En deux mots
Arthur a dix ans lorsqu’à l’occasion d’une fête d’anniversaire, il découvre La Plage. Il ne le sait pas encore, mais cette boîte de nuit va devenir son repaire. Semaine après semaine, il va devenir l’homme qui danse, qui se perd sur la piste.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Ultra moderne solitude
Victor Jestin confirme avec ce second roman tous les espoirs nés avec La chaleur. En suivant Arthur, qui passe presque toutes ses nuits en boîte, il explore le mal-être de toute une génération.
C’est à la fête d’anniversaire d’un copain de classe, à laquelle il est invité après un désistement, qu’Arthur découvre La Plage. La boîte de nuit, privatisée pour l’occasion, ne va cependant pas lui laisser un souvenir très agréable puisqu’il va se retrouver bloqué au moment d’inviter sa cavalière sur la piste de danse.
Ce n’est donc pas de gaîté de cœur que huit ans plus tard, il y retourne. Le lieu est alors l’endroit où les garçons doivent choper les filles, c’est-à-dire parvenir à les embrasser et plus si affinités. Mais là encore – par crainte et maladresse – Arthur va être incapable de suivre cette injonction. Mais il suit avec curiosité ses amis et cherche le moyen de dépasser sa timidité maladive. En s’inscrivant dans un club de sport, il se dit qu’il pourra transformer son physique chétif, mais il va surtout finir par trouver un emploi à l’accueil, ce qui va lui permettre de dégager du temps pour ses sorties à La Plage et financer ses rendez-vous qui se multiplient jusqu’à devenir réguliers, du jeudi au dimanche.
Entre temps il aura pris des cours de danse et croisé la route de quelques jeunes filles. Mais s’il n’est plus puceau, il est incapable de construire une liaison stable et va faire de la piste de danse le lieu de son exutoire.
En retraçant en de courts chapitres la chronologie de cette addiction, Victor Jestin trouve l’angle idéal pour raconter l’ultra moderne solitude chantée par Souchon: Pourquoi ce mystère Malgré la chaleur des foules Dans les yeux divers C’est l’ultra moderne solitude
Pourquoi ces rivières Soudain sur les joues qui coulent Dans la fourmilière C’est l’ultra moderne solitude
Dans ce lieu construit pour faciliter les rencontres, ce n’est pas la chaleur humaine que croise Arthur, mais le clinquant et le factice. Ce n’est pas la vraie vie, qu’il aspire à remplir, qui l’attend à la plage mais un monde sublimé que l’alcool et la musique transforment pour quelques temps en un cocon, une parenthèse enchantée. Sauf que la gueule de bois est inévitable et qu’au fil des années elle va se faire de plus en plus insupportable.
Dans ce drame de la vie ordinaire, le romancier se fait aussi sociologue, nous raconte la fin de ce type d’établissements supplantés par les sites de rencontre et les applications censées mieux faire matcher les profils. Une nouvelle arnaque?
Ce second roman confirme le talent de Victor Jestin. Après La chaleur, qui avait notamment été couronné par le Prix de la vocation, ce second roman vient de se voir attribuer le Prix Blù Jean-Marc Roberts par un jury exigeant. Gageons qu’il n’en restera pas là!
L’homme qui danse
Victor Jestin
Éditions Flammarion
Roman
192 p., 19 €
EAN 9782080239204
Paru le 24/08/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une ville du Val de Loire.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
La Plage est la boîte de nuit d’une petite ville en bord de Loire. C’est là qu’Arthur, dès l’adolescence et pendant plus de vingt ans, se rend de façon frénétique. C’est dans ce lieu hors du temps, loin des relations sociales ordinaires, qu’il parvient curieusement à se sentir proche des autres, quand partout ailleurs sa vie n’est que malaise et balbutiements. Au fil des années et des rencontres, entre amours fugaces et modèles masculins écrasants, il se cherche une place dans la foule, une raison d’exister. Jusqu’où le mènera cette plongée dans la nuit ?
Après La Chaleur, un deuxième roman intense sur le long voyage intérieur d’un homme qui lutte avec sa solitude, dans l’espoir obsédant d’aimer.
Les premières pages du livre
« Au petit matin les boîtes de nuit trahissent.
Elles révèlent d’un coup la laideur et la saleté. Les lumières s’allument, la musique s’éteint; l’air sent la sueur et l’usine, le sol colle, le palmier est en plastique. Il y a des murs et un plafond, la pièce a des dimensions. Pire, tout le monde s’en va.
Restent les plus saouls, les plus désespérés, comme des enfants qui refusent d’aller au lit. Le videur les chasse. La fête est finie. Il n’y a plus que le bâtiment vide, et moi, oublié sur la banquette du fond.
Les yeux me piquent d’avoir pleuré, mon crâne est chaud, mon corps allongé sur le côté, la tête contre le cuir. Je ne sais pas à quelle heure je me suis endormi.
Ce devait être triste et drôle. J’aurai bientôt quarante ans, c’est vieux pour ici, c’est presque mort. Je suis périmé. Il est temps de partir. Mais je ne sais pas où aller.
J’entends le barman qui lave ses verres. Il ne me voit pas. Tout va bien. Je peux gagner du temps. Je peux même, en regardant la piste et en plissant les yeux, imaginer des gens dessus, la foule qui danse, la nuit qui continue, encore un peu.
1990
La première fois que je suis venu ici, j’avais dix ans.
Je me souviens, j’étais assis sur mon banc dans la cour de récré, les pieds dans le vide, seul comme un nouveau, mais je n’étais pas nouveau, c’était la même école et les mêmes gens depuis le CP. Ils jouaient au foot à un mètre de moi. Pour qu’ils me prennent dans une équipe, n’importe laquelle, je les regardais en souriant.
C’est alors qu’Anthony est venu me parler.
— Dimanche je fais mon goûter d’anniversaire dans un endroit spécial. Il faut qu’on soit autant de garçons que de filles et il y en a un qui peut pas venir, est-ce que tu veux le remplacer ?
Sa proposition m’a touché.
— D’accord.
Il m’a donné une enveloppe bleue puis il est reparti jouer.
Mes parents n’étaient pas habitués à m’emmener à des goûters d’anniversaire. Il y en avait eu déjà quelques-uns, mais toujours des invitations d’amis de la famille ou de voisins. Celle d’Anthony était plus authentique. Quand je leur ai montré l’enveloppe, ils m’ont félicité comme si c’était mon anniversaire à moi. Le dimanche à quinze heures, nous nous sommes donc rendus au point de rendez-vous.
C’était un parking au centre duquel trônait un grand bâtiment jaune et rectangulaire qui ressemblait à un container. Les invités étaient rassemblés devant.
L’oncle d’Anthony nous a accueillis. Il s’appelait Guy. Blond, musclé, bronzé, il avait l’air d’un maître-nageur ou d’un animateur de camping. Il nous a expliqué fièrement que le bâtiment s’appelait La Plage et qu’il en était le propriétaire. Il s’agissait d’une « boîte de nuit ». Je ne savais pas ce que c’était.
Mes parents en revanche ont paru troublés. Ils m’ont demandé si j’étais d’accord pour y aller, j’ai dit oui pour ne rien compliquer et ils m’ont laissé avec Guy, qui m’a fait rejoindre les autres. J’en connaissais la plupart, ils étaient dans ma classe. J’ai voulu leur dire bonjour mais Guy a tapé dans ses mains :
— Alors les terreurs, vous voulez voir comment c’est à l’intérieur ?
Tout le monde a crié « Oui ! ». Je l’ai dit aussi, à voix plus basse, et nous sommes entrés.
Nous avons cheminé en file dans un couloir sombre. Il y avait une odeur de peinture et de poussière, de travaux pas finis. Guy a ouvert une deuxième porte et nous avons débouché dans une grande pièce vide, une sorte de salle polyvalente éclairée par des néons. Des tables et des chaises étaient disposées le long des murs. L’espace semblait avoir été dégagé pour que quelque chose s’y passe.
— Vous voulez danser ?!
Tout le monde a encore crié « Oui ! ». J’ai voulu le faire aussi mais cette fois rien n’est sorti. À partir de là, les événements m’ont dépassé. Guy s’est installé à une table sur laquelle était posée une machine reliée à des fils électriques. Il a appuyé sur un bouton et les lumières se sont éteintes, remplacées par une boule à facettes multicolore suspendue au plafond.
L’ambiance s’est tendue d’un coup. Nous sommes tous devenus plus beaux.
— Les garçons d’un côté, les filles de l’autre.
Quand je mets la musique, les garçons, vous invitez une fille à danser !
Les deux groupes se sont alignés. Pris de court, j’ai suivi. En quelques secondes je me suis retrouvé face aux filles, séparé d’elles et du même coup sommé de les rejoindre.
Madonna – Like a Prayer
Personne n’a bougé.
— Allez, les garçons, un peu de courage !
Anthony a fini par se décider. Il a traversé la piste vers une fille. Les autres ont suivi, les duos se sont formés. La musique est montée d’un cran, et alors d’un même élan, comme si tous avaient répété, ils ont commencé à danser. Leurs bras et leurs jambes se sont mis à enchaîner des mouvements, débordant d’idées, tournoyant par paires sur le sol soudain mouvant lui aussi, parcouru de ronds de lumière. Je me suis
retrouvé seul, à ce détail près qu’en face de moi se tenait une fille plus seule encore, la restante, Aurélie.
Elle avait gardé son pull par-dessus sa robe. Dépassant à partir des genoux, ses jambes subitement fines la faisaient ressembler à un flamant rose. Elle me regardait d’un air apeuré ; craignait-elle que je l’invite, ou que je ne l’invite pas ?
— Manque plus que toi ! m’a crié Guy.
J’ai voulu me lancer mais je suis resté bloqué. L’espace était devenu vaseux. J’étais englué. J’ai réessayé à plusieurs reprises, de toutes mes forces, de toute ma bonne volonté, mais à chaque fois quelque chose en moi se ravisait, comme si j’hésitais au bord d’un plongeoir.
Guy a quitté sa table pour venir me voir. La musique a continué sans lui, les autres aussi. Tout avait l’air automatique.
— Alors, Arthur, tu ne veux pas danser ?
— C’est pas ça…
— Tu n’as pas envie de danser avec elle ?
— C’est pas ça…
— Tu as peur du regard des autres ?
— C’est pas ça…
— C’est quoi, alors ?
J’ai cherché les mots pour expliquer.
— Je suis bloqué.
— Mais non, tu n’es pas bloqué.
— Je vous jure que si.
— Donne-moi ta main.
Il a pris ma main et m’a emmené vers Aurélie. Je sentais mes pieds râper le sol comme une armoire tirée sur le parquet, et pourtant je marchais, un pas après l’autre.
— Tu vois, tu n’étais pas bloqué.
Il m’a lâché devant Aurélie.
— Maintenant, invite-la.
Elle regardait ses chaussures et je regardais les miennes.
— Invite-la, tu vois bien qu’elle est gênée.
Je le voyais et j’en étais désolé. Je n’avais rien contre elle. J’aurais fait sa connaissance avec plaisir dans d’autres circonstances. Simplement, je n’arrivais pas à danser. Mais il le fallait. Les autres me regardaient. La honte montait en moi. J’étais malpoli, je gâchais la fête. On ne me réinviterait pas.
Je suis parvenu à lever une main et à la maintenir quelques secondes à mi-hauteur, entre Aurélie et moi. Elle l’a saisie d’un coup. Je l’ai serrée. Nous étions accrochés.
— Et maintenant, fais-la danser.
Je ne savais pas comment faire. On ne m’avait jamais montré. Il me manquait une impulsion pour démarrer. Chaque idée de mouvement portait en elle toutes celles auxquelles il fallait renoncer. J’ai essayé plusieurs fois, comme une voiture qui cale. Mes efforts étaient invisibles. On pouvait croire que je faisais un caprice.
— Mais enfin, c’est pas si compliqué ! Il suffit de se lâcher ! Regarde !
Et Guy a commencé à danser, levant ses cuisses l’une après l’autre, claquant des doigts avec un grand sourire. Je l’ai trouvé moche. Il voulait que je danse, ça l’obsédait. Que se passerait-il si je continuais à désobéir ? Se mettrait-il à crier ? Moi, je pouvais pleurer. Je n’avais plus que ça pour me faire entendre, on me laisserait tranquille à cette seule condition. Mais ça ne venait pas. Ma colère prenait toute la place.
J’ai lâché la main d’Aurélie.
— Bon, a soupiré Guy, ça suffit. Ici c’est une boîte de nuit, c’est fait pour danser. Tu imagines si tout le monde faisait comme toi ? Danse avec moi, je vais te montrer.
Il m’a attrapé la main, sèchement. Soudain j’ai crié «Non!», et avec mon autre main j’ai tapé sur la sienne. Le bruit a résonné. Je l’ai regardé en serrant les dents et vraiment cru qu’il allait hurler. Au lieu de ça, il m’a donné une claque, une grande claque qui a résonné en retour et mis ma joue en feu. Mes larmes sont sorties. Guy s’est pris la tête dans les mains en gémissant. Les autres se sont figés. Seules la musique et la lumière ont continué, comme pour insister encore : allez, Arthur, rien qu’un petit pas, le reste suivra…
VINCENT 1998
Ça a recommencé huit ans plus tard.
— Les mecs, on va en boîte ?
Je fumais sur le canapé chez Vincent, avec deux autres garçons dont je ne me souviens pas, des figurants. Je me souviens de Vincent. Il était imposant, vêtu toujours de T-shirts blancs et de jeans sales, parfois sentant fort, mais son odeur même jouait pour lui, façonnait comme tous ses gestes une virilité mûre avant la nôtre, un corps d’homme. Il était droitier mais fumait de la main gauche. J’aimais cette manière qu’il avait de chercher son briquet dans sa poche, une cigarette à la bouche, de l’allumer tête inclinée, de ponctuer ses phrases par une longue latte qui nous laissait suspendus à ses lèvres, de jeter enfin son mégot pour signaler la fin de la conversation.
Assis à côté de lui, une fesse dans le vide, je me concentrais pour ne pas crapoter, bien inhaler comme aux répétitions dans ma chambre. J’en espérais un peu de plaisir, rien qu’un peu … »
Extrait
«– Je finis mon verre et je vous rejoins! ai-je crié. La banquette sans accoudoirs m’a paru d’un coup trop grande. J’ai aspiré le fond de mon verre et la paille a fait des bulles dégoûtantes. Je me suis allumé une cigarette. Encore quelques minutes et je me lance, ai-je décidé. La piste s’étalait comme une mer à mes pieds. Là se trouvaient donc les filles à aborder. C’était un bal. Ça ne valsait pas mais en fait c’était tout comme un bal, archaïque et cruel. Chacun se cherchait un partenaire. Si jamais cette foule formait un nombre impair, l’un de nous se retrouverait seul au bout du compte, et cela risquait bien d’être moi, comme aux chaises musicales de mon enfance. Les gens se pressaient. Ils se ressemblaient. Tous se confondaient dans cette lumière, jetée sur eux pour lisser leurs visages, gommer leurs boutons, effacer leurs formes et leur en inventer d’autres. C’était une ambiance excitante, dangereuse aussi, car tous ici, devenus plus beaux, devaient redoubler d’attentes, saturer la boîte de désir, plus qu’elle n’en pouvait contenir. Il existait certainement quelque part un interrupteur pour rallumer les néons du plafond, faire que tout le monde sursaute, se réveille soudain dans les bras d’inconnus rouges et suants.»
Victor Jestin a passé son enfance à Nantes et a aujourd’hui 27 ans. Son premier roman, La Chaleur (2019), a obtenu le prix de la Vocation et le prix Femina des lycéens, a été traduit dans plusieurs pays et est en cours d’adaptation cinématographique.
En deux mots
En débarquant en Bretagne, Sœur Anne entend parler d’un garçon qui aurait vu la vierge. La religieuse, à qui on avait annoncé une apparition prochaine, veut très vite le connaître et s’associer à ce qui dans l’esprit de la population ne peut être qu’un miracle.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
S’inscrivant dans la lignée du Bal des folles, ce second roman de Victoria Mas nous entraîne en Bretagne où un jeune garçon attire l’attention d’une foule de plus en plus nombreuse, persuadée qu’elle va assister à un miracle. Une intéressante réflexion sur les passions humaines.
Victoria Mas reste fidèle aux femmes «différentes». Après un début très réussi avec Le Bal des folles, roman couronné de nombreux prix dans lequel elle relatait les travaux de Charcot à la Salpêtrière et cette attraction qui attirait le tout-Paris dans la grande salle de l’hôpital, elle a cette fois choisi de mettre en scène des religieuses et plus particulièrement Sœur Anne, que les Filles de la Charité envoient en Bretagne.
Mais n’allons pas trop vite en besogne et reprenons le fil de ce roman si joliment construit.
Le chapitre d’ouverture revient sur la journée du 18 juillet 1830 et sur la rencontre de la novice Catherine Labouré avec la vierge. Un enfant paré d’une aura de lumière va la mener jusqu’à la chapelle de son couvent de la rue du Bac à Paris. De cette histoire qui a alors défrayé la chronique et donné à la congrégation une aura particulière au fil des ans, on bascule alors de nos jours à Roscoff.
C’est là que sœur Delphine attend l’arrivée de sœur Anne qui doit succéder à la défunte sœur Bernadette, en espérant que la parisienne «ne soit ni bégueule ni bécasse». Ce qu’elle ignore encore, c’est que la religieuse est en quelque sorte en mission, car l’une de ses condisciples, sœur Rose lui a annoncé que «la Sainte Vierge apparaîtrait en Bretagne».
Pendant que la nouvelle arrivée prend ses marques nous faisons connaissance avec la famille Bourdieu. Michel, le père de famille, enseignant bougon, voue une admiration pour son fils Mathias, engagé dans l’armée et qui vient d’échapper à un attentat et regarde Hugo, son second fils, passionné d’astronomie, avec indifférence. Ce qui chagrine sa mère qui tente de jouer les entremetteuses.
À la nuit tombée, muni de sa lunette astronomique, le jeune homme part observer la planète mars et va croiser Isaac, un copain de classe un peu fragile. Son côté efféminé lui a déjà valu moqueries et agressions. Mais c’est pourtant lui qui va se retrouver au centre de toutes les attentions. En bord de mer, il a vu quelque chose qu’il a de la peine à définir. Mais sa sidération et son regard fixe vont intriguer puis attiser la curiosité de ses proches puis de toute la population quand elle va comprendre qu’il dialogue avec cette apparition, qu’il transmet des messages. Et quand sa sœur asthmatique se déclare guérie, on va crier au miracle.
Afin sensibilité et munie d’une solide documentation, Victoria Mas nous raconte ce mouvement de plus en plus incontrôlé qui va conduire aux extrêmes. Un drame au cœur duquel les questions de transcendance vont se voir balayées par une dynamique de groupe, alors même que rien n’est prouvé.
Dans un entretien accordé à Muriel Fauriat pour Le Pèlerin, Victoria Mas souligne combien «les foules ne doutent pas, et se déplacent» et souligne combien cet aspect sociologique l’a intéressée. «Cela dit beaucoup de notre rapport à la foi, à l’invisible, au sacré.»
Un miracle
Victoria Mas
Éditions Albin Michel
Roman
220 p., 19,90 €
EAN 9782226474087
Paru le 17/08/2022
Où?
Le roman est situé en France, d’abord à Paris puis en Bretagne, à Roscoff, Saint-Pol-de-Léon et sur l’île de Batz
Quand?
L’action se déroule de nos jours avec un retour en arrière en 1830.
Ce qu’en dit l’éditeur
Une prophétie. Une île du Finistère Nord. Les visions d’un adolescent fragile. Et, au-delà de tout, jusqu’à la folie, le désir de croire en l’invisible.
Sœur Anne, religieuse chez les Filles de la Charité, reçoit d’une de ses condisciples une prophétie: la Vierge va lui apparaître en Bretagne. Envoyée en mission sur une île du Finistère Nord balayée par les vents, elle y apprend qu’un adolescent prétend avoir eu une vision.
Mais lorsqu’il dit «je vois», les autres entendent: «J’ai vu la Vierge.» Face à cet événement que nul ne peut prouver, c’est toute une région qui s’en trouve bouleversée. Les relations entre les êtres sont modifiées et chacun est contraint de revoir profondément son rapport au monde, tandis que sur l’île, les tempêtes, les marées, la végétation brûlée par le sel et le soleil semblent annoncer un drame inévitable.
Les premières pages du livre
« Le 18 juillet 1830
Le couvent est endormi. Plus une robe ne traverse les couloirs. Les silhouettes à cornette ont déserté le cloître et ses galeries. Comme chaque soir, les complies terminées, les Filles sont remontées dans le dortoir, sans un mot, car le silence lui aussi est prière. Les fenêtres sont ouvertes. L’air est tiède encore. Dans les jardins, une chouette s’éveille, guette les rongeurs du haut de sa branche. Un écho lointain, celui de sabots, rappelle que la ville est juste en dehors de ces murs ; les calèches redescendent la rue du Bac, longent au trot l’enceinte de la Maison Mère. Pas une brise ne vient rafraîchir cette nuit de juillet. Au cœur du couvent, une cloche retentit soudain : la chapelle sonne les onze heures. Elle seule rythme un temps qui n’est plus tout à fait celui des profanes. Son timbre grave pénètre dans le dortoir, survole les lits, sans les faire tressaillir : allongés sous les draps, les corps poursuivent leur repos. Aucun froissement ne trahit d’éveil. Le couvent enseigne aux Filles à ne plus se laisser distraire par le monde.
– Sœur Labouré !
La jeune sœur Catherine ouvre les paupières, survole les rideaux blancs qui isolent son lit. Personne. Elle tend l’oreille, écoute le dortoir. Quelques toussotements. Des respirations paisibles. Aucune sœur n’a appelé son nom : elle a confondu le songe avec l’éveil. La fatigue la rappelle. Elle tire le drap sur son épaule, ferme à nouveau les paupières. Depuis son entrée chez les Filles de la Charité, elle rencontre le sommeil sans mal, s’assoupit avec la quiétude de celles qui débutent leur vie apostolique.
– Sœur Labouré !
Son corps se redresse, retient son souffle. Elle en est certaine cette fois, une voix l’a appelée. Sans bruit, elle se penche en avant, écarte le rideau qui sépare son lit de l’allée. Son geste se fige. Face à elle, un enfant la regarde, serein, comme si sa présence était normale, comme s’il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il fût ici, dans le dortoir des sœurs, à une heure si tardive. Immobile, la novice dévisage celui qui l’attend : au pied de son lit, cet enfant est lumière.
– Levez-vous et venez à la chapelle, la Sainte Vierge vous attend.
Aux alentours, pas un drap ne frémit ; l’enfant n’a réveillé qu’elle. Sans questionner son propos, sœur Catherine jette un œil vers la porte : le bois grince dès qu’on pousse sa poignée, un son des plus désagréables et qui empêche toute discrétion. Quitter le dortoir ne serait pas prudent : elle réveillerait sûrement les autres. Sa pensée fait sourire l’enfant.
– Soyez tranquille, tout le monde dort bien. Venez.
Il tourne les talons et s’éloigne sans attendre. D’un bond, sœur Catherine descend du lit, enfile sa robe, prestement, sans céder au doute, car douter de l’invraisemblable ne relèverait d’aucun mérite. Elle rabat sa coiffe sur ses cheveux et s’éclipse du dortoir.
À l’extérieur, la nuit surprend par sa clarté. On distingue, comme en pleine campagne, les étoiles qui parsèment le ciel nu, la lune décroissante qui nimbe les toitures parisiennes. Une lueur bleutée pénètre par les fenêtres, dissipe les ombres dans le couloir. Sans un regard vers la nuit claire, sœur Catherine traverse le couvent. Son pas est fébrile. Chaque bruit suspend son souffle, alerte son regard. Des sœurs veilleuses se relayent à minuit, peuvent à tout instant surprendre sa présence. À sa gauche, l’enfant avance d’un pas serein, certain que leur chemin ne croisera aucune sœur, confiant en son halo qui écarte tout ce qui va contre sa volonté. Cette lumière douce enveloppe son corps, de ses cheveux bouclés à ses pieds nus, et sœur Catherine se garde de demander d’où celle-ci lui vient. Elle n’interroge rien à vrai dire : là est le plus sûr moyen de rester sans réponse. Au pied de l’escalier, la chapelle est close. Sans ralentir le pas, le garçon touche la porte du doigt, l’ouvre sans effort. Sur le seuil, la novice s’immobilise : des cierges par centaines illuminent la petite chapelle. Une veillée. Elle a oublié. Elle a manqué le début de la liturgie, trouble à présent le recueillement par son retard. Cette négligence ne manquera pas d’être sanctionnée par la mère supérieure. Son regard survole la nef, cherche les autres novices en prière. Les bancs sont vides. L’autel déserté. De l’entrée jusqu’au chœur, la chapelle scintille de flambeaux sans une seule âme présente. Près du sanctuaire, sœur Catherine aperçoit l’enfant qui l’attend. Elle le rejoint. Ses pas font craquer le plancher. La chapelle est modeste, dénuée de fioritures, seules viennent y prier les religieuses de la Maison Mère. Aujourd’hui encore, lorsqu’elle pénètre en ce lieu, la jeune novice se remémore ce songe qui a appelé sa foi, quelques années auparavant, alors qu’elle était encore laïque : cette nuit-là, un visage lui était apparu, celui d’un vieil homme, la tête couverte d’une calotte noire, un col blanc soulignant son visage ridé, son sourire tout empreint d’altruisme et d’amitié : « Un jour, vous serez heureuse de venir à moi. Dieu a ses desseins sur vous. » Elle avait découvert, peu de temps après, un tableau figurant Vincent de Paul, et elle avait reconnu ce visage, la calotte, le regard où ne se lisaient ni l’orgueil ni le mépris : ce prêtre dont elle avait rêvé était le fondateur des Filles de la Charité. Les rêves n’étaient jamais autre chose que des rencontres.
Au pied de l’autel, sœur Catherine jette un œil aux alentours, observe l’enfant en espérant une parole de sa part : semblable aux statues, ce dernier ne souffle mot, contemple la nef déserte. Sans savoir quoi faire d’autre, elle s’agenouille face aux marches. Elle écoute. Le craquement du bois dans les mezzanines. La flamme d’un cierge qui crépite, puis expire lentement. Un courant d’air qui s’immisce sous la porte. La cloche retentit brusquement, emplit la chapelle d’un grondement semblable au tonnerre. Douze coups sonnent minuit. Le dernier écho s’estompe, et la nuit est silencieuse à nouveau. La novice compte le temps. Ses paupières se referment, s’ouvrent aussitôt. Son corps chancelle, bascule en avant, se redresse, dans une lutte contre l’épuisement qui semble d’avance perdue. Ses paupières à nouveau se ferment. Elle s’apprête à céder lorsque, près d’elle, la voix de l’enfant murmure:
– La Sainte Vierge est là.
Son corps se raidit. Ses mains se rejoignent contre sa poitrine. Sa respiration cesse. Dans son dos, un froissement. Une robe. Le froissement d’une robe, oui, qui avance et s’approche. Sœur Catherine étreint un peu plus ses doigts contre son sein, perçoit la présence maintenant tout près d’elle : là, sur les marches menant à l’autel, le pan en soie, une soie d’un blanc comme elle n’en a jamais vu, ni l’hiver en campagne, ni en ville dans les plus belles toilettes, un blanc qui ne peut possiblement se retrouver sur terre, et cette robe immaculée est doublée d’une cape azurée, un azur qui n’est pas tout à fait celui du ciel, ni même celui de l’eau, un azur qui présage d’un ailleurs, celui-là même vers lequel tout en elle tend depuis son entrée chez les Filles de la Charité.
En haut de l’autel, la silhouette prend place sur un fauteuil en velours.
– Voici la Sainte Vierge.
La voix de l’enfant ne la fait pas réagir. Celle qu’on lui annonce ne peut pas apparaître ainsi, de la plus simple façon, comme n’importe quelle religieuse du couvent, assise à présent sur ce fauteuil élimé et poussiéreux, patientant à la seule lueur vacillante des cierges. Sœur Catherine dévisage l’étrangère, cherche en vain un trait, un signe qui lui permettrait de reconnaître celle qu’elle prie depuis l’enfance. Sa perplexité finit par agacer l’enfant, celui-ci avance d’un pas et, dans le chœur, ce n’est plus sa voix qui gronde, mais la voix grave et autoritaire d’un homme :
– Voici la Sainte Vierge !
L’écho ébranle la novice. Soudain, comme si le trac avait jusqu’alors entravé sa vue, elle l’aperçoit enfin. Le visage diaphane sous le voile. Le halo qui nimbe la silhouette. La grâce de cette seule présence. Un élan pousse son corps en avant. Ses jambes quittent leur léthargie, atteignent le fauteuil où trône la figure auguste. Son cœur bat à ses tempes. Instinctivement, ses mains se posent sur les genoux saints, s’appuient à cette faveur qui lui est faite. Son regard se relève, contemple le sourire penché vers elle.
Oui, elle la reconnaît à présent. On la reconnaissait toujours.
De nos jours
Des goélands survolèrent le vieux port. C’étaient les derniers passages du jour: au-dessus de Roscoff, la lumière déclinait déjà. L’hiver rappelait tôt ses heures, invitait chacun à rentrer. Le long du quai, un voyageur descendait vers la route. Son sac de randonnée dépassait de ses épaules, un bonnet protégeait son front du vent. Il avançait, les mains cramponnées aux bretelles de son sac. Sur le chemin, des gamins chahutaient, se penchaient au-dessus du bassin, pointant du doigt les pattes de crabes et les coquilles d’huîtres au fond de l’eau. Leurs grands-parents les mettaient en garde, leur rappelaient que l’homme ne pouvait tomber là où il était né, car si l’eau avait jadis été son berceau, la terre était désormais sa maison.
Le voyageur traversa pour rejoindre l’Abribus. Le banc était inoccupé. Il se délesta de son sac, cambra son dos, étira ses membres, sans entendre les pas qui s’approchaient derrière lui.
– Vous avez du feu ?
Il se retourna. Face à lui, une femme fluette, petite, d’un âge avancé, portant l’habit bleu des Filles de la Charité. Celle-ci leva sa cigarette et devina sa pensée :
– Les sœurs aussi ont de mauvaises habitudes.
Le voyageur fouilla dans ses poches et en sortit un briquet. Prenant garde à son voile que le vent battait, sœur Delphine alluma sa gauloise. Elle le remercia et s’en alla prendre appui contre le parapet. Au-dessus du port, un rose vif, intense, teintant les nuages en mouvement, disant tout le froid des fins de journées d’hiver. Sœur Delphine sortit un papier de sa veste et le déplia :
Chère sœur Delphine,
J’espère que cette lettre vous trouvera dans un chagrin quelque peu apaisé. À la Maison Mère, nous pleurons encore le décès de sœur Bernadette. En la rappelant si soudainement, le Seigneur a sans doute estimé que sa mission sur terre était achevée. Nous nous consolons de cette pensée.
J’ai le plaisir de vous apprendre que vous ne serez bientôt plus seule. L’une de nos plus dévouées sœurs vous rejoindra au premier jour des vacances d’hiver. Sœur Anne Alice œuvre au sein de la Maison Mère depuis vingt ans, mais son histoire remonte à bien au-delà : à treize ans, elle venait déjà prier la Sainte Vierge dans notre chapelle. D’une certaine façon, cette maison a toujours été la sienne. Je précise qu’elle n’a jamais quitté la rue du Bac, et que cette mission provinciale est sa première. C’est elle-même qui a insisté pour venir à Roscoff et assurer cette permanence en binôme à vos côtés. Sans doute l’appel de la mer a-t-il eu raison de son quotidien citadin ! Ses qualités seront un atout précieux pour notre communauté.
Je vous la confie et vous garde chacune dans mes prières.
Sœur Françoise
Au bout de la route, les phares d’un autocar ; la lueur des feux se réfléchissait sur la chaussée humide. Le véhicule s’arrêta à l’Abribus, ouvrit ses portières à l’avant ; les premiers passagers descendirent. Parmi eux, une tête coiffée d’un voile bleu. Sœur Delphine remit la lettre dans sa poche et croisa ses mains sur ses genoux.
– Faites, Seigneur, qu’elle ne soit ni bégueule ni bécasse.
Laissant tomber son mégot, elle se redressa, fit un signe de la main ; au loin l’autre sœur finit par la remarquer. Celle-ci empoigna sa valise et quitta l’attroupement de voyageurs. La route depuis la capitale ne semblait pas l’avoir fatiguée : elle approchait d’un pas vif, soulevant son bagage sans effort, retenant les regards sur son passage. Elle était de ces silhouettes que la rue remarquait, sans pourtant chercher d’attention, et encore moins en tirer d’orgueil.
– Je suis sœur Anne.
Elle empoigna la main de sœur Delphine. Son étreinte était affectueuse. Quelques ridules plissaient le coin de ses yeux, des yeux d’un vert clair, tendres et pénétrants, inspirant la confiance et l’affection. Un voile dégageait son visage parfaitement symétrique, laissant apercevoir, au-delà du front, des cheveux ondulés et châtains. À la regarder, on en oubliait presque ce tissu bleu marine qui indiquait sa foi, ce col blanc qui rappelait son renoncement au monde, cette robe du même bleu qui l’avait engagée au service des plus pauvres : sœur Anne portait cet habit comme sa peau véritable.
– Je suis navrée pour sœur Bernadette.
Rien n’émouvait moins sœur Delphine que ce décès, la défunte en question étant la pire pimbêche qu’elle ait eu à côtoyer ces deux dernières années; d’un air nonchalant, elle écrasa sous son pied le mégot encore fumant.
– Oui, je l’ai beaucoup pleurée. Allons-y.
Elle tourna les talons et remonta vers la vieille ville. Le long des façades, des silhouettes habitaient le granit, discrètes, intrigantes: ici, au-dessus d’une porte en bois, un ange ; là, à l’angle d’une venelle, un saint ; gargouilles, armateurs, dragons, nichés partout dans cette ancienne cité de corsaires, pétrifiés depuis cinq siècles et semblant seulement s’éveiller maintenant que le soir approchait.
Au carrefour, sœur Delphine pointa du doigt une maison ancienne surmontée d’un clocheton.
– Là, c’est l’ancienne chapelle Sainte-Anne. Vous retrouverez ce nom souvent ici. Les Bretons vénèrent leur sainte patronne.
Elle jeta un œil par-dessus son épaule : personne ne la suivait. Elle longeait seule la route.
Au loin, sœur Anne avait traversé vers le quai et contemplait le vieux port, sa valise à ses pieds. Son regard scrutait la jetée, cherchant entre les bateaux arrimés ce que sœur Rose lui avait prédit. C’était il y a deux semaines. Les laudes venaient de se terminer. Dans le couloir, silencieuses, les Filles du couvent rejoignaient le réfectoire ; sœur Anne suivait le mouvement, encore bercée par les prières de l’aube. Une main noueuse avait soudain empoigné son bras : «Un rêve m’est venu cette nuit: la Sainte Vierge t’apparaîtra en Bretagne.» Près d’elle, sœur Rose, souriant, comme chaque fois que la nuit lui avait annoncé l’avenir, comme chaque fois que le temps lui avait donné raison. Sa voix graillonnante avait encore chuchoté : « Je l’ai vue, aussi nettement que je te vois maintenant. » Les deux sœurs étaient entrées dans le réfectoire et n’avaient plus parlé. Trois jours étaient passés. Le couvent avait alors appris un décès dans une communauté provinciale : sœur Bernadette était morte, laissant sur place une religieuse qui ne pouvait assumer seule la permanence. Une volontaire était requise de toute urgence. La commune en question se situait à la pointe du Finistère Nord.
– Sœur Anne.
À son côté, sœur Delphine, grelottante, visiblement agacée ; elle l’invita à la suivre et remonta le quai. Dans le ciel, les nuages étaient anthracite désormais, pareils à des nuages d’orage, enténébrant le port et la ville de granit. « Un rêve m’est venu cette nuit : la Sainte Vierge t’apparaîtra en Bretagne. » Sœur Anne empoigna sa valise et se tourna une dernière fois vers le bassin, par précaution, comme si cette promesse pouvait s’incarner à tout instant. « Je l’ai vue, aussi nettement que je te vois maintenant. » Dans l’obscurité, un ronronnement : un bateau de plaisance revenait de mer, s’approchait des embarcadères arrimés ; au cœur du bassin, des silhouettes blanches par dizaines ballottant au gré des remous, ballet fantomatique sur l’eau opaque. Le bateau coupa son moteur, devenant spectre parmi les autres. La nuit rappelait à la terre, et chacun respectait cette loi.
Sans se faire plus attendre, sœur Anne s’empressa de remonter le quai sous les réverbères.
– Tu as prévu quelque chose pendant ces vacances ?
Sa mère plongea l’assiette dans l’eau de l’évier, la récura à l’éponge. À côté, essuyant un verre qu’elle venait de lui tendre, Hugo sourit d’un air amusé.
– Je ne me suis pas inscrit à un club de sport, si c’est ce que tu demandes.
– Ça te changerait, une activité physique. Il y a ce club de foot à Saint-Pol-de-Léon. Du basket, sinon.
Elle retira l’assiette de l’eau, la rinça sous le robinet ouvert; l’eau brûlante s’évaporait au-dessus de l’évier, déposait sa buée sur les carreaux; de l’autre côté de la fenêtre, la nuit confondait les sentiers de l’île.
– Et si tu ne veux pas courir derrière un ballon, pourquoi pas les arts martiaux ? Le judo, par exemple? C’est une discipline qui pourrait te plaire.
Elle jeta un œil par-dessus son épaule, aperçut sans surprise le sourire ironique que lui adressait son fils. Des fossettes ponctuaient ses joues charnues. Un duvet brun soulignait sa lèvre supérieure, sans toutefois estomper ses traits juvéniles. Hugo avait fêté ses seize ans quelques jours plus tôt et traversait l’adolescence sans s’en soucier, sans contester les ordres, sans recourir à la révolte pour asseoir son identité. Certaines jeunesses se passent de fureur lorsqu’elles ont trouvé l’étude.
– N’importe quel sport. Ça ferait plaisir à ton père.
Le téléphone retentit dans la pièce voisine et la fit sursauter: aucun appel n’était prévu avant deux jours. Elle s’empressa de couper l’eau, remit l’assiette mouillée à son fils, retira avec peine ses gants de ménage, tandis que la voix de son époux s’élevait dans le salon:
– C’est Mathias !
– J’arrive !
Hugo sécha l’assiette, indifférent à l’effervescence que soulevaient ces appels : depuis son départ de la maison, son frère aîné avait fait de son absence une nouvelle qualité.
Sa mère balança les gants sur le bord de l’évier.
– Tu peux terminer sans moi ?
Il acquiesça, sans reproche, et sa mère s’approcha de lui, passa sa main dans ses épais cheveux bruns pareils aux siens.
– Fais un effort, Hugo. Ça vous rapprocherait.
Elle tourna les talons et quitta la cuisine. La pièce fut silencieuse. Sans se presser, Hugo ouvrit le placard, rangea l’assiette par-dessus les autres. Il s’était parfois demandé si son frère ne le faisait pas exprès, s’il n’appelait pas précisément à cet instant, après le repas, afin qu’il se retrouvât seul avec la vaisselle, rappelant là qu’il pouvait encore le narguer même d’un autre continent. Il regrettait aussitôt cette pensée, on lui opposait trop son frère pour qu’il en fît autant lui-même. Sur la fenêtre, la buée étouffait la vitre. Il passa la main sur le carreau, examina la nuit qui surplombait la côte: plus un nuage ne murait le ciel. Les étoiles étaient à nouveau visibles. Un sourire éclaira son visage. Il s’empressa de finir la vaisselle, passa un dernier coup d’éponge dans l’évier, puis il sortit de la cuisine, remontant les marches deux par deux. Dans sa chambre, il alluma la lampe sur son bureau, un globe lumineux reproduisant la surface de Mars jusqu’à ses cratères ; au-dessus de son espace de travail, des posters des constellations, des cartes du système solaire. Il s’empara d’un cutter et s’agenouilla sur la moquette face au colis. Depuis son anniversaire, Hugo s’était interdit d’y toucher, se promettant de ne l’ouvrir qu’un soir où le ciel serait sans un nuage. Il s’attela au scotch, écarta l’emballage, découvrit le papier bulle qui protégeait deux ans de requêtes auprès de ses parents. Il souleva l’objet avec précaution: la lunette astronomique pesait moins lourd qu’il ne le pensait. Ses mains apprivoisèrent l’instrument, étudièrent la monture, les oculaires, le tube optique, parcoururent les pages de la notice d’utilisation, l’exploration du ciel commençait là, déjà, à genoux sur la moquette, le visage concentré sur les mécanismes de l’outil, au cœur de cette chambre où s’appréciait tout ce que l’homme ne pourrait jamais entraver, l’univers et ses mondes. Jetant un œil à sa montre, il se releva hâtivement, poussa la boîte vide près de livres qu’il n’avait pas encore feuilletés ; il avait récemment découvert la théorie des univers parallèles et avait commandé les ouvrages de Brian Greene et Michio Kaku sur le sujet. Il enfila son anorak, s’empara de sa lunette et quitta sa chambre. Dans le couloir, ses pas ralentirent devant une porte fermée : de l’autre côté, ni mouvement ni bruit. Julia dormait sans doute. La nuit précédente, elle avait toussé jusqu’à l’aube, et Hugo avait sursauté chaque fois que le sifflement rauque avait récidivé, chaque fois que ses parents étaient venus se relayer à son chevet. Sa sœur cadette, depuis sa naissance, composait avec des nuits où son souffle menaçait de ne pas revenir. Il évita de frapper à sa porte et descendit les escaliers.
Dans le salon, la télévision était allumée :
– « … autre fait d’actualité, ce séisme de 4,7 qui s’est produit au large des côtes du Finistère, et dont les secousses ont été ressenties jusqu’à Brest et Quimper. Aucun risque de raz-de-marée n’est cependant à craindre pour les habitants des côtes… »
Sur le canapé, son père regardait la fin du journal télévisé. Un bras s’étendait sur l’accoudoir, l’autre sur le dossier en cuir. Michel Bourdieu regardait l’écran de la même façon qu’il fixait ses élèves, pénétré d’une autorité qui ne le quittait pas, même le soir venu, même lorsqu’il ne dispensait pas ses cours d’histoire à ses classes de lycée. Les coussins en vachette ployaient sous sa carrure, le plancher craquait sous les pieds du canapé. La présence de son père semblait peser sur chaque chose du salon.
– Où est maman ?
Michel Bourdieu s’empara de la télécommande et changea de chaîne, sans le regarder. Au-dessus du canapé, accroché au mur, un crucifix, et son Christ sur la croix, penché en avant, semblait contempler avec désolation le crâne dégarni du maître de maison.
– Elle est dans sa chambre. L’appel avec ton frère l’a bouleversée. Il y a eu une explosion à Ménaka, un véhicule piégé. Grâce à Dieu, Mathias n’a pas été blessé, mais deux soldats de son régiment sont morts.
Michel Bourdieu se retourna enfin, toisa à l’entrée du salon ce second fils qui n’avait ni la carrure ni l’aplomb du premier, dont la présence seule suffisait à soulever en lui un mépris qui lui échappait encore. Certains enfants se résument à ceux qu’on leur préfère.
– Tu sors ?
– Je vais utiliser ma lunette. Je reviens dans une heure.
– Il fait nuit dehors.
– C’est le principe.
Michel Bourdieu se détourna, l’air vexé. L’or d’une petite croix scintilla à son cou. Serrant la mâchoire, il changea de chaîne à nouveau.
– Évite de tomber dans l’eau, n’oublie pas que tu ne sais pas nager.
Dans le salon, la cacophonie d’un débat politique. Hugo fixa ce profil inflexible comme s’il lui était étranger, comme s’il lui fallait encore se convaincre qu’il descendait bien de cet homme. Un enfant n’est jamais vraiment sûr d’être du sang de ses parents.
Une brise effleurait les pelouses littorales. Refermant le portail derrière lui, Hugo descendit le chemin désert, une lampe torche en main. Il connaissait l’île à présent, mais n’osait pas encore se fier à la lueur bleutée des nuits dégagées; jusqu’alors, seuls les lampadaires parisiens avaient éclairé ses trajets nocturnes. Il marcha. Le bruissement des vagues suivait ses pas, rappelait la présence de la grève en contrebas. En milieu de route, il tourna à droite, remonta le sentier entre les dunes. La mer dans son dos finit par se taire. C’était là, entre les herbes hautes, qu’il avait découvert le silence, un silence qu’il n’avait jamais entendu à Paris, où l’écho de la ville troublait chaque instant. Il lui avait fallu venir ici, habiter sur l’île de Batz, au large de Roscoff, marcher au cœur des dunes pour découvrir cette quiétude, comme une langue oubliée précédant toutes les autres, bien avant le tamoul et le sanskrit, la première langue qui s’était entendue sur terre. Il marcha. À gauche, s’élevant d’un recreux, les ruines d’une chapelle séculaire, lugubres, sorties tout droit de ces contes qui pétrifient les enfants au coucher. L’adolescent monta encore, finit par atteindre un plateau dégagé. Le ciel constellé, immense, surplombant l’île jusqu’à la mer immobile. On distinguait sans effort le maillage des étoiles, des fils diaphanes, graciles, liant les astres entre eux, tissant une chaîne scintillante qui dominait la baie ; à voir ainsi ce lacis suspendu, on en venait à songer que la première araignée, en fomentant son piège de soie, avait dû prendre cette toile céleste pour repère.
Hugo stabilisa le trépied dans l’herbe, l’éleva à la bonne hauteur, ajusta la monture. Le vent se fit plus prononcé et il rabattit sa capuche sur sa tête. Il orienta la lunette vers Mars, serrant les dernières fixations. L’instrument était prêt. Il s’approcha, pencha son visage au-dessus de l’observateur. Son œil n’eut pas le temps de s’habituer à la focale qu’un bruit détourna son attention : des pas approchaient derrière lui. Il fit volte-face, braqua sa lampe torche sur l’intrus : à quelques mètres, le visage grimaça sous la lumière. Hugo éteignit aussitôt sa lampe et la ramena contre sa poitrine.
– Excuse-moi, Isaac.
Le garçon était arrivé du chemin opposé sans une lampe torche, marchant à la seule lueur de la nuit claire, comme si les sentiers se passaient d’éclairage pour ceux que l’île avait vus naître. Isaac remarqua le trépied planté sur les pelouses.
– C’est un télescope ?
– Une lunette astronomique… On confond souvent les deux.
– Je peux regarder ?
Son visage pâle approcha dans la nuit, pareil à ces apparitions qui visitent les songes. La finesse de ses traits, ses cheveux bouclés tombant sur son front, cette délicatesse qui n’avait pourtant rien de fragile. Il se pencha vers l’observateur et Hugo demeura coi, ne sachant quoi faire de ses mains, découvrant qu’elles tremblaient un peu ; il les ramena dans son dos.
– J’ai orienté la lunette vers Mars. Tu peux même la voir à l’œil nu, c’est le point orange qui scintille là-bas, juste en dessous de la constellation du Bélier. Ce qui donne à cette planète sa teinte rougeâtre, c’est l’oxyde de fer, de la rouille, en gros. Ses roches en sont recouvertes. La couleur varie en fonction des tempêtes de sable qui balayent sa surface. Tu peux examiner la planète tout au long de l’année, elle ne sera jamais la même… Après, la lunette ne permettra pas d’en avoir une vue très précise : on ne pourra pas voir ses cratères, ni les dépôts de glace sur ses pôles. Mais bon, on peut déjà s’en rapprocher un peu. Quand tu penses qu’en ce moment, elle est à soixante millions de kilomètres de nous… c’est presque émouvant.
La brise, désormais silencieuse. On ne l’entendait plus agiter les rameaux des ajoncs, courir les dunes, traverser les pelouses ; elle semblait suspendue, tournée vers la voix du garçon, appelée par cette vibration familière, le lien entre les choses du monde.
Hugo sentit ses joues s’empourprer, embarrassé par cette parole qui avait dépassé sa pensée. La première fois qu’il avait été en présence d’Isaac, il n’avait su dire autre chose que son prénom. Ce jour-là, son père étant retenu à une réunion, Hugo avait pris le bus à Saint-Pol-de-Léon, ravi de ce retour autonome; il était descendu au vieux port de Roscoff, remontant jusqu’au deuxième bassin où attendait la vedette. À peine sur le bateau, il s’était arrêté: sur le dernier banc, tourné vers le hublot, Isaac, seul. Depuis la rentrée, Hugo l’avait croisé à plusieurs reprises, sur l’île souvent, le long de la grève blanche, sur la route où ils habitaient tous les deux, mais aussi chaque jour au lycée, dans le préau lors des pauses, au sortir du réfectoire, et ce visage sans malice, sans arrogance, était le seul qu’il regrettait de quitter à la fin des cours. Derrière les passagers, l’apercevant à son tour, Isaac lui avait fait signe de venir s’asseoir, et Hugo avait avancé, sans bien savoir si le bateau tanguait sous ses pieds ou si ses pas étaient chancelants. Il avait pris place sur le banc en bois, soufflant son prénom, sans être sûr qu’Isaac l’eût bien compris. Dès cet instant, il n’avait pas perçu la marche arrière du bateau, le lent départ du port, la traversée sur l’eau qui d’habitude lui causait le mal de mer : pour la première fois, son attention était retenue sur terre.
Délaissant la lunette astronomique, Isaac lui adressa un sourire.
– C’est toi qui devrais donner les cours de science au lycée… Je dois rentrer, mon père va s’inquiéter.
Hugo regarda sa silhouette s’enfoncer dans l’obscurité du sentier. Il retourna vers sa lunette astronomique, lentement, incapable de voir autre chose que le visage qui venait de le quitter. »
Révélée par Le Bal des folles, couronné par le prix Stanislas et le prix Renaudot des lycéens, traduit en 25 langues, adapté au cinéma et en bande dessinée, Victoria Mas signe avec Un miracle son second roman.