Sortir au jour

DHEE-sortir_au_jour  RL_2023

En deux mots
Une autrice rencontre une thanatopractrice lors d’une séance de dédicace. Mais leur échange ne va pas s’arrêter là. Curieuses l’une de l’autre, elles ne vont pas tarder à se découvrir des points communs, y compris durant le confinement décidé par les autorités, et explorer les liens unissant les humains et les défunts.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ma rencontre avec une thanatopractrice

Amandine Dhée raconte la rencontre d’une autrice et d’une thanatopractrice, la personne qui prépare et embaume les cadavres. Une fois écartés les préjugés, leurs échanges vont s’avérer passionnants, autour de la mort et de la transmission.

Ce roman est d’abord l’histoire d’une rencontre. Lors d’une séance de dédicace, un visiteur explique qu’il n’aime pas le mot «autrice». Un débat s’engage alors, les opinions s’expriment jusqu’à ce que Gabriele explique qu’une autrice est tout aussi légitime que d’autres professions, dont la sienne, thanatopractrice. Une affirmation qui va éveiller la curiosité de la romancière, car cela lui permet de constater combien ses préjugés sont forts en la matière, à commencer par l’aspect physique de la personne chargée d’embaumer les morts et qu’elle imaginait plutôt triste, vieille et introvertie et qu’elle découvre jeune et pleine de vie!
Après leur échange initial, de nombreuses rencontres vont suivre qui vont permettre de mieux comprendre Gabriele, mais aussi de parler de la mort sous un aspect totalement différent que d’ordinaire, ce qui rend le livre formidablement intéressant.
Il est ici aussi question de technique, d’habitudes et de rituels – quelquefois très curieux – et de l’évolution de la société dans son rapport aux défunts.
Amandine Dhée a eu la bonne idée d’insérer au fil de son récit les extraits de l’émission «Vis ma vie de thanatopracteur», qui, comme l’indique l’autrice en fin de volume, ont été retranscrits avec l’autorisation de Réservoir Prod. Car ces échanges montrent de manière éclatante combien ce métier est méconnu et combien il véhicule de fantasmes. La confrontation entre ce verbatim et le témoignage de Gabriele va même nous offrir un côté burlesque, pas forcément attendu dans un ouvrage parlant de la mort. Oui, il y a dans ce livre d’intéressantes réflexions sur nos rapports aux défunts, sur cette envie de les voir continuer à cheminer à nos côtés, à leur parler et à surmonter la douleur de la perte. Mais il y a aussi l’humour rehaussé par la construction et le style.
Quand, durant la rédaction du livre, survient la pandémie, «ce scénario éculé de science-fiction, le coup du virus dévastateur», puis le confinement qui fait émerger un nouvel ordre social ponctué par l’annonce tous les soirs du nombre de morts, l’autrice comprend une chose essentielle: «Écrire sur la mort me tient en vie».
Écrire va aussi lui permettre de comprendre combien son affinité avec Gabriele n’est nullement le fruit du hasard, bien au contraire, puisque toutes deux font un peu le même métier: raconter une histoire. «Gabriele dénoue les traits des visages défunts, ferme les yeux, fait se joindre des mains. Elle met en scène une fin paisible, elle oppose un récit au chaos. C’est bien que la personne ait l’air endormie plutôt que décédée. Ce n’est pas un mensonge, puisque tout le monde veut y croire. Parce qu’on en a besoin, parce qu’on a peur. Personne n’est dupe, mais on joue le jeu. J’apprends que la chambre mortuaire s’appelle un amphithéâtre. Le temps d’une veillée, nous lier avec ce récit.»
Amandine Dhée démontre ce côté théâtral dans le spectacle qu’elle a conçu autour de «Sortir au jour» et qui est en tournée actuellement et qui prouve lui aussi qu’une autrice ne doit pas avoir de sujet tabou. N’hésitez pas, à votre tout, à aller danser avec la mort.

Sortir au jour
Amandine Dhée
Éditions La contre allée
Roman
120 p., 17,50 €
EAN 9782376650843
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman se déroule en France, mais n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« On pourrait lire Sortir au jour comme un livre qui parle de la perte, mais c’est exactement l’inverse, Sortir au jour raconte ce qui nous lie. » Amandine Dhée
À l’origine de Sortir au jour il y a cette rencontre dans une librairie entre l’autrice et Gabriele. Gabriele est thanatopractrice.
Très vite, entre elles, un dialogue s’instaure où il sera tour à tour question de la quête de sens chez Gabriele et de sa reconversion dans une profession qui véhicule autant de clichés que de préjugés, mais aussi des réflexions qui animent l’autrice à propos du désir de transmission, des pertes et des liens qui unissent les êtres et marquent les générations.
Liant l’intime au politique, avec l’humour et le sens de la formule qu’on lui connaît, Amandine Dhée atteint le but qu’elle s’était fixé : « écrire un livre réconfortant sur la mort ».

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Noé Megel)
La Viduité
Blog la bibliothèque de Delphine Olympe


Amandine Dhée présente «Sortir au jour» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’est le nombre de peluches dans la salle d’attente qui m’a mis la puce à l’oreille. Cette générosité. Cette opulence. C’était suspect à force d’être mignon. On est restés plantés au milieu de la pièce une bonne minute puis on s’est assis du bout des fesses sur les chaises en plastique.
Une femme d’une cinquantaine d’années s’est approchée avec un doux sourire. Elle s’est présentée, bénévole pour l’association des maladies cardiaques congénitales. Je lui ai adressé un sourire de pure forme. Que ce soit clair : nous n’irions pas plus loin, elle et moi. Notre rencontre était accidentelle et il était hors de question que j’entretienne la moindre relation avec une bénévole de l’association des maladies cardiaques congénitales.
Nous n’avons pas attendu longtemps. Une jeune femme vêtue d’une blouse blanche nous a invités à entrer et a prié mon fils de se déshabiller. Mon petit garçon s’est exécuté, puis s’est allongé sur la table.
Il était paisible. Il s’est toujours prêté de bonne grâce aux examens médicaux, avec une confiance qui me serre le cœur. Il se hisse sur les grands fauteuils de cuir, grimpe sur les tables d’examen, allonge son inspiration, tend le bras sans rechigner pour la piqûre.
Si au moins il pouvait résister et pousser quelques hurlements, il m’offrirait l’occasion de le rassurer, de jouer ma partition de mère protectrice et, ce faisant, me détournerait de ma propre angoisse. Mais sa conduite digne m’oblige à rester stoïque et me laisse me ronger du dedans. Inutile de compter sur son père. Face au corps de notre petit garçon allongé sur la table d’examen, nous évoluons sur deux pôles opposés. Lui adopte une technique simple pour canaliser son angoisse : il l’ignore. Il surjoue la normalité pour mieux forcer le destin. Pour un peu, il siffloterait. Tiens bonjour madame, ah oui c’est sympa pour occuper son temps libre, l’association des maladies cardiaques congénitales, quelle bonne idée !
Moi, je fais l’inverse, je brandis le pire pour l’exorciser, je dis maladie, peur, mort. Un jour, de retour d’une promenade avec mon fils, j’avais fait remarquer, la voix gorgée d’angoisse, que notre enfant toussait exactement de la même façon que le défunt cocker de mon enfance qui souffrait d’un souffle au cœur. Mon compagnon m’avait jeté un regard ahuri, avait ouvert la bouche, puis s’était ravisé. J’étais restée seule à mouliner mon pressentiment morbide. L’ennui avec la paranoïa, c’est qu’elle ressemble beaucoup à une folle intuition. Dès lors, comment s’en débarrasser ?Depuis nos rives éloignées, nous nous contemplons lui et moi avec stupéfaction, chacun trouvant l’autre un peu cinglé mais se retenant de le dire parce que, vraiment, ce n’est pas le moment. La peur nous retient de nous disputer et, à bien y penser, je me demande si ce n’est finalement pas le plus inquiétant pour notre enfant, cette harmonie artificielle et tendue.
La soignante a recouvert le corps de mon petit garçon avec des électrodes. Voilà, on y est. Au lieu de gambader dans la cour de récré ou de s’efforcer d’obtenir un bon point, qui fait une grande image avec un animal sauvage dessus au bout de dix, mon fils est là. L’écran s’est animé, la machine a pris le relais, l’examen a commencé. L’engin a ensuite crachoté du papier.
La jeune femme a arraché la feuille, observé attentivement le tracé sans dire un mot. Ça a duré environ un millénaire. Puis elle a félicité mon fils pour son courage et l’a invité à se rhabiller. Elle a de nouveau regardé le tracé et nous a annoncé que c’est le médecin qui nous donnerait le résultat. Ma gorge s’est nouée. Elle fuyait, c’était évident. La jeune femme s’est alors tournée vers un grand coffre en plastique, a plongé son bras dedans et tendu une peluche à mon fils en slip. Elle l’a de nouveau félicité pour son courage, ça devenait lourdingue.
Porte suivante. Cardiologue. L’enfant s’allonge une fois de plus. Cette fois, l’homme passe du gel sur sa peau et promène une sonde sur son cœur. Ça dure une minute ou deux pendant lesquelles, comme tout le monde à l’orée du drame, je fais enfin preuve d’humilité. Je prie je ne sais quelle entité supérieure, en régie générale, je supplie, dégouline de gratitude, promets de ne plus me plaindre, de voir enfin la chance qui est la mienne. Si seulement rien ne bougeait, rien ne s’abîmait. C’est simple, je supplie que rien ne change, surtout que rien ne change.
Très vite, il annonce : tout est normal. Il le répète, tout est normal, pour être sûr que cette phrase atteigne les cavités les plus lointaines de nos cerveaux. L’air afflue de nouveau, un sourire barre nos visages. L’horizon se dégage d’un coup, les épaules descendent. Pour la première fois depuis que j’ai franchi le seuil de cet hôpital, je vois en couleur. Super, je dis. Super, je répète. Voilà, c’est fini. Le médecin écrit son compte-rendu, il parle d’un enfant éveillé et plein de vie et d’énergie, il en rajoute un peu, puis nous regarde droit dans les yeux et nous dit adieu. Il dit encore, on ne se reverra jamais. Je crois que j’ai répété super, n’essayant même pas d’être un peu polie. Nous sommes ressortis d’un pas léger. Dans le couloir, la femme bénévole a passé sa tête, j’imagine qu’à nous voir, le sang revenu au visage, le frou-frou animé du bonnet, écharpe, manteau, les corps de nouveau élastiques, elle a tout de suite su, mais elle a quand même posé la question. Tout va bien, lui avons-nous annoncé avec cette fois un peu de chaleur dans le regard. Alors adieu, a-t-elle dit elle aussi. J’imagine que cet adieu est un truc auquel ils ont réfléchi. Un adieu, ce n’est pas un au revoir, c’est beaucoup plus puissant. Un adieu pour gratter vigoureusement la tache, effacer la peur et faire en sorte que l’on ne regarde pas notre fils comme une bombe à retardement les vingt prochaines années. Ce qui s’est passé n’est pas un avertissement mais une erreur d’aiguillage.
Chaque fois que je raconte cette histoire, je me demande ce qu’est devenue la fameuse peluche que l’on a offerte à mon fils ce jour-là. J’imagine que personne ne lui a reprise (rends-nous ça tout de suite, petit imposteur !), mais je suis incapable de me souvenir de ce qu’elle est devenue.
Un soir, chez des copains, une femme m’a dit qu’il lui était arrivé la même chose, le dépistage d’un souffle au cœur, l’examen du cardiologue. Non, elle n’avait pas eu peur, c’est des conneries elle avait dit, c’est pour faire marcher la machine à fric, ces examens. Je lui avais envié ce cynisme, il m’aurait été tellement secourable.
Ce non-événement a été l’une des premières choses que j’ai racontées à Gabriele. Elle m’avait demandé si j’en savais plus sur ce que je voulais écrire. J’avais répondu que non, que je ne savais pas exactement encore mais que je sentais que c’était important pour moi. Je crois que j’essayais de faire quelque chose avec ma peur.
La naissance de ma petite fille avait de nouveau ouvert la brèche. Pouls, souffle, palpitations. Comme s’il m’avait fallu fabriquer de la vie pour la savoir si fragile. Serrer contre moi cette minuscule densité, son ventre collé au mien, son abandon contre ma peau, et le creux de mon cou qui guérit tout.
J’ai si peur de perdre. Je n’arriverai jamais à me débrouiller avec cette pensée, à lui faire une place, qu’elle s’y tienne, qu’elle se taise. D’abord, il faut faire avec l’idée que tout dépend de nous, et puis que plus rien ne dépendra de nous. Quel est le pire?
J’aimerais tellement réussir à prendre de la distance, accepter, m’injecter de la philosophie en intraveineuse. La plupart du temps, je parviens à ériger de fragiles barrages, mais parfois : tsunami d’angoisse. Les plus grandes joies sont talonnées par la peur. Et si ça disparaissait ? Je m’agrippe aux statistiques. Tout va bien se passer. Mais les chiffres réconfortent si peu. Je sais à quel point ma peur est partagée, même si personne ne la nomme jamais. Au point que la société n’a même pas voulu inventer de mot pour dire les parents qui perdent un enfant.
Heureusement, il me reste l’agitation.
Les journées très remplies, le travail, comme c’est pratique pour s’offrir des angoisses plus digestes, leur donner forme humaine, et tandis que je flirte avec le burn-out au moins je ne pense pas à la mort, et d’ailleurs je ne manquerais pas de lui dire si elle se pointait, sa faux sur l’épaule : désolée, je n’ai pas le temps, je bosse, moi !Le dictaphone a enregistré ma voix qui bégaye lorsque je tente d’expliquer tout cela à Gabriele. Je veux lui dire ma peur de la mort, mais ça ne vient pas tranquillement, ça bute, ça lapsus, et je m’entends dire: j’ai meurs.
Le métier de Gabriele, c’est d’être là quand la catastrophe a eu lieu. Elle travaille avec les morts.
À cet endroit que je fuis. Elle et moi nous sommes rencontrées par hasard. J’ai entendu son rire, j’ai vu ses yeux briller. Alors j’ai dit : j’aimerais que tu me parles. »

Extraits
« Ce soir, le président de la République nous pousse à l’intérieur de nos maisons et nous ordonne d’y rester. Il nous invite même à lire, c’est dire si la situation est grave.
La vie ose tout, même ce scénario éculé de science-fiction, le coup du virus dévastateur. Ça ne peut pas bien se finir. Cette fois, nous allons payer nos excès.
Nous rangeons nos corps, aiguillés par la peur et l’absurde d’un virus invisible pour les uns, invincible pour les autres. Un nouvel ordre social émerge: héroïnes ou non-essentielles, épuisement ou désœuvrement. Quelqu’un à la radio annonce tous les soirs le nombre de morts.
Et puis le quotidien reprend.
D’abord, le court-circuit n’est pas si douloureux. C’est même inespéré d’avoir autant de temps avec ma toute petite fille, de ne plus être écartelée entre vie familiale et vie professionnelle, un rab de congé maternité sans la peur de ne pas retrouver sa place, sans la frustration de voir les autres avancer. » p. 68

« Écrire sur la mort me tient en vie. » p. 74

« Pourquoi maintenir les lieux de culte et pas de culture ? Qui décide de notre sacré?
Je crois aussi que Gabriele et moi faisons un peu le même métier: raconter une histoire.
Gabriele dénoue les traits des visages défunts, ferme les yeux, fait se joindre des mains. Elle met en scène une fin paisible, elle oppose un récit au chaos. C’est bien que la personne ait l’air endormie plutôt que décédée. Ce n’est pas un mensonge, puisque tout le monde veut y croire.
Parce qu’on en a besoin, parce qu’on a peur. Personne n’est dupe, mais on joue le jeu. J’apprends que la chambre mortuaire s’appelle un amphithéâtre. Le temps d’une veillée, nous lier avec ce récit.
Sur scène, mes comparses sont à mes côtés, je peux compter sur elles, et elles sur moi. Ensemble, nous tiendrons ce spectacle. Ensemble, nous tiendrons tout court. » p. 114

À propos de l’auteur
DHEE_Amandine_©petra-hillekeAmandine Dhée © Photo Petra Hilleke

Amandine écrit et arpente les scènes pour y confronter son écriture inspirée de la vie quotidienne. Ses textes viennent interroger la place de chacun.e dans notre société.
Comment exister malgré les autres? se demande-t-elle.
Cherchant encore la réponse, elle continue d’écrire.
Amandine est artiste associée à la Générale d’Imaginaire et est publiée aux éditions La Contre Allée. Après un premier «roman de la ville», puis un essai insolite sur le monde du travail et un roman plus personnel sur l’émancipation, elle écrit son premier texte jeunesse en 2016, Les Gens d’ici, qui traite de l’accueil des personnes migrantes. Ce texte sera mis en scène par Juliette Galamez et produit par La Générale d’Imaginaire. En janvier 2017 elle publie La Femme brouillon aux éditions La Contre Allée dans lequel elle livre un éclairage politique sur une expérience intime, sa maternité, roman qui a obtenu le prix Hors Concours 2017. En 2020, elle publie À mains nues, toujours à la Contre Allée, où Amandine explore la question du désir et de l’attachement à travers le parcours d’une femme et ses expériences sexuelles et affectives. En 2023 elle publie Sortir au jour, un ouvrage dédramatisant la mort. Ses livres sont adaptés en lectures musicales, qu’elle interprète notamment aux côtés du violoncelliste Timothée Couteau. (Source: lageneraledimaginaire.com)

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Pleine et douce

FROIDEVAUX_METTERIE_pleine_et-douce  RL_2023

En deux mots
Ève, qui vient de naître, retrace ses premières impressions. Stéphanie, sa mère, explique combien il lui a été difficile de faire un bébé toute seule. Son amie Corinne est aussi toute seule, même si elle enchaine les partenaires. Sa sœur Lucie, avocate, a le profil de la femme rangée, mais rêve d’ailleurs. Les Témoignages se succèdent dans ce roman choral.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

En préparant la grande fête

Dans ce premier roman choral, Camille Froidevaux-Metterie donne la parole à un bébé, puis à de nombreuses femmes et dresse ainsi un joli tableau de leur place dans la société, de la maternité à l’émancipation. Vers la libération du corps et de l’esprit.

La première à prendre la parole dans ce roman choral est la petite Ève qui vient de naître. De son berceau, elle raconte l’agitation autour d’elle, sa vision du monde, ses stratégies pour retenir l’attention et satisfaire ses besoins vitaux. À travers son regard, on comprend aussi qu’elle a tout l’amour de Stéphanie, sa mère qui a continué à se battre avec ses peurs. Peut-être est-il temps de faire désormais confiance à cette fille qui a l’air bien déterminée à prendre sa place dans le monde.
En attendant, c’est à cette cheffe de cuisine, qui a livré un rude combat pour être mère, d’entrer en scène. Après avoir réussi à se faire une place dans un monde d’hommes, elle vient de concrétiser un second rêve, avoir un enfant. Ève est née par PMA, après un difficile parcours de combattante qu’elle a conclu en Espagne. Désormais, elle va pouvoir élever sa fille seule, comme elle l’a souhaité. Pour remercier Greg, le «père intime», et rassembler autour d’elle sa famille et ses amies, elle prépare une grande fête. Mais en attendant le grand jour, la parole est aux invitées, en commençant par Corinne qui s’est toujours voulue femme libre. Mais elle s’est perdue dans les bras des hommes, cherchant du réconfort dans le sexe, sans trouver l’amour. «Moi je n’ai pas de lac aimant où plonger, personne pour confirmer que je demeure aimable par-delà le passage des ans, aucune caresse quotidienne venant effacer les fameux outrages. Moi, il me faut affronter seule l’entrée dans la zone d’inconfort qui précède la zone de relégation.»
Sa sœur Lucie a suivi un parcours classique. Mariée, deux enfants, une profession d’avocate très prenante. Le schéma classique du couple qui s’use et l’envie d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Peut-être dans les bras d’un confrère. Elle a aussi caressé le rêve de partager aux côtés de Stéphanie son désir d’enfant. Un fantasme de plus dans une vie qu’elle a de plus en plus de peine à maîtriser. Son mari l’a quittée pour une plus jeune et elle se sent désormais bonne pour le rebut.
Lola, sa fille, raconte lors d’un cours sur la sexualité, que l’on peut désormais faire des enfants avec des éprouvettes. Un sujet délicat à aborder en classe, mais qui a le mérite de lancer un débat que les deux responsables du cours auraient préféré éluder.
C’est alors que Nicole, la mère de Stéphanie, vient ajouter sa voix très discordante. «C’est tout de même ahurissant quand on y pense. Cette enfant est née de nulle part, personne ne sait qui sont ses géniteurs, pas même Stéphanie! Cela dépasse l’entendement.» Opposée à ce projet, elle s’est résignée mais raconte que sa fille est «tombée enceinte à l’occasion d’une relation sans lendemain et que, étant donné son âge, elle a décidé de garder l’enfant».
En confrontant les générations et les avis, Camille Froidevaux-Metterie évite à la fois tout manichéisme et donne à voir la complexité de la question.
Charline qui a été victime d’agression sexuelle, Kenza à qui on vient de détecter une tumeur au sein, Colette qui regarde sa longue vie entourée de copines, Manon qui a ses premières règles et Jamila, la nounou qui aimerait tant avoir un homme à ses côtés complètent ce chœur de femmes en y ajoutant autant de nouvelles facettes. Elles vont toutes se retrouver pour un final surprenant.
En prolongeant Un corps à soi, son essai paru en 2021, ce détour par la fiction permet à la primo-romancière de mettre en scène les problématiques qu’elle étudie, le corps de la femme et ses transformations, les injonctions et les représentations que des années de patriarcat lui ont assigné. Des premières règles jusqu’à la ménopause en passant par la grossesse ou la maladie, en l’occurrence le cancer du sein. Mais la construction du roman permet aussi de confronter les femmes et leur psychologie à des âges différents, entre celle qui a vécu sous un patriarcat étouffant, celles qui ont essayé de se libérer de ces chaînes – et du schéma maternel – et celles qui voient l’avenir avec plus d’optimisme. Si elles parviennent toutes à se retrouver, alors un nouveau contrat social est possible. Pour une vie pleine et douce.

Pleine et douce
Camille Froidevaux-Metterie
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
224 p., 20 €
EAN 9782848054674
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman se déroule en France. On y évoque aussi plusieurs visites en Espagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une musique libre et joyeuse s’élève des pages de ce premier roman : celle d’un chœur de femmes saluant la venue au monde de la petite Ève, enfant née d’un désir d’amour inouï.
Stéphanie est cheffe de cuisine, elle voulait être mère, mais pas d’une vie de couple. Elle est allée en Espagne bénéficier d’une procréation médicalement assistée, alors impossible en France. Greg, l’ami de toujours, a accepté de devenir le «père intime» d’Ève. Dans à peine deux semaines, aura lieu la fête en blanc organisée pour célébrer la naissance de leur famille atypique, au grand dam de la matriarche aigrie et vénéneuse qui trône au-dessus de ces femmes.
À l’approche des réjouissances, chacune d’elles est conduite interroger son existence et la place que son corps y tient. Toutes, sœurs, nièces, amies de Stéphanie, témoignent de leur quotidien, à commencer par Ève elle-même, à qui l’autrice prête des pensées d’une facétieuse ironie face à l’attendrissement général dont elle est l’objet. Comme dans la vie, combats féministes, tourments intimes et préparatifs de la fête s’entremêlent.
Camille Froidevaux-Metterie dépeint avec une grande finesse cette constellation féminine, tout en construisant un roman dont les rebondissements bouleversent : rien ne se passera comme l’imaginent encore Stéphanie et Jamila, la nounou d’Ève, s’activant la veille du festin tant attendu.
Tour à tour mordante et tendre, l’écriture, dans sa fluidité et ses nuances, révèle un véritable tempérament d’écrivaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Faustine Kopiejwski)
Actualitté (Barbara Fasseur)
Maze (Anaïs Dinarque)
Maze (Anaïs Dinarque – entretien avec Camille Froidevaux-Metterie)
Blog Aline a lu


Camille Froidevaux-Metterie présente son premier roman à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Ève
Il doit être tôt, «pourquoi si tôt?», me demande-t-elle parfois de sa voix endormie. Alors j’attends un peu, je reste là, tranquille, à regarder la nuée d’oiseaux immobiles qui flottent au-dessus de moi. J’aime particulièrement le rouge. D’ordinaire, quand le groupe reprend son vol circulaire et que ce beau rouge passe à l’aplomb de mon visage, j’agite frénétiquement les bras pour essayer de l’attraper. J’adore son œil noir et brillant, le renflement vermillon de son ventre et cet air un peu espiègle qu’il a en me regardant. C’est Greg qui m’a offert ce mobile, parce que se réveiller chaque jour en suivant les oiseaux des yeux, m’a-t-il promis, c’est l’assurance d’une vie légère et aventureuse. Grand-mère a fait la moue et l’a trouvé inadapté, s’inquiétant de ces plumes véritables que je pourrais suçoter, qui pourraient m’empoisonner. Maman a haussé les épaules.

J’aime le bruit de la clé mécanique qu’elle remonte après m’avoir précautionneusement déposée dans mon lit. Je fais en sorte qu’elle s’y reprenne, qu’elle y revienne, deux fois, trois fois, même si je sais que cela ne l’amuse pas toujours. Elle aimerait bien que je m’endorme vite, que je la libère de ce rituel usant, tourner, s’éloigner sur la pointe des pieds, tirer doucement la porte qui grince, rentrer à nouveau si je décide de pleurnicher, tourner, s’éloigner sur la pointe des pieds… J’en profite un peu, il est si doux ce petit manège.
Au réveil, c’est autre chose. Je me lasse vite de contempler les volatiles arrêtés et, pour tout dire, je ne serais pas plus heureuse s’ils se remettaient à voler. C’est le matin, j’ai faim. Je tente de me retenir d’appeler, je me concentre sur mon bel oiseau cramoisi, mais mon estomac se tord et me fait mal. Presque malgré moi, je commence à geindre, un son discret mais constant, une tendre plainte. Il ne faut pas longtemps avant que je l’entende se lever, je continue de chouiner quelques secondes, pour la forme, car elle arrive. La voilà qui pousse la porte d’un grand geste et s’approche, les yeux gonflés, les cheveux en pétard, le peignoir à peine noué. Je cesse sur-le-champ de gémir et lui présente gracieusement mes deux dents. « Je me lèverais toute ma vie aux aurores, m’a-t-elle dit un jour, si tu m’accueillais toujours avec ce si beau sourire », alors je m’applique.
Elle se penche et m’attrape avec une infinie délicatesse. Doucement, elle me serre contre elle et je plonge dans la chaude odeur de sa nuit. Nous ne faisons qu’une à nouveau, mon visage dans son cou, ses lèvres sur ma peau. Je l’entends murmurer son amour, je ferme les yeux un instant, bref, puis romps notre béatitude en gigotant. J’ai faim et les effluves de sa chair ne me comblent pas. Elle me cale alors sur sa hanche et nous allons ensemble dans la cuisine.
Elle a préparé la veille le dosage de lait en poudre et d’eau minérale qu’il va lui suffire de mélanger puis de réchauffer. Je m’agite, je halète bruyamment, remuant bras et jambes tel un pantin devenu fou. Ça la fait rire, elle dit « ça vient, ça vient… », s’allonge à demi sur le canapé, tire le plaid sur ses jambes découvertes, et puis ça vient, le liquide tiède dans ma bouche, dans ma gorge, qui déborde, elle a mal réglé la tétine et me l’arrache sans prévenir pour diminuer le débit. Je suis sur le point de hurler, le pis en plastique me rebouche le clapet. Je tête avec ardeur, cela produit une mélodie rythmée, monocorde et ronde qui la plonge dans la torpeur. Je la sens relâcher son étreinte, je vois sa tête s’incliner jusqu’à venir reposer sur le coussin jaune. Je m’étale entre ses bras, complètement relâchée, seules ma bouche et ma langue s’activent. Quand je suis rassasiée, je sombre à mon tour. »

Extrait
« C’est tout de même ahurissant quand on y pense. Cette enfant est née de nulle part, personne ne sait qui sont ses géniteurs, pas même Stéphanie! Cela dépasse l’entendement. J’étais déjà opposée à ce projet fou de maternité en solitaire. Elle n’avait pas d’enfant, elle n’avait pas d’enfant! Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même et reporter son énergie sur d’autres projets, en profiter pour voyager, je ne sais pas. Mais Stéphanie est têtue, elle tient ça de moi, et il a fallu que je me résigne à son choix de devenir mère par la grâce du progrès médical. C’est tellement compliqué d’expliquer cela, je n’y arrive pas à vrai dire. Mais j’ai trouvé une parade, je dis qu’elle est tombée enceinte à l’occasion d’une relation sans lendemain et que, étant donné son âge, elle a décidé de garder l’enfant. Cela m’épargne la honte de devoir entrer dans les détails sordides de sa grossesse. » p. 105

À propos de l’auteur
FROIDEVAUX-METTERIE_Camille_DRCamille Froidevaux-Metterie © Photo DR

Camille Froidevaux-Metterie, philosophe et professeure de science politique à l’université de Reims Champagne-Ardenne, a publié de nombreux essais dans lesquels elle travaille à élaborer une théorie féministe qui place le corps au centre de la réflexion. Dans le récent et très remarqué Un corps à soi (2021), l’écriture à la première personne résonnait déjà avec les voix plurielles des femmes. Pleine et douce, son premier roman, est paru le 5 janvier 2023. (Source: Sabine Wespieser éditeur)

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Focus Littérature

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Le goût du vertige

CHAUMET_le_gout_du_vertige  RL_ete_2022

En deux mots
Déambulant dans les rues de Madrid, le narrateur croise Isolde, une ancienne relation perdue de vue depuis bien des années. Leurs retrouvailles sont aussi pour lui l’occasion de remonter le cours de l’histoire, de leur histoire mais aussi celle d’Isa qu’il a aimée presque simultanément et qui a été emportée par la maladie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Éros et Thanatos en concert

Un homme entre deux femmes, un concert entre l’amour et le mort. Stéphane Chaumet nous livre avec Le goût du vertige un roman âpre et fort, cru et passionné. Un hymne à la vie.

Isa est morte à 22 ans, laissant derrière elle un narrateur désemparé. Près de vingt ans après ce drame, elle occupe toujours ses pensées. Il lui arrive même de rêver qu’elle est encore vivante, qu’ils font toujours l’amour avec passion. En déambulant dans les rues de Madrid, il croise par hasard Isolde, qu’il a connue à peu près à la même époque qu’Isa. Ils vont prendre un verre ensemble et très vite elle lui demande des nouvelles de cette amoureuse qui, dans son souvenir, continuait à l’attendre. Alors, il a bien fallu lui avouer qu’elle était morte, rongée par une maladie aussi rare que foudroyante. Un aveu qui va s’accompagner d’une plongée dans les souvenirs.
Leur rencontre autour de la musique, son extrême sensualité, cette passion dévorante et cette envie de communier dans un amour sans fin, malgré ou peut-être à cause de la maladie. Jusqu’à ce jour où il a pris la fuite, où il a quitté la Touraine pour Bruxelles, où il a assisté à une série de concerts, où il a croisé le regard d’Isolde. Quand ils ont fait l’amour pour la première fois, à Amsterdam, il était loin d’Isa, mais n’avait pu s’empêcher d’en parler à son amante. De dire tout à la fois son plaisir et son désarroi.
Entre l’amante qui se meurt et celle qui croque la vie, il est déchiré. S’il se lance corps et bien dans une nouvelle relation dévorante, c’est qu’il a envie de sexe fort, violent, libre. Sans doute aussi pour poursuivre dans d’autres bras une relation devenue épistolaire.
Les lettres d’Isa qui sont intégrées au fil des chapitres disent la force du désir et l’envie de poursuivre une relation, mais aussi la peur et le désarroi face à la mort qui rôde. Elles ravissent le narrateur autant qu’elles le mettent au supplice. Entre deux femmes, il va se retrouver totalement déstabilisé, en proie au vertige des sens.
Stéphane Chaumet a choisi la cruauté et les mots crus, la violence et le drame pour mettre en scène cette nouvelle rencontre entre éros et thanatos, entre la pulsion de vie et la mort. Baigné d’une lumière crépusculaire, ce roman parviendra à quitter les ombres pour gagner la lumière, même s’il n’est pas facile d’apprivoiser la douleur, de donner au temps le temps de cicatriser les maux.

Le goût du vertige
Stéphane Chaumet
Éditions des Lacs
Roman
168 p., 17,90 €
EAN 9782491404239
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, à Madrid. On y évoque aussi Tours, Bruxelles, Amsterdam, Anvers et Vienne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière une vingtaine d’années plus tôt.

Ce qu’en dit l’éditeur
Peut-être que mourir ce n’est pas grand-chose, ce qu’il y a d’inadmissible, c’est la mort de ceux qu’on aime.
Une vingtaine d’années après la disparition de son amie, morte à 22 ans d’une maladie rare, le narrateur retrouve par hasard une autre femme qu’il a connue à cette époque, une violoniste avec laquelle il a vécu une étrange et brutale passion. Resurgissent ces deux histoires séparées mais intimement liées dans sa mémoire, où se mêlent la violence du désir et celle du deuil.
À défaut de pouvoir vivre à pleins poumons, je t’embrasse jusqu’au souffle coupé.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’info tout court (Mélina Hoffmann)
Blog Kanou Book

Les premières pages du livre
« Je ne suis jamais retourné sur ta tombe et aujourd’hui tu aurais 40 ans. Quelle femme serais-tu ? Qu’aurais-tu fait de ton visage, de ta vie ? Aurais-tu réussi à être la comédienne que tu rêvais de devenir ? Aurais-tu des enfants ? Est-ce qu’un jour nous nous serions retrouvés, par hasard ou non, puis retrouvés nus, dans un lit, le tien ou le mien, ou celui d’un hôtel, à nouveau happés par le désir ? J’aurais passé mon doigt le long de ta cicatrice que les années auraient atténuée mais toujours là, du nombril au bas de la gorge, en silence, tu aurais suivi des yeux mon geste puis nos regards se seraient croisés et nous aurions su qu’à cet instant nous pensions à la même chose, basculés dix-huit ans en arrière, dans ta chambre, et par pudeur de cette complicité on se serait tus. Ou aurions-nous simplement bavardé, plus ou moins émus, nous racontant à gros traits nos vies, nos échecs, avec dérision, sans nous lamenter, retrouvant cet humour entre nous dès que nous étions autre part que dans ta chambre. Tu avais 22 ans quand tu es morte, et j’ai quelques fois eu, dans les mois qui ont suivi ta disparition, de terribles envies de toi. Des envies, bizarrement, beaucoup plus violentes que lorsque tu étais en vie et qu’on se rejoignait. Une nuit, je m’étais masturbé en pleurant, je nous voyais faire l’amour et en même temps je savais que plus jamais nous le ferions, que c’était fini, que ton corps était fini. Mais ta mort n’a pas aboli mon désir. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que j’avais des larmes, pris par une érection si dure qu’elle en était presque douloureuse, me branlant comme on arracherait quelque chose d’enterré au plus profond. On dit que la masturbation est solitaire, mais de quoi et de qui notre tête est-elle peuplée quand nous la pratiquons ? Je ne sais pas à qui ni à quoi tu pensais en te caressant, seule dans ta chambre ou la salle de bain, lors de ces trop longues journées où la maladie t’enfermait. Pour ma part je ne pensais pas à toi, d’autres filles que je connaissais, avec lesquelles une aventure semblait possible mais qui pour une raison ou une autre n’avait pas pu se produire, occupaient alors mon plaisir. C’est la seule fois où je me suis masturbé en pensant à toi, à t’ouvrir les cuisses, à sentir tes mains sur ma nuque tandis que ma langue se faisait fébrile, à m’enfoncer en toi contemplant ton visage renversé et lumineux. Avoir envie de faire l’amour avec une morte – pas un cadavre –, avec une fille qu’on désire mais qui est morte, une fille dont on a connu le corps chaud et qu’on ne prendra plus jamais dans ses bras, dont on ne sentira plus ni l’odeur ni le grain de la peau, un corps qu’on n’ouvrira et ne pénètrera plus, a longtemps été, quand ce désir m’a envahi, une douleur.

Le pire a pourtant été un rêve, quelques mois après ta mort. Je rentre chez moi, même si ça ne ressemble à aucun endroit où j’ai vécu, et tu es là, ta présence d’abord me stupéfie, je n’arrive pas à croire qu’il s’agisse vraiment de toi, je dois être en train de rêver me dis-je, et devinant mon trouble tu me dis c’est moi, si, c’est Isa, je suis venue te voir, je ne suis pas morte, regarde ma cicatrice, et tu ouvres lentement ton chemisier, sans honte, en me souriant. Je te regarde convaincu dans le rêve que ce n’est pas un rêve, que je ne dors pas, c’est inouï, j’ai du mal à comprendre mais l’évidence est là, je peux te toucher, te sentir, tu es bien vivante, de retour. À voix basse tu me dis je suis revenue à cause de ta carte postale, tu me la montres mais je vois à la photo que ce n’est pas celle que je t’ai envoyée, on se retrouve allongés sur le sol, tout est en ciment brut mais une immense vitre offre les lumières d’une ville comme flottant sur la mer, nous avons nos habits, nos corps se rapprochent imperceptiblement, toujours plus près, cherchent une tendresse, à se blottir, tes lèvres sont si proches que je sens ton souffle sur mon visage, et on reste comme ça. Quand je me suis réveillé, encore dans un demi-sommeil, avec la certitude et la sensation prégnantes en moi que tu n’étais pas morte, que j’allais te revoir, entendre ta voix, je me suis senti consolé, traversé par une joie souterraine. Il fallait tout de suite que je t’appelle, et me disant cela, comme si l’impatience de t’avoir au téléphone m’avait brusquement réveillé, la réalité m’est revenue de plein fouet, un vrai coup cinglant, et ç’a été une telle douleur, une telle rage surtout, une rage contre les odieux pièges du rêve. Les jours suivants je me suis couché avec la crainte de revivre un rêve aussi cruel, retrouvant une longue période d’insomnie, désirant un sommeil noir, un sommeil de pierre, un sommeil de pomme.

Dans ce rêve, je ne voyais pas cette cicatrice que tu aurais dû avoir après l’opération si elle avait réussi, mais je pense seulement aujourd’hui que même morte ils ont dû te recoudre de haut en bas et que ton cadavre aussi portait cette cicatrice. T’ont-ils recousue avec minutie ou bien grossièrement, comme sur la photo de cette jeune Mexicaine nue sur une table d’autopsie, qui me revient à l’esprit soudain avec ce genre de question tordue, et je me demande pourquoi. J’ai la vision de ton corps mort, ta mort jeune, la beauté sereine de ton visage mort, tes paupières closes. Les chirurgiens t’ont recousue, on a drainé ton sang, on lui a injecté un liquide embaumeur, on t’a nettoyée, habillée, peignée, maquillée, et ton visage est serein, figé, beau d’une beauté inhabituelle et qu’on a du mal à reconnaître.

La mort m’a regardé fixement dans les yeux, a observé mon corps nu, ensanglanté, couvert de poussière d’or, et pendant qu’elle s’apprêtait à tendre ses bras vers moi, quand j’ai senti son haleine glacée, j’ai lancé ce hurlement qui ne pouvait pas sortir de la gorge d’une moribonde, un hurlement de rage, un hurlement d’amour pour la vie que je ne voulais pas abandonner à 18 ans, j’ai hurlé mon viva la vida, et la grande chienne, abasourdie, est restée stupéfaite au moins autant que les vivants qui se pressaient autour de moi. Quand j’ai découvert ce texte de Frida Kahlo, je me suis dit à haute voix sans réfléchir, Isa, pourquoi tu n’as pas poussé ton viva la vida ? Mais anesthésié, qui peut crier au visage de la mort ? Des années plus tard on m’a fait une anesthésie générale. Au réveil, après une phase de vague délire d’où émergeait peu à peu la conscience, je ne me souvenais de rien, j’étais ressorti d’un trou absolument noir, sans aucune sensation, aucune image, aucune conscience de ce temps mort. Noir et inexistence. J’aurais pu ne pas me réveiller, je n’en aurais eu aucune conscience, jamais, aucune sensation. Et j’ai pensé à ta mort, avec l’illusion de comprendre comment tu étais « partie ».

Que serait devenue Isa, je me le suis demandé en regardant Isolde au restaurant, après l’avoir, elle, rencontrée par hasard, et quand elle m’a posé la seule question à laquelle je ne m’attendais absolument pas.
– Et ta copine qui était malade, qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Comment pouvait-elle se souvenir d’Isa ? J’avais à peine parlé d’elle à Isolde, à regret, et il a fallu qu’elle devine ou soupçonne bien des choses à ce moment-là pour ne pas avoir oublié Isa et me poser cette question, alors qu’on se revoyait pour la première fois depuis dix-huit ans. J’ai simplement répondu qu’elle était morte, juste après… Je n’ai pas terminé ma phrase.
– Juste après quoi ? a insisté Isolde. Et comme je ne disais rien sans la quitter des yeux, j’ai encore pu constater sa redoutable intuition. Ta fuite ?

J’ai continué à me taire, buvant mon verre de vin et regardant Isolde. Ses yeux, sa bouche, ses fines rides autour, la beauté de cette femme de 45 ans qui me troublait encore. Isolde m’a souri et je n’ai pu m’empêcher de sourire à mon tour. Je crois qu’elle aussi avait envie de m’embrasser, mais nous savions qu’aucun des deux n’allait se pencher au-dessus de la table, que ce n’était pas encore le moment ni le lieu, et qu’on pouvait tout aussi bien ne pas s’embrasser. Ne voulant plus penser à cette tentation, je me suis remis à parler.

Depuis des années je ne pensais plus à Isolde, sauf furtivement, de façon involontaire, m’appliquant toujours à ne pas m’attarder sur les images ou sensations qui remontaient. On n’oublie pas, on s’efforce juste de ne pas remuer le souvenir. Après « ma fuite » j’ai durement et longtemps bataillé avec moi-même pour ne plus être hanté par sa présence, pour ne pas céder au désir qui me tenaillait de la revoir, de jouir avec elle. Si j’avais redouté au début – et désiré dans l’ombre de cette peur – de la croiser par hasard, avec le temps je n’envisageais même plus cette possibilité, encore moins dix-huit ans plus tard à Madrid, où je vivais depuis quelques semaines. Isolde faisait partie de mon passé, point, et ce passé avait fini de me tourmenter. Des choses fortes et déterminantes pour moi, vécues ces dix dernières années, ont enfoui mon histoire avec Isolde. La présence d’Isa dans ma mémoire a été plus constante, à cause de sa mort. Par son absence définitive, sa présence a pris une place et un sens tout autre.

Mais en revoyant Isolde dans la rue, je me suis rendu compte que ce n’était qu’une illusion, que cela ne voulait rien dire, j’ai dans la seconde senti une palpitation, quelque chose où se mêlaient l’inquiétude et le plaisir, un déferlement de souvenirs moins sous forme d’images que de sensations confuses que je n’ai pas eu le temps d’esquiver. Je marchais sans itinéraire ni but précis, pour le plaisir de marcher en ville, et j’ai fait une chose qu’habituellement je ne fais jamais, je suis retourné sur mes pas pour prendre un autre chemin, sans raison particulière, sauf que je n’avais soudain pas envie d’être dans cette rue-là, et deux minutes après, arrivant sur la Plaza del Ángel, j’ai vu une femme, presque de dos déjà, descendre la calle Huertas, et j’ai aussitôt pensé à elle, que c’était Isolde, impossible de confondre sa silhouette, sa démarche, les traits de son visage même aperçus en raccourci. Est-ce que j’allais l’aborder ou la laisser filer ? J’ai marché derrière elle, pour être sûr, pour me laisser un temps de réaction, mais c’est Isolde qui a résolu mon indécision en se retournant, comme si elle avait perçu l’insistance d’un regard dans son dos, qu’on la suivait.

Nous sommes restés plantés là, n’arrivant pas à y croire, à nous regarder en silence avant qu’un sourire nous vienne aux lèvres, et Isolde m’a dit bonjour, en français, et j’ai répondu la même chose, on ne s’est pas touchés, pas fait la bise. Sans nous concerter, on s’est remis en marche côte à côte, tout en parlant, avec presque trop de naturel, presque enthousiastes de ce hasard dans notre surprise où le plaisir se mêlait au trouble. Aucun de nous deux n’a proposé de prendre un verre, on a beaucoup marché en faisant une sorte de boucle, puis on a quand même fini par aller dîner quand Isolde s’est soudain exclamée, reconnaissant une manière et un ton impulsifs bien à elle, « J’ai faim ! » Je l’ai emmenée dans un restaurant galicien très connu à Madrid, mais il était encore tôt pour les Madrilènes et il n’y avait pas grand monde.

Ça m’a fait bizarre de marcher avec elle dans les rues de Madrid, quelques minutes avant Isolde était encore effacée de ma vie, et je me retrouvais à côté de cette femme que j’avais connue dix-huit ans plus tôt, frôlant son corps toujours svelte, magnifique dans sa petite robe d’été, ayant à peine besoin de me pencher pour sentir l’odeur de ses cheveux, m’efforçant de ne pas trop regarder ses jambes à cause de leur capacité à me troubler, et je repensais à nos marches nocturnes dans Bruxelles ou Amsterdam, à cette première nuit après son concert. Isolde m’avait proposé une invitation, je l’avais connue quelques jours avant, nous n’avions échangé que quelques mots, et j’étais venu de Bruxelles pour l’écouter.

Quand on se retrouve à la sortie de la salle à Amsterdam – je me suis imaginé qu’on irait boire un verre avec les deux autres musiciens du trio, mais ils se sont séparés sur le trottoir, ce qui m’a soulagé –, j’aime qu’Isolde ne me demande pas si le concert m’a plu. Ce qui m’a fasciné c’est la voir jouer, debout, la voir faire corps avec son instrument, tanguer mélodieusement avec lui, la musique à la fois sortir d’elle et la pénétrer, la tension de ses muscles, son visage terriblement concentré, enfoui dans la musique et la musique rejaillissant sur elle… Mais je ne lui dis rien, peut-être plus tard, je n’aime pas trop parler d’un spectacle dès que je viens d’en sortir, c’est pour ça que j’aime aller seul au cinéma ou au théâtre. Ce qu’elle me demande c’est si j’ai faim et si je connais Amsterdam. Non, je découvre, je lui raconte rapidement comment j’ai passé l’après-midi, et je n’ai mangé qu’un sandwich.
– C’est une ville à déambuler, dit-elle.

J’aime vraiment son accent. Et sa bouche. Puisqu’on est tout près, elle voudrait déposer son violon chez elle. C’est un violon qu’elle a acheté à Paris, elle n’aime pas tellement traîner avec, il vaut une fortune. Je l’attends en bas de l’escalier, puis on va manger dans un restaurant du Jordaan, le quartier où elle habite. La bouteille de vin blanc est finie. Isolde me regarde.
– Je n’ai pas envie de rentrer, qu’est-ce qu’on fait ?

À cette heure-là je ne sais pas s’il y a encore un train pour Bruxelles, et je m’en fous, je n’ai pas envie de rentrer moi non plus. Je suis venu les mains dans les poches, je trouverai bien un hôtel zéro étoile quelque part…
– J’ai tout le temps de déambuler la ville.

Nous marchons dans la nuit, les rues sont plus ou moins animées, plus ou moins lumineuses, on traverse une passerelle, vers une petite place, je me trouve un peu en retrait d’Isolde, ses jambes gainées de noir tendent le tissu de la robe bien au-dessus des genoux. Ses jambes me sourient, et mes muscles en tremblent. Un peu plus loin Isolde s’arrête, tournée vers l’eau, je m’appuie sur le bord d’un parapet, dos au canal. Elle vient se mettre face à moi, presque entre mes genoux. On se regarde, immobiles. J’ai un peu peur, de quoi je ne sais pas trop, mais j’ose, c’est plus fort que moi je le fais, je pose mes mains sur ses hanches, et lorsque je sens Isolde frémir avec un souffle, une exhalation qui est presque un cri et presque un rire, c’est une décharge dans le sang, une intuition me traverse, je l’oublie aussitôt, et les mouvements se précipitent, mes bras entourent ses reins et la tirent, sans se dégager Isolde résiste, le dos s’arque, la tête et les bras tendus en arrière. Si je la lâche, elle tombe. Mais je serre plus fort, mes lèvres cherchent sa gorge, mon corps son corps, mes dents glissent le long du cou, et le même frisson nous parcourt, sa tête chute au creux de mon épaule, je ne respire plus que sa chevelure. Dès qu’elle m’offre son visage, ma bouche le couvre, avec l’impression de l’attirer vers un gouffre, mais sa bouche happe la mienne, ses lèvres sur mes lèvres ont le goût du vertige, et quand nos yeux s’atteignent, je ne sais plus lequel d’elle ou moi emporte l’autre. Mais c’est elle. Isolde me tire par la main, m’entraîne en courant, nos corps tournent l’un autour de l’autre, se frôlent, se touchent, se séparent. Si je lui prends le bras, elle le durcit, si j’entoure sa taille, elle se cabre, m’empêche de la saisir, fuit en courant, très vite, les talons claquant mais juste quelques mètres. Vers elle doucement j’avance, elle se retourne et marche à reculons, me rend mon sourire, légèrement courbée vers moi, et d’un coup je m’élance et l’attrape, elle me lance à nouveau ce souffle qui condense rire et cri, ou le lance au ciel noir, elle gigote mais je serre davantage, l’embrasse dans le cou, partout où mes lèvres arrivent à se poser, on s’arrête au milieu du trottoir, mes bras autour de sa taille, ses mains sur ma nuque fouillant dans mes cheveux, nos bouches se dévorent, baisers de faim, de manque. Puis elle repart vite, longues enjambées, longues jambes, me laissant sur place, elle tourne la tête, les yeux joueurs et brillants, comme pour vérifier si je la suis bien, ne sait-elle pas déjà que je suis prêt à la suivre partout ? Une fois à sa hauteur, on se prend la main, elle pose quelques secondes sa tête sur mon épaule, regards, sourires, silence. Je cherche à nouveau sa bouche, elle me la refuse, alors je mords son oreille. Isolde écarquille les yeux, exagère sa plainte, « Sauvage ! » me dit-elle. Je lui montre les dents. C’est elle qui est sauvage. « Moi ? » Et tandis qu’elle feint l’étonnement je confirme de la tête. C’est indéniable, Isolde dégage quelque chose de sauvage, son corps, son attitude, ses regards, de sauvage et de souple. »

Extrait
« « Ne pas rater sa mort. » C’est quoi ne pas rater sa mort ?
Ma réponse: S’il n’y a rien après la mort, on ne peut pas faire l’expérience de la mort, de ce rien, puisqu’une fois mort on ne sait rien, on ne sent plus rien. On ne peut faire que l’expérience de mourir. C’est cette expérience que je ne voudrais pas “rater”, c’est-à-dire en avoir conscience. Mourir dans le sommeil, si je ne le sens pas, ne pas se réveiller, mourir comme on dit de « sa belle mort », voilà ce qui pour moi serait “rater sa mort”.
La sienne: Et si tu sentais l’ombre de la mort planer au-dessus de toi, pire, si tu sentais l’ombre de la mort s’étendre en toi, est-ce que tu penserais à la mort de la même façon?
Et la mienne: Je ne sais pas. Sans doute que non. Et encore moins si elle venait, à contretemps et scandaleusement, usurper sa place. Et je joignais un fragment du poème de Rilke où il souhaite à chacun « sa propre mort ».
Isa m’avait répondu avec un poème de Desnos (Comme une main à l’instant de la mort et du naufrage se dresse), accompagné d’un dessin naïf et drôle où elle se caricaturait en dansant avec un squelette et moi faisant la lecture au chevet d’un lit vide, un chat assis sur la table de nuit comme à la place d’une lampe nous observait avec ironie.
Le poème de Desnos se termine par ces vers :
Tu pleureras sur mon tombeau,
Ou moi sur le tien.
Il ne sera pas trop tard.
Je mentirai. Je dirai que tu fus ma maîtresse.
Et puis vraiment c’est tellement inutile,
Toi et moi, nous mourrons bientôt. »

À propos de l’auteur
CHAUMET_stephane_©DNA_DRStéphane Chaumet © Photo Mara – DR

Stéphane Chaumet est né à Dunkerque en 1971. Écrivain, poète et traducteur, il a passé de longs séjours dans différents pays d’Europe, d’Amérique latine, au Moyen-Orient, en Asie et aux États-Unis avant de s’installer à Bogotá (Colombie). À une œuvre déjà riche, il ajoute Le goût du vertige en 2022. (Source: Éditions des Lacs)

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Nous irons mieux demain

ROSNAY_nous-irons-mieux-demain  RL_ete_2022

En deux mots
Candice va faire la connaissance de Dominique en lui portant secours après un accident de la route. À partir de ce moment les deux femmes vont se voir régulièrement. Dominique raconte sa passion pour Zola, Candice lui présente son fils, mais leurs secrets de famille respectifs restent encore bien enfouis.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Au bonheur des deux dames

Tatiana de Rosnay nous revient avec un roman bien plus intime qu’il n’y paraît. Sous couvert d’un hommage à Émile Zola, elle raconte la rencontre de deux femmes qui cachent de lourds secrets.

Candice Louradour a 28 ans, ingénieure du son, travaille dans un studio d’enregistrement de podcasts et livres audio. Après sa séparation avec Julien, elle a trouvé un nouvel équilibre avec Arthur. C’est sur le chemin de l’école où elle se rend pour récupérer son fils Timothée que survient l’accident. À un feu rouge une femme est violemment heurtée par une voiture. En attendant les secours, Candice la réconforte un peu. Et quand elle prend la direction de l’hôpital Cochin, Candice la suit. Si elle ne connaît pas Dominique Marquisan, elle ressent le besoin de l’aider, d’autant qu’elle a dû être amputée et n’a plus de famille.
La quinquagénaire va lui confier les clés de son appartement et le secret qu’elle a découvert en emménageant: un petit mot coincé derrière le marbre de la cheminée: «Chère femme adorée, je t’écris à la hâte. Hélas, je ne pourrai pas venir demain mardi. Je suis retenu cher moi. Je viendrai dès que possible, et en attendant, je t’envoie mon cœur qui est tout à toi. Il ne se passe pas une heure sans que je pense à toi. Je te serre de toutes mes forces dans mes bras. Mille et mille baisers sur tes beaux yeux, tes beaux cheveux, sur ta longue tresse parfumée. »
Cette déclaration signée Émile Zola était adressée à la locataire de cet appartement, sa maîtresse Jeanne Rozerot. Dominique va alors avouer à Candice combien l’auteur des Rougon Macquart faisait désormais partie de sa vie et combien son appartement lui manquait.
Fascinée par ce récit, Candice viendra dès lors régulièrement revoir la convalescente et livrer à son tour quelques confidences, mais n’ira toutefois pas jusqu’à avouer le mal qui la ronge, la boulimie. Elle se jette sur tous les aliments qu’elle peut trouver. Puis «chaque nuit, en silence, elle se plie à l’effroyable tête-à-tête avec la cuvette des toilettes; elle se soumet à genoux à cet indispensable acte de purge qui vidange son estomac d’un jet acide. Elle se couche avec ce goût détestable dans la bouche en dépit du brossage et du rinçage, et la sensation d’un ventre douloureux aux parois irritées; son corps lui semble encore trop gros, trop gras, débordant de son pyjama et ne lui inspire que répugnance.»
Un secret très bien gardé mais qui, au fur et à mesure de l’intensification de leur relation, va être plus difficile à cacher. Car Dominique a été licenciée et littéralement jetée à la rue et viendra habiter chez Candice le temps de se retourner. Une présence qui, au fil du temps, va toutefois devenir par trop envahissante. Car, comme le souligne Gaëlle Nohant, qui a pu lire le roman au fur et à mesure de son écriture, «Tatiana de Rosnay sait comme personne cultiver l’ambiguïté, l’ambivalence, explorer les secrets et les non-dits d’une relation troublante, qui va prendre de plus en plus d’importance dans la vie de Candice.»
Sous l’égide de Zola, à qui la romancière rend un hommage appuyé, l’histoire du grand écrivain vient entrer en résonnance avec celui de Candice. C’est l’image de la maîtresse de Zola qui va surgir quand la sœur de Candice découvre que leur père disparu ne menait pas une vie aussi rangée que ce qu’il laissait paraître. Et la faire douter de la justesse de ses sentiments.
Il est alors temps de regarder lucidement sa vie et ses relations. Une remise en cause aussi violente que salutaire. Un roman-vérité aussi, car la romancière mêle fort habilement son expérience personnelle à la fiction. Elle a par exemple elle-même prêté sa voix pour dire son amour pour Daphné du Maurier, Virginia Woolf et Émile Zola le temps de trois podcasts enregistrés dans les maisons des auteurs et a ainsi pu à la fois découvrir l’univers des enregistrements et les lieux où vivaient et travaillaient les auteurs. Autre souvenir, plus douloureux, qu’elle a confié à Amélie Cordonnier pour le passionnant podcast de Femme Actuelle intitulé Secrets d’écriture : «J’ai souffert de boulimie de mes quinze à quarante ans. Elle a dévasté 25 ans de ma vie. Trouver les mots pour décrire ces scènes de crise n’a pas été facile même si cela fait deux décennies que je suis guérie. J’ai dû retrouver la noirceur d’une époque pour ensuite aller vers la lumière.»

Nous irons mieux demain
Tatiana de Rosnay
Éditions Robert Laffont
Roman
352 p., 21,90 €
EAN 9782221264225
Paru le 15/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand l’amitié devient emprise.
Mère célibataire de vingt-huit ans, ébranlée par le décès récent de son père, Candice Louradour mène une vie sans saveur. Un soir d’hiver pluvieux, à Paris, elle est témoin d’un accident de la circulation. Une femme est renversée et grièvement blessée.
Bouleversée, Candice lui porte assistance, puis se rend à son chevet à l’hôpital. Petit à petit, la jeune ingénieure du son et la convalescente se lient d’amitié.
Jusqu’au jour où Dominique demande à Candice de pénétrer dans son appartement pour y récupérer quelques affaires.
Dès lors, tout va basculer…
Pourquoi Candice a-t-elle envie de fouiller l’intimité d’une existence dont elle ne sait finalement rien? Et qui est cette Dominique Marquisan, la cinquantaine élégante, si solitaire et énigmatique?
Nous irons mieux demain retrace le chemin d’une femme fragile vers l’acceptation de soi, vers sa liberté. Il fait aussi écho aux derniers mots d’Émile Zola, le passager clandestin de cette histoire.

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Interview décalée avec Tatiana de Rosnay à Rennes le mardi 13 septembre 2022 © Production Ouest-France

Les premières pages du livre
« Candice était en retard pour aller chercher son fils à l’école maternelle, rue de l’Espérance. La grève battait son plein depuis plusieurs semaines et l’exaspération régnait, toute-puissante. Sur les trottoirs, rendus glissants par la bruine, les piétons évitaient au mieux vélos et trottinettes ; il fallait jouer des coudes pour passer d’un bord à l’autre. Embouteillages et klaxons, aucun transport en commun : à bout de nerfs, les gens s’invectivaient, les insultes fusaient, tout le monde s’exaspérait ; Candice aussi. Cela faisait plus d’une heure qu’elle marchait depuis République. Heureusement, le chemin du retour avec Timothée serait court ; elle n’habitait qu’à quelques minutes de l’école, rue des Cinq-Diamants.
Depuis la Seine, elle cheminait le long du boulevard de l’Hôpital qui débouchait sur la place d’Italie. Encore une dizaine de minutes et elle serait arrivée. Devant le feu du carrefour, une foule compacte s’était formée, en attendant qu’il passe au rouge. Soudain une voiture fit une embardée, et heurta la personne qui se trouvait juste devant Candice. Elle entendit un hurlement ; une voix de femme, puis une frêle silhouette s’envola comme un vêtement emporté par le vent. Le crissement des freins, le fracas de la chute, les cris d’horreur. Il faisait sombre, on voyait mal, mais des badauds s’étaient aussitôt mis à filmer avec leurs portables, plantés là, au lieu de venir en aide.
Candice s’approcha du corps à terre, distingua des cheveux blonds épars, du sang, un visage pointu et blanc. Quelqu’un cria : « Elle est morte ! » Le conducteur de la voiture sanglotait en marmonnant qu’il n’avait rien vu ; la foule se pressait autour de cette inconnue étendue de tout son long, mais personne ne la réconfortait. Candice s’agenouilla sur la chaussée mouillée.
— Vous m’entendez, madame ?
La victime devait avoir la cinquantaine ou plus, des yeux immenses et noirs.
— Oui, lui dit-elle, d’une voix claire. Je vous entends.
Elle portait un manteau noir à la coupe élégante, un foulard en soie de couleur jaune.
— Il faut appeler le SAMU ! lança une femme au-dessus d’elles. Regardez l’état de sa jambe.
— Alors, appelez, bordel ! s’époumona un homme.
La foule autour s’était remise à bouger en un étrange ballet désordonné, et toujours ces gens qui filmaient. Candice les suppliait d’arrêter ; et s’il s’agissait de leur mère, de leur sœur ?
— Les secours vont arriver, ne vous inquiétez pas. Ça va aller.
Elle essayait de l’apaiser avec des mots qu’elle aurait aimé entendre si elle avait été à sa place.
— Merci… Merci beaucoup.
La victime s’exprimait lentement, comme si chaque parole était douloureuse ; sa peau semblait transparente, ses yeux ne quittaient pas ceux de Candice. Elle tentait de bouger ses mains, mais n’y parvenait pas.
— S’il vous plaît… Pouvez-vous vérifier…
Candice se pencha.
— Je vous écoute.
— Mes boucles d’oreilles… C’est mon père qui me les a offertes. J’y tiens beaucoup. J’ai l’impression que…
Candice discernait un clip à son oreille droite, une perle. Rien à l’autre. Le bijou avait dû se détacher.
— S’il vous plaît… Cherchez… Cherchez…
D’une main hésitante, Candice déplaça les cheveux blonds ; aucune boucle dessous, ni à côté.
— Faut pas toucher ! brailla une femme.
— Attention ! s’agaça un individu à sa droite. Faut attendre l’arrivée du SAMU !
Candice fit un effort pour rester calme.
— Je cherche sa boucle d’oreille ! Une perle. Regardez donc sous vos pieds.
Les curieux s’y mettaient, utilisaient les torches de leurs mobiles pour scruter le macadam. Quelqu’un cria : « Je l’ai ! » Révérencieusement, on lui tendit le minuscule bijou ; Candice le déposa dans la paume glacée.
— Pouvez-vous…, chuchota la dame, en esquissant un geste.
Candice fixa la perle à son lobe gauche. La victime ajouta, quelques instants plus tard, avec un filet de voix :
— Mon père n’est plus là. Il me les a offertes pour le dernier Noël passé avec lui.
Candice posa une main sur sa manche.
— Gardez vos forces, madame.
— Oui… Mais ça me fait du bien de vous parler.
La jeune femme ressentit de la pitié, un éclair vif qui la transperça. Elle lui sourit. Il lui semblait que les secours mettaient des siècles à venir. Le froid mordait de plus belle, la pluie ne cessait de tomber ; l’air paraissait lourd, humide, chargé de pollution. Quel endroit laid pour mourir, pensa- t-elle, crever là, sur ce carré de bitume suintant, face aux néons criards des immeubles modernes avec, dans les narines, cette odeur pestilentielle de métropole saturée par les bouchons. Mais ses pensées pourraient porter malheur à cette pauvre femme ; alors, Candice se concentra sur Timothée à la garderie, aux courses pour le dîner, à Arthur qui lui rendrait visite ce soir, aux prises de son éreintantes de la journée, rendues plus compliquées encore par les grèves et l’absence de certains de ses collaborateurs.
Candice jeta un coup d’œil vers les jambes de la victime, devina une blessure qui lui sembla si effroyable qu’elle détourna le regard.
— Ne vous inquiétez pas, ils seront là bientôt. Ils vont vous emmener à l’hôpital. On va s’occuper de vous, vous verrez. On va vous soigner.
La jeune femme lui parlait avec sa voix de maman, celle dont elle se servait pour rassurer Timothée, trois ans. Cette inconnue devait avoir l’âge de sa propre mère, ou être plus âgée encore. Elle ne savait pas si elle l’entendait, si ses paroles lui faisaient du bien ; elle n’osait plus la toucher.
— Vous êtes si gentille… Merci…
Ses mots n’étaient plus que chuchotis à présent.
Autour d’elles montait le vacarme des voix, de la circulation ; au loin, une sirène.
— Vous entendez ? Ils arrivent !
Toujours ce visage blafard, immobile, humide sous l’averse. Il était peut-être trop tard. Candice avait envie de pleurer ; elle tenta de reprendre le dessus. Une étrangère ! Une femme dont elle ne connaissait même pas le nom ; et dont elle n’arrêtait pas de revoir le corps qui valdinguait, le bruit de la chute, les traits de morte, les fines mains recroquevillées.
La victime murmura :
— S’il vous plaît, votre nom ?
Un pompier pria Candice de se lever, de s’écarter ; tout le monde devait reculer.
La main de la femme attrapa sa manche avec une force étonnante ; ses yeux noirs, comme deux puits sans fond.
Candice répondit :
— Candice Louradour.
— C’est joli. Je vous remercie. Pour tout.
Ses lèvres étaient blanches. On poussa Candice, tandis que les médecins formaient une haie autour de la blessée ; brancard, soins, oxygène. Candice vit l’un d’eux froncer les sourcils en découvrant la blessure à la jambe. Une jeune urgentiste lâcha : « Ah putain, quand même ! »
Ils travaillaient en silence, méthodiquement ; leurs visages étaient graves, leurs gestes, précis. Des tubes, un masque, une couverture de survie ; on ne voyait plus rien d’elle. La police arriva, ils embarquèrent le conducteur en larmes. Un des pompiers réclama le sac à main de l’accidentée ; Candice inspecta la chaussée, en vain. Les badauds haussaient les épaules, personne ne savait où était son sac.
— Quelqu’un a dû le piquer, marmonna un jeune homme.
— Quelle honte ! s’exclama la femme à sa gauche.
Candice demanda à un des médecins où on l’emmenait. Cochin. Puis elle posa la question qui la tourmentait : allait-elle s’en sortir ? Pas de réponse. Cette femme sans nom partait aux urgences sans ses proches, sans quelqu’un pour veiller sur elle. Peut-être qu’elle ne s’en sortirait pas, justement.
Le crachin tombait toujours ; la foule s’était dispersée. Candice était seule sur le trottoir, avec le bruit strident des klaxons autour d’elle. Tout le monde avait repris sa course. On l’avait déjà oubliée, la dame, l’inconnue renversée ; elle deviendrait un sujet de conversation au dîner, un fait divers. Timothée attendait sa mère, Candice allait être très en retard. Pourtant, elle n’hésita pas : elle se mit en route, mais pas vers l’école ; elle saisit son mobile, appela Arthur et lui annonça qu’elle se rendait à l’hôpital Cochin. Il semblait interloqué.
— Une femme a été renversée, devant moi. Elle est blessée. Il faut que tu ailles chercher Timothée, s’il te plaît !
— Tu la connais, cette femme ?
— Non ! Elle est toute seule. Sa jambe… C’était horrible… Je vais y aller, être là pour elle, pour…
Arthur était agacé, elle le devinait. Mais Candice savait qu’elle pouvait compter sur lui. Il avait les clefs de l’appartement, même s’ils n’habitaient pas officiellement ensemble. Il dormait chez elle trois ou quatre nuits par semaine. Arthur travaillait dans une startup tout près de l’école de Timothée. Il acquiesça : ils se verraient plus tard, il ferait les courses aussi. Candice le remercia, puis se pressa.
L’hôpital était à vingt minutes à pied par l’avenue des Gobelins et le boulevard Arago. Elle marchait vite, capuche sur la tête. Le froid piquait ses joues ; ses pieds étaient humides. Elle aurait aimé se trouver dans son salon, au chaud, avec les garçons, mais elle se sentait comme chargée d’une mission. Elle ne resterait pas longtemps auprès de cette dame, juste pour prendre des nouvelles.
Aux urgences, l’ambiance était calme. Candice expliqua sa venue : non, elle ne connaissait pas le nom de la victime, une femme blonde, la cinquantaine, fauchée par une voiture, place d’Italie. On lui demanda de s’asseoir. Une femme somnolait dans un coin, une autre en face d’elle se tenait la tête entre les mains. L’heure tournait.
Attendre à l’hôpital ravivait le souvenir de la mort de son père. Cette odeur… Comme elle lui paraissait familière et insupportable ! Elle ranimait les derniers instants de son père ; il avait cinquante-sept ans, emporté par la Covid-19 en quelques semaines lors de la deuxième vague en octobre, l’année dernière. Elle n’avait pas remis les pieds dans un hôpital depuis son décès, et elle sentait tristesse et angoisse monter en elle.
Mais que fichait-elle là, au fond ? Pourquoi s’en faire pour une étrangère dont elle ne savait rien ? N’aurait-elle pas dû rentrer dès le départ de l’ambulance ?
Elle songeait à Arthur, à Timothée. Elle avait de la chance d’avoir un homme comme lui dans sa vie, après sa séparation ; elle avait rompu avec le père de Timothée, Julien, d’un commun accord, lorsque le petit avait à peine dix-huit mois. Arthur avait réussi à la rendre heureuse à nouveau.
Les minutes s’écoulaient. Elle planta ses écouteurs dans ses oreilles et lança de la musique sur Deezer, tout en bougeant ses jambes imperceptiblement. Arthur avait dû donner son bain au petit, lui préparer des pâtes ; il devait être en train de lui lire l’histoire du soir. Un homme au visage cireux s’installa sur une chaise. Toujours pas de nouvelles. Candice écouta en entier un album d’Angèle, une de ses chanteuses préférées. Au moment où elle hésitait à partir, un médecin en blouse verte apparut. Elle ôta prestement ses écouteurs. Était-elle là pour la personne renversée place d’Italie ? Elle opina.
— La patiente est dans un état stable, dit-il.
— Et sa jambe ?
Il grimaça.
— C’est compliqué.
Silence.
Candice lui demanda si la blessée allait rester longtemps à l’hôpital.
— Pour l’instant, on la garde. Vous êtes sa fille ?
— Du tout. J’ai été témoin de l’accident. J’étais à côté d’elle quand…
— Je vois.
— On a retrouvé son sac ? Ses papiers ?
— Non, rien. On ne connaît pas son nom.
— Elle ne se souvient pas ?
— Elle est sous sédatifs. On va la laisser comme ça pour la nuit.
Candice pensa à ses boucles d’oreilles, cadeaux de son père, à son foulard, à son manteau à la coupe seyante. Ce matin, quand cette femme avait choisi ses vêtements, elle ne s’était pas doutée de ce qui adviendrait le soir même ; il y avait des gens, quelque part, qui ignoraient qu’elle avait eu un accident, qu’elle ne rentrerait pas ce soir, ni celui d’après. Ils ne savaient rien, encore. Il y avait peut-être un mari, qui l’attendait pour le dîner, qui regardait sa montre, des enfants qui s’interrogeaient. Son portable qui sonnait dans le vide ; l’inquiétude des proches. Pourquoi cela la touchait-il autant ?
— Comment faire pour avoir de ses nouvelles ?
L’interne lui tendit une feuille de papier. Elle pouvait appeler à ce numéro, demain en fin de matinée, et demander l’état de la patiente de la chambre 309.
Candice rentra sous la pluie. Les rues s’étaient vidées ; il était tard. Lorsqu’elle arriva devant chez elle, elle se sentait épuisée. Les deux fenêtres du dernier étage étaient allumées, des phares apaisants qui la guidaient. Arthur l’attendait dans le salon ; le petit dormait depuis longtemps, il avait bien dîné. Le jeune homme l’enlaça, la réconforta, baisa ses cheveux humides. Elle tenta de lui décrire l’horreur de l’accident, mais ne trouvait pas les mots ; elle avait les larmes aux yeux.
— Tu es tellement sensible, Candice. Tu t’en fais trop pour les autres.
Il lui avait déjà fait ces remarques. Elle restait muette, blottie contre lui. Ses lèvres contre sa tempe, Arthur murmura que sa mère avait cherché à la joindre, sur la ligne fixe.
Candice n’avait même pas regardé son portable sur le chemin du retour. Elle n’avait pensé qu’à elle, cette inconnue. Seule, sans les siens.

Le lendemain matin, tôt, en allant à pied au studio Violette, faute de transports en commun, et sous la même pluie tenace, Candice téléphona à sa mère. Elle obtint son répondeur, laissa un message. Depuis la mort de leur père, sa sœur aînée, Clémence, s’occupait beaucoup d’elle. Elle vivait dans un appartement voisin, à Alésia, et lui rendait régulièrement visite, avec ses jeunes enfants. Leur mère, Faustine, ne faisait pas ses cinquante-cinq ans ; on la prenait souvent pour leur grande sœur.
En fin de matinée, Candice s’isola dans le coin cuisine, et appela l’hôpital Cochin. Une femme à la voix lasse répondit. La 309 ? Elle la pria d’attendre quelques instants. Puis elle dit :
— La patiente se repose. Tout va bien.
— Et sa jambe ?
— Ils vont opérer.
— Mais encore ?
— Je n’en sais pas plus. Vous pouvez parler au professeur Sindon si vous le souhaitez. Vous êtes la fille de la patiente ?
— Non. J’étais là, c’est tout. Lors de l’accident.
— Rappelez demain. On en saura davantage.
— Oui, merci. Je peux aussi laisser mon numéro ? Si jamais… Si jamais personne n’appelle pour elle.
Sa voix s’étranglait sur ses propres mots. L’infirmière nota son portable, sans faire de commentaire.
Toute la journée, elle effectua chaque tâche comme un automate. Pourtant, elle aimait son métier ; elle était ingénieure du son au studio Violette, une petite entreprise spécialisée dans l’enregistrement de podcasts et de livres audio. Candice effectuait les prises de son, puis veillait sur le montage et le mixage. Pour l’essentiel, des comédiens se rendaient en studio lire les textes des autres, mais de temps en temps, les auteurs prêtaient leur propre voix : les moments préférés de Candice. Certains écrivains semblaient plus doués que d’autres ; elle savait combien lire à voix haute était un exercice périlleux. Parfois, elle ne rentrait pas dans l’histoire, elle écoutait une voix, corrigeait un mot mal prononcé, avalé ou inaudible, mais, à d’autres moments, elle était emportée, voire bouleversée par un texte ; elle terminait ses séances en larmes. Ses collègues, Luc et Agathe, se moquaient d’elle, gentiment.
Le soir venu, Candice était en train de travailler avec une comédienne lorsque son portable, toujours sur silencieux au studio, afficha un SMS.
Bonjour, merci de rappeler l’hôpital Cochin à ce numéro.
Dr Roche
Service du prof. Sindon
Elle dut attendre la fin de la session pour pouvoir passer l’appel ; elle rongeait son frein. L’artiste avait dû la trouver particulièrement expéditive, elle qui d’habitude aimait discuter en fin d’enregistrement.
Une voix d’homme, cette fois. Elle lui dit :
— Bonsoir, Candice Louradour. J’ai reçu un SMS.
— Merci d’avoir rappelé. Aucun proche ne s’est encore manifesté pour la patiente.
— Elle a repris connaissance ?
— Oui, mais si je vous appelle, c’est que cela vous concerne.
— Ah bon ?
Candice s’était reculée pour échapper aux oreilles indiscrètes d’Agathe.
— La seule phrase qu’elle a prononcée, c’est celle-ci : « Je voudrais voir Candice Louradour. » C’est bien vous ?
Elle répondit oui, à voix basse.
— Vous êtes d’accord pour passer ce soir à Cochin ?
— Pour la voir ?
— Oui. Vous pouvez lui faire du bien. C’est important, car il n’y a personne pour la soutenir.
— Et sa jambe ?
— Justement, sa jambe…
— Quoi ?
Un effroi, tout à coup.
— Le professeur a dû amputer. Sous le genou. Elle portera une prothèse. On en fabrique de très perfectionnées.
Candice était horrifiée, incapable de parler.
— La blessure était grave. Mais elle remarchera. Elle remarchera avec sa prothèse.
Candice raccrocha, sans pouvoir prononcer un mot ; Agathe lui demanda si tout allait bien, remarqua qu’elle était blême. Candice bredouilla qu’elle avait reçu une mauvaise nouvelle. Et, sans savoir pourquoi, elle lâcha qu’une amie avait eu un accident.
Une amie.
Ce mot trottait dans sa tête alors qu’elle se rendait à Cochin à pied, le soir même. Une amie… Une étrangère, plutôt ! Pourquoi partait-elle au chevet d’une inconnue ? Cette éternelle envie d’aider. Toujours prête à rendre service, toujours prête à tendre la main. C’était plus fort qu’elle.
La capitale était à nouveau congestionnée, bloquée de partout par la grève. Pas de pluie ce soir, mais un énervement palpable, des injures, des cris ; un volume sonore poussé au maximum. Elle, dont le métier consistait à maîtriser le bruit, ne supportait plus ce qu’elle entendait. Arthur avait été maussade au téléphone lorsqu’elle lui avait annoncé qu’il devait encore aller chercher Timothée. Puis, elle avait mentionné la jambe amputée, et il s’était tu, ému.
Candice appela sa mère en chemin, écouta son bavardage, évoqua Timothée, que Faustine adorait et réclamait. Elle ne lui révéla pas ce qu’elle était en train de faire : se rendre au chevet d’une inconnue. En raccrochant, un SMS de sa sœur s’afficha.
Candi, il faut que je te parle. Important. Clem
Intriguée, elle tenta de la joindre ; elle ne laissa pas de message sur son répondeur, mais envoya un SMS, elle rappellerait plus tard.
Le service du professeur Sindon se trouvait au dernier étage du bâtiment D. Toujours ces couloirs lugubres, ces éclairages trop forts, ces relents de désinfectant qui faisaient ressurgir le décès de son père. Le docteur Roche l’attendait ; un homme d’une quarantaine d’années, au regard clair. Il lui indiqua qu’elle devait revêtir une blouse. La patiente était consciente, mais encore faible ; l’opération s’était bien passée.
Candice avoua qu’elle ne comprenait pas très bien ce qu’elle faisait là, au fond.
— Cette dame est toute seule, répondit-il. Et elle vous a réclamée.
Elle n’arrivait pas à croire que sa famille ne s’était pas manifestée. Le docteur précisa qu’il s’agissait sans doute d’une personne qui vivait seule. Elle lui demanda si elle savait qu’elle avait été amputée.
— Oui. Et elle s’est souvenue de son identité. Son sac a été rapporté par la police.
Candice le suivit dans un vestiaire où elle put enfiler la blouse et enfermer ses affaires dans un casier. Les réminiscences de la mort de son père la poursuivaient tandis que le docteur ouvrait la porte d’une chambre silencieuse, bardée de matériel médical. Elle vit une silhouette sur le lit, encore plus mince, encore plus fragile que dans son souvenir. Candice redoutait d’entrevoir la blessure, la jambe manquante, mais rien n’était visible. La patiente était recouverte de draps stériles. Seul son visage émergeait, toujours aussi pâle ; l’immensité des yeux noirs.
Elle s’approcha. Le regard de la blessée s’aimanta au sien, elle sourit, péniblement ; ses lèvres étaient craquelées, sa peau déshydratée, couverte de ridules. Ses cheveux étaient tirés en arrière, cendrés, moins blonds. Elle faisait plus âgée, soixante ans, voire plus ; tout en elle était d’une grande finesse, ses traits, son cou, ses mains. Elle avait dû être jolie.
— Candice Louradour.
Cette voix étonnamment grave pour une femme à l’ossature si frêle.
— Vous êtes venue. Merci.
Candice ne savait pas quoi répondre. Elle restait là, le docteur Roche à ses côtés. Il prenait des nouvelles de la patiente, qui assurait qu’elle se sentait mieux, sauf sa tête qui tournait et sa bouche asséchée. Le docteur sonna ; une infirmière entra dans la chambre et lui donna de l’eau.
Après avoir bu quelques gorgées, la dame se remit à parler.
— Je voulais vous remercier, mademoiselle. C’est si rare, l’entraide.
— Je vous en prie, madame.
— Je m’appelle Dominique. Dominique Marquisan.
Candice était gênée ; elle ignorait si elle devait lui dire « bonjour » ou « enchantée ».
Le docteur Roche les laissa seules. Dominique Marquisan ne parla pas ; pourtant, le silence n’était pas inconfortable. Candice osa, enfin :
— Comment vous sentez-vous ?
— Je suis fatiguée. Et puis, j’ai peur.
La jeune femme lui répondit qu’elle comprenait, qu’elle aussi, à sa place, elle aurait peur. Elle lui proposa de prévenir un membre de sa famille.
La dame baissa les yeux.
— Non, pas la peine.
Le docteur avait raison. Elle vivait seule.
— Des amis alors, peut-être ?
— Non. Merci.
Face à une telle solitude, Candice se trouvait impuissante ; la patiente ne s’en cachait pas, elle l’assumait.
— Mes parents ne sont plus de ce monde.
Candice faillit ajouter : un ex-mari ? Des enfants ? Mais elle se retint, puis enchaîna sur le type qui conduisait, celui qui l’avait renversée. La dame répondit qu’elle n’en savait pas grand-chose, on ne lui avait rien précisé ; il y aurait certainement un procès, des indemnités. Elle se doutait qu’elle allait devoir rester longtemps ici ; se remettre, et après, la rééducation. Candice eut peur qu’elle n’évoque sa jambe amputée, devoir en parler la paniquait ; elle craignait de s’exprimer avec maladresse, et luttait contre l’envie de lancer son regard vers le renflement du drap.
— Vous avez quel âge, mademoiselle ?
— Vingt-huit ans.
— Vous semblez encore plus jeune. Je vous aurais donné vingt-deux, vingt-trois.
— On me le dit souvent. Parfois, c’est énervant, quand on doit avoir un peu d’autorité.
— Je peux vous demander un service ?
— Bien sûr.
— Pouvez-vous me donner mon sac, s’il vous plaît ?
Il était posé sur la table près du lit médicalisé. Candice le lui tendit.
— Excusez-moi, je n’ai plus de forces. Merci de l’ouvrir.
C’était un sac de marque de taille moyenne, en cuir bleu marine. Candice l’ouvrit ; l’exhalaison d’une odeur poudrée, féminine. À l’intérieur, tout était bien rangé ; le contraire de son sac à elle. Elle aperçut des clefs, une brosse à cheveux, un portefeuille ; un poudrier, un rouge à lèvres, un petit carnet, un portable. Ce sac avait voltigé pendant l’accident ; il avait atterri ailleurs, il avait été égaré, puis retrouvé, et il n’avait pas une égratignure, alors que sa propriétaire avait perdu une jambe.
— Une personne parfaitement honnête l’a rapporté à la police. Comme quoi, il y a des gens bien. Comme vous.
Un sourire.
— Et on ne vous a rien volé ?
— Non. J’ai peu d’argent sur moi, mais rien n’a été pris. Cherchez bien, mes boucles d’oreilles sont là, tout au fond, dans une enveloppe.
— Oui, je les vois. Vous les voulez ?
— Pouvez-vous les emporter avec vous ?
— Comment ça ?
Candice l’observa, dépassée.
— J’ai peur qu’on ne me les vole.
— Si vous voulez, je peux demander au docteur Roche qu’il les mette au coffre.
— Gardez-les pour moi, s’il vous plaît. Vous me les rendrez quand… Quand vous le pourrez.
Comment cette femme pouvait-elle faire autant confiance ? Elle ne la connaissait pas ; elle ne savait rien de Candice.
La petite enveloppe tenait dans sa main.
— Chez moi, je n’ai pas de coffre, vous savez.
— Elles n’ont qu’une valeur sentimentale. Je ne supporterais pas de les perdre. L’ultime cadeau de mon père.
— Oui, je me souviens. Votre dernier Noël avec lui.
— Ouvrez l’enveloppe, Candice.
Elle avait une jolie façon de prononcer son prénom ; avec le sourire.
Deux perles grises, montées sur des brides dorées. Elle lui expliqua qu’elles venaient de Tahiti. Son père s’était occupé de tout ; il s’était donné du mal, il voulait faire un beau cadeau à sa fille.
Candice pensa à son propre père, parti si vite. Il n’avait pas eu le temps d’offrir de derniers cadeaux, ni à sa sœur ni à elle ; il avait été aussi pressé dans la mort qu’il le fut dans la vie. Si son père lui avait fait un si joli présent, elle l’aurait conservé précieusement.
— Je les garderai pour vous avec plaisir. Je ferai attention que Timothée ne joue pas avec.
La patiente eut l’air surpris. Candice précisa qu’il s’agissait de son fils.
— Il a quel âge ?
Elle répondit que Timothée avait trois ans.
— Vous êtes mariée, alors ?
Candice ne parvenait pas à décrypter son expression. Envie ? Jalousie ? Curiosité ?
— Séparée.
— Si jeune, déjà maman et divorcée.
— Non, pas divorcée. Je n’ai jamais été mariée.
Candice risqua un « Et vous ? », car elle en avait légèrement assez d’être le centre de la conversation.
La patiente se tut pendant quelques instants, puis avec un sourire amer, presque une grimace, elle soupira :
— Moi ? Rien.
Candice ignorait ce qu’il y avait dans ce « rien ». Cela signifiait-il qu’elle n’avait jamais été ni épouse, ni mère ? Elle n’osa pas poursuivre avec ses interrogations, importuner cette femme amputée, visiblement si seule.
— Timothée a bien de la chance d’avoir une maman comme vous. Que faites-vous dans la vie ?
La patiente avait des tournures de phrases un peu désuètes, comme dans ces films des années soixante-dix que la mère de Candice appréciait, ceux avec Romy Schneider et Michel Piccoli.
— Je suis ingénieure du son.
— Pour le cinéma ?
Candice expliqua la nature de son travail au studio Violette. La blessée écoutait avec attention, comme si ce que Candice racontait était captivant ; elle posait des questions, Candice répondait : l’échange était agréable. La jeune femme ne vit pas le temps passer. Le docteur Roche vint la chercher ; l’heure de s’en aller avait sonné.
— Vous reviendrez me voir ?
Tant d’espoir vibrait dans ses yeux. Candice ne trouva pas le courage de dire non ; elle promit de revenir bientôt.
Candice quittait l’hôpital lorsque son portable sonna. Sa sœur, Clémence. Elle avait sa voix impérieuse qui l’agaçait. Il fallait qu’elles se voient ce soir ; c’était important. Candice s’imagina qu’elle avait dû se disputer avec son mari, ce qui arrivait parfois, et qu’elle avait besoin qu’on lui remonte le moral. Ou alors, peut-être qu’elle voulait lui déposer sa fille cadette, Nina, qui avait l’âge de Timothée ; Candice la dépannait de temps en temps.
Candice pensa à Timothée et à Arthur qui l’attendaient, il était déjà tard. Arthur qui avait encore une fois fait les courses, préparé le dîner. Elle ne pouvait pas les laisser tomber, tous les deux. Elle essaya d’expliquer la situation à sa sœur, l’accident, l’hôpital, l’amputation. Cette pauvre femme seule. Et puis les garçons qui patientaient.
Clémence l’interrompit :
— Écoute-moi. Ça concerne papa.
— Quoi, papa ?
— Si tu ne peux pas venir chez moi, alors c’est moi qui viens.
— Attends ! Je sors de Cochin, je ne serai pas rue des Cinq-Diamants avant vingt-cinq minutes.
— Alors je poireauterai en bas. À tout de suite.

Sa sœur savait tout d’elle. Ou presque. Clémence ne connaissait pas l’horrible secret de Candice qui se révélait dans l’intimité de sa salle de bains, de sa cuisine. Clémence n’en savait rien, leurs parents non plus : ce mal était passé sous leurs radars. Quatorze ans que cela durait. La moitié de sa vie. Et la mort de leur père avait tout aggravé. Un mal insidieux, lent, qui la rongeait jour après jour tel un poison. Julien, son ex, n’avait rien repéré. Pourtant, leur histoire avait tenu quatre ans. Arthur, lui, ignorait tout. Candice faisait très attention, à la manière d’une criminelle qui efface chaque trace ; elle portait ce secret comme un lourd vêtement qui la dégoûtait, qui lui collait à la peau, qui l’étouffait. En parler ? À qui ? Trop tard. Elle aurait dû s’en occuper plus tôt, au sortir de l’adolescence ; mais elle avait rencontré Julien, qu’elle avait cru aimer, puis Timothée était né. Elle avait pensé que la grossesse la sauverait un temps de cette saloperie, que l’obsession la quitterait enfin. Peine perdue. Le poison était revenu insidieusement, petit à petit. Elle savait que tant de filles, de femmes souffraient comme elle ; elle savait qu’il existait des endroits dédiés pour se faire soigner. Mais elle ne faisait rien, empêchée par la peur, par la honte. Elle se disait toujours qu’elle finirait par s’en sortir, qu’elle reprendrait le dessus. Parfois, oui, elle y parvenait ; c’était un miracle, une sensation merveilleuse, une trêve, puis la saloperie la dominait à nouveau, et Candice était alors réduite à la soumission, telle une esclave. Elle se haïssait, elle méprisait son corps dans le miroir ; le dégoût l’envahissait.
Sa sœur l’attendait devant son immeuble, une cigarette aux doigts. Candice savait qu’elle ne fumait pas dans son appartement, devant ses filles, mais dès qu’elle sortait de chez elle, elle en allumait une. Sa sœur était aussi brune que Candice était blonde, un mystère de la génétique ; elle avait les prunelles sombres de leur père, et Candice avait hérité des yeux clairs de leur mère. Elles partageaient un anniversaire, nées le même jour avec deux ans d’écart.
— Tu ne veux pas monter ? On gèle !
— Non. On reste là, répondit Clémence.
Elles se firent la bise, visages rougis par le froid. Même avec son ridicule bonnet à pompon, sans maquillage, le nez écarlate, Clémence était belle. Candice proposa le hall de l’immeuble ; elles pourraient se réchauffer près du gros radiateur dans l’entrée. Clémence éteignit sa cigarette, la suivit à l’intérieur.
L’aînée prenait son temps pour parler, et au début, rien n’était clair ; une histoire de portable. Elle le posa dans les mains de Candice, un modèle Samsung assez ancien. Celle-ci le regarda sans comprendre.
— Le second téléphone de papa, dit Clémence.
— Il en avait deux ?
— Oui.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Clémence poursuivit à voix basse. Deux semaines auparavant, leur mère avait décidé de ranger la penderie de leur père ; elle n’avait pas eu jusqu’alors le courage de s’y atteler. Clémence était venue prêter main-forte. Cela avait été une épreuve ; le parfum de leur père flottait encore sur ses pulls, ses foulards. Elle avait dû lutter contre les larmes, tandis que leur mère parvenait à rester stoïque. Ensemble, elles triaient les vêtements, les affaires, que personne n’avait touchés depuis la mort de Daniel, survenue l’année dernière. Clémence était tombée sur ce téléphone portable dans la poche d’une veste, au fond d’un placard. Elle l’avait observé quelques instants ; elle n’avait jamais vu ce mobile, leur père possédait un iPhone récent, offert par Faustine et ses filles pour son dernier anniversaire. Instinctivement, elle choisit de ne pas en parler à leur mère, et glissa l’appareil dans son sac ; elle n’avait pas su comment se l’expliquer, mais elle avait compris qu’il ne fallait pas que Faustine le voie, une sorte de prémonition.
Clémence était revenue chez elle avec le Samsung. Il ne s’allumait plus, mais elle avait trouvé un chargeur en ligne. Une fois que l’appareil avait été en état de marche, il lui manquait le code secret et le code PIN pour le déverrouiller. Elle avait hésité avant de faire les démarches. Était-ce une bonne idée, d’en savoir plus sur ce téléphone ? Il semblait si bien dissimulé, dans une veste oubliée. Leur père avait été un homme exubérant, jovial, avec son embonpoint, sa barbe foisonnante, son rire communicatif. A priori, pas le genre à avoir des secrets. Le doute s’était emparé d’elle. Peut-être qu’il ne s’agissait même pas de son mobile ?
À la boutique où elle s’était rendue avec son livret de famille, ses papiers et le certificat de décès de son père, cela n’avait pas été compliqué. Le portable était bien au nom de Daniel Louradour ; on lui fournit le code PIN et l’appareil fut déverrouillé. La vendeuse derrière le comptoir l’avait observée avec un sourire ironique : selon elle, il ne fallait pas fouiller dans la mémoire des vieux portables ; personne n’était à l’abri d’une mauvaise surprise. En rentrant, Clémence n’avait pas osé l’examiner ; elle l’avait enfoui dans un tiroir et tentait de ne pas y penser. Jusqu’à ce que, n’y tenant plus, elle ait enfin décidé d’en parler à Candice.
Les deux sœurs s’étaient blotties près du radiateur en fonte à la peinture écaillée. À cette heure tardive, le petit immeuble était silencieux, on n’entendait plus les enfants du premier chahuter le long du couloir, ni la télévision de Mlle Lafeuille, la vieille dame du second ; le trafic qui provenait de la rue semblait lui aussi atténué. Le silence s’éternisa. Le regard de Candice se posa sur les boîtes aux lettres métalliques, le carrelage usé sous leurs pieds, les murs défraîchis du hall, avant de se fixer sur le visage tendu de sa sœur.
— Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ? lui demanda-t-elle.
— C’est toi qui vas regarder dans ce portable. Moi, je n’en ai pas la force.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu es plus courageuse.
— C’est faux !
Clémence lui caressa la joue ; mais elle n’avait pas besoin d’expliquer : Candice était celle qui les avait portées, elle et leur mère, à la mort de Daniel, celle qui les avait soutenues lors de l’épreuve de la levée du corps, de la mise en bière, celle qui avait fait toutes les démarches ; celle qui encaissait, celle qui serrait les dents, qui ne se laissait pas faire, qui avait l’air de n’avoir peur de rien. Il n’y avait qu’à les regarder physiquement : Clémence, longue et fragile liane, Candice, robuste et ronde.
— On peut le faire ensemble, si tu veux.
Clémence secoua la tête.
— Prends-le. Je t’enverrai le code par SMS. Il n’y a peut-être rien. Je me fais un film, comme d’habitude…
Candice avait l’impression que le mobile pesait lourd dans sa main, qu’il lui brûlait la peau. Elle monta l’escalier après avoir embrassé sa sœur. Lorsqu’elle pénétra dans le petit appartement, tout était sombre, seule une lampe brillait dans l’entrée ; elle se déchaussa, posa son sac et le portable. Arthur dormait certainement, Timothée aussi. Elle prit garde à marcher doucement ; elle aurait aimé préparer une tisane, mais la bouilloire était trop bruyante : les cloisons étaient fines.
Devait-elle fouiller dans ce vieux portable cette nuit, ou attendre demain ? Son anxiété s’intensifiait. Elle avait faim, n’avait pas dîné. À un autre moment, elle se serait réjouie de l’opportunité de sauter un repas, mais cette nuit, l’angoisse forait un trou en elle, toujours au même endroit, son ventre. Elle redoutait ce qu’elle pourrait découvrir dans ce mobile, comme elle ne parvenait pas à oublier cette jambe amputée qu’elle n’avait pas vue, mais qui la hantait. Le trou l’aspirait et son corps entier allait se vider avec l’horrible gargouillis d’une baignoire qui se vidange. Elle essaya de lutter, elle essayait toujours, au début ; elle ferma les yeux, tenta de respirer calmement, mais elle savait déjà que c’était peine perdue. Elle n’avait pas succombé à une crise depuis un certain temps.
Dans le réfrigérateur, elle trouva les restes du dîner des garçons. Elle était consciente qu’elle ferait mieux de s’asseoir, de mettre le couvert, rien que pour elle, de prendre son temps, mais elle en était incapable : il lui fallait la bouffe, là, tout de suite, pas réchauffée, à même les doigts, debout, la porte du frigo entrouverte ; il lui fallait les gnocchis froids enveloppés de sauce gluante, saupoudrés de parmesan, engouffrés frénétiquement, à peine mâchés, à peine savourés ; ils l’emplissaient, la gavaient, et seule cette sensation de satiété pourrait lui apporter un court répit, afin de colmater le vide qui la transperçait jusqu’à la moelle. L’oreille aux aguets, surveillant le moindre bruit, dos tourné à la porte si jamais on la surprenait, elle raclait le fond du bol avec ses ongles, suçait les bouts de son pouce, index et majeur. Ce n’était pas encore assez : tout allait y passer ; tout ce qu’elle pouvait engloutir : la croûte du fromage, le reliquat du gruyère râpé, la pâte à tarte crue, puis, dans le placard, le pain rassis, le reste de la chapelure, les gâteaux de Timothée, les flocons de purée. En silence. En quelques minutes enfiévrées.
Elle se sentait enfin remplie, et l’écœurement vibrait au bout de ses lèvres. Elle se dirigea vers les toilettes sur la pointe des pieds, s’attacha les cheveux avec l’élastique qu’elle portait toujours au poignet. Elle n’avait plus besoin de glisser ses doigts jusqu’à sa glotte, le mouvement venait de lui-même ; il lui suffisait de se pencher au-dessus de la cuvette, et ce qu’elle avait ingurgité remontait d’un bloc, en un léger hoquet, tout glissait hors d’elle, souplement, accompagné d’un jet acide qui brûlait sa trachée, refluait jusqu’à ses narines, déclenchait des larmes instantanées. Elle ne s’acharna pas, ce serait trop risqué, trop sonore ; elle savait qu’elle avait éliminé la plus grosse partie de la nourriture. Une vaporisation de parfum d’intérieur pour évacuer toute odeur suspecte, puis elle tira la chasse d’eau et brossa la cuvette pour ôter les dernières traces. L’ultime étape l’attendait : la salle de bains et le brossage des dents. Elle tendit l’oreille ; les garçons dormaient. Elle avait réussi, une fois de plus. Demain, elle ferait les courses pour remplacer ce qu’elle avait mangé, mais elle savait déjà qu’Arthur ne discernerait rien. Elle était bien trop maligne. Personne n’avait remarqué, ni ses parents, lorsqu’elle vivait chez eux, ni le père de son fils. Elle changeait les aliments de place, rusait, faisait mine de constater avec surprise qu’il n’y avait plus de gâteaux ou de pâtes.
Elle se démaquilla, enleva ses vêtements, s’apprêta à enfiler sa chemise de nuit. La balance mécanique glissée sous la commode la narguait. Elle monta dessus ; le chiffre affiché la révulsa. Candice avait beau changer l’appareil de place, caler sa main sur le lavabo en remontant sur l’appareil, tourner le disque pour que l’aiguille recule un peu plus vers la gauche, rien n’y faisait. Le chiffre ignoble allait déteindre sur sa nuit entière et même sur le lendemain ; il allait asseoir son emprise sur chaque événement, chaque conversation, chaque action qu’elle entreprendrait. Despotique, il déciderait de la couleur de son humeur. En grimaçant, elle regarda son corps bien en face et elle l’exécra encore plus que d’habitude ; tout en lui pesait sur elle, ses seins volumineux qu’elle aurait voulu tronçonner, ses flancs pleins, ses cuisses qui se touchaient, le bombement de son ventre, ses genoux potelés ; mais ce qu’elle détestait par-dessus tout, c’étaient ses épaules arrondies, pas assez larges à son goût, qui ne lui donnaient pas le port de tête de Faustine et de Clémence, ni leur ligne, cette silhouette à l’égyptienne, larges épaules, hanches fines, abdomen plat. Elle se voyait comme un disgracieux têtard, une boule, un paquet.
Son sac se trouvait dans l’entrée ; elle l’attrapa, ainsi que le mobile de son père, et s’installa à nouveau dans la cuisine. Clémence lui avait envoyé le code, mais elle hésitait encore. Tandis qu’elle réfléchissait, elle ouvrit la petite enveloppe qui contenait les perles de Dominique Marquisan et les cala dans le creux de sa paume. Les billes nacrées luisaient dans l’obscurité et elle perçut un trouble soudain ; elle avait l’impression qu’elle avait rapporté des objets malfaisants – les perles, le portable – dans l’intimité de son refuge et que ce geste imprudent contaminait jusqu’à l’air qu’elle respirait.
Elle rangea les perles dans un tiroir en hauteur, loin des mains curieuses de Timothée. En se munissant du code fourni par sa sœur, elle déverrouilla le vieux Samsung. Pas d’image particulière en fond d’écran ; dans le répertoire, des noms qu’elle ne connaissait pas et qui ne lui disaient rien. Elle vérifia les derniers SMS : des publicités pour de nouveaux forfaits. Ces messages remontaient au mois précédant le décès de son père. Il avait été hospitalisé, et vers la fin, il n’avait plus été capable de se servir d’un mobile, de lire, ni même de parler. Daniel travaillait dans une agence immobilière depuis une quinzaine d’années. Candice avait rencontré la plupart de ses collaborateurs au fil du temps. Certains étaient venus à son enterrement.
Candice finissait par se dire que ce portable avait été utilisé uniquement pour des raisons professionnelles, et se voyait déjà en train de rassurer sa sœur, lorsqu’une petite main posée sur son genou la fit sursauter. Son fils, Timothée.
— Oh, tu m’as fait peur !
— Pourquoi tu dors pas, maman ? C’est pas ton portable, ça.
Rien n’échappait aux yeux observateurs du garçon.
Elle le câlina, respira l’odeur tiède de sommeil qui rôdait sur son cou, sous ses boucles blondes.
— Tu as raison ! C’est un vieux téléphone que m’a donné tante Clem. Allez, on retourne au dodo, il est tard ! Et on ne fait pas de bruit pour Arthur !
Il avait fallu chanter une comptine, redresser la couette, trouver le doudou qui avait roulé sous le lit ; lorsque Candice se glissa enfin aux côtés d’Arthur, il était déjà deux heures du matin.

Candice se réveilla avec un goût métallique désagréable sur la langue, ce qui arrivait souvent après une crise ; lorsque Arthur tenta de l’embrasser, elle le repoussa doucement. Il fallait qu’elle se lave les dents, tout de suite. Pendant que l’eau du robinet coulait, elle se pesa rapidement tout en prenant appui d’une main sur le lavabo, puis en relâchant doucement la pression, ce qui évitait de faire claquer la balance mécanique. Elle ne supportait pas l’idée qu’on puisse l’entendre se peser ; toujours ce chiffre odieux qui l’enfermait dans sa haine d’elle-même, lourde comme la porte d’une prison.
Aujourd’hui, elle ne travaillait pas, en accord avec Luc et Agathe, car en raison de la grève, l’école de Timothée resterait fermée, et elle n’avait pas d’autre choix que de s’occuper de lui, ce dont elle se réjouissait ; son fils était un enfant espiègle et attachant. Elle prépara le petit déjeuner, mit le couvert pour les garçons ; Arthur allait rejoindre sa startup, à deux pas, et il était déjà en retard. Il avala un café et un toast en vitesse.
— Tu vas rendre visite à ton éclopée ?
— Non, j’ai Timothée avec moi. Peut-être un autre jour.
— La pauvre…
— Oui, la pauvre.
Il lui sourit, passa une main dans ses cheveux.
— N’en fais pas trop, Candi. N’oublie pas, c’est quelqu’un que tu ne connais pas.
Candice se contenta de sourire. Depuis hier soir, l’histoire du téléphone secret de son père avait occulté le drame vécu par Dominique Marquisan. Arthur avait raison : cette personne était une étrangère dont elle ne savait rien, elle avait assisté à l’accident dans toute son horreur, elle avait fait ce qu’elle pensait devoir faire, se rendre à son chevet. Elle n’aurait sans doute pas dû accepter de garder les perles ; cet acte la liait à cette femme, malgré tout. Ce n’était pas bien grave, se dit-elle, elle les lui rapporterait.
Après le départ d’Arthur, le portable de Candice sonna : Clémence. Elle lui apprit qu’elle n’avait rien trouvé pour le moment, qu’elle allait poursuivre son exploration du mobile, mais elle pensait en toute honnêteté qu’elles avaient affaire à un appareil professionnel, peu utilisé par leur père. La journée s’écoula doucement, rythmée par l’attention qu’elle portait à son enfant : les jeux, la promenade dans le quartier, les repas, la sieste, les chansons, les câlins. Elle s’était habituée à l’élever seule. Son ex, Julien, avait eu un bébé avec une autre femme et Timothée ne souffrait nullement de la naissance de son petit frère ; au contraire, il paraissait curieux et enthousiaste.
En fin de journée, pendant que son fils regardait un dessin animé, Candice reprit l’examen du Samsung de son père ; elle faisait défiler les courriels qui avaient tous un rapport avec l’agence immobilière pour laquelle son père travaillait. Il classait méthodiquement ses dossiers, remarqua-t-elle, par nom de clients et par date ; visites, estimations, loyers, charges, loi Carrez, chauffage, travaux à prévoir. Tout cela semblait très professionnel ; Clémence s’était inquiétée pour rien. Candice esquissa un petit sourire, comme pour se moquer gentiment de sa sœur qui se faisait souvent une montagne de tout.
Elle souriait encore lorsqu’elle s’aperçut que tous les courriels ne provenaient pas de la même adresse électronique : il y avait deux boîtes mails sur ce portable, l’une au nom de louradour.daniel@vintimmobilier.fr et une autre intitulée gabriellelettre28@mymail.com. Ce nom ne lui évoquait rien. Une collaboratrice de son père ? Elle cliqua dessus par simple curiosité, histoire de faire un tour complet avant de refermer le mobile pour de bon. Un seul dossier avait été créé, nommé d’une lettre : « O ». Elle ouvrit le premier mail, envoyé une dizaine d’années auparavant par valentinpaprika333@jet.fr.
La maison plairait à Gabrielle. Elle est grande, avec un étage, des mansardes, et le jardin a été livré à lui-même, mais il est charmant. Il y a un chêne et un figuier. Oui, il y a des travaux à prévoir, mais c’est tout ce que nous aimons. À une heure de Paris, vers le sud. Sortie Courtenay, puis un joli hameau à quelques kilomètres de là, perdu dans les champs. Que dirait Gabrielle de passer la voir ? Valentin pourrait l’emmener. Ce vendredi, par exemple.
Candice cliqua sur le courriel suivant envoyé par le même Valentin, toujours avec cette désagréable sensation d’indiscrétion. Elle découvrit la photographie d’une maison de campagne, accompagnée d’un plan cadastral ; on y voyait la façade en pierre blanche, couverte de vigne vierge, et des volets à la peinture bleue écaillée.
Villa O semble avoir été construite pour Gabrielle et Valentin. Il paraît qu’elle n’a pas été habitée depuis des lustres, et que des chauves-souris sont venues vivre là, mais quelle importance ? Valentin se demande s’il ne serait pas judicieux de faire une offre. Il ne faudrait pas que cette maison leur passe sous le nez, tout de même ! Ce serait fou de ne pas essayer. Qu’en pense Gabrielle ? Valentin attend son appel.
Qui étaient ces gens ? Pourquoi cette correspondance se trouvait-elle dans le téléphone de son père ? Quel rapport avec lui ? Elle fit défiler d’autres courriels qui détaillaient l’avancée de travaux.
Le dernier, le plus récent, datait d’un an.
Valentin a attendu l’appel de Gabrielle longtemps, puis il a fini par comprendre qu’elle n’allait pas pouvoir le rejoindre à la Villa O. Il ne lui en veut pas. Mais elle lui manque. Terriblement. Il ne peut pas faire un pas sans penser à elle. Il s’inquiète pour elle. Souvent, comme hier, il passe sous ses fenêtres. Il sait qu’elle n’est pas là, et de toute façon jamais il n’oserait sonner. La villa est si belle en cet automne douloureux. Elle irradie de leur amour. V.
Le souffle de Timothée sur son cou la fit tressaillir.
— Maman, pourquoi tu regardes encore ce portable ?
À trois ans, Timothée s’exprimait déjà très bien, d’une voix affirmée et claire. »

Extraits
« Elle songeait à Arthur, à Timothée. Elle avait de la chance d’avoir un homme comme lui dans sa vie, après sa séparation; elle avait rompu avec le père de Timothée, Julien, d’un commun accord, lorsque le petit avait à peine dix-huit mois. Arthur avait réussi à la rendre heureuse à nouveau.
Les minutes s’écoulaient. Elle planta ses écouteurs dans ses oreilles et lança de la musique sur Deezer, tout en bougeant ses jambes imperceptiblement. Arthur avait dû donner son bain au petit, lui préparer des pâtes; il devait être en train de lui lire l’histoire du soir. p. 17

«Chère femme adorée, je t’écris à la hâte. Hélas, je ne pourrai pas venir demain mardi. Je suis retenu cher moi. Je viendrai dès que possible, et en attendant, je t’envoie mon cœur qui est tout à toi. Il ne se passe pas une heure sans que je pense à toi. Je te serre de toutes mes forces dans mes bras. Mille et mille baisers sur tes beaux yeux, tes beaux cheveux, sur ta longue tresse parfumée. » p. 74-75

Il y a tout dans ce roman, murmura Dominique en savourant son champagne. Absolument tout. Le désir, la lâcheté, le crime, le mensonge, la culpabilité, la folie. Mais ma scène préférée, c’est celle de la morgue.
Elle prononça ce dernier mot avec une sorte de sensualité frissonnante. p. 157

Ce vide en appelait un autre, plus sournois, plus néfaste, celui qu’elle connaissait si bien, celui du corps et du poids, de l’obsession de la balance et de la calorie. Elle remarqua qu’elle recommençait à se nourrir vite et mal, qu’elle terminait l’assiette de son fils, qu’elle léchait les couverts, qu’elle raclait les fonds de plats avec ses doigts. Et chaque nuit, en silence, elle se pliait à l’effroyable tête-à-tête avec la cuvette des toilettes; elle se soumettait à genoux à cet indispensable acte de purge qui vidangeait son estomac d’un jet acide. Elle se couchait avec ce goût détestable dans la bouche en dépit du brossage et du rinçage, et la sensation d’un ventre douloureux aux parois irritées; son corps lui semblait encore trop gros, trop gras, débordant de son pyjama et ne lui inspirant que répugnance. p. 163

À propos de l’auteur

Tatiana de Rosnay au restaurant La Fontaine de Mars , Paris VII

Tatiana de Rosnay © Photo Bruno Levy

Franco-anglaise, Tatiana de Rosnay est l’auteur de treize romans traduits dans une quarantaine de pays. Plusieurs ont été adaptés au cinéma. (Source: Éditions Robert Laffont)

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Un Noël avec Winston

DESARZENS_un_noel_avec_winston RL_ete_2022  coup_de_coeur

En lice pour le Prix Wepler 2022

En deux mots
De son enfance à sa mort, Winston Churchill aura pris plaisir à fêter Noël, à en respecter l’esprit et les traditions. Même si son côté iconoclaste l’a quelquefois conduit à adapter la fête de famille à sa sauce. Guidé par ce fil rouge, on redécouvre la vie de l’une des figures tutélaires du XXe siècle.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans les pas de Churchill

Corinne Desarzens tient haut la main le pari un peu fou de son confronter à Winston Churchill. Cette vraie-fausse biographie brosse un portrait sensible de l’homme agrémenté de belles digressions. Un régal!

Proposons aux amateurs de listes de chercher les personnages historiques qui feraient d’excellents personnages de roman. Il y a alors fort à parier que Winston Churchill figurerait en bonne place de leur classement, tant la longévité et le destin de cet homme offre d’histoires à raconter.
Mais avant de parler de ce combattant, permettez-moi d’évoquer un souvenir, comme le font les anciens combattants. Je me souviens d’une soirée passée il y a plus de 25 ans maintenant dans la ferme où Corinne Desarzens vivait alors. La romancière venait de sortir un superbe roman intitulé Aubeterre dans lequel elle imaginait – avec ces détails qui ne trompent pas sur la véracité des faits – la vie de la famille Bauer sur trois générations.
Si l’autrice vivait littéralement avec ses personnages et racontait leur vie avec un œil pétillant de malice, la conversation a aussi pris quantités d’autres chemins. Elle parlait avec un même enthousiasme de ses souvenirs d’enfance, de sa dernière émotion musicale, de recettes de cuisine qu’elle avait testé à ses lectures marquantes – Corinne pouvait déclamer des passages entiers des romans qu’elle avait aimé – ou encore de détails sur l’histoire du lieu où elle vivait et des soubresauts de l’actualité.
Si je reviens sur cette rencontre, c’est parce qu’elle éclaire on ne peut mieux le livre qui vient de paraître. Un Noël avec Winston est un cabinet de curiosités, un savant mélange de biographie moulinée à l’érudition et à la sensibilité folle de l’autrice. Ici les sensations comptent autant que les faits historiques, l’émotion autant que les faits d’arme.
J’irais jusqu’à dire que nous croisons ici un homme plus vrai que ce qu’en racontent les milliers de pages noircies. À commencer par les mémoires rédigées par tout un régiment, suivies de centaines d’autres ouvrages: «Trente-sept tomes de mémoires, mille biographes qui dévorent et picorent à leur guise. Recommencent pour dire autrement. Assemblent, omettent, éclairent, poussent, freinent, s’attardent, s’étonnent même quand c’est fini. Or ce n’est jamais fini. Chaque projecteur pivote dans la nuit, passant aux mêmes endroits, mais ce qu’il éclaire change.»
Corinne a aussi beaucoup lu, mais elle cherché la rabelaisienne substantifique moëlle, l’angle d’attaque qui permet de mieux cerner l’homme. Et a trouvé la fête de Noël, à la fois universelle et si particulière dans chaque famille. Winston a ainsi construit sa propre tradition, avec ses variantes, souvent révélatrices.
Ce sont particulièrement les repas qu’elle va détailler, des volailles au pudding ainsi que la magie des lieux, en particulier cette demeure de Chartwell qui sera le théâtre de nombreuses rencontres capitales et où Corinne joue les passe-murailles.
Dans le Kent, il oubliera Blenheim, «ce monstrueux palais aux cent quatre-vingt-sept pièces et quatre hectares de toiture» de sa jeunesse où «il joue aux échecs, élève des vers à soie, dessine, joue du violoncelle et remporte une coupe d’escrime. À quatorze ans, il peut réciter 1200 vers des Lais de la Rome antique de Macaulay et des scènes entières de Shakespeare. Par la suite, Shelley et Byron, Childe Harold de celui-ci précisément dont Winston extraira l’appellation de Nations Unies, et puis Keats. Qui? Keats, l’auteur encore inconnu de cette Ode to Nightingale qu’il s’empressera d’apprendre par cœur.»
Si la suite est plus connue, Corinne nous la rappelle à sa manière, de son arrivée au pouvoir en mai 1940 jusqu’à son triomphe en juillet 1945. Bien avant les autres, il avait compris ce que l’accession d’Adolf Hitler à la tête de l’Allemagne pouvait avoir comme conséquences. Il a alors consacré toute son énergie, envers et contre tous ou presque, dans ce combat à l’issue plus qu’incertaine. De fait, il n’aura pas sauvé uniquement l’Angleterre, mais contribué largement à la victoire des alliés. Sans oublier les poussières d’Empire qui resteront attachées à la Couronne.
Mais comme les triomphes sont de courte durée, il sera remercié dans la foulée avant de renaître et mener une seconde carrière politique de 1951 à 1955.
Rien de ce qui est important ne manque, des combats au parlement jusqu’aux difficiles négociations à Yalta avec un Roosevelt malade et un Staline intransigeant, mais l’essentiel, je l’ai dit, n’est pas là. Il est dans ce portrait subjectif d’un homme et dans les splendides digressions d’une formidable romancière.

Un Noël avec Winston
Corinne Desarzens
Éditions La Baconnière
Roman
168 p., 19 €
EAN 9782889600861
Paru le 8/09/2022

Où?
Le roman est situé au Royaume-Uni, de Blenheim dans l’Oxfordshire à Londres, en passant par l’Écosse et Westerham dans le Kent.

Quand?
L’action se déroule de la fin du XIXe siècle à 1965.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tournant le dos à la biographie linéaire en préférant un montage stylistique libre, Corinne Desarzens accueille les moments décisifs, les anecdotes et les histoires qui dessinent le portrait monstre d’un Winston Churchill éclatant et imprévisible. On découvre ainsi, cheminant par séquences dans sa vie, la tension lors du vote de remplacement de Chamberlain, l’atmosphère de la conférence de Yalta, les méthodes mnémotechniques du vieux lion pour retenir ses mille-sept-cents discours, sa demeure qui est un monde en soi, ses dettes, son combustible…
Ce portrait intime d’un homme excessif décrit, par-delà ses défauts et ses qualités, un sauvage, un phénix, un être que rien n’abat.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Télégramme (Stéphane Bugat)
Actualitté (Lolita Francoeur)
RTS (La librairie francophone)
Le blog de Francis Richard

Les premières pages du livre
Le meilleur moment, lors d’une fête, c’est l’avant et l’après. L’avant, plein d’appréhension, à élaborer les étapes des préparatifs, saisi par l’envie de fuir loin des aiguilles de la montre et d’ignorer le coup de gong à l’arrivée des premiers invités. L’après, une cuisse de poulet à la main, très tard, un sourire ruisselant de graisse, se laissant accueillir par la nuit ouverte. Le moment d’assister à l’effondrement des matières, de jubiler à l’arrogance enfin courbée d’un plat vedette, de dire merci à l’eau chaude consolant la vaisselle, oscillant entre l’envie de rester debout le plus longtemps possible, observant comme jamais auparavant les sinuosités de la graisse contre les parois de l’évier, et celle de se jeter sur le premier lit venu, de s’y enterrer jusqu’au printemps, rêvant de se débarrasser de tout. Pour s’emparer, encore, d’un morceau de bleu de Gex avec les doigts. Les contours encrés de montagnes, les longs jets de lassos capricieux des millibars, dans le bleu tenace, ou le presque vert du Morbier. Ce bleu de l’iris, cette fleur qui s’imprime elle-même, laissant les doigts tachés d’un bleu violacé. Une fête se savoure deux fois. Avidement, la première. En freinant, hallucinant, décelant partout des présages, la deuxième. Noël sert à ça. Nous avons bien mangé. Nous avons mangé autrement. L’assiette, comme le lit, est un carrefour. Un moment de vérité.
Car Noël, cette branche de genévrier qui peut être un champ de mines, est d’abord une assiette. Et Winston, Winston Churchill, c’est Noël. Noël à lui tout seul.

La façade principale de Blenheim, colossale bâtisse de l’Oxfordshire, mesure cent soixante mètres de long. Un renflement central, sein unique et bombé, coup d’estomac repoussant la table, sépare deux ailes aux mouvements majestueux d’une traîne balayant les pelouses. C’est dans une petite pièce, la plus proche de l’entrée que naît Winston, à une heure et demie du matin, le 30 novembre 1874. Le duc d’Édimbourg naîtra sur une table de cuisine. Les familles royales aiment les coutumes archaïques. C’est le temps de l’Avent, à Blenheim. Bourdonne l’essaim des domestiques, qui doivent rester invisibles. Les usages en vigueur, qui ne connaissent pas le rond de serviette aux initiales ou au nom de qui va s’essuyer plusieurs fois avec la même serviette, imposent de laver le linge de table après chaque repas. C’est le temps, déjà, des préparatifs de Noël, de tous ces Noëls de son enfance que le petit bouledogue au poil de feu passera loin de ses parents. De sa mère américaine aspirée par le tourbillon des bals et des liaisons. Des parents à qui Winston, suppliant, désespéré, écrira soixante fois et qui ne lui répondront, eux, que six fois. Une étoile polaire, qu’il aimera tendrement sans qu’elle lui rende, ou trop tardivement, cette tendresse. Un père dédaigneux, sans cesse enclin aux reproches, que Winston passera toute sa vie à vénérer. Une nounou quinquagénaire au nom glacial, Mrs Everest, qui lui dispensera la seule vraie chaleur, lui aux fesses entaillées par les coups de canne souvent administrés dans son école, Harrow. Tu seras bien, là-haut, c’est sur les collines, tu verras. Il joue aux échecs, élève des vers à soie, dessine, joue du violoncelle et remporte une coupe d’escrime. À quatorze ans, il peut réciter 1200 vers des Lais de la Rome antique de Macaulay et des scènes entières de Shakespeare. Par la suite, Shelley et Byron, Childe Harold de celui-ci précisément dont Winston extraira l’appellation de Nations Unies, et puis Keats. Qui? Keats, l’auteur encore inconnu de cette Ode to Nightingale qu’il s’empressera d’apprendre par cœur. Ces ressources, ces boucliers, ces pétards dans l’ourlet du suaire, ces passages essentiels qui, plus tard, maintiendront le moral des troupes en guerre, Winston se souciant autant du chant choral que de la pénurie de cartes à jouer. Cette attention à laquelle il n’a jamais eu droit, petit, explique l’enjouement fébrile et si contagieux qui incitera ses invités à se mettre à quatre pattes sur le parquet pour le voir reconstituer, avec des verres et des carafes, les phases décisives des batailles menées par ses ancêtres, les ducs de Marlborough. À Gettysburg, Winston désarçonnera le guide en le corrigeant sur la disposition des troupes et des canons. À seize ans, il écrit à un ami qu’il pressent une invasion d’une ampleur inouïe et l’assure qu’il sera à la hauteur le moment venu pour sauver la capitale et l’Empire. Son école: la caserne. Son université: le champ de bataille. Son mentor occasionnel: un amant de sa mère qui lui apprend comment utiliser, à la manière d’un orgue, chaque note de la voix humaine. Son premier grand amour: l’Empire. Car il tombe éperdument amoureux, oui, de toutes ces zones en rose sur la carte, des Indes malgré les suttees, les bûchers dressés pour les veuves, et les thugees, les assassinats rituels des voyageurs. L’Empire dont il décrit si bien la chaleur, si dense qu’on peut la soulever avec les mains, qui appuie sur les épaules comme un sac à dos et qui pèse sur la tête comme un cauchemar.
Pour l’instant, il n’est pas encore l’homme au cigare, ni l’icône de 1941, ce lion hargneux et au nez court à la Grace Kelly, immortalisé au moment où Yousuf Karsh, jeune photographe d’origine arménienne installé au Canada, vient de lui enlever, justement, if you please, Sir, son cigare de la bouche. Pas encore le bon vivant au sourire ensorcelant, prônant, à la Curnonsky – dont il est de deux ans le cadet –, la pratique raisonnée de tous les excès et l’abstention nonchalante de tous les sports. Le golf? Autant courir après une pilule de quinine. Et la course? Oui, s’il faut échapper aux suffragettes qui l’attaquent, un fouet de cheval à la main. Or il en pratique beaucoup, en réalité, et manifeste une extraordinaire agilité jusqu’à épuiser, à un âge avancé, son garde du corps, le fidèle inspecteur Thompson qui, lui, perdra 12 kilos en tentant de suivre son rythme. Poussé sur les scènes d’action, Winston s’expose à tous les dangers, bat un chiffre record du nombre d’accidents, d’une grave chute d’arbre à l’âge de dix-neuf ans aux fractures répétées et à la participation, avant même la Première Guerre, à quatre conflits en terres lointaines, en mission au Soudan puis contre les Boers, en Afrique du Sud. Durant une nuit effroyable, errant dans le désert sur une centaine de kilomètres après avoir échappé à une embuscade, son sauvetage sera Orion, cette constellation en forme de sablier, ce même #let d’étoiles qui, quelque temps plus tard et sans boussole, lui sauvera une seconde fois la vie. Le voici à Durban en Afrique du Sud, acclamé en héros le soir de Noël 1899. Il chassera le rhinocéros et le crocodile, et puis le phacochère à la lance. Lui-même écorché vif, sans anesthésie, il donnera un peu de sa peau, du diamètre d’une pièce de monnaie, pour la faire greffer sur un ami en danger. Un peu de son épiderme délicat, si délicat que Winston se contentera facilement du meilleur.
De sous-vêtements de soie, de bottes Lobb et de pantoufles en antilope grise de chez Hook, Knowles & Co. Une vie quotidienne tout aussi mouvementée, mordant sur le trottoir, en voiture, pour contourner les embouteillages, glissant un chèque de deux guinées dans une enveloppe pour remercier la chiromancienne qui lui annonce de grandes difficultés tout en lui promettant le sommet. Une vie déjà si mouvementée et si fertile en rebondissements qu’on peine à imaginer ce qui peut lui arriver de plus. Or nous ne sommes qu’en 1908. Page 80, et il y en a 1212, dans cette biographie d’Andrew Roberts, sans doute la plus fluide parmi le millier d’autres déjà parues. L’a-t-on imaginé jeune?

À la recherche d’un marque-page, je tombe sur un horaire des marées de 1968, de la région de Beg-Meil dans le Finistère où nous passions nos vacances en famille. Huit colonnes détaillant les phases de la lune commandant les hautes eaux et les basses eaux de cette mer séparant la France du royaume, là-bas, du charbon et de la brique rouge. Là-bas. Vibre un petit nerf. Plus tard, nous avons eu pour voisins Donald et Patricia Prater, Britanniques de retour de Nouvelle-Zélande, une fois leurs trois enfants élevés. Donald à la prestance espiègle et au sourire fugace avait combattu au 4e bataillon des Royal Fusiliers. J’ai fait la bataille du désert, se contentait-il de dire en guise de présentation, persuadé que c’était bien assez, ne se doutant pas de notre ignorance. Les êtres humains ont parfois d’autres qualités insoupçonnées, parfaitement non négociables, qui suscitent autour d’eux une admiration immédiate, où qu’ils se trouvent. Une chanson a capella, trois vers d’un poème, une mélodie sans raison provoquent un effet de surprise qui parfois serre le cœur. Négligeable? Une minute, à peine, tient en respect et peut sauver la vie. Notre voisin possédait un petit instrument à cordes, un petit instrument de rien qui, d’emblée le faisait aimer de tous. Mon père était jaloux, non de la bataille ni du sourire, ni même de la prestance, mais de l’humeur toujours généreuse, ensoleillée, naturelle de son voisin, et surtout parce que Donald jouait du banjo.
Il jouait du banjo à Noël.

1908: l’année où Winston, trente-trois ans, se rend à un dîner auquel, à la dernière minute et pour éviter d’être treize à table, l’hôtesse a convié Clementine Hozier, vingt-trois ans, qui consulte l’état de ses gants, hésite et ne tente que de faire durer sa robe blanche empesée. Winston a été fiancé deux ou trois fois, Clementine aussi, la troisième avec un lord qui avait les faveurs de sa mère, manœuvrant pour les laisser seuls, lâchés dans un labyrinthe toute une après-midi, mais cela n’avait rien donné. Fiasco qui, à la mère de Clementine, rappelle celui de la Cerisaie de Tchekhov, quand les anciens maîtres du domaine laissent seuls Lopakhine et Varia. Et que se passe-t-il? Rien, justement. Ils ne se disent que quelques phrases plates, parlent du froid, du thermomètre qui est cassé, de cette maison abandonnée, qui sera vendue et qu’on ne reverra plus. Tout le contraire survient, à ce dîner de 1908, de la sensation de démangeaison au ravissement, traversés, l’un et l’autre, par ce hunch, sorte d’intuition soudaine, hors de toute attente, presque toujours juste. Mille sept cents lettres, roucoulantes ou austères, échangées plus tard, Clementine sera toujours la reine de Winston. Mille sept cents, c’est aussi le nombre de discours qu’il prononcera d’ici la Deuxième Guerre. Avec un système anti-trous de mémoire bien à lui, mis au point depuis des décennies, en retenant les mots clefs de chaque phrase, scandés et relancés, dans le style psaumes. »

Extraits
« Il se relève toujours. Un phénix.
À se demander s’il faut prescrire le cul-de-sac pour rebondir et le malheur pour s’en sortir.
Un petit rondouillard debout sur les toits, à regarder les bombardements.
Un grand homme.
Ce halo de respect. Trente-sept tomes de mémoires, mille biographes qui dévorent et picorent à leur guise. Recommencent pour dire autrement. Assemblent, omettent, éclairent, poussent, freinent, s’attardent, s’étonnent même quand c’est fini.
Or ce n’est jamais fini. Chaque projecteur pivote dans la nuit, passant aux mêmes endroits, mais ce qu’il éclaire change.
À l’existence ignorée par quantité de gamins, persuadés que Sherlock Holmes, lui, a réellement vécu.
Très aimé. Bruyamment. En silence. Anéantis par le chagrin, les parents des sous-mariniers torpillés. Et tant d’ennemis.
Détesté. Cet incendiaire. Ce Don Quichotte égoïste. » p. 25

« Une maison ? À l’opposé, Chartwell, de cette définition alambiquée: un agrégat de techniques visant à réaliser l’adéquation entre soi et la planète, une pliure cosmique qui fait coïncider la psyché avec la matière. Cet accablement oublie la lumière. Déjà de la vie de l’esprit. Et ça dépasse ces mots solennels. La maison représente davantage que les matériaux qui la composent. Plutôt un lien d’amour qui noue l’homme aux choses.
C’est très vrai de Chartwell. C’est une enveloppe. Comme la peau est le dernier rempart du corps. Comme le siren suit ou zip-up-all-in-one, cette combinaison zipée, si confortable quelle qu’en soit la matière, est le vêtement idéal. Comme le temps, cette couverture, protège et consolide peu à peu les membranes.
Loin devant l’attachement de son propriétaire, Chartwell en est le prolongement naturel, les espaces extérieurs irriguant son être intérieur aussi sûrement et constamment que les passages de textes qu il connaît par cœur.
Blenheim, ce grand machin, ce monstrueux palais de Blenheim aux cent quatre-vingt-sept pièces et quatre hectares de toiture, n’est que le lieu de naissance de Winston. Rien de plus pour celui qui passe ses premières années en Irlande du Nord, à part quelques visites à l’un ou l’autre des membres de sa famille, et qui ne s’installera à Chartwell qu’à l’âge de quarante-neuf ans. Contrairement à d’autres demeures de personnalités, ce manoir, peu à peu et après bien des péripéties, devient l’œuvre de Winston. À la fois le lieu désigné pour rendre visite à l’histoire et du pain bénit pour ceux qui en coulisses vont en assurer l’entretien, recevant ainsi la confirmation qu’on se laisse toujours impressionner par les maisons. » p. 38

« De mème qu’une ville étrangère devient un univers sitôt qu’on connaît un seul de ses habitants, incitant à scanner des yeux, partout, la moindre mention de cette ville, s’intéresser à un nom particulier fait aussitôt voyager dans une vaste constellation. C’est une étoile fixe, d’autant plus brillante si elle s’allume lorsqu’on ne s’y attend pas.
L’aveu de choisir une biographie de Winston comme livre de chevet provoque un sourire, approuvant la perspective de s’encorder pour gravir une haute montagne, avec des provisions en abondance.
À moins que le seul nom de Churchill ne refroidisse l’atmosphère. Trop imposante, la statue, trop glissant, le marbre. Trop préoccupé, le regard, trop difficile à écarter tout à fait, cette transpiration par l’angoisse. Ne flottent plus qu’un relent de vieux cigare, de naphtaline, de toutes ces odeurs en voie de disparition, le crin de cheval et l’herbe mouillée, le soufre et les rubans encreurs, les stencils et les feuilles mortes rassemblées en tas qui fume. L’esprit de sérieux, la soudaine gravité jetée comme du sable sur les départs de feu, les fous rires et les chagrins, les enthousiasmes et les joies trop éruptives. » p. 107

À propos de l’auteur
DESARZENS_Corinne_©DR_La_BaconniereCorinne Desarzens © Photo DR – La Baconnière

Née à Sète en 1952, Corinne Desarzens est une écrivaine et journaliste franco-suisse licenciée en russe. Passionnée par les langues et l’art d’intercepter les conversations, parfois traductrice, auteure de romans, nouvelles et récits de voyage, dont Un Roi (Grasset, 2011), L’Italie, c’est toujours bien (La Baconnière, 2017), elle est l’une des grandes stylistes de Suisse romande. Elle a été lauréate des Prix suisses de littérature en 2020 pour La lune bouge lentement mais elle traverse la ville. (Source: Éditions La Baconnière)

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Les enfants endormis

PASSERON_les_enfants_endormis  RL_ete_2022  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

En lice pour le Prix du roman Fnac 2022
En lice pour le Prix Première Plume 2022
En lice pour le Prix «Envoyé par La Poste» 2022

En deux mots
Bien longtemps après la mort de son oncle Désiré, son neveu veut comprendre ce qui s’est joué dans les années 80. La chronique familiale dans l’arrière-pays niçois se double alors de l’histoire du sida, cette maladie «honteuse» que l’on avait alors décidé de cacher.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Chronique intime des années sida

En explorant la passé familial, Anthony Passeron raconte l’histoire que ses proches voulaient occulter. Mais l’intérêt de ce premier roman tient aussi à l’évocation en parallèle d’une maladie qui s’attaque au système immunitaire et de la lutte menée pour éradiquer ce que l’on va bientôt nommer le sida.

Nous sommes au début des années 1980 dans un village au-dessus de Nice. À ce moment, le narrateur – qui n’est alors qu’un enfant – ne comprend pas l’ostracisme dont est victime son oncle Désiré. Il sait ce que lui a confié son père, c’est-à-dire qu’il a dû aller jusqu’à Amsterdam pour le «récupérer». Cette expédition marque en quelque sorte le début du mystère, car l’histoire familiale s’était jusque-là cantonnée au bout de la vallée de la Roya où l’arrière-grand-père avait créé et développé une boucherie avant de la transmettre à son fils Émile, qui l’avait à son tour l’avait confiée à son père.
Pour lui qui passait désormais la majeure partie de son temps derrière la vitrine, on imagine ce qu’a pu représenter cette expédition de plus de mille kilomètres en compagnie de son cousin. Il a toutefois fini par retrouver son frère et à le ramener avec Maya, une Hollandaise mineure et sans passeport, avec qui il partageait le salon chez ses amis hollandais. «Les deux amoureux avaient du haschich plein les poches, mais tout s’est déroulé sans encombre. Ils sont arrivés au village tard dans la nuit.»
Ce n’est que quelques mois plus tard, quand un autre fléau aura essaimé dans la région, l’héroïne, que la famille commencera à s’inquiéter. D’autant que Désiré pioche dans la caisse pour payer sa drogue et que plusieurs faits divers alertent sur ses ravages. Mais lui et sa compagne sont déjà accro. Ils vont régulièrement chercher leur dose à Nice et ne se préoccupent pas des mises en garde des équipes de recherche médicale qui alertent sur la transmission du sida par le sang. Le verdict va alors tomber: le couple est séropositif.
Vient alors l’heure du déni. «Des médecins qui constatent la dégradation progressive de leur patient. Une mère qui affirme que son fils ne souffre pas d’une maladie d’homosexuels et de drogués. Un fils qui dit qu’il ne se drogue plus. À chacun son domaine: aux médecins la science, à ma famille le mensonge.»
La réalité de l’épidémie va s’imposer. Aux décès de l’oncle, de la tante et de la nièce s’ajoutent ceux de personnalités telles que Michel Foucault ou Rock Hudson. Sur fond de rivalité et de tâtonnements entre les travaux des équipes américaines et françaises, les millions de victimes s’additionnent.
Aussi pudique que documentée, l’écriture d’Anthony Passeron retrace ce drame intime et ce combat universel. Du coup, la détresse de cette famille, c’est aussi la nôtre face à un fléau qui fait peur parce que les informations sont trop parcellaires, parce que les quelques cas déclarés ici et là vont sont transformer en une gigantesque vague qu’il n’est désormais plus question de maîtriser. Tout au plus, on va tenter de l’endiguer, notamment en misant sur la prévention. Bouleversant!

Les enfants endormis
Anthony Passeron
Éditions Globe
Premier roman
288 p., 20 €
EAN: 9782383611202
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le haut-pays niçois. On y évoque aussi un voyage à Amsterdam.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quarante ans après la mort de son oncle Désiré, Anthony Passeron décide d’interroger le passé familial. Évoquant l’ascension sociale de ses grands-parents devenus bouchers pendant les Trente Glorieuses, puis le fossé qui grandit entre eux et la génération de leurs enfants, il croise deux récits : celui de l’apparition du sida dans une famille de l’arrière-pays niçois – la sienne – et celui de la lutte contre la maladie dans les hôpitaux français et américains.
Dans ce roman de filiation, mêlant enquête sociologique et histoire intime, il évoque la solitude des familles à une époque où la méconnaissance du virus était totale, le déni écrasant, et la condition du malade celle
d’un paria.

Les critiques

Babelio
Lecteurs.com

France Inter (Ilana Moryoussef)

Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« Prologue
Un jour, j’ai demandé à mon père quelle était la ville la plus lointaine qu’il avait vue dans sa vie. Il a juste répondu : « Amsterdam, aux Pays-Bas. » Et puis plus rien. Sans détourner les yeux de son travail, il a continué à découper des animaux morts. Il avait du sang jusque sur le visage.
Quand j’ai voulu connaître la raison de ce voyage, j’ai cru voir sa mâchoire se crisper. Était-ce l’articulation d’une pièce de veau qui refusait de céder ou ma question qui l’agaçait ? Je ne comprenais pas. Après un craquement sec et un soupir, il a enfin répondu : « Pour aller chercher ce gros con de Désiré. »
J’étais tombé sur un os. C’était la première fois, de toute mon enfance, que j’entendais dans sa bouche le nom de son frère aîné. Mon oncle était mort quelques années après ma naissance. J’avais découvert des images de lui dans une boîte à chaussures où mes parents gardaient des photos et des bobines de films en super-8. On y voyait des morts encore vivants, des chiens, des vieux encore jeunes, des vacances à la mer ou à la montagne, encore des chiens, toujours des chiens, et des réunions de famille. Des gens en tenue du dimanche qui se réunissaient pour des mariages qui ne tiendraient pas leurs promesses. Mon frère et moi, nous pouvions regarder ces images pendant des heures. On se moquait de certains accoutrements et on essayait de reconnaître les membres de la famille. Notre mère finissait par nous dire de tout ranger, comme si ces souvenirs la mettaient mal à l’aise.
J’avais des milliers d’autres questions à poser à mon père. De très simples, comme : « Pour aller à Amsterdam, il faut tourner à gauche ou à droite après la place de l’église ? » D’autres, plus difficiles. Je voulais savoir pourquoi. Pourquoi, lui qui n’avait jamais quitté le village, il avait traversé toute l’Europe à la recherche de son frère ? Mais à peine avait-il ouvert une brèche dans son réservoir de chagrin et de colère qu’il s’est empressé de la refermer, pour ne pas en mettre partout.
Dans la famille, tous ont fait pareil à propos de Désiré. Mon père et mon grand-père n’en parlaient pas. Ma mère interrompait toujours ses explications trop tôt, avec la même formule : « C’est quand même bien malheureux tout ça. » Ma grand-mère, enfin, éludait tout avec des euphémismes à la con, des histoires de cadavres montés au ciel pour observer les vivants depuis là-haut. Chacun à sa manière a confisqué la vérité. Il ne reste aujourd’hui presque plus rien de cette histoire. Mon père a quitté le village, mes grands-parents sont morts. Même le décor s’effondre.
Ce livre est l’ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence. J’ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d’autres, a traversé dans une solitude absolue. Mais comment poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ? Comment parler à leur place sans que mon point de vue, mes obsessions ne supplantent les leurs ? Ces questions m’ont longtemps empêché de me mettre au travail. Jusqu’à ce que je prenne conscience qu’écrire, c’était la seule solution pour que l’histoire de mon oncle, l’histoire de ma famille, ne disparaissent pas avec eux, avec le village. Pour leur montrer que la vie de Désiré s’était inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux. Et les aider à se défaire de la peine, à sortir de la solitude dans laquelle le chagrin et la honte les avaient plongés.
Pour une fois, ils seront au centre de la carte, et tout ce qui attire habituellement l’attention se trouvera à la périphérie, relégué. Loin de la ville, de la médecine de pointe et de la science, loin de l’engagement des artistes et des actions militantes, ils existeront, enfin, quelque part.

Première partie
Désiré

MMWR
Le MMWR (1), le bulletin épidémiologique hebdomadaire publié aux États-Unis par les centres de prévention et de contrôle des maladies CDC (2), compte peu d’abonnés en France. Parmi eux, Willy Rozenbaum, qui dirige le service des maladies infectieuses de l’hôpital Claude-Bernard à Paris. À trente-cinq ans, avec sa moto, ses cheveux longs et son passé de militant au Salvador et au Nicaragua, l’infectiologue détonne dans le milieu médical parisien.
Le matin du vendredi 5 juin 1981, il feuillette le MMWR de la semaine qu’il vient de recevoir à son bureau. On y décrit la réapparition récente d’une pneumopathie extrêmement rare, la pneumocystose. On la croyait presque disparue, mais, selon le service qui comptabilise les prescriptions médicamenteuses aux États-Unis, elle réapparaît de manière surprenante, presque incompréhensible. Alors que d’ordinaire, cette maladie ne touche que les patients dont le système immunitaire est affaibli, les cinq cas recensés en Californie concernent des hommes jeunes et jusqu’alors en pleine santé. Parmi les rares informations dont dispose l’agence de santé publique américaine à ce stade, l’article relève que, curieusement, tous les patients concernés sont homosexuels.
L’infectiologue referme le rapport et reprend ses travaux de recherche avant d’assurer ses consultations de l’après-midi.
Deux hommes se présentent ce jour-là. Ils se tiennent par la main. L’un d’eux, un jeune steward amaigri, se plaint d’une fièvre et d’une toux qui durent depuis plusieurs semaines. Comme aucun des médecins de ville qu’il a consultés n’a réussi à le soigner, il est venu au service des maladies infectieuses et tropicales de Claude-Bernard. Willy Rozenbaum, perplexe, consulte le dossier que le steward lui tend. Il examine le jeune homme, lui prescrit une radiographie et d’autres examens pulmonaires.
Lorsque celui-ci revient quelques jours plus tard, les résultats de ses examens finissent de convaincre l’infec¬tiologue. Comme il le suspectait, son patient souffre d’une pneumocystose.
La coïncidence est extraordinaire. L’état de ce patient correspond trait pour trait à ce que le médecin avait lu dans le MMWR : une maladie très rare du système pulmonaire survenue chez un sujet jeune, homosexuel, qui n’a aucune raison d’être immunodéprimé. Tout est là, devant ses yeux. C’est la même affection, une maladie quasi éradiquée, qui vient d’être observée chez six patients, cinq Américains et, désormais, un Français.

Le décor
Des mouches. Des mouches de partout. Des mouches sur les morceaux de viande, sur les vitres. Des mouches noires qui jurent sur le carrelage blanc. Des mouches qui copulent sur les côtes de porc et les cuisses de poulet. Des mouches qui naissent dans les plis d’un rosbif et qui meurent, noyées dans le sang. Des mouches qui jubilent dans le bourdonnement du compresseur de la vitrine réfrigérée et qui se rient de la lumière bleue installée pour les électrocuter. Des mouches qui ont définitivement gagné.
C’est à peu près tout ce dont je me souviens du magasin de mes grands-parents. Une boucherie vide et silencieuse, désertée par la plupart des clients d’antan. Ceux qui y viennent encore le font en soutien à la famille, dans un dernier geste de solidarité. Ils discutent un moment, prennent des nouvelles davantage que de la marchandise.
Aujourd’hui, il n’en reste rien. Un panneau « À vendre ou à louer », assorti d’un numéro de téléphone, est affiché sur la vitrine. Toute la rue a subi le même sort. Le primeur, le salon de coiffure, le libraire, le réparateur de télévisions, la mercerie. Tous les commerces ont été progressivement abandonnés, comme les appartements au-dessus. Faute de candidats à la location, ils ont baissé le rideau. De l’époque faste, il ne demeure qu’un survivant en sursis : un petit institut de beauté au style désuet. La rue est désespérément vide. On n’y croise plus que des chats errants qui ont pris possession des caves des magasins. Ils vont et viennent à travers les grilles déchirées des trappes d’aération qui affleurent au ras des trottoirs. Quelques adolescents zonent parfois dans le coin. Perchés sur des scooters bricolés, assis sur les marches des anciennes boutiques, ils se disputent des paquets de cigarettes, s’insultent à longueur de journée. En l’espace de quelques décennies, l’ancienne sous-préfecture, autrefois prospère, s’est inexorablement endormie. Le centre est devenu périphérie. Les cris des enfants se sont tus. Mon décor a disparu.
Ça pourrait avoir son charme, pourtant. Avec les platanes le long de la rivière, le marché paysan et les ruelles, on pourrait se croire dans une Provence fantasmée. Mais autour du vieux village, les HLM décrépits, les épaves de voitures et les usines fermées racontent une tout autre histoire. Pour la comprendre, il faut d’abord en situer le territoire : une bourgade oubliée, perdue à la lisière de deux mondes, quelque part entre la mer et la montagne, la France et l’Italie. Puis, présenter la topographie : un village installé au fond d’une vallée, à la confluence d’une rivière et d’un fleuve dans ses dernières résistances alpines, juste avant qu’il ne s’abandonne à la plaine et vienne mourir dans la Méditerranée. Dire ensuite la rudesse du climat, les hivers qui s’éternisent au fond des replis encaissés, et les étés qui accablent, comme si, des climats alpin et méditerranéen, on n’avait gardé que le pire. Entre les forêts de pins sombres perdues dans la brume et les chênaies des adrets les plus favorables, le village s’était toutefois imposé comme une place commerciale où les paysans des hameaux voisins venaient vendre leurs maigres productions. Enfin, il faut intégrer à cette description des éléments historiques, rappeler que jusqu’au milieu du XIXe siècle, cette bourgade délaissée aux marges du comté de Nice, c’était encore l’Italie. Quand était venu le temps de l’annexion, la France en avait fait une sous-préfecture. Elle tentait de susciter ici un sentiment d’attachement à la patrie nouvelle. La construction de la route nationale et du chemin de fer reliant Nice à Digne avait permis au territoire de sortir peu à peu de l’enclavement. Des chantiers titanesques, du percement des tunnels à l’édification de viaducs monumentaux, menés à grand renfort d’ouvriers italiens, avaient ouvert la voie vers le littoral.
Malgré une économie plutôt fragile, une fraction de la population était parvenue à s’enrichir, à accumuler des biens : des entreprises, des commerces, des terrains et des appartements. Face à la vie austère des ouvriers des champs et des fabriques, une petite bourgeoisie locale se distinguait, accédait à une vie plus confortable. Sur les cartes postales en noir et blanc du début du XXe siècle, on voit ces familles qui flânent fièrement sur la promenade longeant la rivière, s’installent à la terrasse du café sur la place. L’une de ces photographies d’époque montre la devanture impeccable du magasin de ma famille. Un homme en costume se tient à l’entrée, droit et fier. Son nœud papillon et son chapeau sont impeccables. Il s’appelle Désiré. Mon arrière-grand-père fixe l’objectif d’un air sévère. Le contraste avec les autres habitants qui remontent la rue dans leurs salopettes de travail sales et rapiécées est saisissant. Cette image jaunie raconte à elle seule tout ce que signifiait notre nom. »

1. Morbidity and Mortality Weekly Report : bulletin hebdomadaire de morbidité et mortalité.
2. Centers for Disease Control and Prevention : le siège des CDC est situé à Atlanta, en Géorgie.

À propos de l’auteur
PASSERON_Anthony_Jessica_JagerAnthony Passeron © Photo Jessica Jager

Anthony Passeron est né à Nice en 1983. Il enseigne les lettres et l’histoire-géographie dans un lycée professionnel. Les Enfants endormis est son premier roman.

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Laissez-moi vous rejoindre

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Prix l’impromptu du premier roman francophone

En deux mots
Dans le Cuba des années cinquante, Haydée Santamaria rejoint La Havane et découvre l’engagement politique, la misère sociale et la répression policière. Aux côtés de son frère et de son fiancé, elle lutte pour davantage de justice. Un combat qui va mener jusqu’à la révolution castriste.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«La patrie ou la mort»

Dans un premier roman de bruit et de fureur, Amina Damerdji retrace les jours qui ont conduit Haydée Santamaria, une des rares femmes à mener la lutte, jusqu’à la révolution cubaine. Un récit documenté et émouvant.

«Je suis la camarade Haydée Santamaria, l’héroïne de la Moncada, la dirigeante politique, la seule femme qui a sa place au Comité central, et ce soir, je vous le promets, avant votre disparition, je vous raconterai tout.» Nous sommes à Cuba au début des années cinquante. Il n’est pas encore question de révolution, mais déjà d’engagement politique. La jeunesse et surtout les étudiants s’emparent d’idées nouvelles, cherchent une voie pour un pays que beaucoup voient à la botte des États-Unis, sous le joug de grands propriétaires terriens, sans autres perspectives que la corruption ou encore la prostitution.

C’est dans cette ambiance bouillonnante que Haydée va s’impliquer toujours davantage dans la lutte, même si au début elle suivait plus son frère Abel et cherchait d’abord l’évasion aux côtés de ses amis en allant danser tout en enfilant les cuba libre. Ses préoccupations tenaient alors davantage à la façon de s’habiller, de se faire belle – elle qui se voyait moche – et de ne pas se voir exclue du groupe. Jusqu’à ce que l’amour s’en mêle. Alors, avec Boris, l’employé de Frigidaire, elle va non seulement trouver un mari mais concrétiser leur projet commun, fonder un journal. Tiré à 500 exemplaires dans des conditions artisanales, cet organe de presse aura l’heur de plaire aux frères Castro, Raul et Fidel, qui déjà cherchent le moyen de rassembler le peuple contre la dictature qui s’installe. «Fidel, exultant, a plongé deux doigts sous sa chemise et s’est caressé le torse. Il ignorait quand, il ignorait comment, mais les Cubains finiraient par craquer, par exprimer leur rage. Notre travail, notre tâche politique, historique soulignait-il, était d’être prêts. D’appuyer. D’organiser. D’éviter le bain de sang et de renvoyer Batista en Amérique.»

Haydée va alors raconter ces jours qui vont mener à la révolution, à ce 26 juillet qui deviendra par la suite jour de fête nationale. Une date glorieuse pour le pays, tragique pour elle.

L’habile construction proposée par Amina Damerdji, qui situe la confession d’Haydée le 26 juillet 1980, soit bien des années après les événements, lui permet tout à la fois d’avoir le recul nécessaire pour analyser les faits et montrer combien les plaies ouvertes à ce moment sont restées vives. Et que dans l’envolée lyrique de Che Guevara devenue le slogan de cette révolution, «la patrie ou la mort», on peut choisir la seconde proposition et oublier la patrie.

Laissez-moi vous rejoindre
Amina Damerdji
Éditions Gallimard
Premier roman
320 p., 20 €
EAN 9782072940439
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé à Cuba.

Quand?
L’action se déroule durant le seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je ne peux pas dire que nous ayons pris les armes pour ça. Bien sûr que nous voulions un changement. Mais nous n’avions qu’une silhouette vague sur la rétine. Pas cette dame en manteau rouge, pas une révolution socialiste. C’est seulement après, bien après que, pour moi en tout cas, la silhouette s’est précisée. »
Cuba, juillet 1980. En cette veille de fête nationale, Haydée Santamaría, grande figure de la Révolution, proche de Fidel Castro, plonge dans ses souvenirs. À quelques heures de son suicide, elle raconte sa jeunesse, en particulier les années 1951-1953 qui se sont conclues par l’exécution de son frère Abel, après l’échec de l’attaque de la caserne de la Moncada.
L’histoire d’Haydée nous plonge dans des événements devenus légendaires. Mais ils sont redessinés ici du point de vue d’une femme, passionnément engagée en politique, restée dans l’ombre des hommes charismatiques. Ce premier roman offre le récit intime et pudique d’une grande dame de la révolution cubaine gagnée par la lassitude et le désenchantement, au seuil de l’ultime sacrifice.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Page des libraires (Nathalie Jakobowicz, Librairie Le Phare, Paris)
Le comptoir (Maïlys Khider)
Le Petit Journal
Blog Sur la route de Jostein
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe
Blog Livres agités


Amina Damerdji présente son premier roman Laissez-moi vous rejoindre © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Je ne peux pas dire que nous ayons pris les armes pour ça. Bien sûr que nous voulions un changement. Mais nous n’avions qu’une silhouette vague sur la rétine. Pas cette dame en manteau rouge, pas une révolution socialiste. C’est seulement après, bien après que, pour moi en tout cas, la silhouette s’est précisée.
Je n’aime pas parler du 26 Juillet. Je l’ai fait quelques fois pour faire plaisir à la presse. Mais tout de suite, j’ai la voix qui coince et qui se terre, persuadée que, si elle reste comme cela, bien tapie au fond de la gorge, elle finira par décourager les journalistes. Affluent alors à mon esprit tant de souvenirs qu’ils vont plus vite que ce que je pourrais exprimer et c’est difficile de dire ce qu’on voit si vite car ce sont trop d’images à la fois et on ne peut jamais en dire qu’une seule. Pourtant, je n’ai jamais laissé personne repartir le calepin vide. Je lâche toujours un petit quelque chose, n’importe, un doigt, celui d’Abel mon frère, posé sur ses lèvres tandis qu’ils l’emmenaient dans la salle d’interrogatoire et que, sans se débattre, il me fixait.
Et le lendemain c’est une double page dans Granma, le doigt de mon frère devenu gros titre et, plus large que le texte, mon portrait, jeune et souriante dans la Sierra, redressant d’une main sale mon béret de milicienne.
Je n’ai jamais eu de facilité à parler en public. Chaque fois, c’est la même chose : je transpire tellement que mon carré, censé encadrer strictement mon visage, devient une couronne de frisottis noirs. Ce n’est pas de la coquetterie. C’est vrai que je parle tout le temps. Mes fonctions m’obligent à passer mes journées la bouche ouverte. Entre le Comité central où il faut faire trembler les tables pour se faire entendre et ces réunions de prix littéraires où je dois coudre ma voix aux modulations des écrivains que j’ai nommés, je ne dis pas, je sais donner le change. Mais parler du 26 Juillet c’est autre chose. N’oubliez pas que ces hommes que notre jeunesse découvre dans ses manuels, moi, je les ai aimés.
Au début, nous n’avions rien d’une organisation. Nous étions juste une poignée de jeunes, une bande de copains du Parti du peuple qui s’entassaient dans ce bout d’appartement. Je n’ose pas dire appartement tellement c’était petit. Parfois, Abel et moi cuisinions pour deux et il y en avait dix le soir qui débarquaient. Nous effilochions les morceaux de viande. Nous reversions du riz dans la casserole. Nous faisions ce que nous pouvions pour que tout le monde mange, même si ce n’était pas grand-chose. Puis, comme les discussions nous emmenaient tard dans la nuit, il arrivait qu’ils restent tous dormir. Nous nous serrions sur le carrelage. Moi, souvent la seule fille, j’avais droit au lit, où Boris me rejoignait. Mon frère allait par terre avec les autres. Il disait que ça ne le dérangeait pas. Mais le lendemain, en se réveillant tout recroquevillé contre le mur, il se moquait des pieds de Boris qui dépassaient du matelas. Boris ne dormait pas. De toutes ces nuits, je crois qu’il n’y en a pas eu une où la jalousie lui ait laissé fermer les yeux. Si je m’agitais, il me remontait vite le drap jusqu’au menton. Il exigeait que je dorme tout habillée.
Les soirs où je tardais à m’assoupir, je regardais discrètement par-dessus son épaule ronde de boxeur et je les voyais tous, jambes et bras collés, s’articuler, au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le sommeil, en une forme mouvante sur le sol. Fidel dormait toujours sur le dos, les paupières rivées au plafond, les jambes raides et écartées. D’autres, au contraire, s’enroulaient sur eux-mêmes. Le rhum faisait pousser des ronflements.
Mais rien de tout cela ne me dérangeait. Nous voulions être ensemble. Bien nous préparer. Et ces dernières nuits de juillet 1953, si près, enfin, du grand jour, je m’endormais en un battement de cils. J’étais confiante. Il ne restait qu’un minuscule grain de sable sous mes paupières : mes parents. Ils n’allaient pas nous comprendre. Abel en parlait beaucoup. Mais je savais que nous étions du bon côté et que tôt ou tard ils finiraient par s’en rendre compte. Oui, c’est ce que je pensais. Sans doute parce que j’avais besoin de le penser aussi.
Cet appartement qui fait l’angle des rues 25 et O, tout le monde peut le voir. Deux grands ficus grattent sa façade bleue. À l’intérieur, ils ont tout reproduit. À la tache de café près. Je vous parle d’une époque où mon frère et moi nous saignions pour ce deux-pièces minuscule. Cinquante dollars. C’était presque tout le salaire d’Abel qui y passait. Aujourd’hui, il n’y a plus personne. Même moi je n’aime plus y aller.
Depuis cet appartement, comme vous le savez, nous nous sommes divisés pour aller à Santiago.
Été 1951. S’il fallait tracer une croix sur le calendrier, je dirais que c’est là que tout a commencé. Du moins pour moi qui vivais toujours à Encrucijada chez mes parents. Quelques lattes de bois, un seul étage : ma maison d’enfance était sans chichis. C’était celle du fond, le dernier repère sur le croquis gribouillé dans la paume des ouvriers qui, d’avril à septembre, défilaient devant notre porte. Encrucijada, à l’époque, n’était pas la ville-musée d’aujourd’hui. C’était un gros village au milieu des champs avec, le soir, la chaleur qui se condensait et gouttait le long des grandes feuilles.
Cet été-là, derrière les persiennes closes, notre vie s’était réorganisée autour du frigidaire. Il était neuf et brillait dans la pénombre. Ma mère, Joaquina, qui malgré la chaleur ne découvrait pas un centimètre de ses épaules, avait installé une chaise dans la cuisine. Elle passait ses journées assise là, lisant à voix haute des vies de saints et entrouvrant régulièrement la porte pour recevoir, la tête en arrière, l’air frais. Mon père avait beau grommeler qu’elle finirait par bousiller le compresseur, elle était, comme d’habitude, têtue.
Elle tenait à ce qu’il y ait toujours cinq verres vides dans le frigo. Cela faisait quatre mois qu’Abel avait déménagé à La Havane, Ada pouponnait à dix kilomètres mais ma mère continuait à vivre comme si n’importe lequel de ses enfants allait, d’une minute à l’autre, passer le pas de la porte et exiger un verre d’eau fraîche. Je les voyais tous les cinq, alignés, opacifiés par le froid, lunettes embuées derrière lesquelles battaient, depuis La Havane, les grands cils de mon frère. Depuis qu’il avait adhéré au Parti du peuple, Abel ne répondait plus à mes lettres.
Le dimanche, j’avais pris l’habitude de me lever avant tout le monde. Je traversais le couloir sur la pointe des pieds, poussais sans respirer la porte de la chambre de mon père et repartais, sans oxygène, les joues cramoisies mais le visage triomphant, avec, sous le bras, le boîtier marron du poste radio. Puis je me remettais au lit en attendant que l’eau arrive à ébullition. Le train sifflait toujours plus fort que la cafetière. Les wagons débordaient. À dix heures précises, avec une tasse de café brûlante dans la main, je tournais le bouton crénelé et fermais les yeux. La voix claire d’Eduardo Chibás brisait d’un coup les sifflements. Chibás, comment dire… C’était une sorte de vieil oncle. Quelqu’un qui, quand tout le monde est allé se coucher, vous déballe, en remuant le rhum dans son verre, tous les secrets de famille. Sauf qu’il était le seul, lui, le chef du Parti du peuple, à révéler ces secrets sur une radio nationale.
Certains dimanches, j’avais faim et je petit-déjeunais au lit. J’emportais sur un plateau la cafetière, un morceau de pain, un bout de beurre et du miel. Les sablés à la goyave, je les réservais toujours pour le début de l’émission. Dès que j’entendais la musique d’annonce, je croquais à pleines dents dans le petit biscuit rond et laissais couler la confiture entre mes dents. Aujourd’hui encore, quand j’achète ces pâtisseries chez les marchands de rue, je me rappelle ces dimanches où mon frère était à trois cents kilomètres, vivant.
Mon père n’aimait pas que j’écoute Chibás. Il ne me l’interdisait pas mais dès que je replaçais, les yeux brillants, le poste sur sa commode, il disait : « “Morale contre argent”, crois-moi ton Chibás il veut la même chose que tous les autres : être élu. » Mais moi, je savais qu’il était du bon côté.
Tandis que le pays crevait de chaleur et que les journaux s’étaient transformés en bulletin météorologique, Chibás avait annoncé la remise imminente à la presse de preuves : tout, jusqu’au sommet de l’État, pourrissait. Alors plus un jour ne se passait sans qu’on voie, dans n’importe quelle feuille de chou, sa tête joufflue au menton aplati et son doigt accusateur levé vers l’objectif. Ministres, maires et petits administrateurs locaux se déchaînaient. Ils le traitaient publiquement de menteur. Ils se moquaient : « On attend toujours qu’il les remette, ses soi-disant preuves, l’État est propre comme un gant blanc. » L’émission n’était jamais finie que ma mère tapait violemment à la porte :
— La messe ! Dieu n’aime pas les retardataires.
Elle avait pris l’habitude de dire Dieu pour parler d’elle.
Ce premier dimanche du mois d’août 1951, je m’étirais sur mon drap quand la porte s’est ouverte. Ma mère, vêtue d’une robe à carreaux noirs et blancs boutonnée jusqu’au menton, me regardait en clignant des yeux. Elle n’avait pas mis ses lunettes.
— Le fils Ramírez vient avec nous ! Je t’ai sorti le fer. Et vire-moi tous ces bouquins du lit !
Elle se méfiait de mes livres, a fortiori quand ils étaient d’occasion. Dès qu’elle en apercevait un sur une étagère, elle courait chercher ses lunettes, feuilletait les pages du bout des doigts, piochait un mot par-ci, un mot par-là, et si l’ensemble lui semblait inconvenant pour une jeune fille, une jeune fille à marier qui plus est, elle criait :
— Benigno ! Benigno ! Viens voir ce que ces imbéciles de communistes ont encore donné à lire à ta fille !
J’avais beau lui expliquer que le club de lecture n’était pas l’exclusivité du Parti socialiste populaire, elle finissait toujours par garder l’ouvrage et aller le leur rendre elle-même en les injuriant. Alors il y avait des livres que je lisais dehors, allongée sur la terre battue, au coin des routes que personne n’empruntait. À cette époque je me fichais à peu près de tout, y compris des invectives que je recevais si les taches de terre sur ma jupe ne disparaissaient pas à la première lessive. De toute façon, ce que je préférais, c’était la littérature, et la littérature, comme le sifflait ma mère, c’était tout à fait inoffensif. À condition, bien sûr, de ne pas en abuser. En réalité, elle espérait qu’un roman finirait un jour par faire battre ce caillou qui, selon elle, pesait si lourd dans ma poitrine.
Assise sur mon lit, les narines pincées par l’odeur de cheveu brûlé, j’enroulais les mèches autour de la tige brûlante en métal. Mais les boucles ne se formaient pas. Je soupirais. Il fallait s’efforcer. Même si au fond ma mère se fichait de ma coiffure. La seule chose qui la préoccupait réellement était le fait qu’à bientôt trente ans son aînée ne fût toujours pas mariée.
José Ramírez était le fils unique d’un administrateur local. Il avait à peine deux ans de plus que moi et une chevelure triste qu’il gominait. Il avait étudié dans un lycée privé de La Havane avant que son père ne ramasse toutes ses économies pour l’envoyer se former à New York. Il était récemment rentré à Cuba avec une petite fortune et quelques photographies de Harry Truman. Une semaine plus tôt, il était venu nous rendre visite avec un grand cliché encadré représentant un homme chauve en costume qui regardait à côté de l’objectif : « Pour José, et vive l’amitié entre Cuba et les États-Unis d’Amérique. Harry S. Truman ». Il me l’avait presque collé au nez, en répétant que le président Truman avait « une sacrée poignée de main », il était même allé jusqu’à mimer le geste pensant que, comme je ne réagissais pas, je ne comprenais pas. L’idée de le revoir m’irritait.
Deux heures plus tard, j’étais dans l’entrée, étouffée dans une robe qui bouffait aux manches, les cheveux bouclés comme un épagneul avec, sur les lèvres, une pâte rose vaguement brillante. Sur le cadran, l’aiguille rouillée avait presque avancé jusqu’à onze heures. C’était une horloge en chêne que mes parents avaient emportée de Galice. Joaquina s’impatientait sur le perron en tapant du pied. Elle m’avait obligée à glisser les miens dans des escarpins qui me blessaient. Mon père, enfoncé dans son rocking-chair, a entrouvert, sous ses sourcils broussailleux, au milieu des plis de peau et des rides, deux yeux minuscules. Il détestait la messe, et encore plus mes prétendants.
Au retour de l’église, un plateau de viandes froides attendait sur la table de la salle à manger. On avait sorti le service en porcelaine. Il était blanc avec des bordures fleuries. La nappe, elle, était blanche sans fioriture. Je me retrouvais assise à gauche du fils Ramírez, en face de lui ma mère, à sa droite mon père dont les yeux, mieux ouverts depuis, manquaient encore d’éclat. Ramírez se tenait les jambes écartées sur sa chaise. Son pantalon remontait au-dessus de sa chaussette, découvrant des poils touffus.
— C’était un sermon plein de profondeur, a-t-il dit en se servant une tranche de roastbeef.
Ma mère, toute coincée dans sa robe, lui a tendu la mayonnaise qui a tremblé dans la coupelle. Ramírez y a plongé sa cuiller.
— Avec toute la discorde qu’il y a dans ce pays, c’est ça, le message que l’Église doit porter…
Il s’est tourné vers moi.
— Vous savez, Haydée, vous devriez lire l’Épître aux Corinthiens.
— Je vous remercie mais je ne lis que des romans.
— Les romans… – Ramírez mâchouillait son roastbeef. – Pour moi, ce qui compte, c’est le message du Christ. Au fond, il n’y a que ça de vrai : l’amour !
Il a révélé des dents recouvertes de mayonnaise.
— Et comme on dit, tout le reste n’est que… littérature !
Le rire de ma mère a fait peur aux guêpes qui commençaient à se poser sur la viande. Elles étaient entrées par la fenêtre. Mon père a remué un torchon, essayant sans doute de chasser, avec les insectes, son ennui. Mais elles revenaient et je leur jetais des regards suppliants dès qu’elles s’approchaient de Ramírez.
Lorsque nous nous sommes levées pour aller prendre le thé, ma mère m’a pincé le bras.
— Tu arrêtes ça maintenant. Et franchement, rhabille-toi.
Avec la chaleur, les manches bouffantes de ma robe collaient par endroits à ma peau. Je les avais remontées jusqu’aux épaules. Dans le salon, l’air moite s’était engouffré par la fenêtre restée ouverte depuis le matin. Ramírez écartait les narines et mon père s’épongeait le front avec le torchon à guêpes. Le roulement d’un train a fait tourner nos quatre visages vers l’extérieur. Ramírez a exagérément levé le sourcil.
— C’est fou, tous ces trains qui passent.
Le sucre est tombé dans la théière. Ma mère touillait en ne trouvant plus rien à ajouter. Elle a servi des tasses trop pleines. Ramírez a aspiré la première gorgée dans un sifflement de chaudière.
— Ça vous dirait, Haydée, d’aller vous promener sur la plantation tout à l’heure ? On pourrait monter sur la grande tour et regarder les gens travailler avec leurs machettes.
C’était une tour ancienne avec un escalier en colimaçon et des marches glissantes. J’y allais avec Abel à l’automne, à la saison où les champs ne sont que des duvets de fleurs argentées. Ramírez a aspiré une nouvelle gorgée de thé. Mes efforts pour lui avaient commencé trop tôt pour que j’aille encore me balader juchée sur ces escarpins qui me faisaient des ampoules, tenir son bras sur la route caillouteuse, grimper les vingt étages pour subir deux ou trois commentaires ronflants sur le coucher du soleil.
— À condition, a dit ma mère en se levant, de ne pas rentrer trop tard.
Ramírez a avalé en vitesse sa dernière gorgée de thé d’un air responsable. J’ai changé de chaussures et nous sommes partis.
Mes orteils s’étendaient enfin à plat. Ils respiraient sous la fine toile des tennis. Nous marchions en silence. Le soleil, au bout de sa course, ne s’essoufflait pas. Il cognait. Il faisait perler à la racine des cheveux de Ramírez de grosses gouttes de sueur qui roulaient ensuite jusqu’au col de sa chemise. Sa gomina luisait.
La route qui coupait en deux le champ de cannes était défoncée par les camions. Chaque pas décollait un mélange de terre sèche et de cailloux que je regardais se déposer sur mes chaussures. Tout au bout, la tour se dressait avec insolence. Elle avait été coriace. Elle avait eu raison des cyclones et des tremblements de terre. Elle témoignait d’une époque dont plus personne ne parlait, celle où les maîtres gravissaient ses marches pour, nichés dans son bois frais, surveiller les esclaves de la plantation. Voilà ce à quoi s’étaient occupés les Espagnols pendant deux siècles. À monter les étages. À scruter les champs, la main en visière pour se protéger du soleil. À guetter une incartade, une sieste à l’ombre grillagée des hautes tiges ou, pire, une fuite. Non, plus personne ne surveillait les travailleurs du sucre. Il suffisait d’attendre le soir et de faire le comptage. Chaque ouvrier réunissait son tas de la journée. Et en fonction du nombre, il recevait sa rémunération.
— Regardez celui-là ! a dit Ramírez avec enthousiasme. Il a l’âge de mon grand-père et il est fort comme un bœuf !
L’homme aux cheveux blancs donnait de grands coups de machette. D’un premier, il détachait la canne du sol. Le métal résonnait dans la tige creuse. D’un deuxième, il ôtait les feuilles à la cime qui tombaient en bruissant. Soudain, le vieil homme a lâché son outil par terre. Il respirait bruyamment, courbé. Sa chemise était trempée. Elle lui collait à la peau, laissant apparaître toutes ses côtes. Le vent aurait pu jouer du xylophone sur son dos. Le vieil homme n’arrivait toujours pas à reprendre son souffle.
— Allez, encore un peu de niaque ! l’a encouragé Ramírez.
Le vieillard a posé sur lui des yeux errants. Ramírez a levé le bras en signe d’encouragement puis, sans s’arrêter de marcher, il s’est tamponné le front avec son mouchoir.
— Vous savez, Haydée, c’est primordial, de stimuler les ouvriers.
Nous avions fait plusieurs mètres quand les coups de machette ont repris.
Nous avons grimpé les marches de la tour en silence. Ramírez avait tenu à suivre les usages, à me précéder dans l’escalier. Mais il était lent. Il s’arrêtait à chaque seconde. Il soufflait en écartant fort les narines, il s’épongeait le front de son mouchoir humide, puis il repartait. Ses mains laiteuses, à la peau gonflée par l’alcool et l’eau des bains, serraient la rampe.
Au sommet, le vent s’est engouffré dans les manches de ma robe. Elles me faisaient des ailes, des ailes pour planer au-dessus de la campagne sucrière qui s’offrait d’un bloc à mon œil. L’ouverture sous la coupole était grande. Elle faisait le mur entier. Ces cannes qui me dépassaient de trois têtes tout à l’heure ressemblaient maintenant à des brindilles contre lesquelles les ouvriers, encore plus chétifs de cette hauteur, se débattaient. Ramírez a fait un pas vers moi. Il était transporté.
— Regardez un peu cette merveille ! Cette chorégraphie immuable à travers les âges !
Le soleil déclinant allongeait l’ombre des travailleurs. Ils avaient découpé dans le champ des morceaux de vide où s’entassaient pêle-mêle les cannes abattues. Au loin, la longue cheminée de la raffinerie Constancia expulsait des volutes grises qui rosissaient haut dans le ciel.
— Vous vous rendez compte ? m’a-t-il demandé dans un murmure admiratif.
— De quoi donc ?
— Mais qu’il s’agit de dynasties, Haydée ! Leur père était ouvrier de la canne, leur grand-père l’était aussi et leur arrière-grand-père également !
Tremblant d’excitation, il a sorti son mouchoir qui avait encore macéré dans le fond de sa poche. Il sentait un mélange d’eau de Cologne et d’eau croupie. Il s’en est tamponné le front. Puis il a voulu me montrer quelque chose. Il a levé le bras. Tout l’air qui circulait sous la coupole, l’air frais qui agitait depuis tout à l’heure mes cheveux avec délice, a été étouffé par l’odeur âcre de sa sueur. J’ai détourné la tête.
— Mais regardez ! m’a-t-il sommée en levant plus haut son bras.
J’ai regardé du coin de l’œil.
— La locomotive arrive ! C’est l’heure du comptage !
Et il a bondi dans l’escalier. La locomotive, c’était un bien grand mot. Il s’agissait plutôt d’un assemblage de pièces rouillées qui crachait de la fumée à travers le paysage en filant droit sur nous.
— Suivez-moi !
Ramírez m’ennuyait. Pire, il m’exaspérait.
En bas, les ouvriers rassemblaient déjà leurs tas de cannes. Ils traînaient jusqu’au bord de la route des fagots aussi gros que leur permettaient leurs bras maigres mais durcis par le travail journalier. Puis ils disparaissaient dans le champ pour revenir quelques minutes plus tard avec un autre fagot. Un bruit que j’avais d’abord pris pour le roulis de la locomotive s’est transformé en galop, en un galop collectif, celui de trois chevaux qui fonçaient sur nous. On ne distinguait en fait rien d’autre que leurs jambes qui battaient la poussière et, couronnant le nuage ocre, trois sombreros.
Les cavaliers ont tiré sur leurs rênes brusquement. Les chevaux ont pilé. Tous les ouvriers s’étaient alignés, debout devant leur tas de cannes. Le cavalier qui était au centre portait un sombrero blanc et des lunettes de soleil d’aviateur. Il était entièrement vêtu de cette couleur, jusqu’aux bottes au bout desquelles étincelait un éperon. Tout le monde connaissait le señor Ruiz. Et personne n’osait se frotter à lui. Il possédait le champ et l’usine avec, autant de choses qu’il menaçait de vendre à l’United Fruit Company chaque fois que le maire le contrariait. Il a tourné la tête vers nous. Ramírez, palpitant, s’est empressé de lever son chapeau très haut pour le saluer.
— Bonsoir, señor Ruiz ! Je montre à cette jeune fille comment marche l’économie de son pays. Vous permettez ?
Pour toute réponse, le señor Ruiz a talonné son cheval et s’est avancé au début de la ligne des ouvriers, à quelques mètres de nous. Ses comparses, deux hommes ventripotents vêtus de chemises à carreaux, l’ont suivi avec un peu de retard.
Le jeune ouvrier qui était au commencement de la ligne n’avait pas quatorze ans. Il avait encore les arcades sourcilières lisses de l’enfance et un duvet noir au-dessus de la lèvre. Ruiz le dominait, droit sur sa selle.
— Combien ?
— Mille quatre-vingt-six, señor, a annoncé le petit.
Ruiz a fait un geste du menton en direction des deux hommes. Ils ont sauté à terre en manquant de se casser la figure. Et ils ont compté. Puis ils ont tendu à l’enfant un billet d’un peso et une petite pièce pour le rab. Chaque travailleur devait abattre neuf cents cannes par jour pour recevoir son peso. S’il faisait plus, il était bien sûr récompensé. Le petit a empoché son salaire, et ses pas sur le chemin l’ont couvert de poussière.
Le deuxième était le vieil homme. Son tas était nettement plus mince que celui des autres.
— Señor, a-t-il imploré en levant la tête, j’ai fait tout ce que j’ai pu mais on m’a volé ma gourde et avec cette chaleur…
— Combien ? a tonné Ruiz.
Le vieillard a baissé la tête. Il rentrait les lèvres pour protéger ses gencives nues.
— Sept cent treize, señor.
Il clignait des yeux à cause du soleil plus faible à cette heure mais qui se trouvait exactement, de son point de vue, collé à la tempe du patron.
— Encore pire qu’hier ! s’est emporté Ruiz.
— Señor, je vous jure que demain…
— Basta ! Je ne vais pas écouter tes chouineries. Demain, si tu as mon compte, tu auras le tien. En attendant, ta journée sert à peine à rembourser ta dette. Alors estime-toi heureux que je ne te demande rien !
Le vieil homme a rebaissé la tête, le coin des lèvres tremblant. Il a patienté en silence le temps que les deux autres vérifient. Puis il est parti en serrant fort son chapeau de paille dans sa main. Sa silhouette courbée s’est fondue dans la lumière mate du crépuscule.
— Enflure.
J’avais parlé trop bas pour que Ruiz ne m’entende, mais Ramírez m’observait d’un œil inquiet. Il a fait un nouveau salut du chapeau à Ruiz, qui ne s’est même pas donné la peine de le regarder. Puis, une fois que nous nous fûmes éloignés, après plusieurs minutes de silence, il s’est tourné vers moi :
— Vous êtes sensible, Haydée.
Il a ricané.
— C’est une qualité. Surtout pour une femme. Mais comprenez. Ce n’est pas avec de la générosité qu’on fait marcher un pays. Et puis…
Je l’ai regardé méchamment.
— … il a raison. Le vieillard, on l’a bien vu qui faisait des pauses.
Ramírez avait fini sa phrase d’un ton presque craintif. Nous sommes rentrés en écoutant nos semelles s’écraser sur la terre caillouteuse.
Ma mère avait refait du thé. Une assiette débordante de biscuits chauds accompagnait le service en porcelaine sur la table basse.
— Benigno ! Les voilà !
Ses talons clapotaient sur le carrelage. Elle croyait les petites foulées plus féminines. Elle poussait les portes à la recherche de mon père. Il était en fait avec nous au salon. Il luttait pour tirer son esprit des profondeurs d’une sieste qui avait dû l’occuper tout l’après-midi. Son journal était tombé au sol grand ouvert. Le coin d’une des pages trempait dans sa tasse de café.
— Ah, vous voilà tous, a soupiré Joaquina.
Elle nous a servi du thé. Ramírez a croqué dans un biscuit et a complimenté ma mère pour sa recette. Il pouvait. C’était sa grand-mère galicienne qui lui avait appris à pétrir la pâte d’une manière très spéciale, chuchotée à l’oreille de mère en fille depuis des générations. Elle me la révélerait quand je me marierais. Comme il avait de la chance, celui qui allait profiter la bouche ouverte de ce savoir séculaire. Un ami de mon père, enfin un voisin avec qui il organisait des combats de coqs, a tapé au carreau.
— Benigno, tu as entendu la nouvelle ?
Ses cheveux grisonnaient sous le chapeau de paille.
— Ne me dis pas que le préfet annule le tournoi.
Il a éclaté de rire.
— Pas du tout. Chibás s’est suicidé.
Mon père s’est raclé la gorge.
— Ne fais pas ce genre de blagues devant la petite.
— Mais je ne te raconte pas d’histoires. Il s’est tiré dessus tout à l’heure. À l’antenne.
Son chapeau a failli s’envoler.
— Dans l’aine, a-t-il ajouté en posant la main sur sa tête. Ils l’ont emmené à l’hôpital. Mais tout le monde dit que c’est cuit.
J’ai renversé ma tasse. Le thé a dessiné des auréoles sur mes tennis. Il me brûlait la peau. Appeler Abel ? C’était trop tard. Il devait déjà être descendu sur les pavés en compagnie de dizaines de jeunes moustachus. Je grimaçais. Ramírez m’observait avec curiosité. Ses pupilles inquisitrices, si sûres d’elles, s’agrandissaient. Puis il a dit, pensant me consoler et m’édifier à la fois, que la mort d’un homme est toujours triste mais qu’on ne peut pas vraiment regretter celle d’un agitateur. Devant l’inefficacité de son propos, il a sorti son mouchoir encore humide où un grand « J. R. » était brodé au fil jaune. Ce n’était, quoi qu’il en soit selon lui, pas une nouvelle à annoncer devant une jeune femme. Il s’est baissé pour sécher mes chevilles.
— Hors de ma vue !
Il s’est redressé, stupéfait.
— Vous avez très bien entendu. Allez donc essuyer les pieds de vos Américaines et fichez-moi le camp d’ici.
Il s’est levé lentement. Il attendait que mes parents réagissent. Qu’ils me fassent des remontrances. Mais la chaleur et mon caractère avaient eu raison d’eux. Ils étaient avachis. Ils creusaient le rembourrage déjà tassé des fauteuils.
— Votre fi-fille…, a bégayé Ramírez.
— Je sais, a soupiré mon père en lui indiquant d’un geste navré la sortie. »

Extraits
« Pourtant ce verbe, “partir”, est devenu, depuis quelques mois, un refrain. (…) Il fait taper du poing Fidel. Il le pousse, en pleine réunion du comité central, quand on lui fait le décompte des Cubains qui se tirent, à balancer son cigare attisé comme une braise à travers la pièce (…). Je vous vois ! J’ai envie de crier par la fenêtre ! Je vous vois et je ne vous dénoncerai pas. Mais oui c’est moi au dernier étage, cette tignasse noire suspendue au-dessus du vide. Je suis la camarade Haydée Santamaria (…), et ce soir, je vous le promets, avant votre disparition, je vous raconterai tout. Puis, quand vous vous serez évanouis à l’horizon, quand vous ne serez même plus un point entre le soleil levant et l’eau, moi aussi je partirai. J’enroulerai un torchon autour du canon du pistolet et je déguerpirai comme vous. Discrètement. »

« Je suis la camarade Haydée Santamaria, l’héroïne de la Moncada, la dirigeante politique, la seule femme qui a sa place au Comité central, et ce soir, je vous le promets, avant votre disparition, je vous raconterai tout. Puis, quand vous vous serez évanouis à l’horizon, quand vous ne serez même plus un point entre le soleil levant et l’eau, moi aussi je partirai. J’enroulerai un torchon autour du canon du pistolet et je déguerpirai comme vous. Discrètement. On me retrouvera dans quelques jours. Je ne serai pas belle. Mais peu importe. Il n’y aura pas de photographies ni de funérailles officielles. La Révolution interdit les suicides. Comme toute forme de départ. » p. 35

« Fidel, exultant, a plongé deux doigts sous sa chemise et s’est caressé le torse. Il ignorait quand, il ignorait comment, mais les Cubains finiraient par craquer, par exprimer leur rage. Notre travail, notre tâche politique, historique soulignait-il, était d’être prêts. D’appuyer. D’organiser. D’éviter le bain de sang et de renvoyer Batista en Amérique. » p. 196

À propos de l’auteur
DAMERDJI_amina_DR_librairie_MollatAmina Damerdji © Photo DR – Librairie Mollat

Amina Damerdji est née en 1987 en Californie; elle a grandi à Alger jusqu’à la guerre civile puis en France, notamment en Bourgogne où elle commence à écrire de la poésie puis à Paris où elle réside aujourd’hui. Elle a aussi vécu deux ans à Madrid et passé plusieurs mois à Cuba. Chercheuse en lettres et sciences sociales, elle a publié des textes dans plusieurs revues de poésie et a écrit, en 2015, un recueil Tambour-machine. Elle est co-éditrice de la revue La Seiche. Laissez-moi vous rejoindre est son premier roman. (Source: Babelio / Lettres capitales)

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Toucher la terre ferme

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En deux mots
C’est un soir de novembre, avec son premier enfant dans les bras, que Madame Kerninon se rend compte que sa vie a basculé. Alors, elle pense à fuir, à retrouver sa vie d’avant, de femme libre. Mais l’amour va la transformer et lui permettre de nous offrir ce bouleversant récit.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Je vais continuer à vivre ma vie invivable»

Après nous avoir régalé avec Liv Maria, formidable roman paru fin 2020, Julia Kerninon se confie à travers un récit intime. Toucher la terre ferme est l’émouvante confession d’une jeune femme devenue mère.

En refermant ce récit bouleversant, je ne sais si j’en ai le plus admiré l’écriture qui vous entraine au fil des pages, vous bouscule et vous fait découvrir combien la force de ces mots alignés peut vous ramener à votre propre histoire, à vos propres lectures ou si c’est le courage de cette confession intime, très intime, qui m’a bouleversé. Toujours est-il que Julia Kerninon a rassemblé en un peu plus de 100 pages une philosophie de l’existence, un bréviaire pour les temps futurs – notamment pour ses deux enfants –, une superbe déclaration d’amour et une non moins superbe déclaration d’indépendance. Sans oublier le besoin vital de lire et d’écrire.
Une histoire, son histoire, qui commence par un constat auquel tous les parents doivent faire face, souvent sans en mesurer les conséquences: donner naissance à un enfant va bouleverser votre vie. Celle que vous connaissiez avant. Et pour les mères, ce grand chambardement commence dès la grossesse. Une période difficile car c’est celle des questions sans réponse. Serai-je une bonne mère? Et d’abord qu’est-ce qu’une bonne mère? Comment va se passer l’accouchement? Vais-je souffrir? Comment vais-je faire pour concilier mon rôle de mère, d’épouse et mon activité professionnelle? Au fil des jours ces craintes deviennent de vraies angoisses. Même si en fin de compte l’accouchement qui s’annonçait délicat se passe plutôt bien. Et l’enfant déposé entre les bras de sa mère justifie laisse derrière lui les souffrances endurées. «J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision. Debout dans le noir, sous les étoiles, j’ai pensé que je pourrais faire face à ça. J’étais perdue, mais pas dépourvue. Les livres que j’avais lus, ce seraient eux qui me sauveraient, qui me protégeraient. Les livres qui m’avaient faite, et tout ce qui s’était passé, tout ce que j’avais aimé, resté intact dans ma mémoire, armes et bagages, brindilles, murmures, balbutiements, sédiments formant mon histoire et mon identité.»
Une histoire qu’il faut désormais revisiter à l’aune de cette naissance, celle qui fait de Madame Kerninon le dernier maillon des autres Madame Kerninon, la grand-mère aujourd’hui disparue et la mère devenue avec cette naissance grand-mère. Cette mère si aimante qu’il a fallu fuir pour se construire, cet amour étouffant dont il a fallu s’émanciper. «Je suis partie à l’étranger, et je suis progressivement devenue étrangère. Je suis partie dans d’autres pays, et je suis moi aussi devenue un autre pays. Je me suis fait un continent de désordre, de travail, d’écriture, de livres, un état de papiers de bonbons, de révolte et de bains chauds, de cendriers posés en équilibre sur la fenêtre et de petits déjeuners au lit. Je maitrise toujours la langue de mes parents, mais j’ai appris à en parler de nouvelles, j’ai appris à poser des questions, appris à tenir une conversation, appris à respecter mon désir, j’ai cessé d’être péremptoire, j’ai arrêté de penser que l’amour se méritait, arrêté de penser que j’étais responsable de tout. J’ai fait des choix. Je suis devenue quelqu’un.» De cette vie, de cette jeunesse avide de découvertes, Julia Kerninon ne fait pas un récit nostalgique mais plutôt une expérience enrichissante. Quand elle refaisait le monde au petit matin avec les copines, quand elle découvrait l’amour dans les bras d’un écrivain beaucoup plus âgé qu’elle, mais qui lui écrivait de si beaux mots d’amour, quand elle le trompait avec un profil bien différent, un athlète taillé pour le plaisir. Puis vint l’été de ses 25 ans, quand elle s’est installée à Paris. «Là-bas, j’ai eu une vie à la fois trépidante et très triste, et j’avais déjà prévu de quitter la ville quand, à la fin d’une fête d’anniversaire, j’ai accepté de rentrer à pied de Belleville à Montmartre avec un ami d’amis qui vivait à quelques rues de chez moi. C’était la première fois que je le voyais.» Alors elle n’imaginait pas qu’elle avait rencontré l’homme de sa vie. Un homme qui, pour les pages que lui consacre Julia, pourra se dire qu’il a réussi sa vie. Même et surtout parce que ce n’était pas gagné d’avance.
Avec lui, elle a construit un couple avec deux enfants. Oui maintenant, elle a touché la terre ferme.

Toucher la terre ferme
Julia Kerninon
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
128 p., 15 €
EAN 9782378802752
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Nantes où l’histoire a commencé, Marseille et Aix-en-Provence, New York, Kings Norton dans la banlieue de Birmingham et Berlin.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Devenir mère et rester femme : entre bonheurs et tempêtes, le récit d’un cheminement intérieur.
Le sentiment d’une noyade…
À 30 ans, Julia Kerninon devient mère, « une situation qui, si je l’avais tellement désirée, ne cessait de me dépasser ».
La maternité, synonyme de bonheur dans le regard des autres, lui semble un « cercle de feu ». Elle raconte sans détour l’impression de perdre pied, la difficulté à trouver sa place, le poids des contraintes. « J’ai pensé à fuir. »
… jusqu’à toucher la terre ferme
Tandis qu’elle avance à tâtons dans cette nouvelle vie, les souvenirs reviennent, comme un appel au large. Les amours passionnels, les nuits de liberté, l’écriture sans entrave, les vagabondages sans fin. Julia Kerninon décrit les tempêtes intérieures, et cette mue progressive de la jeune femme en mère, jusqu’à atteindre l’autre rive, où tout se réconcilie.
Le regard d’une romancière qui excelle à sonder l’intime

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog L’Homme Qui Lit
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« J’étais à bout de forces et je ne le savais pas. À trente-deux ans, j’avais un enfant d’un an et demi. J’essayais d’être une mère, je ne savais pas par où commencer, la maternité était un cercle de feu dans lequel je ne parvenais pas à me tenir. J’avais fait semblant. J’avais prétendu que tout allait bien, mais je sentais la tempête se lever. Il m’avait fallu tout ce temps pour me mettre à pleurer, et maintenant je n’arrivais plus à m’arrêter.
C’était l’été. Pour ériger des barrières contre ma peur, je buvais, et je commençais tout juste à en prendre conscience et à m’alarmer. Je buvais parce qu’être seule et saoule dans la nuit à écouter de la musique assise à mon bureau semblait le seul moyen à ma portée de me rappeler qui j’étais, qui j’avais été, de garder un pied dans la réalité. J’écrivais plusieurs livres à la fois, écrire était devenu mon métier. C’était ce que j’avais toujours voulu et je ne savais plus quoi imaginer après ça. Je n’avais plus aucun désir, j’étais absolument perdue. Je venais d’accepter la demande en mariage du père de mon fils, mais j’avais parfois l’impression que notre histoire était terminée. Nous essayions d’avoir un deuxième enfant, et l’arrêt de la pilule me précipitait dans des abîmes de détresse hormonale. Dans cet état, alcoolique, fiancée, dépassée par mon fils, prolixe littérairement, j’essayais de concevoir un bébé dans la torpeur de la canicule mondiale.
Il me semblait parfois, dans ces semaines incandescentes, que je n’avais pas les moyens émotionnels d’élever mon fils, ni même de le côtoyer – tout ce qui avait semblé quelque temps si simple était devenu un enfer rougeoyant. Aimer mon enfant était trop. Écrire devenait trop, aussi. Le matin, je ne parvenais plus à me mettre debout, je restais allongée sur le matelas déposé dans le salon pour fuir la chaleur écrasante de notre chambre sous les toits. Quand le bébé se réveillait, réclamant d’une voix poignante maman, maman, je n’étais pas là pour lui, j’étais pétrifiée, je devais laisser son père s’en occuper, je restais à l’horizontale avec la certitude d’être en train de mourir, trouvant à peine la force de me redresser assez pour lui lire un livre le temps que son père se douche, avant de retomber sur le lit, exténuée. Notre enfant nous appelait tous les deux maman, d’abord indifféremment, et puis, au bout de quelques semaines, le mot en était venu à désigner principalement son père, malgré nos corrections répétées. Bien sûr, dans mon désespoir, j’y voyais un signe – mon enfant savait, lui, qu’il ne devrait compter toute sa vie que sur son père, parce que je n’étais pas capable d’être sa mère.
J’étais cette jeune femme épuisée, instable, tapant sans relâche sur son clavier, un verre à la main, un vrai écrivain, lisant de plus en plus de livres et des livres de plus en plus compliqués, et me sentant de plus en plus vide pourtant. Quand la pédiatre de mon enfant m’a reçue pour une consultation de gynécologie et qu’elle m’a posé une question de routine sur l’alcool, je me suis, bien sûr, sentie aussi humiliée que soulagée – mais après lui avoir confié mes peurs, j’ai vu son regard se remplir d’inquiétude, et je ne suis pas parvenue à trouver en moi l’énergie de lui dire tout ce que j’avais fait de difficile dans ma vie qui témoignait de ma résistance, je n’ai pas pu lui décrire le bonheur fou que je ressentais quand j’écrivais, quand je lisais, ni la terrible confusion que je ressentais à voir coïncider autant de choses considérables – mon fils, et la vie déjà merveilleuse, la vie déjà extraordinaire que j’avais eue toutes les années avant sa naissance. Je ne trouvais pas les mots pour expliquer que les traits de caractère auxquels je devais les réussites de ma vingtaine – l’obstination, la solitude, l’intransigeance – n’étaient d’aucune utilité à une mère, seraient presque létaux pour un enfant. C’était pour ça que je n’arrivais pas à me lever, à me tenir debout, à faire face. C’était le but que visaient l’alcool et les cigarettes, la musique de Tina Turner résonnant dans la nuit – à retrouver ma propre piste dans la neige. Who needs a heart / When a heart can be broken ? Moi qui m’étais toujours pensée solide, je me découvrais brutalement si fragile, comme si j’étais redevenue petite fille et que je devais grandir une nouvelle fois, retraverser toute ma vie pour arriver là.
J’avais été une femme enceinte confiante, courageuse, grimpant à cinq mois de grossesse comme un chevreau parmi les arbousiers en Corse, suivant sans un mot l’homme bon qui nous guidait dans les sous-bois de sa jeunesse. J’étais restée inexplicablement sereine face aux angoisses des médecins lorsqu’il avait été découvert que le liquide amniotique n’était pas en quantité suffisante, quand il avait été question de sortir mon premier enfant de mon ventre juste après le sixième mois, quand on m’avait dit qu’il ne se retournerait pas, jamais, quand on m’avait mise en garde contre un accouchement par le siège, quand on m’avait menacée d’une césarienne d’urgence si je dépassais le terme. Tout ce temps-là, sauf une après-midi et une nuit, j’avais tenu bon, sans savoir moi-même pourquoi. Le jour venu, j’avais simplement accompagné mon petit qui semblait savoir parfaitement comment venir au monde, lui, et l’avait fait avec une telle grâce que la sage-femme en avait oublié d’appeler les renforts obligatoires. La veille, mon ventre avait commencé à battre une cadence régulière, quelque chose qui ne ressemblait à rien que j’avais déjà connu dans ma vie, mais je pouvais encore marcher, alors je l’avais fait sur les trottoirs ensoleillés de novembre. Quand la pression s’était intensifiée, j’avais commencé à tenir le compte de ce qui se passait, j’avais fermé mon sac, nous étions partis à la maternité où j’avais arpenté les galeries tandis que la pulsation s’accélérait. Je me demandais ce qui allait se passer, je marchais à tout petits pas dans le couloir ovale, et quand j’avais demandé à la sage-femme si ça allait faire encore beaucoup plus mal, je l’avais vue hésiter avant de me répondre, Disons que là, vous arrivez encore à parler. Elle nous avait installés en salle de naissance en nous expliquant que nous en avions pour au moins dix heures de travail encore, mais à peine avait-elle passé la porte que la douleur était devenue terrifiante. Ted Hughes a écrit : Le maximum d’ouverture cérébrale de son petit crâne / Le fit tout juste s’étonner, concernant la mer, / Qu’est-ce qui pouvait faire tellement mal ? Au bout d’une heure à ce régime, vaincue, désespérée par mon manque de cran, j’avais accepté de rappeler la sage-femme, et quand elle avait touché entre mes jambes, avec une délicatesse indescriptible, elle s’était écriée, Le bébé arrive, et je me souviens du soulagement qui m’a saisie, de savoir qu’une telle douleur était ça, l’arrivée d’une nouvelle personne sur terre, la naissance de quelqu’un, parce que ça semblait la seule chose suffisamment extraordinaire pour faire aussi mal. William Faulkner a écrit : Car l’amour et la douleur sont une seule et même chose, et la valeur de l’amour est la somme de ce qu’il faut payer pour l’obtenir, et chaque fois qu’on l’obtient à bon compte on se vole soi-même.
L’anesthésiste avait posé la péridurale en m’ordonnant de cesser de bouger, de courber le dos, alors que mon ventre avait la taille d’un de ces gros ballons gonflables sur lesquels on nous avait suggéré de faire de l’exercice au cours des semaines précédentes, et que toutes les trente secondes j’étais déchirée par cette douleur insolente, moyenâgeuse, à la violence de laquelle je ne parvenais pas à me résoudre. Mais je n’avais plus peur. Ma peur avait disparu, de la même façon que la douleur fondait doucement grâce au produit, et je sentais mes muscles se tordre comme des fouets, sûrs d’eux, je sentais mes os céder, consciencieux, un ballet puissant parfaitement orchestré, un chef-d’œuvre de maîtrise. Si seulement mon écriture pouvait un jour rivaliser avec ça – si seulement mes phrases pouvaient avoir cette force et cette certitude, cette élégance, cette absence de retenue, et pourtant cette hauteur. »

Extraits
« J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision. Debout dans le noir, sous les étoiles, j’ai pensé que je pourrais faire face à ça. J’étais perdue, mais pas dépourvue. Les livres que j’avais lus, ce seraient eux qui me sauveraient, qui me protégeraient. Les livres qui m’avaient faite, et tout ce qui s’était passé, tout ce que j’avais aimé, resté intact dans ma mémoire, armes et bagages, brindilles, murmures, balbutiements, sédiments formant mon histoire et mon identité. p. 32

L’été de mes vingt-cinq ans, je me suis installée à Paris. Là-bas, j’ai eu une vie à la fois trépidante et très triste, et j’avais déjà prévu de quitter la ville quand, à la fin d’une fête d’anniversaire, j’ai accepté de rentrer à pied de Belleville à Montmartre avec un ami d’amis qui vivait à quelques rues de chez moi. C’était la première fois que je le voyais. J’ai accepté en me disant que je pourrais toujours prendre un taxi, mais nous avons parlé sans nous arrêter tout le chemin. Arrivés en bas de chez lui, il m’a proposé de monter boire un dernier verre — il était quatre heures du matin — et j’ai accepté, et je ne suis presque plus jamais repartie. Il est le père de mes enfants aujourd’hui.
Pourtant, si je dois raconter cette histoire avec honnêteté, voilà ce qu’il faudrait dire aussi: je n’y ai pas cru, au départ. Dans les premiers jours de cette histoire, j’ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile. Trois semaines après notre rencontre, j’ai traversé l’Atlantique pour aller deux mois à New York faire des recherches pour ma thèse. Il m’a écrit tous les jours. Quand je suis revenue, il m’a donné un double de ses clés. p. 58-60

Pour moi, pourtant, c’était soit être quitte, soit les quitter. C’est aussi pour ça que j’ai fui. Je suis partie à l’étranger, et je suis progressivement devenue étrangère. Je suis partie dans d’autres pays, et je suis moi aussi devenue un autre pays. Je me suis fait un continent de désordre, de travail, d’écriture, de livres, un état de papiers de bonbons, de révolte et de bains chauds, de cendriers posés en équilibre sur la fenêtre et de petits déjeuners au lit. Je maitrise toujours la langue de mes parents, mais j’ai appris à en parler de nouvelles, j’ai appris à poser des questions, appris à tenir une conversation, appris à respecter mon désir, j’ai cessé d’être péremptoire, j’ai arrêté de penser que l’amour se méritait, arrêté de penser que j’étais responsable de tout. J’ai fait des choix. Je suis devenue quelqu’un. p. 75

À propos de l’auteur
KERNINON_Julia_©DRJulia Kerninon © Photo DR

Julia Kerninon est née en 1987 à Nantes, où elle vit. Elle est docteure en lettres, spécialiste de littérature américaine. Elle s’est fait remarquer dès son premier roman, Buvard (2014), qui a reçu notamment le prix Françoise-Sagan. Trois livres vont suivre aux Éditions du Rouergue, dans lesquels elle affirme son talent et déroule son principal thème de prédilection, la complexité du sentiment amoureux. En 2020, elle publie Liv Maria aux Éditions de L’Iconoclaste (Source: Éditions de L’Iconoclaste)

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Une fille de passage

BALAVOINE_une_fille_de_passage

  RL2020 68_premieres_fois_logo_2019

Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Cécile Balavoine rencontre Serge Doubrovsky à New York. Entre le professeur-écrivain et l’étudiante une relation privilégiée s’installe, de plus en plus intime. La future romancière raconte ses années de formation et ses sentiments ambivalents.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

«Parce que c’était lui, parce que c’était moi»

En dévoilant la relation qu’elle a entretenue avec Serge Doubrovsky, le «pape de l’autofiction», Cécile Balavoine fait bien plus que mettre les pas dans ceux de cet écrivain. Cette plongée dans la création littéraire et le pouvoir des mots est fascinante.

Un jour de septembre 1997 Cécile Balavoine fait la connaissance du professeur qui donne un cours sur Molière à l’université de New York. Ou plutôt elle rencontre l’auteur du Livre brisé qui l’a tant marquée. Car, comme l’écrit Clémentine Baron dans sa nécrologie du désormais défunt Nouveau Magazine littéraire, dans ce livre de 1989 Serge Doubrovsky raconte sa hantise «d’avoir peut-être contribué, par ses livres mêmes, au suicide de sa compagne».
L’écrivain est alors «un homme fatigué, vieilli, dont le visage était parsemé de taches brunes, le tour de taille épaissi, les épaules visiblement voûtées.» Mais son charisme et l’émotion ressentie à la lecture de son roman attisent la curiosité de l’étudiante. Un intérêt qui va devenir réciproque: «J’avais remarqué qu’il se confiait plus volontiers depuis qu’il avait découvert que j’avais lu quelques-uns de ses livres. Au printemps, avant son retour à Paris, à la suite de son cours sur Molière, je m’étais inscrite à son séminaire sur l’autofiction, terme qu’il avait inventé vers la fin des années 70 pour désigner le fait d’écrire sur soi quand on n’était personne. Il était fier de ce mot qui avait fait florès, comme il disait. Et il aurait voulu que sa mère, qui l’avait d’abord rêvé en violoniste puis finalement en écrivain, voie ce succès. Malheureusement, elle était morte trop tôt pour en être témoin.»
Un autre événement va sans doute être décisif dans la relation qui se noue. Quand le professeur repart pour Paris, il sous-loue son appartement à ses étudiants. Cécile, Liv et Adrian prennent possession de l’appartement qui «était encore imprégné de sa présence.» L’extrême sensibilité – pur ne pas dire fragilité – de Cécile va alors lui faire percevoir ce que ses camarades ne voient pas. Peu à peu, elle va être hantée , par l’histoire sombre qui s’était déroulée entre les murs de cet appartement, allant même jusqu’à faire à son tour une tentative de suicide, s’imaginant devenir folle.
Après un séjour à la clinique psychiatrique du Bellevue Hospital, oui celle de Vol au-dessus d’un nid de coucou – on lui diagnostique une crise de panique, un choc émotionnel. Son thérapeute, le Docteur Wozniack, va alors l’aider à surmonter ce cap difficile. Son professeur va lui devenir son confident. Leurs conversations prendre un ton plus intime, poussant Serge Doubrovsky à une déclaration enflammée lorsqu’elle vient lui rendre visite à l’hôpital où il a été transporté: «Je t’aime, mais j’aurais préféré que tu ne me voies pas dans cet état!» Plus tard, il lui demandera même de l’épouser, aura un geste déplacé. Puis, devant son refus, se vengera en s’éloignant d’elle, en invitant d’autres étudiants à partager son intimité: «En les invitant, il me semblait qu’il me chassait un peu, que Marguerite, qui trônait devant lui, me destituait. Je n’avais plus ma place.»
La fascinante imbrication de la vie et de l’œuvre, de l’écriture et du poids des mots vont alors se dévoiler dans toute leur force et dans toute leur intensité. Serge a compris que Cécile avait un talent d’écrivain, Cécile a compris la leçon du maître de l’autofiction, allant jusqu’à faire mal avec ses mots.
Le poids de l’Histoire – l’étoile jaune que portait le jeune Serge – venant s’ajouter aux drames successifs vécus par l’écrivain et la disparition successive de ses compagnes, sans oublier la maladie qui va peu à peu le ronger formant ici le terreau d’une œuvre que Cécile Balavoine nous donne envie de (re)découvrir.
Avant de nous livrer un jour son «héritage», le livre sur Freud qu’il préparait et dont il a confié les notes à l’une de ses plus proches élèves…

Playlist du livre


Portishead Humming


Us3 Cantaloop


Portishead Give me a reason to love you

Une fille de passage
Cécile Balavoine
Éditions du Mercure de France
Roman
240 p., 19,50 €
EAN 9782715254411
Paru le 5/03/2020

Où?
Le roman se déroule principalement aux États-Unis, à New York, mais aussi à Houston et Dallas et en France, à Paris. On y évoque aussi l’Autriche et notamment Linz, Salzbourg et Graz, l’Allemagne avec Munich, sans oublier les voyages de la Chine aux États-Unis, de l’Espagne à la Pologne, de Singapour à Seattle.

Quand?
L’action se situe de 1997 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Puis il s’était penché. Je m’étais approchée pour lui offrir ma joue. Mais il s’était penché encore. Et soudain, dans le choc des visages, j’avais senti l’humidité de sa bouche s’échouer au coin de mes lèvres. Je n’avais eu que le temps d’esquisser un mouvement de recul. Il avait refermé la portière, me faisant un signe de la main en me souriant tandis que la voiture démarrait et que je m’effondrais sur le dossier, essuyant mon visage avec dégoût sur la manche de ma veste en jean, le cœur battant, en retenant mes larmes.
New York, septembre 1997. La jeune Cécile est étudiante. L’un de ses professeurs est un écrivain célèbre : Serge Doubrovsky, pape de l’autofiction. Entre elle et lui s’installe une relation très forte. Les années passant, la jeune femme et l’écrivain se voient, à Paris ou à New York, ils dînent ensemble, apprennent à se connaître toujours plus intimement, échangent sur la littérature et sur la vie. Bientôt, ils n’ont plus de secret l’un pour l’autre, une confiance absolue les lie. Pygmalion ou père de substitution, Doubrovsky n’est pour Cécile ni l’un ni l’autre. Du moins se plaît-elle à le croire et à le lui faire croire.

68 premières fois
Blog T Livres T Arts 
Blog Les livres de Joëlle 
Blog Mémo Émoi

Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Libération (Claire Devarrieux)
De pure fiction (entretien avec Cécile Balavoine)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Baz’Art
Blog Le fil de Mirontaine
Blog Lili au fil des pages
Blog de Delphine Folliet 


Rencontre en ligne avec Cécile Balavoine, interrogée par Charlotte Milandri, fondatrice de l’association des 68 premières fois. © Production 1 Endroit où aller

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« L’inquiétante étrangeté
C’était la première fois qu’il m’invitait. J’avais sonné, les bras chargés de soleils. Sa voix s’était aussitôt fait entendre. Il me priait d’entrer. J’avais trouvé la porte entrebâillée et lui assis sur le grand canapé du salon, pliant le New York Times. Il s’était levé, s’était saisi des fleurs, un peu surpris, les avait disposées dans le vase en cristal qu’il était allé chercher dans un placard de la cuisine, ce que j’avais pu observer puisque ladite cuisine n’avait pas de porte et qu’une large ouverture, sorte de bar, la reliait au salon. Puis, posant le bouquet sur une vieille table en chêne, placée sous un lustre en étain, il m’avait demandé quelle chambre je comptais choisir. La question m’avait semblé tout à fait naturelle, même si je n’étais jamais venue chez lui. Les lieux ne m’étaient pas inconnus, il le savait, tout comme moi je savais que je ne choisirais pas la chambre bleue, avec les lits jumeaux et les vestiges de sa vie conjugale. Ni non plus celle, proche du salon, où il lisait et travaillait. Il m’avait conduite à travers les pièces et quand nous étions arrivés devant un cagibi, dans le couloir, juste avant la grande chambre du fond, celle qui lui servait de bureau, la plus grande, avec sa salle de bains et son dressing, il m’avait déclaré que, s’il venait à mourir, il me faudrait en briser le cadenas afin de rassembler ses manuscrits et les remettre à l’institut dont j’ignorais alors le nom, qu’il m’avait aussitôt noté sur un morceau de papier. Il aurait pu tout simplement me dire où se trouvait la clé du cadenas à briser. Mais il ne m’en avait rien dit et j’avais, dans une sorte de panique, pensé que je risquais de ne pas savoir comment m’y prendre, n’ayant jamais brisé de cadenas.
Je m’étais rassurée en me répétant que je n’aurais pas à le faire. Il reviendrait. Bien sûr qu’il reviendrait. Pourquoi, de quoi serait-il mort à Paris ? Il n’était pas si vieux. Du moins avais-je conscience qu’il n’était vieux que de manière relative à mon âge. Il était vieux parce que moi j’étais jeune. Je venais tout juste de fêter mes vingt-cinq ans. Lui, bientôt, en aurait soixante-dix. Nous étions tous les deux nés en mai, lui à la fin, moi au début. Il n’était pas si vieux, je le savais. Mais il parlait souvent de sa mort, lorsque nous conversions parfois, dans l’ascenseur, le jeudi soir, avant de nous quitter sur University Place ou devant la bibliothèque de New York University, massif bâtiment rouge face à Washington Square. Il me parlait de la mort qui le guettait et de la mort qui l’avait déjà guetté, autrefois, étoile jaune au revers de sa veste. J’étais cependant certaine qu’il lui restait au moins deux décennies, peut-être trois s’il avait un peu de chance. Il reviendrait. Et quand il reviendrait, le parquet de la chambre que j’aurais choisie serait briqué à la cire ; sur son bureau, il y aurait un bouquet dans le vase en cristal où baignaient maintenant mes soleils ; la cuisine, récurée, sentirait le vinaigre blanc.
Nous étions finalement entrés dans la chambre du fond, avec ses étagères de livres qui recouvraient les deux pans de murs latéraux, avec l’immense fenêtre qui ouvrait sur Soho et sur les Twin Towers, avec le grand bureau auquel il écrivait. J’avais fini par décréter que c’était là, dans cette chambre, que j’allais m’installer. Et aussitôt, de sa voix caverneuse, qui m’était devenue familière au fil des mois, il m’avait rétorqué, sans aucun embarras, Nous coucherons donc ensemble par chambre interposée ! Il avait ri, cette fois d’une voix de fausset, aiguë, malgré son timbre autrement très profond. J’étais restée un instant sans bouger, figée, honteuse. Peut-être un peu flattée au fond.
Pourtant, en quelques secondes, je m’étais imaginé ce qui se serait passé si j’avais joué l’outrée : je serais partie sur-le-champ, claquant la porte pour qu’il me coure après, pour qu’il s’excuse, pour qu’il m’implore devant les ascenseurs du douzième étage, dans le corridor éclairé aux néons. Pourquoi m’étais-je imaginé cette scène alors que je me tenais là, sans intention de m’en aller, heureuse dans sa grande chambre qui serait bientôt la mienne, détournant le visage pour éviter qu’il ne remarque que sa muflerie me faisait sourire, et même plaisir ? J’avais honte, j’aurais dû avoir honte, mais je savais très bien, il était impossible de me mentir à moi-même sur ce point, que je n’avais peut-être rien attendu, cette année-là, d’autre que cela : QU’IL ME VOIE.
Nous avions finalement quitté la pièce, nous marchions l’un derrière l’autre sur le parquet fait de petits carreaux de bois pour retourner au salon. Je m’étais installée sous un portrait de Proust pâle, catleya à la boutonnière, sur l’immense canapé fleuri, fané, affaissé par les ans, dont le velours restait pourtant très doux et pelucheux. Il s’était éclipsé, était revenu avec deux verres, m’avait servi du vin, s’était assis en face de moi, était demeuré silencieux un instant. Puis, lentement, presque grave, articulant chaque mot, il m’avait dit :
— J’aimerais vous demander un service.
Je ne sais plus ce que j’avais répondu, sans doute que j’étais ravie de pouvoir l’aider mais en quoi ? J’avais sûrement accompagné ma réponse d’un geste séducteur, passant une main dans mes cheveux ou souriant tête penchée.
Derrière les vitres du salon, la pointe de Manhattan piquait un ciel torrentueux, gavé de roses, de mandarines et de violettes qui fusionnaient comme sous l’effet d’un doigt. Les Twin Towers s’allumaient peu à peu, et l’on devinait, au tout dernier étage de la tour nord, une lumière rouge montant comme en un trait, peut-être un escalier roulant bordé d’un éclairage.
J’attendais. Qu’allait-il me demander ? Il hésitait, prenait son temps, son souffle. Il paraissait troublé, comme s’il n’était pas sûr que je puisse accepter.
— J’aimerais vous demander, avait-il fini par me dire, s’interrompant à mi-phrase. J’aimerais vous demander de me renvoyer mon courrier à Paris. »

Extraits
« J’avais remarqué qu’il se confiait plus volontiers depuis qu’il avait découvert que j’avais lu quelques-uns de ses livres. Au printemps, avant son retour à Paris, à la suite de son cours sur Molière, je m’étais inscrite à son séminaire sur l’autofiction, terme qu’il avait inventé vers la fin des années 70 pour désigner le fait d’écrire sur soi quand on n’était personne. Il était fier de ce mot qui avait fait florès, comme il disait. Et il aurait voulu que sa mère, qui l’avait d’abord rêvé en violoniste puis finalement en écrivain, voie ce succès. Malheureusement, elle était morte trop tôt pour en être témoin. » p. 36

« Un jour, peu après sa sortie de l’hôpital, il avait demandé à notre groupe d’écriture de le retrouver chez lui plutôt que dans la salle de conférences à l’université. Il était encore trop faible pour quitter son appartement. J’étais donc arrivée en compagnie des autres, Hassen, Chris, Marguerite, Jean-Philippe, un peu gênée tout de même. La porte était fermée, il avait mis un certain temps à venir nous ouvrir. Nous avions disposé quelques chaises autour du canapé. Je m’étais installée en retrait avec Chris tandis que Marguerite avait trouvé sa place en face de lui, sous le portrait de Proust. Nous avions lu nos textes; lui commentait, corrigeait, suggérait, pérorait dans son antre en souriant, tandis que moi, je me sentais dessaisie, abandonnée, dépossédée, leurs présences m’oblitérant, je les regardais dans ce décor qui m’était si intime, que tous, ou presque, connaissaient car nous y avions dansé ensemble, dans ces soirées qui s’achevaient au petit matin, mais ça n’était plus moi, la maîtresse de céans. En les invitant, il me semblait qu’il me chassait un peu, que Marguerite, qui trônait devant lui, me destituait. Je n’avais plus ma place. » p. 124

« C’était la première fois que je sentais vraiment, je veux dire dans mon corps, dans mes fibres, l’impact que pouvait avoir le fait d‘écrire sur soi et ceux qui nous entourent. À celui même qui non seulement pratiquait l’autofiction mais qui l’avait pensée, théorisée, j’étais parvenue à faire mal par mes mots. Dans Le livre brisé, il avait écrit, Si on avait un crâne en verre, si on pouvait se lire mutuellement dans les pensées, pas un couple qui n’éclaterait au bout d’une heure. Je lui avais sans doute montré, sans pudeur, l’intérieur de mon crâne, du moins la part qui éprouvait encore de la colère et un léger dégoût. » p. 166

À propos de l’auteur
Après Maestro, Une fille de passage est le deuxième roman de Cécile Balavoine. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Sauf que c’étaient des enfants

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En deux mots:
Huit jeunes collégiens sont accusés de viol en réunion et mis en garde à vue. Dans l’établissement scolaire, c’est le choc puis le temps des questions. Fatima a-t-elle dit la vérité? Alors que s’engage la procédure judiciaire, les masques tombent.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Fatima et les huit garçons

Pour son second roman Gabrielle Tuloup analyse un fait divers, l’inculpation de huit collégiens pour viol en réunion. Et fait de «Sauf que c’étaient des enfants» un drame finement ciselé.

Gabrielle Tuloup nous avait impressionnés dès son premier roman, La Nuit introuvable dans lequel un fils retrouvait sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer et qui, avant de sombrer, lui avait laissé une confession épistolaire émouvante qui allait modifier son jugement et sa vie. Pour son second roman, changement d’atmosphère complet, même si là aussi il est question de remise en cause, de jugement trop rapide et de vies qui basculent.
Nous sommes dans un collège de banlieue au moment où, pour les besoins d’une enquête judiciaire, la police demande au principal l’autorisation de consulter les photos des élèves. Devant la gravité de l’affaire – il s’agit d’un viol en réunion – l’homme obtempère. Fatima, la victime, reconnait l’un de ses agresseurs, puis un autre… Au total se sont ainsi huit élèves de l’établissement qui auraient participé à ce fait divers sordide. Et qu’il va falloir mettre en garde à vue, parce que, avec le soutien de sa mère, la jeune fille a porté plainte.
Le principal négocie une façon discrète d’appréhender les suspects: les surveillants iront chercher les élèves dans leur classe et ils seront alors remis aux policiers en civil qui les attendent.
Si les choses se passent sans heurts apparents, on imagine l’onde de choc ainsi créée.
Au plus proche des différents acteurs impliqués dans ce drame, le personnel de l’établissement, du principal aux surveillants, en passant par les enseignants et les élèves, Gabrielle Tuloup décrit cette atmosphère de plus en plus pesante, ces rumeurs qui enflent, cette suspicion qui se généralise.
Il y a ceux qui minimisent, ceux qui font de la victime la première coupable, ceux qui ne veulent pas se prononcer et ceux qui jugent immédiatement les huit élèves. Et puis, il y a ceux qui, après la sidération, sont touchés en plein cœur comme Emma, prof de français. Cette affaire va raviver des souvenirs, remettre à vif une plaie qui n’était pas vraiment cicatrisée. «Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder.» Elle va avoir beaucoup de mal à retrouver les élèves au terme de leur garde à vue. Car bien entendu, le temps judiciaire n’a rien à voir avec celui des médias et des réseaux sociaux. Dans l’attente du procès la présomption d’innocence devrait pourtant prévaloir.
C’est aussi ce que les parents des adolescents incriminés espèrent. Vœu pieux! En quelques jours tout va voler en éclats. La défense s’organise, le clan se resserre : «Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance.»
Si ce roman s’inscrit dans la lignée des romans qui, après #metoo, traitent des violences faites aux femmes – on pense à Karine Tuil et Les choses humaines, à Mazarine Pingeot et Se taire ou encore au tout récent Le Consentement de Vanessa Springora – il est avant tout la chronique d’une dérive ordinaire, un témoignage qui n’oublie aucune des pièces du dossier. On y retrouve du reste les rapports de l’assistante sociale, les bulletins scolaires annotés ou encore un compte-rendu de la réunion de l’association SOS victimes.
On y voit le courage qu’il faut pour briser le silence, pour oser porter plainte. On y voit aussi le long chemin que parcourent les victimes jusqu’à dire les choses. Grâce à la belle construction du roman, on bascule alors de l’histoire de Fatima à celle d’Emma. Et l’on comprend que le combat est loin d’être terminé. Loin de tout manichéisme, Gabrielle Tuloup réussit ici un roman délicat et solidement documenté, un réquisitoire contre les à priori et jugements péremptoires, une réflexion sur la vie ordinaire dans un collège. Utile, forcément utile.

Sauf que c’étaient des enfants
Gabrielle Tuloup
Éditions Philippe Rey
Roman
176 p., 16 €
EAN 9782848767840
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Stains en banlieue parisienne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, la police entre dans un collège de Stains. Huit élèves, huit garçons, sont suspectés de viol en réunion sur une fille de la cité voisine, Fatima. Leur interpellation fait exploser le quotidien de chacun des adultes qui entourent les enfants. En quoi sont-ils, eux aussi, responsables ? Il y a les parents, le principal, les surveillants, et une professeure de français, Emma, dont la réaction extrêmement vive surprend tout le monde. Tandis que l’événement ravive en elle des souvenirs douloureux, Emma s’interroge : face à ce qu’a subi Fatima, a-t-elle seulement le droit de se sentir victime ? Car il est des zones grises où la violence ne dit pas toujours son nom… Avec beaucoup de justesse, Gabrielle Tuloup aborde la question de l’abus sexuel dans notre société. Le lecteur, immergé dans l’intimité de personnages confrontés à la notion de consentement et aux lois du silence, suit leur émouvante quête de réparation.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Au revoir les enfants
Mardi 27 janvier 2015
Le réel ne prend pas de gants. Il ne frappe pas à la porte du bureau de Ludovic Lusnel. C’est la sonnerie du téléphone qui s’en charge. Le principal a l’habitude de travailler avec la police. Mais pas comme ça.
Son établissement présente bien. La façade de briques ordonnées, en vis-à-vis des cités, exhibe fièrement les principes républicains. Lusnel a enseigné dix ans dans le 93 avant de prendre de nouvelles responsabilités. Il était professeur d’histoire, il connaît la nécessité des devises, leur limite. Homme sensible, mais factuel, il a rangé son violoncelle et acheté des cravates de couleur. Voilà quatre ans qu’il est principal au collège André-Breton de Stains. Les manuels lui ont appris la Terreur et les révolutions, alors il fait en sorte que la vie soit organisée, maîtrisable. Il s’en ira sûrement à la fin de l’année, il a demandé sa mutation. Ce sera plus reposant.
Lusnel dit souvent que c’est son collège, son équipe, ses élèves. Ce n’est pas juste. Rien ne lui appartient, bien sûr, mais parfois tout lui incombe. Parfois le réel débarque, sans préavis, deux sonneries de téléphone :
« Allô ?
– Capitaine Marnin, brigade de protection de la famille. »
On l’informe de la visite d’une jeune fille d’un établissement voisin. Elle vient reconnaître des coupables, il doit préparer les trombinoscopes des classes. Il demande quels sont les faits. On lui répond « agression sexuelle ». Il ne réalise pas tout de suite. Il range la paperasse accumulée à côté de l’ordinateur, dit à la secrétaire de réunir les brochures contenant les photos des enfants par niveau, de la sixième à la troisième, et fixe son esprit le plus longtemps possible sur l’organisation du planning du début d’année, les prochains conseils de classe, le brevet blanc…
Fatima arrive accompagnée de deux policiers. Très calme. Elle a porté plainte quatre jours plus tôt. Une adolescente comme les autres, avec des baskets et un sweat comme les autres, pas l’air plus victime que les autres. Elle tourne les pages en passant un à un les visages alignés. « Lui oui », « lui non ». C’est froid, implacable. Lusnel pense que c’est terrible, cette utilisation des trombis. Un livret de bouilles d’enfants, tantôt souriants, tantôt boudeurs, le regard vif ou défiant, chemise à col boutonné ou survêtement, transformé en outil de reconnaissance de supposés criminels.
Elle en est à sept. Sept élèves. Là, il réalise. La jeune fille assise devant lui dit avoir été abusée par sept élèves de son établissement. Quand elle se saisit du dossier des cinquième, il considère la capitaine avec incrédulité. Elle ferme les paupières un peu plus longuement pour lui signifier de laisser faire. Ce n’est pas fini. Fatima reconnaît formellement huit garçons du collège André-Breton pour viol en réunion, dont un élève de cinquième.
« Merci Fatima, est-ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais ajouter ? »
Non de la tête.
« Mon collègue va te raccompagner chez toi, je dois discuter avec M. Lusnel. »
La jeune fille se lève, impassible, comme lors du trajet aller. Marnin avait elle-même appelé pour convenir du rendez-vous la veille. Elle était passée prendre Fatima au pied de son immeuble à 13 h 30. La silhouette lui avait semblé toute petite sous la hauteur écrasante de la tour. Elle avait arrêté la Clio à son niveau et s’était penchée pour lui ouvrir la porte, à l’avant, à côté d’elle.
« Ça va ?
– Ça va. »
Marnin a l’habitude, elle a appris à cloisonner, pourtant elle n’avait pu s’empêcher de se mettre à la place de la jeune fille. Elle s’imaginait entrer dans le collège, prendre le risque de croiser ses bourreaux au détour d’un couloir, reconnaître un éclat de voix, un rire peut-être. Elle avait voulu la rassurer.
« On va directement dans le bureau du principal. Tu ne verras personne. »
Fatima n’avait pas paru inquiète. Elle mâchait bruyamment son chewing-gum et pianotait sur son nouveau téléphone, l’ancien ayant été confisqué pour les besoins de l’enquête. On ne peut jamais savoir ce qui se passe sous les mèches de cheveux lissés, derrière les cils courbés au mascara noir, passé et repassé plusieurs fois pour plus d’effet, comme dans les publicités. Et si elle pleurait ? s’était demandé la capitaine. Mais Fatima n’avait pas pleuré. Elle avait quitté la pièce sans se retourner.
Marnin doit maintenant expliquer à Lusnel la suite des événements. Elle lui laisse le temps de reprendre sa respiration et de réajuster le nœud de sa cravate.
« Les faits n’ont pas eu lieu au collège, mais dans la cité d’en face. »
Lusnel est soulagé. Évidemment. Comme s’il valait mieux que cela arrive dans les escaliers d’une tour plutôt que dans les toilettes de son école, nettoyées deux fois par jour.
« On a de la chance qu’elle ait porté plainte. C’est rare dans ce genre de cas. Les filles subissent des intimidations si violentes qu’elles se taisent.
– Mais, interrompt Lusnel, on est sûr de ce qu’elle avance ? »
Il s’en veut à l’instant même d’avoir posé la question. Marnin poursuit sans relever :
« C’est grâce à la mère. C’est elle qui a poussé Fatima à faire une déposition. Elle a repéré les griffures et les bleus quand sa fille est rentrée.
– Et les élèves qu’elle a identifiés, ils sont tous coupables ?
– On le saura bientôt. Comme les faits sont récents, on va pouvoir lancer les analyses d’ADN. Ça simplifie beaucoup les choses pour la suite. »
Elle marque un temps puis ajoute, comme pour elle-même : « Cette femme, la mère, elle est bien courageuse. Il va falloir les protéger toutes les deux maintenant. »
Le principal approuve. Il connaît les mécanismes d’intimidation des bandes entre elles, la capitaine ne lui apprend rien.
« Je vous donne toutes les informations parce que, si menaces il y a, elles proviendront vraisemblablement de chez vous. » Marnin a insisté sur les derniers mots. Le principal réprouve cette assimilation de sa personne à son établissement, mais il s’abstient de tout commentaire.
« Soyez vigilant et faites-nous remonter les informations, si vous entendez des bruits de couloir ou autres. Vous m’indiquerez aussi le bureau de votre CPE, il faut que je la rencontre. Nous aurons besoin d’elle. »
Elle lui parle de l’organisation concrète des opérations, de « coup de filet », d’interpellation simultanée, bref : d’organisation. C’est son rayon. Marnin lui offre l’asile de l’action, il s’y réfugie aussitôt.
On ne se rend pas compte tant que l’affaire reste à la télévision ou dans les journaux. C’est toujours ailleurs, plus loin, on n’y peut rien et c’est comme ça. Cette fois c’est différent, les coupables viennent de « chez lui », comme il se l’est aimablement vu rappeler. Les doigts de Fatima, sans trembler, se sont posés sur des visages qu’il croise tous les jours, dont il a la responsabilité. Ces portraits figés, sous lesquels ne manque plus qu’un numéro de matricule, ne disent rien des grimaces et tics de langage, des centimètres pris pendant l’été, des voix qui ont mué. Il a noté, un à un, les noms des élèves désignés, en même temps que le policier, dans le cahier qui lui sert de journal de bord. La liste dressée le long de la marge laisse un vide angoissant sur tout le reste de la page. L’impuissance le mortifie. La voix ferme de la capitaine le rappelle à l’ordre.
« Il est important pour nous d’arrêter tous les suspects en même temps. »
Le principal comprend tout de suite : les policiers ne vont pas agir dehors, ils viendront les prendre dans les classes. L’idée lui est insupportable.
Des images remontent de loin. Ludovic était en troisième quand le film Au revoir les enfants de Louis Malle est sorti. Il habitait le village d’Avon, là où les faits avaient eu lieu. Son professeur d’histoire leur avait raconté le courage de ce prêtre qui avait caché des adolescents juifs dans son collège durant la guerre. Elle avait demandé aux élèves de se mettre en quête de personnes ayant rencontré le résistant. Il interrogea les voisins, recueillit des témoignages. Au mois de décembre, enfin, la classe alla voir le film au cinéma. Ludovic avait beau connaître l’issue, il espérait quand même. Il est devenu professeur à son tour. On ne choisit pas d’être éducateur si on n’espère par réécrire la fin. Pourtant, dans la salle obscure, ses doigts s’étaient crispés au bout des accoudoirs : les officiers étaient entrés dans l’établissement. Ils avaient fait sortir les élèves, les avaient alignés dos au mur. Ils les avaient arrachés. À leurs amis, à la vie. Jamais il ne s’est remis de ces images. L’école devait être un abri, un asile.
La capitaine en face de lui insiste, ils doivent fixer le jour où la brigade pourrait intervenir. Ça n’a rien à voir, bien sûr, sauf que c’est son collège et que ce sont des enfants. Alors il la supplie « qu’on ne les prenne pas dans les classes, s’il vous plaît.
– Impossible. »
Il faut éviter la destruction de preuves. Tout peut se révéler utile, des messages ont pu être échangés… Les arcanes sordides du crime lui sont distillés par petites touches odieuses. L’air de rien. Pour eux c’est le quotidien. Mais la mention de possibles vidéos filmées avec les téléphones l’achève. Il pense à Pauline, sa fille. Alors il prend son calendrier et convient avec la capitaine que l’intervention aura lieu une semaine plus tard, le lundi 2 février. »

Extraits
« Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder. »

(Courier adressé au juge, fautes d’orthographe comprises)
« Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance. »

À propos de l’auteur
Née en 1985, Gabrielle Tuloup a grandi entre Paris et Saint-Malo. Championne de France de slam en 2010, elle est professeure agrégée de lettres et enseigne en Seine-Saint-Denis. En 2018, elle est lauréate du Festival du premier roman de Chambéry pour La nuit introuvable. (Source : Éditions Philippe Rey)

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