La sarabande des Nanas

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En deux mots
Fille d’une Américaine et de Français fortunés, Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle aurait pu connaître une jeunesse dorée, mais elle vivra l’enfer. Dès la fin de l’adolescence, elle se marie et cherche le salut dans l’art. Après des débuts difficiles, elle réussit par s’imposer, notamment après sa rencontre avec Jean Tinguely qu’elle finira par épouser en secondes noces.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«L’art des fous, la clé des champs»

Dans cette biographie romancée, Catherine Guennec met en scène la belle Niki de Saint Phalle et raconte comment, après un viol, elle a réussi à échapper au suicide et à la folie pour imposer son art et laisser derrière elle une œuvre remarquable.

«J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs ».»
Quelle belle idée que cette collection «le roman d’un chef d’œuvre» qui nous permet d’entrer dans l’intimité d’un artiste grâce à la magie du souffle romanesque et à un dispositif narratif particulièrement attrayant. Catherine Guennec a choisi ici le mode choral en donnant la parole à Niki, mais aussi à ses proches et à ceux qui l’ont côtoyée, comme par exemple le psychiatre qui l’a suivie dans son établissement.
Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par le commencement, quand Niki s’appelait encore Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle, fille d’une Américaine qui préférera son pays à sa famille et d’un banquier de très bonne famille qui utilisera indifféremment sa cravache pour ses chevaux et ses enfants.
C’est dans les propriétés de la Nièvre et de l’Oise qu’elle grandit, dans le luxe mais sans amour. Les grands-parents veillent sur elle jusqu’à ce jour où la belle enfant reçoit la visite de son père et commet ce crime qui va la traumatiser profondément.
On comprend son humeur dépressive, ses tentatives de suicide, son internement. Mais on découvre aussi comment l’art, le dessin et la peinture avant la sculpture, parviendront à la sauver. D’abord en canalisant sa colère et sa violence, notamment avec ses œuvres à la carabine, puis avec des assemblages d’objets.
Elle s’émancipe du carcan familial en allant rejoindre sa mère aux États-Unis. À New York et Boston, elle travaille un temps comme mannequin puis rencontre Harry Matthews qu’elle épouse très vite et en avril 1951 naît leur fille Nora. Ils partent pour Cambridge, plein de rêves mais sans un sou. Harry veut devenir chef d’orchestre et voit le potentiel de son épouse: «Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
Alors, elle a pris confiance, s’est décidée à voler de ses propres ailes. Elle part pour Paris, y découvre Brancusi et l’artiste-séducteur Jean Tinguely.
«Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait.»
La suite est sans doute l’une des plus fascinantes collaborations entre deux artistes, un maelstrom créatif, des machines de l’un aux Nanas de l’autre, des mécaniques folles de l’un aux couleurs joyeuses de l’autre. Près de 3500 œuvres seront alors réalisées, près de deux par semaine!
Catherine Guennec nous entraîne avec bonheur dans La sarabande des Nanas, leurs soubresauts et leurs chocs. Car le couple va se séparer pour mieux se retrouver. Dans ce tourbillon, on n’oubliera rien des influences, celles de Gaudi et du Facteur Cheval, ni la genèse de l’une des œuvres maîtresses de Niki, le fabuleux Jardin des Tarots en Toscane. Après Gwenaelle Aubry qui avait publié l’an passé Monter en enfance et cherchait déjà dans les monstres de l’enfance de l’artiste les raisons de son œuvre foisonnante, voici un petit livre qui ravira tous les amateurs d’art. Car il possède une grande vertu: en le refermant, on n’a qu’une envie, retrouver ces Nanas, courir les musées et les expos. Ce monde joyeux et coloré, féministe et poétique qui répond pourtant à un crime.

Niki de Saint Phalle à Paris, Toulouse et Zurich
Paris
Les nanas vous attendent jusqu’au 21 octobre, à la Galerie Vallois, rue de Seine à Paris,

Toulouse

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Aux Abattoirs à Toulouse, jusqu’au 5 mars 2023 une grand exposition centrée sur les années 1980 et 1990 présentera «la seconde partie» de la vie de l’artiste qui prend pour point de départ l’année 1978 lorsque Niki de Saint Phalle lance le Jardin des Tarots et se finit en 2002 au décès de l’artiste.
Culture 31
France TV Culture
L’exposition est complétée par la parution d’un catalogue :

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Niki de Saint Phalle. Les années 1980 et 1990. L’art en liberté
Collectif
Éditions Gallimard / Les Abattoirs
224 pages 35,00 €
9782072995729
Paru le 06/10/2022

Zurich

Jusqu’au 8 janvier 2023, le Kunsthaus de Zurich permet de mieux appréhender tous les talents de Niki de Saint Phalle. L’exposition révèle l’artiste excentrique et pleine d’humour, mais qui s’est toujours intéressée aux problématiques sociales et politiques de son époque.
RTS

Ajoutons le superbe documentaire en accès libre Production TV5 Monde

Signalons également le tournage prochain d’un film sur Niki de Saint Phalle. L’artiste franco-américaine y sera interprétée par Charlotte Le Bon, sous la direction de Céline Sallette.

La sarabande des nanas selon Niki de Saint Phalle
Catherine Guennec
Ateliers Henry Dougier
Roman biographique
136 p., 12,90 €
EAN 9791031205199
Paru le 24/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans la Nièvre et dans l’Oise, à Nice et à Lans-en-Vercors, à Paris, impasse Ronsin, puis à Soisy-sur-École, mais aussi aux États-Unis, à New York et Boston puis en Californie et en Espagne, à Deia, dans la commune de Majorque, en Suisse, à Neyruz et Fribourg. On y évoque aussi des séjours à Londres et Marrakech

Quand?
L’action se déroule de 1930 à 2002.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mêlant récit romanesque et enquête historique, l’auteur raconte l’histoire d’un tableau célèbre.
Très tôt, elle l’avait décidé. Elle serait une héroïne. «George Sand, Jeanne d’Arc, un Napoléon en jupons…» «L’important était que ce fût difficile, grand, excitant…» Un triple vœu exaucé – par le Ciel, les étoiles ou le Destin (auxquels elle croit) – et au-delà de toute attente.
L’histoire, celle d’une franco-américaine bien née (vieille noblesse française…) d’une extrême beauté, commence comme un conte de fées pour virer très vite au cauchemar, au film d’horreur, qui va pourtant rebondir encore et encore. A travers ses amours et son œuvre, féconde, multiforme, poétique, bavarde… qui nous raconte des histoires, son histoire, qui met en scène le couple mythique qu’elle forme avec le sculpteur Tinguely.
Cette héroïne, rebelle et magnifique, va prendre la carabine «pour faire saigner la peinture», explorer la représentation de la femme: avec ses mariées, ses déesses, ses mères dévorantes et ses fameuses nanas… opulentes, joueuses et colorées.
Sa vie – difficile, grande et excitante – est un roman.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Détour

Les premières pages du livre
« Cette histoire, c’est l’histoire d’une petite fille. Une histoire qui ressemble à un conte de fées. Comme ça, et d’entrée de jeu, les fées, gentilles « nanas », semblent s’être généreusement penchées sur son berceau armorié.

Elle s’appelle Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle. Un nom «qui frappe d’abord par sa résonance phallique 1», n’est-ce pas ? Mais un nom glorieux qui s’est distingué à travers les siècles. Jacqueline, la maman, Américaine, est très belle, sophistiquée, élégante. Physique d’actrice – elle ressemble à Merle Oberon – et réserve hautaine de grande bourgeoise. Et André, le père ? Petite gueule d’ange, fils de très bonne, très ancienne, très noble famille, et banquier.

Elle est jolie aussi, la young lady, plus que jolie même. Une poupée qui promet et qui fera tourner les têtes si les petits cochons ne la mangent pas. C’est « l’ogre » (Pierre de Saint Phalle) qui le dit.

Les siens l’ont toujours appelé « l’ogre ». À cause du fouet. L’efficace menace de sa rude et glaciale majesté pour dresser les enfants et les chevaux récalcitrants.

Seule la petite « princesse » sait apprivoiser le vieil aristo. « C’est une ensorceleuse. Quand elle sera grande, elle mènera les hommes par le bout du nez », affirme Monsieur le comte, sous le charme de ce petit bout de femme.

La fillette est attachante. Et coquette. Elle aime user les miroirs et trouve qu’elle a de beaux yeux, clairs et bleus comme ceux de papa.

Pas faux. Et pour la beauté et pour la ressemblance.

En remontant dans l’arbre généalogique familial, on trouve peut-être un certain Gilles de Rais, mais aussi une cousine lointaine, une marquise, la célèbre Montespan – l’éblouissante, la gracieuse, « l’ensorceleuse » maîtresse du Soleil. Port de déesse, flots de cheveux blonds, bouche délicate, nez mignon, grands yeux… clairs et bleus comme ceux d’André et de Marie-Agnès, sans doute. Patrimoine génétique.

La jolie petite fille va connaître la vie de château.

Ombres massives à l’horizon, les voilà apparaître.

D’abord le vieux château de l’ogre, noyé en Nièvre profonde, en pleine campagne. Et puis l’autre – plus prestigieux –, celui de Fillerval, propriété du grand-père Harper, l’avocat. Il est situé dans l’Oise. À Thury-sous-Clermont, un petit village à une heure de Paris. De vieilles pierres entourées de douves, nichées au cœur d’un parc fantastique, flanqué d’un jardin Louis XIV dessiné par Le Nôtre, s’il vous plaît. Il y a aussi un étang privé rempli de carpes, des bâtiments de ferme… Le charme de l’ancien allié au confort moderne. Grand-père Harper a fait aménager un court de tennis, un terrain de golf. Il a aussi sérieusement transformé les pièces de la bâtisse en les dotant d’un confort exceptionnel. Dix-huit domestiques, dont huit jardiniers, armée discrète et active, œuvrent en permanence au château.

La jolie petite fille grandit.

Elle croise bientôt le prince charmant. Il s’appelle Harry, il est beau, jeune, aimable, intelligent. Il l’aime et il l’épouse. Ils seront heureux, ils auront des enfants… Marie-Agnès au pays des merveilles.

Elle commence bien, l’histoire. Toujours d’entrée de jeu et en apparence. Et c’est important, les apparences, chez les Saint Phalle.

Marie-Agnès va aussi croiser en chemin la peinture, la sculpture. Une des rencontres, la rencontre de sa vie. Toutes ses « œuvres » – et elle déteste ce mot de grande personne, ce mot prétentieux – raconteront des histoires. Et à travers elles son histoire.

Sa vie est un roman.

1
Nana

L’histoire, la vraie, je la connais. Dans les grandes lignes. Enfin, je pense. Parce qu’on croit savoir, mais on ne sait jamais tout.

Si vous me demandiez par quel miracle je sais ce que je vais vous raconter, je vous dirais que je le sais, c’est tout. J’étais là, depuis le début. Et je l’ai toujours suivie, même de loin.

J’étais la « gouvernante française », la bonne. Celle qui s’occupait des enfants en l’absence de leur mère. La petite et son grand frère Jean m’appelaient « Nana ». Un nom qui vous rappelle sans doute quelque chose.

Si vous saviez comme j’ai été fière, émue même, quand j’ai vu ces grandes sculptures joyeuses, pimpantes, les fameuses Nanas… qui dansent, qui jouent, qui explosent de couleurs. Jamais je n’aurais imaginé la petite de Saint Phalle capable un jour de toute cette gaieté.

Était-elle triste ou timide, je ne pourrais dire, je sais seulement que cette petite était fermée comme une huître. Repliée sur ses secrets et ses chagrins d’enfant. Un vrai petit sphinx. Peut-être devrais-je dire « sphinge », le pendant féminin, non ?

Elle a toujours aimé les histoires de sphinx et d’Égypte. Les contes, les fables, les belles histoires. Je lui en ai raconté. Sa grand-mère Harper aussi. La petite ne se lassait pas des Malheurs de Sophie.

Si je remonte le temps et mes souvenirs, curieusement, je ne la revois jamais pleurer. Et pourtant… Je crois qu’elle n’y arrivait pas.

« C’est dommage », m’a-t-elle dit un jour, bien des années plus tard. « Parce que les larmes sont merveilleuses. Elles purifient », elles libèrent.

C’était une gosse courageuse et espiègle. Fière aussi. « Ne pas montrer quand ça fait mal » : on aurait pu broder ces sept mots sur ses chapeaux.

Oui, elle aimait déjà les chapeaux.

J’essaie de me souvenir d’une de ses formules. Mes larmes, oui, c’est ça, mes larmes sont de « petites stalactites pétrifiées et tranchantes ». Elle avait quoi, alors ? Douze, treize ans, tout au plus. Elle passait quelques jours d’été au château avec Jean. »

1. Double résonance puisqu’on la surnommera « Niki » (niquer). Dans la mythologie, Niké est une déesse personnifiant la Victoire.

Extraits
« J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs. » p. 39

« Harry était fier de moi. Il prétendait que mon courage l’épatait. Appréciait-il mon travail? Il disait qu’il aimait ma spontanéité d’autodidacte. ma vision originale, «personnelle».
«Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
J’ai pris confiance. » p. 40

« Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait. » p. 53

À propos de l’auteur
GUENNEC_Catherine_©DRCatherine Guennec © Photo DR

Après une carrière en communication, Catherine Guennec, littéraire de formation, se consacre à l’écriture. Elle a notamment publié La modiste de la reine, le roman de Rose Bertin chez Lattès en 2004. Chez First, elle est l’auteur de Espèce de savon à culotte ! … et autres injures d’antan paru en février 2012, et de Mon Petit Trognon potelé, paru en 2013 ainsi que des romans et des dictionnaires érudits et amusants sur la langue française. Elle est notamment l’auteure de L’Argot pour les nuls. On lui doit déjà, dans la collection «Le roman d’un chef d’œuvre», Les heures suspendues selon Hopper, Sous le ciel immense selon O’Keeffe ainsi que La sarabande des nanas selon Niki de Saint-Phalle (Source: lisez.com / Babelio)

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Ce que nous désirons le plus

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En deux mots
Caroline Laurent raconte comment elle s’est sentie trahie après les révélations de Camille Kouchner à propos d’Evelyne Pisier avec laquelle elle avait écrit Et soudain, la liberté, son premier succès. Un choc si violent qu’il va la paralyser de longs mois, incapable d’écrire. Avant de se persuader que c’est en disant les choses qu’elle pourra s’en sortir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la vie vole en éclats

Avec ce bouleversant témoignage Caroline Laurent raconte le choc subi par les révélations de Camille Kouchner et les mois qui ont suivi. Un livre précieux, manuel de survie pour temps difficiles et engagement fort en faveur de la chose écrite.

Après le somptueux Rivage de la colère, on imaginait Caroline Laurent tracer son sillon de romancière à succès. Un parcours entamé avec Et soudain, la liberté, paru en 2017, un roman écrit «à quatre mains et deux âmes» avec Evelyne Pisier et qui connaîtra un très grand succès. Quand nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois au printemps 2020, elle me parlait avec enthousiasme de ses projets, de son souhait d’indépendance avec la création de sa propre structure, mais aussi du manuscrit de son prochain roman auquel elle avait hâte de s’atteler après sa tournée des librairies et manifestations. Mais tout va basculer en début d’année 2021 quand le nom d’Evelyne Pisier va réapparaître. Cette femme libre avait un autre visage. Dans le livre-choc de Camille Kouchner, La Familia grande, on apprend qu’elle savait tout des violences sexuelles, de l’inceste dont se rendait coupable son mari Olivier Duhamel et qu’elle préférera garder le silence.
C’est précisément le 4 janvier 2021 que Caroline Laurent découvre cette autre vérité en lisant un article dans la presse. Une date qui restera à jamais gravée dans sa mémoire. La romancière aurait pu l’appeler «le jour de la déflagration», ce sera «le jour de la catastrophe». Le choc la laissera exsangue et emportera son don le plus précieux. Elle n’a plus les mots. Elle est incapable d’écrire. A-t-elle été trompée? Où se cache la vérité?
Durant toutes les conversations que les deux femmes ont partagées, jamais il n’a été question de ce lourd secret, même pas une allusion. Evelyne protégeait son mari. Cette Familia Grande, dont elle faisait désormais un peu partie, laissait derrière elle un champ de ruines. À la sidération, à la trahison, à l’incompréhension, il allait désormais falloir faire front. Essayer de comprendre, essayer de dire tout en ayant l’impression d’être dissociée de ce qu’elle avait écrit. Comment avait-t-elle pu ne rien voir, ne rien sentir. Ni victime, ni coupable, mais responsable. Mais comment peut-on être complice de ce qu’on ignore?
Elle comprend alors combien Deborah Levy a raison lorsqu’elle écrit dans Le coût de la vie que quand «La vie vole en éclats. On essaie de se ressaisir et de recoller les morceaux. Et puis on comprend que ce n’est pas possible.» Avec ces mots, ceux d’Annie Ernaux, de Joan Didion et de quelques autres, elle va forger cette conviction que ce n’est que par l’écriture qu’elle parviendra à trier le bon grain de l’ivraie, l’autrice va chercher sinon la vérité du moins sa vérité. Elle commence par re-explorer la relation qu’elle avait avec la vieille dame de 75 ans et finira par entendre de la bouche de son amie Zelda les mots qui la feront avancer: «Elle t’aimait. Elle t’aimait vraiment.»
Voilà son engagement d’alors qui prend tout son sens. Et si s’était à refaire…
Puis elle apprend la patience et l’éloignement, alors que la meute des journalistes la sollicite. Elle veut prendre de la distance, ce qui n’est guère aisé en période de confinement. Et comprend après un échange avec son ami comédien, combien Ariane Mnouchkine pouvait être de bon conseil. En voyant qu’il ne trouvait pas son personnage, elle lui a conseillé de «changer d’erreur».
Alors Caroline change d’erreur. Elle comprend que son livre ne doit pas chercher où et comment elle est fautive, car de toute manière, elle referait tout de la même manière, mais chercher à transcender le mal, à construire sur sa douleur.
Elle nous offre alors les plus belles phrases sur l’acte d’écrire: «Il y a de l’érotisme dans l’écriture, un érotisme naturel, onaniste. On cherche le mot juste, la caresse souveraine. Désirer est le mouvement subaquatique de l’écriture, c’est son anticipation et sa rétrospective – l’infini ressac du texte.»
En cherchant les lignes de fuite de son histoire familiale, en parcourant les chemins escarpés des îles Féroé – vivre à l’écart du monde est une joie – en trouvant dans la solitude une force insoupçonnée, elle nous propose une manière de panser ses blessures, de repartir de l’avant. Un témoignage bouleversant qui est aussi un chemin vers la lumière.

Ce que nous désirons le plus
Caroline Laurent
Éditions Les Escales
Roman
208 p., 00,00 €
EAN 9782365695824
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un séjour aux îles Féroé

Quand?
L’action se déroule de janvier 2021 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Que désires-tu ?
Écrire est la réponse que je donne à une question qu’on ne me pose pas.
Un jour une amie meurt, et en mourant au monde elle me fait naître à moi-même. Ce qui nous unit: un livre. Son dernier roman, mon premier roman, enlacés dans un seul volume. Une si belle histoire.
Cinq ans plus tard, le sol se dérobe sous mes pieds à la lecture d’un autre livre, qui brise le silence d’une famille incestueuse. Mon cœur se fige; je ne respire plus. Ces êtres que j’aimais, et qui m’aimaient, n’étaient donc pas ceux que je croyais?
Je n’étais pas la victime de ce drame. Pourtant une douleur inconnue creusait un trou en moi.
Pendant un an, j’ai lutté contre le chagrin et la folie. Je pensais avoir tout perdu: ma joie, mes repères, ma confiance, mon désir. Écrire était impossible. C’était oublier les consolations profondes. La beauté du monde. Le corps en mouvement. L’élan des femmes qui écrivent: Deborah Levy, Annie Ernaux, Joan Didion… Alors s’accrocher vaille que vaille. Un matin, l’écriture reviendra.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Caroline Laurent présente son nouveau livre Ce que nous désirons le plus © Production Librairie Mollat 

Les premières pages du livre

« C’est un livre que j’écrirai les cheveux détachés.
Comme les pleureuses de l’Antiquité, comme Méduse et les pécheresses. Le geste avant les phrases : défaire le chignon qui blesse ma nuque, jeter l’élastique sur le bureau, et d’un mouvement net, libérer ma chevelure. Libérer est un mot important, je ne vous apprends rien.
Nous devons tous nous libérer de quelque chose ou de quelqu’un. Nous croyons que c’est à tel amour, à tel souvenir, qu’il faut tourner le dos. Et le piège se referme. Car ce n’est pas à cet amour, à ce souvenir, qu’il convient de renoncer, mais au deuil lui-même. Faire le deuil du deuil nous tue avant de nous sauver – sans doute parce qu’abandonner notre chagrin nous coûte davantage que de nous y livrer.
Durant des mois, je me suis accrochée à mon chagrin. À mes lianes de chagrin. Il me semblait avoir tout perdu, repères, socle et horizon. Le feu lui-même m’avait lâchée : je ne savais plus écrire.
À la faveur d’une crise profonde, que je qualifiais volontiers de catastrophe, j’avais perdu les mots et le sens. Je les avais perdus parce que j’avais perdu mon corps, on écrit avec son corps ou on n’écrit pas, moi, j’avais perdu mon corps, et ma tête aussi.
Un jour que j’étais seule dans mon appartement, l’envie m’a prise d’ouvrir un vieux dictionnaire. Les yeux fermés, j’ai inspiré le parfum ancien de poivre et de colle, puis j’ai approché mes lèvres du papier. Je voulais que mon palais connaisse l’encre
du monde.
De la pointe de ma langue, j’ai goûté la folie. Elle m’a paru bonne et piquante.
Cette petite a le goût des mots, disait-on de moi enfant. Aujourd’hui je sais que ce sont les mots qui ont le goût des humains. Ils nous dévorent.
Ils nous rendent fous. Folium en latin – pluriel folia – signifie la feuille. La feuille de l’arbre bien sûr, et par extension celle de papier, le feuillet. Au XVe siècle, folia, ou follia, s’est mis à désigner une danse populaire caractérisée par une énergie débridée. Souvenir de l’Antiquité peut-être, quand sur le Forum ou dans les rues d’Herculanum on entendait des hommes crier, éperdus de désir : « Folia ! » Folia,
nom de femme. Ainsi la définissait le Gaffiot. Je n’imaginais pas de Folia laides. Folia était le nom d’une beauté sauvage, indomptable, et je voyais d’ici, pressant amoureusement les hanches, les longs cheveux noirs roulés en torsade. La folie convoquait donc la danse, l’écriture et la femme.
Le décor était planté.
Pendant un an, moi la danseuse, l’écrivaine et la femme, j’ai lutté pour ne pas devenir folle. Je ne parle pas de psychiatrie, mais de cette ligne très mince, très banale, qui vous transforme lorsque vous la franchissez en étranger du dedans. J’avais libéré de moi une créature informe comme de la lampe se libère le mauvais génie. Cette créature se dressait sur mon chemin où que j’aille, où que je fuie. Je ne la détestais pas pour autant. Je crois surtout que je ne savais pas quoi penser d’elle. La seule manière de l’approcher, c’était de l’écrire.
Mais l’écriture me trahissait, l’écriture ne m’aimait plus.
L’évidence brûlait.
J’avais devant moi de beaux jours de souffrance.
Les fantômes portent la trace de leurs histoires effilochées et c’est pour cela qu’ils reviennent. Ils attendent d’en découdre, c’est-à-dire de voir leur histoire reprisée par ceux qui leur survivent.

I
Résurrection des fantômes
L’histoire aurait commencé ainsi: J’avais une amie, et je l’ai perdue deux fois. Ce que le cancer n’avait pas fait, le secret s’en chargerait.

(J’aimais les secrets, avant. Je les aimais comme les nuits chaudes d’été quand on va, pieds nus dans le sable, marier la mer et l’ivresse. Aujourd’hui je ne sais plus. Le monde a changé de langue, de regard et de peau. Je ne sais plus comment m’y mouvoir. J’ai désappris à nager, moi qui avais choisi de vivre dans l’eau.)

Une trahison. Une amitié folle piétinée de la pire des façons, une tombe creusée dans la tombe. Oui, l’histoire aurait pu être celle-là. Je l’ai longtemps cru moi-même, m’arrimant à cette idée comme aux deux seules certitudes de ma vie : Un jour nous mourons. Et la mer existe.
Après la mort, il n’y a rien.
Après la mer, il y a encore la mer.

J’avais cédé aux sirènes, je m’étais trompée. L’histoire n’était pas celle de mon amie deux fois perdue, mais un champ beaucoup plus vaste et inquiétant, qui ne m’apparaîtrait qu’au terme d’un très long voyage dans le tissu serré de l’écriture.

Le lundi 4 janvier 2021, ma vie a basculé. Le lundi 4 janvier 2021, je suis tombée dans un trou. Graver la date est nécessaire pour donner à cet événement un corps et un tombeau. Tout ce qui suivrait me paraîtrait tellement irréel.

Ce lundi 4 janvier 2021, j’ai planté ma langue tout au fond d’une bouche d’ombre. Après la mort, il n’y a rien ? Illusion. Ceux que nous aimons peuvent mourir encore après leur mort. La fin n’est donc jamais sûre, jamais définitive. J’aurais dû le savoir, moi la lectrice d’Ovide. Eurydice meurt deux fois sous le regard d’Orphée. Les Métamorphoses ne m’avaient rien appris.

Aujourd’hui je veux qu’on me réponde, je veux qu’on me dise. Où va l’amour quand la mort frappe ?

Jusqu’à ce lundi 4 janvier 2021, mon amie disparue n’était pas morte pour moi ; elle avait trouvé une forme d’éternité dans un livre que nous avions écrit, d’abord ensemble, puis moi sans elle. La nuit infinie ne nous avait pas séparées. J’étais devenue un tout petit morceau d’elle, comme elle avait emporté un tout petit morceau de moi, loin sous les limbes. La fiction avait aboli la mort.

Avec les révélations, le sol s’était ouvert en deux. Autour de moi avait commencé à grouiller une terre noire et gluante. C’était une terre pleine de doigts.

Les fantômes m’appelaient.

Le roman qui nous unissait, mon amie et moi, ce roman commencé à quatre mains et achevé à deux âmes (la formule me venait d’une délicate libraire du Mans et m’avait immédiatement saisie par sa justesse), débutait ainsi :

« On me prendra pour une folle, une exaltée, une sale ambitieuse, une fille fragile. On me dira : ‘‘Tu ne peux pas faire ça’’, ‘‘Ça ne s’est jamais vu’’, ou seulement, d’une voix teintée d’inquiétude : ‘‘Tu es sûre de toi ?’’ Bien sûr que non, je ne le suis pas. Comment pourrais-je l’être ? Tout est allé si vite. Je n’ai rien maîtrisé ; plus exactement, je n’ai rien voulu maîtriser. »

Je ne voulais rien maîtriser ? J’allais être servie.

« 16 septembre 2016. Ce devait être un rendez-vous professionnel, un simple rendez-vous, comme j’en ai si souvent. Rencontrer un auteur que je veux publier, partager l’urgence brûlante, formidable, que son texte a suscitée en moi. Puis donner des indications précises : creuser ici, resserrer là, incarner, restructurer, approfondir, épurer. Certains éditeurs sont des contemplatifs. Jardin zen et râteau miniature. J’appartenais à l’autre famille, celle des éditeurs garagistes, heureux de plonger leurs mains dans le ventre des moteurs, de les sortir tachées d’huile et de cambouis, d’y retourner voir avec la caisse à outils. Mais là, ce n’était pas n’importe quel texte, et encore moins n’importe quel auteur. »

L’auteur (à l’époque je ne disais pas encore autrice, j’ignorais que le mot circulait depuis le Moyen Âge, avant son bannissement par les rois de l’Académie française – au nom de quoi en effet, de qui, les femmes écriraient-elles ?), l’auteur en question, disais-je, était liée à des grands noms de notre histoire nationale, politique, artistique, intellectuelle. Son texte affichait un rêve de liberté qui rejoignait des aspirations intimes qu’à ce moment-là je ne me formulais pas.

« Sur mon bureau encombré de documents et de stylos était posé le manuscrit annoté. Pour une fois, ce n’étaient ni le style ni la construction qui avaient retenu mon attention mais bien la femme que j’avais vue derrière. »

J’avais vu cette femme, oui, j’avais vu la femme courageuse, éclatante, qui allait m’ouvrir les portes de la mémoire, de l’engagement et de l’indépendance. Celle qui serait mon modèle, et à travers ma plume, le possible modèle de nombreuses lectrices et lecteurs.

« Certaines rencontres nous précèdent, suspendues au fil de nos vies ; elles sont, j’hésite à écrire le mot, car ni elle ni moi ne croyions plus en Dieu, inscrites quelque part. Notre moment était venu, celui d’une transmission dont le souvenir me porterait toujours vers la joie, et d’une amitié aussi brève que puissante, totale, qui se foutait bien que quarante-sept ans nous séparent. »

Je relis ces lignes et ma gorge se serre. Comme j’aurais aimé que son souvenir me porte toujours vers la joie. Comme j’aurais aimé que le roman continue à épouser la réalité. Comme j’y ai cru.

Après le décès de mon amie, je m’étais réchauffée à l’idée du destin. Ce fameux « doigt de Dieu » qui selon Sartre se pose sur votre front, vous désignant comme l’élue. C’était un poids autant qu’un privilège. Soit. Je ferais mon possible pour ne pas décevoir. J’essaierais d’être à la hauteur de cette élection. Certains parleraient de moi comme d’une amie prodigieuse. Une si belle histoire, n’est-ce pas ? Devant un système dont je ne possédais ni les clefs ni les codes, j’allais pécher par candeur et arrogance. J’étais assoiffée de romanesque. J’avais vingt-huit ans.
Dans un livre, une femme de soixante-quinze ans revit son enfance, sa jeunesse, son désir de liberté.
Dans un livre, une femme me noue à la plus belle des promesses, qui est aussi la plus rassurante : l’amitié.
Dans un livre, une femme me pousse à rêver et à écrire sur elle, quitte à écrire n’importe quoi. C’est la liberté du romancier, elle est au-dessus des lois – dit-on.
Dans un livre, une femme s’éteint brusquement et me donne l’écriture en héritage. Vertige : elle meurt au monde en me faisant naître à moi-même.
Dans un livre, je pleure cette femme.
Dans un livre, je remercie un homme, son mari ; comme elle il me fait confiance, comme elle il croit en moi ; par sa tendresse il prolonge l’amitié folle qui nous liait toutes les deux. Il prend sa place. Il triomphe de la mort.

Dans un livre
— un autre,
Une femme
— une autre,
Prend un jour la parole
Et s’élève
Pour que cesse la fiction.

Au point de jonction du monde et des enfers, le réel montait la garde. Le réel a un visage, celui d’un mari, d’un père, d’un beau-père, d’un ami, d’un mentor, d’un menteur. Le réel a des pulsions, des secrets, un rapport désaxé au pouvoir. (Le pouvoir, ce n’est pas seulement l’argent, les postes de prestige, les diplômes, les cercles mondains, les étiquettes, le pouvoir, c’est le contrôle du discours.) Il arrive que le pouvoir soit renversé. Le réel croyait se cacher dans le langage ; voilà que le langage lui arrache son masque. Un matin, le soleil plonge dans la nuit.

Littérature, mère des naufrages. Parce qu’elle fait corps avec le langage, la littérature fait corps avec la tempête. Un mot peut dire une chose et son contraire. Tout est toujours à interpréter, à entendre – c’est bien cela, il nous faut tendre vers quelque chose ou quelqu’un pour espérer le comprendre. Tout est donc malentendu. Nous passons nos vies à nous lire les uns les autres, à passer au tamis de notre propre histoire l’histoire des autres. Nous sommes de fragiles lecteurs. Et moi, une fragile écrivaine.
Il y a cinq ans, j’écrivais avec des yeux clairs au bout des doigts, dix petits soleils, les mots baignés de fiction lorsqu’ils filaient sur la page.
Aujourd’hui j’écris dans la nuit.
Le réel n’est rien d’autre. Nuit noire. Trou noir. Écoutez ce bruit sec. Quand on racle l’os, c’est qu’il ne reste plus d’illusions.
Aujourd’hui j’écris aveugle, mais plus aveuglée.
J’écris avec mon squelette.
J’écris avec ce que j’ai perdu.

« On ne part pas. » Combien de fois ai-je tourné ce vers de Rimbaud dans ma tête ? On ne part pas. Qu’on passe une saison en enfer ou non, le mauvais sang est là, tapi en nous. Il saura où nous trouver. Fuir les autres ? Très bien. Mais se fuir soi ? Je commençais à le comprendre, nos stratégies de contournement, si élaborées soient-elles, nourrissent toujours nos futures défaites. Dans le fond, c’est peut-être ce que nous recherchons : que quelque chose en nous se défasse. L’écriture est une voie tortueuse pour accéder à ce délitement, conscient ou pas. C’est comme si elle nous précédait, comme si elle savait de nous des choses que nous-même ignorons. Qu’on la dise romanesque, autobiographique, intime ou engagée, la littérature nous attend déjà du mauvais côté. Celui où nous tomberons. Elle nous échappe en nous faisant advenir à nous-même, nous pousse à écrire ce que jamais on ne dirait, sans doute pour assouvir notre désir de connaître, de nous connaître (cette pompeuse libido sciendi détaillée par saint Augustin et Pascal, qui forme avec le désir de la chair et le désir du pouvoir l’une des trois concupiscences humaines). L’écriture s’impose. Révélateur chimique de nos vies, développateur argentique – nos fantômes en noir et blanc.
Dans cette métamorphose silencieuse, le lecteur agit comme un solvant. Sous son regard froid ou brûlant, la phrase trouve ses contours, sa profondeur, à moins qu’elle ne se désintègre totalement. En ce sens, la littérature ne saurait être un loisir ni un divertissement. Comment le pourrait-elle ? La littérature est toujours plus sérieuse qu’on ne le pense puisqu’elle met en jeu ce qui fait de nous des mortels, des égarés, des êtres humains – c’est-à-dire des monstres.
« On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.
En l’espace d’un battement de cœur.
Ou de l’absence d’un battement de cœur. »

Les mots de Joan Didion pulsaient dans mes veines. Combien de temps faut-il au monde pour s’écrouler ? L’année qui s’ouvrait serait-elle pour moi aussi celle de la pensée magique (non, tout cela n’est pas arrivé, non, cela n’est pas possible) ? Avant même que le livre brisant le silence ne paraisse en librairie le jeudi 7 janvier – chronologie, mon garde-fou –, j’ai su que ce lundi allait tuer quelque chose en moi.

Le 4 janvier 2021, au terme d’une journée interminable, pétrie d’attente, d’angoisse et de malaise, j’apprenais dans la presse que le mari de mon amie disparue, devenu depuis un proche, j’allais dire, un père, était accusé d’un crime.

Il faut nommer le crime, mais comment nommer l’innommable ? Inceste n’est pas un mot. Inceste est un au-delà du langage, un au-delà de la pensée. Inceste est tout à la fois l’inconcevable et l’indicible. Pourtant ce qu’on ne peut dire existe et ce qu’on ne peut concevoir advient, puisque cela détruit. Les ruines sont des preuves.

Mon amie disparue, cette femme libre et indépendante que j’avais érigée en inspiratrice, ne m’avait jamais confié ce drame, pas même de façon allusive. Par son silence, elle avait protégé son mari.

Soudain, la liberté n’avait plus du tout le même visage. Je ne voyais plus qu’une adolescence pulvérisée, un désordre poisseux, une unité éclatée, partout des cratères d’obus. Saisissant pour la première fois l’enfer qui se cachait derrière cette famille complexe, je me sentais happée par la spirale : les murs qui avaient emprisonné les victimes s’effondraient puis se relevaient pour encercler ceux que j’avais crus libres.

Quelque chose en moi avait explosé. Une déflagration.
J’avais fixé avec étonnement deux formes rouges à mes pieds.
C’étaient mes poumons.
Au départ, il m’a semblé que la meilleure façon de restituer la catastrophe consisterait à raconter point par point la journée du 4 janvier. J’ai fait machine arrière. Au fil des détails ma plume s’encrassait, je veux dire par là qu’elle devenait sale, douteuse – journalistique. Sans doute servait-elle à un public abstrait ce que celui-ci réclamait : de l’affect et du drama. Je ne veux pas de drama.

Consigner des instantanés me paraît plus juste, parce que plus proche de ce que j’ai vécu. Ces éclats sont à l’image de ma mémoire fragmentée. Ils me poursuivent comme une douloureuse empreinte – la marque d’une mâchoire humaine sur ma peau.

De quoi ai-je le chagrin de me souvenir ?

De ces échardes, de ces silences :

Je me souviens du message de mon éditeur au réveil le lundi. Quelque chose n’allait pas. Un « problème », des « nuages sombres » concernant « notre ami commun » (se méfier des mots banals, usés jusqu’à la corde, que l’inquiétude recharge brusquement en électricité).
Je me souviens que la veille, dans une boutique de Saint-Émilion, ma mère m’offrait un bracelet pour prolonger Noël et fêter un prix littéraire qui venait de m’être décerné. Il s’agissait d’un cuir sang combiné à une chaînette de pierres rouges, de l’agate, symbole d’équilibre et d’harmonie.
Je me souviens du soleil blanc sur la campagne, des reflets bleus lancés par le cèdre. Sur la branche nue du lilas des Indes, une mésange semblait peinte à l’aquarelle.
Je me souviens du thé en vrac au petit déjeuner, « Soleil vert d’Asie », mélange du Yunnan aux notes d’agrumes, qui avait le goût étrange du savon.
Je me souviens de l’attente, ce moment suspendu entre deux états de conscience, l’avant, l’après, l’antichambre de la douleur, moratoire du cœur et de l’esprit.
Je me souviens d’avoir pensé : Je sais que je vais apprendre quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Et juste après : Tout peut être détruit, tout peut être sauvé.
Je me souviens du regard inquiet de ma mère.
Je me souviens de la citation de Diderot dans la chambre jaune, ma grotte d’adolescente aux murs tatoués d’aphorismes : « Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. »
Je me souviens d’un coup de téléphone, de mon ventre qui cogne et d’une voix qui me répète : « Protège-toi. »
Je me souviens des rideaux aux fenêtres de ma chambre, la dentelle ajourée, les motifs d’un autre âge, on appelle ça des « rideaux bonne femme », pourquoi cette expression ? J’aurais dû voir le monde, je ne voyais plus que la fenêtre.
Quelques jours plus tôt, je me souviens que je regardais La vie est belle de Frank Capra, touchée par la dédicace finale de l’ange gardien à George, le héros : « Cher George, rappelle-toi qu’un homme qui a des amis n’est pas un raté. »
Je me souviens du téléphone qui vibre vers 17 heures.
L’impensable.
Je me souviens de l’article de journal, de la photo officielle de mon ami, du mot accolé à la photo. Tout éclate. »

À propos de l’auteur
LAURENT_Caroline_©Philippe_MatsasCaroline Laurent © Photo DR

Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès de son livre co-écrit avec Évelyne Pisier, Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017 ; Pocket, 2018 ; Prix Marguerite Duras ; Grand Prix des Lycéennes de ELLE ; Prix Première Plume), traduit dans de nombreux pays, elle a publié Rivage de la colère (lauréat d’une dizaine de prix, dont le Prix Maison de la Presse 2020 ; le Prix du Roman Métis des Lecteurs et des Lycéens, le Prix Louis-Guilloux et le Prix Bourdarie de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer), roman adapté en bande dessinée aux éditions Phileas. Caroline Laurent a fondé son agence littéraire indépendante en 2021 ; elle donne des ateliers d’écriture en prison et collabore avec l’école Les Mots. Elle est depuis octobre 2019 membre de la commission Vie Littéraire du CNL.

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Elle, la mère

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En deux mots
Au moment d’enterrer sa mère, son fils entend écrire la vérité sur sa vie. «Sa vérité. Vérité crue impossible à entendre.» Creusant les secrets d’une famille qui se voulait bien sous tous rapports, il dévoile des traumatismes qui ont laissé des traces, du grand-père aux petits-enfants.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un lourd secret qui en cache d’autres

Le premier roman-choc d’Emmanuel Chaussade explore les secrets d’une famille marquée par les abus sexuels. D’une écriture clinique, il raconte le parcours de la mère qu’il enterre et son combat pour dire l’indicible et pour sortir de cette spirale infernale.

«Cette petite fille abusée, c’est elle, celle qui deviendra la mère.» Maintenant qu’elle est morte, Gabriel se penche sur la vie de cette mère qu’il ne peut appeler autrement. Révéler qu’elle a été la victime d’un grand-père dont la générosité cachait une grave perversion. Pour se venger des reproches de son épouse quant à son alcoolisme, il couche avec de nombreuses femmes, même s’il a «un physique ingrat et un visage qui n’est pas harmonieux. C’est un notable et il a de l’argent, cela suffit pour gommer ces défauts et que s’ouvrent de nombreuses cuisses.» Mais il ne s’arrête pas là. «Il rend souvent visite aux enfants abandonnés de l’hôpital Notre-Dame. Accompagné de deux acolytes, il ne vient jamais les mains vides et offre à ces jolies petites filles pauvres des poupées, des tours de manège et des sucreries. Les trois hommes ont du mal à garder leurs mains au fond de leurs poches et le manège dure des années. Il y en a une qui reçoit plus de cadeaux que les autres. Gâtée par le grand-père qui s’intéresse de trop près, beaucoup trop près, à cette petite fille toujours souriante. Les religieuses ferment les yeux, étouffent les rumeurs, mais ouvrent leurs poches en grand car l’homme est plus que généreux. Et puis, toutes ces accusations sont infondées puisqu’ils sont les trois notables les plus en vue de la ville.»
Le calvaire de la petite fille toujours souriante ne va pas s’arrêter là. Lorsqu’elle se retrouve enceinte, on va lui trouver un mari, le fils de la famille chargé de couvrir ce crime. Bien entendu, ce mari ne va pas tarder à l’ignorer, sa belle-famille qui ne l’a pas choisie à la mépriser et ses enfants qu’elle «aime comme un animal» à s’écarter d’elle. Alors la mère serre les dents face aux attaques, aux rumeurs, aux quolibets. Ne pouvant chercher de réconfort auprès de sa propre mère, morte en mettant au monde son petit frère un an après ma naissance. «Des fragments de sentiments. Des morceaux de vie. Deux morts en si peu de mots.»
De plus en plus seule, elle constate la perpétuation de la tradition de l’adultère. Son mari va séduit la marraine de son nouveau-né avant de faire la conquête de deux de ses belles-sœurs. Et si la belle-mère met un terme à toutes ces histoires «elle en profite au passage pour interdire à sa bru tout contact avec sa propre famille. Elle prive ses petits-enfants de toutes relations avec leurs oncles et tantes maternels les premières années de leurs vies. La mère est fautive d’avoir des sœurs aussi jolies et désirables. La mère est victime d’avoir un mari volage. Tout est de sa faute.»
Alors pour tromper cette solitude qui la ronge, elle va chercher une distraction dans le sexe. «Bestialité avilissante. Râlements bruyants. Chiottes d’autoroute. Sexes tendus. Elle n’est qu’une pute, une salope, qui passe de queues en queues. Gémissements bruyants. Elle ouvre les cuisses à qui le veut. Ils la pénètrent sans ménagement. Emma Bovary du pauvre. Des mâles qui lui font mal.»
Emmanuel Chaussade nous livre cette «vérité crue impossible à entendre» par petites touches, par de courtes phrases qui résonnent comme des coups de marteau. Au fur et à mesure qu’il nous dévoile cette histoire, le malaise et la colère nous gagnent. Comment peut-on sortir indemne de cette sarabande perverse qui passe d’une génération à l’autre? Comment trouver un équilibre dans une vie totalement déséquilibrée? C’est le défi de ce fils qui veut comprendre pour conquérir sa liberté. Un témoignage poignant, un combat pour la vérité, un bréviaire pour un avenir apaisé.

Elle, la mère
Emmanuel Chaussade
Éditions de Minuit
Roman
96 p., 12 €
EAN 9782707346711
Paru le 7/01/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Elle, petite fille aux origines modestes. Envie de vivre plus forte que la mort.
Elle, adolescente aux rêves de prince charmant. Bal des illusions perdues.
Elle, femme libre, jalousée, traquée. Sacrifiée pour enterrer le passé.
Il revient au fils de découvrir les secrets de famille. Histoires de haine et d’amour.
Elle, la mère.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Philosophie magazine (Philippe Garnier)
Nonfiction (Anne Coudreuse)
Blog L’Espadon
Blog Mes écrits d’un jour
Blog Les jardins d’Hélène
Blog Lire au lit
Blog Les livres de Joëlle

Les premières pages du livre
« Elle n’a rien dit quand ils l’ont soulevée. Pas un mot. Elle ne s’est pas débattue. Pas un geste. Ils l’ont soulevée toute raidie. Ils l’ont allongée à l’intérieur et ils se sont reculés. Il a remonté le plaid jusqu’à sa taille. Posé ses mains glacées sur le revers. Glissé une lettre entre ses doigts joints. Il l’a marquée d’une petite croix et l’a embrassée une dernière fois sur le front. Comme il l’a toujours fait. Dernier baiser de l’amour. Premier baiser de la mort. Ils l’ont enfermée. Ils ont vissé le couvercle et ils ont emporté la boîte sans faire de bruit.
Ils l’ont descendue dans le trou. Au fond de l’antre noir. Elle s’est glissée en douceur à côté de son mari. Sans faire de bruit. Ils l’ont déposée au-dessus de son jeune fils et de ses beaux-parents. Pas de place perdue. Ils ont hissé les cordes. Il a jeté une poignée de terre au fond du trou. Elle n’a pas protesté quand ils ont fait rouler la dalle au-dessus d’elle. Condamnée à l’obscurité pour l’éternité. À peine le bruit des truelles qui raclent la pierre moussue. Muette dans sa nouvelle prison. Enfermée dans une fosse sans lumière. Ancienne vivante, nouvelle morte. Seule dans le noir et le froid. Sous terre, elle aura enfin la paix. Il l’espère. Il est seul, tout seul à l’enterrement de la mère. Seul face à la mère. Il lève la tête. Les oiseaux chantent joyeusement dans le ciel pour saluer la mort qui vient de se coucher.

Elle est seule dans la mort. Elle est seule dans la solitude de la terre. Le fils est seul dans son chagrin. Solitude commune, partagée. Le fils quitte la mère pour la dernière fois. Sans se retourner. Sans pleurer. Ses larmes, il les a versées il y a bien longtemps. Ses larmes ont disparu avec son enfance. Avec sa mort, il est passé de l’enfance à la vieillesse en quelques pelletées. Il sait qu’il restera toute la vie un enfant aux yeux de la mère.
Il ne se souvient pas d’avoir pleuré devant elle. Elle, il se rappelle l’avoir vue en larmes, si souvent, trop souvent. Plus le temps a passé, moins ses yeux se sont noyés. Ce n’est pas l’envie qui l’en a empêché mais, avec les années, elle a appris à retenir ses chagrins. Elle les a gardés pour elle. Ses douleurs étaient trop grandes pour pleurer.

Il se souvient, un soir de novembre, de l’avoir trouvée en pleurs. Elle regardait par la fenêtre, les yeux dans le lointain, fixée dans ses pensées. Le père n’était toujours pas rentré. Elle lui a dit de ne pas s’inquiéter et de retourner se coucher. Avec les années, elle a laissé ses larmes derrière elle, pas ses chagrins. Avec les années, il a découvert la raison de ses larmes.
Elle ne pleurait pas pour rien, elle riait de tout. Ils vont lui manquer ses rires francs, ses rires exubérants, ses rires parfois gênants. Peut-être étaient-ils forcés pour conjurer le mauvais sort. Ses rires et surtout ses sourires portés en bouclier pour repousser les agressions de la vie. Ces sourires qu’elle lui a transmis. Tous ces sourires éteints que portent les gens tristes.

Il revoit son sourire grave, teinté de mélancolie, le matin où il lui a demandé comment elle était habillée le jour de son mariage. « Simplement, lui a-t-elle répondu. Une robe sans prétention. » Il l’a suppliée de lui montrer les photos. « Il n’y en a pas eu. » Il l’a interrogée sur la cérémonie. « Deux témoins chacun. » Et puis la fête, après ? « Nous n’avions pas beaucoup d’argent, à l’époque. Nous n’avons rien fait. Pas de tralala ! » Elle a chassé son air mélancolique avec un sourire dont elle avait le secret. Secret défense qu’elle lui confiera quelques années plus tard quand il sera trop lourd à porter pour elle toute seule. Elle s’en déchargera dans un souci de vérité. Elle criera la vérité qu’on lui a demandé de cacher. La réalité que tout le monde voulait nier. Le droit de connaître la vérité.
Elle a caché sa tristesse et son air pensif en trempant ses doigts dans le bol d’eau qui sert à humecter le linge qu’elle repassait. Le linge des huit personnes qui vivaient à la maison. Des montagnes de vêtements, des piles de draps entassés dans l’immense corbeille en osier. Le grand panier qui servait de lit au fils pour discuter à côté d’elle. Séances de repassage, temps des confidences.
Il ne tirera plus jamais sur les draps pour l’aider à les plier. Plus jamais elle ne s’amusera à tendre le rectangle de lin blanc d’un coup sec, pour le faire tomber à la renverse. Le drap ne lui échappera plus des mains. Tous ces draps chargés d’histoires. Son dernier drap est un linceul dont le fils l’a enveloppée. Un plaid dont s’enroulent les Pachtouns d’Afghanistan pour qu’elle ait un peu moins froid là où elle va. Pour qu’elle ait un peu plus chaud, là où elle est.
C’est au cours d’un après-midi de repassage qu’elle lui raconte ce que sa belle-mère lui a offert le jour de son mariage. Un livre de cuisine qu’elle a encore en travers de la gorge. Difficile d’avaler ce cadeau de bienvenue dans sa nouvelle famille. Le message est clair. Votre place est à la cuisine. Cachée de tous à laver la vaisselle sale. Il y a mille recettes pour cacher ou déformer la vérité, il n’y en a pas pour domestiquer les êtres libres. Cette liberté qu’elle aime tant.
Pas de recette transmise de mère en fils. La mère n’est pas un cordon bleu. Insoumise aux palais fins. Rebelle aux préparations sophistiquées. Révoltée aux repas de plusieurs heures qui nécessitent beaucoup de précautions. La mère ne manque pas de bonne volonté pour faire plaisir à la tablée. Elle privilégie une cuisine simple, à base de produits qui rythment l’année. Pâques lance la saison de l’agneau, des jardinières de légumes et des fraises saupoudrées de
sucre et d’un filet de citron. Un bol de crème fraîche disposé à côté de l’assiette du père avant qu’il ne le lui réclame. Gigot, côtelettes, épaule, navarin, sauté, en cocotte ou au four, d’avril à juin, de l’agneau, uniquement de l’agneau. À croire que les autres animaux ont élu domicile sur une autre planète. L’été, elle se réjouit de l’arrivée des tomates farcies, des ratatouilles parfumées, des salades fraîches, des légumes crus et des tartes aux fruits. Elle redoute l’automne avec les gibiers si forts, l’odeur du chou farci à la queue de bœuf qui lui soulève le cœur. Les choux de Bruxelles, le bœuf bourguignon et le coq au vin, impossibles à avaler. Elle assaisonne les plats à sa manière. Le miel remplace la moutarde. La sauce mousseline qui doit accompagner les asperges brille par son absence. Elle remplace un ingrédient par un autre, transformant la recette d’origine en une nouvelle, ce qui provoque grimaces et grincements de dents des invités. Elle garde son énergie pour d’autres choses dont elle a le secret.
Plus jamais elle ne lui dira « Que tu es maigre. Tu ne manges rien à Paris. Tu as mauvaise mine. On dirait que tu es malade. » Quatre sentences d’affilée qui avaient le don de l’irriter. « Arrête de boire. Tu bois trop. » Ces deux-là l’achevaient et lui clouaient le bec pour un bon moment. Malgré cela, elle ne s’interdisait jamais une coupe de champagne, ou deux. À part une bouchée de terre et quelques vers, que peut-elle bien avaler maintenant ? Il n’y a pas de pissenlits autour de sa tombe. Les couleuvres, elle les a avalées de son vivant. Anorexie mortelle, lente descente en enfer, avant un paisible retour à la terre. Enracinée dans la terre nourricière. »

Extraits
« La mère aime d’instinct. Elle aime comme un animal. Sans réfléchir. Tout de suite, jamais ou pour la vie. Elle aime d’un amour vrai, d’un amour pur. Elle aime sans distinction. À vie. Elle aime sans différence. Enfants et amis aimés de la même façon. Aimés sans avantage. Elle est incapable d’aimer autrement. Elle écarte les gens toxiques. Des gens nuisibles lui sont imposés. Attaques sournoises. Faux amis blessés de ne pas avoir été adoptés. Rumeurs empoisonnées. Belle-famille qui ne l’a pas choisie. Moqueries assassines. Jalousie de son amour généreux et possessif. Elle est attaquée pour son manque d’instruction, elle qui n’est pas allée longtemps à l’école. Vilipendée d’être trop franche et trop directe. Dénigrée pour dire la vérité et dénoncer les mensonges. La mère serre les dents. Toujours le sourire comme seule défense contre leurs attaques répétées. Les êtres qui aiment la vie attirent ceux qui en ont peur. » p. 24

Sa mère qui lui a tant manqué. Sa mère dont elle a si peu parlé. Quelques bribes, souvenirs ténus, souvenirs émus. Le fils essaye de la faire parler de cette femme qu’il n’a pas connue. Trop douloureux. «Ma mère est morte en mettant au monde mon petit frère.» «Paul, mon petit frère, est mort quelques jours plus tard.» «Morts de la tuberculose. Tous les deux.» « C’était un an après ma naissance. » Des fragments de sentiments. Des morceaux de vie. Deux morts en si peu de mots. La mère ne ment pas. C’est sa vérité. P. 25

Le grand-père souffre de la sécheresse de sa femme qui lui reproche de trop boire. Il se console dans les bras d’autres femmes. C’est un sacré queutard. Il ne peut résister aux charmes de ces dames, pourtant il a un physique ingrat et un visage qui n’est pas harmonieux. C’est un notable et il a de l’argent, cela suffit pour gommer ces défauts et que s’ouvrent de nombreuses cuisses. C’est un homme lunaire et généreux qui, comme son épouse, a ses propres bonnes œuvres. À la différence de sa femme, il aime les enfants. Il rend souvent visite aux enfants abandonnés de l’hôpital Notre-Dame. Accompagné de deux acolytes, il ne vient jamais les mains vides et offre à ces jolies petites filles pauvres des poupées, des tours de manège et des sucreries. Les trois hommes ont du mal à garder leurs mains au fond de leurs poches et le manège dure des années. Il y en a une qui reçoit plus de cadeaux que les autres. Gâtée par le grand-père qui s’intéresse de trop près, beaucoup trop près, à cette petite fille toujours souriante. Les religieuses ferment les yeux, étouffent les rumeurs, mais ouvrent leurs poches en grand car l’homme est plus que généreux. Et puis, toutes ces accusations sont infondées puisqu’ils sont les trois notables les plus en vue de la ville. Cette petite fille abusée, c’est elle, celle qui deviendra la mère. » p. 32-33

« Tel père, tel fils. Le cher mari perpétue la tradition de l’adultère. Il séduit la blonde marraine du nouveau-né. Le conte de fées s’écroule. La mère est de nouveau enceinte. Le quatrième enfant en quatre ans. L’amour a pris un coup. La mère trompée accouche d’un troisième garçon dans des douleurs atroces, alors qu’il ne pèse pas trois kilos. Enfant mal né, enfant malformé, enfant sans vice qui naît avec une anomalie cachée. L’enfant a les mains bleues.
Elle est inquiète et son instinct de mère le crie. On la fait taire en la traitant de folle. Cet enfant a froid tout simplement. Mauvaise mère qui n’a pas pensé à lui mettre des gants pour le réchauffer. Taisez-vous ! Tout est de votre faute. La rivale s’éloigne mais elle a des sœurs. Jolis cœurs et corps à prendre. Le mari fait la conquête de deux de ses belles-sœurs. La belle-mère le découvre et met un terme à toutes ces histoires. Elle en profite au passage pour interdire à sa bru tout contact avec sa propre famille. Elle prive ses petits-enfants de toutes relations avec leurs oncles et tantes maternels les premières années de leurs vies. La mère est
fautive d’avoir des sœurs aussi jolies et désirables. La mère est victime d’avoir un mari volage. Tout est de sa faute.» p. 41

« Elle court, elle court après l’amour. Après des mâles éphémères.
Elle leur fait la cour, avec sa joie de vivre et ses sourires. Ils sont choisis par cette jeune femme mariée à un notable. Fiers d’être élus. Elle va les chercher, ces gens de rien, ces paysans. Ces ouvriers qui lui rappellent son père. Ces hommes qui la baisent comme une chienne, à l’arrière d’une voiture, dans une grange ou en forêt. Ils la prennent à la va-vite. S’enfoncent en elle avec brutalité. Cave humide et froide. Bestialité avilissante. Râlements bruyants. Chiottes d’autoroute. Sexes tendus. Elle n’est qu’une pute, une salope, qui passe de queues en queues. Gémissements bruyants. Elle ouvre les cuisses à qui le veut. Ils la pénètrent sans ménagement. Emma Bovary du pauvre. Elle puise encore plus profond dans la bassesse, comme pour se punir d’y prendre du plaisir. Des mâles qui lui font mal. » p. 46

« Elle dit sa vérité. Vérité crue impossible à entendre. Elle les dérange. Seul recours pour eux, la faire passer pour folle. Ils la traitent de folle. Ils la prennent pour folle. Ils la rendent folle. «Je ne suis pas folle quand même. Ils mentent, tu sais. Ils ne veulent pas voir la vérité en face.» C’est elle qui a raison, elle les a démasqués. Son tort est de le crier. Crier la vérité. Beau-père alcoolique et pédophile. Mari volage et malhonnête avec le fisc. Belle-mère mythomane qui s’est inventé une saga familiale. Beau-frère violent qui trompe sa femme. Fille aînée paranoïaque. Fils aîné pervers. Sa propre famille ne peut pas croire ce qu’elle dit. Ses frères et sœurs s’illusionnent devant les bonnes manières, les propriétés et les comptes en banque de sa famille d’adoption. La mère a compris que les bourgeois savent parfaitement jeter de la poudre aux yeux pour cacher leur tout petit esprit. Elle aussi, elle y a cru, avant de voir l’envers du décor. De quoi se plaint-elle, par rapport à eux qui ont si peu ? Elle vit dans un bel hôtel particulier rempli d’antiquités, un grand appartement en ville, un autre sur la Côte d’Azur. Son mari l’emmène skier l’hiver dans une station huppée. Le champagne coule à flots. Elle ne manque de rien. Pourquoi tous ces reproches? Décidément, elle est complètement folle. » p. 50

À propos de l’auteur
CHAUSSADE_Emmanuel_©Guillaume_NothEmmanuel Chaussade © Photo Guillaume Noth

Né en 1961. École des Beaux-Arts. Chambre Syndicale de la Couture Parisienne. Créateur de haute-couture. Directeur Artistique. Commissaire d’exposition. Elle, la mère est son premier roman. (Source: Éditions de Minuit)

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Sang et stupre au Lycée

ACKER_sang_et-stupre_au_lycee  RL_hiver_2021

En deux mots
Janey vit une liaison incestueuse avec son père au Mexique, avant de le quitter pour New York, où, après une scolarité ravageuse s’installe dans le Lower East Side où elle se drogue, baise, avorte avant d’être enlevée et entraînée vers la prostitution. Mais elle pourra fuir vers Tanger puis l’Égypte et retracer son parcours.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’équipée sauvage de Janey Smith

La réédition de Sang et stupre au lycée permet à Laurence Viallet de nous offrir une version corrigée et augmentée d’un livre sans tabous, à la fois roman d’apprentissage, journal intime, recueil de poésie, collage et manifeste.

Comme le dit Virginie Despentes, «ça te saute à la gueule, ça te transforme». La réédition de ce texte au temps de #metooinceste pourrait presque être vu comme une provocation, s’il n’était un témoignage fort, cru et brutal des mœurs des années 1970 où la «libération» passait par le sexe et la drogue, par la fin des tabous et les expériences hors limites.
Cela commence par un dialogue entre un père et sa fille. Ils séjournent à Mérida, au Mexique, et couchent ensemble. Mais Janey Smith, qui vient s’entrer dans l’adolescence, craint que la rencontre de son père avec Sally, une jeune starlette, ne signifie la fin de leur relation particulière. Elle part alors pour New-York, tandis que son géniteur reste au Mexique. Fin du premier acte.
Le second, tout aussi glauque, se passe au lycée où Janey va intégrer une bande baptisée les scorpions. «On faisait exactement ce qu’on voulait et c’était agréable. On se soûlait. On se droguait. On baisait. On se faisait sexuellement le plus de mal possible. Le speed, le surmenage affectif et parfois la douleur émoussaient nos cerveaux. Déglinguaient notre appareil percepteur. Nous savions que ne nous ne pouvions rien changer au merdier dans lequel nous vivions, aussi nous efforcions-nous de nous changer nous-mêmes.» Et comme elle ne connaissait rien à la contraception, elle se retrouve enceinte et avorte pour 190 dollars. Dans son école «réservée aux gentilles filles de bonne famille» la chose devient courante. Alors les scorpions veulent se venger, «combattre la morosité de cette société de merde». Vols, dégradations, insultes, course-poursuite avec la police, accidents et autres dérapages vont alors se multiplier.
Avant l’acte trois, un petit intermède nous est proposé sous forme de conte. L’histoire du monstre et de sa chatte qu’un ours vient déranger. On y croisera aussi un cheval blanc et un éléphant. Des intermèdes qui vont se multiplier, notamment sous forme graphique, car les éditions Laurence Viallet ont choisi de rééditer ce livre en y incluant des fac-similés inédits reproduits en quadrichromie: deux cartes des rêves, dessinées et annotées à la main par Kathy Acker, et de nombreux dessins.
Janey vit désormais dans L’East Village où «les quelques centimètres épargnés par les ordures puent la pisse de chien et de rat. Tous les immeubles sont cramés, à moitié incendiés, ou en ruine.» La population est à l’aune de cet environnement, misérables ou voyous, comme ceux qui débarquent chez Janey et cassent tout avant de la frapper et de la kidnapper pour la conduire chez un mystérieux M. Linker, sorte de proxénète érudit. Ce dernier la séquestre et lui inculque sa philosophie de la vie. Mais elle n’a pas envie de passer toute sa vie en enfer. «Si je savais comment cette société a fini par être aussi pourrie, peut-être aurions-nous un moyen de détruire l’enfer.» écrit-elle. Et c’est précisément l’écriture qui la sauve. L’écriture et la soif d’apprendre. Un jour elle trouve une grammaire persane et se met à apprendre le persan. Des poèmes joliment calligraphiés suivront, suivis de poèmes de révolte, de notes de lecture, de correspondance avec des écrivains comme Erica Jong et Jean Genet, de fragments de son journal intime, de dessins comme cette carte de ses rêves.
Kathy Acker invente le collage littéraire qui va lui ouvrir le monde. Un monde qu’elle va parcourir après avoir trouvé un billet pour Tanger. Un monde qu’elle va embrasser, faisant du beau avec du mal, poussant toujours plus loin les limites.
Concluons cette chronique comme elle a commencé, avec Virginie Despentes: «je ne connais aucun autre auteur qui ait un tel souffle — une telle capacité à bouleverser nos certitudes sur ce qu’on peut attendre d’un roman.»

Sang et stupre au lycée
Kathy Acker
Éditions Laurence Viallet
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro
224 p., 22,50 €
EAN 9782918034049
Paru le 21/01/2021

Annexes
Cahier hors-texte de fac-similés inédits reproduits en quadrichromie. Il se compose de deux Cartes de mes rêves, dessinées et annotées à la main par Kathy Acker, et de deux dessins.
Reproduction de la décision de justice allemande qui, en 1986, a frappé le livre pour outrage aux bonnes mœurs. Dans ce réquisitoire candide, les censeurs, réfractaires à l’humour corrosif du roman, se montrent autant déroutés par le
fond que la forme, témoignant d’un obscurantisme universel et atemporel.

Où?
Le roman se situe d’abord au Mexique, à Mérida et au Yucatan puis aux États-Unis, à New York, dans le Connecticut, dans le New Jersey, à Newark. Puis à Tanger et en Égypte, du Caire à Louqsor.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1970.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Pendant deux mille ans vous avez eu le culot de nous dire à nous les femmes ce que nous étions. Nous utilisons vos mots ; nous mangeons votre nourriture. Qu’importe la façon dont nous gagnons notre argent, c’est un crime. Nous sommes des plagiaires, des menteuses, et des criminelles.» Kathy Acker
Sang et stupre au lycée est un conte philosophique voltairien, un roman d’apprentissage intertextuel qui retrace avec facétie les mésaventures de Janey Smith à la façon d’un journal intime.
Janey vit à Mérida, au Mexique, auprès de Johnny, son père, avec lequel elle vit une liaison incestueuse décrite sur le mode du vaudeville blasé, jusqu’à ce qu’il la quitte. Elle rejoint New York, où elle découvre le punk rock et le Lower East Side, donnant à voir ce Manhattan aujourd’hui mythique. Elle s’adonne à l’écriture de poèmes, subit plusieurs avortements, vend des muffins, attrape une MST, rejoint un gang… Enlevée, puis victime de la traite des Blanches, elle réécrit La Lettre écarlate, traduit Properce de manière très personnelle, apprend la langue et la calligraphie persanes. Libérée, elle rencontre Jean Genet à Tanger, avec qui elle entretient une liaison torride, avant de partir pour Alexandrie.
Sang et stupre au lycée – roman de jeunesse et chef-d’œuvre incontestable de Kathy Acker – opère comme un manifeste qui contient en germe toute son œuvre. C’est le laboratoire où elle met au point les expérimentations stylistiques et les jeux avec le canon littéraire qui lui resteront chers. La narration, oscillant entre la troisième et la première personne lorsqu’il s’agit des extraits du journal de Janey, favorise un impressionnant foisonnement formel (collage, plagiat, contes, saynètes drolatiques, poèmes, cartes des rêves, éructations de petite fille indigne dans des dessins parfois obscènes…), offrant une ode au langage et au pouvoir de la littérature. La difficulté à vivre dans une société brutale, néolibérale, patriarcale donne lieu à des diatribes anticapitalistes et féministes dont l’écho résonne encore aujourd’hui. Les thématiques abordées deviendront fétiches (le désir, le sentiment amoureux vécu comme souffrance, le refus de toute assignation identitaire et genrée, l’émancipation par la puissance de l’imaginaire…).
«Le fil conducteur de ce roman pulvérisé, traversé par un humour noir ravageur, réside dans la fraîcheur survoltée et si attachante de la voix de Janey/Kathy, irrévérencieuse et érudite, onirique et autobiographique, visionnaire et surdouée.
Kathy Acker ne déconstruit pas, elle pulvérise. Je ne connais aucun autre auteur qui ait un tel souffle, une telle capacité à bouleverser nos certitudes sur ce qu’on peut attendre d’un roman.» Virginie Despentes

Ce qu’en disent les écrivains
«Sang et Stupre au lycée est un texte exigeant qu’on ne peut pas lire en somnolant – ça te saute à la gueule, ça te transforme. Kathy Acker écrit sur la baise et le corps et la ville et la défonce et l’invisible – et personne n’avait fait ça avec autant de
radicalité et de style. Kathy Acker ne déconstruit pas, elle pulvérise. Je ne connais aucun autre auteur qui ait un tel souffle – une telle capacité à bouleverser nos certitudes sur ce qu’on peut attendre d’un roman.» Virginie Despentes

«Sang et stupre au lycée, de Kathy Acker, est un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine. Comme Le Festin nu et Sur la route, il figure parmi les très rares romans américains qui sont parvenus à élargir la définition et les paramètres de la littérature. Sang et stupre au lycée représente la quintessence de l’audace et de la radicalité pour toute une génération.» Dennis Cooper

«Acker est une Colette postmoderne dont l’œuvre a le pouvoir de refléter l’âme du lecteur.» William Burroughs

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Sur les pas de Kathy Acker – Manou Farine)
Libération (Mathieu Lindon)
Focus LeVif.be (Marcel Ramirez)
Cheek Magazine (Pauline Le Gall)
Blog Un dernier livre avant la fin du monde 
Blog cultures sauvages 

Les premières pages du livre
« Marre des parents
N’ayant jamais su ce qu’était une mère, la sienne étant morte lorsqu’elle avait un an, Janey dépendait de son père en toutes choses et le considérait comme un petit ami, un frère, une sœur, des revenus, une distraction et un père.
Janey Smith avait dix ans et vivait avec son père à Mérida, la principale ville du Yucatan. Janey et M. Smith avaient prévu que Janey fasse un long séjour à New York, en Amérique du Nord. En fait, M. Smith essayait de se débarrasser de Janey pour pouvoir passer tout son temps avec Sally, une starlette de vingt et un ans qui refusait obstinément de baiser avec lui.
Un soir, M. Smith et Sally sortirent, et Janey sut que son père et cette femme allaient baiser. Janey elle aussi était très jolie, mais elle avait une drôle d’expression car un de ses yeux était de travers.
Janey mit le lit de son père en pièces et coinça des planches contre la porte principale. Quand M. Smith rentra chez lui, il lui demanda pourquoi elle se comportait ainsi.
Janey: Tu vas me quitter. (Elle ne sait pas pourquoi elle dit ça.) Le père (abasourdi, mais ne niant pas): Sally et moi on vient à peine de coucher ensemble pour la première fois. Comment veux-tu que je sache ?
Janey (perplexe. Elle ne pensait pas que ce qu’elle vient de dire était vrai. C’était sous le coup de la colère): Alors tu vas me quitter. Oh non. Non. Ce n’est pas possible.
Le père (étonné lui aussi) : Je n’ai jamais pensé que j’allais te quitter. Je baisais, c’est tout.
Janey (ne se calme pas du tout en entendant ces paroles. Son père sait que Janey réagit au quart de tour et devient folle quand elle a peur, aussi provoque-t-il sans doute cette scène): Tu ne peux pas me laisser. Tu ne peux pas. (Complètement hystérique maintenant:) Je vais. (S’aperçoit qu’elle risque de perdre pied et de forcer les événements. Veut quand même entendre sa version. Frissonne de peur en lui demandant ceci.) Es-tu fou amoureux d’elle ?
Le père (réfléchit. Début de la confusion) : Je ne sais pas.
Janey : Je ne suis pas folle. (S’apercevant qu’il est fou amoureux de cette femme.) Je ne voulais pas agir comme ça. (Comprenant petit à petit qu’il est vraiment fou amoureux. Lâche le morceau.) Ça fait un mois que tu passes tout ton temps avec elle. C’est pour ça que tu as arrêté de prendre tes repas avec moi. C’est pour ça que tu ne m’as pas aidée comme tu le faisais avant, quand j’étais malade. Tu es fou amoureux d’elle, n’est-ce pas ? |
Le père (sans tenir compte de ce gâchis) : Nous avons couché ensemble pour la première fois cette nuit.
Janey: Tu m’avais dit que vous étiez juste amis, comme Peter et moi (l’agneau en peluche de Janey) et que vous ne coucheriez pas ensemble. Ce n’est pas comme moi quand je couche avec tous ces queutards des beaux-arts: lorsqu’on couche avec sa meilleure amie, c’est franchement grave.
Le père : Je sais, Janey.
Janey (elle n’a pas gagné ce round; elle lui a jeté la trahison au visage et il ne l’a pas complètement esquivée) : Tu as l’intention d’habiter avec Sally ? (Elle évoque la pire éventualité.)
Le père (toujours sur le même ton, triste, hésitant, mais secrètement heureux parce qu’il veut se tirer) : Je ne sais pas.
Janey (elle est sur le cul. Chaque fois qu’elle dit le pire, ça se produit) : Quand est-ce que tu sauras ? Je dois prendre mes dispositions.
Le père : Nous n’avons couché ensemble qu’une seule fois. Pourquoi ne pas laisser les choses suivre leur cours, Janey, au lieu de me mettre la pression ?
Janey : Tu m’annonces que tu aimes quelqu’un d’autre, tu vas me foutre à la porte, et je ne dois pas te mettre la pression. Tu me prends pour qui, Johnny ? Je t’aime.
Le père : Laisse les choses suivre leur cours. Tu en fais tout un plat
Janey (tout jaillit brutalement) : Je t’aime. Je t’adore. La première fois que je t’ai rencontré, c’est comme si une lumière s’était allumé en moi. Tu es la première joie que j’ai connue. Tu ne comprends pas ça ?
Le père (silencieux).
Janey: Je ne supporte pas l’idée que tu me quittes: c’est comme si une lance me transperçait le cerveau : c’est la pire douleur que j’ai jamais éprouvée. Tu peux sauter qui tu veux, je m’en fous. Tu le sais. Je n’ai jamais été comme ça.
Le père: Je sais.
Janey : J’ai peur que tu me laisses, c’est tout. Je sais que j’ai été chiante avec toi: j’ai vraiment trop déconné; je ne t’ai pas présenté à mes potes.
Le père: J’ai une liaison, Janey, rien de plus. Et j’ai envie que ça dure
Janey (elle la joue rationnelle) : Mais peut-être que tu vas me quitter
Le père (ne dit rien).
Janey : OK. (Se ressaisit en pleine débâcle et serre les dents.) Je vais attendre de voir comment les choses se passent entre Sally et toi et ensuite je saurai si on continue à vivre ensemble. C’est bien comme ça que ça se présente ?
Le père: Je ne sais pas.
Janey: Tu ne sais pas! Et moi, comment je fais pour savoir ?
Cette nuit-là, pour la première fois depuis des mois, Janey et son père couchent ensemble parce sinon Janey n’arriverait pas à dormir. Les mains de son père sont froides, il n’arrive pas à la toucher car de toute évidence il est troublé. Janey baise avec lui, même si ça lui fait super mal à cause de son inflammation pelvienne.
Le poème suivant est du poète péruvien César Vallejo, lequel, né le 18 mars 1892 (Janey est née le 18 avril 1964), a vécu quinze ans à Paris et y est mort à l’âge de quarante-six ans:
Cette nuit-là de septembre, tu fuis
si bon pour moi… à m’en faire souffrir!
Je ne sais rien de plus moi-même
Mais toi, TU n’aurais pas dû être aussi bon.

Cette nuit-là seule emprisonnée sans prison
Hermétique et tyrannique, malade et paniquée
Je ne sais rien de plus moi-même
Je ne sais rien moi-même car le chagrin me ronge.

Seule cette nuit de septembre est douce, TOI
Qui fis de moi une putain, sans
Émotion possible dans toute la distance de Dieu:
À ta détestable douceur je me cramponne.

Ce soir-là de septembre, quand semé
Sur des charbons ardents, depuis une voiture,
En flaques: inconnu.

Janey (alors que son père quitte le domicile) : Tu rentres ce soir ? Je ne veux pas t’embêter. (Ne cherchant plus à s’affirmer) Je pose la question, c’est tout.
Le père: Bien sûr que je rentre.
Au moment où son père quitte la maison, Janey se rue sur le téléphone et appelle son meilleur ami, Bill Russle. Bill a couché une fois avec Janey, mais sa bite était trop grosse. Janey savait qu’il lui dirait ce qui arrivait à Johnny, s’il était fou ou pas, et s’il voulait vraiment rompre avec elle. Janey n’avait pas besoin de faire semblant avec
Bill.
Janey: Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle ère au cours de laquelle, pour toutes sortes de raisons, les gens devront se coltiner toutes sortes de problèmes compliqués, qui ne nous laisseront plus jamais le luxe de nous exprimer à travers l’art. Est-ce que Johnny est fou amoureux de Sally ?
Bill: Non.
Janey: Non? (Étonnement et espoir absolus.)
Bill: Il y a quelque chose de très profond entre eux, mais il ne te quittera pas pour Sally. »

Extraits
« Je traînais avec une bande de jeunes déjantés et j’avais peur. Nous formions un groupe, LES SCORPIONS.
Papa ne m’aimait plus. Voilà.
J’étais désespérée, je voulais à tout prix retrouver l’amour qu’il m’avait pris.
Mes amis étaient exactement comme moi. Ils étaient désespérés — issus de familles brisées, de la pauvreté — et ils essayaient par tous les moyens possibles d’échapper à leur sort.
Malgré les restrictions scolaires, on faisait exactement ce qu’on voulait et c’était agréable. On se soûlait. On se droguait. On baisait. On se faisait sexuellement le plus de mal possible. Le speed, le surmenage affectif et parfois la douleur émoussaient nos cerveaux. Déglinguaient notre appareil percepteur.
Nous savions que ne nous ne pouvions rien changer au merdier dans lequel nous vivions, aussi nous efforcions-nous de nous changer nous-mêmes.
Je me détestais. Je faisais tout ce que je pouvais pour me faire du mal.
Je ne me rappelle plus avec qui j’ai baisé la première fois que j’ai baisé, mais je ne devais rien connaître à la contraception parce que je suis tombée enceinte. Je me rappelle en revanche très bien l’avortement. Cent quatre-vingt-dix dollars.
Je suis entrée dans une vaste pièce blanche. Il devait y avoir cinquante filles. Quelques adolescentes et deux ou trois femmes d’une quarantaine d’années. Des femmes qui faisaient la queue. Des femmes assises qui piquaient du nez. Quelques-unes étaient accompagnées par leur petit ami. Je me suis dit qu’elles avaient de la chance. La plupart d’entre nous étions venues seules. Les femmes qui faisaient la queue avec moi se sont vu remettre de longs questionnaires: à la fin de chaque formulaire, il y avait un paragraphe stipulant qu’on donnait au médecin le droit de faire ce qu’il voulait et que si on mourait ce n’était pas sa faute. Nous avions déjà remis notre sort entre des mains d’hommes avant ce jour. C’est pour ça que nous étions ici. Nous avons toutes signé ce qu’on nous donnait. Puis ils ont pris notre argent. » p. 37-38

« Le taudis où elle décide de vivre. L’East Village pue. Les ordures recouvrent chaque centimètre de rue. Les quelques centimètres épargnés par les ordures puent la pisse de chien et de rat. Tous les immeubles sont cramés, à moitié incendiés, ou en ruine. Pas un propriétaire de ces taudis ne vit dans ces répugnants immeubles. L’hiver, quand la température avoisine les moins quinze degrés ces bâtiments n’offrent ni eau chaude ni chauffage et l’été, quand il fait dans les quarante degrés, les cafards et les rats tapissent les murs intérieurs et les plafonds.
Il n’y a qu’un seul hôpital à la disposition de tous, un hôpital qui a le courage de se situer à quelques blocs de la limite nord des bas quartiers. L’hôpital abrite des lampes, des seringues, des médicaments qui entraînent des troubles cérébraux, des ustensiles et presque pas de lits. Chaque fois qu’il y a des vacances, par exemple, quand il y a une panne d’électricité ou quand un propriétaire met le feu à l’un de ses immeubles pour toucher l’argent de l’assurance, les pauvres pillent l’hôpital pour se distraire. » p. 68-69

« De nos jours, la plupart des femmes baisent à droite et à gauche parce que baiser, ça ne veut rien dire. Tout ce qui intéresse les gens aujourd’hui c’est le fric. La femme qui vit sa vie en fonction d’idéaux non matérialistes est un monstre antisocial et fou; plus elle agit ouvertement, plus elle se fait détester de tous. Aujourd’hui, le femmes ne se font pas jeter en prison comme des morceaux de Tampax sanglants — seuls les putes et les camés finissent en prison, la prison-justice étant désormais un business comme un autre —, elles crèvent juste de faim et tout le monde les déteste. Le meurtre physique et psychique arrange tout le monde.
La société dans laquelle je vis est complètement pourrie. Je ne sais pas quoi faire. Je ne suis qu’une simple personne et je ne suis pas bonne à grand-chose. Je n’ai pas envie de passer toute ma vie en enfer. Si je savais comment cette société a fini par être aussi pourrie, peut-être aurions-nous un moyen de détruire l’enfer. » p. 80

À propos de l’auteur
ACKER_Kathy_©Robert_MapplethorpeKathy Acker. © Robert Mapplethorpe

Kathy Acker est une figure majeure de la littérature américaine de la fin du XXe siècle. Le succès de Sang et stupre au lycée, son best-seller, fait d’elle une icône, l’héritière de William Burroughs. Dans les années 1990, elle domine l’avant-garde littéraire. Sa pratique de réappropriation de textes canoniques lui vaut le qualificatif de pirate. Féministe, elle est une pionnière queer. À la croisée de plusieurs champs artistiques, proche de musiciens, de poètes ou d’artistes comme Cindy Sherman ou Sherry Levine, Kathy Acker exerce aujourd’hui encore une influence considérable sur le monde des lettres et des arts. Traduite dans le monde entier, elle est enseignée dans un très grand nombre d’universités, dans les pays anglo-saxons comme ailleurs, notamment en France, et son aura ne cesse de croître.
Née en 1947 à New York, Kathy Acker grandit au sein d’une famille aisée. Elle étudie la littérature, devient l’assistante de Herbert Marcuse, fait du strip-tease à Times Square. Elle meurt d’un cancer du sein en 1997, à Tijuana. (Source: Éditions Laurence Viallet)

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Les corps conjugaux

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 RL2020

En deux mots:
Quand Alice est élue reine de beauté, sa mère imagine tenir sa revanche de paria, mais sa fille choisit une autre voie et part pour Paris. Faute d’emploi, elle y trouvera l’amour auprès de Jean. Mais au lendemain de leur mariage, la révélation d’un secret de famille va faire basculer sa vie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’amour tabou

Sophie de Baere confirme son talent avec un second roman qui suit le parcours d’une jeune fille bien décidée à réussir sa vie. Mais au lendemain de son mariage, tout s’effondre…

Après La dérobée qui signait des débuts réussis en littérature, Sophie de Baere confirme son talent avec ce second roman qui nous réserve à nouveau un lot d’émotions, quand une belle histoire d’amour plonge dans le drame. Mais n’anticipons pas. Nous partageons le quotidien d’une famille d’immigrés napolitains. Le père est couvreur, la mère couturière. Alice, la narratrice, vit avec son frère aîné Alessandro, handicapé mental et sa sœur Mona. Un quotidien d’autant plus difficile que son père a fui le domicile familial quand elle avait neuf mois, puis est décédé en tombant d’une échelle 12 ans plus tard.
Alors sa mère n’a qu’un rêve, donner à sa fille un avenir plus reluisant. Elle ne ménage pas sa peine pour la parer des plus beaux atours, pour faire de sa beauté un atout. Le 21 juillet 1983 – Alice a alors seize ans – Silvia Callandri tient sa revanche de macaroni, sa fille vient d’être élue Miss Sainte-Geneviève. Le début d’une carrière de modèle et de reine de beauté. Mais une carrière plus dictée que voulue, tout comme les études d’esthéticienne qu’elle entame sous l’injonction maternelle.
«Et puis Alessandro meurt. Mon frère, le tiot. Celui qui déposait le ciel sur la terre. L’enfant éternel qui hurlait l’alphabet et les jours de la semaine sous le vent mauvais de la route toute proche.» L’enfance d’Alice part avec son frère. Désormais, c’est elle qui choisit sa vie, même si cela doit faire de la peine à sa sœur.
À l’orée de ses 20 ans, elle part pour Paris où elle cumule un emploi de standardiste dans un magasin de literie et des cours du soir. Mais rien ne va se passer comme prévu. Elle rate son bac de quelques points et se retrouve au chômage. Trop fière pour rentrer en Normandie, elle va trouver du réconfort auprès de Jean, son voisin enseignant. Une nouvelle vie qui commence, conjugale.
Alors que tombe le mur de Berlin elle met au monde Charlotte. Des années de bonheur l’attendent, ternies par la rancœur de sa mère et les soucis de sa sœur Mona, qui se retrouve fille-mère, sans oublier l’attaque cardiaque de sa mère à la veille de son mariage.
Tout bascule quelques jours plus tard, lorsque Silvia décide de solder les comptes et va livrer à Alice les secrets de famille. Et ils sont terribles. La déflagration va provoquer des dégâts irrémédiables: «L’ogresse m’a tout pris. Mon enfance. Mon mariage. Ma fille. Ma dignité.»
Le récit se scinde alors en deux. On suit d’une part l’errance d’Alice, qui ne peut affronter son mari et sa fille, et qui choisit la fuite. Avec l’aide de Mona elle va se construire une nouvelle vie.
Et d’autre part le parcours de Charlotte et de son père, qui ont longtemps espéré le retour d’Alice, sûrs de son amour pour son mari et sa fille. Au fil des jours, ils devront pourtant se résigner sans comprendre. Leurs efforts pour découvrir la vérité ne seront pas couronnés de succès. Si Charlotte avait porté plus d’attention à la représentante en cosmétiques… Deux vies suivent leur chemin, mais restent reliées par un fil invisible qui ne va pas se rompre…
Grâce à cette construction, Sophie de Baere a réussi à instaurer une tension permanente. Les personnages sont constamment sur le fil du rasoir. Les émotions, de plus en plus vives, empêchent les acteurs de ce drame de s’engager vraiment, de vivre «normalement» et même de vivre. La définition du terme tabou, «ce que l’on ne doit pas toucher», prend ici tout son sens. Tragique et infranchissable.

Les corps conjugaux
Sophie de Baere
Éditions JC Lattès
Roman
336 p., 20 €
EAN 9782709665865
Paru le 22/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, d’abord en Normandie, vers Le Havre, Bolbec, Bayeux, puis à Paris et région parisienne, à Courbevoie, Meudon, Melun. Le voyage se poursuit du côté de Vert-Saint-Denis, Dammarie-Les-Lys, Rouen, Charleville-Mézières, Laon, Saint-Valéry-sur-Somme, Le Crotoy, Le Tréport, les Alpes de Haute-Provence et un village de l’Aveyron. On y évoque aussi Clermont-Ferrand, des vacances en Ardèche et à Saint-Raphaël ainsi que Naples.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Fille d’immigrés italiens, Alice Callandri consacre son enfance et son adolescence à prendre la pose pour des catalogues publicitaires et à défiler lors de concours de beauté. Mais, à dix-huit ans, elle part étudier à Paris. Elle y rencontre Jean. Ils s’aiment intensément, fondent une famille, se marient. Pourtant, quelques jours après la cérémonie, Alice disparaît. Les années passent mais pas les questions.
Qu’est-elle devenue? Pourquoi Alice a-t-elle abandonné son bonheur parfait, son immense amour, sa fille de dix ans? Portrait de femme bouleversant, histoire d’un amour fou, secrets d’une famille de province  : ce texte fort et poétique questionne l’un des plus grands tabous et notre part d’humanité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Prologue
Nous sommes désormais mari et femme. Notre grande fille Charlotte nous sourit, béate. Plongeant mes lèvres dans ton cou, je savoure les applaudissements.
Ivre de l’instant, je ne vois pas la figure mouchetée de Silvia, ses yeux exorbités, sa peau virant à la terreur, son corps de pierre qui se met à trembler en dedans. Je ne vois pas cette mère forteresse qui semble avoir percuté un fantôme.
Je ne sais pas encore que, quelques jours après mon mariage, ce fantôme m’obligera à quitter ma belle vie, à disparaître pour de bon.
« SORTIR DE LÀ OÙ L’ON EST »
Mes parents, des immigrés d’origine napolitaine, me prénomment Alizia mais, à part ma famille, personne ne m’appelle jamais ainsi. Je suis Alice. Je veux m’intégrer. Et puis j’aurais aimé vivre au pays merveilleux de Lewis Carroll.
Je nais le 22 avril 1967 à l’hôpital public du Havre, en Seine-Maritime, et j’atterris là. À Bolbec. Dans cette maison à caractère social, c’est-à-dire sans caractère. Derrière ce grillage, ces thuyas et ce portail rouillé. Une lueur frémissante dans une nuit qui grisonne. Une demi-mesure, un ventre mou. Pas vraiment la misère. Ni le faste.
C’est la fin de l’automne. J’entends le chien remuer les feuilles avec sa truffe devant la porte d’entrée. J’ai quatorze ans et, comme chaque matin, pendant que je trempe ma tartine dans le café au lait, j’observe mon frère aîné. Le front collé à la fenêtre, Alessandro guette le facteur. Les yeux avides, il imagine quel timbre va rejoindre sa collection.
Il ne va pas à l’école et n’a pour compagnes de jeu que ses sœurs, Mona et moi. Son visage de presque homme abrite des rêves d’enfant, sa bouche sourit et ses yeux pleurent comme un tout petit. D’un soupir, il soulève mon cœur. D’un sanglot, il lui échappe. Sa langueur et son ivresse ont l’âge des tricycles et des balançoires. À la naissance, sa cervelle de pinson a manqué d’oxygène et il est devenu singulier. Mongol, disent les gens. Et il restera pour toujours le tout petit de la famille. Le tiot.
Au fur et à mesure qu’elle avance, la route du tiot s’efface et il n’en garde jamais aucune trace. Chaque jour, chaque heure, chaque minute est un recommencement. Son absence de mémoire fait de lui un roi innocent et riche d’un trésor inouï : celui de la découverte ardente, de l’émerveillement perpétuel. Sans la poudre des souvenirs, le tiot vit tout instant comme une nouveauté. Comme un trouble délicieux.
Avec un immense intérêt, il regarde les mêmes livres et les mêmes catalogues. Avec un réel plaisir, il avale les pâtes-bolognaise ou le steak-haricots verts que notre mère, Silvia, lui sert un soir sur deux. Chaque matin, il apprend l’alphabet, les nombres et les jours de la semaine. Ceux de mon frère se suivent et se ressemblent mais pour lui, rien, jamais, ne demeure semblable. Le tiot se souvient seulement des figures aimées : celles de ses sœurs, de sa mère et de Georges, le facteur.
Le père nous quitte lorsque j’ai neuf mois. Son départ noircit mon monde mais pas celui d’Alessandro. Qu’il est doux parfois d’avoir la mémoire courte.
Je suis la dernière de la fratrie et dans l’air glacé d’un soir de janvier, mon père déserte. Il s’évapore, brisant de chagrin les ailes de notre mère. Le père étant parti pour vivre une vie sans nous, la possibilité qu’elle nous abandonne prend rapidement racine dans mon esprit. L’asile des bras maternels se dentelle d’incertitude.
Quand maman est trop triste, il lui arrive de nous dire qu’il serait plus sage de repartir chez nous, à Naples. Mais chez Mona et moi, ce n’est pas la lointaine Italie. Chez nous, c’est la maison mitoyenne, c’est la rue du lavoir, c’est la France.
À Bolbec, on nous désigne souvent du doigt comme des étrangères. Des macaroni. Mais nous nous y sentons chez nous. Notre sang n’a plus rien de napolitain. Et puis, les flots baveux d’insultes de nos camarades se raréfient à mesure que je grandis.
Le père meurt quand j’ai douze ans. Un accident d’échelle. Maman avait appris qu’il était devenu couvreur près de Clermont-Ferrand. Giovanni Callandri fabriquait des toits mais n’a jamais été fichu d’en mettre un sur nos têtes.
Le père était souvent viré des chantiers pour lesquels il avait été embauché. C’était une grande gueule. Quand il vivait encore avec nous, rue du lavoir, c’était ma mère qui, déjà, faisait péniblement bouillir la marmite. Au début, les coups de sang de son mari l’amusaient et puis, petit à petit, ils ne l’ont plus amusée du tout. Mais elle n’a jamais cessé de les aimer complètement, lui et sa grande gueule de rital.
Depuis l’âge de dix-neuf ans, maman est couturière et travaille à la maison ; cela lui permet de rester avec Alessandro. Elle confectionne d’élégantes tenues pour les dames aisées du canton et quand il lui reste un peu de tissu, elle me fabrique de jolies robes. Mona est un véritable garçon manqué et refuse de mettre autre chose que des pantalons. Alors, pour lui faire plaisir, je me transforme en une poupée docile.
À cette époque, Mona me dit parfois que notre mère fait de moi sa créature. »

Extraits
« 21 juillet 1983. Cette date est ancrée en moi comme une écharde qu’on garde et qu’on prend plaisir, de temps à autre, à regarder suinter.
Ce 21 juillet, c’est la fête de la pomme. Jour de grande affluence et de beaux atours. Partout, autour de leurs vitrines et derrière leurs comptoirs, les commerçants s’affairent. On entend les trompettes de la fanfare retentir au loin, les gradins métalliques font face à l’hôtel de ville.
À la buvette, on sert cidres, bières, liqueurs et autres alcools aromatisés à la pomme. Les stands de barbe à papa, tir à la carabine et machines à pinces ne désemplissent pas. Par la fenêtre des vestiaires, je peux voir trois poneys shetland tourner sans discontinuer leurs ventres efflanqués autour d’un poteau rouge et blanc. Les festivités ont débuté le vendredi matin et doivent prendre fin le dimanche soir avec la chorale des écoliers et le feu d’artifice.
L’élection de Miss Sainte-Geneviève est imminente. Comme chaque année, le samedi en fin d’après-midi, au milieu des décors préparés de longue date par les associations, la Miss et ses deux dauphines vont défiler avec le maire sur un char empli d’enfants déguisés en pommes de toutes variétés. Miss Sainte-Geneviève verra bientôt sa photographie publiée à la Une dominicale du journal local et durant toute l’année, elle assistera aux manifestations les plus emblématiques de la ville. Salon des associations. Foire aux vins de pays. Grande soirée du Football Club. »

« Après le départ du père, ma mère devient une femme tourmentée. Un sanglot cristallisé.
Chacun leur tour, deux hommes tentent pourtant de vivre sous notre toit. Mais l’un comme l’autre se bornent à la libérer parfois de son chagrin, à lui offrir quelques battements de cœur et, quand maman consent à bien vouloir lever les yeux vers eux, à ruisseler près d’elle. Las, ils finissent par partir.
Il faut dire que dans le ciel de Silvia Callandri, le père prend toute la place. Depuis qu’il a quitté la maison, elle s’est exilée sur une sorte de terrain vague. Sur un îlot de brume froide. »

« Maman n’a jamais pu contrôler mon père. Et encore moins mon frère. Alors, elle essaie de contrôler ses filles.
Au fil du temps, vivant une vie domestique au lieu de vivre sa vie de jeune femme, Mona devient sa bonniche. Et moi, je la laisse me voler ma beauté, ma jeunesse et les premiers balbutiements de mon âme. Au soi-disant plus beau de tous les âges, ma sœur et moi sommes deux inquiétudes aux pieds nus. Deux cœurs châtrés. »

À propos de l’auteur
Sophie de Baere est diplômée en lettres et en philosophie. Après avoir habité à Reims puis à Sydney, elle s’est installée sur les hauteurs de Nice où elle vit et enseigne toujours. Elle est également auteure, compositrice et interprète de chansons françaises. Son premier roman, La Dérobée, est paru en avril 2018 aux éditions Anne Carrière. Les corps conjugaux en 2020 chez JC Lattès (Source : Livres Hebdo)

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Pervers

BARRE_Pervers
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En deux mots:
Victor Marlioz est un écrivain célèbre dont l’œuvre se nourrit d’événements vécus, quitte à les provoquer lui-même. Une sorte de monstre qu’un critique littéraire est bien décidé à confondre, s’appuyant aussi sur les témoignages de l’éditeur et de l’épouse. Mais à ce jeu pervers, qui manipule qui?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

L’écrivain assoiffé de drames

En mettant en scène un écrivain capable de tout pour nourrir son œuvre, Jean-Luc Barré dresse un portrait au vitriol du couple auteur-éditeur. Avec quelques dégâts collatéraux.

À chaque rentrée littéraire son lot de scandales. Untel se reconnaît dans un personnage de roman, une autre voit sa vie de famille vilipendée. Souvent aussi la justice est chargée de trancher le débat entre la liberté de création et le respect de la vie privée. Faute de jurisprudence constante, on se dit que les jugements tiennent davantage de la loterie – voire du talent des avocats de l’une ou l’autre partie – que d’une doctrine bien établie. Il arrive aussi bien souvent que le parfum de scandale serve les intérêts de l’auteur et attise la curiosité des lecteurs. Un effet pervers en quelque sorte. Et surtout un adjectif qui nous amène au premier roman de Jean-Luc Barré que l’on connaissait jusque-là pour ses biographies. Celui qui est par ailleurs responsable de la collection «Bouquins» chez Robert Laffont campe avec justesse et sans doute avec autant de plaisir des personnages à la psychologie tourmentée, qu’il s’agisse de Victor Marlioz l’écrivain, de Durban son éditeur et de Julien Maillard, le critique littéraire qui est aussi le narrateur de ce drame.
Si l’on en croit Jérôme Garcin et Bernard Pivot, c’est François Nourissier qui a servi de modèle au personnage de Victor Marlioz. Mais plutôt que d’essayer de trier le bon grain de l’ivraie, je vous conseille de vous concentrer sur le cœur de ce roman, sur la volonté de nourrir une œuvre littéraire avec tous les événements forts, avec les moments de crise, avec les drames qui donnent leur intensité aux belles histoires. Quitte à les provoquer. Comme l’a dit Boileau il y a déjà quelques siècles:
« Mais c’est un jeune fou qui se croit tout permis,
Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis. »
Julien Maillard, l’un des critiques qui connaît le mieux la vie et l’œuvre de Marlioz est destinataire d’une lettre anonyme aussi brève qu’explicite: « C’est Marlioz qui l’a tuée. Alexia est morte pour les besoins de la cause. » Alexia n’est autre que la fille de Marlioz, découverte morte quelques jours plus tôt. À partir de là commence une partie d’échecs prenante qui met aux prises le critique et l’écrivain. Chacun avance ses pions d’abord avec prudence, de peur de trop se dévoiler. Puis viennent les coups plus offensifs menés notamment par les fous. Derrière l’un d’eux, le lecteur découvrira l’éditeur bardé de certitudes et à l’égo presque aussi surdimensionné que celui de son auteur-phare. Sans oublier un échec à la reine, l’épouse de Marlioz qui a choisi l’alcool comme compagnon d’infortune. Qui finira par l’emporter? C’est tout l’enjeu et le morceau de bravoure qui vous mènera au bout d’un suspense très habilement construit. Âmes sensibles s’abstenir!

Pervers
Jean-Luc Barré
Éditions Grasset
Roman
216 p., 18 €
EAN: 9782246862642
Paru le 22 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris mais aussi sur la riviera italienne et en Suisse, à Genève.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« – Tous les écrivains sont des monstres et, dans mon genre, je suis l’un des pires. Il vaut mieux que je vous prévienne.
Marlioz passait pour cynique et pervers, réputation qu’il avait lui-même entretenue par vice ou par jeu. Mais en quoi pouvait-il s’être rendu coupable du suicide de sa fille? »
Que cherche le si mythique et secret Victor Marlioz en acceptant de recevoir au crépuscule de son existence, dans un somptueux hôtel italien puis dans son antre de Genève, le directeur des pages littéraires d’un grand hebdomadaire parisien venu enquêter sur lui ?
Se livrer à une ultime confession à charge qui achèverait d’authentifier sa vérité d’écrivain du mal, s’exempter de ses fautes, traquer son chasseur ?
Un vertigineux tête-à-tête avec le monstre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BibliObs (Jérôme Garcin)
Actualitté (Félicia-France Doumayrenc)
Livres Hebdo (Maïa Courtois)
Blog Prestaplume (Nathalie Gendreau)


Jean-Luc Barré présente Pervers © Production Hachette France

Les premières pages du livre
« À la longue, on ne distinguait plus que ses yeux. Il se séparait rarement en public, et même en privé, d’un chapeau de feutre qu’il portait enfoncé jusqu’au bas du front. Le reste du visage était devenu comme invisible, enfoui sous une barbe grise qui semblait épaissir avec le temps. Le nez plutôt petit, la bouche aux lèvres effilées se remarquaient à peine. Seul le regard, d’une intensité presque brutale, concentrait tout ce qui chez lui ne paraissait pas dissimulé.
Je ne l’ai compris qu’après coup: c’est pour mieux m’observer qu’il était resté tapi à l’arrière de sa voiture rangée sur le parking de la gare où il m’avait donné rendez-vous. Son chauffeur serait là pour m’accueillir à l’arrivée du train, m’avait-il annoncé la veille au soir. Il avait même pris soin de me le décrire pour que je puisse le repérer plus facilement. Mais personne ne m’attendait sur le quai ni à la sortie. Une mise en scène qui lui ressemblait. Il avait fait en sorte que je me trouve seul pendant quelques minutes, un peu décontenancé, pour scruter mes réactions, se forger une première idée du genre d’homme auquel il aurait affaire. Au bout d’un moment, je le vis qui m’adressait un signe de la main à travers la vitre baissée de son véhicule, une Mercedes bleu métallisé. Le chauffeur descendit pour m’ouvrir la portière et m’inviter, de manière un peu cérémonieuse, à prendre place auprès de l’écrivain, calfeutré comme un chat dans cet habitacle capitonné de cuir blanc.
Victor Marlioz s’excusa, prétextant un retard involontaire. Je n’en croyais pas un mot, mais fis comme si j’étais dupe de son stratagème. Après m’avoir épié à distance, il gardait les yeux fixés sur moi, pendant que nous commencions à bavarder, et continuait de m’examiner, à bout portant cette fois, avec la même attention dévorante. Il détaillait avec minutie la physionomie studieuse et austère de ce visiteur aux traits émaciés, au teint trop pâle, au sourire un peu froid, comme il avait dû scruter, de loin, sa silhouette ascétique, son allure placide et sa tenue passe-partout. Jamais je n’avais ressenti l’emprise immédiate d’un regard aussi pénétrant. Une telle capacité d’envelopper les êtres, de les cerner, de détecter leurs failles, de percer leurs secrets les mieux enfouis.
Durant le trajet qui nous menait à son hôtel, alors qu’il m’interrogeait sur ce que j’attendais de lui, se déclarant « prêt à tout mettre en œuvre » pour m’aider dans ma tâche, il tint à me préciser, en guise de préambule :
— Tous les écrivains sont des monstres et, dans mon genre, je suis l’un des pires. Il vaut mieux que je vous prévienne, si vous ne le saviez déjà.
Une mise en garde glissée comme un simple rappel, presque de routine. Je ne réagis pas sur l’instant, me demandant ce que signifiait au juste ce semblant d’aveu. Provocation, tentative d’intimidation?
Cette façon de se dépeindre faisait partie de la légende noire qu’il s’était construite. Personne n’était plus doué que lui pour instruire son propre procès. Traître et mystificateur, fils indigne, mauvais père et mauvais mari, il aimait à s’accuser de tous les travers. À l’en croire, tout n’avait été que tromperies, échecs ou manquements dans sa vie. Il prenait plaisir à se dénigrer comme à se vieillir et s’enlaidir. À soixante-quinze ans, il en paraissait dix de plus, après s’être affublé du physique le plus ingrat et inquiétant. Il ne s’épargnait pas. Aussi peu, laissait-il entendre, qu’il avait ménagé celles et ceux – celles surtout – qui avaient eu à pâtir de ses méfaits. Donnant donnant, en quelque sorte. Comme si le jeu était à ce prix, dont lui seul avait fixé les règles.
— Vous pouvez me citer naturellement, crut-il bon d’ajouter. Je n’y vois aucun inconvénient.
Je feignis d’acquiescer, intrigué de le voir si empressé de me livrer des mises au point présumées nécessaires. Aujourd’hui, il ne me paraît plus improbable qu’il ait tout prémédité : les circonstances de notre rencontre, l’étrange connivence qui s’est établie entre nous, les révélations auxquelles il s’est prêté, l’inévitable affrontement qui a suivi… Peut-être a-t-il même été le véritable instigateur de cette lettre anonyme qui a tout déclenché, où il dénonçait ses propres agissements comme s’ils concernaient le plus trouble de ses personnages. Hypothèse qui, s’agissant de lui, n’avait rien d’invraisemblable.
La lettre en question m’était parvenue quelques semaines auparavant. Au début du mois d’août, alors que la plupart de mes confrères journalistes avaient déjà quitté la capitale. J’aurais pu faire comme eux, m’envoler pour une de mes destinations estivales favorites : les îles grecques, Capri ou le Sud marocain. Rien ni personne ne me retenait à Paris. J’assurais la direction des pages littéraires des Échos parisiens, dont l’édition spéciale consacrée aux ouvrages de la rentrée était quasiment bouclée. Il ne me restait qu’à peaufiner ma propre chronique, « Les valeurs de saison », où je passais au crible les romans à lire ou à proscrire. Par scrupule, je ne la remettais qu’au tout dernier moment, soucieux de ne commettre aucun oubli. D’ici là, je disposais de tout le temps nécessaire pour m’enfuir quelque part. Il ne tenait qu’à moi de décider du lieu et du moment : divorcé par simple lassitude après des années d’un mariage pourtant sans anicroches, j’avais retrouvé l’existence libre et solitaire qui me convenait depuis toujours. Mais alors que rien ne m’en empêchait, j’hésitais curieusement à quitter Paris. Comme si un événement particulier devait se produire, un fait d’actualité qui me concernerait d’autant plus que je risquais d’être un des seuls à le remarquer.
C’est ainsi que j’avais appris et aussitôt annoncé dans un entrefilet le suicide de la fille du « grand romancier » Victor Marlioz. La nouvelle, révélée par une télévision canadienne, était passée quasi inaperçue. On ne connaissait ni les raisons ni les circonstances du drame. Survenu, semble-t-il, au début de l’été, il était resté secret jusque-là.
Le lendemain, je trouvai sur mon bureau une enveloppe barrée de noir, portant mon seul nom, Julien Maillard, en lettres majuscules. Quelqu’un avait dû la déposer à la réception du journal sans se faire remarquer, ou la confier à un familier des lieux qui avait opéré en toute discrétion. L’écriture était appliquée, aussi impersonnelle que possible. À l’intérieur, sur un fragment de papier quadrillé, ces deux phrases superposées, dont les derniers mots étaient soulignés avec insistance:
C’EST MARLIOZ QUI L’A TUÉE
ALEXIA EST MORTE
POUR LES BESOINS DE LA CAUSE
Je me méfiais par principe et par expérience de ce genre de courrier, dont l’intérêt était rarement prouvé et le but assez transparent. Je préférais m’en débarrasser le plus souvent et faire comme si je n’avais rien lu. Pourquoi ai-je eu, en découvrant celui-ci, une réaction différente ? Je fus immédiatement fasciné par un message dont la nature pourtant me répugnait. Son expéditeur avait visé juste. Il avait probablement lu un de mes articles consacrés à l’écrivain qu’il incriminait. J’y décrivais ce « monument de la littérature mondiale » comme un manipulateur hors pair dans l’art de nouer ses intrigues et de pousser à bout ses personnages. Mais sans forcément établir de lien entre fiction et destinée de l’auteur.
C’est bien dans cette direction, celle d’une collusion extrême entre l’œuvre et la vie, que mon correspondant anonyme cherchait à m’entraîner. Tout s’y prêtait apparemment. Marlioz passait pour cynique et pervers, réputation qu’il avait lui-même entretenue par vice ou par jeu. Mais en quoi pouvait-il s’être rendu responsable du suicide de sa fille ? Et pour les « besoins » de quelle « cause » eût-il favorisé un tel dénouement ? Ces mots soulignés à dessein, peut-être aurais-je mieux fait de ne jamais chercher à savoir ce qu’ils signifiaient.
En m’y intéressant de trop près, j’avais conscience de m’aventurer sur un terrain périlleux. L’écrivain entendait détenir seul les clés de sa propre histoire. Pressions, menaces de procès, il userait de tous les moyens pour m’empêcher d’y faire intrusion. Aucun biographe non autorisé ne s’était vraiment risqué à braver les interdits qu’on lui opposait. Et même les journalistes les plus téméraires en avaient été réduits à capituler devant les obstacles de tous ordres auxquels ils se heurtaient.
Cette sorte d’aura maléfique dont Victor Marlioz s’était entouré formait, en réalité, son meilleur rempart. Peu lui importaient les rumeurs, les insinuations qui circulaient à son sujet, puisque, non content de ne pas les démentir, il allait jusqu’à donner raison à ses détracteurs. Et sans doute en serais-je resté là à mon tour, considérant que le pire dans son cas était suffisamment connu pour ne pas avoir besoin d’être démontré, si je n’avais été saisi par la violence des accusations portées contre lui. »

Extrait
« – Vous avez la réputation d’un fouineur peu recommandable, c’est pourquoi j’ai jugé plus prudent de vous aider, m’expliquait-il maintenant, la mine un peu narquoise, tandis que nous longions le bord de mer sous un soleil éblouissant.
Il faisait allusion à des scandales récents que j’avais été le premier à dénoncer. Des affaires de plagiat, notamment, qui impliquaient des « auteurs à succès » curieusement célébrés pour l’originalité de leur style. Ce genre de traque paraissait l’amuser, lui qui avait toujours pris soin de ne jamais s’exposer aux indiscrétions de la presse. Il voulait tout savoir, les pupilles à l’affût, de ces auteurs que j’avais démasqués dans mes articles. Connaître les raisons surtout qui m’avaient conduit au fil du temps à démystifier bien des réputations et me valaient d’être aussi estimé que redouté dans le milieu des lettres. Mais je fus dans l’incapacité de répondre à cette question, faute de l’avoir moi-même résolue. Pourquoi, en effet, fouiller dans la vie des autres à la recherche de ce qu’il y a chez eux de faux, de frelaté, de leur part de mensonge et d’imposture ? Je vis à son regard qu’il n’était pas mécontent de m’avoir mis dans l’embarras, comme s’il avait d’ores et déjà réussi à inverser les rôles.
— Je vous préviens, ajouta-t-il sur le même ton d’ironie feutrée, vous ne trouverez chez moi aucune de ces failles qui vous attirent tant chez mes présumés confrères. La plupart, vous avez raison, sont de petits truqueurs qui méritent bien le sort que vous leur réservez. Mon principal travers est tout l’inverse du leur : c’est mon excès de sincérité. Vous aurez remarqué que je n’ai jamais craint d’en user à mes dépens. »

À propos de l’auteur
Jean-Luc Barré est écrivain et éditeur. Il dirige depuis 2008 la collection «Bouquins» chez Robert Laffont. Auteur de nombreuses biographies dont celle en deux volumes de François Mauriac (Fayard, 2009, 2011), lauréat de la Fondation Bleustein-Blanchet pour la Vocation, il a obtenu à deux reprises le prix de la biographie de l’Académie française. Pervers est son premier roman. (Source : Éditions Grasset)

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Ta vie ou la mienne

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En deux mots:
Quand Hamed l’orphelin qui veut être footballeur rencontre Léa, fille de la haute-bourgeoisie, il se rend compte qu’il lui faudra franchir bien des obstacles pour gagner son amour. Mais il ne s’imagine pas le drame qui l’attend.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’orphelin et la bourgeoise

Hamed Boutaleb croise le regard de Léa, «gosse de riches». Ce qu’il y lit le pousse vers elle et l’entraîne vers un drame poignant.

Encore un – excellent – premier roman et un nouveau coup de cœur. L’avenir dira si 2018 a marqué l’éclosion d’une nouvelle génération d’auteurs et si Guillaume Para fait partie de l’un d’eux, mais pour l’heure savourons notre plaisir à suivre Hamed Boutaleb, le «héros» de cette sombre et poignante histoire.
Quand s’ouvre le roman, une jeune avocate insiste auprès de son collègue pour plaider une affaire très ordinaire, un braquage. On ne comprendra que bien plus tard pour quelle raison Léa entend à tous prix s’accaparrer ce dossier, car l’auteur change de registre pour nous raconter la vie d’Hamed dont la mère meurt à sa naissance et qui passe ses premières années aux côtés de son frère Faouzi, de sept ans son aîné, et son père alcoolique et violent. Il n’a que huit ans quand son grand frère est victime d’un règlement de compte entre trafiquants de drogue, il n’ena que treize quand son père est emporté par un cancer. L’orphelin est alors recueilli par son oncle Tarek et sa tante Asma. Avec leurs filles, ce couple peut être considéré comme la première «vraie» famille d’Hamed. Dans cet environnement, le garçon se sent à l’aise et peut progresser dans le seul domaine où il excelle: le football. Parmi ses admirateurs, il y a son coéquipier François qui est considéré comme le mouton noir – parce que «gosse de riches» – et qui se fait systématiquement frapper et humilier. Jusqu’au jour où Hamed prend sa défense et découvre «à travers ce garçon ce qu’il y avait de bon à avoir été préservé par la vie; Il se demandait aussi comment ce type, capable de redevenir un enfant lorsque certaines choses l’émerveillaient, avait pu résister, ne jamais baisser les yeux quand il se faisait tabasser par des plus costauds que lui.»
Invité par son nouvel ami, il va aussi faire la connaissance de son père Pierre, lui aussi amateur de football et qui entend l’aider à progresser dans ce sport qui «est la plus importante des choses sans importance» comme le dit le poète uruguyen Eduardo Galeano.
La prochaine grande rencontre dans la vie de l’adolescent s’appelle Léa, merveilleuse et mystérieuse, mais sans doute inaccessible: « Écoute. On ne va pas se mentir: ça ne sert à rien d’essayer, tous les deux. Toi aussi tu me plais, t’es la plus jolie fille de ce putain d’endroit, mais ça ne marchera pas. Tu sais pourquoi? Parce que les «jeunes de banlieue», leur vie pue, et tu t’en rendras compte bien assez tôt. Ça pue la merde dans nos cages d’escalier, nos parents puent la sueur quand ils rentrent du boulot, nos salons puent le désodorisant pour chiottes. Moi-mêrne, je pue la défaite. Tu crois qu’être pauvre, c’est quoi? Être pauvre, ça pue, et ça a un goût, celui du sang dans ma bouche quand mon père me tabassait. Je veux pas te faire pleurer, Léa, mais circule, y a rien à voir. Toi et moi, ça pue le malheur. »
Si le miracle se produit quand même, que Léa et Hamed entendent construire une belle histoire d’amour au-delà des préjugés, c’est que la jeune fille a aussi sa part d’ombre. Elle est victime de viols répétés de son père.
Guillaune Para évite soigneusement tous les clichés sur la lutte des classes pas plus qu’il ne joue à outrance sur la corde sensible. Quand le roman rose vire au drame, on se retrouve avec deux êtres déchirés, emportés par le malheur sans pouvoir surnager.
La violence, qui est la pire des conseillères, finit par engloutir leurs espoirs. Hamed se retrouve en prison où il va faire une nouvelle rencontre décisive, Jean-Louis, son codétenu. La fin du roman est riche en rebondissements et permet à Guillaume Para d’offrir aux lecteurs un joli suspense, riche en émotions, en refermant la boucle ouverte avec le chapitre intitial. Un vrai sens de la construction, un style direct, sans fioritures et une volonté de gratter derrière les apparences pour révéler au mieux la psychologie des personnages font de ce premier roman une vraie réussite. Droit au but!

Ta vie ou la mienne
Guillaume Para
Éditions Anne Carrière
Roman
250 p., 18 €
EAN : 9782843378867
Paru le 9 février 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Sevran, à Boulogne, à Saint-Cloud et à Paris, mais également à Fleury-Mérogis. On y évoque aussi le Maroc, notamment un voyage à Fès.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hamed Boutaleb naît à Sevran, en Seine-Saint-Denis. Orphelin à l’âge de huit ans, il part vivre chez son oncle et sa tante à Saint-Cloud, commune huppée de l’Ouest parisien. Pour la première fois, une existence sans adversité s’offre à lui. Hamed saisit sa chance et s’épanouit avec une passion: le football. Il brille dans le club de la ville, où il se lie d’amitié avec l’un de ses coéquipiers, François. À seize ans, le jeune homme tombe amoureux de Léa, qui appartient à un autre monde, la haute bourgeoisie. L’amour passionné qui les lie défie leurs différences et la mystérieuse tristesse qui ronge l’adolescente. Hamed touche du doigt le bonheur, mais celui-ci vole en éclats lorsque la jeune fille lui avoue que son père la viole depuis ses douze ans. Une nuit, le père de Léa est blessé au cours d’une agression. Il en restera paralysé. Hamed est rapidement mis en cause avant d’être incarcéré. En prison, où il passera quatre ans, la violence devient sa seule alliée. Par instinct de survie, il refuse de revoir Léa. Lorsqu’elle accouche d’un petit Louis, c’est François qui offre son réconfort à la mère et l’enfant, tandis qu’en détention Hamed sombre dans la haine et la colère. Hamed et Léa se retrouveront, quelques années après. Mais leur amour, toujours présent, suffira-t-il à les réunir?

Les critiques
Babelio
Livreshebdo.fr (Léopoldine Leblanc)
Blog Mes envies de lire 
Blog Psych3deslivres
Blog C’est quoi ce bazar? 
Blog Elle M Lire 

Les premières pages du livre
« Léa laissa vagabonder son esprit. Les propos de Bertrand l’ennuyaient. Elle observait distraitement le désordre sur le bureau de son collègue, lorsque son regard s’arrêta sur l’un des dossiers. Elle lut fébrilement le nom inscrit au feutre noir. Elle vacilla, se dirigea vers la sortie, se retint à la poignée de la porte et, après une pause, se retourna.
– C’est quoi cette affaire?
– Braquage. Le mec est récidiviste.
– Je veux la plaider.
– Tu n’as pas déjà deux cas en cours?
Si, mais je veux plaider celui-là. S’il te plaît.
Bertrand la regarda. Il sentit sa détermination.
– Bien. Si tu y tiens, je te le laisse volontiers.
Une fois dans son bureau, Léa regarda par la fenêtre. Il pleuvait sur la place de Furstenberg. Les feuilles des grands arbres ruisselaient. Une pluie chaude de juin.
À 22 heures, elle prit son sac. Le ciel s’était apaisé. Rue Jacob, où était garée sa voiture, des grappes de gens dînaient en terrasse dans la moiteur parisienne. Elle aurait aimé boire un verre mais décida de rentrer. Les quais de Paris défilèrent derrière les vitres de son Audi noire, puis Boulogne et Saint-Cloud. Arrivée à destination, elle resta quelques minutes encore dans sa voiture. Ne plus penser à rien avant la grande déferlante qu’elle prendrait, de face, pleine gueule.
Tout le monde dormait dans la maison. Elle entra dans la chambre du petit Louis, l’embrassa sur le front, puis alla s’allonger auprès de François et réfléchit quelques instants avant de s’endormir.
Il était revenu.

II

Hamed Boutaleb n’avait jamais vu les yeux de sa mère. Elle était morte lors de sa naissance. Il avait grandi à Sevran, en Seine-Saint-Denis, avec son frère Faouzi, de sept ans son aîné, et son père.
Ce dernier ne les avait pas élevés mais il les avait au moins nourris avec son salaire de vigile dans un supermarché. La vie d’Hamed, au quartier des Beaudottes, c’était un peu l’école mais surtout la rue et le foot. Depuis qu’il avait six ans, il traînait dehors en plein cagnard, sous la pluie ou la neige, pour taper dans le ballon. Lui et ses amis jouaient sur les esplanades de béton, au milieu des tours. Hamed était fasciné par la balle, il aimait l’emmener dans ses courses folles, la garder collée à ses pieds, imiter les gestes techniques qu’il avait vus réalisés par les stars, frapper, marquer au milieu de deux tee-shirts servant de poteaux. Jouer au foot était la plus belle des parenthèses et lui permettait de s’évader loin de Sevran. Loin des camés qu’il avait connus autrefois vivants et amicaux, et qui maintenant sortaient leur couteau devant lui et ses amis – des enfants – pour leur vider les poches. Loin de la violence entre la police ct les jeunes du quartier, de celle des gangs rivaux pour le trafic de drogue. Ces échanges de coups de feu, qu’il avait déjà entendus au loin, avaient fini par transpercer son frère, une nuit glacée de décembre. Hamed avait entendu la sonnerie retentir dans son sommeil, son «vieux» avait ouvert à deux policiers, un homme et une femme. Il avait alors huit ans, et son père ne lui avait rien dit. C’étaient ses amis qui lui avaient appris dans l’après-midi qu’il ne reverrait plus jamais Faouzi. Tombé à quinze ans dans cette guerre du shit, face contre le bitume, de cinq balles dans le ventre, son sang coulant dans le caniveau.
Son père était devenu de plus en plus violent. Il l’assommait de coups de poing et de pied, de coups de ceinture aussi. Ce n’était pourtant pas sa faute à lui si sa mère était morte en le mettant au monde. Ce n’était pas sa faute si son frère n’était plus là. Hamed ne savait pas grand-chose de la vie à cette époque, mais il savait qu’on ne frappe pas un enfant pour des morts dont il n’est pas responsable.
Le problème de son père, c’était l’alcool qu’il ingurgitait pour soigner son chagrin. Ça le rendait fou. Lorsqu’un cancer du foie l’avait emporté, Hamed n’avait pas ressenti de peine devant le trou dans lequel on allait plonger son cercueil. «Tu peux te faire bouffer par les vers maintenant », avait murmuré l’enfant.
Avec son nez cassé et sa petite valise, il était arrivé à l’âge de treize ans à Saint-Cloud chez Tarek, le frère de sa mère. Sa tante Asma lui avait caressé la tête. C’était la première fois qu’un adulte avait un geste de tendresse à son égard. Son oncle était un homme doux. Il était garagiste et Asma travaillait dans la cantine d’une entreprise. Tous deux bossaient dur.
Ils n’étaient pas nés français mais l’étaient devenus. Quant à ses trois cousines, elles avaient tout de suite considéré Hamed comme un frère. »

À propos de l’auteur
Guillaume Para est journaliste politique passé par LCI, BFMTV et D8, passionné de football. Ta vie ou la mienne est son premier roman (Source : Livreshebdo)
Compte Twitter de l’auteur 

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Un beau début

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Un beau début
Éric Laurrent
Les Éditions de Minuit
Roman Thriller
208 p., 15 €
ISBN: 9782707329523
Paru en janvier 2016
Prix Vialatte 2016
Prix Françoise Sagan 2016

Où?
Le roman se déroule principalement du côté de Clermont-Ferrand, notamment à Courbourg et Saint-l’Innocent, avant de s’évader vers Paris. Des voyages au Larzac, à Ibiza, Amsterdam, Copenhague, Katmandou, San Francisco et Goa sont également mentionnés.

Quand?
L’action se situe des années soixante au début des années quatre-vingt.

Ce qu’en dit l’éditeur
Enfant, Nicole Sauxilange s’imaginait un destin de sainte. Avec l’adolescence, une autre ambition se fit jour dans l’esprit de cette petite provinciale : devenir une star. Qu’elle ne possédât aucun talent ne l’en détournerait pas. Il suffirait de poser nue.

Ce que j’en pense
***
Imaginez qu’un jour vous découvrez dans les pages centrales d’un magazine dit «de charme» la photo d’une ancienne camarade classe. C’est ce qui arrive au narrateur du nouveau roman d’Eric Laurrent, né comme cette pin-up en juillet 1966 à Clermont-Ferrand. Avec lui, nous allons remonter la biographie de Nicky Soxy, qui s’appelle en fait Nicole Sauxilange.
L’ironie du sort fait que parmi les milliers de personnes qui ont choisi d’agrémenter leur décoration en affichant cette photo du magazine Dreamgirls d’octobre 1982 sur leur mur figure Robert Malbosse. « Pas un seul instant, cet homme de trente-six ans, qui achevait de purger dans la maison d’arrêt des Baumettes, à Marseille, une peine de réclusion pour trafic de stupéfiants, ne soupçonnerait que la jeune femme dont les généreux appas égayaient les murs décrépis de sa cellule pût être sa propre fille. Il ignorerait même jusqu’à la fin de sa vie qu’il en avait une. »
Car ce petit délinquant ne se voyait pas en chef de famille et aura préféré prendre la poudre d’escampette en apprenant que Suzy était enceinte. Mais ce n’est ici que l’un des épisodes de cette chronique de la misère sociale. Car Suzy est le fruit – défendu – d’un viol perpétré par son beau-père alors qu’elle était à peine pubère. Aussi est-ce davantage pour échapper à sa famille qu’elle se jette dans les bras de Bob, plus que par amour. Laissant sa fille aux bons soins de sa mère, elle prend aussi la clé des champs.
La petite Nicole apprendra bien vite que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Fini l’alcool et les drogues, bonjour les principes stricts. Car après un soir de beuverie Max Turpin, en vomissant son alcool, entend une voix le menacer de damnation éternelle. « À l’instar de tous les repentis, l’homme déployait en effet la même ardeur à respecter, et surtout à faire respecter, les principes religieux qu’il avait mise pendant vingt à fouler aux pied. » Si Nicole veut tout d’abord être une sainte, elle va bien vite comprendre que cette vocation est très limitée, tout comme celle de prendre la place de Nadia Comaneci. « À la vérité, pour n’avoir de disposition ni d’inclination bien marquées pour aucune discipline, Nicole Sauxilange ne se sentait nulle vocation particulière : la célébrité seule l’intéressait– c’était un but en soi. Par conséquent, le domaine dans lequel le sort lui accorderait toute latitude de s’illustrer lui importait bien peu ; ses exigences étaient mêmes fort modestes en la matière : qu’un simple fait divers la révéla au monde la comblerait pleinement. » En partant pour Paris et en se faisant photographie rsous toutes les coutures par son petit ami, elle réussira dans son entreprise, deviendra Nicky Soxy. Durant près d’une dizaine d’années, elle sera à la une des magazines et arpentera les plateaux télé. Puis mourra sans faire de bruit.
L’auteur de Berceau et Les Découvertes réussit le tour de force de raconter ce drame avec un style néo-proustien fait de longues phrases, utilisant un vocabulaire soigné, recherchant quelques mots «compliqués» quand il ne les invente pas lui-même. Aussi le suit-on avec délectation dans ce récit qui allie l’élégance au sordide. Un contraste saisissant, un peu comme si Cosette partait à la recherche du temps perdu…

Autres critiques
Babelio
Télérama (Nathalie Crom)
BibliObs (Jérôme Garcin)
La Montagne (Daniel Martin)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Des petits riens… 
Blog Clara et les mots

Les premières pages du livre 

Extrait
« la jeune fille ne manquait pas d’ « arguments », n’eût-elle que quinze ans. Même si la matière ductile qui était encore sienne continuerait à travailler un peu, son corps était désormais celui d’une femme et non plus d’une enfant. Les formes nouvelles qu’il avait prises récemment, tout au long de la dernière année, en une soudaine accélération des mouvements orogéniques qui bouleversent l’anatomie féminine durant la puberté, paraissaient d’autant plus épanouies que sa silhouette s’était étirée et amincie dans le même temps, de sorte que leur rehaut n’en saillait que davantage. Elles offraient en sus un saisissant contraste avec son visage, lequel, quoique ses traits eussent à peu près atteint leurs contours définitifs, conservait encore, en ce lent fondu enchaîné en quoi consiste la solidification de la physionomie, les inflexions un peu molles de l’adolescence. »

A propos de l’auteur
Éric Laurrent est né à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) en 1966. Il a déjà publié une douzaine de romans aux Éditions de Minuit. (Source : Éditions de Minuit)

Site Wikipédia de l’auteur 

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Notre château

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Notre Château
Emmanuel Régniez
Le Tripode
Roman
128 p., 15 €
ISBN: 9782370550781
Paru en janvier 2016

Où?
Le roman se déroule principalement dans le Château situé dans une ville qui n’est pas nommée.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un frère et une sœur vivent reclus depuis des années dans leur maison familiale, qu’ils ont baptisée « Notre château ». Seule la visite hebdomadaire du frère à la librairie du centre-ville fait exception à leur isolement volontaire. Et c’est au cours de l’une ces sorties rituelles qu’il aperçoit un jour, stupéfait, sa sœur dans un bus de la ligne 39. C’est inexplicable, il ne peut se l’expliquer. Le cocon protecteur dans lequel ils se sont enfermés depuis vingt ans commence à se fissurer.
On pourrait penser aux films Les Autres de Alejandro Amenábar, Shining de Kubrick, ou à La Maison des feuilles de Danielewski. En reprenant à son compte l’héritage de la littérature gothique et l’épure de certains auteurs du nouveau roman, Emmanuel Régniez réussit un roman ciselé et singulier, qui comblera les amateurs d’étrange.
« Je soigne ma mélancolie en me racontant des histoires qui pourraient me faire peur.» Emmanuel Régniez.

Ce que j’en pense
***
Pour ses débuts en littérature, Emmanuel Régniez s’est souvenu des contes de son enfance. Quand, entouré de ses parents, il rêvait sa vie plutôt qu’il ne la vivait. Entouré de ses sœurs, il aimait de raconter des histoires, accompagner son père dans des parties de chasse mémorables. « Nous étions si heureux au sein de notre château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline. »
Cependant Octave n’est pas dupe. «En réalité je n’allais pas à la chasse mais j’accompagnais mon père au marché et l’aidais à vider le coffre de la voiture. Ma mère souvent râlait car mon père n’avait pas acheté ce qu’elle voulait.» On ajoutera que le château n’existait pas davantage. Du moins jusqu’au jour où un notaire annonça que la famille héritait d’une grande et belle maison, en ajoutant qu’une clause dudit testament interdisait au père d’y habiter. Cette bizarrerie a-t-elle provoqué l’accident de voiture mortel sur la route du retour ? Personne ne le saura jamais. Toujours est-il que les orphelins purent dès lors prendre possession du château.
Octave, le narrateur, et Véra vont y aménager une grande bibliothèque et y vivre quasiment reclus. « Notre monde est contenu dans Notre Bibliothèque. Notre monde est notre bibliothèque. »
Octave s’autorise une sortie par semaine, à la librairie du centre-ville, afin d’acheter quelques ouvrages supplémentaires. C’est à ce moment, très précisément le jeudi 31 mars à 14h 32, que leur existence si paisiblement réglée, va basculer.
Octave voit Véra, qui ne sort jamais et à fortiori jamais dans un bus, « dans le bus n°39 qui va de la Gare à la Cité des 3 Fontaines, en passant par l’Hôtel de ville. »
Un incident somme toute banal, mais qui mettre à mal toutes les certitudes, entrainer toute une série d’autres phénomènes étranges.
Qui a tort ? Qui a raison ? Où se situe la frontière entre l’étrange, le fortuit et l’irréel ? En choisissant de répéter certaines phrases, comme pour les marteler, l’auteur réussit à installer une atmosphère très prenante, qui nous fait douter de nos certitudes. Véra a-t-elle raison de reprocher son entêtement à Octave ? «Coupable comme tu sais l’être, tu es prêt à inventer n’importe quelle histoire».
Voilà le lecteur pris au piège, incapable de trancher. Ce couple énigmatique dans cette demeure mystérieuse a quelque chose d’hypnotique. À l’image du cahier photo de Thomas Eakins rassemblé en fin de volume. Seul petit bémol, la couverture qui est à mon sens totalement manquée et ne poussera sans doute pas à l’achat spontané en librairie. Du coup, les blogueurs sont là…

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Tout ce qui se lit (Marie-Blanche xxx)
Blog Domi C lire (Dominique Sudre)
Blog Alias Noukette (Françoise Lavabo)
Blog Les Jardins d’Hélène (Laure xxx)
Blog Entre les lignes (Bénédicte Junger)
+ Interview de l’auteur
Blog Le chat qui lit (Nathalie Cez)
Blog Les livres de Joëlle (Joëlle xxx)
Libfly (Catherine Airaud)

Autres critiques
Babelio
L’Opinion (Bernard Quiriny)
Blog Mes Imaginaires
Blog Charybde 27
Blog Le Labo de Benoît
Blog Un dernier livre avant la fin du monde

Les premières pages du livre

Citation
« Une maison qui contient beaucoup de livres est une maison ouverte au monde, est une maison qui laisse entrer le monde. Chaque livre qui entre est un fragment du monde extérieur et, tel un puzzle, quand nous posons ensuite le livre dans les rayons de Notre Bibliothèque, nous recomposons le monde, un monde à notre image, à notre pensée. » (p. 39)

A propos de l’auteur
Emmanuel Régniez est un écrivain de langue française. Notre Château est son premier roman. Il est aussi l’auteur de l’Abc du gothique aux éditions Le Quartanier. (Source : Éditions Le Tripode)

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