Le passeur

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Prix de la Closerie des Lilas 2021

En deux mots
Après avoir été lui-même poussé à l’exil, Seyoum est désormais l’un des patrons du réseau de passeurs qui organise les voyages de migrants vers l’Europe depuis les côtes libyennes. Mais l’arrivée de la dernière «cargaison» de la saison va le replonger dans son passé et ébranler ses certitudes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le migrant, le bourreau et la terre promise

Stéphanie Coste a réussi un premier roman captivant en choisissant de parler des migrants du point de vue du passeur. Ce dernier, trafiquant sans foi ni loi, va être soudain rattrapé par son passé.

Seyoum est aujourd’hui un chef puissant du réseau de passeurs qui organisent la traversée des migrants et font fortune sur le dos de ceux qui n’ont pour seul espoir l’exil vers l’Europe. En échange d’un transport en convoi dans des camions bringuebalants et chargés comme des boîtes de sardines, d’un séjour dans des hangars insalubres où ils sont parqués et d’un voyage des plus aléatoires sur un vieux rafiot de plus en plus difficile à trouver, ils vont dépenser une fortune. Et faire prospérer ces trafiquants de chair humaine qui se soucient bien peu de la réussite de leurs voyages. Les douaniers et l’armée, complices de ce trafic, aimeraient pourtant ne pas avoir à repêcher constamment des corps et entendent aussi faire rémunérer cette «prestation». C’est dans ce contexte que Seyoum, qui a lui-même échappé à la dictature dans son Érythrée natale en prenant le chemin de l’exil, accueille la «cargaison» pour son dernier voyage de la saison. Une misère qu’il essaie d’oublier en se shootant au khat et en la noyant dans le gin. Mais le malaise persiste.
«Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi.»
Car Seyoum était amoureux quand il a fui son pays. Il espérait se construire un avenir brillant, loin de ce régime qui lui a pris sa famille et s’apprêtait à faire de même avec lui. Pour s’en sortir, pour devenir un bourreau intraitable, il a dû se forger une solide carapace qui va pourtant se fendiller lorsqu’un réfugié comprend qu’il est l’un Érythréen comme lui. «Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage.» Et qui va le conduire à prendre une décision radicale.
En choisissant Seyoum comme narrateur Stéphanie Coste a trouvé un angle aussi particulier qu’intéressant pour traiter l’un des sujets d’actualité les plus brûlants. En suivant son parcours, on comprend la complexité du problème et la difficulté à imaginer une solution, bien loin du manichéisme de certains, prompts à sortir leur «Yaka». Ce roman-choc, poignant et violent, fort et émouvant, est à placer dans votre bibliothèque aux côtés de ceux de Louis-Philippe Dalembert avec Mur Méditerranée de de Christiane de Mazières et La route des Balkans, de Marie Darrieussecq avec La Mer à l’envers, de Sarah Chiche et Les Enténébrés, ou encore du premier roman de Johann Guillaud-Bachet, Noyé vif. Tout comme Stéphanie Coste, ces œuvres de fiction disent sans doute mieux la «question migratoire» que ne peuvent le faire les reportages qui restent souvent, par la force des choses, très superficiels.

Le Passeur
Stéphanie Coste
Éditions Gallimard
Premier roman
136 p., 12,50 €
EAN 9782072904240
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en Lybie et en Érythrée puis quelque part en Méditerranée, sur la route de Lampedusa.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand on a fait, comme le dit Seyoum avec cynisme, «de l’espoir son fonds de commerce», qu’on est devenu l’un des plus gros passeurs de la côte libyenne, et qu’on a le cerveau dévoré par le khat et l’alcool, est-on encore capable d’humanité ?
C’est toute la question qui se pose lorsque arrive un énième convoi rempli de candidats désespérés à la traversée. Avec ce convoi particulier remonte soudain tout son passé : sa famille détruite par la dictature en Érythrée, l’embrigadement forcé dans le camp de Sawa, les scènes de torture, la fuite, l’emprisonnement, son amour perdu…
À travers les destins croisés de ces migrants et de leur bourreau, Stéphanie Coste dresse une grande fresque de l’histoire d’un continent meurtri. Son écriture d’une force inouïe, taillée à la serpe, dans un rythme haletant nous entraîne au plus profond de la folie des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le petit journal (Fernando Couto e Santos)
L’Écho magazine (propos recueillis par Isabelle Claret Lemarchand)
Blog Trouble Bibliomane
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Au fil des livres
Blog Domi C Lire
Blog Lili au fil des pages
Blog Les livres de Joëlle

Les premières pages du livre
« Zouara, Libye, 15 octobre 2015
J’ai fait de l’espoir mon fonds de commerce. Tant qu’il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux œufs d’or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d’en face.
Le nombre d’arrivées de Khartoum et Mogadiscio la semaine dernière m’a surpris. Je n’avais pas prévu qu’ils seraient tant à résister au Sahara. En général je fais un bon calcul avec les rabatteurs ; s’il en part cent cinquante de Somalie et d’ailleurs, à peine les deux tiers parviendront en Libye. Ils ne pourront éviter la traversée du désert, la mort assise sur leur cou comme une enclume. Il en meurt plus dans la fournaise des mirages qu’en mer en temps normal. La rage de survivre leur donne de plus en plus la gnaque.
Andarg doit en livrer une soixantaine de plus d’Érythrée aujourd’hui ou demain. Les Soudanais et les Somaliens sont déjà trop nombreux par rapport à la capacité du bateau. J’ai été trop gourmand, je le sais. J’ai voulu m’en mettre plein les poches pour la dernière traversée de la saison. Les croisières Seyoum ferment leurs portes pour l’hiver, allez-vous faire voir. Voilà ce que je me suis dit. Cette négligence finira par nuire à ma réputation. Une réputation construite en dix ans de boulot et trahisons diverses. La concurrence se moque comme moi de ses responsabilités. Du coup les fiascos se sont enchaînés de Tripoli jusqu’à Zouara, et ça commence à se savoir. La côte est devenue un dépotoir d’ordures pas tout à fait ordinaires. Le bouche-à-oreille a enflé dans le vent des récents naufrages. Et du Soudan jusqu’à la Somalie il a semé une graine de doute. Pour l’instant les candidats au mirage de l’Italie affluent toujours. Mais il va falloir faire gaffe.

— Seyoum ! Seyoum !
Ibrahim m’a fait sursauter. Mes mains tremblent. Un tic récent fait claquer ma mâchoire. J’ai encore brouté trop de khat hier soir, j’ai augmenté les doses, la botte quotidienne ne suffisait plus. J’ai presque tout fini. Heureusement Andarg a refait le plein en Éthiopie en attendant la livraison des Érythréens à la frontière. En pensant au goût amer des feuilles, je salive comme un animal attendant sa pitance. Je passe de plus en plus de temps à pioncer derrière mon cabanon. Ces dérives me laissent apathique et pourtant prêt à mordre. Mes yeux sont noyés en permanence de sang et de folie. Je commence à me foutre les jetons moi-même, je dois reprendre le contrôle. Ibrahim m’appelle encore. Je m’extirpe de l’ombre du palmier. Il fait encore chaud même si le soir va se pointer d’ici une heure. Je préfère traîner sur ce bout de sable plutôt qu’à l’entrepôt où je parque les migrants avant la traversée. Les Soudanais et les Somaliens qui y sont entassés depuis six jours n’ont plus rien à bouffer depuis hier. On leur file juste un peu de flotte pour les garder en vie. Certains portent sur leurs tronches les prémices de la révolte. Je les reconnais tout de suite. J’en fais tabasser trois ou quatre par jour pour maintenir l’ordre : l’épuisement gagne toujours, la peur les achève. Ils sont vite matés.
— Seyouuuum !
— Oui Ibrahim, je suis là. Qu’est-ce qu’il y a ? La cargaison des Érythréens est arrivée ?
Il déboule essoufflé devant moi.
— Non, pas encore. J’ai parlé avec Andarg tout à l’heure. Le camion a crevé près de Houn hier après-midi. Une grosse pierre sur la piste. Ils sont retardés d’une demi-journée. Mais y a tes amis, les deux gardes-côtes libyens, qui sont là. Enfin, sur la plage. Ils veulent te parler.
Amis, tu parles ! Ces sangsues s’accrochent à ma gorge et se gavent de mon pognon depuis quatre ans. Ils saignent aussi les autres gangs sur toute la côte jusqu’à Tripoli. Ces mecs-là font la fiesta tous les jours sur la tombe de Kadhafi en sirotant du thé noir. Merci mon pote pour le chaos que t’as laissé derrière ton cadavre, à la tienne. Je m’avance vers Ibrahim. Je le dépasse d’une bonne demi-tête.
— Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Ils sont déjà venus il y a même pas deux semaines récupérer leur enveloppe. On s’était mis d’accord que ça comptait pour deux traversées. Dis-leur que je suis pas là.
Ibrahim se balance sur ses jambes décharnées. Il évite mon regard en visant un point au milieu de ma poitrine. Son corps, tas d’os saillants, transpire la trouille. Par réflexe il voûte les épaules. Soudanais de Malakal, il est arrivé adolescent sur le port de Zouara, un mauvais film en boucle dans sa tête, celui de ses frères et de sa mère tombant les uns après les autres dans le Sahara. Un peu comme dans un jeu vidéo où le dernier debout est vainqueur. Il n’a pas gagné l’ultime manche de la partie : atteindre l’eldorado italien. La tempête a rabattu et coulé son bateau du mauvais côté, à vingt kilomètres de Zouara. Retour à la case enfer. C’était un de mes rafiots. Ibrahim n’a pas retenté la traversée. Et moi je le tolère depuis qu’il a échoué à ma porte, clébard craintif et loyal accroché à mes basques. Il finit par me dire, l’œil toujours fixé sur son point imaginaire :
— Je savais pas que tu voulais pas les voir. Je leur ai dit que t’étais là. Désolé Seyoum.
— Dégage, toi et ta gueule d’enflure, tu m’exaspères. Dis-leur que je viens mais d’abord je dois parler à Andarg. Fais-les attendre dans la cabane et sers-leur un verre de thé.
Il détale pour éviter une baffe éventuelle. Je m’éloigne de la cabane en me traînant. Un début de migraine s’installe. Le manque défonce mon cerveau chaque jour un peu plus tôt. Avant, le signal arrivait avec le coucher du soleil. Il survient maintenant en plein après-midi et plus rien de précis ne le déclenche. Je l’ignore comme je peux. Une envie de gerber s’installe dans ma gorge. Je déglutis difficilement. La nausée monte d’un cran. Ma peau pue encore les excès de la veille, l’acidité du jus de khat macéré dans ma bouche mélangée à celle du gin du marché noir que je bois par litres. Je sors mon portable de ma poche et appelle Andarg. Je dois faire plusieurs tentatives avant d’avoir la connexion.
— T’es où ? Et t’arrives quand exactement ?
— Ah Seyoum ! Quelle galère ! le camion a crevé, les deux roues avant en même temps à vingt-cinq bornes de Houn. Et Zaher n’avait chargé qu’une roue de secours avant le départ. Je l’ai envoyé à pied à Houn pour aller en chercher une autre. Du coup on a perdu un temps fou. Et y a deux vieux qui ont clamsé entre-temps. On sera là demain matin au plus tard.
Houn, encore à six cents bornes de la côte.
— Les Soudanais et les Somaliens cuisent dans l’entrepôt depuis des jours ! Et j’ai ces connards de gardes-côtes libyens qui sont revenus renifler. Heureusement que j’ai planqué le bateau. T’as acheté une came encore plus pourrie que la dernière fois, qu’est-ce que t’as foutu ?
Je regrette de l’avoir laissé négocier avec Mokhtar pendant que je réglais des affaires à Tripoli. Les pêcheurs du coin nous refourguent à des prix délirants du matos prêt à aller à la casse. Mokhtar est le pire mais on est obligés de passer par lui. Il connaît les plans pour choper des carcasses en tout genre quand les autres n’ont plus rien à offrir. Il connaît surtout l’art de l’arnaque. Ce mec est assis sur un tas d’or et de cadavres. Andarg, avec sa mollesse, n’a pas fait le poids. J’entends son crachat dans le téléphone. Je le sens sur la défensive.
— M’engueule pas ! Fallait payer le prix pour cette merde ou on avait rien. Y a plus assez de bateaux sur le marché en fin de saison, tu le sais aussi bien que moi. Y avait pas le choix.
— Mokhtar est une raclure, va falloir qu’on se bouge le cul pour trouver d’autres fournisseurs.
Andarg balance un deuxième crachat à distance.
— Justement y a le Soudanais qui voulait te voir pour en parler. Je l’ai croisé quand t’étais à Tripoli. J’ai oublié de te le dire. Mais bon l’essentiel c’est que j’aie trouvé un bateau pour la traversée, non ?
Le business a explosé ces dernières années. À la bonne époque avec dix mille dollars on pouvait acheter un bateau et des numéros de rabatteurs. Moi et quelques autres nous nous partagions le monopole. Depuis que Kadhafi s’est fait zigouiller, la concurrence a afflué, de la racaille qui vient profiter du chaos local et se faire de l’oseille sur nos plates-bandes. Tous ces mecs qui s’improvisent passeurs font monter les prix des bateaux en flèche. Même à Tripoli ça devient difficile d’acheter un chalutier. Les pêcheurs se gavent et n’ont plus besoin d’aller en mer. Heureusement, côté gouvernement, à part les gardes-côtes qui sont gourmands, on est encore à peu près tranquilles. Mais j’ai hâte que cette dernière traversée soit derrière moi, histoire de jauger en paix la nouvelle donne et de me reposer. D’ailleurs je me sens vidé d’un seul coup. Mes jambes flanchent dans le sable. Je trébuche sur une planche à moitié enlisée et manque de me casser la gueule. Je me retiens avec mon bras et me fais mal au poignet. Où est ma botte de khat ? Je réprime un frisson, je meurs de chaud pourtant.

— Seyoum, tu m’écoutes ? Allô ? Allô ? Ça passe plus ?

Les paroles d’Andarg vrombissent dans mes tympans. L’angoisse et ses hallucinations surgissent derrière le palmier, là-bas. J’éloigne le téléphone de mon oreille. Le ciel se renverse. La plage devient plafond. Je suis désorienté. Une salive épaisse scotche mes lèvres. Des mouches grouillantes s’agglutinent devant mes yeux explosés, cherchent à rentrer dans mes orbites. Je tousse violemment pour relancer le battement de mon cœur, me file une baffe. Le ciel et la plage retrouvent leur place. Andarg continue sa litanie. J’aboie :
— Arrête de bavasser ! Il faut faire embarquer la cargaison après-demain au plus tard. Ils annoncent des tempêtes et des vents contraires pour les prochains jours. Pas question que les mecs chopent la trouille et refusent de traverser.
— Ok, on va mettre les gaz. Au fait, à part les deux vieux d’hier y en a huit qui sont tombés du camion du côté soudanais, donc si tout se passe bien d’ici demain ils seront quarante-cinq.
— C’est quarante-cinq de trop vu l’épave que Mokhtar t’a refourguée. Allez, grouillez-vous. Et ne vous arrêtez même pas pour pisser.

Je raccroche et me dirige vers la cahute sur la plage où ces gros porcs de gardes-côtes m’attendent. Des groles défoncées et des lambeaux de vêtements sont éparpillés un peu partout sur le sable blanc, la mer turquoise en arrière-plan. Ils ont à peine nettoyé après le dernier naufrage. Du côté italien, on doit plus souvent ramasser des bouteilles de Pepsi et des emballages de sandwichs. Je ricane en pensant à ça. Au bord de l’eau un reste de canot éventré dégueule des paquets d’algues noirâtres. J’aperçois un morceau de jouet rose coincé à l’intérieur. Une bourrasque soulève le magma et laisse voir un visage de poupée. Les algues m’évoquent des bestioles immondes qui auraient tout dévoré sauf cette tête en plastique. Un nouveau coup de vent embarque des sacs plus loin. On dirait des ballons crevés de toutes les couleurs sortis d’une fiesta. Un nuage venu de nulle part cache le soleil et me rappelle la tempête prévue. Qu’elle ne moufte pas dans les deux jours à venir. Si le bateau doit chavirer, autant qu’il chavire en face.
Depuis que j’ai démarré mon business il y a dix ans je n’achète des coques ou des zodiacs que pour un seul passage. Certains concurrents ne le savent pas mais le rendement financier est meilleur, et ce système comporte moins de risques pour mes hommes. Ils font juste les premiers milles de la traversée pour mettre le rafiot sur le cap. Après il suffit de fourrer un GPS entre les mains d’un des passagers en lui expliquant que c’est tout droit. Moi je récupère mes mecs en zodiac, et à la volonté du bon Dieu pour le reste. À cause des prévisions météo cette fois, j’estime à deux chances sur dix le succès de l’expédition. Je me retrouve potentiellement avec cent quinze macchabées sur la conscience, mais c’est le business. Après avoir réglé mes hommes, les passeurs du Sahara, le bateau et autres broutilles, je ne vais pas m’asseoir sur cent mille dollars de bénéfices.

CHAPITRE DEUX
Les gardes-côtes assis autour de ma table branlante tirent tous les deux sur une clope. Leurs doigts jaunâtres dessinent des ronds dans l’air suffocant de ma piaule. Mohsan Ftis, le chef, lève un œil mauvais en me voyant. Son bide dépasse de son uniforme et exhibe ses poils drus. Des taches de sueur tatouent ses aisselles et son fute au niveau des couilles. Ce type me dégoûte.
— Mes amis, excusez-moi de vous avoir fait attendre. Je vois que vous êtes déjà installés. Encore un peu de thé à la menthe ?
— Arrête ton bullshit Seyoum, on est pas là pour faire un concours de politesses. Assieds-toi, il faut qu’on parle.
Je me méfie de ce rat obèse comme de moi-même. Un filet de thé coule sur son menton. Sa lèvre inférieure légèrement pendante me dit l’étendue de son faux-cuisme. Je sais par le gang des Égyptiens que Ftis a balancé plusieurs collègues ces derniers mois, malgré les gros bakchichs qu’on lui file. J’attrape le tabouret près de ma paillasse et le pose près de lui. L’odeur de graillon qu’il rote en même temps qu’il parle imprègne tout de suite mes fringues.
— Oui assieds-toi là, et écoute-moi bien.
Je fais semblant de ne pas capter la menace, et tire machinalement sur ma barbe pour gagner du temps. Tiens, je la taillerai ce soir.
— Je vous écoute capitaine, mais je croyais que tout était en règle depuis votre dernière visite. Comme vous êtes là, j’en profite pour vous informer que la traversée est prévue pour demain soir. On fait comme d’hab…
Ftis se lève d’un bond. Les verres de thé giclent sur la table. Ibrahim qui se tenait en chien de garde devant la porte se précipite avec le thermos. Je lui fais signe de sortir de la cabane. On reprendra du thé plus tard. Ftis postillonne:
— Justement on va pas faire comme d’habitude ! Qu’est-ce que vous foutez toi et tes potes depuis trois semaines ? ! Quatre naufrages ! Quatre !

ÉPILOGUE
Asmara, Érythrée, 9 juin 2005, jour de la fuite
Mon maigre bagage est prêt. Tout est organisé. Enfin, dans quelques heures, je vais retrouver mon Seyoum. Plus d’un an que je ne l’ai vu ! Je n’ai plus d’ongle à ronger ni de peau à arracher autour pour calmer mon angoisse, alors je focalise mon esprit sur ma dernière vision de lui, son visage grave, et sa main m’envoyant un baiser évaporé dans l’air. On a parlé du déroulement des opérations avec Maeza hier soir, ma grande cousine. Grâce à elle et à son mari Hailé, l’impossible est devenu possible. Pourtant l’appréhension noue mon ventre et fait trembler mes mains. Je les joins l’une à l’autre, comme une prière.
La journée s’égrène, interminable. Maeza viendra me chercher là-haut quand la voiture arrivera. Je regarde le soleil décliner, bas et rouge, à travers la fenêtre.

— Madiha, viens, c’est le moment.
Je n’ai pas entendu Maeza monter. J’attrape mon baluchon. Elle me fait signe de ne pas parler. Mon cœur fait un boucan pas possible. On descend dans la cuisine. Deux hommes en treillis nous y attendent. Je n’en reconnais aucun.
— Ce n’est pas Hailé qui devait m’emmener retrouver Seyoum ?
Maeza sans un mot prend le sac de mes mains, l’ouvre, et le montre à l’un des types :
— C’est bon, vous avez la preuve.
L’homme en regarde à peine le contenu. Puis il dit machinalement :
— Madiha Hagos, vous êtes en état d’arrestation pour tentative de fuite du pays. Vous encourez quatre ans de prison. Si vous opposez une quelconque résistance votre peine sera prolongée.
Je me tourne stupéfaite vers ma cousine. Elle hausse les épaules.
— Tu connais le montant de la prime pour dénoncer une fille de ministre en taule ? Alors, ta liberté, qu’est-ce que j’en ai à faire ? Seyoum on s’en fout, son père ne vaut plus rien. D’ailleurs ton chéri s’est cassé il y a déjà trois mois. Il a refilé aux autorités les petits mots que vous vous faisiez passer en douce en échange de sa liberté. On l’a laissé s’évader. Il n’a pas hésité une seconde. C’est beau l’amour !
Sa trahison m’anéantit, mais c’est celle de Seyoum qui écorche mon corps à vif. Je me refuse à y croire. Je suis muette de désespoir et d’incompréhension. Pourtant les deux soldats m’empoignent, me traînent jusqu’à leur véhicule, et me jettent à l’arrière. L’un d’eux file une liasse de billets à Maeza qui l’empoche, exultante, sans un regard sur moi. Elle-même lui tend un morceau de papier plié en deux et lui dit :
— Tu donnes cette lettre à qui tu sais, à l’endroit prévu, après que tu auras déposé Madiha au centre de détention. Et n’oublie pas de la boucler, Hailé n’est pas encore au courant de notre arrangement. Je lui expliquerai plus tard.
La voiture démarre et la silhouette de Maeza agrippée à son butin s’éloigne. Le soldat sur le siège passager déplie le morceau de papier bleu clair et le lit. Je ne comprends pas son rire qui éclate soudain dans l’habitacle. Une fourmi rouge, qui me rappelle celles de Sawa, court le long de mon bras. Je ne la chasse pas. Quelle importance si elle me mord ou pas ? »

Extraits
« Je me détourne de lui et examine vaguement la cargaison. Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi. » p. 36

« — T’as vraiment un problème de comportement mec. Pourquoi tu me regardes comme ça?
— Tu t’appelles Ephrem ? ! T’es érythréen alors! T’as un lien avec le journaliste Osman Ephrem?
Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage. Je me jette sur lui et l’empoigne par le cou. Il tombe à la renverse en criant de surprise. Avant qu’il ne puisse réagir je me penche sur lui et lui envoie de toutes mes forces mon poing dans la tronche. L’impact du coup fait craquer mes phalanges et sa mâchoire. Il hurle de douleur. Dans ma furie qui balaie tout, je l’entends à peine. Il met ses bras devant son visage pour parer au prochain coup, que je suspends. Je secoue la main en maugréant entre mes dents «Putain il m’a fait mal ce con». L’air est irrespirable. Ma fureur irradie dans chaque parcelle de mon corps. Toute pensée rationnelle a quitté mon cerveau. N’y reste qu’un hurlement muet. Oui, mais pourquoi? Ce pourquoi me fait descendre d’un cran. Reprends-toi bon sang. Reprends-toi.
L’Érythréen me regarde, apeuré. Il s’imaginait quoi ? Réveiller ma corde sensible en invoquant une patrie commune ? Il voulait me dire «toi et moi on est frères, le même sang coule dans nos veines, nos pères et nos mères se connaissaient c’est sûr avant la terreur, avant l’indicible, peut-être aussi qu’on était dans la même école, tu te rappelles?». Ce mec croit qu’on a encore un passé? Je déglutis ma rage. L’air revient fluide dans mes poumons. Je m’approche de lui.
— Allez, relève-toi! Et arrête ton numéro sinon je l’en recolle une. » p. 49

À propos de l’auteur
COSTE_Stephanie_©francesca_mantovaniStéphanie Coste © Photo Francesca Mantovani

Stéphanie Coste a vécu jusqu’à son adolescence entre le Sénégal et Djibouti. Elle vit à Lisbonne depuis quelques années. Le Passeur est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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Dans les yeux du ciel

BENZINE-dans_les_yeux_du_ciel  RL2020  coup_de_coeur

En deux mots:
Nour est prostituée, fille de prostituée et entend offrir à sa propre fille un autre avenir. Alors que la révolution gronde dans le pays, sa situation va devenir de plus en plus précaire. Comment parviendra-t-elle à s’en sortir, entre la dictature et les islamistes.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Dans les yeux de ma mère

Dans son second roman, Rachid Benzine explore le printemps arabe à travers le regard d’une prostituée. Louvoyant entre dictature et islamistes, Nour va essayer d’offrir un avenir à sa fille Selma.

A première vue, rien de commun entre Ainsi parlait ma mère, qui marquait les débuts dans le roman de Rachid Benzine et dressait le portrait sensible de sa mère et cet autre portrait de femme, une prostituée, dans ce second roman intitulé Dans les yeux du ciel. Mais à y regarder de plus près, on y trouvera bien des points communs, à commencer par le courage de ces deux femmes, leur force de caractère et leur lucidité. «Je m’appelle Nour. Chez moi, on est prostituée de mère en fille. Enfin, depuis deux générations. Pas de quoi se vanter d’un savoir-faire ancestral. Mais ça laisse des marques. Sur le corps. Sur la peau. En dedans, quelque part.»
Tout au long du récit, le lecteur est invité suivre son quotidien, à explorer ces marques que le plus vieux métier du monde lui laisse, à comprendre les risques encourus dans un pays soumis à la dictature, puis aux islamistes. Avec Nour, on va ressentir cette amertume «qui donne envie de gerber. D’en finir. Comme ça, d’un claquement de doigts. Disparaître. Un dernier vol plané du haut d’un minaret. Sous les roues d’un char. N’être plus que de la bouillie. Une flaque de chair, de merde, de sang.»
Car la violence est omniprésente, soulignée par un style cru, vrai, direct, ne laissant guère place aux fioritures. Nour a pris soin de situer son studio loin de chez elle pour que personne ne se doute de ses activités. Mais, à l’image des clients qui s’y succèdent, la mise à nu est permanente, nous proposant ainsi un miroir à peine déformé de la société. Il y a là les postes-clé d’un pouvoir qui vacille et les tenants du changement. Une dictature qui s’accroche à ses privilèges, une révolution arabe qui gronde et enfle. Des tensions qui vont rendre la vie de Nour de plus en plus difficile. Outre ses «trois purgations: les conseils beauté des chaînes arabes pour me vider la tête; la prière pour me purger l’âme; la lecture pour ne pas crever. La plupart du temps, des essais philosophiques ou sociologiques. J’en lis chaque phrase comme si toute ma vie en dépendait.» elle va trouver un soutien auprès de Slimane, un homosexuel qui va lui apporter toute son affection. Mais qu’elle va pourtant trahir parce qu’il s’est rapproché de l’un de ses clients. Roué de coups, Slimane va alors s’engager dans la bataille pour un changement de régime, animant notamment un blog vidéo sur le soulèvement «Pour que chacune et chacun ait le courage d’être. Pour dire la liberté aussi. Celle des mœurs. Celle de la pensée surtout.»
On le voit, Rachis Benzine a construit son roman autour d’épisodes qui offrent au lecteur plusieurs niveaux de réflexion. Commençons par la place de la femme, brimée et avilie, harcelée en permanence et prisonnière de mœurs machistes qui rendent tout déplacement dangereux, y compris dans les défilés qui réclament davantage de liberté. Le niveau politique est du reste tout aussi passionnant. L’aspiration du peuple à sortir d’un système corrompu qui tente de contrôler les faits et gestes de la population à l’aide d’espions va finir par gagner, mais à quel prix? L’auteur, lucide, montre qu’il ne suffit pas d’abolir un régime pour gagner, que les lendemains de victoire peuvent aussi être très douloureux. La religion et la façon dont l’islam est dévoyé pour en faire un instrument d’oppression est aussi parfaitement analysé ici, montrant notamment combien les homosexuels ont de la peine à se faire accepter dans une telle société.
Disons aussi un mot du niveau économique. Entre la morale et la nécessité de nourrir sa famille, on voit bien que la prostitution constitue pour des familles entières un moyen de survivre. Pour Nour, c’est aussi le moyen de payer des études de sa fille, de sortir de cette spirale infernale.
Un roman fort et dense, un constat lucide qui sonne aussi comme un avertissement. Intelligent et salutaire!

Dans les yeux du ciel
Rachid Benzine
Éditions du Seuil
Roman
170 p., 17 €
EAN 9782021433272
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule dans un pays arabe qui n’est explicitement pas nommé.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est le temps des révolutions. Une femme interpelle le monde. Elle incarne le corps du monde arabe. En elle sont inscrits tous les combats, toutes les mémoires douloureuses, toutes les espérances, toutes les avancées et tous les reculs des sociétés.
Plongée lumineuse dans l’univers d’une prostituée qui se raconte, récit d’une femme emportée par les tourments de la grande Histoire, Dans les yeux du ciel pose une question fondamentale : toute révolution mène-t-elle à la liberté ? Et qu’est-ce finalement qu’une révolution réussie ? Un roman puissant, politique, nécessaire.

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Rachid Benzine présente son roman Dans les yeux du ciel © Production Théâtre contemporain

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Il n’y a pas de Roméo sous ma fenêtre. Je ne suis pas Juliette.
Sous ma fenêtre, il y a des milliers de personnes descendues dans la rue pour protester. Aujourd’hui, c’est aussi hier. Depuis des semaines la même chanson. De nouvelles journées, de nouvelles tueries. La troisième immolation du mois. Au prix où est l’essence, se suicider n’est pas donné. Cette fois, un journaliste. L’autre fois, un marchand de poisson. Avant, un étudiant. Demain, une adolescente violée, abandonnée par sa famille. Tous à l’image de notre société.
Pourtant j’aime tant mon pays. Ses gens. Grandiloquents, perdus dans leurs certitudes, ignorants mais généreux jusqu’à l’oubli de leurs propres désirs. Un pays, ses gens. Meurtris. Meurtris mais vivants. Et d’autant plus vivants désormais que c’est la révolution. La nôtre. Celle de tous les espoirs.
Chacun a le sien. Son rêve. Sa soif. Qui pousse à croire. En demain.
Et au milieu de tout ça, moi.
Je m’appelle Nour. Chez moi, on est prostituée de mère en fille. Enfin, depuis deux générations. Pas de quoi se vanter d’un savoir-faire ancestral. Mais ça laisse des marques. Sur le corps. Sur la peau. En dedans, quelque part. Quelque chose que certains nomment l’« âme ». Peut-être que c’est ça. Je ne sais pas trop. En tout cas, une amertume, quand tu y penses, qui te donne envie de gerber. D’en finir. Comme ça, d’un claquement de doigts. Disparaître. Un dernier vol plané du haut d’un minaret. Sous les roues d’un char. N’être plus que de la bouillie. Une flaque de chair, de merde, de sang. S’imaginer comme ça. Une image toujours plus dégueulasse que celle que vous renvoient ceux qui vous croisent. Parce que l’image que vous avez de vous-même, vous ne pouvez pas la dissimuler. Le maquillage peut tromper. On ne trompe pas soi-même. Avec ou sans fond de teint, avec ou sans rouge à lèvres, avec ou sans fard, notre miroir intérieur reflète exactement qui nous sommes. Ni l’hypocrisie ni les flatteries ne s’y reflètent.
J’ai hérité de la chute de reins de ma mère. De son port altier, de sa démarche dansante. Je ne sais pas si elle aurait pu faire autre chose que pute. Princesse, peut-être. Personne ne lui a jamais offert de pantoufles de vair. Seulement des bas. Des jarretelles. Des bustiers. Des caracos. Des jarretières. Des strings. Des corsets. Pour l’humilier. Chaque jour davantage.
On se retournait sur son passage. Les hommes, pour l’insulter.
Les femmes, pour la maudire. Les hommes, par désir. Les femmes, par jalousie. Un corps de femme, même le plus beau du monde, c’est toujours une forteresse assiégée. Qu’il soit contraint dans un vêtement à la pudeur pathologique ou révélé par un déshabillé suggestif. Les hommes l’ont réduit à cela. Une prison qui enferme nos désirs, nos passions, notre fragilité. Celle qui enferme notre intelligence, notre sensibilité, notre créativité. Qui enferme notre honte. Si souvent.
Ma mère a été dès sa naissance frappée d’une double peine : être belle et être pauvre. Et tout ça dans un pays lui-même frappé d’une double malédiction : être pauvre et être colonisé. Ça transforme un avenir en destin. Un destin tout tracé. Certains disent par Dieu. D’autres par Satan. Plus trivialement, par l’Histoire, les bouleversements économiques ou sociaux. Ça a l’air compliqué mais ça se résume à cette mécanique : pas d’argent ; pas de relations ; pas de piston… Ne reste que les clients. Des clients qui te promettent un job. Un vrai. Où tu n’auras pas à détourner le regard. Où tu pourras t’observer dans une glace sans t’excommunier. Pour ma mère, les promesses de petits boulots s’arrêtaient à l’entretien d’embauche. Une main perverse cherchant dans sa culotte. La renvoyant invariablement à l’activité sordide qui lui faisait gagner son pain. Qui m’a nourrie, pendant toutes ces années.
Mais ma mère avait un projet qui lui maintenait la tête hors de l’eau. Moi. Sa fille. Et un objectif unique : « Ma fille ne sera jamais une pute. » Mais elle n’aura pas eu le temps de transformer mon destin en avenir. Elle a pourtant fait de son mieux en louant ses services à deux générations de militaires. Elle n’a lésiné ni sur les heures supplémentaires ni sur les fantasmes qu’on lui imposait. Pourvu qu’elle puisse me nourrir, payer mon éducation dans une école privée, si modeste soit-elle. Qui me promettait une autre vie.
Ma mère était une pute de garnison. Ce n’est pas une expression. C’est ce qu’elle était. Il n’existe aucune caserne sans bordel. « Une bonne place », estimait-elle. De petits gains par client mais toute une caserne de clients. Un logement morne mais propre. Et un service sanitaire assuré par l’État.
Les premières au front, les collègues de ma mère, bien plus âgées, ne savaient même plus si elles baisaient des Français ou des Anglais. Baisées pour baisées, peu importait le drapeau. Par bataillons entiers, armés ras la gueule, ces glorieux soldats étaient censés nous apporter leur civilisation libératrice et clinquante. Ces filles, ces femmes, ces dames n’auront connu que la sueur avide et le goût âcre des perversités des uns et des autres. Pour elles, l’époque de la colonisation ou les années twist, ce fut du pareil au même.
Puis les uniformes ont changé. Pas leurs manières. Toujours violents, toujours arrogants. Ma mère a fait son entrée sur scène alors qu’elle n’était qu’une campagnarde. Violée par son premier patron, elle n’a dû son salut qu’à la main tendue de ces travailleuses. C’est elles qui lui ont appris le métier. Elles qui l’ont introduite à la garnison. Ma mère acceptait tout des brutes de notre armée devenue nationale. Pourvu qu’elle puisse payer mon école. Le twist a cédé la place au disco. Le disco à la house, la house à la techno. Ma mère, elle, ne dansait pas. Elle était la piste de danse. C’est comme ça qu’elle m’a eue. Y a toujours un petit bonus si tu acceptes de baiser sans capote. C’est pas sans risque… Mais tout ça, pour elle, ce n’était rien. Rien d’autre que sa vie. Plus tard, j’ai appris que Nietzsche avait écrit : « L’âme n’est qu’une partie du corps. » Pourquoi pas ? Ce type n’a dû connaître que des putes avant de mourir de la syphilis… À moins que ce ne soit une légende. C’est Slimane qui m’en a parlé. Slimane, c’est mon amoureux.
Ma mère, c’est pas la syphilis qui l’a tuée. Mais ses grossesses. Surtout, ses avortements. C’est moi qui les exécutais. La première fois, j’avais huit ans. Elle m’a expliqué comment remuer les aiguilles à tricoter dans son bas-ventre pour tuer un petit frère ou une petite sœur qu’elle n’aurait pu nourrir. Mes mains malhabiles, tremblantes. La peur. Ses hurlements. Le sang coulant entre ses jambes. Enfin, elle m’a prise dans ses bras et j’ai pleuré longuement contre sa poitrine brûlante. »

Extraits
« J’ai recours à trois purgations: les conseils beauté des chaînes arabes pour me vider la tête; la prière pour me purger l’âme; la lecture pour ne pas crever. La plupart du temps, des essais philosophiques ou sociologiques. J’en lis chaque phrase comme si toute ma vie en dépendait.» p. 76

« Et puis il me raconte la révolution. Maintenant qu’on lui a arraché Amine, il est motivé comme jamais pour un changement total de régime et de société. Il a décidé de se lancer lui aussi dans la bataille. D’animer un blog vidéo sur le soulèvement. De donner ses plus beaux mots à l’insurrection, au désordre, à la subversion. Pour que chacune et chacun ait le courage d’être. Pour dire la liberté aussi. Celle des mœurs. Celle de la pensée surtout. Il y croit, à sa révolution. Mais tout cela me fait peur. Slimane a eu des nouvelles d’Amine par l’une de ses sœurs. Il va bien. Ses parents l’ont fait tabasser. Ils l’ont humilié. Puis ils lui ont pardonné. Cet égarement de jeunesse sera à mettre au compte d’un passé désormais révolu. Il va bientôt se marier. Les parents de la fiancée sont d’accord. Elle, on ne lui demande pas davantage son avis.» p. 91

« Je viens de prendre un immeuble de cent étages sur la tête. Mon enfant a vieilli de dix ans en cinq minutes. J’ai quitté une petite fille ce matin, je retrouve une adolescente. Une adolescente affranchie sur mon métier, celui de la mère de sa mère. Qui découvre les hommes. Qui fume. Qui sèche les cours et va risquer sa vie dans des manifs contre le pouvoir. Tout ce que j’ai construit vole en éclats. Je paie au prix fort mon silence.
– On fait rien de mal, maman. Et de toi, j’en ai parlé à personne. Je te jure. Je sais ce que les autres penseraient…
J’ai les yeux humides, la gorge sèche. Selma prend ma main et se serre contre moi. Je voudrais lui arracher la langue. J’ai juste la force de lui dire «Je t’aime». Mais j’ai aussi besoin de savoir.» p. 130

À propos de l’auteur
Rachid Benzine est enseignant, islamologue et chercheur associé au Fonds Ricœur, auteur de nombreux essais dont le dernier est un dialogue avec Delphine Horvilleur, Des mille et une façons d’être juif ou musulman. Sa pièce Lettres à Nour a été mise en scène avec succès dans plusieurs pays. Après Ainsi parlait ma mère, il signe avec Dans les yeux du ciel un roman d’une rare humanité. (Source : Éditions du Seuil)

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L’été en poche (13): Mur Méditerranée

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En 2 mots:
Dans un roman bouleversant et richement documenté Louis-Philippe Dalembert nous fait découvrir le parcours de trois femmes venues du Nigéria, d’Érythrée et de Syrie et qui se retrouvent à bord d’un bateau voguant vers l’Europe. Elles s’appellent Chochana, Sembar et Dima et voguent vers Lampedusa. Alors que l’issue du voyage s’annonce de plus en plus incertain, on va découvrir leurs parcours respectifs.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
LARGUEZ LES AMARRES!
La nuit finissait de tomber sur Sabratha lorsque l’un des geôliers pénétra dans l’entrepôt. Le soleil s’était retiré d’un coup, cédant la place à un ciel d’encre d’où émergeaient un croissant de lune pâlotte et les premières étoiles du désert limitrophe. L’homme tenait à la main une lampe torche allumée qu’il braqua sur la masse des corps enchevêtrés dans une poignante pagaille, à même le sol en béton brut ou, pour les plus chanceux, sur des nattes éparpillées çà et là. En dépit de la chaleur caniculaire à l’intérieur du bâtiment, les filles s’étaient repliées les unes contre les autres au seul bruit de la clé dans la serrure.
Comme si elles avaient voulu se protéger d’un danger qui ne pouvait venir que du dehors. Une odeur nauséeuse d’eau de Cologne se précipita pour se mêler aux relents de renfermé. Le maton balaya les visages déformés par les brimades et les privations quotidiennes, avant de figer la lumière sur l’un d’eux, le crispant de terreur. Le hangar résonna d’un « You. Out ! », accompagné d’un geste impérieux de l’index. La fille désignée s’empressa de ramasser sa prostration et le balluchon avec ses maigres affaires dedans, comme ça lui avait été demandé, de peur d’être relevée à coups de rangers dans les côtes.
En temps normal, le geôlier, le même ou un autre, en choisissait trois ou quatre qu’il ramènerait une poignée d’heures plus tard, quelquefois au bout de la journée, les propulsant tels des sacs de merde au milieu des autres recroquevillées par terre. La plupart trouvaient refuge dans un coin de la pièce, murées dans leur douleur ou blotties dans les bras de qui avait encore un peu de compassion à partager. D’aucunes laissaient échapper des sanglots étouffés, qui ne duraient guère, par pudeur ou par dignité. Toutes savaient l’enfer que les « revenantes » avaient vécu entre le moment où elles avaient été arrachées de l’entrepôt et celui où elles rejoignaient le groupe. Même les dernières arrivées étaient au courant, les anciennes les avaient mises au parfum.
Au besoin, l’état de leurs camarades d’infortune, se tenant le bas-ventre d’une main, les fesses de l’autre, le visage tuméfié parfois, suffisait à leur donner une idée de ce qui les attendait au prochain tour de clé.
Ce soir-là, le surveillant en désigna beaucoup plus que d’habitude, les houspillant et les bousculant pour accélérer la sortie de la pièce. « Move ! Move ! Prenez vos affaires. Allez, bougez-vous le cul. » Dieu seul sait selon quel critère il les choisissait, tant l’évacuation se passait dans la hâte. Le hasard voulut que Semhar et Chochana en fassent partie.
Ces deux-là ne se quittaient plus, sinon pour aller aux toilettes ou lorsque le geôlier avait décidé, un jour, d’en lever une et pas l’autre. N’était la différence de physionomie et d’origine – Semhar était une petite Érythréenne sèche ;
Chochana, une Nigériane de forte corpulence –, on aurait dit un bébé koala et sa mère. Elles dormaient collées l’une à l’autre. Partageaient le peu qu’on leur servait à manger. Échangeaient des mots de réconfort et d’espoir, dans un anglais assez fluide pour Semhar, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle. Priaient, chacune, dans une langue mystérieuse pour l’autre. Et fredonnaient des chansons connues d’elles seules. « Quoi qu’il se passe, pensa Semhar, au moins on sera ensemble. »
Au total, une soixantaine de filles se retrouvèrent à l’extérieur, agglutinées dans le noir, attendant les ordres du cerbère. Elles savaient d’instinct ou par ouï-dire que ça n’aurait servi à rien de tenter de fuir. Lors même qu’elles auraient réussi à échapper à la vigilance de leurs bourreaux, où auraient-elles pu aller ? Le hangar où elles étaient retenues se trouvait à des kilomètres de l’agglomération urbaine la plus proche. À un quart d’heure de marche d’une piste en terre battue, où ne semblaient s’aventurer que les 4 X 4 des matons et les pick-up qui avaient servi à les transporter dans cette bâtisse aux murs décrépits, oubliée du ciel et des hommes. Les seuls bruits de moteur qu’elles aient entendus jusque-là. Aucune chance de tomber sur une âme charitable qui se serait hasardée à leur porter secours.
Les plus téméraires l’avaient payé au prix fort, peut-être même de leur vie. Personne n’avait plus eu de nouvelles de ces têtes brûlées. À moins qu’elles n’aient touché enfin au but. Qui sait ! Dieu est grand. Elohim HaGadol. Peut-être étaient-elles parvenues au bout de leur pérégrination, sur une terre où coulent le lait et le miel. Après avoir arpenté les routes du continent des mois, voire des années durant.
Affronté vents et marées, forêts, déserts et catastrophes divers. Tout ça pour atterrir dans ce foutu pays qu’elles n’avaient pas choisi. Dans ce bagne qui ne disait pas son nom, où elles étaient gardées en otage. Soumises à toutes sortes de travaux forcés. Complices, malgré elles, du rançonnement des proches restés derrière. Dans l’attente d’une traversée qui dépendait de l’humeur des passeurs.

L’avis de… Catherine (Librairie Les beaux Titres, Levallois-Perret)
« Un livre essentiel: il rappelle que tous ces hommes, femmes et enfants, que l’on voit dans les rues et sous leurs tentes au bord du périphérique, ont un visage, une histoire, une soif de liberté, des rêves. Ces migrants sont des réfugiés politiques, économiques, écologiques. Certes, ils arrivent en Europe — pour ceux qui y parviennent — broyés, ruinés, anéantis. Dès l’instant où ils sont tombés entre les mains des passeurs, leur vie est devenue violence. Ils sont musulmans, juifs ; ils viennent de toute l’Afrique ; et chacun tente de puiser sa force dans sa croyance.
Ce livre dit donc ce courage insensé, celui de ceux qui choisissent un jour de tout quitter.»

Vidéo

Louis-Philippe Dalembert présente Mur Méditerranée © Production Page des libraires

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Mur Méditerranée

Mur Méditérannée.eps
  RL_automne-2019  coup_de_coeur

En deux mots:
Elles s’appellent Chochana, Sembar et Dima. Le destin a voulu qu’elles se retrouvent toutes trois à bord d’un bateau qui prend l’eau et qui vogue vers Lampedusa. Alors que l’issue du voyage s’annonce de plus en plus incertain, on va découvrir leurs parcours respectifs depuis le Nigéria, l’Érythrée et la Syrie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’Odyssée des «migrants»

Dans un roman bouleversant et richement documenté Louis-Philippe Dalembert nous fait découvrir le parcours de trois femmes venues du Nigéria, d’Érythrée et de Syrie et qui se retrouvent à bord d’un bateau voguant vers l’Europe.

La chose devient malheureusement courante: les êtres humains se transforment en statistique, les vies se marchandent en quotas et les destins individuels se retrouvent agglomérés sous le terme générique de «migrant». C’est pourquoi il convient de remercier d’emblée Louis-Philippe Dalembert pour ce roman qui leur dignité à ces personnes et en particulier aux trois femmes qui se retrouvent à bord d’un bateau qui vogue vers Lampedusa.
Chochana vient du Nigéria, Sembar d’Érythrée et Dima de Syrie. La construction du roman va nous permettre de découvrir successivement leurs parcours respectifs et nous faire comprendre combien le choix de l’exil ne se fait pas par gaieté de cœur, combien les risques sont extrêmes. Chochana vit tous les jours dans la crainte d’être la proie des partisans de Boko Haram, d’être prisonnière dans son propre pays, de n’avoir plus d’autre choix que la soumission et qui voit dans la fuite le seul espoir d’une vie meilleure.
Semhar, qui rêve de devenir institutrice, est quant à elle soumise à un pouvoir dictatorial qui l’enrôle dans son armée pour une durée qui n’est pas précisée – les habitants parlent de «prison à ciel ouvert» – et qui élabore avec son fiancé un plan pour fuir ce pays qui a l’indice de développement humain (IDH) le plus bas au monde et où elle n’a pas d’avenir.
Pour Dima, l’idée même de l’exil était impensable quelques mois plus tôt, faisant partie de la bourgeoisie syrienne et vivant très agréablement avec son mari ingénieur et ses deux filles à Alep. Au début de la guerre, elle a fait le dos rond et a pensé que la paix reviendrait vite, mais il lui a vite fallu déchanter en constatant que le déluge de bombes prenait de l’ampleur et qu’il était plus raisonnable de suivre les convois de réfugiés profitant d’un cessez-le-feu provisoire pour se mettre à l’abri, pour échapper aux Islamistes autant qu’à l’armée de Bachar el-Assad.
Si ce roman, qui s’appuie sur des témoignages et en particulier sur le récit du sauvetage effectuée en juillet 2014 par l’équipage du tanker danois Torm Lotte, est si fort, si prenant, c’est qu’il nous place littéralement aux côtés de ces centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont quasiment déjà tout perdu avant de monter à bord, victimes de passeurs sans scrupules et dont la survie devient au fil du temps de plus en plus incertaine.
Comment aurions-nous réagi en constatant que dans la cale l’air devenait de plus en plis irrespirable et que la place sur le pont était déjà réduite au minimum vital, en découvrant qu’une voie d’eau rendait les conditions de navigation de plus en plus aléatoire, que les passeurs devenaient de plus en plus nerveux et n’hésitaient pas à tabasser toutes les voix protestataires et à jeter par-dessus bord tous ceux qui étaient trop affaiblis pour survivre?
Bouleversant par son réalisme et par l’intensité extrême des situations, ce roman touche aussi par son humanité. On y découvre des femmes qui ne se connaissaient pas avant de se retrouver sur ce bateau, se solidariser, se battre pour sauver un enfant, s’unir pour survivre. Au moment où le jour se lève, où cette Odyssée tragique s’achève, on se prend à rêver que l’Europe sera à la hauteur, même en sachant qu’il ne sera rien.
Avec Louis-Philippe Dalembert, on ne pourra toutefois plus dire qu’on ne savait pas, que le message de Chochana, Semhar, Dima et les autres doit être entendu et relayé.

Mur Méditerranée
Louis-Philippe Dalembert
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
330 p., 22 €
EAN 9782848053288
Paru le 29/08/2019

Où?
Le roman se déroule en Syrie, à Alep et Damas, au Nigéria et en Érythrée ainsi qu’en Lybie, en particulier à Sabratha, puis en Méditerranée jusqu’aux côtes italiennes, du côté de Lampedusa.

Quand?
L’action se situe il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
À Sabratha, sur la côte libyenne, les surveillants font irruption dans l’entrepôt des femmes. Parmi celles qu’ils rudoient, Chochana, une Nigériane, et Semhar, une Érythréenne. Les deux se sont rencontrées là après des mois d’errance sur les routes du continent. Depuis qu’elles ont quitté leur terre natale, elles travaillent à réunir la somme qui pourra satisfaire l’avidité des passeurs. Ce soir, elles embarquent enfin pour la traversée.
Un peu plus tôt, à Tripoli, des familles syriennes, habillées avec élégance, se sont installées dans des minibus climatisés. Quatre semaines déjà que Dima, son mari et leurs deux fillettes attendaient d’appareiller pour Lampedusa. Ce 16 juillet 2014, c’est le grand départ.
Ces femmes aux trajectoires si différentes – Dima la bourgeoise voyage sur le pont, Chochana et Semhar dans la cale – ont toutes trois franchi le point de non-retour et se retrouvent à bord du chalutier unies dans le même espoir d’une nouvelle vie en Europe.
Dans son village de la communauté juive ibo, Chochana se rêvait avocate avant que la sécheresse ne la contraigne à l’exode ; enrôlée, comme tous les jeunes Érythréens, pour un service national dont la durée dépend du bon vouloir du dictateur, Semhar a déserté ; quant à Dima, terrée dans les caves de sa ville d’Alep en guerre, elle a vite compris que la douceur et l’aisance de son existence passée étaient perdues à jamais.
Sur le rafiot de fortune, l’énergie et le tempérament des trois protagonistes – que l’écrivain campe avec humour et une manifeste empathie – leur seront un indispensable viatique au cours d’une navigation apocalyptique.
S’inspirant de la tragédie d’un bateau de clandestins sauvé par le pétrolier danois Torm Lotte pendant l’été 2014, Louis-Philippe Dalembert, à travers trois magnifiques portraits de femmes, nous confronte de manière frappante à l’humaine condition, dans une ample fresque de la migration et de l’exil.

Les critiques
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Les Échos (Jean-Philippe Louis)
Marianne (Clara Dupont-Monod)
Le Nouveau Magazine littéraire (Kerenn Elkaïm)
Le Monde (Zoé Courtois)
L’Express (Marianne Payot)
Le Point (Tahar Ben Jelloun)
Blog Mémo Émoi

Louis-Philippe Dalembert présente Mur Méditerranée © Production Page des libraires

INCIPIT (Les premières pages du livre)
LARGUEZ LES AMARRES!
La nuit finissait de tomber sur Sabratha lorsque l’un des geôliers pénétra dans l’entrepôt. Le soleil s’était retiré d’un coup, cédant la place à un ciel d’encre d’où émergeaient un croissant de lune pâlotte et les premières étoiles du désert limitrophe. L’homme tenait à la main une lampe torche allumée qu’il braqua sur la masse des corps enchevêtrés dans une poignante pagaille, à même le sol en béton brut ou, pour les plus chanceux, sur des nattes éparpillées çà et là. En dépit de la chaleur caniculaire à l’intérieur du bâtiment, les filles s’étaient repliées les unes contre les autres au seul bruit de la clé dans la serrure.
Comme si elles avaient voulu se protéger d’un danger qui ne pouvait venir que du dehors. Une odeur nauséeuse d’eau de Cologne se précipita pour se mêler aux relents de renfermé. Le maton balaya les visages déformés par les brimades et les privations quotidiennes, avant de figer la lumière sur l’un d’eux, le crispant de terreur. Le hangar résonna d’un « You. Out ! », accompagné d’un geste impérieux de l’index. La fille désignée s’empressa de ramasser sa prostration et le balluchon avec ses maigres affaires dedans, comme ça lui avait été demandé, de peur d’être relevée à coups de rangers dans les côtes.
En temps normal, le geôlier, le même ou un autre, en choisissait trois ou quatre qu’il ramènerait une poignée d’heures plus tard, quelquefois au bout de la journée, les propulsant tels des sacs de merde au milieu des autres recroquevillées par terre. La plupart trouvaient refuge dans un coin de la pièce, murées dans leur douleur ou blotties dans les bras de qui avait encore un peu de compassion à partager. D’aucunes laissaient échapper des sanglots étouffés, qui ne duraient guère, par pudeur ou par dignité. Toutes savaient l’enfer que les « revenantes » avaient vécu entre le moment où elles avaient été arrachées de l’entrepôt et celui où elles rejoignaient le groupe. Même les dernières arrivées étaient au courant, les anciennes les avaient mises au parfum.
Au besoin, l’état de leurs camarades d’infortune, se tenant le bas-ventre d’une main, les fesses de l’autre, le visage tuméfié parfois, suffisait à leur donner une idée de ce qui les attendait au prochain tour de clé.
Ce soir-là, le surveillant en désigna beaucoup plus que d’habitude, les houspillant et les bousculant pour accélérer la sortie de la pièce. « Move ! Move ! Prenez vos affaires. Allez, bougez-vous le cul. » Dieu seul sait selon quel critère il les choisissait, tant l’évacuation se passait dans la hâte. Le hasard voulut que Semhar et Chochana en fassent partie.
Ces deux-là ne se quittaient plus, sinon pour aller aux toilettes ou lorsque le geôlier avait décidé, un jour, d’en lever une et pas l’autre. N’était la différence de physionomie et d’origine – Semhar était une petite Érythréenne sèche ;
Chochana, une Nigériane de forte corpulence –, on aurait dit un bébé koala et sa mère. Elles dormaient collées l’une à l’autre. Partageaient le peu qu’on leur servait à manger. Échangeaient des mots de réconfort et d’espoir, dans un anglais assez fluide pour Semhar, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle. Priaient, chacune, dans une langue mystérieuse pour l’autre. Et fredonnaient des chansons connues d’elles seules. « Quoi qu’il se passe, pensa Semhar, au moins on sera ensemble. »
Au total, une soixantaine de filles se retrouvèrent à l’extérieur, agglutinées dans le noir, attendant les ordres du cerbère. Elles savaient d’instinct ou par ouï-dire que ça n’aurait servi à rien de tenter de fuir. Lors même qu’elles auraient réussi à échapper à la vigilance de leurs bourreaux, où auraient-elles pu aller ? Le hangar où elles étaient retenues se trouvait à des kilomètres de l’agglomération urbaine la plus proche. À un quart d’heure de marche d’une piste en terre battue, où ne semblaient s’aventurer que les 4 X 4 des matons et les pick-up qui avaient servi à les transporter dans cette bâtisse aux murs décrépits, oubliée du ciel et des hommes. Les seuls bruits de moteur qu’elles aient entendus jusque-là. Aucune chance de tomber sur une âme charitable qui se serait hasardée à leur porter secours.
Les plus téméraires l’avaient payé au prix fort, peut-être même de leur vie. Personne n’avait plus eu de nouvelles de ces têtes brûlées. À moins qu’elles n’aient touché enfin au but. Qui sait ! Dieu est grand. Elohim HaGadol. Peut-être étaient-elles parvenues au bout de leur pérégrination, sur une terre où coulent le lait et le miel. Après avoir arpenté les routes du continent des mois, voire des années durant.
Affronté vents et marées, forêts, déserts et catastrophes divers. Tout ça pour atterrir dans ce foutu pays qu’elles n’avaient pas choisi. Dans ce bagne qui ne disait pas son nom, où elles étaient gardées en otage. Soumises à toutes sortes de travaux forcés. Complices, malgré elles, du rançonnement des proches restés derrière. Dans l’attente d’une traversée qui dépendait de l’humeur des passeurs.

À propos de l’auteur
Louis-Philippe Dalembert est né à Port-au-Prince et vit à Paris. Il a publié depuis 1993 chez divers éditeurs, en France et en Haïti, des nouvelles (au Serpent à plumes dès 1993: Le Songe d’une photo d’enfance), de la poésie (dont son dernier recueil paru chez Bruno Doucey en 2017: En marche sur la terre), des essais (chez Philippe Rey/Culturesfrance en 2010, avec Lyonel Trouillot: Haïti, une traversée littéraire) et des romans (les derniers en date, au Mercure de France: Noires blessures en 2011 et Ballade d’un amour inachevé en 2013). Professeur invité dans diverses universités américaines, il a été pensionnaire de la Villa Médicis (1994-1995), écrivain en résidence à Jérusalem et à Berlin, et a été lauréat de nombreux prix dont le prix RFO en 1999, le prix Casa de las Américas en 2008 et le prix Thyde Monnier de la SGDL en 2013.
Avant que les ombres s’effacent, paru en mars 2017 chez Sabine Wespieser éditeur, a remporté le prix Orange du Livre et le prix France Bleu/Page des libraires. Mur Méditerranée, est paru en août 2019. (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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Rhapsodie des oubliés

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Sélectionné par les « 68 premières fois »
Sélectionné pour le Prix du style 2019

En deux mots:
Il s’en passe de belles rue Léon, dans le quartier de la Goutte-d’Or à Paris. C’est au milieu d’une population immigrée que grandit Abad, 13 ans, observateur des mœurs de ces oubliés qui se désintègrent et parmi lesquels il veut tout de même croire à un avenir meilleur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Abad, le poulbot de la Goutte-d’Or

Sofia Aouine fait des débuts fracassants avec sa Rhapsodie des oubliés. Elle met en scène Abad, un adolescent plein de gouaille et de rêves, qui entend sortir du destin misérable qui lui est promis.

«Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans.» Dès l’incipit, le ton est donné, le style est là, quelque part entre un naturalisme baroque et un air de rap, entre Zazie dans le métro et La vie devant soi. C’est du reste sous l’exergue de Romain Gary / Émile Ajar que ce premier roman – logiquement sélectionné pour le Prix du style 2019 – s’inscrit. Cette gouaille, ce sens aigu de l’observation est celui d’Abad, 13 ans, qui va nous faire découvrir sa rue, ce quartier du Nord-Ouest de Paris qui est aussi présent dans Après la fête de Lola Nicolle. Outre les descriptions des faits – et surtout des méfaits – qui font le quotidien de ce microcosme cosmopolite, nous aurons aussi droit à des portraits croqués avec la même force d’évocation, la même fausse naïveté du regard de l’enfant qui perd son innocence face à la dureté du monde qu’il côtoie jour après jour. Il y a d’abord ses parents, qui ont surtout appris à se taire pour se fondre dans la masse, à jamais orphelin de ce Liban qu’ils ont dû fuir. Puis viennent une jeune fille aperçue derrière la fenêtre d’une tour voisine et qui est retenue par son salafiste de père, Ethel Futterman la psy chez qui on l’envoie pour tenter de la remettre dans ce droit chemin dont chacun a pourtant bien compris qu’il n’existe qu’en rêve et qui est une rescapée des rafles de juifs durant l’Occupation ou encore Gervaise, la pute qui espère pouvoir revoir sa fille restée au Cameroun selon le schéma détaillée par Karine Miermont dans Grace l’intrépide, sans oublier Odette, sa voisine, qui va finir en EPHAD, rongée par la maladie d’Alzheimer.
Oscillant entre comédie loufoque comme le camp d’entrainement des Femen qu’il découvre de sa fenêtre et qui va donner lieu à une belle empoignade entre féministes, intégristes – les barbapapas – et forces de l’ordre ou encore ce trafic mis en place avec un camarade de jeu dans le vestiaire et qui permettait de reluquer les filles tout en se masturbant. Une activité beaucoup pratiquée tout au long du roman et que l’on pourra interpréter comme une preuve de vitalité soit comme qui va mal finir, comme à peu près toutes les initiatives prises par Abad et qui vont finir par le séparer de sa famille pour se retrouver au milieu d’autres «cassos» dans une famille d’accueil en baie de Somme.
Mais avant cela, il aura beaucoup appris et beaucoup mûri. Compris comment on tenait les prostituées, comment on parvenait à radicaliser les musulmans, comment on éloignait tous les gêneurs qui entendaient ne pas se soumettre aux règles des intégristes. Et décidé de résister, de ne pas se laisser avoir à son tour et continuer à faire les 400 coups.
Avec les livres et avec les mots. Avec Marguerite Duras et avec le petit carnet noir que lui a donné sa psy. C’est ainsi que Sofia Aouine est devenue grande et qu’elle réussit à nous enchanter. À suivre de près !

Rhapsodie des oubliés
Sofia Aouine
Éditions de la Martinière
Premier roman
256 pages, 19 €
EAN 9782732487960
Paru le 29/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris, principalement rue Léon dans le quartier de la Goutte d’Or (XVIIIe arrondissement).

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans.»
Abad, treize ans, vit dans le quartier de Barbès, la Goutte d’Or, Paris XVIIIe. C’est l’âge des possibles: la sève coule, le cœur est plein de ronces, l’amour et le sexe torturent la tête. Pour arracher ses désirs au destin, Abad devra briser les règles. À la manière d’un Antoine Doinel, qui veut réaliser ses 400 coups à lui.
Rhapsodie des oubliés raconte sans concession le quotidien d’un quartier et l’odyssée de ses habitants. Derrière les clichés, le crack, les putes, la violence, le désir de vie, l’amour et l’enfance ne sont jamais loin.
Dans une langue explosive, influencée par le roman noir, la littérature naturaliste, le hip-hop et la soul music, Sofia Aouine nous livre un premier roman éblouissant.

68 premières fois
Le blog du petit carré jaune (Sabine Faulmeyer)
Les Dream Dream d’une Bouquineuse (Enora Pagnoux)
Blog Mémo Émoi (Geneviève Munier)
Blog AccrocheLivres 

Les autres critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Livres Hebdo (Alexiane Guchereau)
Blog Baz’Art
Blog Livres à lire 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Rue Léon
«Quand je serai grand j’écrirai moi aussi les misérables parce que c’est ce qu’on écrit toujours quand on a quelque chose à dire.»
Momo, La Vie devant soi,
Romain Gary (Émile Ajar)

Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans. C’est mon père qui a choisi qu’on débarque ici. Je me dis souvent que ce vieux doit aimer la misère, comme si c’était la femme de sa vie. Une espèce de seconde peau
que tu aurais beau laver. Inscrite dans tes gènes, à jamais. Ici, c’est Barbès, Goutte-d’Or, Paris XVIIIe, une planète de martiens, un refuge d’éclopés, de cassos, d’âmes fragiles, de «ceux qui ont réussi à dépasser Lampedusa», de vieux Arabes d’avant avec des turbans sur la tête et des têtes d’avant, de grosses mamans avec leurs gros culs et leurs gros chariots qui te bloquent le passage quand tu veux traverser le boulevard. Des gens honnêtes qui ont toujours l’air de voleurs et qui rasent les murs pour pas qu’on les voie. Une rue où il n’y a pas de femmes qui marchent toutes seules. Une ville dans la ville, monstrueuse et géante, une verrue pourrie sur la carte. La première fois que j’y ai foutu les pieds, ça ne me changeait pas beaucoup de ma rue, petit, au Liban. Ici ou là-bas, quand tu arrives, les immeubles t’écrasent comme si tu étais un insecte. Quand tu entres dedans, ils t’avalent et te recrachent comme les pépins des premières grenades d’été, juteuses, que tu manges avec le plaisir d’un gosse. Ma rue a la gueule d’une ville bombardée, une gueule de décharge à ciel ouvert, une rue qui ne dort jamais, où les murs ressemblent à des visages qui pleurent. Des murs qui n’ont jamais été blancs et qui semblent hurler sur toi quand tu passes devant. Je suis arrivé dans ce bordel il y a à peine trois ans et j’ai déjà l’impression d’avoir vieilli de dix piges, rien qu’en me posant sur le banc du square Léon. Juste à regarder les gens. Les enfants ont l’air de centenaires. Des yeux de vieux, sur des gueules d’anges. Surtout les petits Noirs. On dirait qu’à force de vivre les uns sur les autres, ils ont une âme pour cinq. Ce n’est pas de leur faute, je sais, c’est vrai. Mais avant de vivre ici, j’en avais jamais vu. Mon nouveau pote de l’école, le fils du marabout de la mosquée Poulet, dit toujours au prof de français: «Ta France, garde-la, c’est pas à
nous!» Tu vas te demander pourquoi un blédard comme moi, pardon, un primo-arrivant, comme dit la grosse du service social, sait tout ça. Je te dirai juste que je suis un esquiveur: je fais croire que je sais rien, comme ça ceux qui savent savent que je sais. T’as pas compris, c’est pas grave, tu pigeras plus tard. La mère dit toujours qu’on est des Arabes pas comme les autres, et même si on vit au milieu des Arabes, on n’est pas comme eux, on leur ressemble pas. Va savoir ce qu’elle veut dire par là, faudra m’expliquer. De toute façon, dans cette ville, un Arabe ça reste un Arabe, surtout si tu viens de Barbès. T’auras beau te laver et te mettre tous les parfums du monde pour choper toutes les filles du monde et faire le beau gosse,
tu sentiras toujours l’Arabe de Barbès. C’est la vie, faut s’y faire. Ici, t’es à Paris et pas à Paris. Ici, c’est une rue de sauvages. Les valeurs c’est fini.
Même les barbus de la mosquée se baisent entre eux. Chacun pour soi et un seul bon Dieu pour tous. Moi, je fais semblant d’y croire pour faire plaisir à maman. Mais j’ai déjà vu trop de morts chez moi, je veux plus en parler, plus jamais. Dans
ma rue, t’as pas le droit d’être un faible, les faibles ça finit sur un trottoir comme les putes de Porte de Clichy et les crackers de Porte de la Chapelle.
Au fond, Barbès, c’est pas différent de Baabda. Les mêmes têtes de mercenaires qui en ont déjà trop vu, la même odeur de fleur d’oranger mêlée à la crasse, la même musique entre les cris des mômes et les hurlements des alcoolos du café d’en bas, les mêmes visages de vieilles mères fatiguées, la même merde dont tout le monde se fout royalement.
Surtout Léon, qui à mon avis s’en bat les couilles de là où il est. Voilà comment je voyais ma rue – avant elle. »

Extraits
« Tu étais sortie sur le balcon. Je suis resté immobile en priant pour pas que tu partes. Mes yeux ont attrapé les tiens et tu m’as regardé avec gentillesse. On flottait ensemble. Ton regard me disait que tout allait bien et de ne pas m’inquiéter.
Par miracle, depuis deux ans que je n’y arrivais plus, je me suis mis à pleurer. J’ai chialé, juste parce que j’étais heureux d’être là. J’ai fermé les yeux super fort pour t’imaginer contre moi, pas de cul, juste de l’amour. C’est comme ça qu’on
fait avec ton genre de fille. Le temps que j’ouvre les yeux, les trois trouillards étaient sortis de leur cachette et te regardaient avec moi. Derrière toi, un mec avec une barbe et une gueule de mollah Omar est sorti de nulle part, t’a attrapée par le
voile avec le doigt pointé vers nous en gueulant un truc en arabe. J’avais peur.
– C’est qui ?
– La sœur d’Omar le Salaf, m’a répondu Sékou.
– T’approche jamais de cet appart, Abad.
– Ouais, t’inquiète, de toute manière c’est une voilée, elle suce pas. »

«Cette ville nous entasse les uns sur les autres comme dans un grand bain d’amour mais personne ne se parle. On additionne les vies, sous du béton et dans des boîtes à 15 K le mètre carré pour avoir l’air d’exister.»

« Adossé à la cheminée, je regarde les grosses lettres qui clignotent…Tati…Tati…Le magasin préféré des daronnes et des blédards, notre tour Eiffel à nous. Un truc que le monde entier nous envie et qui est connu au fin fond de l’Afrique et de la Papouasie. Tati or, Tati maison, Tati chaussures, Tati slips, Tati mariage : la Mecque des jeunes pucelles prêtes à se marier et des mères hystériques qui aimeraient redevenir pucelles le temps d’une nuit de noces. La plus grande salle de jeu du monde, caverne d’Ali Baba des pauvres où tu trouves de tout Tu peux te marier, manger, vivre et peut-être même mourir un jour. Je suis sûr qu’ils finiront par y vendre des cercueils en vichy rose et bleu.»

À propos de l’auteur
Née en 1978, Sofia Aouine est autodidacte. Aujourd’hui journaliste radio et documentariste, elle publie son premier roman, Rhapsodie des oubliés. (Source: Éditions de la Martinière)

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Nage libre

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En deux mots:
Issa vient de rater son bac et dans sa Zone, les perspectives d’avenir sont proches du néant. Quand il accepte de suivre son ami Élie à la piscine, il ne sait pas encore combien cette décision va être capitale.

Ma note:
★★★ (bien aimé)
Ma chronique:

Dans le grand bain

Quand on a raté son bac, qu’on vit dans un quartier difficile avec une mère célibataire, l’avenir n’est pas rose. Issa réussira-t-il à s’en sortir?

À 25 ans, Boris Bergmann nous offre déjà son quatrième roman. On se souviendra notamment de Viens là que je te tue ma belle, paru en 2007, alors couronné par un prix créé pour l’occasion, le Prix de Flore du Lycéen et de Déserteur paru en 2016. Cette fois le jeune homme s’est mis dans la peau d’un jeune métis prénommé Issa, un héritage du Mali d’où vient Fatumata, sa mère. De son père on ne saura rien d’autre qu’il a fui avant même sa naissance. À la périphérie de Paris, pas la banlieue chaude mais plutôt un «bourrelet tiède», l’horizon se résume aux barres d’immeuble et au désœuvrement. Quand, comme Issa, on ne veut pas sombrer dans la délinquance, il n’y a guère que les petits boulots pour essayer de seconder une mère qui connaît mieux que personne la chanson métro, boulot, dodo. Car Issa vient de rater son bac, sans espoir de rattrappage.
Fort heureusement, il n’est pas seul dans sa galère. Élie, son voisin, lui propose de quitter la Cité du Parc, bât. B, esc. 2, 3e ét., appt. 24C pour une nouvelle expérience: la piscine municipale.
Ce qui semble à priori un loisir comme un autre a tout d’un rite de passage pour Issa. Dans tous les sens du terme, il doit se découvrir, oublier sa pudeur et les interdits que les intégristes entendent lui faire respecter. C’est peu dire qu’il rentre avec appréhension dans l’eau. Mais il va surmonter le traumatisme et apprendre à regarder son corps et celui des autres, notamment celui des femmes. « Il saisit l’importanoe de ce premier pas vers le corps de l‘autre. Il a réussi, sans avoir le choix, à partager un peu de salive, de langue, de dent, de peau. C’est quand même son premier baiser. Sa passion naissante d’adolescent solitaire n’est plus confrontée à son propre vide mais à la passion d’un autre (…) Issa sent pousser en lui la plante commune – désir d’être désirable. » Et la métamorphose est spectaculaire. L’anxieux, le mélancolique, le résigné, l’envieux de son copain extraverti va avancer ses pions. Au fur et à mesure de ses progrès en natation, il va se transformer, tenter de dépasser ses propres limites, mais aussi celles que les ancêtres de Tombouctou veulent lui imposer en jufeant sa pratique sportive impure. Sa situation sociale ne lui fait plus peur, lui qui né « dans le tiroir du bas. Dernière petite tache de pourriture sur la carte de la capitale, en haut à droite. » Il s’enhardit à franchir le prériphérique, à répondre aux attaques des bandes qui hantent la cité, à venir en aide à Élie qui doit subir les coups d’un père violent.
Du coup, il s’inscrit à la formation de maître-nageur sauveteur. Un autre moyen de s’insérer… et d’épater les filles.
« Toutes ses lourdeurs tombent au sol, abandonnées comme de vieux vêtements sales. Profanation des certitudes, des évidences, des lacunes, des pauvretés, des temporalités. Tout chavire, tout se mélange… »
Boris Bergmann sait admirablement rendre compte de cette métamorphose. À l’inverse de Delphine de Vigan qui raconte une descente aux enfers dans Les Loyautés, ce roman d’apprentissage tente d’oublier le malheur et les drames pour nous montrer qu’une autre voie est possible. Mais le combat est rude. Ici, il n’est pas question de lendemains qui chantent, mais de petites victoires, d’une rencontre qui permet d’avancer encore un peu davantage vers l’émancipation. À tel point qu’on aimerait quelquefois pousser Issa, l’aider à faire de plus grands pas. Mais Issa avance à son rythme, mesuré mais déterminé. N’hésitez pas vous aussi à vous lancer dans le grand bain. Vous verrez combien cette Nage libre peut faire du bien.

Nage libre
Boris Bergmann
Éditions Calmann-Lévy
Roman
312 p., 18,90 €
EAN : 9782702161401
Paru le 3 janvier 2018

Où?
Le roman se déroule en région parisienne. Le Mali y est évoqué.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Du haut de son HLM parisien, l’horizon d’Issa se resserre: il vient de rater son bac et n’a pas le moindre projet d’avenir. Par chance, son ami Élie lui propose de le former pour devenir maître-nageur – excellent prétexte pour passer l’été ensemble. Mais Issa garde d’épouvantables souvenirs d’enfance de la piscine.
Il se prête néanmoins au jeu, se faisant violence chaque jour pour dompter le bassin. Sous l’eau, l’enjeu sportif se mue bientôt en un vaste éveil des sens où chaque corps déclenche son désir d’adulte. Plus que le crawl, la conquête de l’autre devient l’obsession d’Issa. Mais la «zone» dans laquelle il vit le laissera-t-elle ainsi s’abandonner? Et, surtout, sera-t-il là pour Élie quand il aura à son tour besoin d’un ami? De son style nerveux et acéré, Boris Bergmann dresse le portrait d’une jeunesse qui se débat pour être libre, signant ici un roman d’une grande sensibilité.

Les critiques
Babelio
Blog Lire au lit

Les premières pages du livre
« Son nom manque à l’appel.
Il a beau chercher – c’est facile, il est le plus grand, presque deux mètres, comme un arbre mûr, il les dépasse tous –, il a beau scruter la liste qu’une main a punaisée au tableau ; il ne trouve pas. Il ne se trouve pas.
Il est plus grand que les autres et pourtant il se tient courbé, le dos brisé. Il cherche, hume, flaire, parcourt la liste mille fois parcourue… Ah. Enfin. ISSA. C’est son nom.
Son nom est là. En capitales. Mais, comme s’il n’existait pas, il n’y a rien à côté, rien pour le soutenir. Du vide, du blanc. Pas le moindre résultat positif. Pas la moyenne. Pas même la case « rattrapage » qu’on aurait cochée en dernier recours. Ça y est. C’est officiel. Il a raté son bac.
Il s’extirpe de la cohue, mélasse frétillante de corps indifférenciés. Laisse son nom dans l’oubli. Laisse son nom tomber là. Issa croise tous ces visages qu’il connaît et qui le méprisent. Il aimerait les mépriser en retour, ce serait juste – dent pour dent, vengeance de canines, colère de molaires –, mais il ne sait pas faire ça. Il ne sait pas être juste. Il ploie un peu plus, il prolonge sa brisure vers le bas.
Il voudrait se rayer de la liste, tracer un trait à la règle sur ce patronyme imposé, ces lettres noires qui le confectionnent, lui donnent vie, l’habitent à plein-temps, lui inculquent un son et une histoire – brisés, eux aussi.
Il aimerait voir Élie, entendre sa voix. La sentir, sa voix, car les voix ont une odeur et une couleur rien qu’à elles. Élie, ami unique. Que fait-il ? Où est-il ? Il doit chercher son nom, lui aussi. Il doit chercher.
Chercher Issa ? Peut-être. Mais Issa en doute.
Issa… C’est pas beaucoup, son nom. On le cerne facilement. Ça tient en quelques lettres. Prononcé à haute voix, c’est moins qu’un souffle.
Issa : nom-prophète, nom savant, nom taille haute et destin qui va avec. À-valoir de grandeur, ça ne suffit pas pour y croire. Sa mère l’a appelé Issa en hommage au nom que porte Jésus dans le Coran. Et parce qu’un vieux parent mort au pays et réputé pour sa sagesse s’appelait aussi Issa. Nom-histoire, mais pas la sienne.
C’est un nom trop grand pour lui. Pas à sa taille.
Issa : héritage du Mali. Le pays de sa mère, Fatumata. Et de son géniteur, père inconnu, parti bien avant, qui n’a rien voulu connaître, surtout pas le reconnaître.
Issa pense à ce pays d’origine, comme on dit, mais qu’il n’a jamais vu, jamais foulé. Né à Paris dans le XIXe arrondissement. Depuis, Issa n’a pas bougé.
Enfin il aperçoit Élie.
Il entend la rumeur qui l’entoure : Élie aussi a raté, Élie aussi a échoué. Mais Élie s’en fiche, lui. Il porte haut le sourire hardi, tord ses lèvres rouges jusqu’à l’excès, pour leur montrer que ça ne l’atteint pas, avec sa noble violence, il est insaisissable.
Issa aimerait s’approcher. Mais Élie est avec les Autres.
Tous ceux qui ont raté ont spontanément convergé vers son rire et son insolence car ils les rassurent. Ils s’y associent, s’y abritent. C’est de l’ombre, un rocher, une cachette, un espace libre – l’insolence des Autres. Issa ne peut pas, lui, en être, en faire partie. Il n’a pas le droit.
Alors il rentre. Il laisse son nom. Son nom a fait défaut. »

À propos de l’auteur
Dès l’adolescence, Boris Bergmann impressionne avec son premier roman, Viens là que je te tue ma belle, couronné en 2007 d’un prix de Flore des lycéens créé pour lui. Phénomène d’édition tant par sa jeunesse que par son talent, il est très remarqué en 2016 avec Déserteur, encensé par la presse, finaliste du prix Wepler et du prix de Flore et lauréat du prix du Touquet. Nage libre est son deuxième roman à paraître chez Calmann-Lévy. Boris Bergmann vit actuellement à Rome, où il a été sélectionné par la prestigieuse Villa Médicis pour une année de résidence. (Source : Éditions Calmann-Lévy)

Site Wikipédia de l’auteur

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L’été en poche (30)

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Ahlam

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En 2 mots
Un peintre célèbre s’installe en Tunisie et se lie avec une famille à laquelle il apporte aide et savoir. Mais Ahlam et son frère Issam vont suivre deux voies opposées.

Ma note
etoileetoileetoileetoileetoile (coup de cœur, livre indispensable)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Thierry Clermont (Le Figaro)
« Inséparables, les deux enfants de Farhat prennent des chemins différents. Tandis qu’Ahlam, amoureuse de Paul, de 20 ans son aîné, choisit la voie de l’émancipation, son frère Issam se radicalise au contact des fondamentalistes. Le roman, particulièrement bien documenté, décrit avec précision le phénomène de la fanatisation et le fonctionnement des cellules salafistes. »

Vidéo


Marc Trévidic présente son livre sur le plateau de La Grande Librairie. © Production La Grande Librairie

L’abandon des prétentions

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En deux mots
La fille de Jeanine raconte la vie de sa mère, enseignante à la retraite qui a choisi d’aider les réfugiés, les immigrés, les repris de justice. Et transforme la vie d’une héroïne du quotidien en manifeste politique.

Ma note
etoileetoileetoile (beaucoup aimé)

L’Abandon des prétentions
Blandine Rinkel
Éditions Fayard
Roman
248 p., 18 €
EAN : 9782213701905
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule principalement à Rezé près de Nantes, ainsi qu’à Paris, La Rochelle, Saint-Martin-de-Ré, Notre-Dame-de-Monts, Lanrivoaré. Les pays et lieux d’origine de nombreux migrants et réfugiés y sont mentionnés, tels que Damas

Quand?
L’action se situe de nos jours et trace la vie de Jeanine de 1950 à 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » Au bic, Jeanine recopie la question sur un post-it, puis, comme chaque jour, part marcher. Croisant, au cours de ses dérives, divers visages : un architecte syrien fuyant son pays, un danseur étoile moscovite, une mythomane espagnole…
Ne sous-estime-t-on pas, d’ordinaire, l’amplitude des voyages intérieurs suscités par ces rencontres fortuites ?
Sans doute fallait-il, pour en prendre la mesure, le regard d’un proche. C’est sa fille qui dresse le portrait de cette femme de soixante-cinq ans, en autant de fragments, composant un kaléidoscope où se confondent le monde et une mère.

Ce que j’en pense
Un portrait de femme, une réflexion sur le rôle de la littérature, un plaidoyer pour davantage de fraternité et d’ouverture vers les autres : les différents niveaux de lecture du premier roman de Blandine Rinkel en font sa force et sa richesse.
Au soir de sa vie, Jeanine n’a rien de l’aventurière, n’est pas victime ou coupable d’un quelconque crime et n’a pas davantage vécu un épisode hors du commun. Une femme ordinaire à la vie banale qui a choisi cette vie rangée, avec «un penchant pour la liberté qu’offre l’abandon des prétentions.»
Un mari dont elle va finir par divorcer, une famille, un poste d’enseignante qui voit défiler des volées d’élèves jusqu’à la retraite, un pavillon à Rezé dans la banlieue de Nantes : fini l’adrénaline de l’ambition ! On pourrait résumer ainsi son existence, en y ajoutant une pratique que la narratrice – sa fille – appelle le «rosissement d’argent» et qui consiste «à faire disparaître ses fonds propres pour financer les causes les plus bizarres». Mais elle ne donne pas seulement son argent, mais aussi son temps et son logement, de préférence à des marginaux de tout poil.
C’est ainsi que sa route va croiser des réfugiés, des repris de justice, des immigrés ou plus simplement des compatriotes qui suscitent son intérêt. Attardons-nous sur deux d’entre eux, à commencer par Moussa qui a quitté la Syrie via la Tunisie pour débarquer en France. Accueilli et aidé par Jeanine, il va brusquement disparaître. Alors qu’il semble évident qu’il s’est radicalisé et a rejoint l’armée islamique, Jeanine pense que «c’est une allégeance dans laquelle il a dû se laisser entraîner» car «c’était un gentil garçon.» Ce que l’on peut appeler de la naïveté est bien davantage une philosophie de vie, une «sorte de pouvoir magique vous permettant, en dépit d’un réel ou d’un virtuel décevant, de régénérer votre innocence à l’infini.»
Toutefois, et sans manichéisme, on va découvrir que cet optimisme n’est qu’ne façade. Les nuits de Jeanine, ponctuées de crises de somnambulisme, révèlent l’empreinte profonde laissée par ces expériences. «C’est comme si toutes les angoisses qui ne la visitaient pas le jour, face aux repris de justice, aux femmes battues et autres soldats de Daech, se déchargeaient en elle pendant la nuit.»
Autre rencontre, autre exemple. Barnabé s’amuse à récolter des photos d’identité déchirées ou encore des lettres ou petits mots tombés des poches. Ce collectionneur, «sorte d’Amélie Poulain viril de la Bretagne», répond à sa manière à la question que pose la romancière sur son rôle et sur celui du roman qu’elle écrit. Elle a la «conviction que chaque vie, même et surtout la plus anodine en apparence, vaut d’être écrite et pensée; chacun de ceux qui ont honnêtement traversé ce monde est digne qu’on lui construise, à tout le moins rétrospectivement, une destinée, et non seulement car celle-ci confère du poids aux gestes, mais aussi parce qu’elle renseigne sur la manière dont chacun, mis en confiance, peut être aimé. Il nous faudrait écrire un livre sur chacun de nos proches, pour apprendre, au gré des pages, combien, comment, nous les aimons. »
Avec beaucoup de délicatesse et au-delà des destins qui un jour croisent la route de Jeanine, ceux de Brenda l’Américaine, de Vincent le Péruvien, de Bernard, d’Adarsh, de Kareski, d’Hortense et de tous les autres, Blandine Rinkel nous montre ce que pourrait – ce que devrait – être une mise en pratique au quotidien de la devise qui figure sur tous les frontons de nos mairies. Voilà comment un portrait de femme ordinaire devient un programme politique. Sans doute aussi déstabilisant que salutaire !

Autres critiques
Babelio 
Télérama (Nathalie Crom)
L’Express (Baptiste Liger)
Libération (Luc Le Vaillant)
Blog T Livres? T Arts?
Blog Sans connivence 

Les premières pages du livre 

Extrait
« Elle se souvient des explications de l’homme, quelques mois plus tôt, qui lui disait avoir quitté la Tunisie pour la France afin de réussir sa vie et n’avait depuis navigué que de dépit en dépit, l’humiliation qu’il endurait à Emmaüs à cause de son physique et de son français lacunaire, en raison de sa religion aussi, à laquelle on ne s’intéressait que dans d’alarmants médias, cet avilissement, donc, atteignait les cimes de sa déception et lui donnait envie, à l’époque déjà, de repartir auprès des siens. Il souhaitait, disait-il, retrouver son Orient et sa dignité. L’enrôlement dans le camp des donneurs de mort fut-il un moyen de recouvrer un peu de cet honneur perdu ? »

A propos de l’auteur
Née en 1991, Blandine Rinkel écrit pour divers médias (Le matricule des anges, France Inter, Citizen K, Gonzai…) et collabore au mouvement Catastrophe. L’abandon des prétentions est son premier roman. (Source : Éditions Fayard)

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#labandondespretentions #RL2017 #roman #rentreelitteraire #blandinerinkel #editionsfayard

Sans Véronique

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En deux mots
Véronique, l’épouse de Bernard, est l’une des victimes de l’attentat terroriste de Sousse. Après la sidération, le mari veut comprendre et qui sait, se venger.

Ma note
etoileetoileetoile (beaucoup aimé)

Sans Véronique
Arthur Dreyfus
Éditions Gallimard
Roman
256 p., 19,50 €
EAN : 9782072688874
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule d’abord en France, puis en Tunisie et Lybie et enfin en Turquie et Irak. En France, on passe par Paris, Thomery, Chailly-en-Bière, Perthes, Tremblay-en-France, Roissy, Villepinte, Villeparisis, Courty, Vaujours et Sevran.
En Tunisie, les villes de Tunis, Kairouan, Gaâfour, Port El-Kantaoui et Sousse sont mentionnées. En Lybie, la ville côtière de Sabratha abrite un camp d’entrainement. Après un atterrissage à Istanbul, la route conduira en Irak jusqu’à Alep et aux alentours.

Quand?
L’action se situe autour de la date du 26 juin 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Plusieurs secondes ont passé, durant lesquelles Bernard s’est efforcé d’ordonner les mots qu’il venait d’entendre, et qui s’enchevêtraient dans son esprit : Sousse, la Tunisie, un attentat, ce matin, Véronique – tout cela n’avait aucun sens, Monsieur, vous m’entendez? a articulé la voix, tandis que, de l’autre côté, Bernard se mettait à trembler, écrasant sa main gauche sur la tablette du téléphone, ici les chiens, qui avaient perçu son état, se sont approchés, avant qu’une phrase enfin s’échappe de sa bouche : Qu’est-ce qui est arrivé à ma femme?»

Ce que j’en pense
Méfiez-vous des écrivains. Ils peuvent faire leur miel d’une situation banale et, sans le savoir, vous vous retrouvez au cœur d’un roman passionnant. À entendre Arthur Dreyfus, venu présenter son nouveau livre la semaine passée à Mulhouse, la scène d’ouverture de Sans Véronique s’est déroulée exactement telle que décrite : assis dans le métro, il croise le regard d’un couple au moment où le mari et la femme se quittent. Ils sont à l’âge de la retraite, mais leur amour ne semble pas usé. Dans leurs gestes, dans leur attitude, on sent l’affection qu’ils se portent.
Ils s’appellent Véronique et Bernard. Elle est caissière à Intermarché, il est plombier. Sils se retrouvent sur la ligne 11, c’est parce que Véronique part pour la Tunisie. Ses patrons lui ont offert une semaine en Tunisie, «ça ne valait sans doute pas une fortune à l’échelle d’Intermarché, mais ils l’avaient fait, c’était important de retenir la gentillesse, avait souligné Véronique, parce que c’est pas tous les jours.»
Huit jours, cela passe vite. Mais en rentrant chez lui, Bernard a immédiatement senti le vide, cherché à le compenser en «s’occupant». Pas avec sa maquette de train miniature, mais en allant se promener du côté des prostituées. À son retour, il constate que son épouse et sa fille Alexia ont cherché à le joindre et que ses deux heures d’absence ont déjà semé un vent de panique, sa fille s’apprêtant même à signaler sa disparition à la police.
Le temps de rassurer tout le monde, il se seul chez lui, entouré de ses chiens. Il fait le constat amer que la voix, la présence de Véronique lui manque. Aussi est-il déjà psychologiquement fragilisé quand le Ministère des Affaires étrangères l’appelle pour lui apprendre dans ce jargon diplomatique que sa femme figure parmi les victimes de l’attentat qui vient d’être perpétré en Tunisie.
Tout s’effondre. Après l’incrédulité, il faut bien se rendre à l’évidence, suivre le policier venu l’escorter jusqu’à la cellule de crise du quai d’Orsay. Se retrouver avec les autres familles, avec Alexia, avec cette douleur d’autant plus incompréhensible qu’elle frappe la plus innocente des victimes.
Arthur Dreyfus divise alors son roman en deux, nous offrant de suivre ces deux trajectoires qui n’auraient jamais dû se rencontrer, celle de Véronique et celle de Seifeddine. Le jeune tunisien qui rêvait d’un avenir meilleur et qui, comme son frère, travaille bien à l’école, rêve de liberté, d’un «océan de désirs». Ses professeurs le voient déjà ingénieur, il fait la connaissance de Sophie, une étudiante Belge spécialiste du pilotage des réseaux industriels avec laquelle il goûte à l’amour et échafaude des rêves d’avenir.
Mais alors comment va-t-il basculer dans le terrorisme ? À cette question cruciale, on serait tenté de répondre Inch’Allah, tant les circonstances qui font basculer un jeune vers le terrorisme tiennent – dans ce cas-ci – du destin et de circonstances fortuites. Le frère de Seifeddine est foudroyé lors d’un orage, ce qui entraîne un fort traumatisme et une remise en cause de sa manière de vivre. Ajoutons un refus de visa pour la Belgique et on y trouvera le ferment d’une révolte attisée d’une part par un sentiment de trahison, car Sophie ne lui répond plus, et d’autre part par les «amis» de la mosquée qui sentent le jeune homme prêt à devenir le prochain martyr de leur cause. Son professeur de mathématiques et son père vont bien essayer de le raisonner, mais déjà Seifeddine est «hors de portée», prêt à « frapper l’Occident dans son cœur, là où on insultait le plus effrontément la culture musulmane, dans un hôtel pour Blancs, une station balnéaire où les femmes se dénudaient, où les Tunisiens étaient réduits en esclavage, témoins forcés d’actes de mécréance ».
La grande force du roman tient dans le parallèle fait par l’auteur entre cette dérive et celle de Bernard, lui aussi est bientôt «hors de portée». Après la prostration, l’hébétude, vient cette envie d’agir qu’il va assouvir en prenant un billet pour la Turquie et de là partir se venger en Syrie.
Bien loin de toute propagande ou d’une démonstration manichéenne, Arthur Dreyfus met le doigt sur le point le plus sensible… et ne nous laisse guère d’illusions sur l’évolution du conflit. La violence va continuer d’entraîner la violence. Le terrorisme va perdurer. Cette tragédie contemporaine est éclairante.

Autres critiques
Babelio 
Arte (Lionel Jullien)

Les premières pages du livre 

Extrait
« La dernière fois qu’il l’a vue vivante, c’était dans le métro parisien, quelques secondes après la fermeture des portes à l’arrêt République ; un garçon de vingt ans assis face à eux les a observés se dire au revoir, il a été touché par leur affection imperceptible et, bien qu’il fût monté à la station précédente, il avait compris avant le moindre échange de paroles, de regards, que ces deux-là formaient un couple – son intuition était due, estimait-il, à leur apparence : on s’approchait de Beaubourg, de l’Hôtel de Ville, après les arrêts Jourdain, Goncourt, et Belleville; la plupart des voyageurs connaissaient la mode, une jeune femme à la frange parfaite et chatoyante avait inscrit sur son sac en toile my chanel is at home, il y avait aussi un garçon africain aux cheveux rasés d’une façon très stylisée, dont la chemise était boutonnée jusqu’au col, qui écoutait une musique au tempo lent, il y avait deux adolescentes vêtues de leggings roses et parées »

A propos de l’auteur
Arthur Dreyfus est scénariste et réalisateur. Il est le fils de l’écrivain Isabelle Kauffmann. Il a obtenu le Prix du jeune écrivain 2009 pour sa nouvelle « Il déserte » (Buchet-Chastel). La Synthèse du Camphre, son premier roman, est édité chez Gallimard.
En 2012, est sorti son deuxième roman, toujours chez Gallimard, Belle-famille, roman inspiré par l’affaire de la disparition de Madeleine McCann. Le livre reçoit le Prix Orange du livre 2012. Pendant quelques mois à partir de janvier 2012, Arthur Dreyfus présente une chronique hebdomadaire décalée dans l’émission culturelle de France 2, « Avant-premières ».
L’auteur est l’un des parrains de l’association Bibliothèques sans frontières.
Il vit et travaille à Paris. (source: Babelio)

Site Wikipédia de l’auteur 

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Ahlam

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Ahlam
Marc Trévidic
JC Lattès
Roman
324 p., 19 €
ISBN: 9782709650489
Paru en janvier 2016

Où?
Le roman se déroule principalement en Tunisie, à Melitta, Remla, Kerkennah,
l’île de Gharbi, de Chergui, à El Kraten, Ouled Kacem, Sidi Tebeni, Er Roumadia, El Attaya, El Abassia, Ouled Bou Ali, Ouled Yaneg, Ouled Ezzedine, Sfax et Tunis. Les villes de New York, Boston, San Francisco et Tokyo ainsi que Saint-Paul-de-Vence sont évoquées, Enfin, un épisode dramatique se déroule à Paris.

Quand?
L’action se situe de nos jours, sur un laps de temps d’une vingtaine d’années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lorsqu’en 2000 Paul, célèbre peintre français, débarque aux Kerkennah en Tunisie, l’archipel est un petit paradis pour qui cherche paix et beauté. L’artiste s’installe dans « la maison de la mer », noue une forte amitié avec la famille de Farhat le pêcheur, et particulièrement avec Issam et Ahlam, ses enfants incroyablement doués pour la musique et la peinture. Peut-être pourront-ils, à eux trois, réaliser le rêve de Paul : une œuvre unique et totale où s’enlaceraient tous les arts.
Mais dix ans passent et le tumulte du monde arrive jusqu’à l’île. Ben Ali est chassé. L’islamisme gagne du terrain. L’affrontement entre la beauté de l’art et le fanatisme religieux peut commencer.

Ce que j’en pense
*****
Un choc. Mais aussi et surtout un coup de cœur. Marc Trévidic, connu pour avoir été juge d’instruction au pôle antiterroriste du Tribunal de Grande Instance de Paris, a eu raison de choisir la forme du roman pour nous parler d’un sujet qu’il connaît bien. Car ses personnages nous permettent de comprendre de façon quasi épidermique comment on peut basculer vers la radicalisation, quel rôle joue l’islam dans cette évolution, quel attrait peut avoir la Syrie et l’armée islamique pour un jeune homme et comment, presque s’en que ses proches ne s’en rendent compte, on peut devenir un terroriste.
Mais venons-en au roman proprement dit. Il met en scène Paul Arezzo, un artiste peintre devenu riche et célèbre après avoir rencontré un galeriste américain subjugué par la manière dont il parvenait dans ses tableaux « à saisir les changements d’états d’âme dans les variations du regard. » Sans doute pour trouver un nouvel élan et pour se ressourcer, il décide de s’installer en Tunisie, à Kerkennah « bien loin de l’Amérique, dans un hôtel un peu miteux, organisant son espace entre sa chambre à coucher et son atelier de la taille, somme toute, de son premier atelier à Montmartre. Peut-être avait-il recherché, sans le savoir, un espace limité où l’artiste dort et peint, un retour aux sources de la création ? »
C’est là qu’il rencontre Farhat et Nora. Lui est marin pêcheur et va accepter de mener Paul au gré de sa barque dans les ports et criques des alentour. « Farhat avait le petit plus : la bouteille fraîche de rosé à dix mètres de fond, dans un filet de pêche accroché à une bouée. Paul en profita mais pas tout seul. Il avait cru que Farhat, religion oblige, ne buvait pas. Il comprit vite le contraire. Deux camarades sur une felouque et sous un soleil de plomb avaient bien le droit au verre de l’amitié. Allah n’y trouverait rien à redire. Juste une petite réprimande peut-être, sous la forme d’une mauvaise conscience a posteriori. »
Nora, quant à elle, est professeur de français. Le couple a deux enfants, Issam et Ahlam. Très bons élèves en classe et de plus en plus beaux en grandissant, ils ne tardent pas à se lier d’amitié avec Paul. Qui entend développer leurs dons artistiques et au-delà, envisage de mêler peinture et musique dans une sorte de mariage des arts.
Un drame va toutefois venir ternir ce beau projet. Nora est victime d’une grave maladie qui l’affaiblit. Très vite, Paul comprend que la seule issue est de confier Nora aux spécialistes parisiens et va entreprendre toutes les démarches pour tenter de sauver son amie et organiser le transfert, même si cette dernière n’entend pas quitter sa famille.
« Nora se fit une philosophie. Elle se sentait mieux. Ses forces étaient revenues. Elle avait vingt-neuf ans. Elle était jeune. Elle avait de la volonté. Elle voulait guérir et elle guérirait. C’était une chance inespérée d’être admise dans un grand hôpital parisien. On le devait à Paul. Et puis, elle n’était jamais allée à Paris. Elle verrait la tour Eiffel, les Champs-Élysées, Notre-Dame, le Sacré-Cœur. Par son enthousiasme contagieux, elle fit taire les objections de Farhat et les pleurs des enfants. »
Mais même les spécialistes français seront impuissants à sauver la belle tunisienne.
À la mort et à la douleur de la famille, l’actualité internationale va ajouter son lot d’incertitudes et de déstabilisation. La chute des tours jumelles et l’attaque du Pentagone en 2001 sont salués par des salafistes. À Kerkennah, on minimise cette «mise en garde appuyée», même si les signes de radicalisation se multiplient. La fin du régime de Ben Ali va encore accentuer les choses. Car si le printemps arabe est synonyme d’ouverture vers la démocratie, ils ouvre aussi une période d’incertitudes qui voit les mouvements islamistes s’imaginer pouvoir prendre le pouvoir. Et laisser leurs exactions impunies. Issam a aussi trouvé refuge dans la religion, reniant l’amitié de Paul avec sa formation artistique. Auprès de ses amis, il va peu à peu dériver vers l’intégrisme et participer à des actions punitives. Jusqu’au jour où son chemin croise celui de sa sœur. Qui va bien essayer de la raisonner, mais en vain. L’altercation est violente : « — J’ai honte, Ahlam. Tu t’habilles comme une Française. Tu exhibes ton corps sans aucune pudeur. C’est quoi, cette robe ?
— Dégage, connard, t’es pas mon père.
Alors, pour la première fois, les deux doigts de la main se séparèrent. Issam, avec des yeux de fou, se précipita sur sa sœur. Il la jeta au sol. Sur la plage déserte, Issam cherchait quelque chose. Ses yeux roulaient, embrassaient l’espace. Il vit une algue fournie et longue, comme une corde épaisse gorgée d’eau. Il la ramassa. Ahlam était étendue, le ventre sur le sable, pleurant de tout son corps en soubresauts convulsifs. Et Issam commença. Le premier coup ne fut pas violent. Un coup d’essai. L’algue était un bon fouet. Elle avait claqué dans l’air, vibré sur les épaules d’Ahlam en projetant des centaines de gouttelettes qui ressemblaient à des perles de cristal. Issam recommença et ne put s’arrêter. Il fouettait l’ait et il fouettait le dos de sa sœur. Il criait shaytan, shaytan. Chaque coup était une décharge électrique pour la jeune fille. Elle était terrorisée. Une fois, juste une fois, elle tenta de tourner la tête pour comprendre ce qui lui arrivait, mais l’algue lui brûla le visage. Alors elle enfouit sa tête dans le sable. Protéger son visage, protéger son visage ! Que le dos supporte, qu’il soit lacéré, mais pas son visage. De toute façon, elle allait mourir. Au bout de trois minutes, elle en était certaine. Quelque chose avait emporté son frère, était entré dans son corps, avait pris possession de son esprit. Ce ne pouvait être vraiment lui, pas Issam, pas son frère adoré, pas celui qui se blottissait contre elle, la nuit tombée, quand la tempête soufflait. Elle n’avait jamais aimé personne comme lui. Il était son double. Quand elle jouait, il lui jetait un regard tendre et peignait la beauté du monde. Elle regardait sa nuque, son dos, ses bras qui dessinaient l’espace. Issam était son héros… devenu son bourreau. »
Des dizaines d’articles, d’études et de reportages essaient d’expliquer les attentats de Paris, de Bruxelles, de Nice, de Munich, de Tunis et d’ailleurs. Il y est question de cellules terroristes, de logistique, de voyages en Syrie, d’armée islamique… Marc Trévidic nous montre qu’un garçon tout à fait «normal» peut basculer du jour au lendemain, devenir un «moudjahidin courageux». Que ni son père, ni sa sœur ne comprennent vraiment ce qui le motive et combien il est difficile de le ramener à la raison.
Avec habileté, l’auteur mêle l’histoire de la Tunisie de ces dernières années au sort de la famille. En choisissant un artiste comme personnage principal, il peut encore appuyer le trait, démontrer que le combat contre l’obscurantisme est aussi un combat culturel. Qu’il n’est jamais gagné et qu’il réclame une vigilance de tous les instants.
En refermant le livre, j’avais en tête les images de la Promenade des Anglais à Nice un soir de 14 juillet. Je revoyais ces corps, cette violence et cette souffrance. Je me suis alors dit que ce livre devrait être au programme des collèges. Ahlam veut dire les rêves…

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Autres critiques
Babelio
Télérama (Juliette Bénabent)

Extrait
« Quand Ahlam essaya une dernière fois de raisonner son frère, quelque chose se brisa pour de bon. Elle n’aurait pas dû essayer. Elle serait restée sur un vague espoir. Elle n’aurait pas entendu les paroles ni subi les gestes de trop.
— J’ai honte, Ahlam. Tu t’habilles comme une Française. Tu exhibes ton corps sans aucune pudeur. C’est quoi, cette robe ?
— Dégage, connard, t’es pas mon père.
Alors, pour la première fois, les deux doigts de la main se séparèrent. Issam, avec des yeux de fou, se précipita sur sa sœur. Il la jeta au sol. Sur la plage déserte, Issam cherchait quelque chose. Ses yeux roulaient, embrassaient l’espace. Il vit une algue fournie et longue, comme une corde épaisse gorgée d’eau. Il la ramassa. Ahlam était étendue, le ventre sur le sable, pleurant de tout son corps en soubresauts convulsifs. Et Issam commença. Le premier coup ne fut pas violent. Un coup d’essai. L’algue était un bon fouet. Elle avait claqué dans l’air, vibré sur les épaules d’Ahlam en projetant des centaines de gouttelettes qui ressemblaient à des perles de cristal. Issam recommença et ne put s’arrêter. Il fouettait l’ait et il fouettait le dos de sa sœur. Il criait shaytan, shaytan. Chaque coup était une décharge électrique pour la jeune fille. Elle était terrorisée. Une fois, juste une fois, elle tenta de tourner la tête pour comprendre ce qui lui arrivait, mais l’algue lui brûla le visage. Alors elle enfouit sa tête dans le sable. Protéger son visage, protéger son visage ! Que le dos supporte, qu’il soit lacéré, mais pas son visage. De toute façon, elle allait mourir. Au bout de trois minutes, elle en était certaine. Quelque chose avait emporté son frère, était entré dans son corps, avait pris possession de son esprit. Ce ne pouvait être vraiment lui, pas Issam, pas son frère adoré, pas celui qui se blottissait contre elle, la nuit tombée, quand la tempête soufflait. Elle n’avait jamais aimé personne comme lui. Il était son double. Quand elle jouait, il lui jetait un regard tendre et peignait la beauté du monde. Elle regardait sa nuque, son dos, ses bras qui dessinaient l’espace. Issam était son héros… devenu son bourreau. Maintenant Ahlam ne sentait plus rien. Sans doute Issam frappait-il encore. Pas sûr. Ahlam eut un sursaut. D’où lui venait-il ? Du visage tendre de sa mère, des histoires qu’elle leur racontait, Issam à droite dans le lit, elle à gauche, Nora au centre. Au temps du bonheur. Et maintenant ?
— Issam, c’est la robe de maman !
Elle avait hurlé. Elle avait craché tout l’air de ses poumons en dégageant sa tête du sable. Elle hurla encore plus fort :
— Issam, c’est la robe de maman que je porte, celle à fleurs !
Celle à fleurs ? Celle à fleurs ! Issam se souvenait. Qu’elle était belle, maman, avec cette robe à fleurs qui accrochait le soleil ! Tout le monde la regardait. Il n’y avait rien de mal dans le regard des gens, seulement de l’admiration et de la tendresse, le plaisir de voir la beauté qui effleure le sol.
Issam avait laissé tomber son fouet d’algues à ses pieds. Il était taché de sang. Que faisait-il au juste ? Et après, ce serait quoi ?
Ahlam resta longtemps sur la plage, inerte. Elle n’avait pas perdu connaissance mais ne savait pas comment le monde allait tourner désormais. La nuit tomberait-elle ? Le jour viendrait-il ? Était-il possible que le monde existe après ça ? Puis, lentement, elle se redressa. Assise sur le sable, elle laissa le vent du large la recoiffer. Elle avait besoin de revivre. Elle se sentait morte. La nuit tombait doucement. Bientôt, si elle ne faisait rien, son père ou Fatima la chercherait et la trouverait. Il faudrait qu’elle explique. À cette pensée, la honte et la peur l’envahirent. C’était un curieux mélange de sentiments. Pourquoi avait-elle peur ? Pourquoi avait-elle honte ? Il lui semblait que, si elle racontait ce qui s’était passé, il n’y aurait plus jamais de retour en arrière. Son enfance serait effacée, Nora serait morte pour de bon et la famille serait pulvérisée. Elle comprit ce qu’elle devait faire. Elle hocha la tête de bas en haut avec résolution. Elle ne dirait rien. Elle serait forte. Elle laisserait du temps au temps et Issam à ses démons. » (p. 135-136-137-138)

A propos de l’auteur
Marc Trévidic a été juge d’instruction au pôle antiterroriste du Tribunal de Grande Instance de Paris, est l’un des meilleurs spécialistes des filières islamistes. Il est aujourd’hui vice-président au tribunal de grande instance de Lille où il est en charge de la coordination du pôle pénal.
Il est l’auteur de deux ouvrages très remarqués, Au cœur de l’antiterrorisme et Terroristes, tous deux publiés chez Lattès en 2010 et 2013, Marc Trévidic est également président de l’AFMI, Association Française des Magistrats Instructeurs. Ahlam est son premier roman. (Source : Éditions JC Lattès)

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