Les mots nus

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En deux mots
Ben a 14 ans et la vie devant lui, même s’il se doute que dans sa banlieue, entre un père autoritaire et une mère docile, son avenir sera tout sauf simple. Alors il tente d’éviter les pièges de la cité et de réussir par les études. C’est ainsi qu’il parvient à s’installer à Paris et à trouver l’amour.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Je n’ai d’envergure que dans mes rêves»

Pour son entrée en littérature, le rappeur et slameur Rouda a choisi de brosser le portrait d’un jeune de banlieue qui se rêve le leader d’une révolte citoyenne. L’occasion de revenir sur les années de La Haine et l’échec des politiques de la ville.

Nous sommes en 1990. Ben a 14 ans. Il vit en banlieue aux côtés d’un père taciturne qui bosse dans un garage et d’une mère aimante qui passe ses journées dans un service comptabilité. Ils lui confient la clé du logement et il n’a qu’à se débrouiller. Alors c’est ce qu’il fait, invite ses potes gitans que son père lui interdit de faire rentrer dans leur pavillon où un coin est réservé au bricolage pour son père et un jardinet accueille les plantes de sa mère. Au-dessus d’eux flotte le fantôme d’un grand-frère mort bien avant que Ben naisse. Alors, on n’en parle pas, la vie est assez dure pour ça. L’été, la famille passe des vacances en Bretagne, parenthèse de vies ordinaires usantes que les cigarettes fumées à la chaîne par la mère et le vin éclusé par le père ne rendent guère plus reluisantes.
Au milieu des coups de gueule, Ben avance. Il a compris que pour s’en sortir, les études peuvent aider. Et si les maths ne sont pas son truc, les autres matières vont lui permettre de décrocher son bac, d’entrer en fac.
Avec ses nouveaux amis, le Corse et le Serbe, il écume les fêtes étudiantes sans oublier de récupérer les cours de la semaine le vendredi. Il en oublierait même que ses parents ont fini par divorcer et que sa mère se bat contre un cancer déjà avancé, car l’amour est entré dans sa vie sous les traits d’Oriane, une belle métisse qui va désormais partager sa vie.
«Mitterrand est déjà mort depuis un moment, c’est l’époque de Steffi Graf, des numéros de téléphone à dix chiffres, de la vache folle et des talibans sur Kaboul. Avec Oriane, nous vivons un amour inévitable. Elle bosse de nuit, en stage à l’hôpital Bichat. J’en profite pour réorganiser mon cerveau. Je tente d’organiser ma vie. Faut que je sois à la hauteur. Que j’abandonne ma part d’enfance. Que je parle comme un adulte. J’ai lâché tous mes boulots d’étudiant et j’ai investi quelques billets dans le petit commerce de mon pote serbe. J’ai mis pas mal d’argent de côté. C’est à partir de cette année-là que j’ai commencé à élaborer ma théorie de la lutte des crasses.»
Le constat est facile à faire, la misère sociale s’étend, la société se fracture, un monde sépare Paris et la banlieue. Oriane entend se battre concrètement et s’engage avec Médecins du monde. Ben est plus indécis, mais finit lui aussi par revenir dans sa cité, pour recueillir la parole des habitants, rassembler leurs doléances, par imaginer un grand soir.
En courts chapitres, avec une musicalité née de sa force de rappeur, Rouda refait défiler les années 1990 et 2000, les grandes convulsions du monde et l’embrasement des banlieues, soulignant ainsi que les unes ne sont pas étrangères à l’autre. La mort de ses proches et l’éloignement d’Oriane sont autant de chocs qui auraient pu conduire à renoncer, mais Ben s’accroche. Jusqu’à se vouloir le leader d’un mouvement qui entend réussir là où toutes les politiques de la ville ont échoué. Pour qu’enfin les lendemains chantent à l’unisson de ce refrain de Bal et Mystik dans La sédition, qui est en exergue du livre:
«Rien ni personne ne pourra étouffer une révolte
Tu as semé la graine de la haine, donc tu la récoltes […]
L’explosion de toutes les cités approche
D’abord des gens fâchés qui n’ont pas la langue dans la poche. »

Bande-son du roman
Protect Ya Neck – Wu-Tang
I Wanna Get High – Cypress Hill
J’appuie sur la gâchette – NTM
Ready to Die – Notorious Big
The World is Yours – Nas
Prose combat – MC Solaar
People Everyday – Arrested Development
Violent – Tupac
I Will Survive – Gloria Gaynor
The Way I Am – Eminem
Saaltak Habibi – Fairuz
La jeunesse emmerde le Front National – Bérurier noir
Sodade – Cesária Évora
Un jour comme un autre – Tandem
Éternel Recommencement – Youssoupha
The Revolution Will Not Be Televised – Gil Scott-Heron

Les Mots nus
Rouda
Éditions Liana Levi
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9791034907052
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement en banlieue parisienne ainsi qu’à Paris

Quand?
L’action se déroule de 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je m’appelle Ben. Une seule syllabe qui en appelle d’autres. Tous mes potes m’appellent Benji. Ma mère m’appelle chéri. Mon père m’appelle rarement. J’ai 14 ans et le quotidien monotone d’un collégien de banlieue. Les cours, quelques galères, et beaucoup d’ennui. Rien d’exceptionnel. Je suis plutôt petit pour mon âge, je n’ai d’envergure que dans mes rêves. Mon corps menu devient celui d’un géant lorsqu’il se pose dans l’Odysseus aux côtés d’Ulysse 31. Rien ne me destine à devenir le leader de la révolution qui va demain embraser la France.»
Entre Belleville et la Brousse, Ben cherche sa place. Il traverse les années 90, les bouleversements du monde et les luttes sociales qui secouent le pays. Un roman combatif et mordant sur les clivages et les failles de notre société, tendre et poétique sur les amitiés indéfectibles et l’amour pour toujours.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je suis de la génération des émeutes de la faim, des guerres d’Irak, de la chute du mur de Berlin.
De la génération du pétrodollar, des tours jumelles et du tiers-monde, des grands patrons, des vrais pauvres et des fonds de pension.
Des vitres blindées, des capotes, du Sida.
Des cartes Sim et des sonneries polyphoniques.
Des suicides collectifs, des combats à mains nues,
Des écrans plats et des massacres à la machette.
Des ordinateurs de poche, des centrales nucléaires,
Des espèces en voie de disparition et des balles en caoutchouc.
Je suis de la génération des tomates en décembre et des voyages dans l’espace,
De la Bourse et de la cocaïne en ligne,
Du recyclage, d’Euro-Millions, des bidonvilles,
Des mines anti-personnelles, des injections de botox,
Des centres de rétention, des charters, des frontières à angle droit,
Des distributeurs automatiques, des SMS, et du Paris-Dakar.
Du pain sous cellophane et des jeux télévisés,
De Vigipirate, des chanteurs déprimés,
Du périphérique et du bitume sur les pavés,
De la restauration rapide, du string et des amours en silicone,
Des minutes de silence, des tremblements de terre,
Des Assedic, des assistantes sociales et des remises de peine,
Des crédits à la consommation et des adresses e-mail.
Je suis de la génération des attaques préventives,
De la violence légitime et des défenses antiaériennes.
Défense d’afficher.
Défense d’entrer.
Défense de stationner.
Défense de descendre avant l’arrêt complet du véhicule.
Je suis fils de la haine, nourri au sein des colères muettes, des révoltes silencieuses.
Je suis le frère des orphelins jeteurs de pierre,
Des apatrides, des peuples en exil, des clandestins,
Des sans-papiers, des sans-abris, des sans-voix, des sans-destin.
Je suis une bombe entre les mains d’un fou
Je suis le pire du pire
Je suis un produit occidental.

LA BROUSSE
1990.
Je porte le même jean Levi’s à peu près toute l’année.
C’est plus une question d’habitude que de style. J’ai jamais vraiment eu de style. Comme je suis blanc, je suis rarement retenu plus de deux minutes pour un contrôle d’identité. J’ai un physique passe-partout et la plupart des profs ont toujours eu du mal à se rappeler mon prénom.
Je m’appelle Ben. Une seule syllabe qui en appelle d’autres. Tous mes potes m’appellent Benji. Ma mère m’appelle chéri. Mon père m’appelle rarement. J’ai 14 ans et le quotidien monotone d’un collégien de banlieue.
Les cours, quelques galères, et beaucoup d’ennui.
Rien d’exceptionnel. Je suis plutôt petit pour mon âge, je n’ai d’envergure que dans mes rêves. Mon corps menu devient celui d’un géant lorsqu’il se pose dans l’Odysseus aux côtés d’Ulysse 31. Rien ne me destine à devenir le leader de la révolution qui va demain embraser la France.
Dans mon quartier, je crois que personne ne me connaît vraiment. La première fois que je me suis battu, c’était contre un mec que je connaissais pas. Pour une raison qu’on a jamais cherché à connaître. On s’est envoyé quelques patates, et puis on s’est serré la main. Il habitait dans les immeubles au bord du canal, passage
Ernest Labrousse. Là-bas, personne savait qui c’était Ernest Labrousse, alors le quartier on l’appelait juste la Brousse. Un quartier typique de Seine-Saint-Denis, bâtiments anodins et sans couleurs, avec ses dealers en survet gris et ses éducateurs aux abois. Comme j’étais pote avec King et Mylove, les gitans du bout de la rue, j’ai jamais eu de vraies embrouilles.
Nous, on habite de l’autre côté du canal. Dans la zone pavillonnaire, près du stade. Une maison avec ma propre chambre, et un petit jardin. Mon père a son atelier de
bricolage. Ma mère son potager. L’estragon et la menthe sauvage poussent au pied d’une bouture d’olivier. On lit Télé 7 jours, on boit l’apéritif, on regarde PPDA, on boit du vin à table, on fait du feu, on regarde Belmondo et Roland-Garros.
La plupart du temps, je suis un enfant heureux.
L’amour de ma mère me permet de le croire. La voir sourire me suffit. Pour le reste, mon père se charge de me rappeler qu’un bonheur n’est jamais complet. Lui, il ne croit ni en Dieu, ni au communisme. Moi, je peux croire en ce que je veux, mon père en a pas grand-chose à foutre. Faut juste être poli, ne pas faire de taches sur son gilet à carreaux, et marcher droit. Au goûter, c’est pain-fromage. On s’y fait vite. J’essayais surtout de croire en moi-même. C’est pas facile. À ma première raclée, j’ai tout de suite compris que j’avais plutôt intérêt de cartonner à l’école.
Je suis fils unique. Parce que mon grand frère est mort.
Mais ça veut rien dire de dire grand-frère. Vu que je l’ai pas connu. Vu qu’on en parle jamais. Vu qu’il n’y a pas de photos de lui sur le mur de l’escalier où on met toutes les photos. Les photos de vacances. Les photos d’identité.
Les photos de classe. Les photos du mariage de mes parents. Elles sont plantées dans le liège avec des punaises multicolores. Dans un ordre aléatoire. Sans logique, ni chronologie. Ma mère dit qu’un jour elle va prendre le temps de tout bien organiser. Moi, j’aime bien le côté mosaïque. J’y vois un semblant d’harmonie qui surgit du chaos. Je crois que mon grand-frère est mort quelques mois, ou quelques années, après sa naissance. On m’a pas dit. C’est sûrement pour ça que mon père a ce regard vide qu’il remplit avec du vin. Et que ma mère fume ses Camel en cherchant le ciel par la fenêtre. Et que d’un seul coup, sans motif apparent, elle me serre très fort contre sa peau qui sent le cendrier. Elle ne dit rien. Elle me respire. La
voir sourire me suffit. J’ai jamais réussi à savoir ce qu’il s’était passé, si c’était un accident ou une maladie, parce que leurs paroles se déforment lorsqu’elles traversent les conduits de la maison jusqu’aux murs de ma chambre.
J’ai beau me concentrer, et coller mon oreille contre la grille d’aération, à l’arrivée, elles n’ont plus rien à voir.
J’ai déjà confondu des cris de dispute avec des soupirs d’amour. Et comme mes parents s’engueulent plus qu’ils ne font l’amour, je préfère imaginer qu’ils s’aiment.
Parfois, entre les silences et les bruits de fourchettes qui raclent la faïence, j’essaye de leur poser des questions.
Mais mon père répond toujours que c’est mieux de finir son assiette que de finir une phrase.
Mon père travaille dans un garage sur la Nationale 3.
Ma mère fait de la compta dans des bureaux à Paris. Ils partent tôt. Ils rentrent tard. Ils sont toujours fatigués.
Ma mère laisse plein de post-it sur la porte du frigidaire, avec des mots gentils et la liste des trucs que je peux mettre dans mes sandwiches. J’ai mon trousseau de clés depuis la fin de la primaire. Je me réveille tout seul. Je déjeune tout seul. Je rentre tout seul. La télé trône au milieu du salon. Elle fait partie de la famille. C’est la tante de province en visite à Paris, qui n’était censée rester que
quelques jours, mais qui a finalement vidé ses valises et rangé ses culottes dans les tiroirs de l’armoire. Une drôle de confidente, car elle ne me répond jamais quand je
lui raconte ma journée. Elle ne répond à personne d’ailleurs.
Ni à ma mère qui questionne PPDA sur sa coupe de cheveux, ni à mon père qui hurle à Deschamps de ne pas faire la passe à Ginola. Quand on met la table, quand on passe à table, quand on quitte la table, elle est toujours allumée. Drucker et Dechavanne font la conversation, assis dans le canapé du salon. Mais lorsque mon père rentre du garage, il ne leur adresse pas un mot. Il s’affale dans son fauteuil, une grosse masse de velours rouge, sa propriété privée, il décapsule une bouteille de bière et marmonne dans sa barbe que les patrons sont tous des connards prétentieux.
Le week-end, King et Mylove viennent sonner à la porte. Les deux frères ne se ressemblent absolument pas. King est balèze. La peau mate et les yeux vert-beau-gosse. Mylove est tout sec et super moche, avec sa tête plate et son gros nez en forme de buzzer. Mon père dit qu’ils ont pas le droit d’entrer dans la maison. Qu’il faut se méfier des gitans. Que leurs enfants devraient aller à l’école, plutôt que de traîner dans les rues du quartier. Alors on plante nos carcasses dans le bitume, et on discute sur le pas de la porte. Je leur raconte les meilleures anecdotes de ma semaine de collège. La fois où Zinat Bocuze, la plus belle fille du quartier, a embrassé Éric Lagasse dans les toilettes, et qu’il en est ressorti les joues tachées de rouge à lèvres et de honte. La fois où Ibra a fait un petit pont à Mehdi, qui est normalement beaucoup plus fort en foot, et que toute la cour s’est mise à hurler et à valser comme si on était au Parc des Princes. King et Mylove me racontent leurs journées sur les marchés, se vantent de transformer de vieilles tables de bois en montagnes d’or, et agitent sous mes yeux deux billets de 100 francs que leur père leur a donnés en récompense de leur temps.
On s’invente des aventures extraordinaires pour oublier qu’on s’ennuie.
– Bèèèèèèn !!! C’est pas un bistrot ici ! Prends tes potes et casse-toi !
Quand mon père nous crie par la fenêtre de ne pas traîner devant la maison, parce qu’il faut pas que les voisins se mettent à penser des choses, on transporte nos carcasses pour les planter ailleurs. On marche les mains au fond des poches, la tête cachée dans les épaules. On va au stade.
Pour taper le foot et écouter les histoires des grands de la Brousse. Faut juste attendre que quelqu’un ramène une balle, et que les grands nous laissent jouer, parce qu’on est encore trop petits pour faire partie de leurs histoires.
Dans son quotidien monochrome, ma famille a ses habitudes. Je les ai classées mentalement. En deux catégories.
Celles qui font du bien.
Couleur bleue.
Et les insupportables.
Couleur noire.
En juillet, je suis au centre de loisirs. Noir. En août, on part en vacances dans un camping en Bretagne, toujours le même. Bleu. Le samedi, on va faire les courses à Cora, en même temps que tout le monde. Définitivement noir.
On traîne des heures dans les rayons, ma mère bavarde avec des voisines de la Brousse et mon père fait la gueule dans la queue en marmonnant qu’on aurait dû partir plus tôt. On achète les trucs en gros, c’est moins cher et ça dure plus longtemps. Le caddie déborde de packs de bière, de barquettes de viande, d’imitations de Miel Pops, et de contremarques de Danette à la vanille. Mon père dit qu’il faut faire des stocks, que la vie peut nous tomber dessus n’importe quand.
Mon collège, c’est le collège Jean Moulin. Jean Moulin est quelqu’un d’aussi connu qu’Ernest Labrousse, alors le collège on l’appelle le Moulin. C’est à dix minutes à pied. Un collège typique de Seine-Saint-Denis, bâtiment anodin et sans couleurs, avec son proviseur en costume gris et ses jeunes profs aux abois. Au milieu de la cour, dans les couloirs, cartable sur le dos, je n’étais que de passage. J’étais venu chercher ce qu’il y avait à prendre.
J’ai jamais été un meneur. Et si vous lisez cette histoire jusqu’au bout, vous aussi vous vous demanderez comment un banal gamin de la Brousse est devenu le héros qui a conduit les banlieues de France à l’assaut du Pouvoir.
J’étais plutôt bon à l’école mais j’étais du genre discret, ni au fond, ni au premier rang, bien au milieu de la classe.
Le genre bien élevé, bonnes notes, pas d’histoires. Bon élève, bon camarade. J’avais toujours un pote plus grand et plus gros que moi. Je le choisissais toujours un peu con, avec une tête bien méchante. Je lui donnais un coup de main pendant les contrôles, je l’aidais à faire ses devoirs.
En échange, il restait à côté de moi pendant la Chasse aux Français. La Chasse aux Français, c’était un jeu super simple. Mais quand j’en parle aujourd’hui, j’ai encore du mal à le comprendre, ce jeu. À un moment de la récréation, quelqu’un – je sais plus qui, ça changeait tout le temps – poussait le cri de ralliement tant redouté par les babtous. Et plusieurs fois par semaine, la fréquence était aléatoire, tous les rebeus et les renois se regroupaient en meute pour disperser à grands coups de tête, de pied et de poing le maigre troupeau de petits blancs perdus au milieu de la cour du Moulin.
– Chaaaaaaaasse aux Français !!!
Derrière mon pote plus gros que moi, je suis intouchable.
Personne ne m’a jamais pris en chasse, je reste spectateur, curieux de savoir pourquoi la douleur des autres ne me touche pas.
Je ne me suis senti en danger qu’une seule fois. C’était en 3e, juste avant les vacances de la Toussaint. Mon pote plus gros que moi avait trempé ses frites dans de la mayonnaise périmée, et il était absent jusqu’à la rentrée.
Éric Lagasse vient de se manger deux balayettes dans un coin de la cour. Il se met à pleurer. Pas parce qu’il a mal aux genoux, mais parce que Zinat Bocuze ne l’a même pas calculé. Comme d’hab, les surveillants font semblant de rien voir. Le chef de meute me pointe du doigt. La horde soulève la poussière et se met à cavaler dans ma direction, mais Ibra la stoppe net en faisant planer la menace que je traîne avec les gitans. Les mecs me tournent le dos dans un même mouvement, et se mettent à renifler la piste d’une autre proie.
La Chasse aux Français, c’est pas une histoire de couleur de peau. Je suis d’une génération d’enfants qui ne calculent pas ce genre de divisions. On s’additionne, on se multiplie, et on se fout du résultat des équations.
On grandit ensemble, on se mélange, et on laisse aux adultes la charge de résoudre les problèmes compliqués.
La Chasse aux Français c’est surtout une histoire de sémantique, parce qu’à quelques exceptions près, on est tous Français. Que la France abandonne certains de ses enfants, que ces enfants solitaires ne cherchent ni à la connaître, ni à la reconquérir, c’est ça le nœud du problème. Et c’est pas le nôtre. D’ailleurs, ce jeu n’existe plus aujourd’hui. Mais il a certainement dû m’épaissir le cuir, et nourrir sans le savoir la violence que je laisserai un jour courir dans les rues de Paris.
Vu la qualité de mon bulletin scolaire, je suis un bon exemple de réussite de l’École de la République. J’étais fort en français, fort en histoires, vite fait en biologie, et nul en maths. Les maths. Matière sacro-sainte pour mon père. Un calvaire de salle de classe qui pesait lourd dans mon cartable, et que je traînais jusqu’à la maison. Les notes en dessous de la moyenne étaient souvent à l’origine des colères de mon père, car il avait besoin de raisons précises pour les laisser éclater.
Les profs qui se souvenaient de mon prénom m’aimaient bien et j’ai traversé mes années collège dans l’ombre de potes plus gros que moi. Je me suis jamais fait griller quand j’ai commencé à faire des conneries ou à dealer un peu pendant les interclasses. Je trouvais toujours quelqu’un pour vendre à ma place, prendre à ma place, se battre à ma place. Une seule fois, j’ai eu un problème vraiment personnel avec un mec. Pour une histoire de dessert que je voulais pas lui donner à la cantine. Le mec parlait beaucoup à la sortie, mais il a moins fait le malin quand j’ai essayé de lui crever les yeux avec mon compas.
Je suis quelqu’un d’assez impulsif. À chaque trimestre, j’ai toujours ramené les félicitations, les tableaux d’honneur de l’enfant modèle. J’étais le renard blanc, invisible au milieu de la meute. J’ai louvoyé, souri, menti, triché, volé, découpé, vendu, slalomé entre la Brousse, le Moulin et les coups de ceinture de mon père.
Je peux pas dire que je suis un enfant battu. C’est juste que mon père n’a pas assez de mots. Et que ma mère ne sait pas dans quelle langue il faut lui parler. À chaque fois, je me dis qu’il a ses raisons. Des raisons que sa colère ignore. Des raisons qui ne rentrent dans aucune catégorie de nos habitudes. Je lui trouve toujours des excuses. C’est à cause de sa journée, et du carburateur de la Mercedes qui n’est pas encore arrivé au garage. Il a raison, les gens ne devraient pas rouler dans des voitures allemandes. Ou alors c’est à cause de la queue du samedi à la caisse du Cora. Il a raison, il avait dit qu’il fallait partir plus tôt. Ou c’est à cause de mon grand-frère. Peut-être que si on mettait une photo de lui sur le mur de l’escalier, ça lui ferait du bien. Un matin, alors qu’il avait encore pété les plombs la veille au soir, et que mon arcade sourcilière s’était gonflée de bleu après qu’il m’ait fracassé la tête contre la machine à laver, il s’était agenouillé devant mon lit et s’était mis à pleurer. Des pleurs bizarres. Des larmes muettes. Aucun son n’était sorti de sa bouche.
– C’est pas grave papa.
J’avais pris sa main dans la mienne, mais ma mère avait déboulé dans la chambre pour nous détacher, et me serrer contre sa peau. Son sourire m’aurait suffi. Mais elle avait pleuré elle aussi.
Un vendredi par mois, le premier le plus souvent, parce que la paie vient de tomber, on va dîner au Royal Shangaï, le resto chinois de la Nationale 3. On y va toujours le vendredi, parce que c’est le soir du buffet à volonté.
Bleu-noir.
Ça fait du bien, parce que c’est notre moment à nous. Notre sortie à tous les trois. On s’habille bien, on met du parfum, et on gare la R25 bien en évidence sur le parking.
C’est insupportable parce que les nappes sentent la naphtaline. Que les poissons se cognent contre les vitres de l’aquarium. Que la musique déprimante ne s’arrête jamais, sous prétexte qu’elle donne un côté authentique.
Mon père commande toujours une bouteille de Côtes-Du-Rhône. Une bonne. Il fait semblant de s’y connaître en demandant de la goûter. Nos assiettes dégoulinent de nems, de samossas, de nouilles, de poulet au gingembre.
Je vais jamais réussir à finir. Mon père ne parle que de la pluie et du mauvais temps. Son cœur est un ciel gris.
Au bout de trois verres de rouge, les nuages s’écartent et il raconte les mêmes blagues, avec un Français, un Belge, et un Arabe. Il dit qu’on est là pour se faire plaisir. Il dit qu’on est plus pauvres que les gens du nouveau lotissement du canal, mais qu’on sera toujours moins pauvres que les gitans. Comme on a encore le droit de fumer dans les restos, ma mère enchaîne les clopes. Elle a toujours un paquet d’avance. La fumée du tabac se mélange à celle du graillon des cuisines, ma mère vient d’inventer une nouvelle fragrance : Camel aigre-douce. Mon père dit que les Chinois sont meilleurs en bouffe qu’en voitures.
Ma mère laisse toujours parler mon père.
– T’es épais comme une tringle.
Il me dit de manger. On parle pas des autres. On parle pas de nous. On parle pas de ce qui nous rend tristes.
1993.
J’entre dans le Wu-Tang et je marche avec Cypress-Hill. J’ai quelques poils et des boutons en plus, mais le même visage de gamin. Le même physique passe-partout, le même prénom d’une seule syllabe dont personne ne se rappelle. Je manque toujours d’épaisseur. C’est pas une métaphore. Quelques kilos me font défaut pour rester debout dans les tempêtes qui m’attendent.
En arrivant au lycée, son nom n’a pas d’importance, j’ai réalisé que j’aimais pas trop le concept d’enfance. Jusqu’à un certain âge, ça implique de traverser le temps sans vraiment en avoir conscience. Je n’étais pas né à la mort de Martin Luther King. J’avais cinq ans à celle de Bob Marley, et seulement dix à celle de Malik Oussekine. C’était l’époque des NTM avant Notorious Big, de Menace II Society avant La Haine. Walkman vissé sur la tête, je débarquais au lycée avec le ventre vide, les yeux rouges et la gueule de bois. Je dealais un peu, mais ce que je préférais c’était la rhétorique. J’avais l’arnaque littéraire. Je parlais peu et bien. Je mettais des bananes oratoires. Des balayettes verbales. J’ai défoncé le bac français. 15 à l’écrit, 16 à l’oral. J’étais un vrai petit connard prétentieux. Un patron potentiel. Je me croiserais aujourd’hui, je crois que je me mettrais des claques.
Avec le temps, j’ai appris à mettre des noms sur les paroles déformées qui s’échappent de la grille d’aération de ma chambre. Je suis plus grand, et je suis obligé de tordre mon corps pour y coller mon oreille. La chambre de mes parents est devenue un ring de boxe. Une boxe verbale. Ça conjugue des directs du bras avant et des crochets en décalage. Ma mère ne laisse plus parler mon père. Elle crie plus fort que lui. J’arrive à décrypter les vibrations et à recoller les syllabes. Première reprise. Ma mère est plus légère, mais ses mots se déplacent bien.
– Si ème u fo ke tu diz.
Reproche bien placé. Mon père s’est spécialisé dans l’art subtil de l’esquive. Je ne l’entends pas répliquer.
Deuxième reprise.
– C u po ible yena ma r 2 7 mèr 2.
Joli enchaînement de ma mère. Très technique.
– M f ier taka…
Onomatopée indéchiffrable de mon père. Il est touché à la foi. Celle qu’il n’a jamais eue. Fin du combat. Mon père. Ses silences me faisaient plus de mal que ses coups. J’avais redoublé d’efforts pour remonter ma moyenne en maths, mais ça ne lui suffisait pas. Alors, un jour, j’ai volé l’autorisation de m’enfuir avant mes 17 ans.
J’ai fait mille sept cent quatre-vingt-neuf fois le tour de mon quartier. Quelque chose, ou quelqu’un, m’appelle de l’autre côté du périphérique. Je quitte la Brousse, sans savoir que je ne lui échapperai pas. Sans savoir que mon quartier allait devenir l’épicentre des tremblements de terre à venir.
Je suis parti passer mon bac à Paris. C’est plus loin. Ça veut dire marcher dix minutes au bord du canal, prendre le bus, attraper le RER B, correspondance à Châtelet, métro jusqu’à Porte de Vincennes. À l’aller. Au retour.
Une vraie mission. Mais c’est Paris. Je me suis trouvé des potes, pour squatter leurs canapés et poser mon sac dans leurs salons. Je mange à l’œil dans les allées des supermarchés ou je m’invite à déjeuner chez le mec qui a besoin d’un coup de main pour sa dissert de philo. Je vais à toutes les soirées. De temps en temps, je sors avec des filles du lycée, ou avec leurs sœurs qui ont des apparts.
Je suis là pour une année seulement. Je suis le petit nouveau et j’en profite pour changer de peau. Lorsqu’on me pose la question, je ne dis jamais que je viens de banlieue. Je me réserve la possibilité infinie de m’inventer de nouvelles vies. Ça m’amuse de mentir à des gens que je ne reverrai sûrement jamais. Je leur dis que je suis le fils d’un opposant politique en exil, ou que ma mère a tué mon père, et qu’elle a pris perpète. J’aime voir la surprise, la gêne, ou l’émerveillement qui s’invitent dans leurs yeux.
Caroline Mazères est assise à côté de moi en cours de philo. Ça fait deux mois que j’arrive à lui faire croire que mes parents travaillent pour les services secrets, qu’on vit dans une planque, que mon père va se faire refaire le visage, mais que je dois passer mon bac avant qu’on nous exfiltre en Argentine. Je sens que ça l’inquiète, et qu’elle me prend trop au sérieux. Alors je la ramène à la réalité, et je lui dis que je viens de la Brousse.
– Ernest Labrousse ?
Caroline Mazères a quand même quelques références.
Adolescent, j’étais ni vraiment beau, ni vraiment moche. Paris, j’aimais bien. C’était bien pour les meufs. Les filles de Paris elles aiment bien les gars qui viennent de banlieue. Elles doivent leur trouver un côté exotique.
À leur contact, j’ai découvert Ménilmontant. Montmartre. Les cafés en terrasse. Les expos. Ce petit resto tellement sympa. Une meuf c’est bien, ça t’apprend plein de choses.
On m’aurait mis dans un survet gris, dans une rue anodine et sans couleurs, j’aurais eu l’air d’un banlieusard aux abois. Mais c’était Paris, et c’était l’époque où j’ai
commencé à mettre des jean Levi’s. »

Extrait
« Mitterrand est déjà mort depuis un moment, c’est l’époque de Steffi Graf, des numéros de téléphone à dix chiffres, de la vache folle et des talibans sur Kaboul. Avec Oriane, nous vivons un amour inévitable. Elle bosse de nuit, en stage à l’hôpital Bichat. J’en profite pour réorganiser mon cerveau. Je tente d’organiser ma vie. Faut que je sois à la hauteur. Que j’abandonne ma part d’enfance. Que je parle comme un adulte. J’ai lâché tous mes boulots d’étudiant et j’ai investi quelques billets dans le petit commerce de mon pote serbe. J’ai mis pas mal d’argent de côté. C’est à partir de cette année-là que j’ai commencé à élaborer ma théorie de la lutte des crasses. » p. 49

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ROUDA_DRRouda © Photo DR

Rouda est né en 1976 à Montreuil. Slameur, rappeur, poète, il a sorti plusieurs albums et sillonne la France et le monde depuis 20 ans au gré de ses concerts et spectacles. Les Mots nus est son premier roman. (Source: Éditions Liana Levi)

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Elise ou la vraie vie

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Son frère ayant quitté Bordeaux pour Paris, Élise Letellier se décide à le suivre et va travailler avec lui en usine. C’est là qu’elle rencontre Arezki et tombe amoureuse de lui. Mais de nombreux obstacles parsèment leur route vers le bonheur, à commencer par le conflit algérien.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_d%27Alg%C3%A9rie
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Jos%C3%A9_Nat
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lise_ou_la_Vraie_Vie_(film)

Ma chronique:

L’amour impossible de la Bordelaise et de l’Algérien

Prix Femina 1967, Élise ou la vraie vie n’a pas pris une ride. Ce beau et fort roman de Claire Etcherelli est certes ancré dans le conflit algérien, mais cette histoire d’amour contrarié est aussi universelle que celle de Roméo et Juliette.

Comme c’est le cas de nombreux grands livres, Élise ou la vraie vie peut se lire à différents niveaux qui viennent se compléter et donner à l’œuvre sa force et sa densité. Commençons par l’arrière-fond historique. Nous sommes au moment de la Guerre d’Algérie qui, entre 1954 et 1962, a embrasé les deux côtés de la Méditerranée. Car si les autorités françaises de l’époque ont longtemps ne pas voulu parler de Guerre, les tensions croissantes et surtout l’exportation du conflit dans la métropole ont installé un climat de peur et poussé à des exactions et à des rafles dans les milieux nationalistes algériens. Entre le Front de libération nationale (FLN) et l’Organisation armée secrète (OAS), il n’y aura très vite aucune possibilité de dialogue, mais une liste de morts que ne va cesser de s’allonger et laisser, comme avec les cadavres retirés du Métro Charonne, une trainée sanglante et peu glorieuse.
C’est donc dans ce contexte qu’Élise Letellier décide de quitter Bordeaux pour «monter à Paris». Dans la capitale, elle rejoint son frère Lucien et accepte de travailler chez Citroën avec lui. Ici foin de misérabilisme, la dure condition du travail à la chaîne est décrite simplement, sans faire dans l’emphase, mais en soulignant aussi les difficultés de la cohabitation avec les immigrés appelés en renfort pour compléter une main d’œuvre alors difficile à trouver. Parmi ces derniers Élise croise le regard d’Arezki l’Algérien. Leur histoire d’amour aura ce côté tragique et universel des grandes passions contrariées et, pour ceux qui comme moi ont vu l’adaptation au cinéma de Michel Drach avant de lire le livre, les yeux de Marie-Josée Nat. Si le contexte les pousse à garder leur liaison secrète, ils ne peuvent fermer les yeux devant le racisme qui gangrène la France d’alors. Et la xénophobie qui continue à faire des ravages de nos jours, y compris dans les rangs de la police qui fait alors la chasse aux «Nordaf» sans discernement, persuadés que leur couleur de peau est déjà la preuve de leur crime.
Comme le souligne la romancière Anaïs Llobet, qui garde ce roman comme un talisman, c’est «avec une écriture toute dans la retenue, une économie des mots» que Claire Etcherelli parvient à donner une puissance inégalée à son roman. Sur les pas d’Élise et d’Arezki, on ne peut qu’être saisi par l’émotion et partagé ces sentiments d’injustice, d’impuissance et de révolte qu’ils vivent alors dans leur chair. Jusqu’à cet épilogue qui ne peut qu’être tragique.

Élise ou la vraie vie
Claire Etcherelli
Éditions Folio Gallimard (n° 939)
Roman
288 p., 7,50 €
EAN 9782070369393
Paru le 5/01/1973

Où?
Le roman se déroule en France, à Bordeaux, puis Paris et banlieue. On y évoque aussi l’Algérie.

Quand?
L’action se situe entre 1954 et 1962.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Un concert fracassant envahit la rue. « Les pompiers », pensai-je. Arezki n’avait pas bougé. Les voitures devaient se suivre, le hurlement s’amplifia, se prolongea sinistrement et s’arrêta sous la fenêtre. Arezki me lâcha. Je venais de comprendre. La police. Je commençai à trembler. Je n’avais pas peur mais je tremblais tout de même. Je n’arrêtais plus de trembler : les sirènes, les freins, le bruit sec des portières et le froid, – je le sentais maintenant – le froid de la chambre.»

68 premières fois
Sélection anniversaire: le choix d’Anaïs Llobet

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Anaïs Llobet est journaliste. En poste à Moscou pendant cinq ans, elle a suivi l’actualité russe et effectué plusieurs séjours en Tchétchénie, où elle a couvert notamment la persécution d’homosexuels par le pouvoir local. Elle est l’auteure de deux romans: Les Mains lâchées (2016) et Des hommes couleur de ciel (2019).

«Un premier roman qui date de 1967, avec une écriture toute dans la retenue, une économie des mots, de grands dénouements cachés dans des phrases toutes simples. Claire Etcherelli fait confiance à son lecteur pour saisir les non-dits, lire les silences, retenir sa respiration lorsqu’il le faut. En tant que jeune écrivaine, je garde ce roman au plus proche de moi, et je relis souvent ce talisman lorsque je doute, notamment lorsque notre époque de grands bavards me déroute.»

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Page Wikipédia du roman
Blog Lecture écriture (Jean Prévost)
Blog Calliope Pétrichor 


Archives de l’INA et interview de Marie-José Nat lors du tournage de Élise ou la vraie vie © Production INA

Extraits
« La pendule de la porte de Choisy marquait la demie. Arezki était déjà dans la file, mais un peu à l’écart. J’allai vers lui. Il me fit un signe. Je compris et me plaçai derrière lui sans mot dire. Lucien arriva. Il ne me vit pas et je fis semblant de ne pas le voir. Il alluma une cigarette, et comme il tenait l’allumette près de son visage, j’en saisis le profil desséché, noir de barbe, osseux.
Nous montâmes dans la même fournée. Impossible de reculer, il m’aurait vue. J’allai vers l’avant, prenant soin de ne pas me retourner. Arezki m’ignora. À la Porte de Vincennes où beaucoup de gens descendirent, je me rapprochai de lui. Il me demanda où je désirais descendre afin que nous puissions marcher un peu. Je dis : « A la Porte de Montreuil. » J’avais repéré les soirs précédents une rue grouillante où, me semblait-il, nous nous perdrions aisément.
Il descendit et je le suivis. Lucien m’avait-il vue ? Cette supposition me gêna. Nous traversâmes, et, contemplant deux cafés mitoyens, Arezki demanda :
— On boit un thé chaud ?
— Si vous voulez.
Il y avait beaucoup de monde et beaucoup de bruit. Les banquettes semblaient toutes occupées. Arezki s’avança dans la deuxième salle. Je l’attendis près du comptoir. Quelques consommateurs me dévisagèrent, je sentais leurs yeux et je devinais leurs pensées. Arezki réapparut. En le regardant s’avancer, j’eus un choc. Mon Dieu, qu’il avait l’air arabe !… Certains, à la chaîne, pouvaient prêter à confusion avec leur peau claire et leurs cheveux châtains. Ce soir-là, Arezki ne portait pas de chemise mais un tricot noir ou marron qui l’assombrissait davantage. Une panique me saisit. J’aurais voulu être dehors, dans la foule de la rue.
— Pas de place. Ça ne fait rien, nous allons boire au comptoir. Venez là.
Il me poussa dans l’angle.
— Un thé ?
— Oui.
— Moi aussi.
Un garçon nous servit prestement. Je soufflai sur ma tasse pour avaler plus vite. Dans la glace, derrière le percolateur, je vis un homme coiffé de la casquette des employés du métro qui me dévisageait. Il se tourna vers son voisin qui repliait un journal.
— Moi, dit-il, très fort, j’y foutrais une bombe atomique sur l’Algérie.
Il me regarda de nouveau, l’air satisfait. Son voisin n’était pas d’accord. Il préconisait :
— …foutre tous les ratons qui sont en France dans des camps.
J’eus peur qu’Arezki réagît. Je le regardai à la dérobée, il restait calme, apparemment.
— Il paraît qu’on va nous mettre en équipes, me dit-il.
Sa voix était assurée. Il tenait l’information de Gilles et m’en détailla les avantages et les inconvénients. Je me détendis. Je lui posai beaucoup de questions, et, pendant qu’il y répondait, j’écoutais ce que les gens disaient autour de nous. Et j’eus l’impression qu’en me répondant, il suivait la conversation des autres.
Quand je passai devant lui pour sortir, l’homme qui voulait lancer une bombe atomique fit un pas vers moi. Par chance, Arezki me précédait. Il ne vit rien. Je m’écartai sans protester et le retrouvai dehors avec la sensation d’avoir échappé à un péril.
La rue d’Avron s’étendait, scintillante à l’infini. Pendant quelques minutes, les étalages nous absorbèrent.
— Alors, me demanda-t-il ironiquement, comment allez-vous ?
— Mais je vais bien.
— Vous aviez l’air malheureuse ces derniers jours. Vous n’avez pas été malade ? »
Tu peux badiner, Arezki. Tu es là. Ce soir, je n’évoque pas ton visage. C’est bien toi, présent. […] C’est un moment privilégié, suspendu irréellement au-dessus de nos vies comme le sont les guirlandes accrochées dans cette rue. Ne parler que pour dire des phrases légères qui nous feront sourire.
— Il faut m’excuser pour ces derniers jours, j’étais occupé. Des parents sont arrivés chez moi.
— J’ai cru que vous étiez fâché. Vous ne me disiez ni bonjour ni bonsoir.
Il proteste. Il m’adressait un signe de tête chaque matin. Et puis, est-ce si important ? Il faudrait, dit-il, choisir un jour, un endroit fixes pour nous rencontrer.
J’approuve. Les boutiques s’espacent, la rue d’Avron scintille moins, et là-bas, devant nous, elle est sombre, à peine éclairée. Nous traversons. Arezki tient mon bras, puis passe le sien derrière moi et pose sa main sur mon épaule.
— Je suis assez occupé ces jours-ci. Mais le lundi, par exemple… Votre frère est monté derrière nous. Vous l’avez vu ?
— Je l’ai vu.
— Élise, dit-il, si on se disait tu ?
Je lui répondis que je vais essayer, mais que je crains de ne pas savoir.
— Le seul homme que je peux tutoyer est Lucien.
— C’est ça, dit-il moqueusement, elle va encore me parler de son frère…
Pendant notre première promenade, je ne lui ai, remarque-t-il, parlé que de Lucien.
— Je me suis demandé si tu étais vraiment sa sœur. Où pourrions-nous nous retrouver lundi prochain ?
— Mais je ne connais pas Paris.
— Ce quartier n’est pas bon, déclare-t-il.
Et il me fait faire demi-tour. Nous remontons vers les lumières.
— Choisissez vous-même et vous me le direz lundi matin.
— Où ? à la chaîne devant les autres ?
— Pourquoi pas ? Les autres se parlent. Gilles me parle, Daubat.…
— Tu oublies que je suis un Algérien.
— Oui, je l’oublie.
Arezki me serre, me secoue.
— Répète. C’est vrai ? Tu l’oublies ?
Ses yeux me fouillent.
—Oui, mais vous le savez bien. Je ne peux pas être raciste.
— Ça, je le sais. Je pensais plutôt, au contraire, à cause de Lucien et des gens comme ça, que c’était un peu l’exotisme, le mystère. Il y a un an…
Nous reprenons notre marche et il me tient à nouveau par l’épaule.
— … j’ai connu une femme. Je l’ai… oui, aimée. Elle lisait tous les jours dans son journal un feuilleton en images, ça s’appelait « La passion du Maure ». Et ça lui était monté à la tête. Elle mêlait ça avec les souvenirs de son père qui avait été clandestin pendant la guerre contre les Allemands. » p. 155-159
« On s’occupait beaucoup de moi. J’avais quarante-cinq minutes à attendre. Je pris une rue transversale, au hasard. Elle aboutissait à un grand terrain vague au fond duquel s’élevaient plusieurs immeubles neufs.
À huit heures moins le quart, je revins au bureau d’embauche. Quelques hommes, des étrangers pour la plupart, attendaient déjà. Ils me regardèrent curieusement. À huit heures, un gardien à casquette ouvrit la porte et la referma vivement derrière lui.
– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il à l’un des hommes qui s’appuyaient contre le mur.
– Pour l’embauche.
– II n’y a pas d’embauche, dit-il en secouant la tête. Rien.
– Ah oui ?
Sceptique, l’homme ne bougea pas.
– On n’embauche pas, répéta le gardien.
Les hommes remuèrent un peu les jambes, mais restèrent devant la porte.
– C’est marqué sur le journal, dit quelqu’un.
Le gardien s’approcha et lui cria dans la figure :
– Tu sais lire, écrire, compter ?
Ils commencèrent à s’écarter de la porte, lentement, comme à regret. L’un d’eux parlait, en arabe sans doute, et le nom Citroën revenait souvent. Alors, ils se dispersèrent et franchirent le portail.
– C’est pour quoi ? questionna le gardien en se tournant vers moi.
Il me regarda des cheveux aux chaussures.
– Je dois m’inscrire. Monsieur Gilles…
– C’est pour l’embauche ?
– Oui, dis-je intimidée.
– Allez-y.
Et il m’ouvrit la porte vitrée.
Dans le bureau, quatre femmes écrivaient. Je fus interrogée : j’expliquai. Une des femmes téléphona, me fit asseoir et je commençai à remplir les papiers qu’elle me tendit.
– Vous savez que ce n’est pas pour les bureaux, dit-elle, quand elle lut ma fiche.
– Oui, oui.
– Bien. Vous sortez, vous traversez la rue, c’est la porte en face marquée  » Service social « , deuxième étage, contrôle médical pour la visite.
Dans la salle d’attente, nous étions cinq, quatre hommes et moi. Une grande pancarte disait « Défense de fumer » et c’était imprimé, en dessous, en lettres arabes. L’attente dura deux heures. À la fin, l’un des hommes assis près de moi alluma une cigarette. Le docteur arriva, suivi d’une secrétaire qui tenait nos fiches. La visite était rapide. Le docteur interrogeait, la secrétaire notait les réponses. Il me posa des questions gênantes, n’insista pas quand il vit ma rougeur et me dit de lui montrer mes jambes, car j’allais travailler debout. « La radio », annonça la secrétaire. En retirant mon tricot je défis ma coiffure, mais il n’y avait pas de glace pour la rajuster. L’Algérien qui me précédait se fit rappeler à l’ordre par le docteur. Il bougeait devant l’appareil.
– Tu t’appelles comment ? Répète ? C’est bien compliqué à dire. Tu t’appelles Mohammed ? et il se mit à rire. Tous les Arabes s’appellent Mohammed. Ça va, bon pour le service. Au suivant. Ah, c’est une suivante…
Quand il eut terminé, il me prit à part.
– Pourquoi n’avez-vous pas demandé un emploi dans les bureaux ? Vous savez où vous allez ? Vous allez à la chaîne, avec tout un tas d’étranger, beaucoup d’Algériens. Vous ne pourrez pas y rester. Vous êtes trop bien pour ça. Voyez l’assistante et ce qu’elle peut faire pour vous.
Le gardien nous attendait. Il lut nos fiches. La mienne portait: atelier 76. Nous montâmes par un énorme ascenseur jusqu’au deuxième étage. Là, une femme, qui triait de petites pièces, interpella le gardien.
– Il y en a beaucoup aujourd’hui ?
– Cinq, dit-il.
Je la fixai et j’aurais aimé qu’elle me sourît. Mais elle regardait à travers moi.
– Ici, c’est vous, me dit le gardien.
Gilles venait vers nous. Il portait une blouse blanche et me fit signe de la suivre. Un ronflement me parvenait et je commençai à trembler. Gilles ouvrit le battant d’une lourde porte et me laissa le passage. Je m’arrêtai et le regardai. Il dit quelque chose, mais je ne pouvais plus l’entendre, j’étais dans l’atelier 76. Les machines, les marteaux, les outils, les moteurs de la chaîne, les scies mêlaient leurs bruits infernaux et ce vacarme insupportable, fait de grondements, de sifflements, de sons aigus, déchirants pour l’oreille, me sembla tellement inhumain que je crus qu’il s’agissait d’un accident, que ces bruits ne s’accordant pas ensemble, certains allaient cesser. Gilles vit mon étonnement.
– C’est le bruit ! cria-t-il dans mon oreille.
Il n’en paraissait pas gêné. L’atelier 76 était immense. Nous avançâmes, enjambant des chariots et des caisses, et quand nous arrivâmes devant les rangées des machines où travaillaient un grand nombre d’hommes, un hurlement s’éleva, se prolongea, repris, me sembla-t-il, par tous les ouvriers de l’atelier.
Gilles sourit et se pencha vers moi.
– N’ayez pas peur. C’est pour vous. Chaque fois qu’une femme rentre ici, c’est comme ça.
Je baissai la tête et marchai, accompagnée par cette espèce de « ah » rugissant qui s’élevait maintenant de partout.
À ma droite, un serpent de voitures avançait lentement, mais je n’osais regarder.
– Attendez, cria Gilles.
Il pénétra dans une cage vitrée construite au milieu de l’atelier et ressortit très vite, accompagné d’un homme jeune et impeccablement propre.
– Monsieur Bernier, votre chef d’équipe.
– C’est la sœur de Letellier ! hurla-t-il.
L’homme me fit un signe de tête.
– Avez-vous une blouse ?
Je fis non.
– Allez quand même au vestiaire. Bernier vous y conduira, vous déposerez votre manteau. Seulement, vous allez vous salir. Vous n’avez pas non plus de sandales ?
Il parut contrarié.
Pendant que nous parlions, les cris avaient cessé. Ils reprirent quand je passai en compagnie de Bernier. Je m’appliquai à regarder devant moi.
– ils en ont pour trois jours, me souffla Bernier. Le gardien avait sur lui la clé du vestiaire. C’était toujours fermé, à cause des vols, m’expliqua Bernier. J’y posai à la hâte mon manteau et mon sac. Le vestiaire était noir, éclairé seulement par deux lucarnes grillagées. Il baignait dans une odeur d’urine et d’artichaut.
Nous rentrâmes. Bernier me conduisit tout au fond de l’atelier, dans la partie qui donnait sur le boulevard, éclairée par de larges carreaux peints en blancs et grattés à certains endroits, par les ouvriers sans doute.
– C’est la chaîne, dit Bernier avec fierté.
Il me fit grimper sur une sorte de banc fait de lattes de bois. Des voitures passaient lentement et des hommes s’affairaient à l’intérieur. Je compris que Bernier me parlait. Je n’entendais pas et je m’excusai.
– Ce n’est rien, dit-il, vous vous habituerez. Seulement, vous allez vous salir.
II appela un homme qui vint près de nous.
Voilà, c’est mademoiselle Letellier, la sœur du grand qui est là-bas. Tu la prends avec toi au contrôle pendant deux ou trois jours.
– Ah bon ? C’est les femmes, maintenant, qui vont contrôler ?
De mauvais gré, il me fit signe de le suivre et nous traversâmes la chaîne entre deux voitures. II y avait peu d’espace. Déséquilibrée par le mouvement, je trébuchai et me retins à lui. Il grogna. Il n’était plus très jeune et portait des lunettes.
– On va remonter un peu la chaîne, dit-il.
Elle descendait sinueusement, en pente douce, portant sur son ventre des voitures bien amarrées dans lesquelles entraient et sortaient des hommes pressés. Le bruit, le mouvement, la trépidation des lattes de bois, les allées et venues des hommes, l’odeur d’essence, m’étourdirent et me suffoquèrent.
– Je m’appelle Daubat. Et vous c’est comment déjà ? Ah oui, Letellier.
– Vous connaissez mon frère ?
– Évidemment je le connais. C’est le grand là-bas. Regardez.
Il me tira vers la gauche et tendit son doigt en direction des machines.

« À six heures, il reste encore un peu de jour, mais les lampadaires des boulevards brûlent déjà. J’avance lentement, respirant à fond l’air de la rue comme pour y retrouver une vague odeur de mer. Je vais rentrer, m’étendre, glisser le traversin sous mes chevilles. Me coucher… J’achèterai n’importe quoi, des fruits, du pain, et le journal. Il y a déjà trente personnes devant moi qui attendent le même autobus. Certains ne s’arrêtent pas, d’autres prennent deux voyageurs et repartent. Quand je serai dans le refuge, je pourrai m’adosser, ce sera moins fatigant. Sur la plate-forme de l’autobus, coincée entre des hommes, je ne vois que des vestes, des épaules, et je me laisse un peu aller contre les dos moelleux. Les secousses de l’autobus me font penser à la chaîne. On avance à son rythme. J’ai mal aux jambes, au dos, à la tête. Mon corps est devenu immense, ma tête énorme, mes jambes démesurées et mon cerveau minuscule. Deux étages encore et voici le lit. Je me délivre de mes vêtements. C’est bon. Se laver, ai-je toujours dit à Lucien, ça délasse, ça tonifie, ça débarbouille l’âme. Pourtant, ce soir, je cède au premier désir, me coucher. Je me laverai tout à l’heure. Allongée, je souffre moins des jambes. Je les regarde, et je vois sous la peau de petits tressaillements nerveux. Je laisse tomber le journal et je vois mes bas, leur talon noir qui me rappelle le roulement de la chaîne. Demain, je les laverai. Ce soir, j’ai trop mal. Et sommeil. Et puis je me réveille, la lumière brûle, je suis sur le lit ; à côté de moi sont restées deux peaux de bananes. Je ne dormirai plus. En somnolant, je rêverai que je suis sur la chaîne; j’entendrai le bruit des moteurs, je sentirai dans mes jambes le tremblement de la fatigue, j’imaginerai que je trébuche, que je dérape et je m’éveillerai en sursaut. »

« J’avais cinquante minutes d’irréalité. Je m’enfermais pour cinquante minutes avec des phrases, des mots, des images. Un lambeau de brume, une déchirure du ciel les exhumaient de ma mémoire. Pendant cinquante minutes, je me dérobais. La vraie vie, mon frère, je te retiens ! Cinquante minutes de douceur qui n’est que rêve. Mortel réveil, porte de Choisy. Une odeur d’usine avant même d’y pénétrer. Trois minutes de vestiaire et des heures de chaîne. La chaîne, ô le mot juste… Attachés à nos places. Sans comprendre et sans voir. Et dépendant les uns des autres. Mais la fraternité, ce sera pour tout à l’heure. Je rêve à l’automne, à la chasse, aux chiens fous. Lucien appelle cet état : la romanesquerie. Seulement, lui, il a Anna ; entre la graisse et le cambouis, la peinture au goudron et la sueur fétide, se glisse l’espérance faite amour, faite chair… Autrefois, il y a quelques mois, était Dieu. Ici, je le cherche, c’est donc que je l’ai perdu. L’approche des êtres m’a éloignée de lui. Un grand feu invisible. Tant d’êtres nouveaux sont entrés dans mon champ et si vite ; le feu a éclaté en mille langues et je me suis mise à aimer les êtres.»

À propos de l’auteur
Claire Etcherelli est née à Bordeaux en 1934. Son père mort à la guerre, elle est élevée par sa mère et son grand-père paternel. Elle a surtout vécu à Bordeaux, au pays Basque et à Paris. Issue d’un milieu très modeste, elle obtient une bourse afin de poursuivre ses études. Elle vient s’installer à Paris, mais le manque d’argent la contraint à travailler en usine à la chaîne, pendant deux ans. De cette expérience Claire Etcherelli retient l’image d’un environnement éprouvant et obsédant, qu’elle décrit dans son premier roman Élise ou la vraie vie (1967). Le roman, qui obtient le prix Femina en 1967, conte l’amour tragique d’une Française et d’un travailleur immigré, mais élabore aussi une réflexion sur la guerre d’Algérie et ses conséquences sociales. Le roman a été traduit en anglais et plusieurs autres langues. Élise ou la vraie vie a été portée à l’écran par Michel Drach en 1970. (Source: berlol.net)

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Ceux qui partent

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  RL_automne-2019  coup_de_coeur

 

En deux mots:
Emilia et son père Donato ont quitté l’Italie pour gagner l’Amérique. Mais avant de gagner cette «terre promise», ils vont devoir attendre le bon vouloir des autorités avec tous les migrants cantonnés Ellis Island. Entre crainte et espoir, leur destin se joue durant cette journée.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

«Émigrer, c’est espérer encore»

En retraçant le parcours de quelques émigrés partis pour New York en 1910, Jeanne Benameur réussit un formidable roman. Par sa force d’évocation, il nous confronte à «nos» migrants. Salutaire!

Un paquebot arrive en vue de New York. À son bord des centaines de personnes qui ont fait le choix de laisser derrière eux leur terre natale pour se construire un avenir meilleur dans ce Nouveau Monde. Parmi eux un père et sa fille venue de Vicence en Italie. Dans ses bagages Emilia a pensé à emporter ses pinceaux tandis que Donato, le comédien, a sauvé quelques costumes de scène, dérisoires témoignages de leur art. Durant la traversée, il a lu et relu L’Eneide dont les vers résonnent très fort au moment d’aborder l’ultime étape de leur périple, au moment de débarquer à Ellis Island, ce «centre de tri» pour tous les émigrés.
À leurs côtés, Esther, rescapée du génocide arménien et Gabor, Marucca et Mazio, un groupe de bohémiens pour qui New York ne devrait être qu’une escale vers l’Argentine. Les femmes vont d’un côté, les hommes de l’autre et l’attente, la longue attente commence avec son lot de tracasseries, d’incertitudes, de rumeurs.
Andrew Jónsson assiste à cet étrange ballet. Il a pris l’habitude de venir photographier ces personnes dont le regard est si riche, riche de leur passé et de leurs rêves.
Et alors que la nuit tombe, la tragédie va se nouer. Le voile noir de la mort s’étend

En retraçant cette page d’histoire, Jeanne Benameur nous confronte à l’actualité la plus brûlante, à cette question lancinante des migrants. Emilia, Donato, Esther et les autres étant autant de miroirs pointés sur ces autres candidats à l’exil qui tentent de gagner jour après jour les côtes européennes. Comment éprouver de l’empathie pour les uns et vouloir rejeter les autres? Comment juger les pratiques américaines de l’époque très dures et juger celles de l’Union européenne comme trop laxistes? Tous Ceux qui partent ne doivent-ils pas être logés à la même enseigne?
Quand Jeanne Benameur raconte les rêves et l’angoisse de toutes ces femmes et de tous ces hommes retenus sur Ellis Island, elle inscrit aussi son histoire à la suite de l’excellent Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert et du non moins bon La Mer à l’envers de Marie Darrieussecq. Ce faisant, elle prouve une fois encore la force de la littérature qui, par la fiction, éclaire l’actualité avec la distance nécessaire à la compréhension de ces déplacements de population. En laissant parler les faits et en prenant soin de laisser au lecteur le soin d’imaginer la suite.

Ceux qui partent
Jeanne Benameur
Éditions Actes Sud
Roman
336 p., 21 €
EAN 9782330124328
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule principalement à Ellis Island, aux portes de New York. On y évoque aussi les pays que les migrants ont fui, tels que l’Italie, l’Arménie ou l’Islande et une autre destination choisie, l’Argentine.

Quand?
L’action se situe un jour de 1910.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout ce que l’exil fissure peut ouvrir de nouveaux chemins. En cette année 1910, sur Ellis Island, aux portes de New York, ils sont une poignée à l’éprouver, chacun au creux de sa langue encore, comme dans le premier vêtement du monde.
Il y a Donato et sa fille Emilia, les lettrés italiens, Gabor, l’homme qui veut fuir son clan, Esther, l’Arménienne épargnée qui rêve d’inventer les nouvelles tenues des libres Américaines.
Retenus un jour et une nuit sur Ellis Island, les voilà confrontés à l’épreuve de l’attente. Ensemble. Leurs routes se mêlent, se dénouent ou se lient. Mais tout dans ce temps suspendu prend une intensité qui marquera leur vie entière.
Face à eux, Andrew Jónsson, New-Yorkais, père islandais, mère fière d’une ascendance qui remonte aux premiers pionniers. Dans l’objectif de son appareil, ce jeune photographe amateur tente de capter ce qui lui échappe depuis toujours, ce qui le relierait à ses ancêtres, émigrants eux aussi. Quelque chose que sa famille riche et oublieuse n’aborde jamais.
Avec lui, la ville-monde cosmopolite et ouverte à tous les progrès de ce XXe siècle qui débute.
L’exil comme l’accueil exigent de la vaillance. Ceux qui partent et ceux de New York n’en manquent pas. À chacun dans cette ronde nocturne, ce tourbillon d’énergies et de sensualité, de tenter de trouver la forme de son exil, d’inventer dans son propre corps les fondations de son nouveau pays. Et si la nuit était une langue, la seule langue universelle?

Ce qu’en dit l’auteur
Quand j’écris un roman, j’explore une question qui m’occupe tout entière. Pour Ceux qui partent, c’est ce que provoque l’exil, qu’il soit choisi ou pas. Ma famille, des deux côtés, vient d’ailleurs. Les racines françaises sont fraîches, elles datent de 1900. J’ai vécu moi-même l’exil lorsque j’avais cinq ans, quittant l’Algérie pour La Rochelle.
Après la mort de ma mère, fille d’Italiens émigrés, et ma visite d’Ellis Island, j’ai ressenti la nécessité impérieuse de reconsidérer ce moment si intense de la bascule dans le Nouveau Monde. Langue et corps affrontés au neuf. J’étais enfin prête pour ce travail.
Je suis partie en quête de la révolution dans les corps, dans les cœurs et dans les têtes de chacun des personnages car c’est bien dans cet ordre que les choses se font. La tête vient en dernier. On ne peut réfléchir sa condition nouvelle d’étranger qu’après. Le roman permet cela. Avec les mots, j’ai gagné la possibilité de donner corps au silence.
Sexes, âges, origines différentes. Aller avec chacun jusqu’au plus profond de soi. Cet intime de soi qu’il faut réussir à atteindre pour effectuer le passage vers l’ailleurs, vers le monde. Chaque vie alors comme une aventure à tenter, précieuse, imparfaite, unique. Chaque vie comme un poème.
J’ai choisi New York en 1910 car ce n’est pas encore la Première Guerre mondiale mais c’est le moment où l’Amérique commence à refermer les bras. Les émigrants ne sont plus aussi bienvenus que dix ans plus tôt. L’inquiétude est là. Et puis c’est une ville qui inaugure. Métro, gratte-ciels… Une ville où les femmes seraient plus libres que dans bien des pays d’Europe. Cette liberté, chacun dans le roman la cherche. Moi aussi, en écrivant.
Dans ce monde d’aujourd’hui qui peine à accueillir, notre seule vaillance est d’accepter de ne pas rester intacts. Les uns par les autres se transforment, découvrent en eux des espaces inexplorés, des forces et des fragilités insoupçonnées. C’est le temps des épreuves fertiles, des joies fulgurantes, des pertes consenties.
C’est un roman et c’est ma façon de vivre. J. B

Les critiques
Babelio
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RTL (Les livres ont la parole – Bernard Lehut) 
La Cause littéraire (Jean-François Mézil)
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Blog Sur la route de Jostein 
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Jeanne Benameur présente Ceux qui partent © Production éditions Actes Sud

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Ils prennent la pose, père et fille, sur le pont du grand paquebot qui vient d’accoster. Tout autour d’eux, une agitation fébrile. On rassemble sacs, ballots, valises. Toutes les vies empaquetées dans si peu.
Eux deux restent immobiles, face au photographe. Comme si rien de tout cela ne les concernait. Lui est grand, on voit qu’il a dû être massif dans sa jeunesse. Il a encore une large carrure et l’attitude de ceux qui se savent assez forts pour protéger. Son bras est passé autour des épaules de la jeune fille comme pour la contenir, pouvoir la soustraire
d’un geste à toute menace.
Elle, à sa façon de regarder loin devant, à l’élan du corps, buste tendu et pieds fermement posés sur le sol, on voit bien qu’elle n’a plus besoin de personne.
L’instant de cette photographie est suspendu. Dans quelques minutes ils vont rejoindre la foule des émigrants mais là, là, en cet instant précis, ils sont encore ceux qu’ils étaient avant. Et c’est cela qu’essaie de capter le jeune photographe. Toute leur vie, forte des habitudes et des certitudes menues qui font croire au mot toujours, les habite encore.
Est-ce pour bien s’imprégner, une dernière fois, de ce qu’ils ont été et ne seront plus, qu’ils ne cèdent pas à l’excitation de l’arrivée?
Le jeune photographe a été attiré par leur même mouvement, une façon de lever la tête vers le ciel, et de perdre leur regard très haut, dans le vol des oiseaux. C’était tellement insolite à ce moment-là, alors que tous les regards s’empêtraient dans les pieds et les ballots.
Ils ont accepté de poser pour lui. Il ne sait rien d’eux. On ne sait rien des vies de ceux qui débarquent un jour dans un pays. Rien. Lui, ce jeune homme plutôt timide d’ordinaire, prend toute son assurance ici. Il se fie à son œil. Il le laisse capter les choses ténues, la façon dont une main en tient une autre, ou dont un fichu est noué autour des épaules, un regard qui s’échappe. Et là, ces deux visages levés en même temps.
Il s’est habitué maintenant aux arrivées à Ellis Island. Il sait que la parole est contenue face aux étrangers, que chacun se blottit encore dans sa langue maternelle comme dans le premier vêtement du monde. La peau est livrée au ciel nouveau, à l’air nouveau. La parole, on la préserve.
Les émigrants parlent entre eux, seulement entre eux.
Le jeune photographe s’est exercé à quelques rudiments de ces langues lointaines d’Europe mais cela ne lui sert pas à grand-chose. Restent les regards, les gestes et ce que lui perçoit sourdement, lui dont les ancêtres un jour aussi ont débarqué dans cette Amérique, il y a bien plus longtemps. Lui qui est donc un “vrai Américain” et qui se demande ce que cela veut dire.
Après tout, ses ancêtres dont sa mère s’enorgueillit tant ont été pareils à tous ceux de ce jour brumeux de l’année 1910, là, devant lui. Ce jeune Américain ne connaît rien de la lignée de sa mère d’avant l’Amérique. Quant à son père, venu de son Islande natale à l’âge de dix ans, il ne raconte rien. Comme s’il avait honte de la vie d’avant, des privations et du froid glacial des hivers interminables d’Islande, le lot de tous les pêcheurs de misère. Il a fait fortune ici et épousé une vraie Américaine, descendante d’une fille embarquée avec ses parents sur le Mayflower, rien de moins. La chose était assez rare à l’époque pour être remarquée, on laissait plutôt les filles derrière, au pays, et on ne prenait que les garçons pour la traversée. Cette fille héroïque qui fit pas moins d’une dizaine d’enfants entre pour beaucoup dans l’orgueil insensé de sa mère. En deçà, on ne sait pas, on ne sait plus. On est devenu américain et cela suffit.
Mais voilà, à lui, Andrew Jónsson, cela ne suffit pas. La vie d’avant, il la cherche. Et dès qu’il peut déserter ses cours de droit, c’est ici, sur ces visages, dans la nudité de l’arrivée, qu’il guette quelque chose d’une vérité lointaine. Ici, les questions qui l’habitent prennent corps.
Où commence ce qu’on appelle “son pays”?
Dans quels confins des langues oubliées, perdues, prend racine ce qu’on nomme “sa langue”?
Et jusqu’à quand reste-t-on fils de, petit-fils de, descendant d’émigrés… Lui il sent résonner dans sa poitrine et dans ses rêves parfois les sonorités et les pas lointains de ceux qui, un jour, ont osé leur grand départ. Ceux dans les pas de qui il marche sans les connaître. Et il ne peut en parler à personne.
Il a la chance ce jour-là d’avoir pu monter sur le paquebot. D’ordinaire il n’y est pas admis. Les photographies se font sur Ellis Island. Et il y a déjà un photographe officiel sur place. Lui, il est juste un jeune étudiant, un amateur. La chance de plus, c’est d’avoir capté ces deux-là.
Eux deux sur le pont du bateau, la coque frémissante de toute l’agitation de l’arrivée après le lent voyage. Eux deux, ils ont quelque chose de singulier.
L’homme tient un livre de sa main restée libre. Ils sont vêtus avec élégance, sans ostentation. Ils n’ont pas enfilé manteaux et vestes sur couches de laines et tissus, comme le font tant d’émigrants. La jeune fille n’est pas enveloppée de châles aux broderies traditionnelles. Ils pourraient passer inaperçus, s’ils n’avaient pas ce front audacieux, ce regard fier où se lit tout ce qu’ils ont été. »

À propos de l’auteur
Entre le roman et la poésie, le travail de Jeanne Benameur se déploie et s’inscrit dans un rapport au monde et à l’être humain épris de liberté et de justesse.
Une œuvre essentiellement publiée chez Actes sud pour les romans. Dernièrement : Profanes (2013, grand prix du Roman RTL/Lire), Otages intimes (2015, prix Version Femina 2015, prix Libraires en Seine 2016) ou L’enfant qui (2017). (Source: Éditions Actes Sud)

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Kiosque

rouaud_kiosque

En deux mots:
Jean Rouaud a été tenu durant sept ans un kiosque à journaux rue de Flandre à Paris. C’est cette expérience qu’il raconte ici. Il nous dit tout des spécificités de ce curieux métier, des nombreuses rencontres qu’il a faites et de l’influence que cette activité aura sur son œuvre.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le monde en quelques mètres carrés

«Le kiosque est la plus belle encyclopédie in vivo» explique Jean Rouaud dans son nouveau roman qui détaille ses sept ans passés rue de Flandre. Une expérience fascinante et… une école de littérature!

P. est un vieil anar syndicaliste qui, après la mort de sa femme, va se noyer dans l’alcool et la dépression. Il tient un kiosque à journaux rue de Flandre, dans le XIXe arrondissement et va proposer à Jean Rouaud de le seconder. L’apprenti écrivain, accepte cette proposition qui lui permet de dégager beaucoup de temps pour sa vocation. Car même si tous ses manuscrits ont été refusés jusque-là, il persévère dans la voie qu’il a choisie.
Nous sommes dans les années quatre-vingt, au moment où la désindustrialisation fait des ravages dans tout le pays et où le chômage devient un fléau qui s’installe durablement dans le paysage économique.
Le kiosque à journaux joue alors un rôle social essentiel d’animation du quartier, de contrepoint à la solitude.
Si Jean Rouaud affirme que ce «théâtre de marionnettes» aura entrainé le naufrage de ses illusions, il va surtout nous démontrer combien ces sept années de sa vie auront été enrichissantes. Car, comme le souligne Bernard Pivot dans sa chronique du JDD, «Kiosque est une magnifique galerie de portraits de marginaux, de vaincus, de rêveurs, de déracinés… L’art et la bonté de Rouaud les rendent presque tous sympathiques.» Dans ce quartier cosmopolite, la revue de presse est en effet faite par ces réfugiés, immigrés, néo-parisiens qui n’oublient pas leurs racines et commentent les soubresauts de «leur» monde, qu’ils viennent d‘Afrique ou des Balkans, du Brésil ou du Proche et Moyen-Orient. Avec cette leçon toujours actuelle: ce n’est pas par gaîté de cœur qu’ils se sont retrouvés un jour à battre le pavé parisien. À leurs côtés, dans ce quartier populaire, les désœuvrés servent à l’occasion de commissionnaire, les habitués débattent des grands travaux engagés par François Mitterrand, comme par exemple cette pyramide qui doit prendre place dans la Cour du Musée du Louvre qui va être agrandi.
Cette soif de modernité va aussi s’abattre sur le kiosque à journaux. Durant dix années, nous explique Jean Rouaud, les concepteurs du nouveau modèle parisien ont travaillé pour livrer un kiosque qui n’avait «ni place, ni chauffage, ni toilettes et il fallait être contorsionniste pour atteindre certaines revues». On se réjouit de voir si le projet qui arrive cette année résoudra ces inconvénients!
N’oublions pas non plus que cette vitrine sur le monde permet aussi aux gérants de se cultiver à moindre frais. Si ce n’est pour trouver la martingale recherchée avec passion par les turfistes ou pour déchiffrer les modèles de couture proposés par Burda, ce sera dans les cahiers littéraires des quotidiens, les revues politiques ou encore les encyclopédies vendues par épisodes.
Puis soudain, cette révélation. Il n’est pas kiosquier par hasard. N’a-t-il pas mis se spas dans ceux des sœurs Calvèze qui, à Campbon, se levaient aux aurores pour aller distribuer la presse locale ? N’est-il pas lui aussi un passeur. De ceux qui parviennent à arracher une vie partie trop tôt de l’oubli? Les Champs d’honneur doivent beaucoup au kiosque de la rue de Flandre qui a construit Jean Rouaud, a aiguisé ses talents d’observateur, a démultiplié son empathie, a affûté sa plume.
Kiosque est aussi une superbe leçon de littérature.

Kiosque
Jean Rouaud
Éditions Grasset
Roman
288 p., 19 €
EAN : 9782246803805
Paru le 3 janvier 2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris et plus principalement rue de Flandre. On y évoque aussi la Bretagne et Campbon.

Quand?
L’action se situe de 1983 à 1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sept années durant, de 1983 à 1990, jusqu’à l’avant-veille du prix Goncourt, un apprenti-écrivain du nom de Jean Rouaud, qui s’escrime à écrire son roman  Les Champs d’honneur, aide à tenir rue de Flandre un kiosque de presse.
A partir de ce «balcon sur rue», c’est tout une tranche d’histoire de France qui défile  : quand Paris accueillait les réfugiés pieds noirs, vietnamiens, cambodgiens, libanais, yougoslaves, turcs, africains, argentins; quand vivait encore un Paris populaire et coloré (P., le gérant du dépôt, anarcho-syndicaliste dévasté par un drame personnel; Norbert et Chirac (non, pas le maire de Paris!); M. le peintre maudit; l’atrabilaire lecteur de l’Aurore  ; Mehmet l’oracle hippique autoproclamé; le rescapé de la Shoah, seul lecteur du bulletin d’information en yiddish…)
Superbe galerie d’éclopés, de vaincus, de ratés, de rêveurs, dont le destin inquiète l’«écrivain» engagé dans sa quête littéraire encore obscure à 36 ans, et qui se voit vieillir comme eux.
Au-delà des figures pittoresques et touchantes des habitués, on retrouve ici l’aventure collective des lendemains de l’utopie libertaire post soixante-huitarde, et l’aventure individuelle et intime d’un écrivain qui se fait l’archéologue de sa propre venue aux mots (depuis «la page arrachée de l’enfance», souvenir des petits journaux aux couvertures arrachées dont la famille héritait de la part de la marchande de journaux apitoyée par la perte du pater familias jusqu’à la formation de kiosquier qui apprend à parler «en connaissance de cause».)

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le JDD (Bernard Pivot)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles – Jean-François Cadet)
Télérama (Gilles Heuré)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« J’avais eu de ses nouvelles par internet, alors que je cherchais son nom avec l’idée toujours remise de lui rendre une visite, un portrait qu’avait fait de lui un quotidien, où il parlait de son métier, de la crise et du déclin de la presse dont il avait été le témoin au cours des trente dernières années, de la fermeture des kiosques qui en était la conséquence, de la situation de plus en plus précaire des marchands de journaux, d’un monde en voie de disparition en somme, lequel avait accompagné l’histoire du siècle précédent avec ses vendeurs à la criée, ses mutilés de guerre immobiles derrière leur étal, ses grands reporters intrépides, ses plumes jouant les cassandres, et s’en était allé avec lui. Si on s’était adressé à mon vieux camarade plutôt qu’au marchand du coin dont le journaliste aurait recueilli en habitué les doléances, c’est sans doute parce qu’il était monté en première ligne pour la défense de la profession, ce qui correspond bien à l’image de militant anarcho-syndicaliste qu’il aimait à se donner, même si je ne suis pas certain qu’elle lui correspondît vraiment.
C’était un homme pacifique, méticuleux, honnête. Ce goût du militantisme venait de ses années soixante-huitardes, fidélité nostalgique à sa jeunesse combattante, au drapeau noir brandi dans les manifestations où, du temps que nous travaillions ensemble, il aimait à l’occasion retrouver le dernier carré de ses semblables. En réalité il ne les fréquentait qu’à ces rassemblements, n’étant affilié à aucune cellule, se contentant de brandir haut et fort ses convictions quand il avait un coup dans le nez – ce qui se traduisait par un chant révolutionnaire braillé à l’ouverture du kiosque dans la foulée d’une nuit arrosée devant quelques passants encore ensommeillés – et de feuilleter Le Libertaire et Le Monde libertaire que nous recevions comme des milliers d’autres titres.
Il m’attendait parfois afin d’en commenter un article, l’accompagnant d’un bon mot qui le faisait ricaner avant de tirer une bouffée de sa pipe et de replonger dans ses comptes auxquels il consacrait une grande partie de son temps libre. Penché sur ses bordereaux posés sur la tablette encombrée de piles de magazines, comptant et recomptant les colonnes de chiffres, il tournait le dos ostensiblement aux acheteurs qui au bout d’un certain temps perdaient patience, les uns se manifestant pour attirer son attention, d’autres partant silencieusement se fournir ailleurs. Il ne consentait à pivoter la tête qu’après avoir achevé ses longues additions d’invendus.
Je crois me souvenir qu’il était affilié à un syndicat corporatiste, ce qu’il considérait comme relevant de son devoir de militant, ce qui, à chaque soubresaut de la profession, l’amenait à reprendre le combat comme le vieux Malraux bourré de tics et transpirant l’opium prêt à reformer une flottille volante pour se porter au secours du Bangladesh, manière de se raconter au seuil de la mort qu’il n’avait pas trahi les emballements de sa jeunesse. Son statut de gérant de kiosque l’avait propulsé du côté des commerçants et des petits patrons, plus tout à fait au coude à coude avec les damnés de la terre, ce qui le contrariait un peu, ne collait pas avec les slogans vengeurs de la Fédération anarchiste, mais il se vivait toujours comme exploité par les grands groupes dont les NMPP, l’organisme de distribution des quotidiens et des magazines. Ce qui n’était pas complètement faux, les kiosquiers constituant, en bout de chaîne, une des variables d’ajustement de la presse.
Dans les hautes sphères on était même plutôt d’avis de s’en passer. La menace planait. Tout en haut de la hiérarchie on rêvait à des appareils automatiques permettant aux acheteurs de se servir eux-mêmes, et au distributeur de récupérer le pourcentage habituellement dévolu aux marchands, une pratique courante aux États-Unis où l’on peut voir avec étonnement, dans un pays réputé pour sa violence, les lecteurs s’acquitter scrupuleusement de leur obole avant de soulever le couvercle d’une boîte en plexiglas et de repartir sans se sentir obligés d’emporter une pile de journaux ou de les semer dans le caniveau. L’obsession du profit étant une seconde nature chez certains, l’expérience fut tentée dans le métro parisien, mais dès le lendemain de leur installation tous les appareils automatiques avaient été défoncés. Peut-être comme les tailleurs et les luddites s’en prirent jadis aux premières machines à coudre et aux métiers à tisser qu’ils voyaient comme des rivaux et brisèrent à coups de barre de fer. Avec raison quand on sait comme la partie était inégale entre ces hommes armés d’un fil et d’une aiguille et la puissance industrielle avec son esprit de lucre et ses manières de soudard.
Pour cette fois le milieu n’insista pas, trop coûteux le remplacement à répétition des appareils, mais il conserva son objectif, attendant son heure. Elle vint quand quelqu’un s’avisa que la meilleure façon d’en finir avec les kiosquiers serait d’organiser la distribution gratuite de quotidiens, ce qui revenait à offrir des baguettes de pain à la porte des boulangeries. De quoi indigner logiquement la profession. Le procédé dura quelque temps, avant qu’internet ne mette tout le monde d’accord. Pour les nouvelles, plus personne ne compte sur le journal du matin et ses scoops retardataires. Annoncent-ils que le fort de Douaumont a été repris, on sait déjà qu’entre-temps il est retombé dix fois.
Sans doute P. avait-il grimpé à l’intérieur de l’organisation et était-il devenu par son ancienneté, sa connaissance des luttes syndicales, une sorte de vieux sage vers lequel on se tournait chaque fois que les choses n’allaient pas dans les kiosques, mais j’étais surpris de le découvrir dans une manifestation dénonçant les ouvriers du Livre dont la grève empêchait l’impression des quotidiens, privant les marchands de leur principal revenu. La situation n’était pas nouvelle. Régulièrement, avec leur pouvoir d’étranglement du circuit, les mêmes manifestaient par des arrêts de travail leur mécontentement, que ce fût pour réclamer une augmentation de salaire ou s’opposer à une réorganisation au sein de l’entreprise. Mais du temps que nous travaillions ensemble je ne suis pas certain que P. aurait pris ouvertement position contre eux. De peur de passer pour un réactionnaire, bien sûr, pour un « jaune », un briseur de grève, mais pas seulement, il essayait de comprendre leurs motivations, avançant que par leur action ils servaient la cause. La cause en général, car pour la nôtre, on ne voyait pas trop, ou alors il convenait de se projeter à long terme, et si le long terme correspondait à la situation décrite dans l’article, savoir la disparition programmée de la profession, ce n’était manifestement pas un investissement d’avenir.
Il prenait sur lui de ne rien laisser paraître de la gêne provoquée par ces journées amputées de la vente des quotidiens, prêchant au contraire la bonne parole syndicaliste devant les vieux ronchons qui ne manquaient jamais, dépités, repartant les mains vides, de déverser leur bile contre les syndicats, proposant d’envoyer les CRS pour remettre tout le monde au travail, ou l’armée pour prendre la place des réfractaires sur les rotatives. Les entendre maugréer nous renforçait dans nos convictions, au moins la ligne de partage idéologique était nette, qui nous aidait à encaisser le désastre de la recette du jour, mais ceux-là n’étaient qu’une poignée, la plupart des clients de la rue de Flandre prenaient la chose avec philosophie, concédant que c’était toujours autant d’économisé, qu’ils pourraient enfin lire le journal de la veille, et même de l’avant-veille, et encore au-delà, avouant se contenter le plus souvent de le feuilleter d’un œil distrait, et par son achat de sacrifier davantage à un rituel, comme si cette grève de la presse les mettait en vacances de l’actualité, ou les dédouanait de ne pas s’y intéresser. Les lecteurs du Monde étaient les plus meurtris par cette absence mais s’affichant de gauche, et pour les mêmes raisons que mon vieux camarade, ils refusaient d’émettre un commentaire négatif sur le mouvement qui les privait de leur drogue journalière. Ils repartaient en état de manque, se demandant comment combler ce trou béant d’une heure ou deux dans leur soirée.
Les journaux revenus, tout s’oubliait spontanément, les sourires refleurissaient, un petit ah de satisfaction à la vue du quotidien dans son casier, et aussitôt les conversations retrouvaient leur cours normal selon les intérêts et les lubies de chacun. Les différends politiques devenaient une sorte de jeu dans lequel les uns et les autres reprenaient leur rôle, P. réenfilant sa noire panoplie et en rajoutant dans la provocation devant cette lectrice du Figaro, une dame dans la soixantaine, apprêtée, solidement permanentée, dont pas un cheveu ne volait au vent, qui ne serait jamais sortie en tenue négligée comme certains se l’autorisaient sous prétexte que nous étions le week-end – je la revois dans un élégant tailleur vert tendre – et qu’il rabrouait régulièrement pour ses commentaires qui, de fait, n’avaient rien de progressiste. Elle s’acharnait à défendre ses convictions, repartait à chaque fois horrifiée, mais était la première à s’inquiéter quand P. était absent. Elle confiait alors aimer beaucoup débattre avec lui. Ce qui constituait, ces joutes sans conséquence, une forme d’animation du quartier, et un contrepoint à la solitude pour certains. »

Extraits
« Ces déferlantes de vies dont chacune avait de quoi nourrir un ou plusieurs romans, qui toutes étaient des leçons et permettaient de placer sa petite histoire sur la grande scène du monde en relativisant son chagrin à aune de drames infiniment lus grands, j’avais trouvé un moyen d’en conserver la trace. Non pas en couvrant des cahiers de ces récits reconstitués mais en les synthétisant dans de courts poèmes, et poème n’est pas le nom approprié, sinon qu’ils en empruntaient l’esprit aux haïkus dont l’acuité à rendre le réel était pour moi un exercice à la fois d’humilité et d‘attention. Une attention pleine de prévenance pour les êtres et les choses les plus humbles.
Jusqu’alors je m’étais exclusivement préoccupé de mettre au point une langue poétique, persuadé et en ça, bien de mon temps que l’objet littéraire ne devait à rien d’autre qu’à lui-même. Il s’agissait de forger des phrases comme d’autres, dans des galeries ou au milieu de la lace Pablo-Picasso d’une ville nouvelle, entortillaient du fil de fer ou exposaient des plaques de tôle rouillées. Un travail d’alchimiste obstiné enfermé dans son laboratoire au milieu de ses creusets et de ses cornues bouillonnantes, persuadé qu’il finira par trouver la formule philosophale pour e cette ferraille obtenir de la vaisselle d’or. Cet acharnement était moins un choix délibéré que la conséquence de mon incapacité à être au monde, que je mettais à profit en me penchant sur mes phrases comme notre oncle Émile sur le cœur mécanique de ses montres. «Je cherche l’or du temps», lit-on sur la tombe de Breton au cimetière des Batignolles. »

« C’est la guerre qui l’avait chassé d’Europe. Il était venu au début des années trente à Paris parce qu’à New York il lui était impossible de s’affirmer comme écrivain, se sentant comme un poisson hors de l’eau, étranger en son propre pays. Parce que le regard des autres le voyait comme un raté. Parce qu’il se moquait bien de ce que la société attendait de lui, qu’il grimpe les échelons de la Western Union Telegraph où il était directeur du personnel. Parce que lui, ce qu’il voulait c’était écrire.
Dans une lettre à Frédéric Jacques Temple qui fut son biographe, Henry Miller se confie: «Je n’ai jamais eu aucune aptitude à gagner ma vie. Je n’avais non plus aucune ambition. Mon seul but était de devenir écrivain.» Et plus loin: «Je n’ai jamais eu personne sur qui m’appuyer, qui me conseille ou me dirige.» Ayant lu à peu près tout ce qu’on pouvait trouver en français de sa main, jusqu’à sa correspondance avec Durrell, je m’appuyais sur lui.
C’est l’avantage des livres, qu’ils effacent le temps, les différences de langue et de pays. À Miller j’enviais cette liberté profonde qui le voyait discourir sur les espaces infinis et trois pages plus loin clouer des bardeaux sur un toit. Sans cette liberté-là, écrire ne valait pas la peine. Il n’avait pas eu à choisir entre le cancer du lyrisme et la vie quotidienne. Avec un immense goût de la vie, il avait tout pris du ciel et de la terre, sans se livrer à un tri dédaigneux de ce qui était poétiquement valeureux ou pas. »

À propos de l’auteur
Auteur d’une œuvre considérable, Jean Rouaud nous livre ici le cinquième opus de sa série « La vie poétique », après Comment gagner sa vie honnêtement (Gallimard, 2011), Une façon de chanter (Gallimard, 2012), Un peu la guerre (Grasset, 2014), Etre un écrivain (Grasset, 2015). (Source : Éditions Grasset)

Site Wikipédia de l’auteur 
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