En deux mots
La narratrice a choisi de cheminer le long de la Loire, d’Angers à Nantes. Tout au long de son périple, elle recueille les témoignages de ceux qui habitent et font vivre le grand fleuve, s’inquiète des changements climatiques et rend hommage à Louis Poirier, alias Julien Gracq dont la maison est située en milieu de parcours.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
À la recherche de Julien Gracq
Après avoir cheminé dans les Cévennes sur les pas de Robert-Louis Stevenson, Gwenaëlle Abolivier récidive en suivant les boucles de la Loire sur les pas de Julien Gracq. Un récit de voyage littéraire, poétique et géographique.
Gwenaëlle Abolivier a choisi de rechausser ses chaussures de marche. Délaissant les Cévennes et les chemins pris dans les pas de Robert-Louis Stevenson qui nous avait donné le beau Marche en plein ciel, la nouvelle directrice artistique et littéraire de la Maison Julien Gracq a choisi cette fois d’explorer les paysages chers à l’auteur du Rivage des Syrtes. Le long de cette partie de Loire que l’on appelle armoricaine, d’Angers à Nantes, elle va nous proposer de découvrir avec elle des paysages sans cesse changeants, en constante mutation. Une nature que l’homme aura tenté en vain de domestiquer, mais les caprices du fleuve auront eu raison de cette volonté qui se révélera utopique face aux crues, aux bancs de sable et aujourd’hui à la sécheresse.
Si une partie du livre est consacrée à la géographie, la romancière choisit, à la manière des Choses vues de Victor Hugo de nous sonder l’histoire et de rencontrer les acteurs qui font vivre jour après jour le grand fleuve, du scientifique au jardinier, du pêcheur à l’artisan. On comprend alors ce qui fait la richesse, le génie du lieu. On se rend aussi compte de la fragilité d’un écosystème et on saisit la dimension poétique de ces pérégrinations. Au détour d’une phrase, du vol d’un oiseau, d’un clocher qui domine les eaux calmes et pourtant sournoises, d’une lumière plus intense, on se rapproche de la littérature et de la figure tutélaire de Louis Poirier, plus connu sous son nom d’écrivain: Julien Gracq.
Le natif de Saint-Florent-le-Vieil n’est jamais très loin dans cette exploration intime des paysages qui l’ont marqué, façonné, inspiré. Un peu comme dans une enquête de police, Gwenaëlle Abolivier déroule le fil à partir de premiers indices, retrouve un ami intime qui va lui faire cadeau du nom d’une autre personne qui l’a bien connu. Et de fil en aiguille, on voit se dessiner le portrait tout en nuances d’un homme attachant et fidèle à sa Loire, y compris durant ses années parisiennes. On le suit dans ses années de formation à Nantes jusqu’à sa mort à Angers, sans oublier cette maison devenu e résidence d’écriture. Ce faisant, le récit de voyage devient aussi une façon d’explorer une œuvre et de nous donner envie d’y retourner depuis Les Eaux étroites et les souvenirs d’enfance jusqu’à La Presqu’île du côté de Guérande qui va marier le ciel, le fleuve et la mer, au bout d’un voyage qui creuse l’espace et fait à chaque pas s’unir les paysages et l’aventure intérieure.
La forme du fleuve
Gwenaëlle Abolivier
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782384311774
Paru le 21/04/2023
Où?
Le roman est situé principalement le long de la Loire armoricaine d’Angers à Nantes. On y évoque aussi un petit écart en Bretagne.
Quand?
L’action se déroule en 2021.
Ce qu’en dit l’éditeur
Gwenaëlle Abolivier nous raconte ses pérégrinations poétiques en bord de Loire sur les traces de Julien Gracq.
Ce récit relate une immersion sur les bords de la Loire armoricaine, entre Angers et Nantes ; dans les coulisses du grand fleuve, celles des îles et des îlots de sable. L’occasion pour Gwenaëlle Abolivier d’observer la façon dont toute cette eau douce agit sur son imaginaire et de parcourir les territoires de lisières et de marges qui avaient les faveurs de Louis Poirier, alias Julien Gracq. En résidence dans la maison qui fut celle de l’écrivain, elle sonde aussi ce qui participe au génie du lieu et donne la parole à celles et ceux qui ont partagé son quotidien. Ainsi La Forme du fleuve est à la fois une navigation sur le motif, une descente dans la mémoire du fleuve ainsi qu’une composition de fragments poétiques et documentaires dans les pas d’un des plus grands écrivains français.
Journaliste et auteure, Gwenaëlle Abolivier est une voix de France Inter. Formée à l’école de Claude Villers, elle parcourt le monde pendant 20 ans en tant que reporter pour les ondes de France Inter, France Culture et RFI. Elle a présenté pendant plus de vingt ans des émissions de grands reportages. Aujourd’hui Directrice artistique et littéraire, autrice associée à la Maison Julien Gracq, elle se tourne vers l’écriture tout en continuant d’intervenir sur les ondes et dans des revues telles que ArMen et Latitude mer. Son écriture littéraire puise ses racines dans le voyage au long-cours et les horizons du monde entier. Elle est l’autrice de récits de voyages et d’anthologies, de textes poétiques et de scénarii ainsi que des livres illustrés pour la jeunesse. Elle anime des ateliers d’écriture littéraire et radiophonique. En 2015, elle séjourne trois mois d’hiver dans le sémaphore d’Ouessant où elle écrit Tu m’avais dit Ouessant (2019) Prix Bravo Zulu, 2020. En janvier 2022, paraît Marche en plein ciel un récit où elle raconte sa traversée à pied des Cévennes dans les pas de R.L. Stevenson. En avril de la même année parait L’invention des dimanches, illustré par Marie Détrée, peintre officiel de la Marine. Après avoir résidé durant l’été 2021 dans la Maison Julien Gracq, à Saint-Florent-le-Vieil, elle a écrit La forme du fleuve (2023). (Source : Blog de l’auteur / éditions Le Mot et le Reste).
En deux mots
Avec deux amis, Philibert Humm a choisi de descendre la Seine en bateau de Paris jusqu’à la mer. Une fois acquis un canot qui aurait appartenu à Véronique Sanson, les voilà partis pour une Odyssée aussi loufoque que risquée. Ou quand une idée saugrenue devient une ode à l’amitié.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Bateau, tu es le plus beau des bateaux»
Samuel, François et Philibert sont montés dans un canot à Paris, direction la mer. Ce remake de Trois hommes dans un bateau est drôle, nous en apprend beaucoup tout au long des berges de la Seine et a été couronné par le Prix Interallié.
En se promenant sur les quais de Seine et en s’exclamant «que d’eau !», Philibert Humm, l’auteur-narrateur, se dit qu’il serait peut-être bien d’aller voir jusqu’où va cette eau qui traverse Paris, de monter dans un bateau direction la mer. Une idée qu’il va partager avec ses amis Samuel Adrian, enthousiaste à l’idée de lever l’ancre, et François Waquet, beaucoup plus réticent. Mais quelques tournées de bière finiront par le convaincre. Voilà le trio à la recherche d’une embarcation, bien décidés à mettre leur projet à exécution, même si leurs compagnes respectives ne sont pas de cet avis.
Sur leboncoin et pour 200 euros, ils dénichent un vieux canot en piteux état. Dans un magasin de bricolage, ils trouvent une tringle à rideaux pour faire office de mât et un vieux rideau de douche pour servir de voile. Reste à baptiser leur embarcation. L’idée la plus simple étant souvent la meilleure, voilà le bateau appelé «Bateau». Et vogue la galère… Une expression à prendre ici au sens propre.
Car les quelques jours passés à bord sont loin d’être une partie de plaisir. S’il n’y avait que le fait que cette navigation demandait autorisation, passe encore, mais la méconnaissance du fleuve, des règles et de la navigation entraîneront plusieurs fois ces nouveaux pieds nickelés au bord de l’accident. Mais n’allons pas trop vite en besogne, car «il convient de ménager ce lecteur, de lui réserver des temps calmes qu’on appelle entre nous ventilations narratives. Sans quoi celui-ci s’essouffle, perd haleine, suffoque et meurt parfois. Par conséquent je serai dans les pages qui suivent économe en rebondissements.»
Avec un journaliste, un professeur d’université et un croque-mort à bord, attardons-nous plutôt sur les aspects culturels du voyage. Les bords de Seine nous livrent en effet de nombreuses occasions d’enrichir notre savoir. La géographie et l’environnement ont ici rendez-vous avec l’Histoire, les beaux-arts avec la littérature. L’auteur, qui est friand d’anecdotes, va nous en livrer une palanquée, de la plus futile à la plus enrichissante. Et nous réserver quelques surprises comme cette rencontre du côté de Chatou avec «un aventurier de ses relations» : « Ce qui serait bath, m’avait écrit Sylvain Tesson la semaine précédente, c’est de vous apporter un panier de cochonnailles à Chatou quand vous y passerez. On pique-niquerait devant l’île des impressionnistes, là où venaient Tourgueniev et Maupassant. Ainsi tout le monde saura que la jeunesse rame. Je t’embrasse mon petit vieux, en espérant saluer les valeureux canotiers vendredi…»
Si Philibert Humm fait de ce récit de voyage truculent un hymne à l’amitié – j’y reviendrai – c’est aussi beaucoup une invitation à la rencontre. Tout au long de ce périple, on va croiser de drôles de français, mais fort souvent ils vont se révéler sympa, secourables et même, dans le cas d’un représentant des autorités fluviales, prêts à fermer un œil sur une violation éhontée des règles du tourisme fluvial. Au cours de leurs digressions, on relira Maupassant, on croisera tout à la fois Napoléon et Jean-Pierre Pernaut, les impressionnistes, Clovis et Hector Malot.
Mais voici venu le moment de l’un de ces rebondissements dont il ne faut pas trop abreuver le lecteur.
En arrivant à Mantes, notre trio avise un ponton pour y faire une halte, un ponton trop haut pour leur frêle esquif. Ajoutons-y des courants d’une rare traîtrise et c’est le drame. Le canoë se retourne. «Je m’efforce de décrire cet épisode avec détachement, sans lyrisme excessif, mais son évocation me glace encore le sang. Voir d’un coup d’un seul mes hommes basculer dans les eaux noires est un souvenir franchement pénible. Nos affaires s’éparpillèrent en surface, d’autres coulèrent à pic. (…) Je tirai péniblement Bateau à la berge pendant que les deux autres sauvaient ce qu’ils pouvaient de notre chargement.»
De tels moments peuvent ruiner un projet. Ils peuvent aussi souder un groupe. C’est le cas ici, le voyage parviendra à son terme et notre trio devient ainsi héroïque !
S’il faut lire ce roman burlesque, c’est d’abord parce qu’il vous assure de passer un bon moment. C’est ensuite une invitation à (re)lire Three men in a boat (Trois hommes dans un bateau) de Jerome K. Jerome. L’histoire des trois gentlemen qui remontent la Tamise aura en effet inspiré l’auteur qui en partage la fantaisie et l’humour. Enfin, parce qu’une telle expérience ne s’oublie pas.
Oui, décidément, Roman fleuve aurait pu s’appeler Les copains d’abord.
Roman-fleuve
Philibert Humm
Éditions des Équateurs
Roman
288 p. 19 €
EAN 9782382842096
Paru le 24/08/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et en région parisienne, puis tout au long de la Seine jusqu’à l’embouchure.
Quand?
L’action se déroule durant l’été 2018.
Ce qu’en dit l’éditeur
Ce périple, les trois jeunes gens l’ont entrepris au mépris du danger, au péril de leur vie, et malgré les supplications de leurs fiancées respectives. Ils l’ont fait pour le rayonnement de la France, le progrès de la science et aussi un peu pour passer le temps.
Il en résulte un roman d’aventure avec de l’action à l’intérieur et aussi des temps calmes et du passé simple. Ceci est une expérience de lecture immersive. Hormis deux ou trois passages inquiétants, le suspense y est supportable et l’œuvre reste accessible au public poitrinaire. A noter la présence de nombreux adverbes.
L’éditeur ne saurait être tenu responsable des mauvaises idées que ce livre ne manquera pas d’instiller dans le cerveau vicié des nouvelles générations gavées d’écran et pourries à la moelle.
Les premières pages du livre
« Note de l’éditeur
Ce périple, trois jeunes gens l’ont réellement entrepris, au mépris du danger, au péril de leur vie, et malgré les supplications de leurs familles respectives. Ils l’ont fait pour le rayonnement de la France, le progrès de la science et aussi un peu pour passer le temps. Il en résulte ce roman d’aventure avec de l’action à l’intérieur et aussi des temps calmes et du passé simple. Hormis deux ou trois passages inquiétants, le suspense y est supportable et l’œuvre reste accessible au public poitrinaire. A noter la présence de nombreux adverbes (un millier environ). Pour plus de commodité dans la lecture, la carte utilisée pour l’expédition a été reproduite en fin d’ouvrage, avec l’aimable autorisation de la Société de Géographie, sise 184 boulevard Saint-Germain à Paris (Seine).
L’éditeur ne saurait être tenu responsable des mauvaises idées que ce livre ne manquera pas d’instiller dans le cerveau vicié des nouvelles générations gavées d’écran et pourries à la moelle. Cette aventure a été réalisée par des professionnels. N’essayez pas de la reproduire chez vous.
1. Typologie du genre humain– L’aventurier contre tout chacal.
Il existe deux catégories d’individus. Ceux qui prennent des risques et ceux qui n’en prennent pas. Les aventuriers et les autres. Pour ce qui me concerne, j’appartiens à la première catégorie. Les aventuriers vivent une vie trépidante et portent des gilets à poches; Ils courent le monde, gravissent des sommets, tombent dans des crevasses, s’écorchent les genoux et se fourrent dans des tas de situations impossibles. Quand ils rentrent à la maison, ils racontent leur aventure en enjolivant à peine, parce que c’est bien joli de ficher le camp aux cinq cents diables, si on ne peut en parler au retour, ça ne sert rien. Quand l’entourage a suffisamment soupé du récit des aventures, il est temps de repartir à l’aventure. Telle est la destinée des aventuriers. C’est à ce prix, à ce prix seulement, qu’ils font rêver les enfants, dont un sur dix-mille environ deviendra aventurier à son tour. Les autres seront commissaires de police, fonctionnaires des Postes, épiciers, assureurs, vendeurs de cigarettes électroniques, Bid managers, Scrum masters ou chief hapiness officer comme tout un chacun. On entoure les aventuriers d’un certain prestige et c’est pourquoi les autres, c’est-à-dire les individus non-aventuriers ne les aiment pas beaucoup. Ils disent que les aventuriers se vantent. Nous ne nous vantons pas. Nous enchantons le monde en l’honorant de notre visite et portons à la connaissance d’autrui le merveilleux des confins par le récit époustouflant de nos folles tribulations. Aussi, il arrive que nous passions à la télévision. Sur des plateaux climatisés, devant des animateurs aux dents excessivement blanches, nous célébrons les joies de la vie au grand air. A ces fins, j’ai moi-même entrepris d’étaler sur deux-cent-onze pages, au passé simple et à l’imparfait, le récit de mon aventure. Les événements que je m’apprête à raconter se sont déroulés comme suit, il y a quelques années de cela. Je dis quelques années par effet de style mais je sais fort bien qu’ils eurent lieu à l’été 2018. J’avais 26 ans et laisserai dire, si ça vous amuse, que c’est le plus bel âge de la vie. C’était l’été, donc, un été de canicule. Pour ceux qui n’auraient pas compris: il faisait chaud. Un matin, c’était un lundi je crois, je longeais les quais de Seine pour me rendre dans une boutique de modélisme ferroviaire, quand, soudain, me vient cette réflexion: «Toute cette eau, quand même…» Puis je pense à autre chose, mon esprit est si libre. Un quart d’heure plus tard j’y reviens: «Vraiment ça en fait de l’eau, et qui coule jour et nuit… D’où vient cette eau, où va-t-elle? Sans doute à la mer… Comme il serait plaisant d’aller le vérifier, d’en descendre le cours jusqu’à l’estuaire. Cela ferait une sacrée aventure, n’est-ce pas?» Personne ne répondit car j’étais seul. En ce temps-là je débutais dans le métier d’aventurier professionnel. J’en étais encore à croire qu’il me faudrait cueillir des baies sur la rive et vivre du produit de la pêche. Je m’imaginais chasseur-cueilleur, glaneur, baroudeur à la mode d’autrefois. De nos jours, les aventuriers ne traquent plus le gibier pour manger ni ne se nourrissent de racines. Comme tout le monde nous scannons sous blister aux caisses automatiques. Qui va à la chasse perd sa place, qui va chez Auchan la reprend.
Je commençai par m’attacher les services d’un autre aventurier. Partir à l’aventure seul est une entreprise hasardeuse. On n’est jamais trop de deux s’il arrive un malheur. Et puis ça fait le temps moins long. Et puis on se sent moins seul. Quelqu’un est là pour vous écouter raconter vos souvenirs autour du feu et le cas échéant il peut porter les sacs. Je m’ouvrai l’après-midi même du projet de descendre la Seine à mon ami Samuel Adrian. C’est un bon garçon, avec deux bras solides et de la conversation. Lui aussi est aventurier depuis peu. Il était précédemment khâgneux, candidat
malheureux aux concours de l’École normale supérieure puis employé des pompes funèbres. J’y reviendrai.
— En voilà une idée, dit Adrian. Quand partons-nous?
J’étais pris de court. Je n’avais pas réfléchi à la question. Et quand je ne réfléchis pas, je me précipite:
— Nous partons vendredi en huit, mon vieux. En attendant tiens ta langue. Quelques heures plus tard, je retrouvai François Waquet au bar-tabac l’Étincelle, rue Saint-Sébastien, à Paris. Waquet n’est pas un aventurier en tant que tel. Il a pu lui arriver de brûler des feux rouges à vélo et, par deux fois il a gravi la dune du Pyla, mais d’une manière générale la prise de risque n’est pas son fort et Waquet voyage aussi mal que le maroilles. Volontiers pleutre et résolument réfractaire à l’exercice physique, il serait plutôt ce qu’on appelle une tête bien faite. Je ne parle pas là de l’enveloppe mais de ce qu’elle contient. Waquet étudie le droit romain à la Sorbonne. De ce fait, il parle couramment latin et peut sans mal comprendre le grec ancien. Cela allait s’avérer, pour la suite de notre aventure, de la plus grande inutilité.
— Sais-tu où nous allons, Adrian et moi?, lui dis-je en ménageant mon effet.
— A la mer à la rame, répondit-il, heureux de me couper la chique sous le pied. Adrian m’a prévenu tout à l’heure. C’est une bien mauvaise idée. D’ailleurs je n’irai pas.
De quel droit se croyait-il invité ? S’il n’allait pas, c’est d’abord parce que je ne lui proposais pas et c’est ensuite parce que je l‘en savais d’avance incapable. Waquet est un universitaire. Les universitaires ne vont pas à la mer à la rame. Ils prennent le métro aux heures de pointe, cela leur suffit bien. Mais c’est une manie chez Waquet: on s’ouvre d’un projet, on lui montre nos plans, il se figure qu’on lui tient la portière.
— Pas si mauvaise idée, répliqué-je sèchement. Et je payai ma tournée pour lui faire voir combien ses petits jugements à l’emporte-pièce me passent bien au-dessus de la tête. Deux bocks plus tard, Waquet commençait déjà de trouver l’idée moins mauvaise. Au troisième bock, il était près de la trouver bonne et au quatrième bock, il consentit à nous accompagner. Je ne le lui avais toujours pas proposé.
— Grand fou, dit-il, en me tapant familièrement le dos. Tu as gagné, je pars avec vous. Ce sera l’aventure! Que savait-il de l’aventure, lui qui n’avait jamais passé le périphérique sauf pour se rendre en vacances au Moulleau et dans le Morbihan? Je réglai l’addition. Le recrutement de Waquet m’avait couté quatre tournées. Avec le recul, je considère que c’était le prix.
2. De l’absolue nécessité de se procurer un canot pour canoter – Négocier le prix d’un canot – Slim Batteux et Véronique Sanson.
La première chose à faire, quand on entend pratiquer le canotage, est de se procurer un canot, un esquif, une chaloupe ou tout autre embarcation flottante à propulsion humaine. Sans cela, impossible d’arriver à rien.
— Nous n’avons pas de bateau, fit justement remarquer Adrian en ouverture de notre première réunion préparatoire. Cette réunion se tenait dans le pavillon des parents d’Adrian, à Saint-Cloud, Hauts-de-Seine. Adrian débute dans l’aventure et il n’a pas eu le temps de se constituer un patrimoine en propre.
— C’est juste, retorqué-je. Nous n’avons pas de bateau mais il ne tient qu’à nous d’en acheter. Soudain animé, Waquet parla d’un cotre à trinquette et voile aurique dans la cabine duquel il avait eu l’occasion de monter l’année dernière au salon nautique de Mandelieu-la-Napoule. Je n’ai aucune idée de ce que fichait Waquet au salon nautique de Mandelieu-la-Napoule. J’ignorais d’ailleurs qu’il y eut un salon nautique à Mandelieu-la-Napoule et aussi que la commune de Mandelieu-la-Napoule existât. Vérifications faites auprès du préfet des Alpes-Maritimes, tel est effectivement le cas: Mandelieu-la-Napoule existe et se porte bien. Ses habitants sont appelés les Mandolociens et Napoulois. Ils sont au nombre de douze mille. Le temps de prendre ces renseignements, mon attention revint à Waquet. On ne l’arrêtait plus. Pris dans son élan, aussi causant qu’un catalogue Beneteau, il parlait maintenant d’un quetch breton insubmersible, auto-videur et transportable, avec pont de promenade et bain de soleil. Quand il en eut fini, je lui rappelai l’état de nos finances, des siennes en particulier. Waquet me devait dix sacs, sans compter les tournées de l’autre soir.
— Exact, dit-il, nettement moins enjoué. Nous irons en barque. Une simple barque à fond plat. Ce sera l’aventure. Au lieu d’une barque, ce fut un canoë. Un canoë datant de l’an 1987. Le canoë, ou canoé, également appelé canotau Canada et canoë canadien en France, est un type de pirogue légère non pontée, destiné à la navigation sur les rivières et les lacs. Un dénommé Yodabreton vendait le sien aux abords de la Marne. C’était dans notre région la troisième annonce disponible sur le site leboncoin, et aussi la moins chère. Nous allâmes le trouver. «C’est ici», dit Yodabreton qui préférait qu’on l‘appelât Jean-Philippe. Dieu que c’est triste un canoë encalminé! Celui-ci était d’aluminium et de polyéthylène. Dix saisons de feuilles mortes en avaient rempli la coque. A l’ombre d’un saule, la mousse gagnait ses plats-bords, une bouée gisait à l’intérieur. Nous en avions le cœur noué.
—Cent cinquante euros avec les rames, dis-je à Jean-Philippe sans rien laisser paraitre de mon émotion.
— Deux cents et je vous aide à le porter sur le toit de votre camionnette.
— Topons là, dit Adrian. Et nous topâmes là. »
Extraits
« Il convient de ménager ce lecteur, de lui réserver des temps calmes qu’on appelle entre nous ventilations narratives. Sans quoi celui-ci s’essouffle, perd haleine, suffoque et meurt parfois. Par conséquent je serai dans
les pages qui suivent économe en rebondissements. » p. 39
« Un aventurier de mes relations nous attendait au restaurant de la Grenouillère.
Ce qui serait bath, m’avait écrit Sylvain Tesson la semaine précédente, c’est de vous apporter un panier de cochonnailles à Chatou quand vous y passerez. On pique-niquerait devant l’île des impressionnistes, là où venaient Tourgueniev et Maupassant. Ainsi tout le monde saura que la jeunesse rame. Je t’embrasse mon petit vieux, en espérant saluer les valeureux canotiers vendredi. Mes bons saluts, respects cordiaux, considération distinguée, etc. » p. 56
« Je m’efforce de décrire cet épisode avec détachement, sans lyrisme excessif, mais son évocation me glace encore le sang. Voir d’un coup d’un seul mes hommes basculer dans les eaux noires est un souvenir franchement pénible. Nos affaires s’éparpillèrent en surface, d’autres coulèrent à pic. L’une de mes sandalettes fut immédiatement aspirée par le fond. Je sauvai l’autre de justesse — mais à quoi sert une sandalette orpheline? —, cela sans parler du canoë dont nous découvrîmes qu’il ne flottait pas malgré la présence à la poupe et la proue de coussins dits flotteurs. Je tirai péniblement Bateau à la berge pendant que les deux autres sauvaient ce qu’ils pouvaient de notre chargement. En cas de naufrage, il convient d’agir vite. Chaque seconde compte. Mais surtout il faut pratiquer des choix. On ne peut espérer tout repêcher. Par exemple, mon réchaud à pétrole Eva-Sport (figure 3) fut sacrifié par le major au profit de son sac à dos personnel, lequel contenait un sachet de petits-beurre aux deux-tiers entamé. Adrian quant à lui fut héroïque, et je pèse mes mots. Je le revois plonger, remonter à la surface, prendre à peine sa respiration et replonger encore. Grâce à ses efforts répétés les bidons et la tente purent s’en tirer. La carte aussi, et les contes de Maupassant, dont je faisais la lecture au moment du naufrage… » p. 115
En deux mots
Trois amis réussissent à sortir une raie géante lors d’une de leurs parties de pêche. Un exploit inutile, à l’image de leur vie misérable. Mais quand l’un d’eux disparaît, ils vont bien devoir se remettre en cause.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Quand la mort étend ses tentacules
L’argentine Selva Almada nous entraîne dans une nature sauvage où vit un petit groupe d’habitants qui tentent de survivre dans ce milieu hostile, générateur de tensions et de violence.
C’est l’histoire de trois copains, trois garçons qui ont grandi ensemble et que l’on retrouve au début du roman lors d’une partie de pêche. Après plusieurs heures à traquer une raie géante, ils vont parvenir à leurs fins et sortir l’animal géant de près de 100 kilos du fleuve.
«Tous les trois sont déjà des hommes. Pas des gamins, comme Tilo en ce moment. Des hommes qui approchent de la trentaine. Célibataires. Ils n’allaient pas se marier. Aucun d’entre eux n’allait se marier. Jusqu’à ce jour, du moins, aucun d’entre eux n’allait se marier. Pour quoi faire. Ils étaient là les uns pour les autres. Et quand ce n’était pas le cas, Enero avait sa mère; Negro avait ses sœurs, qui l’ont élevé; Eusebio pouvait avoir qui il voulait. Alors à quoi bon se maquer avec une fille, puisqu’il pouvait les avoir toutes.»
Mais à l’image de leur prise, ce gros poisson qui fait leur fierté, ils se heurtent à l’indifférence d’une micro-société qui a appris qu’il n’y a aucune raison de fanfaronner dans ce coin perdu d’Argentine, que seules les tournées de Maté et l’ivresse qui les accompagnent peuvent leur faire oublier leur condition peu enviable.
À la suite de la disparition d’Eusebio, emporté par le fleuve et dont les plongeurs finiront par retrouver le corps, une suspicion générale s’installe. Du côté des anciens, du côté des femmes et même au sein du groupe désormais décimé.
La raie va finir par suivre le chemin d’Eusebio et provoquer colère et incompréhension. La mort va étendre ses tentacules. C’est dans cette chaleur moite, ce climat très lourd, tendu, que l’on va finir par comprendre le concours de circonstances qui a conduit au drame.
Selma Almada a expliqué que lorsqu’elle était enfant, elle voyait son père partir à la pêche avec ses amis et revenir après quelques jours, la plupart du temps sans poissons mais avec la gueule de bois. Des souvenirs d’enfance qui souvent chez elle forment le point de départ de ses romans. Les fidèles de l’autrice argentine se souviendront avec bonheur de Après l’orage, Les Jeunes Mortes ou encore Sous la grande roue. On y retrouve cette plume âpre et sensuelle, ces paysages qui sont des personnages à part entière et ce goût particulier à sonder l’âme humaine dans des situations de crise. C’est alors – comme ici – qu’elle se met à nu. La violence qui sourd derrière les silences et qui se nourrit des légendes – forcément noires – que l’on aime à se raconter pour conjurer la peur.
Ce n’est pas un fleuve
Selva Almada
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
128 pages 16,00 €
EAN 9791022611718
Paru le 14/01/2022
Où?
Le roman est situé en Argentine, au détour d’un fleuve en pleine jungle.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Le soleil, l’effort tapent sur les corps fatigués de trois hommes sur un bateau. Ils tournent le moulinet, tirent sur le fil, se battent pendant des heures contre un animal plus fort, plus grand qu’eux, une raie géante qui vit dans le fleuve. Étourdis par le vin, par la chaleur, par la puissance de la nature tropicale, un, deux, trois coups de feu partent.
Dans l’île où ils campent, les habitants viennent les observer avec méfiance, des jeunes femmes curieuses s’approchent. Ils sont entourés par la broussaille, par les odeurs de fleurs et d’herbes, les craquements de bois qui soulèvent des nuées de moustiques près du fleuve où le père d’un des trois hommes s’est noyé. Ils se savent étrangers mais ils restent.
À chaque page, le paysage, les éléments façonnent le comportement et la psychologie des personnages qui confondent le rêve et la réalité, le présent et les souvenirs dans la torpeur fluviale.
Dans cet hymne à la nature, Selva Almada démystifie l’amitié masculine, sa violence, sa loyauté. Avec un style ensorcelant, l’auteur vous emporte loin avec un langage brut et poétique où les mots et les silences font partie de l’eau. Ce roman est une caresse de mains rêches qui reste collé à votre peau, à votre mémoire.
Les premières pages du livre
« Enero Rey est debout sur son bateau, les jambes écartées, son corps est massif, imberbe, il a le ventre gonflé, il fixe la surface de l’eau et attend, un revolver à la main. Sur le même bateau, Tilo, le jeune homme, est cambré, l’extrémité de la canne appuyée sur sa hanche, il fait tourner le moulinet, tire sur le fil : c’est un cordeau de lumière contre le soleil qui décline. Negro, la cinquantaine, comme Enero, n’est pas sur le bateau mais dans le fleuve même, l’eau lui arrive aux testicules, son corps est également cambré, le soleil et l’effort font rougir son visage, tandis qu’il déroule et enroule le fil, sa canne forme un arc. La petite roue du moulinet tourne, sa respiration est celle d’un asthmatique. Le fleuve est immobile.
Fatiguez, fatiguez-la. Tirez sur le fil, tirez. Faites-la décoller, décoller.
Après deux ou trois heures, il est fatigué, il en a un peu marre, mais Enero répète les mêmes consignes dans un murmure, comme s’il priait.
Il a la tête qui tourne. Il est étourdi par le vin et la chaleur. Il relève la tête, ses minuscules yeux sont rouges, enfoncés dans son visage gonflé, il est ébloui et soudain tout devient blanc, il perd pied, il veut prendre sa tête dans ses mains et le coup de feu part tout seul.
Tilo, sans interrompre ce qu’il est en train de faire, pince ses lèvres et lui lance.
Qu’est-ce que tu fais, le soleil t’a tapé sur la tête !
Enero se ressaisit.
Ce n’est rien. Continuez. Fatiguez, fatiguez-la. Tirez sur le fil, tirez. Faites-la décoller, décoller.
Elle monte ! Elle est en train de monter !
Enero se penche par-dessus bord. Il la voit venir. Telle une immense tache, sous l’eau. Il vise et tire. Un. Deux. Trois coups de feu. Le sang monte à la surface, de grosses bulles se forment, gorgées d’eau. Il se redresse. Il range son arme. Il la cale entre la ceinture de son short et le bas de son dos.
Tilo, depuis le bateau, et Negro, dans l’eau, la soulèvent. Ils l’agrippent par les volants gris que forme la chair. Ils la lancent à l’intérieur.
Regarde un peu l’animal !
Dit Tilo.
Il prend le couteau, coupe la queue, la renvoie au fond du fleuve.
Enero pose ses fesses sur le petit siège du bateau. Son visage est en sueur, sa tête bourdonne. Il boit un peu d’eau de la bouteille. L’eau est tiède, il boit quand même de longues gorgées, puis verse le restant sur son crâne.
Negro monte à bord du bateau. La raie prend tellement de place que c’est difficile de faire un pas sans lui marcher dessus. Elle doit faire dans les quatre-vingt-dix, cent kilos.
Putain de vieille bestiole !
C’est Enero qui prononce ces mots, tandis qu’il tapote sa cuisse et rit. Les autres rient aussi.
Elle s’est bien battue.
Dit Negro.
Enero prend les rames et s’engage au milieu du fleuve, puis il change de cap et continue à ramer, longeant le rivage jusqu’à l’endroit où ils campent.
Ils ont quitté leur village à l’aube, dans la camionnette de Negro. Tilo, assis au milieu, s’occupait du maté. Enero avait le bras posé sur la fenêtre ouverte. Negro était au volant. Ils ont vu le soleil se lever lentement sur l’asphalte. Tôt le matin, déjà, ils ont senti la chaleur vive.
Ils ont écouté la radio. Enero a pissé au bord de la route. Dans une station-service, ils ont acheté des viennoiseries et ils ont rempli leur thermos pour continuer à boire du maté.
Ils étaient contents d’être ensemble, tous les trois. Ça faisait longtemps qu’ils préparaient ce voyage. Pour une raison ou pour une autre, ils l’avaient annulé à plusieurs reprises.
Negro s’était acheté un nouveau bateau et il voulait l’essayer.
Tandis qu’ils traversaient le fleuve pour se rendre sur l’île dans le bateau tout neuf, comme d’habitude, ils se sont souvenus de la première fois où ils sont venus là avec Tilo. Il était tout petit à l’époque, le gamin marchait à peine, ils avaient été surpris par un orage qui avait envoyé valser leurs tentes, alors le gamin, petit comme il était, avait été mis à l’abri sous le bateau retourné, coincé entre deux arbres.
Ton père s’en est pris plein la tête quand nous sommes rentrés.
A dit Enero.
Et ils ont repris l’histoire que Tilo connaît déjà par cœur. Eusebio avait amené le gosse en cachette, sans prévenir Diana Maciel. Ils étaient séparés depuis que Tilo était né. Tous les week-ends, Eusebio prenait le gamin avec lui. Mais ce jour-là, soudain, Diana avait réalisé qu’elle avait oublié de mettre dans le sac de Tilo, avec ses vêtements de rechange, un médicament qu’il devait prendre. Alors Diana avait débarqué chez Eusebio, mais il n’y avait personne. C’est un voisin qui lui avait dit qu’ils étaient allés sur l’île.
Pour corser le tout, l’orage s’était abattu sur toute la région. Sur le village aussi. Diana était morte de trouille.
Elle nous a tous engueulés.
A dit Enero.
Diana Maciel les avait traités de tous les noms, tous les trois, et ils n’avaient pas pu retourner chez elle ni revoir Tilo pendant plusieurs semaines.
Arrivés à l’endroit où ils campent, ils sortent la raie, glissent une corde dans les trous qui sont derrière les yeux et l’accrochent à un arbre. Les trois orifices percés par les balles se perdent sur le dos tacheté. Si ce n’était en raison de leur circonférence plus claire, presque rosée, on pourrait croire que c’est un motif supplémentaire sur la peau.
Une bonne bière, je mérite au moins ça.
Dit Enero.
Il est assis par terre, tournant le dos à l’arbre et à la raie. Sa tête ne bourdonne plus, mais il sent quand même un nœud, là.
Tilo s’avance, il ouvre la glacière et sort une bière de l’eau glacée où flottent quelques glaçons. Il la débouche à l’aide de son briquet et la lui tend, pour que ce soit lui, Enero Rey, celui qui la mérite, qui y colle ses lèvres en premier. La bière coule dans sa bouche, rien que de la mousse qui s’échappe de ses lèvres dessinant un feston blanc sur sa moustache très noire. C’est comme se faire des bains de bouche avec du coton. C’est seulement après la deuxième gorgée qu’arrive le liquide froid, amer.
Negro et Tilo s’assoient également, ils sont en rang d’oignons, ils se passent la bouteille.
Dommage, on n’a pas d’appareil pour se prendre en photo.
Dit Negro.
Tous les trois tournent la tête pour regarder la raie.
On dirait une vieille couverture que l’on a tendue à l’ombre.
Alors qu’ils en sont à leur deuxième bouteille, un groupe de gamins débarque, ils sont maigres et noirs comme des anguilles, avec des yeux immenses. Ils s’attroupent devant la raie, se donnent des coups de coude, se poussent les uns les autres.
Regarde regarde regarde. Purée. Sacrée bête !
L’un des gamins prend un bâton et l’enfonce dans les trous laissés par les balles.
Sortez de là !
Dit Enero en se levant d’un coup, immense, comme un ours. Les petits gamins partent en courant, ils disparaissent de nouveau dans la forêt.
Vu qu’il est debout, vu qu’il a fait l’effort de se lever, Enero en profite pour piquer une tête. L’eau le fait sortir de sa torpeur.
Il nage.
Il plonge.
Il flotte.
Le soleil commence à décliner, un vent léger frise la surface de l’eau.
Soudain, il entend le bruit d’un moteur qu’accompagnent les vagues. Il s’écarte, se met à nager vers le rivage. Un hors-bord surgit, rasant l’eau, ouvrant sa surface en deux comme une toile pourrie. Accrochée à l’arrière, une fille en bikini fait du ski. L’embarcation prend un virage abrupt et la fille roule dans l’eau. Au loin, Enero voit émerger sa tête, les cheveux longs collés sur son crâne.
Il pense au Noyé.
Il sort de l’eau.
Sur la côte, Negro et Tilo sont debout, les bras croisés sur la poitrine, ils suivent les mouvements du hors-bord.
Des gamins excités.
Dit Negro.
Tous les week-ends, c’est la même chose. Ils font peur aux poissons. Un de ces jours, il faudrait leur foutre la frousse.
Tous les trois se retournent et tombent sur un petit groupe d’hommes. Ils ne les ont pas entendus arriver. Les habitants de l’île ont le pas léger.
Bonjour.
Un des hommes prend la parole.
Les gamins nous ont raconté, alors on est venus voir. Une bête magnifique !
Les autres regardent la raie. Ils se tiennent debout à côté de l’animal pour en estimer la taille.
Je m’appelle Aguirre, dit le seul du groupe à parler, et il leur tend la main, qu’ils serrent l’un après l’autre.
Enero Rey, dit Enero, et il s’approche du groupe, saluant tout le monde. Negro et Tilo le suivent, ils l’imitent.
Elle est grande, pas vrai ?
Enero dit ces mots et il donne des petites tapes sur le dos de la raie, mais il retire sa main aussitôt, comme si elle brûlait.
Aguirre observe les orifices de près, puis il dit.
Trois balles ? Vous lui avez tiré trois fois dessus. Une seule balle suffit.
Enero sourit, dévoilant le trou qu’il a à la place d’une incisive.
Je me suis emballé.
Il faut faire en sorte de ne pas… s’emballer.
Dit Aguirre.
Tilo, sers un petit verre de vin à nos amis.
Negro prononce ces mots et il s’avance.
La gamin court jusqu’au rivage où ils ont enterré la dame-jeanne pour qu’elle reste fraîche. Il l’apporte et sert à ras bord une timbale en métal.
Il tend le verre à Aguirre, qui le lève.
À votre santé, dit-il, il prend une gorgée et passe le verre à Enero. Il reste un moment à regarder sa main gauche, celle à laquelle il manque un doigt, mais il ne pose pas de questions. Enero s’en aperçoit, mais il ne dit rien non plus. Il préfère le laisser gamberger.
La dernière fois, le Bonhomme que vous voyez là a pêché une raie encore plus grande. Aguirre pavoise. Combien de temps tu t’y es collé ?
Tout l’après-midi, répond l’autre, le regard en coin.
Et combien de balles tu as tiré?
Une seule. Une seule suffit.
C’est que mon copain ici présent est un peu maladroit.
Negro dit ces mots, puis il rit.
Les gars de la télé étaient venus, lâche celui qui avait déjà pêché une raie plus grande encore que la leur. On en a parlé dans le journal du soir, dit Aguirre. Le samedi suivant, il y a plein de gens de Santa Fe et de Paraná qui sont venus. Ils ont cru qu’ici, nous avions des raies à ne plus savoir qu’en faire. Comme si c’était facile. Vous, vous avez eu de la chance.
Et le coup de main, dit Enero. De la chance et le coup de main. La chance seule ne suffit pas.
Aguirre sort un paquet de tabac de la poche de sa chemise ouverte qui laisse à découvert son torse osseux, sur son ventre gonflé de vin. Il se roule une cigarette en un rien de temps. Il l’allume. Il fume en marchant vers le rivage, puis il reste là, à regarder l’eau. »
Extrait
« Tous les trois sont déjà des hommes. Pas des gamins, comme Tilo en ce moment. Des hommes qui approchent de la trentaine. Célibataires. Ils n’allaient pas se marier. Aucun d’entre eux n’allait se marier. Jusqu’à ce jour, du moins, aucun d’entre eux n’allait se marier. Pour quoi faire. Ils étaient là les uns pour les autres. Et quand ce n’était pas le cas, Enero avait sa mère; Negro avait ses sœurs, qui l’ont élevé; Eusebio pouvait avoir qui il voulait. Alors à quoi bon se maquer avec une fille, puisqu’il pouvait les avoir toutes. Alors, à trente ans, tous les trois sous le soleil du rivage. »
Selva Almada est née en 1973 à Villa Elisa (Entre Ríos, Argentine) et a suivi des études de littérature à Paraná, avant de s’installer à Buenos Aires, où elle anime des ateliers d’écriture. Elle est l’une des écrivains les plus reconnus en Amérique latine ces dernières années. Ses livres ont reçu un excellent accueil critique en France et à l’international. Elle est également l’auteure de Après l’orage, Les Jeunes Mortes et Sous la grande roue. (Source: Éditions Métailié)