Les dernières volontés de Heather McFerguson

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En deux mots
Le courrier d’un notaire écossais ne manque pas de surprendre Aloïs. Il hérite d’une maison en Écosse, propriété d’une inconnue, Heather McFerguson. Intrigué, notre libraire parisien décide de se rendre sur place, bien décidé à lever ce mystère. Il lui faudra du temps et de la persévérance pour réussir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les secrets de la maison d’Applecross

Avec ce nouveau roman, Sylvie Wojcik confirme les espoirs nés avec Les narcisses blancs. Elle nous entraîne cette fois en Écosse sur les pas d’un libraire parisien bien décidé à comprendre comment il a pu hériter la maison d’une illustre inconnue.

Quand Aloïs découvre le contenu du courrier qui lui est adressé par un notaire d’Inverness, il croit d’abord à une erreur. Mais c’est bien son état-civil qui figure en détail sur le courrier venu d’Écosse et lui annonçant qu’il était l’héritier d’une maison appartenant à une défunte Heather McFerguson. Le coup de fil passé à l’étude ne lui en apprendra pas davantage, sinon qu’il peut refuser ce leg. Après des recherches vaines dans le coffre où les souvenirs de famille sont rangés et une nuit censée porter conseil, il décide finalement de faire le voyage pour tenter de comprendre ce qui le lie à cette inconnue.
Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il emporte avec lui une pièce importante du puzzle, Le Seigneur des anneaux de Tolkien que lui a offert son père et qu’il a lu et relu dans son enfance et qu’il a retrouvé dans la caisse aux souvenirs. Cette version française, illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue porte la marque d’une librairie d’Inverness. Mais après avoir acquis la certitude que ce livre provenait bien de cette terre très éloignée, il lui faudra encore beaucoup de temps à rassembler les pièces du puzzle.
Mais après tout, il n’est pas pressé. Son ami et collègue Johan peut présider aux destinées de leur librairie en son absence. Lui doit se frotter aux habitants du village d’Applecross et essayer de leur tirer les vers du nez. Eileen, à qui Heather avait confié les clés de la maison avant sa venue n’est guère diserte. Elle peut tout au plus lui indiquer les personnes qui ont bien connu la vieille dame et l’aider pour l’intendance, elle qui tient la seule épicerie du village. Au fil des rencontres et des échanges avec Stuart le pasteur de Lochcarron, Jim McLeod, Archie et les rares clients du pub, la vérité va s’esquisser, le secret de famille se révéler. Entre promesses et renoncements va surgir un amour si fort qu’il ira jusqu’au sacrifice.
Une quête qui va transformer Aloïs, qui va s’attacher à sa maison inconfortable, à ce paysage de lande et de tempêtes que Sylvie Wojcik rend avec autant de précision que de poésie, donnant à ses lecteurs l’envie de partir eux aussi explorer ces paysages.
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Applecross © Colin Baird from Killearn, UK

C’était du reste aussi le cas dans son précédent roman, Les Narcisses blancs, qui nous menait sur les Chemins de Compostelle. Et là encore, il s’agit de rencontres qui changent une vie. Émouvante et touchante, cette histoire est à la fois une invitation au voyage et une belle réflexion sur la transmission. N’hésitez pas à filer en Écosse!

Les dernières volontés de Heather McFerguson
Sylvie Wojcik
Éditions Arléa
Roman
152 p., 17 €
EAN 9782363083302
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Écosse, du côté d’Inverness et Applecross. On y évoque aussi Édimbourg et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un jour, Aloïs, libraire à Paris, reçoit la lettre d’un notaire d’Inverness lui annonçant qu’une inconnue, Heather McFerguson, lui lègue sa maison dans le village d’Applecross. Qui est cette femme, dont Aloïs n’a jamais entendu parler et surtout pourquoi fait-elle de lui son héritier universel ? Après avoir hésité, il accepte et se rend en Ecosse pour essayer d’élucider ce mystère. Là-bas, dans ces paysages faits d’eau, de pierres et de lumière, il ressent ce sentiment si étrange d’avoir trouvé sa place. Tout, absolument tout l’attire dans ce pays inconnu. Il y rencontrera des personnes qui, avec leur part d’ombre et de lumière, l’aideront, chacune à sa manière, à comprendre la raison de sa présence. Commence alors pour Aloïs un long chemin de questionnements où, peu à peu, se dessinera une part de son histoire familiale. Il sera question de hasard, d’audace et de renoncement, de choix, de promesses tenues ou non, de silence et de secrets. Les paysages d’Ecosse, omniprésents, grandioses et purs, qui gardent la trace de ceux qui passent et veillent sur eux, dévoileront la fuite, le déchirement entre passion et raison, fidélité et abandon.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« En sortant de l’étude du notaire à Inverness, Aloïs rejoint immédiatement sa voiture. Si vous voulez y aller dès aujourd’hui, tâchez d’arriver avant la nuit. La route n’est pas évidente, lui a confié l’homme serré dans son costume trois pièces, avant de refermer la porte capitonnée de son bureau.
Après le pont de fer au-dessus de la rivière Ness, Aloïs entre dans le vif du paysage: un vallonnement de lande à perte de vue sous un ciel dessiné au couteau. Il quitte la route principale pour suivre une voie unique, bordée de traits blancs, avec des espaces de croisement sur le côté tels les renflements d’une veine.
La visibilité est réduite. Chaque tournant pourrait être un tremplin vers le vide. Aloïs serre à droite. Non, à gauche. Ici on roule à gauche.
Ses repères sont bouleversés. L’essentiel est de garder le cap.
Aloïs ne croise personne, ce qui le rassure et l’inquiète à la fois. Il a hâte d’arriver. La route tourne et grimpe jusqu’à un plateau surplombant la baie. Il s’arrête et relâche ses bras qui s’étaient crispés sur le volant. La lumière du soir s’est déposée par cristaux en contrebas, à la surface de l’eau. Mer, lac, fjord? Il ne sait pas très bien. Il y a l’eau, il y a la terre, la terre percée d’eau ou la mer recouverte d’îlots, il ne saurait dire. Tout cela l’attire mais ne lui rappelle rien, ne lui parle pas. Seul le vent qui s’engouffre dans son caban lui souffle de continuer sa route. La Fiat 500 rouge, louée ce matin à l’aéroport d’Édimbourg, descend prudemment vers la baie d’Applecross.
Le cœur du village est une rue bordée de maisons blanches, tapies les unes contre les autres, comme rejetées d’un bloc par la marée, Aloïs arrive avec le crépuscule. C’est la dernière maison, lui a dit le notaire, avec un ancien fumoir à saumon à l’arrière. À quoi peut bien ressembler un fumoir à saumon? Il n’en a aucune idée.
Il s’engage doucement dans la rue jusqu’au pub. L’endroit est animé. Les vitres sont couvertes de buée. Quelques personnes fument devant la porte, d’autres discutent dans la rue. Aloïs est obligé de s’arrêter. Les gens s’écartent lentement en faisant un signe de la main. Par la porte ouverte, il discerne des voix fortes et des verres qui s’entrechoquent. Bientôt des notes échappées de cordes pincées émergent du brouhaha. Les voix si inégales quand elles parlaient, avec le chant ne font qu’une. Aloïs reste là quelques secondes avant de poursuivre son chemin.
Il y a de la lumière à l’intérieur et des bottes en caoutchouc sur le paillasson. Il a dû se tromper. C’est pourtant bien la dernière maison. Il cherche une sonnette et ne trouve qu’un heurtoir à mi-hauteur de la porte, une main effilée en bois dur qu’il n’ose pas toucher, mais déjà la porte s’ouvre. Une femme emmitouflée dans un châle à franges trop grand pour elle lui fait signe d’entrer.
Elle s’appelle Eileen et était la meilleure amie de l’ancienne propriétaire, Heather McFerguson. C’est elle qui a entretenu la maison depuis le départ de Heather. Le notaire lui avait demandé d’être là aujourd’hui. Depuis ce matin, elle attend, mettant encore de l’ordre par endroits.
— Heather était tellement méticuleuse, s’empresse-t-elle d’ajouter. Elle n’aurait pas souhaité que sa maison soit laissée à l’abandon, même si, à la fin, la pauvre ne s’en préoccupait plus. Elle ne pouvait même plus dire où elle habitait. C’est triste. Vous avez acheté la maison avec le mobilier, je crois ?
Acheté? Aloïs croit avoir mal compris. Pourtant les paroles d’Eileen sont parfaitement claires malgré son accent. Non, cette maison, il ne l’a pas achetée. Elle semble l’ignorer et c’est certainement mieux ainsi. D’ailleurs, personne n’avait prévenu Aloïs de la présence de cette femme. Il ne s’en offusque pas, il est juste un peu surpris.
— Oui, bien sûr, j’ai tout acheté.
— Alors, je vous montre. Mais avant, vous prendrez bien une tasse de thé?
Aloïs a hâte d’être seul mais il lui est impossible de refuser. Il comprendra vite qu’ici personne n’entreprend jamais rien d’important avant de boire une généreuse tasse de thé. Un thé fort, adouci par un nuage de lait frais, entier.
Après lui avoir signalé plusieurs défauts de la maison, le chauffe-eau qui siffle, la fenêtre de la chambre qui ferme mal, le portillon qui grince, Eileen se décide enfin à prendre congé. S’il a besoin de quoi que ce soit, qu’il n’hésite pas à venir la voir. Elle tient l’épicerie du village.
— Ah, j’oubliais. Voici ma clé, dit Eileen, hésitante, pensant peut-être qu’Aloïs lui proposerait de la garder.
— Merci. La clé d’Eileen serrée au creux de la main, il reste quelques minutes adossé à la porte d’entrée, observant l’intérieur de la maison.

«Selon les dernières volontés de Miss Heather Margaret Jane McFerguson…» Heather Margaret Jane McFerguson. Combien de fois avait-il prononcé, à haute voix ou en lui-même, ce nom inconnu, cette suite de sons qu’il trouvait harmonieuse mais qui n’éveillait rien en lui? Chaque soir avant de s’endormir, il se répétait: Heather Margaret Jane McFerguson, Applecross, pour essayer de faire ressurgir ne serait-ce que l’esquisse d’un souvenir. Il l’avait même prononcé dans son sommeil. C’est ce que lui avait dit Anne lorsqu’elle était venue chercher ses cartons et qu’ils avaient dormi sous le même toit pour la dernière fois. Mais trop impatiente de partir et absorbée par sa nouvelle vie, elle n’avait fait aucun cas de ces paroles, ni posé aucune question.
Une fois seul pour de bon, un lundi après-midi, Aloïs ferma la librairie et, dans l’arrière-boutique, il relut avec attention la lettre venue d’Écosse. Qui pouvait bien être cette femme? Applecross, Highlands, Écosse, où était-ce exactement? Aloïs ne connaissait personne dans ce pays. Il avait cru d’abord à une erreur mais son état civil, décliné dans les documents, était en tous points exact: Aloïs François Marie Delcos, né le 11 juillet 1969 à Paris, VIe.
Il se récita quelques phrases toutes faites en anglais, piochées dans un vieux Harrap’s, et après maintes répétitions et hésitations, se résolut à téléphoner à Inverness. Le notaire lui expliqua la situation dans un français impeccable. La défunte lui avait dicté son testament environ deux ans avant son décès. Elle était venue seule, avec toutes les informations en tête concernant son héritier. Avec clarté et détachement, le notaire expliqua à Aloïs qu’il pouvait refuser l’héritage sans donner de motif, par simple lettre recommandée. Il disposait d’un délai légal d’un mois avant de se décider. Aloïs essaya d’obtenir quelques informations sur cette femme, mais le notaire lui répéta ce qui figurait déjà dans le courrier : nom, adresse, date et lieu de naissance. Il ajouta qu’elle était décédée à «l’entité spécialisée» de l’hôpital d’Inverness, qu’elle avait toujours vécu à Applecross, dans cette maison qu’elle lui léguait et qu’elle tenait de ses parents. Elle était célibataire, n’avait ni frère ni sœur, ni aucune autre descendance. Sur le formulaire officiel du testament, elle avait certifié sur l’honneur n’avoir aucun lien de parenté avec Aloïs. D’après les recherches généalogiques d’usage, elle n’en avait pas non plus avec quiconque encore de ce monde. Toutes ces informations figureraient sur l’acte de succession qui lui serait remis s’il acceptait le legs. C’est tout ce que le notaire avait à lui dire. Il avait exclusivement pour rôle de faire appliquer le droit et de respecter la volonté de ses clients, pas de fouiller dans leur passé. Aloïs aurait voulu lui demander si elle lui avait parlé de lui mais il sentit bien qu’il n’obtiendrait rien de plus de cet homme si attaché à son devoir. Il lui dit poliment qu’il allait réfléchir. Le soir même, dans son appartement, Aloïs ouvrit l’ancienne malle de voyage où il conservait les quelques objets qui lui restaient de ses parents. Sous les coussins en soie élimés, il sortit le Polaroïd et la caméra Super 8 de son père, les paquets de lettres et de cartes postales serrées par des élastiques et les boîtes à chapeau de sa grand-mère maternelle, remplies de photos en noir et blanc. Il explora la malle de fond en comble et relut chacune des lettres, à la recherche d’une photo, d’un mot, d’un signe ou d’une allusion à cette femme ou à ce pays. Il y passa la nuit, la suivante et encore la suivante. Parce que la nuit, pensait-il, serait plus propice à révéler les secrets. Mais ces nuits-là le laissèrent dans les ténèbres les plus profondes. Pas un début d’explication. Rien, à part des anecdotes qu’il connaissait déjà et qui l’avaient toujours ennuyé. Rien d’Écosse ni d’Applecross, rien de Heather ni de Margaret, ni de Jane, ni de McFerguson. Il replaça le tout dans la malle, à l’exception de l’album photo de son enfance et de quelques livres de sa jeunesse qu’il fut heureux de retrouver.
L’album recouvert de cuir peint avait été confectionné par sa mère, restauratrice de livres. À l’intérieur, elle avait inséré des photos de son fils. Les photos classiques d’un jeune enfant, entouré et choyé: premier sourire, premier anniversaire, premier Noël, premières vacances à la mer. Aloïs les connaissait par cœur mais, ce soir, il avait l’impression de les regarder pour la première fois. Il s’attachait aux détails, surtout aux visages et aux expressions. Il observait son enfance avec recul et, peu à peu, avec effroi. Était-il vraiment un des leurs?
Parmi les livres sortis de La malle, il mit la main avec émotion sur Le Seigneur des anneaux de Tolkien, version illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue: la Terre du Milieu. Un livre qu’il avait lu tant de fois pendant ses jeunes années et qu’il n’avait pas touché depuis. Un monde où, adolescent, il s’était si souvent retranché. Il dépoussiéra délicatement la couverture et, assis sur son lit, il l’ouvrit et entra chez les Elfes et les Hobbits, dans des lieux qui le fascinaient et l’effrayaient à la fois. Il entama une nouvelle lecture de son Seigneur des anneaux jusqu’à tard dans la nuit et ne pensa plus au reste.
Quelques jours plus tard, il rappela le notaire d’Inverness pour lui dire qu’il acceptait l’héritage. »

Extrait
« Elle a peut-être connu tous ces gens, se dit-il. Ce sont peut-être son frère, son père, son cousin. Et elle, comment était-elle? Grande ou petite? Mince ou un peu forte ? Avait-elle un visage long et anguleux ou plutôt arrondi? Il n’a pas de photo d’elle. S’il en avait une, même floue, il la reconnaîtrait peut-être ou au moins il pourrait se faire une idée d’elle. Pour cela, il faudrait chercher, ouvrir les tiroirs et les armoires, mais en a-t-il le droit? Il a hérité de sa maison, pas de son intimité. Malgré le sentiment de familiarité qu’il éprouve depuis son arrivée, il ne peut se résoudre à explorer les lieux. Elle a forcément laissé une indication quelque part, une explication du pourquoi. Pourquoi lui? À Paris, personne n’a pu l’aider, ni les généalogistes, ni les détectives, ni les spécialistes en héritage. Ils sont tous formels: il n’a aucun lien de parenté avec cette femme. Mais ces photos au mur veulent lui dire quelque chose. » p. 23

À propos de l’auteur
WOJCIK_sylvie_DRSylvie Wojcik © Photo DR

Sylvie Wojcik est née en Bourgogne en 1968. Après des études de langues, allemand et anglais, à l’université de Lyon, puis à Paris, elle vit aujourd’hui à Strasbourg, où elle est traductrice dans les domaines scientifiques et juridiques. Elle écrit depuis plusieurs années des journaux, textes courts, contes et nouvelles, et a publié en 2020 un premier roman Le Chemin de Santa Lucia (éditions Vibration). Deux autres suivront: Les Narcisses blancs (2021) et Les dernières volontés de Heather McFerguson (2023). (Source: Éditions Arléa)

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Reste

DIEUDONNE_reste

  RL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du prix France Bleu / Page des libraires 2023

En deux mots
Quand M. meurt, noyé dans un lac de montagne, sa maîtresse avec laquelle il s’était offert une escapade de quelques jours, entend encore le garder quelques temps pour elle. Commence alors un road-trip macabre qui est aussi une folle déclaration d’amour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Encore un soir, encore une heure»

Adeline Dieudonné nous dévoile une nouvelle facette de son talent avec ce roman introspectif qui confronte une femme au cadavre de son amant. Il vient de se noyer dans un lac de montagne. Elle décide alors de le garder encore un peu pour elle.

M. est mort. Il est parti se baigner dans le lac du haut et s’est noyé. C’est sa maîtresse, avec laquelle il venait passer quelques jours dans le chalet de son ami Jacky, qui l’a trouvé flottant sur l’eau et qui l’a ramené dans leur chambre après avoir vainement essayé de le ranimer. Elle le lave et le remet dans leur lit. «Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain.»
Car pour l’heure, il n’est pas question d’appeler la police ou les secours. Il est plutôt question de partager encore quelques heures avec le bel homme, l’amant, l’amour de sa vie. Et surtout ne rien dire à personne, pendant que tout le monde croit que M. est toujours vivant.
Des instants qu’elle met aussi à profit pour écrire à sa femme qui attend son retour à la fin du week-end. «J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas. Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.»
Le roman prend alors un ton plus personnel et introspectif en même temps qu’il vire vers l’absurde. Tout en retraçant son parcours de femme, ses difficultés à partager une relation déséquilibrée – c’est toujours à la femme de faire des concessions – jusqu’à cette rencontre avec M. avec lequel elle a enfin trouvé un équilibre, même si elle comprend très vite qu’il ne quittera jamais la mère de ses enfants. Il reste «celui à qui elle pouvait tout dire, absolument tout, devant qui elle était moins pudique qu’envers elle-même». Elle va s’enferrer dans son idée de ne plus se séparer de M. Elle le rhabille et l’installe dans sa voiture pour un road-trip étonnant, ponctué d’une rencontre étonnante qui donnera ses lettres de noblesse à l’expression «l’avoir dans la peau».
La seconde lettre de ce roman épistolaire est datée du 4 mai 2022, un mois après la mort de M. et détaillera la chronologie de cette curieuse épopée qui n’a pourtant rien de morbide, bien au contraire. On est bien davantage dans cet humour belge teinté d’absurde dont Odile d’Oultremont nous a déjà régalé cette année avec Une légère victoire qui confrontait déjà une femme à la mort.
Après La vraie vie et Kérosène, voici une nouvelle confirmation du talent d’Adeline Dieudonné à traiter avec poésie de sujets difficiles et à trouver de la lumière dans le registre le plus noir.
Ajoutons que, comme à son habitude, la romancière nous offre en fin de volume, la playlist qui a accompagné l’écriture de son roman. Entre Nina Simone, Leonard Cohen ou encore Nick Cave, j’ajouterai Neil Young et son album Harvest évoqué dans le roman et ces quelques paroles de Jean-Jacques Goldmann écrites pour Céline Dion après le décès de son mari René. Je crois qu’elles résument bien l’état d’esprit de Camille:
«Un peu de nous, un rien de tout
Pour tout se dire encore ou bien se taire en regards
Juste un report, à peine encore, même s’il est tard
J’ai jamais rien demandé, ça c’est pas la mer à boire
Allez, face à l’éternité, ça va même pas se voir
Ça restera entre nous, oh juste un léger retard»

Reste
Adeline Dieudonné
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
282 p., 20 €
EAN 9782378803544
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans un chalet de montagne isolé des Alpes et dans la région.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas certaine d’avoir pleinement saisi ce qui m’est arrivé, ni ce qui m’a conduite à agir comme je l’ai fait. Certains matins, tout me semble limpide. A d’autres moments, je me vois comme un monstre, une créature que je ne reconnais pas, qui m’aurait possédée dans un instant de vulnérabilité. Mais je crois que cette image vient du regard des autres, j’ai fait ce que je pouvais. Il n’y a pas de morale à cette histoire. Tout ce que je sais, c’est que je vous dois les faits. Je vais donc m’attacher à les relater pour vous, et sans doute aussi pour moi, avec toute la précision dont je suis capable. Ils m’emmèneront sur des territoires obscurs, dans les marécages de ma conscience et, pour quelques secondes encore, contre la peau de M.

Cadavre exquis
Dans un chalet au milieu des montagnes, une femme et son amant se retrouvent en secret, sans que son épouse ne soit au courant. Tous deux vivent une idylle, une parenthèse hors du temps. L’amoureux succombe d’une crise cardiaque en quelques secondes. La narratrice se retrouve seule avec le corps sans vie de son amant. Elle décide de garder le corps et, pour surmonter son chagrin et la violence de l’évènement, commence à̀ écrire des lettres à l’épouse et lui raconte cette histoire d’amour infidèle.
Une initiation sentimentale
Auprès du corps inerte de celui qu’elle a tant aimé, toute sa vie sentimentale refait surface : les hommes qu’elle a côtoyés, ceux qui l’ont blessée ou ont abusé d’elle. Elle repense à ses échecs, jusqu’à̀ la rencontre de cet amant qui l’a révélée. Pour la première fois, elle a appris à̀ aimer. Maintenant que plus rien ne compte à ses yeux, un seul objectif lui donne le courage de vivre : lui offrir la plus belle des sépultures.
Une nouvelle facette d’Adeline Dieudonné
Après le détour par le récit choral avec Kérozène, l’autrice de La vraie vie revient au roman. Adeline Dieudonné est moins féroce, moins surréaliste, mais plus touchante, amoureuse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info (À livre ouvert)
L’Écho.be (Charline Cauchie)
RTBF (Entrez sans frapper)
Le carnet et les instants (Véronique Bergen)
L’Éclaireur Fnac (Thomas Louis)
Ernest mag. (David Medioni)
RCF (Christophe Henning)
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Des choses à dire
Blog Saginlibrio


Adeline Dieudonné présente son roman Reste à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Première lettre
Mardi 5 avril 2022.
M. est là, allongé près de moi. Il est mort.
Il est mort.
J’espère, en les écrivant, que ces mots m’aideront à appréhender cette réalité.
Je les observe, les déchiffre tandis qu’ils se forment sous ma main, les écris encore, pour en saisir la chair.
Ils m’échappent, me glissent hors des yeux, je recommence.

J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas.
Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.

9 h 32. J’ai regardé sa montre sur la table de nuit, là où il l’a laissée.
Je vous imagine en réunion de chantier. Ou à votre bureau, à dessiner des plans.
M. ne parle pas souvent de vous. Ne parlait. Ne parlait pas souvent de vous. Une forme de pudeur, je suppose.
Il vous aimait, il n’y a pas à en douter.

Peut-être que vous écrire, maintenant, me permet d’échapper à ici. Vous vous tenez droite, assise face à votre ordinateur, une tasse de thé tiède à portée de main – vous avez oublié de retirer le sachet, il doit être amer –, vous dessinez un garage, des lignes rouges jaunes vertes bleues sur l’écran noir. Vous êtes absorbée, projetée dans ce garage en devenir. Et vous pouvez y être absorbée, projetée, parce que quelque part, au fond de vous, sommeille la certitude que M. se promène à une poignée de kilomètres, que ses poumons se dilatent, se contractent, que son cœur palpite, que sa peau frémit.
Je tends la main, la pose sur son torse froid, immobile.
Je m’installe dans votre peau, dans votre tête, et je suis vous, pour quelques secondes, et pour quelques secondes mon problème le plus important consiste à décider s’il faut une porte déroulante ou abattante à ce garage, et de quel côté je vais placer le panneau de commande électrique. Ce faisant, je ne vous vole rien, puisque je ne vous prive pas de votre bureau, de votre thé amer, de votre innocence.
Il faudrait que je me lève. Que je m’habille.
M. semble endormi à mes côtés. Il est nu. Depuis hier matin déjà. Je crois que je suis en train de m’habituer. C’est son nouveau lui. Je l’ai secoué, j’ai pleuré, beaucoup, je me suis fâchée, l’ai giflé, je crois, je savais qu’il était mort, je ne suis pas folle, mais la colère m’a engloutie. Pourquoi n’arrivait-il pas à sortir de là ? Pourquoi se laissait-il aller comme ça ?
Il me faut du vin.

Le chalet n’est pas grand. Une chambre, une salle de bains, une cuisine sommaire qui ouvre sur un salon fatigué. Des truites naturalisées aux murs, des hameçons et des appâts dans des vitrines poussiéreuses. Un poêle à bois. Les murs exhalent un parfum de sel, froid, minéral. Je crois que nous aimions venir ici pour l’exiguïté du lieu. Poser nos brosses à dents côte à côte sur la petite vasque en pierre, écouter la même musique, nous frôler pour mettre le couvert, cuisiner.
Ici il n’y a rien. Et puisqu’il n’y a rien, il y a tout, pardon pour ce poncif, mais la forêt, le lac, les oiseaux, les herbes sauvages, c’est tout. Quand je dis qu’il n’y a rien, je veux dire qu’il n’y a personne. Personne d’autre que M. et moi. J’ignore ce qu’il vous racontait pour justifier ses absences. Un séminaire, quelques jours entre copains, un stage de natation… Nous n’en parlions jamais. Il avait honte, sans doute, et moi aussi.
Ici, on pouvait s’imaginer qu’on ne rentrerait jamais. Qu’on vieillirait comme ça, tous les deux. Un chien, quelques poules. Nous nous suffirions. Nous aimions ce mensonge. Et puis moi parfois j’y croyais.
En réalité, c’était un mensonge par omission. Non parce qu’il omettait ma fille – Nina est grande – mais plutôt mon besoin de solitude. J’aimais l’incursion de M. dans mon espace durant ces quelques jours que nous volions de temps en temps. Mais est-ce que je l’aurais supportée toute l’année ?
En fait oui, probablement oui. Nous étions assez vieux tous les deux, je veux dire lui et moi, pour savoir comment préserver notre espace de l’autre. Nous nous connaissions assez. Peut-être qu’il aurait suffi de me construire une cabane à côté du chalet, mon atelier, ma chambre à moi.
Alors, qu’est-ce que ce mensonge cachait au juste ?
Sans doute la terreur qui nous habitait tous les deux d’épuiser notre dialogue jusqu’ici intarissable. Dialogue des mots, bien sûr, dialogue des corps, dialogue affamé de ceux qui viennent de se rencontrer.
La terreur du silence blasé, du désir sec.
Et évidemment ce mensonge vous omettait vous. Et votre fils. Et le monde qui brûle.

12 h 43 à la montre de M., toujours posée sur la table de chevet. Je n’ose pas toucher à ses affaires. Je n’ose pas regarder son téléphone posé sur le buffet, à côté du poêle. J’aurais accès à sa vie. Son courrier, ses réseaux sociaux.
Est-ce que tout ça va disparaître avec lui ? Est-ce que son adresse mail sera supprimée ? Ou continuera-t-elle d’exister, comme une maison abandonnée, hantée par les échanges professionnels, les newsletters non lues, les vieilles factures, vos disputes ? Je sais que vous vous disputiez essentiellement par mail. C’est une chose que M. m’avait confiée. Lorsqu’une tension naissait, vous vous taisiez et poursuiviez la discussion par écrit. Est-ce que vous allez archiver ces échanges ? Je crois que si c’était mon histoire, mes disputes, mon couple, ces messages me seraient plus précieux que des photos de vacances, moins mensongers.
J’ai envie d’aller les lire. Je pourrais vérifier si le récit que M. me faisait de votre couple correspond à la réalité. Peut-être que si j’ouvrais son téléphone je découvrirais un tout autre M. Peut-être que je trouverais des horreurs, des vidéos abominables, de la pédopornographie, des chatons égorgés. On ne sait jamais.

Vous écrire me réconforte un peu. J’ai quitté la chambre, allumé un feu, mis de la musique. Nick Cave. Sa voix va bien avec le décor, le lac, les nuages fades. Mon gilet en laine trop grand, le crépitement du feu, le sol en pierres du pays. Tout sied. Un vrai cliché, on dirait une pub pour, pour je sais pas quoi, pour un truc que j’emmerde. Fait chier. Je me ressers un verre de vin. La bouteille que nous avons entamée avant-hier.
Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Bon anniversaire ! J’ai quarante et un ans. J’imagine que quelque part, au fond de la valise de M., il doit y avoir un petit cadeau pour moi. Je préfère ne pas y penser. Quelle est la date de votre anniversaire ? Que vous offrait-il ? Vous disait-il encore « je t’aime » ? Vous embrassait-il encore ?
Demain je devrai rendre les clefs. Demain vous vous attendez à le voir revenir. Demain, il faudra partir.
Je pourrais appeler la police maintenant. J’aurais pu l’appeler hier.
Je n’ai pas pu. On me l’aurait pris. On vous l’aurait rendu. Et puis quoi ? S’il n’est pas avec moi, il est seul. Il aurait traversé seul les préparatifs des funérailles, on l’aurait couché dans une chambre froide, des mains l’auraient touché, qui ne sont pas les miennes.
Seul dans son cercueil pendant la cérémonie, seul dans le four. Je n’ai pas besoin de condoléances, pas besoin de cendres. Je ne suis rien. Mais M. a besoin de moi. Ou j’ai besoin de veiller sur lui. Je ne l’abandonnerai pas.
Je sais qu’il ne manquera à personne chez moi. Ma fille le connaît peu. Idem pour mes amis. Ça n’a pas d’importance, je l’ai aimé seule, je peux le pleurer seule. Mais je ne peux pas l’abandonner maintenant.
Ça n’est pas votre faute, je sais que vous auriez fait ce qu’il fallait. Mais ça n’aurait pas suffi.
Je vais retourner m’allonger contre lui.

Depuis ma rencontre avec M. je me demande comment ça va finir. J’ai toujours cru qu’il me quitterait, c’était dans l’ordre des choses. Ou alors que je rencontrerais quelqu’un. Classique. Quelqu’un qui voudrait partager son plan d’épargne-pension avec moi. Ça, j’avais essayé avant M. L’épargne-pension avait perdu. Romain. Sur le papier, c’était tentant. Il donnait un cours de menuiserie et je voulais menuiser. Il voulait un enfant, j’avais un ventre.
Romain était gentil, brillant, son intelligence m’érotisait, ça n’était pas réciproque. Il aimait me montrer, il aimait mes shorts courts, il aimait mon cul. Non, il n’aimait pas mon cul. Il était fier de mon cul. La lueur d’envie dans les yeux de ses potes l’égayait. J’étais son cul. Et la gentille mère de son enfant. Attentionnée, présente, certes, mais jamais assez. Jamais aussi dévouée que sa mère à lui. Il ne formulait pas de reproches, il se raidissait, laissait échapper des micro-tics d’insatisfaction, suivis d’un conseil, d’une suggestion. Il n’aimait pas que je m’investisse dans mon travail plus que nécessaire. Je suis prof de français. Il détestait que j’accompagne les voyages scolaires. Sa fille, sa femme, ses potes, le rugby le dimanche et voilà. Quatre potes. Il les avait rencontrés en maternelle et ils ne s’étaient plus quittés. J’admirais cette fidélité, cette constance. Un deuil, une séparation, un épisode alcoolique, dépressif, chacun posait quelques jours de congé, ils embarquaient le blessé et venaient lécher leurs plaies, ici au chalet. Le chalet de Jacky. Jacky, le parrain de Romain. Et donc le parrain de tous. Ce que les quatre potes avaient en commun, c’était l’absence du père. Père parti, jamais arrivé ou mort. Alors Jacky avait adopté tout le monde, en quelque sorte. Et il possédait ce chalet, ce lac.
Depuis ma séparation avec Romain, je suis restée en contact avec lui. Il reste fidèle aux ex aussi. Il comprend, il en a vu d’autres. La bande m’a répudiée, pas Jacky. Puis il a adopté M., presque sans poser de questions, même si M. n’avait pas vraiment besoin d’un père.
Demain, je devrai lui rendre les clefs du chalet.
Demain, je devrai prendre une décision.

J’ai eu peur de vieillir. C’est banal, évidemment. Ça m’est arrivé un jour par surprise. J’ai toujours entretenu un rapport serein avec mon âge, accueillant mes premières rides avec une relative indifférence. Été plutôt amusée de me trouver quelques poils et cheveux gris vers la fin de la trentaine. Il ne m’est pas venu à l’idée de les camoufler. Je marchais vers la quarantaine, droite, sereine, croyant avoir échappé à cette angoisse de l’âge par je ne sais quel miracle ou je ne sais quelle sagesse.
Et puis, trois jours avant mes quarante ans, lors d’un dîner chez une connaissance, une femme a évoqué devant moi une soirée passée avec M., sans savoir qui j’étais pour lui, ni qui il était pour moi. Elle racontait, le sourire lourd de sous-entendus, comme M. avait sympathisé avec une de ses amies. Une jeune femme charmante, fin de vingtaine, drôle, captivante. Il n’était pas question de drague, mais de la fascination de M., je pense même que l’expression « bave aux lèvres » a été prononcée. J’ai pris congé, prétextant une migraine foudroyante. Je suis rentrée chez moi, sous la pluie d’avril, furieuse d’avoir été obligée de laisser cette femme brosser un portrait aussi minable de M. sans réagir. Et puis furieuse de constater que ce récit m’avait ébranlée. Pas tant l’idée qu’une autre puisse capter l’attention de M., ce sont des choses qui arrivent, j’ai appris à dompter mon ego de ce côté-là. C’était l’âge de cette autre. Dix ans de moins que moi, seize de moins que M. « Le marché de la bonne meuf. » Je me suis sentie poussée vers la sortie de la foire aux bestiaux, où je tenais pourtant une place honorable, non par cette femme plus jeune que moi mais par lui, et sa terreur de vieillir. Qu’il venait de me transmettre.
Je me suis retrouvée ce soir-là face à ce constat comme devant une route éventrée par un cours d’eau souterrain. J’avais quarante ans moins trois jours, je me tenais au bord de ce gouffre, à la fois lasse et effrayée, à me demander comment remblayer tout ça. Une part de moi-même a tenté un vain « quitte-le, c’est lui le problème, ou c’est chez lui que réside le problème, pourquoi deviendrait-il le tien ? ». Mais je n’avais pas envie de quitter M. J’ai pensé que je pouvais vivre avec cette angoisse, cette épée au-dessus de la tête. Un jour M. se trouverait une maîtresse plus jeune. Dernier tour de carrousel, je serais remerciée, il faudrait rentrer.
Comment vivez-vous avec ça ? Est-ce que vous savez qu’il ne vous quittera jamais ? Enfin, qu’il ne vous aurait jamais quittée ? Parce que, vraiment, c’était le cas. Et ça me convenait, je crois l’avoir déjà dit, je ne sais plus.
Il y avait ces mots qui flottaient entre nous, que nous n’avions plus besoin de prononcer. « Aussi léger à porter que fort à éprouver. » C’était comme ça que nous définissions notre lien, nous en avions fait une sorte de devise ou de promesse, que nous avions empruntée à Camus, ou à René Char, je ne sais plus. L’un écrivait à l’autre : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. »

Quelle heure est-il ? Le soleil écrase le lac. Un troupeau d’ânes est venu boire il y a quelques minutes. Je me demande s’ils appartiennent à quelqu’un. Est-ce qu’on les élève pour une raison précise ? Est-ce qu’on les mange ? Quand j’étais petite, mes parents me racontaient que la viande des grisons était de la viande d’âne. Je crois que c’était pour que j’arrête de me jeter sur le plateau de charcuteries. Je ne sais plus si ça fonctionnait. Sans doute. Je pensais à Cadichon, dans les Mémoires d’un âne, et me rabattais sur les pistaches.
Une pie s’est posée sur l’encolure de l’un d’entre eux, a picoré quelques parasites dans sa crinière. L’âne a tendu le cou, il semblait aimer ça. Puis la pie s’est envolée et l’âne l’a suivie des yeux, presque triste, comme s’il se sentait abandonné. Est-ce qu’ils se connaissent ? Est-ce qu’elle vient l’épouiller régulièrement ? Possèdent-ils un langage commun ? Est-ce qu’elle le préfère aux autres ?
J’entends le cri d’un rapace. Une buse, un faucon, un aigle ? J’ignore qui vit dans ces montagnes. Je peux le voir tournoyer, trop haut pour que je puisse l’identifier. Encore que, même s’il venait se poser sur mon bras, je serais incapable de différencier un faucon d’une buse. Un aigle royal, peut-être.
Je regarde l’heure sur mon portable, je n’ose plus trop entrer dans la chambre. J’irai tout à l’heure, pour dormir près de lui. Il n’y a aucun réseau ici. Si j’avais voulu appeler les secours, je ne sais pas si j’aurais pu. Mais je n’ai pas essayé.

Je vous ai dit que je lui ai donné un bain ?
Il adorait les bains. C’était hier, dans l’après-midi. Il était si froid, j’ai voulu le réchauffer. Il n’était pas encore raide. Je l’avais ramené dans le chalet, luttant contre son poids et mon chagrin. Je pleurais sans arrêt, peinant à retrouver mon souffle. Aujourd’hui j’ai des courbatures dans les bras, les épaules, les cuisses. Je l’ai traîné, en passant mes avant-bras sous ses aisselles depuis la plage de galets. Ou alors c’est une grève ? Quelle est la différence entre plage et grève ? Un jour je vérifierai. En tout cas, l’étroite étendue de galets sur laquelle vient mourir le lac. « Vient mourir le lac », stupide formule… Le lac ne meurt pas, lui. Il ne mourra jamais.
Je réalise que je vous raconte tout dans le désordre. J’écris ce qui me vient, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Et que c’est à vous que je me sens liée maintenant. Est-ce que vous avez commencé à vous inquiéter ? J’espère que non. J’espère que vous vous endormirez confiante – demain soir il va rentrer –, que vous gagnerez une nuit de plus avec lui, même s’il n’est pas là, avec la certitude de lui dans votre vie. J’ai terminé la bouteille de vin. Je rêve d’une cigarette.

Je crois que je me suis trompée. Sur les raisons qui me poussent à vous écrire. J’ai cru que c’était un moyen d’échapper à l’instant, à ce chalet, à la douleur, au corps de M. gisant là sur le lit. J’ai cru qu’en m’adressant à vous, à travers l’espace et le temps, je pourrais être vous, me glisser dans votre peau, dans votre ignorance. Voir avec vos yeux, toucher ce que vous touchez. Est-ce que ce n’est pas ce que j’ai secrètement souhaité depuis ma rencontre avec M. ? Dormir près de lui chaque nuit, connaître ses gestes intimes, où il pose ses clefs en rentrant, comment il embrasse votre fils, ses rituels quotidiens, sa façon de ranger les courses, sa voix lorsqu’il prend un rendez-vous chez le médecin… Je ne sais pas. Il y a un prix à payer pour connaître ces détails-là. J’aurais aimé y accéder, découvrir chaque recoin de M. sans avoir à les côtoyer chaque jour. Vous pourriez dire la même chose. Je connais un autre M. que vous. M. dans son costume de mari infidèle. C’est si banal, pardon. Mais voilà où je voulais en venir. Je me suis trompée, je vous écris par amour, pas par amour pour M., quoique si, probablement aussi. Mais parce que je vous aime, vous. C’est ce que j’aimerais me faire croire en tout cas. C’est tordu, oui. Garder le corps de son amant mort c’est tordu, aimer c’est tordu. Je suis tordue, voilà. Mais donc je vous aime. Ou j’aimerais me le faire croire. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rivalité ? Nous ne sommes pas rivales. Vous ne l’auriez peut-être pas vu comme ça, et c’est la raison pour laquelle M. ne vous a jamais parlé de moi, mais moi je peux vous l’affirmer, il n’existe pas de compétition entre nous, je ne vous ai rien pris. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Et je vous aime, sans vous avoir rencontrée, parce que M. vous aimait. Et si je vous aime à travers ses mots, c’est que ses mots étaient tendres pour vous. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Au fond je ne sais rien. Rien de ce que vous avez ressenti quand l’homme que vous aimiez, qui vous avait tout promis, avec lequel vous aviez connu mille étreintes, avec lequel vous avez décidé d’avoir un enfant, cet homme qui a dû pleurer de bonheur sur votre corps, quand il s’est mis à vous appeler par votre prénom, quand son regard s’est éteint, quand vous avez fini par comprendre qu’une partie de votre histoire était terminée, ou morte, ou, si on veut utiliser un terme plus optimiste, s’était transformée. Il y a une part de transformation dans les histoires d’amour, j’en suis certaine, mais le désir qui meurt, c’est le désir qui meurt. Point.

Le lac n’a pas de nom. On l’appelle le lac d’en haut, par opposition à son frère, le lac d’en bas. Le lac d’en bas est plus grand. Jacky y élève des truites, pour les pêcheurs qui débarquent en saison. C’est lui qui m’a appris à pêcher, j’ai adoré ça. Passer des heures à observer le bouchon à la surface de l’eau. Espérer secrètement attraper un brochet. Jacky disait qu’il devait y en avoir une dizaine dans le lac. J’aurais adoré voir sa tête, et celle de Romain, et de tous les autres si moi j’en avais ramené un. Le soir, nous mangions ce que nous avions pris. Les truites goûtaient la vase. Jacky m’avait aussi montré comment les tuer, les ouvrir, les éviscérer.
Il tient l’hôtel du Lac. Personne ne se casse la tête sur les noms dans la région. Et de fait, quand on parle de l’hôtel du Lac, tout le monde sait de quoi on parle. Une grosse bâtisse de pierre et de bois, sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée, la réception, le restaurant, la boutique de location de matériel de pêche, un étage avec les chambres, un grenier aménagé en dortoir. Devant l’hôtel, un ponton en bois s’avance jusqu’au milieu du plan d’eau. Je ne connais pas sa surface exacte, je suis nulle en surface, je dirais qu’il doit être grand comme un terrain de foot et demi mais je dis sans doute n’importe quoi. J’imagine que vous sauriez. Une architecte sait ces choses-là, non ? D’ailleurs, pourquoi est-ce qu’on mesure toujours tout en terrains de foot ?
La première fois que je suis venue ici, c’était il y a dix-huit ans, j’étais enceinte de ma fille mais je ne le savais pas encore. Son père voulait me présenter à Jacky. Je dis « me présenter à Jacky » et pas « me présenter Jacky ». La seconde formule implique une réciprocité, or il n’y en avait pas. Romain était fier, comme s’il brandissait un trophée ou une médaille gagnée sur un champ de bataille, et j’étais fière d’être ce trophée. Jacky avait eu ce regard admiratif, un peu bluffé en me regardant, et j’avais senti Romain exulter. Je n’avais pas encore ouvert la bouche, c’était inutile. Le short en jean, sexy sans être outrancier, sur des jambes minces, les bottines western, le tee-shirt court et ample, le maquillage simple, les traits réguliers, le teint sain, le sourire facile. J’étais jolie, humble, sympa, pas chiante, pas hystérique, je savais où était ma place. J’étais ce qu’on attendait de moi. Je peux sembler amère, en réalité je ne le suis plus. Ni même en colère. Les années avec Romain sont des années d’oblitération. Si je voulais en parler avec douceur, je dirais que j’avais dressé un rideau de velours épais à l’intérieur de moi, derrière lequel j’avais caché mes besoins, mes aspirations, ma créativité. Derrière lequel je m’étais effacée. Si je voulais en parler avec plus de dureté j’évoquerais un cachot. Je m’en suis longtemps voulu de m’être infligé ça. Romain n’était pas un type brutal, j’aurais pu partir.
Il avait quatre ans quand son père avait quitté sa mère, Hélène. L’histoire banale du gars qui se montre un peu présent au début, jusqu’au jour où il demande une autre femme en mariage, fonde une autre famille. Hélène avait dû se débrouiller seule avec Romain et sa sœur, Annabelle. Jacky, le meilleur ami du père, sans doute un peu amoureux d’elle, l’avait soutenue. Il l’avait aidée à trouver un boulot de vendeuse dans un magasin de vêtements, lui avait appris à conduire pour qu’elle puisse passer son permis. Il était resté proche d’eux, loyal, sûr. Romain me racontait qu’il débarquait tous les dimanches après-midi avec des provisions pour la semaine, des petits cadeaux. Ça avait duré plusieurs années, jusqu’à ce qu’il rencontre Liliane. Ils s’étaient mariés et avaient acheté cet hôtel, loin d’Hélène. Mais Jacky n’avait jamais perdu le contact avec Romain et Annabelle, qui étaient alors de grands ados. Comme si Jacky avait attendu qu’ils soient assez âgés pour s’autoriser à partir. Ou alors c’est le temps qu’il lui avait fallu pour comprendre qu’Hélène ne l’aimerait jamais comme il l’aurait voulu.

Quand nous venions ici, M. se levait tôt pour aller nager.
Le lac n’est pas une simple cuvette comme celui d’en bas. C’est un cône profond d’une cinquantaine de mètres. La légende prétend qu’il aurait été formé par les larmes du diable. Romain m’avait raconté cette histoire, la première fois que j’étais venue ici avec lui. Il avait attendu la nuit. Il faisait froid, nous nous étions emmitouflés dans une couverture, assis sur la grève, les pieds dans l’eau. Nous partagions un joint. Romain s’était installé derrière moi, m’entourant de ses jambes, sa main qui ne tenait pas le joint me caressait les seins. Il portait un pantalon léger, je sentais son érection dans le bas de mon dos. Ses amis logeaient en bas chez Jacky, à l’hôtel du Lac, dans le dortoir sous les toits. Le petit chalet nous avait été réservé, comme à de jeunes mariés.
Le joint crépitait à quelques centimètres de mon oreille.
– On raconte que le diable avait une fille. Une créature effrayante et belle, moitié femme, moitié chèvre. Comme le diable, elle se tenait debout sur ses pattes arrière, le haut du corps et les seins nus, une chevelure broussailleuse, des yeux noirs. Elle vivait ici dans ces montagnes, heureuse. Et pendant ces années les hommes vécurent paisiblement, le diable ne tourmentant plus personne, fou d’amour pour sa fille. Il l’avait avertie : « Tu peux aller partout, dans ces montagnes, te lier d’amitié avec la marmotte, le bouquetin, le corbeau, le lynx. Mais tu ne dois jamais t’approcher des humains. » La petite avait grandi là-haut sur le glacier, elle connaissait chaque rocher, parlait le langage des fleurs et des insectes, nageait avec les loutres, avait appris à se cacher. Un jour, elle aperçut un berger et en tomba amoureuse. Elle l’observa de loin pendant plusieurs semaines, dissimulée derrière un rocher. Puis elle finit par braver l’interdit. Un matin, alors que le jeune homme veillait sur son troupeau, assis au soleil, elle approcha sans bruit, dressée sur ses pattes arrière…
– Et le chien du berger l’a bouffée !
– Non.
– Il a rameuté le village, ils l’ont pourchassée dans toute la montagne avec des torches et des fourches et ils l’ont brûlée ?
– Oh, t’es chiante, non. Il a pas voulu d’elle et elle s’est suicidée. Bref. Le diable s’est assis sur ce rocher et il a pleuré pendant des jours et des jours et des jours, ce qui a formé le lac.
Il avait cessé de me caresser les seins, son érection s’était tue.
J’ai l’impression de nous voir là, Romain et moi, assis au bord de l’eau, comme si les dix-huit ans qui me séparent de cette scène s’étaient réduits à l’épaisseur de la brume.

Les eaux sombres sont bordées d’une plage de cailloux clairs, couleur cendre, et tout autour les crocs montagneux qui lézardent le ciel. Hier je trouvais ça joli, majestueux, poétique, ce que vous voulez. Aujourd’hui ils m’apparaissent menaçants, sinistres, chargés d’une puissance maléfique.

Hier matin, j’ai senti M. se réveiller. Il m’a embrassé la nuque, m’a enlacée. Son corps du matin me paraissait presque étranger, tant les nuits que nous passions ensemble étaient rares. J’étais habituée à son corps de l’après-midi, ferme et frais. Au réveil, je le découvrais chaud, amolli par la nuit. Son souffle plus chargé que d’ordinaire. J’adorais ce nouveau M. Peut-être que dans ces moments-là j’étais un peu jalouse de vous. Et je lui en voulais presque d’écourter ces matins en partant nager. M. prend rarement son temps. Comme s’il était conscient d’une urgence qui m’échappait. Quand la soirée est bonne, je suis capable de tomber dans des gouffres temporels, oublier qu’il existe un lendemain, parler, danser, rire jusqu’à l’aube, jusqu’à l’épuisement. »

Extraits
« Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain. » p. 60

« M. était mon ami, c’était tout ce que je demandais, c’était tout ce que l’adolescente que j’étais demandait, «aussi léger à porter que fort à éprouver», celui à qui je pouvais tout dire, absolument tout, devant qui j’étais moins pudique qu’envers moi-même. Alors j’étais peut-être en train de fredonner une berceuse à un mort sur une montagne humide et blasée, prête à mourir moi-même d’une morsure de vipère, mais je l’avais eue, ma Harvest Moon. » p. 191

« — Je sais pas exactement… Je voulais… je voulais trouver autre chose pour lui, pas les funérailles classiques, je voulais qu’il soit bien, je voulais pas l’abandonner, je voulais pas le quitter mais maintenant je sais pas. Toute seule j’y arrive pas. Je pouvais pas affronter le regard de ma mère, ou de ma fille, je voulais pas les mêler à ça. On s’est aimés seuls tous les deux, je veux dire, dans notre coin, cachés, j’ai voulu continuer comme ça, le garder pour moi. Mais voilà, je suis fatiguée. Et puis il y a sa femme et son fils et tous les gens qui l’attendent et qui ne le voient pas revenir, je sais bien que je n’ai pas le droit de faire ça mais merde… » p. 202-203

À propos de l’auteur
DIEUDONNE_Adeline_DRAdeline Dieudonné © Photo DR

Adeline Dieudonné est née en 1982, elle habite Bruxelles. Elle a remporté avec son premier roman, La Vraie Vie, un immense succès. Multi-primé, traduit dans plus de 20 langues, ce livre a notamment reçu en 2018 le prix FNAC, le prix Renaudot des lycéens, le prix Russell et le prix Filigranes en Belgique ainsi que le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2019. Il s’est vendu à 250 000 exemplaires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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Les Contemplées

HILLIER_les_contemplees RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Arrêtée par la police, la narratrice est incarcérée à la Manouba, la prison pour femmes de Tunis. C’est pour elle le début d’un calvaire, les conditions de détention étant très difficiles. Mais c’est aussi la découverte d’un monde où l’humanité et la dignité parviennent à se faire une place dans cette cellule surpeuplée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Derrière les murs de la Manouba

Pauline Hillier a fait partie des Femen. C’est lors d’une action de protestation en 2013 qu’elle a été arrêtée et incarcérée dans la prison de femmes de Tunis, la Manouba. Une expérience qu’elle relate dans ce roman bouleversant.

Quand on se retrouve isolée du monde, dans une cellule surpeuplée et proche de l’insalubrité, alors la moindre petite attention est bonne à prendre. Pour la narratrice, brutalement jetée dans cet univers carcéral, la possibilité de conserver un livre est une bénédiction. Cet exemplaire des Contemplations de Victor Hugo va très vite devenir un viatique lui permettant de ne pas sombrer. Mieux, c’est dans les marges et dans les espaces encore vierges qu’elle pourra prendre des notes, raconter son vécu et rassembler la matière de ce qui deviendra Les Contemplées en hommage à l’auteur des Misérables.
Si ce n’est qu’en toute fin de volume que Pauline Hillier expliquera ce qui l’a conduite dans cette cellule en 2013, on sent bien qu’elle n’a rien oublié de son séjour, des premières minutes à celles de sa libération. Il faut dire que cette expérience ne peut que marquer fortement ceux qui la subissent. La violence y est omniprésente, d’abord assénée par ceux qui sont censés faire respecter la loi, les gardiens et le personnel administratif jusqu’à la directrice qui n’a pas trouvée meilleur moyen pour se hisser au rang de ses collègues masculins que d’être encore plus sévère et plus tyrannique qu’eux. Elle fait de sa «machine carcérale» un concentré d’inhumanité et encourage les gardiennes à la sévérité, pour ne pas dire la brutalité. On comprend alors la détresse de la Française jetée dans une cellule qui répond à ses propres règles, avec des détenues plus ou moins dangereuses et dont elle ne comprend pas la langue. Les policiers l’avaient du reste prévenue, c’est bien l’enfer qui l’attend.
Mais la peur n’est pas la meilleure conseillère. Pour pouvoir tenir, elle se rend bien compte qu’elle doit faire profil bas et essayer de se fondre dans la masse, voire à se trouver des alliées.
Mais c’est presque par hasard qu’elle va trouver le moyen de gagner sa place et même de jouir d’un statut particulier. En prenant la main d’une codétenue et en lui expliquant ses lignes de vie, elle va s’improviser chiromancienne. Ce faisant, elle fait rentrer de l’humanité – voire de la sensualité – dans ce monde où le libre-arbitre et la force font loi. Prendre la main d’une prisonnière n’est alors plus un geste anodin, mais le début d’une histoire. De confidence en confidence, on va voir se déployer les histoires individuelles, découvrir Hafida, Samira, Fazia, Boutheina et les autres. Alors, il n’est plus question de crimes et délits, mais de solidarité et de sororité. Alors on soutient une femme enceinte, on compatit à la tragique histoire de cette femme violée que son père tout comme la police préfère ne pas croire et qui va finir incarcérée, accusée du meurtre de son agresseur. Ou encore de cette autre détenue, coupable de ne pas avoir été en mesure de donner un héritier mâle à son mari. Miroir inversé d’une société qui a érigé le patriarcat en système absolu que le dévoiement de la religion accentue encore, La Manouba devient alors le creuset d’un combat souterrain, d’une humanité qui défie la violence. Alors un carré de chocolat, un bout de savon, un pas de danse, quelques secondes passées sous la douche ou encore quelques pas en plein air deviennent les symboles de la résilience, du refus de l’obscurantisme.
Si le récit de Pauline Hillier est aussi bouleversant, c’est parce qu’il donne à cette tranche d’autobiographie une valeur universelle. En entrant avec elle dans cette prison et en partageant son quotidien, c’est bien contre l’injustice et l’absolu d’un pouvoir dévoyé que l’on s’élève. Avec la force d’un Midnight express féminin, l’ex-militante Femen trouve dans l’écriture le moyen de poursuivre un combat qui, s’il est loin d’être gagné, fera bouger les lignes ou, au moins soutenir ces femmes détenues qui retrouvent ici un visage. Car, comme l’écrivait justement Victor Hugo dans les Contemplations…
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

Les Contemplées
Pauline Hillier
Éditions La Manufacture de livres
Roman
204 p., 18,90 euros
EAN 9782358879415
Paru le 8/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans une prison de Tunis. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule en 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’issue d’une manifestation à Tunis, une jeune française est arrêtée et conduite à La Manouba, la prison pour femmes. Entre ces murs, c’est un nouvel ordre du monde qu’elle découvre, des règles qui lui sont dictées dans une langue qu’elle ne comprend pas. Au sein du Pavillon D, cellule qu’elle partage avec vingt-huit codétenues, elle n’a pu garder avec elle qu’un livre, Les Contemplations de Victor Hugo. Des poèmes pour se rattacher à quelque chose, une fenêtre pour s’enfuir. Mais bientôt, dans les marges de ce livre, la jeune femme commence à écrire une autre histoire. Celle des tueuses, des voleuses, des victimes d’erreurs judiciaires qui partagent son quotidien, lui offrent leurs regards, leurs sourires et lui apprennent à rester digne quoi qu’il arrive.
Vibrant d’humanité, Les Contemplées, roman autobiographique enflammé, nous livre l’incroyable portrait d’un groupe de femmes unies face à l’injustice des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le JDD (Karine Lajon)
France Culture (Le cours de l’histoire)
Blog Ju lit les mots
Blog Vagabondage autour de soi
Blog de Christophe Gelé
Blog de Philippe Poisson
Blog Médiapart (Hedy Belhassine)


Pauline Hillier présente son roman Les Contemplées à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Il est vingt heures, le soleil se couche sur Tunis. Dans la voiture, un flic me met en garde : là où je vais ça ne va pas être facile, il va falloir rester sur mes gardes et me méfier de tout le monde. Je ne sais pas où l’on me conduit, personne ne m’a expliqué. Des gens ont parlé en arabe autour de moi toute la journée, des officiers de police ont passé des coups de fil, d’autres m’ont observée gravement pendant de longues minutes avant de pousser de grands soupirs, une avocate a fait un passage éclair, toute en sueur, l’air affolé, une pile de dossiers sous le bras et des lunettes de soleil sur la tête, m’assurant qu’elle ferait tout son possible pour me sortir de là, mais personne ne m’a exposé le programme. Ça a eu l’air de leur sembler évident. Pourtant, plus les heures passent et plus rien pour moi ne l’est. Mon cerveau colle en vrac des images sur les mots que le flic prononce : « Il y a des tueuses. Il faut faire attention. Il ne faut pas leur faire confiance. Elles te dépouilleront, elles te frapperont, ou même pire. Il y a des folles là-bas. » Je serre les dents. Je sais qu’il veut me faire peur. Il guette ma réaction dans le rétroviseur mais j’évite soigneusement son regard. Je ne veux pas lui donner satisfaction. Je joue la fille qui en a vu d’autres, moi qui en ai vu si peu pourtant. Je scrute le paysage par la fenêtre en essayant de recueillir un maximum d’informations. Les rues défilent dans la pénombre. Des automobilistes, des motards et des piétons sont emportés par leurs trajets quotidiens, l’air concentré ou absent. Quelques arbres sans feuilles et recouverts de poussière tremblent au passage des camions. Un chien errant lève la patte contre un tronc puis repart en trottinant. Devant une épicerie une bande de pigeons a pris d’assaut un sac de semoule éventré, un homme sort les bras en l’air pour les chasser. Nous poursuivons notre course. Les passants se font plus rares. Je guette les panneaux pour tenter de localiser l’endroit où nous allons, mais la plupart sont en arabe. Les rues se ressemblent et la ville devient vite un labyrinthe dans lequel le chauffeur semble tourner volontairement en rond pour me perdre. Comme si je n’étais pas déjà assez paumée.
Voilà des heures qu’on me trimballe d’un endroit à l’autre. Mes poignets menottés passent de mains en mains, les mains me traînent de lieu en lieu. On me crie des choses en arabe sans prendre la peine de les traduire. On tire sur ma laisse comme sur celle d’un animal apeuré. La pénombre est partout à présent, elle enveloppe les silhouettes, se répand dans les rues, entre dans la voiture, m’écrase contre le siège en cuir, pénètre ma gorge et mes oreilles, me gagne tout entière. Après des kilomètres de façades, la voiture de police ralentit enfin, passe sous un imposant fronton et s’engouffre dans un couloir sombre. « Bienvenue à la Geôle », me lâche le conducteur dans un rire moqueur. Un frisson me saisit tandis que la voiture s’enfonce dans la gueule béante du monstre. Les portes se referment sur moi en un boucan sinistre, grilles qui s’entrechoquent, gonds rouillés qui grincent, lourdes chaînes qu’on attache. Cette fois ça y est, le système carcéral vient de m’engloutir. Il n’a fait qu’une bouchée de moi. Je déglutis en même temps que lui, une énorme boule dans ma gorge.
Le flic gare la voiture mais je n’ai plus franchement envie d’en sortir. Il descend, ouvre ma portière et m’attrape par le coude. La suite du trajet se fait à pied. Toujours menottée, je suis escortée par deux officiers le long d’un chemin en terre battue. J’en profite pour repérer un peu les lieux. Un imposant mur d’enceinte surplombé de fils barbelés nous coupe du monde. Au bout du chemin, la silhouette lugubre d’un bâtiment en béton se détache. Sur la droite, une cour grillagée enferme plusieurs dizaines d’hommes, jeunes pour la plupart, pieds nus dans la poussière. Ils s’agglutinent le long du grillage pour lorgner la curiosité qui débarque, cherchent mon regard sans toutefois oser m’interpeller. Des gardiens les surveillent de loin d’un œil menaçant, matraque à la ceinture. De l’autre côté sur ma gauche, un groupe patiente en file indienne devant un homme accroupi qui leur distribue de la nourriture. Une louche de bouillie rouge jetée dans un cul de bouteille en plastique, et au suivant. Mon estomac se noue à l’idée de prendre ici mon prochain repas. Mais je n’ai pas le temps d’y penser davantage car les policiers me poussent dans le dos pour que j’accélère le pas. Nous parvenons jusqu’à l’entrée du bâtiment, grimpons les trois marches en ciment du perron puis pénétrons à l’intérieur. Un halo verdâtre enveloppe la pièce. Verts les murs, vert le sol, verts les meubles, verts les gens, vert l’air qu’on respire. Je deviens verte moi aussi, sitôt entrée, saisie à la gorge par une puissante odeur d’égouts et de corps sales. Un épais comptoir de bois traverse le hall principal. Massif, on le croirait taillé d’un seul bloc, tout comme l’homme au guichet avec lequel mon escorte entame la discussion. Ce père fouettard doit bien faire dans les cent kilos. Derrière lui les longues étagères en bois sont vides, si ce n’est l’épaisse couche de poussière ocre qui recouvre les planches. Le seul objet que je remarque est un énorme registre. On me place dos au mur et on m’ordonne de ne pas bouger. Le temps passe. Des gardiens, en pantalon noir et chemise beige, matraques, menottes et clés à la ceinture, déambulent d’un couloir à l’autre. Ils sont gras, suants et effrayants. La seule femme de la bande ne détonne pas, bien que sa démarche boiteuse et son regard bigleux lui donnent un côté cartoon assez comique. Elle s’approche de moi, caresse une mèche de mes cheveux, et m’assène un gros sourire dégueulasse encore plus glaçant qu’un mauvais regard, avant que des détenus l’interpellent du fond du couloir. Elle repart en claudiquant comme une oie, les pieds en dedans et le pas saccadé. Je me penche discrètement pour essayer de voir les cellules, à gauche, puis à droite, sans parvenir à distinguer grand-chose hormis des enfilades de barreaux à la peinture écaillée. À intervalles réguliers des colonnes de détenus passent devant moi. Ils ont des mines patibulaires : menaçantes, hébétées ou brisées de fatigue. Ils sont sales, débraillés, pieds nus et beaucoup d’entre eux ont des cicatrices ou des plaies récentes sur le visage. Il y a des adolescents aussi. Slumdogs misérables qui passent et repassent une serpillière ou un balai à la main. Ils servent de larbins aux gardiens qui les sifflent et leur gueulent des ordres. Ils obéissent, tête penchée, comme de pauvres petits forçats. Sur le sol je remarque à plusieurs endroits des taches de sang frais. Des scénarios sordides me passent par la tête. Je me concentre pour ne pas paniquer et pour parer à toutes les éventualités. Au milieu de ma gueule déconfite deux pupilles s’allument, noires et brillantes. Mes poings se serrent, mes muscles se tendent, pour la première fois de ma vie je me prépare à me battre. Mes mains sont prêtes à taper n’importe où, n’importe comment, à s’agiter dans les airs, à se balancer de gauche à droite, comme elles le pourront. J’ai la sensation assez nouvelle de devoir défendre ma peau. Je ne sais pas du tout comment m’y prendre mais je taperai dans le tas s’il le faut. Pourtant pour l’heure il n’y a guère que mes pensées angoissées et quelques mouches opiniâtres qui m’assaillent. Est-ce que je perds déjà la boule ? Prisonnière depuis quelques heures et déjà en roue libre. La vraie bagarre a en fait lieu à l’intérieur de mon crâne, la peur et la raison se livrent un terrible round. Au loin j’entends des voix de femmes qui appellent. De temps en temps un gardien répond à leurs demandes, ici de l’eau, là du feu. Je suis terrorisée à l’idée de me retrouver en cellule avec elles. Je les imagine aussi effrayantes que leurs alter ego masculins. Je ne veux pas passer la nuit avec elles. Je préférerais encore être mise à l’isolement. Je veux parler à un avocat, à l’ambassade, à quelqu’un qui pourrait répondre à mes questions, m’expliquer ce qui m’arrive. Je suis tombée au fond d’un puits mais aucune mission sauvetage ne semble se mettre en branle pour me tirer de là.
Même les deux flics qui m’ont accompagnée me faussent compagnie. La paperasse remplie ils prennent congé du tenancier sans même me jeter un regard. Ils redescendent l’allée centrale, remontent dans leur voiture, repassent sous le fronton, roulent dans les rues de la ville, arrivent au commissariat, garent leur voiture, montent les escaliers, dévissent leur casquette, se recoiffent avec leurs mains, retirent leur uniforme, remettent au clou leurs menottes, allument une cigarette et rentrent à la maison. Je voudrais qu’ils m’emmènent. À la maison. Je voudrais être sur le canapé lovée entre leurs femmes et eux pendant que le repas mijote. À la maison. Je voudrais enfiler leur pyjama et me coucher dans leur lit douillet. À la maison. Je voudrais être n’importe où mais pas ici. Je ne veux pas rester. Je me sens comme une enfant abandonnée un premier jour d’école. Une école de film d’horreur. Le bureau du maître en face de moi est énorme, son cahier d’appel démesuré, et moi toute petite, de plus en plus petite, et déjà mise au coin. Mais au pied du mur il n’y a pas de trou de souris par lequel m’enfuir. L’ogresse boiteuse revient vers moi. Elle attrape mes poignets sans ménagement et les libère de leurs menottes. Puis ses doigts de géante se referment autour de mon biceps et elle me tire vers elle. Ça y est, elle m’emporte dans son antre pour me dévorer. Je panique, les battements de mon cœur s’accélèrent, mon ventre se tord, je suis à deux doigts de crier à l’aide. Mais finalement rien ne se passe, à peine quelques mètres plus loin elle dégaine son trousseau de clefs, ouvre une grille et me pousse à l’intérieur. Je découvre mon auberge pour la nuit. Elle est déjà pleine à craquer. Ici je ne sais pas si c’est bon signe. Dès que je pénètre dans la pièce les mises en garde menaçantes du flic remontent à la surface : « Des tueuses. Des folles. Te dépouilleront. Te frapperont. Ou même pire. » C’est quoi pire ? Elles ne peuvent quand même pas me tuer ? Elles n’ont pas le droit. Et de qui dois-je me méfier au juste ? Des gardiennes ? Des détenues ? Des jeunes ? Des vieilles ? De celles qui sourient ou de celles qui restent dans leur coin ? De celles qui ont l’air sûres d’elles ou des discrètes ? Je les dévisage une à une pour tenter de repérer les tueuses, les psychopathes, les violeuses, les mangeuses de bébés. Mille horreurs me passent par la tête. Des images confuses sur la prison me reviennent en mémoire. J’essaye de me souvenir, ça pourrait servir. Je me remémore ce film, l’histoire d’une Américaine emprisonnée à tort pour trafic de drogues. Est-ce qu’on la frappait et la dépouillait ? Est-ce qu’on la violait ? Est-ce que de vieilles détenues la tripotaient sous la douche ? Je ne me souviens plus. Je suis épuisée. Je voudrais dormir mais que m’arrivera-t-il si je ferme les yeux ? Alors je reste à l’affût, le doigt sur la détente. Quelque chose s’est enclenché à l’intérieur de moi. Couteau aux dents, je suis prête à l’affrontement. À l’intérieur de mon crâne un petit coach s’agite. Il fait les cent pas et essaye de se montrer rassurant : « Ça va aller ma grande, tu sais te battre. S’il faut te défendre tu le feras, tu en es capable. Ne montre pas que tu as peur. Elles ne sont pas plus fortes que toi. Tu sais comment frapper. Aux endroits stratégiques, tu te souviens ? Mais si ! On avait fait un cours de self-défense. Tu vas te souvenir, fais un effort ça va revenir. Le nez, oui c’est bien ! Par en dessous voilà. Et le menton ? Par au-dessus bravo ! Des coups nets et précis pour leur montrer que tu sais y faire. Tiens-toi prête. Elles vont voir à qui elles ont affaire. Tu n’as pas peur d’elles, tu n’as peur de rien ! » Je m’accroupis en vitesse contre le premier mur que je trouve histoire de me faire oublier. Le petit coach dans ma tête continue son speech « C’est un genre de Koh-Lanta tu vois. Sans plage ni cocotiers d’accord, mais l’objectif est le même : boire, manger, faire les bonnes alliances, gagner des épreuves de survie et des jeux de conforts, vivre quoi. Tout va se jouer très vite, il faut mettre en place ta stratégie ». Je suis tellement absorbée dans ces pensées survivalistes que je ne prête pas attention à l’autre petit coach, le raisonnable, celui qui pense que le flic a sûrement dit ça pour me faire peur, celui qui passe sa main fraîche sur mon front brûlant pour me calmer et qui chuchote à mon oreille « ne tombe pas dans la parano, respire profondément, essaye de dormir un peu ». Je l’entends mais je ne l’écoute plus depuis longtemps. Les pensionnaires ont pourtant l’air plus misérable que dangereux. Leurs visages sont fermés mais elles n’ont pas de balafres sur les joues. Leurs vêtements sont sales et froissés, leurs cheveux emmêlés, et toutes semblent exténuées. La boiteuse bigleuse me jette une bouteille d’eau, une couverture et un tapis de sol puis referme la grille. La pièce doit faire dans les vingt mètres carrés. C’est une boîte vide et nue, refermée par un mur de barreaux. Où que je sois dans la pièce je peux voir et être vue par le gardien au comptoir ce qui me rassure beaucoup. Je suppose qu’il me protégera en cas d’attaque. Ou plutôt j’espère, que la violence ne viendra pas de lui, d’eux tous qui rôdent dans les couloirs et me reluquent à chacun de leur passage, l’œil lubrique et affamé.
Nous sommes une bonne trentaine dans la cellule, des vieilles, des jeunes et même un bébé d’à peine un an qui titube en chaussettes sur les tapis. La puanteur y est insoutenable. Un mélange de pisse, de merde, de sueur et de crasse. Dans ce pot-pourri je ne parviens même plus à identifier la nature et l’origine des effluves. Je ne saurais dire si l’odeur de pisse qui me pique le nez vient des toilettes à ma gauche, de la paillasse sous moi, des jupes de la petite vieille qui tremblote à ma droite, ou du pyjama souillé du bébé. Pauvre petit gosse. Est-ce qu’il se souviendra de sa détention juvénile ? Est-ce que ces visages désolés imprégneront sa mémoire ? Est-ce qu’il sait qu’il est enfermé ? Est-ce qu’il comprend que tout ça n’est pas normal ? Combien sont-elles dans cette pièce qui, comme lui, n’ont rien à faire là ?
J’ai pu voir lors de mon passage au commissariat comme on jetait sans façon les prévenues en prison. Je n’avais pourtant rien d’une criminelle. Mais pourquoi se fatiguer ? En attendant de savoir, allez hop tout le monde au cachot. Même les vieilles, même les adolescentes, même les mères, même les petits gosses en pyjama. Alors on les souille les pyjamas. Dans cette saleté ambiante à quoi bon se retenir ? D’ailleurs je me souillerais bien moi aussi. Qu’est-ce que ça changerait ? Je refuse d’aller aux toilettes, des latrines sommaires dans un coin de la pièce, à peine dissimulées par un muret à mi-hauteur et sans autre système d’évacuation qu’un broc en plastique. J’ai peur de ce que j’y verrais, peur des cafards, peur des merdes, peur des cafards sur les merdes. Mais leur odeur est partout sur moi, sur ma peau, sur mes cheveux, dans mes vêtements et dans ma bouche. Je ferme ma veste jusqu’en haut et coince mes mains dans mes manches, je rentre à l’intérieur de moi-même comme un escargot dans sa coquille puis je me roule en boule sur mon tapis et remonte mon coude sous ma joue. La nuit est tombée, il fait frais à présent. Une vieille sanglote en secouant la tête et en déclamant des vers misérables. Est-ce qu’elle prie ? Est-ce qu’elle se lamente sur ce qui lui est arrivé ? Je voudrais la consoler. Non, ça n’est pas vrai, je voudrais qu’elle arrête de pleurer, je voudrais qu’elle se taise, je voudrais qu’elles la ferment toutes, je voudrais le silence, je voudrais qu’elles dorment, je voudrais être la seule éveillée dans la pièce, je voudrais la vision rassurante d’une masse ronflante et inoffensive. Je me méfie surtout des plus jeunes et ne les quitte pas des yeux. Elles ont formé un petit cercle et font tourner des cigarettes, en en allumant toujours une avant que l’autre ne s’éteigne, de sorte que le feu ne se perde jamais. Elles ne m’ont adressé la parole que pour m’en demander. Elles se moquent pas mal du reste, de qui je suis, de comment je vais. Elles seraient curieuses à la rigueur de savoir ce qui m’a conduite dans ce trou, mais elles sont trop fourbues de froid et de tristesse pour trouver, en français, les mots pour m’interroger. J’observe leurs mains aux ongles sales attraper la cigarette, la porter à leur bouche et la passer à leur voisine. Quels tours de passe-passe ces mains ont-elles joué ? Quels sont leurs talents cachés ? Savent-elles voler, frapper ou tuer ? Savent-elles crocheter les serrures? Faire disparaître des cadavres ? Qui sont ces femmes dont je partage la chambre et la peine ? »

Extraits
« En tailleur sur mon lit, je me lance pour commencer un petit inventaire des objets en ma possession. Des pantoufles, une chemise à fleurs, un pantalon XXL, deux culottes, un soutien-gorge déchiré sans baleines, une brosse à dents, une assiette, un stylo et un livre de voyage. J’étale tous mes biens devant moi, comme après une séance de shopping. Ça n’est pas Byzance, mais c’est mon trésor. Je comprends toutefois que quelques objets fondamentaux vont vite me faire défaut, comme des couverts, du papier toilette, du savon ou du dentifrice. J’ai pu observer ce matin que mes codétenues étaient bien équipées, brosses à cheveux, gel douche, shampoing, serviettes de toilettes, vêtements propres, c’est qu’il doit bien y avoir des solutions pour se procurer du matériel. » p. 40

« Toutes voulaient que je vienne m’asseoir près d’elles sur un seau, au pied d’une couchette ou en haut d’un lit superposé, pour une séance particulière, souvent généreusement rémunérée en cigarettes, morceaux de chocolat ou poignées de «glibettes», des graines de tournesol blanches et délicieusement salées, que les détenues achètent par sachets avec leurs coupons de cantine et grignotent à n’importe quelle heure de la journée. À tous les étages, les rideaux se tiraient pour assister au spectacle. La moindre de mes déclarations provoquait des cris, des rires, des interpellations bruyantes à travers la pièce ou des youyous. Si la Cabrane n’avait pas mis un terme aux festivités, je crois qu’elles auraient duré toute la nuit. » p. 53

« La Cabrane ne m’a plus adressé la parole depuis notre partie de dominos pourtant dans les jours qui suivent je vois mon quotidien s’améliorer comme par magie. Dès le lendemain matin, je comprends que le vent a tourné. » p. 85

« Je suis autorisée à aller pour la première fois à la promenade, un véritable événement dans un quotidien d’enfermement. La cour carrelée de cinquante mètres carrés n’est pas franchement propice à la randonnée mais j’en profite pour faire quelques longueurs entre les lignes de linge qui sèche. J’ai vraiment besoin de me dégourdir les jambes. Après des jours de confinement dans des pièces exiguës, allongée sur ma couchette la plupart du temps, les effets de l’immobilisme commencent à se faire sentir. Mes muscles sont ankylosés comme après un long voyage en train. La récréation ne dure qu’une dizaine de minutes mais chacune d’entre elles est savourée jusqu’à la dernière seconde. Rassérénée d’avoir pu prendre un peu l’air, revoir le ciel et sentir le vent sur ma peau, je supporte mieux le reste de la journée. Je l’occupe comme je peux, entre tâches quotidiennes, lecture et bavardages. Les filles me racontent leurs vies, me montrent des photos de leurs enfants, m’informent sur l’avancement de leur procès. Elles poursuivent mon éducation aussi, sur les mœurs de la prison, ses codes, son vocabulaire, ses lignes rouges et ses zones grises. Elles me racontent les couleurs de leurs campagnes, les odeurs de leurs jardins, le goût de leur cuisine, me vantent les beautés de leurs régions, des tapis de Kairouan aux poteries de Nabeul. Elles m’imprègnent de leur culture, me parlent leur langue et me l’apprennent. En immersion dans cet univers je fais rapidement des progrès et parviens de mieux en mieux à communiquer. Je glisse d’un bout à l’autre de la cellule, me faufile entre les lits, et deviens peu à peu louve parmi les louves, membre adoptée du pack. » p. 88

« À présent, mes vingt-sept codétenues ne me rendent plus visite qu’en des apparitions fugaces de fantômes. Certains jours je crois apercevoir la silhouette cambrée de Souad qui traverse la rue, le visage radieux d’Hafida derrière une poussette, le sourire éclatant de Fuite en terrasse d’un café, ou les mains tannées de Boutheina dans le métro, égrenant un chapelet. Dès que je les touche elles disparaissent, comme des bulles de savon. La nuit, les fantômes envahissent mes rêves. Je ferme les yeux et je suis de retour à la Manouba, mais mes camarades m’en veulent et refusent de m’adresser la parole. D’autres fois elles prennent les traits de nourrissons hurlant dans des petits berceaux de fer alignés dans une cave, ou de membres de ma famille (ma mère et ma sœur la plupart du temps) tambourinant contre une porte dont je n’ai pas la clé. Cependant, abstraction faite de ces visions éphémères dont je ne parle à personne, je me targue de m’être réconciliée avec cette période marquante de mon passé, et de l’avoir, comme on dit, « digérée »». p. 168

« J’ai écrit ce livre, pour que tout ne disparaisse pas à jamais sous la poussière. Le temps de quelques pages j’ai voulu faire exister celles qui avaient été injustement oubliées. Ce roman d’adieu est pour elles. Aux femmes de la Manouba. À toutes les prisonnières. Aux rejetées. Aux rebues. Aux innocentes. Aux coupables. À mes sœurs du Pavillon D, pour qui je n’ai pas eu le temps d’apprendre à dire au revoir. Besslama. » p. 180

À propos de l’auteur
HILLIER_Pauline_©Vincent_LoisonPauline Hillier © Photo Vincent Loison

Pauline Hillier est née en Vendée et écrit depuis l’adolescence. Après des études de gestion culturelle à Bordeaux et une expatriation à Barcelone, elle écrit son premier roman, À vivre couché, paru en 2014 aux éditions Onlit. Membre du mouvement international FEMEN de 2012 à 2018, elle participe à de nombreuses actions, en France comme à l’étranger. En 2013 elle est arrêtée à Tunis suite à une manifestation pour la libération d’une militante tunisienne. Son roman Les Contemplées lui a été inspiré par son séjour en prison. (Source: La manufacture de livres)

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Les guerres précieuses

TRIPIER_les_guerres_precieuses  RL_2023  Logo_premier_roman  POL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023
En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023
En lice pour le Prix de l’homme pressé
Finaliste du Prix de la Closerie des Lilas 2023

En deux mots
Au soir de sa vie Isadora Aberfletch se souvient de sa vie dans la Maison, de toutes ces années passées avec ses frères et sœurs, ses parents et connaissances. Au fil des saisons, les souvenirs affleurent, marqués par les découvertes de l’enfance, les émois de l’adolescence et un drame, la mort de sa sœur Harriet.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma vie dans la grande Maison

Pour son premier roman, Perrine Tripier se glisse dans la peau d’une vieille dame contrainte de quitter la grande Maison où elle aura passé quasiment toute sa vie. Son regard sur sa vie en famille, puis en solitaire, est mélancolique et poétique.

La littérature a ce côté magique qui permet à une jeune femme de 24 ans de se glisser dans la peau d’une vieille dame. Perrine Tripier est donc Isadora Aberfletch. Au soir de sa vie, elle se souvient des années passées dans la Maison avec un grand « M ». Il faut dire que la grande bâtisse blanche au milieu d’un grand parc, blottie entre les grands sapins bleus et les érables, est plus que centenaire. Elle aura accueilli plusieurs générations et conserve la trace de leur passage. Aussi peut-on la considérer comme un personnage qui « enroule ses mailles autour des songes », «juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.»
C’est dès sa jeunesse qu’Isadora comprend que sa vie se fera entre ses murs et qu’elle sera dictée par ce choix. Pour continuer à pouvoir vivre là, elle ira jusqu’à dire non à Oktav, quand il la demande en mariage, «car il n’aurait jamais voulu qu’on vive dans la Maison». Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par les jeunes années, quand près d’une quinzaine de personnes vivaient là. Outre les parents et la fratrie, les oncles, tantes et neveux en faisaient une époque joyeuse.
«Je veux me rappeler les voix d’enfants glorieux s’enchevêtrant, la tendresse froide et pudique de Petit Père, les jaillissements d’inspiration de Petite Mère quand elle se levait subitement de table, saisissait les pinceaux dans le pot sur le buffet et se ruait vers son atelier, dans un coin de la véranda. Je veux me rappeler quand Klaus, Louisa et Harriett étaient encore à la Maison, Klaus déjà à l’orée de l’adolescence. Il était beau, le grand frère prodige, brillant, drôle, insolent de talent.»
Perrine Tripier choisit alors d’oublier la chronologie pour nous raconter la Maison au fil des saisons. L’été, quand «tout le monde revenait de la Ville, refluait vers la campagne familière et les forêts nimbées d’ombre lustrale», promesse de joyeuses escapades, de nouvelles découvertes, de construction de cabanes en baignades dans le lac et d’explorations nocturnes nimbées de mystère. C’est aussi en été que s’échangent les premiers baisers.
L’automne symbolise quant à lui, la saison où la maison s’est vidée, où les jours raccourcissent, où le froid s’installe. L’hiver, en revanche, est plus gai. Autour des préparatifs de Noël, de la neige et des parties de luge, cette saison aura été sans doute la plus initiatique.
Reste le printemps et ses promesses de renouveau. Il fallait conclure cette éphéméride avec cette saison. Pour ne pas laisser la mélancolie tout emporter. Pour que les souvenirs heureux, «comme un cri du temps qui brise encore l’oubli», l’emportent sur l’inéluctable solitude, sur la mort qui vient après avoir déjà emporté les parents et la sœur Harriet.
C’est dans un style admirablement maîtrisé, avec quelque chose de proustien, que ce roman va toucher les lecteurs. Un roman qui fleure bon la nostalgie de cette maison et de cette jeunesse perdues. Un roman qui est aussi riche d’une belle promesse, celle du second roman – déjà attendu – de Perrine Tripier.

Les guerres précieuses
Perrine Tripier
Éditions Gallimard
Premier roman
186 p., 00 €
EAN 9782072961076
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je marchais à pas lents de bout en bout dans la Maison, et la traîne de fourrure me suivait comme un lourd serpent louvoyant. Bêtes fauves, bois de camphre, pin qui brûle et pain qui fume, j’emplissais la Maison de chaleur et de lumières. J’en étais la force vitale, l’organe palpitant dans un thorax de charpentes et de pignons. »
Hantée par un âge d’or familial, une femme décide de passer toute son existence dans la grande maison de son enfance, autrefois si pleine de joie. Pourtant, il faudra bien, un jour ou l’autre, affronter le monde extérieur. Avant de choisir définitivement l’apaisement, elle nous entraîne dans le dédale de sa mémoire en classant, comme une aquarelliste, ses souvenirs par saison. Que reste-t-il des printemps, des étés, des automnes et des hivers d’une vie ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (l’invitée du samedi)
Actualitté (Valentine Costantini)
L’Internaute (Brigit Bontour)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog la bibliothèque de Marjorie
Blog Au fil des livres

Les premières pages du livre
« Pluie fraîche sur pelouse bleue. Herbe d’été humide, relents de terre noire. Toujours ces averses d’août sur les tiges rases, brûlées d’or. Les lourdes gouttes ruissellent sur la vitre, sinuent, serpentent et s’entrelacent en longs rubans de lumière liquide. Combien d’après-midi passées derrière le voile vaporeux du rideau, à suivre du doigt leur tracé nerveux et languide à la fois. Les petits cheveux follets frisent autour des joues, et l’on s’étonne qu’ils soient si blancs alors qu’on est si jeune, nimbée d’éther sous la fenêtre. Et soudain le regard tombe de la fenêtre à la main qui écarte le rideau, et la main est vieille, si vieille.

Il est des lieux qui vous harponnent. Qui enroulent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs griffes, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.
Il est des portes dont le bruit quand on les pousse est comme un cri du temps qui brise encore l’oubli.
Il est des escaliers dont on aimerait tant gravir à nouveau les marches, juste une fois, en laissant couler dans sa paume le poli froid de la rampe.

Ça, c’est la Maison.

Il est en revanche des lieux qui font glisser dans votre nuque le malaise moite de l’étranger. Des lieux qu’on ne sent pas résonner en soi. Des lieux qu’on vous impose, qu’on vous oblige à supporter, c’est passager, c’est transitoire, on n’a pas le choix. Quand le monde se fatigue de vous, on vous propose la télé près du lit, la table de chevet pour l’étui à lunettes, le papier peint jaune. C’est joyeux, le jaune, et puis il y a tout ce qu’il faut ici, on s’occupera de vous. On nous fait troquer la Maison pour une chambre dans un mouroir médicalement adoubé. Ce papier peint jaune – le coup de massue dans ma vieille nuque.

De toute façon, je n’aime plus que le fauteuil. C’est le seul meuble que j’ai pu emporter. Il a toujours été un fauteuil de vieux ; celui de l’arrière-grand-père, que je n’ai pas connu, puis celui de la grand-tante Babel, quand elle nous rendait visite. Je comprends pourquoi on l’aime en vieillissant ; on se reconnaît en sa poussière, en sa mollesse. Du bout de l’ongle, je taquine les éraflures de son velours vieux rose.
Le confort de caler ses bras dans l’intimité des accoudoirs. Le tissu glisse tout contre soi telle une seconde peau. C’est comme retrouver l’étreinte d’un amant doucereux, qui serait resté bien plus constant que tous les hommes que j’aurais pu connaître.

En y réfléchissant bien, j’ai été la seule à vraiment aimer la Maison. Même l’arrière-arrière-grand-père, qui l’a désirée, imaginée, construite, ne l’a pas autant aimée que moi. Je l’ai aimée assez pour y rester toute ma vie. Pour abandonner mes études à la Ville, parce que je souffrais trop, loin des bois de mon enfance. Pour dire non à Oktav, quand il m’a tendu la petite bague sur le Pont-Noir un mercredi après-midi, car il n’aurait jamais voulu qu’on vive dans la Maison, lui. Il voulait emménager dans un grand appartement du vieux centre, non loin du lycée où il aurait enseigné et où nos futurs enfants auraient appris à nous surpasser. J’ai assez aimé la Maison pour ne rien souhaiter d’autre, dans toute mon existence, que d’y demeurer, blottie au creux des choses familières, me laissant patiner par le temps exactement comme la rampe de l’escalier en colimaçon.

Je ferme toujours les yeux quand je veux m’en souvenir. Je fais ça tous les jours, à chaque minute de conscience, peut-être. Je m’efforce avec impatience, avec violence même, de recréer chaque pièce, chaque recoin. Je m’accroche aux détails, à la forme des interrupteurs, au bruit des boutons de porte qu’on tourne, à la fine couche de poussière sur les ampoules jaunes. Je veux tout revoir, tout sentir à nouveau. Je veux évider l’espace du présent et faire resurgir, à coups de souvenirs forcenés, les lieux que j’aimais tant, que je connaissais par cœur, que j’ai arpentés toute ma vie, et qui, maintenant que je n’y suis plus, s’effacent, se désagrègent.
La Maison comme je l’ai laissée, celle d’il y a quatre mois, peut-être cinq, je me la rappelle. Je me la rappelle un peu trop bien, même. La lente décadence des pièces dépeuplées, des parquets ternis, des couloirs froids où la peinture s’écaille, ça, oui. Le carreau cassé du vitrail par lequel s’engouffrent les feuilles mortes, tourbillonnant faiblement sur le sol du hall comme un couple éreinté valse à la fin de la nuit, je le vois encore, et très nettement. Et aussi les radiateurs en fonte, d’un blanc passé, glacials dans les pièces où l’on ne vit plus, les cheminées murées, les draps sur les meubles dans les chambres où plus personne ne dort. C’était comme ça, à la fin.

Je veux chasser cette image de la Maison. Raviver les couleurs, ouvrir en grand les claires fenêtres où s’engouffre l’air enivrant du matin, cirer l’escalier, nettoyer la table immense de la salle à manger. Mettre le couvert pour une quinzaine de personnes, comme à la grande époque où tous, sans exception, venaient.
Je veux revoir la haute Maison aux planches de bois blanc qui surgissait, quand on rentrait du jardin, blottie entre les grands sapins bleus et les érables, avec l’herbe qui se brisait en gerbes émeraude sur la volée de marches du perron. Revoir la façade aux fenêtres étroites, avec la véranda qui dépassait sur le côté gauche, le toit pointu et haut hérissé par les conduits de cheminées et les pignons d’un blanc immaculé, avec l’œil-de-bœuf du grenier, perché comme l’œil rond et doré d’un géant rassurant, tout ourlé de bois ouvragé. Je veux revoir les étranges toits aigus qui coiffaient les bow-windows, et qui, en hiver, se frangeaient de stalactites. Je veux revoir les fenêtres qui étincelaient dans l’air frais, caressées par les branches des arbres trop proches de la Maison, lorsqu’une légère brise soufflait. Je veux revoir la grande Maison, avec les colonnes de bois sculpté encadrant la porte d’entrée, glacée d’un vernis chaud de caramel solide, et le vitrail de fleurs entrelacées qui laissait filtrer, quand le soleil brillait au travers, des éclats de couleur dans le hall. Peint d’immenses treillis de feuillage tropical, le hall luisait d’un doux bleu. Là s’élançait l’escalier en colimaçon, dans un tourbillon de bois cuivré.
Tout était ouvert, les senteurs de la cuisine circulaient librement et envahissaient la Maison entière. Les voix grondaient depuis le salon jusqu’au grenier comme le murmure d’un torrent rassurant qui roulerait dans les murs. Du fond de mon oreille, j’entends encore. Le parquet craque et dégage des effluves de pin, et même nos pas d’enfants les plus légers font grincer les planches épaisses. On monte l’escalier en courant, parce que c’est plus drôle d’avoir le tournis en arrivant. Le couloir du premier étage dessert les anciennes chambres de l’oncle et de la tante, celles de quand ils étaient petits, et qu’ils occupent toujours quand ils reviennent nous voir avec les cousins. Eux, ils dorment juste en face de notre chambre, à Harriett et moi. C’est plus pratique pour jouer, ils n’ont qu’à traverser le couloir, et chuchoter le mot de passe à la porte pour qu’on sache bien qu’ils ne sont pas des adultes importuns, qui viendraient tout éparpiller avec leurs grandes jambes maladroites. Tout au fond du couloir il y a la salle de bains, la verte, avec sa fenêtre qui coince un peu, mais par laquelle on aperçoit un bout de verger. En face, il y a la chambre de la grand-tante Babel, quand elle vient poser ici ses malles suintant le camphre. Quand tous repartent, on a l’étage presque pour nous tout seuls. Le deuxième étage, on ne peut guère y jouer ; c’est celui des parents, l’étage sérieux, celui avec les deux salles de bains les plus spacieuses. Enfin, Louisa, cette chanceuse, en a une privative, avec une petite baignoire en céramique, derrière sa penderie. Parce qu’elle est l’aînée des filles, elle a la plus grande chambre, et elle est toute seule dedans. Je n’échangerais cependant pour rien au monde ma chambre avec la sienne, car si c’était le cas, nous ne pourrions pas faire autant de bruit avec Harriett, vu la proximité de la chambre des parents. C’est aussi là qu’il y a le cagibi, dont on ne se sert même plus pour les parties de cache-cache : on sait très bien que c’est le premier endroit auquel on pense lorsqu’il faut se dérober au monde. Le meilleur endroit pour se cacher, c’est bien entendu le grenier. Il est moins grand que quand Petit Père était enfant parce que, depuis, ils l’ont scindé en deux pour aménager la chambre de Klaus. J’aime bien la chambre de Klaus. Elle sent le garçon, parce qu’il n’ouvre pas beaucoup la fenêtre. Comme les adultes n’y montent jamais, on est tranquilles. On entend tous les craquements du toit les soirs de tempête, et il y a un je-ne-sais-quoi de rassurant dans cette mansarde tiède comme un cocon de bois suspendu au-dessus de la forêt.

Mais les images défilent en couleurs fanées, vidées de vie. Les visages sont flous, et c’est le plus douloureux, se rendre compte que l’image de ma famille, jeune, vivante, est perdue à jamais. Je me suis perdue également. Qui étais-je, à huit ans ? Maintenant que la vieillesse me casse le dos et me rompt les doigts, je sens combien j’aurais été agacée, enfant, par ma présence d’aujourd’hui, encombrée par ce qui n’est plus. Je haïrais le théâtre de marionnettes que je dresse en pensée pour rejouer sans cesse les images mortes. Qui étions-nous, dans les bois et dans la chambre, dans la cuisine où la soupe fume ? J’agite des pantins dont les visages s’effacent. Qu’importe, il est un moment où certains nous sont tellement familiers qu’on n’a même plus besoin de leur présence physique pour qu’ils soient là. Il n’y a que des gens avec lesquels on a grandi dont on peut vraiment dire les connaître. Notre évolution particulière s’est légèrement teintée de celle des autres, comme l’eau dans laquelle tombe une goutte de sirop, une seule, suffisante pour colorer de menthe pâle le verre entier. Je sais exactement ce que Petit Père ou Louisa aurait répondu à telle remarque, je vois encore le sourire de Petite Mère quand elle nous regardait danser les soirs de printemps. Alors, il me semble revivre pour un temps, dans ce corps d’aujourd’hui, ce corps pénible et grinçant, les jours qui s’achevèrent et les jours qui leur succédèrent, au creux de la Maison.

Je veux me rappeler les voix d’enfants glorieux s’enchevêtrant, la tendresse froide et pudique de Petit Père, les jaillissements d’inspiration de Petite Mère quand elle se levait subitement de table, saisissait les pinceaux dans le pot sur le buffet et se ruait vers son atelier, dans un coin de la véranda. Je veux me rappeler quand Klaus, Louisa et Harriett étaient encore à la Maison, Klaus déjà à l’orée de l’adolescence. Il était beau, le grand frère prodige, brillant, drôle, insolent de talent. Je voudrais râler encore quand il enchaînait les gammes à six heures du matin et que la douce plainte éraillée de sa trompette réveillait toute la famille. Je veux retrouver Louisa, la plus jolie des filles, comme si elle avait absorbé de notre mère tout son éclat, n’en laissant plus ni pour moi ni pour Harriett. Je me souviens que quand je passais, traînant les pieds sur le parquet du second, devant la porte entrouverte de Louisa, elle n’était ni sur son lit, ni dans son fauteuil, mais toujours devant le miroir de son cabinet de toilette, en train de fondre ses yeux dans les siens, à guetter les paillettes d’or au fond de l’iris.
Combien je donnerais pour retrouver la chambre avec les deux petits lits côte à côte, celui de Harriett et le mien, avec la lampe au milieu, sujet de tant de disputes entre nous, moi qui voulais toujours lire plus tard qu’elle ! Son visage de poupon chafouin qu’elle cachait sous la couette en hurlant que je l’empêchais d’effectuer ses huit heures de sommeil… « T’auras qu’à te lever moins tôt », je jubilais, tournant lentement les pages de mon roman pour la faire enrager. « Tu sais bien que Klaus va encore nous réveiller avec sa maudite trompette, alors éteins ! » protestait-elle, indignée, les larmes au bord des yeux, frappant l’oreiller. « J’éteindrai quand j’aurai fini mon chapitre. » « Fais voir où t’en es. » Je lui montrais une fausse page. « Tu vois, presque fini », j’assurais. Elle se mettait à siffler comme un serpent, je mentais, j’étais la pire des sœurs, si elle le disait à Louisa… Elle suspendait la menace et me jetait un regard furibond de sous les draps. Harriett s’en remettait tout le temps à notre sœur aînée pour régler nos différends, parce que celle-ci était d’une partialité et d’une injustice absolues. Elle donnait toujours raison à notre benjamine, qui avait d’adorables boucles sombres que Louisa aimait à coiffer, alors qu’elle disait que ma tignasse était « perplexifiante ». Mais comme Harriett était loin d’être docile, le plus souvent Louisa sortait de la chambre en claquant la porte, et se cloîtrait dans la sienne pour rêver de grands lustres et de dîners entre amis.

Même la Maison de l’adolescence, je voudrais la revoir. Celle qui me hantait tous les soirs dans ma chambre d’étudiante, et qui me faisait haïr le Collège, maudire les études. Elles m’avaient arrachée à mon foyer, à ma vie, à mes promenades dans les bois et à mes après-midis passées à lire, blottie sur le rebord trop dur de la fenêtre. Mais le triomphe des vendredis soir ! Quand je me ruais dans le train, bondissais sur mon siège, trépignais d’impatience, les lèvres étirées en un irrépressible sourire, et que l’inexorable machine m’emmenait loin des tours de la Ville ! J’adorais alors l’arrivée en gare, qui me semblait interminable pourtant, et le moment où je voyais Petit Père, près du coffre ouvert qui attendait ma valise, avec Harriett déjà dans la voiture, car elle finissait plus tôt les vendredis.

« Madame Aberfletch ? Vous m’entendez ? Je pose votre plateau sur le bureau, vous mangerez quand vous voudrez. »
Et voilà cette aimable infirmière qui vient tout dissiper dans son parfum à la rose. Qu’elle aille au diable avec sa blouse blanche et sa jeunesse insolente, sa voix limpide de fille vivante, qui rentre chez elle le soir. Elle doit attendre l’été toute l’année, cette saison du corps liquide, des soirées blondes.

Été
Je n’aimais rien tant que les étés, à la Maison. Tout rayonnait alors, dans la langueur moite des vacances, qui semblaient infinies, étirées par les longs jours d’ennui délicieux. Dès les premières chaleurs du mois de juin, tout se mettait à scintiller, à déborder de vie. Les érables et les sapins paraissaient gorgés d’une sève incandescente ; l’herbe, d’un vert insolent, était traversée de grands aplats de soleil.

Tout le monde revenait de la Ville, refluait vers la campagne familière et les forêts nimbées d’ombre lustrale. Il suffisait de se tenir à l’orée du bois pour sentir le vent embaumé de résine exhaler son murmure. Quand nous étions enfants, le frère et la sœur de mon père, oncle Bertie et tante Hilde, venaient chaque été avec leur famille. La joie quand on annonçait : « Les cousins arrivent ce soir ! » La journée s’imprégnait alors d’une agitation impatiente qui nous faisait sautiller en cercle dans le salon, et, grondés par Petit Père, nous remontions l’escalier en étouffant des rires nerveux. L’après-midi se passait en préparatifs affairés ; j’adorais seconder les parents, avec une attention minutieuse. Je veillais, tel un petit despote, à ce que le grenier soit aéré, les coffres à jouets ouverts, les draps pliés soigneusement sur les lits. Je dévalais l’escalier en colimaçon qu’on avait ciré pour l’occasion, je tourbillonnais dans le hall traversé par la lumière concassée du vitrail. Je venais vingt fois dans la cuisine, je me penchais sur le feu, je humais les fumets en soulevant, d’une main un peu tremblante, le couvercle des soupières. Je savais que la nourriture presque prête était le signal : les cousins seraient bientôt là, et nous serions tous, sous peu, attablés ensemble dans un brouhaha insupportable de rires sonores, relâchant la frénésie d’une longue journée d’attente.

Le soir de l’arrivée des cousins, chaque début d’été, était toujours le même. Ils étaient en général exténués de la route qu’ils avaient subie toute la journée, de la promiscuité des voitures, de la chaude haleine du goudron, du soleil reflété sur les carrosseries rutilantes. On s’attablait néanmoins avec entrain. Quand tout semblait valser de lumières et de rires et de parfums, quand l’on était sans cesse interrompus dans nos histoires par un plat qui passait, ou par une autre histoire qui jaillissait à un autre bout de la table, et quand je me renversais sur ma chaise pour dévisager furtivement ceux qu’on n’avait pas vus depuis Noël, je me sentais immergée dans un bain de joie liquide, dorée et pétillante, embaumée par l’odeur de miel des cigares de l’oncle Bertie ou celle du thym en déliquescence dans le jus du poulet. Mon regard faisait un tour de table et coulait machinalement sur les visages familiers, pour s’accrocher à ceux des cousines, toujours plus jolies année après année. J’étais fascinée par leur nez, surtout, petit et rond, et qui venait de la belle-famille de Bertie. Lui n’avait pas échappé au nez familial, busqué et long, où glissait la lumière comme sur une lame. Amelia et Magda avaient tout pris de leur mère, une sorte de grâce blonde et charnue, avec une peau toute rose sous le cou, une peau de fleurs fraîches perlées d’eau dans des vases cristallins. Toujours assises côte à côte, faisant circuler avec précaution le pichet quand il passait devant elles, elles riaient bien franchement à toutes les facéties de Klaus ou Harriett. Chaque été, les deux cousines, sitôt qu’elles descendaient de voiture et posaient le pied sur les marches du perron, se jaugeaient du regard avec Louisa. On ne savait alors pas, dans les premiers instants de leurs retrouvailles, si Louisa et elles allaient s’écharper ou bien s’échanger quelque pique de jolies filles ; mais non, elles tombaient dans les bras les unes des autres et rentraient en riant dans la Maison, entraînant dans leur sillage un parfum d’huiles précieuses. Harriett et moi passions peu de temps avec les cousines, qui partageaient le caractère de Louisa et étaient du même âge qu’elle. Nous étions les petites importunes, bruyantes, un peu inquiétantes je le crois. Klaus ne manifestait aucun intérêt particulier pour les cousines, et était assis à table à côté d’Aleksander, le fils chéri de ma tante Hilde. Aleksander associait au nez traditionnel des Aberfletch un regard d’acier qui tranchait avec la profondeur d’étang sale de nos yeux à nous. Il avait des cheveux un peu plus cendrés et pâles que les nôtres, et sa tête très droite accrochait les reflets de la lampe de la salle à manger, qui projetait son halo chaleureux sur la table entière. Aleksander et Klaus ne s’entendaient pas plus que cela, mais, étant les aînés des enfants, ils avaient appris à demeurer ensemble, dans une sorte de fraternité défiante, à mi-chemin entre la compétition et la solidarité. Ils rivalisaient d’adresse lorsqu’ils se servaient de l’eau, et c’était à celui qui lèverait la carafe le plus haut, sans que le mince filet ne déviât de sa course. Nous battions des mains en fixant l’eau troublée qui remplissait rapidement le verre, et hurlions quand celui-ci était près de déborder.
Les adultes étaient nerveux, ils nous envoyaient au lit tôt en nous disant de ne pas « faire la java jusqu’à pas d’heure comme l’année dernière ». Les cousins et nous échangions alors un regard joyeux, notre complicité tout à coup ravivée par cette réminiscence d’un passé commun. Dans nos yeux, un bref instant, défilaient des souvenirs noyés de lumière estivale, tremblotants de rires et d’écorchures aux genoux. On accompagnait les cousins jusqu’à leur chambre en dansant, tout excités de les revoir chez nous, et Klaus faisait gronder sa bonne voix en train de muer et jouait au « grand », en disant « je monte chez moi, soyez sages les enfants ». Aleksander rouspétait un peu, parce qu’il avait le même âge que lui, mais était obligé de dormir avec les deux cousines, qu’il ignorait allègrement la plupart du temps. Alors Louisa et Klaus s’enfonçaient à nouveau dans la pénombre de l’escalier, et nous restions, Harriett, les cousins et moi, dans le couloir sombre, le terrain neutre entre nos deux chambres. Par la porte entrebâillée, nous voyions avec plaisir que leurs valises avaient été montées comme par miracle par un parent dévoué, et reposaient sur leurs lits respectifs, dans le halo jaune de la lampe. Cette chambre restait vide toute l’année, avec les sommiers nus et froids, sauf quand les cousins venaient. Alors on déployait de grands draps frais pour eux, encore parfumés des brins de lavande disséminés dans les penderies. Les cousins avaient toujours les yeux fatigués, le premier soir, mais ils semblaient vraiment heureux de revenir. Harriett et moi restions dans l’encadrement de leur porte, à les regarder se précipiter à la fenêtre comme pour vérifier si la vue n’avait pas changé depuis l’été dernier. Alors, satisfaits, ils se frottaient les yeux en bâillant et nous souhaitaient une bonne nuit. Je prenais Harriett par l’épaule pour la forcer à rentrer dans notre chambre, parce qu’elle était bien trop échauffée pour dormir, et voulait jouer, tout de suite, à un cache-cache dans le noir, ou à espionner les adultes, ou à surprendre Klaus dans son grenier, en montant tout doucement l’escalier pour éviter qu’il grince. Je lui disais que nous avions tous les soirs de l’été entier pour y jouer, et elle me suivait avec une résignation teintée de plaisir.

Dans mon lit, allongée les yeux grands ouverts, tout entière tournée vers le plafond noyé d’ombre bleue, je sentais le poids des deux étages au-dessus de moi, et je devinais le fourmillement des adultes en dessous, débarrassant la table, avec le grondement chaleureux de leurs voix rauques. J’écoutais les bruits de la nuit qui se préparait, Louisa en haut qui marchait à pas pressés depuis son cabinet de toilette jusqu’à son lit, les cousins de l’autre côté du couloir qui rangeaient leurs affaires dans les armoires, débarquant, s’installant, reprenant possession de la chambre qu’ils retrouvaient chaque été. Je me sentais entourée des gens que j’aimais, comme si je faisais partie d’un tout et que la Maison, enfin pleine de cette grande famille, du même sang que moi, vivait pour de bon. Je savais que ce n’était pas trop grave si nous nous couchions un peu tôt aujourd’hui, parce qu’il y en aurait d’autres, des soirs. La petite voix éraillée de Harriett finissait toujours par s’élever dans le silence, et elle hasardait un : « C’est bien qu’ils soient là, les cousins. » D’autres nuits, je lui aurais dit de se taire, parce que je n’avais pas envie de parler. Mais là, j’étais blottie dans mes draps, et le vent d’été soufflait doux contre les volets, dehors. Alors je lui répondais simplement : « Oui, c’est vraiment bien. » Nous parlions de ce que nous ferions demain. Dans le noir presque complet de la chambre, je ne distinguais de Harriett qu’une petite masse sombre sur l’oreiller tout gonflé d’ombre claire, énorme par rapport à sa tête. Et c’était mon moment préféré de la journée, rempli de promesses, de projets, d’idées rendues plus folles encore car déjà entremêlées d’une demi-conscience pleine de rêves. Nous glissions dans le silence comme une étincelle à la surface de l’étang, et les flots du sommeil se refermaient sur nos yeux.

Nous laissions les journées s’écouler comme un filet de lumière liquide. C’était le temps précieux des heures élastiques, des matinées évanescentes, des après-midi infinies.

Le matin était toujours un moment du chacun pour soi. On remarquait à peine que la Maison était peuplée d’autres que nous, tant tout était silencieux, avec les portes closes des dormeurs tardifs, le salon vide mais sentant encore le cigare au miel de Bertie.
J’étais toujours réveillée avant Harriett, parce que mon lit était le plus proche de la fenêtre, et qu’un rayon de soleil blanc filtrait toujours par l’interstice des volets, découpant sur mes draps un fuseau tiède. Je restais quelques minutes dans les draps chauds, mais j’entendais les oiseaux dehors, le bourdonnement confus des guêpes se cognant contre le montant de la fenêtre, et j’avais soudain une envie folle de regarder le jardin, de voir se déployer devant mes yeux la pelouse étincelante du matin, et de sentir la brise glorieuse gonfler ma robe. Je n’ouvrais pas les volets pour ne pas réveiller Harriett, et mes yeux habitués à l’ombre pâlie distinguaient sans trop de peine les obstacles qui séparaient mon lit de la porte. Je me faufilais lentement hors de la chambre, avec précaution pour ne pas trop faire grincer le parquet. Mes orteils rencontraient d’abord la fermeté du plancher, puis le tapis un peu rêche qui chatouille la plante des pieds. J’évitais avec précaution les angles saillants de nos deux lits, du coffre à jouets, de l’armoire, et je jetais un regard anxieux vers la petite boule pelotonnée sous sa couette fleurie, pour vérifier qu’elle n’avait pas bougé. Alors je posais une main sur la poignée, l’autre sur le pêne, et je tirais d’un coup sec, pour que le battant ne couine pas – car une porte mal huilée fait toujours plus de bruit quand on l’ouvre lentement. La lumière matinale qui inondait le couloir me faisait vaciller un instant sur mes jambes. La rangée de portes fermées était intimidante, et empêchait de savoir si j’étais la première levée ou non. C’était encore un peu étourdie que je descendais l’escalier. Là encore, il fallait éviter le gémissement du bois, contrôler ses appuis, préférer certaines marches à d’autres, et donc faire des pas de géant, en se cramponnant à la rampe pour ne pas perdre l’équilibre. C’était la première aventure de la journée, réitérée chaque matin.
Quand je traversais le hall désert, le feuillage se déployait là effrayant, car la lumière du matin y jetait un reflet froid, et les fleurs peintes semblaient estompées, comme d’anciennes étoiles en train de disparaître. Les carreaux étaient toujours glacés, et je passais bien vite dans la cuisine. Là, l’horloge cliquetait, et c’était le seul moment où je la remarquais, car le reste du temps sa pulsation mécanique était couverte par les bruits de la Maison, les rires, les voix, le fracas discordant des casseroles qu’on entrechoque en les rangeant. La cuisine était fraîche, on avait laissé les fenêtres et les volets ouverts au rez-de-jardin, pour que circule l’air de la nuit. Le matin, on chassait les papillons couleur d’écorce qui s’y étaient faufilés pour se blottir dans la chaleur des murs. Ils voletaient, maladroits, et leurs ailes tremblotantes battaient les carreaux sans trouver la sortie.
Je refermais les fenêtres, en me mordant la lèvre quand elles claquaient un peu fort. La vaisselle sur l’évier avait séché, et une flaque d’eau froide ruisselait goutte à goutte du rebord jusqu’à la bonde. J’aimais beaucoup les fenêtres de la cuisine, avec des petits carreaux encadrés de blanc, donnant sur le verger qui s’éveillait. Je me hissais sur le plan de travail encombré de pots et de spatules, et je collais mon nez à la vitre. J’observais à travers la buée de mon souffle les vagues silhouettes des arbres chargés de fruits. Les feuilles d’un émeraude timide frétillaient au soleil, comme des petits poissons à nervures vertes.
Je passais dans le salon, dans la bibliothèque, déserts, et je soupirais déjà d’ennui, me disant que, décidément, les adultes étaient trop feignants, à dormir ainsi alors que le jour se déroulait sans nous attendre. Soudain, j’entends un mouvement au-dessus. Un bruit de pantoufles légères fait grincer le parquet ; le jeu est alors de deviner qui c’est. Si ça descend l’escalier vite, c’est Harriett ou Klaus. Les cousins dévalent vite aussi, mais moins que nous, surtout les premiers jours : il faut qu’ils se réhabituent aux marches traîtresses dans leur bois brillant. Un pas lourd et lent, c’est l’oncle Bertie. Bertie, le matin, sent extraordinairement bon, parce qu’il fait toujours sa toilette avant de descendre, et je l’ai vu, une fois, s’appliquer à grands coups du plat de la main des gerbes d’eau de Cologne dans son cou fraîchement rasé. Sa peau est alors rouge et luisante sous le menton, son sillage se fleurit de grandes herbes balancées au vent.
Et puis, petit à petit, toute la Maison s’agitait, s’étirait, bâillait un grand coup de toutes ses fenêtres ouvertes sur le jardin. Le vent gonflait les draps blancs et semait du pollen sur l’oreiller. Les cousins descendaient un à un, petits visages encore tout ensommeillés, le pli du drap sur leur joue chaude, Aleksander avec ses cheveux de blé dur en épi sur le front. Les adultes laissaient flotter leur grande présence évanescente autour de l’évier, s’affairaient, se passaient les bols en parlant de la nuit écoulée, Hilde qui rouspète toujours un peu parce que les ressorts du lit grincent, et Bertie qui dit qu’il a très bien dormi, en pinçant les côtes de sa « petite femme », Suzy au visage de bouton de rose. Le petit déjeuner était pour nous vite expédié, pas de temps à perdre, vous avez suffisamment roupillé mauvaise troupe, le jardin nous attend, on a mille cabanes à construire dans cent arbres remplis d’oiseaux. C’était comme si mes poumons emplis de l’air du matin avaient doté ma voix de plus d’éclat, et à l’aide de Harriett mon fidèle second, nous excitions bien vite l’entrain de toute la bande, et élaborions déjà mille projets, alors que les parents servaient un café trop chaud pour cette matinée déjà tiède. Le coup d’eau froide sur le visage au-dessus du lavabo, puis le cri de ralliement, nous pliés sur la rambarde de l’escalier : « Tous au jardin ! », « Il est où Klaus ? », « Déjà dans la remise ? », « Et Amelia et Magda, qu’est-ce qu’elles fabriquent encore ? ».

Comme on courait ! En ribambelle de boucles rebondissant au soleil, on faisait toujours le même chemin, et le même enchantement nous saisissait chaque matin, à la même heure du ciel bleu immense. On sortait par la grande porte, on l’enfonçait de nos petites mains encore pâles de début d’été, et on sautait d’un jet la volée de marches du perron. En atterrissant dans l’herbe molle, on reprenait contact avec la terre. Une nouvelle impulsion, nous dévalions la pente verdoyante. Les longues tiges nous griffaient les chevilles, s’agrippaient à nos mollets, et les sauterelles bondissaient autour de nous dans leur farandole désordonnée. La lisière de la forêt, on retenait son souffle. L’ombre était bleue, et les rayons du jour perçaient, obliques, d’or les frondaisons. Ça sentait bon la résine, la bonne résine qui a perlé toute la nuit en nectar de sève. Klaus courait le plus vite. Harriett nous talonnait, elle faisait tout ce qu’elle pouvait mais elle était petite, et elle hurlait en courant, de toute la puissance de ses poumons. Magda, Amelia et Louisa sautillaient en nymphes, comme pour accrocher des guirlandes de perles aux mousses que leurs pieds effleuraient. C’était d’ailleurs leur rôle, à chaque nouvelle cabane, d’ornementer nos abris de bois brut. « Elles ont du goût », disaient toujours les parents, rassurés par leur grâce, sûrs qu’elles se marieraient vite et feraient des enfants.
C’étaient toujours Klaus et Aleksander qui choisissaient le bosquet. Pendant plusieurs années, on avait occupé le même groupe d’arbres aux branches basses, peu moussus, offrant plein d’aspérités pour s’y hisser, avec des feuilles d’un bleu très sombre, qui semblaient toujours vernies de givre. On y revenait chaque jour, même quand on cherchait d’autres endroits, pour varier un peu, étendre la colonie, explorer le monde, avoir un abri de secours en cas d’attaque, de tempête, d’explosion solaire. Notre cabane principale était bâtie un peu comme la Maison. Un toit très pointu, très haut. On s’y tenait debout les premiers étés, puis Klaus et Aleksander ont grandi, et de toute façon ils voulaient se faire des cabanes privées, pour garçons, loin des filles. Pendant un ou deux étés, ils se sont mis à faire sécession, et, paradoxalement, ce furent les étés les plus exaltants de notre enfance. Abandonnées, délaissées, nous les filles devions prendre les choses en main, nous répartir les tâches, afin de protéger notre territoire des garçons qui se tapissaient dans les buissons alentour pour nous faire peur, nous piquer des bâtons, des pierres plates, des cordes. Harriett et moi étions les éclaireuses. C’était de loin le rôle le plus excitant, le plus effrayant aussi. Cœur qui bat la chamade alors qu’on se terre derrière un tronc d’arbre et qu’on doit hasarder un regard derrière notre épaule. Guerrières incandescentes, reines amazones à la crinière de feu, une lance dans une main, un poignard attaché à la cuisse, nous nous déplacions, silencieuses et souples comme des panthères, les doigts crispés sur nos bâtons sales et détrempés par la rosée. Notre mission était de repérer la nouvelle cabane construite par les garçons, et, le cas échéant, de détruire leur base pour les forcer à revenir dans nos rangs. Amelia faisait le guet, parce qu’elle était grande et pouvait rester des heures dans l’arbre, à jouer avec ses cheveux. De plus, son cri était perçant ; nous avions eu mille occasions de nous en apercevoir. Louisa s’occupait du ravitaillement en vivres et faisait la liaison avec la Maison. C’était elle qui devait gérer notre stock de bois pour les extensions potentielles de la cabane, ou les réparations après les nuits de grand vent. Quant à Magda, elle s’était proclamée princesse de la forêt et déambulait, grandiloquente et souveraine entre les arbres, une couronne de lichen entremêlée dans ses cheveux blonds. Quand nous rentrions bredouilles avec Harriett, après avoir, nous semblait-il, écumé tous les recoins de la forêt, nous nous efforcions toutes de nous passer des garçons, et l’excitation retombait, on était juste un peu lasses de rester dans ces bois froids où le soleil filtrait mal, et on songeait à la bonne chaleur qui devait faire briller le potager ou la véranda, là-bas vers la Maison. Et puis les garçons nous manquaient. C’était différent quand ils étaient là, rassurants avec leurs cris fracassants de chevaliers, leurs mollets rebondis et le léger duvet lumineux de leurs bras hâlés. On se sentait une tribu complète et harmonieuse, avec chacun à sa place. On n’aimait guère ces histoires de sédition, au fond.

Tous nos rituels, nos chants, tout ça est oublié. On aurait dû les écrire dans un carnet, j’aurais dû l’avoir là, dans un tiroir, et je l’aurais sorti pour m’immerger encore plus dans les bois dorés de nos dix ans. Je me souviens de quelques choses, des ritournelles d’enfant, vagues, lointaines comme la cloche au cou d’une vache, au fond d’un pré. Ah oui, ça sent le phoque dans cette bicoque, on chantonnait. Les enfants sont infatigables, je crois bien qu’on chantait ça chaque fois qu’on montait au grenier de Klaus. Ça sent le phoque dans cette bicoque, Harriett adorait le dire, elle trouvait ça épatant, très bien tourné, qui sonnait bien. Nous avions des petites trouvailles, qui restaient quelques mois, puis s’évaporaient. À l’adolescence on en reparlait en gloussant, tu te rappelles ce qu’on chantait à Klaus, quand on était petites, et on le redisait un peu, pour faire rire le grand frère. Les cousines, un été, avaient une mélodie en tête, une chanson à la mode, et tout le monde se moquait vaguement de la voix du chanteur, d’une aigreur de grenouille, mais en fin de compte nous fredonnions tous la mélodie, dans notre barbe. Ça surgissait sans prévenir, en se lavant les mains. Les yeux perdus dans le filet d’eau qui coulait sur les paumes savonneuses, on se surprenait à chantonner.»

Extraits
« L’été était ce moment où nous devenions frères avec les cousins, et où l’identité de nos parents se diluait dans celle des oncles et des tantes. La famille se remodelait, Petit Père et Petite Mère me devenaient étrangers, des ombres à peine dans la Maison, qui ne leur appartenait plus, qui ne nous appartenait plus non plus. Les chambres vides soudain vivantes, les salles de bains toujours prises, les verrous tirés de portes toujours ouvertes le reste de l’année, nous dépossédaient avec délice. La Maison ne changeait pas fondamentalement; seulement, nous la regardions d’une manière différente. Quand les cousins étaient là, quand toutes les chambres étaient occupées, que des serviettes humides séchaient un peu partout, imprégnées d’odeurs de savons différentes des nôtres habituelles, je me sentais à la fois perdue et rassérénée. » p. 37

« L’été où les amis de Klaus sont venus, donc – je devais avoir douze ou treize ans -, a marqué notre entrée dans monde plus tourmenté. Déjà parce que cette irruption dans notre vie commune, notre repaire secret au fond des pins, notre Maison familiale, d’une bande de jeunes qui ne partageaient rien avec notre passé, modifia nos rapports à tous, d’une façon à peine perceptible. Ils étaient trois ou quatre, je me souviens tout particulièrement d’un petit blond aux boucles courtes, Paulus, qui avait un air de gentil garçon, toujours prêt à aider, mais avec dans le fond des yeux une lueur espiègle qui ne m’inspirait pas confiance. Il y avait aussi Lukas, grand échalas aux cheveux de paille mûre, avec un long nez un peu pointu et une classe folle… » p.52

« J’avais compris que le passé était la seule chose qui valait la peine que ma vie soit vécue. Moi, la Maison et nos souvenirs, nous ferions de grandes choses. Car les choses familières ne sauraient mourir. » p. 69

« Je sais que je ne peux déjà plus m’étirer dans mes draps, parce que les membres sont gourds. Ne plus pouvoir s’étirer, et pourtant que faire. Je suis une mémoire, un monde. À l’intérieur de moi courent les petits Klaus, Louisa, Harriett, avec leurs yeux couleur d’étang sale. Ces enfants ne vivent plus qu’en moi.
Je ressasse, à longueur de journée, je pense, je pense, je revois, sans revivre. Je fais l’expérience répétée de l’échec des souvenirs, de l’imperfection de la mémoire. J’oublie des choses qui ne resurgiront pas, et l’entreprise me semble alors perdue d’avance. » p. 128-129

« Le I d’Isadora était droit et ferme, et c’est sur le À d’Aberfletch qu’une légère ornementation se dessinait. J’ouvris le paquet. Il y avait deux choses, qui toutes deux me firent monter les larmes aux yeux: une lettre de deux pages, et un livre. C’était, qu’on le croie ou non, La gloire secrète d’Amber Gardano. Mon livre favori, mon livre d’enfance, l’histoire si décisive de cette petite princesse qui fuyait les conseillers de son père à travers le palais, parce qu’elle ne voulait pas qu’on la marie. Je me ruai sur la lettre, il me fallait une explication. Je ne lui avais pas mentionné ce livre. Ma lettre, à vrai dire, avait été assez timide, je lui avais brièvement parlé de la Maison, de combien j’avais trouvé nos billets semblables, dans le journal, et de ma curiosité. Sa lettre, à elle, était giboyeuse et généreuse. Jésabel devint, dès que j’eus atteint le point final de son courrier, la meilleure amie que j’eusse pu trouver, hormis Harriett bien sûr. » p. 134

À propos de l’auteur
TRIPIER_Perrine_©francesca-mantovaniPerrine Tripier © Photo Francesca Mantovani

Perrine Tripier a vingt-quatre ans. Elle est professeure de lettres. Les guerres précieuses est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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Il ne doit plus rien m’arriver

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Un père déambule dans les rues au petit matin, accompagné de ses deux fils. Ils viennent de perdre leur épouse et mère qui n’a rien pu faire face au cancer. Il leur faudra désormais apprendre à vivre sans elle. Et s’occuper des formalités et des obsèques.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Quand la mort frappe, la vie fait son baroud d’honneur»

Dans ce premier roman très touchant Mathieu Persan rend hommage à sa mère, emportée par un cancer à 68 ans. Une évocation bouleversante, pleine de tendresse et d’humour.

«Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc. Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.» La première scène du roman qui a du reste inspiré l’auteur-illustrateur pour la couverture de son livre, en donne bien le ton. À l’aide de jolies descriptions teintées d’humour, le narrateur va raconter le combat de sa mère face à la maladie, le jour où elle est morte et ceux qui ont suivi avant de revenir sur sa vie et celle de la famille.
Si le titre peut paraître énigmatique, il résume à lui tout seul ce que fut cette mère-louve, s’exclamant à la naissance de son premier fils «Il ne doit plus rien m’arriver» et scellant ainsi sa conduite à tenir. Désormais, elle sera là exclusivement pour ses enfants et mettra en parenthèse toute autre ambition. Elle était pourtant une brillante scientifique, mais n’hésitera pas à mettre sa carrière entre parenthèses pour jouer à fond son rôle de mère, aimante et dévouée, accueillante et attentive. Si l’auteur en fait un portrait plein de tendresse, il raconte aussi avec pudeur son combat contre la maladie et les derniers jours d’une vie qui s’est définitivement arrêtée trop vite, laissant mari et enfant totalement désorientés.
Les jours qui suivent le décès forment sans aucun doute la pièce-maîtresse de cette tragi-comédie. Car la peine et la perte confèrent aux hommes de la famille une sorte d’hypersensibilité qui les rend attentifs à de détails incongrus, à des paroles maladroites, à des conseils qui dans ce contexte sont totalement absurdes. Cela nous vaut des éclats de rire libérateurs, soulageant une très forte douleur. L’employé de la société d’assurances, celui des pompes funèbres ou encore les ouvriers chargés de sceller la tombe avec leur drôle de machine qui couine devenant, sans qu’ils s’en rendent compte, de formidables acteurs comiques. Car «c’est quand la mort frappe que la vie fait son baroud d’honneur.»
On retrouve dans ce premier roman les mêmes qualités que dans un autre premier roman, celui d’Anne Pauly qui avait rendu en 2019 avec Avant que j’oublie un hommage à son père disparu avec cette même tonalité aussi émouvante que drôle et mettait, elle aussi, le doigt sur tous ces détails absurdes qui suivent le décès.
Mathieu Persan a indéniablement trouvé un style, un ton, qui accroche le lecteur dès les premières pages. Il réussit le tour de force de rendre réjouissante l’épreuve du deuil et, ce faisant, donne aussi à son livre un prix inestimable, puisqu’il aidera tous ceux qui sont frappés par un deuil, à les accompagner et à les soulager dans leur malheur. Quand vous l’aurez lu, je gage que vous aurez comme moi l’envie de le retrouver bien vite dans de nouvelles aventures.

Il doit ne plus jamais rien m’arriver
Mathieu Persan
Éditions de l’Iconoclaste
Premier roman
270 p., 20 €
EAN 9782378803575
Paru le 22/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Bordeaux, Saint-Malo, l’ancienne commune de Cerçay, Frasne et Pontarlier et des voyages effectués en Italie, Autriche, Allemagne, Yougoslavie, Grèce, Espagne, notamment à Séville, et aux Etats-Unis, à Boston, New London, New York, puis l’Ouest américain de Los Angeles au désert de Mojave et à Monument Valley.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un portrait puissant de femme au travers des yeux aimants de son fils.
De l’illustration aux mots
Pour la première fois, l’illustrateur quitte le dessin pour les mots. Mais il lui reste l’art de la mise en scène et de l’image. Par petites touches, il dresse le portrait d’une mère drôle et aimante, d’une femme forte et déterminée.
L’amour fusionnel entre un fils et sa mère
Lorsqu’elle accouche de son premier enfant, la mère de Mathieu Persan s’exclame : « Il ne doit plus jamais rien m’arriver. » Dorénavant, elle vivra à travers ses enfants, se dévouant à eux corps et âme. Mathieu est le petit dernier, le plus drôle, le plus fusionnel aussi. Il grandit, devient père de deux enfants, mais lorsque sa mère atteint l’âge de la retraite, elle lui annonce l’arrivée d’un intrus : le cancer.
Quand la vie reprend ses droits
Dans ce récit, Mathieu Persan raconte les combats de sa mère contre la maladie, jusqu’à ses derniers jours ainsi que les siens et ceux de sa famille, après sa disparition. Malgré́ tout, à mesure que sa santé se dégrade et ensuite quand le deuil s’installe, un constant appel à̀ la vie refait surface. Ce sont les souvenirs d’enfance au sein d’une famille fantaisiste, l’empreinte des grands-parents juifs, l’amour de la cuisine, les grandes tablées ouvertes à tous. Mathieu Persan manie tendresse, pudeur et humour, et souvent le rire l’emporte sur le chagrin.
Un récit lumineux sur le deuil et la transmission.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Le coin lecture de Nath
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les lectures d’Antigone
Blog froggy’s delight
Blog La parenthèse de Céline
Blog Les chroniques d’une chocoladdict


Mathieu Persan présente Il ne doit plus rien m’arriver © Production Éditions de L’Iconoclaste

Les premières pages du livre
« Il était quatre heures quarante sur l’avenue de Paris. Nos talons frappaient le trottoir à des rythmes différents mais nous marchions comme un seul homme. Mise à part notre présence incongrue à cette heure si tardive, rien ne venait troubler le calme de cette douce nuit de printemps.
On nous aurait vus, de dos, sur cette avenue déserte, on aurait eu envie de composer une toile à la Hopper. Au premier plan, trois silhouettes sombres, bien distinctes, dans la nuit tout juste claire. La première, grande, maigre, une cigarette au bout des doigts, se tient à gauche. La suivante, au milieu, plus petite, est voûtée mais sa tête est bien relevée. Enfin, la troisième, plus massive, ferme le rang. Les arbres le long de la chaussée, dont les jeunes feuilles reflètent le clair de lune, contrastent avec l’enseigne lumineuse de la station-service qui diffuse un halo froid sur les personnages. Devant ce tableau on imaginerait aisément les pas qui résonnent, se réverbérant de chaque côté de l’avenue sur les façades dépareillées, comme dans un vaste décor de cinéma. Au loin, à l’arrière-plan, au-delà de l’avenue du Trône dont on distinguerait l’une des colonnes, serait esquissée l’empreinte noire de la tour Eiffel.

Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc.

Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.

Cette enseigne, elle fait partie de mes plus lointains souvenirs. La ville scintillante, la lumière orange des réverbères, les phares jaune vif des voitures, une légère pluie froide, un soir de novembre sans doute, le son des roues en caoutchouc de ma poussette sur le bitume humide, les pas pressés et réguliers de ma mère, et l’enseigne du magasin de toilettage canin. Cet affreux petit chien a vu défiler l’histoire de notre famille depuis toujours. Il a vu mes parents se rendre à pied à l’hôpital un jour d’automne 1978. Il les a vus rentrer, avec moi dans un grand landau, quelques jours plus tard. Il a vu mon grand-père venir nous rendre visite depuis la rue des Haies, dans le XXe arrondissement, avec des bonbons cachés dans les poches, il nous a vus partir, à chaque début de vacances scolaires, entassés dans le combi Volkswagen, il a vu ma mère tenir par la main ses premiers petits-enfants, il les a vus grandir et la lâcher pour courir devant.
Puis il a vu maman de plus en plus fréquemment. De sa hauteur, idéalement situé entre la maison, l’hôpital et la pharmacie, il l’a vue diminuer, reprendre des forces et s’affaiblir à nouveau. La dernière fois qu’elle est passée devant lui, c’était la veille de notre marche nocturne, allongée dans une ambulance.
Cette enseigne, elle n’a jamais semblé subir les outrages du temps. Ni la pluie, ni les tempêtes, ni les canicules n’ont eu raison d’elle. Elle est comme un point fixe de l’espace-temps. Comme si ce dernier se courbait, s’enroulait, et tournait autour de ce petit clébard lumineux, nous poussant tous inexorablement vers l’avenir. Comme si le Toutou Shop était l’alpha et l’oméga, le début et le commencement de toute chose. Comme si l’univers entier s’était construit autour de la boutique de toilettage canin depuis des milliards d’années et que la flèche du temps avait été décochée depuis l’arrière-boutique. Et ce soir-là, cette saloperie de yorkshire vert nous a regardés avec un petit air narquois, comme pour nous dire que depuis le début il connaissait déjà la fin. T’aurais pas pu nous prévenir ? Aboyer rien qu’une fois ? Ça nous aurait fait une sacrément bonne histoire à raconter, et les bonnes histoires, c’est important.

Quelques dizaines de minutes avant de nous retrouver devant le chien vert, au beau milieu de la nuit, mon téléphone m’avait réveillé en sursaut. Une jeune femme à la voix douce et posée m’avait conseillé de me rendre à l’hôpital rapidement.
– La tension de votre maman baisse très vite. Je pense que vous devriez venir si vous le pouvez.
J’avais enfilé mon pantalon, j’étais descendu d’un étage pour réveiller mon père et mon frère, et nous étions partis vers l’hôpital qui se trouvait à un petit quart d’heure à pied.
À cette époque, je vivais avec ma femme et mes deux filles de presque 7 et 5 ans au-dessus de chez mes parents. Parti de rien ou presque, ce couple de profs de maths avait acheté à Vincennes un vaste appartement en ruine dont personne ne voulait. L’agent immobilier leur avait dit : « J’aurais bien quelque chose, mais franchement, je n’ose même pas vous le montrer », et mes parents avaient insisté.
Lors de leur première visite, en 1976, les vitres étaient cassées, un grand lit défait et souillé accueillait un pigeon mort et une mousse de poussière de plusieurs centimètres recouvrait le parquet massif de ce bel appartement familial. Ils s’étaient tout de suite projetés, impressionnés par les moulures, les cheminées et la vue sur le donjon du château de Vincennes. Ils y avaient surtout vu l’espace, la fin du camping avec deux enfants dans un trente mètres carrés le long du RER, et un champ des possibles, dont je faisais partie. Ma mère, presque honteuse, s’était demandé si ce n’était pas trop pour eux.
Mes parents avaient ouvert les fenêtres, chassé les fantômes, et ils en avaient fait le lieu où j’ai vécu la plus grande partie de ma vie. Celui qui s’appellera toujours « la maison » malgré les changements de moquette et de papier peint.
Quelques années plus tard, à la mort de la voisine, ils avaient racheté l’appartement du dessus afin que chacun de leurs trois enfants puisse avoir sa chambre. Ce grand appartement a protégé notre famille au complet pendant une vingtaine d’années, la porte toujours grande ouverte sur le monde et les gens de passage. Puis nous, les enfants, nous sommes partis les uns après les autres.
Ma mère, en fine stratège, décida de refermer l’escalier intérieur et de revenir au plan initial, avec un appartement au cinquième étage séparé. Elle réussit alors à rapatrier ma sœur et ses enfants, presque sous son toit. Il ne fallait jamais sous-estimer la détermination de maman. Neuf ans après, ma sœur est partie à Bordeaux et nous avons pris le relais, ma femme et moi, avec nos deux filles. Mon ancienne chambre est devenue notre salon. Je revenais aux sources après une dizaine d’années à Paris à quelques stations de métro – je suis un grand aventurier – et ne me lassais pas de la vue sur le donjon, qui m’avait manqué. Une vie simple et globalement heureuse jusqu’à l’arrivée d’un invité surprise : le cancer de maman.

Ça a commencé dans son bas-ventre. Une multiplication de cellules qui semblait anarchique. De mitose en mitose, une forme a commencé à se dessiner. Une grosse protubérance, puis de petites excroissances sont apparues et un battement rapide s’est fait entendre. C’était il y a bien longtemps et cet amas de cellules, c’était moi. Flottant dans l’utérus de maman, au chaud, grandissant en paix, protégé du monde par le liquide amniotique.
Ça a commencé au même endroit, presque quarante ans plus tard. Une multiplication rapide de cellules, incontrôlée. De semaine en semaine, aucune forme précise ne s’est dessinée et aucun battement ne s’est fait entendre. Seule une masse, ferme et insensible, semblait pousser sous la peau de maman. À l’endroit même où la vie avait éclos, maman couvait la mort.
Elle l’avait remarquée depuis longtemps. Ça grossissait de mois en mois, mais il y avait tant d’autres raisons de s’inquiéter. Pas le temps pour ça. Trois enfants, huit petits-enfants, un mari, le champ des drames possibles était si vaste que maman aurait sans doute trouvé égoïste de s’occuper de son petit problème. Rhumes, varicelles, grippes, accidents de la route, problèmes de couples, sans compter l’état du monde, l’avenir, la place en crèche du petit, le réchauffement climatique, la montée des extrêmes, ce qu’on va faire à dîner le soir, tout était prétexte à ce que maman se remplisse intégralement de nos petits soucis quotidiens – mais aussi de nos joies – afin de s’oublier tout à fait.
Jusqu’à ce qu’un jour, elle finisse par parler à mon père de cette induration qu’elle sentait dans son bas-ventre. Mon père est sans doute l’homme le plus optimiste que j’aie jamais connu. Un optimisme qui peut confiner à l’aveuglement, quand la réalité se montre un peu moins belle que ses prédictions.
Ma mère disait souvent : « Papa, quand quelque chose l’embête, il lui suffit de dire tout fort que ça n’arrivera pas et il en est convaincu. »
Je n’ai jamais su si son optimisme forcené était un trait de caractère inné, ou s’il était dû au fait qu’il avait connu la guerre, l’angoisse, l’exil, après son départ d’Alger, en 1962, caché sous un tas de valises, dans le coffre d’une voiture.
Toujours est-il qu’en matière de santé mon père avait cette capacité à prendre le problème en main, et à se dire, comme dans les films américains : « Tout ira bien. » Et si le drame arrivait, il en restait sonné, mais entier et debout.

Ils s’étaient donc rendus chez le médecin de famille, Bernard, qui était aussi un ami. Bernard avait la particularité de rire fréquemment et sans raison apparente, à gorge déployée. C’était un rire qui démarrait dans les graves et montait très haut dans les aigus, où il oscillait légèrement, avant de finir sur un râle guttural du meilleur effet. Un rire qui inspirait la galéjade, la grosse déconne, la fin de soirée ; un rire qui passait sans difficulté à travers la porte de son cabinet pour se répandre dans la salle d’attente à l’ambiance feutrée et solennelle où patientaient les malades.
Bernard avait tâté, Bernard avait palpé, Bernard n’avait pas ri. Il avait appelé un confrère pour que maman puisse faire une biopsie.
– C’est juste une biopsie de contrôle. Il s’agit sans doute d’un kyste bénin, inutile de s’inquiéter, m’a dit mon père au téléphone.
Ma mère, elle, tenait le rôle qu’elle aimait le moins : le centre de l’attention, celle que l’on plaint, la victime. Pas question pour elle de s’appesantir sur le sujet. Elle avait un cancer et elle le savait depuis bien longtemps. Oh, pas besoin de biopsie, pas besoin de prise de sang, pas besoin de scanner. C’était écrit. Elle l’avait dit à mon père quelque temps après leur rencontre : « Tu sais, je vais mourir jeune. » Alors ce truc au bas de son ventre, c’était juste la confirmation de son intuition. Elle n’en avait rien dit parce qu’au fond elle avait attendu de savoir si elle allait se battre ou non.
Elle y a réfléchi longtemps. Et elle a choisi. Ce cancer, elle allait le regarder en face, elle allait le défier, et elle jetterait toutes ses forces dans cette bataille. Mais pas pour elle. Non, ma mère ne faisait jamais rien pour elle. Elle allait se battre pour nous.
Maman, elle savait donner, mais elle avait du mal à recevoir. On voyait dans son regard tous les mots, qui arrivaient de manière désordonnée, qui se bousculaient, qui cherchaient une issue mais qui n’arrivaient pas à sortir. Alors elle finissait par abdiquer et lançait : « Oh, je sais pas dire ! Je sais pas dire ! »
Elle allait donc faire ce qu’elle savait faire le mieux : nous donner encore un peu de sa vie, et ce serait son cadeau d’adieu. Quelques mois après le diagnostic officiel, elle m’avait dit :
– Tu sais, j’ai vraiment hésité. J’aurais été seule, je me serais mise sous le RER. Au fond, qu’est-ce que ça aurait changé ? On est qu’un tas de cellules, non ?
Elle était comme ça maman, elle avait beaucoup plus peur de la vie que de la mort. Mais dans la vie, y a des principes, et elle allait donc mettre un point d’honneur à assumer son rôle jusqu’au bout.

Le diagnostic officiel n’a pas tardé à venir.
C’est mon père qui m’a appelé pour me le dire. Il avait au téléphone une voix satisfaite et presque enjouée. La voix de quelqu’un qui, après plusieurs mois de réflexion, d’hésitation et d’étude du marché, dirait d’un air soulagé : « Ah, ça y est, j’ai enfin acheté ma nouvelle voiture, j’ai cassé la tirelire, j’ai pris une BM et j’en suis vraiment content. »
Ma mère était donc l’heureuse propriétaire d’un carcinome péritonéal. Il y avait de quoi être fier. Un carcinome péritonéal, c’est comme une BM, tout le monde n’en a pas. Ah ça, non, c’est pas la Clio du cancer qu’elle a, maman.
Et puis il y avait surtout dans sa voix le soulagement de savoir enfin. On était dans le grave, certes, mais le poids infiniment plus lourd de l’incertitude disparaissait d’un coup. Ouf ! On l’avait échappé belle, ça aurait pu être un kyste bénin mais là non, on allait pouvoir agir, enfin.
Après quelques recherches, je n’avais pas osé dire à mon père que le carcinome péritonéal, ça s’appelait aussi cancer du péritoine, ce qui était, il faut bien l’avouer, bien moins élégant.

Les mots chimiothérapie, opération, tumeur, debulking, PET-scan avaient été prononcés, tout un nouveau vocabulaire que notre famille avait eu la chance de ne pas vraiment connaître jusqu’à présent mais qui allait nous accompagner désormais au quotidien.
Autant Parkinson et Alzheimer étaient des terrains connus, foulés par les aïeux, autant le cancer demeurait un vaste territoire mystérieux. Le corps qui se met à faire n’importe quoi, sans que personne n’en connaisse véritablement la raison. Le cancer, qui détruit méthodiquement tout l’écosystème qui le fait vivre, dans une démarche suicidaire. Le cancer, qui réalise le prodige de coloniser au-delà du corps malade en devenant le centre de l’attention, le sujet de conversation, la rumination nocturne, l’inquiétude chronique. Le cancer, qui assure sa survie dans les pensées des autres. Plus qu’une maladie, il devient vite une affaire de famille.

Maman n’avait que très peu réagi à cette annonce. Comme un boxeur sur le ring, elle se situait déjà dans le combat et mobilisait son énergie. Elle suivrait le protocole comme un vaillant soldat, sans jamais poser de questions, sans jamais se plaindre. Et comme un sportif qui sait que sur un match, tout peut arriver, elle n’avait jamais demandé à connaître le palmarès de l’adversaire.
De mon côté, je n’avais pu me résoudre à ne pas savoir pour combien de temps encore nous aurions maman auprès de nous. Comme si je voulais connaître le prix du cadeau qu’elle allait nous faire en luttant contre la mort, j’avais cherché, j’avais croisé les informations, j’avais lu de nombreux articles, j’avais appelé des amis, et la conclusion était sans appel. Deux ans. Et pas deux ans de joyeusetés, de vacances en famille, de fêtes d’anniversaire, d’après-midi sur la plage, de barbecues à la campagne ou de champagne pour fêter les bonnes nouvelles. Non. Deux ans qui ne ressembleraient plus vraiment à la vie. Deux ans suspendus aux exigences de la maladie et de son traitement. Deux ans étourdis par le balancier incessant des bons résultats d’analyses et des effets délétères des médicaments. Entre l’espoir de faire mentir les statistiques et le désarroi de constater la réalité des chiffres.

Pendant deux ans, maman a avancé jour après jour sur une route accidentée et brumeuse où pouvait néanmoins percer le soleil, par intermittence. À aucun moment, tout au long de son périple, elle n’a souhaité voir la carte en entier. Elle prenait les étapes les unes après les autres, franchissait les cols, se mettait en roue libre dans les descentes pour récupérer si jamais une nouvelle ascension devait se présenter.
Le parcours était connu et balisé précisément. Cela commencerait par quelques étapes de chimiothérapie pour stopper l’avancée des cellules cancéreuses, voire en éradiquer quelques-unes. On attaquerait ensuite la montagne avec une opération d’ampleur visant à supprimer, manu militari, les tumeurs résistantes, puis, enfin, une seconde vague de chimiothérapie pour finir le travail et espérer apercevoir la ligne d’arrivée.
Le parcours annoncé était difficile, exténuant, et prenait la forme d’un grand contre-la-montre. Il fallait partir vite, partir fort, et attaquer dès la première étape pour sortir du peloton des tumeurs.
Toute une équipe serait à ses côtés. Médecins, oncologues, anesthésistes, psychologues, pour s’assurer que son corps et son mental tiendraient le choc. On lui injecterait tous les produits nécessaires à une performance optimale : hormones, amphétamines et EPO. Une vraie formule de vainqueur. Enfin, la famille serait là pour les encouragements, faisant la route en parallèle pour célébrer à chaque arrivée la victoire d’étape. Mon père, tel un coach professionnel, le regard toujours fixé sur la ligne d’arrivée, ne douterait jamais que maman arriverait victorieuse, maillot jaune éclatant sur les Champs-Élysées de la rémission et de la guérison. Il ne manquait en somme que Jean-Paul Ollivier, en direct de sa moto, pour nous raconter le fascinant voyage de maman au pays du cancer.
La course culmina lors de l’opération de debulking, qui consistait à retirer la ou les tumeurs, au scalpel. Maman m’avait rapporté à sa façon les paroles du chirurgien qui devait l’opérer :
– Tant qu’on n’a pas ouvert et qu’on n’a pas vu en vrai comment c’est dedans, on ne sait pas ce qu’on va enlever et ce qu’on va pouvoir laisser.
Elle est donc partie vers cette épreuve fatidique sans vraiment savoir ce qui resterait d’elle à l’issue de l’intervention.
L’opération fut lourde et longue. À la manière d’un bon commerçant boucher – « Il y en a un peu plus, je vous le mets quand même ? » –, le chirurgien avait ratissé large. Utérus, ovaires, trompes et quelques autres tissus avaient été retirés. Ma maison première, au creux des hanches de maman, avait fini dans un sac à viscères qui serait bientôt incinéré. Le péritoine, constellé de petites tumeurs, n’avait pas pu être traité mais les dernières séances de chimio devaient en venir à bout.
Maman avait passé son Alpe d’Huez, et il ne restait plus que des étapes de plaine avant les Champs-Élysées.
Au sommet de la montagne, dans son lit d’hôpital, sans ses cheveux, exténuée, avec ses yeux qui brillaient encore et son sourire qu’elle tentait de déployer avec effort, elle avait un air de Marco Pantani. Petit oiseau fragile, junkie shooté aux médicaments, le corps en vrac, souris qui a soulevé une montagne, mais vainqueure magnifique.

Durant les huit premiers mois de sa maladie, la mort n’avait pas été un sujet. Je savais que la première phase du cancer n’était en général pas fatale. En somme, tout se passait comme prévu. Maman prenait tout cela avec un recul déconcertant, me racontant toutes les scènes auxquelles elle assistait à l’hôpital.
– Ah, si seulement je savais écrire ! Mais c’est tellement drôle, tu ne peux pas imaginer ce qui se passe là-bas. Il y a tellement d’humanité et d’absurdité dans tout ce qu’on vit là, assis les uns à côté des autres comme des cons avec nos perfusions de chimio.
Elle prenait aussi un certain plaisir à retrouver ses joies d’adolescente en contournant les règlements pour aller s’en griller une discrètement après s’être mis dans la poche une infirmière complaisante.
– Roh, j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit, et tu veux que je te dise, la clope est encore meilleure.

Maman tenait bon, elle avait récupéré de son opération et tout ce qui était possible avait été fait. Maintenant, il fallait vivre. Juste vivre. Vivre en attendant la rémission, peu probable, ou la deuxième attaque de la maladie. Vivre donc, en scrutant le moindre signal, le moindre mal de ventre, le moindre étourdissement, la moindre nausée, la moindre fatigue. Mais vivre malgré tout.
Mourir un peu, également. Cela dépendait si l’on voyait le cancer à moitié vide ou à moitié plein. Il y avait déjà une foule de choses qu’elle aimait et qu’elle ne ferait plus jamais. Des instants dont elle n’avait sans doute pas goûté la juste saveur la dernière fois qu’elle avait pu en profiter. C’est à cette période que nous avons, pour la seule et unique fois, partagé une soirée seuls, tous les deux, à Paris. Restaurant japonais, récital de Lieder à la salle Gaveau, et retour en métro. Maman me tenait le bras dans la rue. C’était la première fois depuis que j’avais lâché sa main, encore enfant.
C’est mon père qui l’a emmenée pour la dernière fois au bord de la mer, à Saint-Malo. Elle a pu s’asseoir sur son rocher, niché sur la plage de Rochebonne, en scrutant l’océan. Elle s’est sans doute revue petite, prenant son goûter au même endroit. Elle s’est sans doute demandé à quel moment elle avait commencé à s’effriter. À quel moment des pans de sa vie lui avaient échappé comme le sable sec glissant entre ses doigts. À quel moment elle s’était mise à perdre plus qu’elle ne gagnait.

Cet entre-deux-mondes ne dura finalement que peu de temps et le corps se détraqua de nouveau. L’intestin décida subitement de faire grève, occasionnant des douleurs aiguës qui la renvoyèrent à l’hôpital pour quelques semaines. Les organes se passaient le relais ; quand l’un allait mieux, l’autre commençait à défaillir. Toute la petite mécanique presque divine du corps, ses enzymes, ses protéines, ses hormones, ses interactions subtiles se déréglaient. Cela ne tenait pas à grand-chose, finalement. Mais maman n’en perdait pas pour autant son sens de l’humour :
– Quand on voit à quel point l’horlogerie du corps est bien faite, ce serait un coup à croire en Dieu, non ? Par contre quand on voit à quel point cette perfection au niveau de l’infiniment petit peut fabriquer des gens cons comme des manches à pioche, on redescend vite sur Terre.
La machine était hors de contrôle. En somme, maman était prisonnière d’un train duquel elle ne pouvait pas sauter. Attachée à un corps qui était lancé sans frein vers la destination finale, il ne lui restait plus qu’à profiter du paysage à travers une fenêtre qui se réduisait jour après jour.
On avait repris la chimio, adapté les dosages et traitements. Les alchimistes préparaient leurs cocktails pour essayer de gagner du temps. On injectait, on vidait, on purgeait, on ajustait, on nettoyait, on contrait les effets de la maladie par un traitement, on contrait les effets indésirables du traitement par un autre, jusqu’à arriver à un équilibre précaire qui permettait à maman de rester vivante. On ne savait plus vraiment si on courait après la vie pour en voler un dernier petit morceau, ou si on luttait contre la mort pour lui échapper encore un peu.

En entrant dans le bureau de l’oncologue, j’ai tout de suite compris pourquoi elle plaisait à ma mère. Petite femme sèche, les yeux bleus perçants, le menton pointu, les cheveux tirés. On se sentait tout de suite pris en charge, presque rassuré devant son professionnalisme militaire. Et puis maman avait l’habitude ; elle en avait vu passer, des gamins, pendant toute sa carrière de prof. Elle savait immédiatement déceler l’intelligence dans les yeux de ses interlocuteurs. Maman m’avait dit :
– L’autre médecin, le grand ponte, je ne l’aime pas du tout. Il s’écoute parler et il est trop bien habillé pour être honnête. Il a toujours le sourire, on dirait un homme politique en campagne. Et puis il a beau être spécialiste, il a toujours l’air d’oublier que le cancer, c’est moi qui l’ai et pas lui. Alors qu’elle, tu verras, elle est brillante, et au moins elle dit les choses clairement.
– Ah bon ? Tu lui as déjà demandé les choses clairement ?
– Ah non ! Mais si je le fais, je sais qu’elle sera claire et précise. C’est carré avec elle, elle va pas essayer de m’emberlificoter.

Quelques semaines avant, maman m’avait autorisé à prendre rendez-vous avec son oncologue. Parce que moi, les choses, j’avais besoin d’en parler clairement. Ah, les choses, quel mot bien pratique ! »

À propos de l’auteur
PERSAN_Mathieu_©Arnaud_JournoisMathieu Persan © Photo Arnaud Journois

Mathieu Persan est un illustrateur connu du milieu littéraire pour son engagement et son travail au style rétro et élégant. Il a réalisé́ les couvertures de nombreux livres, magazines et albums de musique. Il signe avec Il ne doit plus rien m’arriver son premier roman. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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La vie têtue

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En deux mots
La sœur de la narratrice meurt à trente-trois ans d’un cancer généralisé. Une absence qu’elle essaie de combler en s’adressant à la défunte, en lui racontant l’histoire de sa famille, en explorant sa propre vie, maintenant qu’elle est mère à son tour. Un récit poignant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Nos douleurs et nos rages

Passant de l’essai à l’autofiction, Juliette Rousseau explore la vie des femmes de la famille et rend hommage à sa sœur, emportée par un cancer à trente-trois ans. Une mise à nu percutante, qui passe par l’exhumation des secrets de famille.

C’est sur une veillée funèbre que s’ouvre ce roman. La famille est alors rassemblée, mais chacun reste avec ses pensées, essaie de conjurer sa peine, s’occupe pour ne pas penser à l’absence, au vide, à l’inacceptable deuil qui les réunit. La jeune sœur de la narratrice est morte a trente-trois ans, dans un service d’oncologie, d’un cancer généralisé. Quelques heures auparavant, les médecins avaient suggéré de l’amputer. «C’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens.»
La recherche du sens, c’est bien ce qui préside à ce récit qui va explorer les vies des femmes de la famille, la mère et les deux filles, creuser les non-dits et remettre en perspective leur identité au cœur d’une société qui reste très inégalitaire.
C’est avec un regard distancié que la narratrice revient sur les épisodes marquants, passant de sa sœur à sa mère, témoignant de son propre vécu. Car elle a choisi de fuir cette «périphérie de périphérie», ville où ont vécu sa mère et son père et ses grands-parents: «Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références.»
En racontant à sa sœur défunte comment elle avance dans sa vie, elle continue de cheminer avec elle, lui rendant ainsi un bel hommage.
«Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort? La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher.»
Maintenant qu’elle est mère à son tour, elle sent ce besoin de ne plus rien cacher, de dire le viol conjugal qui est à l’origine de la lignée ou qui a entraîné des avortements douloureux, de mettre des mots sur des troubles psychiques qui étaient alors jugés comme des caprices de femme faible. Alors elle comprend mieux ces existences, alors elle pardonne. En s’appropriant l’héritage familial, elle fait aussi œuvre de sociologue et d’historienne des mœurs, dans la lignée de son essai, Lutter ensemble, quitte à forcer le trait. Parce qu’elle a compris que c’est précisément cela, faire son deuil, «ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit.»
C’est en courts chapitres que Juliette Rousseau nous offre de plonger dans ce passé et ce présent familial, en disant les choses avec un regard acéré.

La vie têtue
Juliette Rousseau
Éditions Cambourakis
Roman
120 p., 15 €
EAN 9782366246940
Paru le 7/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une petite ville de province. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Nous sommes les héritières d’une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d’une génération à l’autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l’anonymat d’une cuisine plongée dans la nuit. »
Depuis la maison familiale où elle est revenue habiter, une femme, s’adressant à sa sœur disparue, convoque les souvenirs de leur enfance. Porteuse d’un lourd passé de violences patriarcales, elle explore les possibilités de survivre à cet héritage, dans un paysage rural dévasté, où les haies ont disparu et où la forêt se fait moins dense, cernée par les champs de maïs industriels.
Avec ce récit composé de courts chapitres, Juliette Rousseau nous offre un premier texte littéraire poignant, sensible et lumineux qui rend hommage aux femmes de sa famille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Missives
RTBF (Fanny de Weeze)
Ouest-France (Agnès Le Morvan)
Podcast Bretonnes et féministes (entretien avec Juliette Rousseau)
Blog Joelle Books

Les premières pages du livre
La langue française, dans sa construction patriarcale, ne me permet pas de donner à lire la lignée de femmes blessées dont je viens. Elle nous efface, encore et toujours. Les méthodes d’écriture dites « inclusives » non plus, elles qui continuent de faire advenir le masculin, y compris là où les hommes ont depuis longtemps choisi de déserter. Ma langue ne cherche pas l’égalité, ni de nouvelles règles. Elle invoque des filiations, rétablit des trajectoires.
Comme dans nos vies, souvent, le masculin l’emporte. Mais parfois, c’est le féminin. Ni l’un ni l’autre ne me semblent désirables. Je ne cherche pas à forger la langue d’un monde souhaitable. Ce sont nos vérités qui m’intéressent. Tant mieux si apparaissent ensuite, dans ma généalogie comme dans les autres, des êtres libres de cette binarité épuisante, et qui trouveront leurs propres mots pour se dire.
Nous dire avec justesse, c’est laisser la porte ouverte à ce qui vient pour nous remplacer, joyeusement et sans douter, comme tout ce qui naît pour vivre pleinement. Dans la langue comme dans nos histoires, nous ne sommes jamais que des passages.

L’automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui test dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. Le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l’hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s’amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l’hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d’endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition.
Tu as peut-être quatre ans. Tu viens d’emménager ici avec ta mère et ta sœur, après avoir vécu dans un HLM de la grande ville la plus proche. Ta mère est au bout d’elle-même, c’est-à-dire très loin de toi, et tu sens déjà confusément qu’il te faut prendre soin delle. La maison dans laquelle vous vous installez est humide et sombre. Elle se dissimule au terme d’un petit sentier qui plonge vers l’extrémité est du hameau. Dans peu de temps, ta mère oubliera le gaz allumé et la maison brûlera. Elle se calcinera discrètement mais en totalité, de l’intérieur et sans flammes. Une belle métaphore à n’en pas douter. Ta mère survit, ta mère oublie, et ce qu’elle délaisse dans ce geste se consume. Elle gardera longtemps le vestige calciné d’une bague en or et lapis-lazuli offerte par ton père du temps de leurs fiançailles.
Cet automne-ci nous nous retrouvons devant la stèle que maman t’a construite. De cette famille composée sans trop y réfléchir, comme la plupart des familles, par la synthèse des impulsions du corps et de la contractualisation des relations, il ne reste plus grand monde. Cela ajoute à la tristesse. Décès, drames, défections. On se représente à tort la famille comme cette entité bien délimitée, immuable, soudée par un terreau biologique. Or c’est un terrain fluctuant, en partie instable, en recomposition permanente. où la biologie n’est que peu de chose, quoi qu’on en dise. La famille que tu as connue de ton vivant n’existe presque plus, et, aujourd’hui, d’autres nous sont venues qui ne t’ont pas connue. Ce qui fait notre commun peu à peu s’éloigne de toi.
Tu as trente ans. Tu reviens au hameau pour la première fois depuis longtemps. Depuis ton mariage, célébré à la mairie du village. Tes sœurs ont fait de ta venue une surprise. Lorsque tu entres dans la maison, par la porte latérale, celle qui donne directement sur la cuisine et ta mère, le visage de celle-ci se transforme. Elle en pleurerait si elle savait pleurer. Tu arrives quand tout le monde est déjà là. La tablée est longue et bruyante, comme dans tes souvenirs. On t’accueille d’un sourire timide, les yeux pleins de sollicitude. On est prêtes à jouer la comédie pour ne pas te brusquer. Peut-être est-ce que cela t’arrange. Peut-être aussi que tu en crèves un peu plus, qui peut savoir? Ta mère s’affaire en cuisine, c’est sa façon à elle d’habiter le malaise, de pratiquer un retrait sans lequel elle ne peut pas faire avec ses proches. Ta mère compense depuis toujours, le travail domestique est une de ses stratégies. Ce soir, tu la rejoins et te prêtes à son jeu. Tes apparitions à table sont brèves, emballées de peu de mots. Ta petite sœur t’observe et retient son souffle.
J’ai disposé des bougies sur le pourtour du terre-plein central, au pied des bambous. Leurs flammes labiles se mêlent doucement au bleu profond de la nuit qui s’installe. Le moment est maladroit, les gestes et les mots sont autant d’explorations, appesanties par l’émotion. Plus personne ne nous apprend à faire avec la mort. Nous parlons un peu, tournées vers ta stèle, maïs en réalité nous nous parlons les unes aux autres. En partant, tu as fermé derrière toi une porte infiniment lourde, qu’il nous coûte d’ouvrir. Ne nous en veux pas si nous l’avons si longtemps laissée fermée, il n’est pas aisé de survivre à celles qu’on aime.
Moi qui te parle en silence depuis toujours, je commence seulement à t’écrire ce soir. Ta vie, ses débuts, ses sursauts et sa fin, continuent d’organiser la métrique de la mienne, ses mouvements de plaques.

C’est d’abord le bruit discret d’un papier que l’on fait glisser sur le parquet, par l’interstice sous la porte. Ce sont quelques mots, griffonnés par une connaissance. Je suis désolée pour toi. Dans la chambre fermée, je suis blottie dans les bras d’une amie. La pièce est sombre, protégée de la lumière criarde et de la chaleur étouffante de ce début d’après-midi. De ce côté-ci de l’Europe, il fait encore chaud. Si on t’appelle, c’est que tu dois venir, m’avait dit maman au téléphone. J’étais prévenue, le sous-texte était clair pour tout le monde. Mais pas pour moi. Alors pourquoi suis-je en train de pleurer? Ce qui ne m’est pas encore accessible en pensée fait déjà son chemin en moi, insensible à ma peine.
Quelques heures plus tard, c’est l’autre côté du continent. Celui où il fait déjà froid, qui baigne dans le brouillard. Le train depuis l’aéroport est plongé dans la pénombre. Il s’arrête trop souvent. Les lumières palpitantes des faubourgs viennent, par intermittence, soutenir les néons fatigués de l’allée centrale. Je ne sens plus mon corps. Depuis déjà des mois je m’échine à quelque chose le concernant. Je ne sais pas bien quoi. Le faire disparaître peut-être, ou bien tenter de le sentir à nouveau. Peu à peu, il s’est effacé, jusqu’à ce moment, cette nuit d’automne et sa dissolution presque complète dans les reflets poudrés des rues de Londres.
À la sortie de la station de métro, mon père m’attend, planté dans l’obscurité. Je vois mal son visage, mais j’en discerne déjà les traits tendus, épuisés. Nous nous embrassons, sans un mot. Puis, je le suis dans l’entrée de l’hôpital, éclaboussée par la lumière blafarde qui est le propre de toutes les institutions de ce type. Comme une façon de nous pousser, déjà, à la capitulation. »

Extraits
« En moi, la possibilité de ta mort n’a toujours pas sa place. Alors je m’accroche à tout ce qui se présente. Que l’on te propose de t’amputer, c’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens. Que tu sois si calme, c’est déroutant, mais ça veut dire que tu maîtrises. Or, quelqu’un qui maîtrise n’est pas en train de mourir. C’est le genre de bêtises auxquelles je crois. Mais je ne sais rien de la mort. Je crois encore, de façon brouillonne, que les choses, ces choses-là, ont une forme de sens, si tant est qu’on le recherche. Je pense que la mort a ses façons de nous avertir, et qu’on ne meurt pas comme ça, si facilement, à trente-trois ans.
Et pourtant quelques heures plus tard, tu meurs. » p. 14

« Le village est une périphérie. Une périphérie de périphérie. C’est le bout de la ligne de train, les confins du département, de la région. À l’autre bout, il y a une ville, de celles qu’on appelle métropoles pour faire grand. Elle est elle-même une périphérie de la seule et l’unique, la ville de notre mère et de ton père, la ville de nos grands-parents. Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références. Tu avais fait la même chose avant moi. Après quelques années, il s’est avéré que c’était plus facile de gagner sa place en ville. Mais je n’ai jamais rencontré une seule personne qui était née à Paris même. » p. 38

« Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort ?
La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher. » p. 58

« Peu importe que nos souvenirs divergent. Je n’écris pas pour rétablir la vérité. Faire son deuil de toi c’est, pour chacune, ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit. » p. 89

À propos de l’auteur
ROUSSEAU_Juliette_©Mathieu_GenonJuliette Rousseau © Photo Mathieu Génon

Juliette Rousseau est née en 1986 dans un petit village de Haute-Bretagne. Tour à tour autrice, journaliste, traductrice, éditrice et militante, elle explore différentes formes d’écriture et leurs potentiels émancipateurs. Récemment, elle a choisi de revenir habiter le hameau de son enfance. La Vie têtue est le fruit de ce retour aux racines, et son premier roman. (Source: Éditions Cambourakis)

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Les Naufragées

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En deux mots
Louise prépare le repas dominical qu’elle partagera avec sa mère Paula et sa fille Anne. Elle veut profiter de ce moment pour leur révéler un secret trop longtemps enfoui et construire avec ses invitées une alliance féminine.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Une alliance sororale indestructible»

C’est avec trois générations de femmes que Manon Hentry-Pacaud entre en littérature. Paula, 75 ans, Louise, 47 ans et Anne 27 ans vont tour à tour se livrer dans cette belle réflexion sur le corps féminin.

Paula a 75 ans. Sa fille Louise 47 ans. Sa fille Anne 27 ans. Trois générations et trois femmes qui se préparent à un rendez-vous fixé ce dimanche à midi. C’est à l’initiative de Louise que ce repas a lieu. C’est elle qui a eu l’idée de réunir sa mère et sa fille pour resserrer les liens qui les unissent.
Alors c’est d’abord Louise que l’on va suivre durant ses préparatifs. Elle s’est levée aux aurores pour pouvoir tout préparer sans se stresser. Elle va avoir le temps de faire mijoter son bœuf bourguignon, de dresser une belle table, de soigner sa mise. Elle va même avoir le temps, après un rapide coup de balai, de se replonger dans ses albums-photo, de replonger dans sa vie. Et de se rappeler l’épisode si douloureux qu’elle a vécu, ce secret qu’elle ne veut plus cacher. Sa fausse couche a vingt-cinq ans et ce traumatisme que la bienséance recommandait de minimiser. En place de «cette vie à deux qui se consolide et se complète avec la construction d’une famille» elle avait basculé dans un «fossé qui s’était creusé entre son mari et elle, fossé qu’elle avait peut-être elle-même créé pour lui faire sentir qu’elle n’était pas la seule responsable, pour se soulager de ne pas avoir réussi à protéger son enfant et à lui donner la vie.»
C’est pourquoi, elle a eu cette idée d’écarter son mari et de construire avec Paula et Anne une alliance sororale indestructible.
Paula, qui ne sait rien de ce projet, se prépare. Après sa douche, elle se regarde dans le miroir et voit les ravages de l’âge. En se faisant belle, elle comprend qu’elle a succombé à tous ces diktats, toutes ces représentations sur papier glacé, ces corps qui n’ont ni vergetures, ni cellulite. Désormais, elle va assumer ses défauts et son âge.
Avant de passer à sa petite-fille, Manon Hentry-Pacaud a l’idée d’introduire un nouveau personnage, celui d’Inès, la meilleure amie d’Anne. Cette dernière lui a donné rendez-vous dans un café pour se délester d’un lourd fardeau. Elle vient d’avorter.
En se rendant chez sa grand-mère, la jeune femme est encore toute secouée par cette révélation, mais aussi forte d’une certitude, «c’est du corps féminin que tout part.»
Ce premier roman, d’une écriture à la fois classique et simple, est construit autour de ces portraits de femmes qui se répondent et se complètent. Le fantôme (Louise), la comédienne (Paula), la disparue (Inès) et l’acrobate (Anne) forment par-devers les destins particuliers, cette alliance tant espérée. Sans occulter l’ampleur de la tâche, ce premier roman est une pierre de plus apportée à l’édification d’une société qui ne serait plus dominée par le masculin.

Les Naufragées
Manon Hentry-Pacaud
Éditions Frison-Roche Belles-Lettres
Premier roman
133 p., 19 €
EAN 9782492536250
Paru le 17/05/2022

Où?
Si le roman n’est pas précisément situé, on y évoque Paris, Disneyland les châteaux de la Loire, «différents départements français» ainsi que des escapades à Bruxelles, Londres, Paris, Rome, Lisbonne, Madrid et Berlin.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une matinée bouleverse la vie de quatre femmes qui se cherchent, s’observent et se contemplent avant de se réaliser enfin pleinement dans leur féminité. Aujourd’hui, Anne va manger chez sa mère, Louise, en présence de sa grand-mère, Paula. Mais avant, elle a rendez-vous avec Inès, son amie de toujours, dans le café qui les accueille depuis leurs années lycée. Elle sent qu’Inès a besoin d’elle. Rien n’a été explicité, mais elle l’a senti.
C’est la raison pour laquelle elle a proposé ces retrouvailles improvisées, et peut-être un peu rapides, avant le déjeuner dominical familial. C’est Louise qui a instauré cette nouvelle tradition. Elle aurait voulu que ce rituel soit mis en place quand elle avait l’âge d’Anne, mais qu’importe. Ces moments à trois seront l’occasion de débats féminins. Car chacune d’entre elles porte, à sa façon, le poids de sa condition.
Louise, maintenant seule chez elle, regrette le départ de sa fille, qu’elle vit comme un déchirement. Paula, les années passant, a de plus en plus de mal à accepter l’effacement progressif de sa jeunesse et les changements que son corps subit, qui l’éloignent de ce que l’on pourrait attendre de l’apparence d’une femme. Anne, perdue entre son adolescence et sa vie d’adulte, tente d’appréhender la multiplicité du féminin et d’aider Inès, son amie qui, quant à elle, cherche à se reconstruire après un avortement dont elle n’a parlé à personne.
En ce dimanche, ces femmes vont se croiser, leurs parcours vont se mêler, et leur sororité va rayonner.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Renaissance du Loir-et-Cher (Audrey Massias)
Blog L’atelier de Litote
Blog Claire se livre

Les premières pages du livre
Louise
Louise appuie sur la tranche du vieux livre de cuisine que sa mère lui a transmis il y a quelques années, par souci de tradition, pour craqueler la reliure déjà fragilisée et la maintenir en place, tandis qu’elle s’efforce de suivre les étapes de la recette. Ce dimanche, elle a enfilé son tablier bleu, celui qu’elle ne porte que lorsqu’elle s’attelle à de grands repas et qu’elle accueille des invités. Elle trouve que cela fait plus chaleureux, que cela correspond à l’image de la bonne cuisinière qu’elle s’est toujours faite, mais qu’elle ne respecte jamais, parce qu’elle n’a pas le temps, le soir, en rentrant du travail, et parce que sa cuisine quotidienne repose sur la simplicité. Mais ce dimanche-là est différent. Elle reçoit, et cela change tout. Elle n’accueille pas n’importe qui, elle a toujours réservé le repas dominical à sa famille, et, à partir de maintenant, elle veut instaurer une nouvelle tradition, celle qu’elle aurait voulu voir émerger lorsqu’elle avait l’âge d’Anne, et peut-être même avant.
Elle a invité sa mère et sa fille à déjeuner. Un repas de fête à trois. Une ouverture vers un conciliabule féminin.

Ce n’est pas grand-chose, mais même dans ces cas-là, ses habitudes épicuriennes demeurent. La simplicité prône sur tout le reste. Peut-être aussi parce qu’elle n’est pas faite pour davantage d’élaboration et de complexité. Elle a toujours évité les obstacles, les omettant pour nier leur existence. Bien sûr, il y a une difficulté qu’elle n’a jamais pu éviter, jamais pu oublier. Mais le frisson qui la saisit la recentre sur sa tâche principale: elle doit couper ses carottes en rondelles pour son bœuf bourguignon.
Louise aime bien les tâches mécaniques, automatiques celles qu’on répète et pour lesquelles seule une concentration minime est requise. Au son brut, régulier et tranchant du couteau sur la planche à découper, ses pensées et ses souvenirs s’égarent. Il est tôt, elle s’y est prise en avance. Elle se veut toujours ponctuelle, toujours droite, toujours digne, fiable. Un roc sur lequel on peut compter, un point d’ancrage entre les générations. Sans qu’elle s’en rende véritablement compte, c’est en partie la raison pour laquelle elle s’est réveillée aux aurores et a déjà commencé à s’activer dans la cuisine. Louise a parfois l’impression d’être le ciment de la relation entre sa mère et sa fille, bien qu’elle n’ait jamais été invitée à leurs retrouvailles secrètes. Auprès d’elles, Louise est double, à la fois mère et fille, seuil de transition entre les générations auxquelles Paula et Anne appartiennent. Parfois, elle n’arrive à discerner qu’un sentiment de filiation, d’appartenance, une convention, un respect mutuel, dans la relation qu’entretiennent les deux femmes. Et parfois, quand cela leur échappe en sa présence, elle voit aussi émerger entre elles un amour indescriptible et omniprésent qu’elle n’arrive pas véritablement à décrire. C’est simplement un mélange de tout ce qu’elle parvient à nommer. Quelque chose de flou, mais qui existe néanmoins, bien que les autres ne s’en aperçoivent pas toujours. Alors, c’est le rôle qu’elle a décidé de se donner, celui de tisonnier. Louise veut leur montrer qu’il y a plus entre elles que la relation qu’elles ont toujours entretenue, cette relation qui va vers l’avant, de l’une vers l’autre, sans pour autant les lier de façon visible. Une grand-mère avec sa petite-fille. Et elle qui se retrouve au milieu, impliquée et invitée sans l’être véritablement.

Et puis, un jour, l’idée lui est venue. Pour qu’on sente sa présence, elle sera l’arbitre. Chaque dimanche, elle les réunira, réinventera la solennité et la sacralité de ce jour pour le féminiser et le familiariser. Louise unifiera sa fille et sa mère, parce que, si elle est à part, si elle n’a jamais véritablement compris les pensées muettes et distantes de sa mère, ni les questionnements et craintes silencieuses, opaques, de sa fille, elle sent, elle sait que toutes deux se ressemblent et se sont toujours répondu. Elle l’a toujours su au fond d’elle-même: elle est l’intermédiaire entre deux générations qui partagent et traversent les mêmes considérations et interrogations. Voilà la raison de la distance, du partage qu’elle sent en elle.

Soudain, elle pousse un léger cri de surprise et de douleur au moment où le couteau dérape sur son doigt. La sensation d’une goutte de sang chaud coulant sur sa peau sèche achève de la tirer hors de ses pensées. Elle soupire, repose l’outil et le légume sur la planche à découper, et rince la plaie dans l’évier, avant de se diriger vers la salle de bains pour y trouver un pansement.

Louise traverse les pièces silencieuses. La maison est vide. Anne n’y vit plus depuis déjà deux ans, elle est partie faire ses études et entamer sa vie d’adulte ailleurs.

Elle ne lui en veut pas, elle ne le peut pas, c’est dans l’ordre des choses. Elle-même en rêvait à son âge. Mais elle lui manque; indubitablement. Elle sait qu’elle ne devrait pas penser cela, que cela apparaît comme particulièrement animal, et égoïste aussi, quelque chose de sauvage, de félin, mais elle a l’impression que, sans sa fille, un trou béant s’est creusé dans sa poitrine, qu’une partie de ses entrailles lui manque, là où elle s’est préparée à sa venue avec angoisse et impatience pendant neuf mois. Mais peut-être que cette part de néant qui sommeille en elle existait déjà avant Anne. Elle l’avait déjà perdue avant son arrivée. En avait été privée, volée avant même qu’elle ne naisse.

Son mari est absent, lui aussi. Volatilisé. Comme elle le lui a demandé, à vrai dire. Elle ne veut pas de présence masculine chez elle aujourd’hui. Même si c’est aussi un peu chez lui et qu’il pourrait légitimement vouloir retrouver sa fille, le dimanche ne lui appartient plus. Elle l’a fait sien, leur, désormais, à elle et au trio féminin familial qu’elle cherche à construire. Plus qu’une succession de sauts entre générations, c’est un ensemble cyclique et complémentaire qu’elle veut constituer.

Louise monte les marches en bois de son escalier en frôlant la rampe du bout des doigts. Elle a l’impression d’y sentir la présence de sa fille quand elle avait sept ans. Elle était alors d’une espièglerie sans fin. Elle s’accrochait la rampe et y glissait comme sur un toboggan, sous les yeux affolés de sa mère qui étaient, avec sa respiration, les seules traces physiques de l’inquiétude qu’elle der se devait de garder en elle, dans le creux de son ventre, pour ne pas la brimer, pour la laisser vivre loin de ses bras protecteurs et sans doute étouffants — ils l’avaient été pendant un temps, elle en avait conscience, même si elle avait encore du mal à l’admettre -, tandis que son père se contentait de regarder sa fille en riant. Il disait sans cesse à Louise qu’elle faisait simplement comme tous les autres enfants, que c’était tant mieux, très bien, même, mais cela ne suffisait pas à calmer son anxiété latente. Et pourtant, maintenant que le poids qui la compressait s’est envolé, elle y repense avec le sourire, s’inquiète pour d’autres choses. Le monde avance, celui des autres et celui qui la concerne, et elle évolue avec lui.

Louise ouvre la porte blanche de la pièce d’eau et note mentalement qu’il faudrait la repeindre, elle s’écaille par endroits et se gondole un peu avec l’humidité. La liste de choses à faire s’allonge et les journées lui paraissent toujours trop courtes et trop pleines. Elle les remplit toujours trop rapidement. Peut-être que la retraite lui fera du bien. Mais elle ne veut pas y penser. Elle ne veut pas se sentir vieille trop vite, tomber dans la crise de la cinquantaine qui semble être un phénomène inéluctable, une étape à laquelle on échappe difficilement.

Elle se dirige vers l’armoire à pharmacie dont le contenant a bien évolué depuis qu’Anne a grandi. Le nécessaire est toujours là, mais les sirops d’enfant à la fraise, l’Advil et le Doliprane ont disparu, comme les pansements colorés que les enfants des voisins enviaient quand ils venaient jouer ici avec Anne, et qu’elle leur donnait sans mesure, juste pour voir leurs sourires. Elle opte pour un pansement beige, simple, efficace. Encore ce diptyque qui rythme sa vie. Il le faut bien. C’est principalement ainsi qu’elle s’est forgée, pour tenter de se protéger. Elle rince à nouveau son doigt, qui a continué de saigner pendant Le trajet, avant de défaire les protections et d’enrouler le pansement autour. Sans perdre plus de temps, Louise reprend le chemin de la cuisine.

Extraits
« Mais Louise ne voulait pas recommencer, tout reprendre à zéro, faire comme si ce moment n’avait pas existé ou presque, comme s’il n’avait été qu’un moyen de se propulser dans la vie adulte. Louise avait vingt-cinq ans et elle devait se retenir de crier qu’elle était brisée. Pour vous ceux qui venaient lui tenir de grands discours, c’était évident de parler d’ouverture sur le monde, sur l’extérieur, sur cette vie à deux qui se consolide et se complète avec la construction d’une famille. Ils ne voyaient pas le fossé qui s’était creusé entre son mari et elle, fossé qu’elle avait peut-être elle-même créé pour lui faire sentir qu’elle n’était pas la seule responsable, pour se soulager de ne pas avoir réussi à protéger son enfant et à lui donner la vie. » p. 47

« Inès a vécu un événement difficile, parfois inexprimable ou indicible, mais elle veut prendre la liberté de rompre le silence. Elle voudrait que tout le monde puisse en parler, pas seulement les femmes qui ont avorté. Pourquoi devraient-elles se limiter à un petit comité d’écoute, au lieu d’en élargir l’audience? C’est d’une compréhension, d’une connaissance et d’une attention plus globales dont on aurait besoin. » p. 100

« Elle a l’impression de pouvoir pénétrer l’indicible et l’invisible dans les portraits de femmes qu’elle rencontre et côtoie, qu’ils soient proches ou lointains, connus ou anonymes. Anne voit les visages se démultiplier, se comprendre sans le dire alors qu’ils ne font que passer et s’entrecroiser sur un trottoir défait, s’écouler, s’écouter, s’allier et surtout se rejoindre et se soutenir. Tout cet entremêlement dans l’imperceptible, l’insaisissable et l’indécelable. La formation d’une communauté secrète, puissante et inarrêtable. » p. 106

« Anne sait qu’elle est bien plus qu’un corps, bien plus qu’une chair dont on sent la réalité pure et dure. Elle est une toile. Un voile, une feuille sur laquelle sont projetées des intériorités multiples qui se disent, se répondent, se comprennent, s’écoutent, se consolent et se soutiennent; une toile tissée à partir du fil d’une histoire de sororité et de féminité, sur lequel les femmes qui la relient évoluent, d’arceau en arceau, tel des équilibristes. » p. 120

À propos de l’auteur
HENTRY-PACAUD_Manon_DRManon Hentry-Pacaud © Photo DR

Manon Hentry-Pacaud est née dans le Loir-et-Cher en 2001. Après un baccalauréat littéraire, elle s’installe à Paris pour débuter des études de Lettres, d’abord à Henry IV, puis à la Sorbonne Nouvelle. Elle suit aujourd’hui un master de Lettres modernes mention Études de genre et littérature francophone. Depuis toute petite, la lecture et l’écriture font partie intégrante de sa vie. (Source: Éditions Frison-Roche)

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Solitude nue

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En deux mots
« A » était un bon pote, mais pas forcément un bon amant. Les suivants non plus. Pauline, la musicienne qui pose nue, raconte ses expériences sexuelles, de A à Z et dit la difficulté de trouver l’amour.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ma collection d’amants

Dans ce roman-confession, Pauline Wuth retrace ses expériences sexuelles, de A à Z. Des expériences plutôt décevantes qui dressent une carte du tendre en peau de chagrin.

«L’année de mes dix-neuf ans, il y a eu deux garçons: il y a eu A, et il y a eu B.
Ils avaient à peu près mon âge. Ils avaient plus d’expérience que moi, c’est-à-dire qu’ils en avaient, alors que moi je n’avais rien.» Dès les premières lignes, le ton est donné. Pauline liste ses amants avec les lettres de l’alphabet et va nous mener de A à Z. Si ses premières expériences sont plutôt décevantes, c’est sans doute par manque d’expérience, mais c’est aussi parce que ses partenaires pensent d’abord à eux, ne s’inquiétant guère de son plaisir ou pire même, lui font mal.
Alors, après avoir tâtonné, cru qu’il s’agissait en quelque sorte d’un passage obligé, elle va essayer de trouver l’homme qui, au-delà de l’acte, aura envie de partager sa vie, qui considèrera l’amour comme un sentiment plutôt qu’un acte sexuel. Mais au fil de ses rencontres et de ses voyages, à Vienne ou à Amsterdam, elle ne va réussir qu’à entrapercevoir ce qui pourrait s’apparenter à un véritable compagnon de route. Ses liaisons restent éphémères, souvent choisies comme telles par des hommes qui complètent leur tableau de chasse.
Pauline essaie alors de renouer avec ses premiers amants, mais finira une fois encore insatisfaite et frustrée. Elle souffre de na pas trouver l’âme-sœur et se dit alors qu’elle ne doit plus se cacher, qu’elle doit s’accepter et revendiquer ses formes, son corps.
Après avoir couché avec N – qui la complimente sur sa plastique – elle va offrir à une école des beaux-arts de poser nue pour ses élèves. Une expérience dont témoignent les dessins de Charlotte Vellin qui illustrent le livre au fil des chapitres et soulignent cette volonté assumée de vraiment se mettre à nu.
Pauline Wuth ne cache rien, ni de son corps, ni de ses pensées. Elle dit avec des mots simples sa peine à trouver l’homme de sa vie, celui qui partagerait davantage que le sexe. Tour à tour crue et touchante, elle dresse un état assez désolant des relations entre hommes et femmes d’aujourd’hui. Est-il vraiment si difficile de construire un couple? Faut-il refuser de s’engager vraiment? La déception est-elle assurément au bout du chemin?
Entre lucidité et mélancolie, entre moments de bonheur et de tristesse, Pauline Wuth ne répondra pas à ces questions, mais nous livrera en toute franchise le bilan d’une expérience qui se poursuivra au-delà de Z.
L’histoire n’est pas finie.

Solitude nue
Pauline Wuth
Dessins de Charlotte Vellin
Éditions Thierry Marchaisse
Roman
160 p., 16 €
EAN 9782362802973
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi des séjours à Vienne et à Amsterdam.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune femme se remémore sa vie sexuelle, alors qu’elle est en train de poser nue.
« Se mettre à poil devant tout le monde, prendre la pose et s’oublier, c’est facile. C’est se déshabiller devant un autre nu qui est bouleversant : on se touchera, peut-être, ce sera doux ou malheureux, angoissé, urgent, raté ; on tremblera. »
Chacun de ses amants est représenté par une lettre de l’alphabet. On passe donc inexorablement avec elle de A à Z, à partir de ses premiers tâtonnements sexuels et au rythme de ses expériences successives, souvent ratées, souvent éphémères, parfois dévastatrices.
Ce roman est composé de courts chapitres qui vont de quelques lignes à quelques pages. Une jeune femme d’aujourd’hui, indépendante, violoniste, s’y remémore sa vie sexuelle, alors qu’elle est en train de poser nue.
Des croquis d’elle, pris sur le vif, viennent alors ponctuer le texte, dans un dispositif en miroir très singulier, car ils représentent la narratrice elle-même. Poser nue est pour elle une forme de nécessité ; tout se passe comme si cela mettait paradoxalement en pause la tension insatiable du désir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Naturisme mag. (Jean-Luc Bouland)

Les premières pages du livre
« La nuit dernière, j’ai rêvé que j’étais très amoureuse, mais je ne savais pas de qui. En tout cas, dans mon rêve, il vivait au bout du monde et il avait déjà une copine, qui s’appelait Constance ; c’était foutu, on n’aurait jamais d’histoire lui et moi. Je pensais à ce rêve, dans le métro, en venant ; je me disais qu’en posant j’essayais peut-être d’être constante. Parfois, on a des fringales de côte de bœuf ou de légumes verts : le corps sait ce dont il a besoin, il réclame du fer ou des fibres. Moi, j’ai eu envie de poser nue à nouveau, c’était comme une intuition ; et sans doute que d’une façon ou d’une autre j’en avais aussi besoin. Il n’y a pas à comprendre plus. Se mettre à poil devant tout le monde, comme autrefois à l’école d’art, prendre la pose et s’oublier, c’est facile ; et c’est facile aujourd’hui devant Charlotte qui est toute seule mais qui garde sa jupe, son pull, ses sous-vêtements et qui prend ses pinceaux : comme autrefois je n’ai rien à faire, je peux demeurer quiète et penser au passé. C’est se déshabiller devant un autre nu qui est bouleversant : on se touchera, peut-être, ce sera doux ou malheureux, angoissé, urgent, raté ; on tremblera.
J’enlève tout et je ne bouge plus ; alors, pendant qu’on ne se dit rien, je pense à toutes les fois.

Les commencements
L’année de mes dix-neuf ans, il y a eu deux garçons : il y a eu A, et il y a eu B.
Ils avaient à peu près mon âge. Ils avaient plus d’expérience que moi, c’est-à-dire qu’ils en avaient, alors que moi je n’avais rien. Je m’étais toujours sentie en retard, pour les premières règles, la première main qu’on prend, le premier baiser ; mais pas seulement en retard : peu aimable, vivant dans la fatalité d’un manque, devant me débrouiller avec. J’avais aussi un corps trop grand, tout maigre et dégingandé dont je ne savais pas quoi faire ; des seins qui dépassaient des bonnets B que je leur imposais parce que je me voyais toujours comme cette fille qui n’a pas de seins que j’avais été longtemps. Déjà étrangement j’affichais, même si je n’y croyais pas tout à fait, une méfiance envers le couple, l’amour, la conjugalité. En vrai, comme tout le monde, je rêvais d’un petit copain ; ce que j’imaginais, c’était pleurer contre son épaule, l’hiver, quand la vie est insupportable.
A, c’était le pote de pote, le garçon sympa, que bizarrement il était facile de chauffer pour moi à qui rien n’était facile. Il ne me plaisait pas beaucoup physiquement mais je crois que j’aimais lui plaire, et puis il m’inspirait confiance. Je le taquinais toujours sur un mode très sexuel, comme si j’en avais l’habitude. Un jour, on a dû dormir sur le même matelas, par terre, dans la chambre d’une amie, laquelle ronflait dans le lit juste à côté de nous. Je me suis rapprochée, on s’est embrassés, on s’est tripotés toute la nuit. Je découvrais mouiller, et je ne savais pas quoi faire de mes mains.
Quand j’ai rencontré B, j’ai tout de suite su qu’il serait important : que je l’aimerais et qu’il me ferait du mal. Il était très sûr de lui, arrogant ; je l’admirais, il me rabaissait dès que j’ouvrais la bouche. Je ne le trouvais pas très beau, mais je l’idéalisais absolument : s’il avait chez lui des étagères noires, celles d’Ikea que tout le monde avait mais noires, je me sentais en tort d’en avoir des blanches, ridicule et digne de ses moqueries. Il avait commencé à travailler très jeune à des emplois que je trouvais prestigieux, il vivait seul dans un deux-pièces depuis avant sa majorité. Je ne me rendais pas compte, à l’époque, que ce qui m’apparaissait comme des accomplissements exceptionnels où s’exprimait sa pure singularité procédait surtout de cela que ses parents étaient des gens aisés et intellectuels qui lui avaient acheté un appartement et des certitudes. C’était facile, alors, de vivre comme un grand et de se sentir fort.
Un soir, on était allés prendre un verre et puis il m’avait dit au revoir. J’ai inspiré un grand coup et je me suis penchée vers lui. Il s’est laissé faire. Il embrassait très bien. Moi, je tremblais. On s’est embrassés encore devant l’immeuble de ma mère, où je vivais toujours, au début de mes études ; je me souviens qu’il tenait son vélo d’une main et moi de l’autre et que l’équilibre était précaire, je me souviens que nous luttions pour ne pas séparer nos lèvres alors que le vélo s’effondrait dans la rue et que les gars du resto d’en face, qui me connaissaient bien, nous regardaient du coin de l’œil en se marrant. Le soir d’après, chez lui, sur son lit, il avait les mains sur mes seins et c’était bon, j’avais un de ces soutiens-gorge qui ne soutiennent rien, sans armatures, un genre de brassière en fait et il n’avait qu’à passer la main sous l’élastique. Moi j’aimais ça, mais j’avais un peu peur aussi. Ce soir-là, quand il a voulu m’enlever mon pantalon, j’ai arrêté sa main, j’ai dit maladroitement que je ne voulais pas dormir là, et parce que c’était la seule excuse à laquelle je pensais j’ai dit, et je me suis sentie ridicule tout de suite, bête et immature et nulle, que ma mère m’attendait pour dîner. Puis, quand il m’a à nouveau invitée chez lui, quelques jours plus tard, j’ai décidé que j’étais prête. J’ai dit à ma mère que j’allais à une soirée pyjama. J’ai emporté une serviette hygiénique, au cas où je saignerais. Et puis il m’a ouvert la porte, n’a pas voulu m’embrasser et m’a dit, ça n’a rien à voir avec toi, mais je ne suis pas prêt à une relation en ce moment. Je suis rentrée chez ma mère. C’était l’hiver, la vie était insupportable.
Au printemps, je suis allée rendre visite à A dans la ville lointaine où il faisait ses études. Je dormais dans son lit, lui sur un matelas par terre. Le dernier soir, on est allés au cinéma, un film très drôle. C’était son anniversaire ; on a bu du champagne dans sa chambre de cité U, je buvais pour me donner du courage. Et puis je l’ai amené dans le lit. Je n’ai pas dit que j’étais vierge et je n’ai jamais su s’il s’en était rendu compte. J’ai eu un peu mal, pas trop, et au bout d’un moment, je ne sais pas combien de temps, je l’ai fait s’arrêter. Il a obéi. Après, il avait envie de parler, pas moi. Il a dormi sur le matelas par terre, j’ai repoussé au matin sa tendresse. Dans le train du retour, je saignais un peu. Il m’appelait tous les soirs, sur le téléphone fixe de ma mère, mais on ne se promettait rien. À la fin de l’été, il m’a dit qu’il m’aimait, m’a dit qu’il voulait qu’on soit ensemble, et moi j’ai répondu ça n’a rien à voir avec toi, mais je ne suis pas prête à une relation en ce moment.
Et puis, à la rentrée, j’ai réussi un concours difficile et je suis allée continuer mes études de violon à Paris. J’ai envoyé par erreur un texto à B, il m’a répondu, on s’est appelés ; on a découvert qu’il venait lui aussi d’emménager à Paris, et à cinquante mètres de chez moi. Je n’ai pas dormi de la nuit. On s’est revus quelques jours plus tard, pour un café. On parlait librement, on se sentait d’un coup très bien ensemble et c’était inattendu. On n’avait pas envie que ça s’arrête ; on est allés manger chez lui. Il a dit à un moment je crois que je ne suis pas fait pour le couple et moi j’ai dit oh tu sais moi non plus parce que j’aurais dit n’importe quoi pour être d’accord avec lui. Il m’a dit j’ai envie de t’embrasser, j’ai dit mais je t’en prie. On s’est déshabillés ; j’étais amoureuse, j’avais très envie de lui ; on s’est caressés longtemps ; il n’arrivait pas à me pénétrer, sans doute que je ne m’ouvrais pas assez ; il mettait un doigt, deux, c’était bon. On a fait une pause ; on parlait, nus, j’étais assise sur ses genoux et constatais la continuité de son érection, on s’embrassait, mais je ne crois pas avoir touché son sexe : c’était trop intimidant. Puis on a réessayé. Il est venu en moi, il a joui tout de suite et s’est laissé aller contre moi, j’ai pensé ah bon et j’étais très heureuse, je me disais que nos corps l’un contre l’autre et son abandon étaient le bonheur exactement.
Puis il a été fuyant et odieux. Quand je lui écrivais, il se moquait de ma façon d’écrire. Quand je proposais qu’on fasse quelque chose ensemble, une soirée, il n’avait jamais le temps, était pris par un monde censément très branché dans lequel il ne voulait pas m’inviter. Il me parlait de son travail, de ses collègues, ne posait pas de questions sur le mien ou bien pour dévaloriser les choix que je faisais, l’hyper-classicisme de ma formation, le caractère nécessairement conventionnel et académique de mes goûts. De temps en temps, il venait chez moi, attendait qu’on aille au lit. J’avais toujours très envie de lui ; mais je me sentais tellement mal, tellement méprisée que je ne voulais pas, surtout pas, lui montrer que je prenais du plaisir, comme si ça allait lui donner encore plus d’ascendant sur moi. Pourtant c’était bien, je n’avais pas mal, j’avais très envie, mais je ne gémissais pas, je me retenais, je soutenais son regard jusqu’à ce qu’il baisse les yeux pour jouir et je pensais, moi je connais son visage quand il jouit, et pas lui. La première fois qu’il était venu chez moi, il n’avait pas voulu rester dormir. Quand il est revenu, la fois d’après, j’avais eu quelques jours plus tôt un petit accident de voiture. Je le lui ai raconté ; il n’a pas réagi, il m’a juste demandé de changer la musique, parce qu’il n’aimait pas mon disque. On est allés au lit, et j’ai demandé s’il voudrait bien rester jusqu’au matin ; j’ai dit que je m’étais sentie mal qu’il s’en aille, la fois d’avant. Il a dit oui. J’avais des bleus partout, à cause de l’accident ; il n’y faisait pas attention. Alors qu’on changeait de position, son sexe est sorti du mien et il y a eu un bruit, un bruit visqueux et drôle, il a dit charmant avec un air méchant ; ça ne pouvait pas être bien. Après, il est quand même parti dormir chez lui.
Je pleurais beaucoup, tous les jours. À une fille du conservatoire que je venais de rencontrer, dans cette ville où je ne connaissais personne, et qui m’avait demandé si j’avais un copain, j’avais répondu, avec beaucoup de désinvolture et d’assurance, oh je vois vaguement quelqu’un en ce moment, un type qui me méprise et pour qui je ne suis qu’un plan cul ; je me souviens de mes termes exacts. La fille avait ri et m’avait fait la réponse que j’appelais, mais largue-le, et c’était ce que j’avais besoin d’entendre, comme si j’avais été incapable de le penser toute seule, qu’il fallait ces mots-là pour m’arracher à une sorte de torpeur. Assez rapidement, j’ai appelé B pour qu’on se voie, j’ai dû insister, il m’a fait venir chez lui le lendemain. Je lui ai dit que je voulais qu’on arrête, et il a dit d’accord, il a dit ça m’est égal. Ensuite il a parlé de ma difficulté à communiquer, de son rapport exclusif au travail. Pendant les mois qui ont suivi, j’ai continué à pleurer beaucoup, à espérer sans cesse le croiser dans le quartier, à sortir, tard le soir, faire le tour du pâté de maisons pour passer sous sa fenêtre et voir si elle était éclairée.
Et puis j’étais toujours en contact avec A, on s’appelait. Je lui avais raconté l’histoire, en sachant bien que ça lui faisait du mal.
L’année de mes dix-neuf ans, il y a eu le garçon qui m’aimait et m’encombrait, me dégoûtait un peu avec son amour et qu’en même temps, par culpabilité, j’ai continué à voir pendant plus de dix ans et parfois, des années après, il me disait encore je t’aime au téléphone et ça m’agaçait ; et puis il y a eu le garçon que j’aimais et qui s’aimait passionnément, et j’ai pleuré longtemps.
B a défini ma normalité : il m’a appris, ou seulement confirmé, qu’il ne fallait rien exiger, que je ne méritais rien. Dans mes pleurs je pensais que j’aurais aimé qu’il me mente, qu’il me dise mais non c’était quand même sympa, parce qu’en ne le faisant pas il me signifiait que je ne méritais même pas ça, même pas un peu de réconfort, un peu de ce semblant d’affection qui est déjà de l’affection, pour les amoureux solitaires, dans une ville morte.

L’autre langue
C’était plus d’un an après B, presque deux en fait. J’étais à un festival de rock avec des amis ; on dormait sous tente et il y avait énormément de monde. C m’a plu, on s’est chopés à un concert, on s’est embrassés, on est allés sous ma tente. Il n’y avait pas vraiment d’intimité ; quelqu’un en passant a donné un petit coup sur la toile en disant oh mais, ils sont deux là-dedans. Il n’a pas réussi à bander, et il m’a léchée, et c’était très bon.
Il parlait une autre langue que je savais aussi un peu, par le truchement d’une généalogie sans importance, mais qui n’était pas vraiment la mienne. C’est une langue où je me sentais bien et plusieurs fois j’ai voulu des hommes qui la parlaient, peut-être en partie pour cela, parce qu’ils la parlaient.
Il restait encore quelques jours. Tout de suite s’est installée avec C une forme de simplicité ; c’était naturel de se prendre la main, c’était naturel de s’embrasser, et de se laisser aller contre lui quand nous étions à un concert et d’aller parmi nos amis comme si on sortait ensemble. Ce n’était pas trop demander, ce n’était pas risquer de se faire rembarrer pour outrecuidance, ce n’était pas comme avec B. C’était sympa, comme ce le serait souvent dans l’autre langue. On a échangé nos mails. Il m’a écrit, quelques jours après notre retour dans nos pays respectifs : ma copine a vu le suçon que tu m’as fait dans le cou, et je me suis fait engueuler. Il avait écrit dans l’autre langue et avait ajouté entre parenthèses le mot « suçon » en français, cherché exprès, pour moi, dans un dictionnaire de traduction.

Environ quatre-vingt-dix secondes
La rentrée après C, je suis partie à Vienne avec une bourse, dans une école de musique prestigieuse. Pourtant, je travaillais mon violon par habitude et sans désir. Je pleurais toujours beaucoup et souvent j’avais l’impression que je ne referais plus jamais l’amour. Je pensais toujours à B, alors que les années passaient. À la fin de l’année, à une soirée entre étudiants, j’ai rencontré D ; un soir, je l’ai amené dans ma chambre. On s’embrasse et, très vite, il m’a déshabillée ; ses gestes sont rapides, brutaux, il me fait très mal à un sein en l’empoignant mais déjà il me pénètre ; je crie de douleur. Je lui demande d’arrêter, parce que j’ai trop mal, il me demande si je suis vierge, il me dit ça ne me dérange pas si t’es vierge et je me sens humiliée, nulle. On dort ensemble malgré tout. C’est le printemps, on se promène et on se prend la main devant nos amis. La nuit d’après, c’est encore chez moi. C’est encore très rapide. J’ai encore très mal quand il me pénètre, mais je ne l’arrête pas, même si je pleure tellement j’ai mal. Peut-être que mon visage grimaçant l’énerve ; brutalement, il me retourne, me sodomise. Je me souviens de la partition qui traînait dans mon lit et que j’agrippe alors en attendant que ça finisse. Il me retourne à nouveau, revient dans mon vagin et puis il se retire et il jouit. Je sens son sperme sur ma cuisse, je panique : il avait une capote. Il dit je ne sais pas, elle a dû tomber. Je comprends qu’il l’a enlevée quand il m’a retournée et qu’il n’a pas eu envie d’en remettre une après, que c’est aussi pour ça qu’il s’est retiré ; mais il continue à dire je ne sais pas, elle a dû tomber, il a envie de dormir. On passe la nuit ensemble, il ronfle.
Le matin, alors qu’il dormait encore, je suis allée frapper à la porte d’un copain qui vivait dans la même résidence. J’avais peur : peur d’être enceinte et peur des maladies. Le copain m’a écoutée, on a décidé qu’il n’y avait pas grand-chose à faire, à part un test pour les maladies et un autre pour la grossesse. Je suis retournée chez moi, D s’est réveillé, on est allés petit-déjeuner ensemble et je lui ai demandé de m’accompagner faire un test vih. Il a dit non. Il a dit qu’il en avait fait un quand il était avec sa copine ; que depuis il y avait eu, il ne sait pas, six ou sept filles, qu’il n’avait pas eu d’accident. Je me suis sentie nulle, avec A, B, C, D et rien de plus et ma façon d’avoir mal. Quelques jours plus tard, à l’infirmerie, on m’a fait un frottis, j’ai saigné, la dame très gentille m’a demandé est-ce que ça va aller et j’ai dit oui, la dame m’a demandé avez-vous consenti et j’ai dit oui, et elle m’a regardée avec pitié.
C’était il y a longtemps ; peut-être qu’aujourd’hui la dame à l’infirmerie, le copain qui m’a ouvert sa porte le matin auraient eu d’autres réactions. Peut-être aussi que D n’aurait pas fait ça. C’était un mauvais moment. J’ai eu mal. Ensuite, j’ai eu peur. Je me suis aussi sentie humiliée par son refus de reconnaître le problème, par sa façon de suggérer que c’était moi qui en avais un. Sans doute, si pendant longtemps je n’ai plus fait l’amour et si, souvent, par la suite, j’ai eu mal en faisant l’amour, c’est en partie de sa faute. Mais je crois aussi que si j’ai pleuré encore, pendant des années, si j’ai cru que je ne referais plus jamais l’amour, si je crois encore parfois qu’on ne m’aimera jamais, ce n’est pas lui. Ce garçon-là, je le trouvais sympa, rigolo, attirant, mais je ne l’aimais pas, ne voyais aucun risque de l’aimer ; et à cause de cela, il ne m’a pas déçue, il ne m’a pas blessée, il ne m’a pas bousillée pour toujours en me disant que j’étais une merde, il m’a juste forcée à un rapport non protégé et pénétrée trois fois brusquement et fait mal physiquement pendant quatre-vingt-dix secondes. À côté du reste, à côté de déçue, blessée, bousillée pour toujours, c’est rien. C’est rien, hein, c’est rien. Ça va aller.

Lorsque je suis revenue à Paris, quelques semaines plus tard, j’ai écrit à B pour lui proposer de prendre un café, pour enfin tourner la page. Il s’est montré content de me voir, impressionné par ce que j’avais fait les années précédentes, ma bourse à Vienne, par ce que je m’apprêtais à entamer pour sortir de la musique classique. Il m’avait apporté des brochures de son travail, en me disant et en ayant l’air de penser que ça me ferait plaisir ; j’ai eu l’impression qu’il faisait sa pub, je l’ai trouvé un peu ridicule. Il m’a parlé de son ex, avec qui il était resté deux ans, et ça m’a fait mal puisqu’il m’avait pourtant dit qu’il n’était pas fait pour le couple. Au moment de partir, il a proposé qu’on se revoie à l’occasion et je ne l’ai jamais rappelé. Lui non plus ; lui, parce que tout lui était dû ; moi, parce que j’essayais de vivre.»

À propos de l’auteur
WUTH_pauline_dessin_Charlotte_VellinPauline Wuth © Dessin Charlotte Vellin

Pauline Wuth est née en 1985. Elle est enseignante et l’auteure d’un premier roman publié sous un autre nom. Charlotte Vellin est née en 1987, dans une famille d’artisans du livre. Elle dessine depuis toujours et fréquente les ateliers de dessin d’après modèle vivant. Toutes les deux vivent à Paris. (Source: Éditions Thierry Marchaisse)

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La femme paradis

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RL_2023 prix_orange_du_livre  coup_de_coeur

Pépite de Quais du polar 2023
Finaliste du prix Orange du livre 2023

En deux mots
Une femme a choisi de s’isoler seule dans une grotte. En mode survie, elle se soumet à une discipline rigoureuse pour affronter ses ennemis, hommes et animaux. Au fil des mois qui passent, elle se livre dans son journal intime, jusqu’à l’arrivée d’un homme qui pourra dévoiler le mystère de ces années loin de la civilisation.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans une grotte, loin du monde

Dans son troisième roman, Pierre Chavagné a choisi de se mettre dans la peau d’une femme qui a choisi de fuir le monde pour se réfugier dans une grotte et vivre seule au milieu de la nature. Une guide de survie qui est aussi une réflexion sur un traumatisme extrême.

Loin du monde, sur un plateau karstique qui ne laisse pas de traces, une femme a choisi de s’installer. Cela fait maintenant des jours, des semaines, des mois qu’elle vit là. Elle a choisi une grotte bien dissimulée pour y aménager sa demeure. Patiemment et méthodiquement, elle a érigé un mur d’argile, la porte viendra plus tard. Pour se nourrir, elle chasse, elle pêche, elle cueille. Comme les premiers hommes. Au fil des jours, elle peaufine ses techniques, affine ses méthodes. «La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance, le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène.» Car cette vie, ou plutôt cette survie, requiert une attention constante, tant physique que morale. C’est aussi ce qu’avait parfaitement compris Sylvain Tesson lorsqu’il racontait son séjour Dans les forêts de Sibérie. Loin des hommes, on ne peut compter que sur soi-même et sur ses capacités à s’adapter à toutes les situations, au froid comme à une meute de loups, à la faim comme à la peur. L’autre point commun avec Sylvain Tesson, c’est ce le moyen utilisé pour combattre la solitude et soigner sa santé mentale, écrire et de lire. Pierre Chavagné a d’ailleurs construit son roman en ajoutant au récit les fragments du journal intime de la femme paradis qui pourrait faire sienne cette citation: «J’archive les heures qui passent. Tenir un journal féconde l’existence. Le rendez-vous quotidien devant la page blanche du journal contraint à prêter meilleure attention aux événements de la journée.» La découverte dans les affaires d’un randonneur d’une liseuse et d’un petit panneau solaire va aussi lui permettre de se découvrir une nouvelle passion pour la littérature, un moyen de remplir son propre vide.
Sans m’appesantir sur ce qu’il advient du randonneur, on va très vite comprendre que la compagnie des hommes n’est pas – ou plus – envisageable pour cette survivante. Una attitude qu’elle parviendra à conserver jusqu’aux dernières pages, quand son passé va soudain la rattraper.
S’il y a du suspense – le livre plaît aussi beaucoup aux amateurs de polar – on
pense d’abord à la filiation avec auteurs de nature writing, à commencer par Jim Harrison dont la citation de Théorie et pratique des rivières a été mise en exergue du livre: «J’ai décidé de ne plus rien décider, d’assumer le masque de l’eau, de finir ma vie déguisé en rivière, en tourbillon, de rejoindre à la nuit le flot ample et doux, d’absorber le ciel, d’avaler la chaleur et le froid, la Lune et les étoiles, de m’avaler moi-même en un flot incessant.» Un roman puissant, implacable. Un gros coup de cœur!

La femme paradis
Pierre Chavagné
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
145 p., 18 €
EAN 9782384311262
Paru le 6/01/2023

Où?
C’est dans une nature sauvage, loin de toute ville, qu’est situé ce roman.

Quand?
L’action se déroule à l’époque contemporaine, sans davantage de précision.

Ce qu’en dit l’éditeur
En marge du monde, une femme sans nom ni passé est prête à tout pour assurer sa survie au cœur de la forêt Paradis.
On dit que la femme nue célèbre le soleil chaque matin, qu’elle est née d’un arbre et d’une fleur, qu’elle est la gardienne du village, que c’est une sorcière, qu’elle punira les humains de leurs méfaits. On la surnomme “Valkyrie”, ”Ève” ou “La femme paradis”.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Passion Polar
Blog Collectif Polar
Blog Aire(s) Libre(s)
Blog Les passions de Chinouk
Blog l’élégance des livres

Les premières pages du livre
I LA DÉTONATION
Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.
Elle n’a pas le temps de souffler. Une crampe lui mord la cuisse. Elle bascule sur le flanc et étire sa jambe au maximum. La frayeur et la stagnation prolongée ont causé cela. Elle a été imprévoyante. La douleur s’estompe. L’adrénaline reflue. Elle respire à nouveau librement. Le muscle étendu, elle profite de la position pour admirer le ciel vide qui s’éteint. Le vautour est parti. Les derniers rayons du soleil disparaissent derrière le crâne en gloire de la déesse. La beauté est affaire de regard et de temps. Un sourire passe dans ses yeux clairs. La liberté sauvage des loups imprègne encore le causse comme la survivance d’un rêve ou d’un cauchemar après l’éveil. Elle glisse sans bruit dans la pente et se relève à l’abri d’une futaie de hêtres. Avant de regagner son campement, elle vérifie par-dessus son épaule l’absence de fumée dans le ciel, même si depuis des années, plus personne n’est assez téméraire pour allumer un feu avant la nuit. Sur cette pensée, elle esquisse le premier pas du retour à travers les ténèbres.
*
Cette détonation l’inquiète. À cette évocation, les poils de ses avant-bras se hérissent comme ceux d’une sorcière. Mauvais présage. Elle crache trois fois au sol et piétine sa salive qui se mélange à la terre.
Le temps de raconter est venu. S’il m’arrive malheur, au moins mes mots seront là quand je ne serai plus.
Elle est assise en tailleur, une pierre plate polie par la rivière en travers des cuisses. Elle ajuste le carnet sur la largeur de son écritoire de fortune. Menton haut, elle inspire, abaisse la tête et expire. Elle écrit.
Mon mari avait la suprême élégance de porter des costumes passés de mode. C’était sa manière à lui de signifier sa liberté. Il s’appelait P., il est mort au commencement de cette histoire.
La mort, ça te laisse toute seule. Avec ton amour, avec tes questions, avec tes souvenirs. Je me suis débrouillée. Tous les soirs, je convoquais son visage. J’étais exténuée et je m’endormais avant d’avoir bien fixé son portrait ; au fil des endormissements, j’avais l’impression qu’il s’effaçait, qu’un autre prenait sa place, un inconnu. Ce rituel me rendait triste, alors j’ai arrêté. L’oubli a ses vertus. Ce qui me manque le plus ce sont nos disputes au sujet de ma timidité. Les maris de mes amies, volontairement ou pas, dévalorisaient leurs femmes ; ils se moquaient de leurs travers, de leur cuisine, de leur métier. Ils leur coupaient fréquemment la parole. Lui, au contraire, s’obstinait à me mettre en avant. Je devais acquérir toujours plus de compétences et présenter le résultat de mon apprentissage. Lors de nos fêtes, je rougissais en montrant comment j’avais changé le carter de la tondeuse, comment j’avais abattu le pin au fond du jardin à la tronçonneuse, comment j’avais appris l’alpinisme pour obtenir le métier de mes rêves, sauveteuse de montagne à la Sécurité civile. Je rougissais chaque fois qu’il prononçait mon nom car après avoir loué mes talents, il concluait mon intervention avec une formule immuable : « Et en plus elle sait cuisiner et prendre soin de moi. » Il y avait des applaudissements et des regards en coin qui trahissaient la jalousie. Quand nous étions seuls, je lui faisais une scène et il riait. « Tu es la plus admirable des femmes. Je n’ai pas dit la plus belle, mais la plus admirable. Ne va pas prendre la grosse tête ! » Il soupirait d’aise : « Ah, que je suis chanceux ! » Puis il m’attirait à lui et déposait sur mes lèvres le baiser le plus délicat qu’un homme pouvait déposer sur les lèvres d’une femme. Nous nous laissions glisser là où nous étions et la nuit passait sans sommeil.
C’est lui qui m’a initiée à l’escalade, c’est lui qui m’a inscrite à un atelier d’écriture pour mon anniversaire. Il m’a appris à ne jamais abdiquer, à me dépasser, à m’exprimer, à me sentir forte. Il m’a sauvé la vie.
J’ignore ce qui l’a tué. J’ignore comment tout a commencé.
Des nuages noirs roulent dans un ciel de cendre. Il pleut sur l’horizon, une pluie oblique dont les fines gouttes nettoieront le feuillage d’automne des hêtres et des châtaigniers mais ne rempliront guère les réservoirs. La lumière pâle du soleil perce par endroits et projette ses rayons sur la canopée. « Les doigts de Dieu » comme P. avait coutume de les désigner. Pas le temps d’admirer. Elle se relève, enveloppe son cahier dans un film plastique qu’elle glisse dans un sac à dos. Elle rabat la bâche sur un tas de bois rangé contre la paroi de la falaise, déplace une casserole de quelques centimètres et ajuste au-dessus un bambou taillé en demi-lune. Elle attrape le sac et le place au côté de son fusil sous l’avancée de la falaise. Ces gestes sont précis. Ils ne trahissent aucun agacement, aucune impatience. Les premières gouttes picorent son visage, elle enfile sa veste et se met à l’abri aux côtés du paquetage.
De sa position, elle peut étudier le panorama à 200°. Seule sa tête pivote. Absorbée par la surveillance, les pupilles contractées, elle ne pense plus à P. Le tiers de ses journées s’écoule ainsi. D’est en ouest et de haut en bas. Une tâche compulsive. Elle connaît la topographie de cette partie de la forêt comme si elle l’avait plantée.
À l’est, cela commence comme une promenade au milieu des fleurs. Puis le paysage tombe à pic et la rivière surgit des gorges comme un nid de frelons. Les galets roulent au fond de l’eau et se fracassent sur les rochers dans un grondement continu. Le ravin est abrupt et poussiéreux, impraticable sans équipement. Sa profondeur interdit aux rayons du soleil d’en atteindre le fond. La fracture de la montagne sur la rive opposée offre un lapiaz redoutable pour les chevilles. Cet accès, bordé de genévriers et de chênes nains, redescend en pente douce vers la rivière. Il ne présente aucun danger car il reste à découvert sur toute sa longueur. Il s’achève par une arche dont l’un des piliers plonge dans un bassin creusé par le courant, l’eau y est calme et transparente. Soixante mètres au-dessus, en se penchant, elle y distingue des truites arc-en-ciel et de petites carpes. Vers l’ouest, la rivière se rétrécit et les flots reprennent de la vitesse. Sur la berge, la roche cède la place aux arbres. D’abord un couple de vieux saules, trois cornouillers échappés de l’ombre des pins sylvestres et des chênes pubescents, puis quelques bouquets de frênes épars coiffés par des trembles et des robiniers. Les arbres se montent les uns sur les autres pour un peu de lumière. Sur la première crête, les hêtres et les châtaigniers apportent une nuance de vert plus clair, comme le dernier coup de pinceau d’un peintre. La forêt grimpe ainsi en escalier vers le ciel. Tout au fond, en direction du nord, des dents pointues aux reflets argentés croquent les nuages.
Toutes les percées dans la lisière constituent des dangers potentiels. Les animaux sauvages depuis des millénaires empruntent les mêmes itinéraires et créent un réseau de pistes étroites dans la forêt. Ils suivent leurs propres traces et ouvrent à l’homme des chemins qui relient les points d’eau entre eux. Ce sont de bons endroits pour poser des pièges. Si les possibilités d’accès à la berge sont multiples, il n’existe qu’un passage possible pour traverser la rivière à gué sans être emporté par le courant. Elle a protégé la passe par un fil de pêche tendu à dix centimètres du sol et relié dans les arbres par des cordelettes jusqu’à son campement. Si le fil venait à se rompre, les boîtes de conserve emplies de gravillons et de graines tinteraient. Elle vérifie l’efficacité de son système tous les jours et réajuste les ficelles distendues. Elle a placé un second fil en redondance, plus haut sur le sentier si un intrus esquivait le premier. L’alarme a déjà fait ses preuves. Le son est assez puissant pour réveiller un mort et assez mat pour ne pas être perçu depuis la rivière. L’effet de surprise est préservé. En moins d’une minute, elle enfile une veste sombre et s’embusque, allongée entre deux rochers dont la forme et l’espacement constituent une meurtrière naturelle, le bout de sa carabine pointé sur le dernier virage du sentier. Personne ne la surprendra dans son sommeil. Pourtant, elle ne relâche pas sa vigilance. Chaque jour, elle guette. La nuit, elle écoute.
La pluie fine rabattue par les bourrasques trace une ligne sombre sur la roche au ras de ses genoux. Elle a posé le précieux stylo à côté de son sac. Sous la saillie rocheuse qui la protège, elle maintient sa position pendant des heures : assise en tailleur, dos droit perpendiculaire au sol, bras fins en position relâchée sur les genoux, paumes ouvertes vers le haut : un bouddha maigre logé dans sa niche. Le basculement périscopique de la tête est régulier ; à travers les paupières mi-closes et méditatives, elle est à l’affût.
Ma grotte mesure vingt-deux pas de large sur cinquante-trois pas de profondeur. L’entrée s’élève à la hauteur standard d’une porte, l’endroit le plus haut à l’intérieur atteint deux fois ma taille et l’endroit le plus bas me permet de tenir debout. Le sol est lisse, sec et presque de niveau, sauf sur les deux derniers pas où la grotte s’arrondit en abside. Là, une légère déclivité forme une cuvette d’un mètre de profondeur remplie d’eau. Les pluies arrosent le plateau trente mètres au-dessus de ma tête, traversent la roche pendant des années et, filtrées par l’humus et le calcaire, s’écoulent pures, en goutte à goutte régulier. Cette source rythme mes nuits. Elle concrétise le temps qui passe.
La température de la grotte est fraîche, mais constante au fil des saisons. J’y ai survécu sur un lit de feuilles pendant le premier printemps. Au début de l’été, j’ai entrepris d’obturer l’entrée par un mur en terre et en paille. Cette construction, qui paraît dérisoire, m’a occupée trois mois, à raison de dix heures par jour. J’ai fabriqué un moule dans deux bûches de robinier, préalablement fendues au couteau et taillées pour emboîter les quatre morceaux à mi-bois. Le moule seul a nécessité deux jours d’application sans clou ni vis. En inspectant la perpendicularité des bords, j’ai éprouvé la même fierté puérile qu’à rendre une dictée sans faute. Le travail délicat accompli, il restait l’épreuve de force. J’ai rempli et vidé mon sac à dos dix fois, cent fois, trois cents fois de terre argileuse et de sable. L’argile, j’en avais repéré à huit cents pas en aval des gorges : une terre orange cuite qui collait en pâtons quand on la serrait dans sa main. Un sable grossier était disponible en quantité aux abords du bassin, au pied de l’arche. En soixante-quinze jours, j’ai charrié quinze tonnes d’argile et de sable à raison de cinq allers et retours matinaux. Je me levais avec le soleil et chargeais mon sac de quatre-vingts litres à la moitié. J’avais bien essayé de le remplir au maximum pour gagner en productivité mais je ne parvenais pas à le soulever du sol. Le plus difficile était la portion du sentier qui se cabrait en pente raide, j’avançais pas à pas et ventre à terre comme pour cueillir une fleur. Si je m’étais relevée, la charge m’aurait entraînée en arrière dans une dégringolade mortelle. Pour m’encourager, j’inventais la forme, la couleur et le parfum de chaque fleur cueillie. Le bouquet final comptait trois cent soixante-quinze fleurs. Mes frêles épaules et les lanières du sac ont tenu la distance – c’est dans ce genre de situation qu’on apprécie les équipements de qualité.
Aux petites heures du matin, je remontais la terre et avant de manger, j’achevais mon labeur par deux sacs bien tassés d’herbes ligneuses et sèches. Qu’ils semblaient légers en comparaison ! Durant toutes ces allées et venues, j’inventoriais mentalement les espèces comestibles, repérais la floraison des arbres et les réserves de bois morts, surveillais la maturité des fruits et des baies ; une partie de moi restait sur le qui-vive, prête à me débarrasser de mon fardeau et à fuir à la première alerte. Dans l’après-midi, à l’ombre, je moulais des briques en humidifiant l’argile et en la pétrissant avec du sable et des végétaux secs hachés. Je les démoulais délicatement au soleil en tapotant sur le cadre avec un rondin et les déposais sur un treillis de fines branches de saule. Je les séchais ainsi trois jours sur le recto et trois autres jours sur le verso. En une journée, je façonnais quarante-huit briques d’adobe. La surface de la terrasse ensoleillée devant la grotte ne m’autorisait qu’une capacité de séchage limitée – cent cinquante unités tout au plus. Le soir, je scellais une cinquantaine de briques prêtes à l’emploi avec de la terre humide mélangée à de la cendre froide. Je lissais avec les doigts le surplus grisâtre qui débordait des jointures et dans l’air frais du crépuscule, je retrouvais une âme d’enfant. À la pose de la dernière brique, peut-être à onze heures passées, peut-être plus tard, je tombais épuisée, la peau des bras et du visage maculée d’argile. Le mur a consommé deux mille cent vingt briques, épais comme ma cuisse, il m’isolerait des intempéries et des températures négatives de l’hiver.
L’achèvement n’était pas complet. Je ne concevais pas une maison sans porte. J’ai choisi pour linteau un tronc sec de châtaignier réputé imputrescible. Je l’ai placé en appui sur les briques et l’ai fixé à deux frênes ébranchés par un assemblage primitif de tenons-mortaises. Ce caprice m’a coûté six jours de travail supplémentaire. J’avais le cadre, il restait à trouver une porte. Elle arriverait un an plus tard, ceci est une autre histoire.
Elle a débarqué là par hasard en voulant atteindre le plateau. Devant la grotte, elle a compté les pas, elle s’est assise et a réfléchi. Elle est comme ça. Elle aime jauger, mesurer et décider. Elle affectionne par-dessus tout, la sécurité d’un calcul qui tombe juste. Les chiffres rejettent l’affect, ils annoncent indifféremment bonnes et mauvaises nouvelles. Ils ne dissimulent rien et ne mentent pas. Par exemple, l’entrée de la grotte, en retrait de la falaise, reste invisible depuis la rivière. L’angle de vision est insuffisant. En revanche, d’en haut, le regard embrasse tout. Un rocher en saillie couvre un tiers de la terrasse comme un auvent. Il abrite du soleil et de la pluie : un poste d’observation idéal au-dessus d’un océan d’arbres. On y est en sécurité. Elle est restée.
Elle se lève et regarde avec tendresse la maison troglodyte, la première victoire dans sa vie d’après. Elle reste debout au centre de la terrasse, un nid d’aigle de dix pas sur douze. Le treizième vous précipite soixante mètres plus bas, la carcasse empalée sur un pin ou disloquée contre un rocher. Elle y a songé au début. La solitude. L’appel du vide. La fatigue. Elle a baptisé ce promontoire le « Grand au revoir ».
Cette construction me redonne envie de vivre. J’ai un endroit à défendre. Mes journées débordent de projets. Mille tâches à effectuer. Mon cerveau résout des problèmes inédits. Mes mains sculptent de nouvelles matières. Mon corps change. Il devient tonique à force d’exercices et de bains glacés. Les capitons de mes fesses et de mes cuisses fondent. Mes jambes galbées me portent loin, mes abdominaux et mes biceps saillent sous la peau. Je dors des nuits courtes. Mon esprit se conforme à mon évolution physique. Ma volonté s’affermit. Les plaintes et les pensées négatives s’évanouissent, la peur aussi. Je m’aime à nouveau.
Elle se dévêt, enjambe le tas d’habits sales et se hausse sur la pointe des pieds. Elle étire son corps nu, les bras pointés vers le ciel. Sa peau couleur bronze ne présente aucune aspérité sauf une cicatrice rose à la hauteur de l’omoplate gauche. Des poils naissants piquent ses mollets et ses aisselles. Ses cheveux noirs sont coupés court, des mèches rebiquent dans le cou et au-dessus des oreilles. Toutes les lunes, elle opère au couteau dans le reflet oscillant de la rivière. Elle coupe, rase à sec, épile pour préserver ce qu’elle considère comme les attributs de sa féminité.
Au coucher du soleil, après six heures d’observation, la routine débute. Quelle que soit la saison, elle se déshabille, étire ses muscles, puise de l’eau dans la grotte avec un bol en terre cuite et se lave dehors avec un savon à base de cendre et d’argile. Elle ne descend à la rivière qu’une fois par semaine. En s’exposant moins, elle réduit le risque par sept – la survie est aussi une affaire de statistique et de grands nombres. Elle se frictionne la peau avec des herbes sèches roulées en boule. Elle vide le restant du récipient sur sa tête, l’eau glacée claque comme un coup de fouet. Elle sautille sur place en poussant de petits cris aigus et les réactions physiologiques prennent le relais : un étau enserre ses tempes et son front, sa vision se rétracte, les martèlements de son cœur s’emballent. Elle double ses expirations et se sent deux fois vivante. Puis elle se sèche et passe en revue près du feu chaque centimètre carré de son anatomie : hématomes, piqûres, éraflures, rougeurs, échardes, tiques ou sangsues. Les analgésiques et les antiseptiques de synthèse ont servi jusqu’à la dernière goutte ; de son vol originel, il ne reste que deux aiguilles, un kit de suture et une pince à épiler dissimulés dans une fissure près de la cheminée. Quand un soin se présente, sa pharmacopée est sommaire : huile essentielle de cade pour les cheveux, de lavande pour les coupures, de nigelle pour tout le reste. Les bouteilles sont quasi vides. Le récipient d’huile d’olive aussi. Pour l’huile essentielle, elle ne peut rien sans retourner en ville, à moins qu’un alambic tombe du ciel. Pour l’huile d’olive, elle retournera cet hiver dans une oliveraie en friche à vingt kilomètres vers le sud. Elle fera l’aller et le retour de nuit pour s’épargner les mauvaises rencontres. À l’échelle de son existence, elle ne s’est jamais aussi bien occupée d’elle qu’aujourd’hui. Quand elle inspecte les poils de son sexe et qu’elle l’effleure, elle pense parfois à P. Pas longtemps. Pas souvent.
Elle se rhabille et aiguise son couteau contre un long galet, jusqu’à lui redonner le tranchant d’un rasoir. La lame de métal grince contre la pierre, chaque frôlement identique en inclinaison et en intensité. La concentration est extrême, ses lèvres disparaissent en se pressant l’une contre l’autre. Elle prend tout le temps nécessaire. Sa corvée devient plaisir. Elle possède peu, alors elle entretient son matériel avec minutie. Elle vérifie plusieurs fois le fil de la lame avec son pouce. Le couteau de vingt et un centimètres paraît disproportionné dans sa paume fluette.
Puis elle mange une douzaine d’amandes germées et une salade de feuilles de pissenlit agrémentée de violettes, de mûres et de menthe sauvage qu’elle mastique longtemps. Elle complète son dîner par une galette de farine de glands ; malgré un long trempage, ils conservent une pointe d’amertume. Elle grimace. Les châtaignes ne sont pas encore sèches, elle le regrette au moment de déglutir. Trois verres d’eau ne suffisent pas à effacer les tanins sur la langue. Elle frotte ses dents avec son index recouvert d’argile. Elle insiste au niveau des gencives et rince abondamment.
Avant de rejoindre sa couche, elle ressort. Elle avance jusqu’à l’extrémité du Grand au revoir et scrute la nuit pour s’assurer que tout est à sa place : la Lune dans son dernier croissant n’éclaire pas, la brise est fraîche et régulière, la rivière coule, Sirius scintille toujours dans le Grand Chien. Elle ignore les constellations. Elle aurait aimé apprendre. Alors elle invente la constellation du chêne, du sanglier, de l’écureuil, les pléiades de la martre. Elle projette son monde sur la voûte céleste. Elle repère une étoile presque aussi brillante que Sirius et la renomme P. Elle reste un instant à écouter tous les bruits qui constituent le silence de la vie sauvage ; soixante mètres plus bas, les animaux s’entretuent pour survivre. Tout est bien.
Elle se couche sur sa natte en repensant une dernière fois à cette fichue détonation. Voici deux jours, une présence circulait à moins d’une heure d’ici. La porte est solide et bloquée de l’intérieur avec deux rondins ; jusqu’au réveil, elle ne craint rien. Pourtant, elle vérifie encore. À sa gauche, sa main rencontre la forme familière du fusil. Une balle de 5,56 mm est chambrée, la sécurité est levée. L’arme est prête à faire feu. Elle s’en est assurée deux fois. Elle garde les yeux ouverts dans le noir, en écoutant le ballet des chauves-souris qui la débarrassent des moustiques, puis s’endort en serrant le manche de son couteau.

II LE PIÈGE
Toujours le même cauchemar. L’homme me poursuit. Je cours vers la forêt. Il me manque une chaussure, mon débardeur est en lambeaux. Je me retourne pour mesurer mon avance. Il est immobile, il tient un objet devant lui. Je ralentis pour comprendre ce qu’il fabrique. Une flèche siffle à mon oreille et se plante à vingt pas devant moi. Je crie et force l’allure pour atteindre la lisière. Je change plusieurs fois de direction. J’oblique vers un fossé et quand je crois l’atteindre, je m’écroule, une flèche fichée dans l’omoplate. Je me tortille pour fuir. Je braille de douleur. La pointe ressort sous la clavicule. Le sang coule le long de la colonne et sur ma poitrine. Je rampe. J’ai de l’herbe et de la poussière plein la bouche. J’entends qu’il approche. Je tente de me relever, en vain. Je me pétrifie. Son ombre me recouvre. Je me réveille en sueur, haletante.
Ce rêve est intense. J’ai dans les narines l’odeur de fenaison. J’ai sur la langue le goût métallique de la peur. Et pire que tout, la sensation paralysante de la résignation quand il se penche sur moi.
Elle ouvre des yeux secs dans une obscurité totale. Seuls les plocs de la source repoussent le silence. La première attention est pour son fusil. Elle le cherche à tâtons près de sa hanche et verrouille la sécurité, ensuite elle glisse le couteau dans son étui à la ceinture. Elle roule sur le côté, fusil en main, et longe la paroi sur huit pas. La porte est calfeutrée, aucun moyen de savoir si le jour est levé. Sa lampe frontale ne fonctionne plus depuis longtemps. Elle soulève les deux rondins qui entravent l’ouverture et tire la poignée. Le grondement de la rivière entre avant le jour. L’aube est claire et sans nuage. La forêt n’existe pas encore ; à sa place, une ombre verdâtre couve sous le ciel irisé de rose. Elle hume l’air un instant, s’étire sans décoller les talons et replie son buste sur ses cuisses pour apposer ses paumes sur le sol. Son dos est comme un torrent qui s’écoule au-dessus de son bassin. Elle reproduit dix fois ces profondes respirations. Le soleil prend son temps, elle aussi.
Elle chausse ses sandales et passe le fusil en bandoulière. Le pépiement des oiseaux annonce le départ. Elle s’engage sur le sentier. À la rivière, elle inspecte les berges en quête d’une trace insolite et cueille de la petite oseille qu’elle fourre dans son sac. Elle traverse à gué en enjambant le fil de pêche dissimulé dans les herbes et s’enfonce dans la forêt pour relever ses pièges. Le premier a fonctionné. Une jeune martre s’est débattue et a tiré sur le collet jusqu’à s’étrangler. Elle caresse le pelage. Le corps est encore tiède. Elle préfère que l’animal soit retenu par le cou et non par une patte ou par la queue. Le premier rat musqué qu’elle avait attrapé avait survécu à la capture. Agressif, elle n’avait pu l’approcher pour lui planter la lame de son couteau. Elle n’avait pas envisagé de l’exécuter d’une balle – trop précieux, trop bruyant. Alors, elle avait cherché une grosse pierre et lui avait défoncé la tête. Elle s’y était reprise à trois fois car il s’était débattu. Elle l’avait estropié à chaque tentative ; à la dernière, l’animal s’était immobilisé, résigné à mourir. Un dernier cri, celui qu’elle avait poussé, avait couvert le craquement des os. Et c’était fini. Elle avait pleuré devant la flaque de sang noir sous la tête aplatie et n’avait pas eu le courage de détacher sa proie. Une mort pour rien. Ce fut la dernière.
Je prélève ma part, ni plus ni moins. Je tue pour vivre, pour ma sécurité et ma nourriture. Dans la société, c’est la même tuerie sauf qu’ici, je ne délègue pas mes besognes au boucher et au militaire. Dans la forêt, je m’expose, je me salis.
Elle accroche sa prise par les pattes arrière au filet externe de son sac et repart à travers l’enchevêtrement des arbres. Elle ne suit pas les coulées mais passe de l’une à l’autre en coupant à travers bois, ainsi elle limite ses traces et laisse peu d’odeur. Elle marche d’un pas léger sur un tapis de feuilles, en contournant les troncs pour ne pas casser de branches. Elle ramasse un énorme cèpe solitaire qui améliorera la saveur de son dîner. Elle progresse avec prudence. Le second et le troisième piège n’ont rien pris, le quatrième est désarmé mais vide. Cela arrive parfois, l’animal tire sur la corde et la casse. Cette fois-ci, le collet est intact. Il est possible qu’une rafale ou une branche enraye ou déclenche le dispositif. Dès lors, il est juste qu’un animal emporte l’appât sans mourir. Elle s’accroupit et inspecte le sol autour du piège. Pas de branche. Mais de nombreuses empreintes dans tous les sens. Le blaireau ou la martre a paniqué avant de s’étrangler. Quelqu’un a desserré le collet et prélevé la proie. La nouvelle lui fouette le sang. Elle prend son fusil en main, enlève la sécurité, tire la culasse vers elle de moitié pour apercevoir la balle engagée, puis la relâche. Elle recule en dessinant un cercle pour élargir son inspection. Elle promène le canon dans toutes les directions. Aucune trace humaine.
Un loup ou un renard aurait tranché la cordelette et aurait versé du sang en plantant les crocs. Elle s’accroupit à nouveau et plisse les yeux pour repérer une présence autour d’elle. Son regard porte sur une centaine de pas. Elle pivote sur elle-même. Rien. Aucun mouvement. Aucun bruit. Elle ne relève pas le dernier piège. Trop loin, trop risqué. Elle regagne son campement en marche rapide. Malgré, la cadence soutenue, ses jambes réclament la course. Elle se l’interdit. L’essoufflement est l’ennemi du tireur. Elle préfère s’économiser en cas d’accrochage au pied de la falaise. Elle se surveille et raccourcit plusieurs fois sa foulée. Ce faux rythme la mine. Quelqu’un farfouille dans ses affaires. L’image la pousse en avant, elle accélère ; sur le pas suivant, elle ralentit. Pour se calmer, elle inventorie son trousseau : outre le fusil, le couteau et le sac, il y a le duvet, le jerrycan, les six boîtes de conserve vides qui lui servent à cuisiner, la gamelle de fer-blanc avec sa poignée, la fourchette et la cuillère assorties, les trois flacons d’huiles essentielles – en se représentant sa pharmacie, elle enrage –, sa précieuse paire de chaussures de randonnée rangée près de sa parka et de son trousseau pour l’hiver. Elle ne survivrait pas sans sa veste imperméable et son pull-over. Elle se console car il ne trouvera pas la carabine 308 Winchester dissimulée au jardin. Il ne trouvera pas non plus le jardin, ni l’échelle de corde qui y mène. Elle discerne l’eau de la rivière. Elle tâte la poche à rabat de son pantalon, deux clous et un briquet enroulés dans de la ficelle. C’est déjà ça.
Arrivée sur la berge, elle ne note aucune anomalie. Personne n’a écrasé sa semelle sur la terre humide. Les fils d’alarme ne sont pas arrachés. Elle gravit le sentier, fusil pointé droit devant, le viseur à la hauteur de son œil droit. Elle s’appuie contre la paroi et progresse avec précaution. Trois fois, son coude gauche racle la roche abrasive. Elle serre les dents.
Parvenue à l’extrémité du sentier, elle ne note rien d’anormal. Elle reste là, à goûter le soleil sur sa peau, la sueur coule le long des tempes, la roche dégage une odeur agréable de métal chaud. Elle relâche la gâchette et ramène une mèche de cheveux humides derrière son oreille, coquetterie rare. Elle sait qu’il n’y a plus rien à craindre. Le ballet aérien des oiseaux est régulier, l’air exhale une douceur sereine qui ne promet aucun danger. L’intuition n’est pas un sixième sens, c’est la synthèse de tous les sens, l’évidence du corps qui se connecte au monde.
L’intuition est une deuxième naissance. Celui qui n’a pas éprouvé ce sentiment de plénitude n’a pas vécu. La clef est l’empathie ; sans elle, nulle possibilité d’appartenir au monde. Après des années dans la forêt, une fourmi qui se noie, un pin arraché par la tempête ou un oisillon tombé du nid m’attristent avec la même intensité. Je ne hiérarchise pas le vivant. Je le considère comme un tout. Un ensemble irréductible dont il faut prendre soin et qui me constitue. Quand je parviens à éliminer les bruits parasites, tout parle. Tout vibre et m’informe.
Par prudence, elle replace sa main sur la gâchette et bondit sur le vide du Grand au revoir. La lumière éblouissante se réverbère sur le sol gris argenté. Elle cligne des yeux en s’approchant de la porte. Elle est ouverte dans l’exacte position du matin. Elle laisse glisser son sac sans bruit sur le sol, pose son fusil à terre. Elle défouraille son couteau et entre : personne. Elle ressort détendue, les deux bras pendent le long des cuisses, la lame du couteau pèse vers le sol. Ses yeux ne s’arrêtent sur rien, ils racontent un mélange de regret et de soulagement, de préoccupation aussi. Elle détache la martre et l’allonge sur un rocher dont la partie plate est tachée de sang séché. La première incision ouvre l’abdomen. Elle écharne et vide la bête avec application pour ne pas perdre de viande. Elle cuira les morceaux maigres en émincé sur la cheminée et les morceaux gras à l’étouffée dans un pot enterré avec du romarin et peut-être une pomme de terre. En anticipant l’apport en calories et la succulence de ces quatre repas, elle remercie l’animal.
Demain, elle rincera la peau à la rivière et la tannera avec de petits racloirs en silex. Dans l’attente, elle s’assied pour mûrir ses pensées à l’ombre du rocher en saillie. Certaines s’accrochent, d’autres tombent dans le paysage.
Avec les briques qui me restaient, j’ai construit un petit poêle-cheminée adossé au mur, à l’aplomb d’un boyau percé dans la roche. J’avais placé le revers de ma main à l’entrée du trou pour m’assurer d’un courant d’air. Le début a été fastidieux, j’ai allumé une douzaine de feux à l’intensité croissante pour cuire les briques sans les éclater. Durant ces essais, la fumée refluait dans la grotte et irritait les yeux et les muqueuses. J’ai amélioré le tirage en perçant trois trous à la base du foyer et en confectionnant trois bouchons de terre crue, ainsi, jouant avec les ouvertures, je pouvais aviver ou ralentir la combustion. Enfin, j’ai étalé une nouvelle couche de terre humide sur le boisseau pour en améliorer l’étanchéité et j’ai inauguré le four. La fumée, aspirée par la circulation de l’air, entrait dans le boyau et ressortait Dieu sait où. Malgré mes recherches, je n’ai jamais pu identifier la sortie. Deux jours après cette première flambée, j’ai attrapé ma première martre.

Extraits
« La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance , le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène. Quand elle procrastine ou triche, quand elle tergiverse ou dérive de la règle, quand elle n’atteint pas ses objectifs, elle est la victime et la coupable, elle est la juge qui fustige et dans les cas les plus graves, le bourreau qui châtie. Elle a édicté une loi — sa loi. Les pénitences s’étalonnent suivant un barème strict: la procrastination équivaut à la privation d’un repas, une tâche bâclée, deux repas. La récidive est sanctionnée par un jeûne de trois jours. La complainte ou la pensée négative double les corvées physiques. Le délaissement d’une activité de sécurité — acte le plus grave — est puni d’autoflagellation avec une branche de saule — cinq coups et dix en cas de récidive. La juge est impitoyable, La sanction irrévocable, Face à soi-même, il est impératif de rechercher plus que la survie. p. 31-32

« Toutes les existences ne sont-elles pas des fictions? » demande-t-il. On se raconte tous des histoires. Pour lui, ce fut la quête de sa femme. Il croyait vouloir la sauver. L’humain est ainsi fait, il se nourrit d’illusions.
Elle s’est réfugiée dans la nature contre la ville, dans la solitude contre la société, dans l’oubli contre la mémoire. Elle a créé son propre paradis, sa grotte et son ermitage. Recluse dans l’immensité, elle a choisi l’envers du monde. Elle s’est aventurée trop loin des hommes pour revenir. p. 120

Le Monde est un monumental rideau, le mensonge s’étale sur des surfaces infinies, la vérité ne loge que dans les replis. Il faut avoir éprouvé de grandes joies et de grandes souffrances pour y accéder, pour s’avaler soi-même dans l’ombre et se dissoudre dans la lumière. p. 137

Je demande pardon à Pierre et pardon à Nora. À force de solitude, je me suis entêtée à les oublier. Tout s’éclaire maintenant. J’étais femme et j’étais mère. J’étais moi et j’étais eux. La survie est inutile si on oublie cela. L’homme vaut plus que la somme de ses cellules. Les liens qu’il tisse avec ses semblables et avec son environnement sont plus importants que lui-même. Il vit au-delà des limites de son corps. Il refuse les frontières. Il est le baiser. Il est le souvenir qu’il sème dans l’éternité. Il est le seul être de la création à s’émouvoir d’un coucher de soleil. La biologie ne comprend rien à la poésie. L’amour existe les hommes finiront par l’entendre. Je l’ai compris trop tard. L’amour existe, sinon nous ne servons à rien. p. 143

À propos de l’auteur
CHAVAGNE_Pierre_DRPierre Chavagné © Photo DR

Pierre Chavagné est né en 1975 en banlieue parisienne et vit désormais en Uzège, dans une maison en bois avec sa femme et ses trois fils. Depuis peu, il se consacre exclusivement à l’écriture. La Femme paradis est son troisième roman. (Source: Éditions Le Mot et le Reste)

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Princesse autonome

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En deux mots
À 29 ans, Mars n’a pas réussi sa vie. Elle passe d’un amant à l’autre et découvre que son père, qui ne l’a pas reconnue, est le géniteur d’une demi-sœur née à quatre mois d’intervalle. Fort heureusement, elle peut compter sur sa famille et ses amies pour la pousser à mettre un peu d’ordre dans ce chaos.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mars, et ça repart

Dans un premier roman à la veine autobiographique, Lola Zidi révèle qu’elle a une demi-sœur. Mars, son héroïne de 29 ans, va tenter de se construire une vie, maintenant qu’elle dispose d’un mode d’emploi tombé du ciel, ou presque.

Comme la nouvelle a été largement reprise par la presse people, je vous propose d’évacuer d’emblée l’aspect autobiographique du roman, car il n’est pas à mon sens que l’aiguillon qui a poussé Lola Zidi à prendre la plume et à développer son imaginaire autour de son secret de famille. La fille d’Yves Régnier a effectivement découvert sa demi-sœur sur le tard, même si son existence lui était connue. Le décès de son père en 2021 n’étant sans doute pas étranger à cette volonté de rassembler sa famille.
Oublions donc la bio pour le roman, car la plume virevoltante de Lila Zidi mérite que vous vous attachiez à Mars, la narratrice de 29 ans que l’on découvre avec le moral dans les chaussettes au moment où commence sa tentative de reprise en mains de sa vie qui « est un énorme désordre bien huilé, orchestré par ses pagailles internes ».
Fort heureusement, elle peut compter sur sa grand-mère Huguette, qu’elle a surnommé avec ses cousines Mamie Gangsta.
La doyenne a vu sa petite-fille s’enfoncer dans son mal-être et lui enjoint de se reprendre en mains. Désormais, il n’est plus temps de se morfondre. Il faut agir. Mais c’est sans doute plus facile à dire qu’à faire.
Heureusement, elle peut compter sur Billie, son amie espagnole: « Elle est mon double tout en étant mon opposé, à nous deux nous sommes un paradoxe, un assemblage de pièces détachées. On s’est rencontrées dans le ventre de nos mères. Le coup de foudre a été immédiat, si bien qu’on a grandi collées, comme deux inséparables ». Elle aura la bonne idée de lui offrir Berlin, un petit chien adorable, comme cadeau d’anniversaire. Un premier amour…
Mais il n’en reste pas moins que le coup de pouce déclencheur viendra de Hugo, un garçon de café. Le jeune homme sert de messager et lui transmet un carnet Moleskine dans lequel une mystérieuse coach vient la conseiller et lui confier la marche à suivre pour devenir Princesse autonome.
Au fil des étapes de cette formati1on bien particulière, les surprises et les émotions vont accompagner Mars jusqu’au happy end espéré.
Lola Zidi a trouvé la trame romanesque qui convient parfaitement à son personnage pour transformer une jeune femme rongée par le doute en une battante. Hymne à l’amitié autant qu’à l’amour, ce vrai-faux guide de développement personnel est aussi une belle illustration du volontarisme. Agir pour ne pas subir, s’ouvrir aux autres sans se cacher et accepter les mains tendues, voilà quelques-uns des messages livrés ici avec humour et pertinence.

Princesse autonome
Lola Zidi
Éditions Fayard
Premier roman
306 p., 18,50 €
EAN 9782213724997
Paru le 08/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Dreux.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mars a une vie en pagaille et le cœur en vrac. Sa particularité : elle est la fille cachée d’un acteur adoré des Français qui ne l’a pas reconnue. Le jour de ses vingt-neuf ans, sa Mamie Gangsta lui ordonne de reprendre sa vie en main. L’amour en maître mot et une armée de femmes à ses côtés, Mars part à la découverte de son passé pour mieux se construire et enfin devenir autonome.
Avec ce premier roman touchant et riche d’enseignements, Lola Zidi nous invite à explorer différentes voies pour trouver son chemin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Télé 7 jours


Bande-annonce du roman Princesse Autonome de Lola Zidi © Production éditions Fayard


L’interview «Toute première fois» avec Lola Zidi ©Production Hachette France

Les premières pages du livre
« Prologue
Je m’appelle Mars, mais, à ce qu’il paraît, je viens de Vénus. Je n’ai toujours pas compris quelle idée avait poussé ma mère à me donner ce prénom aussi étrange que ridicule. Je connais mon père, mais de loin, et ça me va très bien. Il m’a donné ses yeux vert émeraude teintés de jaune, tant pis pour lui, tant mieux pour moi, arme secrète pour hypnotiser ces hommes qui ne savent pas aimer. Si la séduction est d’une simplicité, l’amour, c’est une autre affaire et visiblement pas la mienne. Toute forme d’attachement me révulse, les mots mielleux me font gerber. Mon canard, mon lapin, mon cœur, ma douce, ma belle, mon bébé, merci bien, Mars suffira. C’est assez et déjà trop pour ne pas en rajouter avec des surnoms bidon. Je m’amuse avec les cœurs comme on joue avec des cartes, ne promets jamais rien, me déguise en princesse le temps d’arriver dans leur lit, vomis les contes de fées une fois le jour levé et disparais avant même que mes conquêtes d’un soir aient eu le temps de se réveiller. Je baise, je jouis, je me barre. Je préfère être un bon souvenir qu’une histoire regrettable. Je ne m’encombre de rien, vis comme je danse et parle comme je pense. Je clope comme un pompier, Marlboro rouge s’il vous plaît, et bois du whisky sans grimacer. Je ne supporte pas le refus, affectionne les interdits, pisse la porte ouverte et si je pouvais-je pisserais debout. Le danger ne me fait pas peur. Au mieux il m’excite, au pire il me distrait. Mon corps ressemble à une carte aux trésors dont mes tatouages sont les indices et ma chevelure mi-lionne, mi-renarde, ainsi que mon grain de beauté au ras des cils, ma marque de fabrique. Je me maquille peu, mais bien, juste ce qu’il faut pour cacher l’irréparable. Je n’ai pas de style, m’habille comme ça vient. Une nuit Converse, un jour talons aiguilles. J’ai une grande gueule et une belle bouche. Putain et merde sont mes jurons préférés, la provocation est ma meilleure amie et l’humour noir, mon outil favori pour faire grincer des dents les culs serrés, les hypocrites, les lâches et êtres en tout genre, aficionados du conformisme. Je ne m’endors jamais sans une nuit agitée, somnifère idéal pour aller à la rencontre de mes rêves et mettre en pause mon cerveau survolté. Je dors peu, mal, et repars de plus belle. Ma vie est un énorme désordre bien huilé, orchestré par mes pagailles internes.

Chapitre 1
Les pavés viennent de me déchausser d’un pied. Mon équilibre, qui n’était déjà pas certain, a bien failli me laisser sur le carreau. Comme si de rien n’était, je fais marche arrière. Verdict : un talon en accordéon et une cheville douloureuse. Bien entendu, ma cascade n’a pas échappé aux quelques touristes matinaux assis en terrasse, ni au vieux Marco, le célèbre poissonnier de la rue Montorgueil.
– Et une daurade royale qui se rattrape de justesse !
– T’aurais pu dire une sirène ! je lui rétorque du tac au tac, ma voix cassée par le manque de sommeil.
– Vu ta tête, on est plus sur une daurade, je t’assure. Comment elle va ce matin ?
– Mon cher Marco, mieux ce serait insupportable !
– J’ai croisé Judith et Lili hier, elles ont acheté un magnifique turbot. J’espère que ça a plu à Huguette !
Marco a toujours eu un faible pour notre grand-mère. Il est l’un des rares à l’appeler encore par son prénom, comme s’il souhaitait signifier par là qu’il la connaît depuis le temps d’avant, celui où nous n’étions pas encore nées. Ce vieux monsieur a beau avoir les traits creusés et autant de rides que de cheveux blancs, sa vitalité le rajeunit.
– Ça faisait longtemps que je les avais pas vues. Ça m’a fait plaisir. Elles m’ont raconté leurs vacances, elles sont toutes bronzées, ça leur va bien. D’ailleurs tu ferais bien d’en prendre, t’es toute pâlotte ! L’été, c’est fait pour profiter du soleil… Enfin, elle en a de la chance, votre grand-mère. Sacrée brochette, les cousines ! Et pas une brochette de thon…
J’écoute à moitié. Mes paupières sont de plus en plus lourdes, autant que ses incontournables blagues. Voilà le problème avec l’alcool : au début, c’est un excitant, à la fin, ça tourne au somnifère. Je dois à tout prix écourter cette conversation :
– Ce fut un plaisir de te voir.
– Plaisir partagé ! Tiens, prends quelques crevettes pour Huguette. Cadeau de la part de Marco. Tu lui diras, hein ?
– Crois-moi, y a que toi qui offres ce genre de choses.
– Puis, fais attention, pavés, talons, whisky, ça ne fait pas bon ménage.
– Tu as raison, mon capitaine !
Je retire ma deuxième chaussure et jette la paire dans la poubelle à quelques mètres. Je lui adresse un clin d’œil :
– De toute façon, elles sont foutues !
– Ça se répare, TOUT se répare, ma petite ! me crie-t-il.
Parle à mon dos, mon cœur est malade. Pieds nus, je m’en vais rejoindre Morphée et ma grand-mère, le temps d’un sommeil en décalé.

8514, code tatoué dans ma mémoire du 34, rue Montorgueil. Avec le peu de force qu’il me reste de cette nuit blanche, je monte les trois étages. Arrivée devant sa porte, je n’ai besoin ni de clefs, ni de sonner. Un coup d’épaule suffit.
Perchée sur un escabeau, le long de ses immenses armoires à portes miroir, elle fait du tri. La tête dans ses boîtes à souvenirs, les miens resurgissent. Petite, je passais des heures à danser devant cette enfilade de glaces. Ce meuble m’offrait la chance de ne plus être seule. Jusqu’à ce que mes cousines débarquent et viennent se dandiner à mes côtés. J’étais leur exemple, la grande, celle que l’on veut imiter. Maintenant, elles ont 22 ans, et je prie pour qu’elles ne me ressemblent pas.
Le passé se superpose au présent et finit par se fondre pour me laisser seule avec mon reflet. Mon mascara a coulé. Cette soirée m’a foutu de la tristesse plein la gueule. Je ne suis pas belle à voir. Mieux vaut dormir. Pour une fois, les oreilles défectueuses de ma grand-mère m’arrangent. J’engage un discret demi-tour pour me faufiler dans sa chambre, quand son odorat imbattable brise mes espoirs de passer inaperçue.
– Mars, dépêche-toi de mettre les crevettes au frais, elles vont prendre chaud.
– Comment tu sais ? Ça aurait pu être les jumelles.
– Tes cousines ne sont pas si matinales, ma petite chérie. Si tu vois ce que je veux dire…
– Que veux-tu, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ! Elles finiront par s’en rendre compte.
Je tente de noyer le poisson avec humour, mais elle n’a pas l’air de mordre à l’hameçon. En déposant le sachet de crustacés dans le frigidaire, je me prends les pieds dans la poubelle et finis par refermer la porte d’une tête magistrale, digne de Cristiano Ronaldo. Sauf que je me suis pris le ballon à moitié dans les dents. Heureusement pour moi, ma grand-mère n’a rien vu de ma sublime action. Mine de rien, je continue à faire diversion :
– Pour Huguette, de la part de Marco.
– Que je déteste quand tu m’appelles comme ça !
– Ce n’est pas moi, c’est ton amoureux.
– Tu sais très bien que je n’ai qu’un seul amant : il donne dans le surgelé et il s’appelle…
– PICARD, je sais !
Son canapé me tend les bras, j’allonge mon mètre soixante-trois et sors ma dernière clope, histoire de cramer le peu de capacité pulmonaire qu’il me reste. Elle n’a toujours pas relevé la tête.
– Tu fumes trop, Mars, ce n’est pas bon pour ta santé !
– Faut bien mourir de quelque chose…
D’habitude, mon esprit caustique la fait rire. Ce matin, il n’en est rien. Moi qui espérais lui décrocher un sourire, raté ! Je ravale le mien en tirant une longue bouffée sur ma cigarette à moitié tordue et la regarde s’agacer à chercher ce qu’elle ne trouve pas.
Avec le temps, mes cousines et moi l’avons baptisée Mamie Gangsta. Parce qu’elle est haute comme trois pommes, mais ne craint personne. Parce qu’elle picole, fume des joints et rigole à nos blagues, même les plus connes. Avec elle, on peut parler de tout. De mecs, de cul, de rien. Elle est notre boîte à secrets, notre royaume de tendresse. Cette petite blonde de quatre-vingts ans, aux allures de bourgeoise et au cœur de bohème, est plus dangereuse que n’importe quel cartel mexicain. Elle nous protège depuis toujours et assure nos arrières mieux que quiconque. Elle est notre rocher, nous sommes ses arapèdes qui refusons de se décoller.
Surtout moi. Je suis la seule à avoir vécu avec Mamie Gangsta. Ça devait être temporaire, finalement ça a duré dix ans. Au début, j’étais son invitée, puis très vite ça s’est transformé en colocation des temps modernes. J’avais pour missions principales de faire les grosses courses et de descendre les poubelles. Le reste des tâches quotidiennes se répartissait en Post-it, dispersés en points stratégiques : « Pense à vider le lave-vaisselle ! », « Étendre le linge avant de partir », « Une pile de petites culottes propres t’attend, pliées sur la machine, n’oublie pas de les récupérer, tu vas finir cul nu ». Bien sûr, j’avais mis un point d’honneur à lui payer un loyer. Son refus était catégorique, ma décision inébranlable. À chaque fin de mois, je glissais ma participation dans son portefeuille. Notre cohabitation roulait comme sur des roulettes. Puis, en juin dernier, elle m’a prise entre quatre yeux et, de son air le plus sérieux, m’a prié de chercher un appartement. J’étais si vexée que, sa requête à peine formulée, j’avais déjà fait mes valises. Ni une ni deux, j’étais partie. La copine d’une copine connaissait quelqu’un qui cherchait à sous-louer son studio pour un an. C’est comme ça que je me suis retrouvée dans un mouchoir de poche au fin fond du 19e arrondissement de Paris.
Je n’ai jamais osé lui demander la raison, certainement par peur d’entendre ce que je redoute. Mais, ce matin, l’alcool délie ma langue.
– Pourquoi tu n’as pas voulu que je reste avec toi ?
– Parce que tu dois apprendre à voler de tes propres ailes.
– Et si je volais mieux avec les tiennes ?
Elle sort enfin la tête de ses cartons. J’ai honte. Je suis dans un état lamentable. Mes neurones pataugent dans un bain de whisky et mon visage ressemble à une peinture qui aurait pris la flotte. Dans sa main tremble une photo en noir et blanc. Le portrait de mon grand-père me sourit. Ce grand gaillard est mort quelques semaines avant ma naissance. De lui, je ne connais que des bribes d’anecdotes : la rencontre en Algérie dans le mess des officiers, le premier baiser sur sa Vespa, les lettres enflammées de rêves pendant la guerre, la vie de misère une fois leur arrivée en France et la réussite progressive à la sueur de leur front. Henri et Huguette formaient le couple parfait, en apparence. Jusqu’à ce qu’elle demande le divorce. Mamie Gangsta a toujours refusé de s’étendre sur le sujet. Malgré tous ses efforts à nous faire croire le contraire, elle ne l’a jamais oublié.
– Il te manque ?
Elle se perd dans ses souvenirs. Quelque chose a changé. Ses traits et ses silences ne racontent plus la même histoire. Après un long soupir, elle revient à moi :
– La seule chose qui me manquera, c’est vous.
Je fais comme si je n’avais rien entendu. Mais le noir de mes cils, qui déborde à nouveau le long de mes joues, me trahit. Ma grand-mère descend de son perchoir et vient se blottir contre ma peine silencieuse. Elle saisit ma tête, la pose sur ses genoux et me caresse le visage comme quand j’étais enfant. Je m’accroche à ses genoux et à sa jupe à fleurs.
– Mamie Gangsta, tu ne m’abandonneras jamais, toi, hein ?
– Ma petite chérie, même avec toute la volonté du monde, je ne serai pas toujours…
Le volume de sa voix diminue, mes yeux se ferment. Je lutte. Je somnole. Je ne sais plus ce que je dis.
– J’aurais préféré qu’il soit mort !
– Tu parles de ton père ?
– J’ai pas de peur… Il m’a pas vue… y avait tout… une belle petite famille…
– Dors ! La nuit porte conseil, ma petite fille, aujourd’hui est un nouveau jour.
Bercée par la main de celle qui n’a jamais lâché la mienne, je laisse Morphée me prendre dans ses bras.

Mamie Gangsta s’agite dans la cuisine. La mélodie de l’orange pressée me sort de ma léthargie, l’odeur du café noir m’invite à ouvrir l’œil, le pain grillé me supplie de passer à la verticale et les frémissements des œufs brouillés dans la poêle m’ordonnent de reprendre conscience. Mission accomplie. État des lieux, estimation des dégâts. J’ai quelques bleus sur les jambes, une cheville capricieuse et mes dents me font mal. Je passe ma langue dessus pour vérifier qu’elles sont toutes là. Le compte est bon, mais douloureux. J’ai dû tomber. Un méchant mal de crâne me brûle les tempes. Comme d’habitude, ma mémoire fait des siennes et a laissé un trou noir dans ma nuit blanche. Je tente de retrouver des indices de ma soirée quand Mamie Gangsta m’interrompt :
– Maintenant que tu as décuvé, tu veux bien m’expliquer ce qu’il s’est passé ?
– Bonne question !
– Laisse-moi deviner… Tu as oublié ?
Elle pense que ça m’arrange de ne pas me souvenir. Moi, je me tue à lui expliquer mon inconfort à culpabiliser de ce que j’ignore. De l’autre côté de son bar, elle m’épie avec insistance.
– Avant de t’endormir, tu as baragouiné quelques mots. Je crois bien que tu as parlé de ton père…
– Je n’ai pas de…
– Arrête avec ça, me coupe-t-elle, tout le monde a un père, Mars. Tu l’as revu ? Il t’a appelée ?
– C’est flou… »

Extrait
« Billie regarde toujours le verre à moitié plein. Partout où je vais, cette Espagnole au caractère bien trempé n’est jamais loin. Elle est mon double tout en étant mon opposé, à nous deux nous sommes un paradoxe, un assemblage de pièces détachées. On s’est rencontrées dans le ventre de nos mères. Le coup de foudre a été immédiat, si bien qu’on a grandi collées, comme deux inséparables. » p. 34

À propos de l’auteur
ZIDI_lola_©Dominique_JacovidesLola Zidi © Photo Dominique Jacovides

Lola Zidi est une comédienne, artiste interprète et chanteuse française. Elle est la fille du comédien, scénariste et réalisateur Yves Rénier et de la comédienne et metteuse en scène Hélène Zidi. Lola Zidi se forme à l’Académie des arts Urbains et au Laboratoire de l’acteur. On la voit dans de nombreuses séries à la télévision (Fourniret, LaTraque, RIS Police scientifique, Memento, Les bleus, Préjudices, Navarro, PJ, Ça s’appelle grandir, Une famille à tout prix, Au bénéfice du doute, La mère de nos enfants), mais également au théâtre et dans des courts-métrages. Princesse autonome est son premier roman (Source: Purepeople)

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