Crédit illimité

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En deux mots
De galère en galère, Diego est contraint d’aller demander de l’aide à un père honni. Le grand patron lui accordera les 50000 euros demandés à condition qu’il endosse le rôle de DRH et licencie quinze personnes. Une fois le contrat accepté, les choses ne vont pas se passer comme prévu.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’exécuteur des basses œuvres se rebiffe

Nicolas Rey se frotte à la grande entreprise et cela fait des étincelles! Son narrateur, chargé par son père de licencier un groupe d’employés, ne va pas endosser le costume du liquidateur. Un revirement qui nous vaut un petit bijou, humour compris.

Quel bonheur de lecture! Et quelle virtuosité. Arriver à faire d’un malheureux sans le sou amoureux de son analyste et chargé par son père de licencier une quinzaine de personnes un roman drôle, l’histoire d’un amour éperdu et une fable optimiste sur fond de misère économique, ce n’était pas gagné d’avance! Pourtant Nicolas Rey a relevé le défi haut la main.
Quand s’ouvre le roman, c’est le ciel qui tombe sur la tête de Diego Lambert. Le bilan qu’il dresse de sa situation est loin de faire envie. À la manière de François Hollande face à Sarkozy, il use de l’anaphore pour appuyer là où ça fait mal: « Moi, Diego Lambert, quarante-neuf ans, vieil adolescent attardé avec deux prothèses de hanche en céramique, sponsorisé autant que massacré par son père. Moi, Diego Lambert, alcoolique et ancien cocaïnomane sans chéquier et sans permis de conduire. Moi, Diego Lambert, interdit bancaire et incapable d’offrir un week-end au bord de la mer à l’éventuelle femme de sa vie les soirs où elle aurait trop peur de mourir. » L’ultime solution, qu’il se refusait à envisager jusque-là parce qu’il avait été trop maltraité par son géniteur, consiste à quémander 50000 € à son père, PDG d’une grosse entreprise qui fait commerce de céréales.
Ce dernier lui propose alors un marché. Il remplacera provisoirement sa DRH et devra procéder rapidement à une série de licenciements. Un dégraissage qui satisfera les actionnaires et fera grimper le cours en bourse.
Diego est bien contraint d’accepter et va faire défiler les victimes désignées dans son bureau. Mais Diego est libre dans sa tête et se range du côté des victimes d’une société qui se porte fort bien. Il va imaginer une solution qui plaira aux actionnaires sans pour autant procéder à des licenciements.
Pour son père, cette solution est acceptable, mais ne correspond pas au contrat passé. Aussi refuse-t-il à son fils de lui remettre la somme convenue. De quoi attiser la colère de Diego.
Car il entendait couvrir de cadeaux Anne Bellay, sa psy dont il est éperdument amoureux et à laquelle il a remis les 64 lettres écrites après chacune de leurs séances en guise d’adieu. Car il s’est bien rendu compte qu’il n’avait aucune chance qu’elle partage sa passion.
Sauf qu’après la lecture de ces missives, elle accepte finalement de le revoir. Tout espoir n’est donc pas perdu.
Avec maestria, Nicolas Rey va nous offrir un feu d’artifice final qu’il serait dommage de dévoiler ici. Soulignons plutôt combien cette excursion amorale dans l’univers de la grande entreprise est tout sauf politiquement correcte. En courts chapitres qu’une écriture nerveuse fait passer presque trop vite, on navigue entre le roman noir, la bluette romantique et, comme dit l’éditeur, la «farce œdipienne». Sans oublier la critique acerbe de ce patronat qui garde les yeux rivés sur le cours de bourse au détriment de ses employés. Sans avoir l’air d’y toucher – avec désinvolture et un humour froid – Nicolas Rey nous appelle à la vigilance et nous rappelle qu’à cœur vaillant rien n’est impossible, quitte à tricher un peu!

Crédit illimité
Nicolas Rey
Éditions Au Diable Vauvert
Roman
224 p., 18 €
EAN 9791030705157
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement dans les Hauts de France, du côté de Saint-Omer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Diego Lambert n’a plus le choix. Il doit licencier quinze salariés de l’usine de son père s’il ne veut pas finir sur la paille. Mais rien ne va se dérouler comme prévu, jusqu’à l’irréparable. Dans cette fiction d’une ironie féroce et d’une beauté nouvelle, Nicolas Rey invente le crime parfait !
« Un roman plein d’humour et de folie à dévorer d’urgence. » Librairie Les Accents
« Nicolas Rey nous régale avec un texte où l’on retrouve l’humour, le désespoir, les situations géniales qui font la saveur de ce dandy romantique inégalable. » Librairie Les Mots et les Choses
« Une Conjuration des imbéciles à la française. Nicolas Rey retire avec brio les masques et faux-semblants du monde de l’entreprise. » Librairie La Colline aux livres

Les critiques
Babelio
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Les premières pages du livre
« 1
À l’heure où je vous parle, je me trouve sur une terrasse en face de la gare de Lyon. Ma profession ? Interdit bancaire jusqu’à la gueule avec des kilos de dettes et d’impôts impayés. Je suis mort. Je peux juste régler mon café. Je peux juste regarder les pauvres gens qui s’enfoncent en forniquant histoire de pondre une poussette supplémentaire. Je peux juste penser à tous ceux qui tiennent le coup grâce au jardinage, à leur fox-terrier, au golf, au self du midi, à l’acuponcture, à leur résidence secondaire, à leur rêve d’aller vivre à Dubaï, à la prière, à la diététique, à leur copine Jennifer, à Ibiza, à Roland-Garros et au Bistro Romain de ce soir.

Il faut tenir, les doigts crispés sur son surf, sur ses actions, sur la danse brésilienne, sur l’hypnose ou sur la petite dynamique de groupe. Moi, je ne tiens plus. Je vais me lever et je vais prendre un taxi que je ne peux pas payer. Arrivé devant chez moi, je tends ma carte Black au chauffeur. Je fais le code. Je connais déjà la suite :

« Paiement refusé, il me dit.
— Je suis au courant, je rétorque.
— Vous avez un distributeur en face, si vous voulez.
— Ça ne changera rien. Je suis fauché, monsieur.
— Pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant ?
— Parce que vous ne m’auriez jamais pris, avant.
— Et le métro, vous connaissez ?
— Je ne suis pas encore assez au point pour prendre le métro.
— Alors, on fait quoi, maintenant, connard ?
— Je veux bien laver votre berline si vous voulez.
— …
— Je monte chez moi. Je prends un seau, du liquide vaisselle, une éponge et j’y vais. Je suis dur à la tâche vous savez.
— Y a pas un proche qui pourrait vous dépanner ?
— Je n’ai plus de proches.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que je n’ai plus que des lointains.
— Tirez-vous. »

De retour dans mon loft, je n’ai pas ouvert mon courrier. J’ai juste compté les enveloppes des impôts d’un côté et celles de la banque de l’autre côté. Je ne savais pas trop ce que cela signifiait mais la Société Générale l’emportait largement.

2
Reprenons. Je m’appelle Diego Lambert et je suis totalement ruiné. La banque va mettre en vente mon appartement, je suis poursuivi par les impôts, fiché à la Banque de France, je suis incapable de vous dire par quel miracle mon téléphone portable continue encore de fonctionner et, pire que tout, mon abonnement à la chaîne OCS a été résilié.

On ne devient pas pauvre en une seule prise. On savoure avant. On commence par compter ses sous. Et c’est déjà trop tard. On descend les marches les unes après les autres. Ensuite, on dégringole.

D’abord, il y a l’ultime crédit que l’on vous refuse. Arrivent les temps difficiles de l’aveu à ses proches. Et puis, on se retourne vers sa garde rapprochée, à savoir ses grands-parents.

C’est peu dire que je les ai sucés jusqu’à l’os, ces deux-là. Mon grand-père a vendu sa Golf neuve et m’a filé la recette en billets de cinq cents. Ma grand-mère a cédé tous ses bijoux Cartier : « De toute façon, je n’ai jamais aimé tes cousins, ils ont réussi trop facilement », m’a-t-elle confié un soir avec un triste sourire. J’ai tenu six mois avec ce petit pactole fortement convenable.

Ensuite, j’ai taxé ma petite sœur chérie, laquelle, n’ayant pas un sou, a emprunté la carte bleue de son mari en tâchant de ne pas dépasser le plafond autorisé. Elle s’est fait pincer au bout de quinze jours.

Son mari lui a dit que l’existence était une chose assez simple, en fait, qu’elle devait juste choisir entre lui ou moi. Enchaînant les inséminations artificielles dans l’espoir d’un enfant, elle a opté pour son mari. Difficile de lui en vouloir de manière acharnée sur ce coup-là. Ma mère, avec sa retraite d’enseignante à deux mille euros brut par mois, ne m’intéressait pas.

Non, à présent, c’était une fois de plus l’heure du grand combat, de l’affrontement terrible, du carnage évident : mon père et moi. Dans quel état allais-je finir cette fois-ci ? À genoux, allongé dans la poussière, bavant des caillots de sang à ses pieds ? Mon père : un maître en manipulation, en chantage affectif, en violence, en hurlement, en racisme, en népotisme, en perversité. Mon père règne sans partage sur notre territoire familial en règle générale et sur le Mal en particulier. Il a même réussi à faire en sorte que ses proches le plaignent alors qu’il a semé le malheur et la profonde tristesse dans le cœur des siens et qu’il possède toujours deux tours d’avance sur la vie de chacun d’entre nous.

3
Un matin, je me suis enfilé un Xanax et vingt minutes plus tard, je me suis rasé sans me couper. Puis, pour la première fois de mon existence, j’ai réussi à prendre le métro. Je suis arrivé au siège de l’entreprise multinationale. Je me suis annoncé à François, le secrétaire particulier de mon géniteur. Cet homme m’avait vu grandir. Il avait dépassé depuis longtemps l’âge de la retraite mais restait fidèle à mon père. Il avait tout sacrifié pour ce dernier. C’était le seul à connaître les moindres secrets de son patron. J’ai frappé à la porte d’entrée du royaume. Je me suis installé face à lui. Son bureau était comme dans mes souvenirs : totalement vide, pas la moindre trace d’un ordinateur, pas un dossier. Juste deux fauteuils en cuir où il recevait les visiteurs. La décoration aussi était réduite au minimum : des rideaux pourpres pour protéger du soleil et au mur une grande photo en noir et blanc de la vallée de la Durance. Vêtu de l’une de ses éternelles vestes à petits carreaux, mon père buvait son thé en lisant le Wall Street Journal.

Il a commencé sans quitter son journal des yeux :

« Que puis-je pour toi, mon cher fils ?
— J’ai des problèmes de liquidité, Papa.
— De quel ordre ?
— J’ai besoin de cinquante mille euros. »

Il a posé lentement sa tasse de thé et son journal. Il a levé ses yeux bleu délavé vers moi en faisant tourner sa chevalière en or :

« Et le métier d’écrivain, ça ne rapporte pas ?
— Non.
— Et celui de scénariste ?
— Non plus.
— Et celui de réalisateur ?
— Encore moins.
— Acteur ?
— Rien du tout.
— Journaliste ?
— C’est sans espoir, Papa.
— Et pourquoi c’est sans espoir ?
— Parce que je suis un mâle blanc hétérosexuel de presque cinquante ans. L’époque est sans merci. »

Mon père s’est levé. Il a ouvert la porte de son bureau et a articulé : « Passe me voir, demain, à sept heures, en costume cravate, s’il te plaît. »
Il a tendu la joue pour que je l’embrasse.
Lui n’embrassait jamais personne.

4
Le lendemain matin, mon père jubilait dans son fauteuil en cuir comme un gosse qui vient de réaliser une belle bêtise. Il tapotait de sa main droite un sac posé sur son bureau. Avant de prendre la parole, il a conservé le silence un long moment. Il a remonté une jambe de son pantalon jusqu’en dessous de son genou et s’est gratté le mollet. Je le connaissais par cœur. C’était le signe chez lui qu’il allait faire feu. Il m’a annoncé fièrement :

« Diego, il y a cinquante mille euros là dedans !

— Merci Papa.
— À une condition !
— Laquelle ?
— Que tu travailles pour la première fois de ta vie.
— Sans problème. Dis-moi ce que je dois faire.
— Remplacer Béatrice Forlaine.
— Qui est Béatrice Forlaine ?
— La DRH d’une de mes entreprises. Une entreprise de désherbant. Ça a même été ma première boîte en fait. Béatrice est en arrêt maladie pour un mois.
— C’est grave ?
— Dépression à mon avis.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle a choisi de se mettre en dépression pendant le mois que va durer la restructuration de l’entreprise.
— Et alors ?

Et alors, le métier de DRH, dans ces cas-là, c’est le pire de tous. Le plus ingrat. Tout le monde va te détester. Si tu arrives à résister à ça, tu auras mérité cet argent.
— Merci Papa.
— File, le chauffeur t’attend. Ton premier rendez-vous est à huit heures trente. Tu vas commencer par rencontrer un magasinier père de quatre enfants. Sur la fiche, Béatrice a inscrit que sa femme est atteinte d’une maladie génétique dont je n’arrive pas à déchiffrer le nom.
— Formidable.
— Bon Dieu comme je t’envie !
— Je ne vois pas trop ce que Dieu a à voir là-dedans, Papa.
— Oh, tu sais, Dieu, le Diable, c’est combines et compagnie tout ça. Il n’y a qu’une cloison qui les sépare. Tu ne vas pas me faire croire qu’ils ne se croisent pas de temps en temps, ces deux-là ! »

5
Antonio Lambert, mon père, possédait de nombreuses entreprises dans toute l’Europe et le monde entier. Il était un PDG reconnu, affichant les meilleurs bilans, estimé par les actionnaires et les salariés. Ses décisions, ses analyses, son charme, son éternel optimisme dans toutes les situations faisaient de lui un leader incontesté. Il venait du Sud. Alors, quoi qu’il arrive, trois cent soixante-cinq jours par an, il prenait tous les matins son petit déjeuner sur sa terrasse, quitte à porter deux manteaux sur ses épaules. Dès qu’il arrivait à son bureau, tous ses collaborateurs vous diront, de la standardiste au chef marketing, qu’ils avaient l’étrange sentiment que plus rien de grave ne pouvait se produire et que si jamais une situation se dégradait, mon père aurait avec certitude une solution. Antonio Lambert était pour ses salariés comme une drogue apaisante, une assurance vie. Il avait une façon très particulière de vous saluer le matin. Il vous serrait la main fortement et vous demandait comment vous alliez. Mais il ne vous quittait pas des yeux et ne disait plus un mot avant d’entendre votre réponse. Surtout, il se taisait tant qu’il n’était pas certain d’avoir bien entendu tout ce que vous aviez envie et besoin de lui dire. Ainsi, comme le silence continuait, vous vous laissiez aller à lui en avouer plus que d’ordinaire. Oui, dans le monde professionnel, cet homme inspirait à ses proches une confiance hors du commun.

Il y avait donc, entre autres, une entreprise de désherbant dans le Nord de la France nommée Ovadis, à Saint-Omer, qui commercialisait des fournitures pour l’agriculture, et faisait le commerce de céréales. Idéalement placée dans la plaine d’Arras, proche du port de Dunkerque, Ovadis avait fort à faire avec une concurrence faite de coopératives agricoles dynamiques. En un mot, l’entreprise vendait tout ce dont les agriculteurs avaient besoin pour produire : engrais, semences, plans, produits phytosanitaires. En échange, la boîte leur achetait plus tard tout ce que les agriculteurs avaient produit : du blé, de l’orge, des pommes de terre. L’entreprise possédait plusieurs entrepôts et magasins, des bureaux et des silos pour stocker les céréales.

Cinquante personnes travaillaient sur le site et vivaient au rythme des saisons et des cultures. La période de pointe se situait à l’époque de la moisson où les agriculteurs venaient livrer leurs récoltes. Alors, on faisait appel à des stagiaires et des CDD qui venaient grossir les rangs de ces travailleurs.

Après des années de succès, l’affaire traversait une période difficile à cause des normes sur les céréales, l’arrivée des lois contre les OGM pour l’agriculture et l’immense pression des écologistes.

La situation était limpide pour ma belle personne. Mon père m’avait nommé dans le rôle de la pire des putes : celui du liquidateur. Me nommer au poste de pseudo DRH, en fait chef du personnel, faisait de moi l’affreux capitaliste qui allait devoir se séparer de quinze salariés. On remplaçait Béatrice Forlaine, actuellement en dépression nerveuse, par le fils du boss.

Béatrice Forlaine, DRH très humaine, appréciée de tous, à laquelle tout le monde venait se confier, qui les avait tous embauchés, qui assurait leur formation, parfois leur promotion, qui gérait les congés comme les petites avances pour les fins de mois difficiles, Béatrice, remplacée par un Parisien affublé d’une barbe de trois jours et des cheveux hirsutes.

Arrivé dans mon nouveau bureau de la Défense, je réalise vite qu’il n’y a aucune latitude pour effectuer ma triste tâche, uniquement ce que la loi impose et aucun budget de négociation. Aline Forbac, ma toute nouvelle assistante, vient de quitter Saint-Omer pour me rejoindre à Paris. Aline semble être une femme d’une rare gentillesse. En revanche, je ne serai jamais tenté de la harceler sexuellement. Elle me raconte l’annonce de la restructuration par mail, le tsunami suscité, l’immense détresse de tous les salariés, largués dans une région sinistrée depuis longtemps par l’emploi, et encore plus par la crise. C’était elle qui avait aussi réceptionné le deuxième mail, celui dans lequel était jointe la liste des quinze victimes à sacrifier.

J’ai annulé mon premier rendez-vous. Je ne me sentais pas d’attaque pour commencer ma journée en disant à un père de quatre enfants et à sa femme handicapée que le type était viré sur-le-champ.

J’ai demandé à Aline les grandes lignes de ce plan social. Il n’y avait rien de très original : raisons économiques, préavis, mois de salaire par année passée dans l’entreprise, congés payés, coordonnées de Pôle emploi. « Putain, j’ai pensé, ils se sont défoncés vingt ans pour cette boîte et moi, je vais leur filer l’adresse postale de Pôle emploi… »

Mon prochain rendez-vous était à neuf heures trente. D’un seul coup, je me suis senti bien seul dans mon grand bureau. À neuf heures vingt-neuf, la porte s’est ouverte et un couple est apparu. J’ai regardé Aline d’un air désespéré mais elle a pris l’air désolé de la meuf qui veut dire : « J’ai trop la honte, je vais m’en vouloir toute ma vie mais j’ai oublié de te prévenir sur ce coup-là. »

J’ai proposé au couple de prendre place. Ils se tenaient la main comme si on venait de leur annoncer la mort de leur putain de gosse ou un truc dans le genre.

« C’est quoi le problème mes amours ? j’ai fait.
— C’est que nous sommes mariés depuis seize ans, monsieur.
— Félicitations.
— Et que nous travaillons tous les deux pour votre entreprise.
— …
— Et que nous sommes licenciés tous les deux.
— Chiotte.
— Comme vous dites.
— Et bien sûr, vous avez des enfants ?
— Trois enfants que nous devons élever, un loyer et plusieurs crédits.
— Bah oui, ce serait pas drôle, sinon.
— …
— Écoutez, je viens d’arriver ce matin. Laissez-moi étudier votre cas et je vous rappelle en fin de semaine.
— Merci monsieur.
— …
— Merci. Vraiment merci. »

À dix heures, j’ai appelé Aline pour la prévenir que j’aurais du retard lors de ma prochaine exécution. Je suis passé par la sortie de service, je suis allé m’acheter un macaron à la pistache et je l’ai savouré assis sur un banc. Il y avait un adolescent trop grand qui tenait sa mère par le bras et j’ai trouvé ça très gracieux.

Quelque chose clochait malgré tout. Je ne comprenais pas l’objectif de mon père dans cette mission. Il m’avait confié une tâche dont la raison m’échappait complètement. Virer des gens pour cinquante mille euros, c’était largement dans mes cordes. Il le savait. Je le savais. La terre entière le savait. Alors pour quoi faire ? Quel était le coup d’après ? »

Extrait
« Je me suis retrouvé seul sur ma chaise, Et là tout s’est effondré. Qui j’étais? Moi, Diego Lambert, quarante-neuf ans, vieil adolescent attardé avec deux prothèses de hanche en céramique, sponsorisé autant que massacré par son père. Moi, Diego Lambert, alcoolique et ancien cocaïnomane sans chéquier et sans permis de conduire. Moi, Diego Lambert, interdit bancaire et incapable d’offrir un week-end au bord de la mer à l’éventuelle femme de sa vie les soirs où elle aurait trop peur de mourir. Qui suis-je? Moi, Diego Lambert, face à une femme sublime, mariée, sûrement heureuse en ménage, mère de famille au métier épanouissant ?
On a beau dire que l’amour est un enfant de bohème qui ne connaît jamais de loi, mes chances de réussir une vie de bohème avec Anne Bellay étaient tout de même assez faibles, pour être franc juste quelques secondes. » p. 68

À propos de l’auteur
REY_Nicolas_©JP_BaltelNicolas Rey © Photo JP Baltel

Lauréat du Prix de Flore avec Mémoire courte, Nicolas Rey a publié romans, nouvelles et chroniques. Dos au mur, son dixième livre au Diable vauvert, a reçu le Prix Gatsby. (Source: Au Diable Vauvert)

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Dernier travail

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En deux mots
À trois mois de la retraite Vincent, cadre dans le service des relations humaines d’une grande entreprise de téléphonie, gère ses derniers dossiers. Alors que se déroule le procès des dirigeants, accusés de n’avoir pu prévenir une vague de suicides, il va se rapprocher de la famille de la première victime. Il aimerait comprendre ce qui s’est joué à l’époque.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vincent, Bernard, Francis… et les autres

Sur les pas d’un cadre aux relations humaines d’un grand groupe de téléphonie, Thierry Beinstingel poursuit son exploration du monde de l’entreprise. Un roman qui se lit comme un thriller.

Vincent travaille au service des relations humaines dans une grande entreprise de téléphonie. À trois mois de la retraite, il met de l’ordre dans ses dossiers, se souvient notamment de la grande affaire qui a secoué la société une dizaine d’années plus tôt avec une vague de suicides. Bernard, qu’il avait croisé brièvement lors d’une réunion, avait été le premier. Il s’était enfermé dans son bureau un vendredi soir, avait pris des poignées de médicaments et arrosé le tout de beaucoup d’alcool. C’est la femme de ménage qui l’avait retrouvé le lundi matin. Un drame qui s’était doublé d’une intervention des forces de l’ordre quand, quelques jours plus tard Francis, le frère du défunt avait surgi avec son fusil de chasse et avait fait voler en éclats toutes les cloisons de verre du bureau. Employé à l’office des forêts, cet acte avait eu pour conséquences une rétrogradation et une affectation dans une forêt isolée où il vivait désormais avec son épouse Caroline et sa fille Charlène.
Une affaire qui ressurgit alors que se déroule le procès maintes fois reporté, mais aussi après un coup de fil de Vivian, l’épouse de Bernard. Elle sollicite son aide pour que sa fille obtienne l’emploi qu’elle convoite au service commercial. Après un rapide entretien avec Ève, qui avait neuf ans quand elle a perdu son père, il décide d’intercéder en sa faveur. Très vite la nouvelle recrue prend ses marques et s’intègre dans la société, y trouvant même l’amour. Seul Francis voit d’un mauvais œil ce «retour chez l’ennemi.
Quant à Vincent, il aimerait comprendre pourquoi rien n’a été entrepris pour tenter ce comprendre le geste de Bernard et tenter de prévenir les autres actes désespérés qui suivront.
Une enquête délicate qui permet à Thierry Beinstingel de mettre en lumière les pratiques pour le moins douteuses des grandes entreprises qui sous couvert d’un galimatias technocratique mettent leurs employés sous pression, allant jusqu’à leur demander l’inverse de ce pour quoi ils ont été engagés, les reléguant dans des placards à balai quand on ne trouve pas le moyen de les remercier. C’était l’époque meurtrière de la GPEC, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences.
Le choc de ces suicides à répétition a beau avoir fait changer les méthodes, Francis se rend bien compte que sous le vernis, ce sont bien les mêmes règles qui perdurent.
L’auteur, qui a travaillé chez Orange jusqu’en 2017, décortique avec beaucoup de justesse cet univers impitoyable. Mais sans manichéisme et sans vouloir en faire un roman à charge, il montre combien, avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de faire bouger les lignes. L’homme reste un loup pour l’homme.

Dernier travail
Thierry Beinstingel
Éditions Fayard
Roman
256 p., 19 €
EAN 9782213722450
Paru le 17/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Proche de la retraite, un cadre d’une grande entreprise se remémore la vague de suicide qui a touché le personnel des années auparavant. A-t-il, à l’époque, pris la pleine mesure de l’événement? Aurait-il pu tenter quelque chose pour l’empêcher? Ou s’est-il laissé bercer par les éléments de langage de la direction? Et à présent qu’il est sur le point de partir, que pourrait-il faire pour ne pas rester sur une note si sombre?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
The Times of Israël (Maurice Ruben Hayoun)

Les premières pages du livre
« 1
Dernier contrat de licenciement d’un « commun accord » : Vincent regarde le document sur lequel sont inscrits ces mots dès le premier paragraphe. Il lit les noms des signataires : la DRH qui est sa jeune collègue, toujours vive et dynamique, son rire fréquent, son enthousiasme. Et celui de l’employée qui accepte de partir d’un « commun accord » : jeune femme sombre et anxieuse, toujours prête à pleurer, qui a apposé un paraphe tout en volutes puériles. Et combien d’entretiens ont-ils menés, la DRH et lui, ensemble ou séparément, tout ce lent travail qu’il avait fallu faire avec la dépressive, en congé de maladie d’abord, en reprises difficiles, puis en rechutes. Enfin la difficile reconstruction et la perspective d’un avenir ailleurs qui se dessine, encore avait-il fallu l’aider, payer des formations, elle voulait désormais s’occuper d’enfants, disait-elle.

Celui qui l’a harcelé (rien n’avait été prouvé), son ancien chef, a été muté. Il le revoit dans les rendez-vous qui ont précédé la mesure, bel homme, sérieux, semblant sincèrement peiné. Il l’avait traitée comme les autres, avait-il affirmé : comparaison entre objectifs attendus et réalisés, rien de plus. Vincent ne l’avait plus revu depuis sa mutation, le dernier rendez-vous avait été pour le préparer à l’entretien d’embauche pour ce poste dans une autre ville. Le supposé harceleur était joyeux, volubile, désireux de se montrer sous son meilleur jour, c’était une promotion ou, du moins, un poste équivalent dans lequel « il pourrait faire ses preuves ».

La jeune femme accepte donc la rupture de contrat d’un « commun accord ». Elle va quitter la boîte, sans procès, « en bonne entente », pourrait-on conclure. Ainsi se termine l’histoire, une de plus vécue dans son boulot à lui. Une des dernières aussi : dans trois mois, il sera parti, lui aussi, il quittera définitivement le monde du travail.

2
Vincent est maintenant dans un café, bar quelconque, bistro de quartier, brasserie de boulevard. Au comptoir, un habitué parle fort, se retourne vers les clients dans une harangue complice. Il est question de Tous ceux qui… Tirade stoppée d’un geste par-dessus son épaule avant de revenir au garçon sans cesse en mouvement derrière son comptoir. Tu comprends, ils… À nouveau l’élan brisé, cette fois par la main épaisse tapant le zinc.

Elle a les yeux verts, il a tout de suite remarqué cette couleur qui semble hésiter en permanence, prenant l’aspect placide et terne de l’eau inerte d’un lac ou celle des remous vifs et changeants d’un torrent. En septembre, une fois libéré, il ira à la pêche en Slovaquie. Là-bas, les rivières sont somptueuses en automne, paraît-il. Un type au front bosselé est entré. L’habitué lui tourne le dos. Le garçon a allumé la télé, une chaîne d’information en continu dont le son est coupé.

Elle a dit en arrivant : Je ne sais pas si je fais bien… Je ne veux pas vous déranger… Des phrases comme cela, prononcées à voix basse, un peu rauque dans les derniers mots, dans cette intonation propre aux anciens fumeurs. Car elle ne fume plus, il peut le voir aux doigts exempts de trace de nicotine qui enserrent maintenant la tasse de café. Ongles ras, extrémités un peu carrées, mains épaisses comme celles habituées aux tâches, servir, desservir, nettoyer. Lui aussi a fumé autrefois, il y a longtemps.

Le type au front bosselé boit maintenant en silence un demi. L’habitué fixe l’écran, où un couple de présentateurs (homme en cravate, femme en chemisier) commente l’actualité en bougeant sobrement les lèvres. En bas de l’écran, on peut déchiffrer : « Saisie record en Seine-Saint-Denis », puis l’heure, « 8 h 54 ».
Il triture l’enveloppe grand format qu’elle vient de lui donner. Il y a son CV et la lettre, indique-t-elle sans rien ajouter.

Deux jours avant, Fulbert l’avait appelé. Ce n’était pas extraordinaire. Tous les retraités font cela les premiers temps. On prend des nouvelles de ceux qui restent, on raconte un peu sa vie : ne plus devoir se lever le matin, le vélo l’après-midi, ce genre de choses. Pour Fulbert, cela allait faire un an bientôt. Puis les appels s’espacent, les retraités n’osent plus, perdent la mémoire des noms. Enfin les organisations changent, des collègues nouveaux arrivent, les anciens suivent le même chemin qui les pousse vers la sortie. Pour lui, ce moment est aussi arrivé. Fera-t-il comme les autres ?

Mais, pour l’instant, Fufu (tout le monde l’appelait ainsi en catimini, il avait l’élégance de l’ignorer), Fufu, donc, avait besoin de ses services tant qu’il était encore en activité. Il avait commencé sa conversation d’une manière bizarre :
– Dis, Vincent, tu te souviens quand nous nous sommes connus ?
– Ça fait au moins dix ans.
– Treize, presque quatorze. Tu venais de revenir, c’est moi qui t’ai embauché.
Sale période en effet. Quelques mois auparavant, il avait quitté la boîte pour fonder la sienne, un magasin d’ameublement avec pignon sur rue. Le patron voulait raccrocher après une vie de labeur, le stock lui avait été cédé pour rien. Fausse bonne idée : il avait repris les employés, mais s’était rapidement aperçu qu’ils avaient bien vécu en profitant de la bonhomie et de la naïveté du commerçant. Manigances, absentéisme, les comptes étaient dans le rouge, il n’avait pas pu redresser la barre. Pour couronner le tout, il avait couché avec la comptable, sa femme l’avait appris, l’avait quitté en embarquant les gosses, tout était parti en cacahuète. Depuis, il vivait seul, voyait ses enfants rarement, son ex-femme jamais.

Par chance, son ancienne entreprise l’avait repris et Fufu était devenu son chef.
– Tu te souviens de Bernard ? C’était l’année de ton arrivée.
Non, ça ne lui disait rien.
S’ensuivit l’histoire de ce cadre qu’on avait retrouvé mort dans son bureau un lundi matin. Il s’y était enfermé le vendredi soir, avait avalé une énorme quantité de médicaments, arrosée d’une quantité d’alcool tout aussi impressionnante.
Effectivement, ça lui était revenu. Et il y pense aujourd’hui dans ce café quelconque en compagnie d’un habitué volubile, d’un type taciturne au front bosselé et d’une femme timide aux yeux verts qui n’ose croiser son regard : la veuve de ce Bernard.

La seule fois qu’il avait rencontré ce cadre, c’était douze ans auparavant, dans un bar semblable. Il était venu avec les autres vendeurs. Ce genre de réunion faisait partie d’un rituel régulier, organisé à tour de rôle par chaque membre de l’équipe : on réservait quelques places dans une brasserie pour déjeuner, on échangeait sur le boulot, les objectifs, les problèmes, les activités, en mangeant une entrecôte, en buvant une bière, et on repartait gonflé d’allant et de projets pour un nouveau mois. On appelait cela une revue d’affaires.
Le nommé Bernard était un cadre d’un niveau élevé, un directeur qui avait managé plusieurs centaines d’employés. Il venait d’atterrir dans leur petit service d’une dizaine de personnes, on ne savait pas pourquoi. Ou plutôt on s’en doutait : on vivait une période où les disgrâces étaient fréquentes, assorties d’un changement rapide de fonction. La langue managériale nommait cette tendance nouvelle le « time to move ». Bien sûr, personne n’avait posé de questions sur son arrivée ici. Fufu avait présenté chacun, le type avait dû dire son nom, assorti probablement de quelques vagues explications sur ce qu’il avait fait avant. Il devait encadrer tout le service maintenant, au-dessus même de Fufu. On ne savait pas trop quel serait son rôle et, d’ailleurs, lui-même semblait s’en moquer éperdument.
Reste le souvenir de cet étrange repas, d’ordinaire plutôt agréable, on s’entendait tous bien et Fufu était un chef abordable. Mais, à une dizaine d’années de distance, il peut ressentir encore la lourde ambiance. Il revoit Bernard siffler plusieurs bières, sans manger un seul morceau, sans parler ou presque. On s’était quittés un peu gênés, chacun avait dû remâcher cette singulière revue d’affaires en se demandant quels changements allaient apporter un type aussi taciturne.
On n’avait pas eu le temps d’y penser longtemps : son suicide dans son nouveau bureau avait eu lieu quelques semaines plus tard.

Vincent se rend compte qu’il a laissé errer ses pensées plus qu’il ne le fallait. La veuve est toujours en face de lui, patiente, déposant les reflets gentiane de son regard çà et là, sur l’anse de sa tasse ou dans le vide de la salle.
– Vous savez, je ne peux rien vous promettre, dit-il rapidement.
– Bien sûr, je comprends.
Comme si ces deux faibles répliques marquaient le signal du départ, elle se lève, fouille dans son sac. Vincent dit :
– Laissez, c’est pour moi.
Elle tend sa main aux doigts carrés, fuyante et déjà retirée alors qu’il la serre. L’au revoir est déférent, résigné. Il la regarde partir tandis qu’il paye les consommations.

3
Francis regarde le ciel, par habitude. Il se tient devant la fenêtre, sa tasse de café à la main. La semaine précédente a été pluvieuse après quelques jours d’une chaleur inhabituelle pour le printemps. Caroline revient dans la cuisine pour changer de chaussures. Je voulais enfiler mes escarpins neufs pour aller au boulot, mais… Elle ne termine pas sa phrase, elle est déjà repartie, lui laissant le soin de refermer la porte. Avant de monter dans la voiture, elle ajoute : Tu pourrais quand même jeter une pelletée de graviers dans la cour. Mon pauvre Francis, tu ne fais plus rien chez nous.
Pauvre Francis regarde la voiture s’éloigner au milieu des flaques, bateau quittant le port. La sécheresse s’amplifie chaque année, mais rien n’y fait : à la moindre pluie, la cour est un bourbier.

Dans le silence revenu, par l’issue restée béante, il écoute l’humidité qui s’égoutte dans la forêt environnante. Lorsqu’il revient vers l’évier pour déposer sa tasse, il retrouve d’emblée les mots qu’il a prononcés hier à voix haute ici même : rois abolis, princes déchus, capitaines révoqués. À peine une phrase, d’ailleurs, un poème peut-être s’il s’était appelé Rimbaud, un leitmotiv, une incantation, venue du tréfonds de la conscience.
Enfant, il jouait avec son frère à inventer de telles expressions, dans leurs batailles imaginaires contre des châteaux forts où dormaient des princesses blondes. Son frère gagnait toujours, trouvait les mots les plus habiles, ceux capables de réveiller les belles endormies depuis des centaines d’années.
Le journal étalé devant lui, il a lu l’article sur le procès qui vient de s’ouvrir. Pour la première fois, des dirigeants du CAC 40 sont sur la sellette. Mais rois de firmes commerciales, princes de grands groupes, capitaines d’industrie : pas d’illusion à avoir, on ne coupe plus la tête des monarques depuis deux siècles. Les multinationales ont remplacé les châteaux forts et sont mieux gardées qu’un donjon derrière leurs façades de verre. Il froisse le journal, le jette dans la cagette de tout ce qui va au feu, prospectus, anniversaires de supermarchés, vieilles feuilles décomposées et brindilles ramassées jusque sur le seuil. Et debout devant l’évier, il prononce la phrase.

Il décroche maintenant du portemanteau sa veste d’uniforme, enfile ses gros brodequins et traverse la cour pour rejoindre sa camionnette. Il siffle le chien qui n’accourt plus, deux mois qu’il s’est perdu. Juste avant de s’enfoncer sous les arbres, il revoit l’article du procès danser devant ses yeux, avec le nom de l’entreprise qu’il déteste.

4
Soldats inconnus tombés au champ d’honneur du boulot, sociétés d’anonymes, soleils d’absents…
Vincent a toujours eu le goût des phrases et des slogans. Quand il était vendeur, Fufu le chargeait toujours de trouver les meilleurs argumentaires pour vendre leurs produits. Il relit sur l’intranet de la boîte l’article du journal qui annonce le procès concernant les suicides. La direction a cru bon d’ajouter : Nous ne ferons aucun commentaire et nous laisserons la justice s’accomplir.
La moindre des choses, maugrée-t-il en saisissant son téléphone.
Au bout du fil, une voix claire et jeune marque la surprise :
– Un rendez-vous ?
– Pour préparer l’entretien que vous allez avoir jeudi prochain. Seriez-vous libre mardi à 14 heures ?
Il raccroche : c’est fait, elle viendra.

Maintenant, c’est au tour de la DRH d’entrer dans son bureau. Voix rapide, claironnante, yeux noirs et vifs, toujours la pêche :
– Tu as vu ?
Elle brandit le contrat de licenciement d’un « commun accord ».
– Enfin, on y est arrivés, ajoute-t-elle en s’asseyant en face de lui, sur la chaise réservée aux visiteurs ou à ceux qu’il convoque pour évoquer leur avenir au sein de la boîte, comme on dit.
Elle se rembrunit :
– Ce n’est pas comme l’autre, tu sais, le type du service informatique, l’espèce de solitaire silencieux. Deux mois qu’on cherche à s’en débarrasser, il ne veut rien savoir et, plutôt qu’une négociation, il réclame un licenciement sec. Tu te rends compte ? On n’est plus au XIXe siècle !
– D’un « commun accord », ça veut bien dire ce que ça veut dire, et s’il n’accepte pas, vous ne pouvez rien faire.
– Mais, enfin, on lui donne les indemnités prévues par la loi.
– Justement, il les aura aussi en cas de licenciement. Où est la négociation pour lui ? Vous ne pouvez pas donner plus ? Prévoir un plan de requalification ? Lui proposer un nouveau poste ?
Elle soupire et recule au fond de son siège.
– Tu as raison. Ils veulent vraiment s’en débarrasser…
– Pourquoi ? Il fait mal son boulot ? Vous avez des preuves ?
– Non, au contraire, il bosse correctement, bons rapports annuels, rien à redire, mis à part son côté réservé. Mais il déplaît à la nouvelle responsable qui vient d’arriver. Elle ne souhaite que des ingénieurs dans son équipe et ce n’est pas son cas.
– Je vous souhaite du courage, alors, pour trouver une argumentation qui tienne la route.
Elle se rapproche, saisit sur le bureau un pot à crayons aux couleurs de la boîte.
– Justement, on m’a refilé la patate chaude… Je me suis dit que tu pourrais peut-être m’aider ? Si tu acceptais de le recevoir, de le conseiller.
Il s’exclame :
– Ah ! Je te vois venir ! On a réussi tous les deux à faire partir la victime d’un harcèlement sans qu’elle porte plainte, pourquoi ne pas continuer dans les succès ?
– Harcèlement supposé, je te rappelle, rien n’est prouvé.
Il s’appuie sur son dossier, réprime une grimace, son dos le fait souffrir de plus en plus souvent, ce doit être l’âge. Elle laisse le silence s’installer, gratte de son ongle le logo sur le pot à crayons, avant de le lisser à nouveau pour le recoller.
Lui, à brûle pourpoint :
– Tu cours toujours un peu ?
Elle, à nouveau souriante, enjouée :
– Oui, deux à trois fois par semaine. Dans quinze jours, je participe à une course nature de 15 km dans la campagne, ça te dit ?
Il masse son dos endolori :
– Plus de mon âge…
– Arrête, tu vas me faire pleurer ! Et qu’est-ce que tu comptes faire lorsque tu seras à la retraite ?
Il désigne un poster de rivière derrière lui :
– J’irai parler aux poissons, ça changera des emmerdeuses dans ton genre.
Elle éclate de rire :
– Ah, Vincent, je vais bien te regretter !
– Moi aussi…
Puis, après un nouveau silence, il lance :
– C’est d’accord, je vais recevoir ton informaticien mutique. »

À propos de l’auteur
BEINSTINGEL_Thierry_©Christine_TamaletThierry Beinstingel © Photo Christine Tamalet

Né à Langres en 1958, Thierry Beinstingel est cadre dans les télécommunications. Il a publié, aux éditions Fayard, Central (2000), Composants (2002), qui a reçu une mention au prix Wepler 2002, Paysage et portrait en pied-de-poule (2004) et C.V. roman (2007).

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Les déraisonnables

AUROY_les_deraisonnables  RL_hiver_2021

En deux mots
Quatre histoires qui mettent en scène une cadre supérieure licenciée de son entreprise, un producteur d’olives qui combat la maladie de ses arbres et celle de son épouse, un homme qui assiste à ses propres obsèques et un homme qui vient d’être abandonné par son épouse et va rencontrer une septuagénaire plein d’allant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quatre vies et un enterrement

Quatre récits pour le prix d’un dans ce nouveau livre d’Olivier Auroy. Quatre récits qui auraient pu faire pour chacun d’entre eux un excellent roman. Quatre récits qui montrent combien la vie peut réserver de surprises…

Quatre longues nouvelles, quatre courts romans ou tout simplement quatre histoires d’hommes et de femmes qui vont choisir de changer leur destin, de ne pas accepter le déclin sans un dernier bal. À commencer par Madeleine, à laquelle son ami et collègue Pascal vient annoncer son licenciement. Le fonds de pension américain qui a racheté leur entreprise cherchant à faire des économies en visant notamment les gros salaires. Désemparée, elle se rend à la boulangerie du village, reprise par un lillois qui s’est installé là avec sa fille après une rupture. Une fille, Camille, qui a de la peine à s’intégrer et qui passe son temps à jouer à Fortnite sur son PC.
Mais elle ne manque pas de répartie et suggère à Madeleine de créer son entreprise, de lui confier ses pots de confiture – elle qui aime beaucoup cuisiner – et de voir si elle arrivera à les vendre. Le résultat s’avérant positif, le boulanger, décide de l’emmener au marché de Marly-le-Roi où elle ne tarde pas à se faire une place, soutenue par les autres vendeurs ambulants. « Sa réputation va grandissante, On apprécie ses classiques, la fraise-rhubarbe, la framboise-figue, la pêche-mûre, savamment équilibrés, qui ne laissent jamais les fruits de ces mariages se disputer leurs arômes, On loue ses audacieuses combinaisons, mangue-menthe, abricot-cardamome. »
Le second récit nous mène en Italie, à Nardò, où vivent Pietro et Marcello, producteurs d’huile d’olive. Après avoir fait fortune, ils ont été confrontés à Xylella fastidiosa, la maladie qui décime leurs oliviers et qui a causé leur séparation. Pietro a alors vendu sa demeure et habite désormais dans la maison plus modeste de sa femme Luisa. Cette dernière présente des troubles de la mémoire de plus en plus alarmants que Pietro refuse de voir avant d’élaborer un plan. Il emmène Luisa en voyage…
La troisième histoire est un brin plus cynique. On y croise Jean-Paul, qui s’est affublé de grandes lunettes noires, venu assister à des funérailles célébrées par son ami le père Kervenn qui a été le témoin de tous les événements qui ont jalonné sa vie. Son mariage avec Viviane, sa première femme, puis l’enterrement de celle-ci, dix ans plus tard, le baptême de leur fils Eliott et le mariage avec sa deuxième femme, Sophie. Il ne se doute pas de la farce qui se joue en célébrant les obsèques de… Jean-Paul.
La dernière histoire se situe à Paris où vivent François et son fils Gabin. Après son divorce avec l’héritière d’une maison de cognac, il a pu conserver son appartement dans le VIIIe arrondissement. C’est en recherchant une nouvelle compagne sur les applications de rencontre qu’il se fait piéger par une septuagénaire qui a besoin d’un coup de main pour se débarrasser d’un meuble. Alma Furiosa, pour reprendre son nom de scène lorsqu’elle dansait sur la scène du Crazy Horse, va réussir à réenchanter sa vie et celle de Gabin.
Olivier Auroy nous aura laissé un peu sur notre faim. En refermant ce recueil, on se dit que l’on aurait volontiers partagé encore davantage la vie de ces personnages devenus très vite attachants. Et que l’on aura laissé au bord du chemin avec leur déraison.

Les déraisonnables
Olivier Auroy
Éditions Anne Carrière
304 p., 18 €
EAN 9782380821352
Paru le 7/04/2021

Où?
Les récits sont situés en France, d’abord en région parisienne, à Rueil-Malmaison, Fourqueux, Saint-Cyr-l’École, Marly-le-Roi. Puis on part en Italie, à Nardò et Lecce dans le Salento ainsi qu’à Rome, Turin, Ostuni. De retour en France, on part en Bretagne, à Saint-Pierre-Quiberon et sur la Côte d’Azur, du côté de Nice et Marseille, puis à Paris. On y évoque aussi Lille et Marrakech.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ce qu’il faut d’audace pour changer le cours de son existence!
Comment Madeleine, paisible sexagénaire brutalement licenciée, et Camille, une jeune geek un peu paumée, un peu rebelle, vont-elles nouer une amitié improbable et s’offrir un nouvel élan?
Jusqu’où Pietro, retraité, est-il prêt à aller pour ranimer la mémoire défaillante de sa femme? Ce voyage sur les traces d’un fantôme dans le sud de l’Italie ne risque-t-il pas de lui faire perdre son grand amour s’il parvient à ses fins?
Pourquoi Jean-Paul prend-il le risque d’orchestrer ses obsèques et de se fâcher avec les personnes qu’il aime le plus au monde? Par révolte, par orgueil ou pour reconquérir son épouse, l’ardente Sophie?
Et par quel enchantement François, jeune père divorcé, se rapproche-t-il d’Alma, la vieille dame fantasque, l’ancienne danseuse de cabaret qui lui redonnera le goût de la famille?
Ce qu’il faut… c’est un petit grain de folie et le goût des autres.
Dans ces quatre histoires inspirées de faits réels, Olivier Auroy réconcilie les générations. Avec tendresse, il montre qu’en des temps incertains la vie peut encore réserver de belles surprises.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)

Les premières pages du livre
« Déconfiture
Madeleine s’impatiente dans une salle de réunion surchauffée. Les constructions des années quatre-vingt ne tiennent pas compte des brusques variations de température, et encore moins du dérèglement climatique. La chaudière centrale se déclenche dès que le thermomètre descend sous les dix degrés.
La vue dégagée sur l’autoroute A86 est déprimante. La nuit prend ses quartiers. Si l’entretien n’excède pas une heure, elle devrait pouvoir attraper le RER de 18 h 08.
Pascal, le DRH, est un ami de longue date. Ils ont été recrutés la même année par la multinationale Arrogate et, ensemble, ils ont gravi les échelons d’une entreprise réputée pour sa tendance à promouvoir les besogneux et les marathoniens. Depuis trois mois, Pascal montre des signes de nervosité. Il économise ses sourires, raréfie ses attentions, ne s’attarde plus à la machine à café. Il en avait pourtant fait une philosophie de management : « Il faut aller à la rencontre des gens, sans motif apparent. C’est la gratuité du geste qui lui donne sa valeur. » Pascal ne propose même plus à Madeleine de la raccompagner chez elle alors qu’ils habitent le même coin. Il a justifié son changement d’attitude par les heures supplémentaires que la Direction lui impose. « Le rachat les rend tous dingues », lui a-t-il dit.
Il y a trois mois, Arrogate a été cédée à un fonds de pension américain. Depuis, les spéculations vont bon train. Les salariés qui bénéficient de la plus grande ancienneté se croient immunisés parce qu’ils sont chers à virer. Madeleine ne s’inquiète pas. Quoi qu’il arrive, Pascal plaidera sa cause. Ils ont juré de se soutenir en toutes circonstances, comme le jour où Madeleine a témoigné en sa faveur, après les accusations de harcèlement d’une collaboratrice ambitieuse. Madeleine est d’autant plus sereine qu’elle a cru lire la mention « VA » sur le dos d’un rapport la concernant que Pascal avait oublié sur son bureau. « VA » comme « Valeur ajoutée ». C’est du moins ce qu’elle en a déduit.
Pascal a du retard. Ça ne lui ressemble pas, lui qui met un point d’honneur à rester ponctuel. Une marque de politesse qu’il revendique, en des temps où le respect du prochain est devenu optionnel. Il accuse réception des e-mails, remercie chaleureusement, s’excuse avec élégance, utilise des formules surannées que ses collègues trouvent aussi ringardes que son nœud papillon et les bretelles de son pantalon. Pascal n’est pas susceptible, il est DRH. Il a été dressé à prendre des coups des deux côtés de la barrière patronale. « Ça fait de moi un masochiste et un schizophrène, mais je me soigne. » Madeleine a oublié de lui demander comment il se soignait.
Pascal arrive enfin. Il est blanc comme le linge de l’enrouleur automatique des toilettes de l’étage. Son nœud papillon a vrillé. Il a des auréoles de sueur sous les aisselles. Il s’est assis sans la regarder. Madeleine prend les devants.
— Pascal? Tu vas bien?
— Madeleine, ça fait combien de temps qu’on se connaît, toi et moi?
— Quinze ans la semaine prochaine. Nous avons un anniversaire à fêter.
— Est-ce que tu me fais confiance? poursuit Pascal, ignorant son allusion.
Madeleine a un mauvais pressentiment. Elle trouve Pascal trop solennel. Il avait la même voix triste et résignée quand il est venu lui annoncer le décès de son mari.
— Qu’est-ce qui se passe?
Les images se bousculent dans son cerveau en alerte. « Est-ce que tu me fais confiance? » On pose cette question dans des situations extrêmes. Quand il faut sauter d’une falaise ou partager un parachute, quand l’imminence du danger proscrit les palabres et pousse à l’action.
— Je ne suis pas responsable de ce que je vais t’annoncer.
— M’annoncer quoi, Pascal?
— Tu vas devoir nous quitter, Madeleine. Le fonds de pension qui nous a rachetés réduit les coûts fixes pour augmenter la rentabilité de l’entreprise. Tu fais partie du plan social que j’ai la lourde tâche de mettre à exécution.
— Pascal, j’ai soixante-deux ans, je suis proche de la retraite! Tu avais promis que tu me protégerais…
— Je n’ai rien pu faire. J’ai les mains liées. Je suis les instructions de la Direction.
— Tu peux leur parler, bon sang! J’ai d’excellents résultats, et une très bonne évaluation par-dessus le marché, ça n’a pas de sens!
— La Direction est impuissante. Les ordres viennent du fonds de pension.
Madeleine a deux possibilités. Soit elle éclate, si violemment que d’ici quelques minutes tout le monde se souviendra des accusations de harcèlement dont Pascal a été la cible. Soit elle se mure dans son silence. Pascal n’est pas responsable, la Direction n’est pas responsable et, si elle interrogeait les dirigeants du fonds de pension, ils répondraient qu’eux non plus ne sont pas responsables, qu’ils se contentent de servir les intérêts de leurs actionnaires. Elle se demande si le patron de Microsoft ou le président des États-Unis se réfèrent à Dieu quand ils prennent une grave décision.
— Alors, tu ne t’es pas battu pour moi? lui demande-t-elle calmement.
— Ce sont les analystes financiers qui ont mis ton nom sur la liste, Madeleine. Tu touches un gros salaire, c’était une raison suffisante pour te désigner. Tu ne partiras pas sans rien, je te le promets. Je suivrai ton dossier personnellement. Il y a les indemnités, les congés payés, les primes à la reconversion… Ça te donnera le temps de réfléchir à ce que tu feras par la suite… Je sais que tu ne t’y attendais pas…
Madeleine ne dit plus rien. Elle se laisse hypnotiser par le va-et-vient des voitures sur l’autoroute A86.
— Pense à ta nouvelle vie. Tu te plains de ne pas avoir assez de temps pour lire, qu’il y a trop peu d’arrêts entre Rueil et Saint-Germain, que tu rêves de passer un week-end entier à bouquiner…
Madeleine est sonnée. Pascal se rend-il compte de l’indécence de son argumentation? Elle aurait préféré qu’il garde une posture officielle, qu’il feigne de ne pas la connaître et qu’il écourte ce pénible entretien. Elle ne lit pas le week-end parce qu’elle boucle les dossiers que ses collègues lui refilent le vendredi soir. Naïve, elle a toujours cru que l’effort et l’esprit de sacrifice constituaient les piliers du mérite. Elle s’est mis en tête qu’il existe une sorte de paradis des salariés, un endroit où les plus bosseurs et les plus dévoués sont enfin récompensés. Voilà où ça vous mène une éducation judéo-chrétienne, à se convaincre qu’une force supérieure rétablira un jour la justice et que, par conséquent, il n’y a aucune raison de se révolter contre le traitement inégalitaire qu’on vous inflige ici-bas. C’est avec ce genre de pensée toxique qu’on s’interdit de demander une augmentation de salaire, parce qu’on ne s’en croit pas digne.
— Si tu savais ce qu’ils exigent de moi! Je n’en dors pas la nuit. On peut s’attendre au pire avec ces types, ils n’ont aucun scrupule, aucune considération pour le personnel. Ils ne parlent que de chiffres. Il est probable que je fasse partie de la prochaine charrette.
Et voilà qu’il s’apitoie sur son sort! Qu’attend-il? Qu’elle le console? Qu’elle le rassure? C’est le monde à l’envers. Elle le laisse vider son sac.
— Je ne pensais pas que ce serait si difficile. J’ai déjà licencié des gens. Ça fait partie de mon boulot. Mais à cette échelle… je n’y étais pas préparé! Il n’y a pas que toi, Madeleine, il y a tous les autres, tous ces braves gens que je croise le matin… Je ne peux plus les regarder en face, j’ai l’impression de les trahir. Je t’ai dit que je prenais des somnifères? Trop de café, trop de soucis, c’est ce que le médecin du travail a diagnostiqué. Il m’a dit aussi que pratiquer en même temps la méditation et le tir à la carabine, c’est contradictoire et que je devrais en parler à mon psy. Je n’ai pas de psy. Madeleine, tu m’écoutes?
Madeleine est prostrée. Le flux des voitures s’est densifié sur l’A86. Sa vue se brouille et se dilue dans deux fleuves de lumière floue, l’un rouge, l’autre blanc. La voix de Pascal la tire de sa contemplation.
— Madeleine? Tu ne dis rien?
— Hein? Ah oui, pardon… Avec un peu de chance, j’aurai le RER de 17 h 43.
Madeleine quitte la salle de réunion sans un mot. Tel un automate, elle longe un couloir lugubre, appelle l’ascenseur, appuie sur le bouton du troisième étage, rejoint son bureau, ramasse ses affaires à la hâte, retourne à l’ascenseur, descend au rez-de-chaussée, badge la borne automatique du portillon, sort du bâtiment, se place dans la file des banlieusards qui s’étire jusqu’à la gare, fait biper son passe Navigo, rejoint le quai, se positionne au premier tiers du convoi, regarde sa montre alors que le train s’engouffre dans la gare. Il est 17 h 42. Madeleine soupire et sourit. Elle n’en revient pas. C’est la première fois en quinze ans qu’elle sera chez elle aussi tôt. Elle en éprouve une joie intense. Une joie amnésique.
Elle ne réfléchit plus. Elle est cet animal conditionné par la mise en éveil de ses sens, la sonnerie traînante du départ, les effluves mazoutés des rails, le visage fermé des passagers. Elle accrédite les thèses de Pavlov. Madeleine n’a qu’une angoisse, ne pas trouver la quiétude nécessaire à sa lecture quotidienne. Les ennemis du lecteur sont légion, les collègues de bureau qui jacassent, l’insidieuse sourdine d’un casque audio, l’homme d’affaires qui confond wagon public et salon privé, les enfants capricieux qui hurlent, la jeune fille qui chantonne ou le mendiant qui fait l’aumône. Dans ces conditions, lire tient de l’exploit. Mais ce soir, les dieux des lettres ont signé un pacte de non-agression avec ceux des transports en commun. Ses voisins sont silencieux, proches du recueillement, l’un perdu dans ses mots fléchés, l’une plongée dans un roman à l’eau de rose ou l’autre encore se gavant de friandises sur Candy Crush.
Madeleine pioche dans sa sacoche le roman policier qui la tient en haleine depuis des semaines. Il lui reste dix pages avant le dénouement. Les quatre stations qui la séparent de Saint-Germain-en-Laye y suffiront-elles? Pascal a raison, le trajet n’est pas assez long. Il lui faudrait traverser des continents. L’évocation de son ami aurait dû la ramener à la triste réalité mais son esprit entretient le déni. Le suspense est à son comble, dans quelques paragraphes l’identité de l’assassin sera révélée. Dans quelques gares, elle arrivera à destination.
Le RER passe au-dessus de la Seine, Madeleine en admire les méandres sages et ordonnés. Elle accélère le rythme de sa lecture. L’auteur du thriller s’est joué de son intuition. Qui aurait pu imaginer que le meurtrier était le meilleur ami de l’héroïne assassinée? Cette dernière n’a rien vu. Madeleine non plus. Certaines personnes sont prêtes aux pires extrémités quand leur confort et leur réputation en dépendent.
Madeleine relève la tête. Terminus Saint-Germain-en-Laye. En français, en anglais et en allemand, la voix du haut-parleur demande aux passagers de ne rien oublier dans le train. Pourquoi l’allemand, et pas l’italien ou l’espagnol? Le mot vergessen associé à la foule qui piétine l’indispose, à cause de son grand-père prisonnier durant la Seconde Guerre mondiale et de tous les ouvrages sur le IIIe Reich qu’elle a ingurgités sur ses conseils et avec une curiosité scolastique devenue obsessionnelle, sinon malsaine.
Elle n’a pas envie de jouer des coudes. Elle attend que le gros de la foule se disperse. Un spleen familier l’envahit : elle a fini son livre, elle est à nouveau orpheline. Elle est vexée de ne pas avoir deviné l’identité du meurtrier, aveuglée par la tendresse qu’il lui inspirait. Elle fouille les éléments de l’intrigue, à la recherche d’un indice caché, d’un détail qui lui aurait échappé. En vain. En vieillissant, elle perd son sixième sens.
Elle est parmi les derniers voyageurs à sortir de la gare. Au pied de l’escalator, deux clochards avachis lui souhaitent une bonne soirée. Ils font la manche sans conviction, le geste las, la diction compromise par l’alcool. À leur gauche, un type hirsute massacre un standard des Pink Floyd. Une odeur de vomi et de café mélangés la prend à la gorge. Elle enfouit son visage dans son écharpe. À mesure que l’escalier mécanique s’élève, un courant d’air frais la soulage. Les façades rénovées du château apparaissent. Un spectacle anachronique dont elle apprécie l’arrogante beauté.
Elle marche le long des grilles du parc jusqu’à la gare routière où trépigne le bus R5, moteur et tous phares allumés. Il est plein comme un œuf. Il faudra trois arrêts pour qu’il se vide et redevienne une coquille apaisante et protectrice. À mi-parcours, Madeleine remarque une adolescente recroquevillée à l’arrière. Elle se contorsionne sur son siège, se ronge compulsivement les ongles, s’énerve chaque fois qu’elle consulte son smartphone. Comme toutes les filles de son âge, elle porte un jean fuseau qui lui affine les jambes, des baskets blanches à la mode, une veste courte dite « mouton » et une casquette qui masque le haut de son visage. Le chauffeur du bus pile devant un piéton imprudent qu’il injurie avec d’autant plus de fureur qu’il a failli l’écraser. Projetée violemment vers l’avant, la jeune fille se redresse. Des larmes souillées de mascara ont laissé dans leur sillage des traînées grisâtres qui lui donnent un air de clown triste.
Le bus a repris sa vitesse de croisière. La jeune fille s’est repliée sur elle-même, tel un mollusque inquiété par des vibrations inconnues. Madeleine ne peut détacher son regard de cette petite créature sauvage et craintive. Son attitude horripilante cache mal sa détresse. Madeleine en est certaine, c’est la première fois qu’elle la rencontre sur cette ligne.
Ils ne sont plus que trois dans le bus. À l’approche du terminus, la jeune fille se lève péniblement, accompagne les secousses du véhicule pour accentuer sa démarche nonchalante et chaloupée. Elles attendent côte à côte sur le marchepied. Le chauffeur les salue respectueusement. Seule Madeleine lui renvoie la politesse. Elle laisse la gamine prendre de l’avance, avec l’intention de la filer discrètement. Hors de question de l’abandonner dans cet état.
La jeune fille suit une trajectoire confuse, s’arrête pour examiner son smartphone et reprend sa course en maugréant. Elle se désintéresse des passants qu’elle bouscule, du roquet qui frôle ses mollets, du motard disgracieux qui l’apostrophe. Elle se réfugie au fond de l’abribus construit sur un ancien lavoir, tout près de la boulangerie qui vient de changer de propriétaire. Madeleine s’en approche, titillée par la curiosité.
— Est-ce que ça va, mademoiselle?
La jeune fille marque un léger mouvement de recul.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire?
L’insolence de la jeune fille doit plus à l’embarras d’avoir été débusquée dans son repaire qu’à la volonté d’offenser Madeleine.
— Je vous ai vue pleurer, dans le bus. Je suis inquiète pour vous.
— Et alors, c’est la première fois que vous voyez quelqu’un chialer?
— Non, mais… Peu importe. Je m’appelle Madeleine.
La jeune fille l’observe, tendue, concentrée, frémissante comme une chatte qui s’apprête à bondir sur sa proie. Madeleine sait qu’en sortant indemne de ce silence, elle conserve une chance de prolonger la conversation.
— Madeleine, comme dans la chanson de Brel?
— Vous connaissez Jacques Brel?
— Ça vous surprend?
— Ce n’est pas trop votre génération, je pensais que les jeunes de votre âge…
— Ne vous fatiguez pas, j’vais tuer le suspense… C’est mon daron qui écoute du Brel quand il bosse au fournil, moi, je suis pas trop fan. Ses chansons ne parlent que de lose, de femmes qui sont trop bien pour lui…
— C’était un grand romantique.
— C’est juste un boloss… Moi, c’est Camille.
Elle tend une main toute molle, comme si elle s’attendait à ce que Madeleine s’incline pour l’embrasser. Elle a quand même le don d’agacer son prochain, cette gamine, mais Madeleine lui serre la main sans hésiter, satisfaite d’avoir passé l’épreuve des présentations.
— Vous avez mentionné un fournil. Votre père est boulanger?
— On est arrivés y a trois mois, vous n’avez pas remarqué? C’est nous, la nouvelle boulangerie. Je traverse la rue et j’suis chez moi.
Madeleine a bien vu que la boulangerie avait changé de propriétaire mais son emploi du temps ne lui a pas encore permis d’y passer. Elle achète son pain à la va-vite, dans la petite boulangerie qui jouxte la gare de Rueil-Malmaison. Elle se tait un instant, consciente qu’elle commettrait une erreur en posant d’autres questions à Camille, que ça la rendrait méfiante.
— Bon, Camille, je vous laisse. Peut-être qu’on se verra dans le bus ou… à la boulangerie.
— Ouais… Eh, Madeleine!
— Oui.
— C’était sympa de me demander pourquoi j’pleurais.
Madeleine lui sourit avec moins d’entrain qu’elle l’aurait voulu. Elle ne s’attendait pas à cet ultime élan de reconnaissance.
Elle pousse avec difficulté la porte blindée de la petite maison en meulière achetée avec son mari. Ils ont fini d’en payer les traites avant qu’un vicieux cancer ne le terrasse. Pléonasme, le cancer est vicieux par nature, il est prédisposé à la métastase. Le salon est bondé de souvenirs de leur vie passée, des bibelots rapportés de voyages, des photos, des tableaux, des objets qu’ils ont entassés au fil du temps et dont elle ne supporte plus la morbide compagnie. Elle a bien essayé de s’en débarrasser. Elle a empilé des tas de trucs dans l’entrée et puis, au moment de les fourrer dans le sac poubelle, elle a renoncé. « J’ai eu l’impression de tuer mon mari une seconde fois », avait-elle confié à Pascal. Il avait répondu qu’il comprenait ses hésitations, qu’elle n’avait pas fini son deuil, que le temps résorbe les plus grandes douleurs. Pascal trouve toujours les mots.
Madeleine s’effondre. Son licenciement vient de heurter violemment sa mémoire à la façon d’un boomerang lancé très loin, si loin qu’on l’avait oublié. Les larmes ruissellent en abondance sur son visage. Elle a beau les essuyer du revers de la main dans l’espoir de colmater la brèche, rien n’y fait, elles s’écoulent sans discontinuer. Du chagrin pur, à l’état liquide.
Le salon surchargé lui paraît immensément vide. Dans son cadre, le portrait de son défunt mari devient le miroir de sa solitude. Hier encore, à la cafétéria, avec ses collègues, elle devisait sur une petite mémé qui avait appelé les pompiers parce qu’elle n’avait personne à qui parler. Ce soir, c’est elle la mémé. Elle balance quelques bouteilles à la mer sur Internet, à des amis compréhensifs qui, à défaut de la réconforter, auront les mots pour s’apitoyer sur son sort. Madeleine a juste besoin qu’on la plaigne. Son smartphone vibre, elle a reçu un message de Pascal. Il est désolé, sincèrement désolé. Si elle ne vient pas au bureau demain, ça n’a aucune importance, on sera vendredi, bientôt le week-end. Son message se termine par « Bon courage ». Elle estime que fracasser son smartphone contre le mur du salon n’avancerait à rien.
Madeleine avale son hachis Parmentier devant un reportage animalier à la télévision. Pendant que les gazelles échappent in extremis aux alligators, son smartphone vibre impatiemment. Elle préfère l’ignorer. Elle va se chercher un verre d’eau et avale des somnifères. Elle n’en avait plus pris depuis la mort de son mari.

Camille se lève tous les matins à 7 heures. Officiellement pour ne pas rater son bus, officieusement pour aider son père, Gilles, à préparer la boutique avant l’arrivée de la vendeuse. C’est son premier emploi, mais la demoiselle fait preuve d’une imagination débordante pour justifier ses retards. Le père de Camille se retient de l’engueuler parce qu’il a besoin d’un coup de main et qu’il préfère la médiocrité au néant. Pour l’instant.
Gilles a la soixantaine bien tapée. Il envoie valser tous ceux qui lui parlent de prendre sa retraite. Il n’est jamais entré dans les schémas. Devenu boulanger sur le tard, il a rencontré sa femme à plus de quarante ans ; quant à Camille, le jour du baptême, le curé de la paroisse l’avait qualifiée de « cadeau de Dieu ».
Sur des chariots à pâtisserie, Gilles apporte les viennoiseries toutes fumantes que Camille place dans la vitrine embuée, en commençant par les croissants, suivis des pains au chocolat et des pains aux raisins. Elle aligne ensuite les ficelles et les baguettes sur les étagères en bois derrière la caisse avec soin et précision, comme si elle approvisionnait une armurerie à la veille des hostilités. Son père est un maniaque de l’ordre et de la propreté. Il ne veut pas voir un croûton dépasser, une miette traîner, un présentoir flancher. Camille ne donne pas deux mois à la vendeuse. Son insouciance, si elle augure de sa paresse, lui coûtera la place. Son père ne respecte que les gens qui bossent. Il appartient à cette génération qui a indexé le bonheur sur le travail et que tous les articles sur la fin des « jobs de merde » font amèrement rigoler. Sa philosophie est très simple : bosser permet de gagner sa vie. Point barre.
Camille l’a bien compris. À défaut d’être brillante, elle ne se ménage pas, veillant à ce que ses notes se situent dans des moyennes acceptables. Elle veut que son père soit fier d’elle, mais surtout qu’il la laisse tranquille. Tant qu’elle lui donne un petit coup de main à la boulangerie et que ses résultats scolaires sont potables, elle pourra se consacrer à son unique passion : Fortnite. Le jour où ses notes dégringolent, il lui confisque son PC.
L’installation de la boulangerie est terminée. Les portes ouvriront à 8 heures, si la vendeuse n’a pas eu de dégâts des eaux, de panne de réveil, de soucis en rechargeant son passe Navigo ou si sa grand-mère n’est pas décédée la veille. « Il faudra lui expliquer qu’elle n’a droit qu’à deux grands-mères », avait pesté son père en prenant connaissance de son dernier mensonge.
Camille fonce dans la salle de bains, elle n’a plus que dix minutes à consacrer à sa toilette. Elle enfile à toute vitesse son jean moulant, son tee-shirt de la veille, sa veste peau de mouton et ses baskets blanches qu’elle astique tous les jours pour préserver leur éclat d’origine. Au lycée, elles ont gueulé comme des moufettes quand le ministre de l’Éducation nationale a évoqué la généralisation de l’uniforme et, pourtant, elles s’habillent toutes de manière identique.
Pour la jeune fille, entrer dans le moule était la condition nécessaire de son intégration. Non pas que le décalage soit insurmontable. Grâce à Instagram, il lui a été facile de ressembler aux autres filles. Mais, fringuée comme il faut ou pas, elles ne lui ont rien épargné. Son léger accent, le vocabulaire qu’elle ignorait, les films qu’elle avait ratés, les codes qu’elle n’avait pas. Elles ont eu tôt fait de lui tailler un costume de paria. T’as pas mis ta doudoune de clodo? Tu nous ramènes des gaufres de ta boulangerie? Et dire qu’à Lille, dans son ancien collège, elle était celle qui avait le plus de swag.
Camille en veut à l’ex de son père. Elle l’a quitté parce qu’il passait trop de temps dans son fournil. Si elle voulait danser jusqu’au petit matin, elle n’avait qu’à sortir avec le patron de la boîte de nuit, pas avec le mec chargé de nourrir le centre-ville. Son père a mal vécu la séparation. Il commençait à y croire, à leur histoire.
Lille n’est pas une ville tentaculaire. Le risque d’y croiser son ex était élevé, il le supportait de moins en moins. Camille, elle, ne voulait pas quitter son lycée, ses amies, le quartier où elle avait l’habitude de se promener avec sa mère. Les relations avec son père se dégradaient à mesure que le projet de déménagement se concrétisait.
Camille a fini par céder. Gilles a quitté les Hauts-de-France sur les conseils d’un ami, Patrick, placier sur le marché de Marly-le-Roi. Patrick avait appris que le locataire de la boulangerie de la commune voisine, Fourqueux, allait prendre sa retraite et que le bailleur désespérait de lui trouver un successeur. Si, au lycée de Camille, venir de Lille était considéré comme une tare, à la mairie de Fourqueux, en revanche, on s’était félicité d’accueillir un artisan d’expérience venu d’une grande ville. Tout est une question de perspective.
Quand elle entendit le nom du patelin où ils allaient déménager, Camille crut que son père se moquait d’elle. Fourqueux n’est pas un toponyme des plus distingués. De source sûre – le salon de coiffure –, des petits malins s’étaient amusés à écrire « Garajabite » sur tous les panneaux indicateurs du village. Le maire, qui n’appréciait guère l’humour potache et encore moins les fautes d’orthographe, avait songé à équiper la voirie principale de caméras de surveillance mais, jugeant la mesure liberticide, les élus du parti adverse s’y étaient farouchement opposés. « Ça fait surtout beaucoup de pognon pour ce trou à rats », avait conclu la doyenne qui, nonobstant son amour démesuré pour le village, n’avait rien perdu de son à-propos.
Camille prend une douzaine de croissants qu’elle distribuera à ses camarades de classe. À moins qu’on les lui chaparde dans la cour. Tout finit en racket dans son lycée privé. Son père lui dépose un baiser sur le front, et ajoute des chaussons aux pommes dans le sac de viennoiseries déjà plein à ras bord. La vendeuse fait son apparition ; 8 heures pile, c’est inespéré. Les premiers clients déboulent, des habitués, des employés du CRPHM, le centre de réinsertion des personnes ayant un léger handicap mental que Camille appelle affectueusement les « neuneus ». On ne comprend que la moitié de ce qu’ils racontent mais comme ils achètent toujours la même chose, ça simplifie les transactions. Ils ont adopté Camille et la saluent en bégayant son prénom à l’infini, comme s’ils s’entraînaient à en parfaire la prononciation. Ça donne des « Ca-ca » et des « Mi-mi » qui les font hurler de rire.

Madeleine émerge vers 11 heures. Elle n’en a pas immédiatement conscience. C’est quand elle voit « vendredi » inscrit sur son smartphone qu’elle est prise d’un accès de panique. Elle n’interrompt ses préparatifs qu’au moment de boutonner son chemisier devant la glace. Elle n’aime pas ce qu’elle y voit, une femme aux cheveux blanchis et aux yeux cernés. Elle a un beau visage pourtant. Il semble que ses traits ont été atténués pour faire ressortir ses yeux très clairs et très bleus. Son mari disait que ses yeux l’effrayaient tellement ils étaient bleus. Elle a un nez fin, des joues légèrement creusées, un front large et une bouche parfaitement dessinée. « Tu as un visage de poupée en mamie », lui a dit la fille d’une amie. Une manière innocente de lui suggérer de figurer dans des publicités pour les viagers ou les retraites par capitalisation.
Des bribes du monologue de Pascal lui reviennent. Elle prend acte de son nouveau statut de chômeuse et ça ne lui plaît pas du tout. En trente-cinq ans, elle n’a jamais cessé de travailler. Qu’est-ce qui s’est passé, bon sang? Pascal n’est pas un hypocrite ; un froussard tout au plus. Leur pacte de sang n’a pas tenu longtemps, il aurait fait un piètre chevalier. L’affection qu’elle lui porte l’empêche de le maudire, mais son sens du devoir l’incite à l’accabler. Il aurait dû s’insurger. Où est-il passé, le champion de la cause des salariés? Un pleutre, un poltron, une lavette, un couard, un dégonflé, un froussard… C’est fou comme la langue française a enrichi le vocabulaire de la lâcheté. La messagerie de son smartphone dégouline de compassion. Elle n’a pas la force de répondre. Elle enfile son imperméable et sort.
Le soleil peine à transpercer les nuages. Madeleine en savoure la timide chaleur. La place du village de Fourqueux est déserte, encadrée par la Poste, la salle des fêtes, le bar et la boulangerie. Le carré d’as de la rurbanisation. D’où elle se trouve, Madeleine aperçoit la vendeuse de la boulangerie, immobile derrière sa caisse enregistreuse, probablement en train de regarder des vidéos de chats sur son téléphone portable. Parce qu’elle n’a aucune lettre à poster, qu’elle ne boit jamais avant 18 heures et que la salle des fêtes est fermée pour travaux, Madeleine entre dans la boulangerie. La vendeuse range son smartphone dans son tablier et ajuste sa queue-de-cheval pour se donner une contenance. La décoration est encore balbutiante. Il y a une jolie gravure du beffroi de Lille, un certificat de provenance des farines bio et la photo en noir et blanc de Fourqueux que l’ancien locataire leur a cédée parce que les clients aiment à penser que rien n’a changé depuis cent ans. Comme dans n’importe quelle boulangerie de France et de Navarre, la voix de la vendeuse est plus traînante, plus aiguë sur les syllabes finales. À croire qu’elles sont aussi recrutées sur ce critère.
— Bonjoooour… Qu’est-ce que je peux vous serviiiiiiir?
— Une tradition.
— Il vous fallait autre chose?
— Pourriez-vous laisser un message à Camille?
La vendeuse marque un temps d’hésitation. Madeleine en profite pour écrire sur un bout de papier son numéro de téléphone ainsi qu’une invitation à la rejoindre, samedi en huit, à 15 heures, au salon de thé qui jouxte la bibliothèque.
En sortant de la boulangerie, Madeleine a un flash. VA ne voulait pas dire « Valeur ajoutée », mais « Variable d’ajustement ». Elle sourit de sa méprise. Elle n’est pas du genre à se laisser abattre mais elle aura besoin de quelques semaines pour s’en remettre. Ses pensées la ramènent à Pascal et à l’une de ses formules favorites : « On a toujours le choix. » Ils s’étaient engueulés à ce sujet lors d’un dîner trop arrosé entre collègues. C’est l’adverbe « toujours » que Madeleine n’avait pas supporté. Non, Pascal, nous ne sommes pas « toujours » maîtres de nos décisions. S’il se présentait devant elle, là, maintenant, elle le pourfendrait. Il avait le choix de ne pas l’inscrire sur la liste des gens à licencier, et pourtant il a obéi aux ordres, alors, sa jolie petite formule…
Madeleine ne va pas au restaurant d’entreprise aujourd’hui. Elle ouvre le réfrigérateur à la recherche d’une substance à étaler sur son bout de baguette. Elle ne trouve rien, à part les confitures qu’elle a confectionnées le week-end précédent. D’aucuns jardinent, d’autres bricolent. Madeleine, elle, cuisine, mais sa vraie passion ce sont les confitures. C’est très compatible avec la lecture, il faut patienter le temps que ça mijote. Lectures et confitures, ses deux grandes amours. Son mari la charriait tout en s’empiffrant de ses douceurs, preuve d’une absence totale d’éthique personnelle.
Il faut qu’elle franchisse le pas, qu’elle vide sa maison. Elle interroge le portrait de son mari. « Aide-moi, bon Dieu », lui dit-elle à haute voix. Deux ans avant sa mort, ils s’étaient offert un voyage en Italie, entre Assise et Pérouse. Un moine défroqué mais compétent leur avait donné une conférence sur le parcours initiatique de saint François. Au dîner, frugal comme il se doit, ils s’étaient lancés dans une grande discussion sur la notion de superflu. Une question revenait régulièrement. De quoi avons-nous vraiment besoin? La réponse théorique tenait en quatre mots : un lit, une bibliothèque, une douche et une cuisinière. De retour chez eux, loin des collines dépouillées de l’Ombrie, la mise en pratique s’était révélée plus compliquée. Après réflexion, le divan prenait une grande valeur sentimentale, les tableaux occupaient peu d’espace et l’abonnement à la chaîne sportive tout comme le lave-vaisselle devenaient indiscutables. Le dénuement extrême attendrait. Madeleine et son mari avaient clos les débats en débouchant une bouteille d’orvieto.
Le mari de Madeleine ne s’était pas éteint dans son sommeil, proprement et glorieusement, comme Aznavour ou d’Ormesson, héros du quatrième âge déclinant. La maladie l’avait foudroyé dans sa soixantième année. Il est mort jeune, comme disent les gens de quatre-vingt-dix ans. Au moins avait-il évité une trop longue agonie. Madeleine examine l’intérieur de sa maison. Où qu’elle regarde, l’image de son mari apparaît. Tout la ramène à lui. « Il faut que ça cesse! Avec ta permission », enjoint-elle au portrait. Madeleine allume son ordinateur et s’inscrit sur Le Bon Coin sous le pseudonyme de Bernardone, le véritable nom de saint François d’Assise. Pour la photo du profil, elle hésite, avant de jeter son dévolu sur un cliché réalisé par son mari.

Camille a fait la grasse matinée. Elle a joué à Fortnite toute la nuit. Elle croise son père qui part se coucher après lui avoir recommandé de surveiller la vendeuse en son absence. Elle a été bien inspirée de ne pas parler de son rendez-vous avec Madeleine. Gilles ne se mêle pas de son emploi du temps, sauf quand le sien s’en trouve perturbé. Elle donne à la vendeuse la consigne de l’appeler sur son portable en cas d’urgence. Le salon de thé est à quelques enjambées de la boulangerie, hors de question de réveiller son père. C’est quoi, une urgence, dans une boulangerie? Une file d’attente qui s’allonge et s’impatiente. Peu probable. Le samedi, les Fourqueusiens paressent jusqu’en milieu d’après-midi. Ils ne réapparaîtront pas avant 16 h 30. Camille sera déjà rentrée.
Madeleine s’est installée au fond du salon de thé, certaine que Camille appréciera la discrétion. Sa semaine a été éprouvante. Elle a dû affronter la mine contrite de Pascal et les têtes d’enterrement de ses anciens collègues dont les paroles d’encouragement trahissaient la maladresse et l’embarras. « Tu en as vu d’autres, Madeleine » – est-ce une allusion au décès de son mari? « Tu es une battante, tu t’en sortiras » – ah bon, le chômage est une maladie? « Ils ne te méritaient pas » – n’est-ce pas la formule qu’on adresse à quelqu’un qui vient de se faire plaquer? « La retraite approchait de toute manière, n’aie aucun regret » – et toi, tu n’as aucun tact! Sans oublier cette formule pleine de poésie qu’elle n’avait pas tout de suite comprise, pensant qu’on faisait allusion à son léger embonpoint : « Tu vas rebondir. »
Toute la semaine, Madeleine s’est demandé pourquoi elle tenait tant à revoir Camille. Pour combler un manque affectif? Elle voit rarement son fils, qui vit à l’étranger. Son mari est mort et enterré. Son entreprise vient de la virer. Inconsciemment, Madeleine se cherche de nouveaux repères. Cette explication, trop simpliste, ne la convainc pas. Et si cette Camille n’avait pas surgi dans son existence par hasard? Mais Madeleine n’a jamais été adepte de la prédestination divine. Quelle piètre idée de l’homme se fait-on là!
Une jeune fille fait son apparition dans le salon de thé. Madeleine reconnaît son visage mutin et sa dégaine de lolita contrariée. Camille… qui badigeonne la salle de son regard noir, pour tout effacer. Toujours la méfiance. Elle fonce droit sur la table où Madeleine s’est installée.
— Comment ça va, Mad?
— Tiens, c’est un surnom qu’on ne m’avait pas encore donné. On se tutoie si je comprends bien?
— J’préfère, ouais.
Camille semble indisposée par le brouhaha venant des tables voisines. On y parle fort. En italien, en anglais, en allemand et dans une langue d’un pays scandinave qu’elles seraient incapables de situer sur une carte. Le salon de thé est le lieu de rendez-vous préféré des mères de famille qui ont des enfants au lycée international de Saint-Germain-en-Laye.
— Je suis désolée Camille, c’est un peu bruyant. J’ai choisi cet endroit parce qu’il n’est pas trop loin de la boulangerie. Tu es scolarisée au lycée international?
— Euh non, mon daron est chti… On vient du Nord… Je rentrais pas dans leurs critères. Et puis, même s’il avait été américain, ça n’aurait pas suffi. Mes notes sont trop basses. Les maths, le français, tout ça, c’est pas trop mon kif…
— C’est quoi ton… kif?
— Le sport.
— Laisse-moi deviner. Tu fais de l’équitation.
— Du e-sport.
— C’est quoi?
— Tu sais, Mad, j’ai un bon a priori sur toi mais je sens qu’il va falloir que j’t’apprenne des trucs.
— Je ne demande que ça.
Madeleine est d’une nature conciliante. Ses collègues de travail en ont souvent abusé. Si l’insolence de Camille ne l’irrite pas, c’est moins en raison de ce caractère accommodant que du vent de fraîcheur qu’elle souffle dans sa vie. La semaine passée ne fut qu’hypocrisie et faux-semblants. Camille parle sans filtre, sans arrière-pensée, avec une absence de retenue qui confine à la provocation. On y perd en élégance mais on y gagne en sincérité.
— Tu t’y connais en games? J’veux dire, en jeux vidéo?
Madeleine n’en connaît qu’un, celui des voyageurs du RER A.
— Je sais qu’en ce moment, on joue beaucoup à Candy Crush.
Camille ne peut lui cacher sa déception. Elle considère Madeleine avec pitié, comme un chirurgien sur le point de lui annoncer son amputation.
— Fortnite Battle Royale, le jeu en réseau, ça te dit quelque chose?
— Vaguement. Une collègue m’a raconté que son fils y passait ses nuits. Elle se faisait du souci parce qu’il ne dormait plus assez…
— Faudra que tu me donnes son pseudo, j’le connais peut-être.
— Ça consiste à quoi, ton Fortnite?
— À tuer un maximum de personnes pour survivre.
— Charmant… Et tu es bonne à ce jeu?
— La meilleure de la région. Si mon père me donnait l’autorisation, j’participerais à des compétitions. Le fils de ta collègue de bureau, il doit connaître mon pseudo, DarkAngelus.
— Je n’aurai pas l’occasion de lui communiquer.
— Pourquoi?
— Je ne travaille plus dans cette entreprise. Le soir où je t’ai vue dans le bus, je sortais d’un entretien de licenciement.
— Tu me l’as pas trop montré.
— C’est toi qui pleurais, pas moi.
Camille préfère esquiver plutôt que de lui donner une explication. Elle n’est pas du genre à se confier dans l’espoir de tisser des liens plus rapidement. Non par pudeur, mais par fierté. Son modus operandi, c’est l’offensive.
— Pourquoi ils t’ont virée? Parce que t’étais trop vieille?
Madeleine a beau être tolérante, la remarque de Camille l’a sonnée. Elle réalise qu’elle n’a pas pris le temps de comprendre ce qui lui était arrivé, qu’elle s’est contentée de vaquer aux affaires courantes. Elle répond le premier truc qui lui passe par la tête :
— Je leur coûtais trop cher.
— C’était quoi, ton boulot?
— Je conseillais des sociétés sur leur stratégie et leurs investissements.
— Bah dis donc, ça t’a pas trop servi, t’aurais pu commencer par toi-même!
Camille a sorti de sa poche un bout de papier sur lequel elle griffonne tout en conversant avec Madeleine. Elle est douée, elle a un bon coup de crayon, mais elle a tendance à répéter le même motif.
— Pourquoi tu ne dessines que des cœurs? lui demande Madeleine.
— Tu préfères que j’fasse des têtes de mort, à la place?
— Non, tu peux garder les cœurs.
— T’as une idée de c’que tu vas faire?
— Je commence par vider la maison. Je me débarrasse de tout ce dont je n’ai plus besoin. Ça faisait un moment que j’y pensais, mais je n’étais jamais passée à l’acte. Depuis lundi, je me suis lancée, j’ai vendu plein de trucs sur Le Bon Coin. Je me suis bien amusée.
Le début de la semaine a été moins divertissant que Madeleine ne le prétend. Elle a d’abord pointé à Pôle Emploi. Dans l’interminable file d’attente, elle n’en menait pas large, coincée entre une chômeuse de longue durée et un quinquagénaire grisonnant qui lui racontait comment sa boîte l’avait sacrifié au nom de la révolution digitale. Elle a éprouvé des sentiments contradictoires, la honte de s’inscrire, le soulagement de ne pas être un cas isolé, d’appartenir à la communauté des infortunés.
Sur Le Bon Coin, le pseudonyme de Bernardone n’a pas eu l’effet escompté. Il a semé le trouble chez des acheteurs qui ne faisaient pas le lien entre le flamboyant portrait de Madeleine et ce nom bizarre que l’un d’entre eux a même orthographié à l’américaine, « Bernard1 ». Comprendre : « Le meilleur des Bernard ». À chaque visite, Madeleine s’est égarée dans des explications de texte que seuls les plus instruits ont comprises. Les autres l’ont cataloguée parmi les vieilles folles, ils ont attendu qu’elle finisse sa démonstration.
Au total, elle a reçu chez elle une douzaine d’acquéreurs dont elle a apprécié l’affabilité, à quelques excentricités près. Un jeune couple a voulu régler la chaise en tickets-restaurant. Une septuagénaire s’est assoupie, par désespoir, sur le canapé qu’elle n’avait pas réussi à fourrer dans sa voiture. Un retraité lui a fait la cour, ignorant le guéridon pour lequel il avait fait le déplacement depuis Paris. Un jeune couple d’origine africaine a marchandé sa table basse jusqu’à l’épuisement. Madeleine a fini par la céder à la moitié de son prix initial, tant pour récompenser l’originalité du bagout que pour s’assurer de la disparition de ce reliquat de sa période Ikea.
— Pourquoi tu tiens autant à vider ta maison?
— Pour tourner la page.
— Il en pense quoi, ton mari?
— Il en penserait du bien s’il avait l’occasion de m’en parler mais il est mort d’un cancer, il y a trois ans.
— Ça nous fait un poids en commun. Ma mère s’est fait bouffer par le crabe quand j’étais petite. Celui du pancréas. Le plus salaud, il paraît.
Madeleine se demande si Camille a déformé l’expression « point en commun » par ignorance, par inadvertance ou pour faire de l’esprit.
— Je suis désolée, Camille.
— Oh, c’était il y a longtemps. Mais toi… Ça veut dire que t’es revenue dans le game! Tu n’as plus qu’à te trouver un match!
— Je ne comprends pas ce que tu me racontes.
— Tu es célibataire, Mad. Il faut que tu te trouves quelqu’un.
Cette gamine a l’art de remuer le couteau dans la plaie avec tant d’ingénuité qu’il est impossible de la soupçonner de perversité. Elle a raison. Madeleine pourrait retrouver quelqu’un si elle le voulait. Elle s’y est toujours refusée, entourée qu’elle était des souvenirs de son défunt mari, qu’elle brade aujourd’hui. Le moment est-il venu? Peut-être. Elle n’a pas été insensible au numéro de séduction du retraité, ses manières désuètes lui ont arraché quelques éclats de rire. Pour être tout à fait sincère, elle n’a eu aucune envie de le renvoyer chez lui. Ni de le garder, d’ailleurs. Mais elle s’est sentie rajeunir au contact d’un homme qui s’intéressait à elle.
— C’est compliqué de rencontrer la bonne personne.
— J’suis d’accord.
Madeleine attrape la perche que lui tend Camille.
— Tu as un petit ami?
— Tu rigoles? Les mecs d’ici me calculent pas. J’existe pas pour eux…
— Et quand tu joues à Fortnite, il n’y a pas un garçon avec qui tu t’entends bien?
— Il y a KillerBoy. J’aime bien comment il me parle.
— Tu l’as rencontré?
— T’es tarée?
— Pourquoi, il habite loin?
— Non, non, il vit à Paris. C’est pas le problème.
— C’est quoi le « problème », Camille?
— Il n’a jamais vu ma face, tu comprends. On a juste fait des chats. On est en mode incognito.
— Tu n’as pas mis ta photo?
— Jamais de la vie. Je ne suis pas prête à le voir IRL. Dans la vraie vie, j’veux dire. J’ai trop peur qu’il soit déçu. C’est pour ça que je ne serai jamais streamer. Tu vois de qui je veux parler, les gens qui commentent leur jeu en direct. Je ne veux pas qu’on voie mon visage. »

Extraits
« Sa réputation va grandissante, On apprécie ses classiques, la fraise-rhubarbe, la framboise-figue, la pêche-mûre, savamment équilibrés, qui ne laissent jamais les fruits de ces mariages se disputer leurs arômes, On loue ses audacieuses combinaisons, mangue-menthe, abricot-cardamome.
Sans conviction, elle a créé une page Facebook où elle met en scène ses créations. Le nombre de followers n’a pas dépassé le premier cercle de ses amis, jusqu’à ce qu’elle se fasse repérer par une habituée du marché, une journaliste culinaire qui officie sur une grande radio nationale, une passionnée de gastronomie qui ne jure que par les produits frais et vrais. Elle a adoré Madeleine, ainsi que ses confitures. » p. 62
« Pietro regarde sa femme qui dort. Dans son sommeil, elle est telle qu’il l’a toujours connue. Aucun changement n’est perceptible. Il l’observe comme si c’était la dernière fois qu’il la voyait. Il enregistre chaque détail de son visage que la vieillesse n’a pas trop abimé. Il se retient de lui caresser la joue. Dehors, un nouveau jour commence. La rue s’anime. » p. 146

« Le père Kervenn a été le grand témoin et le maître de cérémonie de tous les événements qui ont jalonné la vie de Jean-Paul. Son mariage avec sa première femme, Viviane, puis l’enterrement de celle-ci, dix ans plus tard. Le baptême de leur fils, Eliott. Son mariage avec sa deuxième femme, Sophie. Et le voilà aujourd’hui qui célèbre les obsèques de Jean-Paul, ignorant tout de la farce qui se joue. Sa voix posée ne trahit pas l’émotion qui le submerge La fonction dépasse l’homme, le sens du devoir abroge le chagrin. » p. 154

« Au fil des mois, Alma est devenue cette grand-mère attentionnée qui manquait à Gabin. Elle le garde à son appartement quand François doit s’absenter. Elle ne manque aucune des sorties aux Tuileries, qu’il fasse un grand cagnard ou un froid de canard. Elle regarde Les Minions qui la font rire «tellement ils sont bêtes». Cécile n’a pas vu ces nouveautés d’un bon œil. Moins en raison de l’affection que son fils porte à Alma que pour l’influence grandissante que celle-ci a sur lui. Quand il est en week-end avec sa mère, Gabin ne parle que d’elle, de ses jeux, de ses chansons, de ces choses incroyables qu’il a vues dans son appartement, des histoires qu’elle lui raconte avant de s’endormir. Cécile a fini par accepter sa défaite au terme de trois phases distinctes, assez classiques d’un point de vue psychologique: frustration, réaction et résignation. » p. 288-289

À propos de l’auteur
AUROY_Olivier_©Sidney KwanoneOlivier Auroy © Photo Sidney Kwanone

Olivier Auroy est un onomaturge – celui qui fabrique des mots – et écrivain français. Il a également publié sous le nom de plume Gabriel Malika. Les Déraisonnables est son cinquième livre. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Et la peur continue

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En deux mots
Lucie n’est pas bien dans sa peau, même si elle a toutes les apparences d’une vie réussie. Un bon métier, un mari aimant, deux enfants bien équilibrés. Alors d’où vient cette peur qui la ronge? Peut-être faut-il rechercher dans son enfance les origines du mal…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Feel bad Book

Mazarine Pingeot poursuit son exploration des maux de nos sociétés en dressant le portrait d’une femme qui vit dans la peur. Une peur qui contamine sa famille, son travail, son pays. Un drame de notre temps.

Déjà dans son précédent roman, Se taire, Mazarine Pingeot confrontait une femme avec la difficulté d’exprimer sa souffrance, voire avec le déni de cette dernière. Mais cette fois la chose est beaucoup plus insidieuse. Car, à priori, Lucie a tout pour être heureuse. Dans le TGV Brest-Paris-Montparnasse qui ramène la famille après les vacances, elle pourrait se féliciter de l’amour que lui portent Vincent, son mari et leurs enfants, Mina et Augustin. Mais son imagination lui fait plutôt envisager que le train heurte à pleine vitesse un sanglier qui traverserait les voies. Ses idées noires viendraient-elles de la mauvaise nouvelle apprise quelques jours plus tôt par sa mère Violaine? Louis, son ami d’enfance est mort. «Mort seul, dans son appartement parisien, quand tout le monde était encore en vacances». Mort comme sa cousine Héloïse. Fini le trio formé durant leur enfance en Dordogne, fini le clan de l’été 1984. Ne reste que Lucas, le frère de Louis, le petit amoureux. Mais aux dernières nouvelles, il serait en Australie. D’où cette sensation de vide, de solitude, d’où cette peur qui, depuis les attentats, semble ne plus la quitter.
D’autant que Vincent est parti en mission au Yémen, la laissant «seule à porter ses enfants, sa maison, son travail…» Et justement, au travail ça ne va pas fort non plus. La moitié des rédacteurs et documentalistes ont été licenciés pendant l’été. Alors, malgré ses compétences reconnues, elle risque d’être emportée par la prochaine vague. Comment dans ces conditions rédiger sereinement les articles sur la physique quantique qu’on lui a demandés? Elle est en questionnement permanent. «elle n’est plus sûre de rien, ni même de sa colère».
Au fil des pages, Mazarine Pingeot détaille ce mal insidieux qui comme un serpent, se love autour de Lucie, l’empêchant de respirer, voire de penser. Les signes positifs s’effacent, les signes négatifs prennent de plus en plus de place. La spirale infernale semble sans fin. Et les solutions qui pourraient exister ne font qu’aggraver le problème. Les parents de Lucie pourraient garder les enfants durant l’été pour la décharger un peu. Sauf que sa mère «ne s’embarrasse pas d’enfants quand elle peut l’éviter.» Vincent pourrait être cette force sur laquelle elle va s’appuyer. Mais Vincent est maladroit, proposant à Lucie d’aller voir un psy. Qui ne pourrait que confirmer son mal-être.
Seule consolation, mais bien maigre, dans ce pays il semble bien que cette peur se soit installée durablement, notamment chez les femmes. Une peur archaïque, une peur viscérale. Voilà un premier feel bad book. Il ne devrait pas rester bien longtemps le seul de sa catégorie.

Et la peur continue
Mazarine Pingeot
Éditions Mialet Barrault
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782080219886
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque une maison en Dordogne, des vacances en Bretagne, un week-end dans le Cantal, à Saint-Chély-d’Apcher, sans oublier Bordeaux et la région.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lucie a peur. De tout. Si le métro s’arrête entre deux stations, elle pense qu’elle va mourir. Elle craint, lorsqu’elle part travailler le matin, qu’une catastrophe ne survienne, la privant à jamais de revoir son mari et ses enfants. Pourtant, à quarante ans, elle est comblée par un métier qui la passionne et une vie de famille réussie. Mais la disparition brutale d’Héloïse, sa cousine sourde et muette qu’elle chérissait, et celle de Louis, son ami d’enfance, font affleurer un souvenir flou et pénible au goût d’essence et de boue.
Pour se libérer de ce mal étrange, Lucie devra revenir à la source de l’angoisse qui la saisit et l’empêche de vivre. Parce que, oui, la peur est tapie dans l’enfance, enfermée dans la cabane du pêcheur.
Dans ce roman envoûtant et d’une grande justesse, Mazarine Pingeot revient sur la fragilité des vies construites sur des marécages. Et la peur continue est un cri dans ce silence assourdissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Madame Figaro (Minh Tran Huy)

Les premières pages du livre
« Ses mains s’agitaient pour poser les questions que sa bouche ne pouvait formuler – muette depuis toujours –, auxquelles bien sûr je n’avais pas de réponses. J’étais dans la même situation qu’elle, sidérée que le jeu prenne d’autres allures. Il savait que lier les mains était la façon de la faire taire. Mais il avait aussi enfoncé quelque chose dans nos bouches. Fallait-il rire? Nos regards se cherchaient dans la pénombre. Fallait-il avoir peur? Nous n’étions sûres de rien, en attente, dans un temps suspendu, un temps qui n’existe plus pour personne.

La Marseillaise
Le train file. Rien ne peut l’arrêter. À moins qu’un sanglier et ses petits ne s’engagent sur les rails. Cognés de plein fouet par le TGV qui les démembrerait et les disperserait, dans un jaillissement de sang et d’organes. Une heure plus tard, des gendarmes prendraient le temps d’enlever, de vérifier, de nettoyer. Puis on repartirait soulagés. Le sanglier n’est pas une adolescente suicidaire, circulez.
Le train file, et l’imagination de Lucie ne peut pas en modifier le cours. Pas d’autre voie possible que celle du retour. Elle et Vincent, leurs enfants, Mina et Augustin, rentrent par le train 6199, en partance de Brest, terminus Paris-Montparnasse. La gare est encore en travaux. Quand ne le sera-t-elle plus ? Les travaux font partie de la gare, une gare finie n’existe pas; ouverture, bâches ou horizons, rien n’est définitif. Le train s’arrête et il faut descendre. On a cru, pendant trois heures, que la vie pourrait continuer ainsi, à regarder les paysages défiler, passif et actif, on a cru. Mais le train s’arrête et ne repartira qu’en arrière. Personne n’a envie de revenir en arrière. On descend. Forcément.
Les vacances, c’est fini.
L’enfant sur le quai de gare hurle La Marseillaise, tandis que les uns et les autres s’affairent à empaqueter et rassembler leurs bagages. Se regrouper et se presser vers les appartements non chauffés qui ont vécu la fin de l’été avant leurs occupants. Ceux-là ont profité des derniers beaux jours dans l’Ouest d’où arrive le train, tandis que la capitale a déjà subi sa mue météorologique.
L’enfant hurle et chante faux, il ressemble à Louis, l’ami d’enfance, dont elle a appris la mort quelques jours plus tôt. Un coup de fil de sa mère, Violaine, qui ne téléphone que pour les choses graves : Louis est mort. À l’avant-veille du retour. Mort seul, dans son appartement parisien, quand tout le monde était encore en vacances. Mort juste avant la rentrée, pour laisser aux uns et aux autres le soin d’empaqueter les dernières serviettes de bain. L’enfant chante, « Allons enfants de la patrie ! », il ressemble à Louis au même âge, ou peut-être à son frère, Lucas, sauf que Lucas ne se serait jamais donné en spectacle comme ça, plus doué en escamotage et disparition. Arlequin montre le visage qu’il choisit, parfois, il ne montre rien, il devient invisible.
Il hurle «Le jour de gloire est arrivé!» et lui rappelle ces garçons auxquels elle ne songeait plus depuis des années. Et qui semblent être partout maintenant qu’elle est assurée de ne plus les revoir. Louis mort. Lucas installé aux dernières nouvelles en Australie, suffisamment loin pour que les routes ne se recroisent pas, à part peut-être le jour de l’enterrement.
Elle observe chez l’enfant ce décalage entre une obstination sans doute liée à quelque projet mystérieux et imaginaire, et la situation de voyageurs fatigués, tendus vers un but qui les rend absents à eux-mêmes dans cet espace de transition. Ça la fait rire, tandis que Vincent lui passe les bagages, de la plateforme au quai, et que Mina et Augustin dansent sur leurs pieds, déjà avides de tout : une terre ferme et l’impatience est là. Un quai, et voilà que ça repart. Mais pour elle un quai est une fin.
Elle se sent en connivence avec ce petit échappé de la norme qui met mal à l’aise sa mère et ceux qui l’entourent l’enjoignent de se taire. La Marseillaise, franchement, c’est la honte. Elle aurait pu partir dans un fou rire lorsqu’elle se rend compte que c’est avec sa cousine qu’elle aurait voulu le partager, sans avoir à s’expliquer. Elles auraient regardé l’enfant de conserve, cet enfant aurait été Louis, aujourd’hui dans un cercueil exposé pour les derniers hommages, ou Lucas disparu depuis si longtemps, et même si sa cousine aurait été incapable de l’entendre – sourde et muette, de naissance –, elle aurait vu le visage crispé et têtu, le corps immobile et tendu vers ce chant, alors que les adultes le bousculent, lui crient dessus, que leurs traits montrent l’indignation, la suffocation. Puis elles auraient commencé à sourire, et cette ébauche serait aussitôt devenue, si leurs regards s’étaient alors croisés, un irrépressible tremblement qui n’aurait fait qu’attester une fois de plus leur absolue intimité, leur gémellité, presque. Et Louis, s’il s’en était aperçu, aurait ri avec elles, mais Lucas leur serait tombé dessus, des filles n’ont pas le droit de se moquer de lui, il pourrait les tuer. Lucas, le petit amoureux. Le garçon agile au corps souple et brun, au parfum fort, les yeux noirs qui voient partout.
Cette vision vient stopper net le rire montant.
L’inquiétude. Et le poids soudain du manque, l’impossibilité du fou rire dont la puissance venait d’être secrètement partagée. Mais on ne partage plus ce genre de chose avec un mort, avec quelqu’un qui a choisi de mourir, vous abandonnant les souvenirs et les habitudes communes, comme amputées et désormais désactivées.
Cela n’empêche pas le départ de la joie comme un départ de feu, il est seulement étouffé, retourné contre soi, brûlant l’intérieur sans rien laisser paraître. Héloïse, et maintenant Louis. La mort partout dans la capitale. Sa cousine, morte, son ami d’enfance, pas encore enterré. Elle reste seule. Les petits enfants sur le quai de gare se disent au revoir, mais c’est un adieu. L’arrachement.
Augustin et Mina la pressent, « Maman, dépêche-toi ! » Elle est à la traîne, elle veut rester avec l’enfant qui résiste, mais la foule l’emporte, la foule emporte toujours les résistances.
Dans le train, Augustin et Mina avaient fiché leurs écouteurs sur les oreilles. Communication impossible. Elle les a observés, concentrés sur un point ignoré d’elle, absents et présents à la fois ; elle aurait pu disparaître, ça n’aurait rien changé. Augustin, son ravissant petit garçon aux boucles brunes, dont la voix commençait à muer, dont la lèvre supérieure se recouvrait maintenant d’un duvet indécis. Le corps tiré en haut, sur les côtés, incertain de la direction à prendre, mal à l’aise. Mina, sa belle adolescente, le front couvert de petits boutons, qu’elle a voulu un jour masquer avec du fond de teint. C’est leur dernière dispute. Les yeux verts de Goran, son père. Mina n’a pas de souvenirs de ses parents ensemble. Ils se sont quittés quand elle était si petite. Vincent, concentré derrière ses lunettes, lisait les journaux pour se remettre dans le rythme des nouvelles, de la ville, de l’épuisement. Alors elle a regardé un film à son tour, un casque sur les oreilles, qui, au lieu de l’exclure, la rendait pareille aux autres. Et dans ce film qui a fini par les lui faire oublier, une enfant perd sa mère au cours des attentats de novembre 2015. Elle s’entraîne, s’est-elle dit alors, pour l’enterrement. Elle se met dans l’ambiance de la mort. Mais ira-t-elle ? Depuis combien de temps n’a-t-elle pas vu Louis ? Et Lucas. Les attentats n’ont rien à voir avec la mort de son ancien ami. Ni avec celle d’Héloïse. Elle se met dans l’ambiance. À partir de la deuxième partie, quand l’enfant, dure et silencieuse, éclate en sanglots pour un motif dérisoire, elle s’est mise à son tour à pleurer, se concentrant pour rester silencieuse. Ne pas essuyer les larmes coulant sur les joues ni renifler, les gens auraient regardé, elle serait devenue le clou du spectacle. Non merci ! La honte attend tapie partout où elle peut. Et Vincent, et Mina, et Augustin se seraient mis à la plaindre, eux qui espèrent la larme qui tarde à venir : mais tu as le droit de pleurer, maman ! Aucun d’entre eux n’a connu Louis. Ils se souviennent d’Héloïse mais les images s’effacent.
La honte l’escorte et joue à cache-cache, elle ne sait jamais quand elle va surgir, demeure vigilante. Alors regarder un film sur un ordinateur, des écouteurs sur les oreilles, et sortir de la bulle en exposant des larmes ? Plutôt mourir. On garde, on maintient, on protège. La fosse aux secrets est immense, elle accueille sans discrimination.
La honte est exponentielle, c’est comme ça qu’on finit par ne plus rien dire, par ne plus désirer, par ne plus savoir comment parler aux gens parce que les mots souvent trahissent, la honte devance les gestes, elle rend lâche. Elle est lâche. Quand le film s’est arrêté et qu’elle a fait semblant de se gratter le visage pour effacer les larmes plus fortes qu’elle, alors que se gratter pourrait à certains égards être bien plus honteux que sécher ses larmes, quand elle est descendue du train, qu’elle a vu l’enfant ressemblant à Louis, ou à Lucas peut-être, qu’elle a commencé à rire, puis qu’elle a pensé à sa cousine, elle a aussi songé aux enfants d’Héloïse, orphelins, qu’elle n’a pas vus depuis les obsèques, au mari, à sa famille, tranchée par une lame de rasoir. À Louis aussi qui attend son tour dans un cercueil en bois, et à leurs vacances, toujours achevées dans cette même gare, où les petits enfants se disent au revoir. L’arrachement. Gare Montparnasse, le début de la joie, le début de la peine, départ et arrivée, naissance et mort. Mais à l’époque la ligne 6 ne la ramenait nulle part, alors que là, ils seront quatre à brandir leur passe Navigo, quatre à emprunter la même rame, à sortir à la même station, à composer le code d’entrée et à monter les étages, quatre à vivre ensemble pour conjurer la solitude. L’abandon.
Devant les panneaux d’affichage, tandis que cinq militaires marchaient d’un même pas, treillis, gilet pare-balles et mitraillette à l’épaule, elle s’est demandé : Héloïse est-elle morte avant ou après les attentats ? Et cette question soudain est devenue fondamentale.
Avant, bien sûr. Si Héloïse avait vécu les attentats, elle serait peut-être vivante aujourd’hui. Elle se serait sentie entourée dans sa détresse, elle aurait pu communier dans la souffrance collective : tout ce qui pouvait la dissoudre dans du collectif était pour elle un pansement, un soulagement. Oublier qu’on a à disposition une volonté. Parce qu’on croit dur comme fer qu’on a une volonté. On y croit parce qu’on vous l’a répété. Un être sans volonté, c’est quelqu’un qui se laisse aller, quelqu’un qui s’écoute. Et quelqu’un qui s’écoute est un gros égoïste. On n’aimait pas trop les égoïstes par chez eux. On affûtait les enfants comme des couteaux, pour qu’ils partent sur le champ d’honneur la tête haute.
Pas de larmes, pas d’apitoiement. Pas de faiblesse.

L’enfant qu’on n’écoute pas, qui ressemble à Lucas ou à Louis, ou à elle-même, ce garçon a peut-être passé un été merveilleux avec d’autres enfants, loin de ses parents, loin de sa situation, dans une cabane ou un grenier. Il résiste sur son quai. Mais il va devoir la réintégrer, sa camisole, entre les murs sombres de son appartement où il pourra bien hurler à tue-tête La Marseillaise, et We Are the Champions, et encore God Save the Queen, pour ce que ça changera – personne ne l’entendra, comme sur ce quai de gare. Mais dans sa chambre, il y aura une raison objective à ce que personne ne l’entende : il n’y aura personne. Personne jusque tard dans la nuit. Il aura l’impression d’avoir passé son enfance seul. Cette impression sera diffuse, puisqu’il ne s’apercevra que beaucoup plus tard que tout cela n’était pas normal, que tout cela n’avait peut-être été qu’un autre tour de folie, la folie est toujours relative. La folie, c’est celle de l’autre. Comment imaginer que son enfance soit une grande folie ? Comment imaginer qu’il ne soit pas normal que des militaires hantent les gares et les centres commerciaux, l’œil à l’affût, les rangers cirées, et qu’à quelques mètres des adolescentes achètent des bijoux fantaisie chez Claire’s pour se photographier sur Snapchat et envoyer leur visage déformé par des filtres, yeux de chats, taches de rousseur, visage de dessin animé, tandis que des pédocriminels guettent leur apparition et likent en direct, parce qu’ils se sont fait accepter sous un profil « taillé pour » ? Des clochards sont attablés au Starbucks qui vend le café cinq euros et des goodies à l’effigie de la marque. On se damnerait pour ça, d’ailleurs on se photographie devant, et les militaires continuent leur tournée, dans le brouhaha et l’annonce du retard des trains, il est bon de s’éloigner, un homme dort par terre allongé dans son urine, une jeune fille, cheveux en crête et chien bâtard à ses côtés tend la main, il lui manque trois dents. Lucie pousse les enfants pour qu’ils avancent plus vite.
Ils se sont endormis dans le grand appartement glacé. Les draps sont humides, elle s’est dit : Mais pourquoi on n’a pas de bouillotte, pourquoi, quand un objet est indispensable, il manque ? Pourquoi rien ne peut nous réchauffer ? Elle n’a jamais utilisé de bouillotte. Mais à cet instant, elle imagine l’objet en caoutchouc, peut-être recouvert d’une peluche en forme de lapin ou de grenouille, une forme inadéquate, aucun lapin ni aucune grenouille n’est rectangulaire. Elle trouve contre les jambes de son mari un certain réconfort. Peu à peu, la chaleur revient à l’intérieur du lit. Il ne faut pas laisser dépasser un bras, une épaule, sans quoi le froid les attaque ; s’imaginer sur un radeau dans une eau infestée de piranhas, mais comment s’écrit « piranhas » ? Et pourquoi est-ce si compliqué ? des h, des y, ou rien de tout cela, comment vérifier alors qu’il ne faut pas sortir du lit sous peine d’être dévoré. Elle se blottit contre le corps de l’homme qui est le sien, mais quand celui-ci s’en écarte pour trouver une position plus confortable, elle s’entortille dans la couette, façon « nem ». C’est la rentrée. Ils ont réglé le réveil. Les enfants dorment. Un réveil qui va rythmer les jours. Et la valse de l’année, ce long tunnel où il faut survivre. Ce long tunnel… mais non, c’est fini tout ça, le long tunnel, les piranhas, dormir pour échapper, transpirer et dormir, ne pas se laisser dévorer. Penser à la Dordogne brûlante au cœur du mois d’août, le canoë orange qui remonte le courant jusqu’à la berge, les brasses coulées, une deux, une deux, ouvrir les yeux sous l’eau où tout est nuance de noir et de vert, vaincre les piranhas, frapper avec le plat de la rame encore et encore, ne pas laisser les souvenirs resurgir. Mais ils reviennent, par rafales ils reviennent, et il n’est pas sûr qu’elle puisse rassembler ses forces pour leur faire barrage.
Il la réveille à la fin du rêve, juste quand le générique de « fin du rêve » défile, sur des images de cette enfant qui parle à son doudou et fredonne des chansons. Les chansons portent la trace de sa mère, dont on ne sait rien, des chansons-traces-de-mère, des chansons-bouts-de-mère. Elle échange des rires avec sa cousine un peu plus âgée qu’elle, dans cette chambre où l’on peut voir le lit, le doudou et la chanson.
D’ailleurs, dans ce générique très sophistiqué, on observe les personnages sur des photos Polaroïd aux couleurs un peu passées, comme dans Grease. Défilent ainsi son doudou, un ours beige jeté sur le lit, puis sa chanson-trace-de-mère, un morceau rouge (peluche ? chiffon ? foulard ?) plus ou moins accroché à une fenêtre et se découpant sur la lumière extérieure, lumière tombante, une voix off dit alors sa « chanson-mère », et on peut sentir, dans le rêve, qu’il s’agit bien d’un personnage, et que sans doute là réside le mystère, le mystère de ses origines perdues.
Mais il la réveille.
C’est toujours comme ça avec les origines, on se réveille juste avant de savoir. Depuis combien de temps n’avait-elle pas rêvé d’Héloïse ? Était-ce elle ? Dans le rêve elle parlait et chantait. Pourtant pas de doute, elles étaient enfants et jouaient avec des chansons qui étaient des objets.

Danser sur les tombes
Trois jours plus tard, Lucie hésite à se rendre à l’enterrement de Louis. En apprenant la nouvelle, alors qu’elle commençait à ranger la maison en Bretagne, elle s’est dit : Ça fait beaucoup. Je n’irai pas. Elle était en colère. Puis le retour, Paris, les premiers jours d’école, l’excitation d’Augustin, les déceptions de Mina, les résolutions s’effritent. Elle ne sait plus pourquoi elle s’était dit : Non !
Pourtant, une chose est sûre, elle n’a pas envie de se retrouver aux côtés de ses parents comme une petite fille, et encore moins de voir leurs amis, tout l’Hôtel-Dieu, les collègues de Violaine et de Sophie, médecins, kiné, infirmières. Comme pour son enterrement à elle si elle devait sauter par la fenêtre, là, tout de suite. Mais est-ce une raison pour refuser un dernier au revoir ? Il y aura surtout des gens qu’elle ne connaît pas. Ceux de son âge, avec qui Louis vivait, des gens proches de lui qui partageaient un quotidien, des préoccupations communes. Elle n’a fait que croiser sa femme, n’a jamais vu ses enfants.
Quel rapport avec les vacances qui s’achèvent gare Montparnasse, et le quai de gare, Héloïse ? Quel rapport avec eux ? Le trio de la Dordogne ? La course de canoës orange, la brioche qui sort du four ? Qui saura qu’ils ont sauté par-dessus le muret pour plonger dans l’eau noire alors que les adultes dormaient ? Qu’ils ont volé des bonbons dans la cachette de grand-mère, et se sont embrassés pour jouer, pour essayer ? Aucun de ceux qui seront là.
La vie a passé depuis. Et s’est ouverte sur d’autres perspectives.
Toutes ses chemises noires sont au sale.
Si elle ne le voyait plus, c’est qu’il devait y avoir une raison. La vie d’abord, comme on dit « ah, la vie », qui comprend dans un grand fourre-tout les enfants, le travail, les nouveaux amis, les nouvelles priorités, le manque de temps, tout ce qui construit les regrets pour plus tard.
Elle fouille dans l’armoire, d’abord mollement, puis de plus en plus vite : des pois, du jaune, des dentelles, rien de noir. Ni tee-shirt ni même un sweat. Elle pourrait s’effondrer là, sur le sol de sa chambre. Elle n’ira pas.
Et puis peut-être l’humeur sombre de Louis, depuis tout-petit déjà, une humeur tumultueuse qui laissait peu accès à l’intimité, et quand « ah la vie » arrive, on ne fait plus tant d’effort.
Au Monoprix en bas de la maison, elle achète une chemise en Nylon. La matière qui fait transpirer. Elle n’a pas le temps pour les essayages. Trop grande pour elle. C’était un risque à prendre. Si la chemise est ample, moins de chance de transpirer, et ça peut être joli l’oversize, blousant, les pans rentrés dans un pantalon. Il se pourrait même qu’elle la remette à une autre occasion, rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme, mais là le doute s’immisce, ça ne fonctionne pas ! En quoi se transforme Louis ? C’est pourtant tellement plus clair que Pierre qui roule n’amasse pas mousse. À n’y rien comprendre.
Louis et Lucas, le petit amoureux, néanmoins plus âgé qu’eux de huit ans – un quasi-Dieu. Il y a des choses qu’on partage tellement qu’on préfère ne plus en parler. Louis, seul et tenu au silence, qui avait pourtant appris le langage des signes. Pas Lucas, non. Lucas se fichait d’eux. Lucas était à part. Un garçon à problèmes. Un presque adulte.
Elle n’a pas voulu que Vincent l’accompagne. Il a insisté, pour la forme, s’est-elle dit. Elle a refusé. Puisqu’elle n’avait pas l’intention d’y aller. S’en était vraiment persuadée. Vincent et Louis ne se sont jamais rencontrés.
Elle hésite à porter une veste. Il fait si lourd. Mais la chemise est légèrement transparente, à moins d’enfiler un débardeur en dessous. Le débardeur qu’elle n’a même pas encore sorti de la valise – ouverte comme éventrée sur le parquet de la chambre et qu’elle n’a pas eu le courage de vider. Elle préfère rester dans l’entre-deux. Avant, après. Ici, là-bas. La preuve qu’elle a bien fait : le débardeur est là, offert à son regard et à sa prise, comme un signe. Il voulait encore servir.
Vêtue d’un débardeur, d’une chemise et d’une veste, elle se rend en retard à la Coupole où doit avoir commencé la cérémonie. Elle ne tient pas à y assister complètement, a prévu de rester à la porte pour pouvoir repartir si besoin.
La salle est pleine, tout le monde n’a pas pu entrer. Elle se tient sur les marches avec d’autres, observe des dos, des crânes dégarnis, des cheveux poivre et sel, des boucles blondes surmontées d’un chapeau, des épaules affaissées, parfois un enfant perché dessus. Elle aimerait bien monter sur des épaules elle aussi pour voir. À la place, elle s’assoit sous le soleil féroce, entend des bribes, regarde le ciel, le visage rouge, le débardeur collé au torse.
Louis avait quarante-deux ans jusqu’à la semaine précédente, et peut-être les a-t-il encore, peut-être même les gardera-t-il jusqu’à la fin – la fin de quoi ? La sienne. La fin de ceux qui se souviendront de lui – il avait quarante-deux ans. À quarante-deux ans, on subit une autopsie. Dont les résultats seront tus. Les gens chuchotent, elle entend qu’ils parlent de ça.
Quand la foule reflue hors de la Coupole, elle repère les quatre enfants, dont le plus jeune, quatre ans, dans les bras de sa mère. Elle le devine parce que Sophie, la mère de Louis et de Lucas, est à leurs côtés, leur caresse la tête, échange avec la femme, grande, belle, qu’elle a croisée une fois dans un restaurant avec Louis. Elle observe les petits pour dénicher une ressemblance, un nez, un regard, un sourire, une expression, retrouver Louis en eux, à même leur visage. Et il est là, décomposé et dispersé, jamais entier. Il rôde, multipliant les traces d’une présence qu’il a voulu leur dérober. Elle l’a connu à leur âge, et c’est sans doute la seule de cette assemblée.
Inutile de faire semblant d’être myope, d’éviter les regards, la plupart des personnes lui sont inconnues. Elle n’a pas encore vu ses parents, et c’est tant mieux. Elle ne doute pas qu’ils soient tristes, mais retrouver d’un coup tous leurs anciens collègues doit quand même ressembler un peu à une fête.
Plus loin, Sophie salue tout le monde, la tête haute. « Non, Lucas n’a pas pu prendre l’avion, c’est trop loin / Mes condoléances Sophie / Oui, je pars le mois prochain en Australie / Mes condoléances Sophie / Peut-être que j’y resterai… / Mes condoléances Sophie / Mais les petits-enfants… / Mes condoléances Sophie / Je ne peux pas m’éloigner des petits-enfants… / Mes condoléances Sophie / Pas maintenant… / Mes condoléances Sophie / Je ne sais pas… Je ne sais pas ce que Louis aurait voulu. » Lui non plus, songe Lucie qui s’éloigne de la foule pour avoir une vision d’ensemble, et se cacher derrière une tombe, du nom de la famille Marceau, colonnes sculptées dans une pierre qui a vécu, elle est grise et striée par la pluie, recouverte de mousse. Il y a là des parents morts très âgés, et des enfants qui étaient également des parents, des dates tout à fait cohérentes.
S’il avait su quoi faire, il n’aurait pas choisi de les rassembler tous là, les anciens passagers de l’enfance et les autres, qu’elle ne connaît pas. Elle observe autour d’elle, à la recherche d’un repère : mais elle est bien la seule de cette époque-là. Perdue. Abandonnée au seuil de cette foule. Ses parents quelque part, qui doivent maintenant soutenir Sophie, le visage grave et froid, professionnels, la mort ils s’y connaissent, l’annoncer faisait partie de leur métier. Elle les cherche du regard, puis aperçoit son père. Sa mère ne doit pas être loin, il ne saurait s’en éloigner de plus d’un mètre, diminué depuis la retraite. On dit que c’est normal, son épuisement permanent ; c’est drôle comme pour des médecins le mot de dépression est tabou. Il y a même les parents d’Héloïse, son oncle et sa tante. L’angoisse se fraye un chemin. Éviter tous ces adultes devenus vieux qui enterrent leurs enfants. Ne devrait-elle pas être triste pour eux ? Des garçons courent entre les tombes. Ils jouent à chat. Se font reprendre. Sophie crie : « Laissez-les, ils ont bien le droit de s’amuser. » C’est la reine de ce jour. La reine tragique. Elle a tous les droits. Celui de faire danser les invités sur les tombes si elle le veut.
Lucie transpire de plus en plus. C’était inévitable. Le soleil frappe sur sa chemise, elle sent des gouttelettes se former sous ses aisselles, libres de couler le long des côtes, du ventre, s’arrêtant à la ceinture qui colle et rentre dans la peau. Heureusement qu’elle ne se rendra pas au pot chez Sophie, sous les toits, où le tarama a déjà dû fondre sur les mini-blinis, suintant l’huile de palme dans les assiettes en carton. Et ces photos encadrées au mur, de petits garçons bouclés sur un canoë orange, la peau brunie, le torse à l’air.
Elle s’éloigne. Ses pas la mènent au caveau d’Héloïse, à quelques allées de là. Un enterrement sous un ciel gris et lourd, un an plus tôt – quarante et un ans, deux enfants dont la dernière avait six ans. Un suicide franc : elle s’est pendue.
C’est cela que commence à contenir « ah la vie », des morts et des enterrements, et pas seulement de vieux parents qui peinent à partir. Il y a ses contemporains aussi, et des pans entiers de son enfance, qui disparaissent emportant les souvenirs. Elle-même en a si peu ; elle comptait sur eux pour les conserver. Ils l’abandonnent l’un après l’autre.
Elle n’est jamais revenue sur la tombe d’Héloïse. Et la colère monte quand elle s’en approche. La colère de les savoir tous les deux là, à quelques dizaines de mètres de distance, la laissant seule, comme si elle n’avait pas été assez seule dans sa vie, comme si elle méritait de leur survivre. Expulsée de cet âge, l’âge oublié, enterré, tapi, qui attend de sauter à la gorge, la bête féroce.
Elle ne doit pas s’attarder, sa famille pourrait avoir le désir de faire le détour par la sépulture fraîchement fleurie de leur nièce et de leur fille. Elle leur enverra un message pour leur dire qu’elle était là.
À travers les allées dallées où se cassent les talons, elle chantonne ses adieux : au revoir Louis, au revoir Héloïse. Ses jumeaux, d’une certaine manière. Héloïse avec qui elle parlait par signes que les autres ignoraient – la langue du secret, celle des mains, des doigts, des bras, la langue dansée qu’elle avait adoptée presque en même temps que celle qui s’entend. Héloïse était muette, et Lucie trouvait ça normal. Les autres faisaient tellement de bruit. Entre elles, il était naturel qu’elles aient un langage privé – partagé par quelques membres d’une secte à laquelle elle était fière d’appartenir : comprendre le langage des signes que parlaient des passants dans la rue était un privilège. Chaque fois, elle avait envie de les prévenir : je sais ce que vous dites ! Louis en connaissait les rudiments, à force. Ça l’amusait, mais elles pouvaient l’exclure en accélérant les gestes, selon qu’elles voulaient le punir ou non.
Ils formaient un clan silencieux, d’où fusaient parfois des rires, le clan de l’été 84. Au revoir Héloïse, au revoir Louis.
Le clan dissous par les années et les choix de vie.
Elle est la dernière à se rendre aux enterrements. La survivante. Mais elle est aussi une femme mariée, mère de deux enfants. C’est un statut concurrent, et qui lui convient mieux. Elle se presse pour récupérer Augustin à la sortie du collège, lui a promis de se tenir à l’écart, de l’attendre au coin de la rue, de ne pas se faire remarquer.
Mais dès qu’ils ont tourné au carrefour, loin des regards des collégiens, Augustin lui prend le bras et le serre. Il parle vite et chante presque.
« Il me faut un compas et un cahier à grands carreaux 96 pages.
— Mais on en a déjà acheté !
— Non ! C’est 120, il faut 96 pages !
— Quelle différence ? Je ne comprends pas ?
— C’est ce qu’ils ont demandé, sinon je vais me faire coller !
— OK ! OK ! On ne va pas prendre un tel risque pour quelques pages de trop ! »
Ils entrent au Monoprix. Matin, chemise noire – peine –, après-midi, fournitures scolaires – joie.
Quand il rentre, il range ses nouvelles affaires dans le bureau neuf de sa chambre. Elle le regarde faire, fascinée par tant d’application – de maniaquerie ? –, elle qui se rappelle soudain qu’elle a une valise à ranger. Mais elle entend une clé tourner dans la serrure : c’est Mina. Elle va à sa rencontre pour lui demander comment s’est passée la journée, si elle a vu de nouveaux professeurs, s’est fait de nouvelles copines. C’est le temps des commencements où tout mérite d’être raconté. Après, les discussions se tarissent. Lucie compte bien en profiter.
*
À la table du petit déjeuner Lucie et Vincent écoutent la radio tandis qu’ils font griller des tartines et les beurrent pour Mina et Augustin, l’une sous la douche, l’autre encore endormi.
Jacques Rovel, un écologiste de tendance radicale, explique qu’il n’y a pas de valeur supérieure à la vie, que la vie est l’aune de toutes les valeurs, la valeur des valeurs, mais pas forcément celle de l’homme. La Terre vaut mieux que lui.
Lucie s’agace, Lucie s’énerve.
« Il la connaît personnellement, la Terre ? Elle a quoi de mieux que l’homme ?
— Il est excessif, c’est vrai, mais peut-être qu’on est obligé d’être un peu excessif aujourd’hui pour faire entendre raison, réplique Vincent.
— Entendre raison, tu vois ! La raison, c’est pas la Terre, c’est l’homme qui l’a ! Comme si l’homme n’était pas l’aboutissement de toutes ces luttes pour surmonter les contraintes stupidement biologiques.
— Ne t’avise pas de dire ça à ton boulot, par les temps qui courent tu vas te faire tuer !
— À mon boulot, ils ont encore quelques notions scientifiques, j’espère ! J’espère qu’ils y croient ! Sinon qui ? »
Vincent sourit.
« Alors ça y est, tu n’es plus écolo ? »
Lucie hausse les épaules.
« Je suis allée à l’enterrement. »
Augustin entre dans la pièce, Vincent est pris de court.
« Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?
— Pas eu le temps.
— Mais hier soir ? Cette nuit ? Ou même un texto !
— Je ne sais pas, il n’y a rien à en dire. »
Vincent se lève pour remplir le bol d’Augustin, qui s’adresse à sa mère : « T’es pour le réchauffement de la planète ? » Elle hésite, puis lui répond très sérieusement, connaissant l’engagement écologique de l’enfant de douze ans, par nature tyran, radical et révolutionnaire. « Je déteste autant les transhumanistes, parce qu’ils pensent la même chose – oubliant que son fils n’a sans doute encore jamais entendu parler de l’idéologie transhumaniste –, que la vie est la valeur suprême, et qu’il faut la préserver coûte que coûte, même si elle n’a aucun sens. Ils y ont pensé au sens de la vie avant d’essayer de la perpétuer ? » Augustin la regarde, sidéré, Vincent ronge son frein. « Pas la peine de t’énerver, maman », dit Mina qui déboule dans la pièce. Elle fait la grève du lycée un vendredi par mois. Mais personne n’insiste, ils sont tous au courant que la mort s’obstine en ce moment, et qu’elle doit avoir ses raisons. Lucie doit croire qu’il y a des raisons pour mourir supérieures aux raisons de continuer de vivre.
Dans la chambre, tandis qu’elle s’habille, Vincent lui dit : « Dès que tu te sens prête, tu peux en parler si tu veux. Je suis là. » Mais Lucie hausse les épaules. Parler de quoi?
«C’était avant.» Ainsi Lucie s’installe-t-elle dans une vie au futur antérieur, vue sous deux angles contemporains : le présent, et le futur qui viendrait le redessiner, lui assigner un nouveau sens. Elle se méfie du futur précisément pour cela : ni le passé ni le présent ne sont jamais fixes avec lui, ils peuvent changer à tout instant, et c’est très angoissant, ça, de ne pas savoir exactement sur quel mode vivre l’instant. Car elle n’aime pas se faire avoir. Non. Elle n’aimerait pas qu’on lui dise : de t’énerver, maman », dit Mina qui déboule dans la pièce. Elle fait la grève du lycée un vendredi par mois. Mais personne n’insiste, ils sont tous au courant que la mort s’obstine en ce moment, et qu’elle doit avoir ses raisons. Lucie doit croire qu’il y a des raisons pour mourir supérieures aux raisons de continuer de vivre.
Dans la chambre, tandis qu’elle s’habille, Vincent lui dit : « Dès que tu te sens prête, tu peux en parler si tu veux. Je suis là. » Mais Lucie hausse les épaules. Parler de quoi?
«C’était avant.» Ainsi Lucie s’installe-t-elle dans une vie au futur antérieur, vue sous deux angles contemporains : le présent, et le futur qui viendrait le redessiner, lui assigner un nouveau sens. Elle se méfie du futur précisément pour cela : ni le passé ni le présent ne sont jamais fixes avec lui, ils peuvent changer à tout instant, et c’est très angoissant, ça, de ne pas savoir exactement sur quel mode vivre l’instant. Car elle n’aime pas se faire avoir. Non. Elle n’aimerait pas qu’on lui dise : Tu te souviens avec quel soin tu as choisi les rideaux de ta chambre et tout ce que tu as projeté dans cette chambre, une vie enfin apaisée, sertie dans cet écrin de bois, une chambre presque luxueuse telle que tu n’aurais jamais pu la rêver. Et puis le rêve est advenu. Mais un jour, la chambre brûlerait, et le chat avec, et peut-être son mari, endormi, pas les enfants, non, cette vision-là n’est pas possible, il y a des choses que la pensée ne peut pas se figurer, il y a de la résistance à l’imagination. Son mari, elle l’aime, mais elle a déjà vécu sans lui.
Elle triche un peu avec l’imaginaire, elle va là où c’est encore possible.
Et ces flammes soudain obscurcissent son sentiment de bien-être tandis qu’elle boutonne son chemisier jusqu’au cou, et observe le dos nu de Vincent, ses muscles se mouvoir sous sa peau brune, appétissante ; ils ondulent comme frémit la surface de l’eau quand un poisson passe, invisible, elle peut les contempler des heures à son insu, car ce sont ces muscles-là qui la maintiennent captive et, comme les racines des arbres tropicaux enserrent les ruines des temples d’Angkor, elle voudrait qu’ils tissent autour d’elle, jusqu’à se confondre avec sa propre chair, une forteresse, ou à défaut un blockhaus.
Tout ce qu’elle pourrait perdre. Elle ne veut pas être dupe, elle sait tout ce qui peut arriver, elle voit le couteau se planter entre les omoplates, alors qu’il visite un camp de réfugiés dans un pays en guerre, sa peau couverte de plaies, se craqueler comme une terre trop sèche, elle reste sur ses gardes, le bonheur ne l’endormira pas, elle prévoit tout, comme dans une guerre tactique, ignorant néanmoins l’ennemi, sinon sous la forme de « tout ce qui peut arriver », son imagination est sans limites. »

Extraits
« C’est avec Héloïse qu’elle avait construit le premier foyer, l’originel, celui qu’incessamment on imite. La chambre rouge; les animaux des fables de La Fontaine au mur, toile de Jouy rouge et blanche; les deux lits jumeaux, barreaux en cuivre, draps brodés aux initiales de sa grand-mère. Après s’être brossé les dents dans le lavabo en faïence où seule l’eau froide coulait, puis les pieds dans le bidet – il y en avait dans chaque salle de bains – à l’aide d’une brosse souple pour enlever les grains de sable et petits cailloux ramenés des plages de la Dordogne, après avoir enfilé les chemises de nuit cousues par la grand-mère, elles ouvraient
grand les draps et commençaient par faire semblant de dormir pour éloigner les adultes. Une fois les lumières éteintes, des mains se cherchaient, c’était le signal. Lucie fouillait alors sous l’oreiller, entre le matelas et les barreaux en cuivre, la lampe de poche qui y était cachée. »

« Ses enfants qui grandissent et jouent aux jeux vidéo comme les autres, qui ont des notes et des bulletins en fin de trimestre, qui oublient de se laver ou prennent des douches brûlantes de deux heures, râlent souvent, mais parfois se lovent contre elle, des enfants au casque vissé sur les oreilles et qui ne lisent jamais, cultivent des amitiés, s’offusquent, mangent et dorment puis mangent puis dorment, ces êtres-là sont fiables, n’est-ce pas? Ils n’ont pas besoin d’elle. Ils sont des êtres humains conformes, qui parviendront à vivre, assurément. Elle doit pouvoir les imaginer loin d’elle, sans demander quand elle rentre, sans avoir besoin qu’elle fasse les courses, puis bouillir l’eau, sans attendre qu’elle demande si les devoirs sont terminés pour s’y mettre, sans entendre le signal de la nuit, extinction des feux et brossage de dents, pour transgresser cette pauvre loi. Indépendants, ils commencent à l’être, et si elle mourait à l’instant d’une crise cardiaque, là ce ne serait pas grave, non ils n’ont plus besoin d’elle et c’est tant mieux, elle peut se jeter par la fenêtre, avec la mouette hurlante, ce ne sera pas si grave. Pas si grave. » p.193

À propos de l’auteur
PINGEOT_Mazarine_©Pascal_ItoMazarine Pingeot © Photo Pascal Ito

Romancière, professeure de philosophie et scénariste, Mazarine Pingeot est l’auteure d’une douzaine de romans dont Bouche cousue, Bon petit soldat, Les Invasions quotidiennes, Magda et Se taire. (Source: Éditions Mialet Barrault)

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Trop beau

HEIDSIECK_trop_beau
  RL2020

En deux mots:
Marco a un problème, il est trop beau. Ce qui est censé être une qualité le handicape fortement puisqu’il est licencié à trois reprises. Alors il décide de sa battre pour faire reconnaître cette ségrégation. Un pari qui est loin d’être gagné.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Les malheurs du trop beau Marco

Dans une tragi-comédie fort bien documentée, Emmanuelle Heidsieck raconte les déboires d’un homme trop beau pour être honnête. Un roman qui est aussi une réflexion piquante sur la judiciarisation croissante de notre société.

À priori Marco Bueli a tout pour réussir. Sorti ingénieur de l’école polytechnique de Lausanne, il trouve rapidement un emploi. Mais son expérience professionnelle va être courte durée, tous comme les suivantes. Trois licenciements consécutifs qui le poussent à réagir. Car il a cerné les causes du mal, il est trop beau! La preuve? «La première fois, sa supérieure hiérarchique lui a fait des avances. Elle était séduisante, il a cédé, il a fini par avoir une aventure avec elle. Elle avait un petit côté Pénélope Cruz. Elle semblait très accrochée. Ce n’était pas du harcèlement, elle lui plaisait. Naturellement, elle était mariée. Cela ne se termine jamais bien ce style d’histoires dans l’entreprise. C’est toujours le subordonné qui trinque. Licencié pour motif personnel.» Du coup, il a voulu changer d’univers et, sur le conseil de son oncle, s’est orienté vers une banque privée. Mais cette fois le poste n’était pas fait pour lui. L’erreur de casting étant dû à une chef des RH qui a succombé à ses beaux yeux. Le troisième fois, au sein de la direction Stratégie et Développement du groupe Daym, il a été victime de la jalousie de ses collègues qui n’ont cessé de la harceler jusqu’à ce qu’il cède la place. Un triple échec qu’il entend ne pas laisser sans suites et engage le combat sur le terrain juridique.
Après tout, il n’est pas le seul dans son cas et peut s’appuyer sur de nombreux cas similaires, notamment aux États-Unis où, plus qu’en France, on n’hésite pas à porter plainte pour à peu près tout et n’importe quoi et réclamer des millions de dommages et intérêts. En portant l’affaire devant les prud’hommes, il veut se persuader que la «discrimination fondée sur l’apparence physique» fera jurisprudence.
Tout le sel du récit tient ici aux références à des faits divers, des livres, des séries télévisées et des films et mêmes des contes dont on peut imaginer comment un juge pourra traiter l’argument.
Et à propos d’arguments, la seconde partie du roman, baptisée «Making-of», va pouvoir les détailler et en tester la pertinence à travers un groupe de parole qui, comme un chœur de tragédie grecque, va servir ici de caisse de résonnance avant un épilogue dont je vous laisse goûter la teneur et découvrir si les «Trop beaux» auront gain de cause.
Emmanuelle Heidsieck a le style efficace, sans fioritures, l’ironie mordante et un ton moderne, mâtiné d’anglicismes. Autrement dit, le texte colle parfaitement au propos pour le plus grand plaisir du lecteur.

Trop beau
Emmanuelle Heidsieck
Éditions du Faubourg
Roman
120 p., 15 €
EAN 9782491241001
Paru le 16/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On évoque aussi la Suisse et Lausanne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Cette histoire pourrait être intitulée Les Malheurs de Marco Bueli . Qu’on se rende compte: trois licenciements à 36 ans quand on est issu d’une grande école d’ingénieur! Il faut dire qu’il a tout pour agacer, faire des envieux, car cet homme est beau, très beau. Mais il est fatigué de faire des sourires, de séduire malgré lui et de finir par se faire avoir. Marco a décidé de se défendre et d’aller en justice pour discrimination liée à l’apparence physique. Après tout, les Américains ont montré la voie et la législation française le permet.
Croyez-le, sa beauté ne l’a pas aidé dans sa carrière, il a souffert. À travers le personnage du sublime Marco Bueli et de sa détermination à obtenir réparation, ce roman dépeint ironiquement les excès d’une politique de lutte contre les discriminations qui permet, aujourd’hui, à tout un chacun de se considérer comme victime, légitime à se plaindre. Dans la continuité de ses précédents romans, Emmanuelle Heidsieck pointe ici avec acuité le démantèlement du modèle social français face à la montée de l’individualisme. La concurrence des plaintes entre les discriminés de tous ordres n’annonce-t-elle pas la dislocation de la société?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Libération (Alexandra Schwartzbrod)
Les Inrocks (Gérard Lefort)
Avoir à lire (Cécile Peronnet)
Blog L’Or des livres 
Le blog de Pierre Assante 
Blog Au fil des livres 


Emmanuelle Heidsieck présente Trop beau © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« PLAINTE EN JUSTICE
On a le droit de se plaindre? On peut en vouloir à la terre entière? C’est cela dont il parlait? La rage? Je la sens qui vient. J’en ai assez de faire des sourires. Je peux parler de lassitude? Je peux dire que ce n’est pas un fait exprès? Je n’y suis pour rien. C’est de naissance. Et pourquoi? Je n’en ai aucune idée. Personne n’en a aucune idée. Personne ne s’est d’ailleurs jamais posé la question. Mes parents m’ont accueilli comme une bénédiction, ont remercié le Ciel, les fées, ont fini par considérer que ce cadeau venait les récompenser. De quoi? On ne sait pas. Parce que vous croyez que c’est un cadeau? Ce serait une chance! Mais on la paye combien? Pendant combien de mois, combien d’années? Ad Vitam. C’est cela, la vérité. Vous ne savez rien de ce que l’on vit, rien de ce que l’on subit quand, par le plus grand des hasards, on attire tous les regards, quand on est, je vais finir par le dire, quand on est beau. Ma tante Inès, je m’en souviendrai toujours, a dit un soir en parlant de Villepin qu’il était d’une trop grande beauté. « C’est mauvais en politique, cela n’est pas passé », a-t-elle dit. « Nous, on a pu penser que son discours de l’ONU était un grand moment, glorieux, mais la presse anglaise l’a éreinté en le traitant de bellâtre. C’est mauvais. » C’est ce que disait tante Inès. « La mort de Gérard Philipe? Non, cela n’a rien à voir avec son physique, quoique… » m’a-t-elle dit. Quoique! Un cancer du foie à trente-six ans. Quoique ! Vous voyez le soupçon absurde, il faut l’entendre. C’est le sort du jeune premier. Elle racontait que sa mère, médecin des dispensaires antituberculeux de l’Oise dans l’Entre-deux-guerres, disait souvent : « Ce sont les plus beaux types qui attrapent la tuberculose. » Elle en a vu pendant vingt-cinq ans… elle en a vu… les plus beaux types. C’est tout, elle ne donnait pas d’explication. Il fallait voir ma tante affirmer des choses pareilles à son sublime neveu de trente-deux ans. Le mettre en garde, le chercher, lui prédire la peste. Il fallait rester détaché, penser qu’elle déraillait, lui garder son affection. C’est mauvais. Les bronches, les poumons. Vous ne pouvez pas comprendre.
(Je croyais qu’elle était moche madame Pompidou, elle était pas mal, en fait)
Pardon, une pensée m’a traversé, je reprends, je reprends. Bien. Donc. Est-ce qu’on peut dire qu’on n’a rien demandé? Ce n’est pas la peine, ce regard narquois. Justement, je veux dire la difficulté, je sais très bien que cela peut paraître insensé, mais pour une fois, pour la première fois depuis que je suis né, je veux dire. Écoutez-moi. Personne ne m’a jamais écouté. De toute façon, je n’ai pas osé. On reste silencieux, avec sa veine, son don de la nature. On a intégré très vite, à deux ans, c’est fini, on a compris que l’on devait se taire. Qui pourrait bien s’intéresser à ce que l’on peut ressentir? À trois ans, on teste, on reteste, on rereteste, encore et toujours le même succès. Après, c’est bien ancré, ça marche, l’institutrice, le copain, la grand-mère, je ne parle pas des parents, ils planent, toujours en contact avec les fées, ils croient aux miracles, ils méritent ce présent. La vie est bonne avec eux. Ils sont radieux. C’est marquant, ce n’est pas neutre. C’est une vie étrange. Aujourd’hui, je prends mon courage à deux mains, je me lance. Oui, tant de facilité, c’est perturbant pour nous autres. Depuis tout ce temps – j’ai trente-six ans –, depuis toujours, être adulé. Vous ne pouvez-vous figurer les multiples dangers. Le plus grand? C’est de sourire sans réfléchir. Personne ne peut y résister, c’est un chef-d’œuvre que l’on éclaire, la bonne lumière. Rosalind le dit si bien : Cécélia chérie, tu ne sais pas comme il est dur d’être… ce que je suis. Si je baisse la voix, les yeux ou que je lâche mon mouchoir dans un bal, mon cavalier m’appelle au téléphone tous les jours de la semaine. Que de malentendus… Le sourire doit être maîtrisé, rarement utilisé, avec précaution, intention. Savez-vous ce que cela nous fait d’être présenté? Tiens, Lola, je te présente Marco, Camille, je te présente Marco, Samia, je te présente Marco, Marie, je te présente Marco, Luce, je te présente Marco, Thelma, je te présente Marco, Anne-Laure, je te présente…
Ne pas trop sourire, ne pas trop sourire. Savez-vous ce que c’est d’avoir grandi, d’avoir eu quatorze ans, d’avoir eu seize ans, les premières sorties, d’avoir eu vingt ans en prépa, dans les bars, les fêtes, les dîners? Clac, d’un regard, on repart avec celle que tous convoitaient, clac on décide de repartir sans elle et la voilà désespérée. »

Extraits
« Un groupe qui se penche sur les discriminations subies par les gens comme nous et envisage la beauté comme un critère aussi valable qu’un autre. Elle détermine et façonne les vies, elle n’est pas choisie, elle n’est pas le résultat d’une volonté. Avant de me lancer dans l’aventure, j’étais au plus bas. Trois licenciements, vous imaginez? Major de promotion de l’École polytechnique de Lausanne et trois
licenciements. Le groupe de parole, je ne vais pas vous raconter, c’est très spécial, il faut le vivre. Le seul lieu où l’on n’est pas considéré comme des enfants gâtés. Ce n’est pas comme une thérapie avec un psy. On a développé des thèmes: la jalousie que l’on suscite, les effets dans le monde du travail, la violence du vieillissement. Après, avec ceux du groupe, on est liés, pour l’éternité. On dit des choses incroyables, il y a des sanglots, de l’émotion.
Vous ne mesurez pas la richesse de l’expérience. C’est pour cela que vous me voyez déterminé. Je suis fort, je suis incroyablement décidé. Je vais vous faire réfléchir.
Je vais parvenir à modifier vos pensées, à bousculer vos certitudes. Les discriminations en raison de l’apparence physique sont une réalité. Vous vous devez d’en tenir compte. Sur d’autres portes, j’ai vu marqué « typés-noirsarabes-basanés », j’ai vu « femmes », j’ai vu « seniors », j’ai vu « handicapés », j’ai vu « anorexie-obésité », j’ai vu « chauves-crépus », j’ai vu « arrestations au faciès », j’ai vu « étrangers », j’ai vu « travestis-transsexuels », j’ai vu « voilées », j’ai vu « quartiers-cités », j’ai vu « grandes- trop grandes », j’ai vu « chirurgie-lifting-Botox », j’ai vu « trop vieux », j’ai vu « délégués syndicaux », j’ai vu
«salariés protégés», j’ai vu «gros culs», non qu’est-ce que je dis, je n’ai pas vu «gros culs».» p. 19

« Je vous lis ce témoignage d’une attachée de presse de trente-trois ans, Anne, une bombe. Question : Quel est l’impact de votre physique sur votre vie professionnelle? Réponse: Cela me nuit. Dès que je change de poste, je dois toujours prouver que je ne suis pas complètement décérébrée. Je n’invente rien. Catherine Millet le pense aussi: Pour l’esprit commun, on ne peut pas tout avoir et il est entendu qu’une personne qui a la beauté ne saurait avoir en même temps l’intelligence. – J’ai moi-même partagé cet esprit commun… J’ai manqué d’ambition ; sans renoncer à lire Claudel, Balzac et Lamartine, j’aurais dû me faire refaire
le nez. On ne peut plus clair. Et que dites-vous donc des sarcasmes qui ont accompagné la nomination, il y a quelques années, de ce trentenaire à la tête d’un grand média? N’est-ce pas dégradant d’avoir suggéré qu’il n’avait pas la formation, l’aptitude, le profil? N’est-ce pas condamnable d’avoir laissé entendre que c’est sa beauté, une beauté à couper le souffle, qui expliquait la décision? Il aurait fait chavirer un ministre. Il faut s’y arrêter. C’est un exercice. Imaginez seulement que le poste ait été attribué à un quinqua, bedonnant et rougeaud. Qui donc serait allé lui reprocher son IEP de province? Ça va? Vous commencez à me suivre? Il y a quelque chose d’imparable, non? » p. 31

« Beauty Pays, c’est le titre de l’ouvrage de l’Américain Daniel Hamermesh, professeur d’Université. L’économie de la beauté, aux États-Unis, est une matière, une science enseignée, elle se nomme «pulchronomics». On étudie les liens de causalité physique-rentabilité. Nous sommes au service des actionnaires, nos traits parfaits gonflent leurs chiffres d’affaires. Comment ne pas s’indigner? Le cours de bourse d’une société est en partie corrélé à la beauté de son PDG. C’est ce que révèle l’étude de deux chercheurs du Wisconsin qui ont examiné l’effet beauté-cotation de six-cent-soixante-dix-sept dirigeants, via leur site anaface.com, créé pour définir, en toute objectivité, l’indice d’attractivité faciale. Comment ne pas protester? Laissez-nous tranquilles. Ne faites pas d’argent avec nos nez, nos jambes, nos fesses, nos narines, nos fossettes, nos mentons. Ce n’est pas humain. Entendez-le, par pitié, par pitié. » p. 35

« La première fois, sa supérieure hiérarchique lui a fait des avances. Elle était séduisante, il a cédé, il a fini par avoir une aventure avec elle. Elle avait un petit côté Pénélope Cruz. Elle semblait très accrochée. Ce n’était pas du harcèlement, elle lui plaisait. Naturellement, elle était mariée. Cela ne se termine jamais bien ce style d’histoires dans l’entreprise. C’est toujours le subordonné qui trinque. Licencié pour motif personnel. » p. 54

À propos de l’auteur
Emmanuelle Heidsieck est une romancière qui mêle la fiction littéraire aux questions politiques et sociales. Elle décrit, souvent de façon grinçante, des héros se débattant dans un monde qui tourne de moins en moins rond. Elle a également publié des nouvelles et a participé à des ouvrages collectifs, en particulier Les Jours heureux, sur le démantèlement du programme du Conseil national de la Résistance. Elle a été membre du comité d’administration de la Société des Gens de Lettres (SGDL) de 2015 à 2019. Plusieurs de ses œuvres ont été adaptées à la radio (France Culture) ou au théâtre. (Source: Éditions du Faubourg)

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Conservez comme vous aimez

ROFFINELLA_conservez_comme_vous_aimez

  RL2020

En deux mots:
Pour promouvoir des boîtes en plastique Sibylle a inventé le slogan «Conservez comme vous aimez» qui lui vaut le surnom de Reine de la pub. Mais dans son agence, rien n’est éternel et l’arrivée d’une nouvelle commerciale va causer sa perte. Sibylle va alors fomenter une vengeance.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

De l’utilité des boîtes en plastique

Le nouveau roman de Martine Roffinella nous entraîne dans l’univers impitoyable d’une agence de pub. Adulée puis rejetée, Sibylle ne va supporter sa mise à l’écart. Un conte cruel et édifiant.

Grandeur et décadence! Si «Sa Sainteté P.Y.», son chef, a surnommé Sibylle la «Reine de la pub», c’est qu’elle était douée. Elle a du reste connu son heure de gloire lorsqu’un Grand Prix lui a été décerné pour le slogan «Conservez comme vous aimez», conçu pour faire vendre des boîtes en plastique. C’était la période où tout le monde la jalousait, où elle voyait l’avenir en rose bonbon, où son franglais lui laissait entrevoir du high potential, où elle était fit for future, où winning rimait avec earning.
Mais les bonnes choses ont un temps, surtout dans l’univers impitoyable de l’entreprise et particulièrement dans celui de la pub, comme Frédéric Beigbeder nous l’a démontré avec 99 francs. Quand Capucine, la «Princesse commerciale», se dit qu’il lui faut pincer fort pour grimper dans ce panier de crabes, l’ascension de Sibylle va immédiatement s’arrêter. Pire même, comme sa collègue à désormais l’oreille du Directeur, elle va réussir son entreprise de démolition et envoyer Sibylle pointer au chômage. Une fin aussi brutale qu’injuste, une violence économique qui va tout d’abord la laisser exsangue. Seules les petites pilules blanches qu’elle prend à heure régulière rythment désormais sa vie. À la dépression viennent en outre se greffer quelques troubles obsessionnels du comportement. Mais comme à la roulette, quand rien ne va plus, la boule n’a pas encore trouvé la case dans laquelle elle s’arrêtera. Celle de Sibylle s’immobilise dans la case «vengeance». Ceux qui ont juré sa perte se sont sans doute réjouit trop tôt. On a beau avoir les dents longues, cela n’empêche pas de se faire mordre à son tour. Et de quelle manière!
Mais je vous laisse découvrir ce plat qui se mange froid.
Revenons plutôt sur le style de Martine Roffinella qui nous entraîne dans une sorte de conte moderne particulièrement cruel, mais qui se goûte comme un bonbon acidulé. Derrière le sucre, l’amertume arrive sans prévenir. Derrière les mots du marketing, de la performance et du jargon publicitaire viennent se greffer ceux d’une femme blessée qui peu à peu reprend du poil de la bête pour finir en vengeresse impitoyable. Avec en filigrane quelques questions existentielles: l’entreprise peut-elle fonctionner différemment dans un monde qui érige l’argent et le pouvoir comme seule mètre-étalon? Le personnel est-il condamné à être constamment sous pression? La solidarité entre femmes ou entre collègues est-elle définitivement à bannir du monde de l’entreprise? Faute de pouvoir y répondre, la romancière dresse un constat glaçant et donne à ses lecteurs des pistes de réflexion. Ce qui n’est déjà pas si mal, non ?

Conservez comme vous aimez
Martine Roffinella
Éditions François Bourin
Roman
128 p., 16 €
EAN 9791025204702
Paru le 6/02/2020

Où?
Le roman se déroule en France, vraisemblablement à Paris

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sibylle guette le carillonnement des cloches pour rythmer les moments où elle doit prendre ses cachets blancs. Il n’y a pas si longtemps, elle était encore – ainsi sacrée par son boss Sa Sainteté P.Y. – la « Reine de la pub ». N’a-t-elle pas reçu un grand prix pour son slogan: « Conservez comme vous aimez », destiné à promouvoir des boîtes en plastique ?…
Un temps portée aux nues par toute l’agence, elle est un jour supplantée par la jeune et Belle Capucine, alias «Princesse Commerciale», aux dents longues et affûtées. Placardisée puis licenciée, Sibylle vacille, devenant la proie des TOCS. But the show must go on. Éjectée du système, entre irrépressible besoin de vengeance et négation de soi, elle est aspirée par la violence exercée contre elle et commet l’irréparable.
À travers ce roman cruel et cinglant, raconté avec la démesure d’une prophétie infernale, Martine Roffinella nous livre une satire implacable sur l’inhumanité du monde moderne.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Salon littéraire(Jean-Paul Gavard-Perret)

Extrait
« Du premier jour où elle l’a vue, Sibylle a dit: «Elle aura ma peau, celle-là. She’ll kill me. » Et c’est vrai qu’elle en a dans la mâchoire, de la hargne et du malheur, cette Capucine-là! Le pouvoir est son hostie. De ce pain bénit il lui en faut sans cesse, more and more, elle n’en est jamais rassasiée, et d’ailleurs elle commence tout de suite par ne pas aimer le célèbre slogan de Sibylle : Conservez comme vous aimez. Pourtant, cette accroche, tout le monde l’adorait. Everybody. À commencer par Sa Sainteté P.Y., qui avait couronné Sibylle reine des rédactrices. Le client, lui, gloussait de plaisir, hip hip hip it was fun, ça collait pile-poil aux objectifs. Pour ses précieuses boîtes en plastique, c’était clean. Jusqu’à ce que Capucine décide que Sibylle ne savait pas écrire. Que sa façon de présenter les boîtes en plastique n’était vraiment pas hot. «C’est flasque, au mieux du pudding au pire une dog shit! a-t-elle lancé avec conviction. N’importe qui d’autre en parlera beaucoup mieux! very much better! Anyone else ! » Et le client (qui gloussait jusqu’à présent) s’est mis à rêver qu’il engrangerait beaucoup plus d’argent, millions of dollars why not ? – Sibylle souriait encore en cet instant, songeant à la fable « Perrette et le pot au lait » et pensant que Sa Sainteté P.Y. aurait la même référence qu’elle en mémoire, notamment: «Quel esprit ne bat la campagne? / Qui ne fait château en Espagne? »
Mais P.Y. a dit: «Tu crois? Do you think so? belle Capucine, ma Princesse Commerciale? » Capucine a enfoncé le clou: «Yes de chez yes, Votre Sainteté P.Y. Sibylle est game over. Aussi has been qu’un poste TSF. Bonne pour Fréquence-vioque et Radio-mouroir. À l’époque du galloping world et de l’hyperconnexion, que capteront nos acheteurs? Nothing! Pffuittt! Dzoing! Peanuts! Quelle poilade à deux balles! ça ne fait rire les cuisses de personne! (“Rire les cuisses? relève Sa Sainteté P.Y. On ne dit pas plutôt bander?” – mais Capucine est lancée, on n’arrête pas une bombe en plein vol). Sibylle manque de punch, ça végète mou-mou, ce qu’elle pond fait cot cot alors qu’il nous faudrait un cri d’aigle! On se croirait dans Proust. Quelle mêlasse! ça glue-glue vraiment. Faut du-qui-pète-boum-boum et qui fait le sur-mega-buzz! Sibylle, elle date du cinéma muet ! Non mais regardez-moi ce slogan: Conservez comme vous aimez. Berk! beurk! Yuck! qu’est-ce qui peut bien schlinguer comme ça la naphtaline à plein nez? »
P.Y. répète : « Tu crois, belle Capucine, Princesse Commerciale? Are you sure? − puis il lui murmure à l’oreille : Alors, il faut que je la vire. Kick her out. Trouve un moyen, toi, belle Capucine. »

À propos de l’auteur
Martine Roffinella est écrivain. Son premier roman, Elle, a été publié par les éditions Phébus en 1988 et a connu une grande notoriété. Elle a depuis publié une vingtaine d’ouvrages, notamment L’Impersonne (François Bourin, 2017, sélection Prix Marie-Claire). (Source: Éditions François Bourin)

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Bon genre

BENAROYA_bon_genre

Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Claude est une femme qui a réussi. Mais après testé son pouvoir de séduction à la terrasse d’un café, elle va se prendre au jeu et s’offrir à des inconnus. De plus en plus souvent. De quoi mettre en péril son couple et son job. À moins que ce ne soit pour écrire une nouvelle page de son histoire.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Piège de Crystal

Inès Benaroya nous propose avec «Bon genre» un roman qui casse les codes en mettant en scène une femme qui se comporte comme un homme. Qui s’offre du sexe sans états d’âme, qui jouit de son pouvoir… À la fois cru et jubilatoire!

C’est l’histoire d’une femme qui a réussi. Un gros salaire dans une grande entreprise, des missions d’importance, une voiture de fonction. Elle est même quelquefois invitée par son patron sur son yacht. Une belle maison, un mari conciliant, une fille bien sage. À moins que leur couple soit déjà usé, maintenant qu’elle atteint la quarantaine.
Et c’est là que le bât blesse. La vie de Claude est trop lisse, trop prévisible, trop minutée. En s’accordant le droit de prendre un verre à la terrasse d’un café, elle se laisse aller à aguicher un homme en écartant les jambes pour lui monter ses sous-vêtements rouges. En se levant, ce dernier lui laisse un court message «J’ai aimé ce que vous m’avez offert. À demain».
Commence alors le début d’une double-vie pour Claude qui va profiter de quasiment tout son temps libre pour s’offrir du sexe. Du sexe sans sentiment, un peu à l’image du projet Prométhée qu’elle est chargée de suivre, fermer une usine centenaire avec deux cent employés, sans oublier les sous-traitants pour la santé financière du groupe. Côté sexe aussi, elle se trouve un nom de code, Crystal, la femme entreprenante qui va à la chasse aux hommes comme le ferait un homme. Un moyen de se sentir forte, libre. Et faire voler en éclats les règles de bienséance qui l’enserraient dans un carcan bien trop serré à son goût. C’est cru – forcément – mais c’est le reflet de cette boulimie qui va entraîner petit à petit Crystal à prendre davantage d’importance que Claude. Au point aussi de creuser le fossé qui la sépare de son mari, de sa fille, de sa mère ou encore de son amie. Mais peut-être est-ce le prix à payer pour gagner son indépendance?
Avec une parfaite maîtrise de la tension dramatique et une bonne dose d’humour, Inès Beneroya nous offre une réflexion acide et survitaminée sur les codes du genre, sur la place de la femme, sur la notion de pouvoir dans un couple. Quand une équipe de journalistes vient faire le portrait de la businesswoman qui a réussi, Claude se prête volontiers au jeu. Mais après avoir répondu aux questions, elle se met à écrire l’interview alternatif, répondant à des questions telles que «Est-il facile de donner son corps à des inconnus?» ou encore «Pouvez-vous nous faire partager votre état d’esprit? Ce qui vous passe par la tête à ces moments-là?»
Les réponses pourront vous surprendre, mais elles sont dans la droite ligne de cette initiative aussi périlleuse qu’exaltante, aussi risquée que salvatrice. Au point d’oublier Crystal pour faire naître la vraie Claude. Qui vous surprendra sans doute encore davantage!

Signalons la playlist du roman proposée par l’éditeur.

Bon genre
Inès Benaroya
Éditions Fayard
Roman
254 p., 18 €
EAN 9782213709826
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Si j’étais un homme …, pense-t-elle, comment ferait un homme ?
Si j’étais un homme atteint d’un vague à l’âme inexpliqué, un homme à deux doigts de l’implosion, en butée de sa vie, assiégé par les colites spasmodiques et une terrible envie de baiser malgré son épouse à la maison. À une terrasse de café, une femme me tend un paquet de mouchoirs. Je la rejoins à sa table, je fais mine de m’intéresser alors que je n’ai qu’une seule idée, me pencher sur son visage au sommet de sa jouissance. Si j’étais un homme, je déciderais du tempo. La femme propose, l’homme dispose. La parlotte, ça va cinq minutes. Je suis un prédateur, je n’ai peur de rien, je passe à l’attaque, quand je veux, comme je veux.
Si Claude était un homme, ce livre n’existerait pas.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Quatre sans quatre 
Blog Les mots de la fin
Les chroniques littéraires de Virginie Neufville
Blog Abracadabooks
Blog Cultur’Elle (Caroline Doudet)
Blog Carobookine

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Elle le voit arriver de loin, par hasard son regard s’est détourné vers la droite et il vient de là, ni grand ni petit, ni jeune ni vieux, rien ne le démarque, lui plutôt qu’un autre, en plus elle ne cherche pas, elle est mariée, ni heureuse ni malheureuse, pas plus de raisons de se plaindre que de se réjouir, on a tous nos problèmes. L’homme n’a rien de notable si ce n’est ce détail, ça l’a toujours fascinée, la ville sème ses obstacles, comment font-ils pour ne pas trébucher, faut-il être passionné… La passion qui possède, voilà qui a de quoi l’intriguer. Elle est si cohérente, ses décisions, ses opinions, tout filtre par le tamis de sa raison, pas trop de place pour la passion, ce n’est pas vraiment par conviction. Donc l’homme avance vers le café où par hasard elle s’est installée. Cela ne lui arrive pas souvent, le hasard, incompatible avec son organisation, et pourtant ce jour-là, entre deux rendez-vous, une heure vacante et une place juste devant pour garer sa voiture, elle s’est dit, pourquoi pas, à l’improviste pour une fois. C’est dire comme sa vie est ennuyeuse. Ras le bol des sandwichs et du quinoa dans des bols plastique. Elle s’est arrêtée pour déjeuner.
Il marche en lisant. Voilà le détail. Ces gens-là, on en croise parfois, ils ont cette présence absente à la ville, ils trimballent leur bulle de mots et d’imaginaire et à les voir on se sent tellement arrimé, plombé par la gravité, alors qu’eux semblent voler. À pas lents, les yeux sur le livre, indifférent aux voitures, aux passants, aux oiseaux, aux femmes installées aux terrasses des cafés pour profiter du joli jour de fin d’été, en aveugle au milieu des dangers, il lit. Le secret, c’est la lenteur, dans le lent défilé de la forêt urbaine, muni d’un radar il voit au-delà des ombres, il évite les pièges et c’est comme un sixième sens. Elle ne se gêne pas pour l’observer, d’ailleurs ce n’est pas tant lui que son parcours, c’est risqué, ces gens-là sont cinglés, va-t-il lever le nez pour traverser ? Elle pense qu’il est comme les autres, qu’il ne la voit pas, parce qu’elle non plus n’a rien de remarquable, du moins c’est ce qu’elle croit, rien qu’une femme qui fait de son mieux, maman, épouse, collègue, fille, sœur, copine, cousine, voisine, douce, forte, féminine, masculine, autonome, ni soumise ni casse-couilles, intello mais pas trop, mince mais pas maigre, grande gueule pas énervée, sous contrôle permanent, elle n’en peut plus mais elle ne le sait pas encore.
Arrivé à sa hauteur, voilà qu’il s’assied, dos à la rue, une table de l’autre côté de l’allée où va et vient le serveur. C’est étrange, pense-t-elle, moi je m’installe toujours face à la scène pour ne rien rater du spectacle. I want to be part of the show. Lui veut sans doute ne pas être dérangé, d’ailleurs sans relever la tête il a posé son livre sur la table et il continue à lire, jambes croisées, une main dans la poche qu’il sort pour tourner la page, l’autre posée, l’index et le pouce en équerre sur le livre, une brise légère pourrait soulever le feuillet et lui faire perdre quelques précieuses nanosecondes. Elle continue à le regarder du coin de l’œil, puis son steak-frites arrive. Elle n’a pas fait les choses à moitié. Marre du chou et des cranberries. L’espace d’une heure, elle redevient carnivore pollueuse inconséquente et un Coca rouge pour couronner le tout.
Il n’est pas vraiment spécial, jean normal, chemise banale, pas de veste, mais il fait doux. Elle est encore bronzée, à peine revenue de la maison de location à deux cents mètres de la plage, enfants, amis, cigales, beaucoup de passage et de verres de rosé, pas vraiment reposée. Elle croise et recroise les jambes. L’année qui recommence. Tenir jusqu’aux prochaines vacances. Il ne bouge pas un cil. Elle est pourtant dans son champ. S’il lit en marchant, sa vision périphérique doit fonctionner. Se faire remarquer, être désirée, imprimer sa trace, briser un cœur, femme fatale, la Don Juane des cafés, pathétique sursaut d’existence bon marché et d’absolu au rabais. Il boit sa bière sans cesser de lire, elle attrape son sac en arquant les bras, dégage une épaule, elle a de jolies épaules qu’elle fait rouler si les jambes ne suffisent pas. Pourquoi chercher à plaire, c’est futile, stérile, elle fouille dans son sac sans rien chercher, puis elle le repose parce que ça ne donne rien. Il est peut-être pédé, pense-t-elle en coupant sa viande.
Elle aussi aime lire, mais elle n’a pas trop le temps et jamais de livre dans son sac. Dommage. Avec un livre. Un homme et une femme se croisent à la terrasse d’un café par un joli jour de fin d’été. Tous deux lisent. Il l’aborde, lui demande ce qu’elle lit, par politesse elle lui retourne la question, incroyable, c’est le même ouvrage – disons le même auteur pour faire plus crédible –, ils s’extasient de la coïncidence, ils digressent, les livres à emporter sur une île déserte, ceux qui ont bouleversé le cours de leur existence, elle invente, rien ne l’a jamais bouleversée, c’est un coup de foudre, ils échangent un baiser sans connaître leur prénom.
Oui, un café, non, pas gourmand, faut pas pousser. Un courant mélancolique la traverse. Les rêves sont des baleines. Ils finissent par s’échouer, ventre au ciel. Les femmes se transmettent le virus du rêve, de l’espoir et du grand frisson, ma mère, ma fille, et moi en sandwich, toutes victimes de l’illusion. En partant, elle va bousculer sa table et paf sa bière sur son livre, connard, va.
Elle porte sa jupe rouge, celle qui flotte sur sa peau brunie quand elle revient de vacances, une soie satinée qui capte la lumière. Un vent frais soulève quelques feuilles de marronnier rabougries, un mini-tourbillon d’automne et la vie valse, bientôt son anniversaire en hiver quand il fera froid et triste. Il lit toujours. Les pages tournent comme la roue de l’infortune, une poulie en entraîne une autre, le temps se roule en boule et une autre année sera passée. Elle pose la main sur le tissu. Son verre vide, il va partir. La ville va le happer et elle aussi va se faire dévorer. La soie patine sur sa peau. Elle fait glisser l’étoffe, découvre ses genoux ronds comme des galets, la naissance de ses cuisses profilées. Elle y travaille d’arrache-pied, au profilage, ce n’est pas inné. Elle s’incline, à peine un léger biais, vers l’allée où le serveur ne passe plus, la pause, la fin de son service ? Elle saisit son téléphone, beaucoup de mails arrivés pendant le déjeuner, elle soupire mais n’en fait pas trop, elle n’est pas tapageuse. Pour mieux lui faire face, elle pivote, les jambes de son côté dans l’allée, le buste en torsion, les coudes sur la table et l’air dégagé, elle écarte.
Attention. N’allez pas croire. Ce n’est pas une habitude. Certes comme tout le monde elle a eu vingt ans, elle a profité, pas cul-serré, mais pas marie-couche-toi-là non plus, d’ailleurs elle avait des principes, jamais le premier soir, jamais un inconnu, pas touche aux mecs des copines, et elle s’y tient, à ses principes, à la vie à la mort, la fidélité, l’honnêteté, elle a ses raisons, un paquet de bonnes raisons. Allez comprendre alors. Comment expliquer la chimie de l’instant, l’oblique d’un rayon de soleil sur ses genoux, la lassitude qui couve sous des dehors joviaux, le très léger parfum des feuilles en décomposition, et même le plateau de la table paraît doux sous sa main, toute cette douceur, quand c’est trop, c’est vraiment trop.
Son genou droit s’en va vers la droite et le gauche à l’opposé, en directe ligne des yeux rivés sur le livre. Elle écarte un peu plus, très concentrée sur son téléphone, débordée par ses obligations, tandis que ses jambes, ces follasses, n’en font qu’à leur tête, comme si elles s’étaient disputées, va-t’en toi, plus loin, me faire ça à moi ! L’air frais s’engouffre jusqu’à sa culotte rouge – le rouge, c’est pure logique, une mise en conformité des sous-vêtements avec sa tenue. Faut-il y voir un signe, le jour où elle se décide sur un coup de vent frais de fin d’été à écarter les jambes à la barbe d’un inconnu même pas beau ou jeune, sa culotte est rouge. »

Extraits
« J’aime. L’assertion de celui qui revendique et n’a pas froid aux yeux. Un manifeste exprimé à un temps qui le rend éternel. Ce qui est est ce qui sera. Le présent s’étend sur hier et demain, concentre le souvenir du moment, l’intensité du sentiment et la promesse d’un amour intransigeant. J’aime est une parole universelle, urbi et orbi, hic et nunc, un statement sans début ni fin, le vertige infini de la plus belle des philosophies, la solution à tous les problèmes. J’aime, j’aime aimer, j’aime celui qui m’aime, j’ai aimé, vous aimez, on s’aimera, il suffira d’y ajouter quelques lettres et ce sera l’apogée du je t’aime.
Ce que vous m’avez offert. Oh. Il a tout vu, tout compris, intelligence, clairvoyance, le cœur et l’esprit, le miracle de l’homme complet, lucide, et reconnaissant par-dessus le marché, le cercle vertueux de la générosité, corne d’abondance de la gratitude, le don d’une femme à un homme qui sait recevoir et donner, les deux moitiés d’une orange de nouveau fusionnées.
À demain. Inutile de préciser l’heure, l’endroit, la configuration, tous les détails vont de soi, complices, partners in crime, à demain l’amoureux du café acheminé par le plus prodigue des trottoirs, lecteur fou, mon fou d’amour, nous allons renverser les montagnes, siphonner les rivières, graver nos initiales dans la mythologie des couples passés à la postérité dont on ne peut évoquer l’un sans invoquer l’autre. »

« La vie reprend ses droits. Elle mâchouille des graines germées tout en survolant des newsletters électroniques, sur le qui-vive de l’information décisive qui lui donnera un coup d’avance, annote des to-do listes dont elle ne vient jamais à bout, améliore sa productivité comme s’il n’y avait pas de limite, gémit quand elle prend un kilo et le reperd aussitôt – la cellulite, si on la laisse s’installer, c’est foutu –, remporte tout un tas de victoires dans une guerre sans ennemi et s’endort pour quelques heures sur le torse ami de son mari – réveillée au cœur de la nuit, l’insomnie la tiendra exténuée jusqu’à l’alarme de son téléphone. »

« Tout le monde s’intéresse aux femmes, répond Ricky, c’est ainsi, de tout temps. Les hommes comme les femmes. Les hommes regardent leurs seins, leurs fesses, voudraient toutes les posséder – celles qu’ils trouvent belles, et les autres aussi –, ils voudraient les faire jouir ou pleurer, parce qu’ils en ont besoin pour se sentir puissants. Les femmes aussi regardent les femmes, elles cherchent où se cachent leur beauté, leur jeunesse, comme s’il y avait un secret à dévoiler, comme toi elles les admirent. Faut-il s’en réjouir? Au fond, c’est peut-être une chance d’être du genre qui fascine l’humanité tout entière… Qui voudrait être un homme, à choisir? »

À propos de l’auteur
Mère de trois enfants, Inès Benaroya est chef d’entreprise installée à Paris. Ses deux premiers romans Dans la remise et Quelqu’un en vue parus chez Flammarion ont été reconnus et loués par la presse. (Source : Éditions Fayard)

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Ondes de choc

LIAUTAUD_Ondes_de_choc

En deux mots:
Confronté à un possible scandale, les dirigeants de Telltruth décident de sacrifier leur patron. Le complot est notamment ourdi par son propre fils, ce qui fait croître l’aspect dramatique de ce premier roman un peu inégal.

Ma note
★★★ (beaucoup aimé)

Ondes de choc
Didier Liautaud
Éditions Librinova
Roman
256 pages, 15,90 €
EAN : 9791026210641
Paru en mai 2017

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris avec quelques escapades en province.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ondes de choc est une quête qui a pour toile de fond le monde des affaires et utilise un scandale comme révélateur des caractères. L’histoire est celle d’un fils qui se bat pour sauver son père et d’un père qui part à la dérive. C’est aussi celle de la journaliste ambitieuse qui suit cette affaire et qui va y trouver plus qu’un sujet. C’est enfin un récit parsemé de caractères, tous tranchés, qui subissent chacun différemment la mécanique implacable du scandale.
Ondes de choc relève de plusieurs influences. L’auteur a cherché à la fois le plaisir de l’intrigue et le commentaire de notre époque. C’est aussi une histoire d’amour et un regard littéraire sur le monde des affaires. C’est enfin une trace de Paris.

Ce que j’en pense
Les livres qui explorent le monde de l’entreprise ne sont pas légion et pourtant le sujet, quand il est bien mené, réserve de nombreux ressorts romanesques. À commencer par l’intrigue qui peut s’appuyer sur la trame des romans d’espionnage, comme c’est le cas ici. Paul Levelsec est à la tête de la société Telltruth, l’un des leaders de la téléphonie, notamment grâce au «micromob», un appareil miniature qui facilite la communication et qui s’est déjà vendu à quelque trois millions d’exemplaires. Tout irait donc pour le mieux s’il n’y avait ces soupçons sur les dommages que causeraient ces appareils sur la santé des utilisateurs. Les ondes sont-elles maléfiques ? Et si oui, comment la société va-t-elle pouvoir encaisser ce choc ?
Mais au moment de préparer l’une de ces fusions-acquisitions qui vont donner au groupe une position de quasi-monopole, il n’est pas question de laisser se développer une campagne de dénigrement. Il faut tenter d’éteindre au plus vite cet incendie qui couve.
Le temps des conciliabules et réunions secrètes est venu. Depuis L’imprécateur de René-Victor Pilhes on sait que l’appât du gain peut conduire à bien des errements, faisant fi des hommes. Au Club L’avenir – le bien nommé – Laurent Sacserre, secrétaire général de Telltruth, retrouve Dieter Obermaier, le numéro deux de l’entreprise et François Levitz. À l’ordre du jour officiel, on va parler de réorganisation en vue de la nouvelle opération financière. En réalité, on va développer une stratégie pour tenter de mettre un terme aux soupçons. Il s’agit de couper dans le vif et de sacrifier Georges, le père de Paul, président-fondateur, qui fera un bouc émissaire parfait.
À ce point de l’histoire le roman prend une nouvelle dimension. Il s’agit cette fois d’explorer les relations père-fils. S’agit-il de la vengeance du rejeton qui a toujours été dans l’ombre du père ou au contraire d’une manœuvre visant à la protéger ? Les carnets du père et les rencontres entre les deux membres de la famille vont peu à peu éclairer la chose.
Avant de conclure, j’aimerais souligner un autre aspect intéressant de ce roman : la nécessité de pouvoir disposer d’un journalisme d’investigation digne de ce nom, afin de pouvoir éclairer les pratiques douteuses, les mensonges par omission ou pire, la volonté délibérée d’étouffer les scandales sanitaires. Ici nous avons affaire à une jeune et ambitieuse journaliste, Céline de Lattre. En enquêtant, elle va pouvoir alerter l’opinion, mais n’étant pas novice en la matière, oser se demander à qui profite le crime. De ses rencontres avec Paul va naître un jeu subtil de séduction dont je vous laisser imaginer l’épilogue.
Ce roman a – on l’aura compris – d’indéniables qualités, mais il se heurte aux limites de l’autoédition. Avec cette matière un «vrai» éditeur aurait sans aucun doute pu gommer les imperfections, quelques longueurs ici et là qui nuisent au rythme ainsi que corriger des erreurs de syntaxe, toujours perturbantes. J’en parle d’autant plus librement que j’ai été mois aussi «victime» de ce miroir aux alouettes, en publiant trop vite un ouvrage qui n’était pas vraiment abouti.

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Les premières pages du livre 

Extrait
« Demain la réunion est d’importance, ses principaux investisseurs seront là. Bien que son apparente décontraction ne soit qu’une façade, car on ne lutte bien que quand on veut vraiment, il a sur ses capacités des certitude s qui font les Grands Hommes; ou les Grands Cons. Mentalement, il se prépare, détaille son tour de table et répète ses interventions. Ne manquant pas d’esprit ni de répartie, Paul n’aime pourtant l’improvisation qu’en saupoudrage. Sa culture scientifique donne toujours au travail un prestige que n’a ni le talent, la chance ou le sens de la communication.
« On va les prendre à revers.
— Les prendre à revers ? Je sens que cette journée va être fascinante.
— Oui. On a annoncé qu’on entamerait Doci.net; commençons par Trave3l.
— Je ne te suis pas très bien là. C’est quoi cette nouvelle idée ? On ne joue pas au poker. Ces gens mettent de l’argent dans tes sociétés et pour l’instant, tu n’as pas vraiment fait leurs fortunes « même si nous sommes d’abord une promesse ». Arrête tes numéros d’équilibriste, base toi sur les faits et joue là profil bas…en commençant par respecter l’ordre du jour. »
André est ce qu’on appelle un partenaire historique. Sorti de la même promotion que Paul, il est son Talleyrand, bien que le terme qu’André utilise plus volontiers soit défouloir. « T’as raison tu ne comprends rien. Je ne te parle pas de travestir la vérité, ni même d’en cacher une partie, je te parle de la présenter avec une certaine logique, une logique moins emmerdante que cet ordre du jour standard. Justement parce que nous ne sommes pas à maturité, il faut que nous relancions le rêve, qu’on ne tombe pas dans la gestion bête et méchante. Tiens, on va faire une petite démo…Il est au point le proto de Yassine, non ? En plus, ça éclaire complètement la stratégie…Bon maintenant que tu en sais un peu plus, ton avis ?
— Si on ajoute du concret ça peut marcher…Ca fait effectivement quelques temps que t’as pas fait ton numéro…Pourquoi pas. »

À propos de l’auteur
Didier Liautaud aime écrire pour les autres, peut-être parce qu’il aime transmettre autant que ressentir des émotions partagées. Après de longues hésitations à concrétiser ses projets littéraires, il se lance dans la publication de son premier roman. D’abord nourri de littérature française et de la culture haïtienne transmise par son père, il est aussi influencé par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, pays où il a passé de nombreuses années. (Source : Éditions Librinova)

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