Les Confins

de_GASTINES_les_confinsde_GASTINES_les-confins_Poche

Logo_premier_roman 68_premieres_fois_2023

En deux mots
En 1964, un architecte lyonnais entreprend la création d’une station de ski «à taille humaine» dans le village d’altitude des Confins. Vingt ans plus tard son fils revient sur les lieux avec l’intention d’écrire un livre sur cette aventure. Mais pour lui, comme pour la vingtaine d’habitants, ce sera un voyage sans retour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vengeance est un plat qui se mange froid

Si personne n’a vraiment pu reconstituer le drame qui a emporté les habitants des Confins en 1984, Eliott de Gastines en explore la genèse en racontant le projet d’un architecte lyonnais en 1964. Un premier roman qui se lit comme un polar.

Dès le prologue, le lecteur est averti du mystère auquel il va être confronté: «Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer.» Il faut dire que durant l’hiver, Les Confins étaient isolés du monde, la seule route qui menait au village étant fermée à la circulation. Et quand les gendarmes ont enfin pu y accéder, ils ont découvert des maisons calcinées et des cadavres à la pelle.
Un mystère qui trouve son origine vingt ans plus tôt, lorsque le gouvernement lance le plan neige pour développer de nouvelles stations de ski et que Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, a l’idée de faire des Confins une «structures à taille humaine et tournée vers la nature», loin des cages à lapin et du bétonnage en œuvre un peu partout dans les Alpes. Mais pour mener à bien ce projet visionnaire, il lui faut l’aval des villageois et des autorités. Ce qui n’est pas gagné. Car si les habitants voient avec un bon œil ces perspectives de développement, le maire est lui hostile à cette nouvelle station qui viendrait concurrencer celle que son frère a lancé avec succès à quelques kilomètres de là. Et puis Pierre Roussin lui a volé le chalet qu’il convoitait, idéalement placé dans le village. Alors, sur les conseils de son frère, il conçoit un plan diabolique, laisser l’architecte mener à bien la première phase de travaux, lancer les investissements plus lourds de la seconde phase et alors lui rendre la vie impossible en multipliant les obstacles, notamment administratifs. Un plan qui va fonctionner, même si dans les premiers temps, il va bien devoir avouer qu’il ne s’attendait pas à ce que l’initiative de Pierre Roussin rencontre un tel succès. On se presse pour découvrir cette station différente.
On va dès lors suivre en parallèle l’évolution du projet en 1964 et les années suivantes et les quelques semaines funestes de 1984, au moment où les derniers voyages sont autorisés. On y voit Bruno Roussin, le fils du promoteur, et sa compagne prendre le dernier bus pour passer l’hiver dans le chalet familial. Son projet est alors de s’isoler pour écrire le roman commandé par son éditeur après la publication de nouvelles qui ont connu un joli succès. Il se propose de revenir sur l’histoire de son père. Mais a-t-il conscience de la crainte qu’il suscite auprès de la poignée d’habitants qui restent ici à demeure et qui ont tous ou presque quelque chose à se reprocher.
Entre révélations et cupidité, vengeance et homicide, le roman va alors prendre un tour très noir. Empruntant aux codes du polar, Eliott de Gastines réussit un formidable premier roman qui, dans son intensité dramatique, n’a rien à envier au Shining de Stanley Kubrick. L’ambiance y est tout aussi glaçante, la folie de moins en moins cachée. Prêts à tout, ces montagnards sont bien à mille lieues des images de carte postale que les promoteurs entendent promouvoir. Mais peut-être sont-ils tout aussi affolés que ces animaux contraints à fuir ou à disparaître avec l’arrivée des télésièges sur leur domaine?

Les Confins
Eliott de Gastines
Éditions Flammarion
Premier roman
250 p., 19 €
EAN 9782080234711
Paru le 09/02/2022

Version poche
J’ai lu
EAN 9782290376928
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans un village imaginaire des Alpes.

Quand?
L’action se déroule de 1964 à 1984.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans les années soixante, le village des Confins promettait d’être une station de ski florissante. Vingt ans plus tard, il n’en reste qu’une station fantôme. Les installations – remonte-pentes qui ne mènent nulle part, gares de téléphérique inachevées – sont peuplées de spectres et traversées par les vents glacials de haute montagne.
Cet hiver de l’année 1984 voit la venue de Bruno Roussin, le fils du promoteur qui jadis vit en ces lieux un Eldorado blanc. Au village, il n’y a plus qu’une trentaine d’habitants habitués à passer l’hiver reclus. La route, jugée trop dangereuse, est fermée à partir du mois de novembre. La tempête se lève. Dès les premiers jours, les lignes téléphoniques sont hors d’usage. À la sauvagerie des lieux s’ajoute vite celle des hommes ici réunis.
Situé dans une vallée imaginaire à l’époque des utopies touristiques, bien réelles, du plan Neige, Les Confins est le chant des anciens villages isolés, des familles déchirées et de l’âme humaine qui se heurte aux étoiles glacées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Frédérique le Teurnier)
Actualitté (Virginie Labre)
Blog Carobookine
Blog Sang d’encre polars
Blog Nom d’un bouquin!

Les premières pages du livre
« Prologue
Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1 644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer. Aujourd’hui encore, Les Confins sont visités par quelques gendarmes obsessionnels. Des hommes solitaires, coupés de leurs proches et mus sans partage par cette fixette : comprendre ce qui s’est passé là-haut. La plupart des gens normaux qui s’approchent de ces lieux reculés, randonneurs, skieurs hors-piste ou alpinistes, eux, prennent soin d’éviter le village fantôme. Tous le fuient, craignant d’y disparaître comme son entière population lors de cet hiver de l’année 1984.
Les informations rendues publiques se résumaient à quelques faits bruts. Le nombre de morts. L’incendie de l’Hôtel des Voyageurs et de la quasi-totalité des chalets du village. La destruction de l’antenne-relais qui avait rendu impossible toute communication avec la vallée durant ce sinistre hiver. Dans les journaux locaux, de simples coupures ou de minces entrefilets énuméraient parfois ces faits, sans pour autant les relier entre eux pour en faire une histoire qui tienne debout.
Or les gendarmes qui les premiers se rendirent sur les lieux n’étaient pas plus avancés. Comment expliquer ces cadavres gelés qui jonchaient le sol des chalets en ruine comme celui des ruelles du village ? Comment expliquer ces habitations désertées à la hâte, quand d’autres semblaient avoir été sur-occupées tels des camps de prisonniers. D’où était parti le feu qui avait ravagé l’ensemble du village comme une vulgaire botte de paille ? Même les plus expérimentés ne furent jamais capables d’écrire un rapport convaincant au regard des éléments dont ils disposaient. Rien ne ressortait concrètement d’une enquête diligentée de manière pitoyable. Au moins les autorités avaient-elles pris soin de rendre invisible l’insoutenable avant l’arrivée de civils ou de journalistes sur les lieux. Et durant de très longues années, les gendarmes se gardèrent bien de déclarer ce qu’ils avaient vu en débarquant là-haut. Ils doutaient même d’être crus.
Ce que tout le monde savait, c’est qu’à l’hiver 1984, le village des Confins avait déjà l’habitude de passer les grands froids coupé du reste du monde. Le nombre d’habitants, de quelques centaines durant l’année, tombait alors à une petite vingtaine. L’unique route les reliant au bas de la vallée devenant impraticable en cette saison, la majorité de la population descendait vers des cieux plus cléments pour éviter cette réclusion. Les causes de cet isolement étaient en partie liées aux importantes chutes de neige qui parfois bloquaient la route du col. À cela s’ajoutait le tracé périlleux de la départementale 132. Cette combinaison de dangers avait forcé les autorités locales à en fermer l’accès.
Avant cela les accidents mortels se comptaient par dizaines chaque hiver. Ces malheureux conducteurs méritaient bien une sépulture, et les familles ne manquaient pas de réclamer les corps, aussi abîmés soient-ils. Si bien que les communes jalonnant la route dépensaient des fortunes pour récupérer les dépouilles, fracassées entre la tôle des carrosseries et les rochers tranchants qui habitaient le ravin sombre, boisé et très difficile d’accès. De sordides débats avaient lieu pour déterminer dans quelle commune les cascadeurs improvisés avaient terminé leur numéro, et à quelle caisse incomberaient les frais pour récupérer les maladroits. Les cadavres gelés trouvaient une seconde vie sous la forme de patates chaudes que l’on ne cessait de se renvoyer pour préserver les bourses.
Désincarcérer les corps n’était pas une mince affaire. En résultait un boulot monstre pour les pompiers et les gendarmes. On envoyait souvent les jeunes recrues remplir ces missions et, arrivés sur les lieux du drame, leurs vomissements allaient rejoindre le torrent en crue. Des heures entières, les plus endurcis analysaient d’inédites anatomies, produits de la réunion brutale des chromes et de la chair. Les radiateurs et les cylindres s’invitaient au tableau des organes vitaux. Le voile des pare-brise fracassés s’imprimait sur les crânes de mariées morts-vivantes. Les balais d’essuie-glaces formaient de nouveaux attributs en transperçant les omoplates, et s’ouvraient dans le dos des victimes comme des ailes. L’accès aux dépouilles était en soi un défi logistique. Les blessés n’étaient pas rares, et dans les villages alentour on s’indignait de telles expéditions. Bien des fois on avait frôlé la catastrophe. Et une fois que les corps – ou ce qu’il en restait – étaient enfin dégagés, une opération encore plus complexe et coûteuse suivait : extraire les épaves du paysage. On risquait la vie d’hommes bien vivants pour rapatrier des morts et des carcasses d’automobiles.
La raison de la nécessité de telles expéditions était simple : c’était le statut conféré à la vallée du Miroir. Classée parc naturel national depuis peu, elle imposait ce nettoyage aux localités environnantes, sous peine de voir leurs subventions remises en question au premier survol en hélicoptère d’élus zélés. Aussi le nombre d’accidents – qui pouvait atteindre la vingtaine certains hivers – menaçait de transformer la vallée en un décor postapocalyptique, un parcours terrifiant pour les nombreux randonneurs qui remontaient jusqu’aux Confins du printemps à l’automne. Les prospectus touristiques parlaient de promenades paradisiaques et non de cimetière à ciel ouvert. Il fallait bien ramasser tout ça, quoi qu’il en coûte.
Du fond de la vallée montaient alors des grues gigantesques. Les manœuvres se poursuivaient souvent tard dans la nuit et nécessitaient l’acheminement de projecteurs surpuissants. La montagne se métamorphosait en plateau de film catastrophe. Les yeux des ouvriers brillaient d’une terreur d’enfant devant la monstruosité des massifs. Les faisceaux de lumière tranchaient net dans la nuit noire pour supposer, par-delà le visible, le développement d’infinis reliefs menaçant de s’écrouler pour engloutir le monde. Le vent faisait plier le métal des grues et produisait des rugissements de bêtes sauvages. Les épaves étaient extirpées de leur sanctuaire au prix d’une logistique indécente. Certains chauffards avaient enfin le chic de mourir sans famille, sans personne pour assumer les frais de leurs enterrements. Ceux-là, c’était les pires.
Dans les années soixante-dix on se réunit entre conseils municipaux. On observa la courbe des accidents. On fit les comptes. Et il apparut bien sage de fermer périodiquement l’accès de la route des Confins. Malgré quelques faibles résistances de la part des maires des quelques communes bannies, les chiffres firent office de juge de paix. La région arbitra et ce fut fait. La D132 serait désormais fermée du 1er novembre au 1er avril.

Il faut maintenant rappeler que le village des Confins n’a pas toujours été ce coin reclus décrit plus haut. Car auparavant, dans les années soixante, on avait rêvé d’y ériger une station de sports d’hiver, sous l’impulsion d’un entrepreneur astucieux qui avait deviné en ces lieux un attrait touristique indiscutable. À l’aube du tourisme de masse, Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, avait plusieurs décennies d’avance sur les comportements du marché et rêvait déjà de structures à taille humaine et tournées vers la nature.
Pierre a une petite quarantaine d’années à l’époque où le gouvernement français lance le « plan neige », un grand programme d’aménagement du territoire alpin pour en tirer le maximum de profit. Un profit roi au mépris de bien des gens, des terres ou des bêtes. Et partout le béton coule sur les deux Savoie. On remodèle les massifs à la dynamite pour y loger de grands ensembles. Les investissements sont colossaux, l’empressement avide, les premiers résultats aussi terrifiants que prometteurs. Pierre Roussin pense à contre-courant. Et en cela il voit plus petit mais plus loin. Il voit plus beau aussi.
Notre homme était architecte de formation, et disons-le, doué d’une âme d’artiste plus ou moins inexprimée. En vérité, il ne s’était jamais imaginé devenir promoteur touristique. D’ailleurs, les raisons qui le poussèrent en ce sens, et plus précisément sur le site des Confins, furent tout à fait fortuites… Il sera temps d’en reparler plus tard.
Au fil de sa carrière, Pierre Roussin ne s’était pas particulièrement distingué par son audace, qu’elle soit artistique ou financière. Il avait surtout réalisé d’inoffensives commandes publiques, des petites écoles, des ensembles administratifs, quelques unités de logements sans caractère. Mais avec ce projet aux Confins, sa vie comme sa carrière prenaient un tour inattendu. Il imaginait pouvoir attirer une clientèle friande de prestations haut de gamme, à la recherche de la douceur d’un environnement préservé, sans oublier tout le confort moderne. Le grand boom du tourisme de masse l’avait inspiré et l’avait convaincu qu’il se trouvait au bon endroit et au bon moment. Aussi son intuition avait établi avec plusieurs années d’avance l’un des mantras de la demande touristique moderne : les grands espaces sauvages, mais sans risque. Après une brève étude de ce secteur florissant et des standards qu’il entreprenait d’imposer, Pierre ambitionnait de créer une alternative, si ce n’est un concurrent sérieux, à la Suisse et ses stations dotées d’hôtels de luxe et de sanatoriums. Autant de lieux remarquables où les infrastructures s’intégraient brillamment au sein d’une nature protégée.
Pierre ne croyait pas aux grands projets qui voyaient le jour en France, de La Plagne aux Arcs, en passant par le stupéfiant site de SuperDévoluy. Autant d’inepties qui reprenaient à leur compte la rationalisation des espaces et le fonctionnalisme en vogue. Pierre Roussin en était convaincu : l’élévation des structures, l’optimisation extrême des espaces de vie commune, la réalisation de dalles commerçantes en paliers successifs, les rampes interminables pour les relier entre elles, tout cela représentait un futur condamné d’avance. Les prophètes de ces cités nouvelles, autour du Corbusier, n’étaient aux yeux de l’architecte que des salauds. L’intelligentsia et le pouvoir central en faisaient de grands hommes capables de tracer le futur sur leurs tables à dessin. (Qu’on porte aux nues des salauds, Pierre en avait l’habitude. Les haut gradés lâches et incompétents qui en 1940 avaient conduit à sa capture, et à sa longue captivité, s’en étaient tous sortis avec autant de médailles que le protocole l’autorisait.)
En consultant les plans prospectifs des projets engagés un peu partout dans les Alpes, Pierre était horrifié par ces barres d’immeubles haut perchées semblables aux grands ensembles que l’URSS continuait de semer sur la moitié du continent européen. L’architecte était-il le seul à savoir lire ces plans entre les lignes ? Il en devinait déjà les ruines abandonnées, persuadé que personne ou presque ne souscrirait à cette transformation des montagnes en supermarchés à ciel ouvert…
Mais les temps modernes étaient tout sauf raisonnables, et les démarrages donnèrent tort à Pierre. Des milliers de studios construits face au vent et aux avalanches trouvaient preneurs avant même d’exister. De Clermont-Ferrand à Lyon. De Boulogne-Billancourt à Aix-les-Bains. De Viroflay à Vénissieux, les bureaux de vente sur plan rencontraient un succès fou. Bientôt, des kilomètres de moquette bariolée seraient foulés par des chaussures douloureuses et se rempliraient de l’humidité des pantalons fluo et des vestes rouges matelassées. Tout ça était inéluctable. L’utopie des sports d’hiver pour tous s’imposait.
Rien n’arrêterait les classes moyennes dans la course au standing. Pierre aurait dû comprendre que tout Français se voyait, par l’acquisition de ces appartements, accéder à de plus hautes sphères, peu importaient la laideur ou l’absurdité de l’offre. Par exemple, non loin des Confins en remontant la vallée du Miroir, le vieux village des Mignes situé à 1 860 mètres d’altitude était déjà sous les eaux. La silhouette de la station nouvelle couvrait de son ombre le lac artificiel. La commune s’appelait désormais Les Grands Mignes. En achetant ces appartements on réalisait un investissement prometteur, on offrait à ses enfants et à ses petits-enfants le luxe des sports d’hiver. Et on pouvait louer à plus pauvre que soi. Ainsi on devenait membre d’un club chic et futuriste. D’Argenteuil jusqu’à Avoriaz, l’avenir se dessinait à coups d’esplanades pleines de courants d’air et de parkings. Tout serait bientôt conçu pour la claudication sécurisée de familles trébuchantes en chaussures de ski, les bras chargés de provisions.
Certains soirs, en cherchant le sommeil, Pierre Roussin méditait sur ces villes aussi artificielles que démesurées qu’on érigeait sur les massifs. Il imaginait alors les archéologues des millénaires à venir, ou quelque puissance extraterrestre, venant à découvrir ces logements de masse qui tutoyaient des sommets de laideur et d’insanité. L’architecte s’amusait à anticiper le mystère que constitueraient ces dortoirs exposés aux pires températures, dressés face aux tempêtes et aux glaciers. Ces observateurs du futur ne pourraient conclure qu’à l’hypothèse de bagnes alpins. Les vestiges des remontées mécaniques évoqueraient un camp de travail, où chaque tracé de pylônes aurait été vraisemblablement un moyen d’acheminer des hommes, des outils, ou quelque minerai barbare extrait des crêtes abruptes. Non, vraiment, tout était allé trop vite depuis la guerre… Alors Pierre Roussin espérait qu’un jour ou l’autre, tous les responsables auraient à répondre de leurs actes. Il fallait bien des conséquences à tant d’inconséquence.
Architectes, urbanistes, ingénieurs, promoteurs immobiliers, élus du département ou des régions… Ils seraient tous poursuivis pour association de malfaiteurs, escroquerie en bande organisée. Et à bien y penser c’était plus grave encore. Oui, ils seraient tous jugés pour crimes contre l’humanité. C’était bien de cela qu’il s’agissait. Frappées par une prise de conscience brutale, les générations à venir se mettraient en quête des monstres responsables d’avoir noyé la France, ses côtes et ses montagnes, sous des hectolitres de ciment. Un jour on traquerait au bout du monde le moindre carreleur, les plombiers et les couvreurs, les poseurs de moquette et les chauffagistes pour les faire comparaître comme autant de complices. Cette sensation d’un immense gâchis tourmentait sérieusement l’architecte. Et quand il parvenait enfin à s’endormir, il rêvait de mieux pour la suite.
En 1964 donc, Pierre Roussin s’installa aux Confins avec d’ambitieux projets. Il allait devenir le fondateur de la SHVC – la Société de la Haute Vallée des Confins –, destinée à réaliser les aménagements nécessaires à l’érection d’une station de tourisme élégante, dans le respect de son environnement premier. La SHVC aurait également pour objet la promotion et la gestion hôtelière d’établissements dont elle serait copropriétaire, alliée à des entreprises de construction prêtes à investir contre une part significative des revenus à venir. Les défis étaient nombreux, le projet a priori surréaliste. Mais sa vision et son énergie en viendraient à bout, croyait-il. Ce serait l’œuvre de sa vie.
Il ne pouvait s’imaginer tout perdre en ces lieux.

Première partie
Hiver 1984
Aux Confins, on se préparait à l’arrivée de l’hiver 1984 selon le rituel établi depuis qu’on avait décidé de fermer la route du col. La grande majorité de la population – ou ce qu’il en restait – se livrait aux préparatifs pour quitter le village. On fermait les maisons, on coupait les compteurs et on purgeait les réseaux d’eau pour éviter de voir les canalisations exploser sous l’effet du gel. On se félicitait de ne pas être assez fou pour rester. Certains habitants des Confins avaient bien essayé, une année, ou deux consécutives, de rester à demeure et de passer l’hiver près des sommets. Or il était évident que l’appel de la civilisation était plus fort.
Inspirées par une mode alors grandissante, il y eut bien sûr quelques expériences de communautés New Age. Et l’hiver venu, l’isolement menait les apprentis ermites, pour certains à la dépression, pour d’autres à l’angoisse du vide, et pour la majorité d’entre eux à l’alcoolisme – quand ce ne furent pas des conflits internes qui menacèrent l’équilibre des groupes… L’idéal hippie faisait long feu aux Confins. Une des premières troupes à tenter le coup était unie par un modèle fondé sur l’autarcie. Ils s’installèrent au printemps et se mirent au travail. À la mi-décembre à peine, ils se retrouvèrent sans ressource, faute de savoir-faire et de préparations. Les malheureux durent dépenser le peu d’argent qu’il leur restait chez l’épicier du village. Le commerçant, un certain M. Creneguy, une fois la route fermée, pratiquait comme il se doit des tarifs excessifs. Cette nouvelle clientèle les fit littéralement exploser. Les dernières semaines avant le printemps, chez Creneguy les conserves se négocièrent à prix d’or. La communauté atteignit par miracle le mois d’avril, la peau sur les os, et criblée de dettes qu’ils mirent ensuite un temps fou à rembourser. (Vers la fin, l’épicier prévoyait même des documents de reconnaissances préremplis. Quelques pointillés accueillaient d’insolentes sommes et en bas de page, la signature des redevables.)
Plus récemment une bande d’originaux vaguement anarchistes avait loué une des plus grandes maisons du village. Le programme était simple : amour et renoncement à la propriété privée. Ils découvrirent assez vite qu’entre le partage imposé des biens et celui des personnes, il n’y avait qu’un pas que seuls les plus téméraires s’autorisaient à franchir. Au terme d’un premier hiver nourri de tensions – on entendit de nombreuses querelles, voire des bagarres, éclater dans le grand chalet –, chacun repartit avec la femme de l’autre, brouillés à vie entre eux et avec tous leurs idéaux. Aux Confins personne ne montait plus pour rigoler.
Quant aux villageois, quand enfin le soleil réapparaissait, ils s’étaient dit, dans les fermes comme les chalets de maître, bien des choses qu’ils regrettaient. Les cris et les coups avaient meublé l’ennui. Le printemps éclairait des blessures parfois intérieures, parfois bien réelles. Une fois libérés, on se prenait dans les bras pour se consoler d’avoir traversé une telle épreuve. On prenait sa voiture – si elle démarrait – et on fonçait dans la vallée dévorer les quotidiens et parler au premier venu. Au printemps, il n’était pas rare de voir descendre des Confins ces hommes et femmes au regard avide d’humanité, engageant la conversation avec quiconque croisait leur chemin.
En 1984 donc, il restait là-haut une grosse vingtaine d’irréductibles. Et il fallait bien qu’ils tiennent tout l’hiver. Aussi, le dernier jour avant la fermeture de la route du col, une petite fièvre logistique agitait le parking et les entrepôts de la sortie de Bourg-le-Beauregard. On voyait redescendre les camions de fuel, qui croisaient ceux remplis de conserves. Le transporteur des produits pharmaceutiques attendait les colis d’antibiotiques et les bandes Velpeau avant de prendre son départ. Les stères s’empilaient dangereusement sous le regard soucieux du négociant en bois, inquiet d’avoir à affréter deux véhicules au lieu d’un pour acheminer tout ce bois de chauffage. Les clients des Confins ne représentaient pas de volumes intéressants, mais on ne pouvait tout de même pas les laisser crever.
Dans ce tableau viril et bruyant fait de routiers impatients, de manœuvres des caristes et de contremaîtres hurlant leurs ordres, deux individus chétifs faisaient tache. Bien sûr, personne ne les remarquait. Ils n’étaient pas accoutrés pour l’occasion et, pour qui les aurait observés, le duo portait sa nature citadine comme un écriteau accroché au cou. Ils avaient l’air d’un couple. Ça, on pouvait le deviner à la manière dont elle le regardait. Et à la manière dont elle le suivait, on pouvait supposer qu’elle n’avait jamais mis les pieds ici. Quant à lui, il trouvait presque aisément son chemin dans cette zone hostile aux piétons. Le jeune homme se prénommait Bruno, et nous pourrions le présenter comme le héros de cette histoire. Simplement, ce serait assez malhonnête. Car des qualités qu’on prête habituellement à un héros, Bruno n’en possédait pour ainsi dire aucune. Des événements à venir lors de cet hiver 1984, il allait être plus prosaïquement le responsable. Ou après tout, la victime… Mais il est sûrement trop tôt pour en juger, et chacun pourra se faire une idée au terme de ce récit. Car pour la première fois, chacun saura ce qui s’est vraiment déroulé là-haut. Aux Confins.
C’est d’ailleurs les horaires du car assurant la liaison vers ces lieux reculés que Bruno consultait maintenant. Sa compagne, Corinne, une fine brune, menue, du même âge que lui, était déjà ratatinée par le voyage. Son regard écarquillé se heurtait au manque de charme, à la brutalité de tout ce qui l’entourait. On la sentait pleine de doute, voire d’un effroi dissimulé avec peine. Le doigt de Bruno glissa le long des lignes bicolores des horaires d’autocar, pour s’arrêter sur le dernier départ pour Les Confins, qui aurait lieu d’ici une heure. L’autocar, une épave, gisait là. Et son chauffeur ne devait pas être loin. Avec un peu de chance, peut-être serait-il en avance. Il fallait mieux l’attendre ici. Le couple posa ses valises et Bruno prit Corinne dans ses bras pour la protéger du vent cinglant. En vérité, c’est Corinne qui s’était réfugiée contre le corps de Bruno. Depuis le temps qu’elle le connaissait, elle avait appris que le jeune homme n’était pas du genre à opérer de tels rapprochements en public. Entre eux naquit un silence, ce genre de silence que Corinne s’était résolue à ne plus essayer de briser. Comme Bruno était écrivain, elle s’imaginait que ces plages blanches étaient celles où son esprit travaillait à former les images dont il avait le secret…

Invariablement, ce jour si particulier affectait Lucien. Quelques instants plus tôt, au volant de l’autocar municipal assurant la liaison Bourg -Les Confins, il avait fait son entrée sur le parking de la gare routière et s’était rangé sur son emplacement. C’était le dernier aller-retour de la saison. De son car étaient descendus les derniers rescapés du hameau avant la fermeture de la route. Il ne fallait pas le manquer, ce car. Ces jeunes gens filaient vers d’autres autocars ou s’engouffraient dans des voitures surchargées qui démarraient aussitôt. Dans cette précipitation, on ressentait le soulagement d’échapper à une catastrophe. Sans se retourner ils disparaissaient pour tout l’hiver. Ils quittaient la haute vallée pour d’autres sites plus prospères, pour faire la saison dans les grosses stations alentour. Tenir la caisse. Faire des crêpes. Louer des skis. Puis faire la tournée des bars en espérant coucher avec leurs collègues. Ce genre de choses.
Lucien avait quitté son poste de conduite et s’était faufilé dans les dédales d’autocars et de semi-remorques. Il était à présent installé au bar-restaurant Le Relais, qui offrait une vue panoramique sur l’aire de chargement et de déchargement des marchandises. Accoudé à l’une des tables hautes face à la vitrine, il observait le ballet des transporteurs. Une série de mouvements qu’il connaissait par cœur et qu’il orchestrait en silence. En maître d’œuvre invisible il suivait les opérations comme si tout se déroulait de son fait. Il n’en était rien. Lucien était un être simple qui se racontait pas mal d’histoires.
Dieu qu’elle était petite, cette bière. Plus Lucien vieillissait, plus les verres lui semblaient minuscules. Il culpabilisa mollement à l’idée d’en prendre un deuxième. Il avait de la route, mais il la connaissait par cœur. Chaque virage jusqu’aux Confins. Il aurait pu tous les enquiller les yeux fermés. En tout cas, il l’avait déjà fait de nombreuses fois en voyant double. Pour y remédier il avait sa technique. Il suffisait de fermer un œil et tout rentrait dans l’ordre. Lucien se trouvait plutôt génial d’avoir inventé ce genre d’astuce. Tous ces voyages scolaires réalisés absolument ivre, ces innombrables allers-retours assurés depuis quinze ans, ses pneus frôlant les ravins et les enfants qui chantaient derrière lui ces chansons de colonies. À ses yeux, rien de grave. Le plus important restait que personne ne s’en rende compte. Il pensait être passé maître dans l’art de la dissimulation. Il avait ses trucs à lui. Marcher droit. Fixer un repère et se taire autant que possible… Et déjà il relevait le doigt en direction de la serveuse. Ce deuxième demi lui rafraîchit la moustache. Et ce coup-ci c’était une pinte. Un malentendu auquel il ne pouvait rien.
Et si je ne remontais pas cette fois-ci ? Juste pour essayer ? Lucien caressait cette idée tous les 1er novembre depuis la fermeture de la route des Confins. Or cette idée le terrorisait plus que tout. Le courage lui manquait. Au-delà de cette gare routière il ne connaissait plus personne. Où aurait-il trouvé du travail par-delà Bourg ? Seul le maire des Confins avait l’indulgence de lui en donner. Ce maire qui ne pouvait pas ne pas savoir quel genre d’oiseau Lucien était, mais qui faisait comme si. Que serait-il devenu, ce pauvre Lucien, privé de ses hautes missions ? Là-haut il était une institution. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait.
Comme aujourd’hui, de hautes missions, il s’en assignait volontiers. Il se considérait comme le régisseur de l’ultime ravitaillement. Et si le bois venait à manquer ? Et si les produits d’épicerie n’arrivaient pas à bon port ? Quand il avait un coup dans le nez, Lucien devenait le gardien des Confins. Il avait les clefs du village. Et lors de lourdes siestes il rêvait de médailles pour services rendus. Il rêvait de trompettes, de drapeaux et de discours. Une statue. Un bal en son honneur… Pourquoi pas ! L’homme à tout faire se faisait tant d’idées.
Ainsi, chaque année, il remontait au plus vite au village pour assister à l’arrivée de tous les transporteurs, au déchargement des marchandises. Lucien faisait un inventaire complet dont personne ne lui demandait de rendre compte. Il devenait un bon père. Un berger. Le saint patron des Confins.
Après cette troisième pinte, promis, il allait reprendre la route et faire comme à son habitude. Après tout il faisait ce dernier voyage à vide. Il ne mettait en danger personne. Qui à part lui serait assez fou pour prendre ce dernier aller sans retour vers Les Confins ? Allez, quoi, il avait bien droit à une quatrième bière, ou était-ce la cinquième ? Juste une petite. Pour la route. Lucien l’avala d’un trait et se jeta sur le parking. C’était l’heure.

Plantée au pied du car assurant la liaison de Bourg – Les Confins, Corinne tirait une drôle de tête. Et Bruno, qui revenait des petits coins, reconnut son expression. Il savait qu’elle n’était pas simplement le fait de l’impatience de Corinne. En s’approchant d’elle il ne put s’empêcher de sourire, ce qui était rare, croyez-moi. Le tableau était en effet assez réussi. Sur ce grand parking, sous cette lumière blafarde, seule au pied de cet autocar vide, entourée de toutes ces valises qu’elle ne pourrait jamais porter seule, Corinne ressemblait bien à une femme abandonnée par tous et perdue au bout du monde.
En réalité Corinne s’en voulait personnellement, et ce depuis qu’il avait pris la décision de passer l’hiver aux Confins. On n’avait pas idée de trouver un nom aussi glauque pour un bled isolé, se disait-elle. Mais elle n’avait pu s’empêcher de le suivre. Elle en avait perdu, des hommes, et avant de rencontrer Bruno, elle en était venue à convenir qu’elle n’était bonne qu’à ça. Si Bruno était parti seul pour l’hiver, le peu qu’elle avait réussi à construire se serait effondré. Leur semblant de couple aurait été littéralement recouvert par les neiges, et les beaux jours revenus, ils n’en auraient pas retrouvé la trace. Et maintenant qu’elle était ici elle avait peur, tout simplement.
Bruno devait bien admettre que cette étape du voyage n’avait rien de très excitant. La sortie de Bourg, c’était moche et ça puait le gasoil. Mais une fois là-haut elle comprendrait. Les photos c’était une chose mais cela n’avait rien à voir avec la réalité. Les Confins c’était le plus bel endroit du monde, lui avait-il expliqué. Les plages de sable fin l’emmerdaient, les déserts encore plus, il trouvait les grandes villes bruyantes. La montagne hostile et immaculée le plongeait dans un état second. Depuis trop longtemps la nécessité l’avait éloigné de ses terres. Car aux Confins, là où se trouvait son vieux chalet de famille, il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent. Et il lui avait bien fallu gagner sa vie en ville. Mais ça, c’était terminé…
Au départ Bruno était peintre, mais pas de ceux qui fuient leurs toiles. C’était un bosseur, un individu déterminé. Cependant il n’était jamais parvenu à vivre de ce travail. Et ce n’était pas faute de produire. L’exposition qui avait failli le faire remarquer présentait une série de toiles s’inspirant justement des montagnes dans lesquelles il avait grandi. Sur de vastes formats carrés, il avait brossé des paysages de haute montagne en hiver. Son talent avait su capter les variations infinies des cieux sur la surface du manteau neigeux. En réalité la neige n’était jamais blanche, il n’y avait que les abrutis pour le croire, aimait-il à rappeler. La neige se nourrit de tout ce qui l’entoure, et dans les toiles de Bruno les orages menaçaient sans jamais exploser. Naturellement il adorait Friedrich. Cependant, au contraire de l’Allemand qui parfois situait un personnage, le plus souvent de dos, aux prises avec une contemplation sans fin, les toiles de Bruno étaient sans vie aucune. Seule la montagne régnait, masquant les traces d’une civilisation disparue.
Sur ces images – il en avait réalisé trente-quatre exactement –, les hauts sommets envahissaient tout l’espace de la toile. Les vallées habitées n’existaient plus. Et dans ces contrées lunaires où plus aucun sapin ne pousse, le spectateur devinait les ruines désolées d’immenses complexes touristiques. L’achat des toiles et de la peinture (sans compter le temps passé, seul) lui avait coûté bien davantage qu’elles ne lui avaient rapporté. Et aujourd’hui les toiles croupissaient quelque part dans la réserve d’un galeriste installé sur Aix-les-Bains… C’est-à-dire à côté. Loin du centre. Un temps Bruno avait tourné le dos à tout ça. Il avait survécu en tant que barman et s’était mis à écrire car ça coûtait moins cher et prenait moins de place.
C’est presque par hasard qu’il trouva aussitôt un éditeur pour cet étrange recueil de nouvelles dont Bruno lui-même ne pensait pas grand-chose. Et une fois l’à-valoir signé, il fallut le réécrire, le découper, le torturer, ce texte auquel le peintre se sentait déjà parfaitement étranger. Et une fois publié – mystères insondables du succès populaire –, le livre s’était vendu au-delà de tout ce qu’aurait pu espérer l’éditeur. C’était tout bonnement improbable. Alors Bruno dut parler de ce livre. Il se rendit dans les studios de radio et rencontra des critiques dans des cafés. Il fut envoyé dans une émission de télé dont il sortit à peu près indemne. Bruno n’avait pas lu grand-chose et les questions sur ses influences le mettaient dans l’embarras. Sa tournée des médias s’acheva aussi vite qu’elle avait commencé, une fois sa réputation faite dans ces milieux, celle d’un autiste indécrottable.
Bruno apprit ensuite qu’il avait remporté le Goncourt de la nouvelle. Il avait maintenant constamment mal au ventre. Les ventes reprirent de plus belle et la Gaumont lui acheta les droits d’adaptation non pas d’un, mais de trois segments du recueil. Il avait finalement gagné pas mal d’argent… Mais c’était sans compter sur la marche incompréhensible du succès. De la même manière que les banques ne prêtent qu’aux riches, on se battait dans tout Paris pour obtenir l’exclusivité de son prochain livre. Les nouvelles, c’était bien. Mais le public voulait un roman. Il ne put refuser la somme que lui proposa son éditeur.

À propos de l’auteur
de_GASTINES_Eliott_©Emma_Birski

Eliott de Gastines © Photo Emma Birski

Eliott de Gastines est né en 1984. Il est réalisateur de publicités. Les Confins est son premier roman. (Source: Éditions Flammarion)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lesconfins #EliottdeGastines #editionsflammarion #hcdahlem #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #premierroman #68premieresfois #roman #jailu #lundiLecture #LundiBlogs #primoroman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Publicité

La femme paradis

CHAVAGNE_la_femme_paradis
RL_2023 prix_orange_du_livre  coup_de_coeur

Pépite de Quais du polar 2023
Finaliste du prix Orange du livre 2023

En deux mots
Une femme a choisi de s’isoler seule dans une grotte. En mode survie, elle se soumet à une discipline rigoureuse pour affronter ses ennemis, hommes et animaux. Au fil des mois qui passent, elle se livre dans son journal intime, jusqu’à l’arrivée d’un homme qui pourra dévoiler le mystère de ces années loin de la civilisation.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans une grotte, loin du monde

Dans son troisième roman, Pierre Chavagné a choisi de se mettre dans la peau d’une femme qui a choisi de fuir le monde pour se réfugier dans une grotte et vivre seule au milieu de la nature. Une guide de survie qui est aussi une réflexion sur un traumatisme extrême.

Loin du monde, sur un plateau karstique qui ne laisse pas de traces, une femme a choisi de s’installer. Cela fait maintenant des jours, des semaines, des mois qu’elle vit là. Elle a choisi une grotte bien dissimulée pour y aménager sa demeure. Patiemment et méthodiquement, elle a érigé un mur d’argile, la porte viendra plus tard. Pour se nourrir, elle chasse, elle pêche, elle cueille. Comme les premiers hommes. Au fil des jours, elle peaufine ses techniques, affine ses méthodes. «La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance, le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène.» Car cette vie, ou plutôt cette survie, requiert une attention constante, tant physique que morale. C’est aussi ce qu’avait parfaitement compris Sylvain Tesson lorsqu’il racontait son séjour Dans les forêts de Sibérie. Loin des hommes, on ne peut compter que sur soi-même et sur ses capacités à s’adapter à toutes les situations, au froid comme à une meute de loups, à la faim comme à la peur. L’autre point commun avec Sylvain Tesson, c’est ce le moyen utilisé pour combattre la solitude et soigner sa santé mentale, écrire et de lire. Pierre Chavagné a d’ailleurs construit son roman en ajoutant au récit les fragments du journal intime de la femme paradis qui pourrait faire sienne cette citation: «J’archive les heures qui passent. Tenir un journal féconde l’existence. Le rendez-vous quotidien devant la page blanche du journal contraint à prêter meilleure attention aux événements de la journée.» La découverte dans les affaires d’un randonneur d’une liseuse et d’un petit panneau solaire va aussi lui permettre de se découvrir une nouvelle passion pour la littérature, un moyen de remplir son propre vide.
Sans m’appesantir sur ce qu’il advient du randonneur, on va très vite comprendre que la compagnie des hommes n’est pas – ou plus – envisageable pour cette survivante. Una attitude qu’elle parviendra à conserver jusqu’aux dernières pages, quand son passé va soudain la rattraper.
S’il y a du suspense – le livre plaît aussi beaucoup aux amateurs de polar – on
pense d’abord à la filiation avec auteurs de nature writing, à commencer par Jim Harrison dont la citation de Théorie et pratique des rivières a été mise en exergue du livre: «J’ai décidé de ne plus rien décider, d’assumer le masque de l’eau, de finir ma vie déguisé en rivière, en tourbillon, de rejoindre à la nuit le flot ample et doux, d’absorber le ciel, d’avaler la chaleur et le froid, la Lune et les étoiles, de m’avaler moi-même en un flot incessant.» Un roman puissant, implacable. Un gros coup de cœur!

La femme paradis
Pierre Chavagné
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
145 p., 18 €
EAN 9782384311262
Paru le 6/01/2023

Où?
C’est dans une nature sauvage, loin de toute ville, qu’est situé ce roman.

Quand?
L’action se déroule à l’époque contemporaine, sans davantage de précision.

Ce qu’en dit l’éditeur
En marge du monde, une femme sans nom ni passé est prête à tout pour assurer sa survie au cœur de la forêt Paradis.
On dit que la femme nue célèbre le soleil chaque matin, qu’elle est née d’un arbre et d’une fleur, qu’elle est la gardienne du village, que c’est une sorcière, qu’elle punira les humains de leurs méfaits. On la surnomme “Valkyrie”, ”Ève” ou “La femme paradis”.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Passion Polar
Blog Collectif Polar
Blog Aire(s) Libre(s)
Blog Les passions de Chinouk
Blog l’élégance des livres

Les premières pages du livre
I LA DÉTONATION
Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.
Elle n’a pas le temps de souffler. Une crampe lui mord la cuisse. Elle bascule sur le flanc et étire sa jambe au maximum. La frayeur et la stagnation prolongée ont causé cela. Elle a été imprévoyante. La douleur s’estompe. L’adrénaline reflue. Elle respire à nouveau librement. Le muscle étendu, elle profite de la position pour admirer le ciel vide qui s’éteint. Le vautour est parti. Les derniers rayons du soleil disparaissent derrière le crâne en gloire de la déesse. La beauté est affaire de regard et de temps. Un sourire passe dans ses yeux clairs. La liberté sauvage des loups imprègne encore le causse comme la survivance d’un rêve ou d’un cauchemar après l’éveil. Elle glisse sans bruit dans la pente et se relève à l’abri d’une futaie de hêtres. Avant de regagner son campement, elle vérifie par-dessus son épaule l’absence de fumée dans le ciel, même si depuis des années, plus personne n’est assez téméraire pour allumer un feu avant la nuit. Sur cette pensée, elle esquisse le premier pas du retour à travers les ténèbres.
*
Cette détonation l’inquiète. À cette évocation, les poils de ses avant-bras se hérissent comme ceux d’une sorcière. Mauvais présage. Elle crache trois fois au sol et piétine sa salive qui se mélange à la terre.
Le temps de raconter est venu. S’il m’arrive malheur, au moins mes mots seront là quand je ne serai plus.
Elle est assise en tailleur, une pierre plate polie par la rivière en travers des cuisses. Elle ajuste le carnet sur la largeur de son écritoire de fortune. Menton haut, elle inspire, abaisse la tête et expire. Elle écrit.
Mon mari avait la suprême élégance de porter des costumes passés de mode. C’était sa manière à lui de signifier sa liberté. Il s’appelait P., il est mort au commencement de cette histoire.
La mort, ça te laisse toute seule. Avec ton amour, avec tes questions, avec tes souvenirs. Je me suis débrouillée. Tous les soirs, je convoquais son visage. J’étais exténuée et je m’endormais avant d’avoir bien fixé son portrait ; au fil des endormissements, j’avais l’impression qu’il s’effaçait, qu’un autre prenait sa place, un inconnu. Ce rituel me rendait triste, alors j’ai arrêté. L’oubli a ses vertus. Ce qui me manque le plus ce sont nos disputes au sujet de ma timidité. Les maris de mes amies, volontairement ou pas, dévalorisaient leurs femmes ; ils se moquaient de leurs travers, de leur cuisine, de leur métier. Ils leur coupaient fréquemment la parole. Lui, au contraire, s’obstinait à me mettre en avant. Je devais acquérir toujours plus de compétences et présenter le résultat de mon apprentissage. Lors de nos fêtes, je rougissais en montrant comment j’avais changé le carter de la tondeuse, comment j’avais abattu le pin au fond du jardin à la tronçonneuse, comment j’avais appris l’alpinisme pour obtenir le métier de mes rêves, sauveteuse de montagne à la Sécurité civile. Je rougissais chaque fois qu’il prononçait mon nom car après avoir loué mes talents, il concluait mon intervention avec une formule immuable : « Et en plus elle sait cuisiner et prendre soin de moi. » Il y avait des applaudissements et des regards en coin qui trahissaient la jalousie. Quand nous étions seuls, je lui faisais une scène et il riait. « Tu es la plus admirable des femmes. Je n’ai pas dit la plus belle, mais la plus admirable. Ne va pas prendre la grosse tête ! » Il soupirait d’aise : « Ah, que je suis chanceux ! » Puis il m’attirait à lui et déposait sur mes lèvres le baiser le plus délicat qu’un homme pouvait déposer sur les lèvres d’une femme. Nous nous laissions glisser là où nous étions et la nuit passait sans sommeil.
C’est lui qui m’a initiée à l’escalade, c’est lui qui m’a inscrite à un atelier d’écriture pour mon anniversaire. Il m’a appris à ne jamais abdiquer, à me dépasser, à m’exprimer, à me sentir forte. Il m’a sauvé la vie.
J’ignore ce qui l’a tué. J’ignore comment tout a commencé.
Des nuages noirs roulent dans un ciel de cendre. Il pleut sur l’horizon, une pluie oblique dont les fines gouttes nettoieront le feuillage d’automne des hêtres et des châtaigniers mais ne rempliront guère les réservoirs. La lumière pâle du soleil perce par endroits et projette ses rayons sur la canopée. « Les doigts de Dieu » comme P. avait coutume de les désigner. Pas le temps d’admirer. Elle se relève, enveloppe son cahier dans un film plastique qu’elle glisse dans un sac à dos. Elle rabat la bâche sur un tas de bois rangé contre la paroi de la falaise, déplace une casserole de quelques centimètres et ajuste au-dessus un bambou taillé en demi-lune. Elle attrape le sac et le place au côté de son fusil sous l’avancée de la falaise. Ces gestes sont précis. Ils ne trahissent aucun agacement, aucune impatience. Les premières gouttes picorent son visage, elle enfile sa veste et se met à l’abri aux côtés du paquetage.
De sa position, elle peut étudier le panorama à 200°. Seule sa tête pivote. Absorbée par la surveillance, les pupilles contractées, elle ne pense plus à P. Le tiers de ses journées s’écoule ainsi. D’est en ouest et de haut en bas. Une tâche compulsive. Elle connaît la topographie de cette partie de la forêt comme si elle l’avait plantée.
À l’est, cela commence comme une promenade au milieu des fleurs. Puis le paysage tombe à pic et la rivière surgit des gorges comme un nid de frelons. Les galets roulent au fond de l’eau et se fracassent sur les rochers dans un grondement continu. Le ravin est abrupt et poussiéreux, impraticable sans équipement. Sa profondeur interdit aux rayons du soleil d’en atteindre le fond. La fracture de la montagne sur la rive opposée offre un lapiaz redoutable pour les chevilles. Cet accès, bordé de genévriers et de chênes nains, redescend en pente douce vers la rivière. Il ne présente aucun danger car il reste à découvert sur toute sa longueur. Il s’achève par une arche dont l’un des piliers plonge dans un bassin creusé par le courant, l’eau y est calme et transparente. Soixante mètres au-dessus, en se penchant, elle y distingue des truites arc-en-ciel et de petites carpes. Vers l’ouest, la rivière se rétrécit et les flots reprennent de la vitesse. Sur la berge, la roche cède la place aux arbres. D’abord un couple de vieux saules, trois cornouillers échappés de l’ombre des pins sylvestres et des chênes pubescents, puis quelques bouquets de frênes épars coiffés par des trembles et des robiniers. Les arbres se montent les uns sur les autres pour un peu de lumière. Sur la première crête, les hêtres et les châtaigniers apportent une nuance de vert plus clair, comme le dernier coup de pinceau d’un peintre. La forêt grimpe ainsi en escalier vers le ciel. Tout au fond, en direction du nord, des dents pointues aux reflets argentés croquent les nuages.
Toutes les percées dans la lisière constituent des dangers potentiels. Les animaux sauvages depuis des millénaires empruntent les mêmes itinéraires et créent un réseau de pistes étroites dans la forêt. Ils suivent leurs propres traces et ouvrent à l’homme des chemins qui relient les points d’eau entre eux. Ce sont de bons endroits pour poser des pièges. Si les possibilités d’accès à la berge sont multiples, il n’existe qu’un passage possible pour traverser la rivière à gué sans être emporté par le courant. Elle a protégé la passe par un fil de pêche tendu à dix centimètres du sol et relié dans les arbres par des cordelettes jusqu’à son campement. Si le fil venait à se rompre, les boîtes de conserve emplies de gravillons et de graines tinteraient. Elle vérifie l’efficacité de son système tous les jours et réajuste les ficelles distendues. Elle a placé un second fil en redondance, plus haut sur le sentier si un intrus esquivait le premier. L’alarme a déjà fait ses preuves. Le son est assez puissant pour réveiller un mort et assez mat pour ne pas être perçu depuis la rivière. L’effet de surprise est préservé. En moins d’une minute, elle enfile une veste sombre et s’embusque, allongée entre deux rochers dont la forme et l’espacement constituent une meurtrière naturelle, le bout de sa carabine pointé sur le dernier virage du sentier. Personne ne la surprendra dans son sommeil. Pourtant, elle ne relâche pas sa vigilance. Chaque jour, elle guette. La nuit, elle écoute.
La pluie fine rabattue par les bourrasques trace une ligne sombre sur la roche au ras de ses genoux. Elle a posé le précieux stylo à côté de son sac. Sous la saillie rocheuse qui la protège, elle maintient sa position pendant des heures : assise en tailleur, dos droit perpendiculaire au sol, bras fins en position relâchée sur les genoux, paumes ouvertes vers le haut : un bouddha maigre logé dans sa niche. Le basculement périscopique de la tête est régulier ; à travers les paupières mi-closes et méditatives, elle est à l’affût.
Ma grotte mesure vingt-deux pas de large sur cinquante-trois pas de profondeur. L’entrée s’élève à la hauteur standard d’une porte, l’endroit le plus haut à l’intérieur atteint deux fois ma taille et l’endroit le plus bas me permet de tenir debout. Le sol est lisse, sec et presque de niveau, sauf sur les deux derniers pas où la grotte s’arrondit en abside. Là, une légère déclivité forme une cuvette d’un mètre de profondeur remplie d’eau. Les pluies arrosent le plateau trente mètres au-dessus de ma tête, traversent la roche pendant des années et, filtrées par l’humus et le calcaire, s’écoulent pures, en goutte à goutte régulier. Cette source rythme mes nuits. Elle concrétise le temps qui passe.
La température de la grotte est fraîche, mais constante au fil des saisons. J’y ai survécu sur un lit de feuilles pendant le premier printemps. Au début de l’été, j’ai entrepris d’obturer l’entrée par un mur en terre et en paille. Cette construction, qui paraît dérisoire, m’a occupée trois mois, à raison de dix heures par jour. J’ai fabriqué un moule dans deux bûches de robinier, préalablement fendues au couteau et taillées pour emboîter les quatre morceaux à mi-bois. Le moule seul a nécessité deux jours d’application sans clou ni vis. En inspectant la perpendicularité des bords, j’ai éprouvé la même fierté puérile qu’à rendre une dictée sans faute. Le travail délicat accompli, il restait l’épreuve de force. J’ai rempli et vidé mon sac à dos dix fois, cent fois, trois cents fois de terre argileuse et de sable. L’argile, j’en avais repéré à huit cents pas en aval des gorges : une terre orange cuite qui collait en pâtons quand on la serrait dans sa main. Un sable grossier était disponible en quantité aux abords du bassin, au pied de l’arche. En soixante-quinze jours, j’ai charrié quinze tonnes d’argile et de sable à raison de cinq allers et retours matinaux. Je me levais avec le soleil et chargeais mon sac de quatre-vingts litres à la moitié. J’avais bien essayé de le remplir au maximum pour gagner en productivité mais je ne parvenais pas à le soulever du sol. Le plus difficile était la portion du sentier qui se cabrait en pente raide, j’avançais pas à pas et ventre à terre comme pour cueillir une fleur. Si je m’étais relevée, la charge m’aurait entraînée en arrière dans une dégringolade mortelle. Pour m’encourager, j’inventais la forme, la couleur et le parfum de chaque fleur cueillie. Le bouquet final comptait trois cent soixante-quinze fleurs. Mes frêles épaules et les lanières du sac ont tenu la distance – c’est dans ce genre de situation qu’on apprécie les équipements de qualité.
Aux petites heures du matin, je remontais la terre et avant de manger, j’achevais mon labeur par deux sacs bien tassés d’herbes ligneuses et sèches. Qu’ils semblaient légers en comparaison ! Durant toutes ces allées et venues, j’inventoriais mentalement les espèces comestibles, repérais la floraison des arbres et les réserves de bois morts, surveillais la maturité des fruits et des baies ; une partie de moi restait sur le qui-vive, prête à me débarrasser de mon fardeau et à fuir à la première alerte. Dans l’après-midi, à l’ombre, je moulais des briques en humidifiant l’argile et en la pétrissant avec du sable et des végétaux secs hachés. Je les démoulais délicatement au soleil en tapotant sur le cadre avec un rondin et les déposais sur un treillis de fines branches de saule. Je les séchais ainsi trois jours sur le recto et trois autres jours sur le verso. En une journée, je façonnais quarante-huit briques d’adobe. La surface de la terrasse ensoleillée devant la grotte ne m’autorisait qu’une capacité de séchage limitée – cent cinquante unités tout au plus. Le soir, je scellais une cinquantaine de briques prêtes à l’emploi avec de la terre humide mélangée à de la cendre froide. Je lissais avec les doigts le surplus grisâtre qui débordait des jointures et dans l’air frais du crépuscule, je retrouvais une âme d’enfant. À la pose de la dernière brique, peut-être à onze heures passées, peut-être plus tard, je tombais épuisée, la peau des bras et du visage maculée d’argile. Le mur a consommé deux mille cent vingt briques, épais comme ma cuisse, il m’isolerait des intempéries et des températures négatives de l’hiver.
L’achèvement n’était pas complet. Je ne concevais pas une maison sans porte. J’ai choisi pour linteau un tronc sec de châtaignier réputé imputrescible. Je l’ai placé en appui sur les briques et l’ai fixé à deux frênes ébranchés par un assemblage primitif de tenons-mortaises. Ce caprice m’a coûté six jours de travail supplémentaire. J’avais le cadre, il restait à trouver une porte. Elle arriverait un an plus tard, ceci est une autre histoire.
Elle a débarqué là par hasard en voulant atteindre le plateau. Devant la grotte, elle a compté les pas, elle s’est assise et a réfléchi. Elle est comme ça. Elle aime jauger, mesurer et décider. Elle affectionne par-dessus tout, la sécurité d’un calcul qui tombe juste. Les chiffres rejettent l’affect, ils annoncent indifféremment bonnes et mauvaises nouvelles. Ils ne dissimulent rien et ne mentent pas. Par exemple, l’entrée de la grotte, en retrait de la falaise, reste invisible depuis la rivière. L’angle de vision est insuffisant. En revanche, d’en haut, le regard embrasse tout. Un rocher en saillie couvre un tiers de la terrasse comme un auvent. Il abrite du soleil et de la pluie : un poste d’observation idéal au-dessus d’un océan d’arbres. On y est en sécurité. Elle est restée.
Elle se lève et regarde avec tendresse la maison troglodyte, la première victoire dans sa vie d’après. Elle reste debout au centre de la terrasse, un nid d’aigle de dix pas sur douze. Le treizième vous précipite soixante mètres plus bas, la carcasse empalée sur un pin ou disloquée contre un rocher. Elle y a songé au début. La solitude. L’appel du vide. La fatigue. Elle a baptisé ce promontoire le « Grand au revoir ».
Cette construction me redonne envie de vivre. J’ai un endroit à défendre. Mes journées débordent de projets. Mille tâches à effectuer. Mon cerveau résout des problèmes inédits. Mes mains sculptent de nouvelles matières. Mon corps change. Il devient tonique à force d’exercices et de bains glacés. Les capitons de mes fesses et de mes cuisses fondent. Mes jambes galbées me portent loin, mes abdominaux et mes biceps saillent sous la peau. Je dors des nuits courtes. Mon esprit se conforme à mon évolution physique. Ma volonté s’affermit. Les plaintes et les pensées négatives s’évanouissent, la peur aussi. Je m’aime à nouveau.
Elle se dévêt, enjambe le tas d’habits sales et se hausse sur la pointe des pieds. Elle étire son corps nu, les bras pointés vers le ciel. Sa peau couleur bronze ne présente aucune aspérité sauf une cicatrice rose à la hauteur de l’omoplate gauche. Des poils naissants piquent ses mollets et ses aisselles. Ses cheveux noirs sont coupés court, des mèches rebiquent dans le cou et au-dessus des oreilles. Toutes les lunes, elle opère au couteau dans le reflet oscillant de la rivière. Elle coupe, rase à sec, épile pour préserver ce qu’elle considère comme les attributs de sa féminité.
Au coucher du soleil, après six heures d’observation, la routine débute. Quelle que soit la saison, elle se déshabille, étire ses muscles, puise de l’eau dans la grotte avec un bol en terre cuite et se lave dehors avec un savon à base de cendre et d’argile. Elle ne descend à la rivière qu’une fois par semaine. En s’exposant moins, elle réduit le risque par sept – la survie est aussi une affaire de statistique et de grands nombres. Elle se frictionne la peau avec des herbes sèches roulées en boule. Elle vide le restant du récipient sur sa tête, l’eau glacée claque comme un coup de fouet. Elle sautille sur place en poussant de petits cris aigus et les réactions physiologiques prennent le relais : un étau enserre ses tempes et son front, sa vision se rétracte, les martèlements de son cœur s’emballent. Elle double ses expirations et se sent deux fois vivante. Puis elle se sèche et passe en revue près du feu chaque centimètre carré de son anatomie : hématomes, piqûres, éraflures, rougeurs, échardes, tiques ou sangsues. Les analgésiques et les antiseptiques de synthèse ont servi jusqu’à la dernière goutte ; de son vol originel, il ne reste que deux aiguilles, un kit de suture et une pince à épiler dissimulés dans une fissure près de la cheminée. Quand un soin se présente, sa pharmacopée est sommaire : huile essentielle de cade pour les cheveux, de lavande pour les coupures, de nigelle pour tout le reste. Les bouteilles sont quasi vides. Le récipient d’huile d’olive aussi. Pour l’huile essentielle, elle ne peut rien sans retourner en ville, à moins qu’un alambic tombe du ciel. Pour l’huile d’olive, elle retournera cet hiver dans une oliveraie en friche à vingt kilomètres vers le sud. Elle fera l’aller et le retour de nuit pour s’épargner les mauvaises rencontres. À l’échelle de son existence, elle ne s’est jamais aussi bien occupée d’elle qu’aujourd’hui. Quand elle inspecte les poils de son sexe et qu’elle l’effleure, elle pense parfois à P. Pas longtemps. Pas souvent.
Elle se rhabille et aiguise son couteau contre un long galet, jusqu’à lui redonner le tranchant d’un rasoir. La lame de métal grince contre la pierre, chaque frôlement identique en inclinaison et en intensité. La concentration est extrême, ses lèvres disparaissent en se pressant l’une contre l’autre. Elle prend tout le temps nécessaire. Sa corvée devient plaisir. Elle possède peu, alors elle entretient son matériel avec minutie. Elle vérifie plusieurs fois le fil de la lame avec son pouce. Le couteau de vingt et un centimètres paraît disproportionné dans sa paume fluette.
Puis elle mange une douzaine d’amandes germées et une salade de feuilles de pissenlit agrémentée de violettes, de mûres et de menthe sauvage qu’elle mastique longtemps. Elle complète son dîner par une galette de farine de glands ; malgré un long trempage, ils conservent une pointe d’amertume. Elle grimace. Les châtaignes ne sont pas encore sèches, elle le regrette au moment de déglutir. Trois verres d’eau ne suffisent pas à effacer les tanins sur la langue. Elle frotte ses dents avec son index recouvert d’argile. Elle insiste au niveau des gencives et rince abondamment.
Avant de rejoindre sa couche, elle ressort. Elle avance jusqu’à l’extrémité du Grand au revoir et scrute la nuit pour s’assurer que tout est à sa place : la Lune dans son dernier croissant n’éclaire pas, la brise est fraîche et régulière, la rivière coule, Sirius scintille toujours dans le Grand Chien. Elle ignore les constellations. Elle aurait aimé apprendre. Alors elle invente la constellation du chêne, du sanglier, de l’écureuil, les pléiades de la martre. Elle projette son monde sur la voûte céleste. Elle repère une étoile presque aussi brillante que Sirius et la renomme P. Elle reste un instant à écouter tous les bruits qui constituent le silence de la vie sauvage ; soixante mètres plus bas, les animaux s’entretuent pour survivre. Tout est bien.
Elle se couche sur sa natte en repensant une dernière fois à cette fichue détonation. Voici deux jours, une présence circulait à moins d’une heure d’ici. La porte est solide et bloquée de l’intérieur avec deux rondins ; jusqu’au réveil, elle ne craint rien. Pourtant, elle vérifie encore. À sa gauche, sa main rencontre la forme familière du fusil. Une balle de 5,56 mm est chambrée, la sécurité est levée. L’arme est prête à faire feu. Elle s’en est assurée deux fois. Elle garde les yeux ouverts dans le noir, en écoutant le ballet des chauves-souris qui la débarrassent des moustiques, puis s’endort en serrant le manche de son couteau.

II LE PIÈGE
Toujours le même cauchemar. L’homme me poursuit. Je cours vers la forêt. Il me manque une chaussure, mon débardeur est en lambeaux. Je me retourne pour mesurer mon avance. Il est immobile, il tient un objet devant lui. Je ralentis pour comprendre ce qu’il fabrique. Une flèche siffle à mon oreille et se plante à vingt pas devant moi. Je crie et force l’allure pour atteindre la lisière. Je change plusieurs fois de direction. J’oblique vers un fossé et quand je crois l’atteindre, je m’écroule, une flèche fichée dans l’omoplate. Je me tortille pour fuir. Je braille de douleur. La pointe ressort sous la clavicule. Le sang coule le long de la colonne et sur ma poitrine. Je rampe. J’ai de l’herbe et de la poussière plein la bouche. J’entends qu’il approche. Je tente de me relever, en vain. Je me pétrifie. Son ombre me recouvre. Je me réveille en sueur, haletante.
Ce rêve est intense. J’ai dans les narines l’odeur de fenaison. J’ai sur la langue le goût métallique de la peur. Et pire que tout, la sensation paralysante de la résignation quand il se penche sur moi.
Elle ouvre des yeux secs dans une obscurité totale. Seuls les plocs de la source repoussent le silence. La première attention est pour son fusil. Elle le cherche à tâtons près de sa hanche et verrouille la sécurité, ensuite elle glisse le couteau dans son étui à la ceinture. Elle roule sur le côté, fusil en main, et longe la paroi sur huit pas. La porte est calfeutrée, aucun moyen de savoir si le jour est levé. Sa lampe frontale ne fonctionne plus depuis longtemps. Elle soulève les deux rondins qui entravent l’ouverture et tire la poignée. Le grondement de la rivière entre avant le jour. L’aube est claire et sans nuage. La forêt n’existe pas encore ; à sa place, une ombre verdâtre couve sous le ciel irisé de rose. Elle hume l’air un instant, s’étire sans décoller les talons et replie son buste sur ses cuisses pour apposer ses paumes sur le sol. Son dos est comme un torrent qui s’écoule au-dessus de son bassin. Elle reproduit dix fois ces profondes respirations. Le soleil prend son temps, elle aussi.
Elle chausse ses sandales et passe le fusil en bandoulière. Le pépiement des oiseaux annonce le départ. Elle s’engage sur le sentier. À la rivière, elle inspecte les berges en quête d’une trace insolite et cueille de la petite oseille qu’elle fourre dans son sac. Elle traverse à gué en enjambant le fil de pêche dissimulé dans les herbes et s’enfonce dans la forêt pour relever ses pièges. Le premier a fonctionné. Une jeune martre s’est débattue et a tiré sur le collet jusqu’à s’étrangler. Elle caresse le pelage. Le corps est encore tiède. Elle préfère que l’animal soit retenu par le cou et non par une patte ou par la queue. Le premier rat musqué qu’elle avait attrapé avait survécu à la capture. Agressif, elle n’avait pu l’approcher pour lui planter la lame de son couteau. Elle n’avait pas envisagé de l’exécuter d’une balle – trop précieux, trop bruyant. Alors, elle avait cherché une grosse pierre et lui avait défoncé la tête. Elle s’y était reprise à trois fois car il s’était débattu. Elle l’avait estropié à chaque tentative ; à la dernière, l’animal s’était immobilisé, résigné à mourir. Un dernier cri, celui qu’elle avait poussé, avait couvert le craquement des os. Et c’était fini. Elle avait pleuré devant la flaque de sang noir sous la tête aplatie et n’avait pas eu le courage de détacher sa proie. Une mort pour rien. Ce fut la dernière.
Je prélève ma part, ni plus ni moins. Je tue pour vivre, pour ma sécurité et ma nourriture. Dans la société, c’est la même tuerie sauf qu’ici, je ne délègue pas mes besognes au boucher et au militaire. Dans la forêt, je m’expose, je me salis.
Elle accroche sa prise par les pattes arrière au filet externe de son sac et repart à travers l’enchevêtrement des arbres. Elle ne suit pas les coulées mais passe de l’une à l’autre en coupant à travers bois, ainsi elle limite ses traces et laisse peu d’odeur. Elle marche d’un pas léger sur un tapis de feuilles, en contournant les troncs pour ne pas casser de branches. Elle ramasse un énorme cèpe solitaire qui améliorera la saveur de son dîner. Elle progresse avec prudence. Le second et le troisième piège n’ont rien pris, le quatrième est désarmé mais vide. Cela arrive parfois, l’animal tire sur la corde et la casse. Cette fois-ci, le collet est intact. Il est possible qu’une rafale ou une branche enraye ou déclenche le dispositif. Dès lors, il est juste qu’un animal emporte l’appât sans mourir. Elle s’accroupit et inspecte le sol autour du piège. Pas de branche. Mais de nombreuses empreintes dans tous les sens. Le blaireau ou la martre a paniqué avant de s’étrangler. Quelqu’un a desserré le collet et prélevé la proie. La nouvelle lui fouette le sang. Elle prend son fusil en main, enlève la sécurité, tire la culasse vers elle de moitié pour apercevoir la balle engagée, puis la relâche. Elle recule en dessinant un cercle pour élargir son inspection. Elle promène le canon dans toutes les directions. Aucune trace humaine.
Un loup ou un renard aurait tranché la cordelette et aurait versé du sang en plantant les crocs. Elle s’accroupit à nouveau et plisse les yeux pour repérer une présence autour d’elle. Son regard porte sur une centaine de pas. Elle pivote sur elle-même. Rien. Aucun mouvement. Aucun bruit. Elle ne relève pas le dernier piège. Trop loin, trop risqué. Elle regagne son campement en marche rapide. Malgré, la cadence soutenue, ses jambes réclament la course. Elle se l’interdit. L’essoufflement est l’ennemi du tireur. Elle préfère s’économiser en cas d’accrochage au pied de la falaise. Elle se surveille et raccourcit plusieurs fois sa foulée. Ce faux rythme la mine. Quelqu’un farfouille dans ses affaires. L’image la pousse en avant, elle accélère ; sur le pas suivant, elle ralentit. Pour se calmer, elle inventorie son trousseau : outre le fusil, le couteau et le sac, il y a le duvet, le jerrycan, les six boîtes de conserve vides qui lui servent à cuisiner, la gamelle de fer-blanc avec sa poignée, la fourchette et la cuillère assorties, les trois flacons d’huiles essentielles – en se représentant sa pharmacie, elle enrage –, sa précieuse paire de chaussures de randonnée rangée près de sa parka et de son trousseau pour l’hiver. Elle ne survivrait pas sans sa veste imperméable et son pull-over. Elle se console car il ne trouvera pas la carabine 308 Winchester dissimulée au jardin. Il ne trouvera pas non plus le jardin, ni l’échelle de corde qui y mène. Elle discerne l’eau de la rivière. Elle tâte la poche à rabat de son pantalon, deux clous et un briquet enroulés dans de la ficelle. C’est déjà ça.
Arrivée sur la berge, elle ne note aucune anomalie. Personne n’a écrasé sa semelle sur la terre humide. Les fils d’alarme ne sont pas arrachés. Elle gravit le sentier, fusil pointé droit devant, le viseur à la hauteur de son œil droit. Elle s’appuie contre la paroi et progresse avec précaution. Trois fois, son coude gauche racle la roche abrasive. Elle serre les dents.
Parvenue à l’extrémité du sentier, elle ne note rien d’anormal. Elle reste là, à goûter le soleil sur sa peau, la sueur coule le long des tempes, la roche dégage une odeur agréable de métal chaud. Elle relâche la gâchette et ramène une mèche de cheveux humides derrière son oreille, coquetterie rare. Elle sait qu’il n’y a plus rien à craindre. Le ballet aérien des oiseaux est régulier, l’air exhale une douceur sereine qui ne promet aucun danger. L’intuition n’est pas un sixième sens, c’est la synthèse de tous les sens, l’évidence du corps qui se connecte au monde.
L’intuition est une deuxième naissance. Celui qui n’a pas éprouvé ce sentiment de plénitude n’a pas vécu. La clef est l’empathie ; sans elle, nulle possibilité d’appartenir au monde. Après des années dans la forêt, une fourmi qui se noie, un pin arraché par la tempête ou un oisillon tombé du nid m’attristent avec la même intensité. Je ne hiérarchise pas le vivant. Je le considère comme un tout. Un ensemble irréductible dont il faut prendre soin et qui me constitue. Quand je parviens à éliminer les bruits parasites, tout parle. Tout vibre et m’informe.
Par prudence, elle replace sa main sur la gâchette et bondit sur le vide du Grand au revoir. La lumière éblouissante se réverbère sur le sol gris argenté. Elle cligne des yeux en s’approchant de la porte. Elle est ouverte dans l’exacte position du matin. Elle laisse glisser son sac sans bruit sur le sol, pose son fusil à terre. Elle défouraille son couteau et entre : personne. Elle ressort détendue, les deux bras pendent le long des cuisses, la lame du couteau pèse vers le sol. Ses yeux ne s’arrêtent sur rien, ils racontent un mélange de regret et de soulagement, de préoccupation aussi. Elle détache la martre et l’allonge sur un rocher dont la partie plate est tachée de sang séché. La première incision ouvre l’abdomen. Elle écharne et vide la bête avec application pour ne pas perdre de viande. Elle cuira les morceaux maigres en émincé sur la cheminée et les morceaux gras à l’étouffée dans un pot enterré avec du romarin et peut-être une pomme de terre. En anticipant l’apport en calories et la succulence de ces quatre repas, elle remercie l’animal.
Demain, elle rincera la peau à la rivière et la tannera avec de petits racloirs en silex. Dans l’attente, elle s’assied pour mûrir ses pensées à l’ombre du rocher en saillie. Certaines s’accrochent, d’autres tombent dans le paysage.
Avec les briques qui me restaient, j’ai construit un petit poêle-cheminée adossé au mur, à l’aplomb d’un boyau percé dans la roche. J’avais placé le revers de ma main à l’entrée du trou pour m’assurer d’un courant d’air. Le début a été fastidieux, j’ai allumé une douzaine de feux à l’intensité croissante pour cuire les briques sans les éclater. Durant ces essais, la fumée refluait dans la grotte et irritait les yeux et les muqueuses. J’ai amélioré le tirage en perçant trois trous à la base du foyer et en confectionnant trois bouchons de terre crue, ainsi, jouant avec les ouvertures, je pouvais aviver ou ralentir la combustion. Enfin, j’ai étalé une nouvelle couche de terre humide sur le boisseau pour en améliorer l’étanchéité et j’ai inauguré le four. La fumée, aspirée par la circulation de l’air, entrait dans le boyau et ressortait Dieu sait où. Malgré mes recherches, je n’ai jamais pu identifier la sortie. Deux jours après cette première flambée, j’ai attrapé ma première martre.

Extraits
« La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance , le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène. Quand elle procrastine ou triche, quand elle tergiverse ou dérive de la règle, quand elle n’atteint pas ses objectifs, elle est la victime et la coupable, elle est la juge qui fustige et dans les cas les plus graves, le bourreau qui châtie. Elle a édicté une loi — sa loi. Les pénitences s’étalonnent suivant un barème strict: la procrastination équivaut à la privation d’un repas, une tâche bâclée, deux repas. La récidive est sanctionnée par un jeûne de trois jours. La complainte ou la pensée négative double les corvées physiques. Le délaissement d’une activité de sécurité — acte le plus grave — est puni d’autoflagellation avec une branche de saule — cinq coups et dix en cas de récidive. La juge est impitoyable, La sanction irrévocable, Face à soi-même, il est impératif de rechercher plus que la survie. p. 31-32

« Toutes les existences ne sont-elles pas des fictions? » demande-t-il. On se raconte tous des histoires. Pour lui, ce fut la quête de sa femme. Il croyait vouloir la sauver. L’humain est ainsi fait, il se nourrit d’illusions.
Elle s’est réfugiée dans la nature contre la ville, dans la solitude contre la société, dans l’oubli contre la mémoire. Elle a créé son propre paradis, sa grotte et son ermitage. Recluse dans l’immensité, elle a choisi l’envers du monde. Elle s’est aventurée trop loin des hommes pour revenir. p. 120

Le Monde est un monumental rideau, le mensonge s’étale sur des surfaces infinies, la vérité ne loge que dans les replis. Il faut avoir éprouvé de grandes joies et de grandes souffrances pour y accéder, pour s’avaler soi-même dans l’ombre et se dissoudre dans la lumière. p. 137

Je demande pardon à Pierre et pardon à Nora. À force de solitude, je me suis entêtée à les oublier. Tout s’éclaire maintenant. J’étais femme et j’étais mère. J’étais moi et j’étais eux. La survie est inutile si on oublie cela. L’homme vaut plus que la somme de ses cellules. Les liens qu’il tisse avec ses semblables et avec son environnement sont plus importants que lui-même. Il vit au-delà des limites de son corps. Il refuse les frontières. Il est le baiser. Il est le souvenir qu’il sème dans l’éternité. Il est le seul être de la création à s’émouvoir d’un coucher de soleil. La biologie ne comprend rien à la poésie. L’amour existe les hommes finiront par l’entendre. Je l’ai compris trop tard. L’amour existe, sinon nous ne servons à rien. p. 143

À propos de l’auteur
CHAVAGNE_Pierre_DRPierre Chavagné © Photo DR

Pierre Chavagné est né en 1975 en banlieue parisienne et vit désormais en Uzège, dans une maison en bois avec sa femme et ses trois fils. Depuis peu, il se consacre exclusivement à l’écriture. La Femme paradis est son troisième roman. (Source: Éditions Le Mot et le Reste)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lafemmeparadis #PierreChavagne #editionslemotetlereste #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #PrixOrangeduLivre #coupdecoeur #MardiConseil #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Célestine

WOUTERS_celestine RL_2023 Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix Chapel 2021 (Prix littéraire de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth)
Prix Manneken-Prix, de l’auteur bruxellois, 2022

En deux mots
Célestine est née quelques minutes après le décès de ses parents, leur 2 CV s’étant écrasée contre un arbre. Confiée aux bons soins de Berthe, une vieille tante, et son mari Aristide, l’enfant se transformer en une belle jeune fille qui va susciter bien des convoitises. Pour son plus grand malheur.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Cette vérité qu’elle ne dira jamais

Dans un premier roman-choc Sophie Wouters raconte le calvaire d’une orpheline abusée sexuellement. Un drame qui met une nouvelle fois en lumière les ravages de l’emprise et du non-dit.

Dès les premières lignes, le ton de ce court et percutant roman est donné. Un 14 juillet un accident de la route fait deux victimes. Le vétérinaire dépêché sur place effectue en urgence une césarienne qui permet de sauver l’enfant de la femme décédée aux côtés de son mari. L’enfant est alors confiée à sa tante Berthe et à son oncle Aristide qui la prénomment Célestine.
Dans ce coin de France profonde, au début des années soixante, la vie est régie par les travaux de la ferme, la morale inculquée par le curé et l’actualité transmise par les journaux et magazines. C’est dans ce contexte que grandit Célestine, dont on va découvrir dès la fin du chapitre initial, qu’elle se retrouvera à 16 ans passés devant la Cour d’assises des mineurs où son mutisme ne plaidera pas en sa faveur.
Les chapitres qui vont suivre, en retraçant la chronologie des faits, permettent au lecteur d’être les témoins privilégiés du drame qui s’est noué.
Alors que la scolarité de Célestine se passait plutôt bien, qu’elle s’était faite une amie pour la vie en la personne d’Édith, sa camarade de classe, elle est envoyée par ses parents adoptifs au cours de catéchisme du curé, l’une des autorités morales du village. C’est durant cette leçon particulière que le piège se referme sur la fillette. L’agression sexuelle dont elle est victime va la marquer durablement. Comment pourrait-il en aller autrement?
Chargée d’un lourd fardeau, Célestine va poursuivre vaille que vaille sa petite vie, mais avec le désir de plus en plus puissant de fuir, de se construire un avenir loin de ce microcosme toxique. Sauf que sa beauté va continuer à vriller l’esprit des hommes, que son calvaire n’est pas terminé, que le tribunal l’attend au bout de son chemin de croix.
C’est un roman fort que nous offre Sophie Wouters, construit de telle manière que son intensité dramatique ne se relâche jamais. Comme le dirait Philippe Besson, Ceci n’est pas un fait divers. C’est la destruction d’une vie par des «personnes dépositaires de l’autorité» et qui laissent leurs pulsions les emporter au-delà des limites. D’une écriture sans fioriture qui renforce encore la violence du propos, ce premier roman publié en 2021 en Belgique mérite effectivement de conquérir un public élargi.

Célestine
Sophie Wouters
HC Éditions
Premier roman
128 p., 16€
EAN 9782357207028
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman n’est pas situé précisément, mais un petit village perdu en France peut faire l’affaire.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Cette nuit, j’ai lu Célestine. Ton texte m’a bouleversée, je n’ai pas pu m’arrêter. Je te dois une nuit blanche. » Amélie Nothomb
Nous sommes au tout début des années soixante, dans un village de la France profonde où le destin de Célestine se dessine dès sa naissance. Elle naît un 14 juillet sur le bord de la route où ses parents viennent d’avoir un accident de voiture. Recueillie par de lointains parents qui n’avaient jamais voulu d’enfants, elle va grandir auréolée de sa beauté extraordinaire et de sa grande intelligence. Mais alors que démarre le récit, Célestine a dix-sept ans et comparaît devant la cour d’assises des mineurs. Jugée pour meurtre, elle a décidé de garder le silence.
Publié en Belgique en 2021, Célestine a rencontré un très grand succès ; elle a reçu le prix Chapel 2021 et le Manneken-Prix de l’auteur bruxellois 2022.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF
Le Carnet et les Instants (Séverine Radoux)
Madinin’Art
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Femina.ch (Ellen de Meester)
Dhnet (Romain Masquelier)

Les premières pages du livre
« — La Célestine avait tout de suite commencé par faire fort !
La journaliste, les pieds dans la paille, s’approcha encore un peu plus de Marcel avec son microphone.
— Venir au monde après le décès de ses parents… Vous n’allez quand même pas m’dire que c’est la façon d’faire du commun des mortels ! marmonna-t-il, assis à califourchon sur son petit tabouret, en tirant plus énergiquement sur les mamelles de la vache qui s’était mise à beugler.
Et c’est sans se faire prier, cette fois, qu’il se mit à raconter la naissance de l’enfant :
— C’était au retour de la fête du 14 juillet 56. La 2 CV de ses parents était en train de fumer contre un arbre… Et c’est à quelques pas de là, le long de la départementale, parmi les coquelicots, sous un ciel sans nuages, qu’elle a vu l’jour. Je me rappelle qu’il était d’une chaleur agréable et douce, comme celle d’un beau d’printemps. On m’a rapporté qu’elle ne pleura pas un seul instant. Brunard, le vétérinaire qui venait de faire en grande urgence une césarienne à cette pauv’mère décédée, s’en était inquiété.
Puis, après avoir retiré une mèche rebelle qui lui barrait le front, il s’était levé et avait conclu :
— Mais moi, j’vous l’dis, déjà une sans-cœur, la p’tite !

* * *
Cour d’assises des mineurs – Septembre 1973
— Accusée, levez-vous.
Célestine se leva lentement, le regard absent.
— Pour la dernière fois, nous vous prions de vous exprimer ! Sans cela, mademoiselle, nous ne pourrons rien faire pour vous !
Sa bouche s’entrouvrit et la petite assemblée stupéfaite se suspendit à ses lèvres.
— Je n’ai rien à dire, murmura-t-elle.
Mais pourquoi donc avait-il accepté de prendre sa défense ? « Aussi jolie qu’elle soit, elle met décidément bien de l’ombre sur mon avenir ! », rumina le très jeune maître Baldaquin, dont les manches connurent un léger envol désappointé.
Le président, tout aussi désabusé, avait saisi sa cloche et, après l’avoir soulevée d’une main molle, la maintint quelques secondes dans l’air. Puis, à contrecœur, il se mit à l’actionner.
— La Cour va se retirer aux fins de délibérer.

* * *
Transportée dans le cliquetis des bouteilles de la fourgonnette du laitier, c’est déjà escortée par deux motards que Célestine avait fait, sous les banderoles et en grande pompe, une première entrée très remarquée au village. Même les confettis qui jonchaient la rue principale semblaient y avoir été parsemés aux fins de l’accueillir.
Bien vite, après cette fête nationale, elle fut confiée aux bons soins d’une vieille tante.
Berthe et son mari Aristide avaient en effet, bon gré, mais surtout mal gré, accepté de prendre cette « enfant tombée du ciel » sous leur aile et c’est ainsi qu’ils lui attribuèrent, non sans une pointe d’ironie, ce doux et désuet prénom.
Les gosses, ce n’était pas leur truc. Ils n’en avaient jamais voulu et s’étaient toujours arrangés pour ne jamais en avoir. Enfin, surtout Berthe. « Encombrants ! », criait-elle à qui voulait bien l’entendre.
Mais en souvenir de sa mère qui avait adoré sa cousine, la grand-mère de Célestine, elle avait démenti ses propos. Cela n’avait jamais été le qu’en-dira-t-on qui l’avait arrêtée.
Berthe était ce genre de femme opulente dont on pouvait se demander comment des jambes aussi fines ne s’effondraient pas sous le poids d’un tel buste. Elle vivait avec son tablier et ne le retirait que pour la messe du dimanche ou quelque autre rare occasion. Elle faisait partie de ce que l’on appelle les maîtresses femmes qui mènent énergiquement leur petit monde à la baguette… en l’occurrence, ici, son mari.
Aristide avait trois passions : ses champs, sa collection de papillons et son âne, Gaspard. Une quatrième s’imposa vite après la mort de ce dernier : le vin rouge et ses enivrants bienfaits. Et lorsqu’il arrivait que cet alcool le prenne tout entier, Berthe avait pris pour simple habitude d’envoyer ses ronflements et ses effluves sur le divan fleuri du salon pour la nuit.
Sinon, tant que le travail de son époux était fait et bien fait, qu’il ne l’emmerdait pas, qu’il continuait à lui obéir sans broncher et que cela ne réveillait pas en lui des désirs charnels, la Berthe le laissait bien souvent tranquille avec son énervante compagne. Elle avait d’autres choses à penser.
L’arrivée de Célestine n’opéra qu’un tout petit changement dans la vie d’Aristide.
Berthe avait en effet décidé de donner à la petite une éducation à l’image même de celle qu’elle avait reçue, trop heureuse de ce qu’elle était devenue grâce à elle, et donc, tout comme sa mère, ne mit qu’une exception à l’ordre établi. C’est ainsi que Célestine se vit exonérée de la clause « pas d’enfants dans la chambre à coucher des parents » en cas de maladie infantile, et qu’Aristide passa plus de nuits encore sur le canapé.
Célestine faisait partie de ces bébés qui réveillent en nous l’instinct cannibale.
Quand Berthe se rendait au village, il y en avait toujours pour se pencher sur le landau et s’exclamer, après avoir ouvert grand la bouche et des yeux ronds comme des billes : « Ooh ! Mais elle est à bouffer ! »
Un jour, agacée, elle avait tiré d’un coup sec vers elle le petit véhicule et en avait remonté rapidement les soufflets.
— Vous n’croyez pas qu’elle en a déjà assez vu, la p’tite !? avait-elle alors grommelé en levant les yeux vers le ciel.
— Mais on n’peut quand même pas lui dire « ses parents doivent être tellement fiers ! », avait le soir même ironisé Alfred, le garagiste, en trinquant avec ses clients et acolytes au Café de la Poste.
Le cas « Célestine » était donc devenu le sujet de conversation des habitants de la bourgade et sa place presque aussi centrale que celle de son bistrot.
— Pour une fois qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire dans notre campagne… Il n’y aurait aucune raison de s’en priver ! disait toujours le même Alfred à son épouse avant son coucher alcoolisé.
— On dirait une poupée ! Je serais à votre place, Berthe, je l’inscrirais sans hésiter au concours « Bébé Cadum », lui avait fait remarquer Mme Morel, la femme de Jacky, le laitier, l’ambulancier d’un jour. Avec des yeux aussi magnifiques, ce sourire si plein de malice, ce teint rose qui respire la santé et cette bouille d’angelot joufflu, elle a vraiment tout pour le remporter ! lui avait-elle assuré.
Et c’est après s’être renseignée sur cette compétition organisée pour désigner le plus beau bébé de France que Berthe, de retour chez Vachalait, s’était écriée :
— Être le symbole national de l’hygiène, oui ! Mais les fesses en l’air sur une couverture, moi vivante, jamais !
Elle avait ensuite payé son dû et s’était retournée en concluant :
— Et puis, on ne peut pas dire qu’il ait porté chance à son premier lauréat… Avoir été envoyé dans les camps dix-sept ans plus tard avec toute sa famille et en avoir été le seul survivant, vous n’allez quand même pas me…
La porte avait claqué si fort qu’elle avait rendu la fin de sa phrase inaudible et que les bouteilles déjà blanches s’en étaient mises à trembler.
« Raté ! », avait alors pensé Mme Morel.
Elle avait espéré que l’histoire de Célestine avec sa très probable victoire eût pu apporter quelque lumière sur son village et, qui sait, sur son mari.

* * *
Aristide chercha de temps à autre à prendre l’enfant dans ses bras, mais à chaque fois il s’était heurté à un mur de hurlements.
— Je n’comprends pas ! Je l’aime pourtant bien la Célestine ! avait-il fini par dire, dépité, un jour à son épouse.
— Avec la gueule que tu as, tu dois certainement lui faire peur ! Redépose-la donc, cette petite ! Les bébés n’aiment pas les moches ! lui avait-elle répondu en épluchant ses pommes de terre.
Il l’avait remise dans son berceau, avait été rejoindre ses fioles et ses lépidoptères, et ne fit plus aucune tentative avec le nourrisson.
Berthe était le genre de femme, vous l’aurez compris, qui allait droit au but. Elle ne cacha donc jamais à l’orpheline les prémices de sa vie. Mais comme la très jeune Célestine avait pu voir, tout aussi précocement, un bon nombre de bêtes le ventre ouvert pour mettre leur petit au monde, elle n’en fut dès lors jamais choquée. Et puis, il est certain que la notion de mort n’avait pas encore eu le temps d’arriver dans sa sphère de compréhension.
Ce n’est que plus tard, en relevant que poulains, veaux, poussins et porcelets avaient encore leur mère, que la chose s’était mise doucement à la titiller et seulement après sa rentrée scolaire à la perturber. Surtout quand la grande question « Tu préfères ton père ou ta mère ? », qui se chuchotait parmi les enfants, semblait bien lui être épargnée.
Elle attendit cependant l’âge de raison pour être un peu plus éclairée. Berthe, les mains dans la pâte, lui avait alors rétorqué :
— Mais je te l’ai déjà expliqué, Célestine ! Va donc prendre ton bain ! Le repas est bientôt prêt.
Et comme elle en avait l’habitude, la petite s’était exécutée.
— Pas trop d’eau ! lui avait encore crié Berthe de la cuisine.
C’est donc sur cette rengaine que Célestine alla se noyer dans un océan d’interrogations et qu’elle en redescendit toute pimpante dans la cuisine.
Berthe et Aristide y étaient assis là, étrangement côte à côte, médusés, les coudes sur la toile cirée, les yeux exorbités devant le téléviseur. Un certain Kennedy était mort assassiné.

* * *
Berthe, contrairement à son mari, n’avait qu’une seule et unique passion : le Gotha. Sans doute que celle-ci avait pris naissance dans son goût pour l’ordre établi.
Et une fois par semaine, telle une répétition pour la messe du dimanche, elle enlevait méticuleusement son tablier puis, dans un second geste de bienséance, défroissait quelque peu sa robe pour aller s’installer dans son rocking-chair acheté pour l’occasion. Et c’est là, dans ce fauteuil dont une partie pouvait survoler le sol, qu’elle ouvrait religieusement son Point de vue.
Célestine avait été, dès son plus jeune âge, mise au parfum des familles royales et avait appris prématurément ce que l’étiquette « point rouge » voulait dire. Elle ne brava dès lors jamais cette alarme « ne pas déranger », même le jour où Aristide se foula la cheville en tombant de l’échelle. Imaginer les foudres de sa tante l’en avait empêchée.
Dans son for intérieur, Célestine remerciait ces têtes couronnées. Enfin, tout particulièrement Grace et Rainier de Monaco.
Berthe avait en effet, à l’annonce de leur mariage, été prendre d’un pas et d’un geste décidés toutes ses économies cachées sous son matelas afin de négocier en toute urgence un téléviseur à la ville.
Elle avait déjà manqué le couronnement d’Elizabeth II en 1953 et il était hors de question pour elle de rater les noces de ce prince avec cette actrice qu’elle trouvait magnifique.
C’est donc ainsi qu’en avril 1956, en pleine guerre d’Algérie et quelques mois seulement avant l’entrée dans le monde de Célestine, le petit écran avait atterri dans la cuisine et que la fillette se retrouva dès lors bien vite la grande privilégiée du village.
À l’école, ses carnets de notes n’étaient pas des meilleurs et Berthe se vit un jour convoquée.
— Pas idiote ! Mais un peu trop la tête dans les nuages ! Célestine regarde bien plus souvent passer les oiseaux que les chiffres et les lettres au tableau ! Et elle me semble bien plus fascinée par le champ de coquelicots que par tous mes propos !
Agacée par ce nouvel instituteur ostentatoire parlant en vers, elle avait quitté rapidement la classe en prenant Célestine par la main.
Mais quelle idée avait-elle donc eue ! s’était-elle dit en sortant, d’avoir été lui décrire le tapis de fleurs sur lequel elle était née.
— Mais qu’allons-nous donc faire de toi !? s’exclama-t-elle en traversant la cour.
— Une speakerine ? murmura alors l’enfant, connaissant l’admiration de sa tante pour la nouvelle venue sur l’ORTF qu’était Denise Fabre.
— Encore faut-il être bonne en français ! fit-elle en soulevant ses larges épaules.
Les résultats ne se firent pas attendre et la Berthe put donc se féliciter tout aussi rapidement de ses dons de pédagogue.
Célestine avait une meilleure amie : Edith. Prénom que ses parents lui avaient donné en hommage à leur idole. Edith, qui était également sa plus proche voisine, était aussi laide que Célestine avait été avantagée par la nature. De grandes lunettes lui mangeaient son petit visage, d’affreuses dents, enfin du moins ce qui lui en restait, ornaient son triste sourire et des oreilles fortement décollées encadraient le tout.
« Dumbo » était le surnom que les gosses du patelin lui avaient attribué. Sauf Célestine, bien sûr.
— Les enfants peuvent être cruels ! lui avait un jour sorti Berthe. Ce n’est pas pour rien que je n’ai jamais voulu en avoir ! avait-elle vite ajouté en relevant la tête de son petit potager tout en balayant l’air d’un geste de la main.
Elle ne raconta pas à Célestine l’acharnement dont elle avait été victime. C’était de l’histoire ancienne et elle préférait l’oublier.
Le 10 octobre 1963, Edith connut pourtant un grand moment de gloire qui changea quelque peu son existence. Son prénom se retrouva en effet à la une de tous les journaux au bistrot sans qu’un adulte ne l’eut alors à la bouche. Et pour mettre en avant son amie, Célestine raconta que même le téléviseur s’en était emparé.
Ayant constaté que l’on pouvait s’appeler Edith, ne pas être jolie et être idolâtrée aux quatre coins du pays en avait bouché un coin aux enfants. « Dumbo » devint donc « Edith » du jour au lendemain. La mort de celle que l’on avait surnommée « la môme » avait donc, dans un petit coin de France, réjoui l’amie de Célestine dont le sourire, quoique toujours aussi édenté, put enfin s’illuminer.
Trop heureuse de son nouveau statut, Edith ne sera donc jamais en rien envieuse quand, à l’école, les garçons seront tous en pâmoison devant Célestine. Tous, enfin presque… À l’exception du trio que formaient Bastien, Loïc et Rémi qui disaient haut et fort ne pas s’intéresser aux filles tout en sortant les billes de leurs poches afin d’apporter la preuve de leur affirmation… et encore moins aux « petites », rajoutaient-ils parfois d’un air méprisant du haut de leurs huit ans.
Enfin, quoi qu’il en fût, il y en eut toujours plus d’un pour faire ses devoirs ou lui expliquer une matière ! C’est même de cette façon qu’elle arriva à passer ses deux premières années avec le minimum exigé, ce qui prouva à Berthe qu’elle n’était pas bête puisqu’elle avait eu l’intelligence d’accepter tous ces gracieux services.
Mais Célestine n’était pas ingrate non plus. Et comme elle avait fait d’énormes progrès en français, où elle était parvenue à exceller, elle avait donc décidé de leur donner quelques leçons privées en retour.
La chambre de Célestine connut dès lors un véritable défilé, auquel Berthe ne mit que rarement un frein, bien trop fière qu’elle était d’en avoir été l’initiatrice.
L’instituteur, qui s’était déjà étonné de l’avancement spectaculaire de Célestine dans cette branche, le fut tout autant par la chute vertigineuse de certains garçons de la classe.
S’il arrivait que ces cours particuliers prennent fin brusquement, c’était bien plus souvent sur l’injonction de la seconde maîtresse de maison qui trônait en ces lieux : la télévision. À l’heure dite, Célestine donnait en effet un rapide bisou au garçon, s’excusait tout aussi brièvement de cet arrêt brutal et filait à toutes jambes dans la cuisine. Il n’était pas question pour elle de rater le magique générique de sa série préférée. Et tandis que le garçonnet bienheureux, encore rougissant, rentrait chez lui avec des papillons plein le ventre en se croyant unique au monde, Célestine, elle, était calée sur sa chaise devant Samantha, sa sorcière bien-aimée. Parfois, il lui arrivait aussi, quand Berthe n’était pas dans la pièce, de se lever pour s’approcher de l’écran afin de mieux comprendre le mouvement de son nez.
Et le soir, pendant que d’autres comptaient les moutons, elle tentait dans son lit de faire apparaître ses parents, leur photo froissée entre les mains.
« Elle doit être trop parasitée », avait-elle fini un jour par se dire, la mine déconfite, avant de s’essayer, par défaut et en désespoir de cause, à faire bouger son réveil sur la table de nuit et de se résoudre, bien à contrecœur, à abdiquer.
Pourtant, quelques semaines plus tard, Garou-Garou, le passe-muraille, avec Bourvil, passa à la télévision et elle décida de retenter le coup. Le film terminé, elle avait embrassé Berthe et Aristide, était montée au plus vite dans sa chambre et avait foncé vers un de ses murs. Elle s’y était collée, s’y était appuyée de toutes ses forces et avait même essayé de côté.
« Non, décidemment, je n’ai vraiment aucun pouvoir ! », en avait-elle alors conclu, cette fois complètement dépitée.
Elle ne connaissait pas encore celui de sa grande beauté et encore moins les sortilèges que celle-ci lui avait jetés.

* * *
— Mais qu’as-tu donc à faire la grimace ?
— J’n’aime pas la…, marmonna la fillette qui ne put terminer sa phrase, la voix de Léon Zitrone ayant surgi dans la cuisine.
Et c’est avec le geste que Célestine lui connaissait de balayer l’air de la main que Berthe s’était tournée vers le téléviseur en lui lançant d’un air agacé :
— Mais on ne te demande pas d’aimer, on te demande de manger !
Tandis que sa tante écoutait attentivement son royal présentateur, elle regarda à nouveau son assiette. Cela lui paraissait totalement insurmontable d’avaler cette langue de bœuf. Elle resta un instant pétrifiée. Puis, dans un élan de volonté, elle saisit ses couverts, coupa un petit morceau et le mit dans sa bouche en fermant les yeux et en tâchant de ne plus penser à rien. Il n’était pas encore arrivé au bout de son œsophage qu’un énorme frisson secoua son corps tout entier et qu’elle sentit comme une goutte froide lui descendre le long du dos. Elle se mit à tousser et Berthe, énervée, s’était retournée.
— Mais arrête donc ces enfantillages ! Toutes ces simagrées pour une si petite chose ! Et puis, tu sais quand même bien que tu ne quitteras pas la table avant d’avoir tout terminé !
Berthe eut à cet instant une fugace pensée pour sa mère puis refit volte-face vers son cher Léon. Une larme coula sur la joue de Célestine. Elle ne voyait pas comment s’en sortir. « Pourquoi donc n’avaient-ils pas un chien comme chez son amie Edith ? », était-elle en train de se demander tristement quand son regard croisa celui du Christ sur sa croix qui lui insuffla une idée. Certes, elle n’y croyait pas trop… Mais qu’avait-elle à perdre !? Et elle pensa très fort : « Seigneur, si vraiment vous existez, prouvez-le-moi, s’il vous plaît, sauvez-moi ! »
Elle avait à peine terminé sa prière qu’Aristide lui avait adressé un petit clin d’œil en lui faisant comprendre avec ses mains de couper sa tranche en deux. Ensuite, il piqua sa fourchette dans l’un des morceaux, l’avala d’une bouchée, attendit quelques minutes puis réédita son geste.
— Ben, tu vois quand tu veux ! lui avait lancé Berthe, l’intervention de Léon Zitrone terminée.
Célestine avait envoyé discrètement un sourire de remerciement à Aristide et en avait fait de même avec le Jésus sur la croix.

* * *
Tandis que les hommes et leur progéniture mâle sortaient du bistrot où venait de leur être confirmée la victoire du jeune Italien Felice Gimondi (qu’ils avaient tous pourtant estimé « trop tendre » pour le Tour de France), Célestine, assise à côté d’Edith sur un banc, regardait la place du village en ne se souvenant pas d’avoir déjà été aussi heureuse. Les banderoles et confettis ne lui avaient jamais paru aussi nombreux et la musique aussi enthousiasmante.
Elle avait « enfin » neuf ans ! Cet âge qu’elle avait tant et tant attendu ! Certes, son grand rêve était d’en avoir trente mais ce « neuf » lui avait toujours semblé une belle étape sur le chemin qui lui paraissait encore si long à parcourir. Elle avait même souvent la sensation qu’elle n’arriverait jamais au bout, que ce « trente » était aussi lointain que la préhistoire dont elle entendait parler à l’école.
Mais pour l’heure, elle baignait donc déjà dans le bonheur et ce n’était certainement pas sa magnifique robe, cousue par Berthe pour l’événement, qui mettait en relief sa blondeur et ses yeux verts, ni les propos d’Edith qui étaient là pour le diminuer. Son amie lui avait en effet fait remarquer que l’année 1965 était celle des chiffres inversés de sa date de naissance. Ces mots qui avaient remplacé le traditionnel « bon anniversaire » n’étaient venus bien sûr qu’amplifier ce merveilleux sentiment qu’était l’espoir d’un renouveau. Puis, comme pour couronner sa joie, Edith avait immédiatement ouvert le sac posé à côté d’elle et en avait sorti un paquet cadeau qui, de toute évidence, avait été confectionné de ses mains.
Très touchée par cette intention, Célestine détacha minutieusement, par respect pour le travail de son amie, les nombreux bouts de papier collant, et Edith sembla fortement regretter à cet instant le zèle qu’elle avait mis dans cet ornement.
Célestine parut pourtant ne pas le remarquer, car c’est avec tout autant de patience qu’elle se mit à défaire le nœud trop bien ficelé.
— Je l’ai tricotée moi-même ! put enfin s’écrier Edith, très fière de son ouvrage.
Célestine avait alors serré si fort son amie dans ses bras que celle-ci dut maintenir ses grandes lunettes afin de ne pas les perdre et toutes deux s’étaient dépêchées de se placer devant les traces de craie dessinées sur le sol.
Célestine était en train de se sentir voler, son écharpe en laine autour du cou, malgré la chaleur de l’été, certaine d’atteindre la case « ciel » lorsque, en plein équilibre sur un pied, elle aperçut sa tante avec sa tête des mauvais jours arriver vers elle en lui ordonnant d’un geste de la main de sortir de son petit parcours et de venir la rejoindre.
La tête de Célestine s’était allongée et ses ailes en étaient retombées du même coup.
Sa tante l’avait ensuite prise par le bras et l’avait entraînée à quelques mètres de là.
— Alors, Célestine ? lui demanda-t-elle en se mettant les mains sur les hanches, m’sieur le curé avec qui je viens de faire un brin de causette m’a fait part que ton instituteur lui aurait dit que tu doutais de l’existence de Dieu et que Jésus ait pu faire des miracles ?
— Oui… Mais…
Elle ne termina pas sa phrase et regarda ses chaussures.
Elle ne pouvait bien évidemment pas lui dire qu’elle avait « peut-être » changé d’avis depuis l’intervention d’Aristide dans la cuisine avec l’affreuse langue de bovin.
— Tu peux regarder par ici quand j’te parle, Célestine ! J’te fais remarquer que c’est l’même prix !
La petite releva les yeux.
— Eh bien, il s’est proposé de te donner lui-même quelques cours de catéchisme afin de t’éclairer sur les bienfaits du Seigneur ! Il t’attend dans la sacristie dimanche après la messe.
Le visage de Célestine s’assombrit à nouveau.
— Mais, tante Berthe, La Séquence du Spectateur…
— Pour une fois, tu te passeras de ses lumières ! Celles du Bon Dieu avant tout !
Subitement, Berthe prit conscience qu’elle avait mal au cœur pour la fillette, se découvrant même une petite honte de lui avoir fait cette annonce le jour de ses neuf ans… Elle savait pertinemment que le générique de cette courte émission présentant les films sortis au cinéma lui était tout aussi magique que celui de Ma sorcière bien-aimée et qu’elle s’en faisait chaque fois une fête… Mais, il avait bien fallu qu’elle se l’avoue, l’idée que la petite puisse filer du mauvais coton l’avait vraiment emporté.
Et comme pour tenter de se pardonner cette méchante impulsivité, elle avait ajouté :
— Déjà que monsieur le curé a eu la gentillesse d’avancer l’heure de la messe du dimanche pour que l’on puisse être devant le poste à midi ! Ce n’est donc pas pour une fois que tu…
Elle non plus n’acheva pas sa phrase et c’est en cherchant l’absolution de Célestine qu’elle se pencha vers elle en lui tendant la joue :
— Allez, arrête donc de faire ta tête d’enfant martyr et donne-moi la baise, lui dit-elle en tapotant tendrement ses fesses afin de lui faire comprendre qu’elle pourrait ensuite retourner jouer avec son amie.
Mme Morel, qui avait tout entendu, avait eu une grande envie de lui rétorquer que le curé avait plutôt eu « l’intelligence » de changer l’heure de la messe s’il ne voulait pas voir son église désertée pour cet autre culte qu’était La Séquence du Spectateur… Tout comme Lucien avait eu celle d’acquérir un téléviseur en guise d’attrape-mouche pour son bistrot. Mais elle s’était abstenue à la dernière seconde de la contrarier. Elle connaissait trop le caractère bien trempé et souvent soupe au lait de la Berthe.
À peine Célestine, devenue aussi malheureuse que sa pierre de marelle, l’avait-elle quittée que Berthe sut déjà qu’elle s’arrangerait avec l’abbé Bourdin pour que ses prochaines leçons de catéchisme se passent un jeudi.

* * *
— Bonjour, Célestine. Approche-toi !
Elle parut hésitante. C’était la première fois qu’elle entrait dans la sacristie et l’accumulation d’objets liturgiques dans un si petit espace l’oppressa.
L’abbé Bourdin, encore dans son habit de messe, était assis sur une chaise et lui faisait face. Il semblait l’attendre impatiemment. Derrière lui se trouvait un imposant et long meuble en bois au-dessus duquel trônait en son centre un crucifix.
Elle fut intimidée.
— Viens donc ! répéta-t-il, cette fois avec un petit geste de la main.
Elle avait fait quelques pas. Mais il lui avait enjoint à nouveau d’avancer.
Elle était maintenant si proche de lui qu’elle pouvait sentir son haleine. Une odeur si désagréable qu’elle eut une grande envie de se pincer le nez.
Il leva alors une manche de son aube, regarda sa montre et sembla réfléchir un instant.
Puis, paraissant pressé par le temps, il lui sortit :
— Tu sais pourquoi tu es là, n’est-ce pas ?
— Oui, m’sieur le curé, dit-elle en baissant les yeux.
— Avant toute chose, vois-tu, ma petite Célestine, je pense qu’il serait bon pour toi de te faire ressentir tout l’amour que Dieu a pour ses brebis. Pour chacune de ses brebis.
Incrédule mais aussi inquiète, elle fit un léger mouvement affirmatif de la tête.
Il l’amena alors encore un peu plus à lui en la prenant par le bras.
Elle eut un petit air effrayé.
— N’aie pas peur, que des bienfaits de notre Seigneur ! lui dit-il avec une voix qui se voulait paternelle.
Et c’est sans attendre qu’il commença à soulever sa robe en glissant lentement ses doigts le long de ses cuisses. Célestine sentit son souffle se couper.
Arrivé non loin de son pubis, il s’arrêta et elle arriva enfin à respirer. Mais, après un court instant durant lequel il ferma les yeux comme s’il allait rentrer en grande prière, il se mit à abaisser légèrement et fiévreusement sa petite culotte pour y introduire sa main devenue tremblante d’excitation.
— Je n’aime pas… bredouilla-t-elle, timide et apeurée.
— Mais le Seigneur ne te demande pas d’aimer, il te demande de l’accepter ! dit-il sur le même ton agacé que celui de Berthe dans la cuisine pour la langue de bœuf.
— Pourquoi s’il nous aime ? osa-t-elle pourtant murmurer, malgré sa très grande frayeur.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables, lui répondit-il cette fois d’une façon solennelle et impérieuse. Puis, tout à coup, sa main se retira. Célestine crut que ses paroles avaient eu de l’effet et que les choses allaient s’arrêter là. Mais l’abbé porta immédiatement les doigts à sa bouche, les mouilla en fermant à nouveau ses paupières et les remit tout aussi rapidement dans la culotte de Célestine.
Et là, ils la caressèrent encore et encore. Au début ils le firent doucement, puis le geste devint frénétique. De plus en plus frénétique. Célestine put même sentir le bout d’un de ses doigts semblant avoir des envies d’entrer dans son corps.
Elle sentit ses yeux s’embuer. Elle les leva alors vers le crucifix qui lui apparut aussi trouble que le visage de ses parents sur la photo. Et c’est avec autant d’ardeur que dans la cuisine qu’elle s’adressa à lui.
Les larmes s’emparèrent de son visage et elle répéta maintes fois sa prière. Mais, sur ce coup, le Jésus sur la croix ne lui vint pas en aide ; sa robe s’était même mise à se soulever si haut qu’elle dut lever les bras. Le curé lui retira ensuite le petit morceau de tissu qui traînait encore sur le haut de ses cuisses. Puis, après avoir opéré un petit recul afin de pouvoir contempler sa nudité, c’est comme fasciné qu’il tomba brusquement à ses genoux en s’accrochant à son petit corps, tel qu’il l’aurait fait en dévotion devant un saint. Pris de spasmes. Célestine pensa que, tout comme elle, il s’était mis à pleurer. Quand, subitement, un bruit de pas se fit entendre.
L’abbé la rhabilla alors plus vite qu’il ne l’avait dévêtue, défroissa rapidement sa chasuble, passa une main tout aussi preste dans ses cheveux et alla entrouvrir la porte.
— J’arrive dans une minute, Léonore ! Attendez-moi dans le confessionnal ! Je termine une leçon de catéchisme et je suis à vous ! avait-il dit bien fort avant de la refermer avec soin.
Il revint ensuite vers Célestine, avec ce visage qu’elle lui avait toujours connu, la prit cette fois énergiquement par les épaules et la regarda droit dans les yeux. Ceux de Célestine s’étaient abaissés à nouveau.
— Une dernière petite chose avant de nous quitter : sais-tu ce qu’est le secret du confessionnal ?
Elle hocha une fois de plus affirmativement la tête.
— Eh bien, vois-tu, le lieu où nous nous trouvons est tout aussi sacré ! Et ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle « sacristie ». Tu ne diras donc rien à Berthe et Aristide. Ni aux autres d’ailleurs. Promis ?
— Promis, murmura-t-elle, d’une voix étranglée.
— Bon, va ! Tu es une brave petite ! lui avait-il dit en lui essuyant le visage avec son étole.
Et il ne put s’empêcher de repasser une dernière main rapide sur sa robe, les yeux clos, là où était son bas-ventre, cet endroit que naïvement Célestine, pour une raison qu’elle ignorait, avait toujours cru tout aussi sacré.

* * *
— Alors, Célestine ? lui demanda Berthe en levant la tête de ses comptes.
Son couvert l’attendait sagement en face de sa tante sur la toile cirée.
— M’sieur le curé a-t-il bien commencé à te convaincre de la présence de Dieu ?
— Oui oui, tante Berthe ! J’y crois ! J’y crois ! dit-elle en y mettant toute la ferveur possible.
— Et aux miracles de Jésus ?
Les yeux de Célestine croisèrent alors par chance la carte postale reçue de Lourdes apposée sur le frigidaire.
— Aussi ! dit-elle avec tout autant d’ardeur et en essayant d’emprunter l’air de cette Bernadette Soubirous à qui, lui avait-on raconté, la Sainte Vierge était apparue.
— À la bonne heure ! On peut dire qu’il en fait aussi ce bon vieil abbé ! Je lui dois une belle chandelle !
Et c’est à ces quelques mots que Berthe prononça en se levant pour aller chercher le ragoût sur le feu que Célestine comprit qu’elle avait gagné et qu’elle ne devrait plus retourner à la sacristie :
— Bon ben, assieds-toi ! Voilà une bonne chose de faite !
Berthe l’avait ensuite servie, avait enfilé ses gants en caoutchouc et commencé à faire la vaisselle ; mais, intriguée par son silence, elle s’était retournée.
— Eh bien, on ne peut pas dire que tu sois bien causante, Célestine !
C’est à ce moment-là qu’elle remarqua sa grande pâleur.
— Ça ne va pas, Célestine ?! Tu es toute blanche ! lui demanda-t-elle en redéposant distraitement les couverts dans l’évier.
— C’est l’odeur de l’encens, tante Berthe… J’ai envie de vomir, bredouilla-t-elle, aussi paralysée devant cet agneau en morceaux qu’elle l’avait été devant le curé.
— Tu es quand même une p’tite nature ! dit-elle en venant lui reprendre, pour la première fois depuis sa tendre enfance, son assiette pleine de nourriture pour aller la remettre dans la casserole.
Certes, il est vrai que Berthe se sentait encore un peu coupable de lui avoir gâché sa journée d’anniversaire, mais surtout, il lui fallait bien l’admettre, la petite ne lui semblait vraiment pas bien !
— Allez, va, monte te reposer !
Arrivée dans sa chambre, Célestine fonça vers son lit, enleva rapidement ses chaussures, et s’y coucha sans se déshabiller.
Elle prit dans sa table de nuit la photo de Pompidou qui avait remplacé celle de ses parents quelque peu effacée avec le temps. Elle fixa le visage de ce Premier ministre qui représentait tant le grand-père qu’elle aurait aimé avoir, le colla ensuite contre son cœur et se mit en boule en enfonçant sa tête dans l’oreiller.
Mais pourquoi donc s’intéressait-on autant à l’intérieur de sa petite culotte ? Elle repensa à cette visite médicale où le docteur y avait mis aussi un instant la main avant de murmurer avec un doigt devant la bouche :
— Chut ! Ça, c’est un secret professionnel ! »

À propos de l’auteur
WOUTERS_sophie_DRSophie Wouters © Photo DR

Artiste-peintre, Sophie Wouters vit à Bruxelles. Pendant plus de vingt ans, son travail, essentiellement axé sur l’être humain, son regard, sa solitude, son individualité, s’est traduit dans la peinture. Et c’est tout naturellement, avec Célestine, que l’écriture s’est imposée comme un nouveau souffle pour explorer l’âme humaine. (Source: HC Éditions)

Site internet de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Celestine #SophieWouters #editions #hcdahlem #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancophone #litteraturecontemporaine #Belgique #coupdecoeur #premierroman #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #primoroman #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Fuir L’Eden

DORCHAMPS_fuir_ledenDORCHAMPS_fuir_leden_pocket

  68_premieres_fois_2023  Logo_second_roman  coup_de_coeur

Prix Louis-Guilloux
Prix des Lecteurs de la Maison du Livre

En deux mots
Adam survit dans la banlieue de Londres aux côtés d’un père alcoolique et violent et de sa petite sœur. Sa mère a disparu et il vit de petits boulots, jusqu’à ce qu’il trouve une place de lecteur chez une vieille dame aveugle. C’est elle qui l’encourage à retrouver la jeune fille croisée sur un quai de gare et dont il est immédiatement tombé amoureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Adam et Ève, version banlieue londonienne

Olivier Dorchamps nous régale à nouveau avec son second roman. L’auteur de Ceux que je suis nous entraîne cette fois dans la banlieue de Londres où un jeune homme tente de fuir la misère sociale et un père violent. Un parcours semé d’embûches et de belles rencontres.

Adam, le narrateur du second roman d’Olivier Dorchamps – qui nous avait ému avec Ceux que je suis –, va avoir dix-huit ans. Pour l’heure, il vit avec «L’autre», le nom qu’il donne à son père de trente-sept ans qui, à force de frapper son épouse, a réussi à la faire fuir sans qu’elle ne donne plus aucune nouvelle, et sa sœur Lauren. Ils habitent dans un appartement de la banlieue londonienne faisant partie d’un complexe pompeusement baptisé l’Eden et qui est aujourd’hui classé. Composé de deux bâtiments, « une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. (…) L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. » Dans cette cité cosmopolite, représentante du style brutaliste, qui a oubliée d’être rénovée, chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Avec des trafics en tout genre ou un petit boulot.
Ce matin-là, à la gare de Clapham Junction – le plus gros nœud ferroviaire de Londres – la chance sourit à Adam. Au bord des voies, il croise le regard d’une jeune fille blonde et imagine qu’elle va se suicider. Il se précipite et ne parvient qu’à la faire fuir après avoir lâché son sac. Son copain polonais Pav, qui ne comprend pas vraiment pourquoi il a envie de la retrouver, va pourtant l’aider en découvrant le nom de la propriétaire: Eva Czerwinski.
Un tour par l’épicerie puis la paroisse polonaise et le tour est joué. Mais arrivés devant le domicile de la jeune fille, ils trouvent porte close. Avec les clés retrouvées dans le sac, ils s’introduisent chez elle et déposent le sac. Adam a le réflexe de laisser un message sur le téléphone et espère l’appel d’Eva.
C’est Claire, la vieille dame aveugle chez qui il travaille comme lecteur – un emploi mieux payé qu’au supermarché où il avait été embauché adolescent – qui l’encourage à ne pas baisser les bras, maintenant qu’il sait que son amour est la fille d’un couple d’architectes et qu’il n’a guère de chances d’intégrer son monde. Pourtant, le miracle se produit. Eva l’appelle et lui fixe un premier rendez-vous.
N’en disons pas davantage, de peur d’en dire trop. Soulignons plutôt qu’Olivier Dorchamps a parfaitement su rendre l’atmosphère à la fois très lourde de ce quartier et de cet embryon de famille et l’envie d’Adam de s’en extirper au plus vite avec Lauren. L’histoire d’Adam et Eva prend alors des allures de Roméo et Juliette, rebondissements et drame à la clé.
Le romancier qui vit à Londres réussit à faire d’Adam un héros touchant et tellement attachant que l’on veut voir réussir et ce d’autant plus que cela semble quasiment impossible. Si Fuir l’Eden se lit comme un thriller haletant, c’est aussi parce que le style est enlevé, l’humour délicat venant contrebalancer la brutalité domestique. Mais ce roman de la misère sociale est aussi un formidable chant d’amour et de liberté. Autant dire que l’on se réjouit déjà du troisième roman en gestation, s’il est comme celui-ci percutant, enlevé, magnifique!

Fuir l’Eden
Olivier Dorchamps
Éditions Finitude
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782363391599
Paru le 5/02/2023

(version poche)
Éditions Pocket
240 p., 7,70 €
EAN 9782266328708
Paru le 02/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Grande-Bretagne, principalement dans la banlieue londonienne. On y fait aussi une escapade à Brighton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes?
Mais avant tout, il faut la retrouver…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Livre PACA
Blog Joellebooks
Blog À bride abattue
Blog Mlle Maeve
Blog La marmotte à lunettes


Olivier Dorchamps présente Fuir l’Eden © Production Librairie Mollat


Philippe Chauveau présente Fuir L’Eden d’Olivier Dorchamps © Production WebTVCulture

Les premières pages du livre
« 1
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça – la vision artistique, pas le cimetière – dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question – Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller pour voir son œuvre avant qu’un autre artiste ne la recouvre de la sienne. Les mecs sont doués, il faut dire. Enfin, les mecs, il y a plein de filles aussi, tout aussi douées, si ce n’est pas plus. Une, surtout, que Ben aime bien. Elle a un nom de duchesse dont je ne me souviens jamais. Ils ont passé la journée d’hier à bosser sur un tableau commun. Les premières photos sont grandioses. Ben m’impressionne depuis l’enfance. Il sait ce qu’il veut, il avance. Moi ? Non. Je n’ai pas vraiment d’idée. Je m’efforce de ne pas reculer.

On l’appelle Ben mais en réalité, son nom c’est Tadalesh, « celui qui a de la chance » en somalien. Quand il a échoué à Londres avec ses sœurs et ses parents, il avait huit ans et ne baragouinait pas un mot d’anglais. Un jour, Pav et moi dévorions un pot de Ben & Jerry’s, appuyés contre le muret qui délimite le bout de gazon pelé devant l’Eden, quand Tadalesh et sa mère sont passés près de nous. Il la suivait comme un caneton. Elle s’est arrêtée pour tchatcher avec une autre Somalienne et le gosse s’est approché du muret. Classique. « C’est quoi ton nom ? » Il ne comprenait rien et nous a dévisagés, l’air béat. Pav lui a tendu sa cuillère. Tadalesh l’a léchée avec délectation. On s’est marrés. Des années plus tard, il nous a avoué que c’était la première fois qu’il goûtait de la glace. Sa mère l’a chopé par le bras, a hurlé trois mots dans leur drôle de langue, puis l’a traîné de nouveau à sa suite. Elle n’avait pas l’air commode. Depuis elle s’est adoucie à force de nous côtoyer. Il faut dire que Pav et moi sommes sans doute les moins voyous de l’Eden. Enfin, surtout moi. Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.

J’attrape mon sweat à capuche et fourre les livres de Claire dans mon sac à dos. J’entends ma sœur plaisanter au téléphone avec une copine. J’entrouvre la porte de la cuisine et mime un « à ce soir » accompagné d’un clin d’œil. C’est nul, ce clin d’œil, surtout que Lauren a quatorze ans. La semaine, pendant les vacances, on passe notre temps à jouer à Fortnite quand l’autre est au boulot. Je me suis acheté une console, un casque et un écran d’occasion avec le fric que me donne Claire tous les mois. J’ai posé un cadenas sur la porte de notre chambre au cas où l’autre se croirait autorisé d’y traîner ses guêtres.

Fortnite, c’est énorme ! Au début du jeu, tu es parachuté dans un monde virtuel où tu dois débusquer quatre-vingt-dix-neuf autres joueurs, les dégommer et leur piquer leurs armes pour exterminer ceux qui restent. Tu ne peux pas te planquer parce qu’une tempête repousse tout le monde jusqu’à une zone où les survivants sont obligés de se massacrer. C’est géant ! Je choisis toujours la skin, le personnage si tu veux, d’un mec musclé, tatoué en général, avec les cheveux très courts et la tête bien carrée comme moi. Je me sens invincible. Si je me fais buter, je continue de suivre celui ou celle qui m’a troué la peau à l’écran, pour m’améliorer et copier son jeu dans la partie suivante. J’y retourne et je bousille tout ce qui bouge avec encore plus d’efficacité. J’ai montré la technique à Lauren. Elle se débrouille plutôt bien. Je la soupçonne de s’entraîner en cachette. Elle a un double de la clef de notre chambre, évidemment.

Le week-end je rejoins mes potes le matin. L’après-midi, je fais la lecture à Claire. Ça m’évite de croiser l’autre. On doit se dire dix phrases par mois, et encore. Toujours autour du fric et des courses que je me tape pour qu’on ait de quoi bouffer. Je rapporte souvent des mandarines. Lauren en raffole. L’autre déteste enlever la dentelle autour des quartiers. J’en achète régulièrement. Pour l’emmerder.

Je passe devant la télé qui braille tout ce qu’elle peut. Il est encore torché d’hier soir, à moitié clamsé dans son fauteuil et ne me calcule même pas. Tant mieux. J’ouvre la fenêtre du salon pour laisser un peu s’échapper la puanteur.
— Tu crois que j’vois pas ton p’tit manège? marmonne-t-il tout à coup.
— Ta gueule. J’ai autre chose à foutre que d’écouter tes délires de pochtron.
— Tu vas où ?
— Qu’est-ce t’en as à secouer ?
— Tu vas où ?! répète-t-il en balançant péniblement une canette de bière vide qui s’affaisse à un mètre du fauteuil.
— T’occupe, fous-moi la paix !
— Me rapporte pas encore tes putains de mandarines !
— T’as qu’à te bouger le cul si tu veux autre chose, connard !

L’autre serine constamment que je ferais mieux de trouver du boulot sur les chantiers plutôt que de traîner avec mes potes. Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire, vingt-cinq pendant les vacances. J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden. Une copine caissière de ma mère m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire. Ça valait mieux que de traîner dans le quartier avec le deal ou la seringue pour horizon. J’ai fait entrer Pav et Ben quand des places se sont libérées. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Au bout de deux ans, j’en ai eu ma claque d’aligner des paquets de pâtes à l’infini pour des prunes. J’ai répondu à la petite annonce de Claire sans me faire trop d’illusions. C’était mieux payé, c’est tout ce que je voyais. Ça me rapprochait du moment où je me casserais de l’Eden.
Et puis aussi, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui parce que Mister Ferguson est un mec bien, mais je flippais à l’idée de finir comme lui, chef de rayon pour le reste de ma vie. En fin de journée, il nous filait un tas d’invendables qu’il faisait passer en pertes et profits, même s’il n’était pas dupe et savait bien qu’on les endommageait exprès pour ne pas avoir à les payer. Il nous a raconté un jour que lui aussi a grandi à l’Eden. Peut-être qu’un Mister Ferguson a eu pitié de lui dans sa jeunesse. Je ne sais pas, mais je ne voulais ni de sa pitié, ni d’une existence comme la sienne de ce côté-ci des voies ferrées.

Les premières séances chez Claire n’ont pas été une sinécure. J’ai failli jeter l’éponge à plusieurs reprises. Elle n’aurait jamais accepté, alors je me suis accroché. Au bout d’un moment, je n’ai plus pu m’en passer. Et pas que pour l’argent. L’autre continue de s’imaginer qu’à mes heures perdues je déballe des pots de moutarde sous un néon capricieux. Je ne lui ai jamais parlé de Claire. Je ne préfère pas. S’il savait, il me racketterait tout ce que j’économise et le claquerait sur un site de casino en ligne. Il aboierait que je perds mon temps chez elle, alors que c’est lui qui s’embourbe dans une vie de chien. Claire est persuadée que j’ai des capacités, alors hors de question de planter le lycée, même si c’est un repaire de pourritures. Évidemment pour l’autre, tout ça c’est du pipeau. Il n’est pas resté longtemps à l’école.

L’autre, c’est mon père. Il a trente-sept ans. Il en avait tout juste vingt quand je suis né.
Ma mère ? Dix-sept.

3
Je quitte l’appart et claque la porte, exprès pour le faire sursauter, puis sprinte le long de la passerelle jusqu’à Cap Canaveral. Il surgit sur le palier et braille dans mon dos ses insultes habituelles. Les ascenseurs mettent toujours une plombe à monter. Ils sont en panne une semaine sur deux et puent la pisse. Arrivé en bas, je pousse la porte en verre qu’une batte de base-ball a réduite en flocons la semaine dernière.
L’ombre de l’Eden écrase le jardin. Chaque année elle prolonge l’hiver de quelques jours. Les arbres verdissent timidement. Les jonquilles luttent pour percer le gazon gercé par la neige. J’ouvre le portail en acier dans un grincement de rouille. Le bouquet de fleurs a finalement fané. Ça doit bien faire dix jours qu’il est accroché là. Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans, quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren. Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt. On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison. Un regard, un mot de travers. La mère du gamin a tout vu depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant. Le môme est mort dans l’ambulance. Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
La grille se referme dans un clic métallique.

Je remonte l’impasse sans me presser. J’ai prévenu Ben que j’étais en route. J’entame le décompte dans ma tête, comme d’habitude. Je longe les autres barres d’immeubles nanifiées par l’Eden. Ça fait des années qu’on nous promet de rénover le quartier. Il a été sérieusement amoché pendant la Deuxième Guerre Mondiale m’a expliqué Claire, comme la plupart de Londres. Elle s’y connaît en Histoire. Je retiens mieux ses anecdotes que tout ce qu’on m’enfonce dans le crâne au lycée : Churchill, Darwin, Newton, Shakespeare. À quoi il me sert, Shakespeare, dans ma vie ? Ça agace Claire quand je réagis comme ça. « Si tu te plongeais davantage dans Shakespeare, tu te poserais moins de questions inutiles et tu irais à l’essentiel. » Ça veut dire quoi ? Elle parle toujours par énigmes. Avant de la rencontrer, je n’avais même jamais ouvert un bouquin. Maintenant, je lis tout ce qu’elle me met entre les mains.

En 1945, il ne restait rien ici. Les Allemands avaient entièrement réarrangé les rues à grand renfort de bombes. Ils visaient la gare de Clapham Junction pour bloquer les trains, mais leurs avions manquaient de précision, alors toute cette destruction s’est abattue sur nos têtes, enfin, celles des habitants de l’époque. La paix revenue, on a reconstruit comme on a pu, en posant des tours dans les trous de la guerre. On y a parqué les Irlandais, les Jamaïcains, les Indiens, les Pakistanais quand on en a eu besoin, puis les Ghanéens, les Nigérians, les Chypriotes et enfin les Polonais, les Lituaniens, les Somaliens, les Chinois, les Afghans et les autres. Une vraie tour de Babel ! Nous sommes les seuls Anglais de l’Eden. Et encore, l’autre est écossais. Pav dit souvent, pour plaisanter, que c’est la faute au politiquement correct. Il fallait un quota de British et c’est tombé sur nous. Il y a aussi des Kurdes qui tiennent l’épicerie derrière le barbier turc et un café algérien vient d’ouvrir en face de la mosquée et du centre d’études islamiques.

L’autre répète à qui veut l’entendre que c’est là que pousse la graine de terroriste, mais c’est lui le terroriste. Ma mère ne nous aurait jamais quittés s’il ne l’avait pas tabassée. La télé hurlait pour couvrir ses cris, mais les murs sont si fins que, même amortis par son ventre, les coups résonnaient dans tout l’Eden. Il ne frappait jamais le visage. Trop visible. Elle s’effondrait en faisant trembler la cloison de notre chambre. Il ne la finissait au pied que les soirs où il était sobre, en semaine. Il appelait ça ses moments de tendresse, en ricanant, le lendemain matin.
Souvent il la violait. Au bout de plusieurs minutes, elle se relevait, se traînait jusqu’à la salle de bains et laissait longuement couler l’eau dans le lavabo. Aujourd’hui encore, lorsque le siphon rote les trop-pleins d’eau stagnante, son fantôme revient me hanter. Elle entrouvrait la porte de notre chambre, vérifiait que Lauren et moi dormions ou faisions semblant, puis regagnait sagement la cuisine pour terminer sa vaisselle. Un soir, après son passage à la salle de bains, je m’étais faufilé derrière elle en silence. L’autre cuvait son crime, cul nu, sur la moquette. Elle me tournait le dos, brisée devant l’évier et la fenêtre entrouverte, le regard ancré sur la voie ferrée qui serpente au pied de l’Eden.

Le matin, elle nous accompagnait jusqu’à l’école, de l’autre côté du pont ferroviaire, et tirait sur sa blouse pour camoufler les bleus. Elle rejoignait ensuite son boulot de caissière à une heure et demie de transport de l’Eden. Elle ne pouvait pas risquer de manquer son train et nous déposait en avance devant les grilles de l’école avant de repartir immédiatement en direction de la gare. Lauren courait vers ses camarades de maternelle et son verre de lait quotidien tandis qu’au travers des barreaux, je fixais l’ombre de ma mère s’engloutir dans la masse brune des négligeables.

Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, l’épicier kurde me salue, comme chaque matin et, comme chaque matin, je désigne du doigt une canette de Red Bull. Il me rend la monnaie en me souhaitant une bonne journée, main sur le cœur comme si le cœur y pouvait quoi que ce soit. Je réponds d’un hochement de la tête pour ne pas perdre mon compte. Quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit. J’ouvre la canette. Une gorgée. Deux. Il y a sept cent cinquante-trois pas jusqu’aux portillons de Clapham Junction.
Tous les jours, je prends le même chemin que ma mère et nous empruntions, ensemble, jusqu’à l’école. Je me fais croire qu’en les comptant, mes pas s’imbriquent parfaitement dans les siens, qu’à huit ans de distance ils talonnent l’ombre de son dernier trajet comme si elle n’avait que huit secondes d’avance sur moi. Je m’arrête toujours devant la vitrine du barbier turc, au pas quatre cent vingt-deux. Au pied de la devanture, une empreinte s’est prise dans le macadam ; un clebs, sans doute, ou un renard comme on en voit souvent arpenter les ruelles de Londres à la nuit tombée. Il a posé la patte sur une plaque de goudron frais, et signé ainsi le trottoir pour l’éternité. Je voudrais que cette empreinte soit celle de ma mère. J’aurais alors la certitude qu’elle s’est tenue à cet endroit il y a huit ans et que, si le temps nous offrait un répit, son parfum y flotterait encore et je tendrais la main pour la glisser dans la sienne.

Un jour, la direction de la chaîne de supermarchés mit en place deux caisses automatiques dans le magasin où elle travaillait. Pour tester l’idée auprès de la clientèle, avait-on rassuré les employées qui s’inquiétaient pour leur avenir. Elles s’excusèrent d’avoir posé la question, réflexe de pauvre, et attendirent, confiantes, le verdict. Le succès fut tel que, trois mois plus tard, on décida de remplacer deux tiers du personnel par des machines coréennes. Ces salauds proposèrent à ma mère un contrat d’intérim dans un charmant quartier verdoyant du nord-ouest de Londres – « à trente minutes à peine de votre lieu de travail actuel » – c’est-à-dire à quatre heures aller-retour de l’Eden. Elle possédait l’orgueil des humbles et n’aurait jamais quémandé le moindre traitement de faveur ni que sa situation reçoive davantage de considération que celle de ses collègues. Elle accepta le poste jusqu’à ce que la clientèle écranophile du nouveau magasin opte, elle aussi, pour l’automatisation. Les habituées avaient massivement coché la case « gain de temps » sur le questionnaire qu’on exhiba en guise de justification. L’une d’elles avait même pris soin de commenter qu’elle serait soulagée de ne plus avoir à répondre au bonjour machinal des caissières, sans réfléchir que, bientôt, des machines la traiteraient avec autant d’humanité qu’un sachet de salade, sans s’encombrer du moindre bonjour humain. Et elle ne trouverait rien à redire.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.

Aux employées, on suggéra une place, presqu’au même taux horaire, encore un peu plus loin géographiquement, ce qui, pour ma mère, aurait représenté près de cinq heures de transport quotidien. Elle déclina l’offre en s’excusant et ne reçut aucune indemnité, comme spécifié dans son contrat d’intérim qui venait de débuter. C’est aussi ce que précisait la lettre qu’elle avait timidement tendue à l’autre. On exigeait cependant qu’elle travaille jusqu’à la fin du mois car les nouvelles machines ne seraient installées qu’après cette date. Forts du succès mondial de leur procédé, les Coréens accusaient un léger retard de livraison. L’autre lut la lettre à voix haute. Il ne devait pas s’inquiéter, elle trouverait autre chose, plus près de l’Eden. Il s’était énervé. « Parce que tu crois qu’on roule sur l’or peut-être ?! »
La direction décida d’affecter ma mère à l’équipe du soir. Pendant les trois dernières semaines de son contrat, elle finit à vingt-deux heures et rentra à l’Eden à minuit passé, éreintée. L’autre était déjà couché. Il ne la touchait plus. Pourtant un soir, j’ignore pourquoi, il la frappa comme jamais auparavant.

Le lendemain matin, j’avais serré sa main un peu plus fort que d’habitude devant l’école, puis avais rebroussé chemin jusqu’à la gare sans qu’elle s’en aperçoive. J’avais neuf ans. Je m’étais faufilé sous les portillons et avais grimpé les escaliers derrière elle. Caché en retrait d’un pilier, j’avais attendu son train dans l’ombre avant de regagner l’école en courant.

Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails ».

4
La gare de Clapham Junction dresse devant moi son orgueil de briques rouges. Du haut de sa colline, les rails en contrebas, elle se donne des airs de forteresse médiévale, la vanité victorienne en plus. C’est le plus gros nœud ferroviaire de Londres. Vingt-quatre voies s’y croisent dans un dédale d’aiguillages, de feux clignotants, de quais, de ponts et desservent en quelques minutes les deux principales gares du centre, Victoria et Waterloo, ainsi que l’aéroport de Gatwick et les principales villes du sud-ouest de l’Angleterre, Brighton, Southampton, Exeter – la côte à moins d’une heure de l’Eden. Je n’ai jamais vu la mer.

Le grouillement, ici, est permanent. L’entrée du haut, celle qu’empruntent les costumes gris et les tailleurs bleu marine, force les voyageurs à grimper la colline jusqu’au grand hall avant de les faire redescendre vers les voies par une série de passerelles et d’escaliers. L’autre accès, celui d’en bas, le nôtre, chemine sous les rails. Il aboutit dans un souterrain humide et mal éclairé d’où germe une série d’escaliers menant aux quais. Celui-ci se remplit de couleurs aux premières et dernières heures du jour : des bleus de travail, des pantalons cargo kaki, orange, des salopettes marron, des vestes fluo, des uniformes rouges, verts ou bleus. Souvent un logo criard, dans le dos, rappelle à qui ils appartiennent. Et puis des blouses, des blouses, des blouses – blanches, roses, bleu ciel, vertes, rayées ou vichy – toutes avec un badge sur la poitrine.
Un matin que je jouais avec son badge dans la cuisine, ma mère me l’avait repris des mains et épinglé sur son uniforme. Elle avait soupiré à voix basse, « à quoi bon de toute façon ? ». Quand je lui avais naïvement demandé pourquoi, du haut de mes six ans, elle m’avait confié que les clientes n’adressaient la parole aux caissières que pour demander un sac supplémentaire ou leur reprocher de quitter leur poste pour aller aux toilettes. Connaître leur nom leur importait peu. Je n’avais pas encore appris à lire et m’étais écrié, « Tant mieux, il n’y a que moi qui ai le droit de t’appeler Maman ! Lauren aussi quand elle saura parler ». Elle avait ri de bon cœur et m’avait embrassé avant d’ajouter, « Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups ».

J’hésite à sauter les portillons comme d’habitude. Tapi dans la pénombre, le contrôleur me fixe, prêt à bondir. Je hausse les épaules et claque ma carte de transport sur le capteur. La gare est toujours un peu vide en milieu de matinée. Encore plus en période de vacances scolaires quand les costards et les tailleurs bleu marine emmènent leur famille au soleil.

Une fille m’effleure de son parfum. Je me retourne. Elle m’a déjà dépassé dans le souterrain. Sa longue jupe flotte sur un brouillard de poussière. Ses cheveux, presque blonds, cascadent en boucles sur ses épaules nues. Elle porte des sandales trop légères pour un mois de mai. J’aperçois ses pieds fins, aux orteils bien détachés, aux petits ongles vernis comme un soir de juillet. Ils avalent calmement chaque marche jusqu’au vaste quai à demi désert.

Voie neuf, une dizaine de voyageurs attend le train pour Waterloo. Je termine mon Red Bull et balance la canette. Une dame s’énerve toute seule car je n’ai pas utilisé la poubelle de recyclage. Elle meurt d’envie de me faire la réflexion mais lâche l’affaire quand je soutiens son regard. On nous a fait un cours sur l’écologie au lycée l’an dernier. Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire.

La fille longe le quai réservé à l’express de l’aéroport, puis s’arrête brusquement, presque chancelante. Elle se retourne, le visage voilé par l’ombre du grillage anti-pigeons. Un pas sur le côté. La lumière la révèle. Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.

Le chuintement de l’express se rapproche et fend l’air à vive allure. Je m’adosse contre un pilier, à l’écart, et laisse la douceur printanière m’envahir. Les haut-parleurs aboient l’ordre de s’éloigner de la bordure du quai. Le crissement métallique des essieux absorbe d’abord le frémissement des arbres, les querelles joyeuses des moineaux puis recouvre de sa plainte le reste des bruits du monde dans une légère odeur de brûlé.

J’avance d’un pas. La fille me considère, surprise, presque inquiète. Elle a compris. Moi aussi. Un autre pas. Avec la fragilité d’une funambule, elle s’approche des voies et défie mon regard. Trop près du bord. Enlisés dans leur indifférence, le nez sur leur téléphone, les autres voyageurs ne remarquent rien. Le souffle sec de l’express fouette les premiers mètres du quai dans un vrombissement qui fait tressaillir mes semelles. Une impression de déjà-vu me happe soudainement.
De nouveau la fille chancelle et se précipite vers le train.

5
Après l’école, une voisine nous récupérait, le temps que ma mère accoure de l’autre bout de Londres pour nous donner le bain et préparer notre dîner. Ma naissance avait bouleversé ses dix-sept ans, bien sûr, mais la tendresse l’emportait toujours sur la fatigue et elle ne manquait jamais de nous couvrir de baisers lorsque la voisine nous restituait. L’autre, lui, rentrait tard de ses chantiers. Parfois sobre.
Un soir, elle n’est pas venue. Lauren avait six ans. Moi, trois de plus. La voisine avait tenté de joindre ma mère plusieurs fois, en vain. L’autre a sonné à la porte, le regard rouge, l’haleine fatiguée d’alcool, une enveloppe décachetée à la main. Il a remercié brusquement la voisine dont les yeux mouraient d’indiscrétion et nous a ramenés chez nous. Il venait de trouver le mot que ma mère avait abandonné dans la cuisine le matin même. Elle nous quittait ; nous, l’autre, l’Eden. Pour un homme et pour un pays : l’Espagne. Il a parcouru les lignes plusieurs fois à voix basse, en répétant qu’il n’avait rien vu venir. Entre ses doigts, un petit objet scintillait dans la lumière tremblante du plafonnier. L’autre n’en détachait pas les yeux. Soudain il s’est mis à chialer, à tousser comme un jour de rhume des foins. Lauren s’est approchée et a bredouillé « atchoum Papa ». Il a levé la tête. Nous existions. Il a chialé de plus belle avant de s’en prendre à Lauren qui réclamait Maman et de me coller une beigne au moment où j’ai voulu la protéger. Il a enfoncé la lettre dans sa poche, abandonné le petit objet devant lui, puis nous a plantés tous les deux dans la cuisine avant de foutre le camp au pub. Je me retenais de pleurer, pour Lauren, pour qu’elle ne se noie pas dans tout ce chagrin, et puis aussi parce que l’autre me répétait depuis toujours que je ne serais jamais un homme si je passais mon temps à chougner comme ça. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu pleurer jusqu’alors. Sur la table, l’alliance de ma mère avait cessé de scintiller.

Souvent je tape son nom sur Internet à la recherche d’une existence virtuelle. Jamais elle ne s’est façonné de vie heureuse sur les réseaux sociaux ici ; elle trouvait à peine le temps d’être triste. Je sais que la traquer ne sert à rien car disparaître est un droit. Je me suis renseigné. N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder. Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa famille sans son autorisation. La loi permet aux gens qui le souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs gosses. J’espère qu’un jour – à Lauren, je dis même que j’en suis sûr – ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom. Je ne sais pas. Je lui ai inventé de nouveaux enfants avec l’homme qui nous l’a volée. Nous nous ressemblons un peu, eux et nous.

J’ai acheté un ordinateur en même temps que ma console de jeux dans une boutique d’occase. De recel en réalité. Je le partage avec Lauren, le temps de gagner assez pour lui en offrir un à elle. En fond d’écran, j’ai choisi un paysage de Benidorm. L’autre ressasse que notre mère s’est installée là-bas, avec son maquereau comme il l’appelle. Elle a dû le mentionner dans sa lettre. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais lue. Il l’a brûlée, avec toutes les photos d’elle.
Les tours en Espagne sont beaucoup plus belles que l’Eden. Elles rappellent les couleurs du coucher de soleil et oscillent dans une chaleur permanente, le long d’une grande plage toute jaune avec ma mère et sa nouvelle vie, sûrement, en bikini quelque part dessus. Le reste nous l’avons inventé, Lauren et moi. Enfin, surtout moi au début parce que Lauren était trop petite. Ma solitude mémorisait les noms et les images sur la carte d’Espagne que je gardais sous mon oreiller. Le soir, je les racontais à ma sœur pour la voir sourire. Avant de nous coucher, nous guettions les avions par la fenêtre, persuadés que l’un d’entre eux nous la ramènerait, qu’elle pousserait la porte de l’appartement pour venir nous chercher. Elle constaterait qu’ici, rien n’a changé. »

Extrait
« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine», suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, «si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner». C’était mieux payé que d’ouvrir des cartons chez Mister Ferguson.
Alors j’ai appelé. » p. 63

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Dorchamps, Paris, 20 mars 2019

Olivier Dorchamps © Photo DR

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement. (Source: Éditions Finitude)

Page Facebook de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#fuirleden #OlivierDorchamps #editionsfinitude #hcdahlem #secondroman #68premieresfois #pocket #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Par-delà l’attente

MINKOWSKI_par_dela_lattente  68_premieres_fois_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Au moment où le verdict va être prononcé, l’avocate chargée de défendre Christine Papin revient sur cette affaire et sur son parcours. Elle espère que le jury sera sensible à ses arguments et ne condamnera pas sa cliente à la peine capitale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’avocate de l’affaire Papin

Dans son premier roman, l’avocate Julia Minkowski a choisi de revenir sur le procès des sœurs Papin au Mans en 1933. Un fait divers emblématique qu’elle aborde à travers le regard de Germaine Brière qui défendait Christine Papin.

Certains faits divers sont passés à la postérité comme ceux de Landru, de Violette Nozière, du Docteur Petiot ou encore l’affaire Dominici. Il en va de même pour les sœurs Papin, deux employées de maison accusées d’un double meurtre sur leurs patronnes, Mme Lancelin et sa fille, au Mans en février 1933. L’affaire a du reste déjà été traitée par les écrivains, les cinéastes et les dramaturges sous différents angles, de Jean Genet avec Les Bonnes à Claude Chabrol avec La Cérémonie. L’originalité du roman de Julia Minkowski tient dans l’angle choisi, celui de l’avocate de l’une des prévenues, Christine Papin.
C’est au moment où les jurés se retirent pour délibérer, après sa plaidoirie, que s’ouvre le roman. Germaine Brière regarde ses deux clientes retourner en cellule en se disant qu’elle a raté son coup. La ligne qu’elle avait choisie était pourtant convaincante, Christine était aliénée et devait par conséquent bénéficier de
l’article 64 qui stipule qu’il «n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action». Quant à Léa, elle devait être mise hors de cause étant arrivée sur les lieux après le double meurtre. «Une folle et une innocente. Un double acquittement.»
Sauf que ce procès, qui retient l’attention des médias, dépasse déjà ce seul cadre juridique. Les magistrats n’ont pas pu oublier la dimension politique et sociale dont la presse s’est emparée. Les bourgeois contre les domestiques, mais aussi les magistrats-patriarches contre les femmes.
Alors que se joue le sort de Christine et Léa, Germaine se remémore ses années durant lesquelles elle a suivi ses études et ses difficultés à se faire accepter dans ce milieu masculin. Il lui aura fallu un certificat de virginité et un procès pour parvenir à être inscrite au barreau.
«À compter de ce jour, on avait vu Me Germaine Brière sillonner fièrement la Sarthe au volant de sa Citroën. De tribunal en tribunal, elle plaidait les petites affaires civiles et commerciales, correctionnelles et criminelles, de cette clientèle insolite. Familière des bureaux des greffes et des parloirs de la prison, elle était devenue incontournable. Dans leurs dépêches, les échotiers locaux soulignaient toujours le talent dont elle faisait montre dans ses plaidoiries.»
Un talent qui n’aura toutefois pas suffi à éviter une première condamnation à mort, ni à arracher la grâce du Président de la République. Une expérience forte qui convaincra Germaine de l’inanité de la peine de mort. La chronique d’autres affaires qu’elle traitera par la suite, ses déboires sentimentaux et ses problèmes de santé éclairent l’état d’esprit de l’avocate au moment du verdict.
Julia Minkowski, en habituée des prétoires, a bien compris que «la machine bourgeoise était en marche pour venger un de ses membres» dans ce procès et que «les notables étaient mobilisés, solidaires dans l’adversité.»
La romancière plaide pour la féminisation des tribunaux. On serait tenté d’ajouter que le bon sens l’exige, mais que le combat est loin d’être gagné.

Par-delà l’attente
Julia Minkowski
Éditions JC Lattès
Premier roman
224 p., 00,00 €
EAN 9782709669429
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, au Mans, à Champagné ainsi qu’à Angers, Paris et Rueil-Malmaison ainsi qu’à Tréboul en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule durant la première moitié du XXe siècle

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Mans, 29 septembre 1933. Maître Germaine Brière prononce les derniers mots de sa plaidoirie. Sur le banc des accusés, les sœurs Papin, les deux bonnes qui ont tué leurs patronnes. Il est minuit passé, les jurés rejoignent la salle des délibérations.
Dans le palais désert, Germaine attend le verdict. Elle se remémore les combats de sa vie. Bientôt, elle sera l’avocate qui a sauvé les domestiques assassines ou celle qui a échoué face à une justice d’hommes et de notables. Le triomphe ou la honte. Ne reste qu’à espérer…
Au cœur d’un fait divers qui ne cesse de fasciner, Julia Minkowski brosse le portrait d’une femme libre et révoltée.
En nous plongeant dans la psyché de sa consœur, figure oubliée de l’histoire, maître Julia Minkowski déploie avec maestria sa plume de romancière dans un premier texte puissant et vibrant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actu juridique (Céline Slobodansky )
Blog Vagabondage autour de soi
Lettres exprès
RTL Podcast Les voix du crime
Blog de Gilles Pudlowski
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe
Blog Mémo Émoi
Blog Culture 31


Julia Minkowski présente Par-delà de l’attente © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Le Mans, vendredi 29 septembre 1933.
— Nous n’implorons pas la pitié pour ces jeunes filles. Pas une seule fois je n’ai fait appel à vos cœurs. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de pitié, mais de justice. Ce n’est que la justice que nous demandons pour celles qui sont là et qui y ont droit. Notre seul désir, c’est de pouvoir vous faire partager l’ardente conviction qui nous anime. Ce que nous vous demandons ne peut pas choquer vos consciences. Nous ne voulons que la vérité, et nous la recherchons passionnément dans cette affaire.
Germaine marqua un silence.
Elle regarda furtivement l’horloge de la salle d’audience, accrochée derrière la chaire où était perché le procureur de la République. Minuit allait bientôt sonner, elle plaidait depuis plus d’une demi-heure. Il était temps d’en finir avec sa péroraison, seule partie du discours qu’elle avait pris pour habitude d’écrire. Ma béquille pour trouver les derniers mots, se rassurait-elle.
— Vous êtes, messieurs les jurés, notre suprême espoir, celui vers lequel nous nous tournons désespérément, en vous suppliant de nous aider dans notre recherche de la vérité. Oui, aidez-nous, messieurs les jurés, aidez-nous à faire toute la lumière, faites ordonner cette nouvelle expertise mentale, nous ne vous demandons que cela. Vous ne pouvez pas nous le refuser.
Germaine entendit les talons de ses chaussures à brides résonner dans l’ancienne chapelle du couvent de la Visitation. Tandis qu’elle regagnait le banc de la défense, chaque claquement de pas s’envolait vers les voûtes du plafond, le long des six fenêtres hautes.
C’était toujours pour elle un moment embarrassant à la cour d’assises. Tel un comédien qui ne serait pas applaudi après une longue tirade, l’avocat retournait à sa place sans un bruit pour l’accompagner. L’assistance, comme affligée par la piètre qualité de l’orateur, n’avait rien d’autre à opposer qu’un mutisme lourd de sens. Mais ce malaise était le fruit d’une réflexion bien vaniteuse. Elle était la première à le faire valoir à chaque procès : on n’était pas au spectacle.
Germaine s’assit. Pour tous, c’était le signal que sa partie était terminée et que leur attention pouvait se détourner. Le président, ses trois conseillers et les douze jurés trônaient au fond de la nef. Dans le public, les plus chanceux étaient bien installés face à la cour. Les autres se tenaient debout, jouant des coudes, adossés aux murs ou agenouillés. Les tribunaliers et les échotiers étaient serrés sur les bancs de la presse, opposés à l’estrade qui accueillait au premier rang les témoins, au deuxième les avocats de la défense, et au troisième les accusées. Christine et Léa Papin.
Germaine prit une grande inspiration, à la mesure de son soulagement. Elle avait plaidé. Au fil des années, son anxiété à l’approche des audiences ne cessait de croître. Ses trente-six ans ne lui étaient d’aucun secours. « L’expérience est un peigne qu’on donne aux chauves », avait coutume de dire sa mère.
L’angoisse qui l’habitait depuis plusieurs semaines s’apaisait enfin. Les gouttes de sueur qui coulaient entre ses seins, sous le mille-feuille de sa robe d’avocat, sa veste en tweed, sa chemise en soie et son corset, seraient bientôt froides. Elle frissonna.
— Germaine, ça va ?
Elle sentit la main chaude et charnue de Pierre envelopper la sienne. Il avait posé la question à voix basse, avec l’intonation compatissante que prenaient souvent ses proches et qui l’exaspérait. Elle hocha la tête, tâchant de dissimuler son agacement. Son teint était pâle et son souffle encore court, elle le savait. Doucement, elle retira sa main. De ses doigts elle effleura les crans de ses cheveux cendrés le long de son front large et réajusta le chignon bas qui accentuait son port altier.
— Tu as été épatante.
— Ils n’ont pas compris, Pierre.
Elle l’avait senti très vite, au bout de quelques minutes. Et pour être tout à fait honnête, elle l’avait même constaté pendant la plaidoirie de Pierre pour Léa, avant qu’elle-même ne se lève pour Christine. Mais une étincelle d’espoir, celle qu’elle conservait au fond de son cœur depuis l’enfance, lui avait laissé croire qu’elle serait plus convaincante que son ancien camarade de fac. Jamais elle n’était partie vaincue à un procès ni n’avait laissé le défaitisme s’installer pendant une audience. Elle avait foi non pas en la justice des hommes – il y avait bien trop de décisions qui la révoltaient –, mais en elle-même.
Certes, sa mince silhouette faisait moins sensation dans un prétoire que la carrure d’ours de Pierre. Mais comme l’étoile d’une équipe de football, sport qui la fascinait pour ses retournements surprise de fin de match, elle était jusqu’au bout certaine qu’elle pouvait marquer le but de la victoire en plaidant. Cette ferveur était sa force. Cette fois, elle avait dû se rendre à l’évidence : elle avait fait fausse route. Sa faculté d’entrer dans le cerveau des jurés, ce don qui la caractérisait, lui avait manqué. Ce soir, elle n’avait pas su sculpter la matière grise.
— Maître Brière, la cour vous remercie. Accusées, levez-vous !
La voix claire du président prit le relais de celle, rauque et un peu voilée, de Germaine. Combien de fois avait-elle entendu le juge Beucher lancer cette injonction ? Voilà bientôt dix ans qu’elle le pratiquait, autant d’années qu’elle exerçait. Elle le connaissait par cœur. Il allait demander maintenant aux accusées si elles avaient quelque chose à ajouter. Il feindrait d’écouter avec attention la réponse, brève et mesurée, bien préparée, qu’il obtenait à chaque coup. Puis il les inviterait à poursuivre, les fixant de son regard de Méduse, sans un mot.
Meubler le silence, qui sait y résister ? Qui peut rester bouche bée quand le président de la cour d’assises, le dos voûté par son épais costume de velours pourpre, pose sur vous ses yeux, multipliés à l’infini par ceux des jurés à ses côtés ? Il espérait ainsi que l’accusé, parlant trop, écorne l’image édulcorée de lui-même que le défenseur s’était donné tant de mal à imposer à l’audience. « Tais-toi, tais-toi, tais-toi », criait Germaine mentalement, dans cet élan irrationnel qui emporte l’avocat lorsqu’il cherche à transmettre ses pensées à celui qu’il défend. En vain, le plus souvent.
Derrière Pierre et Germaine, leurs clientes respectives se levèrent, synchrones, sœurs siamoises séparées par le garde en képi posté entre elles. Son air circonspect disait qu’il avait passé là l’après-midi et la soirée à se demander comment ces jeunes femmes noiraudes et maigres, de vingt-deux et vingt-huit ans – si obéissantes, si placides, aurait-il presque ajouté – avaient pu commettre une telle abomination. À aucun moment elles n’avaient retiré leurs manteaux, comme si elles ne comptaient pas s’attarder, qu’elles n’étaient pas concernées et ne faisaient que passer. Bien coiffées, bien mises, malgré sept mois de détention. Léa Papin, fourreau en laine noir à col montant. Christine Papin, manteau croisé d’un blanc immaculé. Deux pions sur l’échiquier de la justice.
— Pour celle-ci le bagne, pour celle-là l’échafaud !
Tels avaient été les derniers mots du réquisitoire du procureur. Les avait-il écrits, lui aussi, affûtant l’estocade avant d’entrer dans l’arène ? Les entrailles de Germaine se serrèrent. Ses lèvres pleines, et au dessin régulier, se muèrent en un rictus. Le soulagement égoïste de la fin de la plaidoirie, porté par la libération d’adrénaline que procure l’exercice, était toujours de courte durée. C’était la figure de la Mort que dessinaient les volutes de fumée de cigarette qui saturaient l’air de la salle d’audience. L’assassinat de leur patronne et de sa fille par les deux bonnes, le soir de la chandeleur, le valait bien.
— Accusée Christine Papin, avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? gronda Beucher.
Les yeux clos, Christine répondit par la négative. Elle ne les avait pas ouverts de toute l’audience, et Germaine regretta de ne pas en avoir fait un argument de défense : comment juger quelqu’un dont on ne connaît pas le regard ?
Christine avait prononcé un « non » à peine audible, comme toutes ses déclarations au procès. Germaine se garda bien de le répéter tout haut. Depuis le banc des accusés, les murmures des deux sœurs étaient imperceptibles pour l’auditoire. Tout l’après-midi, elle avait été contrainte de s’en faire l’écho.
— Des enciselures, avait-elle dû préciser d’une voix forte, pour reprendre une réponse de Léa au sujet des blessures post mortem infligées avec un couteau de cuisine à Mlle Geneviève Lancelin, alors âgée d’à peine trente ans.
Une lueur d’horreur était passée d’un juré à l’autre, tel un feu follet. Il arrivait à Germaine d’oublier la prudence indispensable à l’évocation de certains détails du dossier qui, à force d’être étudiés, lui paraissaient presque banals. Les jurés y avaient sans doute décelé un manque d’empathie de sa part. Elle avait perdu un point, marqué un but contre son camp.
Le président n’essaya pas de faire parler davantage Christine Papin. Germaine se pencha vers Pierre.
— Tu vois, lui aussi sait que son sort est joué. Nul besoin d’en rajouter. Pour celle-là, l’échafaud !
Comment avaient-ils pu se fourvoyer à ce point ? Non, c’était injuste pour Pierre. Il était avocat à Tours. C’est moi, se dit Germaine, qui connais les jurés de la cour d’assises de la Sarthe, moi qui aurais dû comprendre, après le tirage au sort, qu’il fallait changer de stratégie. Comment croire que ces jurés-là, cinq cultivateurs, un charron, un charpentier, deux propriétaires terriens, tous de la campagne, pour un agent militaire et deux notaires de la ville, s’élèveraient contre le respectable président Beucher ?
Son fidèle ami Pierre Chautemps, fils de député, frère de ministre, s’était laissé convaincre de faire d’abord le voyage au Mans pour défendre Léa dans cette sordide affaire, puis de demander aux jurés de défier les magistrats en refusant, au nom de la vérité, de rendre un verdict et d’exiger à la place une nouvelle expertise mentale. Cela s’était produit dans une autre cour d’assises, Germaine l’avait lu dans la presse. De là lui était venue cette idée saugrenue. Elle sentit le poids de la culpabilité s’abattre sur ses cervicales, déjà douloureuses.
Devant elle, posé sur la table, son vieux Code pénal était ouvert à l’article 64 :
Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ou lorsqu’il a été commis par une force à laquelle il n’a pas pu résister.
Cet article de bon sens, de progrès, était hérité du droit romain et avait valeur de loi depuis Napoléon. Il ne datait pas d’hier. Dans ce procès, il était la bouée de sauvetage que Germaine essayait désespérément de jeter aux deux sœurs qui se noyaient sous ses yeux. Mais trois aliénistes, désignés comme experts par la justice, dirigeaient le navire et ne comptaient pas faire le détour pour aller les secourir. Pour eux, Christine et Léa étaient saines d’esprit.
Léa, invitée à son tour à se lever une dernière fois pour se défendre, ne fut pas plus bavarde que sa sœur. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces deux-là étaient taciturnes. Sournoises, pouvait-on lire à la ligne « caractère » du bulletin de renseignements en procédure. Beucher fit néanmoins peser sur elle son silence calculateur. Léa avait été disculpée à l’audience par son aînée du meurtre de la mère Lancelin. Le seul pour lequel elle comparaissait, quand Christine elle-même était poursuivie pour le double homicide. L’acquittement d’une des sœurs dans ce dossier était une éventualité qui devait répugner au président. Mais Léa était encore plus coriace que lui quand il s’agissait de se taire. Elle resta muette.
— Je suis sourde et muette, et je n’ai rien à dire.
Voilà ce que Léa avait déclaré au juge d’instruction le soir du crime, sept mois plus tôt. D’une certaine manière, c’était vrai. Léa parlait très peu.
Beucher dut s’avouer vaincu pour cette fois, ce qui procura à Germaine une brève satisfaction. Résigné, il déclara les débats clos, ordonna la remise du dossier entre les mains du greffier Dubois et entreprit la lecture des questions auxquelles le jury allait devoir répondre :
— Question no 1, Papin Christine est-elle coupable d’avoir au Mans, le 2 février 1933, volontairement donné la mort à Rinjard Léonie épouse Lancelin ?
» Question no 2, Papin Christine est-elle coupable d’avoir au Mans, le 2 février 1933, volontairement donné la mort à Lancelin Geneviève ?
» Question no 3, le meurtre ci-dessus spécifié sous le numéro 2 a-t-il précédé ou accompagné ou suivi le meurtre ci-dessus spécifié sous le numéro 1 ?
» Question no 4, ces crimes ont-ils été commis avec des circonstances atténuantes ?
» Question no 5, Papin Léa est-elle coupable d’avoir au Mans, le 2 février 1933, volontairement donné la mort à Rinjard Léonie épouse Lancelin ?
» Question no 6, ce crime a-t-il été commis avec des circonstances atténuantes ?
Avant de déclarer l’audience suspendue, le président rappela aux jurés que le doute devait profiter aux accusées et que la loi ne leur faisait que cette seule question : avez-vous une intime conviction ?
Comme chaque fois qu’elle entendait la lecture de cet article du code d’instruction criminelle, Germaine eut la chair de poule. Et comme chaque fois qu’elle entendait un président enjoindre au chef du service d’ordre de garder les issues de la chambre des délibérations, ce qui la privait définitivement d’accès au cerveau des jurés, elle eut envie de pleurer mais n’en laissa rien paraître. »

Extraits
« Christine était aliénée, et Léa hors de cause, Germaine en était convaincue. Une folle et une innocente. Un double acquittement. Cette nouvelle configuration avait l’avantage de couper court aux protestations qui s’élevaient contre la thèse de l’irresponsabilité: deux personnes ne pouvaient pas être entrées en état de démence en même temps. Pourtant, la littérature psychiatrique connaissait bien le phénomène d’entrainement et la folie à deux, ou même à plusieurs. Depuis sept ans que les sœurs étaient au service des Lancelin, qu’elles partageaient la même mansarde, avaient coupé les liens avec leur mère et vivaient, d’après l’entourage, à huis clos, quel trouble insidieux s’était-il développé en elles, les obsessions de l’une devenant les angoisses de l’autre, et vice versa? Quel rôle la mère et la fille Lancelin avaient-elles joué dans cette partition? Un autre aliéniste, jeune docteur en psychiatrie, avait contacté Germaine car il étudiait le cas des deux sœurs pour ses travaux. Il s’appelait Jacques Lacan.
— Mon intuition est qu’il s’agit à d’un crime par effet de miroir. En tuant leurs deux patronnes auxquelles elles se sont identifiées, vos clientes se sont tuées elles-mêmes. » p. 55-56

« À compter de ce jour, on avait vu Me Germaine Brière sillonner fièrement la Sarthe au volant de la Citroën. De tribunal en tribunal, elle plaidait les petites affaires civiles et commerciales, correctionnelles et criminelles, de cette clientèle insolite. Familière des bureaux des greffes et des parloirs de la prison, elle était devenue incontournable. Dans leurs dépêches, les échotiers locaux soulignaient toujours le talent dont elle faisait montre dans ses plaidoiries. Avec deux ou trois autres, dont Félix, devenu premier adjoint au maire, elle comptait désormais parmi les personnalités du barreau.
Le bâtonnier Simon devait se retourner dans sa tombe, Il était mort un dimanche, étouffé par un morceau de gigot avalé de travers dans une brasserie, deux ans après avoir exigé, devant la cour d’appel d’Angers, que Germaine produise un certificat de virginité pour prouver sa bonne moralité. » p. 92

« La machine bourgeoise était en marche pour venger un de ses membres, et ces derniers n’hésiteraient devant aucun moyen, quitte à bafouer leur serment, pour parvenir à leurs fins. Les notables étaient mobilisés, solidaires dans l’adversité. Ils réclamaient la tête de ces pauvresses, qui avaient massacré deux des leurs. Et elle, Me Brière, que faisait-elle pour lutter contre ce rouleau compresseur? Des forces, là, dehors, n’attendaient que son signal pour prendre la défense des deux bonnes. Mais ces forces n’avaient aucun poids sur la justice. À quoi bon les actionner? Il fallait éviter ce bras de fer. Politique et justice ne faisaient pas bon ménage. » p. 110-111

À propos de l’auteur
MINKOWSKI_julia_©patrice-normandJulia Minkowski © Photo Patrice Normand

Julia Minkowski est avocate pénaliste, associée au cabinet Temime. Elle est l’auteure de L’avocat était une femme avec Lisa Vignoli. Par-delà l’attente est son premier roman. (Source: Éditions JC Lattès)

Page Wikipédia de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice
Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#pardelalattente#auteur #editions #hcdahlem #roman #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #premierroman #soeurspapin #68premieresfois #primoroman #justice #VendrediLecture #NetGalleyFrance #roman #primoroman
#livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie @leclubdesfemmes

Une légère victoire

OULTREMONT_une_legere_victoire

  RL_2023 coup_de_coeur

En deux mots
Nour renverse et tue accidentellement une jeune femme. La victime était la fille de Yarol, un repris de justice qui finit de purger sa longue peine. Tous deux ont du mal à se remettre de ce drame. C’est alors que Yarol propose à Nour de venir le voir en prison.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une rencontre et deux vies qui basculent

Le troisième roman d’Odile d’Oultremont raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme qui purge une longue peine de prison. Il lui a proposé de la rencontrer après avoir appris que c’était elle qui venait de tuer accidentellement sa fille. Un rendez-vous fort en émotions.

Nour Delsaux est assistante de rédaction dans un quotidien. Yarol Ponthus est en prison depuis près d’un quart de siècle. Constance Rodriguez est orpheline et dépressive. Un jour ordinaire, plombé par une météo tristounette, Nour renverse Constance, la fille de Yarol. Elle meurt sur le coup.
Quand le prisonnier apprend la mort de sa fille, c’est sa seule raison de vivre qui s’effondre. Lui qui redoutait le jour où, après avoir purgé sa peine, il retrouverait la société des hommes, n’a désormais plus aucune envie de sortir. En prison, il a désormais ses habitudes, son coin de potager et Zoltan, avec qui il partage sa cellule. Et les obsèques de Constance, auxquelles il a été autorisé d’assister, n’ont fait que le traumatiser davantage.
Le moral de Nour n’est guère meilleur. Elle se sent coupable, comme Yarol, elle a tué. «Elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle».
Quand elle reçoit le courrier de Yarol l’invitant à lui rendre visite en prison, elle ne comprend pas sa démarche. Mais quand Jeff, son compagnon, lui intime l’ordre de ne pas y aller, elle décide tout à la fois de se séparer de cet homme si intransigeant et si peu à l’écoute et d’accepter la rencontre. Même si elle ne comprend pas vraiment ce qui motive cette demande.
Comme dans ses deux précédents romans, Les Déraisons et Baïkonour, Odile d’Oultremont s’attache aux rencontres improbables, aux échanges inattendus. Entre l’assistante de rédaction et le taulard, le choc est extrême. S’il ne s’agit pas ici d’un vertige amoureux, le sentiment qui unit ces deux parfaits inconnus est tout aussi fort. Ils sont rongés par la culpabilité. La romancière montre avec beaucoup de sensibilité combien leur confrontation va les pousser à envisager différemment les choses, en tentant de se mettre à la place de l’autre. Une remise en cause qui va entraîner le lecteur à se positionner. Et ce n’est pas là la moindre des vertus de ce roman qui une fois encore confirme tout le talent d’Odile d’Oultremont.

Une légère victoire
Odile d’Oultremont
Éditions Julliard
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782260055716
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ains qu’à Saint-Remy, dans la banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est ahurissant à quel point une phrase, une seule, constituée des mêmes mots, en tous points pareils, a suffi à rendre à Nour son monde entier et à faire éclore en Ponthus les prémices d’une vérité dont aucun parent ne voudrait.»
Chacun à sa manière, Nour Delsaux et Yarol Ponthus sous-vivent. L’une est enfermée dans une existence où elle se satisfait de petits arrangements avec elle-même, l’autre est écroué depuis un quart de siècle dans une cellule de huit mètres carrés. En février 2020, dans d’étranges circonstances, la trajectoire de l’un percute celle de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Douce est la nuit sur Paris. Nour marche en léger retrait de cet homme qu’elle appelle Jeff, diminutif de Jean-François. Il la tient par la main. Entre eux, une distance égale à deux bras tendus. Les cheveux blonds de la jeune femme, brossés de part et d’autre d’une raie centrale, forment comme les ailes d’un goéland. L’application que Nour déploie à trotter sur ses talons trop fins, à la même cadence rapide que son amoureux, le sien depuis vingt et un mois, est séduisante. Sous ses pieds, le trottoir est humide, elle est attentive aux fêlures dans la pierre, aux trous par endroits. Jeff avance vite, elle sautille derrière, la démarche imposée par ses foutues échasses est chancelante mais il fallait être bien habillée ce soir, élégante sans en faire trop, dans sa tête, elle répète ses gammes : Bonsoir Monsieur, bonsoir Madame, votre fils est une merveille, j’ai une chance folle, c’est absolument délicieux, la truite saumonée est divine, quel honneur pour moi de dîner à votre table, allez-y, s’il vous plaît, je vous en prie, contez-moi votre vie passionnante…
Un instant, Nour s’est égarée.
— Ça va ma chérie ?
Jeff se retourne vers elle, l’instant d’un sourire, il est tendu, un dîner chez ses parents, c’est quelque chose, un moment important, une fièvre toujours, au contraire de ceux passés chez la mère de Nour, qui ne suscitent ni affres ni embrasement.
Le grand boulevard bordé de noyers anciens est à deux voies. Il charrie le bruit des voitures qui s’y croisent dans un léger fracas, ça claque en douceur et, tout autour, la ville se prépare à dormir. Le large trottoir n’en finit pas de couler sous ses pas, on dirait une rivière juste avant la débâcle. Au numéro 258, la porte en bois vernis s’ouvre, tractée par le poignet gracieux de Maurice, soixante-sept ans dans la vie et vingt-cinq en fonction dans cette imposante demeure en pierres de France. La façade grise, fraîchement ravalée, s’étire sur 12 mètres au moins. « Le Château », comme elle ironise parfois. Jeff embrasse Maurice, Nour le remercie, les manteaux sont ôtés et posés au vestiaire. Devant eux, le hall est vaste, au sol des carreaux de marbre blanc et noir dessinent un gigantesque échiquier, on dirait l’entrée d’un palace londonien. Dans un coin, deux fauteuils laqués dorés, tapissés d’un tissu à fleurs rose, trônent sur un carré de laine bouclée couleur poudre. À chacune de ses visites, Nour se demande qui peut bien s’asseoir là. Pour faire quoi ? Une pause avant de monter l’escalier central, magistral, placé comme une invitation à grimper à l’échelle sociale ?
— Tu es magnifique, souffle Jeff.
— Toi aussi, répond Nour.
Sur le moment, elle n’a pas d’autre idée.
Il doit y avoir une quarantaine de marches. Personne, c’est certain, n’a jamais compté. La robe noire de Nour est courte mais pas trop, son décolleté affirmé mais pas vulgaire, elle a enfilé des bas légers, la mi-saison regorge d’interrogations essentielles de ce genre, trench ou manteau, collants ou jambes nues, cachemire ou fil de coton. Nour, en réalité, s’en contrefout, la problématique affleure trois fois l’an, uniquement lorsqu’il s’agit de venir ici et de dîner avec ces gens.
Depuis trois ans, le père de Jeff est ministre de l’Industrie et son épouse, la mère de Jeff, femme-de-ministre-de-l’Industrie.
— Dans la famille, ça a globalement rendu tout le monde assez con.
C’est ainsi que Jeff avait décrit la situation à Nour une semaine après leur rencontre.

Et ça lui avait plu, la façon décontractée dont cet homme engageant, un grand brun sacrément baisable, avait qualifié ce fait exceptionnel, avec humour et sans esbroufe. La réalité, par la suite, avait été plus ambiguë.
Rapidement, Nour avait compris que la nature de son poste d’assistante de rédaction au journal Le Monde suscitait une sorte de malaise, à la fois parce qu’elle travaillait dans un média réputé de centre gauche alors que le ministre Tanguy Éluard appartenait à une majorité de droite ; mais aussi parce que sa position au sein du journal, insignifiante en réalité, sans aucun pouvoir ni ambition d’en avoir, faisait d’elle une espionne dans la place, certes, mais de bien modeste facture. Ce qui, compte tenu de l’éminent statut du ministre, semblait désobligeant.
Durant les premiers mois de leur histoire, Jeff avait semblé rejeter l’idée qu’il puisse y avoir, même inconsciemment, deux camps au sein de son entourage proche. Et puis un jour, au retour d’un voyage d’affaires en Angola, Nour l’avait surpris qui murmurait au téléphone avec son père, dans une discrétion relative. Alors, sans détour, elle avait éclaté de rire, le ridicule de la situation s’était emparé d’elle, l’avait enlacée comme une étole gigantesque, elle n’avait rien pu faire d’autre que se gausser. Comme si elle avait l’intention de les trahir, le ministre et son fils, quoi qu’ils aient pu conspirer tous les deux ! C’était si mal la connaître, si mal l’apprécier surtout ! Plutôt que de reprocher à Jeff sa soudaine et ridicule paranoïa, elle avait choisi d’en rire, elle était tellement gênée pour lui qu’il puisse penser qu’il fallait se protéger d’elle, au point de chuchoter grossièrement derrière un rideau comme au temps des vaudevilles et de la guillotine. Ça n’avait fait marrer qu’elle. À compter de ce jour, peu à peu, Jeff s’était mis à revêtir une étrange armure de fils de ministre, de plus en plus épaisse, une sorte de cape censée le préserver d’agressions extérieures dont il ne fut jamais capable de déterminer la nature précise.
Alors, imperceptiblement, leur vie avait continué, leur amour aussi, mais d’une façon un peu différente, comme s’ils partageaient désormais la même pitance mais qu’ils s’abreuvaient à deux sources discordantes.
— Bonsoir, ma jolie.
Tanguy Éluard procède ainsi lorsqu’il ne se souvient plus du prénom de Nour, en lui attribuant un inoffensif sobriquet coquin qu’il attribuerait à n’importe quelle minette de passage.
— Bonjour, Tanguy.

À dessein, elle se retient de l’appeler Monsieur le ministre en retour, bien qu’il ne lui ait jamais donné l’autorisation de procéder d’une autre manière, dès lors il affiche un air brièvement contrit, la désapprobation se lit clairement dans ses yeux, mais que peut-il maintenant qu’elle a osé ? Il se tourne vers son fils, lui expédie une étreinte couplée d’un sourire forcé afin d’évacuer son courroux. Jeff a entendu, il est secrètement navré pour son père, pourtant, à Nour, il ne reprochera rien. À quoi bon tenter d’éduquer quelqu’un qui se refuse à l’être ? Au bout de quelques longues minutes à gober des olives dénoyautées en faisant un bref point sur l’état mental et physique de chacun, Madame la ministre qui, dans l’intimité, se prénomme Agathe, invite les convives à passer à table. Elle le fait d’un geste délicat, ses mains aux longs ongles bardés d’un vernis rubis brassent un air pleutre de salon mondain, constitué d’invisibles compromis en tout genre. Agathe est la reine des angles arrondis qu’elle polit avec énergie dans le sillon de son mari hâbleur. Nour la considère avec compassion, pour rien au monde elle n’aimerait être à sa place, quelle sorte de femme fait encore ce choix-là, celui de l’ombre perpétuelle avec, pour seul salut, les rires forcés d’une blague au formol et de la tarte fine au dessert. Parfois, Nour ose des questions plus personnelles à la mère de Jeff, un audacieux « comment allez-vous, chère Agathe ? » Mais la maîtresse de maison, bien que reconnaissante, botte en touche car parler d’elle n’est pas une option, et ses réponses – « bien, bien, Tanguy travaille beaucoup » ou « il a une vie à cent à l’heure, mais on ne va pas se plaindre » – sont l’aveu sans cesse répété d’une seconde place acquise pour l’éternité.

Ensuite, le dîner se déroule entre soufflé de homard et tournedos à la crème, tout ce qu’elle déteste, ces menus de l’an quarante que plus personne ne propose ailleurs que dans ces endroits où les traditions sont maintenues sous des cloches en porcelaine, assorties de privilèges dont quelques rares personnes se sustentent encore.
— Un tournedos à la crème, putain… D’écrevisses en plus. Un terre-mer.
Deux jours plus tard, avachie dans un canapé trop mou à siroter un café serré, Nour décrit le reste de la soirée, un supplice, à Rosalie, son amie journaliste rencontrée à la fac, engagée ensuite à Libé au service Culture, il y a cinq ans, pendant que Nour remplit encore des formulaires de déduction fiscale pour les déjeuners de son patron.
— J’ai été promue.
— Non ?
Nour ne s’étonne que pour la forme. Rosa est une travailleuse acharnée, elle l’a toujours été, l’exact opposé d’elle-même, et sa promotion n’a rien d’une surprise.
— Je m’occupe des portraits de quatrième de couv. Avec Sébastien. On est deux.
De joie, Nour pousse un cri d’Indien.
— Tu devrais écrire un papier sur mon beau-père. Une belle photo au gros grain en noir et blanc avec un titre un peu choc…
— « La crème de la crème » !
Rosa se marre et Nour se redresse pour ne pas avaler de travers.
— Tu réalises que le mec n’a pas arrêté de parler de prise de risque politique et de louer l’importance d’avoir confiance en les gens, de faire confiance ? Et, à côté de ça, il a passé son temps à se sentir agressé par tout, les opinions des autres, sa putain de sauce aux crustacés, la fumée de ma clope, le bruit des voitures.
Lasse, Nour relate sa conversation de l’avant-veille avec le ministre. Elle lui a raconté avoir acheté une automatique, silencieuse et propre, Éluard soupirant aussitôt, c’est le genre de considération qui l’assomme, du politiquement correct à l’emporte-pièce, ces gens qui se croient écolos parce qu’ils conduisent une hybride… Ses mots fatigués ont rebondi sur sa lèvre inférieure ourlée comme un tuyau avant de tomber dans un mépris saisissant. Dans un premier temps, Nour s’est rebiffée, vous pouvez pas dire ça, même Jeff a osé une plainte contre son père, que ce dernier a ignorée en changeant de sujet, ajoutant au mépris l’indifférence. Et voilà qu’il était déjà l’heure de s’en aller. Nour ignore si elle se sent plus frustrée à l’idée de ne pas avoir assez tenu tête au ministre ou de constater une fois de plus qu’il n’est rien d’autre qu’un autosatisfait usé aux idées politiques réchauffées au silex.
— C’était joyeux comme un parking souterrain, deux heures assise sur une chaise en velours à écouter le roi tenir un crachoir tellement éculé…
Rosa se marre, elle aime le reportage des soirées de son amie au Château. Officiellement, Nour a l’interdiction de raconter ce qu’il s’y passe, à ses amis, à ses collègues, c’est une proscription de principe, instaurée par Jeff quelque temps auparavant, pour éviter les malentendus, à laquelle elle a accepté de souscrire pour la paix de son ménage. La vérité, c’est qu’elle n’en fait rien, le récit bien trop excitant à mettre en mots agit aussi comme une catharsis, pour rien au monde elle ne se priverait de répandre les aberrations narcissiques d’un serviteur de l’État.
— Parfois je me demande : pourquoi tu restes avec Jeff ?
— Jeff n’a rien à voir avec son père. Nour dit ça en haussant les épaules. Il ne fait pas de politique et il n’en fera jamais. Et puis, accessoirement, je l’aime.
Rosalie sourit.
— C’est vrai qu’il est sympa.

La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Alors Yarol Ponthus procède comme d’habitude. Il orchestre sa toilette matinale comme une fourmi à l’ouvrage, l’espace est exigu, il connaît parfaitement sa partition. Sa routine, artisanale, fabriquée comme il peut, avec les moyens du bord ; un pain de savon jaunâtre pour le corps et du shampoing, la marque discount de chez Carrefour, toujours le même, depuis vingt-quatre ans. Il examine la surface de ses dents ambrées dans le miroir fendu puis se place sous le jet de la douche délimitée par deux murets en angle droit dans le coin de sa cellule. Huit mètres carrés rien qu’à lui. Un lit, un bureau, une armoire et un petit frigo sont disposés le long d’un mur, un écran de télévision est fixé en hauteur, à droite de la fenêtre. Au sol, deux paires de chaussures sont alignées à côté d’un réchaud en fonte. Un quart de siècle qu’il habite dans cette espèce de misère, une tanière, à peine plus d’un profond creux dans le mur, alors, pour éviter frustrations et déconvenues, il a appris autant que possible à tenir à l’écart les éléments du réel.
Lui, ce qu’il aime, c’est la philosophie. Avec elle, il n’y a rien de palpable ni d’artificiel, que des idées. Des citations de Nietzsche – « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur » – et de Schopenhauer – « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre » – sont méthodiquement punaisées sur les murs de son cachot, vibrant de promesses impossibles ; il connaît ces deux phrases par cœur et tant d’autres dans le même genre, purgations de pacotille qu’un quotidien de quasi-inaction invite à considérer doublement. Il enfile un survêtement sous l’épaisse lumière d’un néon malade, qui clignote souvent, faute d’un entretien régulier. Ses chairs à moitié nues sont aussi blanches que l’écume, le soleil pénètre à peine dans ces mitards aux fenêtres étroites qu’assombrissent de solides barreaux et, aux carreaux des vitres, une poussière impérissable.
Dans le bâtiment C, entièrement dédié aux détenus en fin de peine, à qui l’on accorde un régime pénitentiaire allégé accompagné d’un programme progressif de réinsertion, la journée débute comme la précédente et toutes celles d’avant. En captivité, se brosser les dents est une activité dont l’intérêt premier est d’éprouver. Yarol se sent à la manœuvre et il aime ça. Il polit sa plaque dentaire et ce simple geste est l’irréfutable preuve qu’il existe encore, son corps et son esprit s’échinant à prendre soin l’un de l’autre.
Dans le couloir, les autres s’adonnent à leurs singeries habituelles, il entend les voix qui jaillissent fort et des rires familiers. Sa porte est ouverte de 7 heures du matin à 7 heures du soir sur l’univers du couloir, une trentaine de mètres de part et d’autre, jalonnés de cellules comme la sienne, chacune occupée par un individu seul. À 7 heures 30, les auxiliaires, ces prisonniers qui prétendent au service général, s’occupent de l’entretien du bâtiment, des cantines, ou récurent les coursives à la flotte javellisée, mi-fiers, mi-foutraques, voyant en leur affectation l’occasion de faire s’écouler le temps. Au même moment, un groupe d’internés se rend aux ateliers de services techniques où les hommes réparent le matériel carcéral en échange d’un salaire quasi nul.
Quoi qu’il fasse, ici, Yarol est respecté, c’est l’apanage d’un vieux comme lui, que la plupart d’ailleurs surnomment « Boss ». Il a passé plus d’années à l’ombre que dehors, ça en dit long sur ce qu’il a fait. Son ancienneté dans l’établissement lui assure, depuis lors, la déférence de la hiérarchie et des taulards, et son bon comportement le respect de l’administration. Même Quentin Bompieux, le directeur, lui voue une certaine admiration. Lorsqu’on lui parle de Yarol, il le décrit comme l’ADN de la prison. Arrivé il y a seize ans, après deux fois quatre années dans un quartier de haute sécurité situé dans le nord de la France, un bahut pour DPS, « détenus particulièrement surveillés », Yarol a été muté en 2006 à Saint-Rémy, près de Paris, quelques semaines avant l’arrivée du directeur. Il incarne en quelque sorte les archives de la genèse de Bompieux, la mémoire de ses aurores professionnelles. De cette époque, à part eux deux, il ne reste plus personne. Les autres ont été transférés, libérés ou sont morts. Bompieux est bien incapable de décrire ce qui, par ailleurs, le touche chez Yarol. Est-ce sa faculté à considérer les crimes qu’il a commis comme une part indéfectible de lui-même, en assumant sa responsabilité pleine et entière ? En contrepartie de ces vies ôtées, Yarol a décidé de posséder ses homicides, comme un bien meuble, de les faire siens, afin d’en contrôler les causes mais aussi les conséquences. À sa façon, Yarol est un sage qui s’est aventuré jusqu’au point le plus avancé de l’ignominie pour le devenir.
À l’extérieur, il n’a gardé aucun lien. Ni famille, ni ami. Les êtres humains qu’il côtoie sont reclus ou gardiens. Parfois, il demande à rencontrer un psy et, depuis peu, la date de sa libération approchant – dans six mois –, il a des rendez-vous réguliers avec une conseillère d’insertion et de probation, Mme Lacey, une grosse dame invariablement vêtue d’un pantalon beige et d’un polo bleu marine. Elle est affable et sympathique mais Yarol la trouve assez vilaine avec ses cheveux courts aubergine et ses lunettes rouges. Le drame, pense-t-il souvent, c’est qu’il ne sait plus à quoi ressemblent les femmes. Bien sûr, il en voit à la télé, allumée toute la journée, mais l’image ne dispense en rien le parfum d’un corps, la musique d’une voix ou l’enchantement d’un geste.
Lacey plaisante souvent. Elle aime à répéter : « je suis celle qui dit oui », alors qu’au même moment elle révoque un nombre impressionnant d’espoirs auxquels Yarol s’était accroché naïvement, espérant entrevoir dans le scénario de sa libération des fragments de consolation. En réalité, elle est celle qui dit non à presque tout, en concluant d’un air faussement désolé : « J’aide à la réinsertion, pas au carnaval de Rio. » Et ça lui fait une belle jambe à Yarol, cet humour à la con.
Ça fait un an, sur les bons conseils de la dame, que Yarol prépare un CAP agricole qu’il terminera dehors – il a choisi cette filière parce que, depuis quelques années, il s’occupe du potager de la prison, un terrain maigrelet de 10 mètres carrés planté au beau milieu de la cour. En promenade, les captifs marchent autour et forment une procession étrange, un genre d’incantation aux tomates et aux carottes de Yarol, des légumes qu’il bichonne comme s’ils étaient ses mômes. Avec le temps, il a appris à tailler les plants, prélever les boutures et arroser à leur juste mesure. Il aime regarder pousser les fraises et les piments, il lui arrive de choisir les semences et de procéder à quelques aménagements. Il ne s’agit pas vraiment d’une passion, mais occuper ses mains à travailler la terre, c’est autant d’heures à ne penser à rien. De là à étudier l’agriculture…
Optimiser sa réinsertion, c’est aussi choisir une voie pour augmenter ses chances de trouver un travail à la sortie et de s’autonomiser financièrement. Il a entendu cette phrase des centaines de fois mais elle n’imprime rien en lui. Le retour à la liberté, la grande magie supposée d’un nouveau contact à la vie, très peu pour lui. Yarol a le sentiment d’un exil, d’un glissement. De la perspective de quitter ces murs devrait jaillir l’exaltation d’une renaissance mais c’est au contraire une grande anxiété qu’il ressent. Une frayeur, en tous points pareille à celle qu’il a si puissamment éprouvée à la mort de son père, ce père qu’il n’a pourtant jamais connu, une trouille infinie, dont il parlera longuement aux jurés d’assises vingt-six ans plus tard, lorsqu’il sera condamné à une peine de vingt-cinq années incompressibles, J’ai pris sa mort dans la gueule et à partir de ce moment-là, j’ai eu peur tout le temps.

Il ose l’avouer à Lacey parfois. Sa future libération conditionnelle le terrifie. Enfermés depuis ce qui lui semble être mille ans, son corps et son esprit plus encore ont tous deux oublié que la part la plus intéressante de chacun réside dans ce qu’on ne peut pas prévoir. De sa sortie auraient pu advenir de nombreuses opportunités ; au lieu de ça, il est convaincu que le monde hostile ne lui réservera qu’une place de figurant ou de banni, une arrière-position dont personne ne voudrait.
— Dehors, il y a Constance.
Toujours, Lacey insiste sur cet aspect-là, délicat, indomptable, presque sauvage mais fondamental, de sa nouvelle vie. Yarol ignore quoi faire de cette information. Elle lui apparaît comme une furie tourbillonnante qui s’enroule autour de lui et à mesure qu’il y songe, il se sent contraint de tout lâcher d’un coup, ses doutes autant que ses certitudes, au profit d’un espace vierge, peuplé de vides et de silences, grand comme un désert et au milieu duquel se trouve Constance, qui l’observe, impavide. Il espère un sourire ou une main tendue mais, sur le visage de sa fille, il n’y a rien qu’un regard fixe et dans ses mains libres de la poussière de sable.
Comment espérer qu’elle soit heureuse de le revoir après tant d’années de crimes et de délits ? Et pourtant, elle est là. Dehors. Réelle.
Elle a quitté sa douche, ses longs cheveux essorés sont rassemblés à la droite de son doux visage, presque enfantin. Nour a trente et un ans, elle en paraît dix de moins.
Jeff travaille sur le coin de la table de la cuisine, il consulte des rapports d’activité d’entreprises que ses clients envisagent de racheter. Les fusions-acquisitions, c’est sa spécialité. Au début, il avait hésité à devenir pénaliste ou à faire du droit social, mais des événements dont il n’a jamais spécifié la teneur se sont chargés de modifier ses plans initiaux ; Nour le regrette souvent, elle aurait aimé partager la vie d’un idéaliste qui se consacre à de justes causes. Elle aurait aimé, dans un autre registre, ne pas se retrouver dans cette situation où juger le choix de carrière des autres ne se fonde sur aucune crédibilité quand on a, comme elle, terminé l’école de journalisme de Lille avec mention mais que, par une sorte de lâcheté paralysante déguisée en paresse, on se contente depuis des années d’un poste largement sous-qualifié. Elle s’approche de Jeff et l’embrasse dans le cou, lui confie un baiser appuyé, elle veut sentir l’odeur de sa peau mêlée à celle de ses cheveux bruns, là où il fait tiède encore alors que la chaleur de la nuit tarde à s’échapper.
— Je vais au cimetière, tu viens avec moi ?
— Je dois ? renâcle-t-il.
D’un geste, elle se détache de lui, quitte la cuisine et ravale en silence une offense contre laquelle elle se pensait prémunie.
— Pardon, chérie, j’ai du boulot.
Il a dit ça sans même lever les yeux. Il faudrait du courage à Nour pour lui répondre que, oui, elle aura du mal à pardonner ce genre de déconsidération, mais en ce matin du dixième anniversaire de la mort de son père, elle veut éviter d’inciser plus encore dans sa peine et, plutôt que de diriger vers Jeff sa colère froide, elle choisit de discipliner sa respiration et avale la couleuvre sans un mot en retour.

Le soleil sec de ce neuvième jour du mois de février cogne sur le coude de Nour, plié en deux et posé sur le rebord de la vitre. On est dimanche, Waze indique le cimetière à seize minutes. À sa droite, sur le siège passager, se trouve un bouquet composé de roses et de quelques renoncules. Les fleurs sont pour son père, enfin pour ce qu’il reste de son père, une dépouille rangée dans un caveau, enfermée ad vitam, qui attend on ne sait quoi, peut-être que d’autres qu’il a aimés au temps de sa vie d’ardeur lui fassent, parfois, l’honneur d’une visite. Le feu est rouge, Nour patiente au volant de sa nouvelle Dacia hybride, bijou de modernité, aussi agile que silencieuse dont ses jeunes collègues, journalistes pour la plupart, tous épris de justice sociale et d’écologie, lui ont fait l’éloge des mois durant. Toute bonne action mérite sa juste punition. Elle aurait pu penser à cette connerie d’expression, elle aurait surtout dû garder sa Polo diesel. On commence citoyen écolo et on termine assassin.
Le feu passe au vert. De sa main gauche, elle tient le volant, de l’autre, elle fait glisser l’élastique de ses cheveux jusqu’à le tenir dans sa paume, Liquid Sunshine de Biga Ranx à fond dans l’habitacle. »

Extrait
« Il faut bien s’acquitter du quotidien. En réalité, elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle, malgré les mises en garde de ceux et celles qui n’ont cessé de lui répéter qu’il fallait qu’elle se repose. Mais de quoi? D’avoir été le vecteur accidentel de l’expression de la malchance? Ou d’être un monstre? » p. 66

À propos de l’auteur
OULTREMONT_odile_©Charlotte_Krebs

Odile d’Oultremont © Photo Charlotte Krebs

Odile d’Oultremont est scénariste, réalisatrice et romancière. Après deux romans très remarqués, Les Déraisons, prix de la Closerie des Lilas, et Baïkonour, prix du Roman qui fait du bien, elle publie Une légère victoire en 2023. Odile d’Oultremont vit à Bruxelles. (Source: Éditions Julliard)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#unelegerevictoire #OdiledOultremont #editionsjulliard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancophone #litteraturecontemporaine #Belgique #coupdecoeur #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

L’Or du Rhin

GOUILLART_lor_du_rhin

En deux mots
Une jeune femme est retenue prisonnière, un prof de grec est assassiné non loin de l’Université populaire où il enseigne et un attentat terroriste endeuille Strasbourg. Le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope se souviendront longtemps de ce 11 décembre 2018 et de leurs enquêtes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Rapt, homicide(s) et terrorisme

Pour la nouvelle enquête du duo formé par le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope, Dominique Gouillart n’a pas lésiné sur les moyens, nous offrant une enquête qui va aussi s’appuyer sur l’Histoire alsacienne mouvementée pour nous offrir une «enquête rhénane» haletante.

Malika n’a plus vraiment la notion du temps en ce 11 décembre 2018, car cela fait de longues heures qu’elle est séquestrée dans ce qui ressemble à une cave. La drogue qu’elle est contrainte d’ingurgiter rend sa mémoire défaillante. Le commissaire Landrini en revanche n’oubliera pas de sitôt cette date. Il était paisiblement en train de manger une choucroute lorsqu’il a reconnu les rues de Strasbourg sur les chaînes d’information qui relataient l’attentat terroriste en cours et la recherche active du ou des fauteurs de trouble. Son téléphone a toutefois mis du temps à sonner et n’a pas manquer de le surprendre. Au lieu d’apporter du renfort à ses collègues, il a été chargé d’enquêter sur un meurtre mystérieux commis rue des Bains. Un enseignant de grec à l’Université populaire avait été retrouvé bardé de deux entailles profondes gisant sur le trottoir.
L’enquête ne s’annonce guère aisée avec si peu d’indices. Alors, il faut commencer par dérouler les leçons de base, essayer l’enquête de voisinage, demander aux voisins ce qu’ils ont pu voir ou entendre, approcher les collègues et les étudiants.
Tandis que le policier et la journaliste se démènent, Malika se morfond dans sa cellule, essayant avec peine de lutter contre les drogues qu’on lui administre pour tenter de structurer ses pensées. Mais son esprit vagabonde, l’entraîne en Grèce où elle a passé des vacances sur un voilier avec sept autres personnes. Elle avait profité du désistement de sa sœur blessée pour rejoindre ce groupe et répondre à l’invitation du professeur aujourd’hui décédé. Sans savoir pourquoi ces images lui reviennent, elle revoit parfaitement la victime, le couple Bartel et les autres occupants. Des informations qui seraient bien utiles à Landrini qui commence cependant à dérouler le fil ténu de son enquête.
En explorant l’appartement et l’ordinateur de l’enseignant, il a pu découvrir qu’il rédigeait des chroniques sous le pseudonyme de Pantaleon pour mettre en garde contre des complotistes qu’il annonçait vouloir dénoncer prochainement. Une piste à explorer, tout comme celle qui conduit chez Wagner. Mais c’est Ira qui va finir par comprendre que c’est sur les photos de vacances prises en Grèce que se trouve la clé de l’enquête.
En tant que membre éminente active de la Société d’Études holmésiennes, Dominique Gouillart joue parfaitement sur le registre des indices semés au fil du récit, sans oublier les fausses pistes et les rebondissements, ce qui rend ce suspense fort agréable à lire. Mais l’intérêt de son récit est double, car il explore aussi le passé tourmenté de la région, celui qui donne son titre au livre, et qui va bien au-delà de la musique de Wagner. On y arpente les rues de Strasbourg comme c’était le cas dans ses précédents romans, «Échec à la reine» (2018) et «Le Monstre vert de Strasbourg» (2021) et on remonte le temps, lorsque l’Alsace était tour à tour allemande puis française. Des bouleversements qui ont donné lieu à bien des histoires et légendes dont les esprits curieux comme celui de Dominique Gouillart fait son miel. Et nous régale !

L’Or du Rhin
Dominique Gouillart
Le Verger Éditeur
Polar
200 p., 12 €
EAN 9782845744202
Paru le 4/11/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Strasbourg. On y évoque aussi une croisière au large de la Grèce et les contreforts des Vosges.

Quand?
L’action se déroule en 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
En cette nuit fatale du mardi 11 décembre 2018, Strasbourg est secouée par un attentat qui endeuille brutalement le marché de Noël. Toutes les forces de police sont mobilisées pour courir après le terroriste qui s’est enfui en direction du quartier de Neudorf. Le commissaire Landrini, resté seul de garde, hérite d’un meurtre commis près des bains municipaux, bien trop à l’écart pour être du fait du terroriste.
Rageant de ne pas pouvoir se joindre à ses collègues dans leur traque, il entame ce qui va devenir une enquête d’une grande complexité. Enlèvement, assassinat, manipulation des réseaux informatiques, organisation criminelle internationale, science et pseudo-science, et même l’opéra de Wagner viendront s’entrechoquer dans cette affaire, où la journaliste Ira Hope ne sera pas de trop pour aider le commissaire, qui risquera sa vie.
Cette troisième enquête d’Ira Hope mêle intrigue et rebondissements sur un rythme haletant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« L’ampoule rouge qui pendait au plafond dispensait une lumière parcimonieuse et sanglante dans la cave en béton où elle était enfermée. Depuis combien de temps? Malika ne savait plus exactement. Quatre jours? Cinq jours? Régulièrement, quand elle dormait – ce qui était presque toujours le cas -, on venait lui apporter une maigre nourriture et changer le seau hygiénique, mais l’eau qu’elle buvait avait un goût métallique prononcé et la mettait dans un état semi-comateux, qui lui faisait perdre la notion des heures et des jours.
Elle ne maîtrisait pas vraiment ses pensées: c’étaient ses pensées qui s’imposaient à elle, et s’enchaînaient de façon chaotique. Le somnifère, ou l’anxiolytique, en tout cas la drogue qu’on lui administrait, diluée dans l’eau qu’elle était bien obligée de boire sous peine de mourir de soif, lui ôtait toute énergie et effilochait sa lucidité. Le temps vide de tout, sauf d’ombres inquiétantes, s’écoulait seconde par seconde, minute par minute, le passé remontait par bribes incertaines, et le futur se perdait dans les sables de l’angoisse.
Il lui fallait faire un effort extraordinaire pour se rappeler le rond-point de Dorlisheim, encore en travaux, au pied des Vosges – un vendredi soir, lui semblait-il – où elle était sortie de sa voiture pour effectuer un reportage-photos. Elle avait senti un chiffon humide sur sa figure, avec une odeur aigre. C’est tout ce qu’elle se rappelait. Elle s’était ensuite retrouvée dans ce cube de béton, une cave sans doute, dont sa main droite pouvait effleurer le mur de parpaings, et sa main gauche râcler le sol irrégulier. Elle était couchée sur un matelas en mousse qui atténuait la rudesse du sol. Ses pieds pouvaient presque toucher le mur opposé à sa tête, ce qui supposait une distance d’un peu moins de deux mètres. Le mur qui lui faisait face était un peu plus long ; peut-être trois mètres. Ce qui voulait dire, pensait-elle avec effort dans son cerveau ralenti, qu’elle était enfermée dans un local dont la surface faisait cinq ou six mètres carrés.
Quand elle demeurait plus longtemps sans boire, et qu’elle était davantage éveillée, elle observait les variations de la lumière rouge sur les parois. Et puis elle se rendormait, La cave était remarquablement silencieuse. On n’entendait rien. Sauf, de temps à autre, un bruit caractéristique de chaudière qui se rallumait. Cela expliquait pourquoi elle n’avait pas froid.
Des souvenirs très lointains remontaient par bribes dans sa conscience, mais elle n’avait pas le temps de s’y arrêter parce qu’ils s’enfuyaient aussitôt. Elle savait encore qui elle était – Malika -, qui l’avait élevée – Hubert -, quel métier elle exerçait – photographe -, en quelle année on était – 2018 – mais ces flashes surgis d’une sorte de néant ne faisaient que rajouter à sa confusion mentale.
Elle résista à la tentation de boire, pour ne pas retomber dans cet état presque confortable, mais confus, de semi-inconscience narcotique. Qui avait bien pu l’enlever en ce soir de décembre? Pourquoi la séquestrait-on? Elle ne se voyait pas d’ennemis particuliers. Mais pouvait-on savoir? Sa conscience embrumée balayait les cercles de son milieu professionnel, de ses parents, de ses relations nombreuses en France et à l’étranger… Que pouvait-on lui reprocher? D’avoir trop bien réussi, peut-être. Mais de là à l’enlever et à la séquestrer…
On avait certainement signalé sa disparition. Sa sœur, en tout cas, devait forcément s’étonner de son silence: elle avait sûrement averti la police. Une enquête avait été lancée, on interrogeait sa sœur, son père, ses amis. On cherchait quand et où on l’avait vue en dernier, on étudiait ses habitudes et ses derniers rendez-vous, on lançait des hommes à sa recherche…
Et si personne n’avait signalé sa disparition?
On lui donnait bien à manger et à boire, l’air tiédasse circulait librement, elle était encore en vie. Mais pour combien de temps? Qu’est-ce qu’ils voulaient? Obtenir une rançon? La violer? Jusqu’ici, elle n’avait pas été agressée physiquement, mais ça pouvait venir. Un individu venait la ravitailler. Elle l’avait entraperçu: un geôlier vêtu de noir, sinistre. Pourquoi? Le supplice d’un emprisonnement à vie? Quelle horreur!
Elle avait toujours éprouvé de la pitié pour tous ces animaux qu’on voit enfermés dans des cages, condamnés à une détention sans fin. Ils n’avaient pas demandé à subir ce sort. Elle non plus. Un désespoir brutal s’abattit sur elle à l’idée d’être détenue elle aussi, des années durant, dans un cachot aveugle. Flageolante, elle se leva pour aller boire. Entre le confort artificiel de la drogue et l’angoisse de l’éveil, autant choisir la drogue! Elle se recoucha.
La porte métallique s’entrouvrait parfois sur son cerbère… Elle était trop comateuse pour réagir, mais elle le distinguait vaguement entre ses paupières mi-closes: une silhouette haute et maigre; un homme, certainement. Il posait sur le sol un carton de nourriture et changeait le seau. Il jetait un bref coup d’œil en sa direction. Elle distinguait le pantalon noir et le sweat à capuchon rabattu jusqu’à ses yeux. Un violeur ou un tortionnaire? Non! Un homme de main qui exécutait les ordres comme un fonctionnaire? Sans doute. Un salaud, en tout cas.
Ensuite, elle se traînait jusqu’aux provisions: deux très longs sandwichs, quelques bananes et une bouteille d’eau en plastique d’un litre et demi.
La cave sentait les bananes, dont les peaux rendaient une odeur douçâtre; elle exhalait aussi faiblement le vin qui y avait été probablement entreposé. L’image d’une bonne bouteille surgissait pendant quelques secondes, mirage au milieu du désert de la nuit. Une vague odeur de bois était également perceptible. Peu à peu, le narcotique faisait son effet, estompant la terreur de l’enfermement à vie, des sévices qu’on pourrait lui infliger. Le grand escogriffe entraperçu n’avait cherché ni à la tuer, ni à la malmener, ni même à l’approcher. Jusqu’à quand? Hésitait-il? Quel était son rôle, et pourquoi la retenait-il ainsi? De nouvelles images envahissaient sa conscience peu consciente, à la fois molles et heurtées, transférant l’angoisse dans l’au-delà du cauchemar. Elle s’endormait.
Elle ne pouvait pas savoir quelle frénésie avait gagné le monde réel, un monde dont elle était désormais exclue.

Au même moment, vers 21h 00, le commandant Landrini arrivait en voiture à l’angle de la rue des Bains et du boulevard de la Victoire, à Strasbourg. Le trajet en voiture lui avait permis de remettre de l’ordre dans ses idées, chahutées par l’ampleur des problèmes qui se posaient à lui. Conduit par le jeune lieutenant Wolter, récemment intégré dans la brigade, le véhicule avait foncé. Les artères, fantomatiques, étaient totalement désertes: pas un passant, pas une fille pour faire le trottoir, pas une ombre.
La couleur rouge du véhicule des pompiers, dont les zébrures jaunes ressortaient dans la nuit, avait attiré immédiatement leur attention. Ils s’étaient garés juste derrière. La minuscule rue des Bains tire son nom des impressionnants bains municipaux, au style colossal et germanique, que l’Allemagne de Guillaume II a légués à la ville de Strasbourg, et qui la bordent sur la totalité de son flanc est. On pouvait deviner l’imposant bâtiment, brunâtre à cette heure, dont les sommets se perdaient dans la nuit.
Le capitaine des pompiers attendait les deux policiers. Il ne dissimula pas sa satisfaction de les voir arriver. Les bandes jaunes réfléchissantes tranchaient sur sa tenue sombre. Ses joues et son nez étaient rougis par le froid, et de la buée s’exhalait de sa bouche quand il parlait. On était dans la soirée du mardi 11 décembre 2018; des attentats avaient éclaté au centre de Strasbourg. On ne savait plus où donner de la tête, et on appelait déjà le véhicule des pompiers sur un autre site.
L’immeuble moderne, en forme d’équerre, qui faisait le coin du boulevard de la Victoire et de la rue des Bains, avait son entrée sur le boulevard, et la sortie des garages sur la rue. C’est devant cette sortie de garage qu’un passant avait aperçu un corps allongé sur le sol. Incapable de déterminer si l’homme était vivant ou mort, blessé ou ivre mort, il avait immédiatement appelé le 15.
Quand les pompiers étaient arrivés, l’homme était bel et bien mort, et ce n’était plus de leur ressort. Comme le capitaine l’expliqua rapidement à Landrini, ils s’étaient efforcés de ne pas polluer la scène de ce qui était manifestement un crime, puisque deux entailles sanglantes apparaissaient nettement dans le dos de la victime, allongée sur son flanc gauche, la face dirigée vers la paroi métallique de la porte du garage, et les jambes repliées. »

Extrait
« Ira se penche sur une première photo: sept personnes y prennent la pose, debout sur le pont d’un bateau. Ils sont tous en short ou en maillot de bain, bronzés et souriants.
— C’est un ensemble de photos prises en Grèce, commente Sonya: les unes prises par Alex, les autres par Malika, en septembre dernier. Ils m’ont donné les meilleures. Pour moi, c’était une façon de voyager virtuellement, puisque je n’avais pas pu faire le déplacement. Sur l’image que vous, avez là, on voit à gauche les organisateurs du voyage el leurs enfants, les Bartel; au milieu, vous avez Alex. Quand je pense… C’est Malika qui a pris la photo, et on ne la voit pas dessus. Pourvu qu’elle ne soit pas en danger! À droite, vous avez les deux scientifiques du voyage, un chercheur en biologie et son assistant. Est-ce que vous ne remarquez rien ? Non. Au début, Ira ne remarque rien. Mais peu à peu, en bien, une petite idée germe dans sa tête. » p. 142

À propos de l’auteur
GOUILLART_Dominique_DRDominique Gouillart © Photo DR

Dominique Gouillart est arrivée en Alsace pour des raisons professionnelles, séduite par le charme de la région, elle y est restée. Universitaire, elle est spécialiste des Littératures de l’Antiquité, une passion qu’elle a fait partager pendant des années à ses étudiants. L’Antiquité, explique-t-elle, n’est pas une fin en soi: c’est un pont entre passé et présent, une réponse à nos questions et nos angoisses contemporaines à travers les grands mythes antiques. Elle est membre actif de la Société d’Études holmésiennes Les évadés de Dartmoor et a rédigé plusieurs articles et nouvelles dans la revue Le Carnet d’écrou. Elle a publié trois volumes dans la collection «enquêtes rhénanes»: Échec à la reine (2018), Le Monstre vert de Strasbourg (2021) et L’Or du Rhin (2022). (Source: Le Verger Éditeur)

Page Facebook de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lordurhin #DominiqueGouillart #levergerediteur #hcdahlem #romannoir #polar #thriller #litteraturepoliciere #lundiLecture #LundiBlogs #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #Strasbourg #Alsace #livre #lecture #books #blog #littérature #autrices #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #passionlecture #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

De vengeance

KURTNESS_de_vengeance

  RL_2023 Logo_premier_roman

En deux mots
Après avoir tué par accident un jeune homme que de toute manière elle n’aimait pas, la narratrice se dit que le crime parfait n’est trop compliqué à réaliser. Alors elle décide de se venger des pollueurs, de ceux qui négligent leur chien, des violeurs. Son tableau de chasse grandit jour après jour…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Par plaisir de l’homicide

J.D. Kurtness, une nouvelle voix venue du Québec, retrace dans ce court et percutant roman le parcours d’une meurtrière «pour la bonne cause». Et réussit le tour de force de nous la rendre de plus en plus sympathique alors que les cadavres s’accumulent.

Tout a commencé par un homicide involontaire. En voyant Dave Fiset accroupi au bord de la rivière, la narratrice, encore adolescente, a l’idée de lui balancer un caillou dans les fesses. Mais son geste est imprécis. Quand elle se relève, il lui faut constater que l’aîné des Fiset est allongé sans vie, la tête dans l’eau. La meurtrière ne sera pas inquiétée. «Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode.»
Quelques années plus tard, elle est en ville pour ses études dans un appartement quasi insalubre qu’elle partage avec Gustave et sa cousine Simone. Ce ne sont pas ses maigres revenus de traductrice qui lui permettront d’améliorer son ordinaire, de se nourrir avec autre chose que des pâtes, de souffrir du froid en hiver, de la canicule en été. «Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant.» Après avoir essayé en vain d’améliorer l’isolation en injectant de la mousse expansive entre les cloisons, elle hérite du reste du tube. C’est alors qu’elle conçoit un nouveau plan pour se venger de tous ces profiteurs et pollueurs qui détruisent la planète. À la nuit tombée, elle va injecter de la mousse dans les gros pots d’échappement, puis s’en va. Par prudence, il est hors de question de traîner dans le quartier ou même de chercher à savoir quels sont les effets de son petit jeu. Gare aux propriétaires de chiens qui oublient de ramasser les crottes de leur animal de compagnie, aux administrateurs de sociétés énergétiques – gros pollueurs – ou encore aux violeurs. «On trouve toujours de bonnes raisons. Le crime parfait se présente tout simplement». Alors, elle s’amuse tout en se disant qu’elle ne fait que rendre justice.
Jusqu’au jour où elle déroge à cette règle et intervient dans son propre écosystème. Muni d’une carabine à plombs, elle tire sur des voisins bruyants depuis le toit de son immeuble. «C’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs.»
J. D. Kurtness ose mettre en scène, avec beaucoup d’humour noir, une narratrice méchante, calculatrice et froide, tout en réussissant le tour de force de nous la rendre sympathique. Il faut dire, comme elle le théorise elle-même, que son visage son est son meilleur alibi. On lui donnerait le bon dieu sans confession. Et qu’elle parvient avec finesse à nous faire croire qu’elle n’est qu’une victime du système. Un système qui, elle le sent bien, va finir par la broyer. Car la technologie avance à pas de géants dans son domaine – elle est traductrice, rappelons-le – et elle sent bien que les machines vont bientôt la supplanter. Alors, il est raisonnable d’agir.
Ce premier roman très culotté est paru en 2017 au Québec où a été multi primé : Prix coup de cœur des amis du polar, Indigenous Voices Awards (saluant un écrivain autochtone émergent) et Prix Découverte du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les éditions dépaysage ont eu la bonne idée de nous faire découvrir cette nouvelle voix percutante, corrosive et fort prometteuse.

De vengeance
J.D. Kurtness
Éditions dépaysage
Roman
172 p., 20 €
EAN 9782902039340
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Comme la vengeance demande de l’énergie et du risque, il faut faire des choix. On ne peut pas punir tout le monde. On ne peut pas éliminer tout le monde, même si, à un moment ou un autre, ils finissent tous par vous taper sur les nerfs. Mais on peut se faire plaisir. »
Peut-on avoir de bonnes raisons de tuer son prochain et, pire encore, de s’en réjouir ? Selon la narratrice de ce roman, une jeune femme discrète au visage angélique, cela ne fait aucun doute. Le plus dur, pour nous, c’est de ne pas être d’accord avec elle…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Devoir (Michel Belair)
La Recrue (Julien Alarie)
Blog Hop! Sous la couette
Blog Julie lit au lit

Les premières pages du livre
« I.
Présentations d’usage
Qui n’a pas déjà rêvé de tirer quelqu’un dans la face avec un fusil de chasse ? Peu importe les raisons. Elles sont toutes bonnes, sur le coup. C’est quand elles demeurent bonnes longtemps que j’agis.
Chaque jour, je regarde une meurtrière dans les yeux. Elle est là, de l’autre côté du miroir (qui est aussi mon côté, mais vu à l’envers). Je suis une meurtrière. Ce visage est le mien. Mon visage est celui d’une meurtrière. Voilà.
Je sais ce à quoi une meurtrière ressemble. Salut.
J’énonce ma phrase en me regardant dans les yeux, les mains appuyées sur le bord du lavabo : « Je suis une meurtrière. » Ma version de « t’es belle, t’es fine, t’es capable ». Mes lèvres bougent et, selon ce que je prononce, quelques dents apparaissent. On les voit aussi quand je souris.
Je parle lentement, dans ma tête ou tout bas. Je prends parfois un risque et je le dis sur un ton normal, plus fort. J’aime entendre ma voix. Son murmure dans mon appartement silencieux, qui s’échappe de la salle de bain et meurt dans le bourdonnement électrique des murs. J’écoute les clics irréguliers des calorifères qui chauffent, indifférents à ma situation.
Je le dis aussi parce que j’ai un peu peur de l’oublier. La vie peut être douce, et je prends des pauses.

C’est l’après-midi, j’ai douze ans. Mon primaire est fini. Depuis trois semaines, je suis en vacances. Je suis sur le bord de la rivière. J’aime être dehors. Je sors à sept heures du matin et je reviens juste pour manger. Il y a même des fois où je saute un repas, mais ça agace mes parents. Je reviens le soir, quand on voit moins bien. Je dors et je recommence. Dix-huit heures de lumière par jour, le bonheur.
Ici, c’est mon coin. L’arbre se grimpe bien, et il y a trois branches à la bonne place. Une sous mes fesses, une où appuyer mes pieds, et une dans mon dos. Elles forment une sorte de chaise. J’ai une belle vue sur la rivière qui coule dans le fossé plus bas. Je vois aussi le talus en arrière. Si je m’étire, je vois jusqu’au cimetière, par où passe le sentier. Une vue à deux cent soixante-dix degrés autour de moi, assez bien dégagée. Ce n’est pas grave si je ne vois pas derrière moi. Il n’y a que la forêt, trop dense pour y jouer à ce temps-ci de l’année. Après la forêt, il y a le parc municipal, où personne ne va… Pourquoi aller dans une semi-nature quand tout est vivant autour ?
Là-haut, personne ne me voit. Parfois, j’apporte un lunch. Je le prépare moi-même. Mes parents me trouvent responsable, leur angoisse que je meure de faim s’estompe. J’entre dans l’adolescence, il est normal que je ne leur parle presque plus. C’est leur théorie.
Je choisis des emballages qui ne reflètent pas la lumière. Pas d’aluminium, pas de sac de plastique. J’ai vu un film où le témoin d’un meurtre se faisait voir par les criminels parce qu’un rayon de lune était reflété sur la lentille de ses jumelles. Ça ne m’arrivera pas. J’évite aussi les lunettes de soleil. C’est une chose de moins à traîner, que je risquerais d’échapper.
Le bruit, c’est un peu moins grave. On peut déballer quelque chose, ouvrir un contenant, dézipper son sac, bouger, soupirer. Le bruit de la rivière enterre pas mal tous les autres, sauf les cris.
J’ai découvert le spot la semaine dernière. Je suis arrivée tôt parce que je voulais faire du repérage avant que les autres arrivent. Des fois, j’arrive trop tard et il y a déjà du monde sur le bord de la rivière, ou sur le chemin qui y mène. Dans ce temps-là, je vire de bord.
Il y a huit jours exactement, je suis arrivée assez tôt pour trouver un coin tranquille. Une place où personne ne pense regarder. Je l’ai enfin trouvé, l’arbre parfait. À côté du tronc, il y a une roche assez haute pour atteindre les bonnes branches. C’est un sapin baumier, un gros qui, par miracle, a échappé aux massacres des Noëls du dernier siècle. Il est vieux et presque mort. Il ne sent pratiquement plus rien. Il n’a pas trop de gomme qui colle sur les vêtements. Même si ça sent bon, la gomme de sapin, c’est difficile à faire partir alors j’évite. Je ne veux pas de trouble avec ma mère.
Je compte les jours depuis ma découverte : huit. Je compte beaucoup de choses : le nombre d’enfants en bas, les tuiles au plafond de ma chambre, les trous dans mes espadrilles, le nombre exact de secondes que met un œuf à cuire, le rond à quatre, pour que le jaune demeure coulant, mais qu’il ne reste plus de morve. Plus on planifie, plus on s’évite les mauvaises surprises.

Ce fut d’abord de la chance : un hasard, une bonne réaction, un plaisir. Maintenant, c’est de la préparation : mentale, physique et matérielle.
Je sursaute encore quand je croise mon image : son reflet dans les vitrines, sur les petits et grands miroirs, en miniature sur les photos. Je n’ai pas le bon visage. Certains diraient : « Tu as le parfait visage. » Je suis née avec le visage d’une autre et mon vrai visage est ailleurs, occupé à recouvrir la mauvaise âme.
Je n’ai pas ce qu’ils appellent le physique de l’emploi. Ma face devrait être anguleuse et magnifique, maigre, avec l’air légèrement malade qui attire certains hommes. Cette allure de femme dangereuse et mystérieuse qu’on nous présente sans cesse, je ne l’ai pas. À la place : un visage sain et clair, le mien. Mes traits sont si inoffensifs. J’irradie l’innocence et les plaisirs simples, comme la fermière sur les pintes de lait, la jeune fille sur les crèmes anti-acné. Comme elle, mes pores respirent bien. Traits ronds, sourire facile, bonnes dents, yeux rieurs. J’ai même des pattes d’oie qui se dessinent, quand on regarde de près. Ma peau pâle rosit sous l’effet du vent, du froid ou de l’effort. Mes joues sont à croquer en automne. On n’a jamais cessé de me le dire. Toutes ces heures passées au grand air, les taches de rousseur : on n’y suspecte rien, sauf la santé.
Où est cet autre visage qui devrait être le mien ? Où sont passés la mâchoire pointue, les grands yeux fiévreux, les pommettes saillantes ? Ces cheveux sévères, sur qui ont-ils poussé ? Mon âme a-t-elle été confondue avec une autre dans les limbes, échangée par mégarde, comme ces bébés naissants dans les hôpitaux d’Amérique latine ?
Est-ce que les gens laids sursautent, eux aussi, quand ils voient leur reflet, estomaqués par leur physique ingrat, qu’aucune accumulation de souffrance n’atténue ? Ressentent-ils la même confusion que moi, après certains actes, parce que je n’en reviens pas que ma face conserve sa symétrie ?
Si je correspondais à mon intérieur, j’aurais un air dangereux, comme les méchants dans les films, ceux qui meurent rapidement : la chair à canon basanée, les chauves, les défigurés, les autres. J’émettrais aussi l’odeur du danger, mais je dois me rendre à l’évidence : il n’en est rien. Mon bouquet de phéromones percute les gens sans qu’ils s’en rendent compte, comme les virus ou les radiations. Pourtant, le danger, c’est cette femme que je regarde du coin de l’œil dans la vitrine, son reflet qui me suit à chaque nouvelle fenêtre. C’est elle dans la salle de bain, au-dessus du lavabo. C’est elle qui sourit avec son air innocent.
J’ai l’air d’une infirmière, d’une libraire, d’une joueuse de soccer. Mon visage est mon meilleur alibi.

Je devrais commencer par le début. J’ignore à qui je m’adresse. Tu es une créature du futur, puisque le moment présent est déjà terminé. Je t’appelle créature, car les hommes et les femmes sont des catégories qui pourraient disparaître, comme la théorie des humeurs. Es-tu un amas de graisse ? Es-tu un encéphale dans une jarre ? Peut-être que mon texte a été converti en impulsions électriques, prédigérées pour un cerveau seul, sans organes, qui flotte dans un liquide nutritif et conducteur. Es-tu une machine ? Es-tu un enfant ? Es-tu citoyen de la République populaire de Chine, maintenant que vous êtes devenus les maîtres du monde ? Es-tu un réfugié intergalactique ?
Peut-être que rien n’a changé, yet. Dans ce cas, tu es une créature du futur immédiat. Tu es ma voisine, mon employeur ou mon ami. Je préfère quand même me dire que je m’adresse à quelqu’un qui ne sera pas ici en même temps que moi. Je ne veux pas blesser une personne de mon entourage. On n’empoisonne pas son propre puits.
Je choisis le danger et un jour j’aurai trop poussé. Ma vie sera brève, comparée aux statistiques. Tout est relatif : à l’époque de la peste bubonique, j’en serais au crépuscule de mon existence. Ou déjà morte, en couches. Ou de la pneumonie dont j’ai souffert à cinq ans. Sans la médecine moderne, on serait bien tous morts, avec nos corps flasques, nos grosses têtes, nos yeux de taupes. Ça, ou notre anxiété rampante.
De toute façon, j’anticipe qu’il reste dix, quinze ans, avant qu’on soit tous suivis à la trace, de la fécondation à la crémation. Même avant, même après. On l’est déjà, si on ne fait pas attention. Je fais attention. Je m’amuse et je saupoudre un peu de ma justice avant la fin, avant qu’un Système immense et impossible nous avale tous.
Donc, cela se passe l’après-midi. C’est aussi, je le vois maintenant, la fin de mon enfance. Le soleil est encore très haut dans le ciel, mais il ne fait pas trop chaud, peut-être vingt-quatre degrés. Le vent est frais. Il vient du nord, lentement. Je sens le soleil à travers mon linge et sur ma nuque, là où il passe entre les feuilles des arbres autour. Tout est beau. Ça sent bon : le vent, le vieux sapin, moi.
Déjà, dans ce temps-là, juchée dans mon arbre, je pense à vous, gens du futur. Je m’imagine à votre place, et tout savoir. Je regarde cependant la télévision et, comme la majorité des enfants, j’entretiens le sentiment d’assister à la mort de quelque chose de précieux : la terre, l’air frais, l’eau qui coule, le chant des oiseaux qui entre par la fenêtre, le matin. Tout ceci va mourir, parce qu’on ne recycle pas assez, qu’on rase la forêt amazonienne, et qu’un malade a mis le feu à une pile de pneus à Saint-Amable.
Décrire l’époque dans laquelle on vit est toujours difficile : on focalise sur ce qui semble important sur le coup. Le quotidien est souvent laissé de côté. Pourtant, il révèle beaucoup plus que nos idéaux profonds. L’exemple que je donne, quand j’ai des conversations imaginaires avec des entités venues d’ailleurs (temps, espace, espace-temps), c’est que tout ce que nous mangeons, ou presque, aura été à un moment où un autre dans un emballage en plastique. Le sachet qui contient les semences. Les racines, protégées par une bâche qui conserve l’humidité et retient la chaleur. Les fruits et légumes qui vont dans un petit sac transparent, puis un sac plus grand avec les autres aliments, puis sous une pellicule de cellophane quand il en reste, ou pour les réchauffer, et enfin dans la poubelle, et ensuite dans un plus gros sac-poubelle. La viande aussi. Elle arrive le plus souvent dans un contenant de styromousse recouvert de plusieurs épaisseurs de cellophane, et parfois le morceau est entre deux épaisses feuilles de plastique fusionnées ensemble, mis sous vide.
Et rajoutons les bouteilles de jus, d’eau, de boissons sucrées. Certains ont même osé mettre le lait dans des bouteilles de plastique, ce qui le rend infect. Le lait pour les enfants est généralement distribué dans une poche de plastique, qu’on achète par lot de trois ou quatre, emballés à leur tour dans un sac de plastique plus grand. Celui-ci a de la couleur et contient les informations que les poches individuelles ne dévoilent pas.
Viennent ensuite tous les biscuits, les craque¬lins, la crème glacée, les pâtes alimentaires, et tout ce qui a été plus ou moins transformé avant de nous parvenir, placés de manière astucieuse sur des centaines d’étagères dans lesquelles nous déambulons en poussant un chariot de métal, car transporter notre nourriture sur de longues distances nous est maintenant une tâche impossible. Plus assez de volonté, plus assez de muscles.
Dans le temps, j’étais certaine que malgré les propos rassurants du dépliant, Tchernobyl se répéterait à Gentilly. La compagnie Candu, qui fabriquait les réacteurs, était venue à notre école nous expliquer les merveilles du nucléaire. Leur savoir-faire était si avancé qu’un accident était impossible. Les déchets radioactifs étaient enfouis dans notre solide Bouclier canadien, à l’abri des pires catastrophes. Je ne les croyais pas. J’étais aussi convaincue que les pluies acides grignoteraient tout et tueraient les lacs. Aujourd’hui, on parle beaucoup moins de ça. Une nouvelle est un bris dans la continuité. Quand le monde crève en permanence depuis des décennies, les médias se fatiguent, comme nous.
Prenons l’axe positif : je vis une époque délicieuse, où l’abondance des technologies et des temps libres, pour ceux qui en font le choix, permet de réaliser de grandes choses. Nous sommes encore libres, le secret est toujours permis. Ceux qui ont quelque chose à cacher peuvent le faire. Je peux ainsi leurrer et mentir impunément. Je teste fréquemment mes quelques pouvoirs. Mon invisibilité est ce dont je suis la plus fière.
Pour vivre, je pratique un métier qui sera, un jour, obsolète, comme celui de draveur ou de facteur télégraphiste. Je suis traductrice. Le jour où les machines comprendront l’ironie, le contexte, le quotidien et la banalité, l’humour et toutes ces perles de la nature humaine, les traducteurs seront superflus. En ce moment, même les mauvais traducteurs comme moi peuvent manger et payer leur loyer. Mais, comme le reste, notre temps est compté.

Extraits
« Au démarrage de ma vie d’adulte, j’habite avec deux amis dans un appartement d’étudiants, c’est-à-dire un appartement de pauvres. Notre alimentation contient beaucoup de pâtes alimentaires parce qu’on est trop orgueilleux pour se plaindre à nos parents des contraintes monétaires associées à notre nouvelle liberté. Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant. » p. 36

« Les secrets épuisent. Je n’avais jamais vraiment compris le sens de l’expression «lourd à porter», avant. Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode. » p. 48

« En tirant sur mes voisins, j’ai failli à une de mes règles: ne pas intervenir dans son propre écosystème. Je suis consciente que mes actions sont très bizarres, même si elles sont anodines et faciles à réaliser. Je comprends que leur effet psychologique peut être dévastateur. Une personne normale ne prend pas la peine d’aller aussi loin, de planifier ses actes au quart de tour, de jouer ainsi avec ceux qui l’entourent.
J’évite donc de punir mes voisins, mes collègues immédiats et encore moins ma famille et mes amis. Le temps aussi est important, essentiel pour que les gens dans ma mire m’oublient. Tirer sur ses voisins d’en face, c’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs. » p. 85

À propos de l’auteur
KURTNESS_JD_©Sebastien_LozeJ.D. Kurtness © Photo Sébastien Lozé

Née à Chicoutimi d’une mère québécoise et d’un père ilnu de Mashteuiatsh, Julie Kurtness a quitté son Nord natal pour étudier les microbes à Montréal, mais elle a finalement bifurqué vers l’écriture et, plus récemment, l’informatique. Sous son nom de plume J. D. Kurtness, elle a publié un premier roman à l’humour acide qui raconte l’histoire d’une sympathique tueuse en série, De vengeance, en 2017. À la fois noir et drôle, le livre est immédiatement salué par la critique. En 2019 paraît son second livre, Aquariums, un roman généalogique dont le récit s’inscrit dans la longue durée pour se conclure dans un avenir rapproché où l’humanité est victime d’une épidémie sans précédent. Kurtness contribue également à différents projets littéraires, comme l’exposition Le legs (Kwahiatonhk! 2021) et le collectif Wapke (Stanké, 2021). Elle s’est promis d’écrire un jour sur la paix dans le monde. (Source: canadafbm2021.com / kwahiatonhk.com)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#devengeance #JDKurtness #editionsdepaysage #hcdahlem #premierroman
#quebec #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancophone #litteraturecontemporaine #jelisquebecois #romannoir #MardiConseil #roman #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #primoroman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Le Sorcier Blanc

VIVION_le_sorcier_blanc  RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Seul dans les rues de Ouagadougou, un jeune mendiant essaie d’échapper aux coups en en donnant dans un ballon. Il devient gardien de but dans une équipe hétéroclite et ne tarde pas à se faire remarquer. Alors l’espoir de sortir de la misère et de la guerre le pousse à suivre un recruteur.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’angoisse du gardien de but

Dans ce court et percutant roman, Mathieu Vivion raconte le quotidien d’un mendiant de Ouagadougou bien décidé à sortir de la misère grâce au football. Un rêve un peu fou dans un pays miné par la guerre civile.

Au Burkina-Faso, un jeune garçon assiste à un match de foot dans une rue de Ouagadougou. Lui qui erre dans les rues, constamment violenté, voit dans ce jeu l’occasion d’un répit. Mais encore faut-il se faire accepter par le groupe principalement constitué d’étrangers. Pour ce faire, il choisit le défi face à l’Espagnol qui semble être le leader du groupe: «Je veux que tu choisisses un côté et que tu frappes de toutes tes forces. Si je l’arrête, je joue. Si tu marques, je m’en vais. Et je te regarderai tirer dans le but vide si c’est ce que tu appelles football.» Malgré la force du coup de pied, il réussit à détourner la balle. Désormais il fait partie de l’équipe.
Les jours, puis les semaines qui suivent sont pour lui l’occasion de parfaire son jeu et de cultiver son amitié avec l’Espagnol. Ils rêvent de voir leur talent reconnu, leur chemin se parer de roses. Eux qui ont tant souffert. Qui frappaient pour oublier qu’ils étaient frappés.
Sur les bords du terrain improvisé, un détecteur de talents les repère. Ce sorcier blanc veut leur offrir une chance de poursuivre leur carrière dans de meilleures conditions. Il veut aussi faire de l’argent et pour ça, tous les moyens sont bons. Pour le Burkinabé sans papiers – et même sans prénom –, la chance de réussir est infime. Car les places sont chères et il n’y aura que peu d’élus. Mais la seule chose qui continue à le tenir debout, à le faire vivre, c’est l’espoir.
Et il lui faut sacrément en avoir dans un pays où la pauvreté se dispute avec la guerre civile, où les armes automatiques parlent pour une broutille, un regard mal placé. Alors les «cris de joie laissent place à des gémissements de douleur. (…) Aucun témoin pour les entendre. La guerre laisse ceux de la rue mourir dans la rue. Elle les exécute sommairement comme des arbres qu’on abat sans remords. La sève gicle. Le sang coule. Et le sol absorbe tout. Il absorbe tout jusqu’à ce que poussent d’autres arbres qui dissimuleront d’autres corps qui nourriront à leur tour la terre maudite.»
On l’aura compris, Mathieu Vivion ne raconte pas une nouvelle histoire de footballeur devenu star planétaire. Il dresse plutôt un réquisitoire amer face à ce business comme un autre qui souvent s’affranchit des règles et fait payer aux jeunes talents le prix des espoirs qu’ils suscitent. La belle épopée vire alors au drame et les «agents de joueurs» n’ont plus rien à envier aux passeurs de migrants. Un premier roman-choc qui explore les côtés sombres d’un trafic qui n’est sans doute pas prêt d’être endigué. Une FIFA digne de ce nom s’emparerait d’un tel dossier, mais elle préfère les millions du Qatar…

Le sorcier blanc
Mathieu Vivion
Les Éditions du Panseur
Premier roman
128 p., 14,50 €
EAN 9782490834129
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Burkina-Faso, principalement à Ouagadougou.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il arrive que les plus grandes tragédies se jouent sur un bout de rue maquillé à la craie…
Des ruelles poussiéreuses de Ouagadougou aux pelouses des terrains de football européens, il n’y a qu’un pas, celui de l’espoir. Mais l’espoir peut rapporter gros à celui qui sait y faire: il suffit d’un peu de magie pour enfermer dans le creux de ses mains une armée de gamins qui rêvent d’étoiles brodées d’or.
Par dizaines, le Sorcier Blanc les tient sous sa semelle, monnayant leurs espérances comme leur vie. Jusqu’au jour où un jeune gardien de but abandonne tout désir de gloire pour faire équipe, et ose se dresser face à l’emprise du Sorcier Blanc.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Il frappait lui aussi.
Il frappait les murs des maisons qu’il ne possédait pas.
Il frappait les vitres en évitant d’y croiser son reflet.
Il frappait le sol pour le couvrir de son sang, et ceux allongés dessus pour que s’y mêle le leur, croyant qu’un peu de leur richesse volée le rendrait noble.
Il frappait par choix, comme si c’était commun, puisque mendier n’en était pas un.
Il mendiait.
Il se rappelait tendre les doigts dans les rues de la grande ville, et ployer les genoux pour se faire plus petit. Il était persuadé qu’en relevant soudainement la tête, il marquerait les gens par sa taille et sa révolte, que c’était ce genre de surprise dont ils étaient friands. Qu’ils le récompenseraient d’avoir été tant épatés, et qu’une main, peut-être se sentant plus utile que la sienne tant crispée vers le ciel de Ouagadougou, le saisirait par le corps et l’arracherait des pavés.
Et pour cela, il était frappé.
Il était battu parce qu’il ne possédait rien.
Les autres frappaient ses yeux boursouflés, surpris qu’il puisse encore les ouvrir, et confus d’y trouver tout ce à quoi ils ne voulaient pas ressembler. Ils allongeaient simplement son corps sur le sol et se contentaient de l’assommer. Du sang inondait sa bouche à cet instant. Ce n’était pas le leur. Ils auraient été trop honteux de le mêler au sien, de lui faire goûter l’hérédité précieuse: ici, les pauvres et les riches ne prennent ô grand jamais le risque de donner naissance à un bâtard.
Puis ils l’achevaient en lui jetant une pièce sur la joue, froide sensation signant à la fois leur œuvre et la fin du massacre.
Ne restait que ses mains tremblantes. Inertes. Incapables. Que pouvait-il en faire? On lui avait dit, répété à outrance comme une malédiction qui s’acharne de corps en corps, qu’il n’en ferait rien. Qu’il n’y avait rien à espérer.
Il espérait.
Il croyait à des rêves insensés et en des façons folles de les réaliser. Le football tissait le lien étroit qui pouvait exister entre la pauvreté qu’il vivait et les acrobaties fines qu’il lui fallait effectuer afin de s’en dépêtrer.
*
C’était le soir et c’était le matin, c’était même toutes les minutes d’un après-midi quelconque et sans fin. C’était la route qu’il empruntait et qui, sans la moindre surprise, ne le mènerait nulle part.
C’était surtout d’autres enfants qui jouaient, là, sur un bout de rue maquillé à la craie.
Ceux-là, il leur suffisait souvent d’un ballon crevé et d’un t-shirt troué posé sur une bouteille en plastique pour s’imaginer des forteresses imprenables. Et lui prenait alors l’habitude, le plaisir, le temps de voir les gamins s’animer en starlettes rapiécées d’un quartier trop avide de blasons à décorer.
Si quelques heures passées à observer le monde sont une richesse en soi, se disait-il, alors je suis riche de ce temps-là. Car, au fond, le trésor posé à même le sol, et qu’il avait l’impression de toucher du bout des yeux, était probablement celui-ci: à tant crier leur joie commune, ces gamins portaient, là, la voix de son innocence perdue.
Tous affichaient les tuniques populaires des clubs dont ils se voyaient être les idoles futures, autant d’étoiles sur leur maillot qu’ils croyaient brodées d’or et sur lesquelles se reflétaient le soleil puis la lune. Tant de noms célèbres floqués à même leur dos, parfois le leur, pour ceux espérant gagner l’admiration bruyante des riverains. Et ils y tenaient, cela se voyait à la façon qu’ils avaient d’essuyer la moindre poussière qui s’y apposait.
Tous reproduisaient ce qu’ils avaient aperçu au travers d’une télévision saturée, petit écran posté en haut de l’étagère brinquebalante du café le plus proche, mimant les joueurs jusque dans leurs stéréotypes les plus tenaces, Ils savaient cela par cœur.
L’Espagnol, technique, dribblait l’Italien truqueur, fulminant ses mimiques et les faux cris de douleur. Le Français, travailleur, faisait guerre à l’Allemand, et tous deux, à l’honneur, tâchaient de déterminer lequel serait le plus athlétique. Ils maudissaient l’Anglais et son rire moqueur, lui qui jonglait dans son coin, se pensant poétique, et qui n’accourait que lorsque l’action lui plaisait.
Tous n’avaient en réalité pour pays que la sensation du polyester rêche sur leurs peaux irritées, comme s’il valait mieux afficher la fierté de promouvoir l’ailleurs que celle d’être né ici. Et en martelant leur sol et leur terre du bout de leurs chaussures aux crampons aiguisés, peut-être lui faisaient-ils savoir qu’ils seraient prochainement tentés de la renier.
Il fallait alors voir l’unique Burkinabé, un peu timide aux premières heures à l’idée de croiser leur regard, pensant n’appartenir ni au matin ni bien au soir, ni même à aucun de ces coins de rue. Puis il fallait le voir hurler après les allers-retours, à la ville en secret, à la rue sans recours, malgré sa gueule cassée, suppliciée du centre jusqu’aux pourtours, malgré la peur typique à se lier d’amitié. Il fallait le voir encourager ces stars faisant vivre le quartier comme si lui-même ne venait pas d’ici. Comme si lui-même avait compris que cette terre pouvait être le berceau des génies de demain, et qu’il n’y avait pas besoin de s’en éloigner pour en admirer l’unicité.

Extrait
« La guerre avait ôté son maillot couleur ciel, troqué contre cet uniforme boueux aux flocages absents et aux étoiles souillées. Elle avait mis dans ses mains l’arme qui lui avait permis de défaire l’existence. Elle avait mis face à lui celle qui enleva la sienne. Le Burkinabé regarda furtivement les doigts toujours serrés sur la gâchette. Il était pris par la crainte de trop s’attarder, de hurler un ami disparu; ces après-midis quelconques à regarder jouer une vie, et qui risquaient de s’éteindre lentement, les cris de joie laissant place à des gémissements de douleur. Personne. Aucun témoin pour les entendre. La guerre laisse ceux de la rue mourir dans la rue. Elle les exécute sommairement comme des arbres qu’on abat sans remords. La sève gicle. Le sang coule. Et le sol absorbe tout. Il absorbe tout jusqu’à ce que poussent d’autres arbres qui dissimuleront d’autres corps qui nourriront à leur tour la terre maudite. » p. 87

À propos de l’auteur
VIVION_MathieuMathieu Vivion © Photo DR

Franco-Algérien né en 1991, Mathieu Vivion découvre son appétit pour l’écriture sur les bancs de l’école Supérieure de Journalisme de Paris.

Par sa rencontre avec les œuvres de Jean-Luc Lagarce, Kae Tempest ou encore Wajdi Mouawad, nait le goût de dire et de disséquer avec précision et un peu d’absurdité les dérives de notre société.

Oscillant sur plusieurs fils tissés par la littérature, le théâtre et la scène alternative, Mathieu Vivion cherche le raffinement autant que la percussion, équilibre complexe mais, comme il le dit : s’il tombe, ce sera pour mieux retourner le monde.

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lesorcierblanc #MathieuVivion #editionslepanseur #hcdahlem #premierroman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #primoroman #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

GPS

RICO_GPS

  RL_ete_2022  Logo_second_roman

En deux mots
Pour qu’elle puisse trouver le lieu de sa fête de fiançailles Sandrine donne sa position GPS à son amie. Alors quand celle-ci disparaît, elle peut continuer à la localiser. Mais ce point rouge marque-t-il vraiment la position de son amie?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Faites demi-tour avec prudence»

En voulant suivre à la trace son amie disparue, une jeune femme va finir par se perdre. Elle disposait pourtant d’un outil de localisation. Avec GPS Lucie Rico nous propose de réfléchir au poids de la technologie dans nos vies.

Que ceux à qui cette mésaventure n’est jamais arrivée lui jettent la première pierre: on note notre destination dans l’application GPS et on se retrouve dans un endroit tout différent. Dans le meilleur des cas, on se rend compte à temps de son erreur et on corrige cette erreur. Quelquefois, on jure aussi qu’on ne nous y reprendra plus, avant de recommencer. Pour Ariane – un prénom bien choisi – c’est le fil qui lui permettra de surmonter sa déprime et sortir de chez elle pour se rendre aux fiançailles de son amie Sandrine. Elle lui offre de la géolocaliser, devenant le point rouge à suivre sur la carte. Au chômage, elle se cloîtrait jusque-là chez elle, anxieuse à l’idée de sortir, d’affronter ce monde qui lui voulait tant de mal.
Mais cette fois, pas de problème, elle arrive à destination et peut faire la fête. Mais c’est au petit matin que les choses vont prendre une tournure dramatique: Sandrine a disparu.
Face aux craintes qui s’expriment, à commencer par celles du fiancé, Ariane choisit de ne rien dire de sa carte maîtresse, la géolocalisation, et entend mener sa propre enquête. Après tout, avant de perdre son emploi, elle était journaliste spécialisée dans les faits divers. Elle va donc suivre le point rouge qui va la mener au Lac du Der, un endroit qu’elle connaît bien et où elle s’était déjà rendue avec Sandrine. Mais au lieu de retrouver son amie, elle apprend que la police a retrouvé un cadavre calciné et méconnaissable tout à proximité.
En attendant le résultat des analyses, elle se persuade que son amie est encore en vie, même si elle ne répond plus, car le point rouge continue à se signaler sur son écran. Alors, il ne faut surtout pas perdre ce point rouge qui est une trace de vie. Alors, il ne faut plus lâcher ce téléphone, car même si la police finit par confirmer le décès, Ariane sait bien qu’il n’en rien puisque ce point rouge continue à se déplacer.
Avec ce conte qui passe d’une joyeuse comédie à une sombre tragédie, Lucie Rico nous offre une intéressante réflexion sur nos addictions aux outils numériques, mais sans manichéisme. Après tout, c’est bien grâce à son smartphone qu’elle peut partager des souvenirs d’enfance avec son amie, entretenir l’illusion qu’elle se promène encore dans les endroits où elle a partagé de bons moments.
Comme dans son premier roman, Le chant du poulet sous vide, on est ici aux marges du fantastique, pour ne pas dire de la folie. Une odyssée glaçante.

GPS
Lucie Rico
Éditions P.O.L
Roman
224 p., 19 €
EAN 9782818055960
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour du Lac du Der.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ariane est une jeune femme en difficulté sociale et personnelle. Elle préfère rester cloîtrée chez elle, jusqu’au jour où Sandrine, sa meilleure amie, l’invite à ses fiançailles. Pour l’aider à se repérer et lui permettre d’arriver à bon port, Sandrine partage sa localisation avec elle sur son téléphone. Guidée par le point rouge qui représente Sandrine dans l’espace du GPS, Ariane se rend donc aux fiançailles. Mais le lendemain, Sandrine a disparu. Elle ne répond plus au téléphone. Aucune trace d’elle. Sauf ce point GPS, qui continue d’avancer. Et qu’Ariane ne va plus quitter des yeux. Le GPS lui procure un sentiment de proximité avec Sandrine. Comme si elles partageaient un secret. Jusqu’à la découverte d’un cadavre calciné au bord d’un lac où le point GPS de Sandrine s’est rendu. S’agit-il de son cadavre ? Mais le point bouge encore. Qui est derrière le point alors ? Ariane enquête mais toutes les pistes sont des impasses. Plus troublant encore : le point sur le GPS persiste à conduire Ariane sur les lieux de leur amitié. Pour en avoir le cœur net, elle laisse un message vocal à Sandrine pour lui donner rendez-vous dans un lieu qu’elle seule peut connaître. Lorsque le GPS indique que Sandrine se rend dans ce lieu, Ariane est persuadée de s’être jusque-là trompée. Sandrine n’est pas morte ! Le point est bien son amie. Mais elle commence à confondre le monde réel et le support numérique. La police révèle alors que Sandrine est bien morte, Ariane désactive la localisation partagée. Elle tente de reprendre le cours de sa vie et d’oublier le GPS. Mais une nouvelle notification l’interrompt : Sandrine souhaite à nouveau partager sa localisation avec elle. Pour un ultime rendez-vous.
Écrit comme un thriller, ce roman, sur l’amitié et la mort, sur les fragilités sociales et psychiques, traverse les illusions du deuil à l’aune de nos addictions numériques.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
DIACRITIK (Guillaume Augias)
Blog les livres de Joëlle
Blog littéraire de Rémanence des mots
Le blog de Gilles Pudlowski
Blog Surbooké

Les premières pages du livre
« C’est comme si Sandrine t’avait tendu un piège. Un piège malsain : Tu es attendue à 19 h pour mes fiançailles, Zone Belle-Fenestre. Arrive bien à l’heure.
Tu as tapé sur ton GPS : « Zone Belle-Fenestre », puis « Lieu pour se fiancer Zone Belle-Fenestre ». Il a répondu deux fois : adresse inconnue.

Il suffit qu’un numéro manque, et l’adresse devient incompétente. Une mauvaise adresse peut mener quelqu’un comme toi à sa perte. Les exemples sont légion. Une erreur dans le nom du destinataire fait qu’une amende ne parvient pas à bon port et devient une dette à vie. Une étourderie, et les urgences arrivent trop tard pour réanimer un père, laissant deux enfants orphelins avec ce regret éternel : si seulement le digicode n’avait pas changé.
Ou encore : un tueur à gages mal informé se trompe d’étage, entre chez toi et non chez ton voisin pour t’abattre d’une balle en pleine tête.

Bien sûr, rien de tout cela ne t’est arrivé. Mais parfois, tu imagines tellement fort que tu ne sais plus différencier la réalité de tes fictions. Tu te laisses envoûter. Tu divagues dans ta tête. Tu divagues dans l’espace. T’orienter est un vrai casse-tête. Depuis ton chômage, cette tendance s’est accentuée, mais elle n’est pas nouvelle. Tu es née à l’envers, dévoilant d’abord tes fesses au monde, en dépit de l’ordre établi et de la bienséance. La plupart des enfants se retournent dans le ventre de leur mère pour arriver dans le bon sens. Pas toi ; ta tête n’a pas trouvé l’issue.
Les trois dernières fois que tu es sortie de chez toi, tu t’es effondrée sur le trottoir. Tu n’arrivais pas à respirer dehors. Tu avais demandé à Antoine si les incendies de la région avaient pu abîmer l’air à ce point. Il avait paru sceptique. Ça pouvait jouer, la pollution aussi, mais ça n’expliquait pas tout. Il avait à nouveau parlé de la nécessité d’aller voir un psychologue, ou, au moins, un allergologue.

Tu as beau chercher, le nom de Zone Belle-Fenestre ne t’évoque rien. La Zone Belle-Fenestre est pourtant proche de chez toi, et tu es une enfant du pays. Tu n’as jamais quitté la région, si ce n’est pour de courtes vacances, ce qui en trente-trois ans t’aurait laissé le temps d’en arpenter chaque paysage. Mais les paysages ne t’intéressent pas. La ville non plus. Toutes les villes se ressemblent, affirmes-tu. Deux personnes équipées de la fibre et abonnées à Netflix ont plus en commun que deux personnes habitant Clermont-Ferrand. Tu aimes parfois te dire : j’appartiens à la ville où vit Sandrine, et j’aime Sandrine comme ma ville, sans la comprendre ni la penser.
Internet t’informe que la Zone Belle-Fenestre est un parc paysagé arboré, de 17 hectares, un écrin parfait pour composer votre événement. Parmi les huit demeures de caractère reconstruites sur les ruines d’anciens châteaux, quatre sont privatisables et idéales pour organiser mariages, anniversaires, cocktails, garden parties…

Tu n’as aucune idée de la taille d’un hectare. Le mot t’inquiète, comme tous les mots commençant par un h muet. Un hectare doit être immense pour ne pas pouvoir se compter en mètres ou en kilomètres.
Un hectare, un hectolitre. Dix-sept hectares, dix-sept hectolitres. Le corps d’un adulte contient zéro virgule zéro cinq hectolitres de sang, ce qui paraît ridicule. Tu ne sais pas pourquoi tu as retenu ça.
Te vient pourtant cette inquiétude, l’image du sang, alors que le GPS cherche encore. Tu imagines tout de suite le pire, en détail :
Tu te vois arriver à l’hectare 1, la nuit est épaisse, le parc sombre, les lampadaires cassés et les huit demeures de caractère se ressemblent comme des cailloux.
Ton téléphone n’a plus de batterie.
À un embranchement tu dois choisir une direction : droite, gauche, milieu ?
Tu prends le chemin du centre. Il te mène à une impasse lugubre. Tu erres.
À l’hectare 2, un homme surgi de nulle part empoigne tes cheveux.
Tu rampes, blessée, jusqu’à l’hectare 3, ne te relèves pas. Tu rends ton dernier souffle dans un endroit stupide, près d’une mare aux nénuphars décorative, tandis que pas loin, dans un endroit que tu n’auras jamais trouvé, Sandrine embrasse son futur époux au milieu d’invités dotés d’un meilleur sens de l’orientation que toi.

Si Antoine avait accepté de t’accompagner, il aurait pu te guider. Tu aurais marché dans la Zone Belle-Fenestre les yeux fermés, ta main dans la sienne. Il n’aurait pas laissé l’extérieur t’étouffer. Il t’avait juste dit : « Je te rejoindrai plus tard ». À sa manière de baisser le regard et de tourner étrangement les yeux dans leur orbite, tu avais compris que ce n’était pas sûr. Il te rejoindrait si sa fête à lui ne lui plaisait pas, s’il lui restait encore de l’énergie, ou si tu le suppliais de t’escorter.

Tu appelles Sandrine, et lui dis que tu ne viendras pas. Que tu avais oublié qu’on était vendredi. Que pour toi, depuis le chômage, la semaine et le week-end ne sont qu’un flux, que tu as un ganglion et puis que ta robe est tachée.
Elle te laisse parler.
La dernière fois que Sandrine est venue chez toi, elle a ouvert la fenêtre et a dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait raison. Cette odeur est la tienne ; tu n’es pas vraiment différente de ton odeur.
Au téléphone, Sandrine te répond simplement : « Tu viendras. » Un témoin a obligation de présence, c’est dans la définition du mot. Tu as cherché cette définition le jour où elle t’a fait sa demande. Ce jour où Sandrine est passée chez toi. Elle sortait du travail, elle avait enlevé ses talons bien qu’elle déteste ses pieds. Elle disait souvent : « Mais ce n’est pas grave, la plupart des jolies filles ont des pieds très laids, je l’ai lu quelque part. » Enlever ses chaussures chez toi était une preuve d’amitié. C’est là qu’elle t’avait dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait ouvert une fenêtre, celle du salon. Les voisins d’en face s’engueulaient, Sandrine était restée longtemps à les observer sans parler. Tu n’avais rien dit pour ne pas paraître trop chômeuse, mais ça te démangeait de rapporter les épisodes précédents de leur vie à Sandrine. Les voisins semblaient avoir agencé leur appartement entier pour que leur intérieur soit orienté vers ta fenêtre – une vraie salle de spectacle, mais une salle municipale, avec des meubles bas de gamme, détonants et mal montés.
Tu étais assise sur le canapé, l’œil rivé à celui de Sandrine qui épiait avec une attention infinie la dispute conjugale qui s’envenimait. Alors que la voisine éclatait en longs sanglots au milieu de sa cuisine en kit, Sandrine avait été saisie d’un violent soubresaut. Elle s’était penchée à la fenêtre, son corps courbé à la perpendiculaire. La position était anormale, un prélude annonçant un hurlement, ou un saut dans le vide. Ses poings s’étaient serrés, serrés autour du garde-fou, puis elle avait relâché la pression. Elle s’était retournée vers toi comme si de rien n’était, pour te demander : « Tu ne voudras pas être mon témoin ? Je vais me marier. »
La forme négative de la question n’était pas très appropriée. Cette annonce non plus. Tu avais rentré le ventre, Sandrine avait haussé les épaules : « C’est toi qui es dans ma vie depuis le plus longtemps. Et tu es journaliste. Tu assureras. » Elle n’avait pas parlé de ton chômage. Ni de votre lien d’amitié. Tu n’avais pas dit que tu n’écrivais que des faits divers ni que tu détestais John. Vous aviez eu un fou rire complice. Tu avais accepté.

Au téléphone Sandrine a dit : « Ne t’inquiète pas, je vais t’accompagner. »
Elle a raccroché.
Tu étais rassurée sur ton importance : Sandrine allait sécher les préparatifs de ses propres fiançailles pour venir te chercher. Tu as sorti une bouteille de muscat puis t’es assise sur ton canapé, les bras croisés en attendant son arrivée. C’est dans cette posture que tu passes le plus clair de ton temps. Si tu tapais dans Google Images « Attente et désœuvrement », tu retrouverais ta position fétiche représentée dans toutes sortes de situations.

Le téléphone a vibré. Un lien Google Maps – que tu appelles toujours GPS par abus de langage, comme si toutes les cartes, toutes les représentations du monde et les technologies étaient les mêmes, de simples outils pour te conduire à bon port – s’est affiché: Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous. »

À propos de l’auteur
RICO_Lucie_©Helene_BambergerLucie Rico © Photo Hélène Bamberger

Lucie Rico est née en 1988 à Perpignan. Elle vit entre Aubervilliers (où elle écrit des films), Perpignan (où elle écrit des livres) et Clermont-Ferrand (où elle enseigne la création littéraire). Le chant du poulet sous vide, son premier roman, a reçu le Prix du roman d’écologie et le Prix du Cheval Blanc 2021. GPS est son deuxième roman.

Fiche de son agence artistique
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#GPS #LucieRico #editionspol #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #VendrediLecture #secondroman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots