Pour leur bien

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En deux mots
Dans un pays africain en guerre, Inaya parvient à échapper aux rebelles. Ses parents n’ont pas eu cette chance et la gamine se retrouve embarquée loin de chez elle par sa tante. Des Blancs viennent alors persuader cette dernière de leur confier l’enfant, comme tous les orphelins du village. Ils promettent de les nourrir et de les scolariser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les vrais-faux orphelins et l’appât du gain

S’appuyant sur l’histoire vraie d’un trafic d’enfants, Amandine Prié raconte le plan machiavélique de quelques français décidés à voler garçons et filles pour les confier à des familles adoptives. Glaçant!

Il n’aura fallu que quelques secondes à Inaya pour fuir. Quand les rebelles ont atteint leur village, la fillette a réussi à gagner la cache préparée dans l’anfractuosité d’un mur. Mais ses parents n’ont pas pu échapper au terrible massacre. Les quelques survivants décident de fuir pour rallier un endroit où leur sécurité sera assurée. Autour de sa tante, Inaya et les autres enfants doivent désormais apprendre à avancer dans la vie sans parents. Mais plutôt que de sombrer, l’enfant se forge un caractère bien trempé, curieuse de comprendre et de découvrir, n’hésitant pas à interroger les adultes. Et même si cela a le don d’en énerver certains, elle parvient ainsi à tenir.
Son destin va basculer avec l’arrivée dans le village d’un groupe de Blancs qui expliquent au Doyen qu’ils ont le projet de créer une école qui prendra en charge les orphelins et assurera leur nourriture et leur hébergement. Et pour rassurer les villageois, ils promettent d’emmener également avec eux Chef du village, pour qu’il puisse se rendre compte du sérieux du projet et de leur professionnalisme. Après bien des tractations – et quelques arrangements avec l’état-civil – tous les enfants du village montent dans les véhicules pour rejoindre leur nouvelle école où les attendant nourriture, chambre et jouets. Les premiers jours se passent bien, même si Inaya reste méfiante en constatant que les cours se font attendre.
C’est que dans le plan fomenté par les Blancs, l’enseignant n’a pas pu être trouvé. Aussi, après avoir engagé un autochtone qui va s’avérer totalement incapable, ils décident de prendre eux-mêmes les choses en main. Avec un certain succès.
Mais Inaya reste méfiante, comprenant que ces blancs ne disent pas toute la vérité sur leur projet. Au fil des jours, elle voit la tension croître et les dissensions se faire plus visibles. Jusqu’à ce jour où tout le monde prend la direction de l’aéroport.
Amandine Prié s’est appuyée sur l’affaire de l’Arche de Noé, cette ONG qui sous couvert d’humanitaire organisait un trafic d’enfants, pour nous offrir un premier roman très réussi.
Le choix de le rédiger à hauteur d’enfant y est pour beaucoup. Si Inaya a l’esprit vif et l’envie d’apprendre, elle ne voit pas le piège se refermer sur elle. À la fois naïve et intrépide, sa curiosité va toutefois lui permettre de se poser les bonnes questions, de mettre au jour les contradictions des adultes et leurs petits arrangements avec la vérité.
Le roman met le doigt sur les terribles inégalités entre le Nord et le Sud, sur cet écart de richesses qui peut pousser des parents qui n’arrivent plus à nourrir leurs enfants à les abandonner. Il souligne aussi, comme une forme de néocolonialisme, cette idée que l’on peut prendre des enfants et les vendre à des familles adoptives Pour leur bien. Enfin, il nous propose de rehausser notre regard face à l’accès à l’éducation et au savoir, un bien aussi précieux que dévoyé aujourd’hui chez nous. Pouvoir apprendre est une chance à tous les âges. On l’oublie trop souvent. Ce suspense glaçant est aussi là pour nous le rappeler.

Pour leur bien
Amandine Prié
Éditions Les Pérégrines
Premier roman
368 p., 19 €
EAN 9791025205631
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays d’Afrique qui n’a pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Inaya, une intrépide fillette de huit ans, vit avec sa tante et ses cousines dans un village d’Afrique, au cœur d’une région instable depuis des années.
Un jour, une association humanitaire s’installe à proximité du village. Les bénévoles se mettent en quête d’orphelins de père et de mère, afin de les sortir de la misère et de leur donner accès à l’école.
Sur le camp où ils sont accueillis, Inaya et une centaine d’autres enfants sont ainsi nourris, logés, instruits et soignés. Mais quelles sont les véritables intentions de cette association ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La langue française (Sophie Appourchaux)
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« – Inaya, si tu bouges encore, j’arrête tout.
La petite fille, assise bien droite sur un minuscule tabouret en bois, se mord les lèvres pour ne pas crier. Sur son crâne, deux mains s’affairent au milieu des touffes de cheveux. Elles plaquent, lissent, trient, tirent, rabattent, tressent, exécutent un ballet à dix doigts dans le secret de l’arrière-cour, entre des bassines empilées et un tas de bois.
Cette danse nerveuse est orchestrée par Marietou, une femme aux traits tirés, longue et sèche comme un roseau. Inaya gémit et, dans un mouvement réflexe, repousse la main de sa tante. Les doigts s’immo¬bilisent sur la tête de l’enfant. Marietou la contourne, s’accroupit à sa hauteur et plante ses yeux fatigués dans les siens :
– Tu veux que je te laisse comme ça, avec les cheveux en l’air ? Alors tiens-toi tranquille, jeune fille !
Inaya observe l’index noueux de sa tante s’agiter sous son nez. Elle baisse les yeux, retient un rire. C’est toujours comme ça quand Ma’ se fâche : aucune des deux n’y croit vraiment. Ce ne sont pas les réprimandes de sa tante qu’elle redoute le plus, mais son silence. Une chape de plomb qui tombe d’un coup et frappe plus fort qu’une gifle, qui est plus étourdissante aussi que des cris. Marietou se replace derrière sa nièce, et les doigts reprennent leur danse.
Autour d’elles, le village s’étire, s’éveillant doucement de sa sieste. Quand le soleil est au plus haut et que les ombres ont rétréci jusqu’à disparaître, hommes et bêtes se couchent sans résistance. Ici, s’agiter dans l’air brûlant peut vous faire perdre la raison. Raison que les femmes ont probablement perdue depuis longtemps, elles qui ne s’allongent qu’une fois la nuit tombée.
Sans bouger la tête, raide comme un piquet, Inaya fait signe à Sekou, le petit-fils de la vieille voisine, si vieille qu’elle avance courbée, le visage chaque jour plus près du sol. Sa maison, dont la teinte ocre semble presque rose tant la lumière est crue, ressemble en tous points à celle de Marietou. Un toit de paille, des murs circulaires qu’ouvre un rectangle sombre. Une géométrie simple faite de terre, comme pour ne jamais oublier d’où l’on vient. Sekou s’étire longuement, sourit à Inaya, salue Marietou et prend le petit balai en paille appuyé contre le mur de la maison. Sa grand-mère et son petit frère dorment encore à l’intérieur, assommés par la chaleur. Le garçon, torse et pieds nus, nettoie la cour d’un geste sûr. Le balai passe entre ses jambes, soulève la poussière, chasse une poule au passage.
Un vent chaud agite les feuilles des manguiers. On les aperçoit, juste là, derrière la porte du petit grenier dans lequel Marietou et la voisine entreposent leur menue récolte. Inaya n’y a jamais mis les pieds et refuse catégoriquement de s’en approcher. Ce qu’elle aime, elle, dans l’arrière-cour de Ma’, c’est grimper sur le petit muret, s’asseoir sur ses talons et regarder la nuit tomber sur le village. Chaque soir, perchée à un mètre cinquante du sol, avec la sensation d’effleurer les nuages, elle observe. Les hommes qui lavent leur visage, penchés sur les bassines. Les femmes qui frottent et rincent les casseroles. Les trois chèvres osseuses du doyen qui tournent autour des maisons, en quête de restes de repas. Les avant-bras posés sur ses genoux, les pieds bien à plat sur le muret, elle voit les enfants qui se chamaillent et se poursuivent en riant. Comme Inaya, ils entendent souvent parler d’avant. Avant, c’est ce que disent tous les habitants du village. Avant est presque devenu un personnage, une figure lointaine et paisible. Dans cet avant qui peuple la mémoire collective, on buvait du lait chaque jour, on élevait ses vaches, on ne croisait ni casques verts ni casques bleus. Il n’y avait pas d’attente, pas de distribution, pas de registre. Dans cet avant, Inaya avait quatre ans et s’endormait chaque soir en écoutant le souffle de sa mère et les ronflements de son père.
Mais un jour, les choses ont changé. Il a fallu monter dans des cars, traverser une frontière, s’inventer à nouveau dans cette région presque déserte où seuls rôdaient les mauvais esprits. Il a fallu donner¬ son nom, s’inscrire sur des listes, récupérer quelques semences, accepter un lopin de mauvaise terre. Il a fallu tout reconstruire, les toits de paille, les murs d’argile, les familles et les espoirs. Beaucoup de parents ne sont pas montés dans ces cars. À leur place, des oncles, des tantes, des cousines, des voisins, des grands-parents. On dit qu’ici, il faut un village pour élever un enfant. Alors le village s’est retroussé les manches. Les enfants sans parents sont désormais ceux de tous.
Inaya sent les mains de Ma’ enserrer son crâne tressé. Celle-ci peaufine son ouvrage, tire un cheveu qui dépasse et lui donne une tape sur l’épaule. Inaya a envie de se gratter la tête. Elle plante un baiser sur la joue de sa tante et s’éloigne en sautillant, pieds nus et bras tendus, le corps enfin en mouvement.

Pour Inaya, tout avait basculé quatre ans plus tôt, le jour du bruit. Le bruit des camions, des portières, des meubles retournés, de son souffle dans le ¬grenier à sorgho. Le bruit des sandales de sa mère qui s’éloigne et la laisse là.
D’abord, il y avait eu les portières qui claquent. Certaines en même temps, d’autres en décalé. Ça faisait comme une musique métallique, pas de ces musiques qui font danser, non, plutôt de celles au son desquelles tout s’arrête. Une drôle de petite musique de mort. Ce n’était pas la première fois que des rebelles pillaient le village. Ils venaient régulièrement se servir, en vivres, en femmes, en violences, réaffirmaient leur domination, marquaient leur territoire puis repartaient, un temps rassasiés. Le jour du bruit, ils n’avaient qu’un seul objectif : anéantir.
Au début, le bruit avait été lointain, circonscrit aux abords des premières maisons du village, là où s’arrêtait la piste. Des cris. Des cris et des détonations en rafale, et ces portières qui n’en finissaient pas de claquer. Inaya connaissait les cachettes, sa mère les lui avaient montrées tant de fois. Derrière les bananiers. Dans les greniers. Dans le trou dissimulé par la bassine de linge, le trou creusé par les mains de son père. Plus Inaya grandissait, plus il le creusait, dans l’espoir fou de la sauver. Combien de parents regardent leur enfant grandir en pensant aux dimensions du trou dans lequel ils le cacheront pour lui éviter le pire ?
Rapidement, le bruit s’était rapproché. On entendait des pas, des voix d’hommes, des crachats. Des rires aussi. Puis un bref silence et, avant qu’Inaya n’ait eu le temps de se cacher, la plaque de tôle qui servait de porte fut renversée avec fracas d’un coup de botte. Elles étaient partout, ces bottes, se levaient et s’abattaient, écrasant un mégot, renversant la grande marmite en fonte. La mère d’Inaya l’avait prise dans ses bras et s’était enfuie par la petite porte qui donnait sur l’arrière-cour. La main sur les yeux de sa fille pour la préserver des mauvaises images, le cœur affolé, courbée sur son enfant comme une armure frêle offerte aux rafales, elle murmurait dans la petite oreille : « Ça va aller, tu ne bouges pas, surtout tu ne bouges pas. » Dans la maison, le bruit toujours. Le père implorait sans y croire, pour gagner du temps, un peu de temps pour sa femme et sa fille.
Arrivant au premier grenier à sorgho, la mère avait glissé le corps de la petite par l’ouverture étroite, tout en haut du mur de terre. Puis elle avait mis son doigt devant sa bouche et répété : « Tu ne bouges pas. » Elle avait ensuite couru en direction des bananiers, ses sandales en plastique claquant contre ses talons.
Inaya n’avait pas bougé. Il y avait eu d’autres bruits. Un autre jour, une autre nuit. Il y avait eu la lune, ronde et brillante, puis des voisins et des soldats, des mots chuchotés, des bras pour la soulever, des mains pour cacher ses yeux, des mains, des mots et des bras qui n’étaient pas ceux de sa mère. Il y avait eu des cars, une frontière et des registres, une tante et quatre cousines, qui plus jamais n’avaient reparlé du jour du bruit.

Inaya presse le pas, une bassine en plastique vert en équilibre sur son crâne tressé. Pour ne pas abîmer le travail de Marietou, elle a plié en quatre un petit tissu et l’a posé sur sa tête, entre ses tresses et la bassine. Il fait déjà chaud et ses cousines Fatou et Asma marchent vite, leurs longs bras battant l’air à chaque pas. La route de l’eau, c’est le royaume des enfants. Garçons et filles partent tôt le matin, quand le soleil n’est pas trop haut et que les adultes sont déjà aux champs. Il faut marcher pendant deux heures, d’abord sur la piste puis dans la brousse, jusqu’au lit de la rivière. Inaya aperçoit Sekou un peu plus loin, qui tient par la main son petit frère. Si Sekou boite un peu, c’est parce qu’une maladie a tordu sa jambe. C’est en tout cas ce que disent les Blancs, parce que Ma’, elle, a une autre explication : elle raconte que la mère de Sekou a trompé son mari lorsqu’elle était enceinte. Si le petit est de travers, c’est à cause du mauvais œil, rien à voir avec ce virus inventé par les Blancs.
Inaya double ses deux cousines et appelle le garçon. C’est que, même avec sa jambe tordue, il marche vite, Sekou. Il se retourne et la regarde sans sourire, visage fermé et traits tirés. Issa, le petit frère, bâille en se frottant les yeux de sa main libre.
– Qu’est-ce que je t’ai fait pour mériter cette tête ?
– C’est pas toi. C’est ma grand-mère, elle est malade.
– Malade comment ?
– La fièvre.
Sekou baisse la tête, soucieux. Sa grand-mère dormait encore, ce matin, quand il est parti avec Issa. Pourtant, la vieille femme est faite du même bois que Marietou. Rester couchée la journée, il n’en est pas question, c’est une insulte aux vivants. Rares sont les femmes du village qui peuvent encore compter sur un mari. Pour elles, tenir debout n’est rien de moins qu’une question de survie.
Inaya et Sekou reprennent leur marche en silence vers le point d’eau, au milieu du cortège d’enfants dont on entend le murmure joyeux à plusieurs kilomètres. Pieds nus dans leurs claquettes usées, ils soulèvent une poussière rouge qui les suit jusqu’à l’entrée de la brousse. La petite fille regarde régulièrement derrière elle pour s’assurer que ses cousines sont toujours là. Asma et Fatou sont plus âgées qu’Inaya, mais ce sont les plus jeunes filles de Marietou. Les deux autres, Rokia et Niélé, auront bientôt l’âge de prendre un mari, et leurs hanches larges font déjà tourner les têtes des garçons. Elles travaillent dur avec leur mère, binent la terre, labourent, sèment, cueillent, l’aident à tenir la maison propre. De temps en temps, elles troquent quelques patates douces contre des haricots sur le petit marché que les voisines ont installé à la sortie du village.
Inaya, Sekou et son petit frère avancent comme un drôle d’animal à trois têtes, se méfient des endroits où ils posent les pieds, se préviennent quand un trou ou une pierre leur tend un piège. Le petit est épuisé et, bientôt, il faut faire des pauses toutes les dix minutes. Les trois enfants se laissent distancer par le groupe. Inaya n’aime pas ça. Même un animal à trois têtes est plus en sécurité au milieu des siens. Elle déroule le tissu qui lui sert à caler sa bassine, s’approche du petit, plie les genoux, fait le dos rond jusqu’à ce que Sekou y dépose Issa, noue les extrémités sur sa poitrine et son ventre. Main dans la main, les deux enfants accélèrent la cadence pour rejoindre le groupe. Le troisième, les fesses bien calées, ventre contre dos, s’endort rapidement.
Ils ont marché longtemps avant d’atteindre l’eau. Ils l’ont espérée, devinée, entendue avant de la voir. À cette saison, la rivière est encore puissante, on n’y a pas pied en son milieu. Les enfants se séparent en deux groupes, les filles et les tout-petits vers l’ouest, les garçons vers l’est. Les pieds sont douloureux, les muscles tendus et la chaleur, presque visible, épaisse, moite, ralentit les mouvements et rend les corps plus lourds.
Après le paysage sec et poussiéreux de la brousse, les berges vertes et la fraîcheur des arbres invitent au repos. Inaya lâche la main de Sekou et poursuit sa route avec les filles. Elle retrouve Fatou et Asma, bassines posées au sol, déjà presque entièrement nues. Elle se penche, dénoue le tissu, attrape Issa par un bras et le pose doucement sur l’herbe. À peine réveillé, il titube un peu et rejoint les bras de Fatou. Inaya soulève sa robe, la remonte sur son corps menu, dégage sa tête avec impatience. Elle plaque le vêtement contre elle pour bien le lisser, le plie en deux et le pose au fond de la bassine en plastique. Elle a la minutie des gens qui possèdent peu. Cette robe, elle l’a héritée d’Asma, qui l’a portée après ses trois sœurs. Chacune des filles est liée aux autres par ce morceau de tissu.
Inaya a les genoux osseux, des jambes fines et musclées, des bras chétifs, un buste étroit. Sous ses talons et dans la paume de ses mains, la même corne épaisse. Il y a chez elle de la grâce, mais aussi quelque chose de rugueux. Elle s’approche de l’eau, goûte la température avec les orteils de son pied droit, bras tendus pour garder l’équilibre. À une cinquantaine de mètres de là, les garçons font la queue sur le gros rocher qui surplombe la rivière. Ils se jettent dans l’eau en criant, genoux relevés contre la poitrine, bras serrés, corps compacts qui disparaissent avec fracas sous la surface. Du côté des filles, les jeux sont moins démonstratifs, l’attention flotte entre les tout-petits à surveiller et les copines, entre le plaisir du moment et les tâches qui les attendent au village. Il y a celles qui entrent dans la rivière en courant, celles qui s’approchent timidement, celles pour qui la nudité ne change rien à la façon de se mouvoir, celles qui cachent leur sexe et leur poitrine naissante, celles qui lavent doucement leur visage, celles qui se frottent énergiquement, celles qui se lancent des défis à plusieurs, celles qui discutent en tête à tête. Il y a Inaya qui s’immerge lentement, délicatement, mouille d’abord ses bras et ses épaules avant de s’accroupir, puis savoure la chaleur de l’urine qui se répand entre ses cuisses. Inaya qui préfère prendre l’eau en coupe dans ses mains plutôt que de plonger sa tête dans la rivière, pour ne pas déranger ses tresses. Inaya qui se pince l’arête du nez et se mouche bruyamment d’une main, l’autre main occupée à frotter la corne de ses pieds avec une poignée de sable.
C’est un matin à la rivière comme les autres pour les enfants du village. Ils reviendront ici dans deux jours, quand les réserves d’eau auront baissé.

Pour les rebelles qui se dirigent droit vers la rivière, ce matin-là n’est pas tout à fait comme les autres. Ils sont une centaine, en quête d’un nouveau campement. Une file indienne de 4 × 4 s’enfonce dans la brousse, jusqu’à ce que la végétation marque la fin de la piste. Les portières claquent. Des dizaines de paires de rangers atterrissent dans la poussière. Ils occupaient, à cinq heures de piste au nord du village, un gisement de cobalt abandonné qu’ils ont dû évacuer après que les forces gouvernementales ont repris le contrôle de la zone. Ils ont quinze ans, vingt ans, adolescents récemment recrutés par le Parti, qui assure leur formation. Pendant deux mois, ils apprennent à manier les armes, répètent des techniques de combat calquées sur celles de l’armée dont les plus gradés, ceux qui se font appeler « les généraux », sont issus. Douze heures par jour, ils rampent, frappent, courent, chargent et déchargent les kalachnikovs, hurlent des slogans à la gloire de la patrie et se gorgent d’une haine qui contient toutes les frustrations, les violences et les humiliations encaissées au cours d’une vie. Huit semaines durant, les généraux s’emparent de ces blessures individuelles, rouvrent les plaies et y injectent les éléments de langage, les règles et les croyances nécessaires pour fabriquer une rage collective et idéologique. C’est là que réside le véritable objectif de cette formation : effacer les mémoires, les parcours, les singularités, broyer les hommes pour en faire une seule et même machine de guerre.
Torses nus, fusils automatiques en bandoulière, bouteilles de bière à la main, les rebelles marchent vite, parlent fort, chantent faux, crachent et jurent, visages d’enfants et dégaines de soldats amateurs. Ils sont encadrés par une dizaine de gradés qui arborent leurs médailles sur des treillis tendus par de gros ventres. Le souffle court, couverts de sueur, jambes écartées pour replacer d’une main des attributs dont ils surestiment les dimensions, ils ordonnent aux jeunes recrues de s’immobiliser. Ceux d’entre eux qui ne s’arrêtent pas immédiatement reçoivent un coup de poing sur la nuque ou un coup de pied au bas-ventre. Obéir, sans renâcler et sans négocier, c’est bien là tout ce qu’on leur demande, même s’il faut aussi rire aux plaisanteries graveleuses, plus épaisses encore que les silhouettes des généraux. Des blagues de mauvais goût qui ciblent leurs mères et leurs sœurs, pour mettre à l’épreuve leur résistance et s’amuser comme seuls, disent-ils, savent s’amuser les hommes, les vrais.
Le gradé qui ouvre la marche sort de la poche de sa veste délavée un téléphone à clapet. Il l’ouvre d’un geste sec, pianote sur le clavier et colle l’écran sous le nez du jeune qui le précède. Les photos que ¬l’index¬ à l’ongle noir de crasse fait défiler sous ses yeux ont été prises dans un village situé à proximité de l’ancienne mine de cobalt. Il y fait nuit, mais on y distingue nettement le corps d’une femme violée par quatre hommes, parmi lesquels le rebelle reconnaît le général. Les positions varient, pas l’expression de la femme, qui affiche sur tous les clichés le même visage fermé.
– Alors, qu’est-ce que tu en dis ? lance le gradé au rebelle.
Le jeune bredouille, cherche les mots attendus par celui qui va être son instructeur pendant les ¬prochaines semaines.
– Eh bien, l’ami, on t’a coupé la langue ?
Le général se rapproche de lui jusqu’à toucher son front avec la visière de sa casquette. Ses lunettes de soleil reflètent le regard inquiet de l’adolescent, qui tourne presque imperceptiblement la tête pour échapper à l’haleine de son supérieur, un souffle tiède où se mêlent l’odeur de l’alcool bon marché et les relents de viande faisandée. La grosse main du général saisit ses joues et replace son visage face au sien. Il chuchote presque.
– Je t’ai posé une question. J’attends une réponse.
– Je… j’aurais bien aimé la prendre aussi cette salope, murmure l’adolescent d’une voix mal assurée.
Le général recule d’un pas. Son corps flasque semble pris de tremblements et un rire puissant sort de sa gorge.
– Ton tour viendra, l’ami, je te le promets !
Il fait signe aux rebelles et tous se remettent en route.

Les enfants commencent tranquillement à se sécher et à se rhabiller. Inaya a remis sa robe, calé le petit frère de Sekou au creux de ses reins. Les derniers traînent encore dans l’eau, les premiers remplissent déjà les seaux et les bassines. Penchée en avant, les jambes tendues, Inaya remplit la sienne en l’immergeant complètement dans la rivière. Fatou et Asma font de même, et les trois cousines s’aident à tour de rôle pour hisser les bassines sur leurs têtes. Inaya sent le poids de l’eau traverser sa nuque, ses épaules, descendre le long de sa colonne vertébrale, se répartir sur ses deux pieds. L’équilibre est parfait.
À quinze minutes de là, les rangers frappent le sol au rythme d’un chant militaire. Les voix sont un peu éraillées, la fatigue et la bière accentuent les fausses notes. Les rebelles chantent le sacrifice, la mort et la nation, ils chantent l’honneur et le sang comme prix à payer pour protéger leur terre.
Garçons et filles reforment leur cortège joyeux, ralentis par leur chargement. Sekou a retrouvé Inaya, leurs mains se tiennent à nouveau, ils discutent. Mais non, il n’a pas dit ça, mais puisque moi, je te le dis, oui, mais toi-même, Sekou, tu inventes beaucoup aussi, non, pas cette fois. Ça se bagarre un peu, mots contre mots, pour oublier ce qui pèse.
Seules quelques dizaines de mètres séparent désormais les deux groupes. Fantassins de pacotille, ivres et encore assoiffés. Petits porteurs d’eau, pieds nus pour ne pas abîmer les claquettes. Inaya se fige. Elle a entendu le chant, puis les cris. Fatou et Asma reviennent sur leurs pas en courant, l’eau jaillit des bassines. Fatou attrape la main d’Inaya, qui ne lâche pas celle de son ami. Ça hurle devant, ça hurle et ça chante la mort et la nation et le mot passe de gamin en gamin jusqu’à l’arrière : les rebelles.
Les quatre enfants se mettent à courir dans la brousse, le cinquième rebondit sur le dos d’Inaya. Il faut courir encore, vite, longtemps s’éloigner du bruit. Ils entendent des coups de feu et des rires, c’est étrange les rires, ça glace le sang plus encore que les cris. Ce ne sont pas des rires joyeux, pas de ceux qui donnent envie de s’amuser à son tour. Ce sont des rires violents, nerveux, interrompus par des tirs en rafale dont on ignore s’ils veulent intimider ou tuer. Inaya, ses deux cousines, Sekou et Issa se sont dissimulés comme ils ont pu derrière des buissons épineux qui leur griffent le corps comme des ongles trop longs. Attendre, c’est tout ce qu’ils peuvent faire, en priant pour que le petit ne pleure pas, pour qu’aucun animal ne vienne rôder autour d’eux, pour qu’aucun son, aucun frémissement ne vienne trahir leur présence. Inaya a plaqué une main sur sa bouche et l’autre sur celle d’Issa. Accroupie, elle aperçoit à travers les branches l’étendue d’herbes sèches qui s’étire devant eux, parsemée çà et là d’acacias.
Une fillette apparaît au loin. Elle court si vite qu’un petit nuage de poussière semble lui coller aux talons. Exposée aux regards au milieu de cette plaine à la végétation rare, elle fonce dans leur direction, visiblement décidée à rejoindre les buissons. Il lui reste encore une bonne distance à parcourir ¬lorsqu’elle est rattrapée par un groupe de rebelles. Les plus rapides l’encerclent, rejoints quelques instants plus tard par d’autres plus lents et plus lourds. Les généraux. La petite essaie de s’échapper, court, se cogne contre les jambes et les crosses des fusils, au son de rires épais que vient parfois interrompre une quinte de toux. Elle ne se décourage pas, ne renonce pas et reprend son élan comme un fauve en cage, ignorant que la partie est perdue d’avance, qu’ils sont trop nombreux, trop affamés pour la laisser filer. Un jeune rebelle fait un pas à l’intérieur du cercle, tandis qu’un des généraux attrape l’enfant par les cheveux.
Inaya se redresse brusquement, immédiatement ramenée à couvert par Fatou qui lui tire le bras d’un coup sec. Les deux cousines se regardent, échange muet qui dit l’impuissance et le dégoût, mais aussi la nécessité de fuir pour rester en vie, tant que personne ne les a encore repérés, tant qu’ils sont tous si salement occupés. Il y a trop de bruit dans la tête d’Inaya, les bottes, les portières, les chaises renversées, et les sandales de sa mère. Ça l’empêche de réfléchir. Alors elle se laisse tirer par le bras, le petit sur le dos, les bassines vides au sol.
Ma’ ne va pas être contente, il faudra bien l’aider au champ pour se faire pardonner.

Le vent s’est levé. Il souffle sur la plaine aride où pourtant rien ne bouge, tant la végétation est sèche et rare. Il n’y a guère que la poussière qui daigne se soulever, formant ici et là quelques tourbillons qui dansent entre les touffes d’herbes jaunies pour retomber quelques mètres plus loin, sans que rien annonce leur fin. Ils sont, puis ne sont plus. Ils virevoltent et retombent en petits tas terreux, sans laisser aucune trace de leur passage.
Le ciel se prépare pour la nuit sans grande démonstration. Il n’y a pas de coucher de soleil flamboyant, aucune trace de tons rouges ou rosés. Il n’y a qu’un ciel bleu comme il l’est chaque jour pendant les six mois que dure la saison sèche, un ciel sans nuages qui perd progressivement de son éclat, passant du bleu azur au bleu nuit sans que personne ne le remarque. Trois buffles sur lesquels sont perchés autant de hérons se dirigent lentement vers la rivière.
Il fait presque nuit quand les enfants, qui ont couru longtemps, rejoignent la piste menant au village. Les adultes sont là, ils crient et s’agitent. Il n’y a plus de rires. Il n’y a plus de bruit dans la tête d’Inaya. Plus rien qu’un grand silence et une succession d’images sans queue ni tête : le petit Issa que l’on enlève de son dos, une fillette qui saigne entre les cuisses portée par deux hommes, le visage de Ma’ collé au sien, des enfants qui pleurent, des femmes qui étreignent, un cataplasme qu’on pose sur ses pieds, la grand-mère voûtée de Sekou qui frotte les cheveux poussiéreux de son petit-fils, la vieille porte en bois qu’on referme à la hâte, Fatou qui parle avec les mains, Asma qui acquiesce, Rokia qui l’embrasse sur la joue, Niélé qui la secoue doucement.
Les plus âgées prennent soin des plus jeunes. Elles essuient les visages salis par la terre et les larmes. Elles massent les muscles endoloris par les kilomètres de course à travers la brousse. Elles ôtent les épines plantées au bout des doigts et dans la plante des pieds. Les plus jeunes se laissent faire. Elles partagent le fond d’une cruche pour tenter d’éteindre le feu dans leur gorge, échangent des regards qui racontent à la fois le soulagement d’être ensemble et la peur de l’après. Elles ne parlent pas de ce qu’elles ont vu.
Puis Ma’ dit aux filles qu’elles n’iront plus ¬chercher l’eau. Et tout le monde part se coucher.
– Qui te dit qu’ils ne s’en prendront pas à nos fils ?
La vieille femme s’agrippe à sa canne pour rester debout, repoussant d’un geste agacé les mains qui l’invitent à s’asseoir. Tous les adultes se sont réunis au centre du village. Les traits sont tirés, les corps fatigués après une nuit sans sommeil. On a rassemblé les tabourets en bois, éloigné les enfants et préparé le thé, que les femmes servent d’abord aux anciens.
Coumba, la grand-mère de Sekou et d’Issa, reprend la parole :
– C’est à toi que revient la décision, Souleymane. Mais s’il arrive quoi que ce soit à mes petits, je t’en tiendrai responsable, crois-moi.
Un murmure parcourt l’assemblée. Si certains approuvent, aucun n’est prêt à défier aussi frontalement le chef du village. Coumba le respecte, mais ne le craint pas. C’est la seule qui prononce son ¬prénom, quand tous l’appellent par politesse « Doyen ». Il faut dire qu’elle a vu défiler plus de saisons que lui. Elle travaillait déjà aux champs qu’il tétait encore le sein de sa mère. Elle a tout connu, l’abondance, la misère et l’exil, la famine et les pillages. Elle a porté ses enfants dans son ventre avant de les porter en terre, les uns après les autres, fauchés par la maladie ou la guerre. Coumba a tant perdu qu’elle n’a plus peur, si ce n’est pour ceux qui restent. Elle qui estime n’avoir pas su garder ses enfants en vie refuse de risquer celle de ses petits-enfants.
Le doyen, assis face aux villageois sur le lourd fauteuil d’ébène sculpté qu’il ne sort que lors des réunions importantes, comme pour donner plus de poids à ses décisions, garde le silence pendant de longues minutes. Il se racle la gorge, tourne la tête sur le côté et envoie un crachat à plusieurs mètres.
– Qu’est-ce que tu proposes, Coumba ? On ne va pas vivre sans eau.
– Ils vont partir, ils le font toujours. En attendant, pourquoi tu n’envoies pas plutôt les hommes à la rivière ? Eux au moins sont assez grands pour se défendre !
– Peut-être, mais tu le vois comme moi, il n’y a pas plus d’hommes dans ce village que de doigts au bout de mes deux mains.
Les rares hommes présents dans l’assemblée se contor¬sionnent sur leurs sièges pour apercevoir leurs pairs.
– Ils vont ramener quoi, deux bassines chacun ? poursuit le doyen. Plus on multipliera les allers-¬retours là-bas, plus on s’exposera à leur folie. Ils ne toucheront pas aux garçons, mais ils n’hésiteront pas à tuer un homme.
– Tu as vu ce qu’ils ont fait à la petite…
– C’est une fille, coupe le doyen.
Sentant qu’elle est en train de perdre la partie, Coumba consent enfin à s’asseoir sur le tabouret que Marietou lui tend. Rokia et Niélé ont accompagné leur mère et attendent en silence que le chef du village rende sa décision. Pour elles, pas question de la contester. Si elles admirent la force de caractère de Coumba, elles ont grandi dans le respect de l’autorité et intégré l’idée qu’il ne peut y avoir qu’un seul commandant à bord, surtout lorsque la mer est agitée. L’installation des rebelles à proximité du village a réveillé chez elles des angoisses qu’elles pensaient avoir surmontées. Pourtant, il en va ainsi à chaque fois qu’ils reviennent : il faut renoncer à la légèreté sans tout à fait la perdre, la garder en soi comme on tente de mémoriser l’odeur d’une peau aimée. Il faut en conserver l’essence pour la transmettre aux plus jeunes et les aider à s’en imprégner de nouveau quand les uniformes auront levé le camp. L’insouciance est ici un travail de chaque instant.
Marietou a l’habitude de voir partir puis revenir les rebelles. À ses yeux, ils ont tous le même visage et, du plus jeune au plus âgé, du plus inexpérimenté au plus aguerri, le même pouvoir de destruction, par leurs armes, leur sexe ou leurs mots. Elle qui n’élève que des filles est soulagée par la décision que s’apprête à prendre le doyen, mais elle partage l’inquiétude de Coumba. Comment un petit bonhomme comme Sekou pourrait-il se défendre face à ces brutes ? Pourquoi jeter en pâture les enfants à des bêtes que les adultes eux-mêmes n’ont pas la force d’affronter ? Toutes ces questions prennent tant de place dans la tête de Marietou qu’elle n’a pas vu Inaya se faufiler au milieu de l’assemblée. Ce matin, elle avait dû batailler longtemps avec sa nièce pour lui faire comprendre qu’elle n’avait pas sa place dans cette réunion. C’est nous qui avons tout vu, lui avait-elle répété, mais Marietou l’avait empêchée à plusieurs reprises de lui raconter la suite, parce qu’elle ne savait que trop bien ce qu’elle allait lui dire, parce qu’elle avait vu le sang sur la robe de la petite fille, parce qu’elle-même avait été cette petite fille portant une robe tachée de sang. Elle aurait dû écouter sa nièce, elle aurait dû l’aider à dire, à mettre des mots sur la réalité insensée, mais elle n’en avait pas eu la force.
Le doyen pose ses deux mains sur les accoudoirs de son fauteuil, s’y cramponne et se hisse sur ses pieds. Il semble si petit à côté de cet énorme siège que seule sa position sociale justifie le silence qui s’installe immédiatement, sans même qu’il ait à le demander.
– À partir d’aujourd’hui, les garçons et les jeunes hommes sont chargés d’aller chercher l’eau…
– Moi, j’irai, le coupe une petite voix haut perchée.
Les adultes tournent la tête, cherchant à apercevoir dans la foule celle qui a osé interrompre le doyen. La mine grave et le regard acéré, sans malice, Inaya grimpe sur un tabouret pour que sa voix porte plus loin et répète :
– Moi, j’irai. Il faut bien que quelqu’un les aide, explique-t-elle en haussant les épaules.
Le doyen plisse les yeux pour essayer de distinguer les traits de la fillette. Jamais personne ne lui avait ainsi coupé la parole au beau milieu d’une sentence, devant le village entier. Même la vieille Coumba finit toujours par se taire à cet instant précis, qu’elle approuve ou non sa décision. Marietou se précipite, furieuse, vers Inaya.
– Je disais donc, reprend le doyen en tentant de dissimuler son agacement, que seuls les garçons et les jeunes hommes sont désormais autorisés à aller à la rivière. Ils iront très tôt le matin, et ne devront pas s’attarder sur les lieux. Pas de toilette, pas de jeux, pas de bruit. Que Dieu les protège, conclut-il comme à chaque réunion.
L’assemblée se disperse, la place du village se vide peu à peu. Plusieurs femmes, avant de quitter les lieux, lancent un regard insistant à Marietou. Elles lèvent les yeux au ciel et secouent lentement la tête pour souligner leur désapprobation, s’assurant au passage que le doyen les a vues. Pas question qu’il pense que toutes élèvent aussi mal leurs enfants. Marietou ne dit pas un mot à Inaya. Le silence s’est abattu, celui que redoute tant la fillette. Impossible de savoir combien d’heures ou de jours il va durer, ni ce qu’elle doit faire pour que Ma’ lui parle à nouveau. Elle n’a pas voulu créer de problème, au contraire : le chef est vieux, il ne sait pas comment sont les garçons. Il ne sait pas que, sans les filles, ils ne ramèneront même pas assez d’eau pour abreuver ses trois chèvres. Il ne sait pas qu’ils ne pensent qu’à jouer pendant qu’elles surveillent les petits et qu’ils ne voient pas le temps passer. Elle se demande si lui aussi était comme ça quand il avait leur âge. Elle lui poserait bien la question, mais le visage de Ma’ l’en dissuade. Qu’importe, elle ira quand même. Et qu’on ne vienne pas lui dire qu’elle n’a pas prévenu.

Sekou pose ses mains sur son crâne et lève les yeux au ciel. Inaya poursuit son récit, ignorant les gesticulations du garçon. Elle ne cherche pas à se vanter de ce qu’elle a dit ou fait pendant la réunion. Ce qu’elle attend, c’est une confirmation. A-t-elle raison de penser que la décision du doyen n’est pas la bonne ?
– Y a un truc qui tourne pas rond chez toi, lui répond-il.
– Pourquoi tu dis ça ?
– Personne doit parler quand il parle, surtout pas les petits.
– Sauf quand ils ont de meilleures idées.
– Ah, c’est vrai, tu sais mieux que lui peut-être ?
– Oui. Parce que je vois des choses qu’il ne voit pas.
– Comme quoi ?
– Comme ce que vous faites quand vous allez à la rivière.
– Mais arrête avec ça, on rapporte de l’eau nous aussi !
– Parce qu’on est là pour vous dire de le faire, sinon vous seriez encore à jouer dans la rivière quand la nuit arrive, tout fripés comme le doyen !
Inaya a crié sans s’en apercevoir. Debout face à Sekou, elle le voit qui grimace et se mord la lèvre, sans comprendre ce qui lui arrive. Ses joues se gonflent et ses yeux se mettent à briller, puis il éclate de rire, incapable de se retenir plus longtemps. Inaya reçoit une salve de postillons sur le visage et commence à rire à son tour. Elle se courbe comme une vieillarde et imite la démarche hésitante du doyen, pendant que Sekou répète « tout fripés » à chaque fois qu’il parvient à reprendre une bouffée d’air.
– Je peux savoir ce que tu fabriques ?
Inaya reconnaît la voix de Marietou, qu’elle n’avait pas entendue depuis la réunion. Elle se redresse brusquement et envoie un coup de coude dans les côtes de Sekou, qui retrouve son sérieux en une poignée de secondes. Il faut dire que les sourcils froncés de Marietou, mains sur les hanches, les deux jambes plantées sur le seuil de sa maison, n’invitent guère à la plaisanterie. Inaya ouvre la bouche, aussitôt arrêtée par la main levée de Ma’ :
– Tais-toi. Tu en as assez dit ce matin. Toi, tu files chez ta grand-mère, ordonne-t-elle à Sekou, quant à toi, tu arrêtes tes pitreries et tu vas porter ça à la mère de Kadiatou. Tout de suite !
Sekou prend ses jambes à son cou tandis qu’Inaya s’approche de sa tante pour attraper la petite calebasse qu’elle lui tend.
Inaya se met en route. Elle a calé la calebasse contre son ventre et l’entoure de ses bras. Dedans, cinq petites patates douces et une poignée de haricots rouges remuent au rythme de ses pas prudents. Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas au village, même quand on a huit ans. La nourriture en fait partie, au même titre que l’eau et les vêtements. Si la nouvelle organisation prévue pour les trajets vers la rivière préoccupe tant Inaya, c’est parce qu’elle sait très bien ce qu’avoir soif signifie, tout comme elle connaît la douleur infligée au corps par la faim.
Elle rejoint la ruelle principale, prend la première à gauche et salue d’un signe de tête les femmes qui, depuis l’intérieur des cours poussiéreuses, la suivent du regard en chuchotant. L’heure du dîner approche. Partout, le bruit des marmites et l’odeur des feux de bois annoncent le repas à venir. Dans certaines familles ce repas suffira, sinon à remplir les estomacs, du moins à apaiser les tiraillements le temps de trouver le sommeil. Dans d’autres, les adultes se contenteront d’une ou deux bouchées pour donner le change pendant que les enfants mangeront. Inaya sait bien que ce qu’elle tient contre son ventre finira une heure plus tard dans celui de Kadiatou et de ses frères et sœurs. Si Ma’ l’envoie porter à cette heure-ci quelques patates douces et une poignée de haricots à la mère de son amie, ce n’est pas pour qu’elle les stocke, mais pour qu’elle ait quelque chose à jeter dans l’eau encore froide de son faitout. La semaine dernière, c’est Kadiatou qui est venue déposer un panier chez Marietou. Dans un jour, une semaine ou un mois, une autre amie aidera ou sera aidée. Quand les greniers sont vides, quand même les enfants se couchent le ventre creux, il faut aller chez les Blancs, à quatre heures de marche du village. Là-bas, il y a de grandes tentes et un grillage plus haut que trois Sekou empilés, Inaya avait fait le calcul un jour où elle avait accompagné Ma’. Elle l’avait vue tracer une croix sur un gros cahier, à l’endroit que lui désignait un homme noir assis dans une tente plus petite, à l’entrée du camp. Elle l’avait attendue à l’extérieur, elle se rappelle avoir eu peur qu’elle ne revienne pas. Elle se rappelle aussi le bidon d’huile et le sac de riz qu’il avait fallu porter jusqu’au village, tout ce riz qu’elles avaient mangé pendant des jours. Elle n’avait pas vu de Blancs, rien qu’un homme noir dans une petite tente. Elle n’y est jamais retournée, mais Sekou y est allé quand il était petit, pour montrer sa jambe tordue. Quand Inaya lui pose des questions, il dit qu’il ne se souvient de rien, mais elle n’est pas sûre que ce soit vrai.
Kadiatou habite tout au bout de la dernière ruelle, à la sortie du village. Si on continue tout droit, on arrive dans les champs que l’État a attribués à Marietou et aux autres exilés lorsqu’ils sont descendus des cars. De la mauvaise terre, peste souvent Ma’. Inaya aperçoit Kosso, un des frères de son amie. Il est tellement occupé à peaufiner la fabrication de son ballon qu’il ne la voit pas arriver. Assis par terre dans la ruelle, face à la cour de sa maison, il maintient entre ses jambes une boule faite de vieux tissus et de morceaux de plastique. Il l’enserre dans un filet constitué de bouts de ficelle assemblés et noués grossièrement, et tente de faire tenir le tout assez solidement pour supporter les matchs de foot organisés par les enfants dans les rues du village après le dîner. Inaya arrive à sa hauteur, penche la tête sur son ouvrage, soupire.
– Tu ne vas pas y arriver comme ça.
Kosso lève les yeux vers elle, à peine surpris de la voir ici. Elle s’accroupit, dépose la calebasse, défait quelques nœuds du filet pour pouvoir replacer correctement la boule de tissu et de plastique à l’intérieur, referme les nœuds, reprend sa calebasse puis se dirige vers la cour. Kosso ouvre et ferme la bouche sans qu’aucun son n’en sorte, partagé entre la joie de voir son ballon enfin prêt à être utilisé et la vexation de n’avoir pas su y arriver seul.
Inaya a déjà oublié, tout occupée qu’elle est à serrer la petite Kadiatou dans ses bras, la calebasse en équilibre sur sa tête. Sa mère, une grande femme mince au visage doux, apparaît sur le seuil de la ¬maison. Elle remercie Inaya, lui dépose un baiser sur le front et retourne à l’intérieur avec la calebasse. Dans la cour, deux autres garçons et une fille, tous trois plus âgés que Kosso et Kadiatou, commencent sans perdre un instant à préparer le feu. Les deux amies ressortent, passent devant Kosso et font quelques pas dans la ruelle, main dans la main, en direction des champs. Elles se parlent à l’oreille, dans la lumière douce de la fin de journée, se confiant les secrets que les enfants se chuchotent depuis la nuit des temps.

Inaya dort profondément, un pouce dans la bouche, l’autre main posée sur le visage de Fatou. Son souffle chatouille la plante du pied d’Asma qui dépasse de la couverture. Les deux cousines d’Inaya dorment tête-bêche, séparées par le corps menu de la fillette. Le lit est petit, le cadre grossièrement taillé dans le bois. Des fibres épaisses, tissées entre les montants, servent de matelas. Plus les cousines grandissent, plus elles se gênent dans leur sommeil, se reprochant mutuellement de prendre trop de place. Inaya les écoute se disputer chaque soir, se gardant bien d’intervenir. Pendant que Fatou et Asma soupirent et marmonnent, elle se blottit sans un mot entre leurs deux corps et glisse rapidement dans le sommeil. Leurs chamailleries la bercent, la rassurent, comme le faisait autrefois la respiration de ses parents endormis.
Elle rêve qu’elle flotte, allongée sur le dos dans l’eau fraîche de la rivière. Elle est entourée de poissons¬¬ aux couleurs vives, qui la frôlent parfois en nageant le long de ses jambes et de ses bras. Un poisson plus gros que les autres s’immobilise à côté de son visage, l’appelle distinctement par son prénom. Il frétille sur son épaule, insiste, se faisant de plus en plus pressant. Elle tente de le chasser mais elle ne parvient pas à bouger le bras. Le poisson est de plus en plus gros, parle de plus en plus fort et la secoue vigoureusement.
– Vas-tu te réveiller, jeune fille ?
Elle entrouvre un œil. Le poisson a la voix de Ma’, il a ses traits et son regard perçant. Inaya sursaute, surprenant Asma qui lui colle sans le vouloir un coup de pied sur le nez. Elle se redresse, se frotte les yeux et regarde sa tante, penchée sur elle dans l’obscurité :
– Tu parles fort pour un poisson.
Marietou lève un sourcil et secoue la tête, renonçant à comprendre. Il est trop tôt et elle n’est pas d’humeur à jouer aux devinettes. Inaya observe l’intérieur de la petite maison ronde, à la recherche d’un rai de lumière dans l’encadrement de la vieille porte en bois. Il fait nuit noire. Même les animaux, dont les cris réveillent d’habitude la petite fille, sont encore endormis. Elle se contorsionne entre ses deux cousines pour atteindre le pied du lit, se laisse glisser jusqu’au sol. Rokia et Niélé dorment encore elles aussi, partageant la même couche. Près de la porte, Ma’ finit de préparer en silence un petit baluchon, dans lequel elle glisse deux grosses poignées d’arachides et une petite cruche à eau en terre cuite. Elle noue les quatre coins du tissu et pose le paquet en équilibre sur sa tête. Inaya, inquiète, la regarde sans comprendre.
– Arrête de me fixer et va enfiler ta robe, ordonne Marietou.
– On va où ?
– Chez les Blancs.
– Mais on a encore à manger !
– C’est pour Coumba.
– Pourquoi on ne lui donne pas ?
– Il me reste juste assez pour nous.
– Qu’est-ce qu’elle a, Coumba ?
– Elle est très fatiguée, c’est tout.
En temps normal, Inaya aurait sauté de joie à l’idée de partir aussi loin du village. Être debout avant tout le monde, marcher sur la grande piste en regardant le jour se lever, croiser de nouveaux visages, toutes ces promesses d’aventures lui font habituellement battre le cœur plus vite. Mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. C’est le jour de l’eau, le premier jour de l’eau sans les filles. Hors de question qu’elle n’accompagne pas les garçons à la rivière.
– Pardon Ma’, mais c’est mieux si tu pars avec Fatou ou Asma.
– Ah, tiens, et pourquoi donc ?
– Eh bien, parce qu’elles marchent plus vite.
– Il me semble que tu marches assez vite, toi aussi.
– Mais non, regarde, dit Inaya en montrant ses jambes nues.
– Qu’est-ce qu’elles ont ces jambes ?
– Elles sont petites. Vraiment petites.
– Tu ne serais pas en train de te moquer de moi ?
– Non, pas du tout.
Inaya baisse les yeux. Elle devine le regard de Ma’ sur elle. Elle pourrait presque sentir sa tante fouiller à l’intérieur de sa tête, écartant les mensonges pour y voir plus clair.
– Bien sûr, tout ça n’a rien à voir avec le fait que les garçons vont chercher l’eau aujourd’hui ?
– Rien.
Inaya fixe ses orteils avec attention.
– J’imagine aussi que tu comptais m’obéir et ne pas les accompagner quand j’aurais eu le dos tourné ?
Inaya acquiesce en se mordant la lèvre.
– Et tu te dis que, peut-être, je suis trop bête pour savoir que tu me mens ? Va t’habiller.
Marietou la regarde enfiler sa robe à la hâte. Elle s’efforce de ne pas sourire, pour ne pas l’inciter à lui mentir de nouveau. Pourtant, elle admire son courage. Inaya ressemble tant à sa mère, une petite femme vive, entêtée, toujours prête à braver le danger pour défendre ceux qu’elle jugeait faibles, même s’ils étaient plus grands et plus forts qu’elle. Même s’ils étaient des hommes. Elle n’avait que faire des conventions, se fichait pas mal de ce que pensaient les autres. Ma’ était l’aînée. Elle aurait dû la protéger, mais ce jour-là, elle n’était pas à ses côtés. S’il arrivait malheur à Inaya, elle aurait l’impression de trahir sa sœur une deuxième fois.
Marietou et Inaya marchent sur la piste depuis plus d’une heure. Elles n’ont échangé que quelques mots, toutes deux perdues dans leurs pensées. La fillette avance d’un bon pas, le menton dressé vers le ciel. Elle voit rarement le soleil se lever, alors ce matin, elle a décidé de ne rien rater du spectacle. Quelques nuages mauves s’accrochent à la cime des arbres. Ils semblent si doux, si moelleux, qu’Inaya aimerait pouvoir s’allonger sur eux et se laisser envelopper. Un vol d’aigrettes file au milieu des nuages sans en modifier les contours. L’horizon pâlit peu à peu, et tout autour, dans les cours et les ruelles des villages qui bordent la piste, les animaux s’éveillent bruyamment. Le braiement des ânes recouvre le chant des coqs. Bientôt, l’appel du muezzin accueille à son tour le jour nouveau, précédant de quelques minutes le bruit des marmites et les premiers rires d’enfants.
Marietou a mal aux genoux, aux pieds, au dos. Pour oublier la douleur, elle fredonne un air ancien, une berceuse que lui chantait sa grand-mère. Elle regarde sa nièce marcher sans se plaindre, observant le monde comme si elle découvrait chaque chose pour la première fois. Elle sait qu’elle peut avancer ainsi jusqu’à s’écrouler, tiraillée entre la faim, la soif et l’envie de ne pas décevoir. Les adultes qui font la connaissance d’Inaya oublient trop vite qu’elle est encore une enfant. Pourtant, si sa volonté d’acier et sa langue bien pendue impressionnent, Marietou sait quelles blessures la fillette porte en elle, à quel point elle a peur que ceux qui l’entourent cessent de l’aimer ou disparaissent. Certaines nuits, elle l’entend encore appeler sa mère dans son sommeil.
Comme si elle avait deviné les pensées de sa tante, Inaya se tourne vers elle, marchant désormais à reculons.
– Tu crois qu’ils sont arrivés à la rivière, les garçons ?
Ma’ sourit, c’est la première fois depuis qu’Inaya a interrompu le doyen en pleine réunion.
– Ma parole, tu n’abandonnes jamais, toi, dit-elle en tendant la main à sa nièce. Viens, allons nous reposer un moment.
Main dans la main, la fillette et la grande femme au corps sec font quelques pas en direction d’un arbre. Elles s’assoient côte à côte sur l’une de ses racines épaisses et partagent en silence une poignée d’arachides.

Il n’est pas encore neuf heures lorsqu’Inaya et Marietou arrivent devant le camp des Blancs. Inaya reconnaît la petite tente plantée à l’entrée, sur le bord de la piste. À l’intérieur, un homme assis sur une chaise en plastique fait signer un registre à toutes les personnes qui entrent. Certaines viennent de si loin qu’elles ont dormi sur place, étendues sur des nattes le long des grilles qui ceinturent le camp. On ne leur a pas proposé de passer la nuit à l’intérieur : ici, on soigne et on distribue de la nourriture, mais on n’héberge pas. Pour ça, il faut aller plus loin encore, à deux jours de marche, une journée si on a les moyens de s’offrir le trajet à dos d’âne. Inaya n’est jamais allée aussi loin, et ce qu’elle a entendu à propos de cet autre campement la terrifie. On raconte qu’il y a tant de gens entassés les uns sur les autres que la violence, la maladie et la folie tuent plus encore que les rebelles. Ceux qui s’y installent ont tout perdu, à commencer par leurs terres, rachetées à l’État par les compagnies pétrolières qui se mènent une guerre silencieuse, sans armes et sans bruit, pour s’approprier les quelques centaines de kilomètres carrés de la région.
Comme dans ses souvenirs, Inaya voit Ma’ se pencher sur la petite table en bois et tracer une croix sur le gros cahier que lui tend l’homme assis. Cette fois, hors de question qu’elle reste à l’extérieur. Elle glisse sa main dans celle de sa tante et entre dans le camp à ses côtés. Droit devant, quelques Blancs discutent devant un bâtiment en brique. Une femme fume une cigarette, un homme fait les cent pas un peu plus loin en agitant les bras, un téléphone calé entre sa joue et son épaule. Il fait déjà chaud ce matin et plus il bouge, plus sa peau devient rouge et luisante. Inaya est perplexe. C’est donc à ça que ressemble un Blanc vu de près ? On lui a toujours décrit des gens à la peau claire, et voilà que cet homme est plus rouge que la poussière de la piste. Inaya sent la main de Ma’ la tirer d’un coup sec. Quand elle croise son regard, pas besoin de mots pour comprendre qu’elle a intérêt à cesser de fixer ces gens et à se remettre en marche. Un peu plus loin, deux grandes tentes se font face. Une longue file d’attente s’est formée devant chacune d’entre elles. À droite, les gens entrent puis ressortent presque immédiatement, chargés de provisions. À gauche, on patiente plus longtemps et personne ne semble quitter les lieux une fois franchi le seuil en toile kaki. Marietou entraîne sa nièce vers la tente de droite.
– Ils font quoi là-dedans ? demande Inaya en pointant du doigt l’autre tente.
– Ils vont voir des docteurs.
– On peut y aller ?
– Que Dieu nous en préserve.
– Pourquoi ?
– Tu tiens vraiment à être malade ?
– C’est ici que Sekou est venu pour sa jambe ?
– Il y a bien longtemps, oui.
– Ils lui ont fait quoi ?
– Ils ont posé encore plus de questions que toi, et Sekou est reparti comme il était venu, avec sa jambe tordue. Trop tard, soi-disant. La polio quelque chose, c’est ce qu’ils ont dit.
– C’est quoi la polio quelque chose ?
– Oh, tu me chauffes les oreilles à toujours vouloir tout savoir.
Inaya hausse les épaules, boudeuse. Bien sûr qu’elle veut tout savoir, tout comprendre du monde qui l’entoure. Les adultes gardent pour eux les réponses, les distribuent une par une comme s’ils n’en avaient qu’un stock limité, comme s’ils risquaient de les perdre à jamais en les donnant aux enfants. Qu’importe, elle a l’habitude de les trouver par elle-même quand on les lui refuse. Elle lâche doucement la main de Ma’ et attend quelques minutes, les yeux rivés sur la grande tente des ¬docteurs. Elle n’a pas l’intention de désobéir, mais la curiosité est si forte qu’elle lui fait presque mal, comme un feu qui part de son ventre et la brûle de la plante des pieds à la pointe des tresses. Pour éteindre ce feu, elle se glisse dans la file d’attente voisine et se faufile discrètement entre les adultes. Elle atteint l’entrée de la tente et pénètre à l’intérieur. Rien de ce qu’elle y découvre ne lui est familier. Ni l’odeur de désinfectant, ni les instruments médicaux qu’elle voit passer sur des chariots. Une vieille femme est allongée sur un lit de camp. L’un de ses bras est relié par un long tube à une poche en plastique, elle-même fixée à une grande perche métallique. Goutte par goutte, un liquide transparent s’écoule de la poche et parcourt le tube. Malgré le tuyau qui sort de son bras, la femme ne semble pas avoir mal. Inaya aimerait savoir ce qu’il y a dans cette poche, elle voudrait aussi savoir pourquoi une femme habillée tout en blanc plante une aiguille dans l’épaule d’un petit et pourquoi personne ici n’a rien pu faire pour la jambe de Sekou. Elle s’approche timidement de la femme à la blouse blanche.
– C’est quoi la polio quelque chose ?
Assise sur un tabouret, dos à l’enfant qu’elle vient de vacciner, la femme se retourne, surprise par la petite voix. Elle a de longs cheveux blonds, des pommettes roses et des yeux noirs comme ceux d’Inaya. Elle sent le désinfectant et le savon. Après avoir prononcé quelques mots que la fillette ne comprend pas, elle appelle une collègue, qui porte aussi une blouse blanche. Sa peau est noire et elle parle la même langue qu’Inaya. Elle lui demande de répéter.
– C’est quoi la polio quelque chose ? s’exécute-t-elle, un peu agacée de n’avoir toujours pas obtenu de réponse.
– La poliomyélite, c’est une maladie, une maladie grave.
– C’est possible d’avoir une jambe tordue avec ça ?
– Oui, ça arrive.
– Comment on guérit ?
– Il n’y pas de traitement, mais on fait des vaccins.
– C’est quoi un vaccin ?
Inaya est tellement concentrée sur la conversation qu’elle ne perçoit pas l’agitation dans la file d’attente. Elle ne voit pas Marietou jouer des coudes pour franchir le seuil de la tente, les bras chargés de riz, d’huile et de farine. En revanche, impossible de ne pas l’entendre crier son prénom. À regret, elle quitte les deux femmes et se dirige vers la sortie. Avant de partir, elle leur pose une dernière question.
– Comment on devient docteur ?
– Tu dois aimer les gens et étudier beaucoup, lui répond en souriant celle qui parle sa langue.
Inaya lui rend son sourire. Elle sait qu’elle va de nouveau devoir affronter le silence de Ma’, mais ce qu’elle a découvert sous cette tente en valait la peine. Elle aimerait pouvoir rester pour observer tous ces instruments que les médecins manipulent avec assurance, elle voudrait comprendre à quoi sert chacun d’entre eux. Tandis que Ma’ la tire par la main pour l’entraîner vers l’extérieur, Inaya jette un œil aux personnes qui attendent d’être soignées. Elle voit un vieil homme soutenu par deux garçons, un bébé qui hurle dans les bras de sa mère, une femme au ventre rond qui grimace en se tenant le bas du dos. Tous ont les traits tirés, comme si leur vrai visage était caché derrière un masque de douleur. Inaya emboîte le pas de Ma’ et sent sa poitrine se gonfler de fierté. Un jour, elle aussi saura avec quelles armes combattre toute cette souffrance. Un jour, elle aussi sera médecin.

Quelque chose ne va pas. Inaya le sent dès qu’elle quitte la piste principale pour s’engager sur le chemin qui mène au village. Marietou la suit, épuisée, portant¬ sur sa tête le gros sac de riz qu’elles ont rapporté du camp des Blancs. Elles se sont arrêtées un moment pour manger la dernière poignée d’arachides et finir l’eau de la cruche, quand le soleil était au plus haut. Elles ont somnolé à l’ombre d’un arbre en attendant que l’air redevienne respirable, que la terre leur brûle un peu moins les pieds. Il est environ seize heures lorsqu’Inaya aperçoit le muret qui borde les maisons de Ma’ et de Coumba. Elle presse le pas. Quelque chose ne va pas. Il y a trop d’agitation dans la petite ruelle, trop de voisines qui entrent et sortent de la cour. Malgré le poids du sac de farine et du bidon d’huile qu’elle serre contre elle, Inaya marche vite et distance sa tante. Elle entre et aperçoit le doyen. Il se tient sur le seuil de la maison de Coumba, ¬refermant une à une de petites fioles en verre que tous ici ont déjà vues au moins une fois. Le doyen n’est pas seulement le chef du village, il en est aussi le guérisseur. Pour sa capacité à communiquer avec le monde invisible et sa connaissance des plantes, héritées de sa mère, il est le premier auquel on fait appel quand quelqu’un est malade. Bien souvent, il est aussi le dernier, celui auquel on confie l’âme de la personne mourante pour son ultime voyage. Ces fioles en verre contiennent des remèdes dont lui seul connaît les secrets de fabrication. Bon nombre de villageois, du plus jeune au plus âgé, y ont déjà eu recours.
Inaya se fraie un chemin au milieu des voisines attroupées devant la maison. Certaines sont venues apporter leur aide, d’autres semblent aimantées par le malheur et ne pointent leur nez que lorsqu’elles flairent l’odeur de la mort.
– C’est Coumba ? demande la fillette au doyen, sans prendre la peine de le saluer.
– Elle refuse mon aide. Il n’y a rien que je puisse faire, répond-il en s’écartant pour la laisser entrer.
Il faut quelques secondes à Inaya pour distinguer le corps de la vieille femme, allongée dans la pénombre. Sekou est assis à même le sol à ses côtés. Il a reconnu la voix de son amie et s’adresse à elle sans quitter sa grand-mère des yeux.
– Elle est tombée tout à l’heure, sur la grande place. C’est Kadiatou qui l’a trouvée. Elle bougeait plus, elle disait rien.
– Issa, il est où ?
– Chez la maman de Kadiatou.
– Pourquoi elle ne veut pas prendre les remèdes du doyen ?
Sekou hausse les épaules, s’essuie les yeux du revers de la main. Coumba fait signe à Inaya de s’approcher. Elle parle tout bas, mais si sa voix n’est plus qu’un souffle, son caractère n’a rien perdu de sa force :
– Va dire à ces vieilles charognes d’aller voir ¬ailleurs. Je ne suis pas encore morte. Et ramène-moi ta tante.
Inaya acquiesce et file dans la cour. Elle se plante devant l’attroupement de voisines, se hisse sur la pointe des pieds et met ses mains en porte-voix :
– Allez voir ailleurs, vieilles ch…
Une main se plaque sur sa bouche avant qu’elle n’ait le temps de retransmettre fidèlement les propos de Coumba. Ma’ sourit aux voisines et les congédie poliment, sans retirer sa paume de la bouche de sa nièce. Les femmes quittent lentement la cour, vexées, pour certaines, d’être ainsi mises dehors.
– Toi, tu m’attends ici, ordonne Marietou à Inaya, avant de se diriger vers le doyen.
Elle s’entretient avec lui pendant de longues minutes, sans qu’Inaya puisse entendre ce qu’ils se disent. Ma’ hoche régulièrement la tête, écoute avec attention, le visage grave. Elle salue le doyen et disparaît à l’intérieur de la maison, dont Sekou sort quelques instants plus tard. Les deux femmes sont seules à présent. Le sac de riz, la farine et le bidon d’huile sont restés dehors, butin dérisoire et presque grotesque face à la mort qui approche. C’est tout sauf une surprise pour Marietou, qui a vu sa voisine et amie décliner au fil des semaines. La main maigre et ridée de la vieille femme dans la sienne, elle l’écoute lui expliquer que Sekou a peur du noir et qu’il faut le laisser dormir sous un petit coin de ciel, près d’une fenêtre ou d’une porte ouverte, pour qu’il puisse apercevoir la lumière des étoiles s’il se réveille au milieu de la nuit. Elle regarde Coumba pointer un doigt vers le creux de son cou, en lui disant que c’est ici, à cet endroit précis, qu’Issa aime recevoir un baiser quand il pleure après un cauchemar. Marietou mémorise tous ces détails qui ne sont, pour la vieille femme, qu’un moyen de lui dire à quel point elle aime ses deux petits, à quel point elle compte sur elle pour prendre le relais et leur montrer que rien, jamais, ne disparaît. Ni les humains, ni l’amour qu’ils se sont porté quand ils étaient encore en vie. Ma’ écoute et cache sa peur, essaie de ne pas penser à la farine, au riz et à l’huile qu’elle a laissés dehors, à ces sept bouches qu’il lui faudra désormais nourrir, à ce qu’ils deviendraient s’il lui arrivait quelque chose. Il est à la fois trop tôt et trop tard pour s’en inquiéter.
Dehors, Inaya et Sekou font comme tous les enfants quand le monde devient un peu trop lourd à porter, quand le réel oppresse et qu’il est à la fois si compliqué et si tristement simple à comprendre. Ils jouent. Ils repoussent aussi loin que possible ce dont ils ne veulent pas se saisir maintenant, la maladie, la mort et l’angoisse, la séparation et toutes les choses qu’ils sauront affronter lorsqu’ils l’auront décidé. Ils jouent pour mieux se préparer à recevoir ce qui pèsera sur leurs épaules, gardant ainsi le contrôle d’un monde qu’ils inventent et dont ils connaissent les règles.
Le lendemain matin, Inaya aide Ma’ à laver du linge quand elle aperçoit soudain Coumba, soutenue par Sekou, sortir de sa maison. À sa nièce qui s’écrie « Elle est guérie ! Tu vois qu’elle ne va pas mourir ! », Marietou répond par un sourire silencieux. Elle sait que souvent la maladie laisse un peu de répit avant la toute fin, comme une trêve pour permettre de dire au revoir. Coumba n’est pas guérie, elle fait ses adieux.
Pieds nus dans la poussière de la cour, les cheveux hirsutes, la vieille femme pose sa main sur l’épaule de Sekou. Elle ne veut pas lui faire mal, mais elle craint de tomber. Alors, sans le vouloir, elle plante ses ongles dans la chair de son petit-fils, imprime sa marque sur sa peau lisse. Il ne dit rien, grimace à peine, son corps ne proteste pas. Il resserre son étreinte sur la hanche saillante de Coumba. Ils avancent ainsi, progressant comme une armée réduite à presque rien, à deux soldats sans munitions qui savent qu’ils ne s’en sortiront pas seuls, mais qui pourtant ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Ma’ retient Inaya qui déjà se levait pour aller les aider. « Laisse, lui dit-elle, laisse-les seuls. » Ils atteignent le paravent en paille dressé à l’arrière de leur maison, petit rempart d’intimité pour qui vient y faire sa toilette. Les bassines sont remplies, le petit siège en bois est là, prêt à accueillir les fesses de Coumba. Elle lâche l’épaule de Sekou, ses doigts glissent le long du bras de l’enfant, centimètre après centimètre, son autre main appuyée sur le mur de terre. La vieille femme s’assied comme on chute. Une chute si lente, si prudente, si douloureuse, que chaque os, chaque articulation, chaque muscle, chaque tendon, chaque ligament tiraille et craque. Quand enfin son corps est calé sur le siège, elle murmure : « On est mieux assis », comme pour s’excuser d’être encore là sans pouvoir l’être tout à fait.

Inaya est accroupie sur le petit muret au fond de la cour. Elle observe les préparatifs de la fête prévue ce soir. Les femmes ont commencé à cuisiner tôt le matin, à l’heure où les musiciens, de jeunes garçons pour la plupart, partaient se coucher après avoir répété toute la nuit. Voilà bien longtemps que le village n’a rien fêté. Trop longtemps, a décrété le doyen, qui sait que la joie des vivants est la meilleure arme contre les mauvais esprits. Ils sont nombreux ces derniers temps à rôder par ici, depuis l’installation des rebelles au bord de la rivière. Il est grand temps de recommencer à danser. »

À propos de l’auteur
PRIE_Amandine_DRAmandine Prié © Photo DR

Après avoir écrit pendant des années sans jamais oser montrer son travail à un éditeur, Amandine Prié franchi a écrit Pour leur bien, paru en août 2022 aux éditions Les Pérégrines. Son deuxième roman est en cours d’écriture. (Source: http://www.lesentrepreneusesquidechirent.com/)

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L’Épouse

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En deux mots
Vivian et Piper Desarzens s’installent à Gaza dans une villa mise à disposition par le Comité international de la Croix Rouge. Tandis que le mari part en mission visiter les prisons, son épouse cherche un jardinier qui l’aidera à agrémenter son nouveau lieu de vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un jardin à Gaza

Dans son nouveau roman Anne-Sophie Subilia nous propose de découvrir le quotidien d’un couple d’expatriés partis à Gaza pour le compte du CICR. Une chronique douce-amère depuis l’un des points les plus chauds de la planète.

Un couple d’expatriés emménage dans sa nouvelle affectation, une maison un peu à l’écart à Gaza, en Palestine. Employés par le Comité International de la Croix Rouge, ils bénéficient d’un statut particulier et savent qu’ils ne sont là que le temps de leur mission. Ce qui ne les empêche pas d’engager Hadj, un jardinier, afin que ce dernier plante des arbres, des légumes et des fleurs dans leur cour qui n’est que sable et poussière. Accompagné de son âne et quelquefois de ses fils, le vieil homme s’acquitte de sa tâche sous les yeux de Piper Desarzens, la maîtresse de maison.
Expatriée, elle tue le temps en attendant le retour de Vivian, son mari, parti inspecter les prisons de la région. Son occupation principale consistant à retrouver tous les expatriés au Beach Bar pour y faire la chronique de leur quotidien, se raconter et se distraire en buvant force verres, si les coupures de courant ne viennent pas mettre prématurément un terme à leur programme. Elle profite aussi du bord de mer pour se baigner. Quelquefois, quand l’emploi du temps de Vivian le permet, ils bénéficient de quelques jours pour faire un peu de tourisme, aller visiter Israël.
Si les paysages désertiques du Néguev ou les bords de la mer morte n’ont rien à voir avec ceux du cercle polaire où Anne-Sophie Subilia avait situé son précédent roman, Neiges intérieures, on y retrouve cette quête de l’intime derrière l’exploration de la planète. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la meilleure amie de Piper soit Mona, une psychiatre palestinienne. C’est avec elle qu’elle essaiera de comprendre la difficile situation de ce peuple sans pays, la «drôle de vie» qu’il mène. C’est en lui rendant visite à l’hôpital qu’elle constatera la situation difficile des orphelins et qu’elle se prendra d’affection pour l’un d’eux. Jusqu’au jour où on lui annonce qu’il a trouvé une famille d’accueil. Une nouvelle qui pourrait la réjouir, mais qui va la laisser en plein désarroi.
Paradoxalement, cette chronique douce-amère d’un quotidien peu enthousiasmant fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de politique, encore moins de prendre parti et pourtant, au détour d’une chose vue, d’une difficulté rencontrée pour se procurer telle ou telle chose, on saisit parfaitement le drame qui se noue ici. La vie n’est pas seulement en suspens pour Piper et Vivian, mais pour tous ces habitants qui les entourent. À la différence que pour les expatriés, il existe une porte de sortie…

L’épouse
Anne-Sophie Subilia
Éditions Zoé
Roman
224 p., 17 €
EAN 9782889070251
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Israël et en Palestine, principalement à Gaza.

Quand?
L’action se déroule en 1974.

Ce qu’en dit l’éditeur
Janvier 1974, Gaza. L’Anglaise Piper emménage avec son mari, délégué humanitaire. Leurs semaines sont rythmées par les vendredis soir au Beach Club, les bains de mer, les rencontres fortuites avec la petite Naïma. Piper doit se familiariser avec les regards posés sur elle, les présences militaires, avec la moiteur et le sable qui s’insinue partout, avec l’oisiveté. Le mari s’absente souvent. Guettée par la mélancolie, elle s’efforce de trouver sa place. Le baromètre du couple oscille. Heureusement, il y a Hadj, le vieux jardinier, qui sait miraculeusement faire pousser des fleurs à partir d’une terre asséchée. Et Mona, psychiatre palestinienne sans mari ni enfants, pour laquelle Piper a un coup de cœur. Mais cela suffit-il ?Plus que jamais, dans L’Épouse, Anne-Sophie Subilia révèle la profondeur de l’ordinaire. La lucidité qui la caractérise ne donne aucune circonstance atténuante à ses personnages.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Blog de Francis Richard


Anne-Sophie Subilia présente son roman L’Épouse © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Gaza, janvier 1974
Arrive une carriole tirée par un petit âne brun. Elle quitte la route Al-Rasheed, qui borde la mer, et s’engage dans l’allée à peu près cimentée de la maison. Elle passe la grille restée ouverte et fait halte plus près du mur d’enceinte que de la bâtisse, peut-être pour ne pas se montrer intrusive. L’âne comprend qu’il faut attendre, il piétine. Ses sabots claquent contre le ciment pour chasser les mouches, qui reviennent. Il trouve une touffe de foin dans le sable et entraîne la carriole un peu plus vers la maison. Son maître le laisse brouter. Assis en tailleur dans sa robe, sur le plateau de bois, l’homme regarde en l’air.
La première chose qu’il a cherchée des yeux depuis la route, c’est le drapeau fixé à une hampe au centre du toit-terrasse. Une plaisanterie collective parle du «grand mouchoir sorti d’une poche suisse». Ce jour-là, le tissu blanc ne faseye presque pas et, dans son affaissement, il mange la croix rouge. L’homme qui regarde longtemps ce pavillon flottant pense peut-être que le travail aurait pu être mieux fait pour éviter que le tissu se plisse aux heures creuses. Il éprouve une pointe de déception et de gêne pour les nouveaux arrivants. Leur drapeau ne devrait jamais s’enrouler. On devrait toujours voir la croix entière, même si la plupart des Gazaouis reconnaissent cet emblème au premier coup d’œil.
Il regarde en plissant les yeux, à cause du soleil blanc du mois de janvier. Il continue d’attendre sans oser descendre. Heureusement, les bêtes ne sont pas entravées par les mêmes règles de politesse. L’âne s’agite et commence à braire à sa façon, timide. Trois têtes de dromadaires viennent de faire leur apparition de derrière le mur et se frottent les unes aux autres, le museau bien tendu vers ce qui pourrait se manger. Le terrain d’à côté est une sorte de friche où ces animaux paissent librement. L’âne veut prendre ses distances et entraîne la carriole toujours plus près de la maison. Le maître dit quelques mots en arabe à sa bête, il parle aussi aux dromadaires.
C’est alors que surgit la femme sur le perron à loggia. Elle noue vite ses cheveux, enfile une veste en daim sur sa blouse. On la voit dans l’ombre, les gestes rapides, se retenant d’une main à la colonnade, elle glisse ses pieds dans des mocassins. Elle découvre une scène assez drôle et désolante dans son jardin – une vision un peu anarchique, qui confine aux situations de rêves : une carriole qui tourne sur elle-même, un âne au museau gris, un vieillard muni d’un fouet et trois dromadaires surgis du voisinage, arrachant autant d’herbes hautes que possible. À cet instant, le vieux maître semble incapable de guider sa bête qui caracole et finit par amener la carriole devant les jambes de la dame. Lui la regarde en baissant légèrement la tête. Est-ce un sage ? Un soufi ? Il porte un de ces bonnets brodés magnifiques, un kufi. La couleur bleu roi couronne sa vieillesse. Le couvre-chef lui vient à l’extrême bordure des sourcils et semble reposer sur eux. Ce sont d’énormes sourcils hirsutes, blancs et gris, splendides. Les tempes blanches leur font harmonie sur la peau foncée. On dirait un veilleur, aux rides gorgées d’ombre. Un de ces princes immortels, son bonnet bleu pour seule extravagance. Il touche son front et se présente. Hadj.
Hadj ? La femme semble chercher dans son esprit. Elle remarque qu’il est atteint de cataracte.
Il ajoute «Muhammad, garden».
Ça lui revient, tandis qu’elle fixe le cristallin opacifié du vieillard.
La proposition que leur avait faite le propriétaire, Muhammad, de faire appel aux services de quelqu’un pour le jardin.
— Oh ! Welcome !
Elle cherche du regard les mains de l’homme. L’une d’elles est restée cachée sous le caftan, mais l’autre se laisse entrevoir. À l’embouchure d’un poignet étroit se déploie une main raffinée, qui semble faire l’objet de soins et se ramifie en cinq doigts juvéniles, assombris au niveau des phalanges. Les ongles sont roses.
En pointant l’alliance qu’elle porte à l’annulaire, il lui demande où est son mari.
— Sinaï.
Il dit qu’il peut revenir une prochaine fois.
— Pourquoi ? Restez !
Elle le retient. Faisant le geste de l’invitation et d’une boisson, elle lui montre un endroit à l’abri pour l’âne et file à la cuisine. Dans la pénombre, elle se dépêche de préparer du café. Puis elle se ravise, tranche trois énormes citrons qu’elle presse et coupe avec de l’eau et du sucre de canne. Elle cherche quelques biscuits pour accompagner ce jus. Mais des cafards se sont réfugiés dans le paquet qu’elle secoue au-dessus de l’évier. Elle prend une grappe de dattes.
Lorsqu’elle retourne au jardin avec son plateau, la grille de l’allée est refermée. La cour est vide. Elle voit la carriole s’éloigner sur la route et, dans un nuage de sable et de poussière, bifurquer au carrefour. De dos, la tache claire de la robe qui ne se retourne pas. Seule la trace des sabots dans le sable du jardin atteste qu’elle n’a pas rêvé cette visite. Demi-lunes qu’au crépuscule le vent revenu commence à effacer.
Ils ont trouvé leur logement avec l’aide du bureau du CICR.
Quand le délégué est arrivé en novembre, tout était organisé, le contrat de location, les clés, une assurance et un semblant d’état des lieux. Des prix adaptés aux expats.
L’habitation n’était pas exactement prête, il avait fallu attendre le 10 janvier pour y entrer.
C’est une construction ocre un peu cubique, située à l’extrémité sud de la ville de Gaza, à un kilomètre du centre. Elle est assez isolée. Il n’y a guère que cinq ou six autres bâtisses, plus ou moins habitées, et ces terrains en friche, qui semblent inanimés, déjà rendus au sable, mais où parfois on parque des chameaux.
Au plafond de la loggia, Muhammad a fixé une balancelle en rotin. De là, on regarde la mer pardessus le muret d’enceinte. La maison, c’est comme si elle avait émergé du sable sous la forme d’un cube et qu’elle s’était durcie naturellement à l’air. Elle est sable, et celui-ci entre par tous les côtés. Il y en a dans les mailles du tapis, sous le tapis, dans les dents, à l’intérieur des fruits dès qu’on les entaille. Il crisse et on le croque autant que du sel.
La maison, c’est une poterie en pisé. Mais à l’allure un peu massive, comme peuvent avoir les châteaux de sable ou les plots. C’est ça que la femme a d’abord dit en arrivant, une poterie. Puis elle a dit, un château de sable.
L’un des murs est pistache, parcouru par une frise blanche meringuée. Il y a comme ça quelques détails originaux, comme ces volets de bois en accordéon et les grilles en fer forgé, très ouvragées, protectrices des fenêtres. On se sent tantôt dans une forteresse miniature, tantôt dans une résidence de nantis. L’élément central reste le drapeau de la Croix-Rouge, hissé sur le toit-terrasse, marqueur des zones de conflits. À lui seul, il transforme l’endroit. La femme est fière du drapeau sur sa maison temporaire.
Au début de leur installation, Muhammad, le propriétaire, vient presque tous les jours les aider. La maison qu’il leur loue « meublée » est pratiquement vide. Un lit, une armoire, une grande table à rallonges, quelques chaises. Les prédécesseurs ont finalement tout repris. La salle de bain est en travaux et sent bon le plâtre. Protégé par une bâche, son carrelage hélas fêlé figure un entrelacs d’oiseaux ornés et de grappes de raisin. Une curieuse fenêtre en losange permet d’apercevoir la Méditerranée. Muhammad s’emploie à organiser plusieurs trajets chez des marchands de Gaza. Il présente le couple européen au tisserand, au potier et au vannier. C’est ainsi que leur logis se remplit peu à peu de mobilier, de tapis, d’objets, de corbeilles et textiles de toutes sortes.
Un jour, il arrive en voiture, accompagné du vieux Hadj. Ce dernier porte un costume de flanelle grise raccommodé avec du beau fil rose qui surgit çà et là des coutures. Ils traversent le terrain. Le vieux monsieur se déplace à l’aide de son long fouet qu’il pique dans le sable. À chaque pas, il marque une brève halte et observe le jardin en terrasses inachevées autour de lui, hochant la tête comme si mille et une idées lui venaient à l’esprit, avec lesquelles il est d’accord. Ses sourcils florissants, hérissés, augmentent son expression étonnée et lui donnent un air sympathique et doux. Il boite, ou alors ce sont ses hanches qui le font claudiquer, et suscite la compassion. Muhammad et lui gravissent les quatre marches du perron et attendent sous la loggia après avoir toqué. Le propriétaire fait la conversation pour deux. Hadj, tu as vu mes beaux murs tout neufs ? Il tape du plat de la main sur la partie de façade repeinte en vert pistache. L’autre, mains jointes sur le ventre, se contente de sourire. Le propriétaire fait deux fois le tour de la maison et toque encore. Les clés il les a dans sa poche, mais il n’oserait pas entrer chez ses locataires sans y être invité, et ce n’est pas le but de l’opération. C’est ainsi qu’ils repartent bredouilles cette fois-là.
C’est un samedi quand ils reviennent. Cette fois, grâce à Dieu, il y a tout le monde. Le propriétaire Muhammad, le vieux Hadj, son âne, le délégué et sa femme.
— Here is Hadj. He is a farmer.
Sans attendre, Muhammad confie à la dame les grands sacs en plastique bleu qu’il tient à la main. Pain pita, olives et pistaches. Elle file à la cuisine chercher de quoi leur offrir à boire. Ils s’installent sous la pergola.
Hadj est venu avec ses deux cadets, Samir et Jad. Les garçons attendent près de la grille qu’on leur fasse signe. Pour qu’ils s’assoient eux aussi, on va chercher une planche derrière la maison et deux briques creuses en béton, il y en a des tas disséminées dans le jardin. La femme rapporte un coussin pour le vieux Hadj, qui n’en veut pas. Sur ces bancs de fortune enfoncés dans le sable, tous les six ont les genoux près du menton, mais semblent satisfaits. La lumière hivernale mordore la vigne nue et non taillée qui s’entortille autour de leur petite communauté improvisée du crépuscule. Ils auraient pu se mettre à l’intérieur, au salon par exemple, mais c’était mieux d’être au cœur du propos : au jardin.
Les deux cadets pouffent, intimidés par la femme qui les regarde. Leur père, le vieux Hadj, les gronde en arabe. La femme du délégué a remarqué qu’elle suscitait l’excitation. Son mari lui jette un coup d’œil. Il sort de sa poche de poitrine un paquet de cigarettes pour tout le monde. Hadj tape sur le dos de la main d’un de ses fils qui s’apprêtait à en prendre une. Le garçon glisse ses mains sous ses fesses. Son frère et lui regardent fumer la femme. Elle fume ses propres cigarettes, tirées d’un petit étui en daim. Elle tire longuement sur le filtre en levant le menton vers la voûte en vigne, puis expire en regardant dans le vague. Les deux garçons ont vu de telles scènes dans des films américains. Sans doute sont-ils impressionnés. Elle feint d’abord de ne se rendre compte de rien, puis écrase sa cigarette avant la fin. De dos, sa robe à col rond en flanelle et son catogan laissent entrevoir une nuque creusée et forte. De face, elle partage avec Samir et Jad les yeux verts des chats abyssins.
Le soir approche. L’apéritif se prolonge par des boîtes de thon, des câpres, des anchois, des fromages frais saupoudrés de zaatar. Le propriétaire boit du thé tiède à sa gourde, qu’il passe aux trois autres adultes.
Le délégué lui demande ce que Hadj prévoit de faire dans le jardin.
— Il va planter des choses, explique Muhammad en anglais.
Le délégué dit qu’ils aimeraient bien des fleurs si possible.
Pendant l’apéritif, les garçons commencent déjà à dégager l’une des terrasses les plus encombrées de détritus de chantier. Ils jouent au foot dans le sable, entre les palmiers, avec un petit ballon mousse.
Les voix sous la treille s’assourdissent. La femme enfile un pull en laine que son mari est allé lui chercher à l’intérieur. Il veut savoir quand Hadj commencera.
— Il ne sait pas, traduit Muhammad.
Cela dépend. Peut-être demain, peut-être la semaine prochaine. Mais il viendra régulièrement, soyez sans crainte. Ils n’ont pas encore été capables de conclure le contrat puisqu’aucun chiffre n’a été articulé. C’est la femme qui pose la question, en frottant ses doigts pour évoquer le thème.
— Combien il demande par heure ou par mois ?
Hadj comprend et secoue la tête.
— Il veut avant tout vous être utile, souligne Muhammad, qui se tourne vers le vieux Hadj pour lui rappeler ce dont ils sont convenus. Il faut oser aborder cette question. Tu as une famille à nourrir, Hadj. Tu as des petits-enfants à vêtir. Tu as une ferme dans un état calamiteux.
C’est le délégué qui vient avec une proposition mensuelle. Les horaires seraient libres et sans contraintes, explique-t-il. Hadj pourrait venir seul ou avec du renfort. Simplement, pour l’amour du ciel, plantez-nous des choses dans ce sable, disent ses yeux.
Le vieux Hadj paraît gêné, mais il accepte la somme offerte. Ce soir-là, sous les premières étoiles de Palestine, pendant que deux gamins jouent au foot dans un jardin de sable, on se serre la main.
La femme sort de sa maison dès qu’elle entend le trot des sabots sur la route. Elle voit arriver la carriole tirée par le petit âne brun. Ils s’arrêtent devant la propriété, près du muret. Elle avance vers l’animal, qui se laisse approcher. Rarement elle a vu un si doux visage. La peau fine, couleur taupe, … »

Extrait
« Elle retourne à la cuisine, se penche sur sa lettre et continue sa phrase. C’est que nous avons un jardin de sable. Son collier de grosses perles en bois lui fait un poids au cou. Du menton, elle joue avec. Elle raffole des kumquats, c’est peut-être pour ça que son collier ressemble à une rangée de ces petits agrumes. Elle s’interrompt une seconde pour se gratter le tibia. La maison aussi est remplie de sable, on s’accoutumera. Un rai de lumière entre dans le champ de la feuille de papier. La femme se décale, puis se lève. Elle se hisse sur la pointe des pieds et tire un casier en rotin poisseux. Elle tend encore le bras et saisir l’anse d’une tasse de camping. Chaque vertèbre affleure sous la blouse fleurie. Sa tignasse gonflée remplit le creux de la nuque. Elle s’énerve à chercher le sucre et le café. Quelque chose la fait sursauter, pivoter, guetter. « Vivian, c’est toi? » Mais il n’y a personne dans son dos. Lui est parti à l’aube. »

À propos de l’auteur
SUBILIA_Anne-Sophie_©Romain_GuelatAnne-Sophie Subilia © Photo Romain Guélat

Suisse et belge, Anne-Sophie Subilia vit à Lausanne où elle née en 1982. Elle a étudié la littérature française et l’histoire à l’Université de Genève. Elle est diplômée de la Haute École des arts de Berne, en écriture littéraire.
Elle écrit pour des ouvrages collectifs et des revues, pour la radio ou encore pour la scène avec Hyperborée, performance inspirée d’une navigation le long des côtes groenlandaises. Poète et romancière, elle est l’auteure de L’Épouse (Zoé, août 2022), abrase (Empreintes, 2021, bourse Pro Helvetia), Neiges intérieures (Zoé, 2020, Zoé poche 2022), Les hôtes (Paulette éditrice, 2018), Qui-vive (Paulette éditrice, 2016), Parti voir les bêtes (Zoé, 2016, Arthaud poche 2018, bourse Leenaards) et Jours d’agrumes (L’Aire, 2013, prix ADELF-AMOPA 2014).

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Le passeur

COSTE_le_passeur  RL_hiver_2021  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix de la Closerie des Lilas 2021

En deux mots
Après avoir été lui-même poussé à l’exil, Seyoum est désormais l’un des patrons du réseau de passeurs qui organise les voyages de migrants vers l’Europe depuis les côtes libyennes. Mais l’arrivée de la dernière «cargaison» de la saison va le replonger dans son passé et ébranler ses certitudes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le migrant, le bourreau et la terre promise

Stéphanie Coste a réussi un premier roman captivant en choisissant de parler des migrants du point de vue du passeur. Ce dernier, trafiquant sans foi ni loi, va être soudain rattrapé par son passé.

Seyoum est aujourd’hui un chef puissant du réseau de passeurs qui organisent la traversée des migrants et font fortune sur le dos de ceux qui n’ont pour seul espoir l’exil vers l’Europe. En échange d’un transport en convoi dans des camions bringuebalants et chargés comme des boîtes de sardines, d’un séjour dans des hangars insalubres où ils sont parqués et d’un voyage des plus aléatoires sur un vieux rafiot de plus en plus difficile à trouver, ils vont dépenser une fortune. Et faire prospérer ces trafiquants de chair humaine qui se soucient bien peu de la réussite de leurs voyages. Les douaniers et l’armée, complices de ce trafic, aimeraient pourtant ne pas avoir à repêcher constamment des corps et entendent aussi faire rémunérer cette «prestation». C’est dans ce contexte que Seyoum, qui a lui-même échappé à la dictature dans son Érythrée natale en prenant le chemin de l’exil, accueille la «cargaison» pour son dernier voyage de la saison. Une misère qu’il essaie d’oublier en se shootant au khat et en la noyant dans le gin. Mais le malaise persiste.
«Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi.»
Car Seyoum était amoureux quand il a fui son pays. Il espérait se construire un avenir brillant, loin de ce régime qui lui a pris sa famille et s’apprêtait à faire de même avec lui. Pour s’en sortir, pour devenir un bourreau intraitable, il a dû se forger une solide carapace qui va pourtant se fendiller lorsqu’un réfugié comprend qu’il est l’un Érythréen comme lui. «Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage.» Et qui va le conduire à prendre une décision radicale.
En choisissant Seyoum comme narrateur Stéphanie Coste a trouvé un angle aussi particulier qu’intéressant pour traiter l’un des sujets d’actualité les plus brûlants. En suivant son parcours, on comprend la complexité du problème et la difficulté à imaginer une solution, bien loin du manichéisme de certains, prompts à sortir leur «Yaka». Ce roman-choc, poignant et violent, fort et émouvant, est à placer dans votre bibliothèque aux côtés de ceux de Louis-Philippe Dalembert avec Mur Méditerranée de de Christiane de Mazières et La route des Balkans, de Marie Darrieussecq avec La Mer à l’envers, de Sarah Chiche et Les Enténébrés, ou encore du premier roman de Johann Guillaud-Bachet, Noyé vif. Tout comme Stéphanie Coste, ces œuvres de fiction disent sans doute mieux la «question migratoire» que ne peuvent le faire les reportages qui restent souvent, par la force des choses, très superficiels.

Le Passeur
Stéphanie Coste
Éditions Gallimard
Premier roman
136 p., 12,50 €
EAN 9782072904240
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en Lybie et en Érythrée puis quelque part en Méditerranée, sur la route de Lampedusa.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand on a fait, comme le dit Seyoum avec cynisme, «de l’espoir son fonds de commerce», qu’on est devenu l’un des plus gros passeurs de la côte libyenne, et qu’on a le cerveau dévoré par le khat et l’alcool, est-on encore capable d’humanité ?
C’est toute la question qui se pose lorsque arrive un énième convoi rempli de candidats désespérés à la traversée. Avec ce convoi particulier remonte soudain tout son passé : sa famille détruite par la dictature en Érythrée, l’embrigadement forcé dans le camp de Sawa, les scènes de torture, la fuite, l’emprisonnement, son amour perdu…
À travers les destins croisés de ces migrants et de leur bourreau, Stéphanie Coste dresse une grande fresque de l’histoire d’un continent meurtri. Son écriture d’une force inouïe, taillée à la serpe, dans un rythme haletant nous entraîne au plus profond de la folie des hommes.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Zouara, Libye, 15 octobre 2015
J’ai fait de l’espoir mon fonds de commerce. Tant qu’il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux œufs d’or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d’en face.
Le nombre d’arrivées de Khartoum et Mogadiscio la semaine dernière m’a surpris. Je n’avais pas prévu qu’ils seraient tant à résister au Sahara. En général je fais un bon calcul avec les rabatteurs ; s’il en part cent cinquante de Somalie et d’ailleurs, à peine les deux tiers parviendront en Libye. Ils ne pourront éviter la traversée du désert, la mort assise sur leur cou comme une enclume. Il en meurt plus dans la fournaise des mirages qu’en mer en temps normal. La rage de survivre leur donne de plus en plus la gnaque.
Andarg doit en livrer une soixantaine de plus d’Érythrée aujourd’hui ou demain. Les Soudanais et les Somaliens sont déjà trop nombreux par rapport à la capacité du bateau. J’ai été trop gourmand, je le sais. J’ai voulu m’en mettre plein les poches pour la dernière traversée de la saison. Les croisières Seyoum ferment leurs portes pour l’hiver, allez-vous faire voir. Voilà ce que je me suis dit. Cette négligence finira par nuire à ma réputation. Une réputation construite en dix ans de boulot et trahisons diverses. La concurrence se moque comme moi de ses responsabilités. Du coup les fiascos se sont enchaînés de Tripoli jusqu’à Zouara, et ça commence à se savoir. La côte est devenue un dépotoir d’ordures pas tout à fait ordinaires. Le bouche-à-oreille a enflé dans le vent des récents naufrages. Et du Soudan jusqu’à la Somalie il a semé une graine de doute. Pour l’instant les candidats au mirage de l’Italie affluent toujours. Mais il va falloir faire gaffe.

— Seyoum ! Seyoum !
Ibrahim m’a fait sursauter. Mes mains tremblent. Un tic récent fait claquer ma mâchoire. J’ai encore brouté trop de khat hier soir, j’ai augmenté les doses, la botte quotidienne ne suffisait plus. J’ai presque tout fini. Heureusement Andarg a refait le plein en Éthiopie en attendant la livraison des Érythréens à la frontière. En pensant au goût amer des feuilles, je salive comme un animal attendant sa pitance. Je passe de plus en plus de temps à pioncer derrière mon cabanon. Ces dérives me laissent apathique et pourtant prêt à mordre. Mes yeux sont noyés en permanence de sang et de folie. Je commence à me foutre les jetons moi-même, je dois reprendre le contrôle. Ibrahim m’appelle encore. Je m’extirpe de l’ombre du palmier. Il fait encore chaud même si le soir va se pointer d’ici une heure. Je préfère traîner sur ce bout de sable plutôt qu’à l’entrepôt où je parque les migrants avant la traversée. Les Soudanais et les Somaliens qui y sont entassés depuis six jours n’ont plus rien à bouffer depuis hier. On leur file juste un peu de flotte pour les garder en vie. Certains portent sur leurs tronches les prémices de la révolte. Je les reconnais tout de suite. J’en fais tabasser trois ou quatre par jour pour maintenir l’ordre : l’épuisement gagne toujours, la peur les achève. Ils sont vite matés.
— Seyouuuum !
— Oui Ibrahim, je suis là. Qu’est-ce qu’il y a ? La cargaison des Érythréens est arrivée ?
Il déboule essoufflé devant moi.
— Non, pas encore. J’ai parlé avec Andarg tout à l’heure. Le camion a crevé près de Houn hier après-midi. Une grosse pierre sur la piste. Ils sont retardés d’une demi-journée. Mais y a tes amis, les deux gardes-côtes libyens, qui sont là. Enfin, sur la plage. Ils veulent te parler.
Amis, tu parles ! Ces sangsues s’accrochent à ma gorge et se gavent de mon pognon depuis quatre ans. Ils saignent aussi les autres gangs sur toute la côte jusqu’à Tripoli. Ces mecs-là font la fiesta tous les jours sur la tombe de Kadhafi en sirotant du thé noir. Merci mon pote pour le chaos que t’as laissé derrière ton cadavre, à la tienne. Je m’avance vers Ibrahim. Je le dépasse d’une bonne demi-tête.
— Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Ils sont déjà venus il y a même pas deux semaines récupérer leur enveloppe. On s’était mis d’accord que ça comptait pour deux traversées. Dis-leur que je suis pas là.
Ibrahim se balance sur ses jambes décharnées. Il évite mon regard en visant un point au milieu de ma poitrine. Son corps, tas d’os saillants, transpire la trouille. Par réflexe il voûte les épaules. Soudanais de Malakal, il est arrivé adolescent sur le port de Zouara, un mauvais film en boucle dans sa tête, celui de ses frères et de sa mère tombant les uns après les autres dans le Sahara. Un peu comme dans un jeu vidéo où le dernier debout est vainqueur. Il n’a pas gagné l’ultime manche de la partie : atteindre l’eldorado italien. La tempête a rabattu et coulé son bateau du mauvais côté, à vingt kilomètres de Zouara. Retour à la case enfer. C’était un de mes rafiots. Ibrahim n’a pas retenté la traversée. Et moi je le tolère depuis qu’il a échoué à ma porte, clébard craintif et loyal accroché à mes basques. Il finit par me dire, l’œil toujours fixé sur son point imaginaire :
— Je savais pas que tu voulais pas les voir. Je leur ai dit que t’étais là. Désolé Seyoum.
— Dégage, toi et ta gueule d’enflure, tu m’exaspères. Dis-leur que je viens mais d’abord je dois parler à Andarg. Fais-les attendre dans la cabane et sers-leur un verre de thé.
Il détale pour éviter une baffe éventuelle. Je m’éloigne de la cabane en me traînant. Un début de migraine s’installe. Le manque défonce mon cerveau chaque jour un peu plus tôt. Avant, le signal arrivait avec le coucher du soleil. Il survient maintenant en plein après-midi et plus rien de précis ne le déclenche. Je l’ignore comme je peux. Une envie de gerber s’installe dans ma gorge. Je déglutis difficilement. La nausée monte d’un cran. Ma peau pue encore les excès de la veille, l’acidité du jus de khat macéré dans ma bouche mélangée à celle du gin du marché noir que je bois par litres. Je sors mon portable de ma poche et appelle Andarg. Je dois faire plusieurs tentatives avant d’avoir la connexion.
— T’es où ? Et t’arrives quand exactement ?
— Ah Seyoum ! Quelle galère ! le camion a crevé, les deux roues avant en même temps à vingt-cinq bornes de Houn. Et Zaher n’avait chargé qu’une roue de secours avant le départ. Je l’ai envoyé à pied à Houn pour aller en chercher une autre. Du coup on a perdu un temps fou. Et y a deux vieux qui ont clamsé entre-temps. On sera là demain matin au plus tard.
Houn, encore à six cents bornes de la côte.
— Les Soudanais et les Somaliens cuisent dans l’entrepôt depuis des jours ! Et j’ai ces connards de gardes-côtes libyens qui sont revenus renifler. Heureusement que j’ai planqué le bateau. T’as acheté une came encore plus pourrie que la dernière fois, qu’est-ce que t’as foutu ?
Je regrette de l’avoir laissé négocier avec Mokhtar pendant que je réglais des affaires à Tripoli. Les pêcheurs du coin nous refourguent à des prix délirants du matos prêt à aller à la casse. Mokhtar est le pire mais on est obligés de passer par lui. Il connaît les plans pour choper des carcasses en tout genre quand les autres n’ont plus rien à offrir. Il connaît surtout l’art de l’arnaque. Ce mec est assis sur un tas d’or et de cadavres. Andarg, avec sa mollesse, n’a pas fait le poids. J’entends son crachat dans le téléphone. Je le sens sur la défensive.
— M’engueule pas ! Fallait payer le prix pour cette merde ou on avait rien. Y a plus assez de bateaux sur le marché en fin de saison, tu le sais aussi bien que moi. Y avait pas le choix.
— Mokhtar est une raclure, va falloir qu’on se bouge le cul pour trouver d’autres fournisseurs.
Andarg balance un deuxième crachat à distance.
— Justement y a le Soudanais qui voulait te voir pour en parler. Je l’ai croisé quand t’étais à Tripoli. J’ai oublié de te le dire. Mais bon l’essentiel c’est que j’aie trouvé un bateau pour la traversée, non ?
Le business a explosé ces dernières années. À la bonne époque avec dix mille dollars on pouvait acheter un bateau et des numéros de rabatteurs. Moi et quelques autres nous nous partagions le monopole. Depuis que Kadhafi s’est fait zigouiller, la concurrence a afflué, de la racaille qui vient profiter du chaos local et se faire de l’oseille sur nos plates-bandes. Tous ces mecs qui s’improvisent passeurs font monter les prix des bateaux en flèche. Même à Tripoli ça devient difficile d’acheter un chalutier. Les pêcheurs se gavent et n’ont plus besoin d’aller en mer. Heureusement, côté gouvernement, à part les gardes-côtes qui sont gourmands, on est encore à peu près tranquilles. Mais j’ai hâte que cette dernière traversée soit derrière moi, histoire de jauger en paix la nouvelle donne et de me reposer. D’ailleurs je me sens vidé d’un seul coup. Mes jambes flanchent dans le sable. Je trébuche sur une planche à moitié enlisée et manque de me casser la gueule. Je me retiens avec mon bras et me fais mal au poignet. Où est ma botte de khat ? Je réprime un frisson, je meurs de chaud pourtant.

— Seyoum, tu m’écoutes ? Allô ? Allô ? Ça passe plus ?

Les paroles d’Andarg vrombissent dans mes tympans. L’angoisse et ses hallucinations surgissent derrière le palmier, là-bas. J’éloigne le téléphone de mon oreille. Le ciel se renverse. La plage devient plafond. Je suis désorienté. Une salive épaisse scotche mes lèvres. Des mouches grouillantes s’agglutinent devant mes yeux explosés, cherchent à rentrer dans mes orbites. Je tousse violemment pour relancer le battement de mon cœur, me file une baffe. Le ciel et la plage retrouvent leur place. Andarg continue sa litanie. J’aboie :
— Arrête de bavasser ! Il faut faire embarquer la cargaison après-demain au plus tard. Ils annoncent des tempêtes et des vents contraires pour les prochains jours. Pas question que les mecs chopent la trouille et refusent de traverser.
— Ok, on va mettre les gaz. Au fait, à part les deux vieux d’hier y en a huit qui sont tombés du camion du côté soudanais, donc si tout se passe bien d’ici demain ils seront quarante-cinq.
— C’est quarante-cinq de trop vu l’épave que Mokhtar t’a refourguée. Allez, grouillez-vous. Et ne vous arrêtez même pas pour pisser.

Je raccroche et me dirige vers la cahute sur la plage où ces gros porcs de gardes-côtes m’attendent. Des groles défoncées et des lambeaux de vêtements sont éparpillés un peu partout sur le sable blanc, la mer turquoise en arrière-plan. Ils ont à peine nettoyé après le dernier naufrage. Du côté italien, on doit plus souvent ramasser des bouteilles de Pepsi et des emballages de sandwichs. Je ricane en pensant à ça. Au bord de l’eau un reste de canot éventré dégueule des paquets d’algues noirâtres. J’aperçois un morceau de jouet rose coincé à l’intérieur. Une bourrasque soulève le magma et laisse voir un visage de poupée. Les algues m’évoquent des bestioles immondes qui auraient tout dévoré sauf cette tête en plastique. Un nouveau coup de vent embarque des sacs plus loin. On dirait des ballons crevés de toutes les couleurs sortis d’une fiesta. Un nuage venu de nulle part cache le soleil et me rappelle la tempête prévue. Qu’elle ne moufte pas dans les deux jours à venir. Si le bateau doit chavirer, autant qu’il chavire en face.
Depuis que j’ai démarré mon business il y a dix ans je n’achète des coques ou des zodiacs que pour un seul passage. Certains concurrents ne le savent pas mais le rendement financier est meilleur, et ce système comporte moins de risques pour mes hommes. Ils font juste les premiers milles de la traversée pour mettre le rafiot sur le cap. Après il suffit de fourrer un GPS entre les mains d’un des passagers en lui expliquant que c’est tout droit. Moi je récupère mes mecs en zodiac, et à la volonté du bon Dieu pour le reste. À cause des prévisions météo cette fois, j’estime à deux chances sur dix le succès de l’expédition. Je me retrouve potentiellement avec cent quinze macchabées sur la conscience, mais c’est le business. Après avoir réglé mes hommes, les passeurs du Sahara, le bateau et autres broutilles, je ne vais pas m’asseoir sur cent mille dollars de bénéfices.

CHAPITRE DEUX
Les gardes-côtes assis autour de ma table branlante tirent tous les deux sur une clope. Leurs doigts jaunâtres dessinent des ronds dans l’air suffocant de ma piaule. Mohsan Ftis, le chef, lève un œil mauvais en me voyant. Son bide dépasse de son uniforme et exhibe ses poils drus. Des taches de sueur tatouent ses aisselles et son fute au niveau des couilles. Ce type me dégoûte.
— Mes amis, excusez-moi de vous avoir fait attendre. Je vois que vous êtes déjà installés. Encore un peu de thé à la menthe ?
— Arrête ton bullshit Seyoum, on est pas là pour faire un concours de politesses. Assieds-toi, il faut qu’on parle.
Je me méfie de ce rat obèse comme de moi-même. Un filet de thé coule sur son menton. Sa lèvre inférieure légèrement pendante me dit l’étendue de son faux-cuisme. Je sais par le gang des Égyptiens que Ftis a balancé plusieurs collègues ces derniers mois, malgré les gros bakchichs qu’on lui file. J’attrape le tabouret près de ma paillasse et le pose près de lui. L’odeur de graillon qu’il rote en même temps qu’il parle imprègne tout de suite mes fringues.
— Oui assieds-toi là, et écoute-moi bien.
Je fais semblant de ne pas capter la menace, et tire machinalement sur ma barbe pour gagner du temps. Tiens, je la taillerai ce soir.
— Je vous écoute capitaine, mais je croyais que tout était en règle depuis votre dernière visite. Comme vous êtes là, j’en profite pour vous informer que la traversée est prévue pour demain soir. On fait comme d’hab…
Ftis se lève d’un bond. Les verres de thé giclent sur la table. Ibrahim qui se tenait en chien de garde devant la porte se précipite avec le thermos. Je lui fais signe de sortir de la cabane. On reprendra du thé plus tard. Ftis postillonne:
— Justement on va pas faire comme d’habitude ! Qu’est-ce que vous foutez toi et tes potes depuis trois semaines ? ! Quatre naufrages ! Quatre !

ÉPILOGUE
Asmara, Érythrée, 9 juin 2005, jour de la fuite
Mon maigre bagage est prêt. Tout est organisé. Enfin, dans quelques heures, je vais retrouver mon Seyoum. Plus d’un an que je ne l’ai vu ! Je n’ai plus d’ongle à ronger ni de peau à arracher autour pour calmer mon angoisse, alors je focalise mon esprit sur ma dernière vision de lui, son visage grave, et sa main m’envoyant un baiser évaporé dans l’air. On a parlé du déroulement des opérations avec Maeza hier soir, ma grande cousine. Grâce à elle et à son mari Hailé, l’impossible est devenu possible. Pourtant l’appréhension noue mon ventre et fait trembler mes mains. Je les joins l’une à l’autre, comme une prière.
La journée s’égrène, interminable. Maeza viendra me chercher là-haut quand la voiture arrivera. Je regarde le soleil décliner, bas et rouge, à travers la fenêtre.

— Madiha, viens, c’est le moment.
Je n’ai pas entendu Maeza monter. J’attrape mon baluchon. Elle me fait signe de ne pas parler. Mon cœur fait un boucan pas possible. On descend dans la cuisine. Deux hommes en treillis nous y attendent. Je n’en reconnais aucun.
— Ce n’est pas Hailé qui devait m’emmener retrouver Seyoum ?
Maeza sans un mot prend le sac de mes mains, l’ouvre, et le montre à l’un des types :
— C’est bon, vous avez la preuve.
L’homme en regarde à peine le contenu. Puis il dit machinalement :
— Madiha Hagos, vous êtes en état d’arrestation pour tentative de fuite du pays. Vous encourez quatre ans de prison. Si vous opposez une quelconque résistance votre peine sera prolongée.
Je me tourne stupéfaite vers ma cousine. Elle hausse les épaules.
— Tu connais le montant de la prime pour dénoncer une fille de ministre en taule ? Alors, ta liberté, qu’est-ce que j’en ai à faire ? Seyoum on s’en fout, son père ne vaut plus rien. D’ailleurs ton chéri s’est cassé il y a déjà trois mois. Il a refilé aux autorités les petits mots que vous vous faisiez passer en douce en échange de sa liberté. On l’a laissé s’évader. Il n’a pas hésité une seconde. C’est beau l’amour !
Sa trahison m’anéantit, mais c’est celle de Seyoum qui écorche mon corps à vif. Je me refuse à y croire. Je suis muette de désespoir et d’incompréhension. Pourtant les deux soldats m’empoignent, me traînent jusqu’à leur véhicule, et me jettent à l’arrière. L’un d’eux file une liasse de billets à Maeza qui l’empoche, exultante, sans un regard sur moi. Elle-même lui tend un morceau de papier plié en deux et lui dit :
— Tu donnes cette lettre à qui tu sais, à l’endroit prévu, après que tu auras déposé Madiha au centre de détention. Et n’oublie pas de la boucler, Hailé n’est pas encore au courant de notre arrangement. Je lui expliquerai plus tard.
La voiture démarre et la silhouette de Maeza agrippée à son butin s’éloigne. Le soldat sur le siège passager déplie le morceau de papier bleu clair et le lit. Je ne comprends pas son rire qui éclate soudain dans l’habitacle. Une fourmi rouge, qui me rappelle celles de Sawa, court le long de mon bras. Je ne la chasse pas. Quelle importance si elle me mord ou pas ? »

Extraits
« Je me détourne de lui et examine vaguement la cargaison. Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi. » p. 36

« — T’as vraiment un problème de comportement mec. Pourquoi tu me regardes comme ça?
— Tu t’appelles Ephrem ? ! T’es érythréen alors! T’as un lien avec le journaliste Osman Ephrem?
Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage. Je me jette sur lui et l’empoigne par le cou. Il tombe à la renverse en criant de surprise. Avant qu’il ne puisse réagir je me penche sur lui et lui envoie de toutes mes forces mon poing dans la tronche. L’impact du coup fait craquer mes phalanges et sa mâchoire. Il hurle de douleur. Dans ma furie qui balaie tout, je l’entends à peine. Il met ses bras devant son visage pour parer au prochain coup, que je suspends. Je secoue la main en maugréant entre mes dents «Putain il m’a fait mal ce con». L’air est irrespirable. Ma fureur irradie dans chaque parcelle de mon corps. Toute pensée rationnelle a quitté mon cerveau. N’y reste qu’un hurlement muet. Oui, mais pourquoi? Ce pourquoi me fait descendre d’un cran. Reprends-toi bon sang. Reprends-toi.
L’Érythréen me regarde, apeuré. Il s’imaginait quoi ? Réveiller ma corde sensible en invoquant une patrie commune ? Il voulait me dire «toi et moi on est frères, le même sang coule dans nos veines, nos pères et nos mères se connaissaient c’est sûr avant la terreur, avant l’indicible, peut-être aussi qu’on était dans la même école, tu te rappelles?». Ce mec croit qu’on a encore un passé? Je déglutis ma rage. L’air revient fluide dans mes poumons. Je m’approche de lui.
— Allez, relève-toi! Et arrête ton numéro sinon je l’en recolle une. » p. 49

À propos de l’auteur
COSTE_Stephanie_©francesca_mantovaniStéphanie Coste © Photo Francesca Mantovani

Stéphanie Coste a vécu jusqu’à son adolescence entre le Sénégal et Djibouti. Elle vit à Lisbonne depuis quelques années. Le Passeur est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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L’été en poche (13): Mur Méditerranée

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En 2 mots:
Dans un roman bouleversant et richement documenté Louis-Philippe Dalembert nous fait découvrir le parcours de trois femmes venues du Nigéria, d’Érythrée et de Syrie et qui se retrouvent à bord d’un bateau voguant vers l’Europe. Elles s’appellent Chochana, Sembar et Dima et voguent vers Lampedusa. Alors que l’issue du voyage s’annonce de plus en plus incertain, on va découvrir leurs parcours respectifs.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
LARGUEZ LES AMARRES!
La nuit finissait de tomber sur Sabratha lorsque l’un des geôliers pénétra dans l’entrepôt. Le soleil s’était retiré d’un coup, cédant la place à un ciel d’encre d’où émergeaient un croissant de lune pâlotte et les premières étoiles du désert limitrophe. L’homme tenait à la main une lampe torche allumée qu’il braqua sur la masse des corps enchevêtrés dans une poignante pagaille, à même le sol en béton brut ou, pour les plus chanceux, sur des nattes éparpillées çà et là. En dépit de la chaleur caniculaire à l’intérieur du bâtiment, les filles s’étaient repliées les unes contre les autres au seul bruit de la clé dans la serrure.
Comme si elles avaient voulu se protéger d’un danger qui ne pouvait venir que du dehors. Une odeur nauséeuse d’eau de Cologne se précipita pour se mêler aux relents de renfermé. Le maton balaya les visages déformés par les brimades et les privations quotidiennes, avant de figer la lumière sur l’un d’eux, le crispant de terreur. Le hangar résonna d’un « You. Out ! », accompagné d’un geste impérieux de l’index. La fille désignée s’empressa de ramasser sa prostration et le balluchon avec ses maigres affaires dedans, comme ça lui avait été demandé, de peur d’être relevée à coups de rangers dans les côtes.
En temps normal, le geôlier, le même ou un autre, en choisissait trois ou quatre qu’il ramènerait une poignée d’heures plus tard, quelquefois au bout de la journée, les propulsant tels des sacs de merde au milieu des autres recroquevillées par terre. La plupart trouvaient refuge dans un coin de la pièce, murées dans leur douleur ou blotties dans les bras de qui avait encore un peu de compassion à partager. D’aucunes laissaient échapper des sanglots étouffés, qui ne duraient guère, par pudeur ou par dignité. Toutes savaient l’enfer que les « revenantes » avaient vécu entre le moment où elles avaient été arrachées de l’entrepôt et celui où elles rejoignaient le groupe. Même les dernières arrivées étaient au courant, les anciennes les avaient mises au parfum.
Au besoin, l’état de leurs camarades d’infortune, se tenant le bas-ventre d’une main, les fesses de l’autre, le visage tuméfié parfois, suffisait à leur donner une idée de ce qui les attendait au prochain tour de clé.
Ce soir-là, le surveillant en désigna beaucoup plus que d’habitude, les houspillant et les bousculant pour accélérer la sortie de la pièce. « Move ! Move ! Prenez vos affaires. Allez, bougez-vous le cul. » Dieu seul sait selon quel critère il les choisissait, tant l’évacuation se passait dans la hâte. Le hasard voulut que Semhar et Chochana en fassent partie.
Ces deux-là ne se quittaient plus, sinon pour aller aux toilettes ou lorsque le geôlier avait décidé, un jour, d’en lever une et pas l’autre. N’était la différence de physionomie et d’origine – Semhar était une petite Érythréenne sèche ;
Chochana, une Nigériane de forte corpulence –, on aurait dit un bébé koala et sa mère. Elles dormaient collées l’une à l’autre. Partageaient le peu qu’on leur servait à manger. Échangeaient des mots de réconfort et d’espoir, dans un anglais assez fluide pour Semhar, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle. Priaient, chacune, dans une langue mystérieuse pour l’autre. Et fredonnaient des chansons connues d’elles seules. « Quoi qu’il se passe, pensa Semhar, au moins on sera ensemble. »
Au total, une soixantaine de filles se retrouvèrent à l’extérieur, agglutinées dans le noir, attendant les ordres du cerbère. Elles savaient d’instinct ou par ouï-dire que ça n’aurait servi à rien de tenter de fuir. Lors même qu’elles auraient réussi à échapper à la vigilance de leurs bourreaux, où auraient-elles pu aller ? Le hangar où elles étaient retenues se trouvait à des kilomètres de l’agglomération urbaine la plus proche. À un quart d’heure de marche d’une piste en terre battue, où ne semblaient s’aventurer que les 4 X 4 des matons et les pick-up qui avaient servi à les transporter dans cette bâtisse aux murs décrépits, oubliée du ciel et des hommes. Les seuls bruits de moteur qu’elles aient entendus jusque-là. Aucune chance de tomber sur une âme charitable qui se serait hasardée à leur porter secours.
Les plus téméraires l’avaient payé au prix fort, peut-être même de leur vie. Personne n’avait plus eu de nouvelles de ces têtes brûlées. À moins qu’elles n’aient touché enfin au but. Qui sait ! Dieu est grand. Elohim HaGadol. Peut-être étaient-elles parvenues au bout de leur pérégrination, sur une terre où coulent le lait et le miel. Après avoir arpenté les routes du continent des mois, voire des années durant.
Affronté vents et marées, forêts, déserts et catastrophes divers. Tout ça pour atterrir dans ce foutu pays qu’elles n’avaient pas choisi. Dans ce bagne qui ne disait pas son nom, où elles étaient gardées en otage. Soumises à toutes sortes de travaux forcés. Complices, malgré elles, du rançonnement des proches restés derrière. Dans l’attente d’une traversée qui dépendait de l’humeur des passeurs.

L’avis de… Catherine (Librairie Les beaux Titres, Levallois-Perret)
« Un livre essentiel: il rappelle que tous ces hommes, femmes et enfants, que l’on voit dans les rues et sous leurs tentes au bord du périphérique, ont un visage, une histoire, une soif de liberté, des rêves. Ces migrants sont des réfugiés politiques, économiques, écologiques. Certes, ils arrivent en Europe — pour ceux qui y parviennent — broyés, ruinés, anéantis. Dès l’instant où ils sont tombés entre les mains des passeurs, leur vie est devenue violence. Ils sont musulmans, juifs ; ils viennent de toute l’Afrique ; et chacun tente de puiser sa force dans sa croyance.
Ce livre dit donc ce courage insensé, celui de ceux qui choisissent un jour de tout quitter.»

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Louis-Philippe Dalembert présente Mur Méditerranée © Production Page des libraires

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Mur Méditerranée

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En deux mots:
Elles s’appellent Chochana, Sembar et Dima. Le destin a voulu qu’elles se retrouvent toutes trois à bord d’un bateau qui prend l’eau et qui vogue vers Lampedusa. Alors que l’issue du voyage s’annonce de plus en plus incertain, on va découvrir leurs parcours respectifs depuis le Nigéria, l’Érythrée et la Syrie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’Odyssée des «migrants»

Dans un roman bouleversant et richement documenté Louis-Philippe Dalembert nous fait découvrir le parcours de trois femmes venues du Nigéria, d’Érythrée et de Syrie et qui se retrouvent à bord d’un bateau voguant vers l’Europe.

La chose devient malheureusement courante: les êtres humains se transforment en statistique, les vies se marchandent en quotas et les destins individuels se retrouvent agglomérés sous le terme générique de «migrant». C’est pourquoi il convient de remercier d’emblée Louis-Philippe Dalembert pour ce roman qui leur dignité à ces personnes et en particulier aux trois femmes qui se retrouvent à bord d’un bateau qui vogue vers Lampedusa.
Chochana vient du Nigéria, Sembar d’Érythrée et Dima de Syrie. La construction du roman va nous permettre de découvrir successivement leurs parcours respectifs et nous faire comprendre combien le choix de l’exil ne se fait pas par gaieté de cœur, combien les risques sont extrêmes. Chochana vit tous les jours dans la crainte d’être la proie des partisans de Boko Haram, d’être prisonnière dans son propre pays, de n’avoir plus d’autre choix que la soumission et qui voit dans la fuite le seul espoir d’une vie meilleure.
Semhar, qui rêve de devenir institutrice, est quant à elle soumise à un pouvoir dictatorial qui l’enrôle dans son armée pour une durée qui n’est pas précisée – les habitants parlent de «prison à ciel ouvert» – et qui élabore avec son fiancé un plan pour fuir ce pays qui a l’indice de développement humain (IDH) le plus bas au monde et où elle n’a pas d’avenir.
Pour Dima, l’idée même de l’exil était impensable quelques mois plus tôt, faisant partie de la bourgeoisie syrienne et vivant très agréablement avec son mari ingénieur et ses deux filles à Alep. Au début de la guerre, elle a fait le dos rond et a pensé que la paix reviendrait vite, mais il lui a vite fallu déchanter en constatant que le déluge de bombes prenait de l’ampleur et qu’il était plus raisonnable de suivre les convois de réfugiés profitant d’un cessez-le-feu provisoire pour se mettre à l’abri, pour échapper aux Islamistes autant qu’à l’armée de Bachar el-Assad.
Si ce roman, qui s’appuie sur des témoignages et en particulier sur le récit du sauvetage effectuée en juillet 2014 par l’équipage du tanker danois Torm Lotte, est si fort, si prenant, c’est qu’il nous place littéralement aux côtés de ces centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont quasiment déjà tout perdu avant de monter à bord, victimes de passeurs sans scrupules et dont la survie devient au fil du temps de plus en plus incertaine.
Comment aurions-nous réagi en constatant que dans la cale l’air devenait de plus en plis irrespirable et que la place sur le pont était déjà réduite au minimum vital, en découvrant qu’une voie d’eau rendait les conditions de navigation de plus en plus aléatoire, que les passeurs devenaient de plus en plus nerveux et n’hésitaient pas à tabasser toutes les voix protestataires et à jeter par-dessus bord tous ceux qui étaient trop affaiblis pour survivre?
Bouleversant par son réalisme et par l’intensité extrême des situations, ce roman touche aussi par son humanité. On y découvre des femmes qui ne se connaissaient pas avant de se retrouver sur ce bateau, se solidariser, se battre pour sauver un enfant, s’unir pour survivre. Au moment où le jour se lève, où cette Odyssée tragique s’achève, on se prend à rêver que l’Europe sera à la hauteur, même en sachant qu’il ne sera rien.
Avec Louis-Philippe Dalembert, on ne pourra toutefois plus dire qu’on ne savait pas, que le message de Chochana, Semhar, Dima et les autres doit être entendu et relayé.

Mur Méditerranée
Louis-Philippe Dalembert
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
330 p., 22 €
EAN 9782848053288
Paru le 29/08/2019

Où?
Le roman se déroule en Syrie, à Alep et Damas, au Nigéria et en Érythrée ainsi qu’en Lybie, en particulier à Sabratha, puis en Méditerranée jusqu’aux côtes italiennes, du côté de Lampedusa.

Quand?
L’action se situe il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
À Sabratha, sur la côte libyenne, les surveillants font irruption dans l’entrepôt des femmes. Parmi celles qu’ils rudoient, Chochana, une Nigériane, et Semhar, une Érythréenne. Les deux se sont rencontrées là après des mois d’errance sur les routes du continent. Depuis qu’elles ont quitté leur terre natale, elles travaillent à réunir la somme qui pourra satisfaire l’avidité des passeurs. Ce soir, elles embarquent enfin pour la traversée.
Un peu plus tôt, à Tripoli, des familles syriennes, habillées avec élégance, se sont installées dans des minibus climatisés. Quatre semaines déjà que Dima, son mari et leurs deux fillettes attendaient d’appareiller pour Lampedusa. Ce 16 juillet 2014, c’est le grand départ.
Ces femmes aux trajectoires si différentes – Dima la bourgeoise voyage sur le pont, Chochana et Semhar dans la cale – ont toutes trois franchi le point de non-retour et se retrouvent à bord du chalutier unies dans le même espoir d’une nouvelle vie en Europe.
Dans son village de la communauté juive ibo, Chochana se rêvait avocate avant que la sécheresse ne la contraigne à l’exode ; enrôlée, comme tous les jeunes Érythréens, pour un service national dont la durée dépend du bon vouloir du dictateur, Semhar a déserté ; quant à Dima, terrée dans les caves de sa ville d’Alep en guerre, elle a vite compris que la douceur et l’aisance de son existence passée étaient perdues à jamais.
Sur le rafiot de fortune, l’énergie et le tempérament des trois protagonistes – que l’écrivain campe avec humour et une manifeste empathie – leur seront un indispensable viatique au cours d’une navigation apocalyptique.
S’inspirant de la tragédie d’un bateau de clandestins sauvé par le pétrolier danois Torm Lotte pendant l’été 2014, Louis-Philippe Dalembert, à travers trois magnifiques portraits de femmes, nous confronte de manière frappante à l’humaine condition, dans une ample fresque de la migration et de l’exil.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Échos (Jean-Philippe Louis)
Marianne (Clara Dupont-Monod)
Le Nouveau Magazine littéraire (Kerenn Elkaïm)
Le Monde (Zoé Courtois)
L’Express (Marianne Payot)
Le Point (Tahar Ben Jelloun)
Blog Mémo Émoi

Louis-Philippe Dalembert présente Mur Méditerranée © Production Page des libraires

INCIPIT (Les premières pages du livre)
LARGUEZ LES AMARRES!
La nuit finissait de tomber sur Sabratha lorsque l’un des geôliers pénétra dans l’entrepôt. Le soleil s’était retiré d’un coup, cédant la place à un ciel d’encre d’où émergeaient un croissant de lune pâlotte et les premières étoiles du désert limitrophe. L’homme tenait à la main une lampe torche allumée qu’il braqua sur la masse des corps enchevêtrés dans une poignante pagaille, à même le sol en béton brut ou, pour les plus chanceux, sur des nattes éparpillées çà et là. En dépit de la chaleur caniculaire à l’intérieur du bâtiment, les filles s’étaient repliées les unes contre les autres au seul bruit de la clé dans la serrure.
Comme si elles avaient voulu se protéger d’un danger qui ne pouvait venir que du dehors. Une odeur nauséeuse d’eau de Cologne se précipita pour se mêler aux relents de renfermé. Le maton balaya les visages déformés par les brimades et les privations quotidiennes, avant de figer la lumière sur l’un d’eux, le crispant de terreur. Le hangar résonna d’un « You. Out ! », accompagné d’un geste impérieux de l’index. La fille désignée s’empressa de ramasser sa prostration et le balluchon avec ses maigres affaires dedans, comme ça lui avait été demandé, de peur d’être relevée à coups de rangers dans les côtes.
En temps normal, le geôlier, le même ou un autre, en choisissait trois ou quatre qu’il ramènerait une poignée d’heures plus tard, quelquefois au bout de la journée, les propulsant tels des sacs de merde au milieu des autres recroquevillées par terre. La plupart trouvaient refuge dans un coin de la pièce, murées dans leur douleur ou blotties dans les bras de qui avait encore un peu de compassion à partager. D’aucunes laissaient échapper des sanglots étouffés, qui ne duraient guère, par pudeur ou par dignité. Toutes savaient l’enfer que les « revenantes » avaient vécu entre le moment où elles avaient été arrachées de l’entrepôt et celui où elles rejoignaient le groupe. Même les dernières arrivées étaient au courant, les anciennes les avaient mises au parfum.
Au besoin, l’état de leurs camarades d’infortune, se tenant le bas-ventre d’une main, les fesses de l’autre, le visage tuméfié parfois, suffisait à leur donner une idée de ce qui les attendait au prochain tour de clé.
Ce soir-là, le surveillant en désigna beaucoup plus que d’habitude, les houspillant et les bousculant pour accélérer la sortie de la pièce. « Move ! Move ! Prenez vos affaires. Allez, bougez-vous le cul. » Dieu seul sait selon quel critère il les choisissait, tant l’évacuation se passait dans la hâte. Le hasard voulut que Semhar et Chochana en fassent partie.
Ces deux-là ne se quittaient plus, sinon pour aller aux toilettes ou lorsque le geôlier avait décidé, un jour, d’en lever une et pas l’autre. N’était la différence de physionomie et d’origine – Semhar était une petite Érythréenne sèche ;
Chochana, une Nigériane de forte corpulence –, on aurait dit un bébé koala et sa mère. Elles dormaient collées l’une à l’autre. Partageaient le peu qu’on leur servait à manger. Échangeaient des mots de réconfort et d’espoir, dans un anglais assez fluide pour Semhar, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle. Priaient, chacune, dans une langue mystérieuse pour l’autre. Et fredonnaient des chansons connues d’elles seules. « Quoi qu’il se passe, pensa Semhar, au moins on sera ensemble. »
Au total, une soixantaine de filles se retrouvèrent à l’extérieur, agglutinées dans le noir, attendant les ordres du cerbère. Elles savaient d’instinct ou par ouï-dire que ça n’aurait servi à rien de tenter de fuir. Lors même qu’elles auraient réussi à échapper à la vigilance de leurs bourreaux, où auraient-elles pu aller ? Le hangar où elles étaient retenues se trouvait à des kilomètres de l’agglomération urbaine la plus proche. À un quart d’heure de marche d’une piste en terre battue, où ne semblaient s’aventurer que les 4 X 4 des matons et les pick-up qui avaient servi à les transporter dans cette bâtisse aux murs décrépits, oubliée du ciel et des hommes. Les seuls bruits de moteur qu’elles aient entendus jusque-là. Aucune chance de tomber sur une âme charitable qui se serait hasardée à leur porter secours.
Les plus téméraires l’avaient payé au prix fort, peut-être même de leur vie. Personne n’avait plus eu de nouvelles de ces têtes brûlées. À moins qu’elles n’aient touché enfin au but. Qui sait ! Dieu est grand. Elohim HaGadol. Peut-être étaient-elles parvenues au bout de leur pérégrination, sur une terre où coulent le lait et le miel. Après avoir arpenté les routes du continent des mois, voire des années durant.
Affronté vents et marées, forêts, déserts et catastrophes divers. Tout ça pour atterrir dans ce foutu pays qu’elles n’avaient pas choisi. Dans ce bagne qui ne disait pas son nom, où elles étaient gardées en otage. Soumises à toutes sortes de travaux forcés. Complices, malgré elles, du rançonnement des proches restés derrière. Dans l’attente d’une traversée qui dépendait de l’humeur des passeurs.

À propos de l’auteur
Louis-Philippe Dalembert est né à Port-au-Prince et vit à Paris. Il a publié depuis 1993 chez divers éditeurs, en France et en Haïti, des nouvelles (au Serpent à plumes dès 1993: Le Songe d’une photo d’enfance), de la poésie (dont son dernier recueil paru chez Bruno Doucey en 2017: En marche sur la terre), des essais (chez Philippe Rey/Culturesfrance en 2010, avec Lyonel Trouillot: Haïti, une traversée littéraire) et des romans (les derniers en date, au Mercure de France: Noires blessures en 2011 et Ballade d’un amour inachevé en 2013). Professeur invité dans diverses universités américaines, il a été pensionnaire de la Villa Médicis (1994-1995), écrivain en résidence à Jérusalem et à Berlin, et a été lauréat de nombreux prix dont le prix RFO en 1999, le prix Casa de las Américas en 2008 et le prix Thyde Monnier de la SGDL en 2013.
Avant que les ombres s’effacent, paru en mars 2017 chez Sabine Wespieser éditeur, a remporté le prix Orange du Livre et le prix France Bleu/Page des libraires. Mur Méditerranée, est paru en août 2019. (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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Presque ensemble

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Presque ensemble
Marjorie Philibert
Éditions JC Lattès
Roman
376 p., 19 €
EAN : 9782709658584
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule principalement à Paris et banlieue, mais nous fait également voyager dans les sous-préfectures de l’hexagone avec l’un de sprotagonistes chargé de former des fonctionnaires et dans le monde entier avec l’autre des protagonistes, rédactrice pour un magazine de voyages. À la fin du récit, on retrouve les deux à Bagançay sur l’île de Bohol aux Philippines.

Quand?
L’action se situe de 1998 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout commence le 12 juillet 1998. En pleine finale France-Brésil, Victoire et Nicolas se rencontrent dans un bar à Paris. Ces deux révoltés placides deviennent inséparables et se lancent dans la vie de couple. Mais loin de la passion rêvée, nos héros se retrouvent embarqués dans une odyssée domestique désespérément tranquille…
L’arrivée de Ptolémée, le chat, leur procure un temps le paradis tant souhaité. Mais rien ne dure !
Drôle et mordant, Presque ensemble explore avec brio le sentiment amoureux à l’épreuve du quotidien, ou simplement peut-être de la vie.

Ce que j’en pense
***
Si vous êtes amateur de belles histoires d’amour romantiques, passez votre chemin. Si vous préférez les sombres histoires de vengeance après une séparation douloureuse, passez également votre chemin : Marjorie Philibert a choisi d’ancrer son roman dans le réel, sans y ajouter d’effets spéciaux ou de spectaculaires retournements de situation. Bref, une histoire ordinaire. Celle d’un couple qui naît et se défait. Une histoire tellement ordinaire qu’il valait vraiment la peine d’aller voir ce qui fait qu’aujourd’hui le sexe remplace l’amour et la liaison éphémère prend la place de l’union durable.
Le couple en question est constitué de deux provinciaux venus à Paris pour leurs études. Nicolas est originaire du pays Nantais et s’intéresse à la sociologie, mais sans grand enthousiasme. Il n’a du reste pas de signe particulier, ni même un physique très avantageux. Il végète. Victoire n’est guère mieux lotie, mais dispose tout de même d’un physique agréable. Après une enfance en Corrèze et une adolescence prendra fin avec des vacances à Belle-Île et une première relation sexuelle très décevante derrière un bar, on la retrouve dans un établissement parisien qui diffuse la finale de la Coupe du monde de football sur grand écran.
Vous l’avez compris, nous sommes en 1998 et ce 12 juillet sera à marquer d’une pierre blanche pour des milliers, voire des millions de personnes.
Victoire, cela ne s’invente pas ( !), tombe dans les bras de Nicolas, emportée par la foule plus que par son désir. Mais qu’importe, le jeune homme pourra être éternellement reconnaissant à l’équipe de France qui a changé le cours de sa vie.
Car les deux jeunes amants peuvent profiter de l’été. Ils n’ont guère de moyens, mais peuvent passer des journées entières au lit, faire l’amour et se promener. Un peu comme ces autres jeunes qu’ils suivent fascinés sur petit écran. Avec Le Loft où ne vivaient que des êtres qui dormaient, mangeaient et baisaient, Nicolas et Victoire découvrent la télé-réalité et s’imaginent qu’un tel mode de vie a de l’avenir. Avant de se rendre compte qu’il faut tout de même songer à gagner un peu d’argent pour survivre dans cette société de consommation.
Après leurs dernières grandes vacances d’étudiants qu’ils passent dans le Lot, près de Cajarc avec leurs amis Stéphane et Claire, ils vont trouver des petits boulots, elle comme rédactrice dans un magazine de voyage, lui comme assistant dans un site consacré à la sociologie et plus exactement à la publication d’études basées sur la corrélation de statistiques.
Presque sans s’en rendre compte, ils poursuivent leur petit bonhomme de chemin ensemble. Le 21 avril 2002, en voyant Jean-Marie Le Pen apparaître sur leur écran en tant que candidat au second tour de la présidentielle, « ils crurent que leur vie prenait un tournant. » Mais il n’en fut rien. Pas plus d’ailleurs que durant l’été de la canicule, où « ils se jurèrent de faire des enfants, pour avoir quelqu’un puisse faire le numéro des pompiers avant qu’il ne soit trop tard. » Projet avorté, si je puis dire.
C’est que chacun semble poursuivre sa propre route : « On s’épuisait à se parler sans s’écouter, à expliquer sans se comprendre, à souffrir comme si on avait tout le temps devant soi pour finir par passer sa vie côte à côte comme deux vaches dans un pré. »
Tandis que Nicolas démontre que les hommes célibataires qui achètent des surgelés sont beaucoup plus susceptibles que les autres d’adopter des comportements violents, Victoire teste le matelas d’un hôtel de luxe à Majorque.
Si leur sexualité s’étiole, la tendresse reste. L’achat d’un chat vient apporter un peu de fantaisie et un peu de douceur dans une vie trop ordinaire.
Pour l’épicer un peu, chacun va s’essayer à la relation extra-conjugale. Nicolas avec Soo-Yun, une étudiante coréenne en sciences de l’information à Séoul, qui a étö engagée comme stagiaire par son patron. « Hélas, son aventure était sporadique et intense, exactement à l’opposé de sa vie de couple : un adultère tout ce qu’il y a de plus classique. Soo-Yun, il le savait, ne pourrait jamais constituer qu’une aimable excursion éphémère. »
Du fait de ses voyages jusqu’au bout du monde, Victoire opte pour des rencontres de passage, avec Simon le Belge très vite oublié, avec Sten, le Suédois d’Uppsala qui aime lui raconter sa vie de famille et son enfance ou encore avec Rodolfo l’Argentin qui va devenir très intrusif et entend tout savoir de ses ébats avec Nicolas et va finir par l’exaspérer.
« À l’automne, leurs amants disparus, ils revinrent l’un vers l’autre, comme d’autres font leur rentrée. Leur couple était là ; il les attendait. »
Marjorie Philibert, après Aurélien Gougaud et son Lithium, brosse le portrait d’une génération qui se cherche sans jamais se trouver, qui s’imagine pouvoir s’inscrire dans un schéma classique sans pour autant disposer des armes qui leur permettrait de résister aux difficultés, aux conflits inhérents à leur manque de moyens ou encore à leur démotivation face à cette crise qui n’en finit pas.
C’est joyeux puis triste, c’est encourageant puis désespéré. L’idéalisme fait soudain place à un réalisme froid. Les quelques notes d’humour qui parsèment le récit ne parvenant pas à nous faire éviter le spleen qui nous gagne au fil des pages.

Autres critiques
Babelio
Blog Cultur’Elle (Caroline Doudet)
Blog Publik’Art (Bénédicte de Loriol)
Blog Les petits livres 

Le début du roman 

Extrait
« Certains jours, il se sentait tellement seul qu’il avait envie de serrer n’importe qui contre lui. Il se disait que d’autres en avaient sûrement envie aussi, mais que tout le monde s’interdisait de craquer. Ou alors, il faudrait payer. Il regardait souvent les prostituées qu’il croisait sur les grands boulevards ; mais probablement, elles ne voudraient pas. Ça ne se faisait tout simplement pas.
Au stade, c’était tout le contraire. On n’était jamais seul, parce qu’on était dans un camp. Si la France marquait, on avait le droit de se jeter dans les bras du voisin, comme on ne pouvait plus le faire avec sa famille depuis bien longtemps ; ou on pouvait serrer fort des mains inconnues, parce qu’on avait le ventre noué pendant les prolongations. Tout était permis : le monde extérieur était aboli. »

À propos de l’auteur
Marjorie Philibert est née en 1981 et est journaliste à Paris. Presque ensemble est son premier roman. (Source : Éditions JC Lattès)

Portrait de Marjorie par Philippe Besson (Le Point)

Compte Twitter de l’auteur 

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