Garçon au coq noir

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En deux mots
Après avoir assisté au massacre de ses frères et sœurs, Martin s’enfuit avec un coq qui ne le quittera plus, à la fois confident et bouclier, car on ne tarde pas à voir en lui le diable. Avec un peintre itinérant, il va entamer un périple semé d’embûches. Un voyage initiatique, une leçon de vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un conte noir venu de la nuit des temps

Stefanie vor Schulte réussit une entrée en littérature remarquée avec ce roman d’initiation dans la grande veine des contes qui ont dû bercer son enfance. Son garçon au coq noir est une version pour adultes, aussi cruelle que poétique.

Il avait à peine trois ans lorsque le malheur s’est abattu sur lui et sa famille. Pris d’un coup de folie, son père a massacré toute la famille, le laissant miraculeusement en vie au milieu d’un bain de sang et d’un coq noir qui désormais ne le quittera plus. «Mais que le garçon soit aujourd’hui en bonne santé, qu’il ait toute sa tête et, il faut bien l’avouer, une aimable nature, voilà qui est à peine concevable, et difficile à supporter. Plus d’un aurait préféré qu’il ne survive pas, pour ne pas avoir constamment sous les yeux ce sujet d’étonnement et de honte.»
Le seul à lui adresser un mot gentil est le peintre itinérant chargé de réaliser le retable de l’église. Dès lors, il sait qu’il partira avec lui. Pour échapper à la bêtise et à la convoitise. Pour s’ouvrir au monde, même si la contrée est hostile et le danger permanent, car la famine et les maladies ravagent le pays. Sans compter le froid persistant. Il se jure pourtant de revenir pour la belle Franzi qui travaille à l’auberge et mérite aussi un meilleur sort.
Après leur départ les villageois découvrent stupéfaits le souvenir laissé par le peintre en s’approchant du retable. «Dans les visages – est-ce un hasard, non, ça ne peut pas être un hasard – ils se reconnaissent les uns les autres.
Cette gueule de travers, là, c’est bien la tienne.
Et ce soldat tout moche, c’est à toi qu’il ressemble.
Puis un éclair les traverse: Franzi en Marie, juste ciel, quel sacrilège. Mais le pire est à venir, qui laisse tout le monde sans voix: c’est Jésus. Le peintre lui a donné les traits de Martin. C’est ainsi que le doux visage de l’enfant trône au-dessus des villageois, pour l’éternité.»
Commence alors un voyage périlleux traversé d’épisodes qui sont autant d’épreuves qui vont développer l’esprit du garçon et lui faire franchir bien des périls jusqu’au moment où il arrive devant le château où vit une Princesse sans âge qui s’entoure d’enfants qui eux ont toujours le même âge. Un prodige rendu possible par une escouade de cavaliers chargés de voler ces enfants dans tout le pays, semant la terreur et le malheur. Martin décide alors de faire cesser ces exactions. L’épilogue de ce livre étant lui aussi une nouvelle prouesse.
Car Stefanie vor Schulte, qui a étudié la scénographie et la création de costumes, a construit son roman comme une suite de scènes fortes faites d’images qui marquent, un village en ruines, des affamés prêts à tout, la peur des loups-garous, une troupe de saltimbanques qui tous se heurtent à l’intelligence et au courage d’un garçon intrépide dans sa quête des enfants enlevés. Le tout servi par une langue riche en contrastes, cruelle et douce, violente et poétique.
Ce conte pour adultes qui se déroule à une époque lointaine peut aussi se lire comme un chant d’espoir, un appel au réveil des consciences devant un monde qui va à sa perte. Non, tout n’est pas perdu. Avec discernement, avec une farouche volonté, il est possible de contrer tous ces malheurs qui s’abattent sur nous.

Garçon au coq noir
Stefanie vor Schulte
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
Traduit de l’allemand par Nicolas Véron
206 p., 19 €
EAN 9782350878188
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays au climat très rude qui n’est pas situé précisément.

Quand?
L’action se déroule il y a plusieurs siècles, vraisemblablement au Moyen Âge.

Ce qu’en dit l’éditeur
Martin, onze ans, n’a qu’une chemise sur le dos et un coq noir sur l’épaule lorsqu’il emboîte le pas d’un peintre itinérant pour fuir le village où, depuis toujours, on se méfie de lui. Aux côtés de cet homme qui ne dessine que le beau, il déjoue les complots, traverse les rivières, se confronte aux loups, à la faim, à l’épuisement. Fort de sa ruse et de la complicité de son ami à plumes, le garçon secourt ceux qui, plus vulnérables encore, se laissent submerger par les ténèbres. Au terme de cette quête, parviendra-t-il à percer le mystère qui se dissimule derrière la légende du cavalier noir, ravisseur d’enfants?
Grâce à une écriture simple et captivante, Stefanie vor Schulte entoure chacun de ses mots d’une atmosphère saisissante. Brutale et merveilleuse, cette fable gothique ancrée dans un folklore lointain montre à chacun de nous que l’espoir perce partout, même au cœur de la nuit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Jean-Baptiste Hamelin, Librairie Le Carnet à spirales à Charlieu)
Blog La livrophage
Blog L’Atelier de Litote
Blog des arts

Alix de Cazotte, responsable des relations libraires présente Garçon au coq noir © Production Éditions Héloïse d’Ormesson

Les premières pages du livre
« 1
QUAND VIENT LE PEINTRE qui doit faire le retable de l’église, Martin sait qu’à la fin de l’hiver il s’en ira avec lui. Il partira sans même se retourner.
Le peintre, il y a longtemps qu’on en parle au village. Et maintenant qu’il est là et qu’il veut entrer dans l’église, la clé a disparu. Henning, Seidel et Sattler, les trois hommes qui font ici la pluie et le beau temps, la cherchent à quatre pattes dans les églantiers devant la porte de l’église. Le vent fait bouffer leurs chemises et leurs pantalons. Leurs cheveux volent dans tous les sens. De temps à autre, ils secouent la porte. À tour de rôle. Au cas où les deux autres n’auraient pas bien secoué. Et ils sont tout étonnés, chaque fois, qu’elle soit toujours fermée à clé.
Le peintre est là, son attirail miteux à ses côtés, et les regarde en souriant d’un air moqueur. Ils s’étaient fait de lui une tout autre idée, mais un peintre, dans la région, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Surtout en temps de guerre.
Martin est assis sur la margelle de la fontaine, à une petite dizaine de pas de la porte. Il a onze ans. Il est très grand et très maigre. Il vit de ce qu’il gagne. Mais le dimanche il ne gagne rien, il doit donc jeûner. Ce qui ne l’empêche pas de grandir. Lui arrive-t-il jamais de porter un vêtement à sa taille ? À peine son pantalon cesse-t-il d’être trop grand qu’il est déjà trop petit.
Il a de très beaux yeux. C’est la première chose qu’on remarque. Des yeux noirs et patients. Tout en lui semble sage et réfléchi. Et c’est ce qui met mal à l’aise les gens du village. Ils n’aiment pas qu’on soit trop turbulent ou trop calme. Grossier, ça peut se comprendre. Sournois aussi. Mais un garçon de onze ans qui a l’air réfléchi, ça leur déplaît.
Et puis il y a le coq, bien sûr. Le garçon l’a toujours avec lui. Perché sur son épaule. Ou assis sur ses genoux. Caché sous sa chemise. Quand la bestiole est endormie, on dirait un vieillard, et chacun au village murmure que c’est le diable.
La clé reste introuvable, mais le peintre, lui, est toujours là. Il va bien falloir lui montrer l’église, à cet homme. Henning pérore dans le vide, jusqu’au moment où lui vient un soupçon. C’est Franzi qui a la clé. Dieu sait où il a pêché cette idée. On la fait quand même appeler. Martin s’en réjouit déjà. Il aime beaucoup Franzi.
Franzi arrive aussitôt. De l’auberge, où elle travaille, il n’y a pas loin. Elle a quatorze ans, un fichu qu’elle arrange sur ses épaules. Le vent fait danser ses cheveux devant ses yeux. Elle est très belle, et ça donne envie aux hommes de lui faire du mal.
Il apparaît que Franzi n’est pour rien du tout dans cette histoire de clé. C’est bien ennuyeux.
On a perdu assez de temps comme ça à chercher, il faut trouver une autre solution. Le peintre, en attendant, s’est assis sur la margelle, à côté de Martin. Le coq virevolte depuis l’épaule du garçon, sautille sur les baluchons barbouillés du peintre en donnant de petits coups de bec.
A-t-on le droit de défoncer la porte d’une église ? Voilà ce que se demandent les trois hommes. D’employer la force pour ouvrir la maison de Dieu ? De casser une fenêtre ? Lequel de ces sacrilèges est le plus grave ? La porte ou la fenêtre ? Chacun convient que la violence est à écarter, on n’accède pas au Seigneur par un coup de pied bien placé, mais par la foi et les Écritures.
« Ou par la mort », glisse Franzi.
Elle a de ces audaces, pense Martin. Rien que pour ça, il faudrait passer toute une vie à la protéger, pour la regarder avoir des audaces comme celle-là.
Le peintre rit. Il se plaît bien ici. Il lance une œillade à Franzi. Mais elle n’est pas de celles qui rendent les œillades.
C’est une question à poser au pasteur, mais le seul qu’on connaisse est au village voisin. Celui d’ici, on l’a mis en terre l’année dernière, et aucun nouveau pasteur n’a poussé depuis sur les arbres. Et on ne sait pas trop où en trouver un autre, car jusque-là, autant qu’on s’en souvienne, il y en avait toujours eu un, personne ne saurait même dire ce qui était là en premier, le village ou bien le pasteur et l’église. Toujours est-il que, depuis, on fait appel au pasteur d’à côté. Mais comme il n’est plus tout jeune et qu’il lui faut du temps pour parcourir la distance d’un village à l’autre, le culte du dimanche n’a pas lieu avant midi bien sonné.
Donc, il faudrait demander au pasteur du village voisin comment pénétrer dans la maison de Dieu. Mais qui va aller le trouver à cette heure ? Dans le ciel s’amoncellent des nuages jaunes, et il faut marcher à travers champs, sans aucun abri pour se protéger. Et là-haut, les éclairs se succèdent sans discontinuer. Braoum ! Braoum ! Braoum ! Ça peut durer comme ça toute la nuit. Et Henning, Seidel et Sattler sont des membres trop éminents de la communauté villageoise pour qu’on leur fasse risquer ainsi leur vie.
« Je peux y aller », propose Martin. Il n’a peur de rien.
« Au moins, si c’était lui, la perte ne serait pas bien grosse », marmonne Seidel. Les autres hésitent. Ils savent Martin suffisamment dégourdi. Nul doute qu’il saura transmettre la question. Et se rappeler la réponse. Ils pèsent le pour et le contre, se concertent à voix basse. Et finissent par dire : « C’est bon, vas-y.
– Pourquoi donc aucun d’entre vous n’y va-t-il par ce temps de chien ? demande le peintre.
– Il a le diable avec lui, répond Henning. Il ne peut rien lui arriver. »

2
LA CAHUTE EST À FLANC DE COTEAU, la dernière en montant, à la lisière des prés couverts de givre et de la forêt. Il faut passer devant quand on veut y mener les bêtes. Parfois, l’enfant est sur le seuil, saluant aimablement et proposant son aide. Parfois aussi, le coq est perché sur la manivelle de la meule, cette meule affaissée dans le sol au fil des ans, couverte de lichen, à jamais immobilisée par le gel. Et contre laquelle le père a affûté sa hache avant de les tuer tous, à l’exception du garçon.
C’est là que, peut-être, tout a commencé.
Bertram est monté parce que la famille n’avait pas été vue au village depuis plusieurs jours. Ils devaient de l’argent, et il faut tout de même que les débiteurs se montrent, pour qu’on puisse leur faire des remontrances.
Bertram, donc, gravit la colline afin de rappeler la famille à ses devoirs sociaux.
« Tous morts », raconte-t-il. Tout réjoui de se dire que chacun, au village, est désormais suspendu à ses lèvres et qu’il aura jusqu’à la fin de ses jours quelque chose à raconter. Il entre donc dans la cahute, mais aussitôt un diable noir lui saute dessus. Le coq. Il se fait griffer aux mains et au visage. Il se met à quatre pattes pour se protéger, et c’est alors qu’il voit le sang.
« Du sang partout. La puanteur, les cadavres. Une vision de l’Apocalypse, je vous dis, dit-il.
– Une vision de quoi ? demande quelqu’un.
– Ça fait des jours qu’ils étaient là, je vous dis. C’est déjà plein de vers. Tout grouillants. Pouah. »
Il crache par terre et son petit-fils, qui adore son grand-père, l’imite aussitôt. Il lui tapote la joue.
« Brave petit. » Puis, se tournant vers les autres : « Saloperie de coq. C’est le diable incarné. Pas question que je remonte là-haut.
– Mais le garçon, dit quelqu’un.
– Le garçon, oui, il était vivant. Au milieu de tout ça. Il a eu tout le temps de devenir fou. Tout ce sang, ces plaies, toutes béantes, vous comprenez. Ces entrailles à nu. Vraiment pas beau à voir. Si avec ça l’enfant n’est pas devenu fou. »
L’enfant n’est pourtant pas devenu fou, et n’est pas mort non plus. Il doit avoir dans les trois ans, et s’accroche à la vie avec obstination. Sans personne pour s’occuper de lui. Les corps, bien sûr, ils les ont évacués. Mais lui, ils n’ont pas osé s’en approcher. Sans doute étaient-ils effrayés par le coq. Ou simplement un peu fainéants.
Mais que le garçon soit aujourd’hui en bonne santé, qu’il ait toute sa tête et, il faut bien l’avouer, une aimable nature, voilà qui est à peine concevable, et difficile à supporter. Plus d’un aurait préféré qu’il ne survive pas, pour ne pas avoir constamment sous les yeux ce sujet d’étonnement et de honte.
Il se contente de peu. On peut lui confier son bétail toute la journée, et il s’estime heureux avec un oignon pour tout salaire. C’est bien pratique. Si seulement il ne faisait pas aussi peur, avec ce coq sur le dos. Ce n’est pas un enfant de l’amour. Il est taillé pour la faim et le froid. La nuit, il prend le coq avec lui sous la couverture, on le sait de source sûre. Car le matin, c’est lui qui le réveille quand il a manqué le lever du soleil, ça le fait bien rire, et les gens du village, en l’entendant depuis tout en bas, se signent sur la poitrine à la pensée que cet enfant joue et partage sa couche avec le Malin. Mais ils continuent de passer avec leur bétail devant sa cahute. Avec des oignons sur eux, à toutes fins utiles.

3
L’AULNE EST EN FLAMMES au milieu du champ, et s’effondre dans un nuage de poussière noire.
Déjà, l’éclair suivant est pour Martin. Une douleur aiguë lui parcourt l’échine et éclate dans sa tête. L’espace d’un instant, tout est suspendu, il se demande s’il ne va pas mourir. Mais aussitôt ou longtemps après, lui-même n’en sait rien, il revient à lui. L’orage est passé. Il voit dans le ciel les nuages mettre le cap sur d’autres horizons, ici c’en est fini pour aujourd’hui.
Martin essaie de se relever. Il ne peut retenir quelques larmes, car s’il est soulagé d’être vivant, il a peut-être aussi espéré être délivré de tout ça. Délivré de la vie. Le coq patiente à son côté.
Quelque temps plus tard, il arrive au village voisin. Il trouve la maison du pasteur. Il est trempé jusqu’aux os. Ses dents s’entrechoquent.
« Qu’il est maigre, dit la femme du pasteur. Une fois ses habits enlevés, on ne le voit même plus. »
Elle l’emmitoufle dans une couverture poussiéreuse et l’assied devant le poêle, où sont déjà installés plusieurs enfants. Ceux du pasteur et de sa femme. Ils en ont eu d’autres encore, mais qui sont morts. Il y a du gruau d’avoine. La femme en verse dans des bols qu’elle pose sur le poêle en faïence. Les enfants se bousculent tout autour et s’empressent de cracher dans celui qu’ils pensent être le plus rempli, pour que personne ne le leur prenne.
Martin les émerveille. Il claque toujours des dents, mais essaie de sourire. Il n’a jamais vu d’enfants aussi joyeux. Ceux de son village ont tout le temps peur. Ils marchent courbés en avant, en esquivant soigneusement les grandes personnes, si promptes à distribuer les taloches. C’est quelque chose que Martin connaît bien, tout comme la douleur aiguë qu’on ressent quand la lanière de cuir vous entaille la peau du dos, il s’est donc souvent dit qu’il se passait très bien d’avoir une famille. Mais une famille comme celle du pasteur, ma foi, il ne dirait pas non.
Les enfants n’ont pas laissé le moindre flocon, mais il reste du potage. La femme du pasteur lui en apporte une écuelle. Le potage est clair, son odeur lui est étrangère, mais il le réchauffe.
Il profite du feu. Le coq est allé se fourrer dans un coin, et pousse de petits cris quand les enfants s’approchent de lui.
Martin peut maintenant expliquer la raison de sa visite. Il décrit la situation au village, fait part des réticences de Henning, Seidel et Sattler.
« Quels idiots, dit la femme du pasteur.
– Et toi, mon garçon, que penses-tu de tout ça ? », demande le pasteur à Martin avec un sourire complice.
Martin n’a pas l’habitude qu’on lui demande son avis. Il faut d’abord qu’il s’interroge lui-même pour savoir s’il a son idée sur la question.
« Si Dieu est comme tout le monde le dit, ça lui est égal qu’on cherche la clé ou qu’on enfonce la porte.
– C’est une bonne réponse, dit le pasteur.
– Mais si c’est celle que je rapporte à Henning, il ne sera pas satisfait.
– Dieu, Lui, le sera.
– Mais comment me connaît-il ? Personne ne prie pour moi.
– Dieu est partout, et Il est infini. Et Il a mis en nous une part de Son infinité. Notre bêtise, par exemple, est infinie. Nos guerres aussi. »
Martin se sent tout sauf infini.
« L’infinité de Dieu est une chose que nous avons du mal à garder pour nous. Il faut toujours qu’elle cherche à sortir, et c’est à cela que Dieu nous reconnaît. À la trace que nous laissons. Tu comprends ?
– Non, dit Martin.
– Bon. »
Le pasteur se gratte la tête et s’arrache quelques cheveux.
« Voici un exemple, dit-il en les brandissant devant Martin. Nous en avons plein la tête notre vie durant, et notre vie durant il nous en repousse. Et un autre exemple encore. »
Il se frotte l’avant-bras avec les ongles, jusqu’à ce que les peaux mortes se détachent.
« La peau, dit-il avec un air de conspirateur. Nous en perdons sans arrêt. Et puis nous devons aussi pisser. Et saigner. Et comme ça, sans fin, jusqu’à notre mort. Jusqu’à ce que nous soyons auprès du Tout-Puissant. Mais pendant ce temps, Il nous suit à la trace, et sait débusquer chaque pécheur, aussi bien caché qu’il soit. »
Le pasteur s’approche tout près de Martin et cueille de ses doigts tremblants un cil sur sa joue.
Martin regarde le cil. Il est pareil à n’importe quel cil, pense-t-il à part soi, et il s’empresse de le dire tout haut.
« Mais le cil sait, lui, qu’il t’appartient. Et il le dit à Dieu. »

4
LE PASTEUR A CERTES muni Martin de bonnes paroles, mais non d’une réponse propre à satisfaire Henning, Sattler et Seidel. Ils seront courroucés, et lui en feront évidemment porter la faute. Il a, en outre, la nette certitude d’avoir laissé échapper un détail. Alors qu’il peine sur le chemin du retour, où les prés gorgés d’eau retiennent à chaque pas son pied qu’il ne parvient à soulever qu’en ahanant lourdement, son cerveau tourne à un régime qui rend son corps résistant au froid. Et lorsqu’il finit par atteindre le village, il sait non seulement où se trouve la clé, mais aussi ce qu’il va répondre aux trois hommes.
Ces derniers, tout comme la veille, déploient devant l’église une agitation qui sied à la gravité de l’heure. Et l’enfant a beau s’être montré courageux, avoir bravé la tempête, s’être coltiné le trajet dans les deux sens, ils trouvent le moyen de faire comme si c’était lui qui leur était redevable et comme si eux, en revanche, n’avaient à lui témoigner aucune reconnaissance.
« Tu as vu, il est là », dit Henning.
Le peintre est de nouveau assis sur le rebord de la fontaine, si tant est qu’il l’ait quitté, en train de manger des œufs durs, lesquels passent difficilement sans eau-de-vie. Ça tombe bien que Franzi lui en ait apporté. Franzi, qui froisse de joie son tablier avec ses poings quand elle aperçoit le garçon. Ce Martin qu’elle aime comme on aime quelque chose qu’on est seule à comprendre et qui de ce fait n’appartient qu’à soi.
Henning s’est planté devant Martin. Ils se regardent l’un l’autre.
« Ah, nous commencions à être impatients », dit Seidel, sur quoi Sattler frappe l’enfant au visage, si fort que celui-ci se retrouve à terre.
Henning lui crie après : « Espèce d’imbécile. Je ne lui ai encore posé aucune question. »
Sattler hausse les épaules comme pour s’excuser, Martin se remet debout. Sa décision est prise, il ne dira pas qu’il sait où est la clé, ni qu’il n’a reçu du pasteur que des réponses déconcertantes.
« Alors ? demande Henning.
– Alors voilà, répond Martin tout en léchant une goutte de sang sur sa lèvre. Il faut que vous fabriquiez une deuxième porte. »
Les trois hommes se regardent. Chacun des trois est rassuré que les deux autres n’aient pas compris non plus.
« Dans la première, dit Martin. Dans la grande porte en bois. Il faut tailler une deuxième porte dedans, une porte d’une modestie qui plaise à Dieu. Voilà ce qu’a dit le pasteur. Exactement ça. »
Les trois regardent la porte de l’église. Puis Martin. Sans un mot. Puis de nouveau la porte.
« Une porte d’une modestie qui plaise à Dieu », répète Martin d’un ton résolu, en hochant la tête. Le peintre est toujours assis sur la margelle et entend tout. Ce que ces gens peuvent être bêtes, pense-t-il. Il est vraiment bien tombé.
Les trois se concertent une fois de plus, mais à quoi bon, puisque c’est ce qu’a dit le pasteur, il n’y a qu’à faire ce qu’il a dit. Déjà Sattler est parti chercher des outils, déjà le voilà de retour avec un marteau et une scie. On trace à grand-peine le contour de la petite porte sur la grande. Et il faudra aussi un vilebrequin.
Martin s’assied sur la margelle, à côté du peintre. Celui-ci lui tend une poignée de noix. Il les mange avec gratitude, bien que ça lui irrite la gencive et même la gorge, jusqu’aux oreilles. Franzi apporte un pichet de jus de fruits. Les voilà maintenant assis tous les trois, tandis que Henning, Seidel et Sattler se mettent au travail. Sans habileté particulière. Si bien que Martin, Franzi et le peintre vivent un moment délicieux de béatitude contemplative, où ils n’ont rien d’autre à faire que de les regarder s’atteler à une tâche d’une incroyable stupidité.
La porte, il faut bien le dire, ne sera pas un chef-d’œuvre d’artisanat, Henning, Seidel et Sattler ne possédant en la matière qu’un savoir-faire limité. Leur talent principal consiste à intimider autrui. Un procédé qui, il est vrai, a fait ses preuves. Après avoir, donc, découpé à la scie un rectangle dans la porte en bois et l’avoir fait basculer, faute d’avoir calculé leur coup, à l’intérieur de l’église, voilà qu’ils s’empêchent mutuellement d’entrer car le Seigneur, ils le savent d’expérience, est à cheval sur l’étiquette. Ce qui est très éloigné de la vérité. Ils le savent aussi. La vérité, c’est qu’ils ont surtout la frousse de passer par cette ouverture sciée de travers. Ils ont des sueurs froides à la simple idée que le garçon ait pu se tromper en rapportant le message du pasteur et qu’eux-mêmes, au lieu de demander des précisions supplémentaires, se soient mis au travail sur de mauvaises bases. Quelques gifles de plus, et le message de Martin aurait peut-être été différent. Leur aurait du moins facilité les choses.
Reste à trouver des gonds et une serrure, et comme il n’y en a pas en réserve dans le village, ils vont démonter la porte de Hansen, non, surtout pas Hansen, il est toujours par monts et par vaux, très juste, alors celle de la vieille Gerti. Elle proteste vertement, mais se ravise quand on lui assure que sa serrure et ses gonds ne pourraient remplir plus noble tâche que d’être partie intégrante de la porte d’une église. Une noblesse qui s’étend naturellement à sa propre personne. Elle pourra utiliser la nouvelle porte autant qu’elle le voudra, quel besoin d’un chez-soi quand on a le Seigneur pour demeure ?
Le peintre est de plus en plus heureux d’être là. Jamais encore, au cours de toutes ses années passées à pérégriner, il n’avait assisté à quelque chose d’aussi absurde. Ni rencontré deux âmes aussi droites et deux visages aussi beaux que ceux de Franzi et Martin.
Lorsque le trou fait dans la porte devient porte à son tour, et qu’à force de tâtonnements, clé et serrure trouvent leur juste place, Henning, Seidel et Sattler sont fiers comme des gamins. Si seulement ils avaient à exécuter chaque jour une besogne de ce genre, la vie au village serait bien plus agréable.
La porte, d’une modestie plaisant à Dieu, s’ouvre et se ferme, et il se produit évidemment une bousculade pour savoir qui des trois doit entrer et sortir le premier, mais Henning, dans un bref accès de magnanimité, décide de laisser la préséance à Sattler. Un affront que jamais Seidel ne pardonnera aux deux autres. Il continuera certes de s’asseoir sans façons à table avec eux, mais sera rongé par un secret désir de vengeance qui lui fera échafauder toutes sortes de plans pour les éliminer. Empoisonnements, accidents – évidemment provoqués – et autres chutes en montagne, son ingéniosité est sans limites. Il a tant d’idées qu’il pourrait faire carrière comme auteur de romans policiers à suspense, mais son imagination est hélas en avance sur son époque, et lui-même ne sait au demeurant ni écrire ni lire.
Le peintre est enfin convié à entrer dans l’église.
« Veux-tu venir avec moi ? », demande-t-il à Martin. L’enfant caresse le coq entre les plumes. S’il pouvait ronronner, il le ferait volontiers.
Mais Martin n’entre pas, il n’a pas le droit, car c’est Henning qui est maître de l’accès à l’église. Et le garçon fait partie des réprouvés du village, qui n’ont rien à faire dans la maison de Dieu.
Il est de toute façon trop fatigué et sait qu’il aura bien d’autres occasions de revoir le peintre, ce dont il se réjouit d’avance. Il sourit en voyant Hansen sortir, ébouriffé et titubant, de la pénombre de l’église et se cogner contre Henning et le peintre.
Oui, se dit Martin, riche idée que celle de la porte. Et, soit dit au passage, légitime défense.

5
QUAND VIENT GODEL, Martin est prêt. Ce qu’il porte sur lui, il l’avait déjà cette nuit. Il prend le coq et l’installe sur son épaule.
« Il faut vraiment qu’il vienne aussi ? demande Godel.
– Il vient aussi, répond le garçon.
– Tu dois porter les pommes de terre.
– Oui.
– Sans lui, ce serait moins lourd pour toi. »
Martin sourit.
« Tu vas devenir bossu », dit Godel. »

Extrait
« On s’approche donc, et plus on s’approche, plus le malaise est grand, car dans les visages — est-ce un hasard, non, ça ne peut pas être un hasard – ils se reconnaissent les uns les autres.
Cette gueule de travers, là, c’est bien la tienne.
Et ce soldat tout moche, c’est à toi qu’il ressemble.
Puis un éclair les traverse: Franzi en Marie, juste ciel, quel sacrilège.
Mais le pire est à venir, qui laisse tout le monde sans voix: c’est Jésus. Le peintre lui a donné les traits de Martin.
C’est ainsi que le doux visage de l’enfant trône au-dessus des villageois, pour l’éternité. » p. 61

À propos de l’auteur
VOR_SCHULTE_Stefanie_©Gene_Glover-DiogenesStefanie vor Schulte © Photo Gene Glover – Diogenes

Née à Hanovre, en Allemagne, en 1974, Stefanie vor Schulte a étudié le théâtre et la conception de costumes. Elle vit aujourd’hui à Marburg avec son mari et ses quatre enfants. Garçon au coq noir est son premier roman. Elle a déjà remporté le prix Mara Cassens du meilleur premier roman de l’année en Allemagne, ainsi que le prix du Festival du premier roman de Chambéry. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Appelez-moi César

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En deux mots
Les vacances d’un groupe d’adolescents tournent mal. Séparés de leur accompagnants, ils vont vivre un drame qui va les marquer à jamais. Vingt cinq ans après, Étienne décide de raconter ce qui s’est vraiment passé ce jour où la mort est venue leur rendre visite.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un serment si lourd à porter

Quand les gendarmes retrouvent les adolescents perdus dans la montagne, l’un d’entre eux manque à l’appel. Vingt cinq ans après le drame Étienne décide de tout raconter. Boris Marme signe un roman prenant, un suspense étouffant.

Durant l’été 1994 un groupe de onze garçons se perd en montagne, après avoir refusé de suivre leurs accompagnants. Le lendemain un peloton de gendarmerie récupérera dix d’entre eux. Dans la nuit, l’un d’entre eux a glissé et n’a plus donné signe de vie. «De jeunes innocents. Un accident regrettable. Un traumatisme puissant. Des adultes irresponsables. Voilà ce que les gens ont retenu, voilà ce qu’ils ont gobé. Le reste de l’histoire, le narrateur a voulu l’oublier, s’imposant des années de silence « pour tenter de vivre comme tout le monde, dans le mensonge, mais vivre quand même, devenir quelqu’un. Exister.»
Mais a quarante ans et après avoir perdu sa mère, Étienne décide de rompre le pacte et de raconter ce qui s’est vraiment passé.
Il avait été inscrit par ses parents à ce camp de vacances, mais craignait tout à la fois de quitter ses amis et son domicile et la rencontre avec tous ces jeunes qu’il ne connaissait pas. Des craintes que le voyage en TGV n’ont pas vraiment dissipées. Après avoir monté leurs tentes, le groupe se retrouve au grand complet. «Il y avait Mélodie, la seule fille, qui ne voulait pas être là. Il y avait le sympathique Clément, le cleptomane, avec son plâtre au bras pour une raison que j’ai toujours ignorée, et Bruno que je découvrais presque alors, le visage transparent pour le moment, si ce n’était son duvet de moustache. Il y avait James, dit la Taupe, avec ses petits yeux et son visage criblé de boutons qui fumait de la beuh, et Michaël, avec sa voix basse et érayée, et son caractère de con. Il y avait les jumeaux, Louis et Arnaud, qui ne disaient pas grand-chose, si sérieux, toujours prêts les premiers. Il y avait Charbel qui nous avait tous éclatés au foot en fin d’après-midi, Adama avec ses airs de grand prince, Steve qui semblait sympa mais franchement bête, et Franck, le fameux rouquin avec sa tête à faire peur et qui donnait l’impression de vous agresser quand il parlait. Il y avait Aristote que les autres appelaient la Tronche et Ganaël, le petit, le gamin, le collégien. Enfin, il y avait moi et il y avait Jessy, deux mondes, qu’un océan séparait encore et qui ne tarderaient pas à se rencontrer.»
Au fil des jours et des longues marches éprouvantes, le groupe va apprendre à se connaître. Étienne va se rapprocher de ses compagnons et vouloir partager leurs initiatives souvent stupides, quelquefois dangereuses. Entre larcins, provocations, mises au défi, il s’agit de désigner qui est vraiment César. Un petit jeu qui, on le sait, va virer au drame. Mais le groupe retrouvé au petit matin ne trahira pas le serment scellé après l’accident.
En choisissant, 25 ans plus tard, de confier à Étienne le soin de confesser ce qui s’est vraiment passé, Boris Marme dit tout à la fois la charge émotionnelle ressentie sur le coup et le traumatisme trop lourd à porter au fil des ans. Hantés par la mort et leur silence, les adolescents verront leurs vies brisées. Un roman construit comme un polar, un suspense qui va aller crescendo jusqu’au drame et qui permet à l’auteur de scotcher son lecteur dès les premières pages jusqu’à l’épilogue qui, lui aussi, réservera son lot de surprises. C’est fort, prenant, très réussi!

Appelez-moi César
Boris Marme
Éditions Plon
Roman
320 p., 18 €
EAN 9782259310994
Paru le 12/05/2022

Où?
Le roman est situé en France, à Paris et sa banlieue, mais principalement dans la commune imaginaire de Saint-Martin-de-Morieuse et ses environs dans les Alpes.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Appelez-moi César est un roman initiatique. L’histoire d’une bande de garçons partis marcher en montagne au cours de l’été 1994 et qui, de conneries en jeux de pouvoir, vont glisser peu à peu dans une spirale tragique. Pour comprendre leur groupe, il faut s’y immerger, sentir son souffle de liberté, partager sa bêtise joyeuse, se laisser happer par sa mécanique cruelle.
Vingt-cinq ans après les faits, Étienne, le narrateur, exprime le besoin absolu de dire la vérité, au-delà de la version officielle, sur ce qu’il s’est passé durant cette nuit terrible au cours de laquelle l’un des gars a disparu dans un ravin. Écrire devient alors pour lui un moyen d’exister à nouveau en dehors du mensonge et du secret. Il entend ainsi redonner à chacun la place qui lui revient, pour mieux reprendre la sienne. Il lui faut pour cela reconstituer chacune des journées qui ont précédé l’accident, car la vérité n’est pas si évidente, elle a plusieurs visages. Pour comprendre, il faut plonger dans le groupe, sentir son souffle de liberté, partager sa bêtise joyeuse, se laisser happer par sa mécanique cruelle.
Étienne raconte son histoire, celle de ce gamin de quinze ans, venu de sa banlieue aisée, et qui, jeté dans l’arène de l’adolescence débridée, fasciné par la figure insaisissable et dangereusement solaire du leader Jessy, a brisé les carcans de son éducation pour devenir un autre, et tenté, au gré des épreuves et des expériences émancipatrices de rivaliser avec les autres pour s’emparer du titre de César.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Sorbonne Université

Extraits
« De jeunes innocents. Un accident regrettable. Un traumatisme puissant. Des adultes irresponsables. Voilà ce que les gens ont retenu, voilà ce qu’ils ont gobé. Rien qu’un épilogue fâcheux, venu clore l’histoire d’un groupe d’adolescents partis marcher en montagne au cours de l’été 1994. Le reste, tout le monde s’en foutait. Nous avons raconté ce qu’ils voulaient entendre, sans mentir. À quelques détails près. Une version officielle derrière laquelle nous nous sommes planqués durant toutes ces années, les gars de la Miséricorde et moi. Il fallait en rester là et tenter de sauver ce qu’il y avait à sauver de nos vies. Le reste de l’histoire était à oublier. C’est ce que je me suis imposé, sans relâche. Des années de silence et de renoncement à lutter contre moi-même pour tenter de vivre comme tout le monde, dans le mensonge, mais vivre quand même, devenir quelqu’un. Exister. » p. 18

« Quinze jeunes adolescents qui débutent leurs vacances. Il y avait Mélodie, la seule fille, qui ne voulait pas être là. Il y avait le sympathique Clément, le cleptomane, avec son plâtre au bras pour une raison que j’ai toujours ignorée, et Bruno que je découvrais presque alors, le visage transparent pour le moment, si ce n’était son duvet de moustache. Il y avait James, dit la Taupe, avec ses petits yeux et son visage criblé de boutons qui fumait de la beuh, et Michaël, avec sa voix basse et érayée, et son caractère de con. Il y avait les jumeaux, Louis et Arnaud, qui ne disaient pas grand-chose, si sérieux, toujours prêts les premiers. Il y avait Charbel qui nous avait tous éclatés au foot en fin d’après-midi, Adama avec ses airs de grand prince, Steve qui semblait sympa mais franchement bête, et Franck, le fameux rouquin avec sa tête à faire peur et qui donnait l’impression de vous agresser quand il parlait. Il y avait Aristote que les autres appelaient la Tronche et Ganaël, le petit, le gamin, le collégien. Enfin, il y avait moi et il y avait Jessy, deux mondes, qu’un océan séparait encore et qui ne tarderaient pas à se rencontrer. » p. 62

À propos de l’auteur
MARME_boris_DRBoris Marme © Photo DR

Professeur et écrivain franco-néerlandais, Boris Marme vit à Paris. Il a publié en 2020 Aux armes (éditions Liana Levi), un premier roman salué par la critique. Avec son nouveau roman Appelez-moi César (2022), il nous plonge au cœur des années 90 dans un groupe d’adolescents pris dans l’engrenage d’un jeu de pouvoir. (Source: éditions Plon)

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Le goût des garçons

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En deux mots
La narratrice de ce premier roman, pensionnaire dans une institution religieuse, vient de fêter ses treize ans et d’avoir ses règles. À la transformation de son corps va succéder une furieuse envie de vouloir tout connaître de la sexualité.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sa seule obsession, c’est le sexe

Avec ce premier roman qui raconte comment une fille de treize ans part avec avidité à la découverte de la sexualité, Joy Majdalani réussit une entrée remarquée en littérature. Et nous offre un chant de liberté.

La narratrice de ce premier roman a treize ans. Pour elle, comme pour bon nombre de ses copines du Pensionnat Notre Dame de l’Annonciation, il n’y a désormais qu’un seul sujet de conversation qui vaille la peine, le sexe et ses mystères.
Une obsession que l’on peut analyser de trois manières complémentaires et qui donnent à ce parcours initiatique toute sa densité. Si la jeune fille est tant travaillée par ce sujet, c’est d’abord pour des causes physiologiques. Les bouleversements anatomiques qui surviennent avec la puberté donnent l’occasion à toutes les pensionnaires de se pencher sur leur corps et celui de leurs copines de classe, de voir les seins «à la fermeté intrigante» pousser, les hanches s’arrondir, la pilosité gagner du terrain. C’est ce «caractère sexuel secondaire» qui va du reste effrayer le plus la narratrice qui, tout au long du roman, va traquer tous les poils. Le moindre d’entre eux devenant le symbole de la disgrâce. Cette exploration ne va du reste pas s’arrêter au sexe féminin. Il faut désormais essayer de comprendre comment fonctionnent les garçons, quel est ce mystère qui fait raidir leur membre. Après les caresses et cette étape initiatique que constitue un baiser avec la langue, il va falloir pousser plus avant le côté tactile, offrir ses seins à la main d’un garçon en échange de la caresse de ce qu’elles prennent déjà comme une transgression d’appeler une bite.
La seconde lecture est celle du roman de formation. Au fil des pages, l’enfance s’éloigne, la naïveté – quand ce n’est pas l’ignorance – et remplacée par une inextinguible soif de savoir, de connaître. Et de franchir très vite les étapes, quitte à se fourvoyer: «Nous prenions le viol pour une libération forcée. Nous imaginions le beau chevalier blond qui abattrait d’un coup d’épée les portes scellées pour nous arracher aux bras étouffants de nos mères.» Fort heureusement, ces vœux restent pieux et tiennent davantage du fantasme que de la réalité.
Ce qui nous amène au troisième niveau de lecture, sociologique. Car l’irruption du désir est aussi marquée par de nouvelles alliances, par la construction d’un réseau, d’une bande de copines, les «Dangereuses», qui vont rivaliser pour s’octroyer la place la plus enviée, quitte à mentir, quitte à trahir. C’est ainsi que Bruna va endosser un faux profil sur internet pour piéger sa copine. Mais, elle ne lui en tiendra pas vraiment rigueur, car «les histoires d’amour torrides qu’elle me rapportait tous les lundis alimentaient mes grandes théories sur ce qui plaisait ou non.»
Il en ira de même avec la belle Ingrid, celle qu’il fallait à tout prix côtoyer pour avoir droit au statut de fille intéressante. Car la «suceuse» pouvait partager son expérience, raconter «ce qu’il fallait faire une fois qu’on nous avait enfoncé l’objet dans la bouche, la position de la langue, des dents, le degré de succion qu’il fallait administrer.» Et si en fin de compte «son tutoriel expéditif ne m’apprit rien et ne fit que me frustrer davantage», elle aura apporté une pierre de plus à la construction d’une sexualité plus libre.
Car Joy Majdalani, derrière ce récit construit avec l’avidité qui caractérise cet âge des grandes mutations, montre une voie vers l’émancipation. Faisant fi des préceptes religieux et des diktats familiaux, il s’agit de s’armer pour s’offrir un meilleur futur. Un premier roman très réussi!

Le goût des garçons
Joy Majdalani
Éditions Grasset
Premier roman
176 p., 14,90 €
EAN 9782246828310
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé au Liban, principalement à Beyrouth.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles sont «de bonne famille». «Bien élevées.» Collégiennes à Notre Dame de l’Annonciation. Elles pourraient aussi bien être dans n’importe quelle institution d’une autre religion ou un très bon collège de la République. Elles ont treize ans, elles sont insoupçonnables. Elles n’ont que le désir en tête.
La narratrice, qui a treize ans, rêve des garçons, de leur sexe, de faire l’amour avec eux. Toutes en parlent. Il y a bien sûr la peur, que les religieuses du collège s’empressent d’entretenir en brandissant des images sanglantes de fœtus avortés, mais la peur ! Elle ajoute à la curiosité. La narratrice s’allie à la terrible Bruna. Rivale et confidente, elle sait dénicher sur Internet des garçons avec qui s’adonner à des conversations téléphoniques interdites. Bruna lui tend un piège, où elle tombe avec naïveté. Que faire ? Se rapprocher des plus belles de la classe, les Dangereuses ? Ces transgressives savent quoi faire de leur corps.… Les fâcheux peuvent bien la traiter de putain, il lui faut goûter, goûter au garçon.
Légendes, ragots, ignorances, peurs, élans, embûches, alliances, traîtrises, téléphone, Internet, tout tourne autour des garçons et de leur corps mystérieux dans un mélange de fantasmes et de romantisme. Cru et délicat, dévoilant les candeurs comme les cruautés, voici un premier roman d’une véracité implacable qui marquera.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
L’éclaireur FNAC (Sophie Benard)
Atlantico (Annick Geille)
Focus LeVif.be
Blog Lily lit
Blog Mademoiselle lit

Les premières pages du livre
« Le corps des filles
Je vous parle de ces filles qui m’ont donné le goût des garçons.
Au fond de notre classe de 5e, près du radiateur, des fenêtres, somnolent les Dangereuses : Soumaya, Ingrid et leur bande. L’uniforme du collège Notre-Dame de l’Annonciation enveloppe les fesses et les seins neufs. L’affreuse jupe portefeuille retroussée jusqu’au-dessus des genoux, une provocation quotidienne lancée à la surveillante : un apprentissage de désobéissance civile – une organisation souterraine, en maquis, la force du nombre en recours contre ce cerbère aux portes du collège, mesurant la longueur du tissu sur les cuisses et qui tous les jours peut punir deux ou trois déviantes, pas plus. Les autres sont laissées libres alors que leurs sœurs-martyres sont cloîtrées à l’Aumônerie, attendant que leurs parents viennent les récupérer.
Au centre de la classe, le fief des insignifiantes. Chaussettes hautes bordées de dentelle, lunettes orange ou vertes, peu sexuelles, duvets de moustache, sous-pulls en flanelle portés sous la chemise, imposés par une mère inquiète, de celles qui préparent des goûters à la symétrie militaire, qui ne laissent au vice aucun espace où fleurir. On reconnaît leurs filles à la lenteur qu’elles mettent à quitter cette zone de transit qu’on appelle l’âge ingrat, se laissant couver dans cet entre-deux, tandis que leurs nez, pressés de rejoindre l’âge adulte, se contorsionnent en déformations bizarres, qui préfigurent, au milieu d’un visage poupin, les grandes métamorphoses à venir.
Deux afflictions contraires, mais d’une gravité comparable, peuvent s’abattre sur ces infortunées.
Certaines portent encore sur leurs panses le gras de leur jeune âge. Elles sont dodues comme les bébés ou les vieilles, d’androgynes boules qui se laissent rouler jusqu’à l’orée de l’adolescence. D’autres sont toutes d’ossements et de cartilages. Le spectre de l’enfance maintient sa poigne sur leurs petits corps secs, empêche la chair d’abonder.
Aucune, ou presque, n’échappe à la malédiction qui accable uniformément les habitantes de nos contrées. Un foisonnement pileux qui ne connaît pas de frontière, occupant ici un dos, là le pourtour d’un mamelon, s’élançant à la conquête d’un cou vierge de baisers mais déjà marqué par une féminine barbe. Un duvet presque invisible, mais perceptible au toucher.
Nos livres de SVT nous avaient appris qu’à la puberté les garçons et les filles développaient chacun une pilosité propre à son sexe : les caractères sexuels secondaires. Nous avions retenu cette information sans froncer nos monosourcils. Certaines d’entre nous cultivaient la moustache depuis l’école maternelle. Parmi tous les obstacles hérissés entre moi et la sexualité, les poils étaient le plus insurmontable. Ma peau, pour être présentée à ces absents garçons, nécessiterait une mue presque intégrale. Désespérant d’obtenir l’aide d’un adulte, je cherchai un remède sur l’ordinateur familial. Un site français m’informa que je souffrais d’hirsutisme. L’annonce de cette pathologie rare me terrassa. Je ne remis pas en doute ce diagnostic qui s’abattait sur moi et moi seule, malgré l’abondance pilaire de mes congénères, en tout point semblable à la mienne.
Aucun élan solidaire ne venait adoucir le poids de ce malheur que nous avions en partage. Nous restions chacune persuadée de devoir souffrir en silence un calvaire honteux qui nous était propre. Nous nous consolions un peu lorsque nous découvrions chez d’autres une monstruosité qui nous était épargnée. La vue de mes poils de cou avait provoqué la grande hilarité de Bruna, mon amie. Quelques mois plus tôt, alors que je me changeais, après une journée à la plage, dans la même cabine que la douce Rim, j’avais repéré entre ses seins une touffe translucide. Je le lui fis remarquer avec une horreur affectée et cruelle, si bien que la belle, non accoutumée à ces brimades, finit par en pleurer.
La découverte que j’avais faite ce jour-là était rendue plus délectable par le statut particulier dont jouissait Rim.
Il s’en trouvait trois ou quatre par classe, des miraculées comme elle : assez peu pour pouvoir toutes les énumérer. Le récit de leur béatitude faisait le tour de notre collège et de ceux avoisinant. Un brassage génétique immémorial avait conféré à leur teint, à leurs yeux, à leur chevelure, la clarté du nord. Peu importait leur joliesse véritable, leur blondeur les investissait de certains droits inaliénables sur le cœur des adultes, d’abord, qui les choyaient avec plus d’entrain, et sur ceux des hommes, plus tard. Ce qu’on appelait alors blondeur était loin de se résumer à la couleur jaunâtre des cheveux. Il s’agissait d’une qualité diffuse qui éclairait les complexions, qui se définissait surtout par contraste avec nos camaïeux de bruns. Il suffisait parfois de l’éclat d’un œil bleu.
De nombreuses filles bêtement châtains avaient injustement joui des privilèges de la blondeur avant qu’une poussée d’hormones ne vienne, vers treize ou quatorze ans, révéler une chevelure plus sombre. Leur vie durant, elles tenteront de raviver cette gloire révolue, répétant à qui voudra bien l’entendre qu’elles étaient nées blondes.
Parmi les nombreuses bénédictions de la blondeur, une peau glabre nous faisait le plus envie. Jamais les blondes n’auront à s’encombrer des techniques épilatoires qui seront notre lot quotidien. On racontait que si d’aventure des poils s’essayaient à envahir leurs corps ou leurs visages, la blondeur les rendrait invisibles, même en plein soleil. Les néons des vestiaires féminins avaient pourtant suffi. À leur lumière m’apparut le duvet qui frémissait sur le torse de Rim.
Blonde, ses poils avaient poussé avant ses seins.
La génétique n’expliquait pas seule la variété de nos pelages. Un facteur environnemental déterminant venait soulager de rares chanceuses. Elles avaient des mères clémentes qui les autorisaient à recourir à l’épilation. Leur mansuétude nous faisait miroiter un monde où nous pourrions nous aussi bénéficier des artifices de la féminité, où nous aurions une mainmise sur nos destins et le pouvoir de corriger les défauts dont la biologie nous avait accablées. Nous les brandissions en exemple pour faire flancher nos propres mères. Nous menions des campagnes : tous les soirs, nous arguions, marchandions, pleurions. Les bandes de cire nous restaient interdites.
Chaque mère y allait de son style individuel. Au sujet de l’éducation des jeunes filles, chacune avait échafaudé un système de croyances contre lequel nous ne pouvions rien. Des années d’observations sociales minutieuses et une amertume tenace envers leur propre mère leur avaient servi de laboratoire. Elles en avaient tiré un manifesto éducatif qui stipulait en termes très précis quand et comment autoriser les filles à porter des talons, s’épiler, ou sortir sans supervision. Persuadées d’avoir raison, elles s’appliquaient dans la réalisation de leur grand œuvre maternel en observant du coin de l’œil les autres mères se fourvoyer.
Certaines, trop laxistes, précipitaient leurs filles hors de l’enfance. Leurs fillettes de douze ans avaient du vernis à ongles, du fard à paupières, les cheveux décolorés. On condamnait la vulgarité de ces inconscientes, qui, pour s’amuser, affublaient leurs toutes jeunes filles de tenues de madame. À l’inverse, d’autres n’inculquaient à leur progéniture aucun souci du paraître. Elles traînaient de grandes filles de dix-sept ou dix-huit ans aux sourcils broussailleux, aux cheveux coupés court, perdues pour l’amour. Ces pauvresses seront toujours étrangères aux rudiments de la coquetterie, condamnées par leurs mères à des vies de solitude ou de grande religiosité. Tout est dans la mesure, répétaient nos mères, imbues de leur sagesse. Chaque chose en son temps.
Attendre patiemment que son temps vienne.
Et puis un jour de printemps, le week-end de Pâques, par exemple, accompagner sa mère chez le coiffeur. S’ennuyer sur un canapé, entortillée entre les manteaux et les sacs à main des clientes, lire un magazine tandis que, la tête renversée et les yeux fermés, votre mère se soumet aux gestes professionnels de celui qui la shampouine et de celle qui lui vernit les ongles. Jalouse, vous ne daignez pas lever la tête lorsque les habituées qui passent par là s’exclament Mais c’est ta fille!, vous félicitent d’avoir tant grandi, vous demandent quelle école vous fréquentez.
Soudain, un mot lâché en arabe, avec indolence, comme à contrecœur, vous arrache à votre lecture.
Dommage… soupire l’esthéticienne, courbée sur son ouvrage. Dans le salon de beauté, les dames de bonne famille parlent français, seule l’esthéticienne s’autorise l’arabe. Comme ce premier mot a produit un certain effet sur l’assistance, la pythie marque une courte pause avant de reprendre de plus belle.
Quel dommage ! Votre pauvre fille, Madame…, implore-t-elle, les yeux toujours rivés sur la manucure de votre mère. Elle a de si jolis yeux, ils le seraient encore plus si vous l’autorisiez à débroussailler ces vilains sourcils qui lui obstruent la vue… et cette affreuse moustache !
Vous vous précipitez, incrédule, auprès de votre mère et de cette bienfaitrice insoupçonnée. Vous êtes si étourdie de trouver une partisane à votre cause perdue que vous en oubliez de vous vexer. Oui, vos sourcils sont monstrueux, voilà des mois que vous vous évertuez à le répéter. Il se trouve enfin une adulte pour corroborer vos dires et tenter d’infléchir l’interdit maternel. Vous saisissez l’occasion, initiant un de ces caprices publics honnis de votre mère et qui vous valent d’habitude de sévères réprimandes. L’enjeu est trop important, vous prenez le risque. Votre mère, ligotée par la cape en caoutchouc du coiffeur, contrainte de ne bouger ni la tête, ni les mains, est neutralisée : elle ne peut que vous adresser de furieux regards en biais.
Allez Madame, c’est jour de fête ! renchérit l’esthéticienne. Ma nièce a le même âge que votre fille et je lui épile les sourcils depuis des années déjà.
Vous savez que ce dernier argument jouera en votre défaveur. Votre mère puise sa détermination dans un dégoût profond pour les pratiques du petit peuple.
L’esthéticienne se fend d’un sourire racoleur : Pour vous, je le ferais gratuitement…
Mais voyons, ce n’est pas une question d’argent ! s’ébroue la mère. Comme vous n’interrompez pas vos suppliques, elle se résigne enfin à mettre un terme à l’esclandre public. Vous vous installez pour la première fois sur le divan de l’esthéticienne. Alors que vous savourez la brûlure de la cire, vous découvrez en vous une singulière tristesse. Vous aviez négocié sans trop y croire : la résolution de votre mère vous semblait un fort imprenable. Il aura suffi de quelques mots doucereux pour le faire tomber.
*
N’attendez pas de ces quelques gouttes de cire qu’elles vous hissent au rang des Dangereuses de la classe. Elles ont pour elles ce qu’il faut d’insolence et une beauté hormonale, presque accidentelle. L’effort appliqué que vous mettrez à les rejoindre est la raison pour laquelle vous ne serez jamais des leurs. Je ne saurai jamais ce qui distingue Soumaya et Ingrid du reste des filles, mais j’ai consacré ma vie à leur étude. Leurs cuisses blanches sous leurs jupes, leurs décolletés obscènes dès qu’elles ouvraient les deux boutons supérieurs de notre uniforme à carreaux m’avaient propulsée dans une quête effrénée. Il fallait leur ressembler, car elles seules goûteraient un jour la vie dans ce qu’elle a de plus intense, goûteraient l’amour dans ce qu’il a de plus éperdu. Il fallait leur ressembler : il y allait des garçons. »

Extraits
« Les histoires d’amour torrides qu’elle me rapportait tous les lundis alimentaient mes grandes théories sur ce qui plaisait ou non. Jamais, je ne la soupçonnais de mentir. Quelquefois, j’attribuais son succès à la lourdeur adipeuse de ses seins. Ils n’avaient pas la fermeté intrigante de ceux d’Ingrid ou Soumaya, ils étaient pétris de la même graisse flasque qui recouvrait hier ses joues et son ventre. Cela semblait suffire. » p. 29

« Nous prenions le viol pour une libération forcée. Nous imaginions le beau chevalier blond qui abattrait d’un coup d’épée les portes scellées pour nous arracher aux bras étouffants de nos mères. Enlacées contre ses hanches, nous irions vers le nord.
Avoir connu l’épaisseur des nuits archaïques. Se savoir vouée à l’ombre, espérer tenir un jour des braises dans le creux de ses mains, N’avoir, pour soi, que deux certitudes. D’abord, celle de sa propre inadéquation à l’amour. Car je m’étais vue de près, et on ne pouvait pas vraiment dire que j’étais de ces douces qui inspirent le désir. Le revers de ce désespoir fondamental, c’est un optimisme absolu et messianique. Mon salut ne viendra qu’une seule fois et il durera toujours. Il suffirait du premier pour m’extirper des ténèbres. » p. 45

« Je restais enfermée avec elle dans la cabine des toilettes, dans la proximité de la suceuse, comme pour m’imprégner du stupre qu’elle charriait. Je ne la délivrerais de sa peur que lorsqu’elle m’aurait livré les informations que je brûlais d’obtenir. Je demandais ma rançon: qu’elle me dise ce qu’il fallait faire une fois qu’on nous avait enfoncé l’objet dans la bouche, la position de la langue, des dents, le degré de succion qu’il fallait administrer. Son tutoriel expéditif ne m’apprit rien, ne fit que me frustrer davantage. » p. 81

À propos de l’auteur
MADJALANI_Joy_©jean_francois_pagaJoy Majdalani © Photo Jean-François Paga

Joy Majdalani est née à Beyrouth en 1992 et vit à Paris depuis 2010. En 2018, elle publie On the rocks, son premier texte, dans la revue Le Courage. Le Goût des garçons est son premier roman. (Source: Éditions Grasset)

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