Regarde le vent

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En deux mots
En rangeant la maison de sa grand-mère décédée, Camille découvre des photos et des lettres et décide de prendre la plume pour raconter la vie de ces femmes qui l’ont précédée. Un projet soutenu par sa fille Jeanne et par son mari, même si ce dernier entend profiter du talent de son épouse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quatre générations d’amoureuses

Marie-Virginie Dru nous offre un second roman-gigogne. Autour de la biographie de ses aïeules, elle nous raconte le parcours de la romancière face à son manuscrit, face à ses enfants et face à son mari. Une habile construction, une ode à la liberté.

Camille, la quarantaine, mariée et mère de deux filles, vient de perdre sa grand-mère. Après les obsèques et surtout après avoir vidé l’appartement de son aïeule et y avoir trouvé de nombreuses photos de famille ainsi que des lettres, elle décide de prendre la plume pour lui rendre hommage, ainsi qu’à la lignée qui l’a précédée. «Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde.»
Voici donc Henriette qui renaît sous sa plume. «Née en 1879 à Alger, elle arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.» Devenue une belle jeune femme, elle va faire tourner les cœurs et se marier trop vite, car c’est avec son amant Pablo qu’elle va vivre la vraie passion. Mais à la veille de fuir avec le bel Espagnol, un accident va la défigurer. Elle renonce alors à son projet et suit son mari du côté de Narbonne. Entre temps, elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte et va mettre au monde l’enfant de sa liaison extra-conjugale. La fille illégitime va alors devenir la «marque de fabrique» de la famille durant trois générations. Après Henriette, Odette puis Annette feront de même.
Pour Camille, il n’est pas question de juger ce faux pas, tout au plus y voit-t-elle des femmes qui ont eu l’envie de vivre pleinement leur vie, des femmes libres. C’est en tout cas ainsi qu’elle entend raconter ces vies et les transmettre à ses filles Louise et Jeanne.
La romancière a eu la bonne idée d’insérer dans son roman des extraits du journal intime de Jeanne, ce qui permet au lecteur de découvrir l’ambiance au sein de la famille quand elle découvre son projet d’écriture. Si sa fille est partagée parce qu’elle comprend vite que cette activité n’est pas neutre et que sa mère s’y investit au point de négliger ses enfants, elle y voit aussi un effet-miroir pour sa propre passion, la danse. Comme sa mère, elle s’investit à fond pour progresser jour après jour au sein de l’école des petits rats de Nanterre pour pouvoir être acceptée à l’Opéra.
En revanche son mari, journaliste dans un grand quotidien, y voit une sorte de concurrence déloyale. Après tout, c’est à lui d’écrire un roman, de compléter ses reportages et interviews par la publication d’un livre. Alors, il félicite son épouse, souligne combien les extraits qu’il a pu lire lui plaisent. Et cherche comment il pourrait détourner ce projet à son profit.
Comme dans son premier roman, Aya, Marie-Virginie Dru raconte l’histoire d’une femme qui cherche à se forger un destin et qui, pour cela, doit se battre et se délester du poids qui pèse sur ses épaules. Mais pour cela Camile a des alliées, ses aïeules qui désormais l’accompagnent et la rendent chaque jour plus forte. C’est aussi ça, la magie de l’écriture !

Playlist du livre
Y’a de la joie, Charles Trenet, 1936
Sous les jupes des filles, Alain Souchon, 1993

Déjeuner en paix, Stephan Eicher, 1991
Il venait d’avoir 18 ans, Dalida, 1973

Fascination, Pauline Darty, 1904
Je m’suis fait tout petit devant une poupée, Georges Brassens, 1956
Allô maman bobo, Alain Souchon, 1978
Dans la vie faut pas s’en faire, Maurice Chevalier, 1921
Qui c’est celui-là ?, Pierre Vassiliu, 1973

Premier rendez-vous, Danielle Darrieux, 1941

Ne me quitte pas, Jacques Brel, 1959
Mais je l’aime, Grand Corps Malade, 2020
Il suffit de presque rien, Serge Reggiani, 1968

Boum, Charles Trenet, 1938
Heroes, David Bowie, 1977

Regarde le vent
Marie-Virginie Dru
Éditions Albin Michel
Roman
272 p., 21,90 €
EAN 9782226474421
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ainsi qu’à Nanterre. On y évoque aussi des séjours du côté de Narbonne, un week-end à Dinard et des vacances à La Baule.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au lendemain de la mort de sa grand-mère, tandis qu’elle feuillette de vieux albums de famille, Camille se met en tête de retracer la lignée de ses aïeules, des femmes libres et extravagantes, « toujours sur leur trente et un, élégantes, coquettes, bavardes, indisciplinées, des gigolettes qui se balançaient en dévoilant leurs genoux et en profitant de la douceur du jour ».
Chaque nuit, au fil de sa plume, elle puise son inspiration dans ce passé triste et joyeux, exhume des secrets bien gardés et fait revivre quatre générations d’amoureuses qui n’ont pas hésité à braver les interdits de leur temps.
Mais c’est compter sans son époux, qui ne supporte pas de voir sa femme écrire et s’épanouir…
Avec l’écriture tendre et veloutée qui a séduit les lecteurs d’Aya, Marie-Virginie Dru dévoile les plaisirs et les blessures de l’amour en ressuscitant une dynastie de femmes au destin romanesque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Publik’Art
Actualitté (Zoé Picard)
Le livre du jour (Frédéric Koster)
Blog Les billets de Fanny
Blog T Livres T Arts
Blog Valmyvoyou lit
Blog Pause Polars
Blog Ana Lire
Blog Fabie Reading

Les premières pages du livre
Prologue
Notes sur les articles 311 et 312 du Code pénal :
« Il y a abus de confiance quand une personne s’approprie un bien que lui a confié sa victime. Cela peut être une somme d’argent, une marchandise ou une œuvre. Aucune poursuite légale ne pourra être engagée pour l’abus de confiance entre époux.
Le vol entre époux n’est pas reconnu. Un époux peut, par exemple, partir du domicile conjugal en emportant tous les biens qu’il souhaite. »

PREMIÈRE PARTIE
LES ÂMES FLÂNANTES
Un rêve impossible
Camille termine de préparer sa prochaine visite. Elle regarde par la fenêtre et, à l’aide de ses doigts, commence à compter. Bientôt sept ans qu’elle promène des petits groupes dans les méandres d’un Paris mystérieux. Guide conférencière, un travail à mi-temps, et à mi tout court, comme le lui fait souvent remarquer Raphaël qui trouve que sa femme a trop de temps libre. « Juste un hobby, dit-il. D’ailleurs, elle ne pourrait pas en vivre, ou alors à moitié. Et encore ! »
Il ne croit pas si bien dire. Camille a si souvent l’impression de vivre à moitié, dans l’à-peu-près. Presque quarante ans, ni jeune ni vieille, un entre-deux tiède. Une vie où rien ne dépasse. Parfois Camille voudrait retrouver cet âge où tout semble possible, où le moyen n’existe pas. Ce temps de l’insouciance où l’on peut refaire le monde, partir sur un coup de tête et dormir jusqu’à pas d’heure. Oui, retourner en arrière : « S’il vous plaît, on peut recommencer, je n’étais pas prête ! » Trop tard, les jeux sont faits. Les habitudes ordonnent les jours. C’est comme ça !
Elle regarde l’heure sur son portable, se lève d’un bond. Sans vérifier son reflet dans le miroir, elle attrape sa veste et claque la porte. Louise doit l’attendre, planquée à deux rues de son école. Pour Camille, comme pour tant de mères, ses filles sont ses trésors. Jeanne et Louise, douze et quatorze ans, petites et grandes, gentilles et méchantes, courageuses et velléitaires, des paradoxes ambulants. En dévalant la rue à toute allure, elle ne pense plus à rien, pas même à son nouveau projet. Son livre. Depuis qu’elle a perdu sa grand-mère il y a un peu moins de trois mois, elle ressent le besoin d’écrire. Un premier mot hésitant, comme le pied qu’on trempe dans l’eau froide sans être sûr de vouloir plonger… puis une foule de mots qui s’agitent telle une guirlande, et des phrases qui s’assemblent presque par magie. Pourtant, écrire lui avait toujours semblé un rêve impossible.
Depuis trop longtemps, Camille enfouit ses tristesses et ses peurs. Devant Raphaël et leurs amis, elle cherche ses mots et n’arrive pas à terminer ses phrases. Alors elle se tait, mine de rien. Elle ne se serait jamais crue capable de transcrire toutes ces contradictions qui l’habitent. Découvrir que l’écriture peut devancer sa pensée la grise.
Presque chaque nuit, elle quitte son lit en prenant soin de ne pas réveiller son mari. Elle rejoint sa lignée maternelle, sa plume parle pour elle. Elle s’amuse, s’étonne. Parfois même, elle pleure. Et c’est doux de retrouver ainsi sa grand-mère dont elle refuse de se séparer.
Tout a commencé le jour de son enterrement.

Celle qui fut
Y’a d’la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Dans le ciel par-dessus les toits
Partout y’a d’la joie
C’était en plein hiver, un jour glacial. Pendant la messe, Camille n’avait pas pleuré. Pas une larme. Serrée contre ses cousins, elle chantait avec eux en fixant la lumière colorée qui perçait les vitraux de l’église Sainte-Clotilde, pour ne pas se noyer dans la tristesse des ombres grises. Son frère accompagnait les chants à la guitare, en gardant les yeux fermés. Leur grand-mère était morte, et ils célébraient à leur manière la joie qu’elle leur avait léguée.
Puis ils avaient regagné leurs rangs pour s’agenouiller sur les prie-Dieu. Mathilde, la mère de Camille, était assise devant elle, recroquevillée dans son chagrin, elle était redevenue une petite fille qui cherche sa maman. Camille a posé une main sur son épaule. À travers le tissu de sa veste, elle sentait ses os qui tremblaient. Autour d’elles, tout s’est accéléré. Les témoignages remplis d’amour et de souvenirs, les prières, les chants, l’encens et toujours la petite flamme rouge, témoin d’une présence improbable. Pendant que le prêtre parlait de résurrection, le regard de Camille est tombé sur une statue de la Vierge qui, pour la consoler, lui présentait son Enfant.
Sa fille Jeanne s’était placée près de l’autel pour dire une prière. Derrière son pupitre, elle se tenait très droite dans sa robe rose pâle, et lisait un texte de sœur Emmanuelle. Son timbre enfantin avait sorti Camille de ses rêveries. Comme un souffle, la voix de Jeanne faisait vaciller les cierges. Les mots remplissaient le silence, quelques reniflements s’accrochaient aux mouchoirs. Quand la cérémonie a pris fin, Camille a retrouvé sa fille dans l’allée centrale et s’est appuyée sur elle, de peur de s’écrouler.
Dehors, elles ont plissé leurs yeux rougis, aveuglées par le soleil. On venait les embrasser, les réconforter, les féliciter pour cette messe et aussi pour avoir si bien chanté. « Y’a d’la joie », fallait oser quand même ! Des mines contrites qui forçaient leur tristesse et des accolades remplies de compassion. Tous ceux qu’on aime et tous les autres, éclairés par la lumière crue de décembre.
Camille a filé en douce avec sa famille pour suivre le corbillard qui roulait à toute allure. Surtout ne pas louper la dernière heure. Dans l’allée du cimetière, ils se sont groupés autour du cercueil. Jeanne a chuchoté à l’oreille de sa mère qu’elle savait que bonne-maman n’était pas dedans. « Sa maison c’est là-haut, tu sais, avec les anges et les étoiles. »
Calée entre sa mère et ses enfants, Camille était comme un arbre. Plantée. Et ses idées, pareilles aux feuilles, flottaient dans l’air glacial. Puis ses deux filles ont rejoint leurs cousins en sautillant, illuminant cet instant de leur jeunesse frivole. Bonne-maman aurait adoré ! Elle n’aimait que les rires et la gaieté, les couleurs claires et les jardins fleuris.
Des messieurs avec des têtes d’enterrement se sont approchés pour la déposer au fond du trou, sa dernière demeure. On a jeté des fleurs comme autant de baisers. « Regardez le nuage tout rose juste au-dessus de nous, c’est elle ! Elle nous sourit… » Et, telle une vague, les cous se sont tendus vers le ciel qui s’embrasait, puis se sont courbés vers la petite fille blonde comme l’aurore qui le pointait du doigt, seule à avoir vu ce signe qu’il ne fallait pas rater. Des larmes brouillaient la vue de Camille et, à ce moment seulement, elle a pleuré sur tout ce qui nous échappe. Sur tout ce qui nous quitte à jamais.
Puis ils sont repartis par la grande allée, et Camille s’est arrêtée devant une tombe en granit noir qui trônait au-dessus des autres. Sa stèle, représentant un immense escalier donnant sur une porte entrouverte, semblait monter jusqu’au ciel. Attirée par la force qui s’en dégageait, elle s’est approchée pour lire l’épitaphe gravée en lettres d’or : « Pour celle qui fut tout mon bonheur ». Ces mots l’ont bouleversée, l’amour pouvait régner sur la mort, une passion pouvait être infinie. Cet amour-là, auquel elle rêvait depuis toujours.
En rejoignant Raphaël, elle a glissé sa main dans la sienne. Il l’a serrée si fort qu’elle s’est sentie rassurée.

Photos sépia
Quelques semaines après, il a fallu déménager l’appartement de bonne-maman. En arrivant devant chez elle, Camille, par réflexe, a failli sonner. Elle ne pouvait pas croire que sa grand-mère ne serait plus jamais là pour l’accueillir.
Son chat avait pris sa place. Sur le coussin brodé, il avait enfoui sa tête sous ses pattes pour ne pas voir ce qui se passait. Puis il s’était mis en boule, pendant que Mathilde, plus orpheline que jamais, tournait en rond dans l’appartement. Elle s’affairait, ordonnait, triait, étiquetait ce qui avait été la vie de sa mère. Le commissaire-priseur devait passer le lendemain pour mettre un prix sur ces meubles qui furent les témoins de ses jours. Ses petits-enfants avaient déjà choisi l’objet, le bibelot chargé de souvenirs qu’ils emporteraient chez eux. Afin que leur grand-mère continue à les protéger. Chaque recoin était imprégné de sa présence et son parfum flottait encore dans l’escalier de son immeuble.
En voyant sa mère si pâle, Camille craignait qu’elle ne s’effondre au beau milieu des objets autour desquels elle s’affairait. Son oncle était assis derrière un bureau, il remplissait de la paperasse, téléphonait, organisait. Il avait l’air d’un vieil enfant trop sérieux. Dès que sa bonne-maman, au sourire aussi large que le cœur, lui revenait à l’esprit, Camille s’efforçait de retenir ses larmes. Sa grand-mère lui avait enseigné la légèreté, la gourmandise, la joie. C’était à elle qu’elle se confiait, elle qui comprenait mieux que personne ses secrets d’adolescente.
Annette avait toujours été gaie, rose et parfumée. Une grand-mère aussi soyeuse que ses foulards. Aujourd’hui, par son absence, elle devenait pesante pour la première fois.
Camille s’était lovée dans un coin pour trier les albums photos. Il y en avait plusieurs piles, agglutinées derrière le canapé. Beaucoup étaient déchirés à force d’avoir été feuilletés. Elle connaissait par cœur les plus récents. Ceux avec ses filles, avec leurs cousins. Dans d’autres, un peu plus anciens, se succédaient des images témoins de son enfance. Camille avait du mal à se reconnaître dans cette ado au regard intransigeant. Où était-elle passée ? Les dîners de Noël où ils sont tous réunis et les montagnes de cadeaux sous le sapin qui touche le plafond. Les mines réjouies des enfants devant les beaux paquets qu’ils n’osent pas ouvrir. Ces instants magiques qui ne reviendront plus. Cette grand-mère était leur Mère Noël, impossible d’y croire sans elle.
Les photos changent de saison, et voilà des plages remplies de châteaux de sable, de mines barbouillées de chocolat et de pique-niques joyeux. La Baule, Saint-Aubin, Chassignol, les maisons passent comme les années. Tout se mélange.
Camille se sentait alourdie par ces morceaux de vies qui s’étalaient sous ses yeux. Elle classait les albums en fonction de ceux qui y figuraient, et de l’époque où les clichés avaient été pris. Certains remontaient à très loin. L’un d’eux, qui semblait dater de Mathusalem, s’était ouvert tout seul. Camille a senti un appel. Des photos sépia représentant d’autres plages, d’autres visages, des femmes en robe longue protégées par leurs ombrelles. Des regards profonds qui semblaient l’interroger. Des enfants appuyés sur de grandes pelles avec des rubans plein les cheveux. Des scènes joliment cadrées, des perrons accueillants et des pergolas débordant de glycines. Quelques instants de bonheur dans des sentiers aujourd’hui disparus. Dans les photos de famille, on n’immortalise que le meilleur, pour laisser une trace des beaux jours. Qui étaient ces aïeules qui prenaient vie dans ces souvenirs muets ?
Certains visages lui revenaient en mémoire. Elle avait tout de suite reconnu les yeux pétillants d’Odette, son arrière-grand-mère. Si jolie sur cette image où elle est déguisée en fée. Au bas de certaines photos, des prénoms, des lieux et des dates l’aident à se faufiler dans le passé de ces inconnus qui étaient pourtant ses ascendants. Ce moustachu en redingote à l’œil polisson, Narbonne, 1921, c’était qui ? Camille avait commencé à imaginer, à rêver. À force de remonter le temps, elle ne l’avait pas vu filer. Installée confortablement dans le canapé, elle feuilletait cette succession d’univers désuets avec la sensation d’épier des existences. Les photos se décollaient de leurs pages pour lui raconter une histoire étrange et familière. Elle était curieuse d’en savoir plus sur ces gens qui tous avaient un lien avec elle. Leurs expressions avaient été fidèlement conservées, imprimées, collées, avant de tomber dans l’oubli.
Ce déjeuner sur l’herbe avant la disette. Cette parade dans un chariot avant la guerre. Cet enfant qui sourit juste avant d’être mis au coin. Cette femme entourée qui sera un jour abandonnée. Camille avait l’impression de faire leur rencontre, il ne leur manquait que la parole. Elle aurait voulu entendre leurs voix, découvrir leurs intonations, leurs accents, leurs murmures. Un brouhaha envahissait son cerveau au moment où la sonnerie d’un portable la ramena au présent. En levant la tête, elle a soudain remarqué les murs du salon vidés de leurs tableaux. Des rectangles clairs comme des fantômes faisaient ressortir la peinture défraîchie. Ce spectacle lui arrachait le cœur, la mettait face à ce qui s’efface. Ce qui passe. Ce qui ne reviendra jamais. Comment prolonger le souvenir de ses aïeux ? Elle a reposé les albums, décidée à ne pas perdre cette mémoire. L’idée de son livre s’était enclenchée.
Un peu partout dans la pièce assombrie, plein de petits tas. Des lots prêts à partir pour les enchères. Le seul à ne pas avoir changé de place, c’était le chat. Toujours en boule sur son coussin, il a relevé la tête en jetant un regard hautain. Puis il s’est remis à ronronner et a replongé la tête sous ses pattes, sûrement pour aller retrouver sa maîtresse.

Jours de visite
Les jours se suivent, les nuits s’écrivent. Sa plus jeune fille sautille pendant que l’autre s’évade dans son monde d’ado. Camille planifie ses journées en attrapant les heures au vol, elle file sa vie à toute allure. Des cernes fanent ses yeux, on ne voit que le bleu limpide de ses pupilles.
Deux fois par mois en moyenne, il y a les visites qu’elle organise. Il lui faut au moins une semaine de recherches pour s’imprégner du coin de Paris sur lequel elle a jeté son dévolu. Sa méthode est toujours la même. D’abord elle se perd dans les rues du quartier. Elle frôle les vieilles pierres, pousse les portails entrouverts à l’affût de secrets. Ensuite elle fouille dans ses livres, sur Internet et déniche les histoires insolites qui se sont déroulées dans ces lieux. Allongée sur son lit, elle griffonne sur ces existences passées en se transportant des siècles en arrière.
Les jours de visite, elle attend les participants le ventre un peu noué. Le rendez-vous est à quatorze heures pile. Ils sont en général une quinzaine, majoritairement des femmes. Deux ou trois hommes s’immiscent timidement, ce sont souvent les plus attentifs. L’excursion peut débuter. Camille déambule sur les trottoirs en se tenant bien droite, serrée de près par son groupe. Elle fait de grands gestes en parlant haut et distinctement, elle embarque son escadrille dans un voyage à travers le temps.
Puis vient la nuit… elle émerge de ses rêves, et, sur la pointe des pieds, quitte les ronflements de Raphaël pour retrouver ses feuilles. Les phrases s’enchaînent, Camille dérive, amarrée à son stylo. Elle laisse l’écriture voguer au fil de sa pensée, et s’aventure sur des sentiers inexplorés pour laisser ses mots dépasser les lignes.
Ses héroïnes sont Henriette, Odette, Annette. Dans l’ordre, son arrière-arrière-grand-mère, son arrière-grand-mère et sa grand-mère ! Ses idées s’ordonnent en prenant forme. Elle se sent reliée à une force étrange qui prend racine au creux de son ventre, dans ses souffrances et dans son passé. Comme si elle essorait son âme de profondeurs insoupçonnées. Elle voudrait comprendre ce qui se transmet d’une génération à l’autre, ce qui l’a fabriquée. Beaucoup de ce qui nous constitue vient de si loin. Nous héritons d’une mémoire dont il faudrait pouvoir s’alléger pour échapper à ce qui se répète à travers les générations. Cette mémoire, elle a décidé de l’explorer.
Un rayon de soleil filtre sous la porte, les ombres se déplacent, le jour se lève. Camille va cacher les feuilles qu’elle vient de noircir dans un placard de la cuisine. En revenant dans le couloir, elle jette un coup d’œil au miroir devant elle. Ses cheveux ébouriffés tombent sur son front et ses yeux luisent dans la pénombre. Elle se sourit avant de réendosser son rôle de mère, et tape aux portes : « Allez, les filles, c’est l’heure ! »

Jeanne
Un pas devant l’autre. Surtout pas marcher sur les lignes. Sauter dans les carrés, jouer à la marelle sur le trottoir. C’est mieux dehors, parce que chez moi, il y a cette odeur de trop, trop chaud, trop serré, trop je sais pas quoi, mais trop. Comme elle dit tout le temps ma grande sœur. Trop…
Je n’ai pas touché une seule ligne avec mon pied, trop forte. Pourtant y’a trop de gens autour, bon j’arrête de dire trop, ils me bousculent… un peu, avec leurs grands sacs.
Ah ! cet air dans ma tête, lalalalala, j’ai envie de faire un entrechat. Je suis forte en entrechats, je saute, mes pieds tourbillonnent et vraiment c’est mon rêve d’être un rat d’opéra. Un rat qui aime les chats ! Je veux absolument, énormément, incroyablement, plus que tout au monde entier, devenir danseuse étoile, être tout là-haut avec des fleurs dans les bras. Papa, il ne croit pas que j’y arriverai. Pourtant j’ai été admise à l’école de danse de l’Opéra, c’est ma première année, je suis en sixième division. Mon papa m’appelle sa rate, mais il préférerait que j’arrête de voler sur mes jambes toute la journée et que je retombe enfin sur terre. Il dit des choses, mais elles passent au-dessus de ma tête comme si c’étaient les flèches d’un Indien qui ne saurait pas viser.
Ma sœur, elle me demande toujours : « Tu préfères papa ou maman ? » C’est bête comme question ! Mais j’hésite pas : maman, elle est belle et si douce. Son seul défaut, c’est qu’elle ne voit que ce qu’elle veut, elle ne voit que ce qu’elle aime. On dirait qu’elle filtre les mochetés pour y mettre sa lumière. Elle est naïve. Pas comme moi ! J’ai une loupe dans ma tête, je ressens tout, jusqu’au bout de mes doigts que je tends si loin pour pouvoir tout attraper, même ce que l’on ne voit pas : les battements de cils, les ronds de fumée dans le ciel, les bulles de savon transparentes, les toiles d’araignée planquées dans les coins. Je m’étends en étoile de mer et je vais jusqu’à l’océan infini… Je me faufile, je me glisse partout. Je ne veux surtout rien rater. D’ailleurs ça m’énerve quand on parle dans mon dos. J’ouvre bien mes écoutilles, et j’arrive toujours à entendre ce que je ne devrais pas.
Maman, ma maman sur la terre comme au ciel, elle ne s’en doute pas, mais elle a besoin de moi. Pour l’aider à voir, à savoir. Tiens, je suis déjà arrivée à mon école de ballet. C’est à Nanterre, c’est un peu loin pour y aller, je suis obligée de prendre le RER. À chaque fois c’est pareil quand j’arrive, mon cœur bat fort, il cogne à l’intérieur comme s’il voulait sortir, ce n’est pas parce que j’ai couru, c’est juste parce qu’il aime tellement ce moment-là… Et les après-midi, après les cours barbants de maths ou de français, je suis trop heureuse de me retrouver dans la salle immense toute recouverte de glaces ! Mon cœur m’accompagne, il suit la musique, me donne le rythme et fait des claquettes. Je me sens Marie pleine de grâce.
Je cours vite vers la salle Lifar, je vais encore être en retard. « Bonjour, madame Platel, oui je me dépêche ! » J’accroche mon sac, je remets mon cœur à sa place… et sur la pointe de mes chaussons, j’entre dans mon royaume ! Me voilà !

Les failles
Camille est partie à pied de chez elle, c’est le premier jour du printemps, les arbres bourgeonnent de promesses et un soleil frais l’accompagne. En remontant la rue Saint-Jacques, elle songe aux cycles de la vie, à ceux des saisons, au temps qui file.
Elle s’est retrouvée allongée sur une table au centre d’une petite pièce sombre. Ça sent comme à l’église. C’est son amie Dorothée qui lui a conseillé ce praticien. Les premiers instants, elle se demande ce qu’elle fait là. Puis elle décide de jouer le jeu et ferme les paupières pour être plus réceptive. Deux mains s’agitent autour de son corps pour repérer les failles et les désaccords qui en perturbent l’harmonie. Elle commence à ressentir une profonde léthargie qui l’extrait peu à peu de ce lieu. Par moments, une chaleur diffuse l’envahit et ses pensées flottent en apesanteur. Des images, des réminiscences viennent de loin, pour s’enfuir tout aussi vite. Le va-et-vient des mains et les mouvements de l’air qui l’accompagnent la bercent, un ruban se déploie dans les recoins les plus profonds de ses cellules. Pour alléger ce qui l’étouffe. Des nœuds, des précipices.
Ses veines palpitent en cadence et Camille imagine un chef d’orchestre qui coordonnerait son corps avec sa baguette. Sous cette impulsion, son enfance lointaine a surgi comme la lave d’un volcan qui l’envelopperait. Une sensation à la fois brûlante et réconfortante. Ses épaules tressautent dans la vague qui l’enroule et la submerge. Marée haute, le soleil n’est pas loin, c’est triste et doux, ses larmes coulent pour laisser sortir de son cœur l’océan qui l’inonde. Des pleurs sans tristesse mouillent ses joues, c’est comme une pluie d’été. Des bouffées de son passé transformées en gouttes salées pour nettoyer ses plaies. Pleurer ne lui a jamais semblé aussi approprié. Des larmes serpillières pour étancher ses paniques.
Quand le magnétiseur lui dit qu’il va se placer derrière sa tête pour communiquer avec ses aïeules, Camille n’ose plus respirer. Elle éprouve une crainte irrationnelle face à tout ce qu’elle garde en elle. Son cœur cogne dans sa poitrine, comme une requête. Mais l’homme est déjà en résonance, ses doigts s’incrustent dans son cerveau, ses paumes sont brûlantes.
Le silence est devenu tellement profond que Camille croit entendre des voix qui viennent de très loin. Il suffit d’écouter.

Jeanne
Stop, la barrière est fermée. La petite dame très maquillée sort de sa guérite et, avec une démarche de paresseux, s’avance pour la relever. La gardienne du cimetière des Batignolles, je lui souris avec respect. C’est pas rien de passer sa vie près des tombes et d’être responsable de la frontière qui sépare les vivants des morts. C’est pour ça qu’elle m’impressionne dans son uniforme bleu, avec sa casquette et ses paupières très bleues aussi. Schtroumpfette de la mort.
« S’il vous plaît, madame, une pelle et un arrosoir. » Elle me répond mollement, comme si chaque mot venait de l’autre monde : « Sers-toi, tu les remettras où tu les as pris… » Je prends vite mon barda, oui bien sûr madame, je ne vais pas les garder pour moi, qu’est-ce qu’elle croit, et je file bien vite entre les lignes délimitées des enterrés.
J’écoute fort le silence, il prend toute la place. Maman marche près de moi sans faire de bruit. On vient ici pour voir Annette, sa grand-mère qui est morte juste avant Noël. Mon arrière-grand-mère à moi. Je vais rendre belle sa tombe, je ramasse les fleurs fanées, je plante des petites pensées, elles sont jolies comme tout. Je pense à elle qui n’est évidemment pas en dessous de tout ça, mais en dedans de moi ou alors là-haut avec les étoiles, les nuages, les anges posés dessus et tout le tralala ! Oui, tout est dans le ciel, je le regarde toujours, c’est pour ça qu’on dit que je suis tête en l’air.
Je parle à ma bonne-maman, je sais que la mort c’est pas ne plus exister, c’est au contraire être là, partout avec moi, en moi, je sens son amour qui me frôle. Un arbre très grand est penché au-dessus de sa tombe, je retrouve dans ses branches le sourire qu’elle avait quand j’arrivais chez elle. Elle me préparait toujours mon déjeuner préféré, la salive dans ma bouche rien qu’à y penser, et l’odeur du chocolat qui se mélangeait à son parfum, c’était comme entrer dans le jardin le plus beau du monde. Son gros chat se frottait à mes jambes, je goûtais les délices du mercredi en ronronnant avec lui.
Elle est juste là. Pour toujours. Elle me chuchote des mots avec les ailes d’un oiseau, ou bien dans le vent et les feuilles qui s’échappent en flottant, parfois aussi dans les pas des gens, alors je ferme les yeux pour mieux la retrouver. C’est notre secret, j’adore ce qu’on ne voit pas, ce dont on doute. Les racines des arbres, qui leur permettent de parler entre eux, et qu’on devine sous l’herbe, l’empreinte de la mer qui donne ses rides au sable mouillé, et j’adore aussi me réveiller la nuit et ne pas être certaine que le jour va se lever. Même l’angoisse qui me serre le cœur quand maman n’est pas rentrée et que j’imagine tout plein de choses, c’est bizarre mais j’aime aussi. J’aime ne pas être sûre d’être amoureuse un jour. J’aime être certaine de rien, pour garder la surprise. J’aime les points d’interrogation.
Je ne comprends pas pourquoi les grands veulent tout savoir, tout connaître, tout planifier. Rien ne se passe jamais comme on croit. Je préfère douter de tout, mais je suis quand même sûre d’une chose. Mourir, ce n’est pas la fin, mais la suite. C’est ma seule certitude.
Maman me dit qu’il faut déjà rentrer. On se retourne en même temps pour saluer la tombe si gaie maintenant, avec ses fleurs roses et violettes, on dirait qu’elle rit. La lumière humide glisse sous les arbres et les pierres tombales se dressent comme des soldats au garde-à-vous, les feuilles tourbillonnent dans les allées vides. Les mots d’amour gravés dans la pierre parlent doucement de la vie qui s’en va.

Les loyautés invisibles
Elles très fières
Sur leurs escabeaux en l’air
Regard méprisant et laissant le vent tout faire
Elles dans l’suave
La faiblesse des hommes elles savent
Que la seule chose qui tourne sur terre
C’est leurs robes légères
Pour raconter une histoire, il y a forcément un point de départ. D’abord la mort de sa grand-mère, les albums photos… Et les mains du magnétiseur qui sont venues fortifier ce qui s’ébauchait en elle. Camille se souvient de ses mots pendant la séance : « Elles sont toutes là, si nombreuses, elles vous écoutent et sont très joyeuses. Elles vous laissent les rênes. Rassurez-vous, vous serez aussi libre qu’elles, vous leur ressemblez. Votre grand-mère aussi est là, elle ne veut pas se retourner, mais elle est avec vous. Comme une ombre qui vous accompagne. Toutes ces femmes sont fières de vous et vous protègent… Des phénomènes ! Elles sont exceptionnelles… » Camille voit défiler ces visages retrouvés dans les albums photos. Toutes ces mémoires enfouies. Explorer sa famille à partir d’interrogations, sans vraiment savoir ce qu’elle cherche. Comme si la vie n’était qu’un vaste questionnement, dont les réponses varient et tournent en rond. Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. Son père passait en coup de vent prendre de ses nouvelles, et chaque fois qu’il repartait, elle piquait une crise de nerfs. Ce caractère tout en extrêmes restera sa marque de fabrique. Elle ira par monts et par vaux, laissant aux autres les chemins plats et raisonnables. Sa vertu ne regardait qu’elle, et ses hauts et ses bas l’entraîneront dans des pirouettes dont elle se relèverait la nuque fière et le torse bombé. Pour flotter en apesanteur et détourner les lois de la bienséance, il faut savoir rester légère.
La grand-mère de Camille lui en avait souvent parlé. Elle lui décrivait Henriette, sa grand-mère à elle, à mi-voix, comme si elle la craignait encore. Originale, délurée, capricieuse, autoritaire, elle avait fait tourner les hommes en bourrique. On lui avait même raconté qu’Henriette avait « le fri-fri en aigrette », ce qui laissait supposer des tas de choses indécentes. En grandissant, Camille s’était dit que dans ce monde, la seule chose qui tourne rond, ce sont les jupes des filles. Et ce qui se cache dessous.
Camille puise dans deux sources d’inspiration : les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations : après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette… qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la monotonie respectable des jours qui passent. Une vie en spirale.
Camille a surtout voulu se pencher sur une faille qui se répète et se prolonge tout au long de sa lignée. Comme un trait héréditaire tenu longtemps secret, ses aïeules eurent en commun un secret de fabrication : chacune d’entre elles conçut un enfant sous le joug d’une passion avec un père qui n’était pas leur mari. Guidées par une sorte de loyauté invisible et singulière, toutes les trois donnèrent vie à des enfants de l’amour. Des secrets de famille périmés.
Henriette, Odette et Annette furent des guerrières et des amazones. Camille veut les faire revivre, reconstituer leur destin de femmes libres. Joyeuses, jalouses, possessives, égoïstes, maternelles, amoureuses, mélancoliques, romantiques, angoissées, courageuses. Dans leurs vies, le rire éclaboussera les larmes et la légèreté sera érigée en arme.
Un monde en frous-frous et en jupons où les pères sont perdus et les maris absents.

Henriette, 1899
Ce matin, c’est encore Henriette, la grand-mère de sa propre grand-mère, qui s’est réveillée sous sa plume. Camille l’a rejointe dans sa chambre aux dessins fleuris de la rue Galvani.
Henriette émergeait d’une sieste dont les rêves étaient plus brûlants que le thé déposé par la bonne sur sa table de chevet. Devant sa coiffeuse, son visage aux contours encore flous la fit sourire, tandis que son esprit prenait de l’avance. Dans deux petites heures, elle sera près de lui. Son cœur lui sembla aussi ébouriffé que sa coiffure, il battait si vite, déjà prêt à s’évader. En se coiffant, elle remit de l’ordre dans ses idées et reposa sa brosse, satisfaite du résultat. Avec sa houppette, elle déposa la poudre de riz sur ses joues trop roses d’avoir bien dormi. Ses cheveux devaient briller de mille feux, mais surtout pas son nez !
En se détaillant dans l’ovale de sa glace cerclée d’acajou, une image de ses jeunes années ressurgit. Henriette ressentit au fond d’elle les bonds de son cœur d’enfant qui explosait de joie lorsque son père arrivait. Elle entendit sa voix qui lui murmurait : « Ma fille, ma poupée, tu n’es pas jolie, tu es plus que ça, irrésistible. Tes yeux immenses, ta bouche large, montre-moi tes quenottes, oh oui, admirables, et cette fossette qui vient creuser ta joue me fait fondre. Tu es le portrait de ta pauvre mère. » Les yeux de son papa qui la fixait en s’avançant vers elle. Si près qu’elle sentait son haleine et sa gêne. Une odeur de tabac lui soufflait un air dont elle ne savait quoi faire. Ses grandes mains encore froides du dehors se posaient sur son cou. Et déjà son papa chéri qu’elle attendait sans cesse reculait en prétextant : « Je dois aller voir ta tante. » Il la laissait seule dans sa chambre devenue soudain glaciale.
Henriette releva ses cheveux pour ranger ses souvenirs et ses barrettes dans son chignon. « Irrésistible. » Depuis, elle s’était donné tant de mal pour devenir jolie qu’elle y était presque arrivée. En tout cas, les hommes confirmaient les propos de son père en succombant à son charme les uns après les autres. Son mari en était fou et s’il fréquentait d’autres femmes, ce n’était que pour se rassurer sur lui-même. Mais en ce jour d’automne capricieux, le seul qui comptait devait déjà l’attendre à l’angle du boulevard Exelmans pour une promenade interdite.
« Zèle, cria-t-elle à sa gouvernante, viens attacher mon corset, vite, le temps presse ! » Et les lacets en satin furent noués en un éclair par les doigts agiles. Henriette admira sa taille devenue si fine et sa cambrure parfaite. Avec sa silhouette en S, elle n’arrivait plus à respirer et se sentait prête à faire chavirer les cœurs. La dentelle grise de son soutien-gorge lui chatouillait l’épaule et ses seins comprimés avaient repris leur galbe. Comme avant la naissance de ses jumelles. Elle enfila son jupon, sa chemisette et la nouvelle robe au tissu moiré qui allait refléter la lumière de ce beau jour. Elle était fin prête, et se détaillait. Pas jolie, non, plus que ça : belle. Elle savait que c’était d’aimer si fort qui la faisait resplendir. Elle se retourna devant la glace pour admirer de trois quarts ses fesses rebondies et sa nuque pâle. En attrapant son ombrelle, elle commença à chantonner puis se ravisa aussitôt. « Ce n’est pas le moment de réveiller les petites ! »
Pablo et elle se rendirent au bois de Boulogne. Pour piétiner les feuilles mortes en se tenant par la main, bâtir, non plus des châteaux en Espagne, mais de vrais projets d’avenir. Ils prirent la décision de faire éclater leur amour au grand jour. Il la serra contre lui un peu trop fort. Entre le corset et les bras vigoureux, elle se sentit défaillir. La bouche de Pablo lui rendit son souffle en la propulsant dans une joie si intense que plus rien n’existait. Ils se sont enlacés sous les branches cachotières. Les cliquetis venant du lac où des barques dérivaient à coups de rames et de rires s’accordaient à leurs soupirs. Un bonheur qu’Henriette essayait de retenir, des larmes comme des gouttes de rosée allégeaient son cœur qui contenait trop de passion. Inquiète de cet instant qui s’enfuyait déjà, elle pensait au Rimmel qui allait laisser une trace noire sur sa joue, à son mari qu’elle abandonnerait, à son chignon qui s’effondrait. Des pensées terre à terre, alors qu’elle côtoyait le septième ciel. « Dévergondée, divorcée. » Ses jumelles seraient rejetées par leurs amies. Tant pis. Contre vents et marées, elle était prête à tout pour se réveiller chaque jour près de lui.
Pablo lui aussi l’adorait. Depuis que ce bel Espagnol avait rencontré cette femme, épouse d’un ami, il en était fou. Plus rien n’avait d’importance quand il caressait sa peau si douce. Ni les lois, ni les dieux, ni les fidélités. Elle s’était offerte si rapidement qu’il n’avait pas eu le choix, il n’avait même pas eu à faire le premier pas. Un amour dévastateur. Les deux amants ne vivaient plus que pour ces heures fugaces où leurs mains se caressaient. Ventres noués et bouches collées, ils s’envolaient vers des mondes nouveaux, emplis d’un émerveillement partagé. En comparaison, le danger qu’ils couraient semblait minime. »

Extraits
« Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. »
p. 35

« Camille puise dans deux sources d’inspiration: les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la mélancolie respectable des jours qui passent. » p. 36-37

À propos de l’auteur
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Marie-Virginie Dru © Photo DR

Marie-Virginie Dru est peintre, sculptrice et romancière. Son œuvre est très inspirée par l’Afrique, et en particulier le Sénégal, où elle a vécu et séjourne régulièrement. C’est aussi le cas de Aya, son premier roman. En 2023, elle publie Regarde le vent.

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Notre si chère vieille dame auteur

SERRE_notre-si_chere_vieille_dame_auteur  RL_ete_2022

Finaliste du Prix Médicis 2022

En deux mots
Un réalisateur, un cameraman et une scripte se rend auprès d’une romancière mourante pour recueillir ses confidences et tenter de lire son dernier manuscrit. Mais la tâche s’annonce ardue, car il manque de nombreux passages.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La fabrique du roman

Autour d’une vieille dame auteur, Anne Serre joue avec le lecteur. Son court roman décortique avec finesse la façon dont l’écrivaine construit son histoire et ses personnages. Avant que ces derniers ne lui échappent.

Une vieille dame auteur, au crépuscule de sa vie, continue à s’amuser avec ses personnages. Elle ne laisse pas seulement un manuscrit, elle poursuit son dialogue avec Hans, le narrateur, sous le regard un peu circonspect de Holl, l’homme qui partage sa vie et doit bien laisser un peu de place à cet autre homme, même si pour l’instant il est dans son grenier, à regarder le paysage par un interstice.
Une équipe de tournage, réalisateur, cameraman et scripte s’invitent à ce moment pour recueillir le récit qu’elle laisse inachevé et ses confidences: «De la même manière qu’il m’est arrivé de penser qu’avec la seule force de mon désir je pourrais me retrouver réellement dans mon passé, j’ai parfois pensé qu’il ne tenait qu’à moi de faire sortir mon narrateur de son grenier et de l’entraîner sur les routes, en chair et en os, dans son costume gris démodé».
Alors le miracle du roman opère. Il entraîne le réalisateur-narrateur avec Jacques, le musicien-cameraman, et Édith, la scripte-tricoteuse et sculpteur, sur le chemin qu’a emprunté Hans, «sans s’étonner ni questionner davantage». Car ils entendent bien redonner au manuscrit son entièreté, combler les passages manquants. Un travail d’équipe qui va finir par payer.
Ensemble, ils vont revisiter l’enfance et la jeunesse de la vieille dame, les pages évoquant son père, l’homme de la Riviera dans son blazer froissé. Lui qui est parti trop tôt ne va cesser de jeter un regard bienveillant sur l’œuvre en cours. Ils retrouveront aussi Hans, qui les a longtemps tenus en haleine et dont ils n’apprendront finalement guère plus que les quelques mots lâchés au détour de son errance.
Dans ce court roman, Anne Serre explore avec malice l’acte créateur et nous propose de la suivre dans la fabrique du roman. Un jeu de miroirs assez fascinant, déroutant à souhait, qui permet à la romancière de jouer sur de nombreux registres simultanément, à la manière d’une organiste qui, à elle seule, joue une symphonie. Un peu comme si ce qu’elle faisait jusque-là livre après livre, en explorant le conte avec Petite table, sois mise! Le scénario avec Film, le théâtre avec Dialogue d’été ou le pastiche avec Voyage avec Vila-Matas était désormais rassemblé ici. Voilà comment Anne Serre est devenue virtuose!

lematriculedesanges-oct_2022

Signalons le numéro d’octobre du Matricule des Anges qui fait sa Une avec Anne Serre à l’occasion de la parution de «Notre si chère vieille dame auteur». Et ses très justes mots de présentation : «en redoutable marionnettiste, l’écrivaine se joue des temporalités et des réalités qui nous entraîne loin dans la littérature.»

Notre si chère vieille dame auteur
Anne Serre
Éditions du Mercure de France
Roman
128 p., 14 €
EAN 9782715256538
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans le sud, à Thézan-lès-Béziers. On y évoque aussi Bordeaux et Fontainebleau ainsi que des voyages à New York, Milan, Venise, Vérone.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une vieille femme écrivain, donnée pour mourante, laisse un manuscrit inédit et désordonné avec des pages manquantes. Venus pour la filmer, un réalisateur, un cameraman et une scripte vont s’acharner à le reconstituer. Mais la vieille dame auteur n’est pas seule : il y a auprès d’elle la jeune femme qu’elle fut, un étrange personnage qui fut son père, un garçon à bonnet rouge qui fut son compagnon d’été, un certain Hans qui ne prononce jamais qu’une seule phrase…
À son habitude, Anne Serre livre ici un roman plein de chausse-trappes, aux allures de conte, sur l’enfance mystérieuse et l’écriture à l’œuvre. Chez elle, comme le disait W.G. Sebald de Robert Walser: «Le narrateur ne sait jamais très bien s’il se trouve au milieu de la rue ou au milieu d’une phrase.»

Les critiques
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Anne Serre présente Notre si chère vieille dame auteur © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Le narrateur est assis sur une chaise, les pieds posés sur la barre supérieure, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, un peu voûté donc, dans l’angle de ce qui apparaît être un grenier un peu sombre mais éclairé tout de même par une drôle de fente qui n’est pas une lucarne mais une sorte d’ouverture étroite, pareille à un cartouche ou à une meurtrière horizontale plutôt que verticale, par laquelle, Dieu soit loué, il peut considérer le paysage s’il en a envie. Et le paysage est ravissant. Il est tout à fait du genre de celui que pouvait voir Hölderlin de son grenier à lui chez le meunier : une vue champêtre, paisible, à la fois solennelle et exacte, faite d’arbres élégants, de petits troupeaux, de lignes vallonnées, de belle lumière et de quelques toits. Bravo au paysage. Le narrateur semble ruminer, réfléchir en tout cas, en dépit de sa posture un peu accablée, mais après tout, peut-être n’est-il pas si accablé, peut-être s’est-il simplement retiré dans son grenier pour avoir la paix, parce qu’il s’y sent bien – l’odeur du bois est agréable –, parce qu’il aime bien regarder par cette petite ouverture ? Il est vrai que c’est plus joli qu’au cinéma. Même moi qui suis à l’autre bout du grenier – assez vaste –, regardant tour à tour le narrateur assis de profil et cette ouverture lumineuse comme une espérance, je me sens heureuse et tranquille dans cette situation.

Normalement, on ne peut pas s’approcher aussi près d’un narrateur. Ce n’est pas que c’est interdit ou tabou ; c’est plutôt que cela ne se fait pas. C’est presque inconvenant. Mais nous en sommes arrivés à une telle situation, lui et moi, que l’inconvenance n’est plus un obstacle valable. Il ne tourne pas les yeux vers moi même s’il sait parfaitement que je suis là. De mon côté, je me sens avec lui comme on peut se sentir avec un être imaginaire ou un fantôme, ou une présence sauvage qui pourrait aussi bien bondir et vous assassiner, mais curieusement, alors que je suis assez peureuse d’ordinaire, je n’ai absolument pas peur de lui. Enfin nous y voilà ! lui dis-je en chuchotant. Cela fait tant de temps que je souhaitais te retrouver. Je n’arrivais pas à mettre la main sur toi. Où que je me tourne, tu n’étais pas. Tu semblais avoir déserté. Et te voilà à ton poste, dans ce grenier, regardant par cette fente lumineuse ce qui peut bien se passer dans le paysage.

Il porte ce costume gris un peu défraîchi et démodé que je lui ai toujours connu. C’est un narrateur assez élégant, au fond. S’il avait porté des baskets et un tee-shirt je me serais sentie mal à l’aise car il aurait ressemblé à une personne réelle. Son genre de costume me fait penser qu’il vient forcément du passé, d’un passé pas si lointain d’ailleurs, début vingtième siècle, je dirais. Après-guerre ? Avant-guerre ? Hors la guerre. Il n’a pas connu la guerre. Je crois même qu’il ne sait pas ce que c’est. C’est peut-être parce qu’il a toujours vécu au fin fond de la campagne. Il me donne l’impression – pas uniquement maintenant, c’est toujours ainsi que je l’ai vu – de n’avoir contemplé que des toits, des arbres, des silhouettes. On a l’impression aussi qu’il n’a pas été engendré. Supposer une mère ou un père, ou une mère et un père au narrateur, c’est difficile. Ou alors dans son enfance, lorsqu’il était petit et promis à son destin de narrateur comme des enfants tibétains sont promis au rôle de Rinpoché. En tout cas il est seul, isolé dans le monde mais sans en souffrir du tout ; c’est son statut. Je ne me suis jamais vraiment posé la question de sa virginité. A-t-il connu ou connaît-il parfois le contact charnel avec un ou une autre ? Il se peut que le narrateur ait un double, un triple fond. Déjà, son existence et sa présence sont bien mystérieuses, mais comme avec le cosmos, les planètes et les univers, on peut imaginer qu’au-delà de ce que l’on voit et perçoit, il y a une vie enténébrée du narrateur à des millions d’années-lumière. On pourrait d’ailleurs dire cela d’à peu près tout le monde, non ?

Moi-même, je dois être un drôle de corps pour me sentir si bien avec lui, en sa présence. Attention : je peux me sentir bien avec d’autres êtres, vivants, gentils et doux. Et d’ailleurs je ne pourrais pas me contenter de ma relation avec le narrateur. Si je n’avais que celle-là, me manqueraient mille autres choses : il faut bien que je vive. Car avec lui, on ne vit pas, on est ailleurs, on est dans un temps suspendu, éternel, comme si tout s’était arrêté. J’ai un attrait que je pourrais qualifier d’érotique pour ce temps suspendu, arrêté, car c’est celui de la plus grande félicité de mon âme, de mon esprit, et presque de mon corps. Je me rappelle un ami qui me disait fort justement qu’au fond, dans l’existence, on fait mille choses, mais que la seule chose qu’on attend, c’est de faire l’amour, et que tout le reste est en quelque sorte du remplissage dans l’attente de ce moment. De mon côté, je pourrais dire cela de ma rencontre avec le narrateur. Tout le reste est du remplissage, parfois bien agréable, mais dans l’attente de cette rencontre muette dans le grenier ou ailleurs – parfois c’est ailleurs. Enfin, pas si muette cette rencontre, même si l’on ne parle pas, car alors passent des courants d’une force et d’une fluidité peu communes entre lui et moi. Je pourrais même dire que c’est là la vraie conversation.

Nous allons donc demeurer ensemble quelque temps, lui et moi. Je jette un œil dans le grenier où à vrai dire il n’y a pas grand-chose. J’ai connu un grenier de ce genre dans mon enfance, dans la maison de vacances de mes grands-parents maternels à Thézan-lès-Béziers. C’était une drôle de maison qu’on n’ouvrait qu’en juillet et qui restait fermée tout le restant de l’année, aussi, quand nous y arrivions, le premier soin de mon père était-il de s’armer d’un balai et de se rendre sur la terrasse que surmontait l’énorme tête d’un tilleul planté plus bas, pour en repousser et chasser l’amas de feuilles qui s’y étaient accumulées depuis un an, parmi lesquelles circulaient peut-être des scorpions. La pièce à vivre, les chambres et la terrasse étaient au premier. Au second, il y avait un grand grenier vide auquel, j’ignore pourquoi, nous n’avions pas accès. On pouvait cependant en entrouvrir la porte et considérer ce grand grenier entièrement vide, mais il n’était pas question d’y jouer et encore moins de s’y installer. Le grenier de mon narrateur n’est pas aussi vide que celui de Thézan-lès-Béziers, et d’abord, il est plus petit, plus sombre, plus bas de plafond ou plutôt de combles. Il y a bien quelques meubles ou caisses dans un coin et un autre. Par son plancher disjoint, on peut, non pas distinguer le jour, mais parfaitement entendre les sons de la pièce au-dessous.

Je regarde si c’est ce qu’il écoute, mais non, il n’écoute pas ou guère. Ce qu’il fait surtout et même exclusivement, semble-t-il, c’est regarder par la fente lumineuse, et encore, pas tout le temps, pas comme un guetteur, non, plutôt comme quelqu’un qui vérifierait quelque chose en jetant des coups d’œil, ou que le spectacle de la nature aiderait à rêver. Je regarde avec lui, mais située plus loin de l’ouverture puisque je suis à l’autre bout du grenier, ce qui fait que de mon côté j’en suis quasiment réduite à ne voir qu’une fente lumineuse, tandis que lui, très bien situé par rapport à cette ouverture, peut distinguer les innombrables détails sans cesse changeants du paysage.

(…) (manque ici, dans le manuscrit, une dizaine de pages, que l’auteur du texte, interviewée sur son lit de mort, résuma ainsi) :

Si je me souviens bien – mais il est si loin, ce texte –, suite à la phrase précédente, la narratrice raconte qu’elle essaie de se mettre à la place du narrateur pour imaginer ce qu’il voit. Elle dit : je joue à être lui. Puis elle dit qu’au premier plan il voit des arbres grands et beaux, une grange auprès de laquelle un homme s’affaire avec des vaches, et un peu plus loin un troupeau de boucs « aux poils jaunes et aux cornes extraordinaires » qu’elle décrit entre autres comme « pyramidales ». Puis elle dit que ce troupeau semble sortir du Parnasse, de la mythologie antique, et qu’elle le voit comme un signe, probablement le signe qu’elle va se mettre à raconter une histoire. Mais elle précise qu’elle ne veut pas trop interpréter car elle ne veut pas « délirer comme Strindberg ». Mais il est clair que ce troupeau n’a rien à faire là : « Dans cette région il y a peu de moutons et de chèvres, plutôt des vaches, des chevaux et des ânes », dit-elle. Ensuite, elle dit qu’elle l’a remarqué en arrivant au village (avant de monter dans la maison et d’accéder au grenier), et elle raconte comment elle est partie, le matin, de son village à elle, à pied, pour venir à celui-ci, parce qu’elle s’était rappelée qu’elle s’y était promenée avec son père lorsqu’elle avait vingt ans et que ce souvenir pourtant un peu flou était celui d’une grande joie. Elle raconte comment elle a quitté sa maison le matin, en annonçant à Holl (son compagnon ?), qui semble y passer l’été avec elle (elle précise que c’est sa maison d’été), qu’elle partait se promener. Holl lui recommande de rentrer « avant la nuit tombée ». Elle emporte un sandwich et une petite bouteille d’eau et elle dit qu’elle ne prend jamais de téléphone quand elle part ainsi vagabonder, car elle en a assez d’être toujours « joignable », et que si elle avait toujours été « joignable » et avait toujours pu joindre les gens, elle ne serait jamais devenue écrivain. Elle dit enfin – je résume, je résume, il y avait bien dix pages déjà écrites et vraiment écrites – qu’il y a douze kilomètres entre sa maison d’été sur un plateau et le village où elle veut se rendre, appelée par son souvenir. Que du plateau elle doit descendre dans une vallée si profonde qu’elle est noire vue d’en haut, puis monter sur l’autre versant, marcher sur les crêtes, avant d’apercevoir au loin le village. Elle dit aussi – mais c’est avant, je m’en souviens maintenant – que le paysage vu de son plateau est magnifique, avec d’un côté une barrière de montagnes massives et bleues d’où l’on voit s’envoler des deltaplanes et des parapentes, et que de chaque côté du sentier où elle marche – toujours sur son plateau – il y a de hautes fleurs jaunes raides, des chevaux qui se baignent dans des étangs, « et c’est à peu près tout ». Je ne me rappelle plus à quel temps des verbes elle parle, dit la vieille dame auteur sur son lit de mort, mais il me semble qu’à ce moment-là du récit, c’est au passé composé, du type : j’ai traversé le plateau, je me suis dit que, j’ai pensé que. Mettez ce temps-là, dit la vieille dame, bien sûr ce ne sera plus le texte, ce ne sera pas le texte qui était vraiment écrit et qui commençait, je me rappelle, à vraiment me porter. On devait en être vers la page douze à peu près, le roman commençait vraiment. Je pensais très vaguement à Lenz de Büchner, dit la vieille dame, mais vraiment vaguement (et elle rit un peu) car je n’avais plus le moindre souvenir exact de Lenz, mais juste un souvenir très vague, vague exactement comme celui de ma promenade avec mon père dans ce village que j’avais décidé d’aller revisiter : souvenir vague d’une joie profonde. Là, la vieille dame se met à fermer les paupières, qu’elle a bombées et translucides. Madame la vieille dame, lui dis-je – moi qui l’interroge en qualité de réalisateur/interviewer –, désormais vous êtes entrée dans votre roman avec cette interview que nous faisons de vous, je vous en prie ne mourez pas tout de suite car cela est intéressant, cela apporte quelque chose au livre dont nous aurions été déçus qu’il ressemble trop au Lenz de Büchner. Madame la vieille dame, please, réveillez-vous, un peu de vie encore, et même beaucoup de vie : nous voulons reconstituer cette histoire, il faut absolument que vous nous assistiez.

Je vous ai tout dit ou à peu près pour ce passage manquant, dit la vieille dame, les yeux toujours fermés mais paraissant moins morte. Reprenez là où vous retrouverez du texte, et s’il manque quelque chose, interrogez-moi à nouveau. J’ai beau être mourante, mes textes me sont encore assez présents à l’esprit. Il me semble que juste après les dix, douze pages disparues, la narratrice disait quelque chose de la sécurité qu’il y avait à se promener, même seule, même nuitamment, dans ce paysage de plateaux, de montagnes, de vallées. Poursuivez, mes amis, et là où cela manquera, faites appel à moi. Je ne suis pas encore passée dans l’autre monde.

(Suite du texte trouvé dans un fichier intitulé « roman » dans l’ordinateur de l’auteur) :

(…) il semble que dans ce pays on ne haïsse point. Ce qui est étrange, car dans les fermes et maisons isolées il doit bien y avoir des ressentiments, des désirs de vengeance, de l’envie et des folies rôdeuses. Je me sentais toujours un peu coupable de laisser Holl derrière moi quand j’allais à la rencontre du narrateur. C’était comme le tromper d’une certaine manière, ou du moins être traître. Je passais ma vie à persuader Holl que je l’aimais – ce qui était vrai –, mais au moindre appel du narrateur j’étais capable de quitter Holl pour lui. Holl eût-il été à la dernière extrémité et le narrateur m’eût-il appelée, y serais-je allée ? Oui. Mais Holl le savait. Il me connaissait par cœur. L’appel du narrateur, c’était la flûte d’Hamelin, il n’y avait vraiment rien à faire, c’était ce qu’il y avait de plus fort au monde. Tout d’un coup mon œil se plissait, mon corps rajeunissait, et je partais, quoi qu’il se passe dans ma vie, pour le rejoindre et jouer avec lui une mystérieuse partie de cartes.

Je ne vais pas ici raconter mon trajet du plateau au village, car je l’ai déjà fait trente-six fois dans d’autres livres et maintenant j’en ai un peu assez. Et puis c’est fait. Revenons au grenier, où, comme je l’ai dit, je me trouve en compagnie du narrateur assis sur une petite chaise, de profil, dans son costume gris. Cette chaise est curieuse, d’ailleurs, je ne cesse de l’examiner pour trouver ce qu’elle a de bizarre, voilà, j’y suis : si l’on veut, on peut la déplier et alors elle forme un escabeau. Il y avait des chaises de ce genre autrefois. Et dans ce grenier, enfin c’est la paix. Ce n’est pas que ma vie soit particulièrement agitée mais il y a tout de même toujours trop de bruit, de rumeurs, de voix, de choses à faire et à prévoir pour l’avenir. Avec Hans (j’ai décidé d’appeler le narrateur Hans, pour ne pas répéter cent fois le mot « narrateur »), nous vivons dans un silence traversé de mille voix, mille rires, mille murmures silencieux qui s’enchevêtrent, forment des réseaux légers et transparents comme les toiles d’araignée éclairées par le jour. Ce qui est drôle, c’est qu’il observe le dehors et que je l’observe observant. On dirait un tableau. Je vois par exemple qu’il porte des chaussettes rouges, comme dans les tableaux de Corot où il y a toujours quelqu’un de minuscule dans un grand paysage vert, jaune et brun portant un bonnet rouge. À peine est-ce un bonnet, d’ailleurs. C’est comme un point final, une signature. J’ai toujours pensé – mais il faudrait que je vérifie cela auprès de critiques d’art – que Corot posait ce point rouge à la fin de son tableau, une fois que tout le reste était en place et peint à l’extrême, à l’extrême de ce qu’il pouvait faire et qui était assez prodigieux. Sans le point rouge, avais-je pensé, le tableau n’aurait pas été fini, il aurait même été beaucoup moins beau. On se serait dit, oui, c’est une très belle toile mais il manque quelque chose pour que cette toile soit vraiment un chef-d’œuvre. Il posait le point rouge – coquelicot parfois, vermillon – et c’était fait, c’était un chef-d’œuvre. Je me suis demandé pourquoi Hans avait des chaussettes rouges dans ce grenier gris, blond puis brun par endroits, et j’ai pensé que c’était quelque chose qui avait à voir avec Corot.

Quand nous sommes ainsi réunis silencieusement et longuement, lui et moi, il y a toujours une femme pour se charger de nous apporter quelque chose à manger, à boire, faire un brin de ménage. C’est une vieille femme pas bavarde elle non plus, je suis toujours un peu gênée qu’elle ait à monter l’escalier pour nous, mais il semble que les choses soient réparties ainsi et lorsque l’organisation des choses vient du ciel, il serait non seulement idiot de vouloir les changer, mais sacrilège. L’histoire se forme tandis que Hans observe au-dehors et que je l’observe observant. De temps en temps tout de même, il tourne la tête et pose une question, le plus souvent inattendue. Comment se porte Holl ? m’a-t-il demandé ce matin. Il va bien, ai-je répondu en me balançant doucement dans mon rocking-chair. Il s’occupe de notre maison d’été sur le plateau, il adore aller se promener sur le sentier et regarder les vaches, les chevaux qui se baignent, puis il rentre et lit longuement. Il y a peu, ai-je dit à Hans, nous nous sommes disputés un soir et violemment, Holl et moi. Il prétendait que dans certaines circonstances, je le manipulais, et c’était cette idée de manipulation qui le mettait hors de lui. Hans n’a pas tourné la tête, mais je pense qu’en regardant par la fente lumineuse il avait cette information en tête et que cette information ajoutait quelque chose à sa manière de regarder.

Parfois, il éclate de rire, d’un rire franc, très frais, et j’aime beaucoup cela. Je me lève alors et je m’approche de lui très près, un peu trop près, et je regarde par l’ouverture sur la campagne ce qui a bien pu l’amuser autant. Je ne vois que des branches admirables, si élégantes (ah, si les êtres pouvaient être élégants comme des branches !), des prés, de la lumière, de petits mouvements au loin. Je crois que c’est sa Joie qui le fait rire, il ne rit que de ça, de toute cette joie dans son corps discret revêtu de gris et de chaussettes rouges, assis dans un grenier à guetter une toute petite partie du monde. »

Extraits
« De la même manière qu’il m’est arrivé de penser qu’avec la seule force de mon désir je pourrais me retrouver réellement dans mon passé, j’ai parfois pensé qu’il ne tenait qu’à moi de faire sortir mon narrateur de son grenier et de l’entraîner sur les routes, en chair et en os, dans son costume gris démodé.» p. 33-34

« Nous avons donc avancé dans le chemin, Jacques, Édith et moi, à la recherche de Hans enfui ou jouant avec nous. Que, moi, je suive un narrateur en cavale, sois capable de passer mon été, mon automne, mon hiver à faire cela, que je m’accroche aux derniers mots d’une vieille dame auteur moribonde pour tenter de combler les trous et pages manquantes de l’un de ses manuscrits, c’est une manière de vivre absurde et particulière, mais c’est la mienne. Mais que des gens comme Jacques, musicien-cameraman, et Édith, scripte-tricoteuse et sculpteur, prennent ce chemin avec moi sans s’étonner ni questionner davantage, c’est presque plus intéressant. Et cela me fit penser à mon père qui était fait ainsi: il ne s’intéressait guère aux narrateurs de roman — croyait-il —, il aimait les romans pour s’y fondre comme dans un paysage, et pourtant, à chaque fois que je m’éprenais d’une œuvre, de son auteur, que mes yeux devenaient soudain écarquillés, mon énergie décuplée, il se mettait à mon service aussitôt, très désireux d’ôter de ma route tout obstacle. » p. 52

« Ma chère Marie, ce fut une bonne soirée. Nous y étions tous, personne n’a manqué à l’appel. Il y avait ma jeunesse, mon enfance, mon père parti trop tôt qui était là dans son blazer froissé. Hans, comme d’habitude, nous a tenus en haleine sans nous donner grand-chose mais comme nous étions heureux de le voir, dos à nous, regarder par la fenêtre dans ce costume gris un peu clérical qui nous plaît toujours tant! » p. 90

À propos de l’auteur
SERRE_Anne_©Francesca_MantovaniAnne Serre © Photo Francesca Mantovani

Née à Bordeaux en 1960, installée à Paris depuis ses études, Anne Serre est l’auteur d’une quinzaine de romans et de nombreux textes (surtout des nouvelles) parus en revue. Elle a d’ailleurs commencé par publier dans diverses revues avant de publier son premier roman, Les Gouvernantes (Champ Vallon, 1992). Souvent décrits comme appartenant au genre du « réalisme magique », ses romans ont été jugés aussi comme « jouant avec les limites des genres littéraires »: celles du conte avec Petite table, sois mise! (Verdier, 2012), du scénario avec Film (Le Temps qu’il fait, 1998), du théâtre avec Dialogue d’été (Mercure de France, 2014), ou du pastiche avec Voyage avec Vila-Matas (Mercure de France, 2017). Plusieurs de ses livres ont été couronnés par des prix, dont un prix de la Fondation Cino Del Duca (pour Un chapeau léopard, en 2008). Elle a reçu le Prix des étudiants du Sud, en 2009, pour l’ensemble de son œuvre, et le Prix Goncourt de la nouvelle, en mai 2020, pour Au cœur d’un été tout en or. Traduits aux Etats-Unis, en Angleterre, en Espagne et en Allemagne, ses livres sont en cours de traduction en Corée et en Hollande. (Source: anneserre.fr/)

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Quelque chose à te dire

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En deux mots
Elsa Feuillet, jeune romancière, voue un culte à son aînée Béatrice Blandy. Après le décès de la grande écrivaine, son mari lui propose un rendez-vous. Elle va alors se retrouver dans l’appartement de son idole, puis dans ses draps, puis dans son bureau et se sentir investie d’une mission, continuer l’œuvre en suspens.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans les pas de son idole

L’admiration d’Elsa Feuillet pour l’œuvre de Béatrice Blandy, romancière à succès, va la mener bien au-delà de ses espérances. Et permettre à Carole Fives de nous offrir l’un des grands romans de cette rentrée!

«Elsa Feuillet admirait Béatrice Blandy. C’était une écrivaine dont elle pouvait relire les romans chaque année, sans jamais se lasser. (…) Elle se retrouvait dans chacune de ses pages, dans chacun de ses personnages.» Si la jeune romancière n’a jamais rencontré son aînée, elle est fascinée par son écriture, par le regard qu’elle pose sur le monde. Aussi décide-t-elle de mettre en exergue de son nouveau roman un extrait de l’un de ses livres. Et va jusqu’à penser que ces quelques lignes ne sont pas étrangères à son succès. Mais la conséquence la plus surprenante de ce choix arrive par la poste. Un petit mot signé Thomas Blandy: «Chère Madame,
J’ai lu avec plaisir votre roman, Forum. J’ai été très touché que vous y citiez une phrase de ma femme. Votre livre aurait plu à Béa, à coup sûr. J’ai appris que vous ne viviez pas à Paris, mais contactez-moi lorsque vous y passez, j’aimerais vous rencontrer.»
Une telle invitation ne se refuse pas. Impressionnée puis intriguée, Elsa découvre le luxueux appartement du premier arrondissement où vivait Béatrice, les toiles de maître – jusqu’à un Picasso accroché dans la cuisine – qui décorent l’endroit et l’attention que lui porte Thomas. Très vite ce rendez-vous va devenir un rituel. Chaque fois qu’elle se rend à Paris, au lieu de loger chez son amie artiste, elle retrouve Thomas. Quand ce dernier l’embrasse, elle le laisse faire, curieuse de découvrir comment le mari d’Elsa – de vingt ans son aîné – fait l’amour. Une intimité qui va aussi lui permettre d’entrer dans le saint des saints, le bureau aménagé par Béatrice où elle écrivait et où elle rassemblait ses notes et sa documentation. En entendant son éditrice affirmer qu’elle travaillait sur son prochain livre avant de mourir, Elsa se persuade que sa mission était désormais de «mettre la main sur ce joyau de la littérature contemporaine».
Après avoir exploré le statut de l’artiste dans son précédent roman, Térébenthine, Carole Fives s’attaque à celui de l’écrivain, un milieu qu’elle a désormais apprivoisé et dont elle connaît fort bien les chausse-trapes et les lois du marché: « un titre ne se vend bien que si l’auteur est capable d’en assurer la promotion dans les médias, on préfère des auteurs toujours plus jeunes, toujours plus beaux et sûrs d’eux-mêmes, sortant si possible d’une grande école. La littérature est à l’opposé, et se présente le plus souvent sous la figure d’un jeune homme bien coiffé et diplômé de Normale Sup, rodé pour répondre du tac au tac à n’importe quelle question en prime time». Mais bien plus qu’un roman à charge, c’est d’abord un roman qui rend hommage au livre et à la lecture, qui puise dans Daphné du Maurier comme dans Nathalie Sarraute, qui prouve combien Jules Renard a raison d’affirmer que quand il pense à tous les livres qu’il lui reste à lire, il a la certitude d’être encore heureux.
Bien entendu, je ne dirai rien de l’épilogue, si ce n’est que pour souligner qu’il est digne des meilleurs thrillers. Du grand art !
Ayant eu le nez creux ces dernières années en ce qui concerne les Prix littéraires, je prends le risque d’affirmer que les jurys ne seront pas insensibles à ce texte, le meilleur de Carole Fives. Courez vite chez votre libraire !

Quelque chose à te dire
Carole Fives
Éditions Gallimard
Roman
170 p., 18 €
EAN 9782072989780
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris ainsi qu’à Lyon. On y évoque aussi un voyage jusqu’à la presqu’île de Giens.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elsa Feuillet, jeune écrivaine, admire l’œuvre de la grande Béatrice Blandy, disparue prématurément. Cette femme dont elle a lu tous les livres incarnait la réussite, le prestige et l’aisance sociale qui lui font défaut. Lorsque Elsa rencontre le veuf de Béatrice Blandy, une idylle se noue. Fascinée, elle va peu à peu se glisser dans la vie de sa romancière fétiche, et explorer son somptueux appartement parisien — à commencer par le bureau, qui lui est interdit…
Jeu de miroirs ou jeu de dupes ? Carole Fives signe avec Quelque chose à te dire un thriller troublant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Elsa Feuillet admirait Béatrice Blandy. C’était une écrivaine dont elle pouvait relire les romans chaque année, sans jamais se lasser. Plus que l’histoire, car il n’y avait pas vraiment d’histoire dans ses livres, ce qu’elle aimait, c’était l’écriture, incisive, le regard qu’elle posait sur le monde. Elsa Feuillet se retrouvait dans chacune de ses pages, dans chacun de ses personnages. Elle était cette femme qui prend un inconnu en stop la nuit, cette autre qui prépare un dîner pour un amant qui n’arrive jamais ou cette autre encore (était-ce la même ou était-elle à chaque fois différente ?) qui se balade dans le métro avec du sang sur les mains. Lire Béatrice Blandy donnait à Elsa Feuillet l’impression de mieux se comprendre elle-même, c’était une petite voix qui l’entraînait et lui disait, « regarde les choses sous cet angle et vois comme la vie est différente ainsi, plus intense, plus vraie… ».
Elsa Feuillet n’avait jamais cherché à rencontrer Béatrice Blandy. La lecture de ses ouvrages lui suffisait. Il lui semblait que dans leurs livres, les écrivains mettaient le meilleur d’eux-mêmes, pourquoi ensuite aller en librairie ou dans un salon du livre pour les voir en chair et en os ? Quel intérêt de savoir s’ils rédigeaient au stylo Montblanc ou à la plume d’oie, jusque tard dans la nuit ou dès potron-minet ? Puis Elsa Feuillet écrivait elle-même, elle avait publié quelques romans et une sorte de pudeur la retenait d’envoyer un courrier enflammé aux autrices qu’elle aimait. Bien sûr, il leur arrivait parfois de se croiser, entre écrivains, dans un salon, un festival, alors là oui, si elle avait aperçu Béatrice Blandy, elle serait certainement allée la voir, elle lui aurait dit quelque chose comme, « j’adore vos livres ». Ç’aurait été bref, juste deux ou trois mots, elle aurait trouvé le courage. Mais l’occasion ne s’était jamais présentée. Et puis elle avait appris la nouvelle sur internet, Béatrice Blandy était morte. Un cancer foudroyant, elle était partie en quelques semaines à peine. Les hommages avaient plu sur les réseaux sociaux et dans les journaux, c’était une femme de lettres qui avait reçu des prix prestigieux, elle vivait à Paris, connue et reconnue par le milieu, tout le gotha littéraire était sous le choc. Elsa Feuillet aussi. Elle ne vivait pas à Paris mais les jours qui suivirent sa mort, elle était triste. Il n’y aurait donc plus de roman de la grande écrivaine ? Plus rien ? Elle n’était pas la seule à l’admirer, quelques mois plus tard, plusieurs livres et documentaires lui furent consacrés, chacun tenait à témoigner de l’influence que Béatrice Blandy avait eue dans sa vie, dans son travail, chacun voulait lui rendre hommage à sa façon, un film, une chanson, un roman… À elle, Elsa Feuillet, lui restaient ses livres, elle pourrait toujours les lire, les relire. Son œuvre infuserait lentement dans la sienne, c’était en quelque sorte son héritage.
Béatrice Blandy avait peu écrit, cinq romans seulement en trente ans, soit un tous les six ans. Elle n’était pas de ces auteurs omniprésents à chaque rentrée littéraire, qui tiennent le crachoir coûte que coûte et monopolisent les plateaux télévisés, non, elle expliquait dans les interviews que l’écriture répondait chez elle à une sorte d’urgence, sans laquelle il lui était impossible de se mettre au travail. C’étaient des romans assez courts, à peine cent pages à chaque fois, des textes fulgurants, forts, et Elsa aimait aussi cette brièveté, cette manière de ne pas s’étaler. C’était, lui semblait-il, une sorte de politesse, une façon de ne pas trop occuper le terrain, de laisser de la place aux autres, et cette place près de Béatrice Blandy, elle la prenait chaque fois qu’elle relisait un de ses cinq livres. C’était comme un dialogue entre elles, toujours aussi saisissant, aussi passionnant, un voyage dont elle ressortait à chaque fois différente. Elsa se sentait comme une dette envers Béatrice Blandy, elle lui avait transmis tant de beauté et maintenant elle n’était plus là, elle n’avait rien pu lui dire, c’était dommage. Elle aurait préféré la rencontrer finalement, lui faire savoir à quel point ses textes avaient changé sa vie. C’étaient eux qui lui avaient donné la force d’envoyer ses écrits à des maisons d’édition. De continuer, malgré les refus, et de publier, d’abord des nouvelles, puis de brefs romans, sur le modèle de ceux de Béatrice Blandy.

Au moment de rendre son nouveau manuscrit à son éditeur, Elsa eut envie de le lui dédier, « À Béatrice Blandy, trop tôt disparue ». Non, c’était ridicule. Excessif. Qui était-elle pour parler ainsi de sa mort ? Il valait mieux une évocation plus discrète, une citation par exemple, voilà, une phrase de Béatrice Blandy en exergue de l’ouvrage, une façon de lui rendre hommage sans en faire des tonnes.
Elle relut les cinq romans de Béatrice Blandy, stabilo à la main, à la recherche d’une phrase, une seule, qui résumerait ce qu’elle aimait tellement dans ses livres. L’exercice était plus complexe qu’il n’y paraissait. Béatrice Blandy n’était pas une écrivaine à petites phrases. Dès qu’on les isolait de leur contexte, les phrases de Béatrice Blandy perdaient de leur force, se révélaient simplement banales. C’était le texte dans sa totalité qui leur donnait du sens, qui les rendait si justes. Bien sûr, Béatrice Blandy n’était pas poète, elle était romancière, comment Elsa ne s’en était-elle pas rendu compte plus tôt ?
À force de chercher, elle finit par trouver un passage qu’elle pourrait mettre en exergue, sans ridicule, ni pour elle-même ni pour Béatrice Blandy.
Le texte d’Elsa fut accepté par son éditeur et, après quelques corrections, publié au printemps sous le titre Forum. La narratrice de ce roman était mère célibataire et consultait régulièrement les forums de parentalité. Sur ces sites, les parents répondaient à des questions aussi variées que « A-t-on le temps de faire un jogging pendant la sieste de bébé ? » ou tout aussi bien, « Comment faire des économies quand on élève seule un enfant ? ». De plus, et c’était le cœur du roman, la mère célibataire faisait des fugues la nuit. Pas pour aller faire un jogging, mais juste pour prendre l’air, sortir, décompresser. Tout cela n’avait rien à voir ni de près ni de loin avec les romans de Béatrice Blandy, d’ailleurs les siens ne parlaient jamais d’enfants, pour la bonne raison, expliquait-elle dans un entretien sur France Culture, qu’elle n’en avait jamais voulu. Elle était écrivaine, insistait-elle, elle avait d’autres livres à fouetter. Elsa l’admirait d’autant plus qu’elle n’avait pas su elle-même résister aux injonctions de maternité, encore très fortes en province, où elle vivait.
Forum reçut un très bon accueil, et même si les mères célibataires n’eurent pas vraiment le temps de le lire, il lui permit d’élargir son lectorat, principalement des parents qui lui envoyaient des messages sur Facebook, expliquant que même en couple, ils vivaient des situations très proches, et ressentaient profondément le besoin d’évasion de la narratrice. Elsa fut pour la première fois invitée à des festivals, et le livre reçut même plusieurs propositions de traductions. Elle était intimement convaincue que la petite phrase de Béatrice Blandy, placée en exergue du livre, lui portait chance, qu’elle agissait tel un talisman, et que son autrice favorite, quelque part, veillait sur elle.
C’est à cette période-là qu’Elsa reçut une lettre, transmise par sa maison d’édition avec quelques semaines de retard.

Paris, le 23 mai
Chère Madame,
J’ai lu avec plaisir votre roman, Forum. J’ai été très touché que vous y citiez une phrase de ma femme. Votre livre aurait plu à Béa, à coup sûr. J’ai appris que vous ne viviez pas à Paris, mais contactez-moi lorsque vous y passez, j’aimerais vous rencontrer. Je vous joins ma carte, avec mon numéro,
Thomas Blandy »

Extraits
« Vue de Lyon, la vie parisienne avec Thomas paraissait excitante, aventureuse, pleine de rires, de rencontres, de sorties. C’était Paris la liberté contre Lyon l’endormie. Paris la fête contre Lyon la défaite. Ici, elle s’ennuyait et n’avait qu’une hâte, que la semaine prenne fin et qu’elle puisse enfin filer par le premier TGV et retrouver sa liberté. » p. 91

« Qu’importe les personnes réelles derrière une œuvre, l’essentiel était l’œuvre elle-même. Notre époque survalorisait la figure de l’artiste aux dépens de l’œuvre, un titre ne se vendait bien que si l’auteur était capable d’en assurer la promotion dans les médias, on préférait des auteurs toujours plus jeunes, toujours plus beaux et sûrs d’eux-mêmes, sortant si possible d’une grande école. La littérature était à l’opposé, et, si elle se présentait le plus souvent sous la figure d’un jeune homme bien coiffé et diplômé de Normale Sup, rodé pour répondre du tac au tac à n’importe quelle question en prime time, Elsa sentait qu’elle était loin, ailleurs. » p. 123

À propos de l’auteur
FIVES_Carole_©Francesca_MantovaniCarole Fives © Photo Francesca Mantovani

Carole Fives est romancière, nouvelliste et essayiste. Elle a notamment publié Une femme au téléphone, Tenir jusqu’à l’aube et Térébenthine. Quelque chose à te dire est son sixième roman.

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Tête de paille

GLATT_tete_de_paille  RL2020

En deux mots:
Quand son père lui annonce la mort de son frère Daniel, Gérard Glatt est secoué. De tous les sentiments qui le traversent c’est d’abord la colère qu’il exprime, puis la tristesse et la culpabilité. Il décide alors de prendre la plume pour retracer ses 39 années d’une vie difficile et pour lui rendre hommage.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

«Sais-tu si tu avais vécu… »

Dans ce récit bouleversant Gérard Glatt raconte son frère Daniel, mort à 39 ans dans une maison spécialisée pour handicapés mentaux adultes. Un frère qu’il n’avait pas revu depuis près de seize ans.

Dans son roman L’Enfant des Soldanelles, paru l’an passé, Gérard Glatt raconte comment Guillaume, atteint d’une maladie contagieuse, par pour un préventorium dans les Alpes et quitte ainsi ses deux frères, Étienne et Benoît. Derrière ces personnages de roman se cachent en fait Gérard et ses frères Daniel et Jean-Loup, dont il dressait brièvement le portrait. Comme il l’explique dans l’avant-propos de Tête de paille (à retrouver ci-dessous), la parution de ce roman l’a poussé à ressortir de ses tiroirs un manuscrit commencé il y a trente ans et qui, par ces concours de circonstances qui font l’ironie de l’histoire, n’avait pas trouvé d’éditeur jusqu’à l’an passé.
Grâce à Clarisse Enaudeau, directrice littéraire de la collection Terres de France aux Presses de la cité et Christophe Matho, directeur littéraire chez Ramsay jusqu’en août dernier, c’est désormais chose faite.
La douloureuse confession de «l’écrivain de la famille» commence en 1984, au moment où son père lui apprend le décès de son frère à l’hôpital d’Évry. La «mauvaise grippe» qui l’a emporté va en fait s’avérer être un cancer. Encore un mensonge dans une existence qui en compte tant, soit par omission, soit pour cacher une trop dure réalité. Que les premières années ne laissaient pas entrevoir. Certes Daniel était né «différent» et avait des problèmes de développement. Mais, comme en témoignent notamment les photos de vacances, les trois frères étaient complices. Et si les tentatives d’apprentissage se solderont par autant d’échecs, il aura passé une enfance avec sa famille, secondées par trois bonnes. «Geneviève, la Normande, qui était petite et sourde comme un pot. Monique, qui n’est restée que quelque temps: son repaire c’était Clichy, elle courait la prétantaine, et selon mon souvenir se lavait peu. Quant à Marienne, elle était du Berry. Elle non plus n’était pas grande, mais plus ronde que Geneviève. Je l’ai adorée. Elle adorait Daniel. Lorsqu’elle nous a quittés, c’était le jour de son mariage. Elle avait des larmes aux yeux. Nous aussi.» Un déchirement suivi par quelques autres. Quand Gérard part dans son préventorium, quand les parents, à la recherche d’un havre de paix, déménagent d’un endroit à l’autre ou encore quand les membres de la famille se détournent de cet adolescent de plus en plus incontrôlable.
Les conflits prennent de l’ampleur, mais aucune structure n’est là pour soulager la famille. Alors chacun essaie d’oublier, de vivre sa vie. On essaie d’oublier Daniel.
Si le témoignage de Gérard Glatt est si fort, c’est parce qu’il ne fait pas l’impasse sur les difficultés, les colères, les éreintements de l’entourage du jeune handicapé. Avec cette phrase qui tombe comme un couperet: «Tout est fait pour qu’il soit malheureux. Moquerie permanente, autant des gamins que des parents.»
Rien ne semble pouvoir enrayer la méchanceté et l’inexorable chute. Sauf Cécile, appelée en renfort et qui s’entendra fort bien avec Daniel, faisant preuve de naturel et de loyauté. «Peut-être est-ce précisément ce qui a plu tout de suite à Daniel, que les pensées de Cécile, toute de simplicité, de fraîcheur aussi, fussent lisibles au premier coup d’œil.» Un dernier rayon de soleil avant des crises de plus en plus nombreuses. La violence et la peur qui s’installe.
En 1968, quand Gérard – qui effectue son service militaire – rentre chez lui à l’occasion d’une permission, il ne retrouve pas son frère et apprend que sur l’intervention de son oncle, il a été interné. Daniel passera treize ans au Centre Barthélémy-Durand à Étampes avant d’être transféré dans différents hôpitaux jusqu’à son décès. Seize années sans le voir, six années supplémentaires avant de prendre la plume. Et, on l’a dit, près de trente ans avant que paraisse ce témoignage poignant, entre colère et culpabilité, entre incompréhension et interrogations. «Sais-tu si tu avais vécu / Ce que nous aurions fait ensemble… »

Tête de paille
Gérard Glatt
Éditions Ramsay
Récit
196 p., 19 €
EAN 9782812201813
Paru le 13/10/2020

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, à Évry, à Puteaux, à Montgeron, à Étampes, Saint-Mandé, à Chamonix, à Saint-Guillaume, à La Norville, à Toucy et Chauchoine, un hameau rattaché à Egleny en Bourgogne, non loin d’Auxerre, ou encore à Saint-Guillaume, dans le Vercors, à Cessy ou Versonnex, dans le Jura, à Ottrott, à Buis-les-Baronnies ou aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à l’île d’Oléron, à Vaison-la-Romaine, à Courthézon, à Jullouville, en Normandie ou à Klingenthal et Heiligenstein, en Alsace.

Quand?
L’action se déroule de 1945 à 1984.

Ce qu’en dit l’éditeur
En mars 1984, un après-midi, le père du narrateur lui annonce la mort de son frère, Daniel, qu’il n’avait pas revu depuis le mois de mai 1968. À cette époque, seize ans plus tôt, il effectuait son service militaire. C’est à l’occasion d’une permission qu’il avait appris qu’à la suite d’une colère incontrôlable, en présence des gendarmes et des pompiers appelés à la rescousse, rien moins que la force de trois ambulanciers avait été nécessaire pour maîtriser le jeune homme et le conduire dans un hôpital psychiatrique de la région parisienne. Daniel va y être interné pendant presque treize années, un tunnel sans fin, avant d’être admis, à Évry Petit-Bourg, dans une maison spécialisée pour handicapés mentaux adultes. Trois années plus tard, un cancer des poumons devait l’emporter. Il aurait eu 39 ans…
Le narrateur, qui n’est autre que l’auteur de ce roman autobiographique raconte à sa manière, et sans pathétisme, l’histoire d’une vie brève, peuplée d’orages et de superbes éclaircies.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Avant-propos
De par la construction de ce livre, sans doute me suis-je écarté de la biographie, voire du récit. C’est pourtant l’histoire d’une vie qui y est racontée, celle de Daniel, mon plus jeune frère – nous étions trois, j’étais le cadet –, de sa vie telle que je l’ai partagée et qu’ensemble nous l’avons affrontée, comme à la guerre lorsqu’on dit être au front… Mais ce livre, qui paraît cette année, a lui aussi son histoire.
La voici rapidement contée. Daniel est mort en 1984. Quelques semaines plus tard, je savais déjà que j’écrirais Tête de Paille. Le titre était en moi, et aucun autre ne conviendrait mieux. Les années ont passé. En 1990, je m’y suis mis enfin. À cette époque, deux écrivains veillaient sur mon destin: Roger Vrigny, qui avait édité mon premier roman, alors directeur littéraire chez Calmann-Lévy, que j’avais eu comme professeur lorsque j’étais à Rocroy-Saint-Léon, une institution que dirigeaient les pères de l’Oratoire; et Pierre Silvain, notamment édité au Mercure de France et chez Verdier, une plume admirable au service d’un esprit d’une extrême finesse. Tous deux avaient apprécié Tête de Paille. Ils étaient les seuls lecteurs de mes manuscrits. Pour une raison qui n’appartenait qu’à lui, mais que j’ai comprise par la suite, Alain Oulman, qui gérait Calmann-Lévy, ne souhaitait plus éditer mes textes, bien que ce fût jugé par Roger Vrigny «comme une injustice…» Aussi, au cours de l’année 1997, comme il devait quitter les bureaux de Calmann-Lévy pour rejoindre ceux de la rue Sébastien-Bottin, aujourd’hui baptisée rue Gaston Gallimard, avait-il décidé de placer dans ses bagages deux d’entre eux, dont Tête de Paille. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était la maladie. Il devait décéder le 16 août de cette même année. Une nouvelle qui m’assomma et me vit fondre en larmes si attaché que j’étais à lui, et si confiant. Sans pour autant que je l’abandonne, Tête de Paille a donc rejoint mes tiroirs… Des années plus tard, j’ai écrit L’Enfant des Soldanelles que les Presses de la Cité ont publié au mois de janvier 2019. Dans ce roman, où je parle de mon enfance, j’évoque Daniel en quelques mots, quelques phrases… Alors lui, tout naturellement, s’est rappelé à moi comme on toque à la porte de son frère, pour que je lui ouvre et lui dise d’entrer. Ce que j’ai fait… Tête de Paille est réapparu. Je l’ai donné à lire à mon éditrice, Clarisse Enaudeau. Après lecture, elle me dit avoir été bouleversée. Pour autant, dans la mesure où il ne pouvait convenir aux collections des Presses de la Cité, il ne lui était pas possible de l’éditer. Elle avait néanmoins le sentiment que ce texte répondait à la ligne éditoriale des éditions Ramsay dont Christophe Matho était le nouveau directeur.
C’est ainsi qu’après trente-six années de silence, grâce à Christophe Matho et Clarisse Enaudeau, que je remercie avec émotion, Daniel peut enfin renaître à la lumière du jour.
Rueil-Malmaison, le 17 décembre 2019

INCIPIT (Les premières pages du livre)
Livre I
Le grand départ
Le 2 mars 1984, tôt dans l’après-midi – J’étais à mon bureau. Le téléphone a sonné. J’ai décroché. Mon père a dit: «Daniel est mort. » Et moi, j’ai fait : « Ah ! …» Puis il a dit encore: «D’une mauvaise grippe.» Et il m’a expliqué d’une voix neutre qu’on l’avait mis à l’hôpital d’Évry, dans l’Essonne, parce que, au début, comme d’habitude, il avait refusé de se soigner. Il a ajouté que c’était le directeur de l’établissement où il avait vécu ses trois dernières années, qui venait de le prévenir. Et que Daniel n’était hospitalisé que depuis une dizaine de jours, pas davantage. Bref, mon père a conclu que, peut-être, c’était mieux ainsi. Mieux pour Daniel et mieux pour nous tous. Restait à décider du lieu où il serait enterré. Mon père avait pensé à La Norville : la famille y avait déjà un caveau. Au Père-Lachaise, c’était exclu. Mais il y avait aussi Montparnasse. « À La Norville, naturellement, ce serait plus commode » fit encore mon père. Mais alors que je n’avais presque rien dit jusqu’à ce moment, ma réaction a été vive: «À côté de mon oncle? Ce n’est pas possible! Je n’étais pas là quand on l’a emmené. Pourtant, on m’en a dit assez pour que je n’oublie pas que, sans lui, ni les pompiers ni les gendarmes ne seraient intervenus.» Il y a eu un silence. J’ai senti ma gorge se serrer, mes yeux se mouiller. Au bout du fil, j’entendais la respiration de mon père. À la fin, il m’a demandé: «Alors, où veux-tu?» J’ai répondu aussitôt: «À Montparnasse. À Montparnasse, parce que là on lui fichera la paix. Il mérite bien ça.» Et j’ai dit encore: «Tu comprends, on ne peut pas le mettre avec ceux qui ne l’ont jamais aimé.» Et mon père m’a dit que oui, très lentement. Oui, j’avais peut-être raison. À Montparnasse, Daniel serait bien. Il allait faire le nécessaire. C’était normal.
Je crois que mon père a continué encore quelque temps sur ce même ton lent. Il a continué, mais je ne l’écoutais plus, ne l’entendais pas davantage. Parce que j’étais déjà loin, très loin de lui. Trop loin, sans doute. Puis il m’a dit: «À ce soir, à ce soir…» Et il a raccroché.
J’ai raccroché à mon tour, sans savoir pourquoi mon père m’avait dit à ce soir. J’ai mis la tête dans mes mains et je n’ai plus bougé ; j’avais l’esprit vide ; des larmes glissaient sur mes joues ; je reniflais. J’ai dû me moucher. Et puis soudain, je me souviens, j’ai pensé à mille choses. À toutes ces années, à ces années qui s’étaient écoulées depuis que nous ne nous étions plus revus, Daniel et moi. Ça remontait à mai 1968. Ce qui faisait maintenant presque seize ans.
Et j’ai eu l’impression de le retrouver là, en face de moi, comme autrefois quand nous jouions dans notre chambre, nous faufilant à grand bruit de moteur entre les pieds de deux ou trois chaises que nous recouvrions alors d’une large couverture afin de n’être aperçus de personne. De le retrouver tout enfant, et tout blond, de cette blondeur qu’a la paille en juillet quand elle n’a pas encore été fauchée, mais c’était comme dans un film. Parce qu’une image en chassait très vite une autre, puis une autre encore, et ce jusqu’à n’en plus finir. Ainsi, des côtes normandes où nous avions séjourné un été, je passais à la Bourgogne ; de la pêche à la crevette où nous poussions le havenet, à la pêche au gardon et à la brème. Ainsi de la Provence, une nuit de juillet où nous grelottions tous les deux en revenant d’un spectacle, c’était à Vaison-la-Romaine, je me transportais à La Norville pour une veillée de Noël, et je le revoyais qui nous ignorait tous, dévorant à belles dents, sans rien laisser de la peau, le pilon d’une dinde. Alors, il était loin de moi, à l’autre extrémité de la table, à côté de Jean-Loup, notre frère aîné, et, le cœur serré, je l’observais. Sans qu’il s’en doutât, je l’épiais ; je devais avoir les yeux rouges, parce que, de le savoir vivre ainsi, retiré en lui-même, me faisait mal. Boursouflé, difforme dans un épais pull vert – il pesait déjà plus de cent kilos, ce devait être en 64 ou 65 –, mais le teint étrangement frais et rose, il mangeait, il s’empiffrait – quel autre terme mieux approprié pourrais-je utiliser ? –, il avait l’air renfrogné d’une bête. Comme lui à notre égard, nous tous autour de lui feignions l’indifférence. C’est que nous évitions de croiser nos regards avec le sien de peur que ne se réveille tout soudain sa colère. Cette colère sournoise, toujours latente, que nous craignions, et provoquions peut-être à force de la craindre. Et qui, moi, me rongeait. Me rongeait de l’intérieur, sans doute un peu plus que les autres. N’était-ce qu’à cause de mon âge, si proche de celui de Daniel, de notre éducation commune. Cette colère qui nous conduirait au pire si elle devait éclater. Aux cris de mon père, mais pas que. Aux hurlements de mon oncle qui ne saurait faire autrement que de s’en mêler. Aux implorations de ma mère qui les supplierait de se calmer. Et, bien sûr, à cette démonstration de vigueur, embarrassée d’invectives, sans laquelle Daniel n’aurait pas eu le sentiment d’exister.
Daniel, si peu pareil à moi.
Daniel, si peu mon frère.
Daniel que j’ai haï autant que j’ai pu l’aimer.
J’ai appelé Madeleine. Je lui ai annoncé la nouvelle. Elle aussi, elle a fait : «Ah…», comme moi tout à l’heure. Puis elle a attendu. Attendu que je poursuive. Parce que Daniel, elle ne l’avait jamais vu, sinon sur quelques photos que je lui avais montrées. Et n’en avait jamais entendu parler que par bribes, quand il m’arrivait d’évoquer une douleur d’enfance, mais ce n’était pas souvent. Alors, comme elle ne disait toujours rien, je lui ai répété ce que mon père m’avait exposé: la vilaine grippe, l’hospitalisation, la vitesse avec laquelle la maladie avait évolué, le directeur de l’établissement. «Un jeune con», m’avait-il dit à son propos. Ce qui a fait sursauter Madeleine. Madeleine qui m’a demandé pourquoi mon père avait eu cette réflexion. Malgré moi, et le téléphone qui nous séparait, j’ai haussé les épaules. Comme si elle ne se doutait pas! Comme si elle ne savait pas que les jeunes, pour lui, c’étaient des prétentieux! Sans compter que l’autre, un type d’une trentaine d’années, n’avait pas dû prendre de gants, lui non plus, pour dire ce qu’il avait à dire. J’en étais persuadé. Comme j’étais persuadé qu’il n’avait peut-être pas eu tort. Et que si mon père l’avait traité comme il m’avait dit, ce devait être précisément pour ça. Parce qu’il estimait ne pas avoir de leçon à recevoir. Sur quoi, Madeleine, ennuyée, contrariée par ce que j’avançais, m’a interrompu: Mon père n’avait-il rien dit d’autre? Alors, je lui ai répondu: «Si, si, il m’a aussi entretenu des cimetières…» Madeleine s’est étonnée. «Des cimetières?» elle a fait. Alors, je lui ai dit sèchement qu’il fallait bien enterrer Daniel. «Et tu sais, ai-je ajouté, que des caveaux, nous en avons trois: celui de La Norville, un autre au Père-Lachaise où mes parents ont leur place, le troisième à Montparnasse. Alors, comme il y avait à choisir, j’ai pensé que Montparnasse ce serait mieux, parce que, avec mon oncle, au même endroit, tu imagines un peu…» Et, malavisé, je me suis lancé dans une diatribe sans intérêt. Et bavarde. Et déplacée. Ce qu’au reste Madeleine n’a pas tardé à me faire sentir avec sévérité, constatant: «Tu ne peux jamais t’exprimer sans te mettre hors de toi. Ton oncle, qu’est-ce que tu avais besoin de t’en prendre à lui? Avais-tu besoin d’être aussi désagréable?» Il y a eu un court silence. Madeleine était dans le vrai. Pourtant, je n’ai pas voulu m’en tenir là. Je lui ai dit que c’était de sa faute, à mon père. Qu’il m’avait agacé avec ses incertitudes. Qu’il m’agaçait toujours d’ailleurs, avec sa façon d’étourdir le monde. De s’étourdir lui-même. Et que finalement… Eh bien, oui, c’était tombé sur mon oncle! Il n’y avait pas de quoi en faire un drame. Après ça, je me souviens, à cause d’un nouveau silence, j’ai demandé à Madeleine pourquoi elle ne me répondait pas. Si ce n’était pas exact ce que je disais, que mon père était parfois horripilant? Mais elle, au lieu d’être d’accord avec moi, ce que j’espérais pourtant, elle désespéra de ma sottise et, désolée, poussa un profond soupir. Puis elle dit qu’il ne pouvait être question pour elle d’émettre une opinion quelconque. Au moins, je devais en être conscient. Et elle ajouta encore que le mieux, c’était que je n’en dise pas davantage. J’étais troublé; ce n’était pas surprenant; on verrait plus clair le lendemain. Puis il y eut un nouveau silence. Cette fois, deux ou trois longues minutes. Et, soudain, sans rapport immédiat avec ce qui précédait, elle m’annonça que pour le dîner elle avait tout acheté. Que je n’avais donc pas à me tracasser. Comme si c’était là mon habitude. Et elle a terminé en me demandant de ne pas rentrer trop tard.
Alors, vers 18 heures, j’ai fait comme elle m’avait demandé: j’ai abandonné mes papiers, rangé mes dossiers et fermé mes tiroirs. Puis je suis parti prendre mon train à la gare Saint-Lazare. Direction Puteaux.

2
À la maison, Marie recopiait une dictée. Debout derrière elle, Madeleine veillait aux fautes d’orthographe.
Après un baiser ici, un autre là, quelques banalités, je me suis débarrassé de mes affaires. Puis je suis allé dans le salon où j’ai ouvert le courrier que Madeleine avait posé sur la table basse devant le canapé. Et ensuite dans la cuisine où j’ai préparé le repas: le potage, la sauce de la salade, quelques autres bricoles que j’ai sorties du réfrigérateur.
Tandis que j’installais la table, j’ai entendu Marie qui disait à voix haute sa récitation: elle venait à peine d’avoir neuf ans; déjà elle se donnait du mal; et moi, à travers le chuintement du gaz, je l’écoutais. Je l’écoutais sans vraiment saisir. Ce qui m’attendrissait car je me rappelais les difficultés que j’avais eues à son âge lorsque je devais réviser mes leçons. Difficultés liées à la présence de Daniel. Daniel, toujours lui, qui jouait dans mon dos. À chaque fois j’appréhendais qu’il ne me dérange. Daniel qui allait en classe, à l’Institut Montaigne – à ce moment, nous habitions à Saint-Mandé, avenue Benoît Lévy, à une centaine de mètres du bois de Vincennes –, mais qui ne ramenait ni devoirs, ni notes, ni carnet à signer. Daniel, gamin rusé et fieffé emmerdeur, qui ne s’exprimait pas comme nous autres. Mais quelle importance? Je veux dire: pour moi, à cette époque, quelle importance? Je ne m’interrogeais pas encore à ce sujet. Il baragouinait plus qu’il ne parlait vraiment, et alors? Mais Daniel, Daniel que l’envie prenait brusquement de m’appeler, exigeant alors que je le rejoigne. Et qui, surtout, hurlait et pleurait, tapait des pieds et des mains, si je ne lui cédais pas assez vite. La chose qu’à l’époque je redoutais le plus, impuissant que j’étais d’obtenir de lui qu’il se taise, car elle avait pour effet immédiat d’affoler Geneviève. Geneviève, c’était la jeune fille que mes parents avaient engagée et qui s’occupait de nous. Une jeune fille un peu sourde, qui, surgissant du couloir et me voyant plongé dans mes cahiers, me traitait d’hypocrite imbécile et prenait Daniel dans ses bras pour le consoler. Geneviève, native de Villedieu-les-Poêles, aux yeux immensément bleus, et future épouse de marin: las, pour moi, la première personne à qui le jugement fît cruellement défaut et dont le souvenir m’a pesé très longtemps comme un éternel chagrin. Mais un souvenir qui, à cet instant où j’écoutais Marie, tout en mettant le couvert, me remuait étrangement, comme un peu de bonheur dans la nuit triste où nous étions.

21 heures.
Marie était couchée et la lumière éteinte dans sa chambre.
Madeleine s’est assise en face de moi, nous étions dans la cuisine. Je buvais mon café. Et comme j’observais un fil de poussière qui oscillait au-dessus de l’évier, j’ai levé le bras machinalement et j’ai dit:
«Tu as vu, là?»
Puis j’ai baissé le bras. Et vidé ma tasse.
Ensuite, j’ai repensé à Marie, à cause du sommeil qui la tirait loin, si loin de nous, et j’ai demandé :
«On ne le lui apprend pas?»
Alors Madeleine a hésité, elle a demandé à son tour :
«À qui? À Marie?»
J’ai hoché la tête.
«À qui d’autre voudrais-tu?»
Elle s’est tournée vers moi, déconcertée.
«Je ne sais pas…»
Et elle m’a dit encore, le timbre légèrement voilé, que non, à son avis ce n’était pas utile. Du moins, pas encore. Pas si brutalement. Que Marie saurait suffisamment tôt. D’ailleurs, avait-elle jamais cherché à comprendre? Avait-elle déjà prêté attention à ce que représentait la mort? à la disparition de quelqu’un? Il y a eu un silence.
J’ai répondu:
«Je crois bien que non…»
Alors, Madeleine a cru devoir rectifier, elle a dit que, elle, elle en était certaine. Parce qu’une pareille histoire, forcément, c’était trop dur, ce n’était pas concevable par un enfant. Et puis encore, avec lassitude:
«Enfin, tu t’arranges comme tu veux…»
En d’autres termes, elle me demandait de laisser Marie, de la laisser tranquille avec tout ça. Et c’est ce que j’ai fait, parce que j’ai compris que c’était là la sagesse.
Alors, je l’ai laissée dormir.
Je l’ai laissée dans l’ignorance de cet oncle, pendant des jours, des mois, peut-être des années. Au juste, je ne saurais plus dire à présent.
Mais quelle importance pour Daniel?
Et quelle importance pour elle, après tout?
Oui, quelle importance que tout ça pour Marie? et pour Daniel? maintenant dissimulé à la vue du monde sous un drap blanc, son linceul. Daniel que ni Madeleine ni Marie ne croiseraient jamais ni dans la rue, ni sur une plage jouant à la balle, ni sur un sentier de montagne, sous le soleil de midi. En aucun de ces lieux connus de lui et de moi, où nous avions séjourné, où nous nous étions amusés et avions ri parfois comme des fous. Je pensais à Saint-Guillaume, dans le Vercors, à Cessy ou Versonnex, dans le Jura, à Ottrott également, à Montgeron où je suis né, à Buis-les-Baronnies ou à Vaison-la-Romaine, et à Chauchoine, en Bourgogne, non loin d’Auxerre, son havre de paix, son refuge, sa source de bonheur et la mienne durant tant d’années, en tous ces lieux et bien d’autres encore, comme Jullouville, en Normandie, Klingenthal ou Heiligenstein, en Alsace, où je savais que Daniel m’attendrait si je devais m’y rendre un jour encore, pour me demander en me prenant par le cou avec une voix à peine audible, et sans acrimonie aucune: «Pourquoi, pourquoi, toi que j’aimais tant, dis-moi pourquoi est-ce que tu n’as jamais tenté de me revoir?»
Je me suis rappelé ce que m’avait dit mon père. J’ai fait son numéro de téléphone. Et j’ai attendu. Mais seulement une seconde. Car il devait être tout à côté, la main déjà posée sur le combiné. Il a dit : «Allo?» C’était dans un soupir. Et encore : «Allo? C’est toi?» Mais cette fois avec insistance. J’ai répondu que oui, c’était bien moi, que je m’étais soudain rappelé ce qu’il m’avait dit. Et je lui ai demandé si, lui aussi, il se souvenait. S’il se souvenait qu’il m’avait dit «à ce soir». Il m’a répondu: «Parfaitement», ajoutant que, vu l’heure tardive, il commençait à s’inquiéter. Puis il m’a dit: «Ne quitte pas, attends. Suzanne est dans le salon.» Il a crié son nom. Très fort. M’a dit encore, tandis qu’elle arrivait: «Tu sais, elle en a gros sur la patate…» Et après un silence, j’ai eu ma mère. Suzanne, c’était elle, avec ses cheveux gris et bouclés, son regard si pâle, si tendre. Son visage près du mien, sa bouche collée à mon oreille, comme si elle était là pour de bon, assise devant moi, avec son chagrin qu’elle pressait contre son cœur, presque jalousement, ne voulant rien en dire, et ne lâchant que ces quelques mots, à deux ou trois reprises, articulés avec difficulté: «Mon pauvre garçon…» Rien d’autre, absolument.
Mon père a repris le combiné.
Il a toussé un peu, comme souvent avant de prendre une décision, puis il m’a confirmé que oui, à son sens, le cimetière du Montparnasse c’était encore ce qu’il y avait de préférable. Il m’a également précisé qu’il commanderait peu de faire-parts, car il prévoyait que les obsèques auraient lieu dans l’intimité. Enfin, après s’être à nouveau raclé la gorge, il m’a parlé de Jean-Loup et m’a dit qu’il était indécis sur la conduite à tenir envers lui. Devait-il le prévenir? N’était-il pas mieux de ne rien lui dire pour le moment?
«D’autant, continua-t-il, que si je le préviens, il se croira obligé de faire le déplacement, et devra fermer le café. Dénicher quelqu’un pour garder Gérald et Stéphanie…»
Gérald et Stéphanie, c’étaient mes neveux.
Et le café, le troquet que Jean-Loup avait acheté un mois auparavant, à Toucy, une jolie bourgade située à une douzaine de kilomètres de Chauchoine.
Mon père m’a demandé ce que j’en pensais, calmement, comme s’il était normal qu’il me pose une telle question.
Stupidement, je crois, je l’ai éludée.
Cette question, je l’avais pourtant soulevée moi-même, une vingtaine de minutes plus tôt, quand je m’étais enquis auprès de Madeleine de ce que nous devions dire à Marie.
J’ai répondu, ombrageux:
«Est-ce que je sais?»
Comme ça, sans réfléchir une seconde.
Comme si je ne savais pas ce que j’aurais fait si j’avais été Jean-Loup! Comme si j’ignorais ce qu’aurait été ma réaction en pareil cas, violente, oui, quelles qu’en pussent être les raisons. Fussent-elles louables.
«Est-ce que je sais?» ai-je encore répété.
Je me doutais de ce que ressentirait mon frère aîné si jamais on lui manquait de la sorte.
Pourtant, parce qu’il fallait en finir et que la nuit bien avancée m’attirait irrésistiblement vers son cortège de peine et de regrets, je n’ai rien ajouté, il me semble, rien qui pût suggérer quoi que ce fût à mon père, si ce n’est peut-être, mais je n’en suis pas certain, d’appeler Jean-Loup sans tarder.
De la sorte, s’il le mit au courant le soir même ou le lendemain matin, ce que je n’ai jamais su, ce fut de sa propre initiative. Comme cela devait être.
Là-dessus, nous nous sommes dit : « Bonne nuit. »
Après quoi, j’ai rejoint Madeleine dans notre chambre.
Je me suis déshabillé et me suis mis au lit.
Nous avons éteint la lumière.
Mais, en fait de peine et de regrets, c’est ma mère – ma mère et ses cheveux gris, et son regard si pâle, si tendre –, que la nuit a invitée. Ma mère qui me tint compagnie pendant que je me reposais les yeux grands ouverts dans le noir, et qui, veillant sur moi jusqu’aux premières lueurs de l’aube, a essuyé mon front qui dégoulinait de sueur, chassé les fourmis qui s’en prenaient à mes chevilles, éloigné les idées délétères qui, pareilles à des serpents, s’enroulaient autour de mon cou, de mes bras, écarté de ma vue les souvenirs bons et mauvais qui sourdaient et que, d’ici quelque temps, quelques mois, il me faudrait classer définitivement. »

Extraits
« Une enfance comblée? Certainement pas. Mais une enfance qui n’a manqué de rien. Ni de personnes pour nous élever. Trois bonnes se sont succédé. Geneviève, la Normande, qui était petite et sourde comme un pot. Monique, qui n’est restée que quelque temps: son repaire c’était Clichy, elle courait la prétantaine, et selon mon souvenir se lavait peu. Quant à Marienne, elle était du Berry. Elle non plus n’était pas grande, mais plus ronde que Geneviève. Je l’ai adorée. Elle adorait Daniel. Lorsqu’elle nous a quittés, c’était le jour de son mariage. Elle avait des larmes aux yeux. Nous aussi. Elle aurait désiré que Daniel et moi soyons de la noce. » p. 79

« Maintenant encore, je me souviens de son visage, extraordinaire de douceur, étincelant, et de sa chevelure qui lui tombait jusque sur les épaules, de son menton carré, légèrement fendu au milieu, et des pommettes effrontées qui saillaient juste au-dessous de ses yeux. Des yeux marrons, mais sans profondeur. Ce qui, selon moi, n’était pas un défaut. Bien au contraire. Car ainsi, je devinais – je devrais dire: nous devinions –, ses pensées sans avoir jamais à nous interroger. Peut-être est-ce précisément ce qui a plu tout de suite à Daniel, que les pensées de Cécile, toute de simplicité, de fraîcheur aussi, fussent lisibles au premier coup d’œil. » p. 167

« Mais c’est vrai que la méchanceté est profondément ancrée en l’être humain. Sans elle, il aurait disparu depuis longtemps. Pourtant, il n’y a pas de gloire à en tirer… De Daniel, parce qu’il n’est pas normal, on n’en veut pas dans les parages. Et Daniel, quoi de plus naturel, ressentait cela comme une injustice. Tout est fait pour qu’il soit malheureux. Moquerie permanente, autant des gamins que des parents. Je les ai vus, et j’en ai autant souffert que Daniel, même si ça n’a pas été de la même façon, que ce soit à La Norville, à Vaison-la-Romaine, en Alsace ou partout ailleurs où nous avons séjourné avec lui, sauf à Chauchoine, c’est exact – moqueries des gamins, dis-je, que les parents, dans notre dos, ne manquaient pas d’encourager… » p. 187

À propos de l’auteur
GLATT_gerard_©DRGérard Glatt © Photo DR

Gérard Glatt est né en 1944, à Montgeron, quelques semaines avant la Libération.
Ses premiers bonheurs, c’est la maladie qui les lui offre, à sept ans, quand une mauvaise pleurésie le cloue au lit pendant des mois: il découvre la lecture. Pendant ses études secondaires à Paris, Gérard Glatt a pour professeurs l’écrivain Jean Markale, spécialiste de la littérature celtique, et René Khawam, orientaliste renommé et traducteur des Mille et Une Nuits. Il rencontre également Roger Vrigny – l’année où celui-ci reçoit le prix Femina – et Jacques Brenner, éditeur chez Julliard. L’un et l’autre l’encouragent à poursuivre ses débuts littéraires. Quelques années plus tard, entré dans l’administration des Finances, il fait la connaissance de Pierre Silvain, sans doute l’une des plus fines plumes contemporaines, qui le soutient à son tour. En 1977, il publie son premier roman, Holçarté, chez Calmann-Lévy. Auteur d’une dizaine d’ouvrages (romans, poésies, livres pour la jeunesse) parmi lesquels Retour à Belle Etoile, Les sœurs Ferrandon, Et le ciel se refuse à pleurer et L’enfant des Soldanelles, Gérard Glatt ne se consacre aujourd’hui qu’à l’écriture. Il partage son temps entre la région parisienne et la Bretagne. (Source: Presses de la Cité)

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L’amour à la page

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En deux mots:
Franck Thomas est un écrivain incompris, à moins qu’il ne se fasse des illusions sur son talent. Car son éditeur rejette son dernier manuscrit. Il lui faut alors accepter de jouer les nègres pour un livre de jeunesse, car il n’a plus les moyens de ses ambitions.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

L’écrivain au génie méconnu

Franck Thomas nous raconte ses déboires dans le milieu de l’édition, entre manuscrit refusé, travail de commande et passion amoureuse. L’amour à la page est une satire très réussie.

Après avoir vendu 57 exemplaires de son premier roman, Franck pourrait être content que Goliath M., son éditeur, veuille poursuivre avec lui son aventure éditoriale. Ils ont d’ailleurs évoqué ensemble la manière dont sa carrière pourrait vraiment décoller. Mais Franck n’en fait qu’à sa tête, persuadé qu’il détient un formidable manuscrit et que le public ne tardera pas à reconnaître son génie.
Seulement voilà, le milieu de l’édition regorge d’auteurs incompris, d’éditeurs malhabiles ou encore de critiques incapables. L’enfer, c’est les autres !
Son «bijou de perfection» s’intitule Père Goriot Exorciste et part à la recherche d’un nouvel éditeur.
En attendant, il faut bien faire bouillir la marmite et voilà Franck embarqué dans un travail alimentaire, écrire le texte d’un album pour la jeunesse illustré par Julia Linua, une jeune femme qu’il pourrait trouver à son goût si elle n’était pas aussi désagréable. À moins ce ne soit lui qui ait un problème avec la femmes, car Nathalie Smisse – qui entend s’occuper de sa carrière en tant qu’agent littéraire – lui déplaît aussi par son côté par trop directif. Mais a-t-il le choix?
Entre compromis et compromission, on se promène dans la jungle éditoriale, d’un Salon du livre aux bureaux des éditeurs. Si les scènes sont caricaturales, elles n’en restent pas moins empreintes d’un joyeux cynisme et d’un humour décalé. C’est ainsi que notre auteur est invité à dédicacer un livre sur le stand des éditions du Seuil dont «le texte a été composé par l’intelligence artificielle (–) avant d’être finalisé par le service éditorial de la maison». On en frémit d’avance!
Et si l’ego surdimensionné du «nouveau Balzac» devrait nous le rendre antipathique, on se prend à compatir aux déboires de cet écrivain en chair et en os qui se fait railler un peu partout, y compris par la mère de Julia, particulièrement acerbe. Le découvrant avec un bustier de sa fille dans les mains, elle lui lance: «Remarquez, tous les grands écrivains sont passés par les maisons closes, vous ne faites que perpétuer la tradition.»

L’amour à la page
Franck Thomas
Éditions Aux Forges de Vulcain
Roman
217 p., 18 €
EAN 9782373050783
Paru le 10/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Franck Thomas est le plus grand écrivain vivant… sauf que personne ne s’en rend compte! À commencer par son éditeur, qui refuse son nouveau manuscrit, celui qui devait lui apporter (enfin!) le succès tant mérité. Débute alors pour le romancier une quête à travers la jungle éditoriale, ou la rencontre forcée avec une illustratrice jeunesse va réveiller les fantômes du passé, mettre son ego à l’épreuve et le poussera à découvrir le véritable sens de l’écriture…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Cultur’Elle (Caroline Doudet)
Blog Liseuse hyperfertile
Blog Bonnes feuilles et mauvaise herbe

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« — Franck, je ne comprends pas.
Je suis face à Goliath M., président des éditions Deus Ex Machina. Mon éditeur.
— Non vraiment, je ne comprends pas. On avait une bonne lancée. Un truc qui marchait. Quelque chose de sûr. Un auteur, quoi. Tu avais ta place pile entre la chick-lit de Siegfried et la dark fantasy de Pauline. Bon, 57 exemplaires vendus pour un premier roman, c’est pas le Graal, mais ça laissait une marge de progression appréciable. C’est un risque que je voulais prendre. Je t’avais soigneusement réservé le créneau de la satire, et je crois que tu ne t’es pas bien rendu compte de l’ampleur des sacrifices que cela représente. Tu vois cette pile par terre, qui dépasse mon bureau ? C’est la dose quotidienne des manuscrits satiriques reçus. Rien qu’aujourd’hui ! Et rien que les satiriques ! Regarde ! Une montagne où se terrent des pépites qui ne demandent qu’à être dénichées, et que j’envoie depuis six mois tous les soirs aux ordures, parce que c’est à toi que j’ai choisi de faire confiance pour porter haut les couleurs de la maison sur le terrain de la raillerie sociétale. Et qu’as-tu fait de cette confiance ? Tu peux me le dire, Franck?
Je pourrais essayer, mais il ne m’en laisse pas
le temps.
— Tu l’as trahie.
S’écrase entre nous le manuscrit que je lui ai remis deux jours plus tôt.
— Tu peux me dire où est le chef-d’œuvre promis? J’ai bien cherché, je te jure, mais crois-moi, il n’y en a pas une ligne dans cette soupe. C’est quoi, ce machin informe? Et c’est quoi, ce pseudonyme ridicule: «Grimhal»? Est-ce que je t’ai demandé de me pondre sous un nom absurde une bouse hérético-historico-horrifique que même L’Harmattan n’aurait pas l’audace de sortir la veille du dépôt de bilan? Est-ce que je t’ai appelé pour te dire : « Allô Franck, mes bouquins ont un peu trop de succès, je commence à rouler sur l’or, arrête immédiatement le hit que t’es en train de produire pour plancher plutôt sur une resucée de classique que les profs de français depuis un siècle ont réussi à faire détester à la quasi-totalité de la population française»?
Piqué par sa propre ardeur, il s’éjecte de son siège et perd presque l’équilibre. J’aimerais bien l’aider, mais je ne trouve rien de mieux à lui soumettre en cet instant qu’un silence courtois : il n’en a pas fini, je le sens bien, et je ne voudrais pas le couper dans une de ses litanies dont il a le secret.
— Je n’ai plus rien à te dire. Adieu, Judas.
Ah, tiens non. Je me serai décidément trompé jusqu’au bout. Il me tend une main molle, détourne le regard et je n’ai plus qu’à prendre la porte, mon manuscrit sous le bras.
C’est fini. J’ai perdu mon éditeur.
La chair de ma chair, le cri de mes entrailles est à présent sans maison, sans parrain, sans avenir.
Je suis un peu sonné, mais pas plus inquiet que ça. Un éditeur, c’est comme un videur de club: lorsqu’il te refoule, c’est qu’il est temps d’aller écouter les chansons répétitives du voisin. Et comme il y a plus de gens encore qui aiment écrire que danser, je sens que je ne suis pas près, dans ce domaine, de manquer de boîtes aux portes desquelles aller faire la queue. Ce n’est pas parce qu’un type avec un peu de pouvoir te met dehors, sous le prétexte qu’il n’aime soudain plus la couleur de tes chaussures ou de tes métaphores, qu’il faut se remettre intégralement en question et perdre foi en son mojo.
À peine rentré dans l’appartement poussiéreux que j’occupe depuis bientôt deux ans, je repêche ainsi, juste au-dessous d’un exemplaire corné de mon premier manuscrit, la vieille liste d’éditeurs prétendants composée du temps de ma chaste jeunesse, prêt à repartir à l’assaut. Mais dans ma main, ces feuilles froissées ont soudain le poids du passé. Elles font remonter le souvenir des difficultés traversées, et au fond de ma poitrine, une émotion que je m’étais pourtant juré de bannir à jamais.
Le doute.
Je relève la tête: autour de moi, les étagères qui couvrent l’intégralité des murs débordent de centaines d’ouvrages aux couvertures jaunies, aux noms oubliés, au destin achevé. Tous ces livres qui m’accueillent, et que je n’ai pas lus… Je suis certainement leur dernier compagnon, peut-être le dernier témoin de leur existence furtive : ont-ils reçu le prix des efforts fournis pour les faire exister ? Tous ces auteurs, tous ces inconnus… Ont-ils eux aussi tenté de courir la voie du succès, celle que je m’évertue à vouloir emprunter?
J’attrape le premier volume qui me tombe sous la main. Sur la page de garde, une dédicace: «À Micheline, perle des bibliothécaires et capitaine intangible sur les flots de la médiocrité littéraire.»
Micheline. Elle, ne doutait pas.
Je fouille encore un peu, ressors sa dernière lettre.
Franck,
Une vieille bique comme moi, tu auras su l’apprivoiser. Chapeau. Quand tu m’as apporté ton premier roman, je t’ai envoyé paître comme tous les morveux de ta génération. Mais dès les premières lignes, j’ai su que tu avais autre chose dans le ventre. Je savais que le meilleur restait à venir. À la bibliothèque, j’étais fière que tu me demandes des références, des conseils parfois. Depuis que je suis à l’hôpital, les collègues m’apportent les bouquins, ça va de ce côté-là. Je sais que tu veux me rendre visite, mais je ne suis pas belle à voir, et tu as mieux à faire. Tu ne peux pas t’empêcher de m’envoyer des citations pour me remonter le moral, petit malin, mais ça me donne l’envie de te fiche une rouste. Combien de fois faudra-t-il que je te répète de te concentrer sur ce qui compte vraiment ! Laisse tomber la vieille carne, et sers-lui plutôt ce qu’elle attend : le chef-d’œuvre, bon Dieu de bernique. Tu l’as dans les tripes, il faut bosser pour le sortir, et ça, ça ne peut souffrir aucune distraction.
Puisque ces mots seront mes dernières recommandations, je vais me répéter, parce que je sens bien que c’est nécessaire pour le joli couillon que tu n’as pas fini d’être : oublie l’adolescence, laisse tomber l’amour. L’amour ne sert à rien, tu as un autre destin, et ça s’appelle la postérité. Ne te fais pas aimer par une seule personne, fais-toi adorer par toutes. Le seul amour qui vaille est celui de la littérature. Pour ça, tu dois pouvoir travailler sereinement, te concentrer entièrement sur ton œuvre. J’ai passé tous mes salaires dans ces foutues Gauloises qui me le rendent bien maintenant, mais au moins je peux te laisser mon appartement. Tu verras avec le notaire. J’ai toujours pensé que la vie après la mort ne valait le coup que si elle se passait entre les pages d’un bouquin de Cortázar. Mais maintenant que je sais qu’elle sera dans un chef-d’œuvre de Franck Thomas, je pars beaucoup plus tranquille.
Ta grosse Micheline fumante.
Ça fait plus d’un an et demi qu’elle m’a laissé dans ses affaires, la vieille solitaire. Avec son matou, qu’elle a gentiment oublié de mentionner et dont le nom gravé sur le collier, Sève, indique pourtant le rôle qu’il devait jouer dans sa vie.
Je repense à ce que la bibliothécaire disait à propos du ménage. « Faire la poussière, mais pour quoi faire? Elle reviendra toujours de toute façon, et pendant ce temps-là, je peux lire un bouquin de plus. Faut pas se tromper de combat, Franck, surtout quand on a les meilleures armes, comme toi. Tu es le nouveau Baudelaire, ne l’oublie jamais. »
Peut-être Micheline, mais même Baudelaire doit se taper de racheter des croquettes et changer la litière deux fois par semaine, grâce à toi. Alors qu’il est allergique aux poils de chat. Et que le cliché de l’écrivain avec son minet le fait vomir. Éternuer, plutôt: Sève a bien compris que je parlais d’elle, elle débarque avec le prétexte d’aller se frotter le dos contre les couvertures jaunies, pour me fiche en réalité la queue sous le nez et susciter au passage une crise d’éternuements qui la fait bondir de délicieuse surprise. Je ne peux m’empêcher de la prendre dans les bras.
Micheline, où que tu sois, je sais que tu attends toujours ton paradis. Le premier roman n’était pas à la hauteur, mais cette fois-ci, c’est la bonne, je te le promets. Pas question de flancher. Je ne te laisserai pas dans les limbes. Ce coup-ci, et tous ceux d’après, c’est le chef-d’œuvre.
Comment ai-je bien pu en douter un instant?
Je me relève plein d’allant, plus fort que jamais.
Mon pauvre Goliath, si tu savais. Tu viens de passer à côté de la chance de ta vie.
Une bonne séance d’impressions, quelques formulations soignées, et voilà: le joyau de la future rentrée littéraire débarque dans les boîtes aux lettres physiques et numériques de quelques nouveaux éditeurs triés sur le volet.
Heureux les plus matinaux d’entre eux; les droits de publication s’offrent à eux.
Je m’endors en pensant à ces yeux émus qui découvriront, au point du jour, la beauté de cette œuvre promise à un avenir éternel, l’alliance ultime de la grande littérature et du roman de genre.
Mon précieux, mon bijou de perfection:
Père Goriot Exorciste
« L’existence n’est qu’une succession de combats pour la survie; l’âme du héros ne connaît de repos que dans la tombe, auréolée d’une gloire décrochée au terme d’années d’un labeur solitaire, silencieux et, bien sûr, incompris. Une fois la dernière mouture d’un roman postée, la première chose à faire, c’est de commencer le suivant.»
Je ne sais plus de quel auteur Micheline avait tiré ce conseil, mais puisque je suis bien obligé de patienter avant de recevoir les retours exaltés de mes correspondants sur mon Père Goriot Exorciste, autant lui donner raison. Même pour les plus modestes des éditeurs que j’ai sollicités, il ne faut pas attendre de réponse avant plusieurs jours, hélas. Cela m’enrage, mais autant donc mettre ce temps à profit pour poser les bases du prochain best-seller – ce sera toujours ça de gagné.
Je me lève ainsi de bonne heure, attrape sans l’ouvrir mon ordinateur et, muni de ce bâton de pèlerin, après avoir versé les croquettes de Sève et entrouvert la fenêtre pour lui laisser sa liberté, je quitte l’appartement débordant de papiers en tous genres pour aller prêcher, sur les pages encore immaculées, la bonne parole littéraire aux générations futures.
L’antre de mes tourments créateurs m’attend: le café de la place à côté de chez moi, ce Danube bien nommé où je navigue parmi les îlots de consommateurs indifférents pour aller rejoindre la table numéro 8 dans le coin au fond de la salle – mon bureau secret. De là, gracieusement alimenté en café par les serveurs complices, j’affronte à chaque visite les remous du réel à la poursuite de ma chimère, de ma sirène-muse, l’alliée invisible de mes conquêtes journalières.
Alliée particulièrement invisible aujourd’hui cepen­dant, je dois le reconnaître. J’ai beau chercher dans les moindres recoins de mon horizon surchargé de Spritz et classico-burgers, jusque dans les refrains des tubes des années 80 qui se déversent en boucle par les haut-parleurs depuis quatre heures, pas la plus petite once d’inspiration ne vient faire décoller mon clavier.
— Je peux vous encaisser?
Un visage surgit à l’extrémité de la scène. Je ne lui en tiens pas rigueur et continue de chercher à l’arrière-plan le sujet de mon prochain brûlot.
— J’ai fini mon service, je peux vous encaisser s’il vous plaît?
Malgré tous mes efforts pour l’ignorer, le visage insiste. Je suis contraint de quitter ma concentration montante pour faire cesser le mouvement perturbateur.
— Euh… il doit y avoir erreur, demandez à vos collègues.
Ça ne semble pas avoir l’effet voulu, puisque le visage, que j’identifie désormais comme celui d’une jeune femme aux traits tirés, entre encore un peu plus à l’intérieur de ma zone personnelle au point de flirter avec une proximité équivoque qui me met particulièrement mal à l’aise – l’effet recherché, sans doute.
— Il n’y a pas d’erreur, vous avez pris dix-sept cafés depuis ce matin, vous nous devez quarante-quatre euros vingt, j’ai fini mon service donc je vous encaisse maintenant, merci. Carte ou espèces?
Prenant cette fois-ci la mesure du problème, je me tourne vers l’importune d’un air désolé.
— Pardon, ce n’est pas de votre faute, lui dis-je d’une voix douce. Ça peut arriver à tout le monde. Vous êtes nouvelle et j’aurais dû vous prévenir dès mon arrivée : je suis écrivain. N’en parlons plus, ça me fait plaisir de vous rencontrer. Je m’appelle Franck, mais vous pouvez m’appeler Grimhal. Et vous?
Peut-être n’a-t-elle pas bien entendu, ou bien peut-être est-elle encore plus novice que je ne le pensais, car ses sourcils ne défroncent pas d’un poil, au contraire je crois lire sur son visage une irritation nouvelle dont je ne comprends décidément pas l’origine, ce qui m’oblige à me justifier d’une voix que je tente de maintenir aimable malgré tout.
— Vous savez: les écrivains, les cafés parisiens… non, toujours pas? Bon, on peut dire que le Danube aujourd’hui, c’est un peu les Deux Magots du vingt et unième siècle, n’est-ce pas? Vous pensez vraiment qu’André Breton payait ses cafés?
— Oh, fachtre… J’en ai aucune idée, mais moi ce que je dois payer, c’est mon loyer. Donc si vous voulez bien ne pas faire d’histoire, ça me permettrait en plus de ne pas louper mon bus et de ne pas perdre une demi-heure à attendre le suivant à cause d’un écrivain néobohème qui s’imagine que sa révolution surréaliste de comptoir suffit à l’affranchir du plus élémentaire des respects vis-à-vis des travailleurs précaires, dont il a manifestement le luxe de ne pas devoir faire partie.
Et sans plus me poser la question de mon mode de paiement, elle me tend l’appareil à carte bancaire avec plus d’agressivité encore qu’elle n’en a mise dans sa tirade.
Je fulmine en tapant mon code. Qu’elle insiste pour obtenir un paiement que tous ses collègues prendraient pour une insulte, c’est déjà insupportable, mais qu’elle joue sur la corde de sa précarité pour me contraindre au silence, voilà qui frise l’impertinence. Est-ce de ma faute, après tout, si je bénéficie d’un logement gratuit et pas elle? Tout le monde ne peut pas être le nouveau Baudelaire, au fond. Reproche-t-on à Flaubert ou Proust de n’avoir pas eu à s’acquitter d’un loyer?
Contrairement à eux de surcroît, si j’ai le gîte, je n’ai pas le couvert, et la gratuité des cafés n’est qu’une maigre consolation pour l’artiste indigent qui peine à remplir son assiette du revenu de ses écrits encore méconnus. Par un exercice d’équilibre budgétaire à la limite de l’imaginable, j’ai déjà réussi à tenir jusqu’à aujourd’hui avec le paiement ridicule que Goliath m’a consenti à la signature de mon premier roman. Mais mon compte en banque, sur lequel subsistaient quelques dizaines d’euros en attendant le nouveau virement de l’éditeur qui n’arrivera jamais, vient d’être vidé par la faute de cette nouvelle serveuse. Sent-elle la corde qu’elle serre sur le cou du pauvre être en disette qu’elle vient, en plus, d’humilier en public?
Un effroyable soupçon me traverse alors. Même élocution assassine, même propension à vouloir entraver ma réussite…
— Vous ne seriez pas la fille de Goliath M., par hasard?
Elle me rend ma carte bancaire en levant les yeux au ciel. J’en profite pour l’observer en détail, histoire de traquer les ressemblances physiques avec l’éditeur : taille moyenne, cheveux bruns coupés au carré, regard émeraude… pas grand-chose à voir avec le grand dadais qui m’a éconduit hier. Fortuite conjuration des imbéciles, alors? La serveuse disparaît déjà au bout du comptoir.
J’avais un espace de travail bienveillant et serein, une place tranquille au milieu du monde, un havre de paix ; on vient de me le ravir. La serveuse coupable reparaît au bout du comptoir. Sans un regard pour la salle, elle file vers la sortie, à présent vêtue d’une veste de sport en nylon au dos orné d’un dragon d’or et d’argent.
Mon esprit se détourne de la colère du moment, et plonge soudain dans des strates d’humiliation beaucoup plus anciennes.
Car je connais cette veste. Je reconnais ce dragon.
Cette veste, j’ai croisé sa semblable, sa sœur! il y a plus de quinze ans de cela, portée par quelqu’un que j’aurais aimé oublier pour toujours.
Ces flamboiements d’or et d’argent, ce sont ceux que j’avais sous les yeux quand, au collège, Boris Molki, le beau Boris, le beau parleur, le premier en sport, l’idole des filles, m’humiliait devant toute la classe en moquant mon apparence, ma timidité, mon manque d’élégance et d’éloquence.
Ce dragon, et le visage qui y est depuis associé, je les avais soigneusement relégués le plus loin possible de ma conscience, pour qu’ils cessent de hanter mes moindres moments d’angoisse. Cette maudite serveuse me replonge la tête dans un passé honni.
Une suée glacée me coule le long de l’échine.
Mais je ne suis plus le petit garçon d’antan. Je suis écrivain, bon sang! Le nouveau Baudelaire, le nouveau Balzac!
Boris Molki. Je vais t’expulser une fois pour toutes de mon cerveau, te coucher sur le papier pour que plus jamais tu ne t’en relèves. En garde ! Je combattrai ton dragon de ma plume à la pointe affûtée. Tu seras ma charogne : du spectacle de ton horreur, je ferai naître la beauté. Et par l’entremise de cette veste que je ne me laisserai plus prendre en pleine face, je me vengerai de tous ceux – et toutes celles! – qui portent si effrontément tes couleurs.
La serveuse s’éloigne sur la place, son propre dragon sur le dos. Pour éviter de m’appesantir tout de suite sur la crise financière dans laquelle son petit caprice vient de me plonger, je me jette dans le récit destiné à me venger de sa réalité outrancière, par l’entremise de Boris Molki. Tout est possible avec les mots, c’est ce qui les rend si délectables.
Elle a tourné au coin de la rue. Je l’imagine courir pour attraper son bus, s’asseoir, puis sortir un de ces guides du mieux-vivre, du mieux-penser, du juste-aimer, une de ces protubérances infâmes de la junk littérature bien-être contemporaine qui inonde les étals des librairies et fait la fortune des pseudo-éditeurs en peine d’exigence. Cette pensée redouble mon ardeur. Saint Georges coule dans mes veines ; mes doigts cavalent sur le clavier. Et chacun de leurs coups débite du dragon à la pelle.
Dans l’attente du déferlement d’enthousiasme que déclenchera la lecture de mon Père Goriot Exorciste, la puissance créatrice est à nouveau à l’œuvre. Rien ne pourra l’arrêter.»

Extrait
« Mais une autre main plus sèche encore me coupe brutalement l’appétit en m’expédiant à l’intérieur d’un taxi qui démarre aussitôt. Sur la banquette arrière, à mes côtés, le feutre se soulève, la gabardine s’ouvre: mon étrange inconnu est une femme d’une quarantaine d’années. Elle lance un œil rapide dans le rétro.
— Vous pouvez enlever les postiches. Le danger est écarté.
Je me retourne. À travers le pare-brise arrière, William Belhomme le vendeur de liberté lève vers nous un poing vengeur, tandis que les feuilles de mon ultime dernier recours se noient dans le caniveau.
— Vous n’êtes pas le premier qu’il essaie d’escroquer. Tous les jours, il est là, à guetter les auteurs qu’il s’apprête à racketter, à cent mètres de chez Grasset. Et moi, je guette à cent mètres derrière lui. C’est ce qu’on appelle la chaîne du livre. Parce que vous avez bien compris que tout ce qu’il vous promettait, c’est vous qui alliez le payer de votre poche, n’est-ce pas? Vous avez failli être le maillon faible, mais ne vous en faites pas, je suis là maintenant pour défendre vos intérêts.
Sous mon nez se tend une main dont j’ai déjà éprouvé la fermeté.
— Agent Smisse, à votre service. Nathalie Smisse.
La main se dégage.
— À partir de maintenant, tout passe par moi. Vous ne parlez plus à personne sans mon autorisation, vous ne signez évidemment rien sans mon autorisation et vous n’écrivez plus une ligne supplémentaire avant d’avoir touché le chèque correspondant. Je prends dix pour cent sur tous vos revenus, adaptations et produits dérivés compris, et dans tous les cas c’est vous qui payez les taxis.
Elle se tourne vers moi.
— Bon, vous me le filez ce roman, ou je rappelle Guillaume Musso pour lui dire que j’ai du temps à lui consacrer finalement? »

À propos de l’auteur
Franck Tomas est né en 1982. Il est auteur et consultant en scénario pour la télévision et le cinéma. Après un premier roman, La fin du monde est plus compliquée que prévu (2018), il publie L’amour à la page (2020). (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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L’imprimeur de Venise

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En deux mots:
En suivant Paolo qui entend faire connaître l’œuvre de son père, Alde Manuce, on découvre l’histoire des débuts de l’imprimerie et un nouveau pan de l’Histoire de Venise.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Crise dans l’édition… en 1500!

L’Espagnol Javier Azpeitia nous entraîne à Venise au début des années 1500 sur les pas des imprimeurs. Un passionnant roman historique construit comme un thriller.

Sur les pas d’un imprimeur du XVIe siècle, on découvre que dès les origines les acteurs de la chaîne du livre étaient confrontés aux questions qui agitent aujourd’hui encore le monde de l’édition. Si aujourd’hui on assiste à une redéfinition complète du secteur du fait de la transition numérique, en 1530 il s’agissait de définir un modèle dans lequel les mêmes questions de rémunération des auteurs, d’évolution des techniques ou encore de diffusion se posaient.
Mais, outre ce jeu de miroir qui ravira tous ceux qui s’intéressent à l’univers du livre, c’est sa construction subtile qui fait l’attrait de ce roman. Car Javier Azpeitia, qui enseigne la littérature et l’écriture créative à l’université de Salamanque, s’est d’abord distingué pour son roman noir intitulé Hypnos, couronné par le prix Hammet international du roman policier. Avec ce roman historique, il reste fidèle à son sens de l’intrigue et au suspense savamment orchestré.
Tout commence avec l’arrivée à Modène de Paolo Manuce. Nous sommes le 23 avril 1530. Le fils d’Alde Manuce (aussi connu sous le nom d’Alde l’Ancien) vient rendre visite à la veuve d’Andrea Torresani (ou Torresano). Dans ses bagages quelques livres, mais surtout le manuscrit qu’il a consacré à son père. Un hommage épique – et sans doute joliment embelli – à la gloire de ce pionnier. « Révèle-moi tout, Déesse, sur l’étonnant Alde Pio Manuce Romano, ce savant qui à Venise donna un nouveau sens à la lecture en transformant le papier en or. Parle-moi de l’inventeur sacré du livre transportable qui changea la façon de lire, de l’inventeur sacré de la page aux amples marges blanches, de la marque imprimerie, de la mise en pages en vis-à-vis de l’édition bilingue, de la typographie romaine et de la cursive rapide, de la ponctuation, de la pagination et des tables des matières, du catalogue de prix… »
On imagine la jubilation de l’auteur à faire revivre ces personnages réels en laissant le soin au roman de combler les vides biographiques. Si la motivation du jeune Alde arrivant à Venise pour créer une imprimerie et diffuser les grands classiques de la littérature grecque ne saurait guère être remise en doute, il n’en va peut-être pas de même s’agissant de sa candeur et de son innocence. Mais on s’amuse de son émoi lorsqu’il se retrouve pour la première fois sur une gondole avec une femme inconnue, on frémit lorsqu’il est victime d’un voleur de manuscrits, on partage avec lui les difficultés de l’entrepreneur qui, deux ans après son installation, n’a toujours pas produit le moindre ouvrage, notamment parce que les Allemands qui avaient vendu la presse à imprimer s’étaient envolés avant de la monter. On l’encourage dans sa volonté d’en savoir toujours plus, d’étudier aux côtés de Nicolas Jenson. On tremble avec lui lorsque ses beaux projets se heurtent à la censure, à la réprobation des élites qui ne voient pas d’un bon œil cette entreprise de diffusion du savoir au plus grand nombre. Mais on applaudit à cette idée, maintes fois utilisée depuis, d’imprimer dans un prologue une diatribe indignée à l’encontre du texte publié pour éviter l’indignation ecclésiastique. Enfin, on peut se réjouir de l’idée de publier de petits volumes en cursive et de lancer les premiers best-sellers en livre de poche signés Lucrèce, Virgile, Horace, Juvénal, Perse, Catulle, Tibulle, Pétrarque, Dante ou encore Sophocle et Euripide en grec. Ces « petits livres que tout le monde appelait désormais aldins, au format in-octavo, il était manifeste qu’ils avaient changé la façon de lire, poursuivait Paolo de plus en plus déterminé. Avait-on déjà vu autant de personnes paradant dans la rue, leur livre sous le bras, loin de leurs obscurs cabinets? Et de jeunes lisant dans leurs jardins des livres autres que de prières?»
Intrigues, espionnage, lutte pour les meilleurs auteurs et recherche d’avantages concurrentiels grâce à l’élaboration de nouvelles techniques d’impression et de reliure forment des épisodes aussi passionnants que documentés, tout comme la chasse aux contrefaçons qui se multiplient dans toute l’Europe.
N’oublions pas le mariage qui se profile entre Alde Manuce et Maria Torresani, la fille de son associé, et qui vient mettre une note sentimentale dans cette quête avec – entre autres – une nuit de noces à rebondissements. Car l’éditeur de Sur l’amour d’Épicure ne saurait déchoir.
On ne saurait, pour finir, que recommander de mettre en pratique la phrase qui accompagne la marque de cet éditeur – un dauphin s’enroulant autour d’une ancre – pour déguster ce livre : Festina lente (Hâte-toi lentement).

L’imprimeur de Venise
Javier Azpeitia
Éditions JC Lattès
Roman
traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet
350 p., 21,50 €
EAN : 9782709659239
Paru le 14 mars 2018

Où?
Le roman se déroule principalement à Venise, mais également à Rome, Modène, Ferrare, Mantoue ou Carpi. On y évoque aussi d’autres centres européens de l’imprimerie tels que Lyon, Paris, Francfort, Anvers, Bâle ou Buda.

Quand?
L’action se situe au tournant des XVe et XVIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1530, un jeune homme se présente dans une maison de la région de Modène, pour rencontrer la veuve d’Alde Manuce, le célèbre imprimeur vénitien. Il veut lui montrer le texte qu’il a écrit sur sa vie, sans savoir que la véritable histoire de Manuce n’a rien à voir avec le ton épique du récit qu’il a imaginé autour du héros de l’imprimerie.
En effet, lorsqu’en 1489, Alde Manuce arrive à Venise dans le but de réaliser des éditions raffinées des nombreux trésors grecs qu’il connaît, il doit faire face à de nombreuses difficultés auxquelles il ne s’attendait pas: vol de manuscrits, censure des puissants contre la diffusion de l’épicurisme, obligations commerciales d’Andrea Torresani, patron de l’imprimerie… Quand il se met en tête d’épouser la fille d’Andrea Torresani, les obstacles se multiplient encore.
Avec une juste dose d’ironie et une érudition discrète, L’Imprimeur de Venise recrée de manière éblouissante l’origine de l’édition à travers des personnages pionniers, dans une ville folle. L’époque de crise que traverse Venise n’est pas sans rappeler les défis du présent…

Les critiques
Babelio
Blog Les carnets d’Eimelle 
Blog La plume d’érable 
Blog Aldus 

Les premières pages du livre 
Parmi les différents types qui constituent l’espèce humaine, l’un des plus étranges est celui formé par les êtres qui renoncent à vivre le monde pour le lire. Des spécimens tous très semblables, faciles à distinguer à cause de leurs carences, si particulières. En général ils mènent des existences éteintes, plus encore par rapport à celles, enflammées, qu’ils découvrent dans leurs lectures. Leurs yeux ne brillent jamais face aux autres, uniquement dans la solitude de leurs cabinets. Là, entourés de paperasses, à la lueur malsaine de bougies, ils plongent dans un fleuve de mots où ils affirment trouver tout ce que les autres recherchent dans les rues des villes et sur les chemins perdus de la terre.
Souvent, entraînés par ce tourbillon qui les attend chaque matin dans leur bibliothèque, il n’est pas rare que ces hommes considèrent leur corps comme un compagnon gênant dont il est prudent d’ignorer les désirs, dans la mesure du possible. Par conséquent, pour beaucoup d’entre eux l’amour est juste une fiction, une de ces fables illustrant la folie où tombent ceux qui n’ont pas étudié les traités de mise en garde contre lui.
Parfois, il arrive qu’un de ces hommes étranges soit amené, à cause d’une ambition pénible ou du désir peut-être d’être utile aux autres, à affronter par mégarde le monde et à débarquer à un endroit de la chrétienté avec une malle de livres pour tout équipage, perdu loin de sa tanière, comme s’il venait d’être chassé du ciel et était soudain tombé là. Alors, les fantasmes dont il recouvrait son existence s’effondrent, et il se rend compte que sur le plan pratique il est totalement bon à rien. La réalité, finalement, cesse de s’écouler page après page et soudain la vie arrive, s’imposant avec toute sa spontanéité inopportune…
Des pensées de ce genre occupèrent l’esprit de Maria de Torresani, veuve de l’imprimeur Alde Manuce, dès l’instant où elle aperçut une litière portée par des ânes sur le chemin qui divisait l’horizon en deux. Ou plutôt dès qu’elle reconnut l’enseigne du véhicule, une tour flanquée de deux majuscules anciennes : A et T, initiales de la maison d’un autre imprimeur, Andrea Torresani, son père, mort lui aussi depuis des années.
Comme elle le faisait souvent en fin de journée, Maria était montée dans la petite loggia qui se trouvait en haut de sa villa de Novi, à Modène. Elle devait avoir désormais la cinquantaine. Quand ses cheveux étaient devenus blancs elle n’avait pas attendu deux semaines pour les teindre au henné, ce qui donnait également à son regard une teinte rouge.
Si on en croit le chroniqueur vénitien Marin Sanudo, invité à cette période dans la villa de Maria, nous étions le 23 avril 1530.
Lorsque la litière arriva enfin dans la cour pavée de la villa, la lumière du soleil couchant allongea verticalement l’ombre de la cabine, lui donnant un air spectral. Assis dedans, le voyageur dormait profondément, la tête appuyée contre la paroi en bois.
L’âne de devant se dirigea avec détermination vers un abreuvoir situé sur un côté de la cour. Une source déversait un petit jet d’eau qui, débordant du bassin en bois, serpentait ensuite dans une rigole en direction de jardinières pleines de rosiers. Et, comme prolongeant l’impulsion vitale de la rigole, les rosiers truffés de fleurs grimpaient sur la pierre de la façade de la villa, longeant sans la couvrir l’embrasure des fenêtres des deux étages jusqu’à la loggia d’où Maria suivait la scène.
Une très grande jeune fille, qui portait une robe chatoyante et un panier de fraises à la main, entra dans la cour en même temps que le véhicule. Elle comprit tout de suite que les animaux avançaient sans contrôle, et se dirigea à son tour vers l’abreuvoir, préoccupée. Mais quand elle vit que le voyageur s’était seulement endormi, elle se détendit, puis s’attarda un peu à le contempler, se demandant (du moins c’est ce que pensa Maria) ce qu’elle allait faire avec lui.
Il avait pour lui d’être presque aussi jeune qu’elle, devait juger la jeune fille aux fraises tandis qu’elle l’examinait, devina Maria. Il avait contre lui son apparence chétive et, sans aucun doute, son imprudence : seul et endormi en plein voyage, courant le risque d’être attaqué par des bandits, ce qui n’était en rien improbable dans le coin. De plus, il portait des habits luxueux jusqu’au ridicule, surtout l’extravagant capuchon bleu outre-mer, à la dernière mode de la cour, qu’il avait noué sur sa tête et dont la longue pointe tombait sur son épaule. On voyait qu’il venait de loin. La villa se trouvait à une demi-heure de route, à peine, de la citadelle de Novi, à Modène, mais il y avait facilement sept journées de voyage depuis Venise, siège de l’imprimerie d’Andrea Torresani.
La jeune fille aux fraises ne semblait pas remarquer que les deux ânes, accrochés à la litière par les brancards qui soutenaient celle-ci, l’un devant et l’autre derrière, avaient commencé une sourde bataille de position face à l’abreuvoir et la cabine s’agitait dangereusement. Le voyageur ouvrit alors les yeux et découvrit ceux de la jeune fille. Cela dura seulement un instant, car les sabots d’un âne glissèrent sur les pavés et les deux bêtes tombèrent par terre, renversant la cabine dans l’eau.
Les jeunes gens crièrent en même temps. Le voyageur se débattit et se retrouva assis sur le bassin, louchant vers la jeune fille, son gros sac de voyage trempé à côté de lui et le pompon du capuchon gouttant, décomposé, sur sa tête.
La jeune fille aux fraises le contempla, figée, les yeux grands ouverts et les lèvres pincées, puis ne put se retenir davantage de rire.
— Les livres! s’écria le voyageur, cherchant autour de lui.
Mais la malle aux livres, attachée derrière la cabine de la litière, avait été épargnée du désastre. La jeune fille finit par réagir et tendit au garçon une main qu’il prit avec la délicatesse appropriée. C’était un jeune homme très bien élevé.
— Je te remercie beaucoup pour ton aide, dit-il une fois hors de l’eau, tâchant de retrouver bonne figure. C’est bien la villa de Maria Torresani de Manuce?
— Oui… le Jardin. Tu ne serais pas un des fils de Maria… Paolo? demanda-t-elle à son tour.
Elle avait beaucoup entendu parler de chaque membre de la famille de son hôtesse. Chaque printemps, elle venait de Mirandola au Jardin et ne partait pas avant le milieu de l’automne.
En guise de réponse, Paolo Manuce ôta le capuchon mouillé de sa tête et esquissa une révérence stupide en ouvrant les bras.

Extrait
« Alde souriait aussi, flottant, sans oser la regarder. Jamais, en quarante et quelques années de vie consacrée à l’étude et à l’enseignement des lettres il ne s’était trouvé si près d’une femme qui ne fût pas sa mère ni une de ses sœurs. Il avait beau essayer, impossible d’éviter le contact avec son épaule, si nue, et même s’il s’était efforcé de ne pas croiser son regard un seul instant, il devinait la blancheur fantomatique de son visage imprégné de céruse, la vivacité de ses yeux bridés ombrés de bleu, l’épaisseur de ses lèvres brillantes, enduites de miel. Pour comble de malheur, de ses épaules et de la naissance de sa poitrine, du très large décolleté carré de sa robe, émanait un parfum de fleurs, endiablé, bouillant, ou peut-être était-ce de ses cheveux, des tresses qui s’enroulaient comme un serpent tranquille et doré autour de sa coiffe écarlate. »

À propos de l’auteur
Javier Azpeitia est né à Madrid en 1962. Il est l’auteur de nombreux romans, dont Hypnos, paru chez JC Lattès en 2003, récompensé par le prix Hammet international du roman policier. Il enseigne aujourd’hui la littérature et l’écriture créative à l’université de Salamanque. (Source : Éditions JC Lattès)

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