidt, puis de nouveaux les hôpitaux, les cliniques, les dispensaires, les divers centres des secours. Enfin… pas sûr.
Car si l’absence de Viktor me déroute, et c’est bien le premier mot qui me vient à l’esprit pour nommer mon incompréhension, quelque chose en moi, quand même, se refuse à un scénario sombre. Je viens d’écrire que la disparition de mon grand-père, inconsciemment, est déjà pour moi du domaine romanesque, mais sa vie est aussi lisse que la patinoire du centre-ville. Si je mets de côté l’agression, comment imaginer un départ précipité de Hambourg ? Pour quelle raison ? Je crois ne pas manquer d’imagination comme écrivain, la mise en place automatique de trames et d’embrouilles les plus invraisemblables pourrit même ma vie intime, mais là, stop, Viktor ne peut être très loin. Je dois établir un périmètre d’un ou deux kilomètres, pas davantage, aucune raison qu’il se soit éloigné.
Si je me persuade que je vais retrouver mon grand-père par moi-même, que je vais le ramener à la maison avant la tombée du jour, c’est qu’au fond je n’admets pas sa disparition. Viktor ne peut me prendre au dépourvu. Je lui fais confiance depuis toujours. Je ne doute pas un instant de sa loyauté, nous avons noué ensemble un pacte de sécurité. J’étais adolescent quand Christian, mon père, son fils, s’est tué à moto. À ce moment où j’avais le plus besoin d’aide, il était présent à chaque instant, indispensable. Les choses s’inversent à présent. Même s’il apparaît en toutes circonstances solide comme un roc, je suis son unique descendant, et me tiens toujours prêt à parer à la moindre faiblesse. Alors je dois agir, céder au sentiment d’urgence. Une idée me traverse la tête. Je n’ai qu’un numéro à composer pour que la cavalerie rapplique. Je m’éclaircis la gorge et appelle Irene, cheffe du kop3 le plus gentil de la planète. Elle décroche à la première sonnerie.
— Moin Moin4, beau gosse !
— Moin, Irene. Écoute, je suis chez mon grand-père. Il a disparu. Un flic est venu, c’est trop tôt pour s’inquiéter d’après lui, mais il y a quelque chose que je ne sens pas. J’ai besoin de monde pour partir à sa recherche, le plus de monde possible.
— Scheiße ! Tu es sûr de toi ? Je veux dire, avec ton imagination, peut-être, tout simplement, qu’il est…
Ma voix monte d’un ton.
— Non, j’ai tout vérifié. Vous pouvez arriver dans combien de temps ?
— Tu me rappelles l’adresse ? Tu as de la chance, la bande est là, on attend le match. Donne-nous une demi-heure.

1. Quartier.
2. Grand-père.
3. Tribunes les plus animées des stades, situées généralement derrière les buts.
4. Version contractée de Guten Morgen utilisée par les habitants de Hambourg pour se saluer.

2
On ne peut pas reprocher aux ultras du Fußball-Club St. Pauli d’abuser des tatouages et des piercings, d’exagérer les tee-shirts flanqués d’une tête de mort ou d’un ballon faisant voler en éclats une croix gammée, ce sont les emblèmes du club, son âme. Ces braves supporters dévoilent aussi des bouches édentées et des bras costauds aguerris dans les bagarres contre les clubs « fascistes » de l’ex-RDA. Les voilà qui débarquent dans la rue de Viktor. C’est une image saisissante à Blankenese. Au final, ils sont une vingtaine de volontaires, venus en skate, à vélo ou en métro par la ligne 2 du S-Bahn. J’ai mis à profit les trente minutes pour imprimer à l’épicerie turque une série de portraits de Viktor. J’en distribue à chacun et, au nom des principes libertaires en vigueur, ne donne ni ordre ni instruction. On interroge et fouille où on veut, le temps qu’on veut, seule l’idée d’une équipe de deux est suggérée. Sous des huées anti-Gafam, mais pas le choix, pour se donner des nouvelles, Irene improvise un groupe WhatsApp nommé Opa Finden (« Trouver Papi »). Elle fait preuve d’un sens de l’organisation hors pair, précise et douce comme à son habitude. Finalement, la meute s’éparpille. Je reste seul avec elle.
Nous commençons par nous regarder. Mon allure tranche avec les membres du kop. Je suis bien plus classique, mes boots Carvil usées et cirées avec soin, mon jean fuselé, porté sur une chemise blanche, sont assez décalés des baskets noires et sweat à capuche de rigueur dans la Südtribüne du stade. Irene aussi fait preuve d’une certaine classe. Issue d’une famille à pedigree, elle est grande, belle, et blonde comme l’or qui irrigue depuis toujours son kiez de Rotherbaum. Chaque matin, au réveil, ses grands yeux noisette voient de sa chambre l’Alster1. Sauf son nez piercé, rien ne la distingue de ses voisines volubiles, élégantes et accros au yoga. Sa transition date d’une dizaine d’années, le copain de fac qui s’appelait Franz appartient à un autre monde. Et c’est bien Irene qui s’alarme de mon air pâlot. Elle va me prendre sous son aile, assure-t-elle. Je lui souris et relâche un peu mon visage tendu d’émotion. C’est impressionnant de voir les fans de Sankt Pauli venir à mon secours en un clin d’œil, ça me rassure, mais c’est surtout sa présence qui m’apaise. Elle voit bien que la culpabilité de ne rien faire m’agace, que je ressens la nécessité de bouger, de fouiller partout dans Blankenese. De sa voix rauque et mélodieuse, travaillée par des années de chant, elle entend me rassurer. D’abord, elle fait le point, très calme :
— Tu as relevé des indices concordants ? Ce serait utile avant de ratisser les lieux.
— Mais tu parles comme une flic ? Ça ne te ressemble pas, ma chère.
Une pointe d’amusement me ravive. Placide en tout, Irene a ce don d’abaisser les niveaux de tension. En plus de son intelligence aiguë, la sérénité est sa vraie force dans son boulot. Et il en faut pour faire face aux expériences traumatiques vécues par les migrants qui défilent dans son bureau de PsyPlanet, la fondation caritative où elle exerce comme thérapeute.
— On ne va pas partir le dos courbé, en décrivant des cercles et des zigzags avec une loupe, si ? rétorque-t-elle. Je suis partante pour toutes les aventures, tu me connais, je peux plonger dans les taillis, me mettre à rechercher des bouts de tissu, des chaussures, un cheveu, un vieux mouchoir… Mais bon… On a peut-être mieux à faire.
L’opération Opa Finden, comme son nom l’indique, ne concerne manifestement pas l’enlèvement d’un enfant de trois ans. Je suis de plus en plus fou d’inquiétude, mais on peut temporiser. Enfin, on DOIT temporiser, car je suis loin de me calmer. C’est une réaction émotionnelle plutôt vive, mais je ne me sens absolument pas prêt à perdre mon grand-père. Le grand âge n’y fait rien, c’est inconcevable pour moi. Tout s’écroulerait. Irene désigne une caméra de surveillance placée sur un lampadaire, et aussitôt je me dis que je dois manquer de jugeote. Il suffira à l’inspecteur Bong de rembobiner les vidéos de surveillance pour voir Viktor apparaître de coin de rue en coin de rue : Hambourg est bien équipée depuis que Mohammed Atta et ses quatre équipes terroristes ont fait de la ville un port d’attache pour les kamikazes du 11-Septembre.
— Écoute-moi, reprend Irene en posant sa main sur mon épaule. Ton flic, probablement qu’il interroge en ce moment toutes les caméras du quartier. C’est très simple pour lui, il faut le laisser un peu travailler. On aura vite l’itinéraire suivi par ton grand-père. C’est pour ça que je me demande si c’est vraiment utile pour nous de tout ratisser. La bande fait déjà le boulot. Tu es sûr d’avoir bien exploré la maison ? Il y a peut-être des signes, puisque tu n’aimes pas le mot indices, que tu n’as pas relevés. Bon… Tu vas me laisser longtemps sur le trottoir comme une pute à cent euros. On entre ?
J’obéis. Déconcerté par la personnalité de ce flic, ai-je commis une erreur ?
— Un jour, poursuit Irene dans l’entrée, tu m’as dit qu’il avait bossé chez Steinway. À l’usine de Bahrenfeld, c’est ça ?
— Oui, il faisait partie de l’équipe des intoners, les harmonisateurs, l’élite de la boîte. Ce sont eux qui modèlent le son des pianos. Il avait gagné ce surnom, l’Oreille, c’était presque une vedette là-bas.
— Il est resté proche de collègues ?
— Non, personne, tu penses bien, j’aurais appelé tout de suite. Viktor est un solitaire. À ce que je sais, il a brusquement quitté femme et enfant au début des années 1970. Plus tard, l’accident de mon père l’a détruit, il s’est totalement replié sur lui-même, rongé par une sévère dépression. À part moi, il n’y a personne dans sa vie.
— Excuse-moi, mais… Tu songes à un suicide depuis ce midi ?
— Il n’aurait pas aimé que je le découvre, c’est certain… J’y ai pensé, mais sans lettre, sans explication, non, ça ne lui ressemble pas…
J’esquive pourtant l’image d’un corps flottant sur l’Elbe. Viktor aime tant ses rives… À contrecœur, Irene observe ma grimace inquiète. Elle devine aussi mon envie d’une longue bouffée de cigarette.
Un silence.
— Tu peux me raconter sa vie ? reprend-elle, ça peut aider. Il y aura peut-être un événement marquant, on verra bien.
— Je ne sais vraiment pas grand-chose, c’est la génération silencieuse, tu sais. Viktor se contente de bribes de récit, il vient d’une famille d’ouvriers du port. Il s’est retrouvé seul au monde après les bombardements de 1943. J’imagine que ses parents et sa sœur ont été portés disparus. Elle s’appelait Vera, c’est tout ce que je sais d’elle.
— Mais lui a survécu, pourquoi ? Il ne se trouvait pas avec eux ?
— Il n’a jamais voulu non plus s’étendre là-dessus. Vraiment, je me rends compte que je ne sais rien. À ce moment-là il était dans la Kriegsmarine, apparemment une planque au Danemark, les télex il me semble. Au cessez-le-feu, il s’est retrouvé prisonnier. C’était beaucoup mieux que de finir entre les mains des Popovs. Après, retour dans les ruines de Hambourg.
Irene jette en même temps un regard panoramique au rez-de-chaussée. Son inspection lui dit qu’elle ne trouvera rien ici, qu’elle ferait mieux de monter à la chambre, de creuser l’intimité, soulever le matelas, se fader les vêtements, une tâche peu ragoûtante.
— Bon, si tu veux bien, je monte.
J’entends vite les pas d’Irene. L’étage s’emplit de bruits de meubles et de chaises déplacés, de tiroirs ouverts, de grincements de portes. Moi je sens que j’étouffe entre ces murs. Je calcule qu’il s’est passé trois bonnes heures depuis mon arrivée. De nouveau, je prends la place de l’inspecteur à la fenêtre. Un violent mal de crâne vrille brusquement mon cerveau. J’ai vraiment besoin d’un comprimé. Irene redescend.
— Alors ?
— Rien, mais je me demande… Les vieux replongent souvent en enfance. Et si on devait chercher là, dans le labyrinthe de sa jeunesse ? Il a des cousins, par exemple ?
— Laisse tomber, il n’y a aucune personne vivante de ce côté de la famille.
— Alors, une autre idée : fais comme si ton grand-père était le personnage d’un roman. Quand on te lit, on voit la situation, on y est.
— Merci, c’est toujours un pari, à chaque livre.
— Je ne veux pas te flatter, je m’en fous. Mais je t’observe dans tes moments de création. Ton air concentré, tes yeux qui s’échappent. Tu as l’air bien perché avec ta façon de ne pas nous écouter, d’être ailleurs, dans tes pages, avec eux, tes personnages. Fais un effort d’imagination. Il est où ton grand-père ?
Je me cabre.
— Difficile, tu sais que je n’écris pas sur mes proches. Et puis, vraiment, je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider.
— Pour une fois, fais un effort. Je te demande juste de sentir où pourrait être ton grand-père.
Son aisance à me bousculer est toujours étonnante. Je la regarde sans un mot.
— Allez vas-y ! Sers-toi de ton imagination ! Démolis la réalité pour voir ton grand-père comme dans un roman. Voilà le pitch : un vieil homme seul qui a travaillé chez Steinway, qui a fait la guerre sous l’uniforme nazi, qui a quitté sa femme il y a longtemps… Demande-toi ce qui t’inspire dans ce personnage.
Je n’hésite pas :
— Ces silences sur sa sœur et ses parents. L’anéantissement complet d’une famille sous les bombes.
— Tu vois… Ce n’est pas si bête de plonger en soi-même, taquine-t-elle gentiment. D’ailleurs ton premier roman aurait pu explorer ça, tu ne crois pas ?
— Et j’aurais eu instantanément la carrière d’un écrivain qui compte, c’est ça ? Mais je n’ai jamais eu cette envie, tu le sais bien. On est quelques millions en Allemagne à partager ce passé lointain. En fait, je trouve ça morbide.
Jusqu’à Continuum, aucun de mes romans n’avait attiré l’attention d’un grand nombre de lecteurs. L’obtention du prix décerné à la foire de Francfort a tout changé. Du jour au lendemain, à ma grande surprise, cette distinction m’a propulsé dans les listes des meilleures ventes. Et puisque Francfort, chaque année, se transforme en capitale mondiale des traductions, mon best-seller s’est retrouvé disponible dans toutes les langues ou à peu près en un temps record. La mise en place de tournées promotionnelles a suivi, l’adaptation en série pour une célèbre plateforme est en cours de tournage, l’indifférence qui accueillait mes sorties autrefois s’est transformée en enthousiasme quasi automatique. Sans calcul de bénéfices ou de pertes, je publie chaque printemps désormais. Par paresse, ou raccourci, difficile de savoir, la critique applaudit. Revient souvent (outre le prénom) cette très vague ressemblance physique avec Paul Auster. C’est embarrassant, car à part un goût commun pour le hasard, je sais bien que je n’arrive pas à la cheville du maître de Brooklyn. Au jeu de la comparaison littéraire, mieux vaut se tourner vers un collègue très souriant, on me surnomme aussi le « Luca Di Fulvio allemand », même attrait pour la fresque populaire, même gentillesse aussi paraît-il. Anne, mon éditrice, ne manque jamais de nous rapprocher car nous ne nous voyons pas autrement que comme des conteurs d’histoires, pareils à ces cantastorie qui jadis sillonnaient les villages italiens. Di Fulvio plutôt qu’Auster, oui, car entre autres détails, il se trouve que je n’ai pas trouvé ma Siri Hustvedt.
— Mais en quoi la bio de Viktor peut nous être utile, là, tout de suite ? Je commence à vraiment flipper, Irene.
— Fais-moi confiance, tu aimes bâtir des intrigues et imaginer des personnages. Reviens à ton grand-père. Pense à une vérité qui serait bien enfouie chez lui. Un truc incroyable qu’il cacherait, garderait pour lui, à travers les années.
Irene semble un peu grisée par les événements. Mais je ne veux pas jouer avec elle. Je n’accorde absolument aucune valeur au prétendu instinct des écrivains, un stéréotype sans fondement, l’imagination est un muscle, j’y reviens. Pour raconter une histoire, il faut organiser des rencontres accidentelles ; elles semblent surgir du néant, agir à partir d’un déterminisme quasi mathématique, mais c’est juste notre boulot d’organiser un chaos, une révolte, face à la force du destin.
— Dans la vie réelle, mes histoires sont quasi impossibles, on ne parle pas d’un personnage inventé, là.
— Mais écoute-moi, putain ! Vis ce que ton grand-père est en train de vivre. Pense à lui de manière presque paranormale. Que te passe-t-il par la tête ? Tu es émotionnellement équilibré, Paul, mais tu sais te projeter, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais, non !
Je réplique trop sèchement. Je ne veux pas avancer plus loin sur ce terrain, je n’imaginerai rien de tout ça. Je ne sais pas pourquoi, mais cette conversation ravive la séparation brutale d’avec mon père. Il n’y a pas eu d’adieu, rien qu’un camion de plein fouet sur une route en Argentine, l’horreur d’un coup de fil un matin depuis l’ambassade de RFA à Buenos Aires, puis le cri de ma mère, et les pleurs à l’infini. Je ne veux pas de ce coup de fil pour Viktor. Peut-être ai-je bien trop pensé aux derniers instants de mon père sur la route, je me garderai bien d’inventer des images pour Viktor. Tout simplement ce n’est pas possible. Immanquablement je convoquerais des horreurs.
— Je n’y arrive pas, excuse-moi, je suis paumé, là.
Irene soupire légèrement et part s’ouvrir une bière. Dans le contre-jour, son geste, sa gorgée virile, très rapide, me rappelle vaguement les cuites prises vingt ans plus tôt avec Franz.
— J’adore ! réagit-elle à son retour au salon.
— Comment ça, tu adores ?
Un silence complet.
— Ben oui, tu fais toute une théorie sur ta distance, tu prétends qu’il n’est rien arrivé d’intéressant dans ta vie, et une minute plus tard, dans ta famille, la guerre est là, toute fraîche. Ce n’est pas précisément anodin.
— Arrête ! Mon grand-père mène une vie calme, une vie ennuyeuse. Il a été l’acteur d’un drame dans sa jeunesse, il y a longtemps. Mais comme des millions de gens. Aïe, j’ai mal au crâne, c’est de plus en plus fort.
— Quoi ?
— Migraine. Tu as vu une pharmacie dans la salle de bains ? J’ai besoin d’un comprimé.
— Bouge pas, j’y retourne.
— Merci.

Toujours posté à quelques centimètres du carreau fracassé, les yeux sur l’Elbe et le tee-shirt collant au dos, je m’interroge. Oui, je préfère de loin être un observateur, oui, je place l’invention et le no man’s land romanesque au-dessus de tout. Mais Irene vise juste, comme d’habitude. Il y a une incontestable facilité à tout mettre à distance, à laisser les sentiments au fond de soi. C’est bien son genre de dénicher l’anguille sous roche, car ce n’est pas rien d’imaginer Viktor sous l’uniforme de Hitler.
Irene n’a pas besoin de parler, elle me regarde et ça suffit. Elle n’est pas à se demander si Viktor a tué. Bien sûr qu’il a tué, les télex, certes, mais le froid, la peur, l’ennemi… Et donc : peut-être que Viktor trompe son monde. Comme dans ce livre de Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Je m’en souviens d’un coup, avec l’effet d’un uppercut asséné au foie. Ce texte ressuscite les réservistes du 101e bataillon de la police de Hambourg, précisément des gars comme Viktor, en grande majorité des ouvriers rappelés dans un corps chargé du « maintien de l’ordre » car on doutait de leur capacité sur un champ de bataille. Pas du tout des tueurs nazis fanatisés depuis l’enfance, mais des « types bien », d’une ville d’ailleurs plutôt hostile à Hitler, du genre qui pouvaient se soustraire (leurs officiers leur ont bien dit ça, se soustraire si le cœur vous en dit). Sauf qu’on connaît les mâles, alors voilà, ces pères de famille majoritairement de gauche sous la république de Weimar ont assassiné d’une balle dans la tête trente-huit mille Juifs, sans oublier d’en arrêter quarante-cinq mille immédiatement déportés et gazés à Treblinka. Des hommes ordinaires est insoutenable, le récit des massacres et des rafles commis par ces « bons gars » de Hambourg, bien sûr, mais peut-être plus encore leurs explications données dans les années 1960 lors d’une enquête judiciaire, avec des phrases glaçantes : « Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors, mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était pour ainsi dire une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère. »
Je secoue la tête pour oublier ça. Étrangement, une bouffée d’air cingle la vitre coupée et vient à mon secours.

J’entends tout et devine tout. Il y a pléthore de produits dans l’armoire à pharmacie. Un étage d’antalgiques, un autre d’analgésiques, et sur l’étagère la plus haute un antique bistouri en métal mélangé à une boîte de compresses au logo défraîchi. Dans la chambre, Irene a déjà humé le parfum de Viktor et scanné son lit jusqu’aux plis des draps. Là, dans la salle de bains, c’est pareil, des poils blancs sont plaqués sur le savon vert, elle a comme un haut-le-cœur et se dépêche de trouver ce qu’elle cherche, une bonne vieille boîte d’aspirine. Elle la trouve finalement près du lit et balaie la poussière qui stagne sur la pochette pour en vérifier la date de péremption. Au même moment, quelqu’un du groupe se signale sur l’appli.
— C’est lui, dit-elle à celui qui cherche à identifier Viktor. Ne le lâche pas, il n’y a pas deux vieillards hagards perdus dans Blankenese.
Un sourire de triomphe resplendit sur le visage d’Irene tandis qu’elle dévale les escaliers. C’est à peine si j’ai le temps de me retourner qu’elle me colle au visage l’écran de son smartphone. J’ai un petit mouvement de recul et, à mon tour, j’ai les yeux qui brillent. Oui, c’est lui, bel et bien lui, je confirme, à la fois soulagé et inquiet par la mine de mon grand-père. Le pauvre vieux a l’air en état de choc.
— Ils sont où ?
— Au phare de Wittenbergen.

Rouge et blanc sur la plage, le feu maritime est un monument historique, comme on dit, l’une des plus anciennes tours d’éclairage en acier au monde. J’évalue le parcours à quinze minutes le long du Strandweg, et comme Irene aussi a son vélo, nous voilà donc à pédaler comme des fous. À la première descente, je suis joyeux, puis, avec la monotonie du plat, la bizarrerie de la situation revient m’accabler : il reste que Viktor a passé la nuit dehors, qu’il est parti sans laisser un mot, en somme qu’il a craqué. Pourquoi ? Je n’ai pas entendu dire qu’Alzheimer se déclenchait d’un coup, je n’ai pas assisté au moindre signe de démence sénile chez lui, j’ai parfois des incompréhensions face à ses réactions, mais d’évidence elles tiennent à son caractère et à son isolement. Les yeux rivés sur la grande tour à claire-voie de trente mètres de haut qui se présente maintenant au loin, je redoute de plus en plus mon arrivée. J’accélère pour combattre cette impression. En course, on appelle ça « gicler », sortir du peloton brusquement et faire le trou, j’étais un spécialiste dans ma jeunesse – Irene en reste clouée sur place. Finalement, les silhouettes des deux bons samaritains, et surtout leurs tee-shirts dont les têtes de mort brillent sous la lumière éclatante, se devinent au loin. À destination, j’abandonne mon vélo par terre. La roue avant grince un peu en tournant dans le vide. Je prends le temps de remercier les gars, puis me plante devant Viktor désorienté. Irene arrive quelques secondes plus tard, mais se tient en retrait.
— Opa, ça va ? Tu n’as pas chaud, froid, faim ?
Assis sur les marches du phare, il sent mauvais. Je lutte contre cette perception, m’approche et me baisse pour lui parler les yeux dans les yeux.
— Tu m’as drôlement foutu la trouille, dis donc.
Mon grand-père tourne lentement la tête et la relève vers le ciel pour suivre un oiseau. Il agit lentement, un peu comme peuvent le faire certains enfants autistes, avant de revenir à moi et de me dévisager.
— Tu peux te lever ? Tiens, prends mon bras. Allez viens, on rentre.
Viktor se redresse mais ne répond pas. Il descend les quelques marches du phare avec difficulté, je note un manque de synchronisation des mouvements, pas de quoi chuter, mais il vacille, et c’est un signal d’alarme supplémentaire. Le défaut d’équilibre est peut-être provoqué par cette main plaquée à son torse, Viktor étouffe une lettre frappée d’un timbre new-yorkais. Les doigts tremblent un peu, les veines animées de pulsations font comme des petits serpents agités. Cette nuit dehors a fait de lui un vieillard tremblotant, sur le bord de sa tombe. Il donnait le change à quatre-vingt-dix ans passés, et maintenant il est faible, sa peau lézardée, trempée de sueur, semble fragile, dans l’effort sa bouche se découvre sur des gencives toutes pâles, la barbe blanche s’annonce sur les joues creuses, les bras sont osseux et les muscles s’y dessinent sèchement. On pourrait croire à une ombre, l’ombre de Viktor. Mais dans ce tableau presque funèbre il n’y a pas de surdité. Viktor comprend ce qu’on lui dit. Et il ne répond pas. Viktor est devenu muet. D’un coup.

Une modification du temps très nette se produit. La canicule n’est brusquement plus de mise, de petits nuages envahissent le ciel et déjà les premières gouttes de pluie martèlent le fleuve satiné par l’été. Il règne un calme profond sur la plage à marée haute, une tranquillité contagieuse, si bien que, sans l’avoir anticipé, j’opte pour la méthode douce : prendre soin de mon grand-père c’est ne pas appeler les secours, ni la police bien sûr, ni un médecin dans l’immédiat, sa vision serait pour Viktor celle d’un prêtre venu pour les derniers sacrements. Non, je veux faire ça à l’ancienne, ne pas déléguer ma tendresse comme le veut l’époque, mais garder la maîtrise des événements, et ça veut dire se tenir loin des blouses blanches glaciales. Message reçu, semble me dire Viktor alors que je n’ai même pas parlé.
Les adieux sont brefs avec les autres. Le vélo est confié aux deux gaillards qui le laisseront devant la maison, et Irene remercie chacun à travers un message groupé. Je commande un taxi pour Rissener Ufer, la route qui bute sur le rideau d’arbres dissimulant le phare. Nous nous y rendons tous les trois ; Irene enfourche son vélo et m’embrasse quand se présente une berline japonaise. Ensuite, il n’y a pas un mot échangé à l’arrière du véhicule qui file en direction de la maison. Le chauffeur s’enthousiasme tout seul, la météo, cet air frais qui vient à point. Il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements, dit l’adage allemand. Et à Hambourg il faut toujours avoir près de soi son bon vieux ciré jaune Schmuddelwedda.
Lorsqu’il se tait enfin, ne reste que le ballet des essuie-glaces sur la pluie qui redouble, un schhh étouffé, hypnotique.
Assez vite, mon inquiétude retombe. La joie des retrouvailles prend le dessus. L’air malheureux de Viktor disparaîtra après quelques jours de repos, j’ai cet espoir. L’attaque d’aphasie, documentent les savants, résulte d’une lésion située dans les zones du langage de l’hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke. Après un AVC, par exemple, la capacité à parler n’est pas perdue, elle est juste endommagée. Le cerveau est plastique, il sait se réorganiser. Au pire, des heures chez le neurologue et l’orthophoniste, c’est ce qui arrivera, c’est une affaire de patience.

1. Le grand lac intérieur de Hambourg.

3
Hambourg, été 1947
Viktor Breitner avait mis des jours à comprendre qu’il retrouvait sa ville. Pendant toute la guerre, il s’était accroché à l’image d’une cité florissante à l’égal de Londres et New York. Même s’il se doutait bien qu’il ne restait pas grand-chose des scènes de son enfance, jamais il n’aurait pu imaginer une telle apocalypse. Les mois avaient beau passer depuis son retour, la stupeur l’emportait sur tous les sentiments. Il n’éprouvait ni colère ni chagrin. Il ressentait juste un vide immense. Tous ses proches avaient disparu et il ne possédait plus rien.
Trois ans plus tôt, Hambourg s’était transformée en mer de feu. Sous un déluge de bombes au phosphore, la réaction de fusion avait créé un embrasement général, les flammes en tornades avaient soufflé à 250 km/h, pareil à de la cire liquide, l’asphalte avait englué les corps instantanément dissous en graisse, le verre s’était liquéfié, les arbres déracinés s’étaient envolés en tous sens sous les nuées ardentes. Il n’y avait plus eu un chat en ville jusqu’à ce que la guerre soit perdue, que les Alliés lèvent le blocus en août 1945.
Depuis deux ans, les habitants arpentaient les carcasses des immeubles à la recherche de tout ce qui pouvait s’utiliser. Pour survivre, les femmes cassaient des cailloux et déblayaient. Les rares hommes valides trafiquaient au marché noir. L’opération Gomorrhe, c’était le nom de l’attaque, avait brûlé vives quarante-cinq mille personnes en quelques heures, mais le plus incroyable, peut-être, tenait dans cette odeur âcre de bois et d’étoffes brûlés qui traversait encore les désolations. La puanteur écœurante de la ville s’insinuait partout, jusqu’au réduit de Viktor. Ce matin-là, elle l’assaillit dès l’instant où il ouvrit les yeux. Peut-être même qu’elle le réveillait, cette infection à laquelle on ne s’habituait jamais. En réaction, il bondit de sa couche.
Chaussé de semelles découpées dans un pneu, vêtu de son habituel maillot de corps et d’un pantalon de toile retroussé sur ses jambes, il se retrouva en une seconde à courir dans les escaliers du bunker. La moitié des mille ouvrages de défense antiaérienne édifiés à Hambourg tenaient encore debout. Celui-ci, aux murs de quatre mètres d’épaisseur, possédait quatre étages et imposait sa vue monolithe un peu comme une pyramide, un vaisseau extraterrestre, ou la trace d’une civilisation déchue.
Parvenu sur la terrasse, dominant la ville, Viktor alluma sa première Woodbine. Devant lui, rien ne tenait debout, partout des cratères, des crevasses, des canalisations crevées et des immeubles étêtés comme de vulgaires sardines. Cet anéantissement serrait le cœur, bien sûr, mais bizarrement Viktor ne se trouvait pas en conflit avec les montagnes de gravats, les carcasses de toits brisés, les enchevêtrements de fers à béton qui se profilaient à l’horizon. Il se sentait même rassuré par ces décombres à perte de vue, car c’était exactement l’état de son âme. Une portion de sa courte existence s’était achevée, indéniablement, et rien de nouveau ne pouvait se présenter à lui. Viktor avait vingt ans et se demandait si quelque chose allait enfin arriver. Depuis deux ans, c’était un mélange de chaos et de calme plat : il vivait comme ces tas de gravats. La désolation était imprimée dans sa chair. Depuis qu’il avait retrouvé Hambourg, il avait appris à se soumettre comme se soumet un chien, un cheval, quand son maître lui demande d’obéir. Et ainsi passait 1947.

Un petit vent d’été berçait le silence du matin. Il régnait une sorte de paix, surtout à trente mètres de hauteur. On avait eu son compte d’explosions, de hurlements nazis. Même en journée la vie semblait réglée sans cris, prévalaient des ordres british bien timbrés, des réponses courbées, celles des vaincus, il n’y avait pas de musique non plus et personne pour chanter. Les yeux de Viktor s’attardaient à quelques kilomètres, sur un point situé précisément sur Mittelkanal, au cœur du quartier résidentiel désormais rasé d’Hammerbrook. Il survolait le tombeau de ses parents comme un oiseau de printemps. Chaque fois ça lui faisait monter les larmes aux yeux : il ne restait plus rien de l’immeuble de son enfance qui s’était affaissé sur lui-même, ni le corps de son père ni celui de sa mère n’avaient été retrouvés.
— Il faudra bien un siècle pour rebâtir, fit soudain une voix dans son dos.
Il se retourna pour faire face à une jeune fille échevelée, visiblement tout juste réveillée elle aussi. Il découvrait Nina, la silhouette découpée dans la lumière dorée. Il fixa le visage intense, les cheveux sombres, la grande bouche et les yeux clairs. Elle sortait de l’adolescence, mais il était difficile de lui donner un âge. Quatorze, quinze, seize ans ?
— Salut ! Tu as dormi ici ? questionna-t-il en plaquant ses cheveux gominés en arrière.
Pas de réponse. Pour l’amadouer, il eut ce geste de tendre son bras et d’offrir une cigarette. Nina reconnut l’élégant paquet rouge et vert de l’occupant britannique. Ces cigarettes valaient une fortune au marché noir. Pour elles, un fermier pouvait vendre du pain ou même de la saucisse en troc. Viktor se doutait qu’elle en connaissait le prix, qu’il suffisait d’accepter la proposition et conserver ce bien précieux en future monnaie d’échange. Par esprit de contradiction autant que par envie, la jeune fille accepta la cigarette mais l’alluma.
Ils restèrent un moment à souffler et dilapider l’or pur qui se consumait dans les nues. Viktor n’avait aucune question à poser. Maintenant les rencontres se faisaient au hasard. C’était comme marcher sous l’aléa des bombes : les survivants se percutaient comme au billard, lui repartait de zéro, les pilotes de la RAF avaient définitivement rayé toute notion d’ascendance, son foyer n’existait plus. Le problème n’était pas le chagrin. Avec le temps, la peine avait cédé la place à quelque chose de différent, il savait maintenant qu’il ne devait s’en remettre qu’à lui-même, qu’il n’allait pas capituler à son âge, ni hypothéquer l’avenir, mais étrangement il dédaignait toute planche de salut. Disons qu’il vivait dans un désintérêt général, qu’il s’accrochait ; dans ce moment où chacun luttait, puisque rien de tangible ne se présentait, il imaginait qu’il vivrait toujours comme ça, seul du matin au soir. Le départ de ses parents avait laissé un vide incroyable. Et puis cette apparition dès l’aube.
— Je me suis perdue, fit enfin Nina. J’étais au port hier, plutôt que retourner directement à Blankenese j’ai traîné en sortant. La nuit est tombée et je me suis retrouvée face au bunker. J’ai décidé d’y dormir.
D’où sortait-elle ? Les orphelins de guerre erraient partout dans Hambourg. Quarante mille enfants abandonnés, disait-on, certains ne connaissaient pas leur propre nom, échappaient pour toujours aux signalements de disparition. Elle pouvait aussi être une réfugiée. La ville était recouverte de baraques aux toits demi-cylindriques en tôle, des camps de déplacés baptisés DP1. Ces gens fuyaient l’Est, poursuivis par l’Armée rouge que l’on disait pire que les Huns.
Mais que lui était-il arrivé ? Viktor était saisi par sa silhouette maigre et hâve. Combien pesait-elle ? C’était une brindille. Enfin elle était en vie, c’était le principal.
— Blankenese ? s’étonna-t-il. Tu habites là-bas ?
À sa connaissance, Blankenese n’hébergeait aucun camp de DP, c’était un village des bords de l’Elbe, un coin avec de vieilles chaumières et des villas modernes. Viktor s’y rendait en famille le dimanche, ils déjeunaient dans une des tavernes qui s’alignaient sur la rive les unes après les autres. Le jeu, pour celles qui possédaient un orchestre, consistait à improviser l’hymne des navires qui bourlinguaient devant. Ils venaient de partout, on les reconnaissait à leur pavillon ; ces dernières années, les seuls bateaux en vue étaient des cuirassés, des croiseurs, et parfois un sous-marin en surface.
— Le port n’est qu’un squelette, répondit à côté la jeune fille. J’imaginais des paquebots, des cargos, mais le chantier naval est comme un fantôme, je n’ai trouvé que des docks à l’abandon, des gros tuyaux et des bateaux envasés. Alors j’ai rebroussé chemin, je me suis retrouvée à Sankt Pauli, encore des destructions…
— Tu t’y feras vite. Mais pourquoi n’es-tu pas rentrée à Blankenese ? insista Viktor.
— J’ai vu des gens qui entraient dans le bunker, j’ai suivi et me suis installée dans un coin.
Là-dessus, la jeune fille lui lança un sourire un peu crâne. Se retrouver avec des inconnus, recroquevillée dans un coin pour parer à une éventuelle agression, cette expérience ne semblait pas l’ébranler un instant en dépit de son âge. Elle était une jeune Allemande, il y revenait : que s’était-il passé dans sa vie pour qu’elle soit ainsi, libre et sans peur à la fois, en apparence si mal en point et en même temps si solide ?
Viktor identifiait le Berliner Dialekt dans sa bouche. Elle avait quelque chose de vraiment spécial, c’était l’image exacte d’une Berlinoise, enfin de l’idée qu’il s’en faisait, des filles pareilles aux comédiennes du Deutsches Theater, modernes, osseuses et un peu androgynes. À Hambourg, on avait coutume de trouver les habitants de la capitale insolents, soignés, trop portés sur l’ironie et la politique. Durant les Années folles, Berlin était la première ville communiste d’Europe après Moscou, les nazis ne l’aimaient pas, la bête hitlérienne ne parvenait pas tout à fait à la dompter, mais maintenant que la capitale se retrouvait elle aussi défigurée, calcinée, finalement les choses s’équilibraient avec Hambourg.
Demeurait chez cette jeune fille un air supérieur. Viktor aurait juré que, de ses yeux noisette, la jeune fille le toisait comme on le faisait dans le quartier prussien de Charlottenburg.
— Je peux te raccompagner chez toi, proposa-t-il en hochant la tête avec conviction.
— Ce n’est pas chez moi, répondit-elle vivement. Et je n’ai pas l’intention d’y retourner.
— D’accord. Moi c’est Viktor. Et toi ?
— Nina.
Bizarrement, ils se serrèrent la main.
— Et tu fais quoi de tes journées ? s’enquit-elle.
— Je gagne des bons d’alimentation en déblayant. Je rejoins les Trümmerfrauen2 réquisitionnées par le contrôle allié. On gratte le vieux mortier pendant des heures, on forme une chaîne humaine pour se passer les briques et les gravats qui servent à faire du béton… C’est un travail difficile, mais on nous récompense avec la Lebensmittelkarte I3, trois cents calories d’un coup !
La proximité de Nina était agréable. Viktor choisit de ne pas évoquer les fois où il relevait des cadavres, des os ou des momies, ce qui restait des chairs rabougries, un brasier de branches mortes. Il y avait un mot pour évoquer le rétrécissement des corps sous l’effet du feu, Bombenbrandschrumpffleisch, et des petits drapeaux noirs que l’on plantait pour signaler l’affreuse découverte. Épauler quelqu’un ne lui était pas arrivé depuis des lustres, alors il relança :
— À propos, tu veux manger ?
— Je sais me débrouiller.
— OK, mais je sais où aller pour un café ou un thé chaud. Tu me suis ?
— Je ne sais pas, j’ai des choses à faire.
— Viens, ce ne sera pas long. On va fraterniser.
Il appuya sur l’expression avec une certaine ironie dans la voix. Nina sentait monter en elle l’envie d’une boisson chaude, la cigarette à jeun passait difficilement, elle était habituée de longue date à dompter ses envies, la guerre l’avait carrément réduite en poussière, mais là, pourquoi ne pas suivre ce jeune homme prévenant et enjoué.
Insensibles à la saleté et à la puanteur, ils dévalèrent l’escalier du bunker et se retrouvèrent à marcher dans la rue. Murs soufflés, façades de brique effondrées, les dévastations s’étendaient à l’infini. Des taches de soleil tournoyaient devant eux, les cheveux fins de Nina voletaient et retombaient sur sa nuque. Viktor, indifférent aux pillards et aux femmes emmaillotées dans des loques qui émergeaient des débris, frappé par sa grâce involontaire – c’était un véritable cou de cygne, n’est-ce pas ? –, avançait de travers en lui jetant un œil en permanence. À un moment, il voulut couper par un monticule de gravats formé d’une série de balcons en pierre. Ils s’emmêlèrent les pieds dans les garde-corps en fer forgé, Nina râla et faillit l’abandonner là. Mais il lui tendit la main et ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la Rathaus, l’hôtel de ville. Empruntant des ruelles étroites, longeant des entrepôts de brique, puis des maisons historiques de négociants, ils basculèrent progressivement dans un monde encore debout, comme si Venise n’avait pas tout à fait rendu les armes, ou qu’un confort vermeerien s’obstinait derrière certaines façades austères. Quelques frênes géants se dressaient dans une odeur de sel et de goémon en provenance de la mer du Nord. La rivière Alster n’était pas loin, le Rathausmarkt bâti en imitant la place Saint-Marc et ses arcades non plus. Dans la lumière maintenant éclatante de l’été, soudain entourés de formes néoclassiques, ils atteignirent leur but.
— C’est ici, fit Viktor en désignant un bâtiment situé juste à côté de la majestueuse Rathaus : le Centre d’information britannique, ou plutôt Die Brücke, le Pont selon la terminologie des Tommies. C’est une image pour nous réunir, ils disent que nous devons gagner la paix ensemble, que nous ne serons pas toujours des ennemis.
— On va chez les Britanniques ? se crispa aussitôt Nina. Je ne veux pas les fréquenter !
Elle n’était pas la seule à Hambourg, évidemment. On rendait l’occupant, du simple soldat à l’officier de haut rang, largement responsable des bombes incendiaires, mais son cri dérouta quand même Viktor. Que signifiait « Je ne veux pas » ?
Il eut de nouveau un doute. Qui était Nina ?
Orpheline, DP, il avait omis une troisième hypothèse. Et si elle fuyait Berlin pour échapper à son passé ? Viktor se targuait d’une espèce de sixième sens pour reconnaître les anciens SS. Dans les camps des DP, justement, comme à la fête d’un gigantesque bal masqué, de nombreux nazis remplaçaient leur identité réelle par un nom de papier. C’était pour eux assez facile d’obtenir une carte de régularisation, le bureau dédié en ville mentionnait que l’inscription se faisait en l’absence d’acte de naissance ; le fonctionnaire attirait bien votre attention, toute fausse déclaration était passible de sanctions, mais c’était tout, pas d’atermoiement face aux interminables files d’attente, il y avait tellement d’Allemands qui arrivaient de l’Est en haillons. Parfois, Viktor se cabrait au hasard d’un visage croisé en ville, l’habitude lui faisait reconnaître les criminels de guerre, pas besoin de voir le tatouage qui marquait leur numéro de matricule sous l’aisselle gauche, sur la poitrine, ou sa trace effacée à la flamme d’un briquet.
Quel rapport avec Nina ? Les femmes SS n’avaient pas manqué, parfois même de très jeunes filles. Et puis il y avait aussi les secrétaires, sténos, agents d’entretien, tout le petit personnel de la Gestapo, celles-là ne passaient pas devant les juges alliés, ni les infirmières et les enseignantes galvanisées, ni les épouses dévouées à leur salopard de mari. Quid des dix millions d’adhérentes de la NS-Frauenschaft, la Ligue nationale-socialiste des femmes, considérées comme ingénues, déjà oubliées, pardonnées d’avance ? Viktor n’aurait pas épargné les furies de Hitler, pas de raison, mais l’Allemagne refusait de voir qu’elle était pourrie jusqu’aux femmes et aux enfants. Il appuya un peu sa réponse, d’une expression Nina pourrait se trahir, il verrait bien.
— La plupart du temps il n’y a que des employés allemands. Les Tommies ne nous traitent pas comme les Popovs : c’est confortable et bien chauffé en hiver, je m’installe des heures pour lire les journaux, d’abord Die Welt, puis les magazines internationaux. Tu vas voir, c’est un joli travail de décoration, une bibliothèque, des salons, une sorte d’expo consacrée au mode de vie anglais, et même une salle de cinéma.
Nina ne réagissait pas, l’air ailleurs. Elle se laissa guider à l’intérieur de la Rathaus et ses airs de château, c’était plutôt élégant. Les deux jeunes gens avançaient maintenant parmi les vitrines, choisissant le chemin le plus court en direction d’une grande table où d’autres gens s’agglutinaient. Nina se laissait entraîner, ravalant sa détestation britannique. Elle voulait fuir cet endroit au plus vite, mais aussi cette maudite ville, ce maudit pays ; Viktor s’en rendit compte et lui proposa qu’elle l’attende dans un coin, le temps de jouer des coudes pour obtenir deux tasses de café. Il s’éloigna tandis qu’elle étouffait, se disant qu’elle devait prendre l’air, et surtout ne pas perdre de temps. Ce Pont la ramenait brutalement au but qu’elle s’était fixé. L’étonnante bonté de Viktor ne devait surtout pas l’en détourner, elle n’avait rien à faire ici, rien ne la reliait ni à Hambourg, ni désormais à la culture européenne. Quelques minutes s’écoulèrent, puis elle vit de loin le visage de son bon samaritain éclairé de joie. Ce serait facile, là, de s’en remettre à lui… Mais elle avait appris à ne croire en personne, la loyauté, l’espérance en autrui étaient des notions rayées d’Allemagne depuis belle lurette. Il y avait bien longtemps qu’elle ne comptait plus que sur ses propres forces, son instinct de survie et son intelligence.
S’extrayant de la cohue, Viktor brandit deux tasses fumantes et, miracle, deux petits pains qui se révélèrent croustillants. D’une poche, il sortit aussi une banane qu’il partagea d’autorité. Autour d’eux on parlait d’une marmelade qui allait venir compléter le festin, il suffisait d’attendre. La nourriture occupait d’ailleurs tout l’espace. Se réconcilier, panser les blessures, se rééduquer, certes, mais si la future société allemande se construisait ici, c’était avant tout une affaire de ventres affamés. Une femme, devant ses interlocuteurs qui en bavaient de jalousie, assurait qu’elle connaissait un fermier qui l’approvisionnait en fruits, lard, œufs, lait et pommes de terre. Naturellement, la réclame valait offre, le Pont était un excellent repaire pour le marché noir, un millier de personnes s’y croisaient chaque jour, on y trouvait à peu près tout ce qu’on voulait, jusqu’aux faux papiers et laissez-passer.
Une légèreté inattendue habitait Viktor. Sans savoir exactement sur quel pied danser, Nina éveillait son intérêt. Elle le ferrait, il ne cessait de la regarder. Puisqu’il avait saisi qu’elle ne voulait pas retourner à Blankenese, ils pouvaient passer le reste de la journée ensemble. Fallait-il errer sans but, explorer la ville, se perdre dans ses méandres ? L’apparition à la baie vitrée d’une escouade de camions militaires bâchés trancha pour lui.
— Tu viens avec nous ? Je connais l’officier tommy qui sélectionne le groupe. On part dans un champ de ruines et on revient le soir au même endroit avec notre récompense. Je t’aiderai, tu seras à côté de moi dans la chaîne. Tu verras, passer des briques, ce n’est pas si dur.
Il ne mesurait pas vraiment ses propos. Quelle envie aurait Nina de reconstruire Hambourg ? Elle répondit sèchement.
— Ça ne me fait pas peur, mais non merci. J’ai des choses prévues aujourd’hui. On se retrouve plus tard au bunker.
Son aplomb l’amusa et le transperça à la fois. Cette façon de s’exprimer, la certitude d’avoir le monde à ses pieds, avec des yeux brillants, c’était tellement… Vera, sa petite sœur, son idole, morte à l’âge de douze ans. Viktor était d’un caractère entier, il avait pour habitude de tout dire ou tout cacher. Mais avec elle ? Il la regarda, embarrassé, incapable d’écarter sa méfiance, et en même temps séduit. Il ne comprenait pas ce qui était arrivé à cette fille. Elle avait une belle assurance, cependant un rien la faisait sursauter, même le vent pouvait se jouer de ses jambes tremblantes. Elle était aux abois mais tenait bon. Quels chemins sinueux avait-elle empruntés pendant la guerre ? Après tout, peut-être que ça ne le regardait pas.
— Bon, dans ce cas, bafouilla-t-il, à plus tard, oui, sur la terrasse. Tu sauras te retrouver ?
Nina hocha la tête. Ils se séparèrent sur le parvis de la Rathaus, elle filant sous les arches grises et noires d’Alsterarkaden, lui s’installant sur la banquette d’un camion bâché pris d’assaut.
— On va où ? demanda-t-il alors que l’engin s’ébranlait sur les pavés disjoints.
— Stellingen, répondit la voix d’une Trümmerfrau. »

Extraits
« Je rédige ainsi toute la soirée. À chaque pause, je m’interroge sur la suite, car je ne sais absolument pas comment transformer Schumann en personnage de fiction. C’est la première fois que je me frotte à un personnage réel. Je songe brièvement à Amadeus, basé sur un mensonge. Milos Forman livre un chef-d’œuvre absolu, mais Salieri n’a jamais été jaloux de Mozart, la rivalité était au contraire pleine de respect et d’admiration mutuelle. Cette liberté de l’auteur, qui donne aussi des ellipses de temps, je compte bien me l’accorder. Mon projet n’est pas un biopic, l’invention l’emportera largement. La facilité serait de passer par le fils ou le petit-fils du meurtrier, nimbé dans le brouillard, pour aborder la question des liens familiaux, puis d’orchestrer un ou deux rebondissements, en jouant l’équilibre entre un bon scénario de thriller et le portrait intime d’une famille brisée. Mais je n’en suis pas là. La vague idée d’un roman autour de Horst Schumann se consolide d’elle-même et c’est déjà beaucoup. » p. 112

« Cette période de hauts et de bas dura tant bien que mal jusqu’aux législatives du mois d’août 1949 remportées sur le fil par les conservateurs. Car une fois ce résultat acquis, Smith lui expliqua un beau matin qu’il souhaitait passer à autre chose. Il ne concevait pas de passer du temps dans un pays «normal». Avant de s’envoler pour promener son regard perçant en Indochine, il plissa les yeux dans la fumée de sa cigarette à l’image d’un Clarke Gable et laissa Viktor s’en retourner à Hambourg sur ces mots:
— Gamin, je crois que tu as un bel avenir devant toi.
À Hambourg, Viktor fit le tour des rédactions. Durant deux années il trouva de bons angles et sa carrière de pigiste décolla. Il avait le chic pour dénicher les bons faits divers, des histoires qui racontaient en creux la nouvelle société allemande, déballaient la violence sourde d’un pays qui n’était pas seulement vaincu, mais encore un vaste marécage hitlérien qui comptait en son sein des milliers et des milliers de psychopathes. » p. 253

À propos de l’auteur
COUDERC_frederic_DRFrédéric Couderc © Photo DR

Écrivain-voyageur, Frédéric Couderc enseigne l’écriture au Labo des histoires à Paris. À la croisée des genres, ses personnages se jouent des époques et des continents. La série Black Musketeer, prochainement sur Disney+, est librement adaptée de son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

Page Wikipédia de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#horsdatteinte #FredericCouderc #editionslesescales #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #secondeguerremondiale #NetGalleyFrance #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Publicité

Les Confins

de_GASTINES_les_confinsde_GASTINES_les-confins_Poche

Logo_premier_roman 68_premieres_fois_2023

En deux mots
En 1964, un architecte lyonnais entreprend la création d’une station de ski «à taille humaine» dans le village d’altitude des Confins. Vingt ans plus tard son fils revient sur les lieux avec l’intention d’écrire un livre sur cette aventure. Mais pour lui, comme pour la vingtaine d’habitants, ce sera un voyage sans retour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vengeance est un plat qui se mange froid

Si personne n’a vraiment pu reconstituer le drame qui a emporté les habitants des Confins en 1984, Eliott de Gastines en explore la genèse en racontant le projet d’un architecte lyonnais en 1964. Un premier roman qui se lit comme un polar.

Dès le prologue, le lecteur est averti du mystère auquel il va être confronté: «Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer.» Il faut dire que durant l’hiver, Les Confins étaient isolés du monde, la seule route qui menait au village étant fermée à la circulation. Et quand les gendarmes ont enfin pu y accéder, ils ont découvert des maisons calcinées et des cadavres à la pelle.
Un mystère qui trouve son origine vingt ans plus tôt, lorsque le gouvernement lance le plan neige pour développer de nouvelles stations de ski et que Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, a l’idée de faire des Confins une «structures à taille humaine et tournée vers la nature», loin des cages à lapin et du bétonnage en œuvre un peu partout dans les Alpes. Mais pour mener à bien ce projet visionnaire, il lui faut l’aval des villageois et des autorités. Ce qui n’est pas gagné. Car si les habitants voient avec un bon œil ces perspectives de développement, le maire est lui hostile à cette nouvelle station qui viendrait concurrencer celle que son frère a lancé avec succès à quelques kilomètres de là. Et puis Pierre Roussin lui a volé le chalet qu’il convoitait, idéalement placé dans le village. Alors, sur les conseils de son frère, il conçoit un plan diabolique, laisser l’architecte mener à bien la première phase de travaux, lancer les investissements plus lourds de la seconde phase et alors lui rendre la vie impossible en multipliant les obstacles, notamment administratifs. Un plan qui va fonctionner, même si dans les premiers temps, il va bien devoir avouer qu’il ne s’attendait pas à ce que l’initiative de Pierre Roussin rencontre un tel succès. On se presse pour découvrir cette station différente.
On va dès lors suivre en parallèle l’évolution du projet en 1964 et les années suivantes et les quelques semaines funestes de 1984, au moment où les derniers voyages sont autorisés. On y voit Bruno Roussin, le fils du promoteur, et sa compagne prendre le dernier bus pour passer l’hiver dans le chalet familial. Son projet est alors de s’isoler pour écrire le roman commandé par son éditeur après la publication de nouvelles qui ont connu un joli succès. Il se propose de revenir sur l’histoire de son père. Mais a-t-il conscience de la crainte qu’il suscite auprès de la poignée d’habitants qui restent ici à demeure et qui ont tous ou presque quelque chose à se reprocher.
Entre révélations et cupidité, vengeance et homicide, le roman va alors prendre un tour très noir. Empruntant aux codes du polar, Eliott de Gastines réussit un formidable premier roman qui, dans son intensité dramatique, n’a rien à envier au Shining de Stanley Kubrick. L’ambiance y est tout aussi glaçante, la folie de moins en moins cachée. Prêts à tout, ces montagnards sont bien à mille lieues des images de carte postale que les promoteurs entendent promouvoir. Mais peut-être sont-ils tout aussi affolés que ces animaux contraints à fuir ou à disparaître avec l’arrivée des télésièges sur leur domaine?

Les Confins
Eliott de Gastines
Éditions Flammarion
Premier roman
250 p., 19 €
EAN 9782080234711
Paru le 09/02/2022

Version poche
J’ai lu
EAN 9782290376928
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans un village imaginaire des Alpes.

Quand?
L’action se déroule de 1964 à 1984.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans les années soixante, le village des Confins promettait d’être une station de ski florissante. Vingt ans plus tard, il n’en reste qu’une station fantôme. Les installations – remonte-pentes qui ne mènent nulle part, gares de téléphérique inachevées – sont peuplées de spectres et traversées par les vents glacials de haute montagne.
Cet hiver de l’année 1984 voit la venue de Bruno Roussin, le fils du promoteur qui jadis vit en ces lieux un Eldorado blanc. Au village, il n’y a plus qu’une trentaine d’habitants habitués à passer l’hiver reclus. La route, jugée trop dangereuse, est fermée à partir du mois de novembre. La tempête se lève. Dès les premiers jours, les lignes téléphoniques sont hors d’usage. À la sauvagerie des lieux s’ajoute vite celle des hommes ici réunis.
Situé dans une vallée imaginaire à l’époque des utopies touristiques, bien réelles, du plan Neige, Les Confins est le chant des anciens villages isolés, des familles déchirées et de l’âme humaine qui se heurte aux étoiles glacées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Frédérique le Teurnier)
Actualitté (Virginie Labre)
Blog Carobookine
Blog Sang d’encre polars
Blog Nom d’un bouquin!

Les premières pages du livre
« Prologue
Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1 644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer. Aujourd’hui encore, Les Confins sont visités par quelques gendarmes obsessionnels. Des hommes solitaires, coupés de leurs proches et mus sans partage par cette fixette : comprendre ce qui s’est passé là-haut. La plupart des gens normaux qui s’approchent de ces lieux reculés, randonneurs, skieurs hors-piste ou alpinistes, eux, prennent soin d’éviter le village fantôme. Tous le fuient, craignant d’y disparaître comme son entière population lors de cet hiver de l’année 1984.
Les informations rendues publiques se résumaient à quelques faits bruts. Le nombre de morts. L’incendie de l’Hôtel des Voyageurs et de la quasi-totalité des chalets du village. La destruction de l’antenne-relais qui avait rendu impossible toute communication avec la vallée durant ce sinistre hiver. Dans les journaux locaux, de simples coupures ou de minces entrefilets énuméraient parfois ces faits, sans pour autant les relier entre eux pour en faire une histoire qui tienne debout.
Or les gendarmes qui les premiers se rendirent sur les lieux n’étaient pas plus avancés. Comment expliquer ces cadavres gelés qui jonchaient le sol des chalets en ruine comme celui des ruelles du village ? Comment expliquer ces habitations désertées à la hâte, quand d’autres semblaient avoir été sur-occupées tels des camps de prisonniers. D’où était parti le feu qui avait ravagé l’ensemble du village comme une vulgaire botte de paille ? Même les plus expérimentés ne furent jamais capables d’écrire un rapport convaincant au regard des éléments dont ils disposaient. Rien ne ressortait concrètement d’une enquête diligentée de manière pitoyable. Au moins les autorités avaient-elles pris soin de rendre invisible l’insoutenable avant l’arrivée de civils ou de journalistes sur les lieux. Et durant de très longues années, les gendarmes se gardèrent bien de déclarer ce qu’ils avaient vu en débarquant là-haut. Ils doutaient même d’être crus.
Ce que tout le monde savait, c’est qu’à l’hiver 1984, le village des Confins avait déjà l’habitude de passer les grands froids coupé du reste du monde. Le nombre d’habitants, de quelques centaines durant l’année, tombait alors à une petite vingtaine. L’unique route les reliant au bas de la vallée devenant impraticable en cette saison, la majorité de la population descendait vers des cieux plus cléments pour éviter cette réclusion. Les causes de cet isolement étaient en partie liées aux importantes chutes de neige qui parfois bloquaient la route du col. À cela s’ajoutait le tracé périlleux de la départementale 132. Cette combinaison de dangers avait forcé les autorités locales à en fermer l’accès.
Avant cela les accidents mortels se comptaient par dizaines chaque hiver. Ces malheureux conducteurs méritaient bien une sépulture, et les familles ne manquaient pas de réclamer les corps, aussi abîmés soient-ils. Si bien que les communes jalonnant la route dépensaient des fortunes pour récupérer les dépouilles, fracassées entre la tôle des carrosseries et les rochers tranchants qui habitaient le ravin sombre, boisé et très difficile d’accès. De sordides débats avaient lieu pour déterminer dans quelle commune les cascadeurs improvisés avaient terminé leur numéro, et à quelle caisse incomberaient les frais pour récupérer les maladroits. Les cadavres gelés trouvaient une seconde vie sous la forme de patates chaudes que l’on ne cessait de se renvoyer pour préserver les bourses.
Désincarcérer les corps n’était pas une mince affaire. En résultait un boulot monstre pour les pompiers et les gendarmes. On envoyait souvent les jeunes recrues remplir ces missions et, arrivés sur les lieux du drame, leurs vomissements allaient rejoindre le torrent en crue. Des heures entières, les plus endurcis analysaient d’inédites anatomies, produits de la réunion brutale des chromes et de la chair. Les radiateurs et les cylindres s’invitaient au tableau des organes vitaux. Le voile des pare-brise fracassés s’imprimait sur les crânes de mariées morts-vivantes. Les balais d’essuie-glaces formaient de nouveaux attributs en transperçant les omoplates, et s’ouvraient dans le dos des victimes comme des ailes. L’accès aux dépouilles était en soi un défi logistique. Les blessés n’étaient pas rares, et dans les villages alentour on s’indignait de telles expéditions. Bien des fois on avait frôlé la catastrophe. Et une fois que les corps – ou ce qu’il en restait – étaient enfin dégagés, une opération encore plus complexe et coûteuse suivait : extraire les épaves du paysage. On risquait la vie d’hommes bien vivants pour rapatrier des morts et des carcasses d’automobiles.
La raison de la nécessité de telles expéditions était simple : c’était le statut conféré à la vallée du Miroir. Classée parc naturel national depuis peu, elle imposait ce nettoyage aux localités environnantes, sous peine de voir leurs subventions remises en question au premier survol en hélicoptère d’élus zélés. Aussi le nombre d’accidents – qui pouvait atteindre la vingtaine certains hivers – menaçait de transformer la vallée en un décor postapocalyptique, un parcours terrifiant pour les nombreux randonneurs qui remontaient jusqu’aux Confins du printemps à l’automne. Les prospectus touristiques parlaient de promenades paradisiaques et non de cimetière à ciel ouvert. Il fallait bien ramasser tout ça, quoi qu’il en coûte.
Du fond de la vallée montaient alors des grues gigantesques. Les manœuvres se poursuivaient souvent tard dans la nuit et nécessitaient l’acheminement de projecteurs surpuissants. La montagne se métamorphosait en plateau de film catastrophe. Les yeux des ouvriers brillaient d’une terreur d’enfant devant la monstruosité des massifs. Les faisceaux de lumière tranchaient net dans la nuit noire pour supposer, par-delà le visible, le développement d’infinis reliefs menaçant de s’écrouler pour engloutir le monde. Le vent faisait plier le métal des grues et produisait des rugissements de bêtes sauvages. Les épaves étaient extirpées de leur sanctuaire au prix d’une logistique indécente. Certains chauffards avaient enfin le chic de mourir sans famille, sans personne pour assumer les frais de leurs enterrements. Ceux-là, c’était les pires.
Dans les années soixante-dix on se réunit entre conseils municipaux. On observa la courbe des accidents. On fit les comptes. Et il apparut bien sage de fermer périodiquement l’accès de la route des Confins. Malgré quelques faibles résistances de la part des maires des quelques communes bannies, les chiffres firent office de juge de paix. La région arbitra et ce fut fait. La D132 serait désormais fermée du 1er novembre au 1er avril.

Il faut maintenant rappeler que le village des Confins n’a pas toujours été ce coin reclus décrit plus haut. Car auparavant, dans les années soixante, on avait rêvé d’y ériger une station de sports d’hiver, sous l’impulsion d’un entrepreneur astucieux qui avait deviné en ces lieux un attrait touristique indiscutable. À l’aube du tourisme de masse, Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, avait plusieurs décennies d’avance sur les comportements du marché et rêvait déjà de structures à taille humaine et tournées vers la nature.
Pierre a une petite quarantaine d’années à l’époque où le gouvernement français lance le « plan neige », un grand programme d’aménagement du territoire alpin pour en tirer le maximum de profit. Un profit roi au mépris de bien des gens, des terres ou des bêtes. Et partout le béton coule sur les deux Savoie. On remodèle les massifs à la dynamite pour y loger de grands ensembles. Les investissements sont colossaux, l’empressement avide, les premiers résultats aussi terrifiants que prometteurs. Pierre Roussin pense à contre-courant. Et en cela il voit plus petit mais plus loin. Il voit plus beau aussi.
Notre homme était architecte de formation, et disons-le, doué d’une âme d’artiste plus ou moins inexprimée. En vérité, il ne s’était jamais imaginé devenir promoteur touristique. D’ailleurs, les raisons qui le poussèrent en ce sens, et plus précisément sur le site des Confins, furent tout à fait fortuites… Il sera temps d’en reparler plus tard.
Au fil de sa carrière, Pierre Roussin ne s’était pas particulièrement distingué par son audace, qu’elle soit artistique ou financière. Il avait surtout réalisé d’inoffensives commandes publiques, des petites écoles, des ensembles administratifs, quelques unités de logements sans caractère. Mais avec ce projet aux Confins, sa vie comme sa carrière prenaient un tour inattendu. Il imaginait pouvoir attirer une clientèle friande de prestations haut de gamme, à la recherche de la douceur d’un environnement préservé, sans oublier tout le confort moderne. Le grand boom du tourisme de masse l’avait inspiré et l’avait convaincu qu’il se trouvait au bon endroit et au bon moment. Aussi son intuition avait établi avec plusieurs années d’avance l’un des mantras de la demande touristique moderne : les grands espaces sauvages, mais sans risque. Après une brève étude de ce secteur florissant et des standards qu’il entreprenait d’imposer, Pierre ambitionnait de créer une alternative, si ce n’est un concurrent sérieux, à la Suisse et ses stations dotées d’hôtels de luxe et de sanatoriums. Autant de lieux remarquables où les infrastructures s’intégraient brillamment au sein d’une nature protégée.
Pierre ne croyait pas aux grands projets qui voyaient le jour en France, de La Plagne aux Arcs, en passant par le stupéfiant site de SuperDévoluy. Autant d’inepties qui reprenaient à leur compte la rationalisation des espaces et le fonctionnalisme en vogue. Pierre Roussin en était convaincu : l’élévation des structures, l’optimisation extrême des espaces de vie commune, la réalisation de dalles commerçantes en paliers successifs, les rampes interminables pour les relier entre elles, tout cela représentait un futur condamné d’avance. Les prophètes de ces cités nouvelles, autour du Corbusier, n’étaient aux yeux de l’architecte que des salauds. L’intelligentsia et le pouvoir central en faisaient de grands hommes capables de tracer le futur sur leurs tables à dessin. (Qu’on porte aux nues des salauds, Pierre en avait l’habitude. Les haut gradés lâches et incompétents qui en 1940 avaient conduit à sa capture, et à sa longue captivité, s’en étaient tous sortis avec autant de médailles que le protocole l’autorisait.)
En consultant les plans prospectifs des projets engagés un peu partout dans les Alpes, Pierre était horrifié par ces barres d’immeubles haut perchées semblables aux grands ensembles que l’URSS continuait de semer sur la moitié du continent européen. L’architecte était-il le seul à savoir lire ces plans entre les lignes ? Il en devinait déjà les ruines abandonnées, persuadé que personne ou presque ne souscrirait à cette transformation des montagnes en supermarchés à ciel ouvert…
Mais les temps modernes étaient tout sauf raisonnables, et les démarrages donnèrent tort à Pierre. Des milliers de studios construits face au vent et aux avalanches trouvaient preneurs avant même d’exister. De Clermont-Ferrand à Lyon. De Boulogne-Billancourt à Aix-les-Bains. De Viroflay à Vénissieux, les bureaux de vente sur plan rencontraient un succès fou. Bientôt, des kilomètres de moquette bariolée seraient foulés par des chaussures douloureuses et se rempliraient de l’humidité des pantalons fluo et des vestes rouges matelassées. Tout ça était inéluctable. L’utopie des sports d’hiver pour tous s’imposait.
Rien n’arrêterait les classes moyennes dans la course au standing. Pierre aurait dû comprendre que tout Français se voyait, par l’acquisition de ces appartements, accéder à de plus hautes sphères, peu importaient la laideur ou l’absurdité de l’offre. Par exemple, non loin des Confins en remontant la vallée du Miroir, le vieux village des Mignes situé à 1 860 mètres d’altitude était déjà sous les eaux. La silhouette de la station nouvelle couvrait de son ombre le lac artificiel. La commune s’appelait désormais Les Grands Mignes. En achetant ces appartements on réalisait un investissement prometteur, on offrait à ses enfants et à ses petits-enfants le luxe des sports d’hiver. Et on pouvait louer à plus pauvre que soi. Ainsi on devenait membre d’un club chic et futuriste. D’Argenteuil jusqu’à Avoriaz, l’avenir se dessinait à coups d’esplanades pleines de courants d’air et de parkings. Tout serait bientôt conçu pour la claudication sécurisée de familles trébuchantes en chaussures de ski, les bras chargés de provisions.
Certains soirs, en cherchant le sommeil, Pierre Roussin méditait sur ces villes aussi artificielles que démesurées qu’on érigeait sur les massifs. Il imaginait alors les archéologues des millénaires à venir, ou quelque puissance extraterrestre, venant à découvrir ces logements de masse qui tutoyaient des sommets de laideur et d’insanité. L’architecte s’amusait à anticiper le mystère que constitueraient ces dortoirs exposés aux pires températures, dressés face aux tempêtes et aux glaciers. Ces observateurs du futur ne pourraient conclure qu’à l’hypothèse de bagnes alpins. Les vestiges des remontées mécaniques évoqueraient un camp de travail, où chaque tracé de pylônes aurait été vraisemblablement un moyen d’acheminer des hommes, des outils, ou quelque minerai barbare extrait des crêtes abruptes. Non, vraiment, tout était allé trop vite depuis la guerre… Alors Pierre Roussin espérait qu’un jour ou l’autre, tous les responsables auraient à répondre de leurs actes. Il fallait bien des conséquences à tant d’inconséquence.
Architectes, urbanistes, ingénieurs, promoteurs immobiliers, élus du département ou des régions… Ils seraient tous poursuivis pour association de malfaiteurs, escroquerie en bande organisée. Et à bien y penser c’était plus grave encore. Oui, ils seraient tous jugés pour crimes contre l’humanité. C’était bien de cela qu’il s’agissait. Frappées par une prise de conscience brutale, les générations à venir se mettraient en quête des monstres responsables d’avoir noyé la France, ses côtes et ses montagnes, sous des hectolitres de ciment. Un jour on traquerait au bout du monde le moindre carreleur, les plombiers et les couvreurs, les poseurs de moquette et les chauffagistes pour les faire comparaître comme autant de complices. Cette sensation d’un immense gâchis tourmentait sérieusement l’architecte. Et quand il parvenait enfin à s’endormir, il rêvait de mieux pour la suite.
En 1964 donc, Pierre Roussin s’installa aux Confins avec d’ambitieux projets. Il allait devenir le fondateur de la SHVC – la Société de la Haute Vallée des Confins –, destinée à réaliser les aménagements nécessaires à l’érection d’une station de tourisme élégante, dans le respect de son environnement premier. La SHVC aurait également pour objet la promotion et la gestion hôtelière d’établissements dont elle serait copropriétaire, alliée à des entreprises de construction prêtes à investir contre une part significative des revenus à venir. Les défis étaient nombreux, le projet a priori surréaliste. Mais sa vision et son énergie en viendraient à bout, croyait-il. Ce serait l’œuvre de sa vie.
Il ne pouvait s’imaginer tout perdre en ces lieux.

Première partie
Hiver 1984
Aux Confins, on se préparait à l’arrivée de l’hiver 1984 selon le rituel établi depuis qu’on avait décidé de fermer la route du col. La grande majorité de la population – ou ce qu’il en restait – se livrait aux préparatifs pour quitter le village. On fermait les maisons, on coupait les compteurs et on purgeait les réseaux d’eau pour éviter de voir les canalisations exploser sous l’effet du gel. On se félicitait de ne pas être assez fou pour rester. Certains habitants des Confins avaient bien essayé, une année, ou deux consécutives, de rester à demeure et de passer l’hiver près des sommets. Or il était évident que l’appel de la civilisation était plus fort.
Inspirées par une mode alors grandissante, il y eut bien sûr quelques expériences de communautés New Age. Et l’hiver venu, l’isolement menait les apprentis ermites, pour certains à la dépression, pour d’autres à l’angoisse du vide, et pour la majorité d’entre eux à l’alcoolisme – quand ce ne furent pas des conflits internes qui menacèrent l’équilibre des groupes… L’idéal hippie faisait long feu aux Confins. Une des premières troupes à tenter le coup était unie par un modèle fondé sur l’autarcie. Ils s’installèrent au printemps et se mirent au travail. À la mi-décembre à peine, ils se retrouvèrent sans ressource, faute de savoir-faire et de préparations. Les malheureux durent dépenser le peu d’argent qu’il leur restait chez l’épicier du village. Le commerçant, un certain M. Creneguy, une fois la route fermée, pratiquait comme il se doit des tarifs excessifs. Cette nouvelle clientèle les fit littéralement exploser. Les dernières semaines avant le printemps, chez Creneguy les conserves se négocièrent à prix d’or. La communauté atteignit par miracle le mois d’avril, la peau sur les os, et criblée de dettes qu’ils mirent ensuite un temps fou à rembourser. (Vers la fin, l’épicier prévoyait même des documents de reconnaissances préremplis. Quelques pointillés accueillaient d’insolentes sommes et en bas de page, la signature des redevables.)
Plus récemment une bande d’originaux vaguement anarchistes avait loué une des plus grandes maisons du village. Le programme était simple : amour et renoncement à la propriété privée. Ils découvrirent assez vite qu’entre le partage imposé des biens et celui des personnes, il n’y avait qu’un pas que seuls les plus téméraires s’autorisaient à franchir. Au terme d’un premier hiver nourri de tensions – on entendit de nombreuses querelles, voire des bagarres, éclater dans le grand chalet –, chacun repartit avec la femme de l’autre, brouillés à vie entre eux et avec tous leurs idéaux. Aux Confins personne ne montait plus pour rigoler.
Quant aux villageois, quand enfin le soleil réapparaissait, ils s’étaient dit, dans les fermes comme les chalets de maître, bien des choses qu’ils regrettaient. Les cris et les coups avaient meublé l’ennui. Le printemps éclairait des blessures parfois intérieures, parfois bien réelles. Une fois libérés, on se prenait dans les bras pour se consoler d’avoir traversé une telle épreuve. On prenait sa voiture – si elle démarrait – et on fonçait dans la vallée dévorer les quotidiens et parler au premier venu. Au printemps, il n’était pas rare de voir descendre des Confins ces hommes et femmes au regard avide d’humanité, engageant la conversation avec quiconque croisait leur chemin.
En 1984 donc, il restait là-haut une grosse vingtaine d’irréductibles. Et il fallait bien qu’ils tiennent tout l’hiver. Aussi, le dernier jour avant la fermeture de la route du col, une petite fièvre logistique agitait le parking et les entrepôts de la sortie de Bourg-le-Beauregard. On voyait redescendre les camions de fuel, qui croisaient ceux remplis de conserves. Le transporteur des produits pharmaceutiques attendait les colis d’antibiotiques et les bandes Velpeau avant de prendre son départ. Les stères s’empilaient dangereusement sous le regard soucieux du négociant en bois, inquiet d’avoir à affréter deux véhicules au lieu d’un pour acheminer tout ce bois de chauffage. Les clients des Confins ne représentaient pas de volumes intéressants, mais on ne pouvait tout de même pas les laisser crever.
Dans ce tableau viril et bruyant fait de routiers impatients, de manœuvres des caristes et de contremaîtres hurlant leurs ordres, deux individus chétifs faisaient tache. Bien sûr, personne ne les remarquait. Ils n’étaient pas accoutrés pour l’occasion et, pour qui les aurait observés, le duo portait sa nature citadine comme un écriteau accroché au cou. Ils avaient l’air d’un couple. Ça, on pouvait le deviner à la manière dont elle le regardait. Et à la manière dont elle le suivait, on pouvait supposer qu’elle n’avait jamais mis les pieds ici. Quant à lui, il trouvait presque aisément son chemin dans cette zone hostile aux piétons. Le jeune homme se prénommait Bruno, et nous pourrions le présenter comme le héros de cette histoire. Simplement, ce serait assez malhonnête. Car des qualités qu’on prête habituellement à un héros, Bruno n’en possédait pour ainsi dire aucune. Des événements à venir lors de cet hiver 1984, il allait être plus prosaïquement le responsable. Ou après tout, la victime… Mais il est sûrement trop tôt pour en juger, et chacun pourra se faire une idée au terme de ce récit. Car pour la première fois, chacun saura ce qui s’est vraiment déroulé là-haut. Aux Confins.
C’est d’ailleurs les horaires du car assurant la liaison vers ces lieux reculés que Bruno consultait maintenant. Sa compagne, Corinne, une fine brune, menue, du même âge que lui, était déjà ratatinée par le voyage. Son regard écarquillé se heurtait au manque de charme, à la brutalité de tout ce qui l’entourait. On la sentait pleine de doute, voire d’un effroi dissimulé avec peine. Le doigt de Bruno glissa le long des lignes bicolores des horaires d’autocar, pour s’arrêter sur le dernier départ pour Les Confins, qui aurait lieu d’ici une heure. L’autocar, une épave, gisait là. Et son chauffeur ne devait pas être loin. Avec un peu de chance, peut-être serait-il en avance. Il fallait mieux l’attendre ici. Le couple posa ses valises et Bruno prit Corinne dans ses bras pour la protéger du vent cinglant. En vérité, c’est Corinne qui s’était réfugiée contre le corps de Bruno. Depuis le temps qu’elle le connaissait, elle avait appris que le jeune homme n’était pas du genre à opérer de tels rapprochements en public. Entre eux naquit un silence, ce genre de silence que Corinne s’était résolue à ne plus essayer de briser. Comme Bruno était écrivain, elle s’imaginait que ces plages blanches étaient celles où son esprit travaillait à former les images dont il avait le secret…

Invariablement, ce jour si particulier affectait Lucien. Quelques instants plus tôt, au volant de l’autocar municipal assurant la liaison Bourg -Les Confins, il avait fait son entrée sur le parking de la gare routière et s’était rangé sur son emplacement. C’était le dernier aller-retour de la saison. De son car étaient descendus les derniers rescapés du hameau avant la fermeture de la route. Il ne fallait pas le manquer, ce car. Ces jeunes gens filaient vers d’autres autocars ou s’engouffraient dans des voitures surchargées qui démarraient aussitôt. Dans cette précipitation, on ressentait le soulagement d’échapper à une catastrophe. Sans se retourner ils disparaissaient pour tout l’hiver. Ils quittaient la haute vallée pour d’autres sites plus prospères, pour faire la saison dans les grosses stations alentour. Tenir la caisse. Faire des crêpes. Louer des skis. Puis faire la tournée des bars en espérant coucher avec leurs collègues. Ce genre de choses.
Lucien avait quitté son poste de conduite et s’était faufilé dans les dédales d’autocars et de semi-remorques. Il était à présent installé au bar-restaurant Le Relais, qui offrait une vue panoramique sur l’aire de chargement et de déchargement des marchandises. Accoudé à l’une des tables hautes face à la vitrine, il observait le ballet des transporteurs. Une série de mouvements qu’il connaissait par cœur et qu’il orchestrait en silence. En maître d’œuvre invisible il suivait les opérations comme si tout se déroulait de son fait. Il n’en était rien. Lucien était un être simple qui se racontait pas mal d’histoires.
Dieu qu’elle était petite, cette bière. Plus Lucien vieillissait, plus les verres lui semblaient minuscules. Il culpabilisa mollement à l’idée d’en prendre un deuxième. Il avait de la route, mais il la connaissait par cœur. Chaque virage jusqu’aux Confins. Il aurait pu tous les enquiller les yeux fermés. En tout cas, il l’avait déjà fait de nombreuses fois en voyant double. Pour y remédier il avait sa technique. Il suffisait de fermer un œil et tout rentrait dans l’ordre. Lucien se trouvait plutôt génial d’avoir inventé ce genre d’astuce. Tous ces voyages scolaires réalisés absolument ivre, ces innombrables allers-retours assurés depuis quinze ans, ses pneus frôlant les ravins et les enfants qui chantaient derrière lui ces chansons de colonies. À ses yeux, rien de grave. Le plus important restait que personne ne s’en rende compte. Il pensait être passé maître dans l’art de la dissimulation. Il avait ses trucs à lui. Marcher droit. Fixer un repère et se taire autant que possible… Et déjà il relevait le doigt en direction de la serveuse. Ce deuxième demi lui rafraîchit la moustache. Et ce coup-ci c’était une pinte. Un malentendu auquel il ne pouvait rien.
Et si je ne remontais pas cette fois-ci ? Juste pour essayer ? Lucien caressait cette idée tous les 1er novembre depuis la fermeture de la route des Confins. Or cette idée le terrorisait plus que tout. Le courage lui manquait. Au-delà de cette gare routière il ne connaissait plus personne. Où aurait-il trouvé du travail par-delà Bourg ? Seul le maire des Confins avait l’indulgence de lui en donner. Ce maire qui ne pouvait pas ne pas savoir quel genre d’oiseau Lucien était, mais qui faisait comme si. Que serait-il devenu, ce pauvre Lucien, privé de ses hautes missions ? Là-haut il était une institution. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait.
Comme aujourd’hui, de hautes missions, il s’en assignait volontiers. Il se considérait comme le régisseur de l’ultime ravitaillement. Et si le bois venait à manquer ? Et si les produits d’épicerie n’arrivaient pas à bon port ? Quand il avait un coup dans le nez, Lucien devenait le gardien des Confins. Il avait les clefs du village. Et lors de lourdes siestes il rêvait de médailles pour services rendus. Il rêvait de trompettes, de drapeaux et de discours. Une statue. Un bal en son honneur… Pourquoi pas ! L’homme à tout faire se faisait tant d’idées.
Ainsi, chaque année, il remontait au plus vite au village pour assister à l’arrivée de tous les transporteurs, au déchargement des marchandises. Lucien faisait un inventaire complet dont personne ne lui demandait de rendre compte. Il devenait un bon père. Un berger. Le saint patron des Confins.
Après cette troisième pinte, promis, il allait reprendre la route et faire comme à son habitude. Après tout il faisait ce dernier voyage à vide. Il ne mettait en danger personne. Qui à part lui serait assez fou pour prendre ce dernier aller sans retour vers Les Confins ? Allez, quoi, il avait bien droit à une quatrième bière, ou était-ce la cinquième ? Juste une petite. Pour la route. Lucien l’avala d’un trait et se jeta sur le parking. C’était l’heure.

Plantée au pied du car assurant la liaison de Bourg – Les Confins, Corinne tirait une drôle de tête. Et Bruno, qui revenait des petits coins, reconnut son expression. Il savait qu’elle n’était pas simplement le fait de l’impatience de Corinne. En s’approchant d’elle il ne put s’empêcher de sourire, ce qui était rare, croyez-moi. Le tableau était en effet assez réussi. Sur ce grand parking, sous cette lumière blafarde, seule au pied de cet autocar vide, entourée de toutes ces valises qu’elle ne pourrait jamais porter seule, Corinne ressemblait bien à une femme abandonnée par tous et perdue au bout du monde.
En réalité Corinne s’en voulait personnellement, et ce depuis qu’il avait pris la décision de passer l’hiver aux Confins. On n’avait pas idée de trouver un nom aussi glauque pour un bled isolé, se disait-elle. Mais elle n’avait pu s’empêcher de le suivre. Elle en avait perdu, des hommes, et avant de rencontrer Bruno, elle en était venue à convenir qu’elle n’était bonne qu’à ça. Si Bruno était parti seul pour l’hiver, le peu qu’elle avait réussi à construire se serait effondré. Leur semblant de couple aurait été littéralement recouvert par les neiges, et les beaux jours revenus, ils n’en auraient pas retrouvé la trace. Et maintenant qu’elle était ici elle avait peur, tout simplement.
Bruno devait bien admettre que cette étape du voyage n’avait rien de très excitant. La sortie de Bourg, c’était moche et ça puait le gasoil. Mais une fois là-haut elle comprendrait. Les photos c’était une chose mais cela n’avait rien à voir avec la réalité. Les Confins c’était le plus bel endroit du monde, lui avait-il expliqué. Les plages de sable fin l’emmerdaient, les déserts encore plus, il trouvait les grandes villes bruyantes. La montagne hostile et immaculée le plongeait dans un état second. Depuis trop longtemps la nécessité l’avait éloigné de ses terres. Car aux Confins, là où se trouvait son vieux chalet de famille, il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent. Et il lui avait bien fallu gagner sa vie en ville. Mais ça, c’était terminé…
Au départ Bruno était peintre, mais pas de ceux qui fuient leurs toiles. C’était un bosseur, un individu déterminé. Cependant il n’était jamais parvenu à vivre de ce travail. Et ce n’était pas faute de produire. L’exposition qui avait failli le faire remarquer présentait une série de toiles s’inspirant justement des montagnes dans lesquelles il avait grandi. Sur de vastes formats carrés, il avait brossé des paysages de haute montagne en hiver. Son talent avait su capter les variations infinies des cieux sur la surface du manteau neigeux. En réalité la neige n’était jamais blanche, il n’y avait que les abrutis pour le croire, aimait-il à rappeler. La neige se nourrit de tout ce qui l’entoure, et dans les toiles de Bruno les orages menaçaient sans jamais exploser. Naturellement il adorait Friedrich. Cependant, au contraire de l’Allemand qui parfois situait un personnage, le plus souvent de dos, aux prises avec une contemplation sans fin, les toiles de Bruno étaient sans vie aucune. Seule la montagne régnait, masquant les traces d’une civilisation disparue.
Sur ces images – il en avait réalisé trente-quatre exactement –, les hauts sommets envahissaient tout l’espace de la toile. Les vallées habitées n’existaient plus. Et dans ces contrées lunaires où plus aucun sapin ne pousse, le spectateur devinait les ruines désolées d’immenses complexes touristiques. L’achat des toiles et de la peinture (sans compter le temps passé, seul) lui avait coûté bien davantage qu’elles ne lui avaient rapporté. Et aujourd’hui les toiles croupissaient quelque part dans la réserve d’un galeriste installé sur Aix-les-Bains… C’est-à-dire à côté. Loin du centre. Un temps Bruno avait tourné le dos à tout ça. Il avait survécu en tant que barman et s’était mis à écrire car ça coûtait moins cher et prenait moins de place.
C’est presque par hasard qu’il trouva aussitôt un éditeur pour cet étrange recueil de nouvelles dont Bruno lui-même ne pensait pas grand-chose. Et une fois l’à-valoir signé, il fallut le réécrire, le découper, le torturer, ce texte auquel le peintre se sentait déjà parfaitement étranger. Et une fois publié – mystères insondables du succès populaire –, le livre s’était vendu au-delà de tout ce qu’aurait pu espérer l’éditeur. C’était tout bonnement improbable. Alors Bruno dut parler de ce livre. Il se rendit dans les studios de radio et rencontra des critiques dans des cafés. Il fut envoyé dans une émission de télé dont il sortit à peu près indemne. Bruno n’avait pas lu grand-chose et les questions sur ses influences le mettaient dans l’embarras. Sa tournée des médias s’acheva aussi vite qu’elle avait commencé, une fois sa réputation faite dans ces milieux, celle d’un autiste indécrottable.
Bruno apprit ensuite qu’il avait remporté le Goncourt de la nouvelle. Il avait maintenant constamment mal au ventre. Les ventes reprirent de plus belle et la Gaumont lui acheta les droits d’adaptation non pas d’un, mais de trois segments du recueil. Il avait finalement gagné pas mal d’argent… Mais c’était sans compter sur la marche incompréhensible du succès. De la même manière que les banques ne prêtent qu’aux riches, on se battait dans tout Paris pour obtenir l’exclusivité de son prochain livre. Les nouvelles, c’était bien. Mais le public voulait un roman. Il ne put refuser la somme que lui proposa son éditeur.

À propos de l’auteur
de_GASTINES_Eliott_©Emma_Birski

Eliott de Gastines © Photo Emma Birski

Eliott de Gastines est né en 1984. Il est réalisateur de publicités. Les Confins est son premier roman. (Source: Éditions Flammarion)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lesconfins #EliottdeGastines #editionsflammarion #hcdahlem #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #premierroman #68premieresfois #roman #jailu #lundiLecture #LundiBlogs #primoroman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Un puma dans le cœur

DUPAYS_un_puma_dans_le_coeur

  RL_2023

En deux mots
En voulant aider sa mère dans ses recherches généalogiques, la narratrice découvre que son arrière-grand-mère est décédée près de quarante ans après la date que la famille annonçait. Un mystère qui va la pousser à enquêter et à découvrir que son ancêtre a été internée en asile où sa famille l’a quasiment oubliée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Enquête sur une arrière-grand-mère oubliée

À partir d’un extrait du registre des décès, «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 – 14 mars 1964», Stéphanie Dupays raconte l’enquête qu’elle a mené pour retrouver l’histoire de son arrière-grand-mère, «oubliée» par sa famille durant quarante ans. Un récit bouleversant.

La narratrice occupe un poste au ministère de la santé et des affaires sociales, loin de son sud-ouest natal. Sa vie parisienne est désormais comme déconnectée de ses racines. C’est ainsi que, quand le TGV la mène à Bordeaux, elle a l’impression d’arriver dans un autre monde. Ses parents continuent de mener leur vie, de jardiner, sans s’épancher. Aussi n’est-ce pas sans étonnement qu’elle découvre que sa mère a trouvé une nouvelle occupation, la généalogie. Mais avec ce nouveau loisir, elle atteint très vite ses limites, ne parvenant pas à trouver trace cette arrière-grand-mère que la légende familiale dit morte d’un chagrin d’amour. Du coup, elle sollicite sa fille afin de l’aider à compléter son arbre généalogique. À l’heure d’internet, il suffira à cette dernière de quelques clics pour que le registre des décès de Gironde affiche l’information souhaitée: «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 – 14 mars 1964».
Deux dates qui entrainent une réécriture de l’histoire familiale. «Ce soir-là je pressens que l’histoire familiale qui passe de « matière solide et stable de lieux et de faits » à « un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. (…) Je sens que derrière le récit autorisé se presse une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter.»
Intriguée par cette longue vie qui n’a pas laissé de traces, elle cherche et interroge, découvre que cette ancêtre a été internée en asile psychiatrique où elle est décédée, quasiment oubliée des siens.
«Mes parents ne comprennent pas pourquoi cette histoire me bouleverse. Ils restent indifférents à ma quête. (…) Ma mère dit: « De l’eau a coulé sous les ponts ». Mon père dit: « C’était une autre époque, les gens se posaient moins de questions que maintenant. »»
Mais les temps changent. Aujourd’hui, on étudie l’hérédité et la psychogénéalogie, on cherche comment se transmet l’héritage. Ce sont dès lors ces voies que part explorer la narratrice. Elle va explorer les rares documents qu’elle retrouve sur l’asile où Anne a été internée, chercher des témoins, tenter de percer ce secret de famille: comment Anne a-t-elle vécu plus de trente années sans que sa famille se préoccupe d’elle? Comment occupait-elle ses journées? De quoi est-elle morte? Où est-elle inhumée? Quand sa mère lui assène «Il n’y a rien à raconter. Nos vies ne sont pas des romans», elle y voit un encouragement à lui prouver le contraire, à poursuivre une enquête. Comme elle le souligne dans un texte confié au site Actualitté, elle va chercher à organiser le chaos: «Je pose sur le papier les faits, les dates, les souvenirs comme autant de petits cailloux en espérant qu’ils dessineront un chemin. Je convoque l’archive administrative, la médecine, la sociologie pour m’aider à approcher la vie d’Anne Décimus.»
Outre la vie de l’aïeule, on y explore l’histoire de la psychiatrie ou encore le sort des internés durant la Seconde guerre mondiale. Instructif et émouvant, ce troisième roman de Stéphanie Dupays, après le brillant Brillante (2016) et le superbe Comme elle l’imagine (2019) vaut aussi pour sa forme. La romancière choisit en effet de dire «je» pour ne pas ajouter de la fiction au mensonge. Elle prend toutefois soin de compléter sa prose de poésie, entre haikus et plus longs poèmes qui soulignent les émotions ressenties et offrent une transition, une respiration dans cette quête difficile et par trop lacunaire. «La documentation m’a ouvert le passage pour comprendre ce qu’elle a vécu. Et la poésie m’a permis d’affronter le bouleversement, d’oser exprimer une émotion, pas frontalement, mais par la grâce de l’image.»

Un puma dans le cœur
Stéphanie Dupays
Éditions de l’Olivier
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782823620092
Paru le 10/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, à Paris et à Bordeaux ainsi que dans la région Aquitaine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Morte de chagrin, le cœur brisé.»
C’est la légende familiale qui entoure l’arrière-grand-mère de la narratrice; Anne Décimus aurait suivi son mari dans la mort. L’étrange proximité que Stéphanie Dupays ressent avec son ancêtre la pousse à mener l’enquête. Elle découvre alors un secret qui fait vaciller ses certitudes : Anne a passé la majeure partie de sa vie dans un asile; elle est décédée quarante ans après la date que tous pensaient officielle. Comment l’existence de cette femme a-t-elle pu être effacée au point que même les siens ignorent tout d’elle? Un puma dans le cœur raconte un cheminement intime vers la compréhension et la reconquête d’un héritage. En sondant les liens et les malentendus qui unissent ou séparent les êtres d’une même famille, ce sont nos failles originelles que ce roman bouleversant interroge. Mêlant fiction et récit personnel, Stéphanie Dupays redonne une voix à une femme extraordinaire qui ne savait pas comment supporter le monde et qu’on a réduite au silence. Elle prouve que la littérature peut apaiser les fantômes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Trames
Actualitté

Les premières pages du livre
« 1. On n’est pas seul dans sa peau

Je viens de loin de beaucoup plus loin qu’on ne pourrait croire
C’est une famille restreinte, quelque peu ratatinée, que la mienne. Mes parents, ma grand-mère et moi. C’est tout. Depuis sa retraite, ma mère a entrepris d’y ajouter des ascendants puisque je lui refuse les descendants : elle s’est mise à la généalogie. Je n’ai jamais voulu d’ enfant, ceux de mon compagnon me suffisant amplement. Je devine que ce choix est une douleur pour mes parents, bien qu’ils ne m’en aient jamais parlé. Nous parlons très peu chez nous, surtout des sujets importants. Peut-être aussi qu’éviter de poser la question donne le bénéfice du doute: tant que le non n’est pas clairement prononcé, cela laisse le oui virtuellement possible.
Ce soir-là, nous sommes attablés dans le jardin de Marc.
Le soleil se couche derrière la rangée de pins et le ciel est tout rose. Dans la nuit odorante qui nous enveloppe, nous parlons de tout et de rien. Nous avons atteint la trentaine, cet âge où les moins chanceux d’entre nous commencent à avoir des problèmes avec leurs parents. Ce n’est pas mon cas, les miens continuent de se lever à six heures du matin pour retourner le jardin avec l’énergie de travailleurs exploités. Ils débordent d’activités nouvelles et je me mets à raconter avec une certaine ironie comment ma mère tente par tous les moyens de grossir les rangs de la tribu, à ma place. Clément réagit au nouveau hobby de ma mère:
— Tu n’as pas peur qu’elle découvre un ancêtre meurtrier ou bagnard ?
Il est historien, spécialiste des guerres de religion, il s’y connaît en massacres.
— Ou alors un noble, un Jean-Eudes de la Tour-qui-penche, renchérit Romain qui connaît ma phobie des particules.
J’avoue ne pas y avoir pensé. Des aïeux morts et enterrés depuis des siècles, quel intérêt? Je balaie la question d’un revers de main, il faut bien que vieillesse s’occupe. Et mieux vaut la généalogie que le parapente.
— Le passé proche, je le connais. Quant au passé lointain, il ne peut blesser personne. Claire se lève et déclame: Je viens de loin de beaucoup plus loin
Qu’on ne pourrait croire

Je dis oui, je sais, des choses importantes dans ma vie ont eu lieu avant que je vienne au monde.
J’ai souvent lu que les traumatismes se transmettent de génération en génération. Il m’arrive de penser que la pluie de catastrophes qui s’était abattue sur ma grand-mère avait certainement quelque chose à voir avec l’inquiétude de ma mère et avec la mienne. Mais jusqu’où faut-il remonter le fil? Qu’est-ce que cela apporte?
C’est le moment où le soleil rougeoyant enflamme la cime des pins, mon moment préféré. Le flamboiement des couleurs donne à l’atmosphère une certaine solennité. Je me cale contre le fauteuil et je finis par dire:
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait découvrir de pire que ce que je sais déjà à propos de ma grand-mère et de mon arrière-grand-mère. Même Dickens n’aurait pas osé farcir de tant de drames la vie de ses personnages!
Devant les regards curieux de mes amis, je continue:
— Rien que leur nom a quelque chose de menaçant. Décimus. «Décimer» c’est «mettre à mort une personne sur dix».
La réalité a largement dépassé l’onomastique: quatre des six membres de la famille de ma grand-mère ont été emportés alors qu’elle n’avait pas huit ans. Par réflexe professionnel — je suis statisticienne de formation —, j’aime bien ramener le particulier au général et le mettre en perspective. Parce que je crains l’excès, l’outrance, le mélodrame, je relativise tout de suite mes propos dramatiques. Pour ces générations nées entre deux massacres, les destins comme ceux-là étaient fréquents. Les femmes mouraient encore en couches, les bébés étaient terrassés par des fièvres que l’on ne savait pas soigner, La médecine n’avait pas encore triomphé des maladies infectieuses. La précarité des modes de vie et la rudesse des travaux exterminaient les gens très tôt. Pourtant, la banalité de ces destins dévastés n’apaisait en rien la douleur que j’ai pu ressentir, enfant, à savoir ma grand-mère au centre du carnage. L’évocation de ses disparus m’a toujours meurtrie, comme si je Les avais connus. Mais ce n’est pas le moment de gâcher la douceur de cette fin de soirée en développant ces vieilles histoires. Je minimise:
— C’était le lot de beaucoup de familles, la mort faisait partie de la vie.
Brice interrompt la conversation en apportant des infusions pour les uns et des digestifs pour les autres et La discussion change de cours. En sirotant la boisson chaude, je me dis que j’ai de la chance d’être une femme du XXIe siècle, qui n’a pas connu la perte brutale et fréquente d’amis, de parents, d’enfants, pour qui les guerres et les épidémies sont, encore, lointaines, et qui peut profiter d’une soirée insouciante entre amis dans une maison de campagne sentant la résine de pin et l’océan.

Quelque chose se débattait en vous que vous ne pouviez dire avec des mots
Chaque fois que j’interrogeais ma grand-mère sur son enfance et sa vie d’avant ma naissance, d’avant la naissance de ma mère, elle évoquait ses disparus comme on égrène les billes d’un chapelet. Ou plutôt des lentilles car la scène avait lieu le plus souvent dans la cuisine, le cœur battant de la maison.
Nous prenions deux assiettes, elle disposait une poignée de graines d’un côté et, avec un doigt, les faisait passer d’une extrémité à l’autre de l’assiette, en enlevant les grains de blé et les cailloux minuscules qui s’étaient glissés dans le tas. Concentrée sur cette activité aux allures de rite ancestral, elle me parlait des siens.
Ses deux frères, Léon et Louis, étaient morts alors qu’elle était petite fille. Léon qui travaillait dans une vinaigrerie avait été gazé lors de la Première Guerre mondiale et avait succombé à ses blessures. Probablement des lésions pulmonaires. Léon avait été renversé par un tramway à Bordeaux. Leur père, Armand, avait été terrassé par une crise cardiaque ou un AVC, une nuit. Et leur mère, Anne Dèche née Décimus, avait disparu à sa suite.
À ce stade de l’histoire, ma grand-mère interrompait le tri. Sa voix devenait plus grave et elle disait dans un soupir :
— Elle est morte de chagrin, le cœur brisé.
Suivre son bien-aimé dans la mort, un vrai destin d’héroïne tragique! Nous n’étions plus dans la petite cuisine aux tommettes frottées une fois par semaine à la brosse mais sur la scène d’une tragédie, avec le lourd rideau rouge, les fauteuils de velours et les trois coups. Les moineaux se ruant sur les grains de blé extraits des lentilles que ma grand-mère venait de jeter devant la porte se transformaient en oracles, annonciateurs d’une catastrophe.

J’imagine
ma grand-mère enfant
quelle drôle d’expression
moi qui ne l’ai connue que ridée les cheveux gris
Enfant
c’est-à-dire
désarmée
dépendante
naïve
Trois jours après son anniversaire
réveillée
en pleine nuit
une nuit noire comme le fond des mers
elle entend des cris des bruits une lampe qui tombe
Sa mère
Anne Décimus
les cheveux emmêlés les yeux affolés
trébuchant comme une soûlarde
Les pompiers sont là
« Ils n’ont pas pu le sauver»
Que signifie la mort à sept ans?
Il fait nuit partout

Anne Décimus se laisse sombrer. La présence de ses deux filles, Henriette et Andrée, ne suffit pas à l’extirper du trou noir. Elle disparaît, elle aussi.
L’aînée, Andrée, «un mauvais sujet», est placée en maison de redressement, la Miséricorde, à Bordeaux. La cadette, ma grand-mère, part à Soulac, une ville balnéaire coincée entre la côte atlantique et l’estuaire de la Gironde, à cent kilomètres de là. Elle entre à l’orphelinat qu’elle nomme le «couvent» car il est tenu par les religieuses de la Présentation. Ma grand-mère et sa sœur avaient des oncles et tantes et une marraine «qui vivait dans un château à Cenon». Aucun n’a adopté les orphelines. Pour ma grand-mère, cet abandon tenait à un ostracisme politique: Armand et Anne Décimus étaient brouillés avec le reste de la famille car ils étaient communistes. Cela reste une hypothèse, que pouvait en savoir une enfant de sept ou huit ans?
Ce récit maintes fois répété a fait germer en moi deux idées:
— on ne peut pas compter sur les riches;
— on peut mourir de chagrin. D’un chagrin d’amour.
Il fallait donc s’en protéger (des riches et de l’amour). Les études ont joué leur rôle de paratonnerre contre les dominants; quant à l’amour, je n’ai pas encore trouvé l’antidote. »

Extraits
« Ce soir-là je pressens que l’histoire familiale qui m’était apparue jusqu’alors comme une matière solide et stable de lieux et de faits ressemble plutôt à un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. Les violons et les clarinettes entament une plainte sombre et grave. Dans cet état d’attention flottante qu’autorise le concert, mon esprit se met à errer, je revisite mes souvenirs. Je sens que derrière le récit autorisé se presse une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter. » p. 28

« Le silence est notre langue maternelle
Mes parents ne comprennent pas pourquoi cette histoire me bouleverse. Ils restent indifférents à ma quête alors même que la démarche généalogique émanait de ma mère. Étrangement, ce n’est pas le destin d’Anne Décimus qui attise sa curiosité mais la vie d’un autre ancêtre, un marin nommé Barthes qui fut décoré de la Légion d’honneur pour avoir sauvé plusieurs passagers lors du naufrage de la corvette française L’Uranie, aux Malouines en 1820. Elle dévore un ouvrage sur le sujet et programme une visite aux Archives de la Marine à Vincennes. Mais sur Anne Décimus, elle ne veut rien savoir. Ma mère dit: «De l’eau a coulé sous les ponts». Mon père dit: «C’était une autre époque, les gens se posaient moins de questions que maintenant.» p. 63

«Il n’y a rien à raconter. Nos vies ne sont pas des romans. » p. 80

À propos de l’auteur
DUPAYS_stephanie_DR_mollatStéphanie Dupays © Photo DR – Librairie Mollat

Stéphanie Dupays est l’auteur de trois romans. Son travail se situe à la croisée à la croisée de l’intime, du social et du politique et questionne l’expérience de l’homme (et de la femme) contemporaine confronté(e) à un monde en mutation. Brillante (Mercure de France 2016, J’ai lu 2017) explore la violence des rapports au travail. Comme elle l’imagine (Mercure de France 2019) interroge la façon dont les réseaux sociaux bouleversent nos manières de penser, de se parler et d’aimer. Dans Un puma dans le cœur ( éditions de l’Olivier 2023), elle mêle les formes (récit, poésie et document-) pour évoquer la transmission intergénérationnelle des traumatismes et la prise en charge de la maladie mentale. En plus de son activité d’écrivain, elle collabore depuis une dizaine d’années au supplément littéraire du Monde et travaille dans le domaine de la santé. (Source: AOC média)

Page Wikipédia
Page Facebook
Compte Instagram
Compte LinkedIn

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#unpumadanslecoeur #StephanieDupays #editionsdelolivier #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #VendrediLecture #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Le colonel ne dort pas

MALFATTO_le-colonel_ne-dort_pas

  RL_ete_2022  coup_de_coeur

En lice pour le Prix Blù – Jean-Marc Roberts

En deux mots
Le colonel ne dort pas. Il est mort. Ou presque. Dans la guerre de reconquête, il est chargé de faire parler les prisonniers, de faire des choses de ces hommes. Sous le regard de son ordonnance et en respectant les ordres du général.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le tortionnaire torturé

Dans ce court roman Émilienne Malfatto dit toute l’absurdité de la guerre. Derrière la confession d’un tortionnaire, elle montre comment on peut basculer dans la violence et la folie. Un texte qui résonne fort, surtout au regard de l’actuel conflit ukrainien et des horreurs qui l’accompagnent.

« Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou
dix jours
ou ce matin »
Quand le colonel arrive, il est précédé de cet aveu. S’il ne trouve plus le sommeil, c’est qu’il occupe l’un des postes les plus difficiles dans le conflit en cours, il est chargé de faire parler les prisonniers. Une tâche qu’il effectue dans le sous-sol du quartier des tanneurs avec toute la cruauté qui sied à ce genre d’activité. Tortionnaire en chef, il reçoit des hommes «avec des sentiments, des rêves, des drames» et les transforme en choses lors de séances durant lesquelles il doit faire bien attention de ne pas faire mourir ses victimes, de peur que leurs aveux ne partent avec leur dernier souffle. Dans son sillage, un respect mélangé de crainte pour lui qui a survécu aux précédents conflits et aux changements de régime.
Dans l’ombre, son ordonnance est le témoin direct de ses exactions. Un témoin très mal à l’aise, torturé lui aussi, entre sa désapprobation devant tant de souffrance et d’inhumanité et la mission qui lui a été confiée, le respect des autorités.
Une autorité qui part aussi à vau-l’eau, car le général perd la raison. Cloîtré dans son bureau, il voit la pluie qui ne cesse de tomber venir le submerger.
Construit autour de ces trois hommes, ce court roman à la puissance du Richard III de Shakespeare, une référence que l’on ajoutera à celle proposée par l’éditeur, Le Désert des Tartares de Dino Buzzati et Quatre soldats de Hubert Mingarelli. Mais ces confessions et ces âmes meurtries, servies par une écriture blanche, qui se complète admirablement à la poésie.
Après Que sur toi se lamente le tigre (Prix Goncourt du premier roman) et Les serpents viendront pour toi, Émilienne Malfatto met à nouveau son expérience de reporter de guerre, de journaliste et photographe qui a notamment travaillé pour le Washington Post et le New York Times, au service de ce texte très fort, déjà en cours de traduction dans de nombreux pays et qui restera à n’en pas douter l’une des très belles surprises de cette rentrée 2022.

Le colonel ne dort pas
Émilienne Malfatto
Éditions du sous-sol
Roman
112 pages 16,00 €
EAN 978000000
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays pluvieux qui n’est pas situé précisément.

Quand?
La période n’est pas définie.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans une grande ville d’un pays en guerre, un spécialiste de l’interrogatoire accomplit chaque jour son implacable office.
La nuit, le colonel ne dort pas. Une armée de fantômes, ses victimes, a pris possession de ses songes.
Dehors, il pleut sans cesse. La Ville et les hommes se confondent dans un paysage brouillé, un peu comme un rêve – ou un cauchemar. Des ombres se tutoient, trois hommes en perdition se répondent. Le colonel, tortionnaire torturé. L’ordonnance, en silence et en retrait. Et, dans un grand palais vide, un général qui devient fou.
Le colonel ne dort pas est un livre d’une grande force. Un roman étrange et beau sur la guerre et ce qu’elle fait aux hommes.
On pense au Désert des Tartares de Dino Buzzati dans cette guerre qui est là mais ne vient pas, ou ne vient plus – à l’ennemi invisible et la vacuité des ordres. Mais aussi aux Quatre soldats de Hubert Mingarelli.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info (Laurence Houot)
Le JDD (Laurent Lemire)
Juste un mot (Nicolas Winter)
Page des libraires (Jean-Baptiste Hamelin, libraire au Carnet à spirales à Charlieu)
France Bleu (Des livres et délire)
Le blog de Squirelito
Blog Joëlle Books
Blog Baz’Art
Blog main tenant


Emilienne Malfatto présente son livre Le colonel ne dort pas © Production Éditions du sous-sol

Les premières pages du livre
« Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs
de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou

dix jours

ou ce matin

et depuis je suis condamné à continuer
de vous tuer
chaque fois à chaque nouveau mort
j’augmente ma peine ma

condamnation sans appel

perpétuité
perpétuité
comme vous les Hommes-poissons
je vous revois flotter
dans l’eau grisâtre
flotter
vous revenez depuis peupler mes cauchemars
vous avancez en écartant les roseaux
vous tendez vers moi vos membres décharnés
gonflés par les eaux
vous tendez vos mains et c’est toujours alors
toujours que
je vous tue

à nouveau

tuer les morts vous tuer encore vous mes victimes
puisque c’est la seule voie puisque je vous ai déjà
tués
puisque bientôt vous me tuerez

Le colonel arrive un matin froid et ce jour-là il commence à pleuvoir. C’est cette époque de l’année où l’univers se fond en monochrome. Gris le ciel bas, gris les hommes, grises la Ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente. Le colonel arrive un matin et semble émerger de la brume, il est lui-même si gris qu’on croirait un amas de particules décolorées, de cendres, comme s’il avait été enfanté par ce monde privé de soleil. On dirait un fantôme, pense le planton de garde en le voyant descendre de la jeep. Et l’ordonnance se met au garde-à-vous et se dit que le colonel ressemble à ces hommes qui n’ont plus de lumière au fond des yeux et qu’il croise parfois depuis qu’il est à la guerre. Seul son béret rouge rappelle que les couleurs n’ont pas disparu.

La grande maison réquisitionnée qui sert désormais de centre de commandement et d’habitation pour les gradés se dresse en haut de la colline. C’est un ancien palais, du temps de l’ancien dictateur, sous l’ancien régime. On y reconnaît le goût pour ce qui brille du plafond au sol, le marbre les dorures les colonnes qui se voudraient ioniques des sièges immenses au capitonnage dur comme du béton utilisés pour des réceptions où ils assurent un inconfort durable aux invités qui, selon l’étiquette, ne doivent rien en laisser paraître. Et dans une niche du hall d’entrée, le buste décapité – puisqu’on ne pouvait pas le déplacer et qu’il était à l’effigie de l’ancien dictateur, celui-là même qu’à l’époque du buste personne n’appelait dictateur.

Le colonel hésite sur le seuil du Palais. Est-il déjà venu ici? Il a servi loyalement l’ancien régime, il a connu d’éphémères honneurs dans des lieux semblables, à l’époque où les bustes étaient intacts dans toutes les niches de tous les palais du pays. Il hésite, comme s’il répugnait à souiller le marbre de ses chaussures gorgées de boue liquide, presque crémeuse, cette boue glissante et claire dans laquelle patauge le monde, dehors. Peut-être un reste de timidité (de déférence?) à l’égard de l’ancien dictateur auquel il fut loyal en son temps, comme beaucoup ici, même si tous font mine de l’ignorer et s’emploient à ne jamais parler de cette époque. Puis il carre les épaules, reprends-toi!, et suit l’ordonnance jusque dans le grand bureau où siège le général en charge des troupes du nord et de la Reconquête.

Trônant derrière sa large table d’acajou, le général est occupé à se couper les poils du nez à l’aide de petits ciseaux argentés et d’un miroir à main, et le colonel pense furtivement que ce miroir de dame provient peut-être d’une chambre à coucher de ce même Palais, une relique des puissants de l’ancien régime. »

Extraits
« Le colonel n’a pas toujours été un spécialiste, comme on le désigne maintenant dans certains milieux autorisés avec un mélange de respect, d’effroi, et aussi un peu de répugnance. Longtemps il fut un militaire comme les autres, peut-être seulement plus efficace, plus rapide à la réaction, plus malin. Pendant la Longue Guerre, ses chefs l’appréciaient pour ces qualités-là. Lui ne savait pas encore qu’il était pris dans un engrenage qui ne le lâcherait pas, qui le broierait à mesure que lui-même broierait les autres, tous les autres, tous ceux qu’on lui ordonnerait de broyer. C’est cela, peut-être, qui fit vraiment la différence. Demandez à un militaire de tirer sur une cible, il le fait, c’est le métier. Mais certains ont une limite. Pour beaucoup, pendant Longue Guerre, ce furent les Hommes-poissons. Les soldats reculaient devant cette tâche-là avec de grands yeux effarés. Le colonel a lui aussi eu les yeux effarés. Mais il n’a jamais reculé. » p. 38

« En cette période de reconquête, rares sont ceux qui osent réclamer un changement, protester. Les fous qui s’y risquent ne durent pas longtemps et l’ordonnance est, au fond, un lâche qui tient à la vie. Même si de plus en plus, il a l’impression d’avoir déjà trop vécu. » p. 55

« Quelque part après le quarantième jour de pluie, c’était inévitable, un envoyé arrive de La Capitale. Il faut croire que le subalterne zélé n’a pas su être aussi convaincant, aussi confiant, aussi exalté que l’était à l’époque le général, car la Capitale demande des comptes, des rapports, des progrès à matérialiser sur une carte, qu’on voie un peu qu’on puisse se faire une idée, quelque chose à se mettre sous la dent, comme dans toute opération de Reconquête, c’est bien normal, ceux qui gouvernent veulent pouvoir déplacer des pions noirs et rouges sur un plan de ville — ou un planisphère, tout dépend de l’échelle de l’opération. C’est bien normal et ça leur donne la sécurisante sensation de maîtriser la situation. » p. 92

À propos de l’auteur
MALFATTO_Emilienne_©Axelle-de-RusseÉmilienne Malfatto © Photo Axelle de Russe

Émilienne Malfatto est photographe, romancière et journaliste – un temps reporter de guerre. Son travail photographique a été notamment publié dans le Washington Post et le New York Times, et exposé en France et à l’étranger.
En 2021, elle a reçu le prix Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad), et le prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi: une histoire colombienne (les Arènes).

Page Wikipédia de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lecolonelnedortpas #EmilienneMalfatto #editionsdusoussol #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #coupdecoeur #prixblujeanmarcroberts #Rentréedhiver2022 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

Dix âmes, pas plus

JONASSON_dix_ames_pas_plus  RL_Hiver_2022

En deux mots
Après avoir postulé pour un poste d’enseignante à Skálar, le plus petit village d’Islande, Una découvre cette communauté de dix personnes, dont ses deux élèves. Et va se rendre compte au fil des jours que bien des secrets sont enfouis là, dont un double meurtre non élucidé et une fillette qui hante la maison qu’elle occupe.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Dix habitants, une enseignante et un cadavre

Ragnar Jónasson nous entraîne dans les pas d’une enseignante engagée dans un village isolé qui ne compte que dix habitants. L’occasion pour le maître du polar islandais de construire un scénario haletant sur les secrets gardés par cette communauté bien particulière.

Una a bien envie de quitter Reykjavik et de découvrir son pays. Aussi postule-t-elle à l’offre d’emploi qui recherche un «professeur au bout du monde». Il s’agit en l’occurrence du village isolé de Skálar qui compte dix habitants et qui est situé à la pointe est de l’île, à commencer par ses deux élèves, Edda et Kolbrún. Edda, 7 ans, est la fille de Salka, la romancière qui héberge l’enseignante. Elle s’est installée là depuis un an et demi, après avoir hérité de la maison à la mort de sa mère. Kolbrún, 9 ans, est la fille de Kolbeinn et Inga. Ils ont la quarantaine. Lui travaille comme marin pour Gudfinnur, l’Armateur que tout le monde appelle Guffi et dont l’épouse Erika, malade, doit rester alitée. Gunnar est son autre employé. Il forme avec son épouse Gudrún, qui gère la coopérative, l’autre couple sur l’île. Ils sont proches de la soixantaine. Enfin, pour compléter ce tableau, on ajoutera Thór, 35 ans, qui travaille dans la ferme appartenant à Hjördis, femme peu bavarde, et vit dans la dépendance toute proche.
Au fil des jours, Una prend ses marques, commence à croiser les habitants. Elle est convoquée par Gudfinnur qui essaie de la dissuader de rester, est invitée à prendre le thé chez Gudrún, croise Thór pendant une virée nocturne ou prépare la fête de Noël avec Inga.
Ce qu’elle ne sait pas, le lecteur va l’apprendre tout au long de chapitres insérés en italique entre le récit, c’est un fait divers qui a défrayé la chronique, l’assassinat de deux hommes et la condamnation de trois personnes, dont une femme qui n’a pourtant cessé de crier son innocence. Ce qu’elle sait en revanche pour l’avoir bien ressenti, c’est l’histoire de la maison hantée qu’elle occupe. Le fantôme d’une fillette décédée à la suite d’un empoisonnement a déjà fait fuir plus d’un locataire.
Ajoutons qu’un visiteur, venu rendre visite à Hjördis, a disparu au lendemain de son séjour à Skálar et vous aurez tous les ingrédients de ce polar nordique à la mécanique parfaitement huilée par Ragnar Jónasson. Il sait à merveille faire monter la tension et distiller l’angoisse. Jusqu’à cet épilogue qui remet en place toutes les pièces du puzzle. Entre comptines enfantines, légendes islandaises, héritages empoisonnés et solidarité insulaire, le poids du secret est un fardeau bien lourd à porter…

Dix âmes, pas plus
Ragnar Jonasson
Éditions de La Martinière
Roman
Traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün
336 p., 21 €
EAN 9782732494074
Paru le 14/01/2022

Où?
Le roman est situé en Islande, principalement à Skálar.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1927.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Recherche professeur au bout du monde». Lorsqu’elle voit passer cette annonce pour un poste d’enseignant dans le minuscule village de Skálar, Una, qui ne parvient pas à trouver un emploi stable à Reykjavík, croit saisir une chance d’échapper à la morosité de son quotidien. Mais une fois sur place, la jeune femme se rend compte que rien dans sa vie passée ne l’a préparée à ce changement radical. Skálar n’est pas seulement l’un des villages les plus isolés d’Islande, il ne compte que dix habitants.
Les seuls élèves dont Una a la charge sont deux petites filles de sept et neuf ans. Les villageois sont hostiles. Le temps maussade. Et, depuis la chambre grinçante du grenier de la vieille maison où elle vit, Una est convaincue d’entendre le son fantomatique d’une berceuse.
Est-elle en train de perdre la tête ? Quand survient un événement terrifiant : juste avant noël, une jeune fille du village est retrouvée assassinée.
Il ne reste désormais plus que neuf habitants. Parmi lesquels, fatalement, le meurtrier.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Rostercon
Blog Ce que j’en dis…
Blog Lettres exprès

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Cette histoire se déroule au milieu des années quatre-vingt dans le village de Skálar, situé à l’extrême nord-est de l’Islande. En vérité, il est abandonné depuis les années soixante, mais j’ai emprunté le décor de ce roman à la réalité. Si les maisons et les personnages décrits ici sont le fruit de mon imagination et ne font aucunement référence aux véritables habitants de Skálar, j’ai néanmoins voulu m’assurer que les faits historiques locaux évoqués soient le plus juste possible, notamment grâce à l’ouvrage L’Histoire des habitants de Langanes de Fridrik G. Olgeirsson. Je me réfère aussi à divers contes folkloriques collectés par Sigfús Sigfússon dans ses Contes et récits islandais. Au cas où des erreurs se seraient glissées dans ce roman, j’en assume évidemment l’entière responsabilité.
Je tiens à remercier Haukur Eggertsson pour m’avoir guidé à travers la péninsule de Langanes et Skálar durant l’écriture de ce livre. Pour la relecture du manuscrit, je remercie également mon père, Jónas Ragnarsson, la procureure Hulda María Stefánsdóttir ainsi que Helgi Már Árnason, dont la famille est originaire de ce village. Enfin, un grand merci à Helgi Ellert Jóhannsson, médecin à Londres, pour ses conseils avisés.
Dans la première partie du livre, je cite le poème Heims um ból1 de Sveinbjörn Egilsson, et dans la deuxième partie, Svefnljóð2 de David Stefánsson.
On trouvera également dans le texte une berceuse écrite par Thorsteinn Th. Thorsteinsson et publiée dans la revue Heimskringla de Winnipeg en 1910. Thorsteinn est né dans la vallée de Svarfadardalur en 1879 et mort au Canada en 1955. Ragnar Jónasson

1. « De par le monde », poème mis en musique sur la mélodie de « Douce nuit, sainte nuit ». (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. « Berceuse ».

Una se réveilla en sursaut.
Elle ouvrit les yeux. Plongée dans l’obscurité, elle ne voyait rien. Incapable de se rappeler où elle se trouvait, elle avait la sensation d’être perdue, allongée sur un lit inconnu. Son corps se raidit dans un soudain accès de panique. Elle frissonna, puis comprit qu’elle avait jeté sa couette par terre dans son sommeil. Il faisait un froid glacial dans la chambre. Elle se redressa doucement. Prise d’un léger vertige, elle se ressaisit rapidement et se souvint tout à coup d’où elle était.
Le village de Skálar, sur la péninsule de Langanes. Seule, abandonnée dans son petit appartement sous les combles.
Et elle savait ce qui l’avait réveillée. Enfin, elle croyait savoir… Avec ses sens encore engourdis, difficile de distinguer le rêve de la réalité. Elle avait entendu du bruit, un étrange son. Tandis que sa conscience s’éclaircissait, la peau de ses bras se couvrit de chair de poule.
Une fillette, oui, c’était ça, à présent cela lui revenait très nettement : une petite fille qui chantait une berceuse.
N’y tenant plus, elle s’extirpa du lit, tâtonna dans les ténèbres à la recherche de l’interrupteur du plafonnier. Complètement aveugle, elle pesta de ne pas avoir de lampe de chevet. Pourtant, elle hésitait encore à allumer ; l’obscurité avait quelque chose de sécurisant.
La voix de la petite fille résonna de nouveau dans sa tête, fredonnant cette berceuse qui ne lui laissait qu’un souvenir flou. Il devait s’agir d’un rêve, bien sûr, mais cela lui avait semblé si réel.
Un grand fracas déchira le silence. Retenant un cri, elle perdit l’équilibre. Bon sang, que se passait-il ? Envahie d’une vive douleur, elle comprit qu’elle avait marché sur le verre de vin rouge abandonné par terre la veille au soir. Elle passa la main sous son pied ; un tesson s’était fiché dans sa peau, et un filet de sang chaud s’échappait de la plaie. Elle tira prudemment sur le bout de verre en serrant les dents.
Avec la plus grande difficulté, elle se releva, tendit la main vers l’interrupteur et alluma. Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un, tout en s’efforçant de se convaincre que tout cela était le fruit de son imagination, qu’elle n’avait pas vraiment entendu de voix, qu’elle avait rêvé cette berceuse.
Elle rejoignit son lit d’un pas chancelant, s’assit, leva la jambe et observa sa blessure. Dieu merci, elle n’était pas aussi profonde que ce qu’elle avait cru.
Elle était seule dans sa chambre. Son cœur retrouva peu à peu un rythme normal.
La berceuse lui revint d’un coup :
Douce nuit petite Thrá,
Que tes rêves soient beaux.
Le frisson d’horreur qui la saisit alors était bel et bien réel.

Quelques mois plus tôt
Recherche enseignant au bout du monde.
Una relut l’annonce pour le moins singulière, assise à la table de la cuisine dans son petit appartement en sous-sol niché au cœur du quartier ouest de Reykjavík. Elle l’avait acheté quatre ans plus tôt, après avoir réuni avec difficulté de quoi constituer un apport. Sa famille – ou, plus précisément, sa mère – ne bénéficiant que de modestes ressources, elle n’avait pu compter que sur elle-même, comme d’habitude.
Toujours aussi vétuste que lors de son emménagement, la cuisine arborait un sol en linoléum jaune et des carreaux colorés sur les murs, tandis que le mobilier rouge vif et l’antique cuisinière blanche Rafha accusaient vingt ans de retard. En voyant cette pièce, difficile de croire qu’on était en 1985.
Heureusement, le café avait bon goût, rehaussé d’un trait de lait. Una avait commencé à en consommer lors de ses études, et depuis elle ne pouvait plus s’en passer.
Sa meilleure amie, Sara, était assise en face d’elle.
– Je ne sais pas, Sara, dit-elle avec un sourire forcé.
Manifester un quelconque signe de joie était devenu de plus en plus compliqué ces derniers temps. Son salaire de remplaçante dans une petite école de Kópavogur lui suffisait à peine, et la précarité de son poste l’angoissait constamment. Économisant chaque centime, elle ne pouvait s’autoriser le moindre plaisir. Elle mangeait du poisson, moins coûteux que la viande, au moins trois fois par semaine, et choisissait toujours celui qui était en promotion. À chaque fin de mois, elle regrettait de ne pas avoir terminé ses études de médecine, même si elle n’en aurait pas été plus heureuse. Elle avait supporté trois ans de dur labeur avant de se rendre compte qu’elle ne s’était inscrite que pour faire plaisir à son père, et qu’elle avait cherché à réaliser son rêve à lui plutôt que le sien. Jamais elle n’aurait pu travailler comme médecin, cela ne lui correspondait tout simplement pas. Durant ces trois années, elle avait validé chaque examen, obtenu d’excellents résultats. Mais là n’était pas l’essentiel. L’étincelle lui manquait.
– Je t’en prie, Una ! Tu te plains toujours de tes difficultés. Tu adores enseigner, et en plus tu es une vraie aventurière ! s’exclama Sara, de ce ton empreint d’optimisme qui la caractérisait.
Venue prendre le café ce samedi matin avec le journal sous le bras, elle avait montré l’annonce à Una, qui n’était pas abonnée – elle ne pouvait pas se le permettre. Le soir même, elles comptaient se retrouver chez Sara pour regarder en direct à la télévision un concert en soutien aux enfants africains victimes de la famine. Le programme, diffusé internationalement, était un véritable événement sur la chaîne publique, et Una, passionnée de musique, de danse et de fête, n’attendait que cela.
– C’est tellement loin, littéralement à l’autre bout du pays. On ne peut pas faire plus éloigné de Reykjavík !
Elle baissa de nouveau les yeux sur l’annonce.
– Skálar…, lut-elle. Je n’en ai jamais entendu parler.
– C’est minuscule. Ils disent qu’ils ont besoin d’un professeur pour un petit groupe d’élèves. Ils te logent même gratuitement ! Imagine tout l’argent que tu pourras mettre de côté ! J’ai vu un reportage sur ce hameau à la télé l’hiver dernier, je m’en souviens bien, il disait qu’on comptait dix habitants au dernier recensement, ce qui semblait beaucoup l’amuser.
– Quoi, dix habitants ? Tu plaisantes ?
– Non, c’était même pour ça que le journaliste y était allé. Je crois que c’est le plus petit village d’Islande. Tu n’auras sans doute qu’un élève ou deux.
Au début, Una avait considéré cette proposition comme une blague, mais peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée ? Peut-être était-ce là l’occasion tant rêvée ? Elle n’avait jamais projeté de vivre à la campagne, ayant grandi dans un quartier résidentiel de la capitale où son père, médecin, avait construit presque entièrement de ses mains un petit pavillon individuel. Elle y avait vécu une enfance assez heureuse. Elle se revoyait jouant avec ses amies dans les rues gravillonnées de ce quartier encore en plein développement. Jusqu’au drame.
D’une certaine manière, cela avait été comme grandir dans un petit village, même s’il ne comptait pas dix habitants. Les souvenirs qu’elle gardait de ce lieu demeuraient vifs et lumineux.
Sa mère et elle avaient fini par partir. Quelqu’un d’autre avait pris leur place dans cette maison, et peu importe de qui il s’agissait, Una n’y remettrait jamais les pieds. Mais ce hameau, Skálar, touchait une corde sensible en elle. Elle avait besoin de changer d’environnement.
– Ça ne coûte rien de postuler, finit-elle par dire, presque malgré elle.
Elle s’y voyait déjà : repartir à zéro au cœur de la nature, savourer cette proximité avec l’océan. Elle songea alors qu’elle ne savait même pas si le village se trouvait en bord de mer – mais c’était fort probable, sur une île où seules les côtes étaient habitables.
– Si c’est sur la péninsule de Langanes, ça doit être au bord de la mer, non ?
– Bien sûr, répondit Sara. D’ailleurs, l’essentiel de l’activité est un petit port de pêche. C’est plutôt charmant, non ? Vivre à la marge, mais en même temps pas tout à fait seul.
Un village de dix personnes qui se connaissaient toutes. Ne serait-elle pas une intruse ? Peut-être était-ce justement ce dont elle avait besoin, l’isolement sans la solitude. Échapper au tumulte de la ville, à cette routine où son salaire servait surtout à rembourser son emprunt ; pas vraiment de vie sociale, pas d’amoureux, la seule amie avec laquelle elle gardait contact était Sara.
– Oh, je ne sais pas. On ne se verra jamais, au mieux très rarement.
– Ne dis pas de bêtises. On se rendra visite régulièrement, répliqua Sara avec douceur. En fait, j’hésitais à te montrer cette annonce à cause de ça. Je ne veux pas te perdre. Mais je pense vraiment que ce serait parfait pour toi, pendant un an ou deux.
Recherche enseignant au bout du monde. L’honnêteté du titre charmait Una. Au moins, on ne cherchait pas à dissimuler le défi que représentait ce poste. Elle se demanda combien de personnes allaient répondre à l’annonce. Peut-être serait-elle la seule, si toutefois elle se décidait ? Il fallait bien avouer que rien ne la retenait en ville. Certes, il y avait Sara, mais elles n’étaient pas aussi proches qu’elles le prétendaient. Son amie avait commencé à se construire une famille, avec son mari et son enfant, et le temps qu’elle consacrait à cette vieille amitié ne faisait que diminuer. Elles s’étaient connues au lycée, et peu à peu la vie les avait éloignées. Una s’était dit que le temps d’une soirée, tout serait comme avant : elles regarderaient le concert à la télévision en buvant de délicieux cocktails, elles feraient la fête jusqu’au bout de la nuit. Mais en réalité, peut-être que Sara cherchait à se débarrasser d’elle en lui montrant cette annonce. Peut-être qu’au fond, elle était lasse de cette relation. Alors passer un an à Langanes sans revoir Sara, était-ce vraiment inenvisageable ?
Le pire était sans doute de devoir abandonner sa mère. Cependant, à cinquante-sept ans, celle-ci avait une santé de fer et avait refait sa vie depuis longtemps. Elle n’avait pas besoin que sa fille soit présente au quotidien. Una ne s’était jamais vraiment entendue avec son beau-père, mais toutes deux restaient très proches, elles avaient traversé tant d’épreuves ensemble.
– Je vais y réfléchir, conclut-elle. Je peux garder le journal ?
– Bien sûr, fit Sara en se levant après avoir terminé sa tasse. Je dois filer, mais on se voit ce soir. Ça va être sympa, une soirée entre filles !
Una eut soudain la sensation d’être seule au monde. Déménager, faire de nouvelles rencontres aurait sans doute un effet bénéfique sur elle. Sortir des sentiers battus, suivre son instinct et vivre une aventure excitante.
– Tu me promets de ne pas passer à côté de cette occasion ? insista Sara. Je suis certaine que tu y trouveras ton compte.
– Promis, répondit Una avec un sourire.

C’était une journée d’août étonnamment belle. La température était plutôt clémente, pas de vent, et le soleil faisait même une timide apparition de temps à autre.
Généralement, Una n’aimait pas ce mois-là, lorsque la nuit recommençait à tomber après la clarté perpétuelle des mois précédents, mais cette fois la situation était différente. Se tenant sur les marches de l’immeuble où sa mère vivait avec son mari à Kópavogur, elle songea qu’elle n’aurait jamais pu habiter dans un endroit pareil, aussi froid que mal entretenu. Elle préférait son petit appartement du quartier ouest de Reykjavík, même s’il était en sous-sol. Elle le louait désormais à un jeune couple avec un bébé.
Sa mère l’avait raccompagnée dehors après leur café. Le moment était venu de se dire au revoir.
– Nous viendrons te rendre visite, ma chérie, ne t’inquiète pas. Et puis, ce n’est que pour un an, non ?
– Une année scolaire, oui, répondit-elle. Vous serez toujours les bienvenus.
Façon de parler : sa mère serait la bienvenue, mais quelque chose chez son second mari – entré dans leurs vies plusieurs années auparavant – avait toujours dérangé Una.
– Tu vas t’arrêter quelque part en route ? demanda sa mère. C’est affreusement loin. Il faut que tu fasses une pause, c’est dangereux de conduire quand on est fatigué.
– Je sais, maman, soupira Una.
La sollicitude de sa mère était parfois un peu écrasante. Elle avait juste besoin de respirer, de prendre son envol. Quelle meilleure solution que de devenir enseignante dans un village si petit qu’il méritait à peine ce qualificatif ? Dix âmes, pas plus. Comment une société de cette taille pouvait-elle fonctionner ?
Ce serait une expérience enrichissante, revigorante autant pour son esprit que pour son corps. Una n’avait pas eu de difficulté à obtenir le poste. Elle avait appelé le numéro inscrit sur l’annonce quelques jours après la visite de Sara. Une femme d’un âge indéterminé, entre trente et quarante ans à en juger par sa voix, lui avait répondu et expliqué qu’elle siégeait au sein de la commission scolaire de la municipalité à laquelle le hameau appartenait.
– Ça me fait plaisir d’entendre que quelqu’un est intéressé. Pour tout vous dire, personne d’autre n’a postulé.
Una lui avait retracé en détail son parcours universitaire et son expérience professionnelle.
– Mais pourquoi voulez-vous venir vivre ici ? lui avait alors demandé la femme.
Una était d’abord restée silencieuse. Les prétextes ne manquaient pas : échapper à l’existence monotone qu’elle menait en ville, échapper à Sara, ou pour être plus exacte laisser Sara en paix quelque temps, se séparer un peu de sa mère – et surtout de son beau-père –, enfin changer d’environnement. Mais la véritable raison n’était pas aussi claire.
– J’ai juste envie de connaître la vie autrement qu’à la ville, avait-elle finalement répondu à son interlocutrice.
Elle n’avait pas immédiatement obtenu le poste, mais de toute évidence, ses chances étaient bonnes. Avant de raccrocher, elle avait demandé :
– Combien d’élèves aurai-je ?
– Deux, seulement. Deux fillettes de sept et neuf ans.
– C’est tout ? Vous avez vraiment besoin d’un professeur ?
– Oui, on ne peut pas faire des allers-retours quotidiens vers une autre école, surtout en hiver. Mais ce sont deux petites filles adorables.
Ainsi son voyage allait-il démarrer, à Kópavogur, au petit matin. Une année scolaire à la campagne, sur la péninsule de Langanes, parmi des inconnus, avec une classe composée de deux élèves. C’était risible, un travail presque trop facile pour accepter un salaire complet. Mais en fait, elle avait hâte.
La femme avec qui elle s’était entretenue au téléphone, Salka, lui avait semblé sympathique.
Peut-être que ce petit village l’accueillerait à bras ouverts.
Peut-être tomberait-elle amoureuse de la nature environnante et de ses habitants, au point de s’y installer de manière permanente…
Una revint à elle tandis que sa mère lui donnait un petit coup de coude et lui reposait la même question, à laquelle elle avait pourtant déjà répondu :
– Ce n’est que pour un an, n’est-ce pas ?
– Oui, maman. Je n’ai aucune envie de vivre aussi loin de Reykjavík à long terme.
– Eh bien. J’ai la sensation que mon oisillon prend enfin son envol.
– Voyons, maman, ça fait longtemps que j’ai quitté la maison.
– Mais tu n’as jamais été bien loin, ma chérie, nous avons toujours été là l’une pour l’autre… J’espère que ce ne sera pas trop dur pour toi là-bas, toute seule, sans pouvoir venir me voir et parler de… parler du passé.
Sa mère sourit. Una soupçonnait qu’elle décrivait sa propre peur, que cette séparation serait plus difficile qu’elle ne l’avait prévu.
Elle la serra fort contre elle, et toutes deux se regardèrent un instant en silence.
Il n’y avait plus rien à dire.

Jamais il ne se serait cru capable de tuer un homme.
Jamais il ne l’avait envisagé, en dépit de ce qu’on disait de lui. Il nourrissait d’ailleurs sciemment cette mauvaise réputation, pour conserver une certaine aura, susciter un respect mêlé de crainte. On le pensait sans doute capable du pire, peut-être le soupçonnait-on même d’avoir déjà commis un meurtre. Et oui, plus d’une fois dans sa vie il avait dû recourir à la violence. Il savait se battre, même s’il n’en avait pas forcément l’air.
Mais aujourd’hui, il avait tué.
Un effet singulier ; un afflux d’adrénaline avait traversé son corps, comme si plus rien ne lui était impossible. Il avait ôté la vie, regardé un être humain pousser son dernier soupir tout en étant conscient qu’il aurait pu le sauver.
Emportant son fusil à canon scié, il avait rendu visite à la victime – qui n’avait pourtant rien d’une victime – en fin de soirée, tandis que dehors tout était sombre, froid et humide. Il avait frappé de puissants coups à sa porte, sans craindre que quelqu’un l’entende aux alentours : la maison était en cours de construction, la seule à demi terminée dans une jungle bétonnée encore déserte, pas un témoin à proximité. Sachant visiblement ce qui l’attendait, l’homme avait aussitôt lancé les hostilités. Il avait envisagé de le flinguer immédiatement, mais à l’origine son arme devait servir à menacer, pas à tuer. Tirer sur quelqu’un, c’était trop salissant.
Alors, d’un geste vif il avait retourné son fusil et utilisé la crosse pour assommer le type. Après ça, il l’avait achevé à mains nues.
Et ça n’avait pas été difficile.
Pas tant que ça. Il fallait le faire, il n’avait pas d’autre choix.
Maintenant, cette ordure gisait par terre, dans le salon. Il devait déplacer le corps, s’en débarrasser. C’était sa mission de la soirée.
Il resta un instant figé, observant le cadavre inerte tandis qu’il prenait conscience de la situation. À présent rien ne serait plus pareil, il avait franchi la limite, commis un acte dont on ne revenait pas. Il devrait apprendre à vivre avec. Évidemment, il comptait bien s’en tirer – pas d’autre choix. Le peu de gens au courant de sa visite nocturne étaient complices, c’étaient eux qui lui avaient demandé de régler le problème. La police ne lui faisait pas peur tant qu’il réussissait à se débarrasser du cadavre. Les inspecteurs du coin n’avaient pas une grande expérience de la vraie criminalité. On l’interrogerait sûrement sur les liens qui l’unissaient à la victime, peut-être le soupçonnerait-on même quelque temps, mais ça, il pouvait s’en accommoder. Il suffisait de ne pas laisser de traces, en particulier des empreintes.
Heureusement, le sang n’avait pas coulé et il faisait sombre – les ténèbres étaient quasi constantes en cette fin novembre. Il avait juste à transporter le corps jusqu’à sa voiture et à trouver un bon endroit où l’abandonner. Quelques idées lui venaient déjà. Il aurait sans doute besoin d’un coup de main.
L’espace d’une seconde, il se demanda si ce type manquerait à quelqu’un. Ses parents étaient-ils toujours en vie, avait-il des frères et sœurs ? En tout cas, ce sale traître n’avait pas beaucoup d’amis. Non, réflexion faite, il ne manquerait à personne.
Quelqu’un sonna alors à la porte.

Après avoir roulé pendant des heures, Una soupira de soulagement en voyant apparaître le panneau de Thórshöfn, au pied de la péninsule de Langanes, même s’il lui restait encore une bonne distance à parcourir avant d’en atteindre l’extrémité.
Elle acheta un rafraîchissement dans une petite épicerie du village portuaire et en profita pour consulter sa carte. Elle devait aller presque tout au bout à l’est, jusqu’au cap de Fontur, afin de rejoindre le hameau de Skálar.
Elle se remit rapidement en route, un peu hésitante, plus tout à fait sûre de vouloir arriver à destination. Il n’était pas encore trop tard pour faire demi-tour.
Sa vieille Toyota Starlet jaune peinait sur le sentier caillouteux qui serpentait au cœur d’un paysage désertique, essentiellement constitué de roche et d’herbes sauvages. Seule une jolie petite église de campagne avait brisé la monotonie des lieux quelque part en chemin. C’était dans cette région qu’un ours polaire s’était échoué lors du grand hiver de 1918, particulièrement rigoureux. Il avait failli causer un carnage, d’après ce que lui avait raconté Sara, qui tenait cette histoire d’un reportage vu à la télévision.
La route longeait la mer et des amas de bois flotté que personne n’avait daigné ramasser parsemaient la côte. Ici et là, on apercevait également quelques cygnes chanteurs. Plus Una avançait, plus l’état de la chaussée empirait, ce qui n’était pas pour la rassurer. Elle avait beau tenter d’éviter les plus gros nids-de-poule, elle finit par en heurter un particulièrement profond. Certaine que son pneu avait éclaté, elle coupa le moteur et se prépara à sortir sa roue de secours. Constatant avec soulagement qu’il avait résisté, elle profita de cette courte pause pour inspirer l’air marin et regarder sa carte à nouveau, afin de s’assurer qu’elle ne s’était pas perdue.
Tout doucement, elle reprit son chemin, déterminée à ne pas rencontrer le moindre problème si près du but. Elle aperçut bientôt une étroite pointe, sans doute le fameux cap de Fontur qui ouvrait sur la mer, d’une ampleur étourdissante. Un peu plus loin, elle arriva à un croisement – Fontur à gauche, Skálar à droite – et fut soudain prise d’un vertige. Je ne veux pas vivre ici, songea-t-elle. Mais elle n’allait tout de même pas abandonner maintenant.
Tandis qu’elle approchait de Skálar, le brouillard s’abattit d’un coup sur le paysage alentour, effaçant la frontière entre le ciel et la terre, la projetant au cœur d’une insaisissable toile de maître. Sa destination semblait de plus en plus lointaine alors qu’elle se dirigeait vers le néant, où le temps n’avait plus de prise. Peut-être était-ce justement ce qui l’attendait : un lieu où le temps ne voulait plus rien dire, où le jour et l’heure n’avaient aucune importance, où les gens ne faisaient qu’un avec la nature.
Elle finit par atteindre le hameau perdu dans les brumes. Una se sentait comme l’héroïne d’un conte lugubre, rien ne lui paraissait réel. Tout bien réfléchi, sa propre décision n’avait rien de normal – tout lâcher et accepter de passer un an à la lisière du monde habitable. Elle se secoua ; il fallait qu’elle prenne sur elle, ce n’était qu’une première impression, aucune raison de s’y fier.
Elle passa devant une ferme qui surplombait le village mais qui, d’après Sara et le reportage télévisé, en faisait partie. Una discernait à présent quelques maisons à travers l’épais brouillard – un décor de ville fantôme. Ce lieu-là était néanmoins bel et bien habité, et elle avait la sensation qu’on l’observait, que çà et là les gens soulevaient discrètement leurs rideaux pour apercevoir l’inconnue.
Ce n’est qu’un effet de la brume, se dit-elle avec détermination. Comme cette impression que plus personne ne vivait là depuis des années, que tout le monde était parti. C’était déjà arrivé, des villages entiers qui se volatilisaient. Le poisson disparaissait, les gens avec. Mais ces dix âmes-là tenaient le coup, et elle venait s’y ajouter. Hors de question, toutefois, de s’éterniser. Une année scolaire, puis elle retournerait chez elle, riche de cette expérience, après avoir retrouvé un parfait équilibre dans sa vie.
Elle se gara à côté d’un petit groupe de véhicules stationné à la sortie du hameau piétonnier. Salka lui avait décrit en détail sa maison : une bâtisse blanche de deux étages du début du siècle, située à quelques pas du parking. Il était prévu qu’Una s’installe sous les combles. Elle ne donnait pas directement sur le front de mer, comme cela semblait être le cas de la plupart des autres maisons. L’une d’elles était particulièrement impressionnante ; juchée sur un léger relief, elle dominait les autres constructions. Una aperçut également une vieille et charmante église, de quoi surprendre pour une si petite communauté.

Extrait
« Une fois la nuit tombée, abrité par les ténèbres, il transporterait le corps dans son coffre jusqu’à un champ de lave.
C’était mieux ainsi. Trop d’intérêts en jeu, trop d’argent, et les hommes derrière cette affaire étaient sans pitié.
Il fallait en finir, sinon c’était la déroute assurée. Une vie ou deux, ça ne change pas grand-chose, se dit-il. On lui avait également confié la responsabilité de l’autre type qui voulait cafter. Deux hommes, deux pathétiques ratés, reposeraient bientôt à jamais dans un champ de lave. Et ils ne manqueraient pas à grand monde. » p. 88

À propos de l’auteur
JONASSON_Ragnar_DRRagnar Jónasson © Photo DR

Ragnar Jónasson est né à Reykjavík en 1976. Grand lecteur d’Agatha Christie, il entreprend, à dix-sept ans, la traduction de ses romans en islandais. Découvert par l’agent d’Henning Mankell, Ragnar a accédé en quelques années ans seulement au rang des plus grands auteurs de polars internationaux. Avec plus d’un million de lecteurs, la France occupe la première place parmi les trente pays où est Ragnar est traduit. (Source: Éditions de La Martinière)

Page Wikipédia de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#dixamespasplus #RagnarJonasson #editionsdelamartiniere #hcdahlem #polar #RentréeLittéraire2022 #litteratureislandaise #litteraturecontemporaine #thriller #litteraturepoliciere #litteratureetrangere #Rentréedhiver2022 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Châteaux de sable

LA_ROCHEFOUCAULD-chateaux_de_sable

  RL-automne-2021

Sélectionné pour le prix littéraire Maison Rouge

En deux mots
Louis Robinson est ravi de faire la connaissance du narrateur, descendant d’une famille aristocratique qui aura beaucoup soutenu le monarque à l’heure de la Révolution française. Le fantôme de Louis XVI va l’engager pour écrire sa «vraie» vie. Après tout, le roman national est d’abord un roman.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les confidences de Louis XVI

En imaginant sa rencontre avec le fantôme de Louis XVI dans la France des gilets jaunes, Louis-Henri de la Rochefoucauld va tout à la fois déconstruire le roman national et remettre en perspective son histoire familiale. Avec humour et érudition.

On le sait, l’aristocratie aura payé un lourd tribut à la Révolution française qui, pour asseoir son autorité, guillotinait à tour de bras tous ceux qui portaient une particule. La famille de La Rochefoucauld détient le triste record du nombre de morts durant cette période. À la suite de cette dispersion façon puzzle ne subsisteront que quelques beaux rêves de restauration. Plus prosaïquement, les descendants de la noblesse se classent aujourd’hui en affairistes « qui avaient froidement suivi l’évolution des espèces en s’assimilant à la haute-bourgeoisie friquée, les irréductibles « qui tournaient en rond dans les pièces mal chauffées de châteaux angevins » et les précurseurs amnésiques qui se métissaient. Quant à Louis-Henri, il se sent « condamné à vivre de façon parodique » et trouve refuge dans le journalisme et la littérature. Des piges et des entretiens qui lui permettent d’entretenir une famille, même s’il aimerait offrir un avenir plus flamboyant à sa petite fille Isaure.
C’est lors d’un mariage joyeusement arrosé qu’il va faire LA rencontre qui va bousculer sa vie. Louis Robinson va lui proposer d’être son nègre, de raconter la « vraie histoire » de sa vie, car il n’est autre que le fantôme de Louis XVI. Intrigué mais aussi séduit, le narrateur s’achète carnets et stylo et se rend quai de Bourbon pour recueillir les confidences du monarque déchu et de son épouse. Une Marie-Antoinette qui n’a rien à voir non plus avec la femme frivole entrée dans la postérité.
L’opération réhabilitation est lancée!
Grâce au dispositif narratif choisi par l’auteur, on va se régaler des télescopages entre l’actualité du moment et les «souvenirs» de ce couple qui a traversé le temps. Ainsi, toutes proportions gardées, Antoinette voit un parallèle entre la vie recluse à Versailles et l’actuel président qui, bien des siècles plus tard n’a pas vu venir les gilets jaunes. Ces «Gaulois réfractaires» vont même finir par donner des idées à Georges Lemoine. L’homme tient un bar clandestin où se réunissent les fidèles de Louis XVI et rêve de s’appuyer sur ces révoltés pour faire tomber le régime.
Se basant sur une solide documentation, l’auteur va raconter à sa manière les jours qui ont fait basculer le régime et la dernière tentative de restaurer un pouvoir désormais honni. On retrouve aussi ici l’ambiance et certains thèmes croisés dans Le Club des vieux garçons. On y cherchait tout autant un espace de liberté en s’accrochant à des principes un peu surannés et folkloriques, mais en y mettant du panache et de l’audace. Car comme disait Danton, cet ennemi juré, «Pour vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace» !

Châteaux de sable
Louis-Henri de La Rochefoucauld
Éditions Robert Laffont
Roman
244 p., 19 €
EAN 9782221256091
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais également en Franche-Comté et en Champagne, notamment à Pargny-les-Reims.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière, notamment autour de 1789-1793.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’avais mis beaucoup de temps à m’intéresser à la Révolution, et plus encore à la comprendre. Puis, j’y étais revenu, et la période m’avait semblé capiteuse. Malgré l’atrocité des faits, tout y était beau : les lieux, les vêtements, les noms des bons, des brutes et des truands. Mon déphasage trouvait un écho dans la figure de Louis XVI. J’avais le goût des causes perdues et le plus grand des guillotinés était indéfendable. Quand aurait-il enfin un bon avocat?»
Tour à tour mélancolique et drolatique, ce roman met en scène un héritier de la noblesse d’épée qui ne sait plus à quel saint se vouer.
Jeune père un peu paumé, précaire dans la presse, le narrateur vit dans un monde en voie d’extinction. Rien de grave : issu d’une famille décimée sous la Révolution, il a appris le détachement. Trop à l’ouest pour avoir des convictions politiques, il n’est pas royaliste, mais ne croit pas non plus au mythe d’une France nouvelle née en 1789… jusqu’au jour où Louis XVI lui apparaît! Et s’il s’amusait à réhabiliter ce grand dadais mal-aimé, émouvant malgré lui?
« Quand on n’a plus de château à transmettre, on peut au moins tenter d’aménager pour ses enfants une mémoire habitable. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Page des Libraires (Murielle Gobert Librairie Passerelles à Vienne)


De quoi parle votre roman Louis-Henri de la Rochefoucauld ? © Production Éditions Robert Laffont

Les premières pages du livre
« 1. « Je crois aux forces de l’esprit… »
L’épisode eut lieu il y a quelques années au château de ma grand-mère. Une jeune fille engagée pour l’été était venue trouver mon père. Le plus souvent, elle tapait à sa porte parce qu’elle avait surpris une chauve-souris dans une chambre et avait besoin de lui pour s’en débarrasser. Mon père s’en chargeait d’un coup de fouet de chasse bien ajusté. Dans ce noble art, c’était un champion. Cette fois-ci, la situation était plus préoccupante : « Monsieur le comte, pardon de vous déranger… Je suis très embêtée d’avoir à vous annoncer ça, mais je ne veux plus faire le ménage au dernier étage. J’ai trop peur. » Allons bon ! Peur de quoi ? Embarrassée, la jeune fille avait poursuivi : « Il y a des bruits étranges en haut, quelque chose de bizarre… Ça va vous paraître fou, tant pis : je pense que la maison est hantée. » D’ordinaire flegmatique derrière sa cravate, qu’il n’enlevait que pour dormir, mon père en avait bondi de son fauteuil : « Des fantômes ? Formidable ! Extra ! Si vous en croisez à nouveau, prévenez-moi, je serai ravi de les rencontrer : ils ne peuvent être que mes ancêtres ! »
Dans la galerie de portraits, à elle seule une histoire de la mode à travers les âges, certains anciens ne demandaient qu’à sortir du mur pour se dégourdir les jambes. Communiquer avec ses aïeux, faire tourner les tables de la mémoire : ainsi avais-je été élevé. Au cours des repas, mon père nous expliquait comment nous descendions des rois de France – leur sang coulait dans nos veines. Il nous arrivait de franchir la Manche. J’avais été frappé d’apprendre que je descendais de Charles Ier, le roi d’Angleterre qui fut décapité en 1649, et donc de sa grand-mère, Marie Stuart, raccourcie pour sa part en 1587. Petit, déjà, ces têtes coupées me montaient au cerveau.

À la naissance de mes dernières sœurs, des jumelles, ma mère n’arrivait plus à s’occuper de ses cinq enfants. Elle avait demandé à mon père de nous sortir, mon frère et moi. Nous emmenait-il au stade ? Il n’aimait pas le sport. Je me souviens de nos fous rires devant les glaces déformantes du Jardin d’acclimatation, de promenades dans la forêt de Rambouillet, d’une visite des Grandes Écuries du château de Chantilly. J’avais cinq ans. Savais-je que ces écuries avaient été construites au XXVIIIe siècle par Louis-Henri de Bourbon, septième prince de Condé ? Ce Louis-Henri croyait à la métempsycose et aimait les chevaux à un point tel qu’il pensait se réincarner en canasson. Cette branche illustre des Bourbons s’était éteinte deux générations après lui, en 1830, le jour où son petit-fils, lui aussi prénommé Louis-Henri, neuvième prince de Condé et plus grande fortune de France, avait été retrouvé pendu à l’espagnolette d’une fenêtre de sa chambre. Sur ces explications, nous remontions dans la voiture. Mon père réajustait son nœud de cravate en se regardant dans le rétroviseur intérieur. « Tu portes décidément un très joli prénom », me disait-il sur le chemin du retour.
Quand j’avais atteint l’âge de six ou sept ans, il m’avait estimé assez mûr pour retourner au berceau – c’est-à-dire découvrir le château de La Rochefoucauld, tenu par une de nos tantes. Une fois encore, nous étions entre hommes, assis mon frère et moi sur la banquette arrière, direction la Charente. Après un tour de la maison millénaire, nous avions assisté depuis les gradins au son et lumière qui se donnait le soir. Il y avait un vrai tournoi. Puis un acteur jouait le rôle du roi Charles VII. À voix basse, mon père assurait les commentaires : « Charles VII était notre invité au château quand il a appris la fin de la guerre de Cent Ans, en 1453. » Je n’avais bien sûr aucune idée de ce qu’était la guerre de Cent Ans, mais restais sidéré par cet étrange spectacle, l’histoire mise à la portée d’un enfant, un Puy du Fou personnalisé. Le problème, c’est que, avec mon goût pour les distorsions drolatiques, les différents tableaux du son et lumière se mêlaient dans mon esprit aux glaces déformantes du Jardin d’acclimatation – je peinais à y voir autre chose que de la poudre aux yeux.

À vingt et un ans, vaguement inscrit à la Sorbonne, j’avais commencé à collaborer à Technikart, magazine branché dont les bureaux bordéliques se trouvaient place de la Bastille. Nous n’étions pas toujours payés, mais la liberté de ton qu’on y avait valait tous les salaires. Je pensais naïvement m’échapper de mon milieu. Même là, j’étais tombé sur un cousin éloigné. Le fondateur, Fabrice de Rohan Chabot, grand hurluberlu hirsute et grisonnant, portait des pantalons de couleur rapiécés et des vestes Old England piquées dans l’armoire de son père, qui vivait villa Montmorency. Avec ses bottes usées et sa façon de parler si frappante, grivoise et seigneuriale à la fois, Fabrice semblait tout droit sorti de la cour de François Ier. Il descendait du chevalier de Rohan, celui qui avait judicieusement corrigé Voltaire en 1726 – ses laquais avaient rossé le philosophe à coups de gourdin. « Arouet ? Voltaire ? Enfin, avez-vous un nom ? » lui avait lancé Rohan. Ce à quoi l’autre avait répondu : « Voltaire ! Je commence mon nom et vous finissez le vôtre. »
Finissais-je le mien ? Venant de ce monde à part où l’on vous donne le prénom des princes de Condé, j’avais quelque chose de spectral. J’avais essayé de vivre ma vie, n’avais pas franchement réussi. Dans la réalité, je n’avais pas percé. Titulaire d’une modeste licence de philo, n’ayant jamais connu le salariat, écrivain sans lecteurs et pigiste précaire, homme d’intérieur avec au compteur sept échecs au permis de conduire, je flottais dans une dimension parallèle. Découvrirais-je un jour un ou deux trucs intéressants ? N’étais-je bon qu’à prendre la poussière ? À vingt-deux ans, âge auquel on se lance dans le monde du travail, le suicide d’un ami d’adolescence m’avait fait prendre encore un peu plus de distance avec le cours des choses. Il avait retourné contre lui le fusil de son grand-père. Cette image me hantait, elle me hantera toujours. Puis un événement aussi insondable que nos séances de spiritisme généalogique avait achevé de faire de moi un vieux machin dépassé : le 26 novembre 2016, année de mes trente et un ans, j’avais eu une fille. La paternité détraque votre rapport au temps ; du jour au lendemain, vous déléguez le futur à quelqu’un d’autre. Le présent étant par définition invivable, il ne vous reste plus que le passé à habiter.
Lorsque s’ouvre ce deuxième acte de votre existence, mieux vaut vous lever du bon pied. À la naissance d’Isaure, j’avais mis à la poubelle mes baskets trouées et commencé à collectionner les chaussures anglaises. J’avais acheté deux paires de mocassins à glands et repris un manteau de loden de mon grand-père maternel, lequel m’avait aussi légué une calvitie qui ne cessait de s’épanouir au sommet de mon crâne. Ainsi vêtu et dégarni, myope et migraineux, j’arpentais les rues du XVIe arrondissement. En allant chercher le pain, je croisais parfois Édouard Balladur et son épouse, qui habitaient à côté de chez moi, boulevard Delessert. Oublié de tous, l’ancien Premier ministre avait l’air empaillé dans ses beaux costumes d’un autre temps. Je n’étais pas sûr de paraître plus jeune que lui. M’ayant considéré dès notre premier verre comme un bibelot à revendre un jour à une brocante de quartier, mon épouse ne s’en faisait pas, du moins le croyais-je ; mes trois petites sœurs, en revanche, s’inquiétaient de mon évolution.

Voyons le bon côté des choses : quand on est un fantôme, on ne prend plus rien au tragique. Le problème, naturellement, c’est qu’on a du mal à se vendre sur le marché de l’emploi – nul ne confie un travail qualifié à un type qui s’en fout. Deux ou trois rédacteurs en chef aussi inconscients que Rohan Chabot m’avaient donné ma chance. À défaut d’exister vraiment, j’écrivais dans la presse des portraits d’artistes plus ou moins valables derrière lesquels je m’effaçais. Je n’avais pas les moyens de mon oisiveté, et pourtant mon quotidien n’était qu’un incessant bavardage, comme ce livre le montrera assez.
Parfois, tel ou tel interlocuteur me retournait la question. J’y avais eu droit avec l’écrivain Andreï Makine, de l’Académie française. Il parlait tellement vite, avec ses restes d’accent russe, que je ne comprenais pas tout ce qu’il me racontait, d’autant que l’ambiance de la brasserie Wepler, où nous étions installés, n’aidait pas à la concentration. En cette heure creuse de l’après-midi, quelques vieux messieurs lisaient le journal en digérant leurs rognons. La lumière orangée et le cuir ramolli des banquettes étaient propices à la sieste. Quant à Makine, académicien atypique à la carrure d’ancien du KGB et à la belle gueule anguleuse de statue soviétique, avec son regard d’acier qui vous transperçait, il semblait vouloir vous hypnotiser, vous endormir – et pourquoi pas jeter votre corps dans la Volga.
Une fois ses réponses dans la boîte, nous avions repris un café et inversé les rôles : il m’avait interrogé sur ma famille, surpris d’apprendre que, avec quatorze victimes, les La Rochefoucauld détenaient le record du nombre de morts sous la Révolution française, toutes compétitions confondues. La liste donnait le tournis. Pierre-Louis et François-Joseph avaient donné le coup d’envoi le 2 septembre 1792 : frères, tous deux évêques, ils avaient été assassinés à la prison des Carmes. Deux jours plus tard, le 4 septembre, Louis-Alexandre tombait dans un guet-apens à Gisors : molesté, lapidé, achevé d’une trentaine de coups de gourdin et de pique. Au printemps 1793, Marie-Françoise, Charlotte-Louise et Louise-Charlotte avaient été exécutées « pour être nées aristocrates et porter le nom de La Rochefoucauld ». Ce fut ensuite le tour d’Adélaïde-Marguerite, de Gabrielle-Françoise et de Françoise-Perrine (quels prénoms !), noyées à Nantes sur ordre de l’impitoyable Carrier. L’amazone Marie-Adélaïde, qui combattait avec ses paysans en Vendée, fut guillotinée le 24 janvier 1794. Suzanne, qui à soixante-huit ans guerroyait elle aussi, l’avait précédée sur l’échafaud. Ses deux fils, Alexandre-Marie et René-Claude, connaîtraient le même sort, l’un guillotiné, l’autre fusillé. Anne, enfin, fut guillotinée le 8 mars 1794 place de la Révolution, à Paris.
Nous avions payé cher le prix de l’agitation populaire. Le jacobinisme était-il un humanisme ? Vous avez quatre heures. À l’école, les manuels de l’Éducation nationale ne m’avaient pas convaincu des bienfaits de la Terreur. Makine n’avait pas l’air d’accorder plus de crédit que moi à la démocratie représentative ni aux sacro-saintes institutions républicaines, tout ce fumeux charabia auquel plus personne ne croyait. À ses yeux, seule la littérature comptait. Jusqu’ici imperturbable dans son étrange manteau trop grand pour lui, le charmeur de serpents slave avait cédé au naturel : « Mais ma parooole, Louis-Henriii ! Il faut en faire un romaaan ! Et de toute urgence ! “Je viens de la famille dont le sang a le plus coulé sous la Révolution” : quelle incroyaaable première phraaase ! » J’avais déjà consacré un livre à ce sujet, et ça n’avait pas été un tube. Il faut dire que, au lieu de crier au génocide et de demander réparation à l’État, bref, de pleurnicher, j’avais choisi de m’exprimer sur le mode comique. La victimisation était tendance, mais le sanglot de l’aristo ne m’avait pas semblé un créneau porteur pour s’attirer les faveurs des médias. Aurais-je dû faire du lobbying nobiliaire ? Réunir les cent mille derniers représentants du second ordre ? Lancer la Particule Pride, une marche des fiertés d’un nouveau genre et d’une autre tenue, un défilé de perruques poudrées dans les rues de ce qu’on appelait jadis le faubourg Saint-Germain ? Je divaguais. Makine et moi, nous ne nous écoutions plus. Deux cinglés face à face. Alors que nous nous séparions, il m’avait serré la main à m’en écraser les os, me répétant une dernière fois avec des intonations illuminées de prophète dostoïevskien : « Réfléchissez-y, La Rochefoucauld ! Aucun autre thème n’est intéressant pour vous. Vous ne pouvez qu’y revenir. La Révolution, c’est voootre sujeeet ! »

Nous étions en 2018, j’avais atteint l’âge du Christ et j’étais à la ramasse. Un an plus tôt, un jeune banquier d’affaires qui se prenait pour Bonaparte avait été élu président de la République. Durant sa campagne, il avait publié un livre intitulé Révolution. Il aurait mieux fait de ne pas jouer au plus malin : le complotisme et la contestation ne cessaient de monter en France. On sentait que ça clochait. Par ailleurs, avec les islamistes, la décapitation était redevenue à la mode. Je ne faisais pas encore le lien, mais tout cela ne me disait rien qui vaille.
Sans cesse réveillé par les cauchemars de ma fille, je ne fermais plus l’œil de la nuit ; dormant debout, je rêvassais à longueur de journée. Dans les rues comme en moi, tout était devenu flou, brouillé, brumeux. Un coaltar complet. En septembre, des valises sous les yeux, j’attendais le métro en bâillant. Tout autour, sur le quai, des cadres du secteur tertiaire se penchaient sur leur téléphone portable. J’ai levé la tête et vu cette affiche publicitaire :

« Mais c’est une révolte ?
— Non, Sire, c’est une révolution ! »
Réponse du duc de La Rochefoucauld-Liancourt à Louis XVI le 14 juillet 1789

Il s’agissait d’une pub pour un mascara de chez Chanel, le modèle Révolution – décidément. On y voyait une photo du produit, très à son avantage sur un joli fond noir ; et, au-dessus, en guise de slogan, ce dialogue entre Louis XVI et mon aïeul. Comment mon ancêtre se retrouvait-il, post mortem et sans droits d’auteur, concepteur-rédacteur pour un cosmétique ? Mais d’abord : qui était ce La Rochefoucauld-Liancourt, qu’on peut appeler Liancourt pour aller plus vite ? Je dois ici me fendre d’une brève digression à destination des équipes marketing de Chanel.

Né en 1747, Liancourt avait hérité la charge de grand maître de la garde-robe du roi, passe-temps qui aurait plu à Yves Saint Laurent, mais qui paraît fastidieux en notre ère du survêtement pour tous. Responsable d’une partie des diamants de la Couronne, il devait surtout veiller à l’allure de Sa Majesté et s’occupait de ses fournisseurs et tailleurs. Chaque matin, à son réveil, il tirait la chemise de nuit royale par la manche droite – le premier valet s’occupait de la manche gauche. Puis il bouclait les souliers du monarque, lui attachait son épée, l’aidait à passer son habit et le cordon bleu de l’ordre du Saint-Esprit… De son propre aveu, Liancourt n’avait pas été un aigle dans ses études. Bègue, il ne pouvait briller dans la conversation par des reparties piquantes ; il était néanmoins curieux, fin, caustique, et sa longue amitié avec Talleyrand prouve qu’il avait l’estime des gens d’esprit. Très bien en cour sous le ministre Choiseul, qui le considérait comme un fils, ou quasi, il avait été chez lui à Versailles, « pays du déguisement » dont il ne raffolait pas, même s’il y avait ses appartements.
L’arrivée de la du Barry dans la couche de Louis XV avait précipité, en 1770, la disgrâce de Choiseul, et donc la sienne, ce qui ne lui avait pas déplu. « Notre famille a toujours eu un égal éloignement et pour l’état de domesticité, et pour celui d’intrigue », écrivait ce descendant d’un des leaders de la Fronde. Marié à dix-sept ans, comme c’était l’usage, Liancourt prétendait ne pas avoir cédé « à la douce facilité des mœurs d’alors ». Appartenant à la jeunesse dorée, il avait voyagé en Angleterre et ailleurs. Rue de Seine, à l’hôtel de La Rochefoucauld, où sa tante tenait salon, la décoration était correcte (œuvres du Titien, de Véronèse, Poussin, Raphaël et Léonard de Vinci). On y rencontrait tous les savants et économistes en vue à l’époque, deux futurs présidents américains (John Adams et Thomas Jefferson), des troubadours prometteurs – le jeune Mozart était venu jouer quelques airs en 1778. Dans son propre hôtel particulier, au 58, rue de Varenne, en face de Matignon, Liancourt menait grand train : des domestiques à tous les étages, un millier de bouteilles à la cave, deux diligences à ses armes, des armoires remplies de vêtements découpés dans des velours, satins et gourgourans achetés chez Lenormand, rue Saint-Honoré. Grand fumeur de cigare, il n’était pas un minet, un fils à papa ne pensant qu’à claquer ses louis d’or dans les cafés du Palais-Royal : il avait servi dans son régiment de dragons ; et, sur ses terres, en seigneur éclairé, il luttait contre la mendicité, cherchait à moderniser l’agriculture et l’industrie.
Quelle belle année que 1774 pour tous ceux qui avaient encore un cerveau au Royaume de France : grâce à la petite vérole, Louis XV enfin cassait sa pipe ! Dans un texte tordant, Liancourt raconte les dix nuits qu’il avait passées au chevet du satyre agonisant en robe de chambre dans son lit de parade. Une partie de plaisir que de voir ce grand douillet de Louis XV au pieu, en train de geindre, avec six médecins, trois chirurgiens et trois apothicaires lui tâtant le pouls à tour de rôle. Les vils vautours qui s’étaient invités à Versailles dans le sillage de la du Barry sentaient que le vent tournait. Ces goujats avaient essayé de le faire sortir de la pièce, mais Liancourt n’avait rien voulu entendre – on ne dégageait pas un duc comme un manant. Les saignées n’ayant pas donné de résultats probants, Louis XV avait reçu un lavement. Le visage enfoncé dans son oreiller, les fesses à l’air : quelle fin glorieuse pour l’héritier de Saint Louis… À la grande satisfaction des honnêtes gens et au grand chagrin des faquins, le roi se mourait, le roi était mort. La du Barry, ses bijoux et toute sa clique de mauvais plaisants avaient été foutus dehors. Louis XVI avait été appelé à régner, avec, jamais loin de lui, Liancourt, qui resterait toute sa vie « attaché par sentiment à ses qualités et à ses vertus ». Fréquentant la frange libérale de l’aristocratie, Liancourt avait compris très tôt que les temps changeaient. Il avait tenté d’intégrer le roi à cette révolution en cours. Les choses, on le sait, ne se passèrent pas comme prévu. Le 14 juillet, pour aller de Paris à Versailles, laquelle de ses voitures avait-il fait atteler par son fidèle écuyer, François Le Soindre ? Son cabriolet, l’une de ses deux berlines ou l’une de ses diligences ? Et quand avait-il prévenu Louis XVI de la prise de la Bastille ? Les sources ne concordent pas. Dans des écrits qu’il a laissés, Liancourt affirme que c’est pendant la nuit, vers une heure du matin, qu’il était entré dans la chambre du roi pour lui apprendre que le premier domino était tombé.

Tout m’est revenu d’un coup, sur ce quai de métro, ce matin de septembre, face à une pub pour le mascara Révolution de chez Chanel… J’avais l’impression que Liancourt était là, à côté de moi, à regarder lui aussi l’affiche. Je sentais sa présence, repensais à sa vie mille fois racontée par mon père, aux menaces de mort qui avaient pesé sur lui, à son exil en Amérique, à son retour tardif d’émigration et tout le toutim. Le sort des vieilles familles de ce temps. J’ai raté un premier train.
En m’ouvrant les yeux, ce mascara m’a renvoyé à Makine, à sa poignée de main qui m’avait fait si mal. J’ai raté un second métro. Après l’Académie française, voilà que l’industrie du luxe me renvoyait à son tour à la Révolution française. Fallait-il y voir un signe ? Comme François Mitterrand, je croyais aux « forces de l’esprit ». Je n’ignorais pas que, en privé, le monarque socialiste affirmait que la mort de Louis XVI avait été « le drame de la France ». Inutile de se cacher plus longtemps derrière son maquillage : tout me rappelait auprès du roi ! J’avais assez perdu de temps dans des voies sans issue.

Lecteur admiratif des moralistes du XVIIe siècle et aspirant à une vie ascétique dont j’étais bien incapable, je n’étais pas mécontent de mon sort plus que dérisoire. En 2018, j’occupais la charge de grand maître de la garde-robe de ma fille. Quand j’habillais Isaure le matin, je ne réglais pas que la question épineuse de la manche droite : les caisses de mon ménage étant ce qu’elles étaient, je n’avais pas les moyens d’engager un premier valet pour la manche gauche. J’avais beau manquer d’ambition sociale, je pouvais quand même viser plus haut ; d’autant que, un jour prochain, ma fille enfilerait seule ses vêtements.
J’aurais préféré travailler pour Louis XVI. Il m’inspirait une profonde affection. L’historiographie avait accablé de noms d’oiseau le poussah pusillanime, considéré comme un fils à papa à silhouette de sumo, un soliveau soumis aux caprices de sa femme, un bricoleur de serrures impuissant et parjure… Léon Bloy, taquin, parlait de « citrouille creuse ». N’en jetez plus ! Je pensais tout le contraire de Sa Majesté. Il avait poussé à son paroxysme cette qualité souveraine : le détachement. Sous ses bourrelets bonhommes, je voyais un fakir qui avait remarquablement su serrer les dents sur la planche à clous de la Révolution. Derrière son rire d’adolescent bébête qui, paraît-il, mettait mal à l’aise, j’entendais autre chose qu’un « débile cerveau » (Bloy, encore) : Louis XVI n’était pas un intellectuel mais un poète, et l’un des plus accomplis que la Terre eût portés. Aucun artiste n’égalera jamais la performance définitive que fut sa décapitation – il faisait lui-même ses cascades. Son bon naturel valait mieux que ses idées. Même de son courage il ne tirait pas de vanité. Quant à sa clownerie, elle n’était pas comprise. Cet homme secret, pudique et dépressif avait caché son jeu. Sans partir dans des trémolos ultraroyalistes gênants pour tout le monde, ne pouvait-on pas dire que le roi très chrétien était tombé en martyr ? Il avait donné sa vie, il était mort pour la France – et, depuis, son peuple n’avait cessé de cracher sur sa tombe. Le stoïcien dodu avait pourtant incarné un certain génie de chez nous, versant perdant magnifique. Être un Vercingétorix christique, pardon, mais c’était autre chose que présider la Ve République avant de mourir de vieillesse…

À la fin tu es las de ce monde moderne… Je n’avais pas toujours tenu l’exécution du roi pour le péché originel de la France, ni l’Ancien Régime pour un paradis perdu. Ignare, j’avais mis beaucoup de temps à m’intéresser à la Révolution, et plus encore à la comprendre un peu. En vieillissant, j’y étais revenu, et la période m’avait semblé capiteuse. J’en aimais profondément la couleur, les personnages et le climat. Malgré l’atrocité des faits, tout y était beau : les lieux, les vêtements, les noms des bons, des brutes et des truands. Mon déphasage trouvait un écho dans la figure de Louis XVI. J’avais le goût des causes perdues, et, de même que le malaise aristocratique était inaudible, le plus grand des guillotinés était indéfendable. Quand aurait-il enfin un bon avocat ? Sa condamnation à mort ainsi que celle de Marie-Antoinette avaient été expéditives. Il était temps de rouvrir leurs dossiers et de réécrire l’histoire.
Faites entrer l’accusé ! Décrocher en exclusivité un grand entretien de Louis XVI : telle était ma nouvelle raison de vivre. Par mes activités dans divers journaux, je connaissais quelques attachées de presse, certaines étaient des amies, mais aucune n’avait la ligne directe de cette célébrité en quête d’un second souffle. Depuis longtemps déjà, me répondait-on, il n’assurait plus la promo. À la place, on me proposait de rencontrer des comédiens à gros sabots, des chanteuses à frange, des romancières tout en jambes, des éditorialistes avec implants capillaires. Aucun de ces profils ne me faisait vibrer. J’avais des principes : désormais, ce serait Louis XVI ou rien. Je ne transigerais pas. J’aurais dû modifier mon répondeur : « Vous êtes bien sur le portable de Louis-Henri de La Rochefoucauld. Si vous avez mis la main sur le numéro de Louis XVI, laissez-moi un message ; sinon, vous pouvez raccrocher. »
Pour meubler mes insomnies, j’ai lu d’une traite les mille pages de la biographie de référence de Louis XVI, plusieurs essais, les maigres souvenirs de son dernier confesseur, Edgeworth de Firmont… Je voulais moi aussi lui en arracher, des confessions. Avec ce bon client, j’aurais tiré un papier fleuve mettant fin à plus de deux siècles de contre-vérités.
Ce projet n’était peut-être pas très rationnel ni très sérieux, mais, grâce à Chateaubriand, je gardais l’espoir de le retrouver. Vers la fin de ses Mémoires d’outre-tombe, dans un passage lyrique où il revient sur le « monarque immolé », le petit vicomte breton écrit : « Un échafaud élevé entre un peuple et un roi les empêche de se voir : il y a des tombes qui ne se referment jamais. » J’avais saisi que c’était une image des deux France irréconciliables et de la fin de la Monarchie au pays de Clovis. Mais si on jouait à prendre cette phrase au sens strict ? Et si la tombe de Louis XVI ne s’était vraiment jamais refermée ? Alors, il pouvait s’en échapper – et, sur ce doux rêve, je reposais ma lecture en cours et m’endormais, rasséréné.
Un mois a passé ainsi. Fin septembre, j’étais toujours dans cet état d’esprit quand, aussi démentiel que cela puisse paraître, j’ai sympathisé avec le fantôme de Louis XVI.

2. Louis XVI revient parmi les siens
Ce jour-là, Alexandre, mon cousin issu de germain, prenait femme. Le futur duc d’Estissac vivait à Zurich depuis quinze ans, et nous ne nous voyions presque plus, mais nous étions liés à vie par un arrière-pays qui, avec la fuite des années, nous rendait rêveurs : les étés de notre enfance passés dans le château peuplé de gentils fantômes que se partageaient nos grands-mères, sœurs jumelles ayant épousé deux frères – un temps que les moins de cent ans ne peuvent pas connaître.
Les frangines assuraient la régence dans ce coin de Franche-Comté ; maire de la commune depuis 1977, mon père attendait son tour sans piaffer. Quand j’étais enfant et qu’après cinq heures de voiture j’apercevais enfin, entre les sapins, un petit pan de mur blanc, c’était la délivrance, le début des grandes vacances. Des fenêtres du château, on ne voyait aucune trace de pollution urbaine – juste une étendue infinie de forêts, de fermes et de prés aux mille nuances de vert… Les jours de grand beau temps, le mont Blanc apparaissait, majestueux, au fond d’un ciel rose. Je passais là-bas trois semaines chaque été avec mes sœurs, mon frère Jean, nos cousins Alexandre et Charles-Henri et les nombreuses vaches du coin, élégantes montbéliardes qui venaient brouter jusqu’aux abords de la maison. Elles étaient tolérées ; les touristes, non. Inutile de faire la police : les hivers, rudes, écartaient les gêneurs – nous étions à une quarantaine de kilomètres de Mouthe, lieu le plus froid de France. En juillet, nous n’étions pas plus dérangés. Qui, depuis Gustave Courbet, a compris la beauté de ces paysages ? Pas besoin d’aller faire un tour dans le Montana quand on a couru en culotte courte dans une telle réserve naturelle. Du Saut du Doubs à la croix de Reugney et de la source de la Loue au point de vue du Moine, tout semblait protégé, à l’abri des ravages du progrès. C’était l’endroit où se désintoxiquer de la vie citadine. Des traitements de choc y étaient prodigués. À la table des adultes, où la cravate était de rigueur, le vin d’Arbois déliait les langues et remontait les malades. Pasteur n’a-t-il pas dit que cette boisson était le meilleur remède connu ? Nous, les enfants, étions soignés par les plats du terroir de Mme Bichet, robuste cuisinière qui eut la chance de mourir avant d’avoir entendu parler de recettes au quinoa et d’allergies au gluten. Après ces solides repas, c’était parti pour de longues soirées de ping-pong ou de jeux de société dans ce dernier étage aux chauves-souris qui faisait peur aux jeunes filles. Avec les cousins, nous parlions parfois de ce que nous ferions de nos vies vingt ans après, et puis plus tard, quand Alexandre serait duc – perspective qui nous faisait beaucoup rire. L’âge adulte nous paraissait loin.

En ce samedi 29 septembre, revenons-en au fait, mon cousin se mariait ! Qui est encore sensible au patois suranné de la vieille noblesse d’épée ? Mon frère, garçon fantasque derrière ses airs sages, était très excité par les noces de « notre prochain chef de branche ».
La messe a été célébrée par un abbé de Habsbourg à Notre-Dame du Val-de-Grâce. Sur le parvis, des trompes de chasse ont accueilli les jeunes mariés. Sous le grand ciel bleu qui surplombait Paris, nous nous sommes rendus à pied à la réception. Marcher dans ce quartier perdu où nous avions longtemps été chez nous et où nous ne l’étions plus, c’était emprunter les couloirs du temps. L’oxygène, tout à coup, faisait l’effet de l’éther. Rue Saint-Dominique, nous sommes passés devant Latham & Watkins et le Boston Consulting Group, ces grosses boîtes américaines où plusieurs de mes amis avaient cramé leur jeunesse contre des rémunérations à rendre jaloux Crésus. Mon père, que l’argent intéressait si peu, a préféré s’arrêter devant les grilles de l’imposante Maison de la Chimie. Me souvenais-je que cet hôtel avait été le nôtre de 1820 à 1929 ? La propriété, avec son jardin intérieur, s’étendait jusqu’à la rue de l’Université. Après avoir soupé, notre ancêtre Roger de La Rochefoucauld, le duc d’Estissac de l’époque, avait coutume d’enfiler sa robe de chambre pour traverser la pelouse et rejoindre son frère Arthur, qui habitait de l’autre côté du gazon. Ensemble, ils fumaient la pipe en discutant de l’actualité brûlante des années 1870.
D’un hôtel l’autre, nous sommes arrivés au 1, rue Saint-Dominique, actuelle ambassade du Paraguay et partie de la Maison de l’Amérique latine où se tenait le cocktail. On n’y avait pas toujours parlé espagnol. En 1767, les parents et la grand-mère du jeune Talleyrand y avaient posé leurs malles – ils y louaient des appartements. Plus tard, au début du XXe siècle, l’immeuble avait appartenu au duc de Mortemart, frère d’une trisaïeule. De celui-là on causait encore dans la famille. Les Mortemart avaient la passion des singes. Ma trisaïeule en voulait un comme animal de compagnie dans son château. Bien qu’il fût ami des bêtes, son mari avait mis le holà. Le frère de cette originale, lui, n’avait pas été empêché de donner libre cours à leur marotte. À la mort de sa femme, il l’avait remplacée par une guenon. Le soir, à l’heure du dîner, ils s’installaient ensemble au salon. Parlaient-ils de Darwin ? Je l’ignore, en tout cas ça papotait jusqu’à l’annonce du maître d’hôtel : « Monsieur le duc est servi. » En habit, le duc de Mortemart donnait le bras à sa guenon, et ils passaient à table – elle prenait ses repas en face de lui. Les singes étant mal classés au palmarès des grandes fortunes, au moins ne pouvait-on le suspecter d’en vouloir à sa dot. On n’était pas si regardant, alors, avec les secondes épouses. La guenon avait égayé les vieux jours de ce grand-oncle, jusqu’à ce qu’il manifeste des signes de délire et décède en 1926, sans doute de la syphilis.
Quelle rue chargée de souvenirs ! Cette histoire de singe faisait partie des bonnes anecdotes de mon père, de ses classiques que j’aimais lui faire répéter. Mon père, je regrettais de l’avoir malmené dans mes premiers livres – j’étais jeune. J’avais mis du temps à comprendre que ce que je prenais pour une éducation austère et stricte cachait autant de principes précieux que de fantaisie. »

Extrait
« — Quand on vous chasse par la porte, vous entrez par la fenêtre… Ne paniquez pas: j’ai peut-être mieux à vous proposer. Si vous m’aidiez à mettre de l’ordre dans ma bibliothèque, pour commencer?»
Celle-ci explosait, débordant de livres reliés à son chiffre, de journaux et de libelles, avec du pour et du contre: des numéros de L’Ami du peuple et du Père Duchesne, Réflexions sur le procès de la reine de Mme de Staël et Réflexions sur le jugement de Louis Capet de Joseph Fouché, Éloge historique et funèbre de Louis XVI de Galart de Montjoie et Louis XVI et ses vertus aux prises avec la perversité de son siècle de l’abbé Proyart, Les Pamphlets libertins contre Marie-Antoinette d’Hector Fleischmann, et même des mangas à la gloire de la reine. On trouvait aussi d’épais traités de géographie, des textes de Montesquieu, des récits de voyage du capitaine Cook, tout le théâtre de Molière, pas celui de Beaumarchais (faut pas rêver), plusieurs éditions de L’Imitation de Jésus-Christ, beaucoup d’auteurs latins (Horace, Virgile, Tacite, Tite-Live, Ovide, Sénèque, Suétone), Histoire de Marie-Antoinette des frères Goncourt, L’Autrichienne en goguettes de Mayeur de Saint-Paul, Un épisode sous la Terreur de Balzac, deux livres de l’avocat Maurice Garçon (Louis XVII ou la fausse énigme et Plaidoyer contre Naundorf) et l’intégrale de Paul et Pierrette Girault de Coursac.
«Ce sont vos plus grands fans, les Girault de Coursac?
— Des obsessionnels. Tous les deux historiens, mariés l’un à l’autre, ils n’ont travaillé que sur moi. Rendez-vous compte que, de 1950 à 1999, ils ont publié en duo une vingtaine de livres me concernant! Leur cas relève de la psychiatrie. Ils avaient même prénommé leur fils Louis-Auguste en mon hommage. C’est trop de dévotion, j’en suis presque gêné…»
Arrivais-je après la bataille? Paul et Pierrette Girault de Coursac avaient-ils tout dit sur Louis XVI? Ils étaient morts, n’avaient pas le monopole du monarque, et plus personne ne les lisait… p. 55-56

À propos de l’auteur
LA_ROCHEFOUCAULD_Louis-Henri©FranceTVLouis-Henri de La Rochefoucauld © Photo DR – France Télévisions

Louis-Henri de La Rochefoucauld est critique littéraire et romancier. Il est notamment l’auteur de La Révolution française et du Club des vieux garçons. (Source: Éditions Robert Laffont)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#chateauxdesable #LouisHenrideLaRochefoucauld #editionsRobertLaffont #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentréeLittéraireaout2021 #rentreelitteraire #rentree2021 #RL2021 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Attendre un fantôme

KALFON_attendre_un_fantome
  RL_automne-2019  68_premieres_fois_logo_2019
Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Kate est en vacances au moment où son petit ami est tué dans un attentat. Sa mère décide de lui cacher la vérité jusqu’à son retour. Elle doit alors apprendre à vivre aux côtés d’un fantôme, dans l’incompréhension de ses proches, le doute et la peur. Comment peut-elle dès lors faire son deuil?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Une tempête sous un crâne

Pour son second roman, Stéphanie Kalfon a choisi de nous raconter la vie d’une jeune femme dont l’amoureux a été tué dans un attentat. Un roman à forte intensité dramatique qui va secouer les consciences.

Son premier roman Les parapluies d’Erik Satie, qui était bien davantage qu’un portrait de l’auteur des Gymnopédies, avait retenu l’attention. Du coup ce second roman était très attendu. Disons d’emblée que si le registre est bien différent du premier opus, il ne déçoit pas. Nous sommes cette fois en 2001, au moment où un attentat est perpétré en Israël, tuant au hasard. L’une des victimes est un jeune homme, atteint d’un boulon en pleine tête projeté par la bombe artisanale. Jeff s’était rendu en Israël pour y poursuivre ses études tandis que Kate, sa petite amie, se prélassait sur les plages de Marbella. Où elle était épargnée de la fureur du monde.
Ce n’est qu’à son retour que sa mère va lui apprendre la terrible nouvelle, justifiant ses mensonges successifs par la volonté de la préserver: «Je voulais que tu passes de bonnes vacances. Je voulais te protéger. J’en étais malade, j’en ai parlé à tout le monde. On avait tellement peur que tu l’apprennes. On était tous d’accord.»
En fait, le choc n’en est que plus violent, la douleur plus insupportable. Comment faire son deuil quand le disparu a disparu? Kate doit essayer de se reconstruire avec le fantôme de Jeff. Un fantôme qui laisse des traces et des signes qui vont la tourmenter jour après jour. Comme cette carte postale qui finit par arriver dans sa boîte aux lettres, comme ce rai de lumière aperçu sous la porte de son appartement. «Alors elle disjoncte. Un irrépressible élan la saisit comme de l’électricité: la seule manière de se soulager, c’est de se cogner la tête contre cette porte et, par l’impact sur son front, créer la preuve qu’elle est encore vivante. Alors elle cogne, elle cogne, elle défonce son crâne contre la porte jusqu’à faire apparaître la voix de Jeff qui dans son crâne halluciné répète «arrête, arrête», mais comme c’est la première fois que cette voix apparaît Kate continue pour l’entendre encore dire «arrête, arrête», l’entendre encore dire «arrête, arrête». C’est physique, voilà ce qu’elle cherche, un contact physique et aussi une réponse…»
C’est sans doute dans la description de ce mal qui ronge Kate que réside la force de ce roman. Avec Stéphanie Kalfon le lecteur occupe une plage privilégiée, sous le crâne de Kate, au cœur de la tempête. Violente, pesante, incontrôlable et, pour son plus grand malheur, nourrie de l’incompréhension et du ressentiment de ceux qui la côtoient, à commencer par sa mère. Si elle en ressent toute la toxicité, elle a pourtant du mal à s’en émanciper. Alors c’est la peur qui s’installe. Une peur dont elle va ressentir toutes variations. Une peur qui l’empêche d’avancer, qui l’empêche de dormir. Une peur qu’il va falloir apprivoiser pour pouvoir continuer à avancer.
Tout au long de ce roman, jamais la tension ne se relâche, à tel point que l’on a quelquefois l’impression de le lire en apnée, de partager physiquement les émotions de Kate. Jusqu’à éprouver chaque respiration comme une libération. Comme un premier pas vers la sortie de crise espérée, attendue.

Attendre un fantôme
Stéphanie Kalfon
Éditions Joëlle Losfeld
Roman
144 p., 15 €
EAN 9782072844898
Paru le 29/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris, mais aussi en Israël ou encore à Marbella

Quand?
L’action se situe en 2001.

Ce qu’en dit l’éditeur
Kate, jeune fille de dix-neuf ans, vit un drame: la mort brutale de son amoureux dans un attentat. Tout pourrait s’arrêter là. Mais ce serait sans compter sa mère, les gens qui l’entourent et la manière dont ce drame résonne en eux, dont ils s’en emparent, dont ils décident que ce sera le leur – et le transforment en traumatisme.
Voici des personnages qui sont comme des poupées russes: chaque membre de la famille de Kate semble en cacher un autre, ou se cacher derrière un autre, les histoires des autres venant hanter la mémoire des uns.
Le roman explore les relations qui lient une famille où il fait bon se taire. La violence rôde mais on ne la voit pas. Si la violence est ici dangereuse, c’est qu’elle passe par le banal; voilà son déguisement, sa petite excuse, la main tendue d’une mère affirmant porter secours tandis qu’elle étouffe. Kate va suivre les fantômes qui mènent à la possibilité de vivre encore. En affrontant l’emprise de sa mère, en la mettant au jour, elle parvient à faire sauter un à un, cran après cran, les rouages mécaniques de la violence. Pour cela il lui faut cesser d’attendre, pour prendre le risque d’exister.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Actualitté (Victor de Sepausy)


Stéphanie Kalfon présente Attendre un fantôme © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Elle m’a appelée plusieurs fois pendant les vacances. En vérité, elle voulait savoir si le sordide était déjà entré dans ma vie, ou si elle aurait une chance de me le dire elle-même. Elle tenait à me l’annoncer en face. Elle et moi. Mère et fille. Seule à seule. Me convoquer, choisir précisément le lieu, le moment et la manière, choisir ses mots, l’heure, sa tenue vestimentaire. C’était sa mise en scène, la fabrication précise et implacable de son mensonge. «Tu sais, les vacances, c’est fait pour tout couper, profite bien alors, au revoir!»
De nous deux, ma mère est la seule à savoir que mon amoureux est mort. Elle croit qu’en ne le disant pas, ça changera quelque chose au réel. Comme si elle avait tout pouvoir sur le monde, qu’elle dictait à la réalité comment se comporter. Plus tard, elle répétera en pleurant: «Je voulais que tu passes de bonnes vacances. Je voulais te protéger. J’en étais malade, j’en ai parlé à tout le monde. On avait tellement peur que tu l’apprennes. On était tous d’accord.» En attendant, au même moment sur terre, il mourait à cause d’une bombe terroriste, un boulon propulsé dans la tête au niveau de la tempe. La planète entière était au courant. Sauf moi.
Tous les journaux parlaient de sa mort. Il était devenu un simple prénom, «Jeff», désormais réduit par les titres à une familiarité de circonstance. Devenu un fait divers qui divertit, un décès sur qui l’indécence de chacun avait sa petite opinion… mourir si jeune, c’est pas de chance, et puis cette guerre, on n’est pas à l’abri, personne n’est à l’abri, ce garçon est un symbole! Alors lui et sa mort défilent en continu sur les chaînes de télévision. Mais répéter ne ressuscite pas, au contraire, ça banalise. Ici une pleine page, là un encart, un entrefilet, puis au fil du temps: une brève. Brièveté de la vie. Rapatrié enterré passé décomposé. Au même moment, ma mère m’appelle en continu et demande: «J’espère que tu t’amuses bien ma chérie, profite, c’est les vacances!» et elle raccroche. Ma tristesse, ignorant tout, attend sagement à la marge des papiers du soir, dans la blancheur de toutes les absences.
Ma mère vient me chercher à l’aéroport. Le supplice commence par les embouteillages qui gonflent dans mon cœur périphérique l’intérieur sans confort d’un cercueil à venir. Elle a préparé au millimètre le scénario morbide où elle se donne le premier rôle. Au début, forcer de trop son sourire. Juste assez pour alerter mais ne rien dire. Il s’agit de m’affoler en silence, de préférence. Il faut que je pressente, oui, pas encore que je sache. Pas ici. Non. Trop tôt. Pas dans la voiture. Pour l’instant, c’est elle qui veut tout savoir « alors raconte, comment c’était Marbella? Il n’a pas fait trop chaud? Ce que t’as bronzé, t’es toute belle! Et la ville c’était bien? Vous avez visité un peu?». Moi, je dois tenir mon rôle: rester bien assise à la place du mort, et divertir en faisant de ma vie une gazette. Être son clown et son oxygène, comme d’habitude. Il faut parler, parler, c’est épuisant, mais pas seulement. Pour elle, l’aimer c’est la déchiffrer. Si bien qu’elle se tourne vers moi pour exhiber dans son regard un presque rien indexé au contraire du sourire. Voici le stigmate, l’indice, le signal. Je suis sommée de remarquer la contradiction de son visage, cette mauvaise conscience flirtant avec le sentiment du devoir accompli. Le voir ce remords, oui, comme on remarque une nouvelle ride dont on ne dit rien, bien entendu, par convenance. Aimer c’est convenir, non?…
Or pour être convenables, on doit être pareilles. Elle croit pouvoir ressentir à ma place, imaginer penser aimer à ma place. Lui dissembler est une menace. Je dois la contempler et être d’accord, ça va sans dire, surtout sans dire. En un mot: être son synonyme. Voilà le sens de ma vie.
Elle gare la voiture dans le parking, insiste pour prendre ma petite valise à roulettes, «mais enfin, c’est trop lourd, laisse-moi faire» et on rejoint l’appartement. Elle défait son manteau d’une manière agitée mais très lente, comme elle en a le secret. Je réalise soudain qu’elle a fait en sorte qu’il n’y ait personne d’autre qu’elle, moi et le silence. Nous trois. Pas de père, ni de beau-père, pas de témoin. Tout est en place pour transformer mon drame en traumatisme, par l’alchimie d’une recette dont elle seule connaît les disproportions.
Me voilà assise dans la cuisine jaune. En face de ma mère. Dans quelques minutes, elle va s’emparer de ma vie, mon chagrin, m’engloutir noyée vivante dans la parole. Pour l’instant, elle me regarde en souriant, me fait asseoir, puis retire du frigidaire quantité de plats qu’elle a préparés d’avance. Il est neuf heures du matin, c’est ridicule, mais elle me sert une assiette bien gavée. Je n’ose pas refuser.
— Et toi Maman?… On partage?
— Je n’ai pas faim.
— Qu’est-ce que tu as?
Elle ne répond pas. À la place, elle laisse paraître doucement son malaise. Elle le laisse affleurer dans la durée pour que je sente piano piano qu’il y a de la gravité dans l’air. À partir de cette seconde, chacun de ses manques de mots devient ostentatoire, mais discret. Elle s’applique à souligner au mieux ce qu’elle fait mine de cacher. Elle fuit mon regard, s’apprête à parler, bifurque dans une très longue inspiration tunnel au bout de quoi finalement elle se tait. Ensuite elle m’ordonne de manger sous ses yeux maternels. J’obéis. Elle m’observe. Elle ne dit rien, ça dure. Son rien se prolonge d’un minuscule peu, et depuis cette coda de mystère je suis censée entrevoir le fond abyssal de ses allusions. Mais à l’instant où je décide de casser l’insupportable mécanique, de briser littéralement la parole, elle me la vole au bond « prends des forces, ça te plaît ? ça te fait plaisir ? c’est assez chaud ? » elle demande, et elle sort de sa poche un mouchoir empli de pleurs usagés, signe insonore d’un drame qui a déjà eu lieu. Second indice. Sadisme de l’ordinaire.
Puis elle mime celle qui cherche ses mots et ne sait pas comment dire, peine à parler, gagne du temps, par où commencer?… Tout ce qui se joue pour elle en coulisse semble si intense, tragique, antique, atroce, tellement dur, mais comprends-moi, quelle souffrance, mets-toi à ma place!… Je vois sa douleur se dérouler devant moi comme un tapis où je suis certaine de trébucher. C’est une souffrance pas magique et sans consistance, sans objet, pour l’instant une énigme. Je m’inquiète. J’ai peur qu’elle ne m’annonce une maladie, quelque chose qui la concerne, mais non, elle se tait. Elle préfère que je pose la question en premier. Je m’emporte.
— Mais qu’est-ce qu’il y a à la fin Maman, ça ne va pas? Je sens que ça ne va pas.
Maintenant qu’elle a toute mon attention, elle jubile d’être mon centre. Oui, ça y est, elle peut commencer. Elle dit «bon, écoute…» et la totalité de l’air tombe d’un coup froid sur la table. Mais Maman prend son temps. Elle prend son temps c’est irrespirable: «Il s’est… écoute… il s’est passé quelque chose…», puis elle se tait. Elle me laisse contempler son air spécialement dramatique, son air des grands soirs, son air de souffrance qui s’est mise sur son trente-et-un. Elle ajoute: «Il s’est passé quelque chose en Israël», et elle se tait encore. Je suis là, j’attends la suite. Elle attend ma réaction. Je suis frigorifiée. Mon instinct a figé stalactite tout ce qu’il me reste de mémoire, de réflexion, d’humanité. Je ne suis plus que… là sans être vraiment présente. À sa merci. Je m’affole, mon cœur s’emballe. Elle remarque le pointillé de mon souffle, mais au lieu de parler elle émet un petit cri pathétique accompagné d’une grimace d’inconsolable pleureuse qui va pleurer mais non. Finalement non. La peur m’agrafe le ventre. Par mimétisme mon visage se crampe et se tend avec la même grimace qu’elle. Je lui ressemble, elle est satisfaite. Moi, j’ai envie de pleurer, pleurer des siècles et des seaux, elle vient de déclencher en moi une panique assez longue pour durer une vie entière, je ne sais pas où réfléchir ni où poser mon cœur et elle ne dit rien, non, elle n’abrège pas mon supplice. Elle m’observe. Je disjoncte.
Soudain, tout s’accélère, elle me lance la mort de Jeff en devinette, elle demande: « Qui était en Israël?»… Je cherche. Je remonte si loin dans mes connaissances que je mets tout le monde à l’abri «euh… je ne sais pas, pourquoi?». Je ne pense pas à Jeff, je le protège dans l’immémoré. Il ne me vient même pas en tête. Je le place hors-jeu. Pourtant, j’aurais dû y penser, c’est évident, il est parti début juillet, je lui ai écrit et j’attends sa réponse. »

Extraits
« Elle ne dit jamais bonjour la mère de Kate, elle s’écarte en faisant un geste devant son visage comme si l’autre était nauséabond. Puis elle crache sa toux derrière sa main et reste plantée là dans l’entrée. Elle attend que son nouveau mari lui enlève son manteau, comme si elle était trop précieuse pour le faire elle-même, « parce que je n’ai pas dormi » dit-elle d’un ton toujours accusateur de sorte qu’en face chacun se sente un peu coupable. Voilà, c’est fait. En moins de temps qu’il ne le faut pour enlever son écharpe, elle vient de pulvériser tout plaisir de vivre. L’espace commun est devenu un cimetière, tout le monde étouffe sauf elle qui est bien guillerette maintenant « eh bien vous en faites une tête, qu’est-ce que vous avez ? » dit-elle, joyeuse. Elle est comme ça la mère de Kate… tellement désagréable que lorsqu’on l’est en retour elle ne s’en rend même pas compte.
Il faut dire qu’elle a un allié de taille : son second mari. Discret à souhait, regard effacé, sourire plat comme un filet d’air tiède. Son corps est aussi épais que le liseré d’une porte bien fermée sur un couloir éteint. Derrière cette porte, combien d’abnégations, de couleuvres avalées cul sec, de caprices, de violences, et pourtant… et pourtant il y trouve son compte. Oui, on dirait qu’en prenant toutes les places, sa femme le dispense d’exister. Elle l’en décharge et il l’aime pour ça. Il l’aime pour la mort qu’elle trimballe, pour chaque mot infesté d’amertume qu’elle prononce et par où elle étrangle et piétine les heureux. Sa femme tue, et il se tait. Elle enjambe les cadavres, et lui, il ramasse les corps.
On ne sait pas ce qu’il pense ou éprouve. Il vit comme un pantin anesthésié, excusant son épouse d’un éternel « oh, elle a son petit caractère ! » et il pouffe. Peut-être croit-il que ce rire a le pouvoir de dissiper la vérité. Qu’ainsi personne ne voit que le second mari est un zombie, un chien-chien qui garde sa maîtresse, un néant, une absence de profondeur, une carcasse en somme. »

« Alors elle disjoncte. Un irrépressible élan la saisit comme de l’électricité: la seule manière de se soulager, c’est de se cogner la tête contre cette porte et, par l’impact sur son front, créer la preuve qu’elle est encore vivante. Alors elle cogne, elle cogne, elle défonce son crâne contre la porte jusqu’à faire apparaître la voix de Jeff qui dans son crâne halluciné répète «arrête, arrête», mais comme c’est la première fois que cette voix apparaît Kate continue pour l’entendre encore dire «arrête, arrête», l’entendre encore dire «arrête, arrête». C’est physique, voilà ce qu’elle cherche, un contact physique et aussi une réponse, à la place de quoi des mains invisibles la repoussent, l’éloignent et la retiennent, mais elle s’en dégage et fonce à nouveau, «je ne sens rien», dit-elle tandis qu’elle se cogne encore à bout de souffle «allez, ouvre! Ouvre!» et elle rit, bam, bam «ouvre», bam «arrête, arrête», «bam», «arrête», un voisin sort, elle sursaute, ahurie, elle demande, insensible au sang qui s’écoule entre ses cheveux, sur ses joues… » p. 41

À propos de l’auteur
Lauréate en 2007 de la bourse «Scénariste TV» décernée par la Fondation Lagardère, Stéphanie Kalfon a notamment travaillé pour la série Vénus et Apollon diffusée sur Arte. Elle est également la réalisatrice du film Super triste avec Emma de Caunes (voir ci-dessous), et travaille actuellement sur un long métrage avec Jean-Pierre Darroussin. Après Les parapluies d’Erik Satie (Éditions Joëlle Losfeld, 2017), lauréat du premier Prix Littéraire des Musiciens en 2018, elle publie Attendre un fantôme. (Source: Éditions Joëlle Losfeld)

SUPER-TRISTE_FTR_H264_1080-240_25p_WEB-LtRt_XX_R0_20150922-TECStéphanie KALFONVimeo.

Découvrez aussi le film «Super triste» de Stéphanie Kalfon avec Emma de Caunes, Philippe Rebbot et Romain Appelbaum

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#attendreunfantome #StephanieKalfon #editionsjoellelosfeld #hcdahlem #roman #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #lire #livresaddict #lectrices #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #rentreelitteraire #rentree2019 #RL2019 #RentréeLittéraire2019 #LitteratureFrancaise #secondroman #68premieresfois

#lundiLecture #MardiConseil #VendrediLecture

Les Enténébrés

CHICHE_les_entenebres

En deux mots:
Le dérèglement climatique et l’adultère, les réfugiés et la Shoah, une mère déprimée, l’œuvre de Pessoa et les expériences médicales menées par les nazis, la jouissance et la famille : autant de pièces d’un puzzle vont s’assembler au fil de la confession de Sarah.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le puzzle reconstitué

Dans son nouveau roman Sarah Chiche explore les failles de l’intime et celles du monde. Une plongée vertigineuse de l’écologie terrestre à l’écologie psychique qui se lit comme l’assemblage d’un puzzle. Fascinant!

Au moment d’écrire «quel extraordinaire roman», je me prends à douter. Peut-on vraiment parler de roman? S’agit-il plus précisément d’autofiction? Mais dans ce cas alors Sarah Chiche ne nous cacherait rien de sa vie la plus intime… À moins que finalement la romancière ne vienne prendre le pas sur la biographe pour transcender le réel, l’enrichir, le nourrir de fantasmes, de lectures. C’est cette variante que je crois la plus proche de la vérité, notamment après avoir entendu Sarah Chiche parler de ce roman lors d’une rencontre en librairie.
Sarah mène une vie de famille assez ordinaire, entourée d’un mari qu’elle aime et d’une petite fille adorable. Elle travaille comme psy dans un hôpital et aime se plonger dans les livres et écrire. Elle se passionne notamment pour l’œuvre de Fernando Pessoa. Seulement voilà, ce bel équilibre va soudain être remis en question par les soubresauts de l’Histoire. Quand l’intranquillité, pour reprendre un terme cher à Pessoa, vient bousculer «l’écologie terrestre et l’écologie psychique».
Le choc a lieu en Autriche le 28 septembre 2015: «La gare centrale de Vienne, où je me trouvais cette nuit-là, cette gare n’était plus une gare. C’était le ventre débondé, crevé, excrémentiel de la route des Balkans, recrachant sans cesse, sur ces quais balayés par le vent, des milliers de gens qui descendaient des trains et titubaient hagards, tels des automates, leurs enfants dans les bras, sous les applaudissements des Viennois venus les accueillir, leur porter à manger dans des cantines de métal, ou des plats enveloppés dans du papier d’aluminium, leur distribuer des vêtements, des brosses à dents et des couvertures. Leur bonté, comme l’éclaircie dans l’orage, comme un souffle frais et paradoxal dans le brasier qui s’écroule sur lui- même, ne dura qu’un temps.»
Dans la construction de son roman, Sarah Chiche a choisi de nous livrer les pièces d’un puzzle qui, au fil du récit, vont s’assembler pour nous donner une vision d’ensemble, mais aussi pour démontrer combien une vie s’imbrique dans celle des autres, au fil des rencontres et au fil des événements, des émotions qu’ils suscitent, des failles qu’ils mettent à jour ou, au contraire, qu’ils cicatrisent. Une manière aussi de reprendre la théorie du chaos chère à Edward Lorenz et son effet papillon. Et de l’illustrer. Car si en 2010 le climat de la planète n’avait pas commencé à se dérégler, Sarah ne se serait pas retrouvée dans une chambre d’hôtel à tromper son mari avec Richard, un célèbre violoncelliste. La voici prise au piège, la voici affublée d’une part d’ombre, la voici «enténébrée» à son tour. La romancière a eu jolie formule pour résumer cette liaison: «Sarah et Richard, c’est la rencontre de deux fantômes et de deux fantasmes».
Car ce roman-gigogne nous l’indique dès son titre: tous les personnages que nous allons croiser ici sont des enténébrés qui mènent une double-vie, qui derrière leur façade respectable, ont leur part d’ombre, de souffrance, quand ce ne sont pas des pulsions plus morbides. On voit alors les réfugiés d’aujourd’hui se télescoper avec les déportés d’hier, l’Histoire broyer les destins individuels et laisser des marques indélébiles de génération en génération. Oui les fantômes sont bien présents. Ceux qui viennent hanter la mère de Sarah qui a perdu son mari trop jeune et n’a jamais pu se guérir de cette perte, ceux de ces centaines de victimes ayant servi à des expériences menées par les nazis et qui ont fini dans les sous-sols d’un hôpital, ceux imaginés par Elfriede Jelinek et Robert Musil…
Sarah Chiche réussit un roman d’une rare densité. À la manière d’une équilibriste sur une corde raide, elle nous fait partager la peur, nous laisse imaginer que le prochain pas pourrait être fatal. La tension est extrême, mais la «fin heureuse» reste aussi une option.

Les Enténébrés
Sarah Chiche
Éditions du Seuil
Roman
368 p., 21 €
EAN: 9782021399479
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule principalement à Vienne et à Paris.

Quand?
L’action se situe de septembre 2015 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Automne 2015. Alors qu’une chaleur inhabituelle s’attarde sur l’Europe, une femme se rend en Autriche pour écrire un article sur les conditions d’accueil des réfugiés. Elle se prénomme Sarah. Elle est aussi psychologue, vit à Paris avec Paul, un intellectuel connu pour ses écrits sur la fin du monde, avec qui elle a un enfant. À Vienne, elle rencontre Richard, un musicien mondialement célébré. Ils se voient. Ils s’aiment. Elle le fuit puis lui écrit, de retour en France. Il vient la retrouver. Pour Sarah, c’est l’épreuve du secret, de deux vies tout aussi intenses menées de front, qui se répondent et s’opposent, jusqu’au point de rupture intérieur : à l’occasion d’une autre enquête, sur une extermination d’enfants dans un hôpital psychiatrique autrichien, ses fantômes vont ressurgir. S’ouvre alors une fresque puissante et sombre sur l’amour fou, où le mal familial côtoie celui de l’Histoire en marche, de la fin du XIXe siècle aux décombres de la Deuxième Guerre mondiale, de l’Afrique des indépendances à la catastrophe climatique de ce début de millénaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Croix (Stéphanie Janicot)
En attendant Nadeau (Éric Loret)
Putsch (Emmanuelle de Boysson)
Charybde 27, le blog 
Blog de Marc Villemain
Blog Les Livres de Joëlle
Blog lectures du mouton (Virginie Vertigo)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
À l’été 2010, un anticyclone d’une ampleur anormale s’installa au-dessus de la Russie ; il s’étendit vers l’est, sur des milliers de kilomètres, paralysant la circulation atmosphérique depuis Moscou jusqu’à l’Oural et au Kazakhstan. Venue de Turquie et du Moyen- Orient et remontant au même moment vers le nord, une masse d’air torride fit alors déferler une vague de chaleur exceptionnelle, la plus forte – dirent après coup certains experts – depuis mille ans. Des bouleaux et des mélèzes plusieurs fois centenaires se mirent à flamber comme de l’étoupe sous la flamme
du briquet. L’azur du ciel se drapa de gris. Moscou fut recouvert d’une épaisse fumée sombre de cendres, étouffante, qu’aucun souffle ne dissipait plus et qui stagna un nombre interminable de semaines. Des particules fines produites par la combustion des arbres polluèrent les terres noires, grasses et fertiles d’Ukraine, au moment de la récolte des céréales. Les sols, sous la brûlure, se crevassèrent. Le maïs prit feu à son tour. Les tournesols se fanèrent. Les marchés agricoles s’affolèrent face à cette calamité extraordinaire ; en peu de jours, la valeur du quintal de blé fut multipliée par trois. Il fut décidé d’un embargo sur les exportations de blé russe. Mais la sécheresse gagna bientôt la Chine – d’autres évoqueraient, plus tard, des températures anormalement hautes au Canada, d’autres encore diraient que tout avait peut- être aussi commencé en Australie. Malgré les gouvernements, les cours explosèrent partout. Le prix du pain monta en flèche. Le tourbillon cendreux s’étendait toujours. Affamée, une foule immense, que nul ne pouvait compter, quitta, sous un soleil noir comme un sac de crin, les campagnes d’Égypte, de Tunisie, du Maroc, de Jordanie, du Yémen et de Syrie, pour gagner les villes. Des enfants déscolarisés, faméliques, erraient dans les rues. Les fragiles économies du Croissant fertile et du Maghreb commencèrent à se disloquer. Une multitude de jeunes gens se retrouvèrent sans emploi. Et puis, humilié par la police, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, à qui l’on refusait, faute de bakchich, un quelconque permis, s’aspergea
d’essence, craqua une allumette et s’immola devant la préfecture.
Métamorphosé en esprit vengeur, le vent souffla alors plus fort, plus rageusement. La vague de contestation partie de la région agricole de Sidi Bouzid gagna Kasserine, s’abattit sur les villes de l’Atlas, enfla dans Tunis – le président Zine el-Abidine Ben Ali s’enfuit –, elle déferla sur le Caire – emportant le président Moubarak –, Marrakech, Casablanca, Alger, Manama, Mossoul, Bagdad et Ramallah, puis le Yémen – incapable de mater les troubles, le président Saleh quitta le pays –, suscita au passage une rébellion touarègue contre le Mali, avant que les émeutes de la faim et de la misère ne finissent écrasées dans le sang en Syrie par le gouvernement de Bachar al-Assad. L’obscurité s’épaissit une ultime fois. Et le ciel se retira comme un livre qu’on roule. Des navires de guerre russes firent mouvement près des côtes de Tartous et Lattaquié. Le sang coula, encore, dans les rues d’Alep devenues ruines. L’esclavage, la mendicité, les mariages forcés par le désespoir et le cynisme augmentèrent dans des proportions abominables. Épouvantés, des centaines de milliers de Syriens se mirent en route, vers la Turquie, le Liban, la Jordanie, l’Irak, l’Égypte, l’Autriche, l’Allemagne, la France ou l’Angleterre, grossissant le flot des migrants d’Irak, d’Afghanistan, du Mali ou du Soudan. Des rafiots bondés avec, à leur bord, des enfants, des femmes et des hommes qui avaient été torturés, violés, spoliés, persécutés de toutes sortes de façons, ou qui avaient dû, pour se défendre, tuer à leur tour, surgirent, au large de la Grèce, de toutes parts, nuit après nuit,
glissant lentement sur les eaux couleur d’ébène. Et la mer devint leur tombeau. Des bateaux chavirèrent. Des femmes jetèrent leurs enfants malades par- dessus bord pour ne pas contaminer le reste de l’équipage – peut- être pour n’être pas elles- mêmes poussées par-dessus bord. Des pêcheurs remontèrent dans leurs filets des
corps par centaines. Certains les ramenaient à terre. D’autres, épouvantés, les rejetaient dans l’ourlet des vagues sans lune.
Mais d’autres cadavres éventrés, rongés, déchiquetés, finirent par s’échouer sur les rivages. On les enterra à la hâte, dans des sépultures nues. Il se disait dans les îles que bientôt, sur terre, on ne trouverait plus de place – ni pour les accueillir, ni pour les inhumer. Le vent du diable souffla de plus belle. D’Afghanistan, d’Iran, d’Irak, d’Érythrée, du Soudan, du Kurdistan, du Darfour, une écume bouillonnante et informe de fuyards se massa, dans les environs de Calais, dans une jungle de cabanes et de tentes, dans l’espoir halluciné de pouvoir, un jour, gagner l’Angleterre.
On posa à l’entrée du tunnel sous la Manche des rouleaux de fil de fer barbelé et de hautes clôtures, dont on inonda les abords, pour qu’ils s’y noient. On découvrit, en bordure d’une autoroute autrichienne, au niveau de la ville de Parndorf, dans un camion frigorifique immatriculé en Hongrie, mais au nom d’une entreprise de volaille slovaque, soixante et onze corps de réfugiés empilés, dont certains dans un état de décomposition avancée.
Des liquides pestilentiels sortaient de la remorque. Un côté du véhicule avait été enfoncé de l’intérieur. Les victimes enfermées avaient tenté de s’échapper en poussant les tôles – en vain. La photo d’un cadavre d’enfant échoué sur une plage turque fit le tour de la planète. Le père de l’enfant appela le monde à ouvrir ses portes. L’Autriche et l’Allemagne, dans un de ces moments fugitifs où la tempête trompe le marin par une accalmie, ouvrirent leurs frontières. Mais on prétendit bien vite qu’il s’agissait de la part du père de l’enfant d’une mise en scène macabre. On l’accusa de ne lui avoir pas passé de gilet de sauvetage. On raconta qu’il voulait se rendre en Europe pour se refaire les dents et qu’il avait lui- même organisé la traversée qui avait tourné au drame.
Autrement dit, et si l’on ne craint pas de recourir à une formule peu optimiste, mais parfaitement exacte: ce 28 septembre 2015 était une nuit affreuse. La gare centrale de Vienne, où je me trouvais cette nuit- là, cette gare n’était plus une gare. C’était le ventre débondé, crevé, excrémentiel de la route des Balkans, recrachant sans cesse, sur ces quais balayés par le vent, des milliers de gens qui descendaient des trains et titubaient hagards, tels des automates, leurs enfants dans les bras, sous les applaudissements des Viennois venus les accueillir, leur porter à manger dans des cantines de métal, ou des plats enveloppés dans du papier d’aluminium, leur distribuer des vêtements, des brosses à dents et des couvertures. Leur bonté, comme l’éclaircie dans l’orage, comme un souffle frais et paradoxal dans le brasier qui s’écroule sur lui- même, ne dura qu’un temps. »

Extrait
« Je m’allonge. Le sang coule. De plus en plus fort. La douleur monte. Le jour tombe.
La douleur, atroce, me poignarde le ventre puis le dos, comme si mes os étaient comprimés dans un étau. Je me précipite dans la salle de bains, pliée en deux. Je saisis une serviette. Je mords dedans pour ne pas hurler. Je colle mon front contre l’émail froid de la baignoire. J’attrape le petit sac luisant qui vient de tomber de mon ventre. Je crois deviner l’esquisse d’une tête, la forme d’une main. Je le tiens serré contre moi. Longtemps. Je le remercie pour les six semaines passées ensemble où j’ai cru de toutes mes forces à la possibilité de son sourire. Mais cette chanson que je lui ai chantée avant de tirer la chasse d’eau, aujourd’hui encore je ne peux plus l’entendre, car malgré la merveilleuse petite fille qui est arrivée plus tard, il n’y aura jamais de mots pour dire cette horreur-là. »


Sarah Chiche présente «Les Enténébrés» dans La Grande Librairie de François Busnel © Production France Télévisions

À propos de l’auteur
Sarah Chiche est écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle est l’auteur de deux romans : L’inachevée (Grasset, 2008) et L’Emprise (Grasset, 2010), et de trois essais : Personne(s), d’après Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa (Éditions Cécile Defaut, 2013), Éthique du mikado, essai sur le cinéma de Michael Haneke (PUF, 2015), Une histoire érotique de la psychanalyse : de la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui (Payot, 2018). (Source: Éditions du Seuil)

Page Wikipédia de l’auteur 

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Tags:
#lesentenebres #sarahchiche #editionsduseuil #hcdahlem #roman #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #lire #livresaddict #lectrices #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #rentreelitteraire #rentree2019 #RL2019 #RentréeLittéraire2019 #LitteratureFrancaise

Hâte-toi de vivre!

ROLLIER_Hate_toi-de_vivre
Logo_premier_roman

En deux mots:
Après un accident, Léo se retrouve sur un lit d’hôpital. Pour l’aider à se reconstruire, elle va pouvoir compter sur sa grand-mère Lina, dont le fantôme l’accompagne désormais et entend lui prodiguer ses conseils avisés.

Ma note:
★★★ (bien aimé)
Ma chronique:

Madame et son fantôme

Lauréate du Mazarine Book Day, Laure Rollier nous offre un roman aussi joyeux qu’entraînant sur les pas d’une trentenaire obligée de revoir ses priorités après un accident de voiture.

J’emprunte à Hélène Harbonnier, journaliste à la Voix du Nord, la formule qui résume le mieux ce joli roman : «un pavé de bonnes ondes, qui se déguste comme une sucrerie». La journaliste qui s’est penchée sur la vogue des romans «feel good», trouverait en effet sans aucune peine le point commun entre Hâte-toi de vivre et Il est grand temps de rallumer les étoiles de Virginie Grimaldi, À la lumière du petit matin d’Agnès Martin-Lugand ou encore Dans le murmure des feuilles qui dansent d’Agnès Ledig: tous ces livres (re)donnent le moral aux lecteurs en propageant une philosophie optimiste, un peu comme un manuel de développement personnel enrobé dans une bonne histoire.
Dans le cas de Laure Rollier, on pourrait même dire que la présence du livre dans les rayons des librairies est en elle-même déjà une première preuve que le volontarisme et l’envie de réussir peuvent déplacer des montagnes.
Elle est en effet la première lauréate du Mazarine Book Day. Cette initiative originale, sorte de speed-dating pour nouveaux auteurs, permet à chacun de venir présenter son livre en un maximum de dix minutes à un jury composé de l’éditeur, d’un libraire et d’un blogueur et d’avoir un retour argumenté.
La troisième édition vient du reste d’avoir lieu avec quelque 140 participants et en présence de Laure Rollier.
Mais venons-en au livre et à Léo, la narratrice, qui est professeur de philosophie dans un lycée du Sud-Ouest. L’existence qu’elle mène est celle de beaucoup de femmes, essayant de gérer au mieux un agenda chargé. Dès les premières pages, on comprend que ce n’est pas chose facile, car elle est déjà en retard. Mauvais conseiller, le stress va la mener à la catastrophe. Elle ne voit pas le bus qui arrive et termine… sur un lit d’hôpital.
Le choc du réveil s’accompagne d’une évidence et d’une surprise. Il va lui falloir retisser le fil de sa vie et revoir ses priorités, mais elle pourra bénéficier des conseils d’un fantôme, celui de sa grand-mère qui partage désormais son quotidien et qui entend la remettre sur de bons rails. Une jolie trouvaille, très romanesque, que cette voix de l’au-delà, mais si elle est tout sauf diplomate. Mais après tout, c’est en mettant les pieds dans le plat et en regardant la réalité telle qu’elle est – et non telle que Léo aimerait qu’elle soit – que l’on peut reconstruire une vie. Entre les amis qu’il va falloir trier, les amours qui méritent une réévaluation et la famille qui recèle un secret qui fausse son jugement, la jeune fille va pouvoir dresser un bilan critique et, au fil des pages, tracer les contours d’une vie choisie et non subie, avec ce qu’il faut de rebondissements.
Le récit est alerte, le style enlevé. Autour de Léo, les personnages de Lina, la grand-mère, de Louise la colocataire, de l’ami Juju et de sa fille Tess sont parfaitement campés et apportent leur pierre à l’édifice. C’est plein d’humour et cela se déguste effectivement comme un bonbon acidulé. Et après tout, il n’y a pas de mal à se faire du bien !

Hâte-toi de vivre
Laure Rollier
Éditions Mazarine
Roman
220 p., 17 €
EAN : 9782863744789
Paru le 21 février 2018

 

Ce qu’en dit l’éditeur
« 7 h 52. Collision. Accident de voiture.
À son réveil à l’hôpital, Léo, jeune professeure de philosophie âgée de trente ans, se retrouve nez à nez avec Mamie Lina, qui n’est autre que sa grand-mère décédée. Personnage haut en couleurs à l’humour cinglant qui donne son avis sur tout – sans qu’on le lui ait demandé –, celle-ci s’immisce dans la vie quotidienne hésitante de Léo et de ses amis Louise et Juju, à un moment décisif de leur vie. Par ses interventions intempestives, cette grand-mère pas comme les autres chamboule tout sur son passage. Mais en confrontant Léo à ses peurs et à ces secrets qui hantent toute famille, elle fait à sa petite-fille le plus beau cadeau: le courage de saisir la vie à pleine main – et de donner une chance au bonheur. »

Les critiques
Babelio
Blog Carobookine
La VIDA Magazine
Le Petit bleu d’Agen
Le blog d’eirenamg
Romanthé – un blog littéraire décalé
Blog Malénia dans ses livres
Blog Des livres et des coquelicots

Les premières pages du livre:
La musique d’Hotel California se lance sur mon téléphone…
6 h 35. C’est trop tôt. Cinq minutes encore. Pas plus.
7 h 10. Merde ! C’est trop tard, là ! Qu’est-ce qu’il a encore, cet iPhone ? J’avais mis le rappel pourtant, j’en suis sûre. C’est quand même incroyable qu’on vous vende des appareils qui coûtent deux bras et qu’ils ne soient pas fichus de fonctionner correctement. Parce que, maintenant, je le déverrouille et j’entends bien le cliquetis – il n’était donc pas en silencieux. Si j’ai le temps, je m’arrêterai chez Juju pour qu’il regarde ce qui a merdé.
7 h 20. Faites-nous penser à faire un procès à Apple. À ma mauvaise foi et à moi.
— Léo, je te dépose ?
— Non, non, je me lève juste, Louloune ! Je suis super à la bourre, je prends ma voiture ! rétorqué-je à ma colocataire en étouffant un bâillement.
— OK à plus, me répond Louise depuis le salon, juste avant de sortir en claquant bruyamment la porte d’entrée.
Je n’aime pas ça. Être en retard, je veux dire. Mais il est hors de question que j’attaque la journée sans mon intraveineuse de caféine… Putain, il est déjà 7 h 35. J’hallucine. J’ai cours à 8 heures. Autant se rendre tout de suite à l’évidence : comme je ne voyage pas avec Air Force One, je n’y serai jamais. Quel jour on est ? Jeudi… Je commence par les Littéraires. En plus.
J’aurais peut-être mieux fait de supplier ma colocataire de m’attendre, quitte à enfiler mes chaussures dans la voiture. Tandis que les minutes défilent, je me bats avec le tube de dentifrice, puis c’est au tour de mes cheveux de rester coincés dans la brosse. Plus on essaie de faire les choses rapidement, plus la vie nous balance des bâtons dans les roues, non ?
Dans le miroir de l’entrée, je jette un rapide coup d’œil sur l’étendue des dégâts et de mes cernes. Le mascara a fait ce qu’il a pu, mais il n’est pas chirurgien. Je vais devoir me résoudre à sortir comme cela, l’horloge tourne et je ne peux pas me permettre de remettre les pieds dans la salle de bain. Même si je l’entends m’appeler depuis l’étage.
Mes clés ? Qu’ai-je encore fait de mes clés ? En temps normal, je suis déjà en train de râler contre les parents qui se garent sur le parking des professeurs. Bouge-toi un peu, Léo ! Sur le mur de notre salon, l’horloge géante mi-suédoise, mi-taiwanaise se fout de ma gueule avec ses longs bras qui font la course entre eux.
Où est mon portable ? Il faut que j’appelle Louise, elle doit être arrivée au lycée! Elle !
— Louloune, tu peux t’arrêter à la «Vie scolaire» prévenir que je serai en retard? dis-je d’une traite dans le maudit téléphone tout en enfilant mes Converse.
— Genre, combien de retard? me questionne ma colocataire. Mais bouge, con!
— Quoi ?
— Non, je parle à Luc Alphand devant, le mec, il slalome avec les feux! Je l’entends râler comme j’en ai l’habitude.
— Dix minutes, quinze max. Qu’ils ne se barrent pas, les gosses, j’arrive, OK?
— OK, fait-elle tandis que le klaxon me transperce un tympan.
— Et arrête de répondre en conduisant!
— Alors arrête de m’appeler. Elle me raccroche au nez. »

Extrait
« 7 h 52. Cela devrait passer, le temps de me garer, 8 h 10, au pire, je suis devant la salle. À la radio, Manu raconte qu’il a entendu parler d’un mec qui n’a jamais pissé debout de sa vie. Jamais. Il trouve ça hallucinant, moi aussi. Le monde est peuplé de gens étranges. Mais qu’est-ce que…
7 h 53. BAM.
Je sens mon estomac monter irrémédiablement dans ma gorge. J’ai la nausée. Et cette odeur âcre qui me brûle les yeux. J’entends la ceinture enfoncer ma clavicule dans un craquement. Je suis sonnée par l’uppercut que l’airbag fait subir à mon nez. Il fait froid, j’ai froid. Manu ne parle plus. Mes oreilles sifflent tellement que je pourrais hurler. Toujours cette odeur âcre. Je ne comprends plus rien, je ne sais plus où je suis, j’ai mal. Je porte ma main à mon nez, elle est inondée de sang. Je découvre à ce moment le bus face à moi que je n’avais pas vu avant. Je distingue, malgré mes paupières de plus en plus lourdes, des gens courir vers moi. J’ai froid. J’ai sommeil. Je m’endors. »

À propos de l’auteur
Laure Rollier est auteure, blogueuse, caricaturiste et vit dans le Sud Ouest de la France avec ses trois enfants. Après avoir publié un recueil de poésie en 2015, Laure se consacre entièrement à ses activités artistiques et littéraires. En 2016, elle décide de publier son premier roman Ce que tu ne sais pas sur son blog dans le but de récolter des fonds pour la recherche contre le cancer, sa priorité. Parallèlement, Laure travaille sur des caricatures, principalement sur le thème de la petite enfance, la maternité et la grossesse pour des magazines et blogs français. Lauréate du Mazarine Book Day, son «vrai» premier roman Hâte-toi de vivre paraît en 2018 chez Mazarine. (Source : ensemble maintenant)

Page Facebook de l’auteur
Site Internet de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Badge Lecteur professionnel
Badge Critiques à la Une

Tags:
#hatetoidevivre #laurerollier #editionsmazarine #hcdahlem #rl2018 #roman #rentreelitteraire #rentree2018 #MazarineBookDay #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #primoroman #lire #lectrices #lecteurs #premierroman #NetgalleyFrance

Son absence

GRANGE_Son_absence

Logo_68_premieres_fois_2017  Logo_premier_roman

En deux mots:
Nous sommes en 2015. Voilà 20 ans que François Munch a disparu. Sa famille se rend au tribunal pour la déclaration d’absence. L’occasion pour chacun de se situer par rapport à cette absence.

Ma note:
★★ (bon livre. Je ne regrette pas cette lecture)

Son absence
Emmanuelle Grangé
Éditions Arléa
Roman
152 p., 17 €
EAN : 9782363081421
Paru en août 2017

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris, mais également à Asnières, Lille, Sète, Nice, Béziers et à Font-Romeu ainsi qu’au Maroc, à Tanger, Agadir, Marrakech.

Quand?
L’action se situe entre 1995 et 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
Comme c’est puissant et inflexible, une famille ! C’est tranquille comme un corps, comme un organe qui bouge à peine, qui respire rêveusement jusqu’au moment des périls, mais c’est plein de secrets, de ripostes latentes, d’une fureur et d’une rapidité biologiques, comme une anémone de mer au fond d’un pli de granit…
Cette phrase de Paul Nizan tirée de son roman La conspiration pourrait servir d’exergue à ce beau premier roman d’Emmanuelle Grangé.
En 1995, un jeune homme, François Munch, disparaît sans motif apparent. Il envoie une carte postale laconique à sa famille, il y annonce son départ définitif. Ses parents, ses frères et sœurs pensent alors à une fugue, une folie passagère. François ne réapparaîtra pas.
Sans plus de nouvelles du fugitif, la famille se rend au tribunal vingt ans après, délai légal, pour y signer la «déclaration d’absence» en vue de protéger ses intérêts et son patrimoine. Dans la famille Munch, il y a la mère, le père, quatre fils et deux filles. Autant de voix différentes qu’Emmanuelle Grangé nous donne à entendre. Tous sont dévastés par la disparition de François mais chacun habille l’absence comme il peut. Comment vit-on l’absence?
On y survit. On culpabilise, crie, prie, se révolte, se souvient. On revit. Un pas devant l’autre. Il n’y a ni explication ni mode d’emploi.

Ce que j’en pense
Imaginez qu’elle serait votre réaction si votre fils ou votre frère vous adressait un jour la lettre suivante: « Chers parents, je m’en vais pour plus longtemps que ce stage de voile au Club Med. je ne l’animerai pas, j’ai prévenu la direction. Vous ne me reverrez plus. Ne cherchez pas à avoir de mes nouvelles, ne vous faites pas de soucis. Je vous embrasse. François » C’est ce qui arrive aux membres de la famille Munch, qui se retrouvent vingt ans plus tard au tribunal pour y signer la «déclaration d’absence», un document juridique qui entérine cette absence.
Après Monica Sabolo qui raconte la disparition d’une jeune fille dans Summer, voici donc son pendant masculin. Emmanuelle Grangé va également dérouler l’écheveau des souvenirs, replonger dans le passé pour tenter de comprendre les raisons qui ont poussé le jeune homme à lâcher définitivement les amarres. Mais là où Monica Sabolo confie au frère de la disparue le soin de rassembler les indices, la primo-romancière accumule les points de vue. C’est du reste dans les nuances, dans la réception très différente d’un même événement que réside l’intérêt du roman.
André, le père autoritaire aux rituels intangibles (le repas de Noël, par exemple, ne saurait se dérouler de façon différente année après année, y compris dans la composition du menu), ne saurait endosser une part de responsabilité dans ce drame. Pas plus que Marguerite, son épouse, dont la défense la plus efficace est la discrétion. Elle souffre en silence et espère que l’amour qu’elle porte à sa progéniture va permettre de conserver des liens forts, malgré le vide creusé par le départ de François.
Un vide que ses cinq frères et sœurs vont devoir gérer et intégrer à leur vie. Prenons l’exemple de Michel, l’aîné. Il va tenter d’oublier François en s’investissant dans sa carrière professionnelle, en se mariant et en fondant une famille. « On aime beaucoup Michel Munch, le directeur informatique à l’ENFAG, il est aimable, doux, et ferme quand il le faut. On comprend, on salue son histoire d’amour avec Pauline. On dit aussi, ils vont très bien ensemble, elle semble encore plus petite à côté de ce grand ours. On cotise pour le cadeau de mariage, on recotise pour la naissance de Félix. On pensait à tort que Michel resterait célibataire même s’il en pinçait pour Florence Verlot, la directrice de la communication, mais trop grande, trop rouge à lèvres, trop talons aiguilles. Non, Pauline est parfaite, discrète, si douce. Comme elle a dû souffrir avec son ex qui l’avait présentée à Michel, qui l’avait supplié de prendre Pauline comme secrétaire, Pauline qui ne savait que faire de son diplôme des Beaux-Arts d’Angers et de son Martin au chômage. Michel est désormais comblé. »
Thierry, son frère cadet, suit un peu le même chemin. Avec Marie, il a mis au monde trois filles, Maud, Constance et Louise. Mais à côté de ses obligations familiales, il cherche aussi un divertissement dans l’art.
Sa sœur Évelyne a beaucoup plus de mal à tirer un trait sur ce drame qui la ronge. Elle continue é creuser, à essayer de comprendre, à pleurer. Il en va de même de sa sœur Sandrine qui est la jumelle de François. Une position au sein de la famille qui la rend de fait très sensible à la décision de son jumeau.
Reste Joseph, le benjamin, lui aussi un peu déboussolé.
Avec beaucoup de finesse, la romancière va nous permettre de comprendre ce qui s’est vraiment passé, ce qui se cache derrière les ombres qui défilaient dans la maison familiale. Entre un sentiment diffus de malaise et de jolis souvenirs de vacances, entre les aspirations des uns et des autres et les projets d’avenir et de voyages brisés dans l’œuf, c’est à un enterrement que nous sommes conviés. L’enterrement des rêves d’enfant, l’enterrement de la jeunesse insouciante et l’enterrement d’une fratrie. Bonjour tristesse!

68 premières fois
Blog Mémo émoi 
Blog Les couleurs de la vie (Anne Leloup)

Les critiques
Babelio


Emmanuelle Grangé présente Son absence © Production éditions Arléa

Extrait
« C’est pratique, personne ne demande rien à qui que ce soit. On pourrait croire en la confiance générale, nenni, c’est chacun pour soi pourvu que le calme règne. Et surtout, pas de politique. Dès l’âge de seize ans, les enfants peuvent sortir les samedis et mardis soirs, ils doivent simplement veiller à ne pas claquer la porte d’entrée à l’aller comme au retour, ils pourraient déranger l’amiral dans son bureau, et maman dans son alcôve a le sommeil léger. Le père se fiche de savoir où ils traînent, la mère leur donne de l’argent, il faut toujours avoir une pièce à cause du délit de vagabondage. Si ce n’est pas large d’esprit, ça. »

À propos de l’auteur
Emmanuelle Grangé est actrice. Elle vit à Vincennes. Son absence est son premier roman. (Source : Éditions Arléa)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#sonabsence #emmanuellegrange #editionsarlea #68premieresfois #RL2017 #roman #rentreelitteraire #unLivreunePage. #livre #lecture #books #RLN2017 #littérature #primoroman #lecture #lire #lectrices #lecteurs #premierroman #VendrediLecture