Fuir L’Eden

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Prix Louis-Guilloux
Prix des Lecteurs de la Maison du Livre

En deux mots
Adam survit dans la banlieue de Londres aux côtés d’un père alcoolique et violent et de sa petite sœur. Sa mère a disparu et il vit de petits boulots, jusqu’à ce qu’il trouve une place de lecteur chez une vieille dame aveugle. C’est elle qui l’encourage à retrouver la jeune fille croisée sur un quai de gare et dont il est immédiatement tombé amoureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Adam et Ève, version banlieue londonienne

Olivier Dorchamps nous régale à nouveau avec son second roman. L’auteur de Ceux que je suis nous entraîne cette fois dans la banlieue de Londres où un jeune homme tente de fuir la misère sociale et un père violent. Un parcours semé d’embûches et de belles rencontres.

Adam, le narrateur du second roman d’Olivier Dorchamps – qui nous avait ému avec Ceux que je suis –, va avoir dix-huit ans. Pour l’heure, il vit avec «L’autre», le nom qu’il donne à son père de trente-sept ans qui, à force de frapper son épouse, a réussi à la faire fuir sans qu’elle ne donne plus aucune nouvelle, et sa sœur Lauren. Ils habitent dans un appartement de la banlieue londonienne faisant partie d’un complexe pompeusement baptisé l’Eden et qui est aujourd’hui classé. Composé de deux bâtiments, « une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. (…) L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. » Dans cette cité cosmopolite, représentante du style brutaliste, qui a oubliée d’être rénovée, chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Avec des trafics en tout genre ou un petit boulot.
Ce matin-là, à la gare de Clapham Junction – le plus gros nœud ferroviaire de Londres – la chance sourit à Adam. Au bord des voies, il croise le regard d’une jeune fille blonde et imagine qu’elle va se suicider. Il se précipite et ne parvient qu’à la faire fuir après avoir lâché son sac. Son copain polonais Pav, qui ne comprend pas vraiment pourquoi il a envie de la retrouver, va pourtant l’aider en découvrant le nom de la propriétaire: Eva Czerwinski.
Un tour par l’épicerie puis la paroisse polonaise et le tour est joué. Mais arrivés devant le domicile de la jeune fille, ils trouvent porte close. Avec les clés retrouvées dans le sac, ils s’introduisent chez elle et déposent le sac. Adam a le réflexe de laisser un message sur le téléphone et espère l’appel d’Eva.
C’est Claire, la vieille dame aveugle chez qui il travaille comme lecteur – un emploi mieux payé qu’au supermarché où il avait été embauché adolescent – qui l’encourage à ne pas baisser les bras, maintenant qu’il sait que son amour est la fille d’un couple d’architectes et qu’il n’a guère de chances d’intégrer son monde. Pourtant, le miracle se produit. Eva l’appelle et lui fixe un premier rendez-vous.
N’en disons pas davantage, de peur d’en dire trop. Soulignons plutôt qu’Olivier Dorchamps a parfaitement su rendre l’atmosphère à la fois très lourde de ce quartier et de cet embryon de famille et l’envie d’Adam de s’en extirper au plus vite avec Lauren. L’histoire d’Adam et Eva prend alors des allures de Roméo et Juliette, rebondissements et drame à la clé.
Le romancier qui vit à Londres réussit à faire d’Adam un héros touchant et tellement attachant que l’on veut voir réussir et ce d’autant plus que cela semble quasiment impossible. Si Fuir l’Eden se lit comme un thriller haletant, c’est aussi parce que le style est enlevé, l’humour délicat venant contrebalancer la brutalité domestique. Mais ce roman de la misère sociale est aussi un formidable chant d’amour et de liberté. Autant dire que l’on se réjouit déjà du troisième roman en gestation, s’il est comme celui-ci percutant, enlevé, magnifique!

Fuir l’Eden
Olivier Dorchamps
Éditions Finitude
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782363391599
Paru le 5/02/2023

(version poche)
Éditions Pocket
240 p., 7,70 €
EAN 9782266328708
Paru le 02/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Grande-Bretagne, principalement dans la banlieue londonienne. On y fait aussi une escapade à Brighton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes?
Mais avant tout, il faut la retrouver…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Livre PACA
Blog Joellebooks
Blog À bride abattue
Blog Mlle Maeve
Blog La marmotte à lunettes


Olivier Dorchamps présente Fuir l’Eden © Production Librairie Mollat


Philippe Chauveau présente Fuir L’Eden d’Olivier Dorchamps © Production WebTVCulture

Les premières pages du livre
« 1
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça – la vision artistique, pas le cimetière – dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question – Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller pour voir son œuvre avant qu’un autre artiste ne la recouvre de la sienne. Les mecs sont doués, il faut dire. Enfin, les mecs, il y a plein de filles aussi, tout aussi douées, si ce n’est pas plus. Une, surtout, que Ben aime bien. Elle a un nom de duchesse dont je ne me souviens jamais. Ils ont passé la journée d’hier à bosser sur un tableau commun. Les premières photos sont grandioses. Ben m’impressionne depuis l’enfance. Il sait ce qu’il veut, il avance. Moi ? Non. Je n’ai pas vraiment d’idée. Je m’efforce de ne pas reculer.

On l’appelle Ben mais en réalité, son nom c’est Tadalesh, « celui qui a de la chance » en somalien. Quand il a échoué à Londres avec ses sœurs et ses parents, il avait huit ans et ne baragouinait pas un mot d’anglais. Un jour, Pav et moi dévorions un pot de Ben & Jerry’s, appuyés contre le muret qui délimite le bout de gazon pelé devant l’Eden, quand Tadalesh et sa mère sont passés près de nous. Il la suivait comme un caneton. Elle s’est arrêtée pour tchatcher avec une autre Somalienne et le gosse s’est approché du muret. Classique. « C’est quoi ton nom ? » Il ne comprenait rien et nous a dévisagés, l’air béat. Pav lui a tendu sa cuillère. Tadalesh l’a léchée avec délectation. On s’est marrés. Des années plus tard, il nous a avoué que c’était la première fois qu’il goûtait de la glace. Sa mère l’a chopé par le bras, a hurlé trois mots dans leur drôle de langue, puis l’a traîné de nouveau à sa suite. Elle n’avait pas l’air commode. Depuis elle s’est adoucie à force de nous côtoyer. Il faut dire que Pav et moi sommes sans doute les moins voyous de l’Eden. Enfin, surtout moi. Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.

J’attrape mon sweat à capuche et fourre les livres de Claire dans mon sac à dos. J’entends ma sœur plaisanter au téléphone avec une copine. J’entrouvre la porte de la cuisine et mime un « à ce soir » accompagné d’un clin d’œil. C’est nul, ce clin d’œil, surtout que Lauren a quatorze ans. La semaine, pendant les vacances, on passe notre temps à jouer à Fortnite quand l’autre est au boulot. Je me suis acheté une console, un casque et un écran d’occasion avec le fric que me donne Claire tous les mois. J’ai posé un cadenas sur la porte de notre chambre au cas où l’autre se croirait autorisé d’y traîner ses guêtres.

Fortnite, c’est énorme ! Au début du jeu, tu es parachuté dans un monde virtuel où tu dois débusquer quatre-vingt-dix-neuf autres joueurs, les dégommer et leur piquer leurs armes pour exterminer ceux qui restent. Tu ne peux pas te planquer parce qu’une tempête repousse tout le monde jusqu’à une zone où les survivants sont obligés de se massacrer. C’est géant ! Je choisis toujours la skin, le personnage si tu veux, d’un mec musclé, tatoué en général, avec les cheveux très courts et la tête bien carrée comme moi. Je me sens invincible. Si je me fais buter, je continue de suivre celui ou celle qui m’a troué la peau à l’écran, pour m’améliorer et copier son jeu dans la partie suivante. J’y retourne et je bousille tout ce qui bouge avec encore plus d’efficacité. J’ai montré la technique à Lauren. Elle se débrouille plutôt bien. Je la soupçonne de s’entraîner en cachette. Elle a un double de la clef de notre chambre, évidemment.

Le week-end je rejoins mes potes le matin. L’après-midi, je fais la lecture à Claire. Ça m’évite de croiser l’autre. On doit se dire dix phrases par mois, et encore. Toujours autour du fric et des courses que je me tape pour qu’on ait de quoi bouffer. Je rapporte souvent des mandarines. Lauren en raffole. L’autre déteste enlever la dentelle autour des quartiers. J’en achète régulièrement. Pour l’emmerder.

Je passe devant la télé qui braille tout ce qu’elle peut. Il est encore torché d’hier soir, à moitié clamsé dans son fauteuil et ne me calcule même pas. Tant mieux. J’ouvre la fenêtre du salon pour laisser un peu s’échapper la puanteur.
— Tu crois que j’vois pas ton p’tit manège? marmonne-t-il tout à coup.
— Ta gueule. J’ai autre chose à foutre que d’écouter tes délires de pochtron.
— Tu vas où ?
— Qu’est-ce t’en as à secouer ?
— Tu vas où ?! répète-t-il en balançant péniblement une canette de bière vide qui s’affaisse à un mètre du fauteuil.
— T’occupe, fous-moi la paix !
— Me rapporte pas encore tes putains de mandarines !
— T’as qu’à te bouger le cul si tu veux autre chose, connard !

L’autre serine constamment que je ferais mieux de trouver du boulot sur les chantiers plutôt que de traîner avec mes potes. Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire, vingt-cinq pendant les vacances. J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden. Une copine caissière de ma mère m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire. Ça valait mieux que de traîner dans le quartier avec le deal ou la seringue pour horizon. J’ai fait entrer Pav et Ben quand des places se sont libérées. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Au bout de deux ans, j’en ai eu ma claque d’aligner des paquets de pâtes à l’infini pour des prunes. J’ai répondu à la petite annonce de Claire sans me faire trop d’illusions. C’était mieux payé, c’est tout ce que je voyais. Ça me rapprochait du moment où je me casserais de l’Eden.
Et puis aussi, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui parce que Mister Ferguson est un mec bien, mais je flippais à l’idée de finir comme lui, chef de rayon pour le reste de ma vie. En fin de journée, il nous filait un tas d’invendables qu’il faisait passer en pertes et profits, même s’il n’était pas dupe et savait bien qu’on les endommageait exprès pour ne pas avoir à les payer. Il nous a raconté un jour que lui aussi a grandi à l’Eden. Peut-être qu’un Mister Ferguson a eu pitié de lui dans sa jeunesse. Je ne sais pas, mais je ne voulais ni de sa pitié, ni d’une existence comme la sienne de ce côté-ci des voies ferrées.

Les premières séances chez Claire n’ont pas été une sinécure. J’ai failli jeter l’éponge à plusieurs reprises. Elle n’aurait jamais accepté, alors je me suis accroché. Au bout d’un moment, je n’ai plus pu m’en passer. Et pas que pour l’argent. L’autre continue de s’imaginer qu’à mes heures perdues je déballe des pots de moutarde sous un néon capricieux. Je ne lui ai jamais parlé de Claire. Je ne préfère pas. S’il savait, il me racketterait tout ce que j’économise et le claquerait sur un site de casino en ligne. Il aboierait que je perds mon temps chez elle, alors que c’est lui qui s’embourbe dans une vie de chien. Claire est persuadée que j’ai des capacités, alors hors de question de planter le lycée, même si c’est un repaire de pourritures. Évidemment pour l’autre, tout ça c’est du pipeau. Il n’est pas resté longtemps à l’école.

L’autre, c’est mon père. Il a trente-sept ans. Il en avait tout juste vingt quand je suis né.
Ma mère ? Dix-sept.

3
Je quitte l’appart et claque la porte, exprès pour le faire sursauter, puis sprinte le long de la passerelle jusqu’à Cap Canaveral. Il surgit sur le palier et braille dans mon dos ses insultes habituelles. Les ascenseurs mettent toujours une plombe à monter. Ils sont en panne une semaine sur deux et puent la pisse. Arrivé en bas, je pousse la porte en verre qu’une batte de base-ball a réduite en flocons la semaine dernière.
L’ombre de l’Eden écrase le jardin. Chaque année elle prolonge l’hiver de quelques jours. Les arbres verdissent timidement. Les jonquilles luttent pour percer le gazon gercé par la neige. J’ouvre le portail en acier dans un grincement de rouille. Le bouquet de fleurs a finalement fané. Ça doit bien faire dix jours qu’il est accroché là. Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans, quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren. Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt. On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison. Un regard, un mot de travers. La mère du gamin a tout vu depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant. Le môme est mort dans l’ambulance. Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
La grille se referme dans un clic métallique.

Je remonte l’impasse sans me presser. J’ai prévenu Ben que j’étais en route. J’entame le décompte dans ma tête, comme d’habitude. Je longe les autres barres d’immeubles nanifiées par l’Eden. Ça fait des années qu’on nous promet de rénover le quartier. Il a été sérieusement amoché pendant la Deuxième Guerre Mondiale m’a expliqué Claire, comme la plupart de Londres. Elle s’y connaît en Histoire. Je retiens mieux ses anecdotes que tout ce qu’on m’enfonce dans le crâne au lycée : Churchill, Darwin, Newton, Shakespeare. À quoi il me sert, Shakespeare, dans ma vie ? Ça agace Claire quand je réagis comme ça. « Si tu te plongeais davantage dans Shakespeare, tu te poserais moins de questions inutiles et tu irais à l’essentiel. » Ça veut dire quoi ? Elle parle toujours par énigmes. Avant de la rencontrer, je n’avais même jamais ouvert un bouquin. Maintenant, je lis tout ce qu’elle me met entre les mains.

En 1945, il ne restait rien ici. Les Allemands avaient entièrement réarrangé les rues à grand renfort de bombes. Ils visaient la gare de Clapham Junction pour bloquer les trains, mais leurs avions manquaient de précision, alors toute cette destruction s’est abattue sur nos têtes, enfin, celles des habitants de l’époque. La paix revenue, on a reconstruit comme on a pu, en posant des tours dans les trous de la guerre. On y a parqué les Irlandais, les Jamaïcains, les Indiens, les Pakistanais quand on en a eu besoin, puis les Ghanéens, les Nigérians, les Chypriotes et enfin les Polonais, les Lituaniens, les Somaliens, les Chinois, les Afghans et les autres. Une vraie tour de Babel ! Nous sommes les seuls Anglais de l’Eden. Et encore, l’autre est écossais. Pav dit souvent, pour plaisanter, que c’est la faute au politiquement correct. Il fallait un quota de British et c’est tombé sur nous. Il y a aussi des Kurdes qui tiennent l’épicerie derrière le barbier turc et un café algérien vient d’ouvrir en face de la mosquée et du centre d’études islamiques.

L’autre répète à qui veut l’entendre que c’est là que pousse la graine de terroriste, mais c’est lui le terroriste. Ma mère ne nous aurait jamais quittés s’il ne l’avait pas tabassée. La télé hurlait pour couvrir ses cris, mais les murs sont si fins que, même amortis par son ventre, les coups résonnaient dans tout l’Eden. Il ne frappait jamais le visage. Trop visible. Elle s’effondrait en faisant trembler la cloison de notre chambre. Il ne la finissait au pied que les soirs où il était sobre, en semaine. Il appelait ça ses moments de tendresse, en ricanant, le lendemain matin.
Souvent il la violait. Au bout de plusieurs minutes, elle se relevait, se traînait jusqu’à la salle de bains et laissait longuement couler l’eau dans le lavabo. Aujourd’hui encore, lorsque le siphon rote les trop-pleins d’eau stagnante, son fantôme revient me hanter. Elle entrouvrait la porte de notre chambre, vérifiait que Lauren et moi dormions ou faisions semblant, puis regagnait sagement la cuisine pour terminer sa vaisselle. Un soir, après son passage à la salle de bains, je m’étais faufilé derrière elle en silence. L’autre cuvait son crime, cul nu, sur la moquette. Elle me tournait le dos, brisée devant l’évier et la fenêtre entrouverte, le regard ancré sur la voie ferrée qui serpente au pied de l’Eden.

Le matin, elle nous accompagnait jusqu’à l’école, de l’autre côté du pont ferroviaire, et tirait sur sa blouse pour camoufler les bleus. Elle rejoignait ensuite son boulot de caissière à une heure et demie de transport de l’Eden. Elle ne pouvait pas risquer de manquer son train et nous déposait en avance devant les grilles de l’école avant de repartir immédiatement en direction de la gare. Lauren courait vers ses camarades de maternelle et son verre de lait quotidien tandis qu’au travers des barreaux, je fixais l’ombre de ma mère s’engloutir dans la masse brune des négligeables.

Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, l’épicier kurde me salue, comme chaque matin et, comme chaque matin, je désigne du doigt une canette de Red Bull. Il me rend la monnaie en me souhaitant une bonne journée, main sur le cœur comme si le cœur y pouvait quoi que ce soit. Je réponds d’un hochement de la tête pour ne pas perdre mon compte. Quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit. J’ouvre la canette. Une gorgée. Deux. Il y a sept cent cinquante-trois pas jusqu’aux portillons de Clapham Junction.
Tous les jours, je prends le même chemin que ma mère et nous empruntions, ensemble, jusqu’à l’école. Je me fais croire qu’en les comptant, mes pas s’imbriquent parfaitement dans les siens, qu’à huit ans de distance ils talonnent l’ombre de son dernier trajet comme si elle n’avait que huit secondes d’avance sur moi. Je m’arrête toujours devant la vitrine du barbier turc, au pas quatre cent vingt-deux. Au pied de la devanture, une empreinte s’est prise dans le macadam ; un clebs, sans doute, ou un renard comme on en voit souvent arpenter les ruelles de Londres à la nuit tombée. Il a posé la patte sur une plaque de goudron frais, et signé ainsi le trottoir pour l’éternité. Je voudrais que cette empreinte soit celle de ma mère. J’aurais alors la certitude qu’elle s’est tenue à cet endroit il y a huit ans et que, si le temps nous offrait un répit, son parfum y flotterait encore et je tendrais la main pour la glisser dans la sienne.

Un jour, la direction de la chaîne de supermarchés mit en place deux caisses automatiques dans le magasin où elle travaillait. Pour tester l’idée auprès de la clientèle, avait-on rassuré les employées qui s’inquiétaient pour leur avenir. Elles s’excusèrent d’avoir posé la question, réflexe de pauvre, et attendirent, confiantes, le verdict. Le succès fut tel que, trois mois plus tard, on décida de remplacer deux tiers du personnel par des machines coréennes. Ces salauds proposèrent à ma mère un contrat d’intérim dans un charmant quartier verdoyant du nord-ouest de Londres – « à trente minutes à peine de votre lieu de travail actuel » – c’est-à-dire à quatre heures aller-retour de l’Eden. Elle possédait l’orgueil des humbles et n’aurait jamais quémandé le moindre traitement de faveur ni que sa situation reçoive davantage de considération que celle de ses collègues. Elle accepta le poste jusqu’à ce que la clientèle écranophile du nouveau magasin opte, elle aussi, pour l’automatisation. Les habituées avaient massivement coché la case « gain de temps » sur le questionnaire qu’on exhiba en guise de justification. L’une d’elles avait même pris soin de commenter qu’elle serait soulagée de ne plus avoir à répondre au bonjour machinal des caissières, sans réfléchir que, bientôt, des machines la traiteraient avec autant d’humanité qu’un sachet de salade, sans s’encombrer du moindre bonjour humain. Et elle ne trouverait rien à redire.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.

Aux employées, on suggéra une place, presqu’au même taux horaire, encore un peu plus loin géographiquement, ce qui, pour ma mère, aurait représenté près de cinq heures de transport quotidien. Elle déclina l’offre en s’excusant et ne reçut aucune indemnité, comme spécifié dans son contrat d’intérim qui venait de débuter. C’est aussi ce que précisait la lettre qu’elle avait timidement tendue à l’autre. On exigeait cependant qu’elle travaille jusqu’à la fin du mois car les nouvelles machines ne seraient installées qu’après cette date. Forts du succès mondial de leur procédé, les Coréens accusaient un léger retard de livraison. L’autre lut la lettre à voix haute. Il ne devait pas s’inquiéter, elle trouverait autre chose, plus près de l’Eden. Il s’était énervé. « Parce que tu crois qu’on roule sur l’or peut-être ?! »
La direction décida d’affecter ma mère à l’équipe du soir. Pendant les trois dernières semaines de son contrat, elle finit à vingt-deux heures et rentra à l’Eden à minuit passé, éreintée. L’autre était déjà couché. Il ne la touchait plus. Pourtant un soir, j’ignore pourquoi, il la frappa comme jamais auparavant.

Le lendemain matin, j’avais serré sa main un peu plus fort que d’habitude devant l’école, puis avais rebroussé chemin jusqu’à la gare sans qu’elle s’en aperçoive. J’avais neuf ans. Je m’étais faufilé sous les portillons et avais grimpé les escaliers derrière elle. Caché en retrait d’un pilier, j’avais attendu son train dans l’ombre avant de regagner l’école en courant.

Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails ».

4
La gare de Clapham Junction dresse devant moi son orgueil de briques rouges. Du haut de sa colline, les rails en contrebas, elle se donne des airs de forteresse médiévale, la vanité victorienne en plus. C’est le plus gros nœud ferroviaire de Londres. Vingt-quatre voies s’y croisent dans un dédale d’aiguillages, de feux clignotants, de quais, de ponts et desservent en quelques minutes les deux principales gares du centre, Victoria et Waterloo, ainsi que l’aéroport de Gatwick et les principales villes du sud-ouest de l’Angleterre, Brighton, Southampton, Exeter – la côte à moins d’une heure de l’Eden. Je n’ai jamais vu la mer.

Le grouillement, ici, est permanent. L’entrée du haut, celle qu’empruntent les costumes gris et les tailleurs bleu marine, force les voyageurs à grimper la colline jusqu’au grand hall avant de les faire redescendre vers les voies par une série de passerelles et d’escaliers. L’autre accès, celui d’en bas, le nôtre, chemine sous les rails. Il aboutit dans un souterrain humide et mal éclairé d’où germe une série d’escaliers menant aux quais. Celui-ci se remplit de couleurs aux premières et dernières heures du jour : des bleus de travail, des pantalons cargo kaki, orange, des salopettes marron, des vestes fluo, des uniformes rouges, verts ou bleus. Souvent un logo criard, dans le dos, rappelle à qui ils appartiennent. Et puis des blouses, des blouses, des blouses – blanches, roses, bleu ciel, vertes, rayées ou vichy – toutes avec un badge sur la poitrine.
Un matin que je jouais avec son badge dans la cuisine, ma mère me l’avait repris des mains et épinglé sur son uniforme. Elle avait soupiré à voix basse, « à quoi bon de toute façon ? ». Quand je lui avais naïvement demandé pourquoi, du haut de mes six ans, elle m’avait confié que les clientes n’adressaient la parole aux caissières que pour demander un sac supplémentaire ou leur reprocher de quitter leur poste pour aller aux toilettes. Connaître leur nom leur importait peu. Je n’avais pas encore appris à lire et m’étais écrié, « Tant mieux, il n’y a que moi qui ai le droit de t’appeler Maman ! Lauren aussi quand elle saura parler ». Elle avait ri de bon cœur et m’avait embrassé avant d’ajouter, « Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups ».

J’hésite à sauter les portillons comme d’habitude. Tapi dans la pénombre, le contrôleur me fixe, prêt à bondir. Je hausse les épaules et claque ma carte de transport sur le capteur. La gare est toujours un peu vide en milieu de matinée. Encore plus en période de vacances scolaires quand les costards et les tailleurs bleu marine emmènent leur famille au soleil.

Une fille m’effleure de son parfum. Je me retourne. Elle m’a déjà dépassé dans le souterrain. Sa longue jupe flotte sur un brouillard de poussière. Ses cheveux, presque blonds, cascadent en boucles sur ses épaules nues. Elle porte des sandales trop légères pour un mois de mai. J’aperçois ses pieds fins, aux orteils bien détachés, aux petits ongles vernis comme un soir de juillet. Ils avalent calmement chaque marche jusqu’au vaste quai à demi désert.

Voie neuf, une dizaine de voyageurs attend le train pour Waterloo. Je termine mon Red Bull et balance la canette. Une dame s’énerve toute seule car je n’ai pas utilisé la poubelle de recyclage. Elle meurt d’envie de me faire la réflexion mais lâche l’affaire quand je soutiens son regard. On nous a fait un cours sur l’écologie au lycée l’an dernier. Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire.

La fille longe le quai réservé à l’express de l’aéroport, puis s’arrête brusquement, presque chancelante. Elle se retourne, le visage voilé par l’ombre du grillage anti-pigeons. Un pas sur le côté. La lumière la révèle. Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.

Le chuintement de l’express se rapproche et fend l’air à vive allure. Je m’adosse contre un pilier, à l’écart, et laisse la douceur printanière m’envahir. Les haut-parleurs aboient l’ordre de s’éloigner de la bordure du quai. Le crissement métallique des essieux absorbe d’abord le frémissement des arbres, les querelles joyeuses des moineaux puis recouvre de sa plainte le reste des bruits du monde dans une légère odeur de brûlé.

J’avance d’un pas. La fille me considère, surprise, presque inquiète. Elle a compris. Moi aussi. Un autre pas. Avec la fragilité d’une funambule, elle s’approche des voies et défie mon regard. Trop près du bord. Enlisés dans leur indifférence, le nez sur leur téléphone, les autres voyageurs ne remarquent rien. Le souffle sec de l’express fouette les premiers mètres du quai dans un vrombissement qui fait tressaillir mes semelles. Une impression de déjà-vu me happe soudainement.
De nouveau la fille chancelle et se précipite vers le train.

5
Après l’école, une voisine nous récupérait, le temps que ma mère accoure de l’autre bout de Londres pour nous donner le bain et préparer notre dîner. Ma naissance avait bouleversé ses dix-sept ans, bien sûr, mais la tendresse l’emportait toujours sur la fatigue et elle ne manquait jamais de nous couvrir de baisers lorsque la voisine nous restituait. L’autre, lui, rentrait tard de ses chantiers. Parfois sobre.
Un soir, elle n’est pas venue. Lauren avait six ans. Moi, trois de plus. La voisine avait tenté de joindre ma mère plusieurs fois, en vain. L’autre a sonné à la porte, le regard rouge, l’haleine fatiguée d’alcool, une enveloppe décachetée à la main. Il a remercié brusquement la voisine dont les yeux mouraient d’indiscrétion et nous a ramenés chez nous. Il venait de trouver le mot que ma mère avait abandonné dans la cuisine le matin même. Elle nous quittait ; nous, l’autre, l’Eden. Pour un homme et pour un pays : l’Espagne. Il a parcouru les lignes plusieurs fois à voix basse, en répétant qu’il n’avait rien vu venir. Entre ses doigts, un petit objet scintillait dans la lumière tremblante du plafonnier. L’autre n’en détachait pas les yeux. Soudain il s’est mis à chialer, à tousser comme un jour de rhume des foins. Lauren s’est approchée et a bredouillé « atchoum Papa ». Il a levé la tête. Nous existions. Il a chialé de plus belle avant de s’en prendre à Lauren qui réclamait Maman et de me coller une beigne au moment où j’ai voulu la protéger. Il a enfoncé la lettre dans sa poche, abandonné le petit objet devant lui, puis nous a plantés tous les deux dans la cuisine avant de foutre le camp au pub. Je me retenais de pleurer, pour Lauren, pour qu’elle ne se noie pas dans tout ce chagrin, et puis aussi parce que l’autre me répétait depuis toujours que je ne serais jamais un homme si je passais mon temps à chougner comme ça. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu pleurer jusqu’alors. Sur la table, l’alliance de ma mère avait cessé de scintiller.

Souvent je tape son nom sur Internet à la recherche d’une existence virtuelle. Jamais elle ne s’est façonné de vie heureuse sur les réseaux sociaux ici ; elle trouvait à peine le temps d’être triste. Je sais que la traquer ne sert à rien car disparaître est un droit. Je me suis renseigné. N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder. Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa famille sans son autorisation. La loi permet aux gens qui le souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs gosses. J’espère qu’un jour – à Lauren, je dis même que j’en suis sûr – ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom. Je ne sais pas. Je lui ai inventé de nouveaux enfants avec l’homme qui nous l’a volée. Nous nous ressemblons un peu, eux et nous.

J’ai acheté un ordinateur en même temps que ma console de jeux dans une boutique d’occase. De recel en réalité. Je le partage avec Lauren, le temps de gagner assez pour lui en offrir un à elle. En fond d’écran, j’ai choisi un paysage de Benidorm. L’autre ressasse que notre mère s’est installée là-bas, avec son maquereau comme il l’appelle. Elle a dû le mentionner dans sa lettre. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais lue. Il l’a brûlée, avec toutes les photos d’elle.
Les tours en Espagne sont beaucoup plus belles que l’Eden. Elles rappellent les couleurs du coucher de soleil et oscillent dans une chaleur permanente, le long d’une grande plage toute jaune avec ma mère et sa nouvelle vie, sûrement, en bikini quelque part dessus. Le reste nous l’avons inventé, Lauren et moi. Enfin, surtout moi au début parce que Lauren était trop petite. Ma solitude mémorisait les noms et les images sur la carte d’Espagne que je gardais sous mon oreiller. Le soir, je les racontais à ma sœur pour la voir sourire. Avant de nous coucher, nous guettions les avions par la fenêtre, persuadés que l’un d’entre eux nous la ramènerait, qu’elle pousserait la porte de l’appartement pour venir nous chercher. Elle constaterait qu’ici, rien n’a changé. »

Extrait
« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine», suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, «si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner». C’était mieux payé que d’ouvrir des cartons chez Mister Ferguson.
Alors j’ai appelé. » p. 63

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Dorchamps, Paris, 20 mars 2019

Olivier Dorchamps © Photo DR

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement. (Source: Éditions Finitude)

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Le Chevalier fracassé

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En deux mots
Alexandre-Joseph, fils de bonne famille, quitte Neuchâtel pour Paris où il espère faire fortune sous un nom d’emprunt. Mais en 1789, la capitale est prise dans le tourbillon de la Révolution et le jeune homme doit dès lors lutter pour sa survie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’aventurier, l’inventeur et la Révolution

Dans ce nouveau roman historique Colin Thibert nous propose de suivre les tribulations d’un neuchâtelois monté à Paris à la veille de la Révolution. Son audace va lui permettre de grimper les échelons, mais l’entreprise n’est pas sans risques.

C’est dans les environs de Neuchâtel, alors prussienne, que Colin Thibert choisit de situer les premières scènes de ce savoureux roman. Alexandre-Joseph Martinet-Dubied a le malheur de croiser le père d’une jeune fille, féru des Écritures, qui lui demande réparation après qu’il ait joyeusement «déshonoré» cette dernière. Une balle entre les deux yeux de l’importun suffira à régler ce différend. Le jeune homme a beau pouvoir se targuer d’avoir agi en légitime défense, il choisit de fuir. Avec une cargaison de livres séditieux imprimés par son père, il part pour Paris.
En quelques semaines, l’intrépide fuyard réussira à se faire une petite place dans la capitale sous le pseudonyme d’Alessandro Vesperelli. L’ironie de l’histoire veut que ce soit avec l’aide des autorités, qui n’ont pas tardé à repérer ce fanfaron. Engagé comme espion à la solde du lieutenant général de police, Alessandro est chargé de lui rapporter ce qui se dit dans les salons. Une tâche dont il s’acquitte fort bien. C’est ainsi que chez madame de Vaupertuis, il croise Mesmer, le médecin viennois qui fait fureur avec son traitement par les fluides. Alexandre-Joseph, qui sent le bon coup, va parvenir à le persuader de l’embaucher comme assistant. Mais la fortune qu’il attend de cet emploi tarde à venir. Qu’à cela ne tienne ! Dans le tourbillon d’idées nouvelles qui électrisent Paris à la fin du XVIIIe siècle, il va vite trouver un autre moyen de réussir. Il a en effet fait la connaissance d’un homme féru de sciences, le marquis de Faverolles, qui le fascine par ses trouvailles. À ses côtés, il découvre certaines applications dans le domaine de l’optique et s’imagine déjà riche en développant une invention propre à déplacer les foules, sorte d’ancêtre de la photographie, mêlant art et lumière. Avec son nouveau protecteur et amant, il imagine un bâtiment circulaire qui, éclairé de manière ciblée, donnerait littéralement au visiteur l’impression d’entrer dans le décor. La construction de ce qu’il nomme Panthéome va alors occuper toutes ses journées. Il va trouver artistes et architectes de renom, maître d’œuvre, maçon et charpentier afin d’ériger cet édifice révolutionnaire. Ce dernier qualificatif va toutefois faire capoter le projet. Car les ouvriers délaissent le chantier pour aller détruire un autre édifice. Nous sommes le 14 juillet 1789 et la prise de la Bastille marque le début de la Révolution française.
Notre aventurier ne voit toutefois dans cet assaut qu’un fâcheux contretemps et décide de mettre à profit cette parenthèse pour exercer ses talents d’espion à Londres. Une activité lucrative, car il en profite de ses traversées pour faire de la contrebande. Incidemment, il entend parler du Panorama et se dit que son Panthéome y ressemble furieusement. Soupçonnant le plagiat, il va voir toutes ses illusions et ses rêves de gloire s’envoler lorsqu’il remet les pieds en France.
Comme dans Torrentius, Colin Thibert mêle avec bonheur le romanesque et l’Histoire. Fort bien documenté, il nous entraîne avec gourmandise dans cette époque frénétique où les idées volent aussi vite que les têtes, où l’aristocratie voit s’envoler tous ses pouvoirs et où les rêves de gloire s’envolent en fumée. Le style est allègre, le rythme entraînant, l’humour dispensé avec finesse. Alors même le drame prend des allures de joyeuse épopée !

Le chevalier fracassé
Colin Thibert
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782350878539
Paru le 16/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y vient de Neuchâtel et on finit par y retourner. Des séjours réguliers à Londres y sont aussi évoqués.

Quand?
L’action se déroule à la fin du XVIIIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À Neuchâtel, le jeune Alexandre-Joseph mène une vie dissolue jusqu’au jour où un meurtre accidentel le force à l’exil. Arrivé à Paris sous une fausse identité, il est contraint d’infiltrer, pour le compte du lieutenant général de police, le cabinet de Mesmer, médecin viennois à la mode, et les salons de madame de Vaupertuis. C’est alors qu’un vieux marquis passionné d’optique s’amourache de lui et l’anoblit. Le désormais chevalier Vesperelli s’apprête à lancer une affaire prometteuse, mais la prise de la Bastille vient bouleverser ses rêves de fortune.
Avec une énergie irrévérencieuse, Le Chevalier fracassé nous embarque dans une folle équipée à travers la fin du XVIIIe siècle. Peuplé d’agents doubles, d’excentriques et de contrebandiers, ce roman tricote habilement la grande histoire et les tribulations d’un séduisant aventurier.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Histoire & Fiction
Le Suricate magazine

Les premières pages du livre
« 1
UN ÉPAIS COUSSIN DE BRUME stagne au fond du vallon. Les mélèzes suintent, le sol est détrempé, le jour peine à se lever. Au premier étage de la ferme d’Abram Bourquin, un volet s’ouvre en grinçant. Apparaissent une jambe, une seconde, puis le corps entier d’un jeune homme qui porte des souliers à boucle, des bas, une culotte et une veste de bonne coupe. Un gilet brodé, or et magenta, apporte une note vive dans un tableau presque uniformément gris. Son visage est encadré par une abondante chevelure brune, sa peau mate, ses cils aussi longs que ceux d’une fille. Il s’assoit sur l’appui de la fenêtre, prêt à se laisser choir, une toise et demie plus bas, dans l’épaisse couche de fumier qui tapisse le sol. Deux bras viennent alors ceindre son torse. Deux bras aussi blancs que dodus, ceux de Rosalie, la fille unique d’Abram Bourquin. Ployant le cou, qu’il a long et gracieux, le garçon roule à la belle une ultime et savante galoche avant de sauter, d’un bond leste, dans la cour. Rosalie incline le buste – découvrant généreusement sa gorge dans le mouvement –, et, du bout des doigts, lui envoie une pluie de baisers.
– Reviens-moi vite, mon chéri !
Le chéri emporte avec lui cette vision exquise. Il se hâte. Le sentier qu’il suit est incertain, ses élégants souliers glissent dans la boue, prennent l’eau. « À l’orée du bois, lui a précisé Rosalie, tu tomberas sur le chemin, tu prends à main gauche, tu seras à Neuchâtel en une heure. » La pauvre fille ne pouvait se douter que son père, armé de sa fourche et d’une sainte colère, se tiendrait en embuscade, attendant le séducteur de pied ferme.
Abram Bourquin est un homme aussi austère, aussi rugueux que cette terre truffée de cailloux à laquelle il arrache, jour après jour, sa subsistance. Il pratique une religion sans nuances et sans fioritures. La Bible lui tient lieu de viatique pour son voyage terrestre. Il abhorre le péché et craint Dieu dont il se réjouit, néanmoins, d’intégrer le royaume. Il y est attendu à bras ouverts, mais n’anticipons pas.
Dans l’immédiat, Abram Bourquin lance un échantillon profus d’anathèmes et de malédictions, agitant sa fourche comme Poséidon son trident. Le spectacle serait comique si le bonhomme n’était pas résolu à clouer le godelureau au tronc du premier résineux venu, et à punir sa pécheresse de fille comme il convient : « On fera sortir la jeune femme à l’entrée de la maison de son père ; elle sera lapidée par les gens de la ville, et elle mourra, parce qu’elle a commis une infamie en se prostituant dans la maison de son père. Tu ôteras ainsi le mal du milieu de toi. » (Deutéronome, 22:21) À moins qu’il ne décide de la livrer aux flammes : « Environ trois mois après, on vint dire à Juda : Tamar, ta belle-fille, s’est prostituée, et même la voilà enceinte à la suite de sa prostitution. Et Juda dit : Faites-la sortir, et qu’elle soit brûlée. » (Genèse, 38:24)
– Monsieur ! Monsieur ! plaide le jeune homme, sautillant de gauche et de droite pour esquiver les dents de l’instrument avec lequel l’autre s’efforce de l’embrocher. De grâce !
Mais rien ni personne ne saurait fléchir la détermination de Bourquin qui entend faire honneur à son prénom. L’amant de sa fille est, par chance, souple et vif. Et comme il connaît le Livre aussi bien que son adversaire, il lance :
– Souvenez-vous que « la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu ! » (Jacques, 1:19-20)
– Comment oses-tu ?! répète Bourquin, outré de voir le débauché lui rendre, en quelque sorte, la monnaie de sa pièce.
– « L’homme qui aura couché avec elle donnera au père de la jeune fille cinquante sicles d’argent ; et, parce qu’il l’a déshonorée, il la prendra pour femme, et il ne pourra pas la renvoyer, tant qu’il vivra » (Deutéronome, 22:29), poursuit le suborneur. Je l’épouserai ! Je vous le promets !
Ce mensonge patent déchaîne la fureur d’Abram Bourquin qui réplique en poussant une sorte de mugissement :
– « Écarte de ta bouche la fausseté, Éloigne de tes lèvres les détours. » (Proverbes, 4:24)
– Entre personnes de bonne volonté, l’on peut toujours s’entendre, insiste le jeune homme. Mon père possède quelque bien, il vous dédommagera.
– « Que le riche ne se glorifie pas de sa richesse ! » (Jérémie, 9:23), réplique Abram. Les dents de l’instrument griffent la veste, y causant une longue déchirure. Bourquin ajoute pour faire bon poids :
– « Tu ne recevras point de présent ; car les présents aveuglent ceux qui ont les yeux ouverts et corrompent les paroles des justes. » (Exode, 23:8)
Lancée d’un bras qu’anime un juste courroux, la fourche se plante alors en vibrant dans un épicéa, libérant une averse de gouttelettes. Tandis qu’Abram s’efforce de récupérer son arme fichée dans l’écorce, le jeune homme se résout à exhiber la sienne : un pistolet moins gros qu’une tabatière, un joujou, dans lequel il introduit, d’une main tremblante, la poudre et une balle de plomb qu’il tasse fébrilement avec l’écouvillon. Abram, dans l’intervalle, est parvenu à récupérer l’instrument dont il menace à nouveau le suborneur.
– « Ils répondirent : il mérite la mort ! » (Matthieu, 26:66), hurle-t-il.
Il découvre alors, braqué sur lui, le pistolet. Le jeune homme a relevé le chien, saupoudré le bassinet d’une pincée de poudre noire.
– Reculez ou je tire ! menace-t-il.
Face à cette arme miniature, à ce freluquet habillé comme une gravure de mode qui doit peser moitié moins que lui et qui prétend l’intimider, l’ombre d’un sourire éclaire le visage sévère et barbu du paysan-prophète. Si ce n’était péché, il rirait. Au lieu de quoi, il brandit sa fourche. Le jeune homme appuie sur la détente. Une détonation sèche, le coup part ; considérant l’humidité ambiante, on pourrait presque parler de miracle. La balle frappe Bourquin entre les deux yeux. Il fronce les sourcils, comme s’il cherchait dans sa mémoire un verset de circonstance, n’en trouve pas, vacille et s’effondre.
– Monsieur ? Oh ! Monsieur Bourquin ? Monsieur ?
Alexandre-Joseph Martinet-Dubied a gagné ce pistolet à l’issue d’une partie de piquet, il ne s’en était encore jamais servi ; qui plus est, il n’a jamais tué qui que ce soit, il manque donc singulièrement de pratique. Circonspect, il se penche sur le gros homme inerte. Se peut-il que la vie soit vraiment en train de s’échapper par ce trou minuscule qui saigne à peine ? Il y aurait là, sans doute, matière à philosopher, mais la situation ne s’y prête guère. Alexandre-Joseph s’éloigne à grandes enjambées du lieu de son crime, l’esprit en tumulte. Quoique pauvre, Bourquin est honorablement connu ; sa mort brutale va en choquer plus d’un, une enquête sera diligentée. Qui sait si le jeune homme n’a pas été aperçu se glissant, au crépuscule, dans la ferme des Bourquin. Qui sait si Rosalie, sous le coup de la peur ou du chagrin, ne le trahira pas ? Je suis dans de très sales draps ! frissonne Alexandre-Joseph, conscient que sa réputation de noceur va lui nuire et que ni l’argent, ni la notoriété de son père ne le sauveront de la prison, voire du gibet. Trébuchant et glissant dans le sentier bourbeux, il tente d’élaborer un plan de conduite.

2
L’IMPRIMERIE MARTINET-DUBIED est installée dans les anciens locaux d’un vigneron, faubourg de l’hôpital. Les presses ont remplacé les foudres, l’odeur de l’encre a supplanté, progressivement, celle des moûts. Les volumes imprimés sont reliés sur place et mis en caisses avant d’être acheminés en France par des chemins détournés, car Louis Martinet-Dubied publie, pour l’essentiel, une littérature subversive, de ces brûlots politiques qui, tôt ou tard, finiront par mettre le feu aux poudres dans la France voisine. La ville de Neuchâtel est sous l’autorité du roi de Prusse qui ferme benoîtement les yeux parce que cette activité lui rapporte des taxes ; et puis, dans la mesure où ça contrarie le roi de France, il serait dommage de s’en priver. Frédéric II se contente d’interdire que l’on appose le nom de la ville au frontispice de ces ouvrages séditieux, il a une réputation à tenir.
Louis Martinet-Dubied n’est pas seulement imprimeur. Il exploite des vignobles, il a créé une fabrique d’indiennes, il a investi des fonds dans diverses affaires bancaires et siège au Petit Conseil, c’est dire l’importance du personnage. Depuis la mort de son épouse, sa vie est exclusivement consacrée au travail, il ne débande jamais, il aura tout le temps de se reposer une fois au paradis. En gestionnaire avisé, Louis a d’ailleurs planifié l’avenir : Pierre-Louis et Claude-Henri, les aînés, dirigeront les entreprises, on cherchera de solides partis pour Jeanne et Agathe, quant à Alexandre-Joseph, le petit dernier, il le verrait bien dans la finance, à Paris, ou à Londres. Mais jusqu’à présent, le garçon a déçu les attentes de son père : au contraire de ses frères, blonds et sanguins comme lui, il a hérité de la beauté brune et délicate de feue sa mère, de son tempérament imprévisible. Là où les deux aînés tracent droit leur sillon, comme les bœufs dont ils ont la patience et la lourdeur, Alexandre-Joseph papillonne. Imperméable à la crainte du Jugement qu’on lui a pourtant inculquée depuis sa plus tendre enfance, il n’en fait qu’à sa tête et il apparaît que cette tête est aussi légère que ses mœurs. Le gamin ne pense qu’à s’amuser, à courir les jupons, dans un pays où plane encore l’ombre des réformateurs. « Il est impossible qu’il n’arrive pas des scandales ; mais malheur à celui par qui ils arrivent ! » (Luc 17:1) Un jour ou l’autre, a prédit Louis, ça lui attirera des ennuis. Ce jour est arrivé.
Alexandre-Joseph comptait regagner ses appartements en toute discrétion pour remettre un peu d’ordre dans sa tenue autant que dans ses idées. C’est raté. À peine a-t-il gravi quelques marches de l’escalier que son père se dresse devant lui :
– D’où viens-tu ? Qu’est-il arrivé à tes vêtements ?
Le jeune homme rougit, c’est sa faiblesse. Ce qui ne l’empêche pas de mentir :
– J’herborisais, papa. (La maison Martinet-Dubied vient de rééditer les Rêveries du promeneur solitaire). J’ai déchiré ma veste aux épines.
– Je préfère ne pas penser au genre de fleurs que tu es allé cueillir. File te changer et mets-toi au travail !
– Oui, papa.
En attendant qu’une maison de banque neuchâteloise ou genevoise offre un poste à Alexandre-Joseph, premier degré d’une ascension dans le monde des affaires, Louis a exigé que son rejeton tienne les livres de l’imprimerie et gère les expéditions, deux activités qui barbent souverainement le jeune homme. Aujourd’hui, elles vont lui sauver la mise. Il dispose des clefs du coffre, il y ratisse tout l’argent qui s’y trouve et, moins d’une heure plus tard, il saute à bord d’une carriole chargée d’une cinquantaine de volumes fraîchement imprimés de la seconde édition de l’Essai sur le despotisme d’un certain Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau. Expert en contrebande, grand connaisseur des chemins de traverse et des itinéraires discrets, le vieux Morel conduit l’attelage. Il n’a posé aucune question en voyant Alexandre-Joseph s’installer à côté de lui sur la rude banquette, il n’ouvre la bouche que pour invectiver ses mules ou cracher de longs traits de jus de chique. On atteindra Belfort dans trois jours. Le fugitif s’en accommode. Il laisse vagabonder sa pensée, au rythme lent de ce voyage en zigzag.
Alexandre-Joseph ne se considère ni comme un assassin ni comme un maladroit, mais comme un malchanceux. Qui aurait pu prévoir que ce minuscule pistolet remplirait si bien son office, qu’une seule balle, de la taille d’un petit pois, suffirait pour abattre ce paysan massif dopé aux Saintes Écritures ? L’autre voulait sa peau, lui n’a fait que défendre la sienne. Et aussi, qu’est-ce qu’ils ont, tous, avec la vertu de leurs filles ? Est-ce un bien si précieux qu’il faille risquer sa vie pour le préserver alors que, tôt ou tard, on les marie ? Au moins Rosalie aura-t-elle connu un garçon raffiné avant d’être livrée en pâture à quelque bourrin local qui l’engrossera tous les ans. « Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et multipliez sur elle. » (Genèse, 9:7) Autant d’arguments dont un bon avocat ferait son miel. Mais les crimes de sang sont si rares, à Neuchâtel, que les magistrats pourraient être tentés d’infliger au jeune assassin un châtiment exemplaire. Gagner Paris reste la meilleure option. Alexandre-Joseph y pensait depuis longtemps, mais il se présentait toujours une partie de cartes ou une partie de jambes en l’air pour retarder sa décision. On ne s’arrache pas aux délices de Capoue sans un sérieux coup de pied au cul. D’autres (pour des raisons moins tragiques) ont tenté l’aventure avant lui : Jean-Jacques Rousseau est le plus fameux. Un certain Jean-Paul Marat, de Boudry, ne va pas tarder à connaître son quart d’heure de célébrité. Dans les milieux d’affaires, les Delessert sont devenus incontournables, Jean-Frédéric Perregaux a commencé à bâtir sa fortune. Ce serait bien le diable si un jeune homme intelligent et ambitieux comme lui ne trouvait pas, dans cette ville perpétuellement en ébullition, l’occasion de se faire un nom, se dit Alexandre-Joseph. Pour d’évidentes raisons de sécurité, il vaut mieux oublier Martinet-Dubied et brouiller les pistes. Le jeune homme opte pour un patronyme italien. Désormais, il s’appellera Alessandro Vesperelli, originaire de Crémone, à l’instar de ce violon que lui avait offert sa mère et dont il n’est jamais parvenu à tirer la moindre note. Alessandro Vesperelli, ça sonne bien, non ?

3
MONSIEUR LENOIR, lieutenant général de police de Paris, a deux hantises : les ouvrages séditieux et les étrangers. Bien qu’il puisse se targuer d’être l’ami intime de Brissot et de Beaumarchais, monsieur Lenoir mène une lutte sans merci contre les premiers et surveille étroitement les seconds. Ainsi s’intéresse-t-il de près à un certain Franz Anton Mesmer arrivé récemment dans la capitale. Auteur d’une thèse, largement inspirée de Paracelse, intitulée « De l’influence des planètes sur le corps humain », ce médecin viennois a mis au point un procédé extraordinaire, à base d’aimants, susceptible de guérir à peu près tous les maux.
Mesmer, raconte-t-on, a même été à deux doigts de rendre la vue à Maria Theresia von Paradis, une jeune fille frappée de cécité. Elle commençait à distinguer des formes quand son père a brutalement mis fin au traitement, craignant que les visites quotidiennes du jeune médecin ne fissent jaser ; il voulait surtout ne pas perdre le bénéfice de la pension d’invalidité allouée à sa fille infirme. Mesmer s’était insurgé, il avait protesté, supplié : arrêter si près du but, c’était vraiment trop bête. Il avait fait valoir que même Jésus, si l’on en croit les Évangiles, avait dû s’y reprendre à deux fois pour rendre la vue à l’aveugle de Bethsaïde. Le père de la jeune fille était resté inflexible. Il convient de préciser que Maria Theresia était pianiste ; une artiste aveugle attire plus de public qu’une virtuose valide, n’importe quel impresario vous le dira. Monsieur von Paradis l’avait fort bien compris.
Échaudé par sa mésaventure avec Maria Theresia, Mesmer a donc décidé de tenter sa chance à Paris. « Car Jésus lui-même rendait témoignage qu’un prophète n’est pas honoré dans son propre pays. » (Jean, 4:44) Il y a établi depuis longtemps des contacts parmi les esprits éclairés, francs-maçons pour la plupart, qui tiennent ses théories pour prometteuses. Un certain docteur Deslon l’aide à s’installer. Il lui adresse ses premiers patients, majoritairement des patientes, de la meilleure société, car question honoraires, on a placé la barre assez haut. Mais en médecine comme ailleurs, la nouveauté a un prix. Sitôt ouvert, le cabinet de l’hôtel Bourret, place Vendôme, ne désemplit plus. Les élégantes s’y pressent autant qu’à l’opéra si bien que le médecin viennois, débordé, doit bientôt envisager de s’attacher les services d’un chaouch.
– En France, nous appelons cela un suisse, dit Deslon.
– Va pour le suisse.
Ce domestique sera chargé de recevoir les visiteuses, de les installer en fonction de leur rang dans la salle d’attente, de tenir prêts les sels ou les compresses vinaigrées, car nombre de ces dames sont prises de vapeurs ou tombent en pâmoison après deux ou trois heures de traitement. Certaines ont besoin d’être ventilées, ranimées, réconfortées, d’autres, à l’inverse, sont si agitées qu’il faut les contenir, les brider, les apaiser. Peu vomissent. L’homme disposera néanmoins d’un seau rempli de sciure ainsi que d’une réserve de mouchoirs pour éponger la sueur et les larmes qui coulent en abondance. Un tel poste réclame du doigté, de l’intuition, de la discrétion. Il conviendra en outre de n’être ni bancal, ni grêlé, et de bien porter la livrée.
Monsieur Lenoir, qui a eu vent de l’appel à candidature, considère que c’est une occasion inespérée de glisser un mouchard dans la place. Il tient sous sa coupe une poignée de jeunes gens de la manchette surpris à des actes contre nature dans le quartier Saint-Honoré, mais aucun de ses candidats ne trouve grâce aux yeux de Deslon qui s’est chargé du recrutement, éliminant sans pitié les jolis-cœurs, les sournois, les factieux et ceux qui ont les dents gâtées. Monsieur Lenoir songe alors à ce jeune Suisse récemment débarqué à Paris sous un nom d’emprunt : le rapport de ses agents précise qu’il est élégant, correctement éduqué, d’une tournure agréable. Le lieutenant général envoie deux argousins le quérir à son domicile. Alessandro se croit rattrapé par son crime, il se voit déjà pendu, la sueur baigne son front, ses jambes le trahissent. Contre toute attente, l’accueil est aimable :
– Racontez-moi un peu ce qui vous attire à Paris, monsieur Vesperelli… Nos grands monuments ? Nos petites femmes ?
Réponse inintelligible de l’intéressé. Monsieur Lenoir hausse brutalement le ton :
– Allons ! Cessons cette comédie ! Vous n’êtes pas plus italien que je ne suis turc ! Qui êtes-vous, d’où venez-vous ?
Alessandro devient rouge, très rouge, décline sa véritable identité, assure être venu chercher fortune à Paris comme beaucoup de ses compatriotes. Pas un mot sur l’affaire Bourquin, à quoi bon charger la barque ? Si le lieutenant général de police est au courant, il le mentionnera bien assez tôt. De son côté, monsieur Lenoir n’en espérait pas tant, il se frotte les mains : ce joli jeune homme est donc le fils de l’imprimeur qui inonde Paris de pamphlets et de libelles de la pire espèce ? Que rêver de mieux ? S’il refuse de collaborer, on a de quoi l’embastiller jusqu’à la fin du siècle. Le lieutenant général lui met donc le marché en main et conclut après un bref topo sur les activités parisiennes de Mesmer :
– Débrouillez-vous pour être embauché et rapportez-moi, scrupuleusement, tout ce que vous verrez et entendrez là-bas.
Depuis qu’il est à Paris, Alessandro a noué des contacts utiles dans les milieux du commerce et de la finance et ses chances d’être embauché bientôt par une grande maison paraissent favorables. Monsieur Lenoir vient de ruiner ses espoirs. Alessandro se voyait en jeune loup des affaires, le voilà devenu mouche, espion, indicateur ordinaire. Et domestique dans un cabinet médical puisque Deslon, au terme de son casting, a retenu sa candidature.

Mesmer vêt son suisse de soie amarante. Veste, culotte et justaucorps agrémentés de galons d’argent, bas fins, souliers à boucle. Le taux de pâmoisons de ces dames va grimper en flèche.
– Mon ami, s’exclame-t-il en gratifiant Alessandro d’une tape sur l’épaule, vous êtes, de ce cabinet, le plus bel ornement !
Trait d’humour ou barbarisme ? Alessandro, dès lors, fait contre mauvaise fortune bon cœur. Il s’acquitte de sa tâche à la perfection, respectueux sans être obséquieux, aimable, enjoué sans excès, souple comme un roseau. Il vous délace un corset comme personne mais jamais sa main ne s’égare sous les étoffes, jamais ses lèvres ne se posent sur les gorges palpitantes ; c’est là une retenue qui lui coûte, mais que son employeur apprécie (et qu’une partie de sa pratique, secrètement, déplore). Sur le parquet à bâtons rompus, le jeune suisse paraît danser, maître d’un ballet dont il impose la cadence. Les hommes lui reconnaissent de la prestance et, derrière leurs éventails, les femmes rêvent d’indécences.

4
RÉSOLU À S’ATTIRER une fois pour toutes les bonnes grâces du lieutenant général en lui remettant des rapports aussi documentés que possible, Alessandro s’enquiert auprès du fidèle Deslon de la cause d’effets aussi spectaculaires sur les malades.
– As-tu jamais entendu parler du fluide universel ? lui demande le médecin.
– Jamais.
Deslon, qui se passionne, depuis l’origine, pour les travaux de Mesmer, explique au jeune Suisse que les hommes, les animaux, la terre, et les corps célestes baignent tous, indistinctement, dans un même fluide, invisible et subtil.
– Comme les cornichons dans leur bocal, en somme ?
– L’image est triviale, mais pour autant que l’on assimile l’univers à un immense bocal, tu n’as pas entièrement tort. Mesmer a démontré, vois-tu, que la maladie résultait d’une répartition inégale de ce fluide dans le corps humain.
– Comme une barque gîte si elle vient à prendre l’eau ? interroge Alessandro qui a souvent canoté sur le lac de Neuchâtel et qui a besoin de se faire, de ces savantes notions, une représentation imagée.
– C’est un peu cela. Guérir, c’est restaurer un équilibre qui était rompu.
– Voilà donc pourquoi certaines femmes sont à ce point chavirées ?
Deslon s’esclaffe, et rapporte le bon mot à Mesmer. Il entreprend ensuite de décrire le cœur même du dispositif mesmérien, une machine qui s’inspire de la bouteille de Leyde, un appareil capable d’emmagasiner et de transmettre le fameux fluide. La réaction des malades au traitement est proportionnelle à leur déséquilibre.
– Grâce à son procédé, le docteur Mesmer parvient à extraire du corps de ses patients, pratiquement sans douleur, les humeurs malignes qui sont cause de la maladie, poursuit Deslon. Toutefois, les femmes étant, comme chacun sait, plus sensibles des nerfs, il arrive qu’elles répondent exagérément au traitement, d’où les effets dont tu es parfois témoin.
Ainsi Alessandro portera longtemps au visage la trace des griffures infligées par l’une de ces Ménades. Si l’on en croit Deslon, son harmonie est à présent restaurée.
– Le docteur Mesmer, poursuit encore l’intarissable médecin, s’est rendu compte que tous les hommes, femmes comprises, sont en capacité de transmettre ce fluide, mais que seul le magnétiseur peut le canaliser, en augmenter ou en diminuer l’intensité à l’aide de certains gestes bien précis, qu’il appelle des « passes ». Je te précise que nous parlons ici de magnétisme animal, par opposition au magnétisme minéral, qui est la propriété de la pierre d’aimant.
Alessandro remercie Deslon pour ses éclaircissements et, le soir même, couche sur le papier, à l’intention de son officier traitant, ces informations essentielles.

Victime d’un succès croissant, Mesmer se met en quête de locaux plus spacieux. Il les trouve en l’hôtel Bullion, à l’angle des rues Coq-Héron et Orléans-Saint-Honoré. Il y fait installer la première des quatre machines qu’un ébéniste et un serrurier ont fabriquées d’après ses plans. Imaginez un large baquet octogonal, constitué de panneaux de noyer vernis, doublé de feuilles d’étain. Au centre, dissimulée aux regards, une grosse bouteille de Leyde reposant sur une couche de verre pilé et de limaille de fer, entourée d’autres flacons plus petits, remplis jusqu’au goulot d’eau magnétisée ; des bouquets d’hysope et de lavande – deux plantes connues pour accroître les effets bénéfiques de l’électricité – complètent le dispositif. Ce baquet est hérissé de tiges métalliques recourbées ; il en sort aussi des cordes, dont une extrémité baigne dans ce liquide chargé d’ions. On peut appliquer les premières sur les organes ou les membres douloureux ; les secondes servent à relier entre eux les patients, de sorte que le fluide universel les irrigue tous de manière égale.
Grave et concentré, le médecin va de l’un à l’autre pour pratiquer ses « passes ». Elles ne sont pas sans rappeler les gracieux mouvements du toréador. Mesmer effleure les cous, les épaules, les ventres et les gorges. Sous l’effet de ces caresses virtuelles, certains patients gémissent, d’autres frissonnent, tressautent, d’autres encore claquent des dents, convulsent ou éclatent d’un rire démoniaque : le baquet thérapeutique devient alors chaudron de sorcière.
Alessandro suggère quelques améliorations.
– L’on gagnerait à obscurcir un peu la pièce, avance-t-il. Les prêtres savent depuis longtemps qu’un demi-jour est propice au recueillement, qu’il exalte le mystère. De plus, certains débordements s’accommoderaient mieux d’un peu d’obscurité…
– Bien raisonné, mon ami ! le félicite Mesmer.
Il fait exécuter, dans un beau velours d’Utrecht couleur parme, d’épaisses tentures dont on voilera les fenêtres. Alessandro invite ensuite le patron à troquer son modeste habit vert-de-gris contre un costume de soie lilas ; il prétend même le coiffer d’un chapeau pointu. Mesmer se rebiffe :
– Je suis médecin, pas saltimbanque !
– Croyez-moi, monsieur, un tel accessoire fera forte impression, l’assure Alessandro. »

À propos de l’auteur

THIBERT_Colin_©Philippe_Matsas

Colin Thibert © Photo Philippe Matsas

Né en 1951 à Neuchâtel, Colin Thibert est écrivain et scénariste pour la télévision. Il a longtemps pratiqué le dessin et la gravure. En 2002, il a reçu le prix SNCF du Polar pour Royal Cambouis (Série Noire, Gallimard) puis s’est lancé dans le roman. Après Un caillou sur le toit (2015), il a publié aux éditions Héloïse d’Ormesson, Torrentius (2019), couronné par le prix Roland de Jouvenel, décerné par l’Académie française, Mon frère, ce zéro (2021), La Supériorité du Kangourou (2022) et Le chevalier fracassé (2023). (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Bombay

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  RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Shiv retourne à Bombay après sept ans passés à Londres. Sa société, spécialisée dans la gestion des déchets, le mandate pour un projet gigantesque, assainir l’immense décharge de Gandapur. Malgré la difficulté de la tâche, les mafias locales et l’administration, il parvient à faire démarrer les travaux.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

De retour en Inde

Spécialiste de l’Inde, Marie Saglio passe au roman pour raconter Bombay en imaginant le retour au pays natal de Shiv expatrié à Londres depuis sept ans. Il est chargé du projet d’assainissement de la plus grande décharge de la ville et ne va tarder à saisir la complexité de sa tâche.

Après avoir passé sept ans à Londres et gravi les échelons dans une entreprise de la City, Shiv a l’opportunité de rentrer à Bombay. Raja Singh, son rival sur ce projet, ayant démissionné, on lui confie ce très gros contrat portant sur le traitement des déchets. Car Bombay est devenue «l’épicentre du problème des ordures». Au fil des ans, et avec le développement économique, la montagne de déchets de Gandapur est devenue gigantesque. «Avec vingt millions d’habitants, chacun produisant près d’un demi-kilo d’ordures par jour — un taux de génération largement supérieur au taux d’urbanisation —, le désastre est bien avancé.»
Une fois le constat dressé, il faut se coltiner à la réalité, c’est-à-dire aux milliers de personnes qui vivent de cette montagne. Autour des Banghi, «le nom de caste pour désigner les fouille-la-merde», il y des éboueurs, des extracteurs, des ferrailleurs, des recycleurs et des triqueurs, qui tous revendiquent un savoir-faire et un territoire. Alors Shiv marche sur des œufs, il sait que «respecter la hiérarchie indienne, c’est ne supporter aucune confusion.»
Après avoir traversé une ville en constante mutation, de plus en plus peuplée et polluée, il arrive devant la montagne d’immondices et à la joie de retrouver Lénine, un camarade chargé du recensement. Avec lui, il va parcourir ce dédale et se faire expliquer la hiérarchie instaurée ici, des petites mains aux deux chefs mafieux qui régentent tous les trafics.
Il sait qu’il devra composer avec eux s’il veut réussir.
Mais pour l’heure, il doit s’attaquer à une autre montagne, l’administration. «Shiv ne compte pas sur la municipalité. La ville est embrouillée dans les tractations ancestrales entre ses lobbies, ses industriels, ses négociants, les Bhora, les Khoja, les Gujaratis, les Marwari, les Parsis, et leurs intermédiaires, agents, émissaires, les intérêts des uns, la filouterie des autres. En revanche il compte sur l’État, mieux, il espère de l’État une vision.» Après d’âpres tractations, il finit par obtenir le mandat et les fonds. Ce qui ne fait pas plaisir à tout le monde, en particulier aux intégristes religieux qui voient une menace dans ce chantier qui finit par démarrer. Secoué par un lynchage, Shiv est prêt à tout arrêter, d’autant qu’il comprend que Laleh, son amour de jeunesse, est devenue un rêve inaccessible.
Marie Saglio n’ignore rien de ce subtil système où tous se surveillent, où personne n’est responsable et où chacun cherche à profiter. Après avoir étudié et publié plusieurs ouvrages et études sur le sujet – notamment Intouchable Bombay – sous son nom complet, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, elle passe avec bonheur au roman. Ce qui lui permet de nous livrer cette ambitieuse épopée, lui permettant de nous offrir un panorama complet des maux qui gangrènent la société. Pris entre son envie de développer le pays et le poids des traditions, Shiv incarne parfaitement cette aspiration à réformer, mais aussi la montagne des obstacles à surmonter. Un travail colossal !

Bombay
Marie Saglio
Serge Safran éditeur
Premier roman
416 p., 21,90 €
EAN 9791097594787
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Inde, principalement à Bombay. On y évoque aussi Londres.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Shiv travaille à Londres pour une firme de recyclage de déchets. Sa hiérarchie l’envoie à Bombay, dans son pays natal, pour une mission d’envergure. Près du bidonville de Gandapur, Shiv retrouve le bungalow qui abrite sa mère adoptive Shantiji et sa famille. Ainsi que son meilleur ami, Lénine, homosexuel en lutte et frère de Laleh, son grand amour dont il a dû se séparer et qui le hante encore.
Shiv découvre un pays sous tension et assiste à des affrontements entre hindous et musulmans, riches et pauvres, partisans des traditions et du progrès… Une Inde multiple, pleine de secrets, confrontée aux désastres écologiques et humanitaires. Magouilles, empoisonnements, meurtres même, sont autant d’obstacles qui rendent sa mission quasi impossible.
À travers l’histoire de Shiv, qui ne se laisse pas abattre par les pires difficultés, Marie Saglio nous offre une fresque exceptionnelle et somptueuse de la vie indienne d’aujourd’hui.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
Il n’y a pas de retour possible. Pas en Inde. En Inde le retour s’appelle renaissance. Et pour renaître il faut d’abord mourir. Et Shiv n’est pas mort; Shiv ne veut pas mourir.
Devant lui, les immeubles de brique s’effacent dans fog londonien. Le crachin piquant attise sa morosité. Shiv a du mal à réfléchir. De sa fenêtre, son regard se perd sur les reflets de la chaussée huileuse. Ici la pluie est triste et froide, il ne l’aime pas. Il doit fermer les yeux et écouter les clapotis sir le zinc pour faire venir l’autre image, apaisante. Il se laisse envelopper par le souvenir de la pluie en Inde, celle qu’il attendait des mois durant, cette pluie chaude qui venait purifier et rassurer. Pendant toutes ses années d’expatriation, c’est la seule chose à laquelle Shiv n’a pu s’habituer. Il tente de se concentrer sur la proposition mais il n’y parvient pas.
L’Inde: voilà soudain qu’on lui parle d’y retourner pour une mission professionnelle. Shiv devrait se sentir enthousiaste. Or il est tout le contraire: circonspect. Pourtant cette mission est pour lui, cela ne fait aucun doute, C’est que, là où ses collègues de bureau voient de la logique, «cette mission est pour toi Shiv», il sent d’autres forces, qu’il peine à nommer. Quand sa hiérarchie a cherché le candidat pour travailler à l’assainissement de la grande décharge de Bombay, elle a pensé à lui: choix raisonné. Lui s’est senti désigné: prédestiné. Il a donc obtempéré, mais avec une indéfinissable crainte, comme on plie devant le sacré.
Il se demande ce qu’il va retrouver à Bombay. Lorsque l’appréhension monte, il se surprend à répéter les mots des sages: «Accomplis ce pour quoi tu es fait». Soit, il va jouer le jeu de sa propre bataille. Shiv sait bien pourquoi il est parti. Il est parti pour ne pas revenir. Toutes ces années à espérer celle qui ne viendra jamais, Laleh la ravissante, Laleh de ses désirs, Laleh l’interdite. Il est parti pour chercher autre chose. Mais que cherche-t-il au juste? Shiv était donc parti. Dans un autre monde, bicolore, rouge et noir. Loin de l’Inde et de toutes les couleurs de l’âme. Loin de l’Inde qui virait désormais au safran avec la montée des hindouistes. Loin de Laleh. Loin de leur ville à tous les deux, Bombay. Il lui fallait sortir de son histoire. Déchirer la page de Laleh.
Il revient pour une belle cause, se persuade-t-il: nettoyer le plus grand dépôt d’ordures de l’Inde,
Et eux, et les autres, en Inde, qui retrouveront-ils? Que penseront-ils? Pas ses parents, il n’en a plus vraiment, mais ceux de la grande famille indienne, la famille des ancrages et des loyautés? Vont-ils se demander qui revient lorsqu’ils le verront arriver? Oh ! non, l’Inde absorbe tout si facilement.
Elle sait si bien digérer l’incident et l’incorporer dans sa grande histoire de renaissances.
Ce temps à Londres lui a certainement fait du bien. Shiv a fière allure avec ses quelques années de plus. Bel homme, visage régulier traversé par les premières rides du sourire, le regard doux aussi chaud que la voix. Ni calvitie naissante, ni embonpoint — il fréquente la gym et multiplie les séances de squash avec ardeur, pour prévenir. La trentaine largement passée, c’est déjà un homme mûr, mais il a encore sa carrière devant lui et il la veut réussie, alors il «s’entretient» comme on dit ici, dans ce pays aux conventions faciles, un peu plaquées: culture de breloque. L’inverse de l’Inde, où les conventions ne sont pas des parures, elles sont des obligations, on les observe sinon la machine se dérègle et rien ne va plus.
Bombay, Londres. Villes des sirènes, villes des affaires, villes des bas-fonds. Plantées de pilastres géorgiens, grandies de brique et de fonte, manoirs néogothiques pour universités: Londres et Bombay ont les lubies britanniques en commun, et la puissance. Ports mondiaux, reliés intimement par la sève du commerce colonial, un héritage qui transparaît dans leur majesté d’empires déchus. Elles partagent le cri déchiré des mouettes comme des âmes perdues sur la mer. Shiv est transpercé, là-bas comme ici, chaque fois qu’il entend leur appel sauvage. Devant lui, les mouettes tournent dans le ciel gris.
Ces villes, tout les unit et tout les sépare.
Londres: la foule en ordre, travailleuse, ne fait que traverser la rue. Bombay: la foule en désordre s’y déploie, bruyante. Londres et ses folies contrôlées. Londres est originale et courtoise, griffée et décalée, vieillotte et moderne à la fois. Bombay aussi est victorienne. Son cœur aussi bat la nuit. Mais le jour, elle flambe, déborde, explose, toujours démesurée et incorrecte.
Reste la pluie, si différente. Et le temps. Londres est efficace et rapide. Bombay, elle, n’est excitée que de surface. Au fond sa folie est lente, historique. Ses conventions lourdes, installées. Peut-être est-ce cela que Shiv appréhende, il n’a pas envie de secouer la poussière du temps. Il a laissé derrière lui tant de choses. Et pourtant, cette mission est pour lui.
***
Station Notting Hill Gate: Shiv quitte la ligne jaune pour prendre l’orange vers la City. Il n’a même pas remarqué qu’il changeait tant son trajet est machinal. Rien à voir avec les trains de Bombay, une odyssée. À Londres, il a tout le loisir de regarder, de dévisager même, c’est un de ses passe-temps favoris. Regarder dans les yeux, sans craindre l’autorité du supérieur, promu demi-dieu en Inde.
Le métro est reparti. Devant lui une jeune femme, fine dans son joli tailleur, cheveux au carré qu’elle rejette en arrière par de petits coups de tête, vient de se casser un ongle en ouvrant son sac. Elle peste au téléphone, en français. À l’évidence, elle travaille comme lui à la City, il l’a déjà aperçue entre deux sandwichs chez Honest Burgers, il lui trouve une classe qui manque aux Anglaises. Il pense avec un peu de lassitude aux cheveux roux d’Alice et à son teint barbouillé: sa petite amie commence à l’ennuyer, il va falloir arrêter. « D’accord, mais en évitant les larmes et tout le pathos. Cerre fille est plus stylée qu’Alice. Les Françaises, le bon côté de cette ville… Enfin, les Frenchies et les Pakis, sinon Londres ne serait pas Londres. »
Un an plus tôt, l’élection du maire, Sadiq Khan, un Pakistanais d’extraction modeste, l’avait d’abord dérangé. Londres aux sikhs et aux Gujaratis d’accord, mais à un Paki… Shiv a toujours été surpris par le nombre de Pakistanais à Londres. Les Indiens ne pèsent pas lourd à côté: quelques migrations issues des anciennes colonies d’Afrique de l’Est, des îles. Il se sent loin de tout ça, lui qui est de la diaspora suréduquée, celle qui se vend cher sur les marchés internationaux. Décidément rien de commun avec ces musulmans illettrés, cette migration ouvrière qui a mal tourné, chômage explosif, femmes voilées à demi cloîtrées. Voilà Shiv pris dans ses contradictions, car finalement il n’est pas si mal ce maire qui prône respect et tolérance. L’intégration sociale, ce ne peut qu’être bon en ces temps d’islamophobie aiguë. Finalement Shiv admire ce Paki-Brit. Serait-il lui-même devenu un Indian-Brit? Probablement lorsqu’il mange son hamburger préféré. Mais, dans le fond, pas une seconde il ne se sent quelque chose en commun avec les Anglais.
Station Bank, il descend à Station Bank, il a presque failli rater l’arrêt.
Il se sermonne maintenant, tandis qu’il marche à travers les bureaux, démultipliés par milliers, monde sous verre du capital mondial. Il se souvient de la toute nouvelle City de Bombay, BKC (prononcez Bikéci), qui, quand il est parti sept ans plus tôt, avait à peine entamé son show, surgie d’un lambeau de terre en plein milieu de la mégapole. Nouvelle jungle, mais pas de bidonvilles celle-là, de béton. Il imagine ce qu’a dû devenir le centre indien de la finance internationale: probablement un décor de science-fiction.
Il se raisonne et se violente même: «Arrête de t’emballer. Tu t’y crois déjà. Pas sûr qu’il faille revenir à Bombay. Du sérieux! Réfléchis plutôt. La décharge de Gandapur, tu n’es jamais allé par-là, c’est un monde retors, un océan avec ses requins, rien à voir avec tes loups de la finance, ce n’est pas ton élément.»
Shiv est assailli de pensées, souvenirs, réminiscences, l’Inde s’invite à tous les coins de rue, clins d’œil enturbannés, enseignes shanti aum* et masala zone*. Il approche du bureau et de la réunion. C’est un jour important, le jour de la distribution des projets stratégiques. Il sait qu’il est dans la liste des finalistes pour le projet de Bombay. Mais rien n’est sûr. D’autant que son collègue de bureau, Raja Singh, avec quatre ans d’ancienneté de plus que lui et lui aussi Bombaïte, tiendrait sans doute mieux le poste. Mais Shiv partage avec lui un petit secret dont n’est pas encore informée sa hiérarchie. Et aujourd’hui sera décisif.
En marchant, Shiv a atteint la façade de béton blanc flanquée des imposantes lettres de carbone : WARRIOR Ltd. En petit italique, décrypte qui le veut: Waste Recycle & Re-use Industrial Organisation. Il a franchi le tourniquet, positionné sa carte aimantée devant l’ascenseur, ajusté sa cravate, et se laisse transporter au seizième étage, l’étage de la direction, avec ce léger haut-le-cœur dû à l’appareil qui monte trop vite, qui lui rappelle que sa destinée va se jouer à l’instant dans cette tour immaculée.

Extraits
« Bombay est devenue l’épicentre du problème des ordures. C’est le revers de sa prodigieuse expansion économique. Ou plutôt, traduit dans la langue des affaires, la mégapole représente un marché colossal de traitement des déchets. Avec vingt millions d’habitants, chacun produisant près d’un demi-kilo d’ordures par jour — un taux de génération largement supérieur au taux d’urbanisation —, le désastre est bien avancé. Shiv a lu tous les rapports, compilé tous les chiffres, et écouté l’explication de sa hiérarchie une fois remporté l’appel lancé par la municipalité pour nettoyer Gandapur et actée la démission de son collègue Raja Singh. » p. 32

« Elle a employé le terme neutre, kachrawalas*, ceux qui s’occupent des poubelles. Shiv est sensible à ces précautions. Pour toutes les familles alentours, les chiffonniers ce sont plutôt les Banghi, le nom de caste pour désigner les fouille-la-merde. Ce nom siffle comme une insulte. Et il recèle une seconde violence pour les intouchables, car il les confond tous, eux et leurs métiers, avec mépris, éboueurs, extracteurs, ferrailleurs, recycleurs, triqueurs, alors que chacun revendique son savoir-faire, son lignage, son territoire. Respecter la hiérarchie indienne, c’est ne supporter aucune confusion. » p. 47

« Shiv ne compte pas sur la municipalité. La ville est embrouillée dans les tractations ancestrales entre ses lobbies, ses industriels, ses négociants, les Bhora, les Khoja, les Gujaratis, les Marwari, les Parsis, et leurs intermédiaires, agents, émissaires, les intérêts des uns, la filouterie des autres. En revanche il compte sur l’État, mieux, il espère de l’État une vision. » p. 116-117

« Un chantier est un chantier. Et en Inde c’est dix fois un chantier. Une fois obtenu le permis, signées les autorisations, multipliées les réunions, il faut attendre le matériel. Pas une livraison sans au minimum une dizaine de tampons. Jusqu’à quinze parfois. Il faut lutter toute la journée. Surtout, au pays de la récupération et du recyclage, il faut s’attendre à des imprévus, parfois à des détournements. Subtil système où tous se surveillent, personne n’est responsable et chacun cherche à profiter.
Étrangement, les résultats des analyses des échantillons du sol de la zone pilote ne sont toujours pas arrivés. Pourtant, Shiv s’est adressé aux filières les plus sûres. Il renvoie des prélèvements.
En attendant, il lance le chantier dans un grand jour de puja et d’offrandes. La zone abritera les bâtiments de tri et de recyclage, il faut procéder méthodiquement. Dès qu’il pourra, il entamera la construction de l’usine d’incinération. Les grues de chantier, gigantesques insectes à mandibules, leurs cabines de conduite triangulaires comme la tête d’une mouche, attendent, prêtes à s’animer. » p. 268

À propos de l’auteur
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Marie Saglio © Photo DR

Marie Saglio, née à Paris en 1969, enseigne l’anthropologie de l’Inde contemporaine à l’Inalco. Elle est spécialiste de l’exclusion sociale, des bidonvilles d’Inde et du Brésil et des questions migratoires. Elle est également psychologue clinicienne auprès de populations exilées dans la consultation de psycho-traumatisme de l’hôpital Avicenne de Bobigny. Auteure de plusieurs ouvrages scientifiques et essais, Bombay est son premier roman. (Source: Serge Safran éditeur)

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Une heure avant la vie

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En deux mots
Dans les pays lointains où elle a grandi, L. cherche à meubler sa solitude et va trouver refuge dans les livres. Lorsqu’au sortir de l’adolescence, elle sert de guide à un artiste-peintre parisien, elle va trouver le moyen de s’émanciper. Une nouvelle vie va alors s’offrir à elle.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon père, mes livres et mes maris

Dans un premier roman aux forts accents autobiographiques, Svetlana Pironko brosse un beau portrait de femme. Et prouve à nouveau combien la littérature est une formidable porte vers la liberté.

Une vie de femme, un parcours initiatique, une envie irrépressible d’émancipation. En suivant L. qui tente d’avancer dans la vie sans tout comprendre de la vie que mènent ses parents, on découvre une ferme volonté d’avancer mais aussi un parcours semé d’épreuves.
Parmi les images qui restent gravées dans la mémoire de l’enfant revient d’abord cette insulte proférée par une gitane à sa mère, cette conne qui n’a pas su garder son mari et qui déstabilise les deux promeneuses. L’angoisse qui l’étreint lorsque sa mère lui annonce que le P’tit Prince, son frère né dans la joie quelques mois plus tôt, est gravement malade et qu’elle part avec lui à l’hôpital. Un événement qui lui permettra toutefois de se rapprocher de ce père trop absent. Il ira jusqu’à accepter de l’emmener avec lui à la chasse, lui fera découvrir Hemingway et deviendra son superman.
Loin de tout, au gré des affectations, elle va aussi trouver un point d’ancrage dans ses lectures. Une bibliothèque qui va devenir un centre de formation pour l’adolescente en mal d’ami(e)s.
Puis viennent les premiers émois amoureux, la rencontre avec Grégoire l’artiste-peintre qui fait partie d’un groupe de touristes qu’elle est chargée de guider. Cet homme plus âgé a surtout pour L. l’aura du parisien, habitant cette ville fantasmée au cours de ses lectures et qu’elle rêve de découvrir.
Si c’est grâce à lui qu’elle prendra son envol, on comprend très vite que ce mariage est d’abord un moyen de s’évader. L’écriture tout en subtilité de Svetlana Pironko laisse deviner que l’amour pour Grégoire cache l’envie d’une autre vie, plus riche, plus dense. On va dès lors suivre le couple à Paris, à Séville, à Venise ou encore en Toscane. Mais on va surtout suivre la trajectoire d’une femme avide de connaissances, de culture, d’expériences.
En découvrant le milieu de l’édition, elle se sent enfin dans son élément. Les idées, la création et même la séduction forment alors un feu d’artifice qui permettent à L. se s’épanouir. De ses rencontres dans les salons professionnels jusqu’à la tanière d’un écrivain britannique.
Si l’on retrouve dans ces lignes bon nombre d’éléments autobiographes, c’est d’abord la volonté et l’envie qui donnent à ce roman une belle énergie. En voulant donner raison à Hemingway, après Paris est une fête elle se rappellera que Le soleil se lève aussi, prouvant qu’il est bon de rêver sa vie… avant de la vivre.

Une heure avant la vie
Svetlana Pironko
Éditions Le passeur
Premier roman
267 p., 18 €
EAN 9782368909621
Paru le 1/09/2022

Où?
Le roman est situé en Asie centrale, notamment au Kazakhstan, puis à Paris et Londres. Mais on y voyage aussi beaucoup.

Quand?
L’action se déroule de la fin du siècle passé à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le soleil se lève sur le petit aéroport d’Assouan. Sur le désert nubien… Comme sur la steppe de la Faim ce matin lointain, avant la chasse au loup. C’est le même soleil qui se lève. Il se lève sur un monde différent. Sur une vie différente. Mais c’est le même grand disque incandescent, et elle trouve de la consolation dans cette pensée. »
Une heure avant la vie est un voyage – celui de L., une femme-luciole qui parcourt le monde, des steppes d’Asie centrale jusqu’à Paris et plus loin encore. Intrépide, elle puise sa force dans l’amour inconditionnel de son père et dans des livres qui ont le pouvoir de changer une vie.
Tour à tour lucide, ironique, émouvante ou mélancolique, L. nous entraîne dans sa quête. Que cherche-t-elle? Et que va-t-elle trouver?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Svetlana Pironko présente Une heure avant la vie © Production Éditions Le passeur

Les premières pages du livre
« Un gros mot
Dans ses souvenirs d’enfance, c’est toujours l’été.
Elle marche dans la rue avec sa mère. Main dans la main. Elle est trop grande pour qu’on lui tienne la main, mais aujourd’hui maman est une copine. Elles sont allées au cinéma. Pas le cinéma du quartier, où travaille son grand-père. Elle y va quand elle veut. Avec Nina ou même seule. Le vrai cinéma, en ville ! Et avant, une glace à «La Reine des neiges».
Elles ont vu Le Lac des cygnes. Elle a un peu pleuré à la fin. Elle n’aime pas pleurer.
Après, maman lui a acheté un petit sac à main au «Monde des enfants». Presque un vrai sac de dame qu’elle porte maintenant à son coude, Comme fait maman quand ils sortent avec papa. Le sac de maman est plus beau — il est en cuir marron qui est comme du bois poli. Lisse et brillant. Papa le lui a rapporté d’une mission. Et aussi une paire de chaussures qui va avec.
Papa part souvent en mission. Elle aime bien. Il rapporte toujours des cadeaux pour elle et pour maman.
Son sac est rouge. C’est joli, mais elle voudrait un jour avoir le même que celui de sa mère. En attendant, elle parade avec son cadeau écarlate. Et ce n’est même pas son anniversaire!
Elle sent la main de sa mère serrer plus fort la sienne. Il y a une femme, une vieille femme qui fait signe à maman de s’approcher, d’un doigt crochu. Une gitane.
Elle se recroqueville intérieurement. Elle a peur des gitanes — elles crient, gesticulent, abordent des passants qui essaient toujours de les fuir.
La vieille parle à sa mère, mais la regarde, elle. Deux yeux perçants très noirs la fixent. Elle a peur de détourner son regard.
La gitane veut lire la main de maman. Mais comment? Les mains de maman sont blanches et lisses sans rien d’écrit dessus ou dessous.
Maman dit non, merci, pas besoin, et accélère le pas, en lui serrant la main encore plus fort. Elle doit courir maintenant pour suivre. Elle entend la gitane rire derrière elles:
— Pas besoin de lire ta main pour dire que ton mari ne t’aime pas, pauvre conne!
Maman ne se retourne pas. Elle, si. Elle jette un regard qu’elle veut assassin à cette vieille, si laide et si méchante. «Conne toi-même», articule-t-elle, à peine audible.
«Conne» est un très gros mot. Elle le sait. Papa aime maman. Maman est belle. Même si elle a grossi cet été.
Elles tournent dans une petite rue. Sa mère s’arrête et lui lâche la main. Elles sont toutes les deux essoufflées.
Elle enlace les jambes de sa mère et pose sa tête sur son ventre arrondi. Elle attend des mots rassurants qui ne viennent pas. Elle lève la tête. Des larmes silencieuses coulent sur les joues de sa mère. Une tombe sur son front. Elle ne savait pas que les gros mots faisaient si mal. Elle espère que la gitane aussi est en train de pleurer.

Cette nuit, elle fait un rêve. Elle est seule sur un manège qui tourne. C’est un beau manège, avec des animaux en bois, de toutes les couleurs. Il est posé, bizarrement, au milieu de la cour de la maison de ses grands-parents. Elle voit, tour à tour, le grand portail vert, la maison, le potager, le plus beau coin du jardin où sa grand-mère fait pousser des dahlias et des glaïeuls, et la pergola couverte de houblons. Toute sa famille est réunie sous la pergola. Même Mourka et Plimus.
Un autre tour, et de nouveau le portail. Il est en train de s’ouvrir en grand tout seul. Elle voit une vieille femme entrer. C’est elle! La gitane ! Sa robe noire, son grand châle aux roses rouges, ses longs cheveux mal peignés, son sombre visage tout ridé. Ses yeux…
Le manège tourne, mais elle ne veut pas perdre la vieille de vue. Elle l’entend marmonner. Des gros mots encore? Elle se détourne et cherche des yeux sa mère.
Ce qu’elle voit la tétanise. Ils sont tous en train de se transformer en animaux. Pas en bois. Des vrais… Ce grand éléphant, là, c’est grand-papa. Maman se transforme en girafe. Longue, fragile et pleine de grâce, elle se meut vers le portail ouvert. Le lion… Papa! Elle voudrait crier, mais aucun son ne sort de sa gorge. Ils partent tous. Même Mourka et Plimus.
Ils sont partis.
Elle est seule.
Elle se réveille.
Elle a peur pour la girafe. »

À propos de l’auteur
PIRONKO_svetlana_©DRSvetlana Pironko © Photo DR

Svetlana Pironko vit entre Paris et Dublin. Après avoir été traductrice, agent littéraire et éditrice, elle signe son premier roman. De son enfance au Kazakhstan, elle a gardé l’amour des grands espaces et des longs voyages. Elle s’épanouit dans la sérénité des aéroports, où il fait si bon lire et écrire, mais elle aime plus que tout revenir à son port d’attache, Paris.

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Numéro deux

FOENKINOS_numero_deux  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

Sélectionné pour le Grand Prix RTL-Lire 2022

En deux mots
En accompagnant son père, accessoiriste sur les tournages de films, Martin Hill a croisé le producteur de Harry Potter. Frappé par sa ressemblance avec l’apprenti sorcier, il va lui faire faire des essais qui vont se montrer concluants. Mais un autre garçon sera finalement choisi et devra dès lors vivre avec cet échec.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le perdant magnifique

Pour le rôle de Harry Potter, l’équipe du film a hésité entre Daniel Radcliffe et Martin Hill. En racontant la vie de celui qui ne fut pas choisi, David Foenkinos n’analyse pas seulement le sentiment d’échec, il retrace aussi cette extraordinaire aventure littéraire.

Il s’appelle Martin Hill. Fils de Jeanne et John, un couple franco-britannique qui s’est croisé lors d’un concert de The Cure, s’est marié, a mis au monde leur fils le 23 juin 1989 et s’est séparé avec fracas quinze ans plus tard. Martin est toutefois resté à Londres avec son père, devenu assistant décorateur de cinéma, et prend l’Eurostar le vendredi soir pour passer le week-end avec sa mère à Paris. Le hasard veut que ce soit lors de l’une de ces fins de semaines où sa mère n’a pu le recevoir qu’il croise le producteur de l’adaptation d’Harry Potter. Son père ayant décidé qu’il pourrait l’accompagner sur le tournage de Coup de foudre à Notting Hill et éventuellement jouer un rôle de figurant.
Mais avant d’en arriver au casting, David Foenkinos va se pencher sur l’une des plus extraordinaires aventure éditoriale de la fin du XXe siècle. L’histoire de cette femme battue qui décide de rentrer en Angleterre avec son fils, vit de petits boulots et, lors d’un voyage en train du côté de Manchester imagine l’histoire d’un petit garçon apprenti sorcier va se doubler, mais comment pourrait-il en être différemment, d’une seconde histoire tout aussi extraordinaire, celle de la rencontre avec son éditeur décidée par une petite fille de huit ans. Et, alors que le livre est encore confidentiel, d’une troisième rencontre, bien entendu extraordinaire, celle de la genèse du film que l’on doit cette fois à une assistante timide et dépressive.
Alors que les ventes du livre explosent, on s’affaire pour le casting. Si les rôles secondaires sont assez vite pourvus, il n’en va pas de même pour Harry Potter. Jusqu’à cette rencontre avec Martin Hill.
Les essais sont concluants, pour ne pas dire enthousiasmants. Et ceux enregistrés avec un certain Daniel Radcliffe plutôt manqués. Mais l’équipe du film fera finalement le choix de ce dernier, sur «une intuition».
Si on imagine bien la déception que peut ressentir un jeune garçon si près du but, il est bien plus difficile de comprendre la marque profonde de cet échec dans sa vie à partir de ce moment.
David Foenkinos va alors nous rafraîchir la mémoire et nous rappeler la déferlante mondiale provoquée par la sortie du film, des volumes successifs de la série, puis des longs métrages suivants. En y ajoutant marketing et merchandising, on comprend qu’il était alors pour Martin Hill impossible d’échapper à toutes ces piqûres de rappel. Un drame dont son père ne se remettra pas. Un mal-être que sa mère cherchera par tous les moyens à guérir. Mais sans vraiment y parvenir. D’autant que son nouveau compagnon et le fils de ce dernier vont appuyer là où cela fait mal. Une souffrance d’autant plus difficile à vivre qu’elle semble ne pas trouver d’issue. Pire, la phobie est grandissante, paralysante. Il suffit à Martin de voir un exemplaire du livre trainer quelque part pour sombrer. Il va alors rêver de solitude et d’endroits isolés.
Le sentiment de l’échec indélébile est parfaitement analysé dans ce roman dont la noirceur ne s’effacera qu’avec l’épilogue, qui est un vrai morceau de bravoure.

Numéro deux
David Foenkinos
Éditions Gallimard
Roman
240 p., 19,50 €
EAN 9782072959028
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en Grande-Bretagne, principalement à Londres. On y évoque aussi des voyages à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« En 1999 débutait le casting pour trouver le jeune garçon qui allait interpréter Harry Potter et qui, par la même occasion, deviendrait mondialement célèbre.
Des centaines d’acteurs furent auditionnés. Finalement, il n’en resta plus que deux. Ce roman raconte l’histoire de celui qui n’a pas été choisi. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Les Échos (Isabelle Lesniak)
RTL (L’invité – Bernard Lehut)
France Info Culture (le 23 h)
France Inter (La bande originale – Nagui)
Les Échos (Isabelle Lesniak – interview)
Toute la culture (Yaël Hirsch)
Page des libraires (Marianne Kmiecik, Librairie Les Lisières à Villeneuve-d’Ascq)
Actualitté (Clémence Leboucher)
VSD (Olivier Certain – entretien avec l’auteur)
Culturellement vôtre (Lucia Piciullina)
Blog Lili au fil des pages
Blog Agathe The Book
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
« Première partie
1
Pour comprendre l’ampleur du traumatisme de Martin Hill, il fallait remonter à la source du drame. En 1999, il avait tout juste dix ans et vivait à Londres avec son père. Il se souvenait de cette époque comme d’un temps heureux. Sur une photo, on le voyait d’ailleurs avec un large sourire en forme de promesse. Les derniers mois avaient pourtant été compliqués ; sa mère était repartie vivre à Paris. D’un commun accord, pour ne pas le couper de ses amis, pour ne pas ajouter une séparation à la séparation, il avait été décidé que le petit Martin resterait avec son père. Il retrouverait sa mère chaque week-end, et pendant les vacances. Si on vantait l’Eurostar pour le rapprochement franco-britannique, il facilitait aussi grandement la logistique des ruptures. À vrai dire, Martin ne fut pas affecté par ce changement. Comme à tous les enfants témoins de disputes, le spectacle permanent des reproches lui était devenu insupportable. Jeanne avait fini par détester tout ce qu’elle avait d’abord aimé chez John. Elle avait adoré son côté artiste et rêveur, avant de ne voir en lui qu’un fainéant totalement foutraque.

Ils s’étaient rencontrés lors d’un concert de The Cure. En 1984, John arborait la même coupe que le chanteur, une sorte de baobab sur la tête. Jeanne était jeune fille au pair chez un couple de jeunes Anglais aussi riches que rigides, et elle était coiffée d’un carré impeccable. Si le cœur était capillaire, ils ne se seraient jamais reconnus. D’ailleurs, Jeanne s’était retrouvée à ce concert un peu par hasard, poussée par Camille, une autre Française rencontrée à Hyde Park. Toutes deux remarquèrent cette espèce d’énergumène au fond de la salle, l’air complètement perdu. Il enchaînait les bières comme le groupe les morceaux. Au bout d’un moment, ses genoux flanchèrent. Les deux filles s’approchèrent pour le relever, il tenta de les remercier, mais sa bouche pâteuse ne pouvait plus produire le moindre son intelligible. Elles l’accompagnèrent vers la sortie pour qu’il puisse prendre l’air. John était tout juste assez lucide pour se trouver franchement pathétique. Camille, en vrai fan, retourna dans la salle, pendant que Jeanne resta auprès du jeune homme en perdition. Plus tard, elle se demanderait : aurais-je dû fuir ? Au moment de notre rencontre, il était en train de tomber, ce n’est pas anodin. « Il faut se méfier de la première impression, c’est souvent la bonne », avait écrit Montherlant. Enfin, il semblait à Jeanne qu’on pouvait lui attribuer cette phrase, probablement dans Les Jeunes Filles, un livre que toutes ses amies dévoraient à cette époque. Des années plus tard, elle découvrirait que cette citation était de Talleyrand. Quoi qu’il en soit, Jeanne se laissa conquérir par l’étrangeté de ce garçon. Il faut préciser qu’il avait un certain humour. Probablement ce qu’on appelle l’humour anglais. En reprenant ses esprits, il balbutia : « J’ai toujours rêvé de me mettre au fond de la salle pendant un concert de rock, et d’enchaîner les bières. J’ai toujours rêvé d’être ce mec cool. Mais rien à faire, je suis un blanc-bec qui aime le Schweppes et Schubert. »

Jeanne manqua ainsi l’incroyable version de huit minutes de A Forest. Robert Smith aimait faire durer cette chanson planante qui avait été leur première dans les charts britanniques. Il se mit à pleuvoir abondamment ; les deux jeunes gens se réfugièrent dans un taxi, direction le cœur de Londres. John y habitait un territoire minuscule hérité de sa grand-mère. Avant de mourir, elle lui avait dit : « Je te laisse l’appartement à l’unique condition que tu viennes arroser les fleurs sur ma tombe une fois par semaine. » Plutôt rare de voir ainsi honorer un contrat à durée indéterminée entre un mort et un vivant. Peut-être encore un exemple de l’humour anglais. En tout cas, le pacte fut accepté et le petit-fils ne dérogea jamais à sa promesse. Mais retournons aux vivants. Habituellement réservée, Jeanne décida ce soir-là de monter chez John. Il fut alors jugé préférable de se déshabiller pour ne pas garder ses vêtements trempés. Une fois nus, l’un en face de l’autre, ils n’eurent d’autre alternative que de faire l’amour.

Au petit matin, John proposa d’aller au cimetière ; il devait payer son loyer moral. Jeanne trouva l’idée absolument charmante pour une première promenade. Ils marchèrent pendant des heures, dans l’absolue féerie de leur début, sans imaginer que quinze ans plus tard ils divorceraient avec fracas.

2
Ils aimaient l’idée de s’appeler John et Jeanne. Ils se racontèrent pendant des heures ; toutes les pages du passé. Aux premiers temps de l’amour, l’être aimé est un roman russe. C’est fleuve, dense, fou. Ils se découvrirent une multitude de points communs. La littérature, par exemple. Ils aimaient tous deux Nabokov et se promirent d’aller un jour chasser le papillon pour l’imiter. À cette époque, Margaret Thatcher réprimait avec brutalité les revendications et les espoirs des mineurs en grève ; tous deux s’en foutaient complètement. Le bonheur ne s’embarrasse pas de la condition ouvrière ; le bonheur est toujours un peu bourgeois.

John étudiait aux Beaux-Arts, mais sa véritable passion était d’inventer. Sa dernière trouvaille : la cravate-parapluie. Un objet forcément destiné à devenir indispensable à tout Anglais. Si l’idée était brillante, elle se fracassa néanmoins contre un mur de désintérêt général. On était plutôt en pleine mode du stylo-réveil. Jeanne lui répétait que tous les grands génies avaient d’abord été rejetés. Il fallait laisser au monde le temps de s’adapter à son talent, ajoutait-elle, amoureuse et grandiloquente. De son côté, elle s’était réfugiée à Londres pour fuir des parents n’ayant jamais compris le mode d’emploi de la tendresse ; elle parlait déjà parfaitement l’anglais. Son rêve était de devenir journaliste politique. Elle voulait interviewer des chefs d’État, sans trop savoir d’où lui venait cette obsession. Huit ans plus tard, elle poserait à François Mitterrand une question lors d’une conférence de presse à Paris. Cela constituerait à ses yeux l’esquisse de la consécration. Dans un premier temps, elle quitta son emploi de nounou pour se retrouver serveuse dans un restaurant qui proposait un excellent chili. Elle remarqua assez vite qu’il lui suffisait de parler avec un fort accent français pour récolter davantage de pourboires. Jour après jour, elle progressait dans l’art de truffer d’approximations son anglais. Elle aimait quand John l’observait depuis la rue, attendant la fin de son service. Quand elle sortait enfin, ils marchaient dans la nuit. Elle racontait le comportement grossier de certains clients ; il évoquait avec enthousiasme sa nouvelle idée. Il y avait là comme une union harmonieuse du rêve et de la réalité.

Après quelques mois de thésaurisation de ses pourboires, Jeanne jugea qu’elle avait accumulé suffisamment d’économies pour abandonner son emploi. Elle rédigea une sublime lettre de motivation qui lui permit de décrocher un stage dans le prestigieux quotidien The Guardian. En tant que Française, on lui demanda d’assister le correspondant du journal à Paris. Ce fut une douche froide. Elle avait espéré une vie trépidante, partir en reportage ici ou là, mais sa fonction consistait à organiser des rendez-vous ou réserver des billets de train. C’était un comble, mais le métier de serveuse lui avait paru plus stimulant intellectuellement. Heureusement, la situation s’améliora. À force de ténacité, elle montra ce dont elle était capable et finit par se voir confier davantage de responsabilités. Et même : elle publia son premier article. En quelques lignes, elle évoquait la création des Restos du Cœur en France. John avait lu et relu ces quelques mots comme s’il s’agissait d’un texte sacré. Quelle émotion incroyable de voir le nom de la femme qu’il aimait dans le journal ; enfin, ses initiales : J. G. Elle s’appelait Godard mais n’avait aucun lien de parenté avec le réalisateur suisse.

Quelques jours plus tard, en arrivant au bureau, elle découvrit dans la rubrique des petites annonces ces trois lignes écrites en français :

Inventeur sans inspiration
A trouvé l’illumination
Veux-tu m’épouser J. G. ?

Jeanne resta plusieurs minutes à son bureau, en état de sidération. Elle trouvait effrayant d’être si heureuse. Elle songea un instant qu’elle paierait tout ça un jour ou l’autre, mais retourna très vite à la relation idyllique qu’elle entretenait avec sa vie. Elle réfléchit un moment à une réponse originale, un oui qui le surprendrait, une mise en scène à la hauteur de sa demande. Et puis : non. Elle saisit son téléphone, composa le numéro de l’appartement, et quand il décrocha elle dit simplement : oui. La cérémonie fut intime et pluvieuse. À la mairie, on passa une chanson de The Cure au moment de l’arrivée des imminents mariés. Les quelques amis conviés applaudirent le couple qui, comme le veut la tradition, s’embrassa fougueusement après l’échange des alliances. Malheureusement, et de manière fort surprenante, personne n’avait pensé à s’équiper d’un appareil photo. C’était peut-être mieux ainsi ; sans trace physique du bonheur, on réduit le risque d’être ultérieurement submergé par la nostalgie.

Ils partirent ensuite, pour quelques jours, dans une petite ferme au cœur de la campagne anglaise. Apprendre à traire les vaches fut la principale occupation de leur lune de miel. À leur retour, ils emménagèrent dans un appartement plus grand ; c’est-à-dire un deux-pièces. Cela leur permettrait d’avoir chacun un espace si jamais une dispute advenait, se dirent-ils en souriant. C’était ce temps béni de l’amour où l’humour coule dans les veines ; on trouve tout si facilement risible. Mais cela n’empêchait pas Jeanne de penser à l’avenir avec ambition. Si elle trouvait exceptionnel son mari, elle n’entendait pas pour autant prendre en charge l’ensemble de la vie du couple. Il devait mûrir, il devait travailler. Pourquoi faut-il sans cesse se soumettre à la dimension concrète de la vie ? pensa-t-il. Heureusement, les choses furent assez simples. Stuart, un ancien des Beaux-Arts, devenu chef décorateur pour le cinéma, lui proposa d’intégrer son équipe. John se retrouva ainsi sur le plateau de Dangereusement vôtre, le nouvel opus des aventures de James Bond. Parmi ses contributions, on pouvait apprécier la peinture verte d’une poignée de porte ouverte par Roger Moore. Pendant des années, il s’écrierait à chaque diffusion du film : « C’est ma poignée ! », comme si le succès entier de la saga reposait sur cet accessoire. Il prenait du plaisir à faire partie de cette armée silencieuse qui s’active dans les coulisses d’un plateau. Les années passèrent ainsi, dans une alternance de tournages et de tentatives stériles pour inventer quelque chose de révolutionnaire.

Le soir du réveillon qui allait transformer 1988 en 1989, Jeanne fut prise de nausées. Elle n’avait pourtant encore rien bu. Elle devina aussitôt qu’elle était enceinte. À minuit pile, alors qu’ils étaient au cœur d’une fête et que tout le monde s’embrassait, elle ne lui dit pas : « Bonne année mon amour », mais elle souffla : « Bonne année papa ». Il mit quelques secondes avant de comprendre, et manqua de s’évanouir ; il avait la tragédie facile. Mais cela s’expliquait ; lui qui naviguait dans la sécheresse de l’inspiration allait créer un être humain. C’est ainsi que naquit Martin, le 23 juin 1989, au Queen Charlotte’s and Chelsea Hospital, l’une des plus anciennes maternités d’Europe. Les jeunes parents avaient choisi ce prénom car il était facilement identifiable des deux côtés de la Manche. Par ailleurs, autant le dire tout de suite, c’est dans ce même hôpital, un mois plus tard jour pour jour, que Daniel Radcliffe – futur interprète de Harry Potter – allait également voir le jour.

3
L’arrivée de Martin, naturellement, modifia le quotidien. La légèreté des premiers temps était révolue ; il fallait maintenant compter, prévoir, anticiper. Autant de combinaisons assez peu compatibles avec les dispositions de John. Il continuait de travailler sur des films, mais pas suffisamment. Plusieurs chefs décorateurs ne voulaient plus collaborer avec lui, le trouvant trop véhément dès qu’un désaccord sur un choix artistique apparaissait. Jeanne avait tenté de lui apprendre la diplomatie, ou au moins une façon de mesurer ses propos, mais il avait clairement un problème avec l’autorité. D’une manière générale, il passait son temps à critiquer les puissants. Dans ses emportements, il lui arrivait même de dénigrer le journal dans lequel sa femme travaillait, l’estimant à la botte du pouvoir. Pourtant, The Guardian était loin d’être réputé pour sa clémence envers le gouvernement. Pendant ces moments, Jeanne avait du mal à supporter sa façon de se plaindre en permanence, cette attitude qui trahissait l’aigreur. Elle se sentait terriblement agacée par lui, et puis la tendresse se régénérait.

John était un génie du dimanche. Devait-il s’en vouloir de n’être pas touché par la grâce de l’inspiration ? Pouvait-on saigner de n’être pas Mozart quand on ne tirait d’un piano que de piètres mélodies ? Il se complaisait dans la posture de l’artiste incompris. Il était du genre à vouloir s’encanailler dans un concert de rock alors qu’il détestait cette musique. Toute sa psychologie était peut-être résumée là, dans cette contradiction initiale. John se rêvait inventeur, mais rien ne venait vraiment ; il souffrait de cette force de création non épanouie qu’il ressentait au plus profond de lui. Heureusement, la paternité lui offrait de quoi nourrir sa créativité ; il adorait élaborer toutes sortes de jeux originaux. Martin était incroyablement fier d’avoir un tel papa. Leur quotidien respirait l’imprévisible, chaque journée cherchant l’inédit. John resplendissait dans les yeux de son fils. Et c’était bien ce regard posé sur lui qui l’avait aidé à s’apaiser, à chasser progressivement la frustration.

Les choses finirent aussi par s’améliorer sur le plan professionnel. Sur un plateau, il dut un jour remplacer un accessoiriste malade. Ce fut comme une révélation. Il s’agissait d’un emploi complexe qui nécessitait une grande réactivité. Son rôle consistait à débloquer tous les problèmes d’ordre pratique : caler une chaise devenue subitement bancale, trouver un tire-bouchon plus simple à manier, ou changer la couleur d’un sachet de thé. Non seulement John était bien plus autonome dans cette fonction, mais il raffolait de cette tension incessante. Il avait trouvé une vocation qui mêlait l’inventivité à la décoration (il y a donc toujours un métier qui nous attend quelque part). Selon ses mots, il était devenu un artiste de la dernière minute.

4
Jeanne n’avait pas connu les mêmes affres. Sa courbe professionnelle n’avait été qu’ascendante. Elle avait réussi à intégrer le service politique (son rêve), et partait souvent en reportage. Quand elle téléphonait à son fils, lors de ses déplacements, il coloriait sur une carte sa position géographique. Vint un temps où les traces de sa maman recouvraient une grande partie de l’Europe. Sans s’en rendre tout à fait compte, Jeanne s’éloignait de son foyer. John était comme ces amours de jeunesse qui supportent mal la maturité. À l’évidence, ils avaient évolué vers des sphères différentes. Tant de couples survivent pourtant au dépareillement. Il y avait tant de raisons de s’aimer encore : leur fils, leur passé, les braises de leur évidence. Jeanne éprouvait de la tendresse pour John, mais était-ce encore de l’amour ? Elle voulait préserver leur histoire, mais le temps avançait et elle sentait qu’elle passait à côté de l’essentiel ; son cœur battait d’une manière bien trop raisonnable. Elle s’en voulait parfois de leurs disputes domestiques. Tu n’as pas rangé ci, pourquoi as-tu oublié ça ? Ces outrages ménagers l’horripilaient, elle avait une plus haute ambition pour son quotidien. Mais ces reproches étaient la matérialisation verbale de la frustration.

Certaines histoires sont écrites avant même leur commencement. Jeanne appréciait l’un de ses collègues du service des sports. Ils avaient déjeuné quelques fois ensemble, dans cette fausse innocence qui masque la séduction en guet-apens. Et puis, il avait proposé : « Pourquoi on n’irait pas boire un verre un soir ? » Elle avait dit oui spontanément. Le plus étrange était qu’elle n’avait pas dit la vérité à son mari. Jeanne avait prétexté un bouclage tardif. Tout était déjà là, dans ce mensonge qui trahissait ce qu’elle ressentait. Après le verre, il y eut la proposition cette fois-ci d’un dîner ; ce fut un nouveau mensonge ; après un second dîner, il y eut un baiser ; et puis, on parla de se retrouver à l’hôtel. Jeanne fit mine d’être surprise, mais sa réaction n’était que la fragile façade de son exaltation. Elle éprouvait du désir pour cet homme, elle pensait à lui sans cesse, à son regard et à son corps. La sensualité revenait au premier plan de sa vie. Et lui aussi ressentait la même chose ; il n’avait jamais trompé sa femme auparavant. Sous ses airs assurés, il cachait l’intensité de son trouble. À la fois honteux et ébahis, ils se promirent que cette histoire ne durerait qu’un temps ; ils volaient un peu de folie au quotidien, et tentaient de le faire sans être écrasés par la culpabilité ; la vie était trop courte pour être irréprochable.

La femme trompée entra alors par effraction dans cette parenthèse, en tombant sur des messages. Elle aurait pu quitter son mari, mais ce n’est pas ce qu’elle fit. Elle ordonna la fin de l’aventure sur-le-champ. Il obtempéra immédiatement, ne voulant pas renoncer à la famille qu’il avait construite, ni au quotidien avec ses trois enfants. Il démissionna du journal et trouva un poste dans une chaîne de télévision locale à Manchester, pour lequel il dut déménager. Jeanne ne le revit plus jamais. Elle demeura comme abrutie pendant des semaines, effarée de constater avec quelle rapidité son bonheur s’était volatilisé. Aller travailler devint une souffrance ; elle comprit que cette histoire qu’elle avait crue légère l’avait bouleversée. Incessante ironie du cœur, John s’était montré particulièrement aimant pendant toute cette période. Plus Jeanne semblait fuyante, plus il tentait de se rapprocher d’elle. Mais il l’encombrait ; elle avait besoin de solitude ; elle ne l’aimait plus. Ils se disputaient pour des riens qu’elle fomentait. Il lui fallait offrir un vêtement au désamour.

Soudain, Jeanne ne supportait plus l’Angleterre, terre des vestiges visibles de sa passion avortée. Mais que faire ? Martin avait neuf ans, elle était coincée. Elle ne pouvait pas le déraciner en retournant en France ; et encore moins l’enlever à son père. C’est alors que le destin décida à sa place. On lui proposa un poste de journaliste politique à L’Événement du jeudi. Georges-Marc Benamou venait de reprendre l’hebdomadaire et avait à cœur de rajeunir et dynamiser sa rédaction. Elle l’avait rencontré à Londres au moment de l’élection de Tony Blair. Ils avaient certes sympathisé, mais elle n’avait pas imaginé qu’il puisse jamais faire appel à elle. Jeanne y vit forcément une main tendue vers son avenir. Juste avant de s’endormir, dans l’obscurité de la chambre, elle dit doucement à son mari : « Je vais partir. » John alluma la lumière, et lui demanda où elle voulait aller à cette heure si tardive.

Elle évoqua alors leurs dernières années. Dans cette subite volonté de confession, elle hésita à révéler son infidélité, mais se ravisa. Cela ne servait à rien d’abîmer davantage encore ce qui était terminé. Elle parla de l’usure, et du temps qui passe. Quelques formules générales, voulant tout et rien dire à la fois. Et puis, elle en vint à évoquer l’occasion professionnelle qui s’offrait à elle. John soupira trois fois : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible. » Puis il finit par dire :
« Tu peux toujours aller à Paris, si c’est important pour toi. Je m’occuperai de tout. Et on se retrouvera tous les week-ends…
— Ce n’est pas ce que je veux. J’ai besoin d’avancer.
— …
— Notre histoire est finie.
— …
— Je suis tellement désolée.
— …
— Martin va rester avec toi. Je ne veux pas le couper de sa vie ici, de ses amis. Il me rejoindra le week-end, et pendant les vacances… Enfin, si tu es d’accord… »

John était resté muet. Ce n’était pas une discussion mais une sentence. Il s’imaginait déjà seul dans l’appartement, son fils de l’autre côté de la mer. Bientôt, elle en demanderait la garde ; il en était sûr ; elle cherchait d’abord à l’amadouer, à procéder par étapes dans la mise en place de sa déchéance. Qu’allait-il devenir ? Comment vivre sans elle ? Il se laissa dériver vers la version la plus sombre de son avenir.

5
Une nouvelle vie débuta. John tentait de ne pas laisser transparaître ce qu’il éprouvait ; il était un clown dans le cirque de la séparation. Quand il accompagnait Martin à la gare le vendredi soir, il disait immanquablement avec un grand sourire : « Embrasse la tour Eiffel pour moi ! » N’importe quel enfant aurait été capable de détecter le pathétique d’une telle comédie. Pour chaque voyage, il préparait un sandwich au thon avec de la mayonnaise qu’il enrobait délicatement dans du papier d’aluminium. Cet acte rituel était une pure manifestation d’amour. Puis il rentrait chez lui où la solitude faisait grand bruit. La majeure partie de son week-end consistait à imaginer les promenades de son fils avec Jeanne ; où allaient-ils, que faisaient-ils ? Pourtant, quand il récupérait Martin le dimanche soir, il ne lui posait pratiquement pas de questions. John n’avait pas le courage d’entendre le récit de la vie sans lui. Tout juste lui demandait-il : « Alors, le sandwich, il était bon ? »

6
Nous étions en 1999. Martin était un petit Anglais comme beaucoup d’autres. Passionné de football, supporteur d’Arsenal, il avait sauté de joie à l’arrivée de Nicolas Anelka dans son équipe de cœur. Quand ce dernier marquait un but, il était fier d’avoir une mère française. Que dire d’autre ? Son chanteur préféré était Michael Jackson, il avait un poster de Lady Di dans sa chambre, et rêvait d’avoir un jour un chien qu’il pourrait appeler Jack. Il faudrait aussi évoquer son amour pour Betty, une rousse qui lui préférait son copain Matthew. Mais certains jours, il n’était plus vraiment certain de l’aimer ; cette façon qu’elle avait de parler si fort l’insupportait. Peut-être lui cherchait-il des défauts pour moins souffrir de n’être pas son favori. À dix ans, il avait déjà compris qu’une des différentes façons d’être heureux consiste à modifier le réel. Cette même réalité qu’on peut également fuir par l’imagination, ou les images que fait naître la lecture. Autour de lui, on parlait de plus en plus d’un roman qui s’intitulait Harry Potter. Son amie Lucy ne jurait plus que par cette histoire de sorcier. Mais Martin n’avait pas spécialement envie de suivre la mode. Les livres obligatoires pour l’école lui suffisaient amplement. D’une manière générale, il n’éprouvait aucun penchant artistique. Il ne voulait pas apprendre à jouer d’un instrument de musique et ne se sentait pas à l’aise lors des spectacles de fin d’année. Les rares fois où son père l’avait emmené sur des tournages, il s’y était profondément ennuyé. Certes, un enfant sur un plateau de James Ivory, c’est un végétarien dans une boucherie.

La vie de Martin aurait pu continuer ainsi. Rien ne le prédestinait à la suite des événements. Pour arriver au casting de Harry Potter, il fallait donc que s’opère une modification de trajectoire. C’est exactement ce qui se produisit, et par deux fois.
*
On associe toujours le hasard à une force positive qui nous propulse vers des moments merveilleux. De manière étonnante, sa version négative est très rarement évoquée, comme si le hasard avait confié la gestion de son image à un génie de la communication. La preuve : on dit communément que le hasard fait bien les choses, ce qui occulte totalement l’idée qu’il peut tout autant mal les faire.
*
D’abord, il y eut la longue grève des routiers britanniques, au printemps 1999. Ils luttaient pour l’amélioration de leurs conditions de travail. Pendant des semaines, Londres fut coupée du reste du pays, n’étant plus approvisionnée, manquant même de denrées essentielles. Mais cet élément entrera en ligne de compte un peu plus tard. Pour l’instant, Martin est à l’école. Comme chaque année les élèves doivent passer une visite médicale, une évaluation sommaire de leur état de santé. Les enfants sont toujours ravis de cette occasion de louper une heure de cours. Un peu comme lors des exercices de test de l’alarme incendie, qui remplacent la torture de la physique-chimie par le ravissement d’une errance. Bref, c’était une joie d’aller faire pipi dans un pot. Peu sportif, Martin pouvait être considéré comme un gringalet, mais il se tenait droit et son allure était énergique. L’infirmière qui l’ausculta prit sa tension, le fit respirer et tousser, tapa sur ses genoux avec un étrange marteau pour évaluer ses réflexes, et finit par lui demander de se mettre debout et de se toucher les pieds. Ensuite, elle lui posa quelques questions sur son environnement familial et son alimentation ; une sorte de psychanalyse express où Martin annonça que sa mère était repartie vivre en France tout en avouant qu’il ne mangeait jamais de brocolis.

Pour terminer, vint l’examen ophtalmologique. Un contrôle qui demeure ludique y compris à l’âge adulte. Il y a toujours un peu d’excitation à tenter de survivre à cet alphabet de lilliputien. On plisse les yeux de manière exagérée et ridicule pour finir par voir un H à la place d’un M. En ce qui concerne Martin, le verdict fut sans appel : « Ta vue a baissé depuis l’année dernière. Tu vas devoir porter des lunettes », conclut l’infirmière. À dix ans, c’est une annonce qu’on trouve en général assez plaisante. On ne sait pas encore qu’on perdra des heures à chercher partout ces deux ronds de verre sans lesquels on ne pourra pas sortir ; on ne peut pas savoir non plus qu’on les cassera avant un rendez-vous très important et qu’il faudra se débrouiller dans un brouillard absolu ; on ne peut pas savoir enfin que, si un jour on doit porter un masque chirurgical, on évoluera dans un monde soumis à la dictature de la buée. Pour le moment, Martin pense que cela lui donnera un air sérieux, ou au moins intelligent, et que ça plaira probablement à Betty.

Le soir même, Martin confia l’ordonnance à son père, qui ne put s’empêcher d’y voir une conséquence de la séparation. « Sa vue baisse, car il ne veut pas voir la nouvelle réalité de sa vie… » Théorie intéressante, mais qui ne changerait pas le cours des choses. Jeanne n’allait pas subitement rentrer à Londres parce que son fils avait perdu un dixième à l’œil gauche. Le lendemain, ils allèrent chez l’opticien. Étrangement, il n’y avait aucune paire de lunettes sur les présentoirs.
« Il faudra attendre la fin de la grève pour que je puisse à nouveau me faire approvisionner. Je n’ai quasiment pas de stock, expliqua le commerçant.
— Alors, on fait comment ? demanda John.
— Ça, il faut le demander aux routiers. Je vais vous montrer le catalogue, et votre fils pourra choisir le modèle qu’il veut. Je les commanderai dès que possible.
— …
— En attendant, je peux éventuellement vous proposer celles-ci… »
L’homme ouvrit alors un tiroir duquel il sortit des lunettes rondes, à la monture noire. Martin les regarda, complètement dépité. En les essayant, il trouva que son visage prenait un air un peu étrange. L’opticien ajouta qu’il pouvait fixer les bons verres le jour même. Son père s’extasia : « Elles te vont tellement bien ! Même pas besoin de regarder le catalogue. Vraiment, elles sont parfaites ! » Le jeune garçon fut immédiatement persuadé que cet enthousiasme était feint et n’avait qu’un but : éviter de revenir ici.

C’est ainsi que Martin commença à porter des lunettes rondes.

7
La seconde initiative du hasard s’appelait Rose Hampton ; une jeune femme de vingt-deux ans qui s’occupait de Martin quand son père était en tournage. Le garçon était fasciné par ses revirements capillaires : elle changeait tout le temps de couleur de cheveux. Quelques années plus tard, quand il découvrirait le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind, devant le personnage interprété par Kate Winslet, Martin ne pourrait faire autrement que de penser à Rose. Elle avait ce même charisme, cette même folie douce. Le garçon n’osait l’avouer, de peur d’être ridicule, mais il avait des sentiments pour elle. Le cœur d’un homme bat parfois dans le corps d’un enfant. Malheureusement, elle était en couple avec un abruti qui jouait au cricket. Mais là n’était pas le plus important. L’important, ce fut une chute dans un escalier.

Margaret avait raté une marche, et était tombée violemment. Morte sur le coup. C’était la grand-mère de Rose ; sa grand-mère adorée. Anéantie, la jeune fille était aussitôt partie à Brighton préparer les funérailles, et s’y laisser absorber par un incommensurable chagrin. Pendant des jours, elle avait erré le long de la mer, harcelée par les souvenirs heureux de son enfance. C’était absurde de mourir ainsi, alors que la vieillesse ne semblait pas encore avoir de prise sur elle. Une mauvaise inclinaison du pied, d’un millième peut-être, lui avait été fatale. Un infime ratage qui vous propulse vers la mort. Et c’est bien ce même manquement infinitésimal, sorte de poussière ridicule, qui allait également faire basculer le destin de Martin. La marche manquée par la grand-mère de sa baby-sitter serait en définitive la cause de son drame.

Rose avait entassé quelques affaires dans une valise, sans vraiment réfléchir à la saison en cours, et s’était précipitée vers la gare de Londres-Victoria. Juste avant de prendre son train, elle fut frappée par un éclair de lucidité. Elle ne pouvait pas s’absenter sans prévenir. Elle téléphona à son fiancé puis à sa meilleure amie, et composa enfin un dernier numéro. Elle tomba sur un répondeur sur lequel elle balbutia qu’elle ne pourrait pas garder Martin le lendemain. Le soir même, en écoutant le message, John fut embarrassé. Il se demanda ce qui avait bien pu arriver à la jeune fille pour qu’elle disparaisse aussi subitement (elle n’avait rien précisé) puis sa pensée migra immédiatement vers une autre question : qui allait garder Martin ?

John avait accepté d’être « renfort accessoiriste » sur un film qui s’annonçait déjà comme un futur succès, Coup de foudre à Notting Hill. Le casting réunissant Hugh Grant et Julia Roberts enthousiasmait tout le monde. John intervenait notamment sur les scènes tournées en extérieur, à Portobello Road, où il lui fallait être très précis quant à l’authenticité des échoppes. Le travail de Stuart Craig, le chef décorateur, était formidable. Habitué aux films en costume, il était emballé à l’idée d’un projet où le réalisme aurait une importance cruciale pour faire naître la magie romantique. N’ayant pas trouvé de remplaçant à Rose, John n’eut d’autre choix que d’emmener son fils avec lui. Martin avait l’habitude des plateaux, et de rester sage dans un coin. Par précaution, John prévint tout de même le directeur de production qu’il viendrait le lendemain avec son fils. Ce dernier répondit que cela tombait bien : il pourrait faire de la figuration.

Tout pouvait commencer. »

Extrait
« Mais le destin de Joanne va finalement dépendre d’une petite fille de huit ans : Alice Newton. Elle est la fille du directeur général qui, pour avoir l’avis d’un enfant, lui fait lire le premier chapitre de Harry Potter. Surexcitée, elle veut à tout prix connaître la suite. Et c’est bien cet enthousiasme qui est à l’origine de la plus grande folie éditoriale planétaire.
Le contrat est signé. L’éditeur conseille simplement à Joanne de modifier son prénom afin que le livre, écrit par une femme, ne soit pas assimilé à «un livre pour les filles». C’est ainsi qu’elle devient «J. K.» sur la couverture de ce premier tome publié le 26 juin 1997. Le K provenant de Kathleen, sa grand-mère paternelle. Le premier tirage est prudent, 2 500 exemplaires seulement, mais il faut très vite réimprimer plusieurs fois. Quelques semaines plus tard, le roman s’installe carrément à la première place des ventes, et l’on commence déjà à parler de phénomène. Tandis que Joanse écrit la suite, l’explosion continue. Le livre est en cours de traduction dans le monde entier, après des enchères importantes. Il ne manque alors qu’un élément pour parachever le miracle: une adaptation cinématographique. » p. 38

À propos de l’auteur
FOENKINOS_David_©Joel_SagetDavid Foenkinos © Photo Joël Saget DR

Né le 28 octobre 1974 à Paris, David Foenkinos est un romancier, dramaturge, scénariste et réalisateur français. À 16 ans, il est victime d’une infection de la plèvre, une maladie cardiaque rarissime pour un adolescent. Opéré d’urgence, il passe plusieurs mois à l’hôpital. Il étudie les lettres à la Sorbonne et parallèlement la musique dans une école de jazz, ce qui l’amène au métier de professeur de guitare. Après avoir vainement essayé de monter un groupe de musique, il décide de se tourner vers l’écriture. Après une poignée de manuscrits ratés, il trouve son style, publie son premier roman Inversion de l’idiotie: de l’influence de deux Polonais, refusé par tous les éditeurs contactés sauf Gallimard qui le publie en 2002, avec lequel il obtient le prix François-Mauriac.
Le Potentiel érotique de ma Femme lui assura un certain succès commercial et le prix Roger Nimier en 2004. À la rentrée littéraire 2007, il publie Qui se souvient de David Foenkinos? où il questionne justement l’arrêt brutal de sa notoriété et la chute de ses ventes. Il obtient le Prix du jury Jean Giono.
En 2009, il publie La Délicatesse, qui constitue le véritable tournant de sa carrière. Le livre est encensé par la critique et se retrouve sur toutes les listes des grands prix littéraires: Renaudot, Goncourt, Fémina, Médicis et Interallié. Il obtiendra au total dix prix et deviendra un phénomène de vente avec l’édition Folio, qui dépassera le million d’exemplaires. Le livre est ensuite traduit dans le monde entier.
En 2014, il publie Charlotte, dans lequel il rend un hommage personnel à l’artiste Charlotte Salomon, assassinée en 1943 à Auschwitz et qui obtient le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens. En 2015, une version illustrée d’une cinquantaine de gouaches de Charlotte Salomon et d’une dizaine de photographies représentant Charlotte et ses proches est éditée chez Gallimard.
En 2016, il change de ton et revient avec un roman satirique bâti comme un polar littéraire, intitulé Le Mystère Henri Pick. Suivront Vers la beauté (2018), Deux sœurs (2019) et La famille Martin (2020). Quatre de ses romans ont été adaptés au cinéma et il a également coréalisé Les fantasmes avec son frère Stéphane et écrit les scénarios de Jalouse, Lola et ses frères et Mon inconnue. En 2022, il a publié Numéro deux. (Source: Babelio / Wikipédia)

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La robe: une odyssée

   

En deux mots:
Une fille de ferme va, après avoir été engagée par un couple de bourgeois, se retrouver à Paris. Elle ignore alors que quelques années plus tard, elle ouvrira sa boutique de mode et réalisera une robe qui va voyager durant tout un siècle et faire basculer, dans son sillage, le destin de nombreuses femmes

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma Chronique

La robe qui a traversé le siècle

Catherine le Goff a construit son roman sur une idée originale, suivre une robe durant un siècle et nous raconter la vie de toutes celles qui l’ont portée. De Paris à New York, en passant par l’Allemagne nazie, laissez-vous entrainer par son frou-frou.

Jeanne vit à la ferme et s’occupe de ses chèvres. En 1900 – elle a alors quatorze ans – sa vie va basculer une première fois. Son père décide de la confier à un couple de bourgeois en villégiature qui recherche une cuisinière et dont les papilles vont se régaler des plats de la jeune fermière. De retour à Paris, il ne faudra pas longtemps aux Darmentière pour réclamer la bougnate. Si le maître de maison est ravi de son choix, son épouse y voit une rivale et décide de s’en débarrasser. Elle met le feu à ses livres de cuisine et finira par avoir gain de cause. Mais à la veille de son départ, Jeanne s’introduit dans la chambre de sa patronne et lui vole une robe. Un butin qui la fascine et qui va la pousser, deux ans plus tard, à suivre des cours de couture. Aidée par son ancien patron qui ne l’a pas oubliée et qui est conscient de son talent, elle va ouvrir sa propre boutique. Mais l’euphorie sera de courte durée. Elle se marie avec un homme qui va s’avérer violent et alcoolique, lui fera un fils avant de partir pour le front. Il mourra à Verdun en 1916. Dès lors, Jeanne va s’investir totalement dans son travail, secondée par un fils qui ne va pas tarder à connaître tous les secrets du métier.
Catherine Le Goff va alors nous proposer une sorte de panorama du XXe siècle en suivant LA robe, personnage à part entière du roman. Elle aidera Paul, le fils de Jeanne, à se faire connaître dans le milieu de la mode. Quand il ne décide de s’en séparer, il choisit parmi ses clientes une chanteuse d’opéra, Ruth Bestein.
Durant la Seconde Guerre mondiale, la cantatrice juive va disparaître, laissant sa robe sur les épaules de sa fille Sarah, raflée elle aussi. Ce qui va lui permettre d’avoir la vie sauve, car au camp de concentration, on la charge de travaux de couture pour un haut dignitaire nazi. Son épouse finira par récupérer la robe.
Quelques années plus tard, alors que Berlin se déchire en deux, Gerta confiera la robe à sa nièce Jana, une actrice. Sans le savoir, cette dernière transporte dans la ceinture confectionnée pour l’occasion, les secrets que son mari, espion pour le compte des Américains, fait passer d’Est en Ouest. Lorsque l’on vient lui annoncer la disparition de son mari – et ses véritables activités – Jana parviendra à fuir et trouver refuge aux États-Unis avec sa fille, sous une fausse identité.
Commence alors la carrière américaine de la robe, qui va à nouveau changer plusieurs fois de propriétaire, recroiser la route de Paul et Sarah, et subir quelques outrages. Mais durant près d’un siècle son odyssée sera fascinante.
Entre roman historique et roman d’espionnage, entre roman de mœurs et thriller, cette histoire qui dévoile le destin de quelques femmes exceptionnelles, se lit comme une valse à mille temps, de celle qui met en valeur les robes et nous font lever les yeux sur celles qui les portent. On se laisse volontiers entrainer et griser par la plume allègre de Catherine Le Goff.

La robe : Une odyssée
Catherine Le Goff
Éditions Favre
Roman
300 p., 19 €
EAN 9782828918989
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est d’abord situé au cœur des volcans d’Auvergne, au lieu-dit Viallard, puis à Volvic. Par la suite, on ira à Paris, Verdun, Saint-Maur-des-Fossés, Alfortville, Toulouse, la Varenne-Sainte-Hilaire, après être passé par un camp de concentration, Berlin, New York et les environs ou encore Tokyo.

Quand?
Le roman se déroule de 1900 à 2010.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Elle avança timidement face au miroir en pied. Ce qu’elle vit la bouleversa. Cette frontière entre la fermière et la bourgeoise qui lui paraissait jusqu’ici infranchissable venait de disparaître grâce à un morceau de tissu. Dans le reflet de la glace, la petite domestique auvergnate avait fait place à une femme du monde. »
De fil en aiguille, une robe de soirée de grande qualité traverse les époques et devient le témoin d’événements qui ont marqué l’Histoire. Offert, volé, perdu, acheté, retrouvé, ce vêtement de haute couture passe de main en main au rythme des aventures de femmes et d’hommes sur lesquels il exerce une étonnante fascination, changeant parfois le cours de leur vie. Jeanne, la petite chevrière aux talents insoupçonnés, Paul le couturier parisien accompli, Sarah l’intellectuelle juive, Jana et Dienster, le couple de Berlinois aux prises avec les réseaux d’espionnage, Oprah, la chanteuse de jazz dans le New York contemporain… Autant de personnages hauts en couleurs dont les destins s’entrelacent et distillent mystère et émotions.
Jalousie, ambition, vengeance, espoir et passion, les sentiments inspirés par cet habit extraordinaire sont contrastés et nombreux. La robe revêt une dimension différente selon qui la porte ou la regarde.
Elle peut piéger ou libérer, dissimuler ou révéler.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
La Tribune de Genève (Pascale Zimmermann Corpataux)
Le livre du jour (Podcast de Frédéric Koster)
Actualitté (Victor de Sepausy)
Blog à la page
Blog Lili au fil des pages


Bande-annonce du roman © Production éditions Favre

Les premières pages du livre
« L’univers de Jeanne était une ferme au cœur des volcans d’Auvergne, au lieu-dit Viallard. Sa vie allait lentement, la journée au milieu du troupeau de chèvres, la nuit endormie dans la paille des vaches. On était en 1900, elle avait quatorze ans quand son destin prit un nouveau tournant. Le père, comme tous les mardis, descendait sa cargaison de fromages au marché; ce jour-là, il se retourna et lui fît signe de monter. «Et mes chèvres?» Jeanne s’était hasardée à cette question, sachant qu’il ne répondrait pas. Les voilà partis à Volvic, le père bourru, pipe collée à la bouche et elle, partagée entre la peine de laisser son troupeau et l’excitation de la nouveauté. Elle aida le vieux à dresser les étals, observant çà et là les clientes qui venaient. De temps à autre, son regard filait en hauteur, sous les bras dressés de Notre-Dame de la Garde. Elle se demandait: Connaît-elle aussi bien que moi la montagne? Peut-elle, d’un coup de bâton, effrayer la vipère? Devine-t-elle l’orage avant qu’il gronde? Prise dans ses interrogations, elle ne vit pas s’approcher une fille coiffée d’une cotonnade blanche, les joues saisies par le froid. «Alors, la Rose, combien d’œufs?» fit le père. La fille tendit son panier, faisant signe avec les mains d’en mettre dix. Le père lui demanda si elle travaillait toujours chez le bourgeois. Celle-ci confirma et lui relata que sa patronne venait de renvoyer la Maxende, cuisinière à leur service depuis des années. Le Fernand flaira l’occasion de proposer les services de Jeanne qui savait cuisiner; il demanda à la Rose d’en parler dès son retour au bourgeois. Les deux se regardèrent comme si le marché était déjà conclu. «Et mes chèvres? Ma montagne?» Les cris sortirent de la gorge de Jeanne sans qu’elle pût les étouffer. Une volée fondit sur elle, faisant valdinguer au passage une dizaine de fromages. Le retour vers Viallard se passa comme à l’aller, en silence. Mais ce n’était plus un silence vide. Celui de Jeanne était le même que celui du chien Toby quand il avait mal fait son travail de chien et omis de prévenir de la perte d’un chevreau. Un silence fait de résignation. Jeanne avait vu son père et la Rose s’entendre. En quelques secondes, son horizon s’était vidé. Finis les montagnes dans ses quatre habits de saisons, le doux papillon qui se pose sur sa main, finis les siestes près du chien quand les bêtes sont au calme, le doux chant du rouge-gorge, et au loin, des clarines. Par la suite, il faudrait s’habituer à ne voir que des murs et son propre reflet dans les miroirs; c’est ce que sa sœur qui sert chez des notables de Riom lui avait raconté: «Ma petiote, ils voient que des murs toute la journée.» Jeanne avait alors demandé: «Mais quand ils ouvrent la fenêtre, ils la voient bien, la montagne?», ce à quoi sa sœur lui avait répondu: «Leur montagne, c’est pas la même montagne que la nôtre, c’est une qui est loin, une qui est si loin qu’elle ne sent plus rien, elle ne respire pas, on dirait qu’elle n’existe pas.» En se souvenant des mots de sa sœur, Jeanne sentit son cœur se déchirer. Elle scruta avec dégoût le dos voûté du père qui fredonnait en songeant à ce que la solde de sa fille allait lui rapporter. Quand il se tourna, elle lui vit les yeux luisants comme deux lampions; elle crut entendre sortir de sa cervelle embrumée de vin un tintement de pièces. Les conditions de vie à la ferme étaient difficiles et les revenus variaient fortement d’une année à l’autre. Le Fernand, comme les autres petits exploitants, peinait à survivre. L’arrivée d’un apport financier comme le salaire d’un enfant était bienvenue. Si l’école était devenue obligatoire, le père en avait retiré ses enfants dès douze ans pour tous les mettre au travail, une de ses filles était déjà domestique, deux fils secondaient un exploitant, quant à l’aîné, il avait été embauché à l’usine Michelin de Clermont-Ferrand.
Dès le lendemain, la Rose attendait devant la ferme aux aurores. Le père intima à Jeanne de faire son baluchon et la carriole prit le chemin du village. À l’arrière, Jeanne ne pouvait retenir ses larmes. Elle n’avait pu dire au revoir à son jeune frère Janot qu’elle aimait tant, caresser ses chèvres affublées de noms de fleurs, enfouir sa tête dans le cou du fidèle Toby. Elle n’avait pu faire un dernier tour dans les champs, histoire de sentir sur ses chevilles la rosée du matin et voir de ses yeux la couleur du jour qui se lève. Elle maudit la raison pour laquelle elle se tenait sur cette carriole à bestiaux qui l’arrachait à sa vie, un savoir-faire culinaire développé depuis ses cinq ans quand elle avait été mise à contribution pour préparer les repas familiaux.
Toute l’année, c’était soupes, pain, potées de pommes de terre, avec, lors des fêtes les tourtes, les civets; la liste de ses réussites était longue. Elle imagina tout oublier pendant les kilomètres qui la séparaient des Darmentière, si elle ne convenait pas, elle serait renvoyée; dans son esprit, s’érigea un plan de bataille, pour le premier repas, elle allait volontairement mal doser les ingrédients, proposant, ainsi, un plat indigeste. Le bourgeois filerait comme une flèche vers les commodités et renverrait l’auteure de ce dérangement. Une voix intérieure lui chuchotait qu’elle courrait à la catastrophe, le Fernand avait déjà fait ses comptes; peut-être même avait-il prévu, après l’avoir déposée, de pousser jusqu’à Riom pour acheter sa nouvelle carriole. Si elle était «remerciée», il lui tomberait dessus, peut-être même la tuerait-il? Ça s’était déjà vu dans la région, un père qui rossait tellement qu’il ne savait plus ce qu’il faisait.
Faisant vite taire ces supputations, Jeanne entra chez les Darmentière, sûre d’en sortir le lendemain. L’espace la frappa. Vaste, vide. La seule salle de réception devait faire la taille de la pièce unique de vie pour la famille à Viallard. Son nez aiguisé ayant appris dès le sein de la mère à emmagasiner des milliers d’odeurs chercha en vain un arôme familier. Il n’y avait aucun bruit non plus si ce n’était à l’étage des chuchotements, et le pas feutré d’une très jeune fille, un plateau à la main. Rose l’amena aux cuisines, où s’affairait une servante. Ça sentait le caramel, le lait chaud. Le cœur de Jeanne se réchauffa, il y avait des odeurs familières qui la replongeaient dans les petits déjeuners du matin lors de grandes tablées à la ferme, elle repensait aux bols de lait au miel. Rose lui prit des mains le baluchon et lui indiqua qu’elle dormirait en haut, sous les combles, elle retrouverait le soir ses affaires sur son lit. Dans l’immédiat, elle devait enfiler robe noire et tablier pour préparer le déjeuner. Jeanne montra de la tête la jeune fille. «Ah, c’est Gastienne, la fille du garde-chasse», fit Rose. La gamine observait la scène sans rien dire en touillant une espèce de mélasse; Jeanne alla se passer les mains sous le jet d’eau froide puis s’approcha d’elle, lui prit doucement la spatule des mains, la posa, et revint triturer à pleines mains le mélange pour évaluer le désastre. «On va mettre plus de farine, passes-y, petiote.» L’autre s’exécuta. Jeanne plongea sa main dans la farine, évalua intuitivement la quantité et la saupoudra sur le mélange. Elle pressa le tout avec ses doigts, étirant la pâte qui s’était épaissie. «Les pommes!» Gastienne avança le panier, prit un fruit et le pela, Jeanne l’imita; en quelques minutes, la pâte recouverte fut mise au four et dora. C’est lorsque Jeanne lui demanda comment elle avait atterri ici qu’elle comprit à son silence que Gastienne était muette. Elle songea, au vu du peu de débrouillardise de sa voisine, à la médiocre pitance que les bourgeois avaient dû engloutir avant son arrivée. Pendant que Gastienne nettoyait les ustensiles, Jeanne fit le tour des buffets. Elle ouvrit les placards, allant de surprise en surprise. C’était un royaume pour une cuisinière qui avait là un attirail complet n’ayant pratiquement pas servi. Elle en déduisit que Maxende avait dû se cantonner à quelques plats réclamant peu d’efforts culinaires; les palais des Darmentière avaient dû beaucoup s’ennuyer. Jeanne se sentit un élan, elle se mit en tête de mettre sur la table de ses maîtres un repas qui les épaterait. Envolé, le plan imaginé pour saper sa cuisine! Galvanisée, elle sortit ingrédients, plats, torchons, et disposa le tout sur la table. Au bout de deux heures, la cuisine sentait le civet de lapin, les patates bouillaient dans la marmite, et du four émanait un léger grésillement, la tourte aux pommes y frémissait. Le moment de faire monter les plats arriva. Marcelle, la domestique aperçue à son arrivée, chargea les plateaux et les monta un à un. Jeanne s’assit sur la chaise, et piqua sa fourchette dans un morceau de Saint-Nectaire. Son ventre se noua. Elle se prit à désirer très fort que les assiettes revinssent vides. Marcelle redescendit en toute hâte: «Monsieur en redemande.» Jeanne tendit le reste de civet qui fut transvasé dans une assiette, elle y ajouta deux pommes de terre. La Marcelle repartit aussitôt. L’appétit de Jeanne revint, elle remplit une assiette de saucisson, pain, fromage, et mangea goulûment. Marcelle passait de temps à autre pour remonter des fruits, de la tourte aux pommes. Jeanne ne craignait plus le fiasco, elle avait la preuve que son déjeuner plaisait. La tête de Marcelle passa dans l’embrasure: «Ils veulent te voir maintenant.» Jeanne se lava les mains, défit son tablier, vérifia la mise de sa coiffure et monta. De loin, elle les vit, si différents l’un de l’autre. Monsieur était gros, la chaise le contenait à peine, il parlait avec enthousiasme d’une affaire d’argent. Au bout de la table, Madame tenait sur une moitié de chaise, elle était grande et ne mangeait pas, son assiette contenait un petit bout de viande à peine attaqué.
«Quel âge avez-vous, Mademoiselle?
– Quatorze ans, Monsieur.
– Et comment savez-vous faire d’aussi bonnes choses?
– Je sais, c’est tout, Monsieur.»
Le visage de Jeanne avait viré au rouge. Personne ne lui avait fait de compliments avant. Quand elle servait la tablée de huit à la ferme, les écuelles se vidaient dans un silence souillé de lapements gutturaux. Mais rien de ce compliment qu’elle venait d’entendre. Elle savait qu’elle avait du talent, toutes les assiettes étaient vides quand elle les reprenait. Mais le Darmentière avait sur elle des yeux bons, justes. Elle ne savait pourquoi elle eut d’un coup envie de se surpasser, de continuer à avoir sur elle ce regard. Face à lui, la dame était restée sèche, bouche pincée. Jeanne vit de plus près qu’elle n’avait pas touché à la cuisse de lapin. Elle ne dit mot mais ne quittait pas Jeanne des yeux. Qu’est-ce qui la dérangeait le plus, le fait que son mari ose s’adresser à une petite domestique ou qu’il lui fasse un compliment? Jeanne sentit tout de suite que cette femme ne lui apporterait rien de bon, qu’il allait falloir s’en méfier. Allait-elle la tester pour tenter de lui faire prendre le chemin de la Maxende?
Quand les Darmentière rentrèrent à la Varenne, leur résidence principale, Jeanne rejoignit la ferme et ses chèvres. Le père lui faisait des yeux de miel, sa cuisine avait plu et il fut convenu qu’à chaque venue des bourgeois dans la région, Jeanne serait leur cuisinière. Pendant quatre ans, il en fut ainsi. Il arrivait désormais qu’en montagne, au milieu de ses chèvres, Jeanne rêvât à la cuisine des Darmentière, qu’elle imaginât tester des recettes, cueillant à cette fin herbes et plantes qu’elle faisait sécher pour de nouvelles sauces. Un soir, au repas, le père lâcha: «Une place comme ça, on n’dit pas non.» Le vieux était dressé au bout de la tablée, son visage doublé de volume, ses pognes serrées autour de l’assiette. Jeanne se hasarda à lui répondre: «Si je pars, c’en sera fini pour moi de l’Auvergne, je verrai plus ma montagne.» Frères et sœurs ne mouftaient pas, ils gardaient leurs nez collés à leurs potées. Elle sentit dans sa main glisser la menotte de Janot. En se penchant vers lui, elle lui vit les yeux rougis. «Pauvre dinde, crois-ti qu’j’ peux m’passer d’ces sous? la toiture est à refaire pour c’t’hiver. C’est au trot qu’tu vas y aller à Paris.» Le père ne se calmait plus, il beuglait, postillonnant à tout-va. Darmentière lui avait dit que leur cuisinière attitrée les avait quittés, Jeanne apprendrait plus tard que cette dernière avait, comme Maxende, fait les frais de la jalousie de la bourgeoise. Les Darmentière cherchaient quelqu’un pour la Varenne de toute urgence et avaient adressé la veille au Fernand un pli avec l’argent pour un aller en train Clermont-Paris. La valise de Jeanne fut vite faite, elle avait peu d’affaires et ne pouvait emporter ce qui devrait servir aux sœurs. Elle alla sur la tombe de la mère faire une prière, lui dit qu’elle lui manquait tant mais qu’elle comptait lui faire honneur chaque jour que l’Éternel offrirait en mettant dans l’assiette du Darmentière de quoi étonner son palais. Elle serra fort contre elle son Janot, songeant que lorsqu’elle le reverrait, il la dépasserait en taille probablement. Elle sécha leurs larmes respectives en lui promettant qu’elle ne l’oublierait pas. Pour le faire rêver, elle lui promit de lui envoyer rapidement une carte postale avec, dessus, la photo de la tour Eiffel. Enfin, elle fit le tour de ses chèvres, mémorisant les caractéristiques de chacune. Elle posa sa main sur la tête de Toby: «Je ne peux pas t’emmener, mon bon chien; à la ville, tu deviendrais fou.» Elle ne savait plus de quelle nature était sa tristesse: quitter sa terre pour plusieurs années ou perdre le fil de tous ces liens. Cela faisait longtemps depuis la mort de la mère qu’elle avait compris qu’il n’y avait pas d’amour à espérer du vieux. Elle était, pour lui, une garantie financière, rien de plus. Mais il y avait le rythme de la vie à la ferme auquel elle était accoutumée, après les rudes besognes de la terre, les veillées d’hiver les soirs étaient un moment de partage avec les autres, elle aimait aussi les fêtes au village, l’ambiance des foires.
Deux jours plus tard, elle se tenait dans sa robe noire et son tablier blanc, dans la cuisine des Darmentière à la Varenne-Saint-Hilaire. Ses tâches n’étaient pas différentes de celles effectuées en Auvergne, à ceci près que lorsqu’elle faisait le marché, les produits ne lui semblaient pas d’aussi bonne qualité. Elle s’adapta, cherchant de nouvelles recettes, les poulets aux petits pois prirent la place des potées de chou et des tourtes. Jeanne découvrit chez les Darmentière un autre monde. Même l’égrainement des heures y était différent.
Ses patrons faisaient partie de la «bonne bourgeoisie», une catégorie de bourgeois aisés avec un revenu annuel moyen de cinquante mille francs, propriétaires d’une demeure spacieuse et d’une résidence d’été en Auvergne, chacune avec trois à quatre domestiques. Madame était de la haute bourgeoisie, condition supérieure à celle de son époux qu’elle ne manquait pas de laisser transparaître à certaines occasions. Son père, industriel puissant de la sidérurgie, avait garni sa dot de quelques avantages conséquents dont l’accès à un château sur la Loire entouré de nombreux hectares. De nature rêveuse, Madame faisait peu dans ses journées, elle passait la plupart de son temps à lire dans son fauteuil. Parfois, elle tenait salon, ces dames jouaient au bridge, brodaient ou causaient de ce qu’elles avaient lu dans des revues pour dames autour d’un thé. Les discussions étaient ponctuées de ricanements discrets; Jeanne comprit qu’elles n’hésitaient pas à critiquer l’une des leurs qui n’avait pu se joindre à elles. La mesquinerie des femmes était pour Jeanne un terrain inconnu, elle n’avait côtoyé que le fonctionnement basique des chèvres. Perdant sa mère à cinq ans, elle n’avait eu de contact féminin que celui de ses deux sœurs aînées, l’une réservée et l’autre, handicapée. Elle découvrait, en épiant les conversations de Madame et ses congénères, un monde d’hypocrisie. Il était fréquent que sitôt le troupeau de robes et chapeaux plumés parti, Madame téléphonât à une autre amie pour relater déformés les propos entendus, rire d’une tenue outrancière, voire salir un mari innocent. Jeanne comprit que Madame avait deux visages, celui terne des repas avec Monsieur, elle n’y mangeait rien, ouvrait à peine la bouche pour acquiescer et celui des réceptions, elle y était une femme animée prenant un rire de gamine, les paupières battant sur ses yeux comme deux papillons excités. Son appétit décuplait, elle se goinfrait de biscuits et de crème jusqu’à se faire vomir après le départ des invités. Darmentière était un homme occupé entre son étude notariale et ses repas d’affaires. Il rentrait d’humeur toujours égale, se vautrant dans son crapaud et attrapant son journal et entre deux bouffées de cigare, émaillait sa lecture d’onomatopées. Ses pieds dans les chaussons de laine opéraient un va-et-vient frénétique quand il découvrait une nouvelle affriolante. Une affaire lui était passée sous le nez, le journal était plié en deux secondes pour atterrir sur la pile des rebuts. Madame ne saluait pas son époux à son retour; les retrouvailles avaient lieu au dîner. Jeanne supposait que ces deux-là n’étaient pas liés d’amour, car si c’en était, ils cachaient leur jeu. Les cloisons transpiraient, leurs voix s’entremêlaient parfois de cris faits de reproches et d’acidité. Il était question d’un enfant qui n’était jamais venu, d’une fortune dilapidée, et d’une certaine Ophélia, que Monsieur avait connue lors d’une cure. Jeanne entendait la voix de Madame devenir plus aiguë, elle traitait le notaire de menteur, menaçant de plier bagage, la porte claquait et le silence revenait quelques minutes plus tard, comme si de rien n’était. L’atmosphère de la vie des Darmentière s’infiltrait peu à peu dans les veines de Jeanne, conditionnant les choix des repas qu’elle préparait. Si c’était tendu, elle choisissait des mets plus sucrés pour adoucir leur palais. Quand l’ambiance était terne, elle pimentait, osait des chemins exotiques, le sucre avoisinait le sel. Quand les deux époux étaient rabibochés, le chocolat amer avait bonne place auprès de la tasse de café, et le rhum imbibait généreusement les biscuits.
Lorsque Monsieur, le matin, avait pris sa valise, indiquant par là un déplacement en province pour ses affaires, sonnait à la porte quelques minutes plus tard un dandin que Madame se pressait d’accueillir elle-même. Les deux disparaissaient dans le petit salon. Jeanne percevait murmures, gloussements et soupirs. Les domestiques comprenaient aussitôt qu’ils devaient se faire plus discrets que d’habitude, ils servaient le regard fuyant ou sortaient faire une course. Rien vu, rien entendu. Le contraire eût été un renvoi sur-le-champ. La Marcelle était dévolue à l’effacement de tout ce qui eût pu trahir le secret, elle changeait les draps, jetait les cigares, nettoyait des odeurs de parfums poivrés dont le jeune amant s’aspergeait. Jeanne détestait intérieurement le jeu de Madame, d’autant que celle-ci y associait son personnel, menant les honnêtes vers la duperie. Ne connaissant rien aux choses de l’amour, Jeanne plongée dès ses quinze ans dans ce vaudeville, songea que le couple serait peut-être aussi pour elle un chemin bordé d’épines. Elle se disait que quand Monsieur rentrait de son étude, même s’il était harassé, il ne pouvait ignorer les joues rosées de plaisir de Madame ni sa robe très colorée. Se pouvait-il qu’il imaginât qu’un autre était passé par là? Ou bien, le tolérait-il, faisait-il de même de son côté lorsqu’il était absent? Un soir, Jeanne eut la réponse à toutes ces questions. En montant vers sa soupente, elle passa devant le bureau ouvert de Monsieur. Elle, qui n’avait de curiosité que pour la nature et sa cuisine, se posta un peu plus loin dans le couloir pour épier. Cet homme dont la carrure l’impressionnait pleurait. Jeanne crut distinguer entre deux sanglots «Elle ne m’a jamais aimé.» Le lendemain, Jeanne redoubla d’effort pour varier le menu afin de surprendre le notaire et sa gourmandise insatiable. Les repas furent des moments de plus en plus attendus. Monsieur était comme un enfant, il nouait sa serviette derrière son cou, prunelles brillantes de curiosité. C’est à ce moment où le bonheur revenait dans l’existence du bourgeois que le sort de Jeanne se joua dans cette maison. «Jeanne, vous êtes une reine de cuisinière, vous avez des doigts de fée.» Les compliments sortaient de la bouche de Darmentière généralement après le dessert, quand Jeanne apportait la liqueur. Elle baissait la tête, rougissante: «Monsieur exagère, ce n’est rien qu’un petit sou’é». Au lieu de se calmer, l’autre renchérissait à coups de mots sucrés, visiblement les seuls de l’heure de repas. Le reste des agapes s’était en effet déroulé dans un silence émaillé de brefs dialogues insipides. Le visage de l’épouse commença à se crisper dès qu’un compliment sortait. Elle remarquait que cette «rien du tout» sortie de sa ferme prenait de plus en plus d’importance dans le quotidien de son mari. Elle assistait à la métamorphose du notaire passant du sérieux habituel à la gourmandise. Devant la table qui se dressait, il se mettait à chantonner, bâclant la lecture de son journal, pour arriver plus vite aux agapes, il allait même jusqu’à délaisser le cigare pour éviter de se gâcher le palais avant les délices.
Au fil des mois écoulés, les capacités de Jeanne s’étaient confirmées, le notaire ne manquait plus un seul repas. Il installa un rituel deux fois par semaine, rentrant le midi afin de profiter davantage de ce qu’il appelait «sa dégustation». Le fossé entre les deux époux s’était creusé. À mesure que la bouche joviale du notaire se remplissait, la mine de la Darmentière se crispait de dégoût. Elle accueillait les compliments pour Jeanne comme autant de sources de jalousie, car si elle n’aimait pas son mari, elle ne tolérait que ce dernier puisse s’intéresser à une autre. C’est ce que s’imagina cette grande bécasse, être victime d’une machination, son notaire derrière les louanges à propos des tartes envoyait une invite à la jeune Auvergnate. Il n’en était évidemment rien. Le notaire n’avait pour Jeanne qu’une affection, de celle qu’un père aurait eue pour la fille d’un second lit, guère plus, il vouait en revanche une dévotion à ses doigts de magicienne. Son nez réclamait maintenant chaque jour sa dose de fumet de ragoût, de madeleine et d’épices. Intelligent, le notaire avait compris que la tête de Jeanne avait un horizon bien plus vaste que celui de la chaîne des volcans, il en fallait des neurones pour mélanger savamment les arômes, mesurer au centigramme près les ingrédients pour obtenir des génoises légères comme des plumes d’oiseau. Plus le temps passait, plus la montagnarde maigrichonne s’entourait de mystère. Avait-elle eu dix vies pour aller puiser des idées en Inde ou au Maghreb pour telle ou telle recette? Le talent de Jeanne reposait sur sa grande imagination, mais aussi sur le fait que là-haut, par le passé, sous le cagnard de l’été, lorsque les chèvres alanguies dressaient autour d’elle leur tapis de laine, elle apprenait à lire sur des livres de recettes. À Volvic, une institutrice avait ramené de Paris des valises de bouquins de son cuisinier de père disparu. Elle venait chercher au marché des fromages et du beurre et avait repéré chez Jeanne des signes d’intelligence que seul un instituteur pouvait déceler. Elle parla au vieux du fait que sa fille trouverait beaucoup de joie à étudier en plus de la classe, qu’elle tenait à sa disposition des livres. Mais c’était sans compter la tête butée du père qui se voyait menacé de perdre une cuisinière doublée de deux mains utiles pour le troupeau et la traite. Il n’était pas encore question à l’époque de faire travailler Jeanne pour lui soutirer la moitié de sa paye, elle avait sept ans et quand elle n’était pas à l’école, elle travaillait à la ferme comme une adulte. Ce ne fut pas faute d’insister; chaque venue pour ses courses était l’occasion pour l’institutrice de remettre ça, ne se laissant pas démonter par ses refus de plus en plus brutaux. Jusqu’au jour où, las de voir la Parisienne le tanner, le père menaça Jeanne: «Si tu écoutes les dingueries de cette tourbe, c’est la volée.»
Une relation de complicité, si tant est qu’on puisse parler de «complicité» entre une adulte et une enfant, se noua entre la fillette et l’enseignante. Cette dernière avait vu juste, le cerveau de Jeanne ne demandait qu’à se remplir. Dès que le vieux avait les yeux tournés, l’institutrice glissait un livre sous une cagette de saucissons, que Jeanne cachait ensuite sous son tablier. Le mode de transmission s’ajusta au fil des mois, Jeanne avait demandé pour ses huit ans une besace de toile de lin «pour y glisser un paletot pour les marchés». Les gros ouvrages étaient indécelables dans la besace, le tour était joué. »

Extraits
« En quelques secondes, son esprit éclipsa le motif de sa présence dans cette pièce, se venger de la Darmentière, de ses brimades et du fait que le lendemain à la même heure, une autre serait dans sa cuisine sans aucune raison, si ce n’est qu’elle avait trop bien fait son travail. Elle déplia le papier. Bruit magique d’un froissement d’ailes qui lui procura un léger frissonnement de tout son épiderme. Un carton blanc tomba sur lequel était écrit «Bonheur du Soir». Son cœur s’accéléra. Elle ne savait toujours pas ce qu’il y avait dans la boîte mais ce sentiment nouveau de recevoir un magnifique cadeau la galvanisait. Ces quelques secondes de plaisir assorti à l’interdit se gravèrent dans sa mémoire. Dès que le tissu d’une robe de couturier se détacha de la boîte, la Jeanne d’hier encore fillette se mua en femme. Elle percevait l’étoffe sous les nervures de ses doigts avec la conviction intime qu’elle ne s’en passerait plus. Le noir de l’habit entra dans ses prunelles, effaçant tout sur son passage, noir engouffrant tous les noirs de son monde, celui des corneilles sur la neige de l’Auvergne, les noirs grisés de la pierre des volcans, le noir de la nuit dans le lac Chambon, des yeux du père en colère. Elle déposa la robe sur le lit et fit un pas en arrière, ignorant si elle était en train de rêver ou vivait réellement l’instant. Hallucination. La robe se levait, se mettait à danser. En vérité, elle n’avait jamais vu pareil raffinement, c’était un vêtement à la fois simple et précieux. son plastron était ouvragé mais pas trop, juste pour qu’on remarquât qu’il s’agissait de l’œuvre d’un artiste. » p. 27-28

«Dès que le tissu d’une robe de couturier se détacha de la boîte, la Jeanne d’hier encore fillette se mua en femme.»

« Paul redescendit et travailla seul à la boutique jusqu’au soir. Il ignorait que depuis le matin, tout l’esprit de sa mère s’était fixé sur la robe de la Darmentière. Elle l’avait décrochée, l’avait cent fois tournée, retournée, obsédée par une idée devenue évidente, la robe de la vitrine de sa boutique était encore à mille lieues de la perfection de son larcin. Elle s’était menti toutes ces années, approchant de ce qu’elle avait sous les yeux sans jamais égaler celui qui l’avait créée, un maître. »

« Si elle avait pu parler, la robe lui aurait dit qu’elle en avait connu des séparations au cours de son odyssée depuis 1900. «Monsieur», son créateur, Madame Darmentière, Jeanne, Paul puis Ruth et Sarah Bestein, enfin Gerta…Mais le vêtement muet pendait dans le meuble, spectateur des larmes de sa propriétaire qui enfin se mettaient à couler à flots. »

« Un vêtement a joué un rôle très important à deux moments de ma vie, ça m’a amenée à me poser des questions sur le sens de l’objet. Parfois, nous traversons notre existence et un objet nous accompagne avec sa propre histoire, il entre, il repart…Quand il revient vers nous, il est chargé d’un passé avec sa part de mystère. Pour un vêtement, c’est encore plus étrange, je trouve, il touche le corps. »

À propos de l’auteur

Catherine Le Goff © Photo Carlotta Forsberg

Catherine Le Goff est psychologue. Elle a travaillé vingt ans en entreprise avant d’ouvrir son cabinet. Elle est l’auteure de deux romans, La fille à ma place (2020) et La robe : une odyssée (2021). (Source: Éditions Favre)

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Les fleurs de l’ombre

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  RL2020

En deux mots:
Clarisse a Découvert que son mari la trompait et décide de le quitter, mais la recherche d’un nouvel appartement n’est pas aisée. Elle va toutefois finir par trouver une résidence d’artistes ultramoderne à un prix convenable. Mais assez vite, elle soupçonne que cette technologie intrusive n’est pas seulement faite pour son bien.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

«La ferme, Mrs Dalloway!»

Situé dans quelques années dans un Paris traumatisé par de nouveaux attentats, le nouveau roman de Tatiana de Rosnay explore de nouvelles applications domotiques et met en garde contre les dérives qu’elles peuvent engendrer.

Clarisse Karsef vient de se séparer de son mari et cherche un appartement où elle pourra poursuivre dans la quiétude son travail de romancière. Lors d’une rencontre en librairie un architecte lui propose de s’inscrire pour obtenir une place dans une nouvelle résidence destinée aux artistes. Baptisée CASA (Centre adaptatif de synergie artistique) ce programme immobilier a la particularité de disposer de toutes les avancées en matière de domotique. Le dossier de Clarissa est finalement acceptée après un entretien d’évaluation suivi d’une batterie de questions destinées à paramétrer au mieux les capteurs et autres outils mis à sa disposition.
Lors de son emménagement, on lui propose de choisir le nom et la voix de son assistant personnel. En hommage à Virginia Woolf, dont elle admire l’œuvre, elle opte pour Mrs Dalloway. Dorénavant, elle conversera avec cette voix qui lui lira ses courriels, règlera la température, s’assurera de son confort, vérifiera qu’elle a bien transmis ses paramètres de santé grâce aux appareils installés dans sa salle de bain.
Si elle vit d’abord cette «présence» comme un jeu, elle ne va pas tarder à s’en inquiéter. Car justement, elle sent cette présence, comme du reste son chat dont le comportement se fait de plus en plus méfiant. Sans compter que de la tour d’en face, il lui semble bien qu’on l’observe (un petit jeu auquel elle se livre aussi d’ailleurs, découvrant ainsi des scènes à la Edward Hopper à travers les fenêtres des immeubles opposés. Elle qui pensait avoir trouvé là un havre de paix pour y poursuivre son travail de romancière se retrouve en panne sèche, incapable de se concentrer et insomniaque.
Son père, quasi centenaire, essaie bien de lui remonter le moral depuis Londres où il est installé, alors que Jordan, sa fille la prend plutôt pour une affabulatrice. Heureusement, elle va pouvoir compter sur sa petite fille Andy qui, en rendant visite à sa grand-mère, se rend elle aussi compte de quelques bizarreries et décide d’en avoir le cœur net.
Tatiana de Rosnay parvient parfaitement à rendre compte de l’évolution psychologique de son personnage. Quand le verre à moitié plein devient le verre à moitié vide, quand chaque petit détail devient un indice à charge. Pourquoi tous les artistes sont-ils, comme elle, parfaitement bilingues? Pourquoi son voisin, qui a émis lui aussi des critiques, a-t-il disparu d’un jour à l’autre? Et la charmante Mia White, l’admiratrice qu’elle a accepté de rencontrer, ne serait-elle pas chargée de l’espionner? Dans un Paris encore traumatisé par les attentats – notamment celui qui a fait exploser la tour Eiffel – et qui souffre régulièrement de canicules étouffantes, l’angoisse grimpe comme la température…
Mise en garde contre les dérives de l’intelligence artificielle, ce roman qui dépeint une période anxiogène durant laquelle l’Europe se disloque, les abeilles disparaissent, la France est dirigée par une femme populiste, un Brexit dur accroit le fossé de part et d’autre de la Manche, les libraires sont une sorte de secte qui défendent un objet désuet, le livre est aussi un appel à réagir. Sans en dévoiler l’épilogue, on se concentrera sur l’aspiration à la liberté qui reste une arme redoutable, y compris contre les intelligences artificielles.

Les fleurs de l’ombre
Tatiana de Rosnay
Éditions Robert Laffont / Héloïse d’Ormesson
Roman
336 p., 21,50 €
EAN 9782221240779
Paru le 12/03/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris, mais on y voyage aussi, à Londres et au Pays Basque, du côté de Guéthary.

Quand?
L’action se situe dans une dizaine d’années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une résidence pour artistes flambant neuve. Un appartement ultramoderne, au 8e étage, avec vue sur tout Paris. Un rêve pour une romancière en quête de tranquillité. Rêve, ou cauchemar? Depuis qu’elle a emménagé, Clarissa Katsef éprouve un malaise diffus, le sentiment d’être observée. Et le doute s’immisce. Qui se cache derrière CASA? Clarissa a-t-elle raison de se méfier ou cède-t-elle à la paranoïa, victime d’une imagination trop fertile?
Fidèle à ses thèmes de prédilection – l’empreinte des lieux, le poids des secrets –, Tatiana de Rosnay tisse une intrigue au suspense diabolique pour explorer les menaces qui pèsent sur ce bien si précieux, notre intimité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Camille Cado – avant-parution)
20 minutes (Marceline Bodier)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les livres d’Eve


Tatiana de Rosnay présente Les Fleurs de l’ombre © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Le premier chapitre du livre)
« Elle avait visité vingt appartements avant de trouver. Personne ne pouvait imaginer l’épreuve que cela représentait, surtout pour une romancière obsédée par les maisons, par la mémoire des murs. Ce qui était rassurant avec la résidence qu’elle habitait à présent, c’était le neuf. Tout était neuf. L’immeuble avait été achevé l’année précédente. Il se situait non loin de la Tour, de ce qui en restait. Après l’attentat, le quartier avait souffert. Pendant des années, cela avait été un no man’s land dévasté et poussiéreux, ignoré de tous. Petit à petit, il était parvenu à renaître de ses cendres. Des architectes avaient échafaudé des édifices néoclassiques harmonieux, ainsi qu’un vaste jardin enfermant le mémorial et l’espace réservé à la Tour, qui devait être reconstruite à l’identique. Avec le temps, cette partie de la ville avait retrouvé une certaine sérénité. Les touristes étaient revenus, en masse.
La voix douce de Mrs Dalloway se fit entendre :
— Clarissa, vous avez reçu de nouveaux courriels. L’un provient de Mia White, qui ne figure pas dans vos contacts, et l’autre, de votre père. Souhaitez-vous les lire ?
Son père ! Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Il était une heure du matin à Paris, minuit à Londres, et le vieux bougre ne dormait pas. Il allait sur ses quatre-vingt-dix-huit ans et pétait le feu.
— Je les lirai plus tard, Mrs Dalloway. Merci d’éteindre l’ordinateur et les lumières du salon.
Au début, elle s’était sentie coupable de mener ainsi Mrs Dalloway à la baguette. Puis elle s’y était faite. En vérité, ce n’était pas désagréable. Mrs Dalloway n’apparaissait jamais. Elle n’était qu’une voix. Mais Clarissa savait qu’elle avait des yeux et des oreilles dans chaque pièce. Elle se demandait souvent à quoi Mrs Dalloway aurait ressemblé si elle avait réellement existé. Elle avait lu que Virginia Woolf avait pris une amie proche comme modèle pour ce personnage, une dénommée Kitty Maxse, ravissante mondaine qui avait connu une mort tragique en chutant dans son escalier. Elle avait entrepris une recherche pour découvrir les photographies sépia d’une élégante lady posant avec une ombrelle.
Clarissa se posta devant la fenêtre du salon, le chat blotti entre ses bras. L’ordinateur projetait son éclat dans l’obscurité grandissante. Se ferait-elle un jour à cet appartement ? Ce n’était pas tant l’odeur de la peinture neuve. Il y avait autre chose. Elle n’arrivait pas à savoir quoi. Elle aimait la vue. Tout en hauteur, loin de l’animation de la rue, elle se sentait en sécurité, bordée dans son refuge. Mais était-elle réellement en sécurité ? se demanda-t-elle, alors que le chat ronronnait et que la nuit noire semblait l’envelopper. En sécurité contre qui, contre quoi ? Vivre seule était plus dur que prévu. Que faisait François à cet instant ? Il était resté là-bas. Elle l’imagina en train de regarder une série en visionnage compulsif, les pieds sur la table basse. Quel intérêt de penser à François ? Aucun.
Les yeux myopes de Clarissa glissèrent vers la rue, où des vacanciers éméchés titubaient, l’éclat de leurs rires s’élevant jusqu’à elle. Ce nouveau quartier n’était jamais calme. Des hordes de touristes se succédaient sur les trottoirs dans une chorégraphie poussiéreuse qui l’éberluait. Elle avait appris à éviter certaines avenues, où des grappes d’estivants se percutaient, téléphones portables braqués vers les vestiges de la Tour et le chantier de la nouvelle construction. Il fallait sinon se frayer un passage à travers cette masse compacte, parfois jouer des coudes.
Depuis qu’elle vivait ici, elle ne se lassait pas d’observer l’immeuble d’en face, et toutes les vies derrière ses fenêtres. En quelques semaines à peine, elle avait déjà repéré les habitudes des différents locataires. Elle savait qui était insomniaque, comme elle, qui travaillait tard devant un écran d’ordinateur, qui se préparait un en-cas au milieu de la nuit. Parfois, elle utilisait même ses jumelles. Elle n’en éprouvait pas la moindre culpabilité, bien qu’elle eût détesté qu’on agisse de la sorte envers elle. Elle vérifiait toujours que personne ne la surveillait en retour. Mais on ne pouvait pas la voir ; elle était trop haut perchée, protégée derrière les corniches de pierre. Pourquoi sentait-elle malgré tout un œil peser sur elle ?
La vie des autres s’étalait sous ses yeux comme les alvéoles d’une ruche dans lesquelles elle pouvait butiner à sa guise, en alimentant son imaginaire à l’infini. Chaque ouverture offrait la richesse d’un tableau de Hopper. La femme du deuxième pratiquait son yoga tous les matins sur un tapis qu’elle déroulait avec précaution. La famille du troisième se disputait en permanence. Que de portes claquées ! L’homme du sixième passait beaucoup de temps dans sa salle de bains (oui, elle le distinguait à travers les carreaux pas assez opaques). La dame de son âge, au cinquième, rêvassait, allongée sur un canapé. Clarissa ne connaissait pas leurs noms, mais elle était la spectatrice privilégiée de leur vie quotidienne. Et cela la fascinait.

Quand elle s’était lancée dans la recherche d’un nouvel appartement, elle ne s’était pas rendu compte à quel point elle allait s’introduire dans l’intimité d’inconnus. Par la disposition des meubles, des objets, par les odeurs, les parfums, les couleurs, chaque pièce visitée racontait une histoire. Il lui suffisait de pénétrer dans un salon pour se représenter la vie de la personne qui vivait là. En un flash affolant et addictif, elle voyait tout, comme si elle était munie de capteurs internes spéciaux.
Elle n’était pas près d’oublier le duplex situé boulevard Saint-Germain, après Odéon. L’annonce correspondait exactement à ce qu’elle cherchait. Elle aimait bien le quartier, se voyait déjà en train de monter l’escalier aux marches lustrées. Mais le plafond était si bas qu’elle avait dû presque se tenir courbée pour entrer dans les lieux. L’agent immobilier, qui lui arrivait à l’épaule, lui avait demandé, hilare, combien elle mesurait. Quel crétin ! Elle avait tout de suite compris que la propriétaire travaillait dans l’édition, au vu des nombreux manuscrits empilés sur le bureau noir laqué. Certains éditeurs annotaient encore des textes sur papier, mais ils étaient de plus en plus rares. La bibliothèque débordait de livres, un bonheur pour un écrivain. Elle avait penché la tête pour déchiffrer le dos des ouvrages. Oui, il y avait deux des siens. Géomètre de l’intime et Le Voleur de sommeil. Ce n’était pas la première fois qu’elle découvrait ses livres au cours d’une visite, pourtant cela lui faisait toujours plaisir.
Le duplex était ravissant, mais miniature ; son corps mangeait tout l’espace, comme celui d’Alice au pays des merveilles devenant plus large que la maison. Dommage, car l’endroit était calme, ensoleillé, donnant sur une jolie cour intérieure. Elle n’avait pas pu s’empêcher de remarquer les produits de beauté dans la salle de bains, le parfum, le maquillage, et lorsque l’agent immobilier avait ouvert la penderie, elle avait détaillé les vêtements, les escarpins. Et très vite, l’image d’une femme s’était imposée, petite, gracile et soignée, jeune encore, mais seule. Sans amour dans sa vie. Sans sexe. Quelque chose de sec et d’aride s’insinuait ici. Dans la chambre à coucher marron glacé, le lit apparaissait telle une couche mortuaire, où elle ne voyait qu’un gisant fossilisé par un sommeil de cent ans. Personne ne jouissait entre ces murs. Ni seul ni accompagné. Jamais. Une profonde mélancolie exsudait de ce domicile. Elle avait fui.
Elle s’était mise à visiter un appartement par jour. Une fois, elle avait cru trouver. Un deux-pièces au cinquième étage, avec un balcon, près de la Madeleine. Très ensoleillé, une de ses priorités. Il avait été récemment refait et la décoration lui plaisait. Le propriétaire repartait en Suisse. Sa femme ne souhaitait plus vivre à Paris depuis les attentats. Clarissa s’apprêtait à signer le bail lorsqu’elle avait repéré, consternée, un pub de rugby au rez-de-chaussée. Elle était toujours venue dans la matinée, et n’avait pas remarqué le bar, fermé à ce moment-là. C’était en passant tard pour se faire une idée du quartier le soir qu’elle était tombée dessus. Le pub ouvrait jusqu’à deux heures du matin, tous les jours. Jordan, sa fille, s’était gentiment moquée d’elle. Et alors ? Elle n’avait qu’à mettre des bouchons anti-bruit, non ? Mais Clarissa détestait ça. Elle avait décidé de tester le niveau sonore en passant la nuit dans le petit hôtel situé face au bar.
— Nous avons des chambres agréables et calmes dans le fond, lui avait suggéré le réceptionniste lorsqu’elle s’était présentée.
— Non, non, avait-elle dit, je souhaite être face au pub.
Il l’avait dévisagée.
— Vous ne fermerez pas l’œil. Même sans match, il y a beaucoup de bruit. Et l’été, je ne peux même pas vous dire ce que c’est. Tous les voisins se plaignent.
Elle le remercia et tendit la main pour saisir la carte magnétique. Il avait eu raison. Elle fut réveillée régulièrement jusqu’à deux heures par des clients qui bavardaient sur le trottoir, leur pinte à la main. En dépit du double vitrage, une musique assourdissante se faisait entendre dès que les portes du pub s’ouvraient. Le lendemain, elle appela l’agence pour dire qu’elle ne prenait pas l’appartement.
Ce qu’elle voyait ne lui convenait jamais. Elle perdait espoir. François, de son côté, essayait de la retenir. Ne voulait-elle pas rester ? Elle n’avait rien voulu savoir. Pensait-il vraiment qu’elle allait fermer sa gueule et rester après ce qu’il avait fait ? Faire comme si de rien n’était ? Alors qu’elle n’y croyait plus, qu’elle s’était persuadée que la seule solution était de partir vivre à Londres dans le lugubre sous-sol de la maison de son père à Hackney, un deux-pièces loué à des étudiants, elle avait rencontré Guillaume. C’était à un cocktail pour l’ouverture d’une librairie-café à Montparnasse. Elle avait hésité à y aller, mais Nathalie, la charmante libraire, était une fervente supportrice de son travail. C’était si rare, l’ouverture d’une librairie, qu’elle avait accepté de passer, par amitié.
On lui avait présenté un jeune type propre sur lui, Guillaume, ami de Nathalie, qui s’était empressé de lui dire qu’il n’était pas du tout dans l’édition, ce secteur sinistré. Lui, c’était l’immobilier. Il lui avait tendu une coupe de champagne, qu’elle avait acceptée. Après l’attentat, une grande partie du septième arrondissement avait dû être repensée, reconstruite : tout ce qui se trouvait entre la Tour et l’École militaire, et entre les avenues de La Bourdonnais et le boulevard de Grenelle. Il travaillait pour le cabinet d’architectes choisi pour la réhabilitation le long de l’ancien tracé de l’avenue Charles-Floquet. Clarissa savait, comme la plupart des Parisiens, que les rues et les avenues détruites avaient été retracées et rebaptisées. On avait privilégié la végétation. Tout le monde avait eu besoin de cet apaisement, avait expliqué Guillaume.
Clarissa n’avait jamais songé à ce quartier récent. Elle se disait que c’était certainement inabordable pour elle. Guillaume lui décrivait fièrement les habitations qu’il avait conçues avec son équipe, tout en faisant défiler des images sur son mobile. Elle avait dû avouer que c’était magnifique. Verdoyant, contemporain, surprenant. Il lui avait transmis ses coordonnées. Si jamais elle voulait plus d’informations, il lui suffisait de lui envoyer un SMS.
— Il reste des logements ? s’était-elle hasardée.
— C’est compliqué. Il y en a, oui, mais réservés à des artistes. Il y a un quota à respecter.
Elle lui avait demandé ce qu’il entendait par « artistes ». Il avait haussé les épaules, s’était gratté le haut du crâne. Il voulait dire des peintres, des musiciens, des poètes, des chanteurs, des sculpteurs, des plasticiens. Une résidence avait été spécialement conçue pour eux. On n’en parlait pas et on ne faisait pas de publicité, car sinon ce serait l’émeute. Il fallait déposer un dossier, passer un entretien devant un comité, discuter de son travail. Toute une affaire. Du sérieux ! On n’acceptait pas n’importe qui.
— Et les écrivains ? Vous les avez oubliés, il me semble !
C’est vrai, il les avait oubliés, les écrivains. C’étaient bien sûr des artistes au même titre que les autres.
— Vous pouvez me dire comment postuler ?
Guillaume n’avait aucune idée de qui elle était, ni de ce qu’elle faisait. Elle ne s’en était pas offusquée. Après tout, son dernier livre à succès était sorti des années auparavant. Elle l’avait tiré par la manche vers les rayonnages et, repérant la lettre K, lui avait tendu Géomètre de l’intime sous l’œil curieux de Nathalie en train de discuter un peu plus loin. Il avait feuilleté l’ouvrage, s’était excusé de ne pas en savoir plus sur son œuvre. Il ne lisait jamais. Il n’avait pas le temps. Il lui avait demandé poliment de quoi il s’agissait.
— Du lien entre les écrivains, leur travail, leurs maisons, leur intimité, et leurs suicides, en particulier Virginia Woolf et Romain Gary. C’est un roman, pas un essai.
Il avait paru décontenancé, s’était plongé dans la contemplation de la couverture, où le regard bleu de Gary contrastait avec celui, plus sombre, de Woolf. Il était parvenu à murmurer :
— Ah, oui.
Il l’avait regardée attentivement, comme pour la première fois, et Clarissa savait ce qu’il pensait : qu’elle avait dû être belle, autrefois, et qu’elle l’était encore, curieusement.
Il lui avait conseillé de contacter par mail une certaine Clémence Dutilleul, via un site dont il lui avait donné le nom. C’était elle qui s’occupait des dossiers pour la résidence des artistes. Mais il fallait faire vite. Il restait peu de logements disponibles. En rentrant dans le petit studio qu’elle louait à la semaine, pour ne plus avoir à cohabiter avec son mari, elle s’était rendue sur le site. De toute façon, elle n’y croyait pas. Mais il fallait bien tenter sa chance. La nuit même, elle avait rempli un questionnaire en ligne détaillé, et l’avait envoyé à l’attention de Clémence Dutilleul. Elle avait été étonnée de recevoir une réponse dès le lendemain, qui lui proposait un rendez-vous deux jours plus tard.
— Tu as envie d’habiter là où il y a eu tous ces morts ? (La voix de Jordan était ironique.) Surtout toi, une obsédée des lieux, des murs ! Tu as tant écrit sur ça. Tu te jettes dans la gueule du loup, non ?
Clarissa avait tenté de se défendre en lui disant que vivre à Paris, c’était fouler chaque jour un sol qui avait connu un épisode sanglant. Ce qui l’attirait ici, c’était que les immeubles n’avaient pas d’histoire, car ils venaient d’être construits.
Clarissa se rendit dans la cuisine, les plafonniers s’allumèrent à son passage. Les interrupteurs n’existaient plus depuis belle lurette, et elle ne s’en plaignait pas. On lui avait dit, lors de son emménagement le mois précédent, qu’elle pouvait désigner l’assistant virtuel de l’appartement par l’appellation de son choix.
— Mrs Dalloway, allumez la bouilloire.
Mrs Dalloway s’exécuta. Clarissa lui avait confié la plupart des tâches ménagères. C’était Mrs Dalloway qui gérait avec minutie le chauffage, la climatisation, l’alarme, la fermeture des volets, le système d’éclairage, le nettoyage automatique, et une infinité d’autres fonctions domestiques. Clarissa avait fini par s’y faire. Elle avait hésité au début entre Mrs Danvers et Mrs Dalloway, avant que sa vénération sans réserve pour Virginia Woolf prenne le dessus. Et puis la maigre silhouette noire de Mrs Danvers, la gouvernante dévouée, l’inquiétante sentinelle de Manderley, dans le roman Rebecca de Daphne du Maurier, n’avait rien de rassurant. Clarissa n’avait plus son mari à ses côtés, ici elle vivait seule pour la première fois depuis de longues années. Elle cherchait toujours ses marques. Et elle avait préféré se réconforter avec Clarissa Dalloway, celle qui lui avait inspiré la moitié de son pseudonyme.
Elle prépara sa tisane, ajouta une cuillerée de miel. Du miel artificiel, évidemment, au goût sucré et crémeux. Le vrai était désormais introuvable. L’année précédente, elle était parvenue à en dénicher une infime quantité, à travers un réseau clandestin, mais à quel prix ! Le miel coûtait désormais plus cher que le caviar. Les fleurs aussi. Elle se languissait des vraies roses, celles qui poussaient autrefois dans le jardin de sa mère. Les roses artificielles étaient habilement exécutées, dotées de gouttelettes diamantées qui formaient dans leur cœur écarlate une fausse rosée scintillante. De prime abord, les pétales semblaient soyeux, mais une consistance caoutchouteuse finissait par s’imposer. À la longue, leur parfum entêtant dévoilait un déplaisant relent chimique qu’elle ne supportait plus.
Tandis qu’elle savourait sa tisane en observant les toitures d’en face, elle se demanda une fois encore si, dans la foulée de sa décision de quitter son mari, elle n’avait pas choisi cet appartement de manière trop hâtive. N’aurait-elle pas dû y réfléchir davantage ? Cet endroit lui convenait-il vraiment ? Sa fille avait eu l’idée du chat. Jordan lui avait dit que les chats étaient les animaux domestiques préférés des écrivains. Les écrivains solitaires ? avait demandé Clarissa. À quel point d’ailleurs avait-elle souhaité cette solitude ? Le salon s’étalait devant elle, son élégante sobriété
qui paraissant toujours aussi étrange et inhabituelle, presque une énigme. C’était beau. Mais vide.
Une fois qu’elle avait décidé de rompre, cela avait été une folle précipitation. Elle avait cru – à tort – qu’un nouveau foyer serait facile à trouver. Elle n’avait nullement besoin d’un appartement spacieux ou extravagant, il lui fallait simplement un endroit pour travailler, une « chambre à soi », comme disait sa chère Virginia Woolf. Un salon et une pièce pour que sa petite-fille Adriana, dite Andy, puisse venir de temps en temps passer la nuit. Elle n’était pas non plus exigeante quant au quartier, du moment qu’elle puisse y faire ses courses aisément et qu’il soit bien desservi par les transports publics. Plus personne ne conduisait en ville. Elle avait même oublié comment tenir un volant. François et Jordan s’en chargeaient pour elle en vacances. À présent, Jordan devrait s’y coller.
Le chat se frotta contre ses mollets. Elle se baissa, l’attrapa avec maladresse, car elle n’avait pas encore les bons gestes. Sa fille lui avait montré comment faire, mais ce n’était pas évident. Le chat s’appelait Chablis. C’était un chartreux au tempérament doux, âgé de trois ans. Il appartenait à une amie de Jordan qui était partie vivre aux États-Unis. Clarissa avait eu du mal au début. Chablis restait dans son coin, ne réagissait jamais à ses appels, et ne daignait picorer ses croquettes que lorsqu’elle n’était pas là. Elle se disait que sa maîtresse lui manquait et qu’il devait être triste. Puis un jour il était venu s’asseoir sur ses genoux très dignement, figé comme un sphinx gris. Elle avait à peine osé le caresser.
Chablis, comme elle, se faisait difficilement à cet espace moderne et lumineux, tout en verre, pierre et bois blond. Pourtant, au fond, elle appréciait l’aspect dépouillé, les surfaces lisses, la lumière. Ils devaient apprivoiser leur territoire, le chat et elle. Il fallait être patient. Elle avait laissé derrière elle tant de choses en arrivant ici. Tout ce qui était estampillé François, elle n’en voulait plus. Comme s’il était mort. À ceci près qu’il ne l’était pas. Il allait même très bien. Insolemment bien, pour son âge. C’était leur mariage qui était mort. C’était leur mariage qu’elle avait enterré.
Clarissa déposa Chablis dans le panier situé dans un coin de sa chambre. Cela ne servait pas à grand-chose puisque, au milieu de la nuit, le chat bondissait délicatement sur son lit et se blottissait contre son dos. Elle avait été surprise lorsque, pour la première fois, il avait pétri son épaule de ses pattes avant, comme si c’était de la pâte à pain. Jordan lui avait expliqué que tous les chats faisaient cela. C’était instinctif. Elle avait fini par s’y habituer. En fait, c’était rassurant.
Après une douche rapide, Clarissa s’allongea sur son lit dans la pénombre. Un nouveau lit. Un lit où François n’avait pas dormi. François qui n’était même pas venu ici. Elle ne l’avait pas convié. Le ferait-elle ? C’était encore trop tôt. Elle n’avait pas digéré. Jordan voulait savoir ce qu’avait bien pu faire son beau-père, pour qu’elle décide ainsi de le quitter sur-le-champ. Elle aurait pu le lui dire. Jordan avait quarante-quatre ans, ce n’était plus une gamine. Elle avait elle-même une fille de bientôt quinze ans. Mais Clarissa n’avait pas eu le courage. Jordan avait insisté. Il avait fait quoi, François ? Une histoire de cul ? Une bonne femme dont il était amoureux ? Clarissa repensa à la chambre mauve, aux boucles blondes. Elle aurait pu tout révéler à sa fille. Elle savait exactement quels mots utiliser. Elle imaginait déjà l’expression de Jordan. Elle avait laissé les paroles monter jusqu’à ses lèvres, comme une bile saumâtre, puis elle les avait refoulées.
Oublier François. Mais ce n’était pas facile de tirer un trait sur l’homme avec qui elle avait passé tant d’années. La nuit venue, elle demandait à Mrs Dalloway de projeter des vidéos sur le plafond de sa chambre ; des concerts qu’elle aimait, des films, des documentaires, des créations artistiques. Elle se laissait porter par les formes, les sons, les lumières, et souvent elle s’endormait. Elle ne parvenait plus à faire la différence entre ses rêves bizarres et ce que diffusait Mrs Dalloway. Parfois, elle laissait Mrs Dalloway lui proposer des images en fonction de ce qu’elle avait déjà visionné. Elle ne voyait pas la nuit s’écouler. Tout se mélangeait en un défilé bariolé, comme si elle avait été droguée. Quand elle se réveillait, la bouche sèche, le chat roulé en boule contre elle, elle avait du mal à se lever. Depuis qu’elle vivait ici, les petits matins étaient rudes. Son corps lui paraissait endolori. Elle se disait que c’était le contrecoup de la désintégration de son mariage, du déménagement. Allait-elle s’y faire ?
— Mrs Dalloway, montrez-moi mes e-mails.
Les messages apparurent sur le plafond.

Chère Clarissa Katsef,
J’imagine que vous devez recevoir des dizaines de courriels de ce genre, mais je tente ma chance. Je m’appelle Mia White. J’ai dix-neuf ans. Je suis étudiante en deuxième année à l’université d’East Anglia, à Norwich. J’étudie la littérature française et anglaise. Je suis également inscrite à un atelier d’écriture.
(Si vous êtes arrivée jusqu’ici, je prie pour que vous ayez envie de poursuivre votre lecture !)
Je m’intéresse à la manière dont les lieux influencent les romanciers. La manière dont leur travail est façonné par l’endroit où ils vivent, où ils écrivent. Évidemment, ce thème est au cœur de votre propre œuvre, et en particulier de Géomètre de l’intime, que j’ai lu avec grand plaisir.
(Ne vous inquiétez pas, cette lettre n’est pas celle d’une fan collante. Je ne suis pas ce type de lectrice.)
Je serai à Paris pendant les six prochains mois, pour ma thèse. Je suis certaine que vous êtes très occupée, que vous n’avez pas le temps, mais j’aimerais tant faire votre connaissance. Je suis bilingue, comme vous, et j’ai grandi en apprenant deux langues, comme vous. Mon père est anglais et ma mère française. Comme vous.
J’ignore si vous disposez d’un moment pour rencontrer vos lecteurs. Peut-être que non.
Merci d’avoir lu ma lettre.
Sincèrement,
Mia White

Clarissa ôta ses lunettes, se frotta les paupières. Non, elle n’avait pas coutume de rencontrer ses lecteurs, sauf lors de dédicaces et de salons du livre. Elle l’avait fait, il y a dix ou quinze ans. Plus maintenant. Mia White. C’était intéressant, revigorant de recevoir un courriel de la part d’une jeune fille de dix-neuf ans. Cela signifiait-il qu’une petite minorité lisait encore des livres ? Et ses livres, de surcroît ? N’était-ce pas tout simplement miraculeux ?
La plupart des gens ne lisaient plus. Elle l’avait remarqué depuis un moment déjà. Ils étaient rivés à leur téléphone, à leur tablette. Les librairies fermaient les unes après les autres. Géomètre de l’intime, son plus grand succès, avait été tellement piraté depuis sa publication qu’il ne lui rapportait presque plus de droits d’auteur. D’un clic, on pouvait le télécharger, dans n’importe quelle langue. Au début, Clarissa avait tenté d’alerter son éditeur, mais elle s’était rendu compte que les éditeurs étaient démunis contre le piratage. Ils avaient d’autres angoisses. Ils faisaient face à ce problème encore plus inquiétant qu’elle voyait se propager comme une tumeur sournoise : la désaffection à l’égard de la lecture. Non, les livres ne faisaient plus rêver. On les achetait de moins en moins. La place phénoménale qu’avaient grignotée les réseaux sociaux dans la vie quotidienne de tout un chacun était certainement une des causes de cet abandon. L’enchaînement effréné d’attentats, telles des perles sanglantes enfilées sur un immuable collier de violence, en était une autre. Elle aussi s’était retrouvée hypnotisée par les images atroces affichées sur le portable, brûlantes par leur immédiateté, abominables par l’étalage cru de chaque détail. Un roman paraissait fade à ceux qui étaient biberonnés à une telle débauche de barbarie et qui en voulaient toujours plus, comme des drogués en manque de leur dose. Il fallait du temps pour lire des livres. Pour en écrire aussi. Et personne désormais ne semblait prendre le temps ni de lire ni d’écrire.
— Souhaitez-vous répondre à Mia White ? demanda Mrs Dalloway.
— Non. Plus tard. Montrez-moi les autres mails.
Elle remit ses lunettes. Le message de son père apparut. Comme toujours il s’adressait à elle en utilisant son véritable prénom, qu’elle détestait. Il dictait à son smartphone, bien sûr. Il était incapable de taper sur un clavier à cause de son arthrose. Il ne se débrouillait pas trop mal. La ponctuation laissait à désirer, mais il se faisait bien comprendre. Elle correspondait avec lui ainsi. Quand on l’appelait, il entendait mal. Était-ce la faute de sa puce auditive ? Elle ne lui avait encore rien dit pour François. Elle attendait.
Ma chérie C…,
Je vais bien et toi. Ton frère s’occupe un peu de moi mais il a autre chose à foutre. Je m’ennuie tu sais. La plupart de mes amis sont morts et ceux qui sont encore là à presque cent ans sont si chiants tu n’as pas idée. Je sais que tu ne parles plus à ton frère depuis cette connerie d’héritage. Ma sœur était une vieille fille égoïste et une emmerdeuse. Non mais quelle idée de tout laisser aux filles d’Arthur et rien à Jordan. Je m’en remets toujours pas tu sais. Je sais que tu n’as pas envie de revenir sur tout ça et que ça te fait de la peine mais ça m’en fait à moi aussi. Arthur a été décevant avec toi son unique sœur mais aussi avec moi son père. Il aurait pu faire un geste. Donner quelque chose à Jordan. Merde. Il n’a rien fait. Je sais que Jordan ne parle pas à ses cousines non plus. Des pouffiasses. Elles n’ont rien de la classe et l’intelligence de ta fille. L’héritage de Serena a vraiment foutu en l’air cette fichue famille. Heureusement que ta mère n’est plus là pour voir ce bordel. Je voudrais que tu me donnes des nouvelles ma chérie. Je suis ton vieux père et même si je ne comprends rien à tes livres intellos je suis si fier de toi. Tu sais tu ne m’as pas écrit depuis deux semaines. Pourquoi et qu’est-ce que tu fous. J’ai demandé à Andy des nouvelles de toi. Elle me répond toujours. Pas comme sa grand-mère. Elle m’a dit que tu avais déménagé. Non mais c’est quoi cette histoire ma chérie. Vous êtes dans quel quartier. J’aime tellement votre appartement près du Luxembourg pourquoi vous êtes partis. C’est François qui voulait. Ou toi. Je suis triste je ne comprends plus rien. Bon explique-moi. Raconte-moi tout. Chaque mail de toi c’est comme une petite récompense qui illumine ma journée. Tu me manques ma chérie. Viens voir ton vieux père un de ces jours. Je suis trop âgé pour me rendre à Paris. Je compte sur toi.
Ton vieux Dad qui t’aime.

Elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Son père écrivait comme il parlait. Elle l’imaginait, dans sa tanière au rez-de-chaussée, entouré de ses trophées de chasse, ses clubs de golf et sa collection. Il collectionnait des représentations de mains anciennes, en terre, porcelaine, marbre, plâtre, bois ou cire. Elle lui en avait rapporté plusieurs, glanées lors de ses tournées. Ainsi, Adriana avait cafté. Ce n’était pas si mal que sa petite-fille ait lâché le morceau. Elle allait devoir réfléchir sérieusement à ce qu’elle dirait à son père. Il ne débordait pas d’affection envers François, ce qui n’avait pas été le cas avec son premier mari, Toby, le père de Jordan.
— Souhaitez-vous répondre au courriel de votre père ? demanda Mrs Dalloway.
— Pas maintenant, répondit-elle.
Puis elle rajouta :
— Merci.
— De rien, Clarissa.
Il y avait même le soupçon d’un sourire dans la voix de Mrs Dalloway. Comme tous les assistants virtuels, elle avait réponse à tout. Mais Clarissa n’ignorait pas que Mrs Dalloway avait été programmée avec des données spécifiques la concernant, elle. Quoi, précisément ? Elle n’avait pas pu en savoir plus.

Lorsqu’elle avait rencontré Clémence Dutilleul, l’entretien avait été surprenant. Le siège social de CASA était situé dans les quartiers qui avaient émergé des cendres de l’attentat : un grand immeuble en verre et acier surplombé d’un jardin. Le bureau de Clémence donnait sur ce dernier étage. C’était une pièce spacieuse et claire avec une belle vue. De là-haut, Clarissa remarqua combien la blancheur des immeubles du nouveau secteur tranchait avec les anciennes artères haussmanniennes grises et ardoisées. Une vision positive et pleine d’espoir, trouva-t-elle.
Clémence était une petite femme sèche dans la quarantaine. Clarissa apprécia son tailleur noir style années 40, qui lui donnait une élégance austère. Mais elle ignorait à quoi elle devait s’attendre. Sur le site, il n’y avait aucune information sur les entrevues, et elle n’en avait pas trouvé davantage sur la Toile. La résidence d’artistes CASA restait nimbée dans son mystère. Un petit homme d’une cinquantaine d’années s’était joint à elles. Elle n’avait pas saisi son nom. Ils prirent place autour d’une table blanche ovale. Un jeune assistant leur proposa du café, du thé. Clarissa avait décidé de ne pas se mettre sur son trente-et-un. La plupart de ses vêtements se trouvaient encore dans l’appartement qu’elle partageait avec François. Elle voulait qu’on la voie exactement telle qu’elle était. Pourquoi se faire passer pour une autre ? Elle portait une chemise verte, un jean blanc, des baskets. Ses cheveux roux étaient nattés. Elle était convaincue que de toute façon elle ne serait jamais admise ici. Elle ne vendait pas assez de livres, était trop âgée, pas assez célèbre, pas à la mode. Il y avait certainement des centaines de candidats plus jeunes et plus brillants. Elle espérait que ce qui allait suivre n’allait pas être trop humiliant.
Il n’y avait aucun document devant eux. Pas même un stylo, une tablette, une feuille de papier. Acceptait-elle d’être filmée ? Elle ne repérait aucune caméra. Elle se demandait où elle était dissimulée. Aucun problème, répondit-elle. Le quinquagénaire avait un visage avenant. C’était son regard qui dérangeait Clarissa, sa façon de la dévisager. Deux billes noires qui ne la lâchaient pas.
Clémence prit une gorgée de café et sourit. Le silence s’étira, cela ne dérangeait nullement Clarissa. Elle n’avait pas peur du silence. Ils se trompaient s’ils pensaient qu’elle allait bavarder, combler les blancs. Elle ne souhaitait pas qu’on la juge fébrile, aux abois. Elle se contenta de sourire. Il y avait certainement une équipe, planquée quelque part, peut-être derrière les miroirs, en train d’épier chacun de ses gestes pour mieux les disséquer.
— Nous vous remercions infiniment d’être venue ce matin, dit enfin Clémence Dutilleul.
L’homme aux yeux noirs étincelants prit la parole :
— Ceci n’est pas un examen. Nous allons plutôt avoir une conversation détendue. Nous souhaitons vous entendre parler de vous, de votre travail. Notre résidence d’artistes s’inscrit dans un programme immobilier auquel nous croyons beaucoup. Nous l’avons imaginé pour que des gens comme vous, des créateurs, puissent s’exprimer en toute sérénité. Nous avons besoin de vous connaître un peu mieux. Nous ne sommes pas intéressés par tout ce qui a déjà été dit ou écrit sur vous. Ce qui nous intéresse en revanche, c’est votre rapport à la création artistique, et la construction de votre œuvre. Nous voulons apprécier votre parcours et vos ambitions littéraires, la qualité de votre projet. Vous pouvez prendre tout votre temps, ou répondre rapidement. Cela n’a pas d’importance. Voilà, j’espère que c’est clair. À vous, madame.
Deux sourires figés, deux paires d’yeux inquisiteurs. Une envie de fou rire la parcourut un court instant. Par quoi commencer ? Elle avait toujours détesté parler d’elle. Elle n’avait rien préparé, ni discours ni présentation. Elle ne supportait pas les auteurs qui se prenaient au sérieux, qui se gargarisaient d’eux-mêmes. Elle ne comprenait pas sur quels critères reposait leur sélection. « Ce qui nous intéresse en revanche, c’est votre rapport à la création artistique, et la construction de votre œuvre. » Putain de n’importe quoi, aurait braillé son père. Elle se décida vite. Elle ferait court. De toute manière, sa candidature ne serait jamais retenue. Dans dix minutes, elle serait sortie d’ici.
— Je viens de quitter mon mari.
C’était sorti spontanément. Elle n’avait pas envisagé de parler de sa situation personnelle. Tant pis. Ils la regardaient toujours attentivement, en hochant la tête.
Elle embraya en expliquant qu’elle n’avait jamais habité seule. Il fallait qu’elle se sente bien dans un endroit. Non seulement pour y vivre, mais pour y écrire. Elle cherchait un appartement qui pourrait être une sorte de refuge. Qui l’abrite. Qui la protège. Elle écrivait sur les lieux, justement, sur ce qu’ils transmettaient. Elle était venue tard à l’écriture. Lorsque son premier roman avait été publié, elle avait déjà la cinquantaine. Le chemin de l’écriture s’était ouvert pour elle lorsqu’elle avait étudié le rapport intime que l’écrivain entretenait avec les maisons. Elle n’avait pas prévu d’en faire un roman. Le livre s’était imposé, après un drame personnel et la découverte de l’hypnose. Il avait été publié, un peu par hasard, suite à une série de rencontres, et il avait connu un certain succès. Elle tenait à leur dire une chose : pour elle, un artiste n’avait pas besoin d’expliquer son œuvre ; si le public ne comprenait pas ou passait à côté, c’était son problème. Pourquoi un artiste devrait-il se justifier ? Sa création parlait d’elle-même. Des lecteurs lui demandaient de temps en temps d’expliquer la fin de ses livres. Cela la faisait rire, pleurer parfois, ou la mettait dans une rage folle. Elle écrivait pour inciter à réfléchir, et non pour donner des réponses.
Elle se rendit compte qu’elle parlait fort, que sa voix résonnait, qu’elle faisait de grands gestes. Ceux qui la filmaient devaient ricaner. Ils avaient déjà probablement rayé son nom de la liste.
— Continuez, je vous prie, dit l’homme à lunettes.
Elle n’avait pas grand-chose à ajouter, répondit-elle. Ah, si, un dernier point. Élevée par un père britannique et une mère française, elle était parfaitement bilingue. Elle avait deux langues d’écriture, et n’avait jamais pu choisir l’une au dépend de l’autre. Alors elle se servait des deux. Tout cela se savait. Ce qui était différent, c’était qu’aujourd’hui elle avait commencé à écrire en anglais et en français en même temps. Oui, ils avaient bien entendu. En même temps. C’était la première fois de sa vie qu’elle se lançait dans une telle entreprise.
— C’est extrêmement intéressant, fit Clémence lentement. Pouvez-vous nous en dire plus?
Pouvait-elle leur faire confiance ? Ils la dévisageaient tous les deux avec la même attention, les yeux brillants, voraces.
Non, elle ne pouvait pas leur en dire plus. Justement, elle prévoyait de travailler cette question : ce que cela signifiait d’avoir un cerveau hybride capable d’écrire simultanément en deux langues. C’était son projet, et c’était trop tôt pour en parler. Même son éditrice n’était pas au courant. Il était difficile d’exposer une idée encore en gestation. Mais elle savait que cette démarche personnelle l’habitait profondément, et qu’elle irait au fond des choses. Depuis longtemps, le bilinguisme et son mécanisme la passionnaient. Elle allait prendre le temps d’explorer ce thème et de se l’approprier.
— C’est en effet un sujet très intéressant, déclara l’homme.
Clarissa s’apprêta à prendre congé. Elle devait visiter un deux-pièces dans l’après-midi, près du métro La Fourche. Un quartier qu’elle connaissait mal.
— Nous revenons dans un court instant, annonça Clémence avec un large sourire. Merci de nous attendre ici.
Ils la laissèrent seule dans la vaste pièce aux murs recouverts de miroirs. Qu’étaient-ils partis faire ? Discuter de sa candidature avec leur équipe ? Avait-elle une chance ? Cette histoire d’écriture bilingue semblait avoir attiré leur attention. Était-elle encore filmée ? Pendant quelques instants, elle resta assise, sans bouger. Puis elle se leva et se rendit sur la terrasse. Elle se fichait d’être observée. Le jardin était magnifique, mais artificiel, avec des parfums de synthèse qui flottaient au-dessus des fausses haies. Les buis ne s’étaient jamais remis des attaques dévastatrices des pyrales, papillons de nuit venus d’Asie, il y avait longtemps déjà. Entièrement défoliés, ils n’avaient pas retrouvé leur splendeur d’antan. Elle caressa des tiges de lavande, d’avoine de mer, des feuilles de bonsaï, des pétales de lys. Elle dut admettre que tout semblait vrai. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas vu un jardin réel. Celui-ci s’en approchait. Presque. Il était trop parfait. La nature, elle s’en souvenait, était plus désordonnée. Ici, le silence était angoissant. Plus d’insectes. Pas le moindre bourdonnement. Plus d’oiseaux. Pas le moindre gazouillis. Et, venant d’en bas, peu de bruit. Cette partie du nouveau quartier était entièrement piétonne, desservie par des véhicules électriques autonomes. De temps en temps, elle percevait le son désuet d’un claquement de sabots. Depuis les attentats, la police patrouillait souvent à cheval, et elle aimait les entendre. Cela conférait à la ville une atmosphère surannée qu’elle affectionnait.
Elle regarda vers le nord, vers Montmartre. Le studio secret de François était dans cette direction. Allait-il le conserver ? Il devait continuer à s’y rendre. Elle se força à ne pas y penser. Le traumatisme qu’elle avait subi dans cet endroit la ravageait encore. Finalement, si elle n’obtenait pas cette place dans la résidence d’artistes CASA, elle sentait qu’elle n’allait pas y arriver. Elle ne pourrait plus faire face. Toutes ses fragilités remontaient, menaçant de faire céder les digues qu’elle avait patiemment érigées, année après année, depuis si longtemps, depuis la mort du petit. Elle se sentait faible, désespérée. Jamais elle n’avait connu une solitude aussi violente. Se confier, mais à qui ? Ce qu’elle avait à dire était indicible. Elle avait honte, aussi, et elle en voulait à son mari pour cette honte-là. Elle le détestait. Elle le méprisait. Sa déception était immense. Elle n’avait même pas pu le lui dire. Elle avait failli lui cracher à la gueule. Boucler ses valises en silence, les mains tremblantes, tandis qu’il sanglotait, c’était tout ce dont elle avait été capable. Ne pas trouver d’appartement la décourageait. Elle était hantée par l’idée de créer un nouveau foyer rien que pour elle. Un lieu vierge, sans passé, sans traces. Une protection. Un endroit intime. Sa forteresse. Elle pensa à tous ces logements qu’elle avait visités. L’idée de continuer à chercher la démoralisait d’avance.
— Nous voici !
La voix de Clémence la fit sursauter. Ils se tenaient debout devant elle. À la lumière du jour, elle remarqua les plis de leurs vêtements, les fines pellicules sur les épaules du costume de l’homme. Elle était priée de revenir s’asseoir à l’intérieur. On lui proposa une autre tasse de thé. Elle accepta, intriguée par leur lenteur. Ils n’avaient pas l’air pressés. Que voulaient-ils ? Qu’attendaient-ils d’elle ?
— Nous allons vous montrer quelque chose, annonça Clémence.
Sur un des miroirs, un écran émergea. Des photographies d’un appartement lumineux avec une verrière apparurent. Le logo « CASA » bien visible en bas à gauche.
— Voici notre atelier d’artiste, dit l’homme. Il fait quatre-vingts mètres carrés.
— Exposition nord-ouest et sud. Très clair, ajouta Clémence. Au huitième et dernier étage.
Pourquoi lui montraient-ils ces photographies ? Un plan s’afficha : une grande pièce centrale, une cuisine ouverte, un petit bureau, une chambre, une salle de bains. Tout semblait sobre, beau, élégant.
— Il y aura une demi-journée de préparation, dit l’homme. Vous allez devoir revenir. Ce n’est pas bien compliqué, rassurez-vous. Il vous suffira de répondre à une série de questions. C’est pour configurer la sécurité, l’entretien, et l’assistant personnel de l’atelier. Vous aurez également rendez-vous avec le docteur Dewinter, qui s’occupe des artistes de la résidence. Elle est en charge du programme CASA.
Un espoir fou la traversa. L’avaient-ils choisie ? Était-elle retenue ? Allait-elle pouvoir reprendre le cours de sa vie, loin de François ? Ils étaient bizarres, tout de même, ces gens. À quoi jouaient-ils ?
— Je n’ai pas bien compris pourquoi vous me présentez cet atelier.
— Madame Katsef, votre candidature a été retenue. Nous sommes très heureux pour vous.
Elle avait envie de danser autour de la table. Mais elle se retint. L’âge, l’expérience. Elle leur offrit un beau sourire. Elle leur dit qu’elle était ravie. Pouvait-elle le visiter ? Oui, elle le pouvait, pas plus tard que ce soir. Quand pourrait-elle avoir les clefs ? Y emménager ?
Clémence Dutilleul se permit un léger rire.
— Vous allez pouvoir emménager dans quelques jours. Mais vous n’aurez pas besoin de clefs ni de badge.
Clarissa la regarda, déroutée.
— Votre clef, ce sera votre rétine pour le portique du rez-de-chaussée, puis votre index droit pour la porte de votre atelier. Les clefs, les badges, c’est fini. C’est du passé. Bienvenue chez CASA, madame Katsef. »

Extrait
« Plusieurs années après les attentats, se souvint Clarissa, durant une période d’accalmie à la fois inespérée et inquiétante, qui avait coïncidé avec la dislocation de l’Europe et la lente agonie des abeilles, de terribles images s’étaient propagées avec la force d’une épidémie: des citoyens ordinaires incapables de supporter la cruauté du monde mettaient fin à leurs jours en direct sur les réseaux sociaux. Des individus de tous âges, de tous milieux, de toutes nationalités postaient la vidéo de leur suicide. C’était un défilé frénétique, une téléréalité atroce, qui dépassait l’entendement. La littérature n’avait plus sa place dans ce déferlement du direct, l’image régnait toute-puissante et obscène, sans jamais rassasier. Lorsque les écrivains avaient voulu se pencher sur les attentats, leurs livres n’avaient pas été lus, ou si peu. On se déplaçait éventuellement pour les écouter, lorsqu’ils présentaient leur texte, mais de là à l’acheter… Lire ne réconfortait plus. Lire ne guérissait plus. »

À propos de l’auteur
Franco-anglaise, Tatiana de Rosnay est l’auteur de 12 romans, dont Elle s’appelait Sarah (Éditions Héloïse d’Ormesson, 2007), vendu à 11 millions d’exemplaires à travers le monde. Ses livres sont traduits dans une quarantaine de pays et plusieurs ont été adaptés au cinéma. Bilingue, elle a écrit Les Fleurs de l’ombre simultanément en français et en anglais. (Source: Éditions Robert Laffont)

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J’aurais voulu être un Beatles

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  RL2020

 

En deux mots:
Un adolescent qui vit en banlieue parisienne découvre l’album bleu des Beatles. C’est le début d’une passion, mais aussi un moyen d’expliquer à travers souvenirs et émotions «comment les chansons des Beatles infusent dans l’existence» de tout un chacun.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

All you need is Love

Dans cette version augmentée de Le Rouge et le Bleu ou comment les chansons des Beatles infusent dans l’existence paru en 2008, Jérôme Attal revient sur son amour pour les «fab four» et nous offre de (re)découvrir leur parcours et leurs chansons.

Jérôme Attal a semble-t-il trouvé le moyen de nous surprendre chaque année avec un livre bien différent du précédent. Il y a deux ans, dans 37, étoiles filantes, il racontait comment Alberto Giacometti courait derrière Jean-Paul Sartre pour lui casser la figure, l’an passé avec La petite sonneuse de cloches il nous faisait découvrir les amours de Chateaubriand en exil. Et cette fois, s’il revient à Londres, c’est pour mieux nous entrainer dans ses souvenirs d’enfance, du côté de Saint-Germain-en-Laye, au moment où il découvrait le premier album des Beatles. Les éditions Le Mot et le Reste ont eu la bonne idée de demander à Jérôme Attal de corrigée et compléter Le Rouge et le Bleu ou comment les chansons des Beatles infusent dans l’existence paru en 2008.
Avec lui, en courts chapitres qui sont autant de bonbons sortis d’un paquet aux couleurs bleu et rouge, on revisite une histoire dont nous partageons tous un peu quelque chose, surtout si l’on approche ou dépasse le cinquantaine.
Et ce quelque chose est d’importance. Car «la pop culture, la musique, le cinéma, nous construisent, assurent les transitions, la couture entre l’enfance, l’adolescence et tout le bordel qui s’ensuit. La culture pop donne de l’élan, des bases, des modèles, un mode de vie, un horizon…»
La démonstration est lumineuse et nostalgique, brillante et riche d’anecdotes qui raviront aussi ceux qui ne sont pas des afficionados. On prend la mesure du phénomène en même temps qu’on replonge dans la France de la seconde moitié du XXe siècle. Quand Paul Mc McCartney, John Lennon, Ringo Starr et George Harrison faisaient souffler un vent de liberté avec des airs passés aujourd’hui au rang de classiques.
Jérôme Attal revient aussi sur la rivalité entre les Beatles et les Stones qui a aujourd’hui trouvé sa place dans des évaluations – plus ou moins sérieuses – des agences de recrutement. Je me souviens avoir dû répondre à la question, êtes-vous plutôt Beatles ou Rolling Stones?, êtes-vous plutôt Coca ou Pepsi? À en croire Jérôme Attal, on aurait pu y ajouter êtes-vous plutôt Tolstoï ou Dostoïevski? Car il «existe un lien étroit et une opposition révélatrice entre d’un côté les Stones et Dostoïevski, de l’autre les Beatles et Tolstoï.»
L’auteur souligne encore combien les quatre anglais ont poussé des milliers de jeunes français – dont lui-même – à se perfectionner dans la langue de Shakespeare, de suivre avec plus d’assiduité les cours d’anglais avant de partir se perfectionner dans des séjours linguistiques qui étaient aussi autant d’occasions de découvrir la Grande-Bretagne et le charme des petites anglaises. Sur le ferry qui le ramène en France, il a cette belle idée d’écrire la plus belle des lettres d’amour à partir des titres de son songbook. Ce qui donne cette petite merveille: «Hello little girl, I call your name. All you need is love. From me to you, I want to hold your hand. Please please me, don’t let me down. Do you want to know a secret? I wanna be your man, here, there, and everywhere, across the universe. It’s only love. We can work it out. I ’m happy just to dance with you. Oh! Darling. I want you. I ’ll be back. Goodbye.
P.-S. I love you.»
On ne révèlera pas ici toute la poésie de la réponse à cette carte postale brûlante d’amour.
Au fil des ans, on y voit aussi défiler la grandeur et la décadence du groupe mythique et on découvrira comment s’est construit le mythe. Que depuis des décennies les fans ont leurs lieux de rendez-vous, à commencer par le fameux passage piétons devant les studios d’Abbey Road que les «fab four» ont emprunté le 8 août 1969. Cet instant, immortalisé par le photographe écossais Iain Macmillan, fera la pochette du dernier album studio du groupe. Quant au passage piétons, il sera classé aux monuments historiques anglais en 2010. L’autre lieu de culte, le Vintage Magazine Shop, du côté du Borough Market, a été remplacé par un magasin de vêtements. Une disparition douloureusement ressentie par les habitués qui «se sentent amèrement dépossédés, orphelins d’une partie stable de leur existence.» bien qu’il reste le Beatles Store en haut de Baker Street.
Et puis, s’il ne fallait s’attacher qu’à un seul titre, ce serait «Michelle» dont on comprendra en fin de volume l’émotion particulière qu’elle peut susciter pour l’auteur qui nous livrera par la même occasion quelques clés de son travail de romancier et comment ses proches deviennent par la magie de l’écriture des personnages de roman. Voilà aussi de quoi relire avec un œil neuf L’Appel de Portobello Road et La Petite sonneuse de cloches.


3 novembre 1965. Les Beatles enregistrent «Michelle» aux studios d’Abbey Road.

J’aurais voulu être un Beatles
Jérôme Attal
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
156 p., 15 €
EAN 9782361391942
Paru le 6/02/2020

Où?
Le roman se déroule en France, à La Garenne-colombe puis Saint-Germain-en-Laye, mais aussi à Paris et Londres, sans oublier l’évocation de vacances en Belgique, à Gibecq.

Quand?
L’action se situe de nos jours, avec des retours en arrière de plus d’un demi-siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«L’idée séduisante d’aborder l’un des groupes les plus célèbres au monde par le lien intime qui les unit à tout un chacun.»
Cinquante, c’est le nombre d’années écoulées depuis la séparation des Beatles et la naissance de Jérôme Attal. Le temps est donc à l’écriture, pour mettre dans cette double peine, beaucoup de joie. Son désir s’exprime ainsi : partager en de courts récits tout ce que la musique peut changer en nous, montrer avec quelle grâce et quelle puissance elle sait nous accompagner mais également nous altérer en profondeur. Pour lui, aucun groupe n’a autant compté que les Beatles. Ils ont assuré cette transition périlleuse entre l’enfance et l’adolescence, lorsque l’imagination, au service de la fiction, ne suffit plus à masquer la réalité qui s’impose avec l’âge. Émergent de cette envie, des nouvelles, des pensées et un ensemble de souvenirs touchants, justes, drôles, qu’il n’appartient qu’aux lecteurs de rattacher à leur propre expérience.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog A vos marques… Tapage! 

Extrait
« Les habitués perdent un point de chute dans Londres et un point de repère dans leur vie. Celles et ceux qui venaient ici en pèlerinage se sentent amèrement dépossédés, orphelins d’une partie stable de leur existence. C’est que la pop culture, la musique, le cinéma, nous construisent, assurent les transitions, la couture entre l’enfance, l’adolescence et tout le bordel qui s’ensuit. La culture pop donne de l’élan, des bases, des modèles, un mode de vie, un horizon, ce home anglo-saxon si intraduisible en français, parce que c’est là d’où on vient et vers là où on revient. Plus qu’un lieu, un sentiment. Le mot maison ne m’apparaît jamais satisfaisant pour traduire ma tendresse infinie devant le mot home anglo-saxon. Peut-être faudrait-il faire confiance au mot demeure parce qu’il signifie à la fois la maison, ajouté à la part d’immatériel de ce qui demeure, cette part insubmersible que le temps qui passe , ne pourra jamais abîmer en nous. » p. 69

À propos de l’auteur
Jérôme Attal est écrivain, auteur-compositeur-interprète, parolier et scénariste. Il a publié une douzaine de romans, dont Aide-moi si tu peux, Les Jonquilles de Green Park (prix du roman de l’Ile de Ré et prix Coup de cœur du salon Lire en Poche de Saint-Maur), L’Appel de Portobello Road, 37, étoiles filantes, (prix Livres en Vignes et prix de la rentrée) et La Petite Sonneuse de cloches. Parallèlement, il écrit depuis quinze ans des paroles de chansons pour de nombreux artistes, notamment: Johnny Hallyday, Florent Pagny, Vanessa Paradis, Jenifer, Eddy Mitchell… Bien que ces artistes soient très différents, il essaie de trouver dans ses textes pour d’autres une cohérence avec son univers personnel. (Source: Éditions Robert Laffont / Le Mot et le Reste)

Site Wikipédia de l’auteur

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Une vue exceptionnelle

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  RL_automne-2019

 

En deux mots:
David écrit des biographies de musicien dans un appartement avec «Une vue exceptionnelle» sur Paris qu’il partage avec Émile, neurochirurgien. Le couple que l’on imagine sans histoire va être rattrapé par son passé lorsque le fils que David voulait adopter vient consulter Émile.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Ma vie et celle qui m’attendait

Avec une plume toujours aussi délicate, Jean Mattern nous offre un court et intense roman intimiste qui explore la vie de David et d’Émile, un couple –presque – sans histoires.

Jean Mattern, responsable du domaine étranger chez Grasset, poursuit parallèlement sa carrière de romancier. Une vue exceptionnelle, son cinquième roman, fait suite à Septembre et Le Bleu du Lac – qui vient de paraître en poche dans la collection Points – qui ont permis aux lecteurs d’être séduits par un style aussi classique que délicat, sobre et sensuel dans des registres pourtant bien différents. Cette fois, il s’agit d’explorer la relation d’un couple homosexuel né au hasard d’une rencontre.
Voilà près de vingt-cinq ans que David partage la vie d’Émile, qu’ils vivent une vie à priori sans histoires dans le bel appartement situé sur le front de Seine avec «vue exceptionnelle», notamment sur l’île aux cygnes où ils se sont rencontrés. À l’époque David apprécie ce havre de calme et de verdure, célèbre pour la réplique de la Statue de la Liberté qui y a été érigée. Il ignore que l’endroit est un rendez-vous prisé de la communauté gay. Émile pour sa part vient régulièrement y chercher un partenaire, histoire d’agrémenter une vie entièrement consacrée à sa carrière professionnelle. Il est alors interne et entend se spécialiser en neurochirurgie. S’ils n’imaginent pas alors faire leur vie ensemble, ils ne tardent cependant pas à se retrouver, à s’apprécier jusqu’au jour où David propose à Émile d’emménager chez lui.
Si ce roman se lit avec autant de plaisir, c’est qu’il est construit comme un tableau impressionniste. Les petites touches successivement ajoutées pour former l’image finale sont les différentes voix qui viennent enrichir le scénario initial et donner profondeur et densité à cette relation de couple à priori bien ordinaire. David puis Émile nous donnent leur version, suivis puis Clarice qui fait son jogging sur l’île aux cygnes et croise régulièrement David. Trois histoires personnelles qui vont s’entrecroiser et s’enrichir avec d’autres protagonistes. On y découvrira que David, expatrié à Londres, était prêt à s’engager avec sa compagne de l’époque et à adopter son fils lorsque cette dernière s’est rapprochée du père de l’enfant, l’abandonnant à son rêve de paternité. C’est alors qu’il avait décidé de s’installer à Paris. Du côté d’Émile, on va découvrir qu’il aurait dû hériter d’une librairie à Bar-sur-Aube en Champagne, mais avait préféré quitter la province pour pouvoir vivre plus sereinement une sexualité «différente».
Habilement, Jean Mattern fait ressurgir ce passé au fil de circonstances qui vont mettre Émile et David au pied du mur, comme ce jour où le neurochirurgien retrouve en consultation un homme en lequel il reconnaît celui qui aurait pu devenir le fils adoptif de son compagnon. Bien entendu, il est tenu au secret professionnel. Mais peut-il simplement faire fi de cette rencontre? Des tourments intérieurs qui vont entraîner autant de questions sur les petits secrets et les grands hasards, sur l’essence d’une vie et sur les curieuses routes que nous empruntons tous, souvent plus inconsciemment que consciemment.

Une vue exceptionnelle
Jean Mattern
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
136 p., 16 €
EAN 9782848053295
Paru le 29/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Londres.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
David déserte Londres quand la femme dont il s’apprêtait à adopter le petit garçon le quitte. À Paris, il s’installe dans un appartement avec une grande baie vitrée sur la Seine. Lorsqu’un homme l’aborde sur un banc de l’île aux Cygnes, en contrebas de chez lui, il accepte sans arrière-pensée de lui montrer sa vue exceptionnelle.
Vingt-cinq ans plus tard, David et Émile habitent ensemble le lieu de leur rencontre. Émile, jeune interne à l’époque, est à présent un neurochirurgien réputé. David, tout à ses biographies de musiciens oubliés et à sa vie harmonieuse avec Émile, est parfaitement heureux. Mais la courte période où il a failli devenir père se rappelle à lui comme un rêve obsédant… et le vertige le saisit. Émile le sait, dont les certitudes et la froideur clinique vacillent le jour où, sur son carnet de rendez-vous, il voit inscrit le nom du fils perdu de son compagnon.
Subtil interprète de la complexité des émotions, Jean Mattern interroge ici, avec beaucoup de délicatesse, ces vies que nous aurions pu vivre si le destin en avait décidé autrement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Toute la culture (Julien Coquet)
Blog culture 31
Page des Libraires (Juliet Romeo, Librairie La Madeleine, Lyon)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« ÉMILE
Une vue exceptionnelle, il commença par me dire que son appartement possédait une vue vraiment exceptionnelle. Je trouvais ça incongru dans sa bouche, sur ce banc tout au bout de l’allée des Cygnes où je venais de m’asseoir à son côté. Il avait l’air perdu, mais pas de la manière dont les hommes qui fréquentent cet endroit feignent de s’y être égarés. Je lui souris, ne sachant comment poursuivre la conversation.
En avais-je même envie? Il m’intriguait, la situation était insolite. Je lui souris une nouvelle fois.
Je ne suis pas du genre à m’épancher sur le passé, à me retourner en arrière. Pourtant, depuis quelques jours, je ne cesse de penser à cette première rencontre entre David et moi. Ce n’est nullement l’heure des bilans, il n’y a aucune raison pour cela. Mais, la semaine dernière, j’ai opéré mon jumeau: un homme né le même jour que moi. À quelques heures près, quelques minutes
peut-être, nous avons le même âge. C’était la première fois de toute ma carrière que cela m’arrivait. Quand je lui ai expliqué les risques de l’opération, l’homme s’est mis à pleurer. J’ai vu des patients fondre en larmes ou éclater en sanglots des centaines de fois, et de toutes les manières. La plupart du temps, je suis mal à l’aise et ne sais pas comment réagir, car ma volonté de rassurer ne me dispense pas d’exposer clairement le fait qu’aucune opération au cerveau n’est sans risque et, quand mes explications provoquent une réaction aussi forte, il m’est difficile de préserver cet équilibre entre optimisme et réserve. Aucune tumeur ne s’enlève en un tour de main, comment peut-on imaginer autre chose? Bien entendu, j’aspire à être celui qui guérit, celui qui sauve des vies. C’est le métier que j’ai appris, le seul que j’aie toujours voulu faire. J’ai conscience de ma responsabilité, de mon rôle, et toutefois, je ne me suis jamais tout à fait habitué à ce poids. Quand le regard d’un patient me rappelle entre deux crises de larmes que je suis celui qui tient sa vie entre mes mains, cela m’est insupportable. La neurochirurgie est certes devenue une discipline high-tech, il n’empêche, ce sont encore mes dix doigts qui réussissent ou qui condamnent. Mais cet homme, mon jumeau, ne m’embarrassa pas, comme tant d’autres avant lui, qui ont bruyamment exprimé leur angoisse. Il me toucha, pleurant ainsi en silence. «Ce n’est pas pour moi que j’ai peur. Je sais qu’une mort sur la table d’opération serait sans douleur. Je pense à mes enfants si vous… si l’opération ne marche pas. C’est trop tôt pour eux, ils ne sont pas prêts. J’ai encore des choses… des choses à vivre avec eux… » Il s’arrêta net, s’excusa, se ressaisit.
Un peu plus tard, je vérifiai dans son dossier médical: trois garçons, tous les trois encore étudiants. Aucune trace de leur mère dans les numéros d’urgence qu’il avait indiqués. En cas de décès, j’aurais à prévenir l’aîné. Vingt-trois ans. Je savais qu’il me faudrait chasser cette idée de mon esprit avant d’entrer au bloc. Cela n’avait aucun sens non plus de lui accorder un statut particulier du fait de sa date de naissance. Nous avions le même âge, et alors ? Aucune comparaison n’était possible. C’était un patient comme un autre. L’opération s’est bien déroulée. L’homme est en rémission et je pourrai bientôt le rendre à ses trois garçons.

DAVID
Comme souvent, je me suis levé un peu avant toi. Ces heures du petit matin, quand la nuit n’est pas encore tout à fait vaincue, me sont précieuses, j’aime ces moments où tout semble possible, et je ne me lasserai jamais d’observer les reflets des premiers rais de lumière sur l’eau. Cette grande baie vitrée est une bénédiction, ouverte sur le ciel parisien et surtout sur la Seine juste en contrebas, c’est un peu comme si je disposais de la meilleure loge à l’opéra pour moi tout seul, le spectacle est différent à chaque fois, et bien que je prenne plaisir à prolonger le plus possible ce temps à moi dans le silence et la lumière argentée de la nuit finissante, il m’arrive souvent de retourner dans le lit où tu dors encore, je te réveille en te caressant tout en douceur, parfois je te fais l’amour sans prononcer un mot, comme pour partager ces débuts avec toi, ces premiers instants du jour qui renaît, et tu me traites bien sûr de sentimental à la table du petit déjeuner quand je te dis mon bonheur, mais ce n’est pas la seule différence entre nous, car, pendant que j’écris des biographies de musiciens ou d’artistes oubliés dont l’existence ne changera le cours des choses pour personne, tu opères, tu sauves des vies et modifies la trajectoire de tant de biographies, et pas seulement sur le papier. Cette pensée me donne parfois le vertige. »

À propos de l’auteur
Jean Mattern est né en 1965 dans une famille originaire d’Europe centrale. Il suit des études de littérature comparée en France à la Sorbonne, avant d’être responsable des droits étrangers aux éditions Actes Sud puis responsable des acquisitions de littérature étrangère aux éditions Gallimard, principalement pour les collections «Du monde entier» et «Arcades». Il est aujourd’hui éditeur responsable du domaine étranger chez Grasset. Dans chacun de ses romans, la question de la transmission occupe une place prépondérante: après Les Bains de Kiraly (Sabine Wespieser éditeur, 2008) – qui a été traduit en sept langues –, il publie, toujours chez Sabine Wespieser éditeur, De lait et de miel en 2010, puis Simon Weber en 2012, et, en mai 2018, Le Bleu du lac, très remarqué par les libraires et la critique. Aux éditions Gallimard il a publié un roman, Septembre (2015), ainsi qu’un essai, De la perte et d’autres bonheurs (2016), dans la collection «Connaissance de l’Inconscient». Son nouveau roman, Une vue exceptionnelle, est paru pour la rentrée littéraire 2019. (Source: Sabine Wespieser éditeur)

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La petite sonneuse de cloches

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En deux mots:
Quand Joe J.Stockholm meurt, son fils découvre son travail sur les amours de Chateaubriand et décide de partir pour Londres sur les traces de cette sonneuse de cloches, dont on va pouvoir suivre en parallèle sa relation avec le futur écrivain en exil.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Mémoires d’outre-tombe de Joe J. Stockholm

Jérôme Attal n’a pas son pareil pour dénicher des anecdotes historiques et en faire de superbes romans. Après Giacometti et Sartre, le voilà sur les pas de Chateaubriand et c’est toujours aussi brillant!

Après le facétieux et délicieux 37, étoiles filantes, qui nous racontait comment Alberto Giacometti tentait de retrouver Jean-Paul Sartre dans le Paris des années trente pour se venger d’un affront, Jérôme Attal plonge encore un plus loin dans l’Histoire. Il nous propose cette fois de retrouver Chateaubriand à la fin du XVIIIe siècle, lorsqu’il arrive à Londres. Il est jeune, a déjà beaucoup voyagé, mais n’a pas encore publié une ligne et se trouve sans le sou. Après avoir erré dans la capitale, il va se retrouver à la nuit tombée enfermé dans la cathédrale de Westminster. La suite est racontée dans les Mémoires d’outre-tombe: «Dieu ne m’envoya pas ces âmes tristes et charmantes ; mais le léger fantôme d’une femme à peine adolescente parut portant une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille : c’était la petite sonneuse de cloches. J’entendis le bruit d’un baiser, et la cloche tinta le point du jour.»
Cette petite sonneuse de cloches va intriguer le professeur de lettres Joe J. Stockholm qui aimerait publier un livre sur les amours successives du grand écrivain. Mais la mort le fauche avant qu’il ne puisse mener à bien son entreprise. Son fils Joachim découvre les notes laissées par son père et décide de poursuivre l’enquête. Pour conjurer sa peine, il part pour Londres à la recherche de cette mystérieuse sonneuse de cloches.
On l’aura compris, Jérôme Attal va nous proposer en parallèle de suivre les deux histoires, celle vécue par Chateaubriand avec la petite sonneuse et la quête de Joachim dans le Londres d’aujourd’hui. Habile construction qui va permettre au lecteur de connaître ici un fait que Joachim n’a pas encore découvert où là un élément biographique que Chateaubriand n’a pas encore vécu. Mais ce qui, comme dans son roman précédent, fait tout le sel de ce livre c’est ce formidable moteur qui s’appelle l’amour. L’amour de la sonneuse qui va pousser Chateaubriand dans une quête échevelée, l’amour d’une espiègle bibliothécaire répondant au doux nom de Mirabel pour Joachim – «J’aimais cette loi d’être ensemble que nous écrivions spontanément tous les deux, ces petites connivences comme des diamants persistants dans les souvenirs embrouillardés» – et pour tout ce petit monde, l’amour de la littérature et des livres.
Il va sans dire que le lecteur, par essence, fait partie de cette communauté d’amoureux de la chose écrite et que, grâce à la plume inclusive de Jérôme Attal, très vite, il va cheminer aux côtés des uns et des autres et faire son miel de cette quête. Peu importe du reste la véracité du récit et la part d’imaginaire – même s’il faut souligner que l’auteur s’est appuyé sur une très solide documentation –, car le plaisir est ici garanti !

La petite sonneuse de cloches
Jérôme Attal
Éditions Robert Laffont
Roman
270 p., 19 €
EAN 9782221241660
Paru le 22/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris ainsi qu’en Angleterre, principalement à Londres. On y évoque aussi Combourg, l’Amérique, Thionville ou encore Versailles.

Quand?
L’action se situe d’une part à la fin du XVIIIe siècle et d’autre part de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
1793. Le jeune Chateaubriand s’est exilé à Londres pour échapper à la Terreur. Sans argent, l’estomac vide, il tente de survivre tout en poursuivant son rêve de devenir écrivain. Un soir, tandis qu’il visite l’abbaye de Westminster, il se retrouve enfermé parmi les sépultures royales. Il y fera une rencontre inattendue : une jeune fille venue sonner les cloches de l’abbaye. Des décennies plus tard, dans ses Mémoires d’outre-tombe, il évoquera le tintement d’un baiser.
De nos jours, le vénérable professeur de littérature française Joe J. Stockholm travaille à l’écriture d’un livre sur les amours de l’écrivain. Quand il meurt, il laisse en friche un chapitre consacré à cette petite sonneuse de cloches. Joachim, son fils, décide alors de partir à Londres afin de poursuivre ses investigations.
Qui est la petite sonneuse de cloches? A-t-elle laissé dans la vie du grand homme une empreinte plus profonde que les quelques lignes énigmatiques qu’il lui a consacrées ? Quelles amours plus fortes que tout se terrent dans les livres, qui brûlent d’un feu inextinguible le cœur de ceux qui les écrivent?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)


La petite sonneuse de cloches de Jérôme Attal présenté par Julie de la librairie L’Amandier © Robert Laffont

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Pas un shilling en poche. Dormi en coups de sabre et rien avalé de solide depuis la veille au soir (une demi-brioche trempée dans un verre de thé). La saleté qui torpille dans Soho l’aveugle un court instant ; le passage d’une voiture de poste attelée de deux chevaux lancés à plein galop et qui racle l’effort de trottoir le projette contre une façade en briques ; il comprend que ce qui le condamne le sauve à la fois : n’être plus qu’un corps réduit à un cœur qui bat.
Il s’est emmitouflé dans le manteau bleu nuit qu’il a trouvé dans ce commerce obscur du port de Jersey, avant d’embarquer pour l’Angleterre. En voulant élargir une des poches, il l’a crevée. Sa main droite s’enfonce dans la doublure, ses doigts sautent dans le vide. Il dirigera ses pas vers l’hôtel Grenier pour solliciter la couturière de permanence. Il la regardera faire, et pour peu qu’elle soit jolie, aura la sensation qu’elle raccommode dans le même mouvement une partie de son cœur ; la beauté agit toujours comme un baume fugitif. Puis il ira s’étendre sous les pins de Hyde Park, le ciel sera strié d’un vol de perruches, de belles Anglaises se demanderont qui il est.

Pour l’heure, François-René repère l’enseigne de fer et de plomb clouée à l’une des façades de Shelton Street et dont l’inscription, « Le gentil dentiste », tient lieu d’anesthésie locale pour les patients les plus rétifs. La porte s’ouvre sur un escalier raide comme la police du roi George, et une fois le bataillon de marches avalé, sa main vacille sur la poignée en cuivre : il est monté trop vite, un étourdissement, la fièvre, la faim, les mauvaises nuits. Il pourrait chuter et se retrouver en bas, le crâne ouvert en deux, adieu déloyal à celui qui n’a pas encore épuisé tous les horizons permis.
« Eh bien, entrez ! Ne faites pas le timide avec votre douleur. »
Le ton est caustique, loin de l’impression laissée par l’inscription sur la façade. Le gentil dentiste se tient dans l’embrasure d’une seconde porte, entre son cabinet et le vestibule où une dame vêtue d’une imposante robe à coqueluchon produit des efforts spectaculaires pour s’asseoir sur une toute petite chaise. Elle n’y arrivera jamais. Autant demander à un paon de se jucher sur une tête d’aiguille.
Elle paraît s’offusquer que le docteur s’adresse au jeune homme alors qu’elle est arrivée la première.
« C’est un migrant, lui glisse le dentiste à l’oreille. Après lui, j’en aurais terminé avec eux pour la journée.
— Oh », fait la dame, assez rondement pour que ce « oh » contienne toute sa contrariété et un peu de sa commisération.
Elle dévisage François-René des pieds à la tête. Quel accoutrement ! Quel teint cadavérique ! Du charme, certes. Des yeux ardents. Comme les ressorts d’un cœur déboulonné. Le nez est effilé, de la taille de chacun des sourcils. Boucles brunes et rouflaquettes épaisses, cheveux longs caractéristiques de la jeunesse. Une sorte de paysan efféminé. Pas bien grand, mais attachant. Elle le quitte des yeux pour de nouveau tenter de viser la chaise minuscule sur laquelle elle aimerait s’asseoir. Vous devez toujours tenir debout, même à l’horizontal, quand vous êtes une femme. Condamnée à être sur le point d’apparaître. »

Extraits
« Je compte mon père parmi les victimes collatérales de la grande canicule de 2003. Un reportage récent dénombrait les disparus de ce triste été à environ vingt mille. Mon père était mort en septembre, mais je me souviens que fin août, en raison du nombre élevé de moribonds qui affluaient dans les couloirs de l’hôpital, ils l’avaient renvoyé à la maison. Dans son état piteux, avec son trou dans la gorge et le corps bardé de fils qui vous maintiennent tout juste en vie, qui vous stabilisent dans une zone inconfortable d’angoisse, d’empêchements et de fatigue. Dans mon journal intime, à la date du 30 août 2003, je m’étais contenté de noter : « Avec ses tuyaux partout, mon père ressemble au Centre Pompidou ». »

« Mirabel et moi trouvâmes un endroit à notre goût assez rapidement. Après un veto de part et d’autre. Trop ceci, pas assez cela. J’aimais cette loi d’être ensemble que nous écrivions spontanément tous les deux, ces petites connivences comme des diamants persistants dans les souvenirs embrouillardés. L’acclimatation, le début d’un lien, la chaleur d’un pull. Une porte franchie. Notre choix s’arrêta sur The Providores, pour ses banquettes en cuir bleu et ses tables en bois. Les cafés du quartier offraient souvent des petites alvéoles à l’abri du monde tapageur et des atmosphères dans lesquelles se sentir bien. »

Extrait des Mémoires d’outre-tombe de Châteaubriand
« J’avais compté dix heures, onze heures à l’horloge ; le marteau qui se soulevait et retombait sur l’airain était le seul être vivant avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le cri du watchman, voilà tout : ces bruits lointains de la terre me parvenaient d’un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fumée du charbon de terre s’infiltrèrent dans la basilique, et y répandirent de secondes ténèbres.
Enfin, un crépuscule s’épanouit dans un coin des ombres les plus éteintes : je regardais fixement croître la lumière progressive ; émanait-elle des deux fils d’Édouard IV, assassinés par leur oncle ? « Ces aimables enfants, dit le grand tragique, étaient couchés ensemble ; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs comme l’albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur une seule tige, qui, dans tout l’éclat de leur beauté, se baisent l’une l’autre. » Dieu ne m’envoya pas ces âmes tristes et charmantes ; mais le léger fantôme d’une femme à peine adolescente parut portant une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille : c’était la petite sonneuse de cloches. J’entendis le bruit d’un baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui contai mon aventure ; elle me dit qu’elle était venue remplir les fonctions de son père malade : nous ne parlâmes pas du baiser. » cité p. 34

À propos de l’auteur
Jérôme Attal est parolier et écrivain, et l’auteur d’une dizaine de romans. Chez Robert Laffont, il a publié Aide-moi si tu peux, Les Jonquilles de Green Park (prix du roman de l’Ile de Ré et prix Coup de cœur du salon Lire en Poche de Saint-Maur), L’Appel de Portobello Road et 37, étoiles filantes, (prix Livres en Vignes et prix de la rentrée «les écrivains chez Gonzague Saint Bris»). (Source: Éditions Robert Laffont)

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