Jour bleu

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En deux mots
Une jeune femme attend son amoureux à la Gare de Lyon. Elle l’attend depuis des mois, espère qu’il n’a pas oublié leur rendez-vous. Installée au Train bleu, elle regarde passer les gens, se plonge dans ses souvenirs d’enfance, s’imagine un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Je t’attendrai à la gare

Dans un premier roman qui fait la part belle à l’introspection, Aurélia Ringard imagine les heures qui séparent une jeune femme de l’arrivée de son amoureux à la Gare de Lyon. Une attente riche de souvenirs et d’espoirs.

«C’est le grand jour. Le jour sans filet. L’ultime partie. J’ai le sentiment de la jouer serré, mais pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs. Je me dis même que je pourrais rester ici toute ma vie. Je ne suis qu’une ombre en transit, pourtant. J’aime les gares, j’aime les trains et je viens te voir. Je glisse à fleur du temps, des choses, des autres et de moi-même, et je laisse l’imagination faire sa part. Je fais semblant de narguer les heures, mais je me sens parfois désarçonnée. Une douleur tenue. J’ai la trouille, quoi. J’étouffe si je fais semblant. Cela fait trois mois que nous nous sommes rencontrés. Cela fait trois mois que nous ne nous sommes pas vus. Trois mois, c’est mille ans, trois mois, c’est jamais.» Pour la narratrice, qui attend l’homme qu’elle aime à la Gare de Lyon, le temps a soudain pris une densité très particulière.
Elle a d’abord observé les voyageurs, essayé d’imaginer leur quotidien, un travail qui les stresse, l’impatience qui les gagne, un groupe d’étudiants partant en vacances. Face à cette ruche qui bourdonne, à ce concentré de vies qui ne font que passer, elle choisit de se poser, de prendre son temps. Elle commande un café au Train bleu et sort son carnet de notes, se remémore sa rencontre avec celui qu’elle attend, le photographe qui «traque les dernières terres vierges». Comme lui, elle aime la liberté absolue, celle qu’il parvient si bien à rendre dans ses clichés: «ses photos tout en nuances de couleurs parlent de l’ennui et de l’ailleurs, de vivre maintenant et de fuir l’ordinaire, de tout ce qui n’a pas de sens et qui peut mener au chaos.»
Les trains et les voyageurs lui rappellent son enfance, après le divorce de ses parents, quand il fallait se rendre à la gare pour rejoindre son père pour le week-end, quand les adieux étaient déchirants, quand le voyage était mêlé d’appréhension. Oui, il lui aura fallu du temps pour apprivoiser ses peurs, aidée en cela par une boulimie de lectures. Car comme le lui écrira quelques années plus tard Christian Bobin «Lire, c’est toujours venir en aide à quelqu’un. Soi-même, les autres ou tous ces fantômes qui nous sont chers et sans lesquels notre vie paraîtrait moins réelle.»
Lire, mais aussi écrire, se rapprocher de sa vérité. «Je gratte mes souvenirs comme on écorche la roche lors de fouilles archéologiques. Tout me revient dans une accélération impossible à maîtriser. À quel âge cesse-t-on de s’interroger sur le sens de sa venue au monde? Je voudrais en sortir quelque chose qui ressemble à quelque chose. Comme on distille un parfum, en recueillir le meilleur.»
Une mission qu’Aurélia Ringard accomplit avec beaucoup de sensibilité pour nous offrir un premier roman où la quête existentielle se teinte de nostalgie, ou l’espoir fou se heurte à la peur d’un rendez-vous manqué. Et si la vie est un rêve, alors pourquoi s’empêcherait-on de rêver?

Jour bleu
Aurélia Ringard
Éditions Frison-Roche Belles-lettres
Premier roman
164 p., 17 €
EAN 9782492536106
Paru le 1/06/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Lyon, Lille, Lamballe, Rennes et la Bretagne, un reportage photo en Haute-Tarentaise, des vacances au Pays de Galles, en Sardaigne, à Tolède, en Guadeloupe, à Sallanches et à Saint-Pierre-Quiberon ainsi qu’à Irun et Hourtin.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une femme a rendez-vous avec un homme en gare de Lyon. Du moins, c’est ce qu’elle croit. Cela fait trois mois qu’ils se sont rencontrés. Trois mois au cours desquels ils ne se sont pas vus. Elle a décidé de venir très en avance, de prendre ce temps de l’attente, assise au café. Le hall de la gare revêt l’allure d’une salle de spectacle, d’une pièce de théâtre où chaque personnage qu’elle croise la renvoie à ses propres souvenirs, aux moments clefs de la trajectoire qui l’a menée jusqu’ici et qui a façonné le décor de sa vie. Dans ce premier roman, Aurélia Ringard décrit avec minutie une poignée d’heures de la vie d’une femme, dans un huis clos magistral, époustouflant de maîtrise et de mélancolie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
alternantesfm (Daniel Raphalen)
Blog L’Or des livres
Blog Mes p’tits lus
Blog Les lectures d’Antigone
Blog Valmyvoyou lit
Le blog du petit carré jaune
Blog bellepagesite

Les premières pages du livre
« 1
Tu m’as donné rendez -vous dans une gare. Tu ne pouvais pas savoir. C’est pourtant simple, c’est toute ma vie. Dans ma vie, il y a des gares et des trains. Des trains tout le temps. Des trains à attraper, des trains à l’heure, des trains bondés, des trains de nuit, des trains bloqués, des trains en retard.. Depuis toujours, c’est comme ça, je cours sur les quais, le souffle coupé. Parfois on a le temps de s’embrasser avant la sonnerie, parfois pas. Les adieux s’étouffent dans les cols des manteaux. On rassemble les morceaux de nous-même que l’on voudrait laisser à quelqu’un d’autre que soi. C’est l’heure de partir. Derrière la vitre, on articule des mots que l’on dit surtout avec les yeux. On ne se lâche pas. On se retrouvera. On garde nos sourires, nos émotions, la politesse et nos souvenirs. Tout ce que l’on crève d’envie de se dire. La vie ne suffira pas, je crois.

2
Mois de septembre. Début du jour. Les allées et venues dans le hall de la gare de Lyon s’amplifient. Ce n’est pas qu’une impression : autour d’elle, du monde, de plus en plus, des valises, des mallettes, des manteaux à la main, le bruit saccadé des talons frappant les sol, des départs et des destinations. Sur la grande horloge, l’aiguille du temps brille et progresse, imperturbable. Les numéros des quais s’affichent, les sonneries retentissent et une foule matinale et compacte se met en branle. Le mouvement semble continu et prend de la vitesse. Les ombres se bousculent. Peu importe où ils vont, ces hommes et ses femmes sont déjà ailleurs.
Cette fois, elle est venue ici pour partir. La voilà qui piétine au milieu de cette agitation mystérieuse et sans limites. Ses pas sont rapides, en avant en arrière, comme les mouvements d’une danse, les yeux grand ouverts, mi-conquérante mi-fugitive. Les courants d’air fond voler ses cheveux blonds, et elle ne cherche pas à les remettre en ordre, elle les laisse se placer; à quoi bon faire semblant, maintenant? Elle ressemble à un animal docile dont la sauvagerie reste en sommeil. Son souffle, une respiration haletante. A l’intérieur, son cœur se serre. Ca bat. A croire que pour la première fois depuis longtemps, son sang circule de nouveau. Ca bat dans ses tempes, ses poignets, sa poitrine, dans le fond de sa gorge, elle n’est plus que cela, des pulsations. C’est cela. Une histoire d’attente et de pulsations. D’attente et de tâtonnements maladroits. Elle a l’allure de celles qui se mettent en chemin, qui arrivent au front. D’un coup d’œil, elle quadrille le lieu. Elle guette les horaires d’arrivée sur les écrans sans parvenir pour autant à contrer l’excitation qui monte ; elle ne peut encore ni le voir ni le toucher. Elle n’a pas réfléchi à ce qui se passerait au moment précis où il descendrait du train. Le premier regard, le premier pas, le premier mot. Ce mot magique entre elle et lui, elle ne le connaît pas. Elle doit aimer cela. Ne pas savoir.

Elle s’est contentée de courir jusqu’ici, d’arriver en avance, très en avance même, dans un mouvement superbe d’abandon et d’entêtement fertiles, bras ouverts à la récolte. Elle n’entend pas le vent souffler au-dehors, ni la pluie fine glisser sur le toit. Elle ne se souvient pas de l’orage de cette nuit. Elle ouvre les boutons de sa veste pour faire respirer sa peau, alléger la boule au fond de son ventre, cette petite douleur lancinante que l’on ressent devant le vide, ce vide qui ne lui évoque rien de rassurant. Il lui suffirait d’une seconde pour faire volte-face mais elle refuse d’être totalement effrayée par le risque qui se tient droit devant elle et la toise à quelques heures à peine de leur supposé rendez-vous. Elle préférerait que cette sensation glisse au travers des plis de sa jupe, s’égare dans le tourbillon incessant du lieu, que ses frissons et ses doutes deviennent invisibles. Bientôt, ils ne seront plus qu’une rumeur. Ce n’est pas rien de déposer les armes.
Une musique s’élève parmi les ombres. Entre les cris des mômes, les supplications des derniers mendiants et les coups de sifflet des agents de service, ces premières notes retiennent son attention. Elle tend l’oreille. Dans le hall, un voyageur s’est mis à jouer du piano d’une façon généreuse, une mélodie fragile, étrange et un peu dramatique qui ressemble aux derniers instants vierges avant que tout ne s’emballe et ne devienne inévitable.
Elle fait un pas en arrière. Un sentiment inconnu l’étreint. D’autres yeux se posent sur les siens. Elle n’est pas dupe. Elle essaie de maintenir ses idées claires. C’est un coup à se perdre, sinon. Elle n’a pas toujours brillé par sa cohérence mais, il y a trois mois, elle a passé un pacte avec elle-même, sans jamais dévoiler à personne ses intentions précises. Elle est parfaitement consciente de ce qu’elle s’inflige. Le toit en ferraille avec ses arcades métalliques semble lui hurler dessus. Ça grouille. Les traits des passants se métamorphosent. Ils ressemblent à une armée d’insectes vivant les uns sur les autres. Ils ont beau se laver le matin, se frotter partout, puis se
mettre tous les parfums du monde, ça sent la gare, faudra qu’elle s’y fasse, un mélange de Chanel et de crasse.

Brusquement ça tangue, comme si quelqu’un l’avait prise par les poignets pour la faire tourner. Voilà, ça commence, plus rien n’existe. Que l’impossible surgisse : elle s’y accordera. Elle n’est pas vraiment taillée pour la monotonie. »

Extraits
« Lui est photographe. Il traque les dernières terres vierges. Il aime le vide, l’authenticité et les hauteurs Les espaces de liberté absolue. Ses photos tout en nuances de couleurs parlent de l’ennui et de l’ailleurs, de vivre maintenant et de fuir l’ordinaire, de tout ce qui n’a pas de sens et qui peut mener au chaos. Elle avançait dans la galerie parmi d’autres curieux, composants du décor dont les voix se superposaient à une musique en sourdine. Elle tenait un verre de Nero d’Avola à la main. » p. 21

« Dehors, un ciel bleu et blanc s’installe entre deux averses et les bruits incessants de la ville se font entendre. Au moindre rayon de soleil, la lumière s’engouffre à travers les vitres et illumine l’espace. On ne mange pas si mal dans ce café, je mâche à pleines dents les dernières bouchées de mon dessert. J’ai un caractère obstiné quand il s’agit de vouloir comprendre le monde. Je n’ai pas tous les outils, mais je cherche. Je cherche les liens logiques. Je voudrais cerner d’un peu plus près la vérité qui se cache au fond des cœurs. Je prends des notes, je ne me demande plus d’où viennent ces lignes qui s’écrivent; on pourrait penser que j’entends des voix. Je gratte mes souvenirs comme on écorche la roche lors de fouilles archéologiques. Tout me revient dans une accélération impossible à maîtriser. À quel âge cesse-t-on de s’interroger sur le sens de sa venue au monde ? Je voudrais en sortir quelque chose qui ressemble à quelque chose. Comme on distille un parfum, en recueillir le meilleur. » p. 104

« C’est le grand jour. Le jour sans filet. L’ultime partie. J’ai le sentiment de la jouer serré, mais pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs. Je me dis même que je pourrais rester ici toute ma vie. Je ne suis qu’une ombre en transit, pourtant. J’aime les gares, j’aime les trains et je viens te voir. Je glisse à fleur du temps, des choses, des autres et de moi-même, et je laisse l’imagination faire sa part. Je fais semblant de narguer les heures, mais je me sens parfois désarçonnée. Une douleur tenue. J’ai la trouille, quoi. J’étouffe si je fais semblant. Cela fait trois mois que nous nous sommes rencontrés. Cela fait trois mois que nous ne nous sommes pas vus. Trois mois, c’est mille ans, trois mois, c’est jamais. » p. 124

« Un jour, j’ai écrit à Christian Bobin et lui ai raconté cette anecdote. Il m’a répondu une longue lettre à l’encre noire sur papier blanc. À la fin de ce précieux courrier, cette phrase figurait: «Lire, c’est toujours venir en aide à quelqu’un. Soi-même, les autres ou tous ces fantômes qui nous sont chers et sans lesquels notre vie paraîtrait moins réelle.» » p. 135

À propos de l’auteur
RINGARD_aurelia_DRAurélia Ringard © Photo DR – Ouest-France

Née en Bretagne, à Guingamp, Aurélia Ringard a d’abord vécu à Washington, aux États-Unis, et à Paris avant de s’installer à Nantes. Diplômée en pharmacie, elle se consacre aujourd’hui à sa passion pour les mots et la littérature. Elle anime des ateliers d’écriture et participe à l’organisation d’événements pour la promotion de la lecture. Suite à sa participation à un concours organisé par l’école d’écriture Les Mots, ce texte reçoit le coup de cœur du jury. Jour bleu est son premier roman. (Source: Éditions Frison-Roche Belles-lettres)

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La toute petite reine

LEDIG_la_toute_petite-reine  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Capucine a oublié sa valise en gare de Strasbourg et va être humiliée par le responsable des opérations de sécurisation du site. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’Adrien, le maître-chien qui assiste à la scène, partage ses tourments et n’a qu’une envie : la retrouver.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Capucine va faire son miel

Agnès Ledig nous revient avec un nouveau roman, sombre et lumineux. Autour de la rencontre de deux âmes en peine, une orpheline et un ex-militaire essayant de soigner son traumatisme, elle va insuffler un chant d’amour et d’espoir.

Un psychiatre reçoit une jeune fille en consultation. Capucine a dû accepter ce rendez-vous pour être autorisée à quitter les urgences où elle avait été admise suite à un incident qui a mis ses nerfs à très rude épreuve. Elle avait oublié sa valise sur le quai de la gare de Strasbourg et a été accueillie par l’équipe d’intervention et de déminage lorsqu’elle s’est rendue compte de sa bévue.
Quand elle s’est effondrée en larmes, c’est Bloom, le chien d’Adrien, qui est venu la consoler. Le maître-chien a lui aussi été sensible à la détresse de la jeune fille, mais n’a pas osé venir intervenir personnellement pour la consoler.
Le psy reconnaît rapidement la fille de son ami et confrère Jean-Baptiste Claudel, un grand chirurgien décédé onze ans plus tôt dans un terrible accident de la route avec Rachel, sa compagne. Capucine et sa jeune sœur Adélie se sont retrouvées orphelines.
Leur oncle aurait alors pu être présent pour ses nièces, mais à l’époque il devait tenter de ne pas sombrer lui-même dans l’alcool qu’il consommait sans modération.
Adélie a choisi l’appartement de Strasbourg pour essayer de changer d’air, tandis que Capucine est restée dans la grande maison familiale d’Obernai. C’est autour de cette ville de la plaine d’Alsace qu’elle essaie de chasser ses idées noires en accumulant les kilomètres de course à pied.
En se rendant à son tour chez Diane, la psychiatre qui le suit depuis trois ans et son retour du Mali pour un syndrome post-traumatique, Adrien va recroiser Capucine. Car Diane partage son cabinet avec son mari Denis qui suit la jeune fille. Après la confession d’Adrien, Diane ira même jusqu’à proposer à son mari de bousculer l’agenda des séances afin d’organiser une rencontre fortuite entre leurs deux patients respectifs.
Il faudra encore quelques séances pour déboucher sur un premier vrai rendez-vous entre ces deux êtres en voie de reconstruction qui ont eu l’intuition qu’ils pourraient s’entraider, eux qui partagent déjà un deuil douloureux. Et puis, pour Capucine, c’est l’occasion de meubler le vide laissé par Adélie, partie avec son ami défendre la planète du côté de la Savoie. Une décision que sa sœur a de la peine à accepter, d’autant que sa cadette venait de réussir sa première année de médecine et avait un avenir tout tracé sur les pas de son père.
Tandis qu’Adrien essaie en savoir davantage sur le curieux comportement de son chef lors de l’intervention en gare de Strasbourg – il n’a pas jugé nécessaire de faire un rapport malgré le dispositif mis en place – et son rapport avec la famille Claudel, Capucine sent le besoin de s’éloigner des fantômes du passé.
Comme dans son précédent roman, Se le dire enfin, Agnès Ledig choisit de nouer son intrigue autour d’une rencontre inattendue, tout en suggérant que, bien plus que le hasard, les âmes meurtries développent une sensibilité particulière qui les poussent l’une vers l’autre. Sans se connaître, elles se reconnaissent. De sa plume toujours aussi limpide, elle nous livre au fil des pages, les biographies des personnages, leurs drames intimes et leurs espoirs, leur parcours sur la voie de la résilience aidés en cela par les valeurs transmises par les disparus. En passant, elle délivre aussi un plaidoyer pour les psys, qu’il ne faut pas hésiter à consulter et qui peuvent vraiment éclairer la voie vers une compréhension des traumatismes et partant, vers leur apaisement.
Mais ce qui donne tout son sel et son intérêt au roman, c’est la formidable énergie qu’il transmet au lecteur en soulignant combien le malheur et la peine, les épreuves aussi douloureuses soient-elles ne sont pas une fatalité. De livre en livre, Agnès Ledig creuse son sillon et touche ses lecteurs au cœur.

Pour les habitants de Mulhouse et de la région, je vous propose de retrouver Agnès Ledig le 3 novembre à 18h à la librairie Bisey.

La toute petite reine
Agnès Ledig
Éditions Flammarion
Roman
380 p., 21,90 €
EAN 9782081488359
Paru le 20/10/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Alsace, à Strasbourg, Ottrott, Obernai et le Mont Saint-Odile. On y évoque aussi la Savoie et un endroit isolé des Vosges ainsi que le Mali.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, Adrien, maître-chien, est appelé pour un colis suspect en gare de Strasbourg. Bloom, son chien hypersensible, va sentir le premier que les larmes de Capucine, venue récupérer sa valise oubliée, cachent en réalité une bombe prête à exploser dans son cœur. Hasard ou coup de pouce du destin, ils se retrouvent quelques jours plus tard dans la salle d’attente d’un couple de psychiatres. Dès lors, Adrien n’a de cesse de découvrir l’histoire que porte cette jeune femme. Dénouant les fils de leur existence, cette rencontre pourrait bien prendre une tournure inattendue et leur permettre de faire la paix avec leur passé afin d’imaginer à nouveau l’avenir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
France TV Info
Femme actuelle (Podcast – secrets d’écriture)
Actualitté (Nicolas Gary)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Deux prénoms sur une boîte aux lettres
Je suis trop vieux pour servir encore à quelque chose.
On a même voulu me mettre en maison de retraite.
Jamais, vous m’entendez? Jamais !
Je veux mourir ici. Si possible sur ce banc, à l’entrée de la forêt.
De là, quand je regarde la maison en contrebas, je pense à Madeleine.
Ma seule utilité de vieux, c’est de me souvenir.
Qu’ils aillent au diable, ceux qui veulent me faire perdre la boule dans leur institution. Moi, j’ai encore toute ma tête, et tant que j’ai toute ma tête avec Madeleine dedans, elle vit encore un peu.
Ce qui me rend fou, c’est de voir cette bâtisse tomber en ruine, alors qu’on aurait pu en faire un nid d’amour. Madeleine et Jean Petitgenêt. Ça aurait bien rendu sur la boîte aux lettres.
Si seulement je pouvais garder que les belles choses du passé.
Si seulement on pouvait le refaire, ce passé. Je serais pas assis seul sur ces deux planches de bois, comme un idiot, à espérer que cette vieille ferme reprenne vie pour honorer celle de Madeleine.
C’est peut-être la seule chose qui me tient debout.
Savoir qui le fera.

Chapitre 2
Papillon de nuit
— C’est la mienne ! Attendez, C’EST LA MIENNE !
Le dispositif est déjà déployé, les barrières installées, mon chien dans les starting-blocks pour aller renifler le colis suspect. Sous l’immense préau qui couvre les neuf quais de la gare de Strasbourg, sa voix résonne comme dans une cathédrale.
En me retournant, je découvre une jeune femme à bout de souffle. Elle porte des baskets sur des collants noirs, une robe et un trench-coat qui vole derrière elle, le sac à main collé à sa taille pour ne pas être gênée dans sa course. Elle n’a laissé aucune chance au militaire qui a tenté de s’interposer en haut des escalators à l’entrée du quai et qui trottine derrière elle sans aucune conviction. Un autre, plus proche de la zone ultrasécurisée, l’empêche d’avancer.
— S’il vous plaît, c’est ma valise ! supplie-t elle.
Les agents de la police ferroviaire s’approchent, alertés par les cris, en faisant signe de la laisser passer.
Elle n’a le temps ni de reprendre son souffle ni de s’excuser. Simonet, le chef de la sûreté ferroviaire, fond sur elle comme un rapace sur sa proie, prêt à lacérer la chair, de sa méchanceté crochue. Je ne l’ai jamais connu bienveillant ni compréhensif en intervention. Au point de me demander s’il était semblable dans le privé, s’il avait une femme, des enfants, s’il pouvait faire preuve de tendresse. J’en doute.
— Vous vous rendez compte du temps que vous nous faites perdre ? Comme si on n’avait que ça à faire ! Putain ! Vous auriez mérité qu’on la fasse exploser.
— Je suis désol…
— Taisez-vous ! Pièce d’identité !
Il aboie.
Je me mets à la place de cette jeune femme. J’imagine son ventre noué. Elle ne s’attendait pas à être ainsi reçue. Se faire gronder comme une petite fille alors qu’elle se sent déjà bien assez coupable. Je vois la honte au bord de ses yeux. Soudain, la colère jaillit.
— Vous n’avez pas à me parler ainsi, même si j’ai fait une erreur !
— Une erreur ? Je vous parle comme je veux, vous n’allez pas la ramener en plus ! Vos papiers !
Elle fouille dans son sac à main en essayant de contenir sa rage, souffle entre ses lèvres qu’elle connaît ses droits. Elle lui demande quel est son nom. Il ne répond pas, n’a pas baissé son regard noir. Simonet ne supporte pas ces gens qui ne s’inclinent pas devant lui. Qui osent s’opposer. Surtout quand ils ont tort. Même quand ils ont raison. Il déteste qu’on lui tienne tête. Je le connais. La situation va dégénérer.
Je m’approche, pour tenter de faire retomber la pression.
— Calme-toi, Yvon. Je crois qu’elle est désolée, non ?
— Rien à foutre des excuses. Tu as vu le dispositif déployé, pour une connasse étourdie ?
— Yvon !
— On devrait leur faire payer cher leur négligence !
Elle lui tend sa carte d’identité sans un mot, concentrée sur ses jambes qui ne voudront plus la porter bien longtemps. Je les connais ces moments où la rage laisse place au vide, où plus rien ne tient, où le pan de montagne s’effondre.
Elle se laisse tomber sur un banc du quai numéro 3, à quelques mètres de nous, prend sa tête entre ses mains et fond en larmes, emportée par les sanglots, comme on s’abandonne à l’avalanche quand il est vain de résister.
Je peine à contenir Bloom, plus agité qu’à l’accoutumée ; très bon dans son travail de recherche en explosifs, il a toujours été perturbé par les conflits humains. Et plus encore par les larmes.
— Merde ! Putain ! marmonne mon collègue de la SUGE, en semblant hésiter, les yeux rivés sur le document d’identité. C’est bon, rends-lui sa valise, lance-t il à un collègue, et laisse-la partir, on lève le dispositif.
Puis il s’éloigne d’un pas rapide, sans un mot, vers l’escalier qui mène aux couloirs souterrains. Il ne part pas, il s’éclipse, il se sauve. Sa colère le suit comme les effluves d’un mauvais parfum, mécontente d’avoir été remballée à la hâte.
La valise est rendue à la jeune femme par un gradé qui vient tout juste de sortir de l’adolescence et ne sait pas quoi dire en lui tendant sa carte d’identité. Elle ne relève pas la tête, pleure toujours. Il pose avec précaution le petit rectangle plastifié sur le bagage comme si celui-ci allait quand même exploser et repart, penaud.
Je n’arrive pas à faire de même.
Une intuition étrange. Pourquoi une telle escalade, pourquoi Yvon s’est-il enfui ? En temps normal, il aurait pris un malin plaisir à jouer avec la souris, à lui asséner des coups de bec, à la voir souffrir. Il est de ceux qui se délectent des blessures des autres, qui s’en abreuvent pour affirmer leur puissance. Et pourquoi cette jeune femme pleure-t-elle ainsi pour une situation finalement anodine ? Je ne peux pas tourner les talons comme si de rien n’était. Quelle froideur faut il dans le cœur pour rester indifférent à des larmes ?
Bloom s’est assis et regarde en direction du banc en couinant.
Je le détache. Fais comme tu sens !
Il se dirige sans attendre vers elle, hésite, va et vient, dessine des infinis sur le sol, puis se décide enfin et enfouit son museau sous ses mains de femme, pour atteindre son visage. Elle résiste. Il s’assoit alors et pose la tête sur sa cuisse en geignant toujours, de ce petit cri aigu qui semble venir du fond de ses entrailles.
Au bout de quelques minutes, elle fouille dans son sac et en ressort un grand mouchoir blanc, sèche ses larmes et caresse l’animal en essayant de lui sourire.
— J’espère que vous n’avez pas peur des chiens.
— Heureusement…
— Bloom est vif mais gentil.
— Il a l’air.
— Ça va aller ?
— Oui. Je crois. Merci.
Elle évite mon regard, encore honteuse de la situation. J’aimerais lui demander son nom, au moins son prénom, garder une trace d’elle, quelque chose de concret. Ne pas la laisser replonger dans l’anonymat de ce grand océan d’humains dont elle s’est extraite le temps de me croiser.
Ou alors lui donner le mien. Je m’appelle Adrien et j’ai envie de vous protéger.
Je l’observe se lever, se redonner une contenance en ajustant sa robe, m’adresser un sourire auquel je ne crois pas un instant, et partir en titubant, saoule de vide et de peine, sa valise derrière elle.
Je m’assois à sa place et je caresse mon binôme en le félicitant, tant pour son flair que pour son humanité. La mienne n’a pas osé.

Cette fille m’a fendu le cœur. Ce cœur qui me fatigue de se briser à tout bout de champ, à tout bout de sanglots de gens que je ne connais même pas.
Pour une fois, Bloom me donne quand même raison. À se demander si une bombe ne se cachait pas au fond d’elle, prête à exploser.
Je regarde les passagers sur le quai numéro 1, statiques, mouvants, petits, grands, en baskets ou en escarpins, le téléphone en main ou le regard dans le vide. Où vont ils ? Une réunion décisive ? Un rendez-vous amoureux ? Visiter un membre de leur famille gravement malade ? Combien de bombes au fond d’eux ?
La mienne a explosé il y a quelques années. Je n’en finis pas de déblayer les débris.
J’aurais dû prendre un chien spécialisé dans la fouille des décombres. J’aurais gagné du temps.

J’ai envie de revoir cette fille sans en comprendre la raison. En l’observant essuyer ses larmes sur mon chien, j’ai vu en une fraction de seconde défiler un avenir possible. Comme cet instant juste avant la mort, où tout le passé se déroule en accéléré. Avec elle, c’était vers le futur. C’est idiot. Je ne la connais pas. Et je ne la recroiserai probablement jamais.
J’ai pourtant réussi à devenir presque insensible aux horreurs de ce monde, le Mali m’y a bien aidé. Pas là, pas avec elle. Je me sentais au bord de sa détresse comme en haut d’une falaise, l’appel du vide, le besoin de m’y jeter pour l’en sortir. Diane me dirait que ma nature reprend le dessus. Protéger, protéger, protéger.
Je garde surtout en mémoire la puissance qui se dégageait de cette petite silhouette prostrée sur un banc. Une force inaltérable qui m’attirait comme un papillon de nuit.
Un appel d’urgence me sauve de mes pensées inutiles. Un colis suspect à l’aéroport.
La vie continue, se fichant bien des sanglots et des papillons de nuit.

Chapitre 3
Son rôle
Adélie ne m’appelle pas souvent. Quand elle s’y résout, la raison est généralement importante, – m’appeler au secours ou me proposer un nouveau geste écocitoyen. Elle est capable de faire sonner mon téléphone juste pour me demander si j’ai mis un autocollant STOP-Pub sur ma boîte aux lettres et ne pas raccrocher avant que je promette d’y consentir.
Je m’isole dans un coin de l’atelier en faisant signe à mon collègue que je dois décrocher. Quand j’étais sur les chaînes de fabrication, je ne pouvais pas m’interrompre ainsi. Maintenant que je suis chef d’équipe, j’ai un peu plus de liberté, même si je n’en abuse pas. Malgré le bruit des machines, dès les premiers mots de ma nièce, je sais qu’il est arrivé quelque chose.
— Où est elle ?
— Encore aux urgences, ils refont le point demain. Elle devrait pouvoir sortir. Le médecin de garde m’a parlé d’un de ses collègues compétents pour le suivi.
— Le suivi de quoi ?
— De ses états d’âme.
— Que s’est -il passé ?
— Je sais pas, Tonton. J’en sais rien.

Partagée entre la colère contre sa sœur et l’inquiétude malgré tout, Adélie me raconte les faits.
— Je l’avais invitée à notre soirée étudiante de rentrée, elle s’est mise à boire. Beaucoup trop. Tu sais bien qu’elle n’a pas l’habitude. Je suis arrivée juste à temps pour l’empêcher de se faire monter dessus par des mecs aussi bourrés qu’elle. Et là, elle s’est écroulée en pleurant toutes les larmes de son corps. Et puis elle a fait un malaise, alors on a appelé les secours.
Je n’arrive pas à imaginer que Capucine ait pu se comporter ainsi. Elle qui s’est toujours montrée raisonnable, sérieuse, sage. Trop sage.
— Il s’était passé quelque chose qui a pu expliquer sa conduite ?
— …
— Adélie ?
— Un peu plus tôt dans la journée, je lui avais annoncé que j’arrêtais médecine. Elle descendait du train et en a oublié sa valise. Quand elle est retournée à la gare, un dispositif de colis suspect avait déjà été déployé et elle s’est fait remettre en place par les flics. Beaucoup d’émotions en une journée.
— Tu arrêtes médecine alors que tu as validé ta première année avec brio ?
— …
— Adélie ? Tu es sûre de ce que tu fais ?
— Oui !
— Je comprends qu’elle ait pu être chamboulée.
— C’est ma vie !
— Tu sais bien que cela concerne aussi la sienne ! Je peux aller la voir ?
— Il vaut mieux attendre qu’elle soit rentrée à la maison. Je te dirai.

L’une s’écroule quand l’autre renonce à sa réussite. Je raccroche le cœur serré. Capucine et Adélie comptent plus que tout à mes yeux. Je me suis souvent demandé si leur existence serait un jour sereine. Ce n’est pas gagné.
Tant de hauts, tant de bas, et moi, témoin muet de leurs combats. Il y en a eu, des crises, durant toutes ces années. Des petites, des grandes, qui durent une heure ou des années. L’adolescence d’Adélie n’a pas été de tout repos. Capucine a tout pris sur elle, pour tenir. Aujourd’hui, elle ploie comme un jeune arbre de printemps qui a dû affronter l’hiver. D’énormes flocons qui tombent trop tôt sur des branches encore fragiles.
Je me sens impuissant. La petite n’a pas sollicité mon avis pour prendre sa décision, la grande défaille sans que j’aie rien vu venir. Et elle voudra s’en sortir seule, comme elle l’a toujours fait. Boule de courage et de détermination, virant à l’acharnement sourd et aveugle face aux mises en garde des autres pour ne pas perdre la face, se montrer à la hauteur. Peut-être devrais-tu…, tu ne crois pas que…, as-tu essayé de…, fais attention à… Rien n’y a fait. Elle s’est entêtée au détriment d’elle-même.
J’irai quand même la voir, parler un peu, faire rouler la voiture de Jean-Baptiste à laquelle elle ne veut toujours pas toucher, préparer certains arbustes pour la période hivernale, entretenir son jardin. Si elle en connaît toutes les fleurs, les bichonne, les soigne, elle me laisse m’occuper du petit potager que je leur ai installé il y a dix ans. Elle affirme que je suis le seul à être capable d’obtenir des légumes qui ressemblent à des légumes. J’avoue, j’ai un certain talent en ce domaine, hérité de mon grand-père qui passait ses journées dans son coin de terre. Il m’a tout appris. J’y trouve une occasion de passer du temps avec elle, même en silence. Quand nous jardinons ensemble, nous communiquons par fleurs interposées. Observer les tournesols le long de la clôture, et se dire qu’ils ont raison de choisir la lumière. Laisser se ressemer les plants de bourrache d’année en année et accepter qu’ils s’installent plutôt au gré du vent que de notre volonté. Ne pas arracher les jeunes pousses d’achillée millefeuille et avoir la patience d’attendre les fleurs pour en saisir les vertus.

Voilà mon rôle. Être là quand mes nièces en ont besoin, m’effacer le reste du temps. C’est ce que mon frère aurait souhaité.
Je ne pouvais pas faire plus.
J’aurais tant voulu pourtant.

Chapitre 4
Se réveiller du chaos
Elle ouvre les yeux, réveillée par une douleur vive sur le dos de la main. Sortant de sa torpeur, elle distingue progressivement les détails de ce qui l’entoure. Un lit métallique, une porte et des murs blancs, une télévision accrochée au mur, une table, une chaise. Des bruits sourds émanent du couloir où l’activité bat son plein, et accentue le contraste avec le silence de sa chambre. L’hôpital. Où chaque chambre raconte une histoire différente et où les infirmières sont un fil conducteur entre chacune. L’histoire de Capucine n’est pas glorieuse. Pas très heureuse non plus. Comme tous les patients ici. On n’atterrit pas aux urgences de gaîté de cœur. Cependant, elle n’a jamais cédé à la facilité de se prélasser dans un statut de victime. Ç’aurait été tentant, parfois, pour se reposer, souffler un peu, faire la planche dans le courant. Mais Capucine est une battante, une solide, un bon petit soldat qui ne se plaint pas. Et puis, auprès de qui ? Elle aimerait arracher le tuyau en plastique qui entre sous sa peau et la martyrise, se lever et partir. Elle n’en fait rien, anesthésiée par le produit qui y coule.
Le contour de ses souvenirs s’affine également. Elle aurait préféré tout oublier.
Oublier l’annonce de sa petite sœur qui lui a déchiré le cœur comme on arrache un pan entier d’une vieille tapisserie et qu’on découvre le mur gris.
Oublier ce sale type sur le quai de la gare qui l’a incendiée en public, la réduisant au rôle de pauvre fille étourdie qui saoule tout le monde. Ce qu’elle n’est pas. Ce qu’elle n’a jamais été. Elle, fiable et intègre. Elle, chez qui rien ne dépasse. Capucine n’a pas pu se défendre. Personne n’a voulu lui offrir la possibilité d’une excuse. Alors qu’elle en avait une.
Oublier cette volonté ridicule de noyer ses pensées dans l’alcool pour échapper à la réalité, et prendre ainsi le risque de se ridiculiser une deuxième fois dans la même journée.
Oublier les gestes déplacés de ces jeunes hommes aussi ivres qu’elle. Cette main dans sa culotte, ce doigt qui cherche une faille et son humidité. Les autres mains sur ses seins, dans sa nuque. Ces bouches qui la goûtent. Ces rires idiots qu’elle a partagés avec eux, comme si une autre fille avait pris place dans son corps, la reléguant dans un petit coin sombre en la sommant de se taire et de laisser la joyeuse, la délurée, la désinhibée faire la fête.
Oublier la colère de sa sœur en la découvrant ainsi dans un coin de la salle, et dont les cris ont transpercé la musique pourtant trop forte.
Oublier le réveil en sanglots dans le fourgon des pompiers et ce regard apitoyé de l’un d’eux.
Oublier cette étrange existence dont elle se réveille violemment et qui ne débouche sur rien. Rien de constructif, rien de concret.
Du vide. Juste du vide. Qu’elle a essayé de remplir d’alcool l’espace d’un soir désespéré.
Du vide, en ce moment comblé par une perfusion d’un tranquillisant dans son flacon qui se recroqueville sur lui-même. Au moment où le médecin entre dans sa chambre, elle aimerait se recroqueviller et disparaître comme cette petite poche en plastique translucide.
Il est patient et bienveillant. Il en faut de la patience et de la bienveillance pour être le psychiatre de garde.
Il lui demande comment elle va, fait semblant de lui prendre le pouls en posant sa main sur son poignet. Une main chaude qui apporte à Capucine un réconfort simple, elle qui a terriblement froid dans ce lit aseptisé, vêtue d’une chemise impersonnelle et d’une lourde armure de peine.
— Vous allez pouvoir sortir. Je vous ai obtenu un rendez-vous rapide, dans deux semaines, chez le Dr Diderot. Je le connais personnellement, c’est un bon médecin. Votre sœur va venir vous chercher, elle m’a dit au téléphone qu’elle vous rapporterait des habits. Les vôtres ne sont pas très frais. Je vais demander à l’infirmière de venir vous dépiquer. Je vous conseille de prendre le traitement que je vous ai prescrit au moins jusqu’à la consultation et vous aviserez de la suite avec mon collègue. Vous avez des questions ?
— C’est grave ce qui m’est arrivé ?
— Pour la forme, la situation aurait pu l’être beaucoup plus si votre sœur n’avait pas été là. Vous vous en sortez bien. Pour le fond, je ne sais pas. Vous ferez le point avec le Dr Diderot. Mon collègue vous donnera des outils. Bon courage pour la suite, mademoiselle. Je crois en vous.
Il se dirige vers la porte, pose sa main sur la clenche, hésite, puis revient vers Capucine.
— Je crois que quelques vannes ont lâché du barrage abîmé. Il vous reste à réaménager les berges pour couler des jours un peu plus paisibles à l’avenir. C’est à votre portée.

Chapitre 5
Rachel ne répond pas
Onze ans plus tôt.
Je somnole, sur le siège arrière, bercé par les mouvements de la voiture. J’ai un peu bu ce soir. Rachel conduit. Elle discute avec Catherine qui est venue passer quelques jours à la maison. La soirée était agréable, nous avons passé un joli moment. Je viens de mettre un message à Capucine pour lui dire que nous serons bientôt là. Adélie doit dormir depuis longtemps.
J’entends le cri de Rachel juste avant d’être ébloui par deux énormes phares qui surgissent de nulle part. Le choc est d’une rare violence.

Le klaxon de la voiture me réveille. J’avais perdu connaissance. Je n’ai pas vraiment mal, ou alors, je subis une telle douleur que mon cerveau m’a anesthésié. Je ne peux pas bouger. Catherine gémit à l’avant. J’essaie d’appeler Rachel. Un son fluet sort de ma bouche. Je tente un effort surhumain pour me faire entendre.
Rachel ne répond pas.
Les airbags sont maculés de rouge. La voiture est déformée. Le klaxon est assourdissant. J’ai un goût de métal dans la bouche. Toutes les vitres sont encore en place, brisées en mille morceaux. Je distingue l’éclairage dans la rue, et soudain une ombre. Un visage collé à la vitre. J’aimerais lui demander de me sortir de là, de secourir Rachel, je n’en ai pas la force. À travers un morceau de verre, j’aperçois son regard qui me fixe quelques instants. Il est froid, impassible. Puis l’ombre disparaît. Il n’a pas essayé d’ouvrir la porte. Il est sûrement parti chercher de l’aide.
Rachel ne répond pas.

Chapitre 6
Le désert de chair
C’est une maison individuelle dans un quartier calme de Strasbourg. Le petit parc qui l’entoure est assez arboré pour l’avoir préservée de la chaleur cet été. Quelques feuilles éparses commencent à jaunir et les premiers colchiques vont apparaître dans la pelouse. Comme l’an dernier. Je commence à connaître le rythme des saisons du cabinet médical, à force de le fréquenter. Il occupe le rez-de-chaussée, l’étage étant habité par la propriétaire des lieux. Un jour, en sortant de consultation, je l’avais aidée à démarrer sa tondeuse qui lui faisait des misères. Elle m’avait remercié la semaine suivante en m’offrant une balle rebondissante pour mon chien.
Bloom m’accompagne souvent. Je sais que Diane apprécie que je l’emmène. Couché sous un siège de la salle d’attente, la tête entre les pattes, toujours sur le qui-vive, il ne bouge que les yeux pour suivre le déplacement d’un autre patient qui vient de se lever.
C’est un chien angoissé mais efficace. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous nous sommes instantanément entendus. Les formateurs de Gramat n’avaient jamais vu une telle osmose. Il avait ses casseroles, moi les miennes, on les a mises en commun. On a fait de la bonne cuisine. Diane me demande toujours des nouvelles du chien avant de s’inquiéter de mon sort. Elle sait qu’en l’évoquant lui, je parle forcément un peu de moi.
— Vous m’avez annoncé lors de notre précédent rendez-vous que Bloom serait mis en retraite l’année prochaine. Vous aurez une nouvelle recrue ?
— Je n’imagine pas continuer avec un autre chien. Continuer tout court, je ne sais pas.
— Votre vocation a du plomb dans l’aile ?
— Vous pensez que c’en était une ?
— À vous de me le dire…

Ce que j’aime chez elle, c’est qu’elle creuse au bon endroit au bon moment. La question juste. La question que vous ne voulez pas entendre parce que vous cherchez à fuir la réponse. Surtout si elle fait mal. Elle appuie là. Comme Obélix sur le foie d’Abraracourcix dans Le Bouclier arverne. Appuyer sur la douleur pour la dissiper. Diane remplit pleinement ses fonctions. Trois ans de thérapie, on a fait du chemin. Elle m’a déjà proposé d’arrêter, et je ne suis pas prêt. Je fais encore des cauchemars. Elle m’a appris à les accepter. Pourtant, je n’imagine pas l’idée de lâcher sa bouée. Pas tant que je feins d’être cet homme solide dans un uniforme que je n’aurais peut-être jamais dû enfiler.
Je sais qu’elle n’enchaînera avec aucun autre sujet tant que je ne lui aurai pas répondu, alors je cherche. Je me souviens avoir annoncé mon désir d’engagement à ma mère le jour de mes seize ans. Par sécurité, j’ai passé mon bac, même si ma voie était déjà déterminée. Évidemment, Diane ne s’intéresse pas à la date de cette décision mais à la raison.
— Parce que je voulais faire comme mon père pour qu’il soit fier de moi ? Ou que je ne supportais pas l’injustice et que l’image qu’il me donnait, petit, était celle d’un homme dur mais juste ? Ou alors l’uniforme et les cheveux ras me rassuraient ? Pour attirer les filles ?
— Selon vous ?
— Un savant mélange de motivations inconscientes ?
— Quand vous avez signé en bas, vous vous êtes dit quoi ?
— Qu’on m’admirerait comme j’admirais mon père. Que je devais me sacrifier pour autrui comme il s’était sacrifié.
— Vous regrettez ?
— Non.
— Pourquoi n’imaginez-vous pas poursuivre ?
— Mes angoisses me fatiguent. La malveillance de certains m’épuise. Parfois, j’aimerais être un chien.
— Dans votre prochaine vie peut-être, en y pensant très fort dans le grand tunnel de la réincarnation, qui sait ! En attendant, vous êtes un homme jeune.
— Au pied du mur.
Elle me précise qu’aucun mur n’est infranchissable à qui sait poser ses mains et ses pieds au bon endroit pour l’escalader. Puis elle ajoute qu’on prend plus facilement appui sur les aspérités.
Ses mots résonnent en moi. Me vient soudain l’envie de lui parler de la valise oubliée.

— J’ai fait une étrange rencontre hier…
— Ah ?
— Probablement sans lendemain…
— Ah !
— Elle était belle tout en étant tragique…
— La rencontre ou la personne ?
— Les deux. J’essaie de l’oublier et je n’y arrive pas.
— Alors ne l’oubliez pas.
Nous parlons de la fille du quai numéro 3 pendant une bonne demi-heure. Cette impression de la connaître, mon intense envie de la secourir, mon désarroi de la laisser partir, la sensation de puissance qu’elle dégageait, la colère face à cette situation injuste, comme un écho à ma propre colère. La réaction troublante de Bloom.
— Les chiens détiennent beaucoup de réponses que nous, humains, ne voulons pas admettre. Faites-lui confiance.
Elle me connaît bien maintenant. Certains pourraient dire que nous avons fait le tour de la thérapie, et pourtant je m’accroche encore à ses petites phrases qui m’obligent à m’interroger, à ses conseils simples et pertinents.
Bloom a ses habitudes ici. Il est assis à côté de son fauteuil, les yeux fermés, la tête à hauteur de sa main, et se laisse caresser par cette femme élégante, dynamique et drôle. Je le regarde en me disant que j’aurais bien besoin de ce genre de caresse. Pas là, pas avec elle, évidemment. Seulement des moments de tendresse simple, des cadeaux de douceur, de la considération. Mon existence est un désert charnel. Par ma faute ; quand on ne supporte plus de perdre, il est plus simple de ne pas s’attacher. J’ai pourtant soif.
— Peut-être la reverrez-vous ? Strasbourg est une petite ville.
— Je ne sais même pas si elle habite ici. Elle n’était peut-être qu’en transit à la gare, entre deux trains, deux destinations. Elle peut habiter partout en France, ou même à l’étranger.
— Voire sur la Lune, avec un peu de malchance… Ne vous inquiétez pas, la vie œuvre avec justesse. Je crois qu’elle vous a déjà sauvé une fois, non ?

Chapitre 7
Rocher de larmes
La sonnette retentit dans le vide et la porte est fermée.
Je me suis toujours refusé à entrer dans la maison de mes nièces, même si je détiens un double des clés. Ce n’est pas chez moi. Et puis, je me sens toujours en décalage, moi, modeste ouvrier, face à tant de luxe. Cette villa immense m’effraie comme une ogresse qui voudrait dévorer mon âme et me voler ma simplicité, alors je garde mes distances. Quand les filles sont là, elle perd de sa puissance, de sa superbe, de son autorité. Elle redevient quatre murs et un toit. Avec un autocollant STOP-pub sur la boîte aux lettres.
Pourtant, la voiture est là. Capucine est rentrée de l’hôpital il y a quelques jours déjà, je l’ai laissée reprendre ses esprits et un peu de contenance avant de lui rendre visite, elle qui n’aime pas montrer ses faiblesses. Même à moi. Elle doit courir. Son oxygène depuis onze ans. Sa thérapie à elle. Courir à perdre haleine pour ne pas perdre pied. La rage qu’elle a trouvée dans cet effort intense lui a rendu ses ailes. Celles qui ont brûlé dans l’accident.
Son corps, bien en chair durant toute son enfance, est devenu sec en quelques mois seulement. Presque trop. Je me suis inquiété pour elle. Pour elles. Je m’en suis voulu aussi. À en crier certains soirs. À l’époque de l’accident, j’étais le seul à pouvoir prétendre les recueillir et les élever, je n’ai pas été à la hauteur. Un homme célibataire, un boulot précaire, l’alcool. Tous les feux auraient clignoté en rouge aux yeux de la société et de la justice. Je n’ai même pas essayé. Alors j’ai veillé. À distance mais j’ai veillé. Elles ne savent pas le nombre de soirs où j’ai pris mon vélo pour faire la route depuis le village voisin, où j’ai craché mes poumons en grimpant cette saleté de côte pour arriver jusque chez elles, scruter les alentours et être sûr que personne ne rôdait. Le nombre de fois où je suis passé discrètement sur le trottoir longeant l’école à l’heure de la récréation pour vérifier que personne n’embêtait Adélie dans la cour.

Je me suis assis sur le banc de la terrasse. À l’ombre de la glycine qui commence à perdre ses feuilles. Le raisin qui grimpe le long du mur de la remise termine de mûrir. Une variété ancienne. Je leur avais offert ce pied à la naissance d’Adélie. Ils ont grandi ensemble.
Le bruit de la ville remonte, étouffé par la distance qui nous sépare du centre qui fourmille.
Le Mont National surplombe Obernai et offre une vue magnifique sur la plaine d’Alsace et les premiers contreforts vosgiens. Les filles sont nées à la maternité en contrebas, ont passé toute leur enfance ici, école primaire, collège, lycée. Je me souviens de ces moments où Capucine avait honte de venir du « quartier des riches », celui qui domine le reste de la ville. Stigmatisée par certains élèves, enviée par d’autres. Attendue au tournant par quelques profs – les enfants de parents aisés sont forcément bons élèves. Je ressentais avec beaucoup de peine ce fossé qui se creusait en elle. D’un côté l’injustice qu’elle ne supportait pas concernant ma situation précaire, de l’autre l’admiration pour son père, sa réussite. Et le besoin qu’il soit fier d’elle en retour. Un besoin au-delà du raisonnable.
D’ici, on aperçoit le toit de ma maison. Dire que j’aurais pu avoir une belle villa comme mon frère. Broyée par le système scolaire, mon intelligence n’est jamais entrée dans aucune de ses cases. Je m’en suis rendu compte trop tard.
Mais qu’aurais-je fait d’une grande maison comme celle-là ? Je ne suis pas fait pour vivre avec quelqu’un.
Cette grande maison, Capucine y vit seule aujourd’hui. Adélie a préféré occuper le petit appartement de Strasbourg que leur père utilisait parfois quand le programme opératoire se prolongeait tard dans la soirée. Elle voulait aussi prendre son indépendance à l’égard de sa sœur, parfois trop exigeante, trop perfectionniste.

J’aperçois Capucine sur le sentier tout en bas. Elle court vite. Elle a pourtant encore tous les escaliers du coteau à monter. Sa silhouette fluette vole au-dessus du sol et la pente ne l’effraie pas.

Dans quelques minutes, elle sera là, peut-être surprise de me voir, peut-être pas. Je ne saurai pas quoi dire. Elle me demandera comment je vais, alors que c’est elle qui est en petit tas compact. Toujours à penser aux autres avant elle-même, comme son père. Il était doué dans son domaine, efficace, empathique avec les parents, la vie de leur enfant entre ses mains. Il a dû penser à ses filles juste avant de mourir, se dire qu’il ne les reverrait pas, le cœur broyé par la peur quant à leur avenir. Et moi, j’aurais tellement voulu le rassurer.
— Ah, tu es là ? Je suis touchée que tu sois venu. Comment tu vas ?
Les autres avant elle.
— Tu as beaucoup couru ? je demande, alors que je connais la réponse.
— Un peu plus de deux heures, répond-elle, à peine essoufflée.
— L’effort t’a fait du bien ?
— Je crois. Je vais me changer. Sers-toi un jus de fruits, il y en a au frais.

Capucine a toujours été prévenante avec moi, y compris quand je suis sorti de l’enfer de la dépendance. Elle a joué le jeu, compris les enjeux, les risques, le danger dans la moindre goutte. Elle m’a accompagné, m’a pris dans ses bras quand je tremblais du manque, a répondu au téléphone à toute heure quand j’avais besoin d’une bouée pour ne pas replonger. Elle m’a porté pour ce combat alors qu’elle était en équilibre sur un fil tendu au-dessus du vide.
Nous sommes assis côte à côte sous la tonnelle, nos verres posés sur la petite table ronde en métal anthracite.
— C’est la décision d’Adélie qui t’a mise dans cet état ?
— Elle t’en a parlé ?
— Quand elle m’a annoncé que tu étais aux urgences, oui.
— Tu en penses quoi ?
— Rien.
— Rien ?
— C’est sa vie, elle est majeure. À peine, mais majeure quand même. Tu veux faire quoi ? La forcer à poursuivre ?
— La raisonner, lui faire comprendre que c’est une folie…
Ma nièce a prononcé cette phrase sur un ton étonnamment calme, occupée dans le même temps à observer une abeille qui évolue sur le dos de sa main. Elles sont encore nombreuses dans son jardin. Il faut dire que les fleurs y poussent en abondance, échelonnées du printemps à l’automne. Elle n’a pas la main verte, elle a la main fleurie. Peut-être grâce à son prénom. Les chrysanthèmes sont déjà présents en bordure de la terrasse, ainsi que la bruyère dans la rocaille en contrebas. Elle a planté des rosiers de différentes variétés un peu partout autour de la villa et en prend soin avec beaucoup d’attention. Les premiers crocus sont apparus au bout de la pelouse, côtoyant les primevères violettes et jaunes. Elle doit avoir la maison la plus fleurie du quartier de sorte que les dernières abeilles encore présentes se réfugient chez elle. Celle qui se promenait sur sa main vient de s’envoler.
— J’essayerai de lui parler. Il faut que tu prennes soin de toi, Capucine.
— Tu ne crois pas qu’elle a encore besoin que je m’occupe d’elle ?
— Non, je ne crois pas. Elle est autonome. Maintenant c’est ton tour.
— Et celui d’Oscar aussi. Je l’ai trop négligé ces derniers temps.
— Et d’Oscar si tu veux. Je sais que quand tu t’occupes de lui, tu t’occupes de toi.

Nous avons bu un jus d’orange tandis que le soleil disparaissait derrière la montagne. Elle regardait au loin, et je savais qu’en scrutant l’horizon, elle regardait l’effondrement au fond d’elle. Puis elle s’est levée en chassant d’un geste rapide la larme qui s’aventurait sur sa joue. « Excuse-moi, je vais me doucher, tu claques la porte en sortant ? »
Le rocher qui ne veut pas montrer que l’eau suinte de partout à travers les fissures.
Je suis parti.

Chapitre 8
Une douche salée
Elle aime l’odeur de l’effort sur sa peau collante et salée. Cette odeur un peu âcre qui témoigne de la puissance de son corps. De l’étendue de sa détermination. Tout comme elle aime ensuite le parfum sucré du savon et cette sensation d’être propre et nouvelle. Minuscule renaissance après la bataille.
Elle s’est mise sur la pointe des pieds pour atteindre le carreau et voir son oncle partir sans se retourner. Il a compris avec le temps qu’elle n’était pas du genre à faire des coucous par la fenêtre, contrairement à sa sœur. Autant couper net, ne pas s’éterniser dans la séparation, déjà bien assez pénible pour en rajouter. Elle le regarde quand même s’éloigner jusqu’au bout de la rue. Elle a été dure de lui demander ainsi de s’en aller. Il ne s’en formalisera pas. Il sait qu’elle préfère la solitude quand l’humeur vacille.
Elle glisse son corps nu sous la douche brûlante, et regarde apparaître la buée sur la paroi vitrée. Les projections de mousse y dégoulinent comme si elles faisaient la course. Même ces bulles de savon ont une vie sociale. Alors que toi, toi, tu passes la tienne à courir seule.
Elle s’éternise. Tant pis pour la planète. Adélie n’a pas besoin de le savoir. Capucine culpabilise quand même, malgré le plaisir. Alors elle tourne la mollette dans le sens opposé pour activer la pluie fine. Une autre façon d’offrir son corps à la caresse de l’eau. Plus douce.
Elle se demande quelle place elle a laissé à la douceur jusque-là.
La douceur de vivre ? Certainement pas. Il fallait être présente, sérieuse, appliquée.
La douceur de l’amour ? Pas de place non plus.
La douceur de sa sœur ? Voilà bien longtemps – depuis l’adolescence – qu’Adélie n’a plus envie d’être prise dans les bras.
La douceur de courir ? Le dépassement de soi est dur, rugueux, agressif.
La douceur d’Oscar, la seule avec laquelle elle s’octroie une rencontre régulière.

Elle pense à ce rendez-vous chez le psychiatre prévu la semaine suivante, condition à sa sortie des urgences. Cette réticence à s’y rendre. Pour raconter quoi ? Elle s’est débrouillée jusque-là. Ce n’est pas un psy qui va changer le cours des événements. Encore moins faire revenir ses parents.
Elle préférerait courir encore.
Encore, encore, encore.
Courir plutôt que se confier.

Chapitre 9
Si seulement
Parfois, je suis trop gentil. Édouard, mon meilleur ami1, me l’a souvent dit depuis le lycée. Il sait de quoi il parle. Lorsque mon collègue m’a téléphoné il y a quinze jours à propos d’un rendez-vous en urgence pour une jeune femme qui avait décompensé, qu’il m’a donné son nom, j’ai eu besoin de vérifier ce que je craignais. Je n’ai pas pu dire non et je l’ai rajoutée avant ma première consultation du jour. J’ai dû me réveiller aux aurores. Je ne prends plus de rendez-vous en fin de journée, Diane n’aime pas manger tard le soir. Depuis qu’elle a instauré son jeûne intermittent, nous mangeons à l’heure où certains sont à peine en retard pour le goûter. Je me suis adapté, il paraît que cette pratique est bonne pour sa santé, mais parfois, le planning coince un peu. Je lui ai déjà proposé de commencer sans moi. Ce qu’elle déteste. Nos dîners sont sacrés pour elle. Je crois qu’elle attend ce moment d’échange entre nous après sa journée de consultations.
Diane s’est levée en même temps que moi quand mon réveil a sonné et est partie déambuler dans le parc de l’orangerie, voir les dernières cigognes avant qu’elles ne migrent vers les pays chauds pour y passer l’hiver. »

À propos de l’auteur
LEDIG_Agnes_©Franck_DelhommeAgnès Ledig © Photo Franck Delhomme

Agnès Ledig a d’abord exercé le métier de sage-femme, avant de se consacrer à l’écriture. Elle publie Marie d’en haut (Les Nouveaux Auteurs, 2011), Coup de cœur des lectrices Femme actuelle, avant de rejoindre les éditions Albin Michel avec Juste avant le bonheur (2013), qui remporte le prix Maison de la Presse, puis Pars avec lui (2014), On regrettera plus tard (2016), De tes nouvelles (2017) Dans le murmure des feuilles qui dansent (2018), Se le dire enfin (2020) et La toute petite reine (2021).
Elle écrit également des albums jeunesse illustrés par Frédéric Pillot. On leur doit Le petit arbre qui voulait devenir un nuage (Albin Michel Jeunesse, 2017) et Le Cimetière des mots doux (Albin Michel Jeunesse, 2019). En 2020, ce duo lance une nouvelle série chez Flammarion Jeunesse, collection « Père Castor », Mazette est très sensible et Mazette aime jouer. Depuis 2018, Agnès est « ambassadonneuse » de l’Établissement français du sang (EFS) afin de promouvoir le don de sang auprès du grand public. (Source: lisez.com)

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Être en train

MEDIONI_etre-en-train

En deux mots
En montant dans un TGV Paris-Montpellier le 21 juin 2019, l’auteur ne peut s’empêcher d’observer le petit monde qui voyage avec lui. Une «manie» qu’il va approfondir en traversant le pays et nous livrer avec finesse ses observations de sociologue du quotidien.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ceux qui aiment prendront le train

Dans un essai-témoignage savoureux David Medioni raconte ses voyages en train un peu partout en France. Mêlant géographie et sociologie, reportage et littérature, il nous donne des envies de voyage.

Et si David Medioni avait écrit le livre idéal à acheter dans un kiosque de gare avant quelques heures de voyage? Le fondateur du magazine littéraire en ligne Ernest donnera en tout cas aux voyageurs d’agréables pistes de réflexion, aussi bien sur les rails qu’une fois arrivés à destination.
Dans son introduction, il raconte comment en avril 2019, venant de Quimper et arrivant à Paris, il a posté sur Facebook et Instagram un «instantané du train» disant ceci: «Le voyage en train a ceci de particulier qu’il est un espace-temps réduit qui permet l’introspection, la créativité et la recherche du mieux. Les pensées vagabondent. Là un homme à l’air pressé qui s’agace sur son tableur Excel Ici deux jeunes étudiants en transit. Ils n’arrêtent pas de se toucher, de se regarder, de se sourire, de se bécoter. Ils ont vingt ans de moins que moi. J’étais eux, des fois, en revenant de Bordeaux. Là, une vieille dame à une pile de journaux: le Canard, Marie France, elle lit et elle dort à intervalles réguliers. Un peu plus loin, une femme seule, 45 ans environ. Elle pleure. J’ai toujours aimé ces instants en train. Instantanés de nos vies grandes et minuscules à la fois. Il paraît même que dans ce wagon, un journaliste en transit rêvait d’écrire un roman. #soleil #train #writing #write #sun #sky #clouds #rails»
Les retours très positifs qui ont suivi et l’étincelle dans les yeux de ses enfants lorsqu’ils évoquent ensemble le train vont le convaincre de poursuivre sa réflexion. De noter les scènes vues, les livres lus, mais aussi les films, les musiques, les jeux qui occupent les passagers durant ce temps suspendu. Avec délectation, il se transforme en sociologue du quotidien, essayant de déterminer si l’habit fait le moine, de différencier les populations en fonction des horaires et des destinations ou encore du type de train. Le TER et le TGV, sans parler du train de nuit, ayant chacun des rôles et des types de voyageurs bien différents.
Puis vient ce petit jeu auquel on s’est sans doute déjà tous livrés: imaginer quelle peut-être la vie de ces personnes avec lesquelles on partage un compartiment pendant quelques heures. Qui est ce cadre qui ne peut lâcher son ordinateur? Et cette femme qui n’arrête pas téléphoner, faisant partager son intimité a tout le wagon. Et cette famille partant en vacances avec une bouée déjà gonflée. Ou encore ces deux jeunes amoureux qui ne peuvent s’empêcher de se toucher.
Un peu voyeur, un peu rêveur, on se délecte de ces bribes d’histoire, d’autant qu’elles viennent souvent s’associer à un souvenir personnel.
Qui n’a pas vécu l’épisode du passager qui ne retrouve pas son billet, celui qui s’est trompé de place, celui qui est parvenu haletant à attraper son train au dernier moment? Ou encore, moins drôle, l’incident du train arrêté en pleine voie, de la correspondance qui est déjà partie, de la voiture-bar qui est fermée.
L’amateur de littérature n’est pas en reste non plus. En feuilletant la bibliographie des ouvrages consacrés au train ou le mettant en scène, en détaillant la filmographie et en y ajoutant la bande sonore des musiques que l’on peut y entendre – quelquefois contre son gré – David Medioni réveille tout un imaginaire.
Comme je vous le disais, pensez à vous munir de ce nouveau bréviaire du voyageur la prochaine fois que vous vous rendrez à la gare !

Être en train
David Medioni
Éditions de l’Aube
Essai
184 p., 17 €
EAN 9782815941389
Paru le 21/01/2021

Où?
Les voyages en train nous emmènent un peu partout en France, partant principalement de Paris et avec une Eskapade à Bruxelles.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Prendre le train est une aventure. Instantanés de voyage, réflexions sur la place du train dans nos vies et sur son avenir dans nos sociétés peuplent cet ouvrage. Qui sommes-nous quand nous sommes sur les rails ? Qui sont ces voisins que nous ne connaissons pas mais avec lesquels nous allons partager une certaine intimité, parfois pendant de longues heures ? Que disent de nous nos « tics de train », de la peur de ne plus voir sa valise à celle de ne pas être assis à la bonne place ? Quels sont les personnages récurrents rencontrés dans un train ? Que nous l’empruntions pour le plaisir ou pour le travail, le train offre une suspension du temps dans un espace clos, que chacune ou chacun d’entre nous expérimente plus ou moins régulièrement. Ce livre décortique cette expérience universelle avec tendresse, intelligence et humour. Vous ne prendrez plus le train par hasard !

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
La Vie (Olivia Elkaim)

Bande-annonce du livre

Les premières pages du livre
« Introduction
«Papa, papa, tu sais de quoi je rêve? me demanda un matin, au petit déjeuner, Rafaël.
— Non, je ne sais pas.
— Mon rêve en ce moment, c’est de prendre le train.
— De prendre le train? m’étonnai-je.
— Oui j’aimerais prendre le Poudlard Express comme dans Harry Potter. J’aimerais être dans ce train parce qu’il est différent des TGV pour aller à Montpellier.
— Oh oui, ce serait trop bien de prendre un vieux train», a renchéri son grand frère Nathan.
La discussion a continué. Le train à voyager dans le temps de l’épisode 3 de Retour vers le futur ou celui de La Grande Vadrouille «où il y a un restaurant» furent évoqués. Et quand je leur ai parlé des trains-couchettes dans lesquels on peut dormir, les yeux de mes deux garçons pétillaient comme s’ils venaient de croiser Dumbledore (le directeur de l’école de sorcellerie dans Harry Potter) en personne.
Cette conversation avec mes enfants m’a surpris. J’ai senti la puissance de la fiction, évidemment. Harry Potter for¬ever… Mais aussi et surtout la puissance de ce que l’évocation du train et de ses possibles pouvait susciter. Leur raconter le train comme un lieu de vie a créé un désir chez mes enfants.
Quelques jours plus tard, pour les besoins d’un reportage, j’ai pris un TGV. Naturellement, en repensant aux yeux de Nathan et de Rafaël, l’idée d’observer de manière plus précise mes congénères de voyage est venue. Elle ne m’a plus quittée.
En observant attentivement et en écoutant ce qui se passe dans une rame de train, qu’elle soit de TGV ou de train Intercités, on se plonge dans un moment de vie. Les tics et les habi¬tudes des uns et des autres apparaissent de manière plus ou moins prononcée selon que le trajet est long ou cours. À force de multiplier les voyages en train, on remarque également que les personnes sont différentes, mais que les habitudes sont similaires. Pas de doute, nous sommes tous et toutes frères et sœurs humains.
Ce jour-là, donc, après la fameuse discussion avec Nathan et Rafaël, j’étais assis dans une voiture de TGV. Quasiment à la fin du trajet, j’ai ouvert mon ordinateur et je me suis mis frénétiquement à écrire sur ce que je venais de vivre. Réflexe de la modernité: en descendant du TGV, avant de partir en reportage, j’ai posté ce texte sur Facebook et Instagram :
Instantané du train
4 avril 2019, Paris-Quimper, TGV
Le voyage en train a ceci de particulier qu’il est un espace-temps réduit qui permet l’introspection, la créativité et la recherche du mieux. Les pensées vagabondent. Là un homme à l’air pressé qui s’agace sur son tableur Excel. Ici deux jeunes étudiants en transit. Ils n’arrêtent pas de se toucher, de se regarder, de se sourire, de se bécoter. Ils ont vingt ans de moins que moi. J’étais eux, des fois, en revenant de Bordeaux. Là, une vieille dame a une pile de journaux : le Canard, Marie France, elle lit et elle dort à intervalles réguliers. Un peu plus loin, une femme seule, 45 ans environ. Elle pleure. J’ai toujours aimé ces instants en train. Instantanés de nos vies grandes et minuscules à la fois. Il paraît même que dans ce wagon, un journaliste en transit rêvait d’écrire un roman. #soleil #train #writing #write #sun #sky #clouds #rails
Le soir, une fois le reportage terminé, alors que j’arrivais à mon hôtel, j’ai regardé mon téléphone. Un raz de marée. Des like à tire larigot. Des commentaires élogieux : « Merci de cet instantané, c’est beau et vrai » ; « Il n’y a pas de j’adore sur Instagram, dommage » ; « Tu tiens un truc, continue. C’est génial ! ».
Quelques jours plus tard, nouveau voyage. Et nouvel instantané.
Dans le train ce matin, au bar. C’est le tout petit matin. À gauche, un cadre, costume propre, cravate slim grise, chaussures italiennes, il boit une orange pressée pour accompagner son café. À droite, une femme, seule. Elle lit le dernier Guillaume Musso.
Au fond, trois collègues qui discutent de la réunion à venir dans la journée. Ils se plaignent d’un quatrième qui a fini la présentation PowerPoint la veille à 22 heures. « Tu te rends compte c’est un vrai procrastinateur ! Il met tout le monde dans la merde. » L’un d’entre eux temporise : « En même temps, je crois qu’il n’avait pas toutes les informations… » Juste derrière, un homme et une femme. Ils sont câlins. Elle lui dit : « Je ne pensais pas que nous arriverions à nous faire enfin ce moment tous les deux. » Il répond : « Je te l’avais promis. » « Dis-moi qu’il y en aura d’autres… » dit la femme. Il ne répond pas. Silence. Ils se tiennent la main. Dans le train, la vie, les vies s’écrivent. J’aime les observer.
Même réflexe de poster sur les réseaux sociaux ce moment, accompagné d’une photo. Même résultat. De très nombreux pouces levés, des commentaires. «Génial!», «Tu as tellement bien décrit l’hypocrisie masculine. Cette femme qui espère et l’autre qui ne répond pas», «Je vais faire attention la prochaine fois que je prendrais le train à vérifier que tu ne sois pas dans les parages à écouter mes conversations 😉 Super instantané en tout cas. On en veut encore.»
Des mots qui, comme les yeux de mes enfants, narraient en creux la relation passionnelle clandestine que nous entretenons avec le train. Passion clandestine, car il est souvent de bon ton de vilipender la SNCF, ses retards, ses trains mal organisés, et pourtant chacun et chacune d’entre nous vit avec le rail une histoire qui dit beaucoup de ce que nous sommes. Certainement que cela nous renvoie à l’enfance. À la magie du train électrique. C’est étonnant à quel point ce classique des jouets pour enfants est resté indémodable. Les enfants – et certains adultes – continuent à faire « tchou tchou » à quatre pattes dans leur chambre. Mais pourquoi le train? Peut-être parce que la voiture – même comme symbole de la liberté de circulation – fatigue et stresse le conducteur. Peut-être parce que l’avion anesthésie le voyageur et uniformise le voyage avec ses aéroports semblables de Rio à Paris ou de New York à Bangkok. Plus rien dans le voyage en l’air ne se distingue, et le voyageur distrait pourrait atterrir ici ou là sans être capable de dire exactement dans quel aéroport il se trouve. Au fond, seul le train permet de réfléchir, de rêver, de divaguer tout autant que de travailler, de synthétiser ou de théoriser. Seul le train permet d’être soi-même. Sans fard.
Dans ce moment de suspension du temps dans un espace clos, soit les masques tombent pour laisser place à une forme d’authenticité, soit ils ne veulent pas disparaître. Au contraire. Ils demeurent et deviennent des caricatures qui, elles aussi, nous racontent. Tour à tour, tous les rôles du train nous ont échu un jour: homme pressé, voisin bruyant, dormeur invétéré, liseur passionné, famille avec enfants bruyants et/ou malades, couple bécoteur, ou encore travailleur acharné.
En observant, en acceptant la suspension que le train offre, en jouant et en ne faisant plus qu’un avec elle, l’œil s’aiguise, l’oreille se tend, et la mémoire imprime mieux encore. Les couleurs, les odeurs, les sons, les mots, les apparences, les lumières, les ombres, les détails, sont là. Présents. Signifiants. Observer mes frères humains dans tous les trains que j’ai empruntés durant un an me permet de brosser un portrait éminemment subjectif, mais profondément honnête et authentique sur ce que nous sommes tous et toutes aujourd’hui. Pompeux ? Non, réaliste. Dans les trains, la France – bigarrée, différente, agaçante, joyeuse, enivrante, folle, calme – circule. Mieux, elle vit. Elle respire. Elle écrit des histoires individuelles qui sont des histoires collectives parfois, des histoires universelles toujours. Ces instantanés, ces histoires de trains, ce sont nos victoires, nos défaites, nos doutes, nos certitudes, nos envies, nos renoncements. Ce sont nos vies.
Des vies tellement réelles que ce lieu de confinement (non, il ne sera pas question du Covid-19, rassurez-vous) a inspiré les écrivains. Dans toutes les époques. Dans tous les genres. C’est ainsi, par exemple, que Marcel Proust vénérait le train. Et qu’il écrivait dans À la recherche du temps perdu, et plus précisément dans Du côté de chez Swann, un éloge de ce que le voyage par le rail faisait naître chez lui.
J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l’heure de départ: elle me semblait inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir ; car il s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questembert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Bénodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et entre lesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité d’en sacrifier aucun.

Extraits
« INSTANTANÉ DU TRAIN
4 AVRIL 2019, Paris-Quimper, TGV
Le voyage en train a ceci de particulier qu’il est un espace-temps réduit qui permet l’introspection, la créativité et la recherche du mieux. Les pensées vagabondent. Là un homme à l’air pressé qui s’agace sur son tableur Excel Ici deux jeunes étudiants en transit. Ils n’arrêtent pas de se toucher, de se regarder, de se sourire, de se bécoter. Ils ont vingt ans de moins que moi. J’étais eux, des fois, en revenant de Bordeaux. Là, une vieille dame à une pile de journaux: le Canard, Marie France, elle lit et elle dort à intervalles réguliers. Un peu plus loin, une femme seule, 45 ans environ. Elle pleure. J’ai toujours aimé ces instants en train. Instantanés de nos vies grandes et minuscules à la fois. Il paraît même que dans ce wagon, un journaliste en transit rêvait d’écrire un roman. #soleil #train #writing #write #sun #sky #clouds #rails » p. 11-12

« Au fond quel est le bon train de vie? Qu’il soit financier, amoureux, professionnel. À chacun de trouver sa réponse. Celle que l’auteur pourrait livrer est certainement bien différente de celle de cette jeune cadre, robe bordeaux, qui oscille entre la tentation du sommeil et les documents qu’elle est
en train de finaliser. Adolescente, se rêvait-elle dans un train à 6h39 du matin, plongée dans son travail? Et cet homme mûr, habillé en dandy, barbe de trois jours et armé de l’assurance du conquérant, s’il se retourne, estime-t-il qu’il a bien mené le train de sa vie? Les wagons qu’il tirait lui ont-ils permis d’atteindre l’allure à laquelle il aspirait ?
Au fond, la puissance d’un trajet en train, C’est qu’il nous renvoie à nous-mêmes et, par métaphore, au train de notre propre vie. À son allure. À ses wagons, chargés ou légers. Emplis de voyageurs, ou vides. Au bruit, ou au silence. Cela nous invite à regarder l’intérieur de nos wagons. À ouvrir telle porte et à se confronter à ce que l’on trouve derrière. Le wagon de la joie abrite tous les bons souvenirs; ils sont aériens, ils flottent avec nous et donnent au train de notre vie une belle allure. Bien sûr, il y a le wagon que nous n’aimons pas ouvrir. Celui des mauvais moments, des erreurs, des choses que nous aurions aimé ne pas faire, et des peines aussi. Mais ce wagon, même s’il pèse et peut parfois ralentir le train de notre vie, fait partie intégrante de nous, de ce que nous sommes. Indéniablement. Reste un autre wagon. Un dernier wagon. Celui des choses que nous transportons mais qui ne sont pas à nous. Ce wagon dans lequel chacun et chacune trouve les espoirs des parents, les constructions bancales d’identité, les chemins empruntés pour de mauvaises raisons, etc. C’est certainement ce wagon qui pèse le plus lourd dans notre «train de vie» et qui nous empêche parfois d’avancer à l’allure souhaitée. C’est ce wagon auquel nous pensons quand un voyage en train s’étire et invite à la contemplation, à l’introspection et à la méditation. Inévitablement, ces instants amènent une réflexion plus large. Les paysages qui défilent sous les yeux viennent interroger le citadin: pourquoi ne ferais-je pas comme ces voyageurs qui — chaque jour — prennent le train pour se rendre à Paris? Le soir, ils rentrent chez eux, à la campagne. Ils ont, eux, franchi le Rubicon d’une vie proche de la nature et d’un travail dans la capitale. » p. 55-58

À propos de l’auteur
MEDIONI_David_©Anna_LailletDavid Medioni © Photo Anna Laillet

David Medioni est journaliste, fondateur et rédacteur en chef d’Ernest, qui lui a permis de rassembler ses deux passions, les livres et le journalisme. Celle des livres qu’il a cultivé très tôt en étant vendeur pendant ses études à la librairie la Griffe Noire. Après avoir bourlingué 13 ans durant dans les médias. À CB News, d’abord où il a rencontré Christian Blachas et appris son métier. Blachas lui a transmis deux mantras: «Ton sujet a l’air intéressant, mais c’est quoi ton titre?», et aussi: «Tu as vu qui aujourd’hui? Tu as des infos?». Le dernier mantra est plus festif: «Il y a toujours une bonne raison de faire un pot». David a également été rédacteur en chef d’Arrêt Sur images.net où il a aiguisé son sens de l’enquête, mais aussi l’approche économique du fonctionnement d’un média en ligne sur abonnement. (Source: Éditions de l’Aube / Ernest)

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