Le Chevalier fracassé

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En deux mots
Alexandre-Joseph, fils de bonne famille, quitte Neuchâtel pour Paris où il espère faire fortune sous un nom d’emprunt. Mais en 1789, la capitale est prise dans le tourbillon de la Révolution et le jeune homme doit dès lors lutter pour sa survie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’aventurier, l’inventeur et la Révolution

Dans ce nouveau roman historique Colin Thibert nous propose de suivre les tribulations d’un neuchâtelois monté à Paris à la veille de la Révolution. Son audace va lui permettre de grimper les échelons, mais l’entreprise n’est pas sans risques.

C’est dans les environs de Neuchâtel, alors prussienne, que Colin Thibert choisit de situer les premières scènes de ce savoureux roman. Alexandre-Joseph Martinet-Dubied a le malheur de croiser le père d’une jeune fille, féru des Écritures, qui lui demande réparation après qu’il ait joyeusement «déshonoré» cette dernière. Une balle entre les deux yeux de l’importun suffira à régler ce différend. Le jeune homme a beau pouvoir se targuer d’avoir agi en légitime défense, il choisit de fuir. Avec une cargaison de livres séditieux imprimés par son père, il part pour Paris.
En quelques semaines, l’intrépide fuyard réussira à se faire une petite place dans la capitale sous le pseudonyme d’Alessandro Vesperelli. L’ironie de l’histoire veut que ce soit avec l’aide des autorités, qui n’ont pas tardé à repérer ce fanfaron. Engagé comme espion à la solde du lieutenant général de police, Alessandro est chargé de lui rapporter ce qui se dit dans les salons. Une tâche dont il s’acquitte fort bien. C’est ainsi que chez madame de Vaupertuis, il croise Mesmer, le médecin viennois qui fait fureur avec son traitement par les fluides. Alexandre-Joseph, qui sent le bon coup, va parvenir à le persuader de l’embaucher comme assistant. Mais la fortune qu’il attend de cet emploi tarde à venir. Qu’à cela ne tienne ! Dans le tourbillon d’idées nouvelles qui électrisent Paris à la fin du XVIIIe siècle, il va vite trouver un autre moyen de réussir. Il a en effet fait la connaissance d’un homme féru de sciences, le marquis de Faverolles, qui le fascine par ses trouvailles. À ses côtés, il découvre certaines applications dans le domaine de l’optique et s’imagine déjà riche en développant une invention propre à déplacer les foules, sorte d’ancêtre de la photographie, mêlant art et lumière. Avec son nouveau protecteur et amant, il imagine un bâtiment circulaire qui, éclairé de manière ciblée, donnerait littéralement au visiteur l’impression d’entrer dans le décor. La construction de ce qu’il nomme Panthéome va alors occuper toutes ses journées. Il va trouver artistes et architectes de renom, maître d’œuvre, maçon et charpentier afin d’ériger cet édifice révolutionnaire. Ce dernier qualificatif va toutefois faire capoter le projet. Car les ouvriers délaissent le chantier pour aller détruire un autre édifice. Nous sommes le 14 juillet 1789 et la prise de la Bastille marque le début de la Révolution française.
Notre aventurier ne voit toutefois dans cet assaut qu’un fâcheux contretemps et décide de mettre à profit cette parenthèse pour exercer ses talents d’espion à Londres. Une activité lucrative, car il en profite de ses traversées pour faire de la contrebande. Incidemment, il entend parler du Panorama et se dit que son Panthéome y ressemble furieusement. Soupçonnant le plagiat, il va voir toutes ses illusions et ses rêves de gloire s’envoler lorsqu’il remet les pieds en France.
Comme dans Torrentius, Colin Thibert mêle avec bonheur le romanesque et l’Histoire. Fort bien documenté, il nous entraîne avec gourmandise dans cette époque frénétique où les idées volent aussi vite que les têtes, où l’aristocratie voit s’envoler tous ses pouvoirs et où les rêves de gloire s’envolent en fumée. Le style est allègre, le rythme entraînant, l’humour dispensé avec finesse. Alors même le drame prend des allures de joyeuse épopée !

Le chevalier fracassé
Colin Thibert
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782350878539
Paru le 16/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y vient de Neuchâtel et on finit par y retourner. Des séjours réguliers à Londres y sont aussi évoqués.

Quand?
L’action se déroule à la fin du XVIIIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À Neuchâtel, le jeune Alexandre-Joseph mène une vie dissolue jusqu’au jour où un meurtre accidentel le force à l’exil. Arrivé à Paris sous une fausse identité, il est contraint d’infiltrer, pour le compte du lieutenant général de police, le cabinet de Mesmer, médecin viennois à la mode, et les salons de madame de Vaupertuis. C’est alors qu’un vieux marquis passionné d’optique s’amourache de lui et l’anoblit. Le désormais chevalier Vesperelli s’apprête à lancer une affaire prometteuse, mais la prise de la Bastille vient bouleverser ses rêves de fortune.
Avec une énergie irrévérencieuse, Le Chevalier fracassé nous embarque dans une folle équipée à travers la fin du XVIIIe siècle. Peuplé d’agents doubles, d’excentriques et de contrebandiers, ce roman tricote habilement la grande histoire et les tribulations d’un séduisant aventurier.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Histoire & Fiction
Le Suricate magazine

Les premières pages du livre
« 1
UN ÉPAIS COUSSIN DE BRUME stagne au fond du vallon. Les mélèzes suintent, le sol est détrempé, le jour peine à se lever. Au premier étage de la ferme d’Abram Bourquin, un volet s’ouvre en grinçant. Apparaissent une jambe, une seconde, puis le corps entier d’un jeune homme qui porte des souliers à boucle, des bas, une culotte et une veste de bonne coupe. Un gilet brodé, or et magenta, apporte une note vive dans un tableau presque uniformément gris. Son visage est encadré par une abondante chevelure brune, sa peau mate, ses cils aussi longs que ceux d’une fille. Il s’assoit sur l’appui de la fenêtre, prêt à se laisser choir, une toise et demie plus bas, dans l’épaisse couche de fumier qui tapisse le sol. Deux bras viennent alors ceindre son torse. Deux bras aussi blancs que dodus, ceux de Rosalie, la fille unique d’Abram Bourquin. Ployant le cou, qu’il a long et gracieux, le garçon roule à la belle une ultime et savante galoche avant de sauter, d’un bond leste, dans la cour. Rosalie incline le buste – découvrant généreusement sa gorge dans le mouvement –, et, du bout des doigts, lui envoie une pluie de baisers.
– Reviens-moi vite, mon chéri !
Le chéri emporte avec lui cette vision exquise. Il se hâte. Le sentier qu’il suit est incertain, ses élégants souliers glissent dans la boue, prennent l’eau. « À l’orée du bois, lui a précisé Rosalie, tu tomberas sur le chemin, tu prends à main gauche, tu seras à Neuchâtel en une heure. » La pauvre fille ne pouvait se douter que son père, armé de sa fourche et d’une sainte colère, se tiendrait en embuscade, attendant le séducteur de pied ferme.
Abram Bourquin est un homme aussi austère, aussi rugueux que cette terre truffée de cailloux à laquelle il arrache, jour après jour, sa subsistance. Il pratique une religion sans nuances et sans fioritures. La Bible lui tient lieu de viatique pour son voyage terrestre. Il abhorre le péché et craint Dieu dont il se réjouit, néanmoins, d’intégrer le royaume. Il y est attendu à bras ouverts, mais n’anticipons pas.
Dans l’immédiat, Abram Bourquin lance un échantillon profus d’anathèmes et de malédictions, agitant sa fourche comme Poséidon son trident. Le spectacle serait comique si le bonhomme n’était pas résolu à clouer le godelureau au tronc du premier résineux venu, et à punir sa pécheresse de fille comme il convient : « On fera sortir la jeune femme à l’entrée de la maison de son père ; elle sera lapidée par les gens de la ville, et elle mourra, parce qu’elle a commis une infamie en se prostituant dans la maison de son père. Tu ôteras ainsi le mal du milieu de toi. » (Deutéronome, 22:21) À moins qu’il ne décide de la livrer aux flammes : « Environ trois mois après, on vint dire à Juda : Tamar, ta belle-fille, s’est prostituée, et même la voilà enceinte à la suite de sa prostitution. Et Juda dit : Faites-la sortir, et qu’elle soit brûlée. » (Genèse, 38:24)
– Monsieur ! Monsieur ! plaide le jeune homme, sautillant de gauche et de droite pour esquiver les dents de l’instrument avec lequel l’autre s’efforce de l’embrocher. De grâce !
Mais rien ni personne ne saurait fléchir la détermination de Bourquin qui entend faire honneur à son prénom. L’amant de sa fille est, par chance, souple et vif. Et comme il connaît le Livre aussi bien que son adversaire, il lance :
– Souvenez-vous que « la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu ! » (Jacques, 1:19-20)
– Comment oses-tu ?! répète Bourquin, outré de voir le débauché lui rendre, en quelque sorte, la monnaie de sa pièce.
– « L’homme qui aura couché avec elle donnera au père de la jeune fille cinquante sicles d’argent ; et, parce qu’il l’a déshonorée, il la prendra pour femme, et il ne pourra pas la renvoyer, tant qu’il vivra » (Deutéronome, 22:29), poursuit le suborneur. Je l’épouserai ! Je vous le promets !
Ce mensonge patent déchaîne la fureur d’Abram Bourquin qui réplique en poussant une sorte de mugissement :
– « Écarte de ta bouche la fausseté, Éloigne de tes lèvres les détours. » (Proverbes, 4:24)
– Entre personnes de bonne volonté, l’on peut toujours s’entendre, insiste le jeune homme. Mon père possède quelque bien, il vous dédommagera.
– « Que le riche ne se glorifie pas de sa richesse ! » (Jérémie, 9:23), réplique Abram. Les dents de l’instrument griffent la veste, y causant une longue déchirure. Bourquin ajoute pour faire bon poids :
– « Tu ne recevras point de présent ; car les présents aveuglent ceux qui ont les yeux ouverts et corrompent les paroles des justes. » (Exode, 23:8)
Lancée d’un bras qu’anime un juste courroux, la fourche se plante alors en vibrant dans un épicéa, libérant une averse de gouttelettes. Tandis qu’Abram s’efforce de récupérer son arme fichée dans l’écorce, le jeune homme se résout à exhiber la sienne : un pistolet moins gros qu’une tabatière, un joujou, dans lequel il introduit, d’une main tremblante, la poudre et une balle de plomb qu’il tasse fébrilement avec l’écouvillon. Abram, dans l’intervalle, est parvenu à récupérer l’instrument dont il menace à nouveau le suborneur.
– « Ils répondirent : il mérite la mort ! » (Matthieu, 26:66), hurle-t-il.
Il découvre alors, braqué sur lui, le pistolet. Le jeune homme a relevé le chien, saupoudré le bassinet d’une pincée de poudre noire.
– Reculez ou je tire ! menace-t-il.
Face à cette arme miniature, à ce freluquet habillé comme une gravure de mode qui doit peser moitié moins que lui et qui prétend l’intimider, l’ombre d’un sourire éclaire le visage sévère et barbu du paysan-prophète. Si ce n’était péché, il rirait. Au lieu de quoi, il brandit sa fourche. Le jeune homme appuie sur la détente. Une détonation sèche, le coup part ; considérant l’humidité ambiante, on pourrait presque parler de miracle. La balle frappe Bourquin entre les deux yeux. Il fronce les sourcils, comme s’il cherchait dans sa mémoire un verset de circonstance, n’en trouve pas, vacille et s’effondre.
– Monsieur ? Oh ! Monsieur Bourquin ? Monsieur ?
Alexandre-Joseph Martinet-Dubied a gagné ce pistolet à l’issue d’une partie de piquet, il ne s’en était encore jamais servi ; qui plus est, il n’a jamais tué qui que ce soit, il manque donc singulièrement de pratique. Circonspect, il se penche sur le gros homme inerte. Se peut-il que la vie soit vraiment en train de s’échapper par ce trou minuscule qui saigne à peine ? Il y aurait là, sans doute, matière à philosopher, mais la situation ne s’y prête guère. Alexandre-Joseph s’éloigne à grandes enjambées du lieu de son crime, l’esprit en tumulte. Quoique pauvre, Bourquin est honorablement connu ; sa mort brutale va en choquer plus d’un, une enquête sera diligentée. Qui sait si le jeune homme n’a pas été aperçu se glissant, au crépuscule, dans la ferme des Bourquin. Qui sait si Rosalie, sous le coup de la peur ou du chagrin, ne le trahira pas ? Je suis dans de très sales draps ! frissonne Alexandre-Joseph, conscient que sa réputation de noceur va lui nuire et que ni l’argent, ni la notoriété de son père ne le sauveront de la prison, voire du gibet. Trébuchant et glissant dans le sentier bourbeux, il tente d’élaborer un plan de conduite.

2
L’IMPRIMERIE MARTINET-DUBIED est installée dans les anciens locaux d’un vigneron, faubourg de l’hôpital. Les presses ont remplacé les foudres, l’odeur de l’encre a supplanté, progressivement, celle des moûts. Les volumes imprimés sont reliés sur place et mis en caisses avant d’être acheminés en France par des chemins détournés, car Louis Martinet-Dubied publie, pour l’essentiel, une littérature subversive, de ces brûlots politiques qui, tôt ou tard, finiront par mettre le feu aux poudres dans la France voisine. La ville de Neuchâtel est sous l’autorité du roi de Prusse qui ferme benoîtement les yeux parce que cette activité lui rapporte des taxes ; et puis, dans la mesure où ça contrarie le roi de France, il serait dommage de s’en priver. Frédéric II se contente d’interdire que l’on appose le nom de la ville au frontispice de ces ouvrages séditieux, il a une réputation à tenir.
Louis Martinet-Dubied n’est pas seulement imprimeur. Il exploite des vignobles, il a créé une fabrique d’indiennes, il a investi des fonds dans diverses affaires bancaires et siège au Petit Conseil, c’est dire l’importance du personnage. Depuis la mort de son épouse, sa vie est exclusivement consacrée au travail, il ne débande jamais, il aura tout le temps de se reposer une fois au paradis. En gestionnaire avisé, Louis a d’ailleurs planifié l’avenir : Pierre-Louis et Claude-Henri, les aînés, dirigeront les entreprises, on cherchera de solides partis pour Jeanne et Agathe, quant à Alexandre-Joseph, le petit dernier, il le verrait bien dans la finance, à Paris, ou à Londres. Mais jusqu’à présent, le garçon a déçu les attentes de son père : au contraire de ses frères, blonds et sanguins comme lui, il a hérité de la beauté brune et délicate de feue sa mère, de son tempérament imprévisible. Là où les deux aînés tracent droit leur sillon, comme les bœufs dont ils ont la patience et la lourdeur, Alexandre-Joseph papillonne. Imperméable à la crainte du Jugement qu’on lui a pourtant inculquée depuis sa plus tendre enfance, il n’en fait qu’à sa tête et il apparaît que cette tête est aussi légère que ses mœurs. Le gamin ne pense qu’à s’amuser, à courir les jupons, dans un pays où plane encore l’ombre des réformateurs. « Il est impossible qu’il n’arrive pas des scandales ; mais malheur à celui par qui ils arrivent ! » (Luc 17:1) Un jour ou l’autre, a prédit Louis, ça lui attirera des ennuis. Ce jour est arrivé.
Alexandre-Joseph comptait regagner ses appartements en toute discrétion pour remettre un peu d’ordre dans sa tenue autant que dans ses idées. C’est raté. À peine a-t-il gravi quelques marches de l’escalier que son père se dresse devant lui :
– D’où viens-tu ? Qu’est-il arrivé à tes vêtements ?
Le jeune homme rougit, c’est sa faiblesse. Ce qui ne l’empêche pas de mentir :
– J’herborisais, papa. (La maison Martinet-Dubied vient de rééditer les Rêveries du promeneur solitaire). J’ai déchiré ma veste aux épines.
– Je préfère ne pas penser au genre de fleurs que tu es allé cueillir. File te changer et mets-toi au travail !
– Oui, papa.
En attendant qu’une maison de banque neuchâteloise ou genevoise offre un poste à Alexandre-Joseph, premier degré d’une ascension dans le monde des affaires, Louis a exigé que son rejeton tienne les livres de l’imprimerie et gère les expéditions, deux activités qui barbent souverainement le jeune homme. Aujourd’hui, elles vont lui sauver la mise. Il dispose des clefs du coffre, il y ratisse tout l’argent qui s’y trouve et, moins d’une heure plus tard, il saute à bord d’une carriole chargée d’une cinquantaine de volumes fraîchement imprimés de la seconde édition de l’Essai sur le despotisme d’un certain Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau. Expert en contrebande, grand connaisseur des chemins de traverse et des itinéraires discrets, le vieux Morel conduit l’attelage. Il n’a posé aucune question en voyant Alexandre-Joseph s’installer à côté de lui sur la rude banquette, il n’ouvre la bouche que pour invectiver ses mules ou cracher de longs traits de jus de chique. On atteindra Belfort dans trois jours. Le fugitif s’en accommode. Il laisse vagabonder sa pensée, au rythme lent de ce voyage en zigzag.
Alexandre-Joseph ne se considère ni comme un assassin ni comme un maladroit, mais comme un malchanceux. Qui aurait pu prévoir que ce minuscule pistolet remplirait si bien son office, qu’une seule balle, de la taille d’un petit pois, suffirait pour abattre ce paysan massif dopé aux Saintes Écritures ? L’autre voulait sa peau, lui n’a fait que défendre la sienne. Et aussi, qu’est-ce qu’ils ont, tous, avec la vertu de leurs filles ? Est-ce un bien si précieux qu’il faille risquer sa vie pour le préserver alors que, tôt ou tard, on les marie ? Au moins Rosalie aura-t-elle connu un garçon raffiné avant d’être livrée en pâture à quelque bourrin local qui l’engrossera tous les ans. « Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et multipliez sur elle. » (Genèse, 9:7) Autant d’arguments dont un bon avocat ferait son miel. Mais les crimes de sang sont si rares, à Neuchâtel, que les magistrats pourraient être tentés d’infliger au jeune assassin un châtiment exemplaire. Gagner Paris reste la meilleure option. Alexandre-Joseph y pensait depuis longtemps, mais il se présentait toujours une partie de cartes ou une partie de jambes en l’air pour retarder sa décision. On ne s’arrache pas aux délices de Capoue sans un sérieux coup de pied au cul. D’autres (pour des raisons moins tragiques) ont tenté l’aventure avant lui : Jean-Jacques Rousseau est le plus fameux. Un certain Jean-Paul Marat, de Boudry, ne va pas tarder à connaître son quart d’heure de célébrité. Dans les milieux d’affaires, les Delessert sont devenus incontournables, Jean-Frédéric Perregaux a commencé à bâtir sa fortune. Ce serait bien le diable si un jeune homme intelligent et ambitieux comme lui ne trouvait pas, dans cette ville perpétuellement en ébullition, l’occasion de se faire un nom, se dit Alexandre-Joseph. Pour d’évidentes raisons de sécurité, il vaut mieux oublier Martinet-Dubied et brouiller les pistes. Le jeune homme opte pour un patronyme italien. Désormais, il s’appellera Alessandro Vesperelli, originaire de Crémone, à l’instar de ce violon que lui avait offert sa mère et dont il n’est jamais parvenu à tirer la moindre note. Alessandro Vesperelli, ça sonne bien, non ?

3
MONSIEUR LENOIR, lieutenant général de police de Paris, a deux hantises : les ouvrages séditieux et les étrangers. Bien qu’il puisse se targuer d’être l’ami intime de Brissot et de Beaumarchais, monsieur Lenoir mène une lutte sans merci contre les premiers et surveille étroitement les seconds. Ainsi s’intéresse-t-il de près à un certain Franz Anton Mesmer arrivé récemment dans la capitale. Auteur d’une thèse, largement inspirée de Paracelse, intitulée « De l’influence des planètes sur le corps humain », ce médecin viennois a mis au point un procédé extraordinaire, à base d’aimants, susceptible de guérir à peu près tous les maux.
Mesmer, raconte-t-on, a même été à deux doigts de rendre la vue à Maria Theresia von Paradis, une jeune fille frappée de cécité. Elle commençait à distinguer des formes quand son père a brutalement mis fin au traitement, craignant que les visites quotidiennes du jeune médecin ne fissent jaser ; il voulait surtout ne pas perdre le bénéfice de la pension d’invalidité allouée à sa fille infirme. Mesmer s’était insurgé, il avait protesté, supplié : arrêter si près du but, c’était vraiment trop bête. Il avait fait valoir que même Jésus, si l’on en croit les Évangiles, avait dû s’y reprendre à deux fois pour rendre la vue à l’aveugle de Bethsaïde. Le père de la jeune fille était resté inflexible. Il convient de préciser que Maria Theresia était pianiste ; une artiste aveugle attire plus de public qu’une virtuose valide, n’importe quel impresario vous le dira. Monsieur von Paradis l’avait fort bien compris.
Échaudé par sa mésaventure avec Maria Theresia, Mesmer a donc décidé de tenter sa chance à Paris. « Car Jésus lui-même rendait témoignage qu’un prophète n’est pas honoré dans son propre pays. » (Jean, 4:44) Il y a établi depuis longtemps des contacts parmi les esprits éclairés, francs-maçons pour la plupart, qui tiennent ses théories pour prometteuses. Un certain docteur Deslon l’aide à s’installer. Il lui adresse ses premiers patients, majoritairement des patientes, de la meilleure société, car question honoraires, on a placé la barre assez haut. Mais en médecine comme ailleurs, la nouveauté a un prix. Sitôt ouvert, le cabinet de l’hôtel Bourret, place Vendôme, ne désemplit plus. Les élégantes s’y pressent autant qu’à l’opéra si bien que le médecin viennois, débordé, doit bientôt envisager de s’attacher les services d’un chaouch.
– En France, nous appelons cela un suisse, dit Deslon.
– Va pour le suisse.
Ce domestique sera chargé de recevoir les visiteuses, de les installer en fonction de leur rang dans la salle d’attente, de tenir prêts les sels ou les compresses vinaigrées, car nombre de ces dames sont prises de vapeurs ou tombent en pâmoison après deux ou trois heures de traitement. Certaines ont besoin d’être ventilées, ranimées, réconfortées, d’autres, à l’inverse, sont si agitées qu’il faut les contenir, les brider, les apaiser. Peu vomissent. L’homme disposera néanmoins d’un seau rempli de sciure ainsi que d’une réserve de mouchoirs pour éponger la sueur et les larmes qui coulent en abondance. Un tel poste réclame du doigté, de l’intuition, de la discrétion. Il conviendra en outre de n’être ni bancal, ni grêlé, et de bien porter la livrée.
Monsieur Lenoir, qui a eu vent de l’appel à candidature, considère que c’est une occasion inespérée de glisser un mouchard dans la place. Il tient sous sa coupe une poignée de jeunes gens de la manchette surpris à des actes contre nature dans le quartier Saint-Honoré, mais aucun de ses candidats ne trouve grâce aux yeux de Deslon qui s’est chargé du recrutement, éliminant sans pitié les jolis-cœurs, les sournois, les factieux et ceux qui ont les dents gâtées. Monsieur Lenoir songe alors à ce jeune Suisse récemment débarqué à Paris sous un nom d’emprunt : le rapport de ses agents précise qu’il est élégant, correctement éduqué, d’une tournure agréable. Le lieutenant général envoie deux argousins le quérir à son domicile. Alessandro se croit rattrapé par son crime, il se voit déjà pendu, la sueur baigne son front, ses jambes le trahissent. Contre toute attente, l’accueil est aimable :
– Racontez-moi un peu ce qui vous attire à Paris, monsieur Vesperelli… Nos grands monuments ? Nos petites femmes ?
Réponse inintelligible de l’intéressé. Monsieur Lenoir hausse brutalement le ton :
– Allons ! Cessons cette comédie ! Vous n’êtes pas plus italien que je ne suis turc ! Qui êtes-vous, d’où venez-vous ?
Alessandro devient rouge, très rouge, décline sa véritable identité, assure être venu chercher fortune à Paris comme beaucoup de ses compatriotes. Pas un mot sur l’affaire Bourquin, à quoi bon charger la barque ? Si le lieutenant général de police est au courant, il le mentionnera bien assez tôt. De son côté, monsieur Lenoir n’en espérait pas tant, il se frotte les mains : ce joli jeune homme est donc le fils de l’imprimeur qui inonde Paris de pamphlets et de libelles de la pire espèce ? Que rêver de mieux ? S’il refuse de collaborer, on a de quoi l’embastiller jusqu’à la fin du siècle. Le lieutenant général lui met donc le marché en main et conclut après un bref topo sur les activités parisiennes de Mesmer :
– Débrouillez-vous pour être embauché et rapportez-moi, scrupuleusement, tout ce que vous verrez et entendrez là-bas.
Depuis qu’il est à Paris, Alessandro a noué des contacts utiles dans les milieux du commerce et de la finance et ses chances d’être embauché bientôt par une grande maison paraissent favorables. Monsieur Lenoir vient de ruiner ses espoirs. Alessandro se voyait en jeune loup des affaires, le voilà devenu mouche, espion, indicateur ordinaire. Et domestique dans un cabinet médical puisque Deslon, au terme de son casting, a retenu sa candidature.

Mesmer vêt son suisse de soie amarante. Veste, culotte et justaucorps agrémentés de galons d’argent, bas fins, souliers à boucle. Le taux de pâmoisons de ces dames va grimper en flèche.
– Mon ami, s’exclame-t-il en gratifiant Alessandro d’une tape sur l’épaule, vous êtes, de ce cabinet, le plus bel ornement !
Trait d’humour ou barbarisme ? Alessandro, dès lors, fait contre mauvaise fortune bon cœur. Il s’acquitte de sa tâche à la perfection, respectueux sans être obséquieux, aimable, enjoué sans excès, souple comme un roseau. Il vous délace un corset comme personne mais jamais sa main ne s’égare sous les étoffes, jamais ses lèvres ne se posent sur les gorges palpitantes ; c’est là une retenue qui lui coûte, mais que son employeur apprécie (et qu’une partie de sa pratique, secrètement, déplore). Sur le parquet à bâtons rompus, le jeune suisse paraît danser, maître d’un ballet dont il impose la cadence. Les hommes lui reconnaissent de la prestance et, derrière leurs éventails, les femmes rêvent d’indécences.

4
RÉSOLU À S’ATTIRER une fois pour toutes les bonnes grâces du lieutenant général en lui remettant des rapports aussi documentés que possible, Alessandro s’enquiert auprès du fidèle Deslon de la cause d’effets aussi spectaculaires sur les malades.
– As-tu jamais entendu parler du fluide universel ? lui demande le médecin.
– Jamais.
Deslon, qui se passionne, depuis l’origine, pour les travaux de Mesmer, explique au jeune Suisse que les hommes, les animaux, la terre, et les corps célestes baignent tous, indistinctement, dans un même fluide, invisible et subtil.
– Comme les cornichons dans leur bocal, en somme ?
– L’image est triviale, mais pour autant que l’on assimile l’univers à un immense bocal, tu n’as pas entièrement tort. Mesmer a démontré, vois-tu, que la maladie résultait d’une répartition inégale de ce fluide dans le corps humain.
– Comme une barque gîte si elle vient à prendre l’eau ? interroge Alessandro qui a souvent canoté sur le lac de Neuchâtel et qui a besoin de se faire, de ces savantes notions, une représentation imagée.
– C’est un peu cela. Guérir, c’est restaurer un équilibre qui était rompu.
– Voilà donc pourquoi certaines femmes sont à ce point chavirées ?
Deslon s’esclaffe, et rapporte le bon mot à Mesmer. Il entreprend ensuite de décrire le cœur même du dispositif mesmérien, une machine qui s’inspire de la bouteille de Leyde, un appareil capable d’emmagasiner et de transmettre le fameux fluide. La réaction des malades au traitement est proportionnelle à leur déséquilibre.
– Grâce à son procédé, le docteur Mesmer parvient à extraire du corps de ses patients, pratiquement sans douleur, les humeurs malignes qui sont cause de la maladie, poursuit Deslon. Toutefois, les femmes étant, comme chacun sait, plus sensibles des nerfs, il arrive qu’elles répondent exagérément au traitement, d’où les effets dont tu es parfois témoin.
Ainsi Alessandro portera longtemps au visage la trace des griffures infligées par l’une de ces Ménades. Si l’on en croit Deslon, son harmonie est à présent restaurée.
– Le docteur Mesmer, poursuit encore l’intarissable médecin, s’est rendu compte que tous les hommes, femmes comprises, sont en capacité de transmettre ce fluide, mais que seul le magnétiseur peut le canaliser, en augmenter ou en diminuer l’intensité à l’aide de certains gestes bien précis, qu’il appelle des « passes ». Je te précise que nous parlons ici de magnétisme animal, par opposition au magnétisme minéral, qui est la propriété de la pierre d’aimant.
Alessandro remercie Deslon pour ses éclaircissements et, le soir même, couche sur le papier, à l’intention de son officier traitant, ces informations essentielles.

Victime d’un succès croissant, Mesmer se met en quête de locaux plus spacieux. Il les trouve en l’hôtel Bullion, à l’angle des rues Coq-Héron et Orléans-Saint-Honoré. Il y fait installer la première des quatre machines qu’un ébéniste et un serrurier ont fabriquées d’après ses plans. Imaginez un large baquet octogonal, constitué de panneaux de noyer vernis, doublé de feuilles d’étain. Au centre, dissimulée aux regards, une grosse bouteille de Leyde reposant sur une couche de verre pilé et de limaille de fer, entourée d’autres flacons plus petits, remplis jusqu’au goulot d’eau magnétisée ; des bouquets d’hysope et de lavande – deux plantes connues pour accroître les effets bénéfiques de l’électricité – complètent le dispositif. Ce baquet est hérissé de tiges métalliques recourbées ; il en sort aussi des cordes, dont une extrémité baigne dans ce liquide chargé d’ions. On peut appliquer les premières sur les organes ou les membres douloureux ; les secondes servent à relier entre eux les patients, de sorte que le fluide universel les irrigue tous de manière égale.
Grave et concentré, le médecin va de l’un à l’autre pour pratiquer ses « passes ». Elles ne sont pas sans rappeler les gracieux mouvements du toréador. Mesmer effleure les cous, les épaules, les ventres et les gorges. Sous l’effet de ces caresses virtuelles, certains patients gémissent, d’autres frissonnent, tressautent, d’autres encore claquent des dents, convulsent ou éclatent d’un rire démoniaque : le baquet thérapeutique devient alors chaudron de sorcière.
Alessandro suggère quelques améliorations.
– L’on gagnerait à obscurcir un peu la pièce, avance-t-il. Les prêtres savent depuis longtemps qu’un demi-jour est propice au recueillement, qu’il exalte le mystère. De plus, certains débordements s’accommoderaient mieux d’un peu d’obscurité…
– Bien raisonné, mon ami ! le félicite Mesmer.
Il fait exécuter, dans un beau velours d’Utrecht couleur parme, d’épaisses tentures dont on voilera les fenêtres. Alessandro invite ensuite le patron à troquer son modeste habit vert-de-gris contre un costume de soie lilas ; il prétend même le coiffer d’un chapeau pointu. Mesmer se rebiffe :
– Je suis médecin, pas saltimbanque !
– Croyez-moi, monsieur, un tel accessoire fera forte impression, l’assure Alessandro. »

À propos de l’auteur

THIBERT_Colin_©Philippe_Matsas

Colin Thibert © Photo Philippe Matsas

Né en 1951 à Neuchâtel, Colin Thibert est écrivain et scénariste pour la télévision. Il a longtemps pratiqué le dessin et la gravure. En 2002, il a reçu le prix SNCF du Polar pour Royal Cambouis (Série Noire, Gallimard) puis s’est lancé dans le roman. Après Un caillou sur le toit (2015), il a publié aux éditions Héloïse d’Ormesson, Torrentius (2019), couronné par le prix Roland de Jouvenel, décerné par l’Académie française, Mon frère, ce zéro (2021), La Supériorité du Kangourou (2022) et Le chevalier fracassé (2023). (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Sous les feux d’artifice

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  RL_ete_2022

En deux mots
En juin 1864 une bataille navale un peu particulière a eu lieu en rade de Cherbourg puisqu’elle opposait un navire confédéré et un navire yankee. Ce combat, à l’époque où se développe le tourisme et où on inaugure le casino, attire les foules. Et incite un journaliste parisien à lancer un pari sur l’issue de l’affrontement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ah Dieu! que la guerre est jolie

Un combat naval entre Confédérés et Yankees a eu lieu au large de Cherbourg. C’est cet épisode aussi improbable que saisissant que Gwenaële Robert retrace dans ce roman plein de bruit et de fureur qui a attiré les foules sur la côte normande.

Charlotte a épousé Maximilien. Elle est désormais impératrice du Mexique et débarque pleine d’espoir en Amérique centrale, ne sachant pas que Napoléon III lui a offert une illusion, sans compter le dédain affiché par son mari à son encontre. Car l’armée française s’enlise dans une guérilla incompréhensible, notamment à cause d’une totale méconnaissance du terrain. «Finalement, ces Mexicains mal armés, indisciplinés, montraient une forme d’acharnement qui ressemblait au courage et mettaient en déroute les meilleurs soldats du monde». Autrement dit, son voyage de Veracruz à Mexico sera tout sauf une sinécure.
Pendant ce temps, Théodore Coupet, journaliste à La Vie française est envoyé en reportage à Cherbourg. Le spécialiste des potins mondains va couvrir l’inauguration du casino, mais rêve d’un scoop qui lui permettrait de gagner du galon. Peut-être que l’arrivée conjointe dans la rade de l’Alabama, navire sudiste, et du Kearsarge le Confédéré, lui offrira cette opportunité. Car on murmure que le capitaine sudiste, «cette tête brûlée de Semmes», entend engager la bataille contre son ennemi du nord. Assistant aux préparatifs, le reporter qui rêvait d’aller couvrir la guerre de Sécession, constate avec plaisir qu’elle «vient à lui pour l’arracher à la médiocrité de sa vie.»
L’idée qui germe alors dans sa tête pourrait même lui permettre de faire d’une pierre deux coups. Il suggère à Mathilde des Ramures, qui a trouvé refuge à Cherbourg, de parier sur la victoire du Nord, qu’il croit inéluctable, et refaire ainsi une partie de sa fortune. Car son mari flambeur les a entraînés vers la ruine et a été contraint de suivre le corps expéditionnaire au Mexique. Une belle occasion de se rapprocher de cette femme troublante. Mais pour ne pas éveiller les soupçons, il va charger Zélie Tissot, la jeune fille croisée dans le train, d’effectuer les transactions. Car la foule se presse sur la Côte. Ce combat est pour tous les curieux un formidable spectacle et un jeu qui peut même leur rapporter gros. La poudre va parler…
Tout comme c’est le cas de l’autre côté de l’Atlantique où le plan conçu par Napoléon III pour mettre fin au blocus en établissant un couloir de contournement par le Mexique piétine depuis deux ans déjà. Il y a pourtant urgence, car le blocus qui empêche les livraisons de coton asphyxie la soierie lyonnaise, la rubanerie stéphanoise, la broderie lorraine et de manière générale toute l’industrie textile. Sous les feux d’artifice, c’est bien l’inquiétude qui domine car l’issue des combats reste bien incertaine.
C’est à ce moment-charnière de l’Histoire, au moment où le commerce se mondialise, que Gwenaële Robert a consacré le temps du confinement. Une période qui lui a permis de se plonger dans son abondante documentation et concrétiser son projet de roman, né après une visite à Cherbourg et plus particulièrement au cimetière. C’est là qu’elle a découvert les tombes de George Appleby et James King du CSS Alabama et, à leurs côtés, de William Gowin de l’USS Kearsarge. Nourrie des chroniques de l’époque, elle a parfaitement su retranscrire l’ambiance et l’atmosphère du XIXe siècle, ajoutant à son scénario les intrigues qui rendent la lecture si plaisante. On ne s’ennuie pas une seconde et on en apprend beaucoup. Bref, c’est une belle réussite.

Sous les feux d’artifice
Gwenaële Robert
Le Cherche-Midi éditeur
Collection : Les Passe-murailles
Roman
000 p., 20,90 €
EAN 9782749173108
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Cherbourg et sur la côte normande. Il se déroule également au Mexique, de Veracruz à Mexico, sans oublier Paris, également évoqué.

Quand?
L’action se déroule du 10 au 17 juin 1864.

Ce qu’en dit l’éditeur
Seul le bruit de la fête peut couvrir celui de la guerre.
Lorsqu’un navire yankee entre en rade de Cherbourg un matin de juin 1864 pour provoquer l’Alabama, corvette confédérée que la guerre de Sécession condamne à errer loin des côtes américaines, les Français n’en croient pas leurs yeux.
Au même moment, Charlotte de Habsbourg, fraîchement couronnée impératrice du Mexique, découvre éberluée un pays à feu et à sang.
Le monde tremble. Mais le bruit des guerres du Nouveau Continent ne doit pas empêcher la France de s’amuser. Encore moins de s’enrichir. Théodore Coupet, journaliste parisien, l’a bien compris. Envoyé à Cherbourg pour couvrir l’inauguration du casino, il rencontre Mathilde des Ramures, dont le mari s’est ruiné au jeu avant de partir combattre au Mexique. Ensemble, ils décident de transformer la bataille navale en un gigantesque pari dont ils seront les bénéficiaires. À condition d’être les seuls à en connaître le vainqueur…
Pendant cette semaine brûlante, des feux d’artifice éclatent de chaque côté de l’Atlantique. Dans le ciel de Mexico comme dans celui de Cherbourg, ils couvrent les craquements d’un vieux monde qui se fissure et menace d’engloutir dans sa chute ceux qui l’ont cru éternel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Télégramme (Jean Bothorel)
Lisez.com (entretien avec Gwenaëlle Robert)
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Blog Des livres Des livres !

Les premières pages du livre
« 11 mai 1864
Océan Atlantique
Il ne l’a jamais touchée. Ni au soir de leurs noces, ni après. Pourtant cette nuit-là, ils ont dormi dans le même lit. Elle ne connaît rien aux choses du sexe, mais elle sait que c’est là que ça aurait dû se produire, le rapprochement de leurs deux corps vierges que séparait le voile d’une chemise de coton. Il ne s’est rien passé. Ils sont demeurés à distance l’un de l’autre, sous les draps empesés où leurs chiffres étaient partout brodés en rouge, son C enlacé à son M, comme une incitation à se mêler l’un à l’autre, en relief. Elle est restée longtemps immobile, les yeux fixés sur les lettres rouges qui se détachaient sur les draps, à la lueur du rayon de lune. Elle attendait de rencontrer sa peau, de sentir sa main sur son ventre, de deviner sa jambe contre la sienne, elle retenait son souffle, contractait ses muscles. Rien ne venait. Elle ne percevait même pas, sous les draps, la chaleur de son corps à lui, une sorte de rayonnement, l’électricité de sa chair. Il faisait froid comme la veille, dans le lit à une place où elle avait dormi seule. On eût dit qu’il était absent ou rejeté si loin qu’elle ne pouvait l’atteindre. C’était comme si un fleuve invisible traversait le lit, les condamnant à demeurer sur deux rives séparées. Lentement, elle a passé son doigt sur les boursouflures de coton des lettres brodées. Elle a senti sous la pulpe de son index l’injonction à s’unir, insistante, indiscrète, les courbes des majuscules enchâssées, C et M, Charlotte et Maximilien, et plus loin les initiales de leurs familles respectives, S-C et H, Saxe-Cobourg, Habsbourg, également enlacées. Soudain les initiales lui ont semblé obscènes, elle a repoussé le drap dans l’obscurité, elle s’est tournée vers lui, les yeux grands ouverts, effrayée de ce qui devait advenir, épouvantée qu’il n’advienne rien.

Il dormait. Elle l’a deviné à sa respiration régulière, au grognement plein de sommeil qu’il a émis en se retournant, soulevant le drap amidonné où s’est engouffré un air froid. Elle aurait dû être soulagée. La crainte de cet acte dont on n’avait rien pu lui dire – sauf qu’il était naturel et impérieux – s’éloignait. Elle bénéficiait d’un sursis. Mais celui-ci n’était pas moins inquiétant : et s’il durait toujours ? Est-ce qu’elle resterait vierge ? Est-ce qu’il ne l’aimait pas ? Était-ce sa faute ? Avant le mariage, on lui avait parlé de ses devoirs. « Tout dépend de l’épouse, de sa docilité et de sa capacité à se faire aimer. » Qui lui avait dit ça ? Sa femme de chambre ? Sa grand-mère ? Son confesseur ? L’avait-elle lu quelque part ? Elle était responsable de la bonne marche des choses. Responsable, c’est-à-dire coupable, si l’opération prenait un tour inattendu.

Dans l’obscurité de la chambre conjugale, Charlotte devinait confusément les conséquences dramatiques de cette nuit manquée. Elle voulait se rassurer. Ils n’étaient certainement pas les seuls, d’autres couples devaient vivre ainsi. Mais qui ? Elle a cherché dans son entourage, dans les ramifications de la famille royale de Belgique. Partout autour d’elle, des bourgeons surgissaient, des nourrissons braillards attestaient des mariages dûment consommés, les ventres belges, les ventres français, tous fécondés par des princes. Un frisson l’a parcourue, elle avait froid, elle était seule. Sa main a cherché à tâtons le drap. Elle l’a remonté sous son menton. Elle a fermé les yeux, est descendue au fond d’elle-même, là où tout s’éclaircissait, là où sa volonté ne rencontrait aucun obstacle.
Elle s’est promis que personne ne saurait rien de cet échec. Ni son père, ni ses frères, ni aucun des membres de sa belle-famille, ces Habsbourg empesés, obsédés par leur lignage. Elle a consacré le reste de la nuit à triturer l’abcès de cette blessure d’orgueil – après, elle n’y penserait plus. Elle se l’interdirait.

Lorsque l’aube s’est levée, elle n’avait pas dormi. C’est bien : il fallait afficher une petite mine. Au déjeuner, on lui a trouvé un air fatigué, mais résigné. Elle n’a pas démenti. Charlotte fait toujours ce qu’on attend d’elle.

Maintenant, sur le pont du bateau, elle y pense sans douleur. Son mari est accoudé au bastingage de la frégate, il regarde au loin, il aime la mer passionnément. Elle est le décor idéal pour ses épanchements mélancoliques, les rêveries de son esprit malade, gavé des poèmes romantiques mal digérés – Goethe, Hölderlin, Byron. Charlotte a craint jusqu’au moment du départ qu’il ne vienne pas. Maximilien a montré ces derniers temps des accès de mélancolie intense, des heures entières à rester prostré, muet, immobile tandis qu’elle se démenait pour remplir les malles, donner des ordres, boucler les préparatifs. Le dîner de gala organisé en l’honneur de leur départ a failli tourner au fiasco lorsqu’il s’est retiré brusquement, les épaules secouées par des spasmes nerveux. Son médecin a eu beau affirmer aux convives que ce n’était rien, la fatigue, le temps orageux, personne n’a été dupe. Le cadet des Habsbourg a passé la soirée enfermé dans le pavillon du parc, abattu, criant à travers la porte au valet envoyé par sa femme : « Je ne veux plus entendre parler du Mexique ! »

Charlotte s’est appliquée à faire oublier l’incident. Elle a présidé le souper avec beaucoup de naturel et de grâce, assuré une conversation brillante avec ses voisins, en italien, en espagnol, en français – toutes les langues sont faciles pour elle. Elle a fait les honneurs du château de Miramare, a guidé les invités dans le parc tandis qu’un orchestre invisible jouait des valses viennoises. On l’a trouvée rayonnante, son nouveau titre d’impératrice lui allait à merveille, c’est ce qu’ils disaient tous. Elle acquiesçait : c’est vrai qu’elle est faite pour régner, elle le sait depuis toujours – ces choses-là se devinent très tôt affirmait son père, le roi de Belgique. Mais toute princesse qu’elle était, elle n’était qu’une fille qui, pour son malheur, avait épousé le frère cadet d’un empereur : la mauvaise équation qui vous condamne à rester dans l’ombre, à regarder les souverains régnants avec envie et tristesse, à attendre un tour qui ne viendra peut-être jamais. On ne parle pas du malheur de n’être pas dynaste, on l’éprouve en secret, comme une maladie honteuse. Il faut pour vous en délivrer un événement tragique, ou une nouvelle inattendue, une couronne qui vous tombe du ciel : pour elle, ça a été celle du Mexique, et même si son mari montrait des réticences à la coiffer, elle savait que c’était leur seule chance de régner, de guérir de l’obsession de l’ordre de succession.

Quand les derniers convives sont partis, elle s’est laissée tomber sur son lit, épuisée, satisfaite d’avoir sauvé la face. Elle fait cela mieux que personne, depuis toujours. La vie est un devoir qu’il faut accomplir, on le lui répète depuis vingt-quatre ans. Quand bien même on aurait droit à une part de faiblesse, son mari a tout pris, il n’y a plus rien pour elle.

Depuis qu’on est en mer, Maximilien va mieux. Il parle avec les marins, il s’intéresse aux machines, aux cartes. Chaque matin, dans le silence de sa cabine, il se consacre à la rédaction d’instructions destinées à la future chancellerie. Il dessine des uniformes. Ensuite, il déjeune avec elle. À ceux qui les côtoient sur le Novara, ils offrent le spectacle d’un couple pudique mais harmonieux. Heureux même, si tant est que l’équipage d’un bateau soit à même de juger des états d’âme de Leurs Majestés. Pour elle, ça ne fait pas de doute, ça se voit. Elle n’a jamais été aussi belle, un peu exaltée quand même avec ses yeux brillants et ses joues qui rosissent si facilement. Elle a le sentiment enivrant d’accomplir son destin, enfin. Elle a grandi avec l’idée de régner. On l’a élevée pour ça, on l’a mariée pour ça. Pourtant, tout a mal commencé. Elle n’a connu d’abord que l’échec –son mariage, le royaume de Lombardie-Vénétie perdu après deux ans de règne, à peine. Ensuite, la solitude, l’ennui entre les murs de Miramare.

À vingt-quatre ans, Charlotte prend sa revanche. En devenant impératrice du Mexique, elle répond à toutes les espérances, les siennes d’abord. Reste à découvrir le peuple qu’elle a promis de servir, le pays sur lequel elle règne déjà, qui est loin et un peu inquiétant à cause de la guérilla et des régimes qui se sont succédé sans jamais réussir à y garantir la paix. Elle sait que l’armée française y piétine depuis deux ans, ce qui est mauvais signe attendu que c’est la plus puissante du monde. Mais elle a vu des photos, des peintures superbes rapportées à Miramare par la délégation d’Estrada. La végétation est splendide. On lui a montré d’extraordinaires collections de papillons, des colibris. Des cactus par milliers. Des temples éboulés entre des palmiers, les Maranta, les Gloxinia, ces noms mystérieux tracés au crayon sur des planches par des herboristes voyageurs. Et d’autres images de jungle, où des rideaux de lianes pendent langoureusement dans une débauche de tiges et de feuilles, où l’on devine une chaleur moite, rampante, dont elle sent confusément la sensualité. Dans son esprit la jonction se fait entre son désert conjugal et la verdeur luxuriante de son empire. Elle devine un décor où renaître, l’humidité chaude qui remonterait par capillarité et viendrait inspirer son époux, peut-être. Elle goûte par anticipation ses noces enfin vengées dans la moiteur de la jungle mexicaine.

Elle sourit, tout ira mieux là-bas, tout s’arrangera. D’ailleurs, ce n’est plus si loin. On approche de la Jamaïque. L’océan lui a semblé petit, très facile à traverser, plein d’animation. Le Novara a croisé des navires américains, des corvettes sudistes surtout, condamnées à errer sur le globe tant que durera la guerre de Sécession. On s’est salué de loin, avec respect et courtoisie – révérence discrète, gestes de déférence, sourires. Charlotte a reconnu dans ces forceurs de blocus des gentlemen, des nostalgiques de l’ordre ancien qui regardent dans la même direction, c’est-à-dire par-dessus leur épaule, laudator temporis acti. Pour elle, c’est le contraire. Que regretterait-elle du monde ancien dont l’ordre immuable la condamnait à jouer les seconds rôles, fille écartée du trône par la loi salique, épouse d’un cadet interdit de couronne ? Charlotte est tout entière tournée vers l’avenir, et l’avenir c’est cet empire que le Vieux Monde impose au Nouveau, preuve qu’il fait encore la loi sur le globe. À la messe quotidienne célébrée sur le pont, elle a prié pour la victoire des gentlemen sudistes. Par pur idéal ? Pas seulement. Elle sait que le nouvel empire du Mexique est destiné à mettre un frein à l’expansion yankee qui inquiète la France. Texas, Arizona, Californie, Nouveau-Mexique: ces États récemment tombés dans l’escarcelle américaine seront leurs nouveaux voisins. Elle devine que les relations diplomatiques seraient plus fluides si la Confédération gagnait la guerre. Il est toujours plus facile de s’entendre avec des gentlemen : on parle la même langue.

Le reste de la traversée, Charlotte l’a mis à profit pour organiser sa cour, rédiger une sorte d’étiquette inspirée de celle qu’elle a connue en Belgique. Ce sera raffiné et grandiose, un genre de Laeken tropical. Oui, tout s’arrangera. Napoléon III leur a promis une armée de vingt-cinq mille hommes et deux cent soixante-dix millions de francs, de quoi mettre un peu d’ordre en somme. Elle sort de son corsage le billet qu’elle garde toujours sur elle, comme un talisman: « Vous pouvez être sûre que mon appui ne vous manquera pas pour l’accomplissement de la tâche que vous entreprenez avec tant de courage. » Elle n’a rien à craindre. C’est l’empereur des Français qui l’a écrit. Un homme de parole et d’honneur, au sens où on l’entend dans notre immortelle Europe. »

À propos de l’auteur
ROBERT_gwenaele_©Le_Pays_MalouinGwenaële Robert © Photo Le Pays Malouin

Gwenaële Robert est professeur de lettres et écrivain. Elle a publié trois romans chez Robert Laffont dont Le Dernier Bain, prix Bretagne 2019. Elle vit à Saint-Malo.

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La fugue thérémine

VILLIN_la_fugue_theremine  RL_ete_2022

En deux mots
Durant les années folles un ingénieur russe développe un instrument révolutionnaire qui permet de créer des sons à l’aide de ses bras. Les soviétiques décident de l’envoyer en Europe et aux États-Unis pour une tournée de concerts. Le triomphe de ces représentations va le pousser à prolonger son séjour. Il reste toutefois surveillé.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’ingénieur visionnaire et le système soviétique

Dans cette étonnante biographie romancée, Emmanuel Villin retrace la vie de Lev Sergueïevitch Termen. Cet ingénieur russe a révolutionné le monde musical, goûté au goulag et succombé dans l’indifférence. Le voici réhabilité.

En refermant ce roman, il faut quasiment se pincer pour être sûr qu’on n’a pas rêvé. La folle histoire de Lev Sergueïevitch Termen n’est en effet pas née de l’imagination d’Emmanuel Villin. Comme nous l’apprend sa fiche sur Wikipédia, cet ingénieur russe a bel et bien existé, son nom ayant été francisé en Léon Thérémine. Thérémine comme le nom de l’instrument qu’il a inventé et qui a subjugué les foules dans les années 1920.
Mais avant la grandeur, l’auteur préfère commencer par la décadence avec un chapitre initial qui se déroule en 1938 et raconte l’exfiltration de l’ingénieur à New York pour le ramener à Moscou à bord d’un cargo. Sans doute parce que le Kremlin considérait qu’il avait perdu le contrôle sur son agent.
Tout avait pourtant si bien commencé! Son instrument de musique est si révolutionnaire que les soviétiques décident d’organiser une tournée européenne pour démontrer le génie de ses savants. De Berlin à Paris puis à Londres, il crée «la sensation devant un public stupéfait par ce prodige qui, debout derrière une sorte de pupitre d’écolier surmonté d’une antenne, parvient à extirper des sons à partir du vide, se contentant de déplacer ses mains dans l’air tel un chef d’orchestre conduisant un ensemble invisible. Les spectateurs venus en foule sont restés sans voix devant ce jeune homme aux yeux bleu-gris, les cheveux frisés, le visage barré d’une fine moustache blonde, un peu perdu dans son habit noir, qui pétrit l’air, le caresse, effilant de ses doigts fins cette musique mystérieuse, née hors de tout instrument. Frappés d’admiration, des milliers de curieux ont acclamé le jeune thaumaturge qui affichait sur scène un visage extasié. Lev a intégré à ses performances un système de jeu de lumière — l’illumovox — directement connecté à son instrument et qui répond aux variations de tonalités.»
Le succès est tel que l’Amérique le réclame. Une nouvelle tournée de trois semaines est programmée, avec un égal triomphe.
Lev se sent alors pousser des ailes et transforme la suite de son hôtel en laboratoire pour y poursuivre ses recherches. Il cherche aussi des interprètes capables de le suppléer sur scène. Parmi eux, Clara est la plus douée. Il va très vite tomber amoureux d’elle. Sauf qu’il est déjà marié et que Katia se languit de son mari. Après avoir rongé son frein, elle se décide à rejoindre Lev à New York.
Les retrouvailles sont plutôt glaciales. Lev parvient à éloigner Katia en lui trouvant un appartement dans le New Jersey, où vivent de nombreux immigrés russes, et mène alors la belle vie aux côtés de Clara, écumant les cabarets. «Les années folles foncent à toute allure» et donnent même à l’inventeur l’idée d’un appareil qui fonctionnerait sur les mouvements des danseurs plutôt que des bras.
«Lev est en Amérique depuis un peu plus d’un an et possède déjà quatre smokings, autant de cannes et le double de paires de boutons de manchettes. Le bolchévique a désormais des allures de dandy. Bientôt, il achètera une Cadillac, un petit V8 coupé qu’il choisira noir par souci de discrétion. En haut lieu, on surveille la transformation avec circonspection, mais pour l’instant on laisse aller, la mayonnaise semble prendre, veillons à ne pas la faire tourner en intervenant trop vite, et puis cet embourgeoisement n’est-il pas la couverture parfaite?»
Avec deux associés, il crée une société dont l’ambition est de produire puis vendre un appareil par foyer américain. Pour cent soixante-quinze dollars il propose son premier modèle, le RCA Theremin et voit les clients se presser pour tester «cette machine étrange et magique». Parallèlement, il multiplie les inventions. Il travaille d’arrache-pied sur un signal pour batterie de voiture; un signal pour la jauge d’huile d’une voiture; un émetteur radio pour la police; une machine à écrire sans fil capable d’envoyer directement des articles à une rédaction ou encore un véhicule porté par un champ magnétique pouvant ainsi traverser un pont invisible. Mais nous sommes en 1929 et la crise économique va briser son entreprise en quelques semaines, marquant ainsi la fin de son état de grâce.
Dans la seconde partie du roman, Emmanuel Villin va nous raconter les années noires qui ont suivi et l’énorme gâchis qui en est résulté. L’épopée scientifique vire alors au drame politique. On passe des scènes newyorkaises aux camps du goulag.
Avec Miguel Bonnefoy et son roman L’inventeur, voici un second roman qui nous permet de découvrir un scientifique oublié du siècle passé. Une sorte d’inventaire des occasions manquées.

La fugue thérémine
Emmanuel Villin
Asphalte éditions
Roman
168 p., 18 €
EAN 9782365331159
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, notamment à New York. On y évoque une tournée européenne passant par Londres, Berlin et Paris et l’Union soviétique, de Moscou aux camps du goulag en Sibérie.

Quand?
L’action se déroule durant quasiment tout le XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Né sous le tsar, mort en 1993, Lev Thérémine a été soldat de l’Armée rouge, a rencontré Lénine, est parti à la conquête des États-Unis, a connu la fortune… et le goulag. En 1920, cet ingénieur russe de génie a conçu un instrument de musique avant-gardiste, le seul dont on joue sans le toucher : le thérémine. Au seul mouvement des mains, l’électricité se met à chanter, produisant un son étrange, comme venu d’ailleurs. De Hitchcock aux Beach Boys, de la musique électronique à Neil Armstrong, c’est tout un pan de la culture populaire du XXe siècle qui va succomber au charme envoûtant du thérémine.
Dans La Fugue Thérémine, Lev est le héros du roman de sa vie, entre ses glorieuses tournées européennes et américaines à la fin des années 1920, le faste de sa vie new-yorkaise et ses amours déçues à l’ombre de la Grande Dépression. Mais malgré le succès de son invention, personne dans les hautes sphères soviétiques n’oubliera de le rappeler à l’ordre concernant sa mission.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le 1 Hebdo
Cultures sauvages


Emmanuel Villin présente La fugue Thérémine © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Ouverture
Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. Matinal, Lev procède à sa toilette quotidienne dans la salle de bain de l’étage. Alors qu’il a fermé le robinet d’eau chaude et appuie la lame affûtée de son rasoir à la base de son cou, un deuxième coup de sonnette retentit. Les joues couvertes de savon à barbe bientôt rosi d’un filet de sang, il contemple un instant sa figure pâle traversée par une ombre d’effroi. Il reste ainsi de longues secondes, les bras ballants, face au miroir qui lui renvoie l’image de l’homme qu’il est devenu et que, tôt ou tard, on cherchera à effacer, avant qu’une troisième sonnerie, plus appuyée cette fois, le sorte de sa torpeur.
Se ressaisissant, il s’empare d’une serviette éponge pour retirer la mousse de son visage et, sans vraiment y croire, en dissiper le trouble. Une volée de marches le conduit au rez-de-chaussée. De son pied, il pousse sur le paillasson le journal du matin, s’attarde quelques secondes sur la manchette puis se résout à ouvrir la porte d’entrée. Deux hommes vêtus du même pardessus gris lui font face. L’un d’eux, le plus massif, se saisit fermement de la poignée extérieure, interdisant à Lev le moindre mouvement de recul. Il ne les connaît pas, mais inutile d’échanger un mot, il sait pourquoi ces deux-là sont venus. Et inutile de les laisser retourner l’appartement, Lev leur facilitera la tâche. Aussi leur demande-t-il de patienter dans le vestibule le temps de finir de se préparer.
De retour à l’étage pour passer un complet et nouer une cravate, il entreprend de réunir quelques effets personnels, mais dans la précipitation ne trouve pas ce qu’il cherche, fait tomber un verre en cristal qui se brise en mille éclats qu’il piétine sans même s’en rendre compte. Alors il jette dans le sac en cuir brun que vient de lui offrir son épouse pour son anniversaire des objets inutiles, tout ce qui veut bien passer sous sa main à cet instant, divers papiers à en-tête de sa société, une minuscule poupée russe ainsi que son fer à souder au gaz.
Lavinia, que l’agitation de son mari a fini par tirer du sommeil, passe la tête par la porte de la chambre entrouverte et l’interroge. Lev l’informe qu’il doit partir en voyage d’affaires, un contrat à conclure de toute urgence, aucune raison de s’inquiéter, il sera de retour dans deux ou trois jours. La jeune femme affiche un air d’abord circonspect qui vire brusquement à la frayeur. C’est qu’elle vient de repérer les deux hommes en imperméable en bas de l’escalier. L’un d’eux consulte sa montre-bracelet en métal gris tandis que le second appuie son dos de lutteur contre la porte d’entrée, sans un regard ni un mot pour elle. Lev rassure à nouveau sa femme, lui promet que tout va bien et qu’il la retrouvera très prochainement.
Comme il s’engage dans l’escalier, Lavinia, vêtue d’une simple chemise de nuit en soie carmin, attrape son mari par le bras, le somme de la mettre au courant de ses véritables intentions, mais celui-ci se dégage et se dirige vers la sortie. Elle le suit sans prendre la peine de revêtir un peignoir, hausse la voix, imaginant qu’une scène devant des inconnus pourrait embarrasser son mari, lequel se trouverait alors contraint de lui fournir quelque explication. Mais elle est stoppée net par les deux types qui lui font barrage, le poing serré sur ce que Lavinia jurerait être un revolver. Ils lui signifient d’un coup d’œil sans équivoque qu’il serait vain d’aller plus loin, avant de pousser Lev sur le trottoir et de claquer la porte au nez d’une Lavinia sidérée.
La suite se déroule tout aussi vite. Une Chevrolet Master Deluxe noire est garée au pied de l’immeuble, moteur allumé. Un troisième acolyte, qui se tient au volant, ouvre la portière arrière, dite « porte suicide », commode pour précipiter à pleine vitesse un homme sur le pavé, et par laquelle Lev est poussé sans ménagement à l’intérieur. Aussitôt, la voiture aux allures de corbillard, dont la lunette arrière est obstruée par un rideau à fronces, dévale l’avenue en trombe.
Assis entre ses deux ravisseurs, Lev garde la tête baissée sans même un regard pour cette ville où il a vécu dix ans et, compte tenu des circonstances, qu’il sait n’avoir aucune chance de revoir un jour. Tout juste jette-t-il un coup d’œil circulaire à l’intérieur de l’habitacle tapissé de velours mastic qui lui évoque les murs d’une cellule capitonnée. Pas plus que chez lui une demi-heure plus tôt il n’oppose de résistance, conscient de ne disposer d’aucune échappatoire. Serrant sur ses genoux son sac en cuir, il demande quand sa femme pourra le rejoindre, mais n’obtient en guise de réponse que trois visages impassibles.
La Chevrolet continue sa descente vers la façade fluviale enserrant l’île comme les mâchoires d’un Léviathan. Arrivé à hauteur de Soho, le véhicule oblique vers l’est, traverse le Holland Tunnel, longe Liberty State Park pour arriver à proximité de Claremont Terminal. Une fois garés derrière un entrepôt à l’abri des curieux, les deux hommes poussent Lev à l’extérieur et lui donnent l’ordre de se déshabiller avant de lui fournir un pantalon de pont et un caban crasseux. Cela fait, ils se débarrassent de ses vêtements civils dans une benne à ordures, provoquant la débandade d’une horde de rats répugnants.
Arrive, comme sorti de nulle part, un homme en tenue de marin. Sans échanger le moindre mot avec ce dernier, le duo de la Chevrolet lui confie Lev avant de remonter à bord de leur véhicule, d’où ils observent les deux s’éloigner vers le quai où est amarré un cargo vraquier prêt à prendre le large. L’opération n’a pas pris plus d’une heure.

Tandis que son mari s’apprête à quitter secrètement le pays, Lavinia se trouve toujours dans l’entrée. Elle s’est assise à même le sol et ramasse maintenant le New York Times du 15 septembre 1938 piétiné par les deux inconnus. Les yeux brouillés de larmes, elle survole les gros titres, comme si elle pouvait y trouver une réponse au cauchemar qu’elle est en train de vivre. Le quotidien affiche en une des événements de la plus haute importance. Son regard s’arrête sur les titres en caractères gras qui évoquent notamment le retour en urgence du président Roosevelt à Washington à la suite des tensions extrêmes en Europe, le voyage du Premier ministre Chamberlain à Berlin où il doit rencontrer Hitler, l’affaire du sandjak d’Alexandrette.
Elle tourne machinalement les pages à la recherche d’une explication qu’elle sait pourtant ne pas pouvoir trouver dans le journal. Aussi se contente-t-elle de fixer du regard la photographie de Marilyn Meseke, qui vient d’être élue Miss America, douzième du nom. La jeune femme de vingt et un ans originaire de l’Ohio pose dans la grande salle du Steel Pier, un parc d’attractions d’Atlantic City, affublée d’une couronne, un sceptre dans une main et un immense trophée dans l’autre, les épaules couvertes d’une longue cape ourlée qui lui donne cet air maladroit de petite fille jouant à la princesse dans un royaume de carton-pâte. Lavinia, elle, pressent que la fin du conte de fées vient de sonner.
Alors, dans la solitude de son appartement froid et désert, toujours vêtue de sa chemise de nuit sur laquelle perlent des larmes, elle se relève pour esquisser quelques pas de danse, les paupières closes, cherchant à lier son âme à celle de son mari qui vient de disparaître sous ses yeux et dont elle s’aperçoit qu’elle ignore presque tout. Elle n’a maintenant d’autre secours que ces rituels ancestraux pour convoquer une puissance invisible, une danse qui est autant un moyen de résistance qu’une façon de partager sa douleur. Ses pieds se mettent à bouger, puis ses bras, sa tête, et bientôt tout son être entre en mouvement, se renverse, se penche. Lavinia garde les yeux fermés, cependant que son corps agité et tremblant se cambre, se courbe, se brise de mille manières ; les mouvements infinis de ses membres se croisent et se confondent dans un tourbillon, jusqu’à ce qu’elle perde connaissance, glissant sur le sol, auréolée de la longue chemise de nuit en soie qui forme autour d’elle comme une nappe de sang.

Première partie
LA masse puissante du Majestic s’apprête à quitter le port de Southampton, encore enveloppé dans une épaisse brume. Le paquebot a pour destination New York, où il arrivera six jours plus tard. Parmi le millier de membres d’équipage et les deux mille passagers, dont environ neuf cents émigrants, se trouve celui qu’on appelle désormais Léon Thérémine. Sur la fiche que les autorités américaines lui demanderont de remplir à son arrivée à Ellis Island, il inscrira cependant :

Nom : Lev Sergueïevitch Termen
Né le : 27 août 1896 à Saint-Pétersbourg
Profession : ingénieur
Situation : célibataire

Ce qui n’est que partiellement exact.
Lev n’appartient ni à la classe des émigrants ni à celle des touristes : il est une sorte d’envoyé spécial, digne représentant de la classe ouvrière russe, chargé de conquérir les États-Unis d’Amérique après avoir enchanté l’Europe. Il voyage en première classe. Il est en mission. Celle-ci, d’une durée initiale de six semaines, durera dix ans.
Dehors, l’air est glacial. Un vent arctique violent souffle sur le sud de l’Angleterre, plongé dans ce que les annales météorologiques retiendront comme le Great Christmas Blizzard. Le Russe en a vu d’autres et ce qui le préoccupe, en ce matin du 14 décembre 1927, ce n’est pas l’épaisse couche de neige qui recouvre les environs. »

Extraits
« Lev a le triomphe modeste. De Berlin à Paris puis à Londres, il vient en effet de boucler une tournée au cours de laquelle il a créé la sensation devant un public stupéfait par ce prodige qui, debout derrière une sorte de pupitre d’écolier surmonté d’une antenne, parvient à extirper des sons à partir du vide, se contentant de déplacer ses mains dans l’air tel un chef d’orchestre conduisant un ensemble invisible. Les spectateurs venus en foule sont restés sans voix devant ce jeune homme aux yeux bleu-gris, les cheveux frisés, le visage barré d’une fine moustache blonde, un peu perdu dans son habit noir, qui pétrit l’air, le caresse, effilant de ses doigts fins cette musique mystérieuse, née hors de tout instrument. Frappés d’admiration, des milliers de curieux ont acclamé le jeune thaumaturge qui affichait sur scène un visage extasié. Lev a intégré à ses performances un système de jeu de lumière — l’illumovox — directement connecté à son instrument et qui répond aux variations de tonalités. Tandis qu’il frôle une touche invisible dans l’espace, une lumière projetée sur un écran passe par toutes les nuances spectrales, du vert sombre au rouge éclatant, sans autre limite que la perception visuelle. Lev ne se contente pas de jouer de la musique, il la colore et la rend visible, inventant ni plus ni moins le principe du spectacle son et lumière. La presse compare les spectateurs sortant des représentations aux premiers fidèles après la révélation des miracles. On prédit même la disparition des musiciens, anéantis par l’électricité, remplacés par le seul chef d’orchestre qui, face au public et non plus de dos, conduirait les ondes de ses propres mains. » p. 27

« On comprendra aisément que Lev, s’il a eu chaud, souhaite garantir ses arrières et, conseillé par le cabinet de droit de la propriété intellectuelle Dowell & Dowell, s’empresse de déposer à son tour un brevet détaillant les caractéristiques de son instrument. Sous le n° 1661058, celui-ci précise ainsi qu’il s’agit d’un « système de génération de sons commandé par la main et comprenant un circuit électrique incorporant un générateur d’oscillations, ledit circuit comprenant un conducteur ayant un champ qui, lorsqu’il est influencé par une main se déplaçant à l’intérieur, fera varier la fréquence de résonance dudit circuit en fonction du mouvement de ladite main uniquement, et un circuit d’émission de tonalités connecté audit circuit d’émission de tonalités en fonction des variations électriques se produisant dans le circuit. » La rédaction est certes absconse, mais on n’est jamais trop prudent. » p. 48-49

« Lev est en Amérique depuis un peu plus d’un an et possède déjà quatre smokings, autant de cannes et le double de paires de boutons de manchettes. Le bolchévique a désormais des allures de dandy. Bientôt, il achètera une Cadillac, un petit V8 coupé qu’il choisira noir par souci de discrétion. En haut lieu, on surveille la transformation avec circonspection, mais pour l’instant on laisse aller, la mayonnaise semble prendre, veillons à ne pas la faire tourner en intervenant trop vite, et puis cet embourgeoisement n’est-il pas la couverture parfaite? Lev passe néanmoins le plus clair de son temps habillé d’une blouse blanche pour mettre au point de nouveaux appareils électroniques et des instruments de musique, dont la première boîte à rythme, le thérémine à clavier ou le violoncelle thérémine, qui se joue, comme il se doit, sans frotter la moindre corde. Entre deux coups de fer à souder, Lev reçoit les personnalités les plus en vue de l’époque, parmi lesquelles un trio de violonistes prometteur composé du jeune Yehudi Menuhin, de Charlie Chaplin et d’Albert Einstein. Le premier se fait discret, le deuxième s’empresse d’acquérir un exemplaire du modèle RCA. Quant au troisième, qui a assisté à la première démonstration du thérémine à Berlin, il aime à converser longuement avec Lev. L’auteur de la théorie de la relativité générale lui fait part de son intérêt pour l’interaction entre musique et figures géométriques – deux ans plus tard, Lev mettra au point le rythmicon, un instrument capable de reproduire des dessins sur un projecteur.
Un après-midi qu’il se trouvait dans l’atelier de Lev, l’Allemand aux cheveux hispides expose à son hôte sa conception de la musique et de la composition.
Voyez-vous, Beethoven crée de la musique, alors que celle de Mozart est si pure quelle semble avoir toujours existé dans l’univers, comme si elle attendait d’être découverte par lui. En ce qui me concerne, j’applique ni plus ni moins la même démarche: comme lui, je cherche à découvrir la musique des sphères, explique-t-il, affichant son éternel visage bienveillant. » p. 60-61

« Cependant, en septembre, un statisticien estime que les cours de la bourse ont atteint ce qu’il considère être un plateau perpétuel et juge qu’un krach est inévitable. Peu nombreux sont ceux qui prêtent l’oreille à ce trouble-fête; tout le monde plane, ivre de progrès et d’une prospérité que rien ne semble pouvoir entraver. Le même mois, le New York Times annonce la mise sur le marché pour cent soixante-quinze dollars du RCA Theremin, premier modèle de l’instrument de Lev à être commercialisé. La publicité qui accompagne cette sortie souligne que l’appareil n’exige aucune formation et que tout le monde peut en jouer simplement en bougeant les mains. «Même Aladin devait frotter sa lampe, laquelle ne jouait même pas de musique!» ironise la réclame, et Lev d’être présenté comme supérieur à un génie. On peut essayer l’instrument au showroom Wurlitzer sur la 42° rue. Un manuel d’utilisation est édité, illustré de photographies d’une élève de Lev, Zenaide Hanenfledt, fille d’un général du tsar naturalisée américaine. Les clients se pressent pour tester cette machine étrange et magique. » p. 78

« – un signal pour batterie de voiture;
– un signal pour la jauge d’huile d’une voiture;
– un émetteur radio pour la police;
– une machine à écrire sans fil capable d’envoyer directement des articles à une rédaction;
– un véhicule porté par un champ magnétique pouvant ainsi traverser un pont invisible.
Si en ce début de XXI° siècle on attend toujours la dernière, force est de reconnaître que Lev a, avec quelques longueurs d’avance, anticipé Internet et le courrier électronique. Les trois associés sont sur la bonne voie. » p. 99

À propos de l’auteur
VILLIN_emmanuel_©DR_librairie_mollatEmmanuel Villin © Photo DR – Librairie Mollat

Emmanuel Villin est né en 1976. Sporting Club, son premier roman (sélection Prix Stanislas du Premier Roman, Lauréat Prix Écrire la ville 2019) est sorti chez Asphalte en 2016 (Folio, 2018). A suivi Microfilm en 2018. La Fugue Thérémine est paru en 2022.

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Monument national

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Sélectionné pour le Grand Prix RTL-Lire 2022

En deux mots
Serge Langlois, un acteur qui a connu son heure de gloire et fait figure de monument national, vit dans un château à la lisière de la forêt de Rambouillet avec toute sa tribu. Pour remplacer une nurse congédiée, il va faire appel à une mère célibataire accompagnée de son fils. Les problèmes vont alors s’accumuler.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Machinations à Rambouillet

Julia Deck nous régale avec une tragi-comédie qui réunit sous un même toit, un château à Rambouillet, la famille recomposée d’une vedette de cinéma et le personnel de maison, pas toujours recommandables. Cohabitation et confinement vont provoquer des étincelles.

Ce pourrait être l’histoire d’un domaine avec château et piscine situé en lisière de la forêt de Rambouillet. Ce pourrait encore être l’histoire de la tribu qui y vit, malgré l’état de délabrement assez avancé du lieu. Le maître des lieux s’appelle Serge Langlois, ancienne gloire du cinéma français, peu avare d’anecdotes. Sa troisième épouse Ambre, qui a trente ans de moins que lui et s’occupe d’entretenir la légende en postant régulièrement des photos sur son compte instagram suivi par un demi-million d’abonnés. Leurs trois enfants, des jumeaux adoptifs, Joséphine la narratrice et son frère Orlando, rebaptisé Ory et Virginia, la demi-sœur qui a à peu près l’âge d’Ambre. Fille de Carole, la première épouse de Serge, elle va prendre la direction de Los Angeles où elle rêve de devenir chanteuse. Avec eux vit un personnel encore assez fourni composé de Ralph, le chauffeur, Anna la nurse, Madame Éva l’intendante, Hélène la cuisinière et Julien le jardinier.
Ce pourrait enfin être l’histoire de ceux qui vivent à quelques dizaines de kilomètres de là, dans le 93, à commencer par Cendrine Barou, caissière au Super U. Elle vit là sous un nom d’emprunt avec son fils, après avoir fui le domicile conjugal. Elle partage ses journées avec Aminata, splendide femme qui officie à l’autre caisse. Les deux femmes vont être invitées par le bel Abdul, danseur athlétique dont l’heure de gloire aura été d’apparaître dans un clip de MC Solaar. Mais la liaison qu’il aura avec Aminata sera aussi courte que sa carrière artistique. Tandis qu’Aminata trouve en Mathias, son patron qui a pris fait et cause pour les gilets jaunes, un nouvel horizon, Abdul se convertit en coach sportif.
Mais, vous l’avez compris, ce sont toutes ces histoires qui vont converger pour donner l’un des romans les plus truculents de cette rentrée.
C’est en lisant un entrefilet dans Madame Figaro que Sophie de Mézieux a l’idée de recourir aux services d’Abdul, bientôt suivie par sa voisine Ambre. Le coach sportif ne va tarder à gagner sa confiance et, assez vite, va s’installer au château. Après quelques semaines, on décide d’organiser une fête et d’inviter les amis d’Abdul. C’est ainsi que la petite troupe du 93 arriva au château. Un événement loin d’être anodin puisque lorsque Anna sera congédiée, Ambre va proposer à Cendrine de prendre sa place. Le loup était dans la bergerie.
Du coup cette pièce de boulevard va virer au polar. Les événements s’emballent et personne n’en sortira indemne. La joyeuse comédie basée sur la rencontre de classes sociales différentes laisse place à une guerre sans merci. D’autant qu’un vieux fait divers refait surface, que convoitise et cupidité s’en mêlent et que, pour avoir sa part de gâteau chacun, ou presque, est prêt à remiser sa morale au placard.
Julia Deck s’amuse et nous amuse. On se régale de sa machiavélique construction où se croisent Brigitte et Emmanuel Macron, les émissions de Christophe Hondelatte et certains éléments biographiques de Johnny Halliday. Jusqu’à un épilogue à la Agatha Christie. Après Le triangle d’hiver et Sigma et Propriété privée, la romancière poursuit dans la satire sociale avec le même mordant, ajoutant cette fois au pathétique une note tragique. Pour notre plus grand plaisir!

Signalons que l’on peut suivre les travaux de Julia Deck durant sa résidence d’artiste à l’Université de Tours

Monument national
Julia Deck
Éditions de Minuit
Roman
205 p., 17 €
EAN 9782707347626
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans un domaine avec château situé en lisière de forêt de Rambouillet ainsi qu’au Blanc-Mesnil. On y évoque aussi des vacances à Saint-Tropez, en Martinique où sur un yacht dans les Caraïbes et un séjour à Los Angeles.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au château, il y a le père, vieux lion du cinéma français et gloire nationale. Il y a la jeune épouse, ex-Miss Provence-Alpes-Côte d’Azur, entièrement dévouée à sa famille et à la paix dans le monde. Il y a les jumeaux, la demi-sœur. Quant à l’argent, il a été prudemment mis à l’abri sur des comptes offshore.
Au château, il y a aussi l’intendante, la nurse, le coach, la cuisinière, le jardinier, le chauffeur. Méfions-nous d’eux. Surtout si l’arrêt mondial du trafic aérien nous tient dangereusement éloignés de nos comptes offshore.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Diacritik (Johan Faerber – entretien avec Julia Deck)
Diacritik (Christine Marcandier & Dominique Bry)
France TV Culture (Laurence Houot)
La Croix (Renaud Pasquier)
Médiapart (L’esprit critique – podcast)
RFI (De vive(s) voix – Pascal Paradou – Podcast)
Magcentre (Elodie Cerqueira – entretien avec Julia Deck)
Blog Culture Tout Azimut

Les premières pages du livre
1
Les curieux nous visitent encore de loin en loin. À travers les grilles hérissées de flèches à pointes d’or, ils glissent leurs appareils pour immortaliser la façade jaune et lisse. Du petit salon, nous les observons se recueillir, échanger sourires et larmes devant la dernière demeure d’une gloire nationale, figure du patrimoine français.
Leurs commentaires nous parviennent par le micro de la caméra de surveillance. Tous s’étonnent que notre château soit si mal entretenu. Ils savent pourtant que nous n’avons pas les moyens de tronçonner les ronces, de rafistoler les murs. Les curieux disent encore que nous étions bien chanceux, nous qui avons été élevés ici, c’est un grand malheur de voir ce que nous sommes devenus. Et les écoutant, nous nous cachons un peu plus derrière les rideaux, terrés dans la forteresse de notre enfance qui demeure, au fond du passé, le socle de nos vies.
Situé en lisière de la forêt de Rambouillet, notre château est bâti sur le modèle du Petit Trianon – quatre façades carrées affichant avec morgue une feinte simplicité. Notre mère adorait Marie-Antoinette. Elle adorait Sofia Coppola, elle adorait Marc Jacobs, qui avait donné une seconde jeunesse à la marque Louis Vuitton. Au temps de notre splendeur ronronnaient dans la cour les automobiles. Notre père aimait les moteurs. Il jouissait des vibrations mécaniques, des fumées qui s’élevaient en panaches bleus sur le sable de l’allée. La façade ouest ouvrait sur une terrasse en granit, à l’est s’ébouriffait le jardin anglo-chinois. Des saules s’inclinaient autour du lac tandis que, sur une petite île, un temple de Diane abritait une cascade si claire qu’on aurait dit du diamant liquide. Mais c’est à l’arrière du château que se dissimulait notre plus haute fantaisie. Dans la pelouse si longue qu’elle finissait avec la ligne d’horizon, notre mère avait fait creuser une gigantesque piscine, et dans ses eaux vertes flottaient les ombres de quatre immenses topiaires – as de carreau, cœur, pique et trèfle, plantés à chaque angle du bassin.
Serge avait longtemps été joueur. Mais notre mère l’avait repris en main. Elle se flattait souvent d’avoir su convertir cette passion vorace en végétaux inoffensifs. Plus tard, je me suis demandé s’il n’était pas cruel de lui mettre sans cesse sous les yeux le plaisir qu’elle lui avait interdit. Notre père s’aventurait rarement près de la piscine. Sans l’avouer, il trouvait un peu vulgaire ce suprême ornement de notre château. Il aurait préféré une extension contemporaine en matériaux glacés – vitres aux angles aigus, béton brut. Il goûtait cette suprême perversité de l’opulence qui se pare d’attributs industriels quand l’industrie a de longtemps été éradiquée. Notre mère, cependant, affichait ingénument sa prédilection pour l’Ancien Régime. Ambre voulait des lustres et des chandeliers, l’argenterie et le cristal qui reflètent à l’infini leurs flammes blanches sur des surfaces immaculées. Elle cultivait les choses brillantes avec une énergie mêlée d’angoisse, comme si elle craignait de s’éteindre à la tombée du soir.
On entrait au château par un vestibule de larges proportions. Fiché à mi-hauteur de l’escalier tournant, un buste de notre père accueillait le visiteur, trois mètres au-dessus du dallage de pierre crème. L’artiste avait travaillé le bronze à la manière d’un tableau cubiste. Ainsi, les yeux de Serge Langlois s’étaient démultipliés, affranchis de l’axe horizontal pour surplomber, tel un trophée de chasse, quiconque franchissait la porte de notre château.
Au grand salon, c’était une forêt de pieds cannelés, fauteuils cabriolets, poufs, sofa, méridienne, sur lesquels veillaient des pendules et des miroirs rehaussés d’or. Les sièges étaient tapissés de velours turquoise. Taillés dans la même étoffe, les rideaux étaient retenus par des passementeries jaunes et brillantes comme la monnaie.
Petits, nous croyions que, par une structure extraordinaire de notre parentèle, il existait entre les membres de notre famille une invisible hiérarchie. Celle-ci commandait que, si nous prenions l’apéritif tous ensemble au grand salon – nos parents, mon frère et moi, Anna, Ralph, Madame Éva, Hélène et Julien –, certains avaient le pouvoir de commander qu’on allume le feu et d’autres d’annoncer qu’Ambre était servie. L’inverse ne se concevait pas. Il n’était pas pensable que notre mère jette des bûches dans la cheminée ou qu’Hélène et Julien s’asseyent à table avec nous. Mais à l’heure de l’apéritif, le grand salon nous accueillait tous démocratiquement dans ses amples bras Louis XVI.
C’était le moment préféré de Serge. Il disait qu’alors nous formions la plus belle des tribus, celle de la fraternité. Notre père faisait lui-même le service. Bourbon pour Ralph, notre chauffeur, et pour Madame Éva, l’intendante du domaine. Notre nurse Anna prenait du jus de pomme, Hélène et Julien du pastis. Le couple était au service de nos parents depuis des années. Hélène veillait aux fourneaux tandis que Julien entretenait le parc. Nos splendeurs immatérielles et mobilières ne cessaient pourtant de les éblouir. C’est à peine s’ils osaient s’asseoir sur nos augustes fauteuils et, pour payer l’honneur qu’on leur faisait, ils riaient à gorge déployée aux premiers bons mots, versaient une larme aux histoires tendres.
Mon frère et moi jouions sur le tapis, tour à tour timides et exubérants. Ambre prenait des photos pour Instagram, puis elle faisait monter son bichon sur ses genoux. Caressant les poils toilettés de la bête, elle réclamait à Serge une anecdote. Il revivait alors pour nous ses plus grands succès, ses rôles qui avaient marqué l’histoire du cinéma, les hommages rendus par tous les puissants du septième art. Après quoi notre mère nous racontait des histoires de sa jeunesse – les chevauchées sur la plage en hiver, qu’elle passait à Saint-Tropez, les baignades l’été à la Martinique, où son père tenait un hôtel de luxe. Sa famille avait connu des difficultés, mais elle s’en était toujours relevée grâce à l’amour qui est plus fort que tout le reste. Et Ambre faisait une autre photo pour Instagram. Cinq cent mille abonnés en moyenne avaient du bonheur à partager nos moments d’intimité. Enfoncés dans le Louis XVI, nos parents reprenaient du champagne. Ils savouraient la bienheureuse ignorance des dernières secondes avant le couperet.

2
Cendrine Barou vivait avec son fils Marvin dans un pavillon au Blanc-Mesnil, au cœur du département numéroté 93. Une baraque semi-récente jamais crépie, où les semelles faisaient couic couic sur le carrelage marron. Les fenêtres fermaient mal, du plafond pendaient des fils, au sol prospéraient la poussière et les insectes morts.
La jeune femme avait choisi cette maison car la courette était ceinte d’un mur en parpaings. Cendrine prisait son intimité. Elle ne se souciait pas que la France entière soit à sa recherche. Elle ne pensait pas à sa mère, qui se rongeait les sangs, ni à son mari, qui se remettait plutôt bien. Elle travaillait au U. Le gérant disait « Super U », mais elle ne voyait vraiment pas ce que le magasin avait de super.
Pendant des semaines, la photo de Cendrine et de son fils était apparue sur les chaînes d’information en continu, incrustée derrière des présentateurs chevrotant d’angoisse. Ces derniers avaient relaté de long en large comment la police, ayant creusé maintes pistes prometteuses suite à leur disparition, avait fait chou blanc. Les clients du U regardaient ces programmes. Mais aucun d’entre eux n’avait fait le rapprochement entre la pâle caissière – le gérant disait « hôtesse de caisse » – et la jeune femme sexy qui s’était volatilisée quelques mois plus tôt avec son petit garçon sur l’autoroute qui les ramenait de vacances.
Cendrine avait pris ses précautions. Elle ne s’était pas toujours prénommée Cendrine, non plus que son fils n’avait été baptisé Marvin ou que leur patronyme n’était Barou. Elle autrefois si svelte s’était bourrée de Tuc et d’Oreo dès qu’elle avait fui le domicile conjugal. Son mari lui disait qu’elle était grosse quand elle pesait quarante-huit kilos, qu’est-ce qu’il dirait maintenant – une montgolfière, un dirigeable. Elle avait aussi repensé sa coiffure. En trois quarts d’heure, elle était devenue platine. Puis elle avait négligé d’entretenir sa coupe et n’avait plus jamais utilisé de séchoir. Son carré plongeant s’était écroulé en mèches filasses. Ça fourchait comme une diablesse, lui répétait sa collègue Aminata, qui faisait semblant de vouloir la reprendre en main alors qu’elle était ravie d’avoir une moche à son côté pour briller seule dans le soleil du U.
Quand le gérant lui avait réclamé des papiers d’identité, Cendrine avait trafiqué les siens sur Photoshop. Elle avait l’habitude. À l’agence immobilière où elle travaillait avec son mari, elle falsifiait souvent les bulletins de salaire. Cette opération permettait de favoriser les aspirants locataires qui, en plus du montant affiché sur l’annonce, avaient la délicatesse d’allonger un petit complément liquide. La principale difficulté avait résidé dans l’obtention d’un numéro de sécurité sociale. Or il existait sur internet un marché dédié à ce problème. Des personnes sans intention de travailler y louaient leur numéro d’affiliation à des personnes très désireuses de le faire mais dépourvues, quant à elles, des prérequis administratifs. Cendrine ne débarquait pas d’un navire échoué en Méditerranée, elle avait négocié ferme. C’étaient néanmoins vingt pour cent de son salaire qu’elle rétrocédait chaque mois à la véritable Cendrine Barou afin que celle-ci l’autorise, elle aussi, à s’appeler Cendrine Barou.
Sept heures par jour, Cendrine regardait défiler les articles sur son tapis roulant. Ils passaient sous ses yeux comme des poissons multicolores, bondissant du flot au moment de scanner le code-barres – Fanta orange, bip, pizza regina, bip, nuggets de poulet, bip, crêpes fourrées au chocolat, bip. Les clients du U plébiscitaient les produits affichant la pire note au Nutri-Score, songeait Cendrine pendant que le tapis charriait, avec les emballages, des images de sa vie d’avant. En ce temps, elle privilégiait les épiceries fines, les producteurs locaux, les légumes biologiques. Aujourd’hui, elle éprouvait une joie sauvage à se gaver d’aliments jadis honnis.
– Alors la belle, on est trop timide pour montrer ses beaux yeux ? la plaisantaient des clients masculins sur son regard toujours baissé.
Mais Cendrine avait parfait son costume d’invisibilité. Un sourire ingrat suffisait à éloigner l’importun pendant qu’à la caisse mitoyenne, la superbe Aminata enfonçait le clou en faisant mine de voler à son secours. »

À propos de l’auteur
DECK_Julia_©Helene_BambergerJulia Deck © Photo Hélène Bamberger

Julia Deck est née à Paris en 1974. Après des études de lettres à la Sorbonne, elle est secrétaire de rédaction pour de nombreux journaux et magazines, avant d’enseigner les techniques rédactionnelles en école de journalisme. Elle a publié Viviane Élisabeth Fauville (2012), Le Triangle d’hiver (2014), Sigma (2017), Propriété privée (2019 et Monument national (2022). (Source: Éditions de Minuit)

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La robe: une odyssée

   

En deux mots:
Une fille de ferme va, après avoir été engagée par un couple de bourgeois, se retrouver à Paris. Elle ignore alors que quelques années plus tard, elle ouvrira sa boutique de mode et réalisera une robe qui va voyager durant tout un siècle et faire basculer, dans son sillage, le destin de nombreuses femmes

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma Chronique

La robe qui a traversé le siècle

Catherine le Goff a construit son roman sur une idée originale, suivre une robe durant un siècle et nous raconter la vie de toutes celles qui l’ont portée. De Paris à New York, en passant par l’Allemagne nazie, laissez-vous entrainer par son frou-frou.

Jeanne vit à la ferme et s’occupe de ses chèvres. En 1900 – elle a alors quatorze ans – sa vie va basculer une première fois. Son père décide de la confier à un couple de bourgeois en villégiature qui recherche une cuisinière et dont les papilles vont se régaler des plats de la jeune fermière. De retour à Paris, il ne faudra pas longtemps aux Darmentière pour réclamer la bougnate. Si le maître de maison est ravi de son choix, son épouse y voit une rivale et décide de s’en débarrasser. Elle met le feu à ses livres de cuisine et finira par avoir gain de cause. Mais à la veille de son départ, Jeanne s’introduit dans la chambre de sa patronne et lui vole une robe. Un butin qui la fascine et qui va la pousser, deux ans plus tard, à suivre des cours de couture. Aidée par son ancien patron qui ne l’a pas oubliée et qui est conscient de son talent, elle va ouvrir sa propre boutique. Mais l’euphorie sera de courte durée. Elle se marie avec un homme qui va s’avérer violent et alcoolique, lui fera un fils avant de partir pour le front. Il mourra à Verdun en 1916. Dès lors, Jeanne va s’investir totalement dans son travail, secondée par un fils qui ne va pas tarder à connaître tous les secrets du métier.
Catherine Le Goff va alors nous proposer une sorte de panorama du XXe siècle en suivant LA robe, personnage à part entière du roman. Elle aidera Paul, le fils de Jeanne, à se faire connaître dans le milieu de la mode. Quand il ne décide de s’en séparer, il choisit parmi ses clientes une chanteuse d’opéra, Ruth Bestein.
Durant la Seconde Guerre mondiale, la cantatrice juive va disparaître, laissant sa robe sur les épaules de sa fille Sarah, raflée elle aussi. Ce qui va lui permettre d’avoir la vie sauve, car au camp de concentration, on la charge de travaux de couture pour un haut dignitaire nazi. Son épouse finira par récupérer la robe.
Quelques années plus tard, alors que Berlin se déchire en deux, Gerta confiera la robe à sa nièce Jana, une actrice. Sans le savoir, cette dernière transporte dans la ceinture confectionnée pour l’occasion, les secrets que son mari, espion pour le compte des Américains, fait passer d’Est en Ouest. Lorsque l’on vient lui annoncer la disparition de son mari – et ses véritables activités – Jana parviendra à fuir et trouver refuge aux États-Unis avec sa fille, sous une fausse identité.
Commence alors la carrière américaine de la robe, qui va à nouveau changer plusieurs fois de propriétaire, recroiser la route de Paul et Sarah, et subir quelques outrages. Mais durant près d’un siècle son odyssée sera fascinante.
Entre roman historique et roman d’espionnage, entre roman de mœurs et thriller, cette histoire qui dévoile le destin de quelques femmes exceptionnelles, se lit comme une valse à mille temps, de celle qui met en valeur les robes et nous font lever les yeux sur celles qui les portent. On se laisse volontiers entrainer et griser par la plume allègre de Catherine Le Goff.

La robe : Une odyssée
Catherine Le Goff
Éditions Favre
Roman
300 p., 19 €
EAN 9782828918989
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est d’abord situé au cœur des volcans d’Auvergne, au lieu-dit Viallard, puis à Volvic. Par la suite, on ira à Paris, Verdun, Saint-Maur-des-Fossés, Alfortville, Toulouse, la Varenne-Sainte-Hilaire, après être passé par un camp de concentration, Berlin, New York et les environs ou encore Tokyo.

Quand?
Le roman se déroule de 1900 à 2010.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Elle avança timidement face au miroir en pied. Ce qu’elle vit la bouleversa. Cette frontière entre la fermière et la bourgeoise qui lui paraissait jusqu’ici infranchissable venait de disparaître grâce à un morceau de tissu. Dans le reflet de la glace, la petite domestique auvergnate avait fait place à une femme du monde. »
De fil en aiguille, une robe de soirée de grande qualité traverse les époques et devient le témoin d’événements qui ont marqué l’Histoire. Offert, volé, perdu, acheté, retrouvé, ce vêtement de haute couture passe de main en main au rythme des aventures de femmes et d’hommes sur lesquels il exerce une étonnante fascination, changeant parfois le cours de leur vie. Jeanne, la petite chevrière aux talents insoupçonnés, Paul le couturier parisien accompli, Sarah l’intellectuelle juive, Jana et Dienster, le couple de Berlinois aux prises avec les réseaux d’espionnage, Oprah, la chanteuse de jazz dans le New York contemporain… Autant de personnages hauts en couleurs dont les destins s’entrelacent et distillent mystère et émotions.
Jalousie, ambition, vengeance, espoir et passion, les sentiments inspirés par cet habit extraordinaire sont contrastés et nombreux. La robe revêt une dimension différente selon qui la porte ou la regarde.
Elle peut piéger ou libérer, dissimuler ou révéler.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
La Tribune de Genève (Pascale Zimmermann Corpataux)
Le livre du jour (Podcast de Frédéric Koster)
Actualitté (Victor de Sepausy)
Blog à la page
Blog Lili au fil des pages


Bande-annonce du roman © Production éditions Favre

Les premières pages du livre
« L’univers de Jeanne était une ferme au cœur des volcans d’Auvergne, au lieu-dit Viallard. Sa vie allait lentement, la journée au milieu du troupeau de chèvres, la nuit endormie dans la paille des vaches. On était en 1900, elle avait quatorze ans quand son destin prit un nouveau tournant. Le père, comme tous les mardis, descendait sa cargaison de fromages au marché; ce jour-là, il se retourna et lui fît signe de monter. «Et mes chèvres?» Jeanne s’était hasardée à cette question, sachant qu’il ne répondrait pas. Les voilà partis à Volvic, le père bourru, pipe collée à la bouche et elle, partagée entre la peine de laisser son troupeau et l’excitation de la nouveauté. Elle aida le vieux à dresser les étals, observant çà et là les clientes qui venaient. De temps à autre, son regard filait en hauteur, sous les bras dressés de Notre-Dame de la Garde. Elle se demandait: Connaît-elle aussi bien que moi la montagne? Peut-elle, d’un coup de bâton, effrayer la vipère? Devine-t-elle l’orage avant qu’il gronde? Prise dans ses interrogations, elle ne vit pas s’approcher une fille coiffée d’une cotonnade blanche, les joues saisies par le froid. «Alors, la Rose, combien d’œufs?» fit le père. La fille tendit son panier, faisant signe avec les mains d’en mettre dix. Le père lui demanda si elle travaillait toujours chez le bourgeois. Celle-ci confirma et lui relata que sa patronne venait de renvoyer la Maxende, cuisinière à leur service depuis des années. Le Fernand flaira l’occasion de proposer les services de Jeanne qui savait cuisiner; il demanda à la Rose d’en parler dès son retour au bourgeois. Les deux se regardèrent comme si le marché était déjà conclu. «Et mes chèvres? Ma montagne?» Les cris sortirent de la gorge de Jeanne sans qu’elle pût les étouffer. Une volée fondit sur elle, faisant valdinguer au passage une dizaine de fromages. Le retour vers Viallard se passa comme à l’aller, en silence. Mais ce n’était plus un silence vide. Celui de Jeanne était le même que celui du chien Toby quand il avait mal fait son travail de chien et omis de prévenir de la perte d’un chevreau. Un silence fait de résignation. Jeanne avait vu son père et la Rose s’entendre. En quelques secondes, son horizon s’était vidé. Finis les montagnes dans ses quatre habits de saisons, le doux papillon qui se pose sur sa main, finis les siestes près du chien quand les bêtes sont au calme, le doux chant du rouge-gorge, et au loin, des clarines. Par la suite, il faudrait s’habituer à ne voir que des murs et son propre reflet dans les miroirs; c’est ce que sa sœur qui sert chez des notables de Riom lui avait raconté: «Ma petiote, ils voient que des murs toute la journée.» Jeanne avait alors demandé: «Mais quand ils ouvrent la fenêtre, ils la voient bien, la montagne?», ce à quoi sa sœur lui avait répondu: «Leur montagne, c’est pas la même montagne que la nôtre, c’est une qui est loin, une qui est si loin qu’elle ne sent plus rien, elle ne respire pas, on dirait qu’elle n’existe pas.» En se souvenant des mots de sa sœur, Jeanne sentit son cœur se déchirer. Elle scruta avec dégoût le dos voûté du père qui fredonnait en songeant à ce que la solde de sa fille allait lui rapporter. Quand il se tourna, elle lui vit les yeux luisants comme deux lampions; elle crut entendre sortir de sa cervelle embrumée de vin un tintement de pièces. Les conditions de vie à la ferme étaient difficiles et les revenus variaient fortement d’une année à l’autre. Le Fernand, comme les autres petits exploitants, peinait à survivre. L’arrivée d’un apport financier comme le salaire d’un enfant était bienvenue. Si l’école était devenue obligatoire, le père en avait retiré ses enfants dès douze ans pour tous les mettre au travail, une de ses filles était déjà domestique, deux fils secondaient un exploitant, quant à l’aîné, il avait été embauché à l’usine Michelin de Clermont-Ferrand.
Dès le lendemain, la Rose attendait devant la ferme aux aurores. Le père intima à Jeanne de faire son baluchon et la carriole prit le chemin du village. À l’arrière, Jeanne ne pouvait retenir ses larmes. Elle n’avait pu dire au revoir à son jeune frère Janot qu’elle aimait tant, caresser ses chèvres affublées de noms de fleurs, enfouir sa tête dans le cou du fidèle Toby. Elle n’avait pu faire un dernier tour dans les champs, histoire de sentir sur ses chevilles la rosée du matin et voir de ses yeux la couleur du jour qui se lève. Elle maudit la raison pour laquelle elle se tenait sur cette carriole à bestiaux qui l’arrachait à sa vie, un savoir-faire culinaire développé depuis ses cinq ans quand elle avait été mise à contribution pour préparer les repas familiaux.
Toute l’année, c’était soupes, pain, potées de pommes de terre, avec, lors des fêtes les tourtes, les civets; la liste de ses réussites était longue. Elle imagina tout oublier pendant les kilomètres qui la séparaient des Darmentière, si elle ne convenait pas, elle serait renvoyée; dans son esprit, s’érigea un plan de bataille, pour le premier repas, elle allait volontairement mal doser les ingrédients, proposant, ainsi, un plat indigeste. Le bourgeois filerait comme une flèche vers les commodités et renverrait l’auteure de ce dérangement. Une voix intérieure lui chuchotait qu’elle courrait à la catastrophe, le Fernand avait déjà fait ses comptes; peut-être même avait-il prévu, après l’avoir déposée, de pousser jusqu’à Riom pour acheter sa nouvelle carriole. Si elle était «remerciée», il lui tomberait dessus, peut-être même la tuerait-il? Ça s’était déjà vu dans la région, un père qui rossait tellement qu’il ne savait plus ce qu’il faisait.
Faisant vite taire ces supputations, Jeanne entra chez les Darmentière, sûre d’en sortir le lendemain. L’espace la frappa. Vaste, vide. La seule salle de réception devait faire la taille de la pièce unique de vie pour la famille à Viallard. Son nez aiguisé ayant appris dès le sein de la mère à emmagasiner des milliers d’odeurs chercha en vain un arôme familier. Il n’y avait aucun bruit non plus si ce n’était à l’étage des chuchotements, et le pas feutré d’une très jeune fille, un plateau à la main. Rose l’amena aux cuisines, où s’affairait une servante. Ça sentait le caramel, le lait chaud. Le cœur de Jeanne se réchauffa, il y avait des odeurs familières qui la replongeaient dans les petits déjeuners du matin lors de grandes tablées à la ferme, elle repensait aux bols de lait au miel. Rose lui prit des mains le baluchon et lui indiqua qu’elle dormirait en haut, sous les combles, elle retrouverait le soir ses affaires sur son lit. Dans l’immédiat, elle devait enfiler robe noire et tablier pour préparer le déjeuner. Jeanne montra de la tête la jeune fille. «Ah, c’est Gastienne, la fille du garde-chasse», fit Rose. La gamine observait la scène sans rien dire en touillant une espèce de mélasse; Jeanne alla se passer les mains sous le jet d’eau froide puis s’approcha d’elle, lui prit doucement la spatule des mains, la posa, et revint triturer à pleines mains le mélange pour évaluer le désastre. «On va mettre plus de farine, passes-y, petiote.» L’autre s’exécuta. Jeanne plongea sa main dans la farine, évalua intuitivement la quantité et la saupoudra sur le mélange. Elle pressa le tout avec ses doigts, étirant la pâte qui s’était épaissie. «Les pommes!» Gastienne avança le panier, prit un fruit et le pela, Jeanne l’imita; en quelques minutes, la pâte recouverte fut mise au four et dora. C’est lorsque Jeanne lui demanda comment elle avait atterri ici qu’elle comprit à son silence que Gastienne était muette. Elle songea, au vu du peu de débrouillardise de sa voisine, à la médiocre pitance que les bourgeois avaient dû engloutir avant son arrivée. Pendant que Gastienne nettoyait les ustensiles, Jeanne fit le tour des buffets. Elle ouvrit les placards, allant de surprise en surprise. C’était un royaume pour une cuisinière qui avait là un attirail complet n’ayant pratiquement pas servi. Elle en déduisit que Maxende avait dû se cantonner à quelques plats réclamant peu d’efforts culinaires; les palais des Darmentière avaient dû beaucoup s’ennuyer. Jeanne se sentit un élan, elle se mit en tête de mettre sur la table de ses maîtres un repas qui les épaterait. Envolé, le plan imaginé pour saper sa cuisine! Galvanisée, elle sortit ingrédients, plats, torchons, et disposa le tout sur la table. Au bout de deux heures, la cuisine sentait le civet de lapin, les patates bouillaient dans la marmite, et du four émanait un léger grésillement, la tourte aux pommes y frémissait. Le moment de faire monter les plats arriva. Marcelle, la domestique aperçue à son arrivée, chargea les plateaux et les monta un à un. Jeanne s’assit sur la chaise, et piqua sa fourchette dans un morceau de Saint-Nectaire. Son ventre se noua. Elle se prit à désirer très fort que les assiettes revinssent vides. Marcelle redescendit en toute hâte: «Monsieur en redemande.» Jeanne tendit le reste de civet qui fut transvasé dans une assiette, elle y ajouta deux pommes de terre. La Marcelle repartit aussitôt. L’appétit de Jeanne revint, elle remplit une assiette de saucisson, pain, fromage, et mangea goulûment. Marcelle passait de temps à autre pour remonter des fruits, de la tourte aux pommes. Jeanne ne craignait plus le fiasco, elle avait la preuve que son déjeuner plaisait. La tête de Marcelle passa dans l’embrasure: «Ils veulent te voir maintenant.» Jeanne se lava les mains, défit son tablier, vérifia la mise de sa coiffure et monta. De loin, elle les vit, si différents l’un de l’autre. Monsieur était gros, la chaise le contenait à peine, il parlait avec enthousiasme d’une affaire d’argent. Au bout de la table, Madame tenait sur une moitié de chaise, elle était grande et ne mangeait pas, son assiette contenait un petit bout de viande à peine attaqué.
«Quel âge avez-vous, Mademoiselle?
– Quatorze ans, Monsieur.
– Et comment savez-vous faire d’aussi bonnes choses?
– Je sais, c’est tout, Monsieur.»
Le visage de Jeanne avait viré au rouge. Personne ne lui avait fait de compliments avant. Quand elle servait la tablée de huit à la ferme, les écuelles se vidaient dans un silence souillé de lapements gutturaux. Mais rien de ce compliment qu’elle venait d’entendre. Elle savait qu’elle avait du talent, toutes les assiettes étaient vides quand elle les reprenait. Mais le Darmentière avait sur elle des yeux bons, justes. Elle ne savait pourquoi elle eut d’un coup envie de se surpasser, de continuer à avoir sur elle ce regard. Face à lui, la dame était restée sèche, bouche pincée. Jeanne vit de plus près qu’elle n’avait pas touché à la cuisse de lapin. Elle ne dit mot mais ne quittait pas Jeanne des yeux. Qu’est-ce qui la dérangeait le plus, le fait que son mari ose s’adresser à une petite domestique ou qu’il lui fasse un compliment? Jeanne sentit tout de suite que cette femme ne lui apporterait rien de bon, qu’il allait falloir s’en méfier. Allait-elle la tester pour tenter de lui faire prendre le chemin de la Maxende?
Quand les Darmentière rentrèrent à la Varenne, leur résidence principale, Jeanne rejoignit la ferme et ses chèvres. Le père lui faisait des yeux de miel, sa cuisine avait plu et il fut convenu qu’à chaque venue des bourgeois dans la région, Jeanne serait leur cuisinière. Pendant quatre ans, il en fut ainsi. Il arrivait désormais qu’en montagne, au milieu de ses chèvres, Jeanne rêvât à la cuisine des Darmentière, qu’elle imaginât tester des recettes, cueillant à cette fin herbes et plantes qu’elle faisait sécher pour de nouvelles sauces. Un soir, au repas, le père lâcha: «Une place comme ça, on n’dit pas non.» Le vieux était dressé au bout de la tablée, son visage doublé de volume, ses pognes serrées autour de l’assiette. Jeanne se hasarda à lui répondre: «Si je pars, c’en sera fini pour moi de l’Auvergne, je verrai plus ma montagne.» Frères et sœurs ne mouftaient pas, ils gardaient leurs nez collés à leurs potées. Elle sentit dans sa main glisser la menotte de Janot. En se penchant vers lui, elle lui vit les yeux rougis. «Pauvre dinde, crois-ti qu’j’ peux m’passer d’ces sous? la toiture est à refaire pour c’t’hiver. C’est au trot qu’tu vas y aller à Paris.» Le père ne se calmait plus, il beuglait, postillonnant à tout-va. Darmentière lui avait dit que leur cuisinière attitrée les avait quittés, Jeanne apprendrait plus tard que cette dernière avait, comme Maxende, fait les frais de la jalousie de la bourgeoise. Les Darmentière cherchaient quelqu’un pour la Varenne de toute urgence et avaient adressé la veille au Fernand un pli avec l’argent pour un aller en train Clermont-Paris. La valise de Jeanne fut vite faite, elle avait peu d’affaires et ne pouvait emporter ce qui devrait servir aux sœurs. Elle alla sur la tombe de la mère faire une prière, lui dit qu’elle lui manquait tant mais qu’elle comptait lui faire honneur chaque jour que l’Éternel offrirait en mettant dans l’assiette du Darmentière de quoi étonner son palais. Elle serra fort contre elle son Janot, songeant que lorsqu’elle le reverrait, il la dépasserait en taille probablement. Elle sécha leurs larmes respectives en lui promettant qu’elle ne l’oublierait pas. Pour le faire rêver, elle lui promit de lui envoyer rapidement une carte postale avec, dessus, la photo de la tour Eiffel. Enfin, elle fit le tour de ses chèvres, mémorisant les caractéristiques de chacune. Elle posa sa main sur la tête de Toby: «Je ne peux pas t’emmener, mon bon chien; à la ville, tu deviendrais fou.» Elle ne savait plus de quelle nature était sa tristesse: quitter sa terre pour plusieurs années ou perdre le fil de tous ces liens. Cela faisait longtemps depuis la mort de la mère qu’elle avait compris qu’il n’y avait pas d’amour à espérer du vieux. Elle était, pour lui, une garantie financière, rien de plus. Mais il y avait le rythme de la vie à la ferme auquel elle était accoutumée, après les rudes besognes de la terre, les veillées d’hiver les soirs étaient un moment de partage avec les autres, elle aimait aussi les fêtes au village, l’ambiance des foires.
Deux jours plus tard, elle se tenait dans sa robe noire et son tablier blanc, dans la cuisine des Darmentière à la Varenne-Saint-Hilaire. Ses tâches n’étaient pas différentes de celles effectuées en Auvergne, à ceci près que lorsqu’elle faisait le marché, les produits ne lui semblaient pas d’aussi bonne qualité. Elle s’adapta, cherchant de nouvelles recettes, les poulets aux petits pois prirent la place des potées de chou et des tourtes. Jeanne découvrit chez les Darmentière un autre monde. Même l’égrainement des heures y était différent.
Ses patrons faisaient partie de la «bonne bourgeoisie», une catégorie de bourgeois aisés avec un revenu annuel moyen de cinquante mille francs, propriétaires d’une demeure spacieuse et d’une résidence d’été en Auvergne, chacune avec trois à quatre domestiques. Madame était de la haute bourgeoisie, condition supérieure à celle de son époux qu’elle ne manquait pas de laisser transparaître à certaines occasions. Son père, industriel puissant de la sidérurgie, avait garni sa dot de quelques avantages conséquents dont l’accès à un château sur la Loire entouré de nombreux hectares. De nature rêveuse, Madame faisait peu dans ses journées, elle passait la plupart de son temps à lire dans son fauteuil. Parfois, elle tenait salon, ces dames jouaient au bridge, brodaient ou causaient de ce qu’elles avaient lu dans des revues pour dames autour d’un thé. Les discussions étaient ponctuées de ricanements discrets; Jeanne comprit qu’elles n’hésitaient pas à critiquer l’une des leurs qui n’avait pu se joindre à elles. La mesquinerie des femmes était pour Jeanne un terrain inconnu, elle n’avait côtoyé que le fonctionnement basique des chèvres. Perdant sa mère à cinq ans, elle n’avait eu de contact féminin que celui de ses deux sœurs aînées, l’une réservée et l’autre, handicapée. Elle découvrait, en épiant les conversations de Madame et ses congénères, un monde d’hypocrisie. Il était fréquent que sitôt le troupeau de robes et chapeaux plumés parti, Madame téléphonât à une autre amie pour relater déformés les propos entendus, rire d’une tenue outrancière, voire salir un mari innocent. Jeanne comprit que Madame avait deux visages, celui terne des repas avec Monsieur, elle n’y mangeait rien, ouvrait à peine la bouche pour acquiescer et celui des réceptions, elle y était une femme animée prenant un rire de gamine, les paupières battant sur ses yeux comme deux papillons excités. Son appétit décuplait, elle se goinfrait de biscuits et de crème jusqu’à se faire vomir après le départ des invités. Darmentière était un homme occupé entre son étude notariale et ses repas d’affaires. Il rentrait d’humeur toujours égale, se vautrant dans son crapaud et attrapant son journal et entre deux bouffées de cigare, émaillait sa lecture d’onomatopées. Ses pieds dans les chaussons de laine opéraient un va-et-vient frénétique quand il découvrait une nouvelle affriolante. Une affaire lui était passée sous le nez, le journal était plié en deux secondes pour atterrir sur la pile des rebuts. Madame ne saluait pas son époux à son retour; les retrouvailles avaient lieu au dîner. Jeanne supposait que ces deux-là n’étaient pas liés d’amour, car si c’en était, ils cachaient leur jeu. Les cloisons transpiraient, leurs voix s’entremêlaient parfois de cris faits de reproches et d’acidité. Il était question d’un enfant qui n’était jamais venu, d’une fortune dilapidée, et d’une certaine Ophélia, que Monsieur avait connue lors d’une cure. Jeanne entendait la voix de Madame devenir plus aiguë, elle traitait le notaire de menteur, menaçant de plier bagage, la porte claquait et le silence revenait quelques minutes plus tard, comme si de rien n’était. L’atmosphère de la vie des Darmentière s’infiltrait peu à peu dans les veines de Jeanne, conditionnant les choix des repas qu’elle préparait. Si c’était tendu, elle choisissait des mets plus sucrés pour adoucir leur palais. Quand l’ambiance était terne, elle pimentait, osait des chemins exotiques, le sucre avoisinait le sel. Quand les deux époux étaient rabibochés, le chocolat amer avait bonne place auprès de la tasse de café, et le rhum imbibait généreusement les biscuits.
Lorsque Monsieur, le matin, avait pris sa valise, indiquant par là un déplacement en province pour ses affaires, sonnait à la porte quelques minutes plus tard un dandin que Madame se pressait d’accueillir elle-même. Les deux disparaissaient dans le petit salon. Jeanne percevait murmures, gloussements et soupirs. Les domestiques comprenaient aussitôt qu’ils devaient se faire plus discrets que d’habitude, ils servaient le regard fuyant ou sortaient faire une course. Rien vu, rien entendu. Le contraire eût été un renvoi sur-le-champ. La Marcelle était dévolue à l’effacement de tout ce qui eût pu trahir le secret, elle changeait les draps, jetait les cigares, nettoyait des odeurs de parfums poivrés dont le jeune amant s’aspergeait. Jeanne détestait intérieurement le jeu de Madame, d’autant que celle-ci y associait son personnel, menant les honnêtes vers la duperie. Ne connaissant rien aux choses de l’amour, Jeanne plongée dès ses quinze ans dans ce vaudeville, songea que le couple serait peut-être aussi pour elle un chemin bordé d’épines. Elle se disait que quand Monsieur rentrait de son étude, même s’il était harassé, il ne pouvait ignorer les joues rosées de plaisir de Madame ni sa robe très colorée. Se pouvait-il qu’il imaginât qu’un autre était passé par là? Ou bien, le tolérait-il, faisait-il de même de son côté lorsqu’il était absent? Un soir, Jeanne eut la réponse à toutes ces questions. En montant vers sa soupente, elle passa devant le bureau ouvert de Monsieur. Elle, qui n’avait de curiosité que pour la nature et sa cuisine, se posta un peu plus loin dans le couloir pour épier. Cet homme dont la carrure l’impressionnait pleurait. Jeanne crut distinguer entre deux sanglots «Elle ne m’a jamais aimé.» Le lendemain, Jeanne redoubla d’effort pour varier le menu afin de surprendre le notaire et sa gourmandise insatiable. Les repas furent des moments de plus en plus attendus. Monsieur était comme un enfant, il nouait sa serviette derrière son cou, prunelles brillantes de curiosité. C’est à ce moment où le bonheur revenait dans l’existence du bourgeois que le sort de Jeanne se joua dans cette maison. «Jeanne, vous êtes une reine de cuisinière, vous avez des doigts de fée.» Les compliments sortaient de la bouche de Darmentière généralement après le dessert, quand Jeanne apportait la liqueur. Elle baissait la tête, rougissante: «Monsieur exagère, ce n’est rien qu’un petit sou’é». Au lieu de se calmer, l’autre renchérissait à coups de mots sucrés, visiblement les seuls de l’heure de repas. Le reste des agapes s’était en effet déroulé dans un silence émaillé de brefs dialogues insipides. Le visage de l’épouse commença à se crisper dès qu’un compliment sortait. Elle remarquait que cette «rien du tout» sortie de sa ferme prenait de plus en plus d’importance dans le quotidien de son mari. Elle assistait à la métamorphose du notaire passant du sérieux habituel à la gourmandise. Devant la table qui se dressait, il se mettait à chantonner, bâclant la lecture de son journal, pour arriver plus vite aux agapes, il allait même jusqu’à délaisser le cigare pour éviter de se gâcher le palais avant les délices.
Au fil des mois écoulés, les capacités de Jeanne s’étaient confirmées, le notaire ne manquait plus un seul repas. Il installa un rituel deux fois par semaine, rentrant le midi afin de profiter davantage de ce qu’il appelait «sa dégustation». Le fossé entre les deux époux s’était creusé. À mesure que la bouche joviale du notaire se remplissait, la mine de la Darmentière se crispait de dégoût. Elle accueillait les compliments pour Jeanne comme autant de sources de jalousie, car si elle n’aimait pas son mari, elle ne tolérait que ce dernier puisse s’intéresser à une autre. C’est ce que s’imagina cette grande bécasse, être victime d’une machination, son notaire derrière les louanges à propos des tartes envoyait une invite à la jeune Auvergnate. Il n’en était évidemment rien. Le notaire n’avait pour Jeanne qu’une affection, de celle qu’un père aurait eue pour la fille d’un second lit, guère plus, il vouait en revanche une dévotion à ses doigts de magicienne. Son nez réclamait maintenant chaque jour sa dose de fumet de ragoût, de madeleine et d’épices. Intelligent, le notaire avait compris que la tête de Jeanne avait un horizon bien plus vaste que celui de la chaîne des volcans, il en fallait des neurones pour mélanger savamment les arômes, mesurer au centigramme près les ingrédients pour obtenir des génoises légères comme des plumes d’oiseau. Plus le temps passait, plus la montagnarde maigrichonne s’entourait de mystère. Avait-elle eu dix vies pour aller puiser des idées en Inde ou au Maghreb pour telle ou telle recette? Le talent de Jeanne reposait sur sa grande imagination, mais aussi sur le fait que là-haut, par le passé, sous le cagnard de l’été, lorsque les chèvres alanguies dressaient autour d’elle leur tapis de laine, elle apprenait à lire sur des livres de recettes. À Volvic, une institutrice avait ramené de Paris des valises de bouquins de son cuisinier de père disparu. Elle venait chercher au marché des fromages et du beurre et avait repéré chez Jeanne des signes d’intelligence que seul un instituteur pouvait déceler. Elle parla au vieux du fait que sa fille trouverait beaucoup de joie à étudier en plus de la classe, qu’elle tenait à sa disposition des livres. Mais c’était sans compter la tête butée du père qui se voyait menacé de perdre une cuisinière doublée de deux mains utiles pour le troupeau et la traite. Il n’était pas encore question à l’époque de faire travailler Jeanne pour lui soutirer la moitié de sa paye, elle avait sept ans et quand elle n’était pas à l’école, elle travaillait à la ferme comme une adulte. Ce ne fut pas faute d’insister; chaque venue pour ses courses était l’occasion pour l’institutrice de remettre ça, ne se laissant pas démonter par ses refus de plus en plus brutaux. Jusqu’au jour où, las de voir la Parisienne le tanner, le père menaça Jeanne: «Si tu écoutes les dingueries de cette tourbe, c’est la volée.»
Une relation de complicité, si tant est qu’on puisse parler de «complicité» entre une adulte et une enfant, se noua entre la fillette et l’enseignante. Cette dernière avait vu juste, le cerveau de Jeanne ne demandait qu’à se remplir. Dès que le vieux avait les yeux tournés, l’institutrice glissait un livre sous une cagette de saucissons, que Jeanne cachait ensuite sous son tablier. Le mode de transmission s’ajusta au fil des mois, Jeanne avait demandé pour ses huit ans une besace de toile de lin «pour y glisser un paletot pour les marchés». Les gros ouvrages étaient indécelables dans la besace, le tour était joué. »

Extraits
« En quelques secondes, son esprit éclipsa le motif de sa présence dans cette pièce, se venger de la Darmentière, de ses brimades et du fait que le lendemain à la même heure, une autre serait dans sa cuisine sans aucune raison, si ce n’est qu’elle avait trop bien fait son travail. Elle déplia le papier. Bruit magique d’un froissement d’ailes qui lui procura un léger frissonnement de tout son épiderme. Un carton blanc tomba sur lequel était écrit «Bonheur du Soir». Son cœur s’accéléra. Elle ne savait toujours pas ce qu’il y avait dans la boîte mais ce sentiment nouveau de recevoir un magnifique cadeau la galvanisait. Ces quelques secondes de plaisir assorti à l’interdit se gravèrent dans sa mémoire. Dès que le tissu d’une robe de couturier se détacha de la boîte, la Jeanne d’hier encore fillette se mua en femme. Elle percevait l’étoffe sous les nervures de ses doigts avec la conviction intime qu’elle ne s’en passerait plus. Le noir de l’habit entra dans ses prunelles, effaçant tout sur son passage, noir engouffrant tous les noirs de son monde, celui des corneilles sur la neige de l’Auvergne, les noirs grisés de la pierre des volcans, le noir de la nuit dans le lac Chambon, des yeux du père en colère. Elle déposa la robe sur le lit et fit un pas en arrière, ignorant si elle était en train de rêver ou vivait réellement l’instant. Hallucination. La robe se levait, se mettait à danser. En vérité, elle n’avait jamais vu pareil raffinement, c’était un vêtement à la fois simple et précieux. son plastron était ouvragé mais pas trop, juste pour qu’on remarquât qu’il s’agissait de l’œuvre d’un artiste. » p. 27-28

«Dès que le tissu d’une robe de couturier se détacha de la boîte, la Jeanne d’hier encore fillette se mua en femme.»

« Paul redescendit et travailla seul à la boutique jusqu’au soir. Il ignorait que depuis le matin, tout l’esprit de sa mère s’était fixé sur la robe de la Darmentière. Elle l’avait décrochée, l’avait cent fois tournée, retournée, obsédée par une idée devenue évidente, la robe de la vitrine de sa boutique était encore à mille lieues de la perfection de son larcin. Elle s’était menti toutes ces années, approchant de ce qu’elle avait sous les yeux sans jamais égaler celui qui l’avait créée, un maître. »

« Si elle avait pu parler, la robe lui aurait dit qu’elle en avait connu des séparations au cours de son odyssée depuis 1900. «Monsieur», son créateur, Madame Darmentière, Jeanne, Paul puis Ruth et Sarah Bestein, enfin Gerta…Mais le vêtement muet pendait dans le meuble, spectateur des larmes de sa propriétaire qui enfin se mettaient à couler à flots. »

« Un vêtement a joué un rôle très important à deux moments de ma vie, ça m’a amenée à me poser des questions sur le sens de l’objet. Parfois, nous traversons notre existence et un objet nous accompagne avec sa propre histoire, il entre, il repart…Quand il revient vers nous, il est chargé d’un passé avec sa part de mystère. Pour un vêtement, c’est encore plus étrange, je trouve, il touche le corps. »

À propos de l’auteur

Catherine Le Goff © Photo Carlotta Forsberg

Catherine Le Goff est psychologue. Elle a travaillé vingt ans en entreprise avant d’ouvrir son cabinet. Elle est l’auteure de deux romans, La fille à ma place (2020) et La robe : une odyssée (2021). (Source: Éditions Favre)

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Héritage

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En deux mots:
Le phylloxéra ayant ravagé sa vigne, un vigneron décide de chercher fortune en Californie. Il la trouvera au Chili. C’est le début d’une saga qui nous conduira sur près d’un siècle – avec des allers-retours en France – jusqu’à son arrière-petit-fils victime de Pinochet.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Des coteaux du Jura au Chili

Encore un superbe roman signé Miguel Bonnefoy. Héritage raconte sur plus d’un siècle la saga des Lonsonier, arrivés au Chili à la fin du XIXe siècle, et dont les différentes générations se heurteront à la fureur du monde.

C’est une histoire d’exil, comment en pourrait-il aller différemment avec Miguel Bonnefoy? Nous sommes cette fois à l’orée du XXe siècle, lorsque le phylloxéra ravage le vignoble français et jette dans la misère des milliers de familles. Sur les coteaux du Jura, le Patriarche de la famille a longtemps cru qu’il échapperait au fléau avant de devoir lui aussi capituler. Avec pour seul bagage, ou presque, un pied de vigne, il décide de partir pour la Californie où la Napa Valley fait figure d’Eldorado. Mais il n’arrivera jamais jusqu’à destination. Une escale à Valparaiso et les soins d’une «guérisseuse» vont le retenir au Chili. Sage décision au regard de la fortune qu’il ne tarde pas à amasser: «Lui qui avait pris la route vers l’inconnu, qui était un humble vigneron, un pauvre paysan, se trouva brusquement à la tête de plusieurs domaines et devint un ingénieux homme d’affaires. Rien, ni les guerres ni le phylloxéra, ni les soulèvements ni les dictatures, ne pouvait désormais troubler sa nouvelle prospérité, si bien que, lorsqu’il fêta sa première année à Santiago, Lonsonier bénit le jour où une gitane, à bord d’un navire en fer, avait brûlé une pierre verte sous son nez.
Il se maria avec Delphine Moriset, une rousse frêle et délicate, aux cheveux raides, issue d’une ancienne famille bordelaise, marchande de parapluies.» Le couple aura trois fils, Charles, Robert et Lazare, éduqués à la française. Un pays qu’ils aiment sans le connaître et pour lequel il s’engagent quand vient l’annonce du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Et, comme beaucoup de leurs compagnons, laisseront la vie dans cet enfer. Seul Lazare parviendra à s’en sortir et à regagner le Chili où il pourra perpétuer la lignée familiale en épousant Thérèse qui se passionne pour les oiseaux, en commençant par les rapaces. Elle fera installer une immense volière dans leur propriété et y mettra au monde leur fille Margot. Sera-t-il dès lors très étonnant que cette dernière rêve de s’envoler? De prendre les commandes de l’un de ces avions de l’aéropostale qui relient le Chili et la France?
Miguel Bonnefoy fait merveille dans la narration de cette saga familiale, en y ajoutant à chaque fois la petite touche fantastique qui construit la légende. Car entre les histoires d’une France si lointaine, celles d’un pays sauvage qui se développe anarchiquement, il reste un espace pour faire vivre ses rêves, même si par essence ils demeurent fragiles. Après les deux Guerres mondiales, l’apaisement tant espéré sera balayé par la dictature d’Augusto Pinochet en 1973, dont sera victime Ilario, L’arrière-petit-fils du patriarche bouclant, près d’un siècle après l’installation de son ancêtre, ce roman plein de bruit et de fureur, d’espoirs et de rêves, de poésie et magie, de parfums et de couleurs. Avec ce même moteur qui avait déjà fait merveille dans Sucre noir, cette aspiration à la liberté qui donne la force et l’envie. Un Héritage qu’il serait bien dommage de refuser!

Héritage
Miguel Bonnefoy
Éditions Payot & Rivages
Roman
208 p., 19,50 €
EAN 9782743650940
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, du côté de Lons-le-Saunier puis principalement au Chili, vers Valparaiso et la Terre de feu, en passant par Santiago. Les allers-retours entre les deux pays se poursuivront au fil des années.

Quand?
L’action se situe sur près d’un siècle, de 1873 à 1973.

Ce qu’en dit l’éditeur
La maison de la rue Santo Domingo à Santiago du Chili, cachée derrière ses trois citronniers, a accueilli plusieurs générations de la famille des Lonsonier. Arrivé des coteaux du Jura avec un pied de vigne dans une poche et quelques francs dans l’autre, le patriarche y a pris racine à la fin du XIXe siècle. Son fils Lazare, de retour de l’enfer des tranchées, l’habitera avec son épouse Thérèse, et construira dans leur jardin la plus belle des volières andines. C’est là que naîtront les rêves d’envol de leur fille Margot, pionnière de l’aviation, et qu’elle s’unira à un étrange soldat surgi du passé pour donner naissance à Ilario Da le révolutionnaire.
Bien des années plus tard, un drame sanglant frappera les Lonsonier. Emportés dans l’œil du cyclone, ils voleront ensemble vers leur destin avec, pour seul héritage, la légende mystérieuse d’un oncle disparu.
Dans cette fresque éblouissante qui se déploie des deux côtés de l’Atlantique, Miguel Bonnefoy brosse le portrait d’une lignée de déracinés, dont les terribles dilemmes, habités par les blessures de la grande Histoire, révèlent la profonde humanité.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Bulles de culture
Europe 1 (Nicolas Carreau)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Lazare
Lazare Lonsonier lisait dans son bain quand la nouvelle de la Première Guerre mondiale arriva jusqu’au Chili. À cette époque, il avait pris l’habitude de feuilleter le journal français à douze mille kilomètres de distance, dans une eau parfumée d’écorces de citron, et plus tard, lorsqu’il revint du front avec une moitié de poumon, ayant perdu deux frères dans les tranchées de la Marne, il ne put jamais réellement séparer l’odeur des agrumes de celle des obus.
Selon le récit familial, son père avait autrefois fui la France avec trente francs dans une poche et un pied de vigne dans l’autre. Né à Lons-le-Saunier, sur les coteaux du Jura, il tenait un vignoble de six hectares quand la maladie du phylloxéra apparut, sécha ses ceps et le poussa à la faillite. Il ne lui resta en quelques mois, après quatre générations de vignerons, en contrebas des versants, que des racines mortes dans des vergers de pommiers et des plantes sauvages desquelles il tirait une absinthe triste. Il quitta ce pays de calcaire et de céréales, de morilles et de noix, pour s’embarquer sur un navire en fer qui partait du Havre en direction de la Californie. Le canal de Panama n’étant pas encore ouvert, il dut faire le tour par le sud de l’Amérique et voyagea pendant quarante jours, à bord d’un cap-hornier, où deux cents hommes, entassés dans des soutes remplies de cages à oiseaux, jouaient des fanfares si bruyantes qu’il fut incapable de fermer l’œil jusqu’aux côtes de la Patagonie.
Un soir qu’il errait comme un somnambule dans un couloir de couchettes, il vit dans l’ombre une vieille femme couverte de bracelets, aux lèvres jaunes, assise sur une chaise de rotin, au front tatoué d’étoiles, qui lui fit signe d’approcher.
– Tu n’arrives pas à dormir? demanda-t-elle.
Elle sortit de son corsage une petite pierre verte, creusée de cavernes minuscules et scintillantes, pas plus grosse qu’une perle d’agate.
– C’est trois francs, lui dit-elle.
Il paya, et la vieille femme brûla la pierre sur une écaille de tortue qu’elle agita sous son nez. La fumée lui monta si brusquement à la tête qu’il crut défaillir. Cette nuit-là, il dormit pendant quarante-sept heures d’un sommeil ferme et profond, en rêvant à des vignes d’or parsemées de créatures marines. À son réveil, il vomit tout ce qu’il avait dans le ventre et ne put se lever du lit tant son corps lui parut d’une lourdeur insoutenable. Il ne sut jamais si ce furent les fumées de la vieille gitane ou l’odeur fétide des cages à oiseaux, mais il sombra dans un état de fièvre délirante pendant la traversée du détroit de Magellan, hallucina parmi ces cathédrales de glace, voyant sa peau se couvrir de taches grises comme si elle s’effritait en cendres. Le capitaine, qui avait appris à reconnaître les premiers signes de la magie noire, n’eut besoin que d’un coup d’œil pour deviner les dangers d’une épidémie.
– La fièvre typhoïde, déclara-t-il. On le descendra à la prochaine escale.
C’est ainsi qu’il débarqua au Chili, à Valparaíso, en pleine guerre du Pacifique, dans un pays qu’il ne savait pas placer sur une carte et dont il ignorait tout à fait la langue. À son arrivée, il rejoignit la longue queue qui s’étirait devant un entrepôt de pêche avant d’atteindre le poste de douane. Il s’aperçut que l’agent du service d’immigration posait systématiquement deux questions à chaque passager avant de tamponner leur fiche. Il en conclut que la première devait concerner sa provenance, et la deuxième, logiquement, sa destination. Quand vint son tour, l’agent lui demanda, sans lever ses yeux sur lui: – Nombre?
Ne comprenant rien à l’espagnol, mais convaincu d’avoir deviné la question, il répondit sans hésiter:
– Lons-le-Saunier.
Le visage de l’agent n’exprima rien. Avec un geste fatigué de la main, il nota lentement: Lonsonier.
– Fecha de nacimiento ?
Il reprit:
– Californie.
L’agent haussa les épaules, écrivit une date et lui tendit sa fiche. À partir de cet instant, cet homme qui avait quitté les vignobles du Jura fut rebaptisé Lonsonier et naquit une seconde fois le 21 mai, jour de son arrivée au Chili. Au cours du siècle qui suivit, il ne reprit jamais la route vers le nord, découragé par le désert d’Atacama autant que par la sorcellerie des chamanes, ce qui lui faisait dire parfois en regardant les collines de la Cordillère:
– Le Chili m’a toujours fait penser à la Californie.
Bientôt, Lonsonier s’habitua aux saisons inversées, aux siestes en milieu de journée et à ce nouveau nom qui, malgré tout, avait conservé des sonorités françaises. Il sut annoncer les tremblements de terre et ne tarda pas à remercier Dieu pour tout, même pour le malheur. Au bout de quelques mois, il parlait comme s’il était né dans la région, roulant les «r» comme les pierres d’une rivière, trahi pourtant par un léger accent. Comme on lui avait appris à lire les constellations du zodiaque et à mesurer les distances astronomiques, il déchiffra la nouvelle écriture australe, où l’algèbre des étoiles était fugitive, et comprit qu’il s’était installé dans un autre monde, fait de pumas et d’araucarias, un premier monde peuplé de géants de pierre, de saules et de condors.
Il fut engagé comme chef de culture dans le domaine viticole de Concha y Toro et créa plusieurs chais, qu’on appelait bodegas, dans les fermes d’éleveurs de lamas et de dresseuses d’oies. La vieille vigne française, sur la robe de la Cordillère, réclamait une seconde jeunesse dans ce lambeau de terre, étroit et long, suspendu au continent comme une épée à sa ceinture, où le soleil était bleu. Rapidement, il intégra un cercle fait d’expatriés, de transplantés, de chilianisés, reliés par d’habiles alliances et enrichis par le commerce du vin étranger. Lui qui avait pris la route vers l’inconnu, qui était un humble vigneron, un pauvre paysan, se trouva brusquement à la tête de plusieurs domaines et devint un ingénieux homme d’affaires. Rien, ni les guerres ni le phylloxéra, ni les soulèvements ni les dictatures, ne pouvait désormais troubler sa nouvelle prospérité, si bien que, lorsqu’il fêta sa première année à Santiago, Lonsonier bénit le jour où une gitane, à bord d’un navire en fer, avait brûlé une pierre verte sous son nez.
Il se maria avec Delphine Moriset, une rousse frêle et délicate, aux cheveux raides, issue d’une ancienne famille bordelaise, marchande de parapluies. Delphine racontait que sa famille avait décidé d’émigrer à San Francisco, à la suite d’une sécheresse en France, dans l’espoir d’ouvrir un magasin en Californie. Les Moriset avaient traversé l’Atlantique, longé le Brésil et l’Argentine, avant de passer par le détroit de Magellan où ils firent une escale dans le port de Valparaíso. Par une ironie de l’histoire, ce jour-là, il pleuvait. Son père, M. Moriset, en homme décidé, était descendu sur le quai et avait vendu en une heure tous les parapluies qu’il avait emportés dans de grandes malles scellées. Ils n’avaient jamais repris le bateau pour San Francisco et s’étaient établis définitivement dans ce pays bruineux, serré entre une montagne et un océan, où l’on disait que, dans certaines régions, la pluie pouvait tomber pendant un demi-siècle.
Le couple, uni par les accidents du destin, s’installa à Santiago dans une maison de style andalou, sur la rue Santo Domingo, près du fleuve Mapocho dont les crues suivaient la fonte des neiges. La façade était cachée par trois citronniers. Les pièces, toutes hautes de plafond, exhibaient un mobilier d’époque Empire composé de vanneries en osier de Punta Arenas. En décembre, on faisait venir des spécialités françaises et la maison se remplissait de cartons de citrouilles et de paupiettes de veau, de cages pleines de cailles vivantes et de faisans déplumés, déjà posés sur leur plateau d’argent, dont les chairs étaient si raffermies par le voyage qu’on ne pouvait les couper à l’arrivée. Les femmes se livraient alors à des expériences culinaires invraisemblables qui semblaient plus proches de la sorcellerie que de la gastronomie. Elles mêlaient aux vieilles traditions des tables françaises la végétation de la Cordillère, embaumant les couloirs d’odeurs mystérieuses et de fumées jaunes. On servait des empanadas farcies de boudin, du coq au malbec, des pasteles de jaiba avec du maroilles, et des reblochons si puants que les servantes chiliennes pensaient qu’ils provenaient sans doute de vaches malades.
Les enfants qu’ils eurent, dont les veines n’avaient pas une seule goutte de sang latino-américain, furent plus français que les Français. Lazare Lonsonier fut le premier d’une fratrie de trois garçons qui virent le jour dans des chambres aux draps rouges, sentant l’aguardiente et la potion de serpent. Bien qu’entourés de matrones qui parlaient le mapuche, leur première langue fut le français. Leurs parents n’avaient pas voulu leur refuser cet héritage qu’ils avaient arraché aux migrations, qu’ils avaient sauvé de l’exil. C’était entre eux comme un refuge secret, un code de classe, à la fois le vestige et le triomphe d’une vie précédente. L’après-midi de la naissance de Lazare, alors qu’on le baptisait sous les citronniers de l’entrée, on se rendit en procession dans le jardin et, vêtus de ponchos blancs, on célébra cet instant en repiquant le pied de vigne que le vieux Lonsonier avait conservé avec un peu de terre dans un chapeau.
– Maintenant, dit-il en tassant la terre autour du tronc, nous avons réellement planté nos racines.
Dès lors, sans jamais y avoir été, le jeune Lazare Lonsonier imagina la France avec la même fantaisie que les chroniqueurs des Indes avaient probablement imaginé le Nouveau Monde. Il passa sa jeunesse dans un univers d’histoires magiques et lointaines, protégé des guerres et des bouleversements politiques, rêvant d’une France qu’on avait dépeint comme une sirène. Il y voyait un empire qui avait poussé si loin l’art du raffinement que les récits des voyageurs ne parvenaient pas à dépasser l’empire lui-même. La distance, le déracinement, le temps, avaient embelli ces lieux que ses parents avaient quittés avec amertume, de sorte que, sans la connaître, la France lui manquait.
Un jour, un jeune voisin avec un accent germanique lui demanda de quelle région venait son nom. Ce garçon blond, au port élégant, était issu d’une immigration de colons allemands au Chili, vingt ans plus tôt, dont la famille s’était installée dans le Sud pour travailler les terres avares de l’Araucanie. Lazare rentra chez lui avec la question au bout des lèvres. Le soir même, son père, conscient que toute sa famille avait hérité son patronyme d’un malentendu à la douane, lui murmura à l’oreille:
– Quand tu iras en France, tu rencontreras ton oncle. Il te racontera tout.
– Il s’appelle comment ?
– Michel René.
– Il habite où ?
– Ici, dit-il en posant un doigt sur son cœur.
Les traditions du vieux continent étaient si bien enracinées dans la famille qu’au mois d’août, personne ne fut surpris de voir arriver la mode des « bains ». Le père Lonsonier revint un après-midi avec des opinions sur la propreté domestique et importa une baignoire sur pied, dernier modèle, en fonte émaillée, avec quatre pattes de lion en bronze, qui ne présentait ni robinet ni écoulement, mais seulement un large ventre de femme enceinte où deux personnes pouvaient tenir côte à côte en position fœtale. Madame fut impressionnée, les enfants s’amusèrent de ses proportions et le père expliqua qu’elle était faite en défenses d’éléphant, prouvant ainsi qu’ils tenaient devant eux sans doute la découverte la plus fascinante qui soit depuis la machine à vapeur ou l’appareil photographique.
Pour la remplir, il fit appel à Fernandito Bracamonte, el aguatero, le porteur d’eau du quartier, père d’Hector Bracamonte qui devait jouer, quelques années plus tard, un rôle capital dans la généalogie familiale. Déjà à cet âge, c’était un homme courbé comme une branche de bouleau, avec d’énormes mains d’égoutier, qui traversait la ville à dos de mule en transportant des barriques d’eau chaude sur une charrette, montait dans les étages et emplissait les bassines avec des gestes fatigués. Il disait être l’aîné d’une fratrie vivant de l’autre côté du continent, dans les Caraïbes, parmi lesquels Severo Bracamonte le chercheur d’or, un restaurateur d’église de Saint-Paul-du-Limon, une utopiste de Libertalia et un maracucho chroniqueur qui répondait au nom de Babel Bracamonte. Mais malgré cette fratrie nombreuse, personne ne sembla se préoccuper de lui le soir où des pompiers le trouvèrent noyé à l’arrière d’un camion-citerne.
On installa la baignoire au centre de la pièce et, comme tous les Lonsonier s’y baignaient à tour de rôle, les uns après les autres, on y fit tremper des citrons du porche pour purifier l’eau et on ajouta un pont en bois de bambou pour feuilleter le journal.
C’est pourquoi, en août 1914, lorsque la nouvelle de la Première Guerre mondiale arriva jusqu’au Chili, Lazare Lonsonier lisait dans son bain. Une pile de journaux était apparue le même jour avec deux mois de retard. L’Homme Enchaîné publiait les télégrammes de l’empereur Guillaume au tsar. L’Humanité annonçait le meurtre de Jaurès. Le Petit Parisien informait de l’état de siège général. Mais la dépêche la plus récente du Petit Journal affichait, en caractères menaçants sur une grande manchette, que l’Allemagne venait de déclarer la guerre à la France.
– Pucha, lâcha-t-il.
Cette nouvelle lui fit prendre conscience de la distance qui les séparait. Il se sentit brusquement envahi d’un sentiment d’appartenance à ce pays lointain, attaqué à ses frontières. Il bondit hors de sa baignoire et, bien qu’il ne vît dans le miroir qu’un corps efflanqué, rabougri et inoffensif, inapte au combat, il éprouva néanmoins un regain d’héroïsme. Il gonfla ses muscles et une sobre fierté chauffa son cœur. Il crut reconnaître le souffle de ses ancêtres et sut à cet instant, avec un soupçon craintif, qu’il devait obéir au destin qui, depuis une génération, jetait les siens vers l’océan.
Il noua une serviette autour de sa taille et descendit dans le salon, le journal à la main. Devant sa famille rassemblée, dans une épaisse odeur d’agrumes, il leva le poing et déclara:
– Je pars me battre pour la France.
En ce temps-là, le souvenir de la guerre du Pacifique était toujours vivant. L’affaire Tacna-Arica, provinces conquises par le Chili sur le Pérou, créait encore des conflits frontaliers. L’armée péruvienne étant instruite par la France, l’armée chilienne par l’Allemagne, il ne fut pas difficile pour les enfants d’immigrés européens, qui naquirent sur le flanc de la Cordillère, de voir dans la discorde de l’Alsace-Lorraine une coïncidence avec celle de Tacna-Arica. Les trois frères Lonsonier, Lazare, Robert et Charles, étalèrent une carte de France sur la table et se mirent à étudier méticuleusement le déplacement des troupes, sans avoir la moindre idée de ce qu’ils voyaient, persuadés que leur oncle Michel René luttait déjà dans les prairies de l’Argonne. Ils interdirent de jouer Wagner dans leur salon et, un pisco à la main, sous la clarté d’une lampe, s’amusèrent à nommer les fleuves, les vallées, les villes et les hameaux. En quelques jours, ils recouvrirent le plan de punaises de couleur, d’épingles à tête, et de petits drapeaux en papier. Les servantes observaient cette pantomime avec consternation, en respectant l’ordre de ne pas mettre le couvert tant que la carte était sur la table, et personne dans la maison ne comprit comment on pouvait se battre pour une région où l’on n’habitait pas.
Pourtant, à Santiago, la guerre résonna comme un appel voisin, si puissant qu’il fut bientôt au centre de toutes les conversations. Brusquement, une autre liberté, celle du choix, celle de la patrie, était là, partout, affirmant sa présence et sa gloire. Sur les murs du consulat et de l’ambassade étaient collées des affiches qui avertissaient de la mobilisation générale et annonçaient des collectes de fonds. Des éditions spéciales étaient imprimées à la hâte et des demoiselles, qui ne parlaient que l’espagnol, fabriquaient des boîtes de chocolats en forme de képi. Un aristocrate Français, installé au Chili, déposa une légation de trois mille pesos pour récompenser le premier soldat franco-chilien qui serait décoré pour fait d’armes. Les cortèges se formèrent sur les boulevards principaux et les navires commencèrent à se remplir de recrues, fils ou petit-fils de colons, qui partaient garnir les rangs, les visages confiants, les sacs remplis de costumes pliés et d’amulettes en écailles de carpe.
Ce spectacle était si séduisant, si radieux, qu’il fut impossible pour les trois Lonsonier de résister au désir ardent de participer à cette levée en masse, entraînés par cette heure grandiose. En octobre, sur l’avenue Alameda de Santiago, devant quatre mille personnes, ils firent partie des huit cents francochiliens qui quittèrent la gare de Mapocho en direction de Valparaíso, où ils devaient embarquer sur un navire pour la France. Une messe fut célébrée dans l’église de San Vicente de Paul, entre la rue du 18-Septembre et San Ignacio, et une bande militaire interpréta La Marseillaise à haute volée devant un parterre tricolore. On raconta plus tard que les réservistes étaient si nombreux qu’il fallut ajouter des wagons spéciaux en queue de l’express del norte, et que certains jeunes volontaires, tardifs, mirent quatre jours à pied pour franchir la Cordillère des Andes, enneigée à cette saison de l’année, pour rejoindre le navire à Buenos Aires.
La traversée fut longue. La mer produisit sur Lazare une impression mêlée d’angoisse et d’émerveillement. Tandis que Robert lisait tout le jour dans sa cabine, tandis que Charles s’entraînait sur le pont, il fumait en écoutant les rumeurs qui circulaient parmi les autres recrues. Le matin, ils entonnaient des chants militaires et des marches héroïques, mais le soir, au crépuscule, assis en cercle, ils se racontaient des histoires épouvantables où l’on disait qu’au front il pleuvait des cadavres d’oiseaux, que la fièvre noire faisait germer des escargots dans le ventre, que les Allemands taillaient au couteau leurs initiales sur la peau de leurs prisonniers, qu’on signalait des maladies disparues depuis le Baron de Pointis. Encore une fois, Lazare évoquait la France comme une chimère, une architecture faite de récits, et au bout de quarante jours, quand il distingua ses côtes, il se rendit compte que la seule pensée qu’il n’avait pas envisagée fut qu’elle existât réellement.
Pour son débarquement, il s’était vêtu d’un pantalon de velours côtelé, de mocassins à semelle mince et d’une veste en maille torsadée qu’il avait héritée de son père. Habillé à la chilienne, il mettait pied à terre dans ce port avec l’ingénuité de l’adolescent qu’il avait été, et non avec la fierté du soldat qu’il allait devenir. Charles portait une tenue de marin, une chemise à rayures bleues et un bonnet de coton surmonté d’un pompon rouge. Il s’était taillé une moustache fine, parfaitement symétrique, ornant la lèvre comme ses glorieux ancêtres gaulois, dont il couchait l’épi avec une pointe de salive. Robert avait une chemise à plastron, un pantalon de satin, et laissait pendre au-dessus de sa taille une montre en argent, qu’il avait attachée à une chaînette, dont on découvrit, le jour de son décès, qu’elle avait toujours donné l’heure chilienne.
La première chose qu’ils remarquèrent en descendant sur le quai fut le parfum, presque identique à celui du port de Valparaíso. Ils n’eurent pas le temps de l’évoquer car aussitôt on les mit en file devant un commandement de la compagnie, et on leur distribua des uniformes, un pantalon rouge, une capote fermée par deux rangs de boutons, des guêtres et une paire de brodequins en cuir. Ils montèrent ensuite dans des camions militaires qui transportaient des milliers de jeunes immigrés sur les champs de bataille, venus se déchirer au sein même d’un continent que leurs pères avaient autrefois quitté sans retour. Assis sur des bancs face à face, nul ne parlait le français que Lazare avait lu dans les livres, avec des traits d’esprit et des mots choisis, mais on donnait des ordres sans poésie, on insultait un ennemi qu’on ne voyait jamais, et le soir, à l’arrivée, alors qu’il faisait une queue devant quatre larges casseroles en fonte, où deux cuisiniers réchauffaient du ragoût plein d’os, il n’entendit que des dialectes bretons et provençaux. L’espace d’un instant, il fut tenté de reprendre le bateau, de repartir chez lui, de retourner par où il était venu, mais il se souvint de sa promesse et décida que si un quelconque devoir patriotique existait au-delà des frontières, c’était bien celui de défendre le pays de ses ancêtres.
Les premiers jours, Lazare Lonsonier fut si occupé à consolider les tranchées, à installer des rondins et des claies, à aménager le sol en posant des panneaux quadrillés, qu’il n’eut pas le temps de ressentir la nostalgie du Chili. Avec ses frères, ils passèrent plus d’un an à installer des barbelés, à diviser des rations de nourriture et à transporter des malles d’explosifs, au milieu de longues allées bombardées, entre des batteries d’artillerie, d’une ligne à une autre. Au début, pour conserver une dignité de soldat, ils se lavaient à petite eau, quand ils trouvaient une source propre, avec un peu de savon qui couvrait leurs bras d’une mousse grise. Ils se laissèrent pousser la barbe, par mode plus que par négligence, afin d’avoir l’honneur d’être appelés eux aussi « poilus ». Mais les mois passant, le prix de la dignité devint humiliant. Par groupe de dix, ils se livraient à l’exercice dégradant de l’épouillage, nus dans un pré, leurs vêtements plongés dans de l’eau bouillante, frottant leur fusil avec un mélange de suie et de dégras, puis se rhabillaient avec des uniformes râpés, crottés, déchirés, dont l’odeur devait poursuivre Lazare jusqu’aux heures les plus sombres de la montée du nazisme.
La rumeur courut qu’on donnerait trente francs à celui qui ramènerait une information du front ennemi. Rapidement, dans les pires conditions, des fantassins affamés tentèrent leur chance en rampant au milieu des cadavres couverts de larves. Ils se traînaient dans la boue comme des bêtes, en veillant dans une crevasse pour tendre l’oreille, par-dessus les chevaux de frise, afin de saisir une date, une heure, un indice d’attaque. Loin de leur cantonnement, ils se faufilaient le long des lignes allemandes, tremblant de peur et de froid dans leur poste de guet clandestin, et passaient parfois des nuits entières recroquevillés dans un trou d’obus. Le seul à avoir touché les trente francs fut Augustin Latour, un cadet qui venait de Manosque. Il racontait avoir découvert une fois un Allemand au fond d’un ravin, le cou cassé par une chute, et il lui avait fouillé les poches. Il n’y avait rien trouvé d’autre que des lettres en allemand, des marks papier et de petites pièces en métal avec un trou carré au centre, mais dans un double fond en cuir, au niveau de la ceinture, il vit trente francs, soigneusement pliés en six, que l’Allemand avait sans doute volés à un cadavre français. Il les brandissait alors, fier de lui, en répétant :
– J’ai remboursé la France.
Ce fut plus ou moins à cette époque qu’on découvrit un puits à mi-chemin entre les deux tranchées. Jusqu’à la fin de sa vie, Lazare Lonsonier ne sut jamais comment les deux lignes ennemies s’étaient accordées sur un cessez-le-feu pour y accéder. Vers midi, on suspendait les tirs, et un soldat français disposait d’une demi-heure pour sortir de sa tranchée, s’approvisionner en eau avec de lourds seaux et faire marche arrière. La demi-heure passée, un soldat allemand se ravitaillait à son tour. Une fois les deux fronts fournis, on recommençait à tirer. On survivait ainsi pour continuer à se tuer. Cette danse noire se répétait tous les jours avec une exactitude militaire, sans aucun dépassement de part et d’autre, dans un strict respect des codes chevaleresques de la guerre, au point que ceux qui revenaient du puits disaient entendre pour la première fois, après deux ans de conflit, le chant lointain d’un oiseau ou la meule d’un moulin.
Lazare Lonsonier se porta volontaire. Chargé de quatre seaux pendus aux avant-bras, de vingt gourdes vides en bandoulière et d’une bassine à vaisselle entre les mains, il atteignit le puits après dix minutes de marche, en se demandant comment il rebrousserait chemin avec les mêmes récipients pleins. Le puits, entouré d’une vieille margelle et d’un muret décrépi, avait la tristesse d’une volière vide. Tout autour gisaient quelques bassines trouées de balles et une vareuse militaire que quelqu’un avait abandonnée sur le rebord.
Il attacha l’anse du seau au bout d’une corde et le fit descendre jusqu’à entendre un clapotement. Il tirait pour le remonter, lorsqu’une masse apparut subitement comme un rocher devant lui.
Lazare leva la tête. Debout, couvert de boue de camouflage, un soldat allemand pointait son arme sur lui. Terrifié, il lâcha la corde, laissant tomber le seau, se redressa d’un bond, voulut s’échapper, mais trébucha sur une pierre et cria: – Pucha!
Il attendit le tir, mais il ne vint pas. Lentement, il rouvrit les yeux et se tourna vers le soldat. Il fit un pas en avant, Lazare recula. Il avait sans doute le même âge que lui, mais l’uniforme, les bottes, le casque, tout lui en donnait davantage. Le soldat allemand baissa son pistolet et lui demanda : – Eres chileno ?
Cette phrase fut chuchotée dans un espagnol parfait, un espagnol où apparurent des condors furieux et des arrayanes, des cormorans et des rivières qui sentent l’eucalyptus.
– Si, répondit Lazare.
Le soldat eut une expression de soulagement.
– De donde eres ? demanda-t-il. – De Santiago.
L’Allemand eut un sourire.
– Yo también. Me llamo Helmut Drichmann.
Lazare reconnut le jeune voisin de la rue Santo Domingo qui lui avait demandé, dix ans auparavant, l’origine de son nom. La nouvelle de la guerre était tombée sur eux en même temps. Tous deux avaient cédé à la tentation de traverser un océan pour défendre un autre pays, un autre drapeau, mais à présent, devant ce puits, l’espace d’un instant, ils revenaient en silence pour s’abreuver à la source qui les avait vus naître.
– Escuchame, dit l’Allemand. On prépare une attaque surprise vendredi soir. Débrouille-toi pour être malade ce jour-là et passe la nuit à l’infirmerie. Ça pourrait te sauver la vie.
Helmut Drichmann prononça ces mots d’un seul souffle, sans calcul ni stratégie. Il le dit comme on donne de l’eau à un autre homme, non pas parce qu’on en a, mais parce qu’on connaît la soif. L’Allemand ôta son casque d’un geste lent, et seulement alors Lazare put le voir avec netteté. Son visage était d’une beauté marmoréenne, lourd et mat, d’une couleur sobre, dont la patine rappelait le charme discret des vieilles statues. Lazare se souvint de tous ces soldats qui dormaient dans des fosses dans l’espoir de surprendre une conversation, de révéler la cachette d’un peloton ou la position secrète d’une mitrailleuse, et il mesura le prix de cette confidence, qui lui apparut tout à coup évidente et absurde, jetée avec ses grandeurs et ses bassesses dans les véritables dimensions de l’histoire.
Il vécut ce jour-là le premier dilemme d’une longue chaîne que devaient poursuivre les générations après lui. Devait-il se sauver en se réfugiant à l’infirmerie, ou bien protéger les siens en faisant un rapport à son supérieur? Le refus de choisir montait en lui comme une clameur muette. Lorsqu’il regagna les lignes françaises, et qu’il croisa les yeux de ses compagnons, il craignit qu’on ne lise dans son regard sa double identité de menteur et

À propos de l’auteur
BONNEFOY_Miguel©RenaudMonfournyMiguel Bonnefoy © Photo Renaud Monfourny

En 2009, Miguel Bonnefoy remporte le Grand Prix de la Nouvelle de la Sorbonne avec La Maison et le Voleur. La même année, il publie Quand on enferma le labyrinthe dans le Minotaure (edizione del Giano, Rome). En 2011, Naufrages (éditions Quespire) est remarqué au Prix de l’Inaperçu 2012. En 2013, Prix du Jeune Écrivain avec Icare et autres nouvelles (Buchet-Chastel). En 2015, Le Voyage d’Octavio (Rivages) finaliste du Prix Goncourt du Premier Roman, Prix de la Vocation, Prix des Cinq Continents – Mention Spéciale, Prix Fénéon, Prix Edmée de la Rochefoucauld et Prix L’Île aux Livres. En 2016, Jungle (éditions Paulsen) Prix des Lycéens et Apprentis d’Ile-de-France. En 2017, Sucre Noir (Rivages), finaliste du Prix Femina, Prix Mille Pages, Prix Renaissance et Prix des lycéens de l’Escale du Livre de Bordeaux. En 2018-2019, pensionnaire à la Villa Médicis. En 2020, il publie Héritage (Rivages). (Source: miguelbonnefoy.fr)

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Saturne

CHICHE_saturne

  RL2020  coup_de_coeur

En deux mots:
Quand son père meurt, la narratrice a quinze mois. Aussi lui faudra-t-il bien longtemps avant de vouloir explorer son histoire familiale, retracer la rencontre de ses parents et remonter jusqu’à leur propre enfance, jusqu’aux grands-parents. Un récit bouleversant.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Mon père, ce héros

En retraçant l’histoire d’un père qu’elle n’a quasiment pas connu, Sarah Chiche a réussi un bouleversant roman. Et en mettant en lumière le passé familial, c’est elle qui se met à nu. Dans un style éblouissant.

J’ai découvert Sarah Chiche l’an passé avec Les enténébrés (qui vient de paraître chez Points poche), un roman qui explorait les failles de l’intime et celles du monde et qui m’avait fasciné par son écriture. Je me suis donc précipité sur Saturne et je n’ai pas été déçu. Bien au contraire! Ici les failles de l’intime sont bien plus profondes et celles du monde plongent davantage vers le passé pour se rejoindre dans l’universalité des émotions qu’elles engendrent.
Tout commence par la mort tragique de Harry, le père de la narratrice, emporté par une leucémie. «Le cœur lâcha à midi. Il venait de fêter ses trente-quatre ans. Il mourut dans les bras de son père qui, trois ans plus tard, mourut à son tour de chagrin. Ils avaient tous en eux l’espoir que ce ne serait qu’un mauvais rêve, mais en fait, tout cela, ce n’est pas un rêve, tout cela c’est pareil pour tout le monde, tout cela, ce n’est pas grand-chose, tout cela ce n’est que la vie, et, finalement, la mort. On lui ferma la bouche après les yeux. On le déshabilla. On le lava. Puis le corps fut ramené à son domicile. On le recouvrit et on recouvrit tous les miroirs ainsi que tous les portraits d’un drap blanc. On me tint éloignée de la chambre funéraire. On déchira un pan de ma chemise de nuit à hauteur du cœur. Mais personne ne me dit que mon père était mort.»
Elle n’avait que quinze mois.
Le chapitre suivant se déroule le 4 mai 2019. Une femme s’approche de la narratrice, en déplacement à Genève – une ville où elle a vécu «l’année la plus opaque» de son enfance et qu’elle retrouve avec appréhension – et lui révèle qu’elle a bien connu ses grands-parents, son père et son oncle à Alger. C’est sans doute cette rencontre qui a déclenché son envie d’explorer son passé, de retrouver son histoire et celle de sa famille.
Retour dans les années 1950 en Algérie. C’est en effet de l’autre côté de la Méditerranée que son grand-père fait fortune et lance la dynastie des médecins qui vont développer un réseau de cliniques. Une prospérité qu’ils réussiront à maintenir après la fin de l’Algérie française et leur retour en métropole.
Une retour que Harry et Armand vont anticiper. Au vue de la sécurité qui se dégrade, les garçons sont envoyés en Normandie dès 1956. Le premier est victime de moqueries, d’humiliations et d’agressions. Il se réfugie alors dans les livres, tandis que son aîné ne tarde pas à s’imposer et à devenir l’un des meilleurs élèves du pensionnat.
On l’aura compris, Sarah Chiche a pris l’habitude de construire ses romans sans considération de la chronologie, mais bien plutôt en fonction de la thématique, des émotions engendrées par les épisodes qu’elle explore, «car ainsi voguons-nous disloqués dans la tempête des années, otages de la mer sombre où l’exil des uns n’efface jamais celui des autres, coupables et victimes du passé».
On retrouve les deux frères lors de leurs études de médecine – brillantes pour l’un, médiocres pour l’autre. Harry préfère explorer le sexe féminin en multipliant les aventures plutôt que s’intéresser aux planches d’anatomie et aux cours de gynécologie. Sur un coup de tête, il décide de mettre un terme à cette mascarade et part pour Paris dépenser toute sa fortune au jeu. «On ne l’arrête pas. Il ne s’arrêtera plus. L’aube vient. Il sort du casino enfumé comme une bouche de l’enfer, les poches vides. Il a vingt-six ans.»
L’heure est venue de vivre une grande histoire d’amour, une passion brûlante, un corps à corps dans lequel, il se laisse happer. Elle s’appelle Ève et il est fou d’elle.
Le 19 juin 1975, Armand intervient à ce «serpent peinturluré en biche»: «Je suis le frère de Harry. Et au nom des miens, au nom de l’état dans lequel vous avez mis mon frère, je vous le jure: vous ne ferez jamais partie de notre famille. Nous ne vous recevrons plus: ni demain, ni les autres jours.»
On imagine la tension, on voit poindre le drame et le traumatisme pour l’enfant à naître. Si la vie est un roman, alors certains de ces romans sont plus noirs, plus forts, plus intenses que d’autres. Si Saturne brille aujourd’hui d’un éclat tout particulier, c’est qu’après un profond désespoir, une chute aux enfers, une nouvelle vie s’est construite, transcendant le malheur par la grâce de l’écriture. Une écriture à laquelle je prends le pari que les jurés des Prix littéraires ne seront pas insensibles.

Saturne
Sarah Chiche
Éditions du Seuil
Roman
208 p,, 18 €
EAN 9782021454901
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en Algérie, à Alger et Philippeville, ainsi qu’en France, à Paris et en Normandie, à Verneuil-sur-Avre, à Évreux et Rouen, mais aussi à Tours. On y évoque aussi Genève.

Quand?
L’action se situe principalement de 1950 à 2019, mais on y remonte jusqu’en 1830.

Ce qu’en dit l’éditeur
Automne 1977 : Harry, trente-quatre ans, meurt dans des circonstances tragiques, laissant derrière lui sa fille de quinze mois. Avril 2019 : celle-ci rencontre une femme qui a connu Harry enfant, pendant la guerre d’Algérie. Se déploie alors le roman de ce père amoureux des étoiles, issu d’une grande lignée de médecins. Exilés d’Algérie au moment de l’indépendance, ils rebâtissent un empire médical en France. Mais les prémices du désastre se nichent au cœur même de la gloire. Harry croise la route d’une femme à la beauté incendiaire. Leur passion fera voler en éclats les reliques d’un royaume où l’argent coule à flots. À l’autre bout de cette légende noire, la personne qui a écrit ce livre raconte avec férocité et drôlerie une enfance hantée par le deuil, et dévoile comment, à l’image de son père, elle faillit être engloutie à son tour.
Roman du crépuscule d’un monde, de l’épreuve de nos deuils et d’une maladie qui fut une damnation avant d’être une chance, Saturne est aussi une grande histoire d’amour : celle d’une enfant qui aurait dû mourir, mais qui est devenue écrivain parce que, une nuit, elle en avait fait la promesse au fantôme de son père.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Prologue
On entrait dans l’automne. Ils le veillaient depuis deux jours. Au matin du troisième jour, les ténèbres tombèrent sur leurs yeux. Sa mère était affaissée sur une chaise dans un coin de la chambre. Elle avait, posé sur les genoux, un mouchoir rougi de sang. Son père, à son chevet, lui caressait le front, comme on berce un tout petit enfant. Sa femme lui tenait la main. Ses doigts étaient bleuis de froid. Ses joues, livides. Elle brûlait de sa beauté blonde, un peu sale, dans une robe trop somptueuse. Il était étendu, inerte, enfermé en lui-même, sans plus de possibilité de parler autrement qu’en écrivant sur une ardoise qu’il gardait à portée de main. On avait placé une sonde dans sa trachée, reliée à un respirateur artificiel ; un tuyau lui sortait du nez. De temps en temps, ses yeux allaient du scope sur lequel on pouvait suivre le rythme de son cœur, le taux d’oxygène dans son sang, sa tension artérielle et sa température, au visage de sa femme, puis ils revenaient sur le scope, puis au visage de sa femme. Il la regarda. Il la regardait. Ses yeux. Ses mains. Ses lèvres. Leurs silences. Leurs mots. Leurs joies. Leurs chagrins. Leurs souvenirs. Il sentait la pression de ses doigts sur les siens. Il regarda sans doute cette main agrippée à la sienne de la même manière que lorsqu’elle était au bord de jouir, qu’il prenait son visage entre ses paumes pour l’embrasser, qu’elle liait ses doigts aux siens, penchant la tête de côté, cachant ses yeux sous la masse de ses cheveux qui retombaient en torsades sur sa bouche, soudain plus lointaine à l’homme qui l’aimait jusqu’à la brûlure, devenant la nuit dans laquelle ils tombaient tous deux.
Les premiers signes s’étaient manifestés moins d’un an après leur mariage. Elle venait à peine d’accoucher. Elle avait passé leurs noces à son chevet. Chaque jour, elle l’avait aidé à se doucher, à se laver les dents, à s’habiller. Chaque nuit, elle avait dormi à son chevet, recroquevillée dans un fauteuil. Elle avait affronté à ses côtés les fièvres, les sueurs nocturnes, les cauchemars dont il s’éveillait en grelottant dans ses bras, l’anémie, les malaises, les troubles de la coagulation, la chimiothérapie, les injections, les prises de sang, les hématomes qui pullulent sur les bras et obligent à piquer les mains, le cou ou les pieds, quand les veines roulent sous la peau, disparaissent puis se nécrosent. Il y avait eu les visites chez l’hématologue, l’attente des résultats, les espoirs de rémission, les fausses joies, la rechute.
Il promena son pouce sur l’intérieur du poignet de sa femme.
Elle vieillirait, sans lui. Il voulait qu’elle vieillisse. Ce visage à l’ombre duquel il aurait voulu voir grandir leur enfant, ce visage à la beauté infernale, qu’il avait fait rire, elle qui ne riait jamais, qu’il avait filmé, photographié, chéri, caressé, finirait par se faner. En même temps, elle ne vieillirait jamais. Même ridée, elle conserverait ces yeux de faune, ce sourire de fauve qui, dans l’instant où il l’avait vu, l’avait envoûté, lui, et d’autres, et qui en envoûterait d’autres encore, il le savait, parce qu’elle était sans mémoire, n’avait pas d’histoire. Peut-être cette pensée fit-elle monter en lui un sentiment de pitié profonde, non pour lui-même, comme quand on se rend compte que ce que nous sommes ne suffira jamais et qu’au fond on en sait si peu de l’être avec qui l’on dort, mais pour elle, car elle non plus ne se connaissait pas. Il suffoqua.
Sa mère se leva d’un bond et s’approcha. Ses cheveux, qu’elle n’avait pas coiffés depuis plusieurs jours, s’agglutinaient à l’arrière de sa nuque en un paquet spongieux. Son visage était ravagé par l’absence de sommeil. Ses yeux lui tombaient sur les joues. Une odeur de lavande et de sueur flottait dans son sillage. Les yeux de sa femme prirent un éclat de verre froid. Elle s’écarta du lit, d’un mouvement presque symétrique, fronçant le nez. La mère, qui n’en avait rien perdu, l’ignora et se mit à parler. Pendant de longues minutes, elle parla sans discontinuer, mais nul n’aurait su dire de quoi au juste. D’ordinaire, ses longs monologues entrecoupés de gémissements lui étaient insupportables ; il en vint, cette fois, à la trouver d’un comique attendrissant. Elle se débattait, comme une petite bête prise au piège dans le sac noir d’une angoisse dont nul n’avait jamais réussi à la tirer, mais qui, désormais, ne le concernait plus. Il regardait sa peau laiteuse, les taches de son sur ses avant-bras. Elle lui dit encore quelque chose, mais il ne l’écoutait plus. Il était perdu dans la contemplation de la ride qui barrait la joue de son père, et qu’il n’avait, jusqu’alors, jamais remarquée. Il observa la pâleur grise qui avait envahi son teint olivâtre, ses yeux cerclés de noir. La conviction qu’il était la cause du vieillissement précipité de ses parents, que le trou noir qui l’aspirait les aspirait à leur tour, lui fut insupportable. Il était temps qu’il les délivre de lui.
Une infirmière vêtue de vert arriva. Elle baissa les stores. De garde. Traits tirés par la fatigue. Elle venait juste de s’allonger pour prendre un peu de repos quand on avait téléphoné. On lui avait dit qu’il s’agissait d’une admission un peu particulière et que la famille pourrait rester au-delà des horaires dévolus aux visites. Il est toujours plus facile de soigner les malades quand on les connaît un peu – même quand on sait qu’on ne pourra peut-être pas les sauver, le souvenir de ce qu’ils furent et de l’engagement qu’on a mis à les soigner jusqu’au bout aide parfois à en sauver d’autres. L’infirmière avait donc demandé des explications. On avait fini par lui dire qui ils étaient.
Ils avaient tout perdu. Ils avaient tout regagné, au centuple. Lui, le père, avait travaillé sans relâche – on disait qu’il ne dormait jamais. Il avait amassé une fortune colossale. Des cliniques, d’innombrables résidences, et un château. Ils avaient des cuisiniers, des domestiques et des jardiniers, une flotte de voitures. Ils ne s’étaient privés de rien, mais ils s’étaient montrés généreux en prenant soin des plus modestes de leurs employés – à moins que ce ne fût prodigalité vaniteuse ou compassionnelle, paternaliste. Ils donnaient, en tout cas, du travail et même des logements à des centaines de personnes. Ils avaient formé des chirurgiens, des internes, des anesthésistes, des réanimateurs, des radiologues, par douzaines. Ils avaient vécu avec eux plusieurs révolutions : les premiers antibiotiques, les premières transplantations cardiaques, les premières cœlioscopies. Soigné, en Algérie et en France, des dizaines de milliers de patients. Mais quand elle s’approcha du père du jeune homme alité, pour le saluer à voix basse, l’infirmière ne reconnut pas celui que les journaux appelaient « le Prince des cliniques ». Elle ne vit qu’un vieil homme en train de perdre son fils.
Leucémie.
Admis en urgence à la suite d’un malaise dans son bain, au moment même où chacun croyait qu’il allait mieux. Comme il avait repris des forces, il avait voulu faire sa toilette, seul. Il avait perdu connaissance. Sa tête avait heurté le rebord de la baignoire. Sous le choc, il avait vomi. On l’avait retrouvé la face dans l’eau, le nez en sang. Le contenu de son estomac avait inondé sa trachée et ses bronches. On l’avait intubé. On avait aspiré ce qui encombrait ses voies aériennes. Branché un respirateur artificiel. On l’avait perfusé. Il avait ouvert les yeux.
Son frère entra d’un pas rapide. Il vit sa mère se jeter dans ses bras, sa femme arranger prestement ses cheveux. Il s’approcha de lui et lui demanda s’il voulait qu’on lui remonte les oreillers sous la tête ou qu’on replace ceux qui soutenaient ses bras. Il répéta plusieurs fois Tu veux qu’on te remonte tes oreillers ? Aux premiers mois de son hospitalisation, à la simple vue de son frère, la colère l’étouffait. Il le fixa d’un regard pâle et amer tandis que l’autre se dégageait de l’étreinte maternelle. Mais, curieusement, cette fois lui revinrent leurs meilleurs moments. Une sensation aiguë le bouleversa : ce qui avait vraiment valu la peine qu’ils vivent ensemble était calfeutré dans leurs années d’enfance. La douleur au poumon le reprit. Il détourna les yeux. Tous se mirent à crier d’épouvante.
Une seconde infirmière surgit en courant, escortée d’une aide-soignante. On le coucha sur le côté. On rassembla le plus délicatement possible les tuyaux le reliant à ses machines et à la perfusion. Son pouls s’affola. Le respirateur artificiel s’emballa. On lui entrava le corps, une main sur le thorax, l’autre sur les cuisses. On nettoya ses oreilles, le bord de ses yeux, on passa un gant de toilette sur son torse, sur son pénis, entre ses fesses, on jeta le gant, on en prit un autre. On lui lava le dos. Les infirmières flottaient comme des spectres dans leurs blouses vertes. Derrière leur masque, leurs yeux mi-clos lui souriaient. Il regarda les gouttes translucides de la perfusion reliée à son avant-bras gauche tomber une à une dans la poche de plastique. La lumière se fit plus vive, plus forte. Dans les derniers jours de la vie, le plus ancien redevient le plus jeune. Nous dormons comme des nourrissons. Les premiers mois, l’état de torpeur dans lequel le faisaient sombrer tantôt le progrès de la maladie tantôt les traitements le terrifiait. Puis ce lui fut un soulagement qu’il attendait comme on attend, à la tombée du jour, dans le lit de l’enfance, une histoire, toujours la même, lue par une mère qui, … »

Extraits
« Alors, il embrasse ses yeux, il lui dit qu’elle est une infraction à la loi du jour, qu’il va boire ses larmes et qu’elle ne pleurera plus, qu’elle est belle, et pure, qu’elle fait sa joie, qu’il n’est pas permis d’être si heureux, qu’il va lui montrer ce qu’est la vie bonne, et qu’il se sent tous les courages, et qu’il va l’aimer, malgré tout cette nuit qu’elle a en elle, malgré la peur qu’elle lui inspire, parce que ça fait partie de l’amour.»

«Le cœur lâcha à midi. Il venait de fêter ses trente-quatre ans. Il mourut dans les bras de son père qui, trois ans plus tard, mourut à son tour de chagrin. Ils avaient tous en eux l’espoir que ce ne serait qu’un mauvais rêve, mais en fait, tout cela, ce n’est pas un rêve, tout cela c’est pareil pour tout le monde, tout cela, ce n’est pas grand-chose, tout cela ce n’est que la vie, et, finalement, la mort. On lui ferma la bouche après les yeux. On le déshabilla. On le lava. Puis le corps fut ramené à son domicile. On le recouvrit et on recouvrit tous les miroirs ainsi que tous les portraits d’un drap blanc. On me tint éloignée de la chambre funéraire. On déchira un pan de ma chemise de nuit à hauteur du cœur. Mais personne ne me dit que mon père était mort.» p. 20« Dans les contes de fées, c’est là que l’histoire s’achève. Dans l’espace de la tragédie ordinaire, c’est ici que tout commence. »

« Jusqu’à quel point la manière dont nous pensons que nos parents se sont aimés façonne-t-elle notre propre degré d’idéalisation de l’amour? »

« Et pourtant, un jour, cachés dans la grande pulsation d’une ville cernée de montagne, où l’on pensait ne jamais revenir, on écrit, depuis l’autre côté d’un lac enfin traversé sans s’y noyer, d’une toute petite main, tremblante, honteuse, si peu sûre d’elle, ce que l’on chuchotait déjà dans le noir d’une chambre d’enfance où l’on parlait tout seul aux étoiles et aux planètes de papier collées au plafond. »

« Car ainsi voguons-nous disloqués dans la tempête des années, otages de la mer sombre où l’exil des uns n’efface jamais celui des autres, coupables et victimes du passé ».

« On ne l’arrête pas. Il ne s’arrêtera plus. L’aube vient. Il sort du casino enfumé comme une bouche de l’enfer, les poches vides. Il a vingt-six ans. Il marche, sous les nuages rapides. Ses grands yeux envahis de brume noire regardent la région du ciel où se forme un œuf de plus en plus lumineux. Une bande gris-bleu surmontée de rose s’élève au-dessus de l’horizon. L’ombre projetée de la terre s’étire en un sidérant ballet de couleurs, à l’opposé du soleil. Alors, Harry se met à rire. Il rit comme jamais. Il ne peut plus s’arrêter de rire. »

« Que voulez-vous, vous êtes irrécupérable. Vous avez l’âme noire, vicieuse, d’un serpent peinturluré en biche. Quoi que puisse en penser mon vieux père, que vous avez réussi à berner par vos charmes, comme vous en bernez tant d’autres, moi, je ne vous trouve aucune excuse. Non. Vous n’êtes qu’une concubine entre les mains d’un garçon qui ne sera jamais un homme. Je suis le frère de Harry. Et au nom des miens, au nom de l’état dans lequel vous avez mis mon frère, je vous le jure: vous ne ferez jamais partie de notre famille. Nous ne vous recevrons plus: ni demain, ni les autres jours. AC »

À propos de l’auteur
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Sarah Chiche © Manuel Lagos

Sarah Chiche est écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle est l’auteur de quatre romans : L’inachevée (Grasset, 2008), L’Emprise (Grasset, 2010), Les Enténébrés, (Seuil, 2019) et Saturne (Seuil, 2020) et de trois essais: Personne(s), d’après Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa (Éditions Cécile Defaut, 2013), Éthique du mikado, essai sur le cinéma de Michael Haneke (PUF, 2015), Une histoire érotique de la psychanalyse: de la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui (Payot, 2018). (Source: Éditions du Seuil)

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La soustraction des possibles

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RL2020  coup_de_coeur

Finaliste Grand Prix RTL/Lire
Finaliste Grand Prix des Lectrices ELLE
Sélection Prix Relay des Voyageurs-lecteurs
Sélection Prix Le Point du polar européen
Sélection Prix des lecteurs L’Express/BFMTV
Sélection Prix Alexandre-Vialatte
Sélection Prix Nice Baie des Anges
Sélection Prix des Romancières
Sélection Prix du Làc

En deux mots:
Aldo et Svetlana en ont assez d’être au service de la belle société genevoise. Ils ambitionnent de réussir un grand coup et d’empocher cet argent qu’ils transportent semaine après semaine jusqu’aux coffres des banques suisses. Leur heure de gloire est-elle arrivée ?

Ma note:
★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)

Ma chronique:

Les eaux troubles du Léman

Attention, chef d’œuvre! La soustraction des possibles est LE livre à lire, surtout quand on a un peu de temps devant soi car, quand vous l’aurez commencé, vous ne pourrez plus lâcher cette merveille.

Joseph Incardona nous avait laissé avec un roman riche de promesses autour d’un thème très original. Dans Chaleur il nous racontait un extraordinaire championnat du monde de sauna. Des promesses qu’il fait bien mieux que concrétiser avec ce roman que l’on aimerait d’emblée affubler d’une belle guirlande d’adjectifs, à commencer par addictif. Mais on y ajoutera aussi fascinant, érudit, puissant, prodigieux, intense, inoubliable. Bref, La Soustraction des possibles fait partie des rares titres qui à mon sens ne doivent manquer dans aucune bibliothèque. Il répond en effet à tous les critères que j’ai définis pour cela: la lecture doit être agréable, l’ouvrage doit enrichir notre culture en s’appuyant sur le réel et les personnages doivent marquer notre mémoire.
Mais cessons de vous faire languir et venons-en au récit qui s’ouvre sur une leçon de tennis donnée par Aldo Bianchi à Odile. Les leçons de tennis particulières sont pour le presque quadragénaire l’occasion d’approcher la gent féminine et notamment les bourgeoises délaissées par leurs maris. En mettant Odile dans son lit, il cherche à entrer dans ce «beau monde» qui, on va vite le découvrir, n’est pas si beau que ça.
Nous sommes en effet au moment où le mur de Berlin tombe, où le bloc soviétique explose et où l’argent afflue dans les coffres des banques suisses encore protégées par le secret bancaire. Le mari d’Odile profite de cette situation, su service d’un directeur de banque qui n’a guère davantage de scrupules que son épouse qui organise et contrôle. Aldo est chargé de faire des allers-retours entre Lyon et Genève et de transporter des sacs de billets de banque d’un point à un autre sans poser de questions, sans se faire prendre et d’empocher pour ce service une grasse commission. Une affaire qui roule…
C’est à ce moment que Svetlana entre en scène. Tout comme Aldo, elle est un rouage essentiel du trafic, tout comme Aldo elle cherche à comprendre comment circule l’argent, tout comme Aldo elle se méfie de tout le monde. Mais ni l’un ni l’autre n’ont envisagé que l’amour pourrait ajouter du piment à leurs ambitieux desseins. Ils imaginent comment réussir un «gros coup», comment se venger de ces «exploiteurs».
Le diabolique Joseph Incardona sait attraper son lecteur avec les ingrédients du polar, du suspense, des retournements de situation, l’apparition de la mafia corse, d’une bande de malfrats plus idiots que méchants ou encore de prostituées qui jurent de briser leurs chaînes. Mais ce qui donne à ce roman toute sa richesse, c’est à la fois son style et sa profondeur. Car le polar n’’est qu’un prétexte. Au fil des pages, on va découvrir comment se sont construites les grandes fortunes dont les propriétés bordent le Lac Léman, comment les capitaines d’industrie et les banquiers ont ensemble fait fructifier leur argent – bien loin de la propreté helvétique. On va aussi, comme Balzac avec sa comédie humaine, plonger dans cette folie, cette avidité que l’argent peut susciter dès qu’on peut le humer. Qui a du reste affirmé qu’il n’avait pas d’odeur? Il a l’odeur du sang, du stupre, du cynisme, de la vengeance, de la peur…
Avant de conclure, disons encore un mot du style, lui aussi exceptionnel. Joseph Incardona a trouvé le moyen d’habiller son récit de références littéraires, de citer ici Ramuz ou là Norman Mailer, de placer quelques digressions qui nous offrent – un peu à la manière d’un hyperlien – d’approfondir tel ou tel aspect de l’histoire, mais aussi de jouer avec le lecteur en lui proposant d’apprécier telle ou telle intervention de ses personnages.
Vous l’aurez compris, La soustraction des possibles est le meilleur roman que j’ai lu cette année. Et à en juger par la longue liste des Prix littéraires pour lesquels il est sélectionné, j’imagine que je ne suis pas le seul à le penser. Affaire à suivre!

La soustraction des possibles
Joseph Incardona
Éditions Finitude
Roman
400 p., 23,50 €
EAN 9782363391223
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule principalement en Suisse, du côté de Genève et environs, mais on s’y déplace aussi, notamment à Lyon et en Corse, sans parler du Mexique.

Quand?
L’action se situe d’octobre 1989 à mai 1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
On est à la fin des années 80, la période bénie des winners. Le capitalisme et ses champions, les Golden Boys de la finance, ont gagné : le bloc de l’Est explose, les flux d’argent sont mondialisés. Tout devient marchandise, les corps, les femmes, les privilèges, le bonheur même. Un monde nouveau s’invente, on parle d’algorithmes et d’OGM.
À Genève, Svetlana, une jeune financière prometteuse, rencontre Aldo, un prof de tennis vaguement gigolo. Ils s’aiment mais veulent plus. Plus d’argent, plus de pouvoir, plus de reconnaissance. Leur chance, ce pourrait être ces fortunes en transit. Il suffit d’être assez malin pour se servir. Mais en amour comme en matière d’argent, il y a toujours plus avide et plus féroce que soi.
De la Suisse au Mexique, en passant par la Corse, Joseph Incardona brosse une fresque ambitieuse, à la mécanique aussi brillante qu’implacable.
Pour le monde de la finance, l’amour n’a jamais été une valeur refuge.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Libération (Alexandra Schwartzbrod – Entretien avec l’auteur)
Le Temps (Salomé Kiner)
Blog Les lectures d’Antigone
Blog Les livres de Joëlle
Blog Motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Sang pages 
Blog Mon roman noir et bien serré 
Blog Nyctalopes 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Octobre 1989
Lignes de fond
Cet homme, sur le court de tennis, c’est lui, Aldo Bianchi.
Celui de l’histoire d’amour.
Un avantage de son métier est de pouvoir se placer derrière l’élève, saisir son poignet afin de lui montrer, lentement, le mouvement correct à effectuer. D’une voix douce, mais ferme, il accompagne le geste par la parole, la lui souffle à l’oreille, en quelque sorte. Les corps se touchent, c’est inévitable. L’été indien permet encore de porter short et jupette de tennis. Et Dieu seul sait combien — avec monsieur Sergio Tacchini —, combien les tissus de ces combinaisons sportives sont minces.
Les corps maintiennent encore leur bronzage. Les corps sont les derniers à vouloir renoncer et céder à l’automne.
Aldo prend la main dans la sienne, se presse davantage contre le dos de son élève et achève le geste du coup droit lifté par une rapide torsion du poignet. L’élève sent la cuisse du professeur de tennis s’insinuer entre ses jambes. Elle a beau vouloir
retenir son souffle, elle ne peut s’empêcher de respirer l’odeur de phéromones que dégage son torse en sueur.
L’élève n’a pas bien compris le geste de torsion du lift. L’élève est troublée.
Généralement, l’élève est une femme entre 40 et 55 ans.
Mariée – le mari est souvent absent.
Mère – les enfants sont grands.
Riche – elle laisse ses bijoux au vestiaire.
Elle a encore quelques belles années devant elle, pressent le gâchis du temps perdu à attendre. La routine du luxe: villa, jardin, piscine, shopping, loisirs. L’entretien du domaine. Du corps. De l’esprit. D’une vie affective. Des relations. L’entretien du temps qui passe.
De l’ennui.
Aldo recule, se détache et l’élève se sent désorientée. La promesse de son corps aussitôt rétractée. Aldo lui sourit tout en lui disant de prendre le panier et de ramasser les balles.
«Okay, Odile, prenez le panier et ramassez les balles!» Et Odile
exécute. Elle a une femme de ménage, une décoratrice d’intérieur, deux jardiniers et une life coach, mais elle obéit, elle qui ne fait même pas son lit. Se soumettre, c’est tout au fond d’elle-même, comme l’envie d’être prise par ce rital à peine lettré lui expliquant comment frapper dans une balle.
Sûr qu’il n’a pas lu Madame Bovary, ça non.
On n’imagine pas non plus Aldo tomber amoureux.
Il maîtrise le petit jeu de la parade nuptiale, s’essuie le visage avec une serviette en coton. Il dépasse le mètre quatre-vingt, ses cheveux châtains striés de mèches blondes évoquent la coupe d’André Agassi avant qu’il devienne chauve et porte une
perruque sur le circuit. Les yeux bleus, rieurs, creusent des pattes-d’oie comme la bonne blague d’une vie à 180 sur l’autoroute. Un petit diamant brille au lobe de son oreille. Et, peut-être, la seule note discordante, le seul bémol, serait sa voix un peu nasillarde s’accordant mal à son physique de playboy:
«Semaine prochaine, dernier cours, Odile!»
Odile regarde autour d’elle. Les arbres devenus jaunes, le lac en contrebas qui s’étend derrière les losanges du grillage, juste après les pins sylvestres et les marronniers séculaires, le gazon impeccable délimitant le parc… Il y a comme un flottement, une seconde de désarroi: le dernier cours signifie le passage à l’heure d’hiver, la nuit plus vite, la solitude plus tôt. Présage de l’autre hiver, plus vaste et dramatique: celui de la vieillesse et de la déchéance. Tout à l’heure, un dîner à la Coupole en compagnie de sa fille et de son fiancé, le retour sur la colline, le cabriolet au garage — villa au milieu des villas, système d’alarme à désactiver puis à enclencher une fois en sécurité à l’intérieur.
L’époux en escale à Boston. Est-ce possible, Odile? Tout ce que tu voulais, et maintenant cette excitation adolescente, cette métamorphose qui te fait perdre dix ans d’un seul coup?
Les feuilles égarées sur le court en terre battue se désintègrent en craquant sous les semelles de ses tennis. Odile ramasse jusqu’à la dernière balle, qu’elle rapporte, docile, à son professeur.
Aldo a refermé son sac de sport, emporte la raquette de son élève qu’il a pris soin de remettre dans la housse, et l’échange contre le panier lourd de Slazenger en feutre jaune.
Aldo sait, le moment est arrivé.
Sur l’échiquier, il attend qu’elle bouge sa pièce.
C’est le jeu. Il n’y a pas d’autre possibilité. Trop gâtée, trop écoutée, trop plainte, choyée, soutenue. La coach, la femme de ménage, la décoratrice, les copines. Trop de femmes autour d’elle, trop de condescendance partagée. Instinctivement — sans pouvoir poser dessus une réflexion liée au libéralisme, à l’uniformisation des marchés ou à son corollaire qui est l’atomisation de la société —, Aldo a compris que le monde devient femelle. Que maris et pères sont surchargés de travail, que leur taille s’épaissit, qu’ils deviennent myopes. Et s’il y a quelque chose à prendre dans ce monde où tout se confond, il l’obtiendra en restant mâle, en jouant sur le paradoxe de l’émancipation des femmes. Ce qu’elles gagnent, ce qu’elles
perdent. Ses rivaux dans ce domaine sont les immigrés latinos bourrés de testostérone écumant la ville depuis le boum de la salsa, pêche miraculeuse à la femme blanche.
Mais Aldo joue dans une autre catégorie. Son biotope, ce sont les lignes d’un court de tennis, prélude aux chambres à coucher des madames Bovary.
Dans l’économie du dominant/dominé, la privation et l’humiliation sont le ressort.
Odile lève son visage vers son professeur. Il la regarde, amusé.
Elle ne rit pas.
Car tout ça se cassera la gueule malgré la chirurgie esthétique, l’entretien du corps, la frustration des régimes.
Tu sais très bien comment tout ça va finir, Odile.
OK, mais je vais te dire un truc, ma belle: à quoi sert tout ça, si c’est pour ne pas en profiter?
À quoi, bon sang?
Le moment est venu de sacrifier sa reine.
Odile lève la tête, ses traits se crispent quand elle prend la main de son professeur et la pose sur son ventre:
«C’est là, dit-elle à Aldo. C’est là où je veux que tu sois.»

Extraits
« Ce sont les filles qui lui ont fait perdre la foi dans le sport. L’esprit de sacrifice. L’abdication graduelle aux plaisirs intrusifs de la sexualité.
Il a compris très tôt l’impact que pouvait avoir son apparence quand, à quinze ans, il s’était fait dépuceler par la mère d’un camarade dans l’abri de jardin près de la piscine. Il y avait ce petit bouton sur lequel il suffisait d’appuyer et un monde
s’offrait à lui. Entre toutes, les femmes proches de la quarantaine remportaient habituellement la mise, car plus téméraires et cyniques dans la recherche et l’assouvissement de leur plaisir.
Aldo a été à bonne école. On n’oublie pas ses premières fois. Aldo a appris ce qu’il faut donner dans un lit. D’un certain point de vue, ce n’est pas très éloigné du sport: technique, endurance, créativité.
Forger son propre style.
Mais surtout: monnayer la vigueur et la jeunesse comme un don de soi. Laisser croire à sa partenaire plus âgée que cette jeunesse se prolonge en elle, qu’elle dure même après l’amour. C’est l’inverse de la crainte du déclin: l’espoir de l’éternelle
jouvence transmise par les fluides. »

« Tout ça, tu le sais, Odile. Je t’aime bien, je pense que tu es une femme intelligente. Que tu as juste commis cette erreur initiale du choix de la sécurité, qui te rend esclave et prisonnière d’un monde qui ne te satisfait plus. Ce monde que tu n’as jamais voulu peut-être, qui sait ? Ce que tu désires maintenant, c’est demander pardon, pardon, pardon à l’existence de l’avoir trahie pour gérer le calendrier des pousses d’un jardin, d’une soirée dans un bain à bulles, d’un mariage perpétuant le même désastre. De n’avoir pas su donner à ta fille une possibilité d’évasion d’elle-même, mais d’être complice de l’édification de sa cage dorée. A un moment, tu aurais pu élargir le champ des possibles, Odile. Entre nous, c’est cela que je te reproche. De ne pas avoir eu le courage au moins d’essayer. Tu as contribué à creuser une tanière profonde pour ta progéniture. Tes petites filles suivront le modèle. Il faut espérer dans le sursaut d’une âme vieille dans le corps d’une jeune fille, celui d’une femme qui aura le courage de se soustraire à l’emprise des hommes, de ne pas se laisser acheter ni corrompre au nom de la sécurité. Du confort. Le confort qui devient notre propre prison. Nous sécurise et nous enferme. »

À propos de l’auteur
Joseph Incardona est un écrivain suisse, d’origine italienne. Il vit à Genève où il tente d’arrêter de fumer. Il aime les romans noirs, Harry Crews et les pâtes. Auteur de Chaleur, il a auparavant surtout publié des polars. (Source: Éditions Finitude)

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