Thelma

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En deux mots
À 15 ans, Thelma Gardel ne pèse que 41 kilos et son «Entraîneur» lui demande encore un effort pour passer sous les 40 kilos. De février à juillet, on va suivre son combat contre cette anorexie qui la dévore de l’intérieur. L’amour et le sport venant compenser les vains efforts de ses proches.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le bon et le mauvais entraîneur

Thelma est anorexique et il semble bien que son entourage soit impuissant à la sortir de cette spirale infernale. Pour son premier roman, Caroline Bouffault a choisi un sujet délicat, mais réussit, avec justesse et humour à embarquer son lecteur.

C’est une famille sans histoire, ou presque. Le père est prof de math, la mère dirige une entreprise de meubles. Leurs deux filles suivent leur parcours scolaire sans difficulté majeure. Billie a six ans, alors que Thelma se frotte aux tourments de l’adolescence. Personne ne sait trop pourquoi, mais elle souffre d’anorexie. À quinze ans, cela fait déjà de longs mois qu’elle refuse de se nourrir correctement et qu’elle soumet son corps au supplice que lui impose son Entraîneur (c’est ainsi qu’elle nomme cette voix qui la met au supplice et définit les lois qu’elle doit respecter et qui sont de plus en plus dures.
Maintenant qu’elle pèse à peine 41 kilos, son entourage commence à s’affoler. Elle se rend chaque semaine chez le médecin pour vérifier sa courbe de poids, est suivie par un psy et ses parents essaient de l’encourager de leur mieux. Mais rien n’y fait. Tout au contraire, des dissensions vont se faire jour au sein de la famille. Si sa sœur ne comprend pas pourquoi Thelma n’est pas «normale», son père préfère minimiser et sa mère devient irritable. Toute sortie au restaurant est vécue comme une épreuve.
Violette, sa meilleure amie, croit avoir trouvé un bon plan. Il faut qu’elle couche avec un garçon pour ne plus figurer sur la liste des filles hors-catégorie dans le palmarès des plus baisables qui circule en classe. Et pour faire bonne mesure, un adulte serait le partenaire idéal.
Comme le prof de sport semble apprécier Thelma, c’est sur lui qu’elle décide de miser. Mais le chemin est long, d’autant qu’il n’est pas question pour l’enseignant de se compromettre avec l’une de ses élèves. Ce qui va toutefois changer la donne, c’est le désarroi des parents. Quand Violette leur explique que Thelma n’est pas insensible aux charmes de ce bel athlète, ils vont tout simplement lui demander son aide. «Ce ne serait pas la première fois qu’une approche originale réussirait là où échouent les thérapies classiques. Il a lu que la question de la confiance en soi est centrale dans l’anorexie. Quel meilleur traitement que le sport en compétition pour gagner en assurance? En toute humilité, Guillaume est assez sûr de son coup.» Réussira-t-il dans son entreprise? C’est tout l’enjeu de la seconde partie du livre.
Caroline Bouffault affiche une belle maîtrise pour un premier roman. D’une écriture qui sonne toujours juste, empathique avec une pointe d’humour, elle réussit à nous faire partager le combat de Thelma. Sans doute parce qu’il s’appuie sur du vécu. Saluons donc tout à la fois la primo-romancière et les éditions Fugue, dont c’est l’un des premiers ouvrages publiés.

Thelma
Caroline Bouffault
Éditions Fugue
256 p., 20 €
Premier roman
EAN 9782494062030
Paru le 6/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Certains ont des amis imaginaires; d’autres, des tyrans intérieurs. Celui de Thelma s’appelle l’Entraîneur. Il règne sur son quotidien, lui enjoint de compter les calories et lui impose une discipline de fer. Soumise à sa loi, la lycéenne épuise son entourage et flirte avec l’abîme. Mais avec l’appui de son amie Violette, une issue se dessine: du marathon ou de la séduction de son professeur de sport, quel projet déraisonnable saura la tirer des griffes de l’Entraîneur?
Combative et lucide, fragile et ironique, Thelma tâche de s’inventer un chemin parmi des adultes aussi désorientés que leurs cadets.
La trajectoire de la jeune fille s’entrechoque à celle de ses proches, et le roman nous plonge tour à tour dans les aléas de la vie de couple, les passions des amitiés adolescentes, les paradoxes des fratries… Avec empathie, justesse et une irrésistible drôlerie, Caroline Bouffault signe avec Thelma une comédie dramatique intergénérationnelle, qui est aussi un premier roman émouvant et solaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Trames
Suricate magazine (Soraya Belghazi)
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Domi C Lire
Blog le capharnaüm éclairé
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
« Février
Montée des eaux
Deux litres et demi en trois quarts d’heure, la crue menace. Des gouttelettes se forment sous les aisselles et sur la poitrine plate de Thelma. La contraction de ses muscles lui rosit le front et les joues, tant mieux, ça lui donnera bonne mine. Pour économiser ses pas, elle coupe à travers le terre-plein, pose les pieds le plus souplement possible sur la pelouse puis le bitume du parking – ni secousse ni mouvement brusque. Elle sonne en face de la plaque du généraliste, attend la vibration du déverrouillage, pousse le panneau de verre dépoli. L’enclume qui distend son bas-ventre irradie dans son abdomen et envahit le haut de ses cuisses. Les rates et les appendices explosent, les vessies peut-être aussi. En habituée, elle ne se présente plus à l’accueil. Biscotte la salue avec une information de mauvais augure, installe-toi Thelma, le docteur Meunier a pris un peu de retard.
Consternation. C’est combien, un peu ? Son ventre est au supplice, sa marge minuscule. Sur la droite du couloir, à trois mètres à peine, un panneau cuivré flèche les « Commodités ». Elle résiste. Dans la salle d’attente vide, elle s’assied, croise les jambes et passe ses doigts contre son legging, par-dessous, pour souder ses lèvres l’une contre l’autre à travers le tissu. Normalement, cela diffère l’envie d’uriner, mais dès qu’elle retire sa main, la pesanteur réapparaît. Se changer les idées. Son portable ne dispose plus que de cinq pour cent de batterie. Elle attrape Grazia sur le présentoir en plexiglas. Quelqu’un a rempli le test « Quelle amoureuse êtes-vous ? » au stylo vert, à côté de ses réponses de la semaine dernière. Ils n’ont rien coché de commun, mais comme elle avait calculé son compte pour tomber sur « Amante fusionnelle », difficile de tirer des conclusions. Elle se demande qui est l’autre. Peut-être quelqu’un de son lycée, un alter ego en liberté surveillée.
Tout en elle sue. Son corps cherche à se débarrasser de l’excès de liquide par tous les moyens. Combien de litres peut-on perdre par la transpiration ? Est-ce que le poids de l’eau reste sur la peau ? Quelle proportion s’évapore ?
Elle ne veut pas qu’ils se méfient. Surtout qu’ils n’ont pas de raison de se méfier ! Elle va de mieux en mieux.
Elle appuie plus fort sur son entrejambe. Elle aurait dû apporter un carnet pour réfléchir à la dissert. Le prof avait l’air si fier de son sujet. Un personnage de roman doit-il être admirable pour intéresser le lecteur ? À côté de Thelma, Violette a mimé le suicide par balle, Thelma a promis de l’aider pour le plan, elles s’appelleront ce soir. Dans trois minutes, elle se pisse dessus. Est-ce que le docteur la pousse dans ses retranchements ? Ce serait tellement dommage qu’il soupçonne quoi que ce soit. Elle qui fait tout ça pour eux !
Eux : les adultes qu’il faudra remercier le jour où. Parents, médecin, gynéco, psychiatre. Guérir, c’est aussi pour elle, bien sûr. Elle le sait – évidemment. Elle est en bonne voie. L’horizon s’éclaircit, ses tripes ne mentent pas. C’est pour ça que si la balance affiche deux kilos de moins qu’attendu, la claque sera terrible ; et tellement injuste, après ses efforts des dernières semaines ! On s’inquiétera. On renforcera la traque. On ne la croira plus. Et si on ne la croit plus, elle n’y croira plus non plus. L’élan s’arrêtera net, la vraie vie s’éloignera un peu plus. On prendra des mois, peut-être des années dans la vue.
Elle ne peut pas s’offrir, pour le moment, le confort de la vérité. Elle doit arranger la réalité pour placer toutes les chances de son côté, le temps de rattraper le chiffre officiel. Le problème n’est pas l’évolution, mais l’étalon de départ.
Avec le printemps, les températures deviennent plus clémentes. L’an dernier, à la même saison, elle compensait l’adoucissement de la météo par un durcissement de son programme d’exercice physique. Les calories que son corps ne brûlerait pas pour se maintenir à trente-sept degrés devaient être dépensées autrement, deux kilomètres de course en plus, une série supplémentaire d’abdos. Un an plus tard, la méthode lui apparaît barbare – preuve qu’elle en a fini avec les stratégies tordues.
Il n’y a qu’à la voir à la cantine ! Ce midi, alors que personne n’exigeait rien d’elle, Thelma a demandé du sucre à sa voisine. Violette, volant par-dessus les tables, aurait récupéré le sachet de sucre comme on rafle une pépite. Mais sa meilleure amie était assise trop loin pour entendre. Moins bon public, Solène a englouti son liégeois sans décoller une fesse, et Thelma a dû aller se servir elle-même dans la queue du self. Pas grave. L’essentiel était qu’un témoin, même récalcitrant, la voie déchirer le sachet et répandre quelques grains sur son Activia 0 %. Seule, elle n’y serait pas arrivée.

Cette transpiration intempestive l’inquiète. Il faudrait reprendre quelques gorgées à la fontaine à eau, compenser. Elle n’a pas de récipient sur elle, c’est Biscotte, la secrétaire au visage cramé par les U.V. qui distribue les gobelets. Thelma se lève, sonde le contenu du bac à jouets. Pas de dînette. Elle saisit la coque poussiéreuse d’un voilier Playmobil, s’approche de la fontaine, remplit sa coupe de fortune, porte le plastique à ses lèvres : l’équivalent d’un demi-verre à moutarde, pas plus, de quoi rétablir l’équilibre. Elle se rassied, soulagée, honteuse et vaguement inquiète : si elle allait se coller une gastro ? Autrefois, elle se serait félicitée d’une bonne diarrhée, mais elle n’en est plus à espérer se vider par les moyens les plus gore. C’est bon signe. Elle repose le bateau à l’envers, comme faisait sa mère avec les jouets de bain de Billie. Elle se remet à serrer et desserrer son sexe à intervalles réguliers pour provoquer la décharge électrique qui atténue l’envie.

Le docteur raccompagne une dame âgée à la porte. Thelma se lève, l’abdomen gonflé comme un bébé somalien sur les posters d’Opération Bol de Riz.
Le médecin ne remarque rien. Comme d’habitude, il est obsédé par l’écran digital sous les chaussettes de Thelma.
— Quarante-trois. Ça ne bouge pas beaucoup. Tu prends tes vitamines ?
— Oui.
Non. Elle en a décortiqué la composition. L’excipient qui enrobe les gélules finit en ose, du sucre en embuscade. Elle a trouvé ça mesquin de la part de Meunier, une trahison un peu minable. De toute façon, elle ne lui fait pas confiance, il est à la solde de ses parents et ne se donne même pas la peine de prétendre le contraire.
— Et le fer ?
— Aussi.
Comme si elle avait le choix. Une fois par mois, une prise de sang contrôle son taux de ferritine. Sa mère a prévenu : c’est ça ou de la viande rouge. Du coup, c’est ça. Quelques gouttes tombent dans sa culotte. Elle demande si elle peut y aller, une tonne de devoirs pour demain et une dissert à commencer.
— Ça carbure toujours, au lycée ?
— Oui, ça va.
— Le travail scolaire, c’est important, Thelma, mais moins que ta santé.
— …
— Bien. À mercredi prochain, même heure ?
Elle a envie de vomir tellement son ventre la fait souffrir, elle transporte une boule de feu sous sa peau. Elle n’arrivera jamais jusque chez elle. La secrétaire lui ouvre la porte avec une lenteur qui confine au sadisme. La route qui borde le parking du cabinet est passante, avec l’arrêt de bus qui dessert un lotissement récent, la boulangerie et le bureau de tabac juste à côté.
Le jet rebondit sur le goudron entre ses jambes. Elle n’en finit pas de se vider, accroupie, fesses à l’air, exposée, ridicule. Une dame s’écrie C’est quand même malheureux ! et dans la voix pointue, Thelma croit reconnaître la mère d’une copine de Billie. Elle garde la tête baissée, les yeux par terre, sur la rigole qui s’élargit autour d’un pneu de voiture et mouille ses baskets. Sa honte lui coule le long du nez. La dame est partie.
Quinze ans et demi, et pisser sur des parkings.
Terminé.
Mercredi prochain, elle expliquera les deux kilos usurpés, cette dette qu’elle traîne depuis des mois comme un boulet. Elle se fera engueuler, mais on repartira sur des bases saines.
Elle calcule. Avec tout ce qu’elle vient d’évacuer, elle doit frôler les quarante et un. Presque quarante. Un jour, peut-être, son poids commencera par un trois. Le chiffre provoque une chair de poule délicieuse, comme un film d’horreur qu’on voudrait mettre sur pause, mais qui vous happe jusqu’au générique.

Le remplaçant
— On ne prend pas racine dans le vestiaire, svp !
Le vendredi matin, « à la fraîche », monsieur Faroy attend ses élèves à huit heures sur le terrain multisports. Il est arrivé en cours d’année, quand Marchand est partie en congé maternité. Jusque-là, en cours d’EPS, la seconde C frappait mollement des volants de badminton dans un gymnase surchauffé. Avec le rugby mixte, on a changé de division. Les exhortations viriles du prof galvanisent Thelma : « Allez les chochottes, on se met en jambes, roulade dans la boue, c’est bon pour vos pores ! » Dès les premières minutes d’échauffement, elle jubile. Les filles se rebiffent, les garçons se bidonnent, Thelma exulte. Elle ne petit-déjeuner pas le vendredi pour ne pas s’alourdir d’un ramequin de muesli. Faroy l’aime bien, c’est sensible. Il l’encourage à profusion, dans son style martial. À chaque touche, il lui fait l’ascenseur, à elle toujours. Il se place dans son dos, à son signal elle saute, les grandes mains du prof la soulèvent sans effort, et elle s’envole au-dessus du terrain. Il ne râle pas si elle rate le ballon.

Dans le vestiaire des filles, à la sortie des douches, les corps se croisent. Thelma connaît la plupart de ses camarades depuis le collège, et certaines, comme Violette, depuis le primaire. Elle a vu les silhouettes se modifier, les formes apparaître en ordre dispersé, des seins pointer sous les T-shirts avant de se remplir, des fesses présenter soudain des grumeaux disgracieux, des cuisses s’envelopper, des hanches s’élargir jusqu’à laisser deviner un commencement de bourrelet au-dessus de la ceinture. Sur ses copines, elle trouve ça immonde, mais ça la dégoûte moins que sur elle. Les autres se sont résignées. Régulièrement, à grand bruit, elles entament des régimes fantaisistes, aussi radicaux qu’éphémères.
Plus elles se montrent velléitaires, plus la détermination de Thelma s’accroît. Dans leur faiblesse, elle puise sa force. Au début, ses camarades admiraient son opiniâtreté, on louchait sur l’étiquette de son jean, on spéculait : c’est du 23 ou du 24?, le creux entre les cuisses, surtout, les faisait fantasmer, elles qui, jambes serrées, ressemblaient à de gros pylônes matelassés de téléphérique. Thelma fascinait. Cela ne lui déplaisait pas. Elle avait connu une période de grâce, où de prétendus photographes l’abordaient dans la rue. Cela s’était produit deux fois de suite, à un mois d’intervalle, et dans la foulée Violette lui avait échafaudé un plan de carrière : Thelma ne devait pas laisser passer sa chance. Les gens, à cette époque, s’imaginaient volontiers que Thelma rêvait de célébrité. Actrice, mannequin, influenceuse ? Le fond de l’affaire leur échappait. Au fond, il leur échappe toujours.

Thelma elle-même a été la spectatrice complaisante d’un putsch sur son cerveau. Un tiers s’est emparé des manettes. Par curiosité, pour voir, le peuple a ouvert les grilles. Une force insaisissable s’est mise à traquer tous ses faits et gestes. Ne craque pas, n’avale pas cette merde, ne les écoute pas, cours plus vite, encore cinquante squats, ne t’arrête pas si tôt, dépasse la douleur, bats-toi pour ton futur, ne gâche pas tout.
Un despote éclairé, un Entraîneur dur mais juste œuvre à son avenir. Un brillant avenir ! C’est un homme. Une femme ne déploierait pas pour elle une telle dévotion, et Thelma serait moins sensible à son aura. Et puis, d’une voix et d’une volonté féminine, elle pourrait bien ne plus se dissocier.
Les exigences de l’Entraîneur régissent, depuis dix-huit mois, la vie de Thelma. De manière aussi imperceptible qu’inexorable, le nombre de lois à respecter s’est accru. Aucune contrainte, prise isolément, n’apparaît insurmontable ; aucun refus n’est recevable.
Dès la rentrée en seconde, plus personne n’a voulu ressembler à Thelma, Thelma qui nageait dans son 25, ne portait pas de soutien-gorge, Thelma dont les règles avaient disparu aussi vite qu’elles étaient arrivées. Qu’on ne la regarde plus comme un modèle à suivre, elle en a pris son parti. Au moins, on la regarde encore. Étrange créature de Tim Burton, sculpture vivante de Giacometti.
Elle peine à mesurer sa transformation physique, car elle ne la ressent pas. Intellectuellement, elle en accepte les preuves matérielles, un chiffre sur une balance ou une taille de vêtement, mais en elle quelque chose d’irréductible, de têtu, d’inaccessible à la raison, refuse de s’approprier ce que démentent aussi catégoriquement ses sens.

Elle souffre pourtant de faire souffrir ceux qu’elle aime. Parfois, la culpabilité atteint un niveau si insoutenable qu’elle envisage de se soumettre entièrement à l’Entraîneur, pour arrêter de faire le grand écart, cesser de lutter.
Un jour, dans le cabinet de Soreil, après une interrogation banale dont elle ne se rappelle plus les termes exacts, elle a lâché l’Entraîneur comme on livre un complice. Le psychiatre l’a submergée de questions. Il s’est montré plus insistant qu’à l’ordinaire, et elle a eu le sentiment qu’il ne s’adressait plus à elle, mais bien à lui, et qu’elle leur servait juste de médium. Sans ménagements, Soreil a cuisiné l’Entraîneur, et les explications qui transitaient par la bouche de Thelma résonnaient piteusement à l’oreille. D’être mis à nu, brusqué, l’Entraîneur a rétréci. La divulgation de son existence au-dehors a affaibli son pouvoir au-dedans. Le simple fait que quelqu’un d’autre – un adulte, un médecin ! – le considère comme un parasite, et non comme le noyau, accrédite l’idée en Thelma qu’elle s’en débarrassera un jour.
Cela fait naître, chez elle, autant d’espoirs que de craintes. Elle n’a pas fait grand-chose de ses quinze ans sur terre. Elle n’a rien construit, ni même commencé en dehors de cette maladie. Qu’arrivera-t-il si on lui arrache le cœur de sa personnalité, ce qui la constitue ? Que devient-on quand on vous démantèle ? Que reste-t-il ?
Pendant qu’elle passe des heures à étudier les rubriques nutrition des sites féminins, à retenir le nombre de calories aux cent grammes du pamplemousse (39) et de la banane (90), à réaliser des recettes de cuisine pour en gaver sa sœur et ses parents, les autres adolescents se découvrent des talents, expérimentent dans tous les domaines. Thelma consume toute son intelligence, investit tout son temps dans l’anorexie. Si le mal disparaît, alors quoi ? Qu’est-ce qui tient les autres, toute la journée ? Quel est l’objectif ?
Thelma ne croit pas en Dieu. Elle a essayé de se forcer, mais elle ne peut pas faire un coup pareil à ses parents – pas en plus du reste.

La Liste
— Ce mec est un malade mental ! Il a plu toute la nuit et il fait trois degrés ! Sur la vie de ma mère je n’avais pas cette marque ce matin, je la prends en photo direct.
Dans les vestiaires, Thelma prête peu d’attention aux récriminations d’Inès ni à ses gesticulations grotesques pour photographier l’arrière de sa cuisse avec son téléphone portable. C’est toujours la plus vindicative, parce que Faroy a repéré sa tendance à tirer au flanc et qu’au lieu de l’engueuler, il la submerge de conseils personnalisés, comme s’il comptait lui faire passer une sélection officielle pour le XV de France d’ici la fin de l’année.
— La prochaine fois, au premier placage, je me barre.
— Sauf si c’est Thomas, rigole Manon.
— Bonne blague, dit Inès que ça n’a pas l’air d’amuser outre mesure.
Elle interrompt ses jérémiades le temps de plonger la tête en bas pour finir de se sécher l’arrière du crâne avec sa serviette. En se relevant, elle attaque sur un autre front :
— Avec ce qu’il fait à Thelma, en plus !
Elle s’adresse apparemment à Manon, mais parle suffisamment fort pour que toutes entendent.
— Thomas ? s’étonne Manon tout en formant une boulette à partir des cheveux châtains accrochés à sa brosse.
— Mais non, pas Thomas ! Le prof !

Elle pivote vers Thelma d’un air théâtral, vérifie qu’elle jouit d’une attention sans partage, et déclare, le ton grave :
— Franchement Thelma, il faut signaler, là.
Thelma ne répond pas, mais Inès n’a besoin de rien pour s’échauffer.
— Vous n’êtes pas d’accord ? Tous les vendredis, il la tripote !
— Il ne la tripote pas, il lui fait faire les touches, proteste Violette en roulant les yeux.
— Elle a raison, rigole Sybille. Qu’est-ce que tu veux qu’il tripote, exactement ? S’il était obsédé, il choisirait une vraie meuf, enfin avec des formes, toi, moi, ou même n’importe qui, mais pas Thelma. Faire ça à Thelma, ça prouve que ce n’est pas un obsédé !
En proclamant le statut hors norme de Thelma, Sybille offre à l’Entraîneur une distinction publique. Que la reconnaissance provienne d’une fille léthargique qui ne ferme pas un 38 amoindrit à peine le compliment. Pourtant, le flash de satisfaction qui traverse Thelma ne dure pas. Elle ne se réjouit pas à l’unisson de l’Entraîneur, une part d’elle est déconfite, vaguement humiliée. Elle enfile ses ballerines sans lever la tête et ne voit pas qui persifle :
— Les pédophiles, ça aime aussi les petits garçons.
— Vos gueules, conclut Violette, on est à la bourre pour l’anglais.

Violette et Thelma traversent ensemble la cour du lycée pour rejoindre les laboratoires de langue.
— Décérébrées, les trois, laisse tomber, murmure Violette.
Thelma hausse les épaules.
— Comme s’il risquait de choisir Sybille, ajoute Violette, tout à coup hargneuse. Tu crois qu’il a envie de se péter le dos à chaque match, Faroy ?
Les filles de la classe manifestent toutes, à des degrés divers, une animosité latente à l’égard de Thelma. Violette est le pont qui lui permet de ne pas se retrouver totalement isolée ; un pont n’a pas à entreprendre d’action suicide.
— Ne va pas leur dire ça, clarifie Thelma au cas où.
— T’inquiète.

Dans le cours qui suit la séance de rugby, l’ambiance est habituellement calme, les muscles au repos. Aujourd’hui pourtant, une agitation parcourt les tables du fond, un papier circule de main en main accompagné de rires étouffés.
— Surely the whole class would love to know what’s so funny. Thomas, would you please read it aloud for the rest of us ?
Thomas lève des yeux affolés sur Big Bern.
— Was my request unclear ?
Thelma hésite entre compassion et curiosité. Justin aurait-il fait circuler les Péripéties de la seconde C en plein cours ? Chaque nouvel épisode est attendu comme le dernier Sex Éducation sur Netflix. Toute la classe fait mine d’adorer être mise en scène dans ces chroniques humoristiques, quand bien même les rôles les plus avantageux sont réservés aux potes de l’auteur et les autres relégués à la figuration. Mais l’expression de Justin, assis à la rangée derrière Thelma, une table sur la droite, ne trahit pas de culpabilité particulière. Il semble tout au plus un peu anxieux, au même titre que ses voisins, dans l’attente du dénouement.
Big Bern réitère sa demande de lecture publique. Les visages atterrés autour de Thomas qui persiste dans son refus muet laissent présager un contenu accablant. La prof tend la main, paume ouverte. Un silence d’interro surprise règne dans la classe. Big Bern finit par dégager le papier d’un coup sec.
— Mais il s’agit d’une œuvre collective ! Qui sont vos co-auteurs, Thomas ?
L’emploi du français par Mrs Bernard atteste de la gravité de la situation. Thomas baisse le nez sur la table et bafouille I’m sorry, it was a joke, I don’t remember who has participated.
— A joke, I see. Apportez donc votre liste à monsieur Charpentier, qu’il rie un bon coup. Je vous verrai dans son bureau à la fin du cours. Violette, je vous prie, escortez notre comique chez le proviseur.

À l’interclasse, il n’est question que de la Liste. Charlie crache le morceau, mi-ennuyé, mi-fanfaron : « Pas la peine de s’exciter, c’était pour rigoler… On vous a classées “pour coucher” ». Il bat l’air de ses longs bras : « Mais si ça vous vexe, faites pareil, les meufs, on ne demande pas mieux, ça sera instructif. »
Inès rit très fort et réclame que l’on divulgue le trio de tête. Violette traite Charlie de puceau à petite bite.
— Pourquoi ça t’énerve autant ? s’étonne Thelma. Il t’a montré la Liste ?
Violette acquiesce lentement.
— Et donc ? poursuit Thelma.
— Arrête, on s’en balek !
— C’est toi qui as l’air de trouver ça important.
— Pas du tout.
— À quoi tu joues ? Allez, c’est bon, dis rien.
Violette rattrape Thelma avant qu’elle ait atteint la barrière en bois où elles s’asseyent souvent pour dominer la situation.
Hors classement.
Thelma est d’abord décontenancée. Hors classement, aux côtés de Marina, qui a fait son coming-out à la rentrée.
— Ce con m’a dit : « Ta pote, on aurait peur de la casser », accouche finalement Violette, l’air désolé.
Thelma est sonnée. L’Entraîneur, exaucé au-delà de ses espérances. Il a façonné une créature asexuée.
— Il a dit aussi : « C’est dommage, avec le visage qu’elle a. » Même « le beau visage », je crois.
— Et toi ?
— Quoi, moi ?
— C’est quoi, ton rang ?
— Mais t’es grave, ma parole, on s’en fout !
On s’en fout peut-être, mais Violette termine troisième, juste derrière cette pouffe d’Inès et Sybille qui a des seins depuis le CM1.
La casser.
Sans jamais discuter ni crier grâce, elle se soumet aux exigences toujours plus sévères de l’Entraîneur. Y en a-t-il seulement un, parmi cette bande de glands, qui réussirait à s’astreindre à la même discipline ?
La casser ! Et quoi encore ?
La résistance de Thelma les confondrait.
À la fin de la fable, c’est le roseau qui triomphe, pas le chêne fat et boursouflé. Le chemin reste long. Elle continuera à travailler.

Home sweet home
Thelma laisse choir son sac à dos dans l’entrée, s’engouffre dans sa chambre et ferme la porte. Elle se cale contre le bord du lit, allonge les jambes sur les bouclettes de la moquette et éjecte ses ballerines d’un frottement de la pointe du pied contre le talon. Normalement, elle s’abstient de toute activité physique le vendredi soir, le rugby l’épuise suffisamment pour que l’Entraîneur lui octroie une pause, mais aujourd’hui elle est trop perturbée pour rester immobile. Elle passe une brassière de sport et un legging noir. Lorsqu’elle redescend dans le salon, Billie se lamente :
— On devait jouer à la console !
— Je n’en ai pas pour longtemps, on jouera après.
— Je t’accompagne à vélo alors.
La sœur de Thelma peut s’accrocher comme une lente.
— Non.
— Mais pourquoi ?
— Parce que ! La nuit va tomber et c’est trop pentu !
— T’auras qu’à me pousser dans la montée.
— Je suis trop fatiguée.
Miracle, Billie capitule. Thelma lace ses baskets, branche des écouteurs sur son téléphone et lance Runtastic.
Hors classement.
À qui doit-elle l’élégance de ne pas finir quinzième ? Qui a pensé à créer, pour Marina et elle, un statut à part ?

Toutes les discussions des semaines suivantes porteront sur le détail des délibérations. Justin se fera un plaisir de raconter le duel entre Thomas et Big Bern dans le prochain épisode de sa série. Chacun saura que Thelma Gardel appartient à la catégorie rare des êtres asexués.
Les lampadaires de la rue s’allument alors qu’elle quitte le lotissement sous le regard de Billie, qui s’est avancée jusqu’au portail dans ses chaussons.
Peu de garçons commentent l’apparence physique de Thelma. Si peu qu’elle s’est parfois demandé s’ils s’étaient rendu compte de quoi que ce soit. Si c’était de la diplomatie, ces imbéciles se sont bien rattrapés. Alors qu’elle commence à aller mieux, ils l’enferment à contretemps dans ce statut de malade dont ils semblaient jusqu’ici ne pas avoir conscience ; ils lui tiennent la tête sous l’eau au moment où elle cherche à reprendre de l’air. Est-ce qu’ils ne sont pas fichus de repérer les signes d’une amélioration ? Elle ne parle jamais de ce qu’elle traverse. Que savent ses camarades ? Que voudrait-elle qu’ils sachent ?
Une voiture approche, plein phares. Elle détourne les yeux vers le talus à droite pour ne pas être éblouie, le véhicule passe très près. Heureusement que Billie n’est pas venue. C’est vrai qu’elle lui avait promis de jouer à la Switch.
Rien à tripoter… Un petit garçon.
Elle accélère dans la pente. En haut de la côte, elle consulte son téléphone. Cinquante-cinq minutes qu’elle est partie. Au moins trente, encore, pour le retour.
Elle ne peut pas laisser cette histoire l’atteindre. Elle doit tendre vers un seul but.
Que faire pour qu’on lui renvoie l’image dont elle a besoin pour guérir ? Est-ce qu’il faut qu’elle annonce, platement : « Je vais mieux » ? Elle le dit déjà. Elle ne dit que ça en réalité, même si c’est de manière subliminale, sans mots, ce je vais mieux, elle le répète tout le temps – pour convaincre les autres, valider dans leurs yeux le chemin parcouru, pour prendre de l’élan, les obliger à desserrer les pinces qui la retiennent en arrière.
Elle termine sa course épuisée, mais pas encore apaisée. Le jardin est éclairé. Son père, en manteau dans la véranda, porte le dessous-de-plat en bouchons de liège. Cécilia se tient à côté de lui, juste devant la baie vitrée, bras croisés, et la double ride verticale qu’elle déteste prolonge son nez jusqu’à la racine des cheveux.
— Billie nous a dit que tu étais sortie à dix-sept heures quarante-cinq, dit Thierry quand Thelma pénètre dans la pièce. Ça fait une heure et demie que tu cours ?
Ils ne s’écartent pas et elle en est réduite à les contourner. Derrière eux, la table est dressée pour le dîner. Sa mère crie dans son dos :
— Et tu as eu rugby ce matin ! Ma parole, tu cherches vraiment à te tuer ?
Ce ton, cette question, c’est trop. Trop de provocations pour une seule journée, trop d’hostilité à son égard, jusque dans sa propre famille, de la part de ceux dont elle est en droit d’espérer autre chose. Du réconfort, par exemple. Est-ce que c’est trop demander ? Ni son père ni sa mère ne cherchent à savoir pourquoi elle est partie courir – ils sont si sûrs de connaître la réponse ! Depuis un an, on ne permet à Thelma aucun autre problème que Le Problème.
Elle s’effondre exactement comme il ne faudrait pas et sanglote à la manière d’une gamine prise en faute, d’un gros bébé. Pas la force d’expliquer. Qu’y a-t-il à expliquer, de toute façon ?
— On t’attendait pour passer à table.
Thelma est atterrée. Ils savent parfaitement qu’elle ne peut pas aborder un repas dans cet état : agitée, sale, transpirante, sans le plus petit sas de préparation mentale, pas prête ! Entre deux hoquets, elle quémande un délai, cinq minutes, une douche.
On ne lui accorde même pas ça.
Elle prend place devant son assiette. Son désarroi n’est pas feint. Il lui est physiologiquement impossible d’avaler quoi que ce soit, au risque de s’étrangler. Son père multiplie les allers-retours vers la cuisine. Sa mère oriente ostensiblement le buste en direction de Billie, qui rit à des blagues de Toto ou d’Astrapi sans qu’on puisse déterminer si elle est étanche à l’humeur générale ou si elle cherche à alléger l’atmosphère.
Tous les autres ont terminé leur assiette depuis de longues minutes quand l’ordre fuse :
— Ça suffit. Sors de table.
L’injonction de Cécilia contient une telle agressivité que Thelma en est ébranlée. Son père essaie de la retenir, mais c’est trop tard, ils ne se sont pas consultés, l’autorisation a été accordée, et Thelma se retranche dans la salle de bains. Au loin, le babillage de Billie s’interrompt. Des couverts sont déplacés avec brusquerie. Une porte claque.
Thelma défait sa queue de cheval, démêle du bout des doigts la masse brune mi-longue qui s’en échappe et scrute son image dans la glace. Les joues creusées sous les pommettes saillantes, le front large, le nez court et sans défaut, le menton pointu. Rougis par les larmes, ses yeux jaillissent de son visage. Thelma aime leur permanence. Alors que tout en elle se transforme sous l’effet de forces malveillantes, eux n’ont payé aucun tribut à la puberté ni à la résistance. Le pourtour doré de la pupille se fond dans un vert mousse contenu par un épais trait noir. « Ça sera ton plus bel atout », avait décrété sa mère autrefois – remarque que Thelma, cinq ou six ans à l’époque, avait stockée pour plus tard. Mon petit lémurien, disait parfois Thierry.
De profil, avant d’entrer dans la douche, elle vérifie le parfait alignement de son torse et de son abdomen sur un axe vertical. L’Entraîneur la félicite : deux heures de rugby, seize kilomètres de footing, une crise de larmes et un dîner sauté, rien à redire pour aujourd’hui.

Au petit déjeuner, Cécilia Gardel apparaît d’excellente humeur. La mère de Thelma porte une robe plissée sur des bottes de cuir beige et de longues boucles d’oreilles colorées. Elle détaille à son mari ses ambitions de développement pour Chemins de Campagne, sa boutique de meubles de jardin qu’elle voudrait repositionner sur le très haut de gamme, teck et métal uniquement, pour ne plus courir après le volume. Thierry Gardel sirote son café en hochant la tête et propose son aide pour le business plan. Thelma remplit de Frosties le ramequin de Billie et se sert du thé.
— Tu travailles ce matin, Thelma, ou tu accompagnes maman au magasin ? demande son père.
— Violette vient préparer le DS de maths.
— Ah ! très bien. Elle s’en sort comment, en ce moment ?
Thelma hausse les épaules. Violette s’en sort mal, pas la peine de s’étaler sur le sujet. Ses parents ont divorcé l’an dernier, juste après le déménagement de Lucas en Bretagne. En un trimestre, la vie de Violette n’a plus ressemblé à rien : une famille désintégrée, plus de mec. Le travail scolaire a été rétrogradé assez loin dans ses priorités.
Elle propose de s’occuper du pain pour midi.
— N’achète que deux baguettes, croit bon de préciser sa mère, tu en prends toujours trop, le congélateur déborde. Au fait, un couple passera peut-être en fin de matinée pour repérer les amphores, ne mettez pas de bazar dehors, hein ?

— Ça ne va pas ? interroge Violette, à peine arrivée.
— Mes parents, marmonne Thelma en refermant la porte.
— Y a autre chose.
— Non non.
— Arrête. C’est pas cette histoire de classement, au moins ?
Thelma soupire :
— C’est vraiment chiant.
— Je ne vois pas pourquoi, décrète Violette avec une mauvaise foi qui frise l’œuvre d’art. T’avais l’intention de sortir avec Thomas ?
— Ha ha.
— Un de ses potes ?
— Mais non !
— Donc c’est ce que je dis : on s’en fout.
Thelma apprécie les efforts de Violette pour dédramatiser. Elle aimerait réussir à expliquer que son exclusion de la Liste-des-bonnes-meufs-avec-qui-coucher entérine une victoire et un échec, mais elle ne sait pas comment formuler les choses, comment dire que ce que crie cette liste c’est Ma pauvre fille, n’essaie même pas, c’est perdu d’avance. Leur amitié comporte une étiquette qui proscrit l’usage de certains mots, au premier rang desquels redoublement et anorexie.
— Thelmouille, tu ne vas pas chialer ?
Violette l’enserre dans ses bras et Thelma réussit à ravaler le gros de ses larmes. Elles restent un moment l’une contre l’autre, puis Thelma se dégage.
— Je vais chercher le livre de maths.
— Je peux savoir pourquoi tu te venges sur moi, gémit Violette en cachant mal son soulagement.
Thelma sort une trousse, un cahier de brouillon et le manuel qu’elle ouvre à la page du cours sur le sens de variation des fonctions de référence. Elle accorde à Violette cinq minutes pour se rafraîchir la mémoire sur le Je retiens.
— Tu vas comparer (-1,3)2 et (-5,2)2.
Violette sélectionne un stylo-bille à pointe rose et garde la languette du capuchon entre les dents pour mordiller le plastique. Thelma réfléchit à une consigne plus difficile, avec une fonction inverse, mais pas trop compliquée non plus. D’abord, valider que la base est maîtrisée. Violette note l’intervalle de comparaison et relève la tête :
— Tu sais que le petit trou au bout du bouchon c’est pour que les gens qui l’avalent ne s’étouffent pas ?
Thelma lui lance un regard éloquent. Violette replonge dans la contemplation de l’énoncé.
Tout à coup, Thelma prend conscience que son amie agite le cahier de brouillon devant ses yeux.
— Eh oh, j’ai fini ! Tu pensais à quoi ?
— Je vais coucher avec un mec.
Violette rit.
— Ça te prend comme ça ?
— C’est la seule solution.
— Mais t’es sérieuse, en fait ? C’est pas un peu extrême, comme représailles ?
— C’est toi qui dis ça ?
— Quoi, moi ? Hein, mais ça n’a rien à voir ! Lucas et moi, on était ensemble. Excuse-moi mais c’est bizarre de décréter ça comme ça. Ça ressemble à une question de fierté.
— Ce n’est pas de la fierté.
Devant la moue sceptique de Violette, Thelma tente une approche différente. Est-ce que Violette se rappelle quand la prof de maths a rendu les copies, la semaine dernière, qu’elle lui a tendu son six sans commenter, sans lui demander si elle avait eu un souci, comme si tout était normal ?
Oui, Violette se rappelle, et une insulte tombe à l’endroit des pratiques sexuelles de la mère de la prof. Thelma poursuit :
— C’est autoréalisateur et criminel.
Elle n’est pas certaine de ses adjectifs, mais Violette semble saisir sa pensée.
— Pour moi, c’est pareil, Vio : tant qu’on me regardera comme quelqu’un de malade, je ne m’en sortirai pas.
Jamais elles n’abordent ces thèmes aussi frontalement. Violette a l’air émue aussi.
— Je vais me chercher un verre d’eau, dit Thelma, pour s’éviter un autre épanchement. Tu veux un truc ?
Quand elle revient de la cuisine, un gobelet dans chaque main, le livre de maths a disparu, Violette a les deux paumes à plat sur la table et une expression résolue.
— Ça ne sera pas quelqu’un de la classe. On ne va pas mendier ces dégénérés. Laisse-moi le week-end. Lundi matin, j’aurai un nom.

Extrait
« Certes, il ne connaît pas grand-chose à la pathologie de Thelma. Mais à en juger par la démarche de ses parents, ceux qui s’y connaissent ne parviennent pas à régler le problème. Est-ce qu’on est venu le chercher, oui ou non? Ce ne serait pas la première fois qu’une approche originale réussirait là où échouent les thérapies classiques. Il a lu que la question de la confiance en soi est centrale dans l’anorexie. Quel meilleur traitement que le sport en compétition pour gagner en assurance? En toute humilité, Guillaume est assez sûr de son coup. » p. 140

À propos de l’auteur
BOUFFAULT_Caroline_DRCaroline Bouffault © Photo DR

Caroline Bouffault a grandi près de Grenoble et vit actuellement à Paris. Thelma est son premier roman. (Source: Éditions Fugue)

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Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes

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En deux mots
Devant les yeux incrédules de son épouse Serenata, Remington annonce qu’il a l’intention de courir un marathon. Comme le sexagénaire n’est pas vraiment un sportif, elle s’imagine que cette lubie va lui passer. Mais non seulement il persiste, mais va vouloir en faire encore davantage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La course à la performance

Dans un roman joyeusement ironique, Lionel Shriver raconte comment un sexagénaire se lance le défi de finir un marathon alors qu’il n’est guère sportif. Face aux yeux effarés de son épouse, il va s’entêter sur le chemin de la performance extrême.

C’est un peu le monde à l’envers au sein du couple que forment Serenata et Remington. Elle a longtemps été la sportive avant que, la soixantaine passée et des problèmes récurrents au genou ne l’obligent à fortement restreindre ses entrainements. Lui n’a jamais vraiment pratiqué d’activité physique intensive et à même accumulé un peu d’embonpoint au fil des ans. Aussi l’annonce par Remington qu’il envisageait de participer à un marathon laisse sa femme pantoise. D’autant que toute l’attention de Remington va désormais se porter sur cet objectif. Il va s’équiper de pied en cap, s’acheter une montre connectée. Mieux, après une sortie face à des bourrasques de vent qui lui ont laissé un souvenir particulièrement désagréable, il va s’équiper d’un tapis roulant avec grand écran. Des dépenses qui exaspèrent Serenata qui doit tenter d’équilibrer les comptes avec des contrats de « voix off » pour des jeux vidéo. Elle voit arriver la date du marathon avec appréhension, mais aussi avec l’espoir qu’une fois ce but atteint, un semblant de normalité reviendra s’installer dans leur quotidien. Car si depuis leur rencontre ils avaient appris à se chamailler avec une douce ironie, maintenant les accrochages étaient plus sévères.
Pour les sexagénaires qui se retrouvent ensemble à l’heure de la retraite, la cohabitation s’avérait difficile et les tensions croissantes, alors même qu’ils n’avaient plus à se préoccuper de leurs enfants Valeria et Deacon. La première semblait avoir trouvé son équilibre en se tournant vers Dieu, le second avait « peu en commun avec l’un ou l’autre de ses parents. Oh, il tenait de son père son charme dégingandé, mais n’avait pas son caractère contemplatif ni son sang-froid. Et Serenata ne se reconnaissait pas non plus dans le garçon. (…) De manière générale, sur le plan génétique, le fait que ces deux personnes soient le fruit de parents avec lesquels ils paraissent n’avoir aucun lien était déconcertant et Serenata n’aurait jamais imaginé que ce type de familles existait avant de se réveiller, ébahie, dans l’une d’elles. » Alors quand Valeria et ses préceptes religieux s’invite à la maison pour encourager son père, la tension croît encore. À Saratoga Springs, où se court le marathon, Remington atteindra son but. Certes à un train de sénateur – plus de 7h – mais requinqué par cet exploit. Grâce à Bambi Buffer, qui l’a accompagné et encouragé pour ses derniers kilomètres, il va se sentir fort, ruinant les espoirs de son épouse. Désormais, en compagnie de celle qui va devenir sa coach et des membres du club local, il entend s’inscrire pour un triathlon extrême (4,2 km de natation, 180 km à vélo et 42,5 km à pied)!
Au pays de la performance et de l’american dream, tous les défis sont permis. Et ce n’est rien de dire que Remington va s’accrocher au sien!
Si Lionel Shriver réussit si bien à raconter l’Amérique d’aujourd’hui, c’est qu’elle choisit un angle de vue original. Ici, c’est cette passion de la pratique sportive, souvent poussée à l’extrême, mais qui est surtout révélatrice du rapport au corps dans un pays où l’obésité fait des ravages. Le tout servi par une écriture vive, pleine d’humour et de comparaisons choc, d’ironie joyeusement cinglante et de petits dialogues qui sonnent si cruellement justes.

Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes
Lionel Shriver
Éditions Belfond
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Gibert
384 p., 22 €
EAN 9782714494375
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, tout au long d’un parcours qui commence à Santa Ana, Californie, puis à Jacksonville, Floride, à West Chester, Pennsylvanie, à Omaha, Nebraska, à Roanoke, Virginie, à Monument, Colorado, à Cincinnati, Ohio, à New Brunswick, New Jersey, à New York, Albany, Hudson et Saratoga Springs où se court le marathon. On y passe aussi des vacances à Cape Hatteras.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Avec une plume plus incisive que jamais et un humour ravageur, Lionel Shriver livre un roman explosif sur un couple de sexagénaires en crise, dressant au passage un portrait mordant de nos sociétés obsédées par la santé et le culte du corps. Une bombe de provocation qui prouve, s’il le fallait encore, que Lionel Shriver est une des plus fines observatrices de notre temps
Un beau matin, au petit-déjeuner, Remington fait une annonce tonitruante à son épouse Renata : cette année, il courra un marathon. Tiens donc ? Ce sexagénaire certes encore fringant mais pour qui l’exercice s’est longtemps résumé à faire les quelques pas qui le séparaient de sa voiture mettrait à profit sa retraite anticipée pour se mettre enfin au sport ? Belle ambition ! D’autant plus ironique que dans le couple, le plus sportif des deux a toujours été Renata jusqu’à ce que des problèmes de genoux ne l’obligent à la sédentarité.
Qu’à cela ne tienne, c’est certainement juste une passade.
Sauf que contre toute attente, Remington s’accroche. Mieux, Remington y prend goût. Les week-ends sont désormais consacrés à l’entraînement, sous la houlette de Bambi, la très sexy et très autoritaire coach. Et quand Remington commence à envisager très sérieusement de participer à un Iron Man, Renata réalise que son mari, jadis débonnaire et volontiers empoté, a laissé place à un être arrogant et impitoyable. Face à cette fuite en avant sportive, leur couple résistera-t-il ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
En attendant Nadeau (Steven Sampson)
La Presse (Mathieu Perreault – entretien avec l’auteur)
L’Express (grand entretien avec Thomas Mahler)
France Bleu (#Toutenpapier Frédérique Le Teurnier)
Ouest-France (Jean-Marc Pinson)
Le journal de Montréal (Karine Vilder)
Blog Kanou Book
Blog Pamolico
Mathurin.com

Les premières pages du livre
« 1
— J’AI L’INTENTION de courir un marathon.
Dans une mauvaise sitcom, elle aurait recraché son café sur la table du petit déjeuner. Mais Serenata était quelqu’un de posé, alors, entre deux gorgées, elle glissa un « Quoi ? » sur un ton acerbe mais poli.
— Tu m’as très bien entendu.
Dos à la cuisinière, Remington l’examina avec une assurance déconcertante.
— Je vise celui de Saratoga Springs en avril.
Elle avait l’impression, ce qui lui était rarement arrivé au cours de son mariage, de devoir mesurer ses paroles.
— Tu es sérieux ? Tu ne me fais pas marcher ?
— Est-ce dans mes habitudes de te faire des blagues ? Je ne sais pas comment prendre ton incrédulité, sinon comme une insulte.
— C’est peut-être parce que je ne t’ai jamais vu courir, même d’ici au salon.
— Pourquoi je courrais jusqu’au salon ?
Le recours au mode littéral n’était pas une première. Se chamailler en pinaillant, c’était leur mode de fonctionnement. C’était un jeu.
— En trente-deux ans, pas une fois je ne t’ai vu faire le tour du pâté de maisons au petit trot. Et maintenant tu m’annonces le plus sérieusement du monde que tu as l’intention de courir un marathon. Tu devais te douter que je serais un peu surprise.
— Alors, vas-y. Sois surprise.
— Tu n’as pas peur… – Serenata marchait encore sur des œufs. Et puis, au diable la prudence ! – … que ce soit d’une effroyable banalité ?
— Absolument pas, répondit-il sur un ton affable. C’est à toi que la banalité fait peur. Par ailleurs, si je renonçais à courir un marathon au motif qu’une foule de gens rêvent d’en faire autant, ma décision n’en serait pas moins dictée par la multitude.
— De quoi s’agit-il exactement ? D’une chose à faire dans ta bucket list ? Tu as écouté tes vieux disques des Beatles et tu as soudain eu la révélation que « When I’m Sixty-Four » s’adressait à toi ? Une bucket list, a-t-elle répété en reculant sa chaise. Où j’ai été pêcher ça ?
Le fait d’utiliser une expression à la mode était l’illustration même de ce manque d’originalité, de ce comportement moutonnier qui la mettait en rage. (Et ce n’était vraiment pas rendre justice aux moutons. Comment ces pauvres bêtes étaient-elles devenues la métaphore du conformisme ?) D’accord, il n’y avait pas de mal à adopter une nouvelle expression. Ce qui était horripilant, c’était cette façon dont tout le monde évoquait soudain sa bucket list, ses cent choses à faire avant de passer l’arme à gauche, sur un ton à la fois léger et entendu, pour bien montrer que l’usage de cette expression lui était parfaitement familier.
Serenata amorça un mouvement pour se lever de sa chaise, les nouvelles d’Albany qu’elle était en train de lire sur sa tablette ayant maintenant perdu de leur intérêt. Ils n’avaient emménagé à Hudson que depuis quatre mois et elle se demandait combien de temps encore elle lirait le Times Union en ligne afin de « conserver un lien avec leur ancienne ville », comme elle disait.
Elle-même n’avait que soixante ans, même si sa génération était la première à ajouter un « que » à ce sinistre cap. Comme elle était restée une demi-heure dans la même position et que ses genoux s’étaient ankylosés, allonger la jambe droite se révéla délicat. Une fois le genou grippé, elle devait le détendre très lentement. Par ailleurs, elle ignorait à quel moment l’un ou l’autre genou ferait quelque chose d’étrange et de surprenant – émettre un soudain klonk, annonciateur d’un léger glissement hors de l’articulation, suivi d’un retour au point de départ avec un autre klonk. C’était le genre de pensées que ressassaient les gens de son âge et leur principal sujet de conversation. Serenata regrettait de ne pouvoir présenter des excuses rétroactives à ses grands-parents défunts dont les lamentations d’ordre médical lui avaient tant pesé lorsqu’elle était enfant. Sous-estimant l’individualisme impitoyable de leurs proches, les personnes âgées racontaient leurs bobos par le menu, persuadées que ceux qui les aimaient se sentiraient forcément concernés par leurs douleurs. Mais nul ne s’était soucié des souffrances de ses grands-parents et aujourd’hui, personne ne s’intéresserait à celles de leur petite-fille jadis si insensible. Justice immanente.
La phase suivante – se mettre debout – fut couronnée de succès. Oh, comment en quelques années un exploit minable pouvait passer pour un triomphe ! Se rappeler le mot « blender ». Boire une gorgée d’eau sans casser le verre.
— Tu ne t’es pas dit que le moment était mal choisi pour m’annoncer cette nouvelle ? demanda-t-elle en branchant le chargeur de sa tablette.
S’occuper les mains ; la batterie affichait encore 64 %.
— Quel est le problème ?
— Moi, je ne peux plus le faire, maintenant. J’ai arrêté de courir en juillet.
— Je savais que tu ramènerais ça à toi. C’est pour ça que j’ai eu peur de t’en parler. Tu veux vraiment que je me refuse quelque chose sous prétexte que cela te rend nostalgique ?
— Nostalgique ! J’en éprouverais de la nostalgie ?
— De l’amertume, plutôt, corrigea Remington. Mais même si je restais ligoté à une chaise jusqu’à la fin des temps, tes genoux ne s’en porteraient pas mieux.
— Tout cela est très rationnel.
— J’entends ta remarque comme une critique.
— Si je te suis, ce serait « irrationnel » de prendre en compte les sentiments de ta femme ?
— Oui, dans la mesure où me sacrifier ne soulagera pas ta peine.
— Tu y réfléchis depuis un moment, non ?
— Quelques semaines.
— Et cet engouement soudain pour l’activité physique a-t-il un quelconque rapport avec ce qui s’est passé au SDT ?
— Uniquement dans le sens où ce qui s’est passé au SDT m’a donné un peu plus de temps libre.
Cette allusion, pourtant minime, crispa Remington. Il se mordilla l’intérieur de la joue, un tic, et le ton de sa voix devint à la fois glacial et acide, avec une pointe d’amertume, comme un cocktail.
Serenata ne supportait pas les femmes qui s’activaient furieusement dans la cuisine quand elles étaient bouleversées, et pourtant elle dut se canaliser d’une façon absurde pour ne pas aller vider le lave-vaisselle.
— Si tu cherches à t’occuper, n’oublie pas pourquoi nous nous sommes installés ici. Tu n’es pas allé voir ton père depuis un bout de temps, et chez lui tout est à réparer.
— Il n’est pas question que je passe le restant de mes jours allongé sous l’évier de mon père. C’est tout ce que tu as trouvé pour me dissuader de courir un marathon ? Franchement !
— Je veux que tu fasses ce dont tu as envie, c’est évident.
— Pas si évident que ça.
L’attraction du lave-vaisselle était irrésistible. Serenata se serait giflée.
— Tu as couru pendant si longtemps…
— Quarante-sept ans, coupa-t-elle d’un ton sec. Et pas seulement couru.
— Alors… tu pourrais peut-être me donner des conseils, proposa-t-il sur un ton hésitant – il n’en avait pas la moindre envie.
— N’oublie pas de faire tes lacets. C’est tout.
— Écoute… Je sais bien que tu adorais ça. Je suis navré que tu aies dû abandonner.
Serenata se redressa et posa le bol qu’elle avait à la main.
— Je n’adorais pas courir. Voilà un tuyau pour toi : personne n’aime courir. Les gens font semblant, mais ils mentent. La seule satisfaction, c’est d’avoir couru. Sur le moment, c’est ennuyeux et pénible, dans le sens où il faut fournir un effort et non parce que c’est difficile de savoir le faire. C’est répétitif. N’espère pas y trouver la révélation de quoi que ce soit. Je suis probablement ravie d’avoir eu une excuse pour abandonner. Et c’est sans doute ça que je ne peux pas me pardonner. Mais j’ai au moins la joie de ne plus faire partie de la masse des abrutis qui soufflent de concert en pensant tous être tellement différents.
— Des abrutis comme moi.
— Des abrutis comme toi.
— Tu ne peux pas m’en vouloir de faire ce que tu as fait pendant, je te cite, quarante-sept ans.
— Tu crois ça ? lâcha-t-elle avec un sourire pincé avant de se diriger vers l’escalier. Je vais me gêner.

Remington Alabaster était un homme mince au port altier qui donnait l’impression d’avoir gardé la ligne sans avoir jamais rien fait pour. Il avait des membres naturellement proportionnés, des chevilles fines, des mollets galbés, des genoux bien dessinés et des cuisses de marbre qui, après un petit coup de rasoir, auraient été sublimes sur une femme. Ses pieds étaient de toute beauté – également minces, une cambrure marquée et des orteils allongés. Chaque fois que Serenata lui massait le cou-de-pied, elle appréciait de n’y trouver aucune trace d’humidité. Les pectoraux glabres de Remington étaient délicieusement discrets et si d’aventure ils devaient augmenter grâce à des développés-couchés intensifs, elle considérerait la transformation comme une perte. Certes, depuis quelques années, il avait pris un tout petit peu de ventre, ce dont elle évitait de parler. Elle aurait parié que cela relevait d’un accord tacite, classique dans un couple : à moins qu’il n’aborde le sujet, ce type de changement physique ne regardait que lui. Raison pour laquelle, même si elle avait été tentée de le faire, elle ne lui avait pas demandé de but en blanc ce matin-là si la contrariété d’avoir pris du poids, pas plus de deux kilos, était à l’origine de cette affaire de marathon.
Hormis ce petit bourrelet inoffensif, Remington vieillissait bien. Il avait toujours eu un visage expressif. Le masque d’impassibilité qu’il avait porté au cours des toutes dernières années de sa vie professionnelle était une protection, un artifice dont une certaine Lucinda Okonkwo était entièrement responsable. À soixante ans, son teint était devenu légèrement grisâtre : c’est cette homogénéisation de la carnation qui rend le visage des Blancs plus vague, plus plat et d’une certaine façon moins vivant à mesure qu’ils avancent en âge, comme des rideaux dont l’imprimé jadis éclatant aurait passé au soleil. Et pourtant, en imagination, elle substituait systématiquement les traits mieux définis de son visage plus jeune à ceux d’aujourd’hui, plus vénérables, plus flous ; elle lui redessinait les yeux, lui colorait les joues comme si elle le maquillait mentalement.
Elle était capable de le voir. De le voir à différents âges d’un simple coup d’œil. Elle pouvait même, bien malgré elle, deviner dans ce visage encore énergique le frêle vieillard qu’il deviendrait. Appréhender cet homme dans sa totalité, ce qu’il était, avait été et serait, était son travail. Il s’agissait d’un travail important, d’autant plus important à mesure qu’il vieillissait, car les autres le verraient bientôt comme un vieux croûton parmi d’autres. Or il n’en était pas un. À l’âge de vingt-sept ans, elle était tombée amoureuse d’un bel ingénieur en génie civil et celui-ci était toujours là. C’était un sujet d’étonnement : les autres vieillissaient de jour en jour, constataient par eux-mêmes ces mystérieuses transformations qui n’étaient pas toutes de leur fait et savaient bien qu’ils avaient jadis été jeunes. Et pourtant, les jeunes comme les vieux voyaient ceux qui les entouraient comme des constantes immuables, à l’image des panneaux de signalisation dans un parking. Quand on avait cinquante ans, cet âge résumait ce qu’on était, ce qu’on avait été et ce qu’on serait toujours. Faire délibérément appel à son imagination était peut-être trop fatigant.
Poser un regard indulgent sur son mari faisait également partie de ses attributions. Le voir et, à la fois, ne pas le voir. Plisser les yeux pour flouter une éruption cutanée inopportune, lisser la surface – une surface Alabaster. Décréter une amnistie générale pour tout grain de beauté informe, toute marque d’érosion. Être la seule personne au monde à ne pas considérer le renflement sous sa mâchoire comme une faiblesse de caractère. La seule personne à ne pas le juger pitoyable à cause de ses tempes dégarnies. En échange, Remington lui pardonnait ses rugosités aux coudes et la ride profonde qui se creusait à la base de son nez chaque fois qu’elle dormait trop longtemps sur le côté droit – une encoche qui pouvait persister jusqu’au milieu de l’après-midi et s’incrusterait bientôt définitivement. De son côté, Remington, en admettant qu’il ait remarqué, ce qui était forcément le cas, que sa femme n’affichait plus la forme physique du jour de leur mariage, ne considérait pas que c’était un tort, voire quelque chose de moralement condamnable, et il ne lui en voulait pas de le décevoir. Cela faisait aussi partie du contrat. C’était un bon arrangement.
Cependant, Remington n’avait pas besoin de puiser dans les colossales réserves de mansuétude de sa femme pour se faire pardonner de ne pas avoir été protégé par un film plastique, comme une carte d’identité. Il portait sacrément beau pour soixante-quatre ans. Comment il était parvenu à rester aussi mince, aussi vigoureux, aussi harmonieusement proportionné sans faire d’exercice notable demeurait un mystère. Certes, il marchait pour aller d’un endroit à un autre et ne rechignait pas à prendre l’escalier quand un ascenseur était en panne. Mais il ne s’était jamais astreint à aucun de ces programmes de « sept minutes pour améliorer votre forme », sans parler de s’inscrire à un club de gym. Et il avait un bon coup de fourchette.
Avec davantage d’exercice, il allait améliorer sa circulation, renforcer son élasticité vasculaire et prévenir le déclin cognitif. Elle aurait dû se féliciter de cette page qui se tournait. Se réjouir de la perspective de le bourrer de barres protéinées et de noter fièrement dans un carnet accroché dans l’entrée le nombre de kilomètres toujours croissant qu’il parcourait.
Elle aurait pu lui apporter son soutien massif si seulement il lui avait présenté sa décision avec la contrition appropriée : « Je me rends compte que je n’atteindrai jamais les distances que tu couvrais. Pourtant, je me demande si ce ne serait pas bon pour mon cœur de courir 3 petits kilomètres, disons, deux ou trois fois par semaine. » Mais non. Il fallait qu’il coure un marathon ! Elle passa donc le reste de la journée à éviter son mari en faisant semblant d’être une professionnelle rigoureuse. Elle ne redescendit se faire du thé qu’après l’avoir entendu sortir. Ce n’était pas gentil, pas « rationnel », mais ce genre d’attitude lui ressemblait bien et le moment choisi par Remington était cruel.
Elle aussi avait probablement commencé à courir en imitant quelqu’un d’autre – même si, à l’époque, elle n’avait pas eu cette impression. Tous deux sédentaires, ses parents étaient en surpoids et, bien sûr, avec le temps, cela s’était aggravé. Pour eux, faire de l’exercice se résumait à pousser une tondeuse mécanique, qui fut remplacée le plus vite possible par une tondeuse à moteur. Rien de mal à cela. Dans les années 1960, les Américains de son enfance adoraient les appareils ménagers. Un signe de modernité. Il était de bon ton de n’utiliser que le minimum d’huile de coude.
Analyste marketing chez Johnson & Johnson, son père était muté tous les deux ou trois ans. Serenata était née à Santa Ana, Californie, mais n’avait pas eu le temps de connaître la ville avant que la famille ne déménage à Jacksonville, Floride – puis de là à West Chester, Pennsylvanie ; Omaha, Nebraska ; Roanoke, Virginie ; Monument, Colorado ; Cincinnati, Ohio et, enfin, à New Brunswick, New Jersey, où se trouvait le siège de l’entreprise. Par conséquent, elle n’avait aucun sentiment d’appartenance régionale et faisait partie de ces rares individus dont le seul identifiant géographique était le bon gros pays lui-même. Elle était « une Américaine » sans qualificatif ni précision – car se dire « grecque-américaine » alors qu’elle n’avait jamais mangé la moindre moussaka étant petite lui paraissait pathétique.
Gamine, elle avait été ballottée d’une école à l’autre, et cela l’avait empêchée de s’attacher. Elle n’avait assimilé la notion d’amitié qu’à l’âge adulte – et encore, difficilement –, avec une tendance à perdre ses amis par pure étourderie, comme des gants qu’on laisse tomber dans la rue. Pour Serenata, l’amitié était une discipline. Elle se suffisait à elle-même et se demandait parfois si ne pas souffrir de la solitude était un défaut.
Sa mère avait réagi aux incessantes transplantations en adhérant à de multiples Églises et groupes de bénévoles sitôt la famille installée dans une nouvelle ville, comme une pieuvre sous amphétamines. À cause des continuelles réunions liées à ses engagements, sa fille unique avait été livrée à elle-même, ce qui convenait parfaitement à Serenata. Une fois en âge de préparer elle-même ses sandwichs au beurre de cacahuètes, Serenata avait consacré ce temps libre sans surveillance à développer sa force et son endurance.
Elle s’allongeait, mains posées à plat sur la pelouse, et comptait le nombre de secondes – une fois mille, deux fois mille – qu’elle était capable de tenir, jambes tendues à trente centimètres au-dessus du sol (quelques petites secondes décourageantes mais ce n’était qu’un début). Elle s’accrochait à la branche basse d’un arbre et tentait de hisser le menton au-dessus bien avant d’apprendre que l’exercice s’appelait une traction. Elle avait inventé son propre programme d’entraînement. Pour réaliser ce qu’elle avait appelé une « jambe cassée », elle faisait le tour du jardin en sautant sur un pied, l’autre jambe tendue devant elle comme pour un pas de l’oie et recommençait dans l’autre sens en sautant en arrière. Exécuter un « roulé-boulé » consistait à s’allonger sur le sol, les genoux ramenés sur la poitrine, et à basculer en arrière en tendant les jambes derrière la tête ; plus tard, elle avait ajouté un « relevé de jambes au sol » à la fin de l’exercice. Adulte, elle se rappellerait avec une incrédulité teintée de tristesse que, lorsqu’elle enchaînait ses inventions en vue de ses Jeux olympiques de jardin, il ne lui était jamais venu à l’esprit d’inviter les enfants du voisinage à y participer.
Beaucoup de ses contorsions étaient stupides, mais, répétées un certain nombre de fois, elles ne l’en fatiguaient pas moins. Ce qui n’était pas pour lui déplaire, même si ces exercices farfelus – dont elle tenait secrètement le registre d’une écriture dansante dans un carnet à la couverture neutre caché sous son matelas – n’étaient pas franchement amusants. Il était possible – et c’était intéressant de s’en rendre compte – qu’elle n’ait pas eu particulièrement envie de les faire et qu’elle les ait faits quand même.
Au cours de sa scolarité, on avait attendu peu de chose des filles en matière d’éducation physique, et cette faible exigence avait constitué une des rares constantes entre Jacksonville, West Chester, Omaha, Roanoke, Monument, Cincinnati et New Brunswick. À l’école primaire, la demi-heure de récréation favorisait le kickball – et si on était assez malin pour se lever avant que ses coéquipiers perdent le tour de batte, on avait peut-être une chance de courir les 10 mètres jusqu’à la première base. La balle au prisonnier était encore plus absurde : faire des sauts ridiculement petits à droite et à gauche. Au collège, vingt minutes sur les quarante-cinq des cours de gymnastique réglementaires étaient consacrées à se mettre en tenue puis à se rhabiller. Le professeur demandait à l’ensemble des filles de faire dix sauts bras et jambes écartés, cinq burpees, et de courir sur place trente secondes. Ces exercices de musculation étaient des ersatz, et très injustement, en quatrième, on avait soumis ces mêmes filles à une évaluation de leur condition physique. Ce jour-là, Serenata avait dépassé aisément la barre des cent relevés de buste au test des abdos. Le professeur était intervenu et, paniqué, l’avait sommée d’arrêter. Bien sûr, au cours des décennies suivantes, elle avait continué à faire des abdos par séries de cinq cents. Abdos dont l’efficacité était toute relative, musculairement parlant, mais elle avait un faible pour les classiques.
Mais Serenata Terpsichore – nom qui rimait avec alligator, même si au fil des années elle s’était immunisée contre les enseignants qui mettaient l’accent sur la première syllabe de son nom et prononçaient la dernière comme s’il s’agissait d’une tâche épuisante – n’avait pas l’intention d’embrasser une carrière de sportive professionnelle. Elle n’avait aucune envie de jouer dans une équipe de volley nationale. Ni de devenir danseuse classique. Elle ne se voyait pas participer à des compétitions d’haltérophilie ni obtenir le sponsoring d’Adidas. Elle n’avait jamais battu un quelconque record et ne s’y était jamais essayée. Pour elle, un record signifiait mettre ses propres exploits en rapport avec ceux d’autres gens. Or, elle avait beau s’être infligé volontairement des exercices frénétiques quotidiens depuis l’enfance, cela ne regardait personne. Les pompes relevaient du domaine de l’intime.
Elle ne s’était jamais identifiée à un sport en particulier. Elle courait, elle faisait du vélo, elle nageait, mais elle n’était ni coureuse, ni nageuse, ni cycliste. C’étaient des moyens de locomotion élémentaires, voilà tout. Elle n’avait pas non plus l’esprit d’équipe, comme on dit. Son parcours de course à pied idéal était désert. Elle aimait le calme d’une piscine sans nageurs. Depuis cinquante-deux ans qu’elle utilisait principalement son vélo pour se déplacer, la vue d’un autre cycliste la privait de sa solitude et la mettait de mauvaise humeur.
Dans la mesure où Serenata se serait épanouie sur une île déserte en compagnie de poissons, il était étonnant qu’elle ait été si souvent récupérée par la « multitude », pour citer Remington. Tôt ou tard, la moindre excentricité, la moindre manie ou idée fixe un peu curieuse finissait par être reprise par tout le monde.
À seize ans, sur un coup de tête, elle s’était rendue dans un obscur salon du centre de Cincinnati et s’était fait tatouer un minuscule motif sur la peau fine de l’intérieur de son poignet droit. Elle avait attrapé le motif au vol, littéralement : un bourdon. Pas débordé, le tatoueur avait pris son temps. Il avait su restituer à la perfection les ailes diaphanes, les antennes fureteuses, les fines pattes prêtes à atterrir. Le motif n’avait aucun rapport avec elle. Quand on se forge une personnalité à partir de rien, on prend ce qu’on a sous la main ; chacun d’entre nous est une œuvre d’art fruit du hasard. Et puis la décision arbitraire s’était vite transformée en marque distinctive. Le bourdon était devenu son emblème, gribouillé à l’infini sur la couverture entoilée de ses classeurs à trois anneaux.
Dans les années 1970, le tatouage était l’apanage quasi exclusif des dockers, des marins, des détenus et des bandes de motards. Pour les enfants rebelles de la classe moyenne, ce qu’on n’appelait pas encore un « tattoo » était une souillure. Cet hiver-là, elle avait dissimulé le bourdon aux yeux de ses parents sous des manches longues. Au printemps, elle avait porté sa montre au bras droit, le cadran à l’intérieur du poignet. Elle vivait dans la peur constante d’être découverte, même si le secret conférait au tatouage des superpouvoirs. Avec le recul, il aurait été plus noble de déclarer publiquement la « mutilation » et d’en assumer les conséquences, mais c’était le point de vue d’une femme adulte. Les jeunes, pour qui le temps passait avec une telle obstination que chaque instant leur apparaissait comme un sursis sans fin, attachaient beaucoup d’importance au fait de temporiser.
Naturellement, un matin, elle avait eu une panne d’oreiller. Venue réveiller la marmotte, sa mère avait découvert le poignet nu dépassant des draps. Elle avait fondu en larmes quand l’adolescente avait avoué que le dessin n’avait pas été réalisé au feutre.
Le motif de ces larmes : Serenata devait bien être la seule élève de son lycée à oser le tatouage. Aujourd’hui ? Plus d’un tiers des dix-huit – trente-cinq ans en avaient au moins un et la superficie de peau américaine débordant de Hobbits, de barbelés, de codes-barres, d’yeux, de tigres, de motifs ethniques, de scorpions, de crânes ou de superhéros était de la taille de la Pennsylvanie. L’intrépide incursion de Serenata dans les bas-fonds allait devenir une chose banale.
À vingt ans passés, agacée de voir les mèches de son épaisse chevelure noire se prendre dans les barrettes classiques, Serenata s’était mise à fabriquer des boudins de tissu coloré à travers lesquels elle faisait passer un gros élastique. Une fois les extrémités de l’élastique attachées, les boudins étaient cousus de sorte qu’ils forment un cercle. Ces nouvelles attaches lui dégageaient le visage sans tirer sur les cheveux, tout en ajoutant une touche élégante à sa coiffure. Certaines jeunes filles de son âge avaient trouvé l’objet excentrique mais plus d’une collègue lui avait demandé où s’en procurer. Ensuite, dans les années 1990, la plupart des Américaines en avaient eu au moins vingt-cinq dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elle s’était alors fait couper les cheveux au niveau des oreilles et avait jeté ses « chouchous », comme on les appelait, à la poubelle.
Ce devait être aux alentours de 1980 également qu’elle s’était forcée à tenter une énième fois de se faire des amis en invitant à dîner quelques collègues du service client de chez Lord & Taylor. Au cours des deux années précédentes, elle s’était essayée à la cuisine japonaise. Cet engouement était tout ce qui lui restait d’une relation sans avenir avec un garçon qui l’avait emmenée dans un minuscule établissement où se restauraient ses compatriotes expatriés. Elle avait adoré la texture, la fraîcheur, la subtilité. Plus tard, chez elle, elle avait fait des essais avec du vinaigre de riz, du wasabi en poudre et un couteau bien aiguisé. Impatiente de faire partager ses découvertes, elle avait disposé une ribambelle de plats devant ses invitées, persuadée que ce serait « canon », pour reprendre une expression qui ne serait en vogue que bien des années plus tard.
Elles avaient été horrifiées. Aucune fille n’avait supporté l’idée du poisson cru.
De nos jours, il n’était pas rare de trouver trois sushi-bars différents dans la même rue d’une ville moyenne de l’Iowa. Les étudiants à lunettes avaient une préférence pour l’anguille fraîche ou en saumure. Certes, Serenata ne pouvait s’attribuer le mérite des traditions centenaires d’un illustre archipel d’Asie. Il n’empêche, ce qui était jadis une particularité était devenu le goût dominant.
La montre qui dissimulait son péché d’autodégradation ? L’objet avait joué à merveille son rôle car il avait appartenu au père de Serenata. Depuis lors, elle n’avait porté que des montres d’homme, surdimensionnées. Vinrent les années 2010, et là, quelle surprise : dans tout le pays, une femme sur deux s’était mise à porter une grosse montre de style masculin. Ses livres préférés faisaient peu de bruit à leur sortie, voire aucun – La Maison au bout du monde ou Là-bas –, mais étaient systématiquement adaptés au cinéma et, soudain, ces fétiches personnels appartenaient à tout le monde. Elle venait à peine de faire revivre l’art quasi oublié du quilt, assemblant des carrés de velours élimé ou de vieilles serviettes de toilette, un œil sur Breaking Bad, dont personne ne connaissait encore l’existence, qu’un essaim d’abeilles matelasseuses traversait tout le pays, répandant une tendance nationale. Si Serenata Terpsichore découvrait un groupe obscur qui se produisait uniquement dans les clubs miteux et les fêtes de mariage, c’était la garantie pour ces mêmes inconnus de figurer dans les meilleures ventes l’année suivante. Et s’il prenait l’envie à Serenata de porter des bottes douillettes en peau de mouton, réservées jusqu’ici à de petits groupes de surfeurs australiens et californiens, l’idéal pour supporter l’hiver à Albany, vous pouviez être sûr qu’Oprah Winfrey ferait sous peu la même découverte.
Ce genre de déconvenues était sans doute arrivé à d’autres. Il existait tant de choses à porter, à aimer, à faire. Et les gens étaient nombreux. Si bien que, tôt ou tard, ce que vous revendiquiez comme personnel était adopté par plusieurs millions de vos plus proches amis. Après quoi, soit vous renonciez à ce que vous aimiez, soit vous vous soumettiez, groggy, à l’avènement du conformisme servile. Serenata avait en grande partie opté pour la deuxième solution. Il n’empêche que, chaque fois que cela se produisait, elle avait l’impression d’être un terrain occupé, comme si une horde d’inconnus campaient sur sa pelouse.
Avec constance et de plus en plus vite au cours des vingt dernières années, le conformisme avait envahi l’activité physique sous toutes ses formes. Elle l’entendait presque, ce grondement à l’intérieur de son crâne, semblable à la cavalcade migratoire de gnous fonçant dans sa direction, la poussière s’accrochant à ses narines, le martèlement de leurs sabots tambourinant depuis l’horizon. Cette fois, les masses ne se contentaient plus d’imiter ses goûts musicaux et littéraires dans l’intimité de leurs foyers. Cette fois, on les repérait en agrégats, en foules piétinant les creux et les bosses des parcs publics, barbotant de concert dans les quatre couloirs de la piscine de son quartier, vociférant avec les fanatiques, pédalant tête baissée en nuées de cyclistes, chacun voulant à tout prix dépasser le vélo qui le précédait, pour mieux s’arrêter au prochain feu rouge – où la meute s’ébrouait, chacun de ses membres prêt à sauter sur son coreligionnaire telle une hyène chargeant une proie. Cette fois, l’incursion dans son territoire n’était pas métaphorique mais pouvait se mesurer en mètres carrés. Son cher mari avait rejoint le gros du troupeau des clones décérébrés.

2
MÊME SI SON GENOU DROIT la réprimandait chaque fois qu’elle faisait porter son poids dessus, Serenata se refusait à monter une marche après l’autre comme un enfant de deux ans. Le lendemain après-midi, après avoir descendu l’escalier en boitillant pour aller se faire un thé, elle avait découvert Remington au salon. Bien qu’elle ne se soit toujours pas habituée à le trouver là en semaine, il était injuste d’en vouloir à son mari. C’était aussi sa maison. Ce n’était ni son fait ni sa faute, pour être précis, s’il avait pris une retraite anticipée.
Son accoutrement était quand même on ne peut plus agaçant : legging, short vert satiné laissant dépasser un caleçon mauve criard et haut vert brillant avec grilles d’aération mauves – la tenue complète, l’étiquette du prix se balançant sur sa nuque. Une montre de sport neuve brillait à son poignet. Sur un homme plus jeune, le bandana rouge noué autour du front aurait pu passer pour élégant mais sur Remington, à soixante-quatre ans, on aurait dit un accessoire de cinéma pour que les spectateurs puissent décrypter le sens de la scène au premier coup d’œil : ce type est cinglé. Au cas où le bandana n’aurait pas suffi, ajoutons les chaussures de running tendance, de couleur orange, avec toujours plus de finitions mauves.
Au moment où elle entrait dans la pièce, il se baissa et saisit sa cheville des deux mains. Il l’attendait.
Elle le regarda donc. Après avoir tenu sa cheville un instant, il se releva bras tendus au-dessus de la tête et répéta le mouvement avec l’autre cheville. Le voyant chanceler en équilibre sur un pied, un genou ramené sur la poitrine, elle partit préparer son Earl Grey. À son retour, il était appuyé des deux mains contre un mur pour allonger les muscles du mollet. Tout l’enchaînement fleurait bon Internet.
— Mon chéri, dit-elle, il est prouvé que s’étirer est une bonne chose, mais uniquement après avoir couru. Le seul avantage de le faire avant est de remettre à plus tard la partie déplaisante.
— Tu ne vas pas me louper, c’est ça ?
— C’est possible, répondit-elle d’un ton léger avant de remonter à l’étage.
La porte d’entrée claqua. Elle sortit sur la terrasse et se pencha par-dessus la rambarde pour l’épier. Après avoir tripoté sa nouvelle montre compliquée, l’intrépide Remington se lança dans son premier jogging – passant péniblement le portail avant de s’engager sur Union Street. Elle aurait pu le doubler au petit trot.
C’était mesquin de sa part mais elle vérifia l’heure à sa montre. Douze minutes plus tard, la porte claquait de nouveau. La douche de Remington durerait plus longtemps. Est-ce ainsi qu’elle traverserait cette épreuve ? Avec condescendance ? On n’était qu’en octobre. L’hiver allait être long.
— Tu as bien couru ? se força-t-elle à lui demander au cours du dîner, par ailleurs fort silencieux.
— Ça m’a revigoré, déclara-t-il. Je commence à comprendre pourquoi tu t’y es tenue pendant ces quarante-sept ans.
Mouais. Attends qu’il fasse froid, qu’il y ait du grésil et qu’un vent mauvais te souffle dans la figure. Attends que tes intestins commencent leur boulot, qu’il te reste 7 kilomètres à faire et que tu sois obligé de continuer, ramassé sur toi-même, le ventre contracté, en priant pour arriver avant qu’une explosion se produise dans ton short vert satiné. Tu verras comment tu seras revigoré.
— Et tu es allé jusqu’où ?
— J’ai fait demi-tour à Highway Nine.
Huit cents mètres depuis leur porte d’entrée. Il n’en débordait pas moins de fierté. Elle le regarda, fascinée. Il était impossible de lui faire honte.
Et pourquoi aurait-elle voulu lui faire honte ? Ce qui maintenant la mettait en rage dans cette décision de son mari de courir un marathon, décision stupide et moutonnière prise sur un coup de tête, c’était la rapidité avec laquelle ce petit désir de lui faire honte l’avait envahie après sa prouesse : courir – si on pouvait appeler cela courir (vous voyez, encore ce mépris polluant) – 1,6 malheureux kilomètre. Elle n’était pas une harpie agressive, elle ne l’avait jamais été en trente-deux ans de vie commune. Au contraire, les personnes comme elle, indépendantes et sur la défensive, une fois que les barrières infranchissables qu’elles érigeaient systématiquement entre elles et le reste du monde avaient été ébranlées, arrivaient à s’impliquer sans compter. La plupart des gens trouvaient Serenata froide et cela lui convenait parfaitement ; être perçue comme une femme qui garde ses distances lui permettait précisément de le faire. Mais elle n’avait jamais été distante avec Remington Alabaster et ce, dès le milieu de leur premier rendez-vous. Le fait de rester dans son coin ne signifiait pas pour autant qu’on n’avait pas besoin de compagnie, comme tout être humain. C’était juste qu’on avait tendance à mettre tous ses œufs dans le même panier. Remington était son panier. Elle ne pouvait pas se permettre d’en vouloir au panier – d’avoir envie de faire honte au panier ou d’espérer que le panier échoue quand le panier jetait son dévolu sur ce qui était devenu un marqueur social plutôt banal.
Elle lui était redevable du fait d’avoir transformé ce qui aurait pu être une solitude aride en quelque chose de rond, de plein et de riche. Elle avait vraiment apprécié d’être sa seule confidente quand la situation au SDT avait dégénéré – il était trop dangereux pour lui de parler à un collègue. L’indignation partagée avait créé une camaraderie qui lui manquait. Pendant toute la débâcle, il n’avait pas douté un seul instant qu’elle soit résolument de son côté. Ils avaient eu des divergences, en particulier à propos de leurs enfants qui, tous deux, étaient devenus pour le moins étranges. Il n’en demeurait pas moins que l’unité de mesure d’un mariage était militaire : un bon mariage, c’était une alliance.
En outre, quand ils s’étaient rencontrés, elle tâtonnait. Elle lui devait sa carrière.
Enfant, après des vacances à Cape Hatteras, elle avait décrété que sa seule ambition était de devenir gardienne de phare – propulsée à l’extrémité d’une pointe, perchée au-dessus d’une étendue qui pouvait vous faire vous sentir toute petite ou très grande selon l’humeur, avec les pleins pouvoirs sur un fanal géant. Elle aurait vécu dans une petite pièce circulaire décorée de bois flotté ; réchauffé des boîtes de soupe sur un réchaud ; lu (ne pas oublier qu’elle n’avait que huit ans) Fifi Brindacier à la lumière d’une ampoule nue se balançant au plafond et regardé (même remarque) des rediffusions de Jinny de mes rêves sur un poste miniature en noir et blanc comme celui de leur hôtel sur la barrière des Outer Banks. Plus tard, au cours de sa période « cheval », courante chez les filles, elle s’était imaginée en garde forestier faisant, seule, le tour d’immenses forêts domaniales à dos de cheval. Plus tard encore, inspirée par une offre d’emploi insolite parue dans un journal, elle était devenue obsédée par l’idée de s’occuper d’un domaine sur une île tropicale, propriété d’un homme très riche, qui ne viendrait qu’une fois par an en jet privé, accompagné d’un aréopage de célébrités. Le reste du temps, elle aurait le domaine pour elle seule – avec salle à manger pouvant accueillir cent personnes, salle de bal éclairée par des lustres, ménagerie privée, parcours de golf et plusieurs courts de tennis, tout cela sans l’ennui d’avoir à faire fortune et donc de monter auparavant une de ces affaires barbantes. Il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’un accès illimité à un parcours de golf et à des courts de tennis avait peu d’intérêt sans un partenaire.
Adolescente, ses jeux d’enfant au fond du jardin ayant cédé la place à un programme d’entraînement physique secret mais exigeant, Serenata avait rêvé d’emplois susceptibles de trouver une application pratique à l’effort physique. Elle s’imaginait seule femme sur un chantier de construction, martelant de gros clous, trimballant de grandes plaques de Placoplatre et maniant un marteau-piqueur – époustouflant ses collègues masculins, qui se seraient d’abord moqués de la morveuse avant d’être amenés à la respecter et à défendre son honneur dans les bars. À moins qu’elle ne soit devenue le meilleur atout d’une équipe de déménageurs (qui se seraient d’abord moqués d’elle, avant d’être amenés à la respecter et à défendre son honneur dans les bars…). Elle avait aussi envisagé une carrière d’élagueuse. Hélas, les emplois nécessitant de la force physique étaient apparemment sous-qualifiés et sous-payés, et ses parents, issus de la classe moyenne, avaient jugés ridicules ces fantasmes herculéens.
Pendant des années, l’enfant unique avait amusé ses parents en jouant des pièces radiophoniques de son cru. Elle enregistrait tous les rôles sur une radiocassette portable en ponctuant ses œuvres d’effets sonores – claquements de porte, grincements de parquet, froissements de papier pour simuler le bruit du feu. En même temps, les rêves de profession solitaire dont elle se berçait enfant semblaient révéler une profonde connaissance de soi. En conséquence, la profession qui paraissait le plus appropriée était celle d’auteur.
Oh, ses parents avaient considéré cette ambition tout aussi irréaliste que celle de devenir ouvrier du bâtiment. Ils espéraient simplement que Serenata se marie. Cela dit, au moins, un penchant littéraire plaidait en faveur d’études supérieures, ce qui aurait pour résultat d’améliorer la qualité de ses prétendants et leur aptitude à gagner de l’argent. C’est ainsi que, avec leur bénédiction, elle était entrée à Hunter, située à un jet de pierre de New Brunswick, et en était sortie, comme la plupart des diplômés en lettres et sciences sociales et humaines, chômeuse en puissance.
À vingt ans, Serenata n’avait pas de but dans la vie et tirait le diable par la queue. N’ayant pas les moyens d’avoir son propre appartement, elle avait dû (horreur) partager son logement avec d’autres jeunes filles de son âge qui n’avaient pas de but dans la vie et tiraient le diable par la queue. Aucun des boulots ingrats qu’elle trouvait n’exigeait un diplôme universitaire. Elle s’efforçait de trouver du temps pour son « œuvre », même si elle ne le formulait jamais de manière aussi prétentieuse. Chose terriblement gênante, chaque fois qu’elle rencontrait une de ses semblables à New York, toutes se présentaient comme des auteures et s’efforçaient également de trouver du temps pour leur « œuvre ».
C’est en assurant la permanence téléphonique du service client de Lord & Taylor que le vent avait tourné. Un jeune homme avait appelé pour savoir comment échanger une cravate hideuse qui lui avait été offerte. Il avait décrit l’article de mauvais goût avec tout un tas de détails cocasses. Il lui avait demandé la marche à suivre pour un client qui avait un reçu et pour celui qui n’en avait pas, alors qu’il appartenait certainement à l’une ou l’autre de ces deux catégories. Il était lentement apparu à l’employée qu’elle était qu’il faisait durer la conversation. Il avait fini par la supplier de répéter après lui la phrase : « Attention à la fermeture des portes. »
— Pardon ?
— Dites-le, c’est tout. Faites-moi plaisir. « Attention à la fermeture des portes. »
Comme ce qu’il lui demandait de répéter n’était tout de même pas : « Puis-je vous sucer la bite ? », elle s’était exécutée.
— Parfait, avait-il dit.
— Je ne vois pas comment on pourrait mal le dire.
— La plupart des gens le diraient mal, lui avait-il opposé avant de lui expliquer qu’il était fonctionnaire au Service des transports de la ville de New York.
Il était chargé de mettre la main sur une nouvelle voix qui enregistrerait les informations à destination des usagers des transports publics et l’avait implorée de passer l’audition. Elle s’était montrée méfiante, bien sûr. Par prudence, elle avait vérifié l’adresse du Service des transports dans l’annuaire et avait constaté qu’elle correspondait à celle qu’il lui avait donnée.
Au bout du compte, il avait été décidé en haut lieu que les New-Yorkais n’étaient pas tout à fait prêts à se soumettre à l’autorité d’une voix de femme, et Serenata n’avait pas obtenu le poste. Comme le lui avait raconté Remington par la suite, après avoir réécouté son audition, un des membres de l’équipe avait déclaré qu’un passager écoutant cette voix sensuelle n’entendrait pas le message et qu’il envisagerait surtout de se faire le haut-parleur.
Cependant, avant que la décision décevante soit prise, elle avait accepté de dîner avec lui – mais seulement après sa deuxième invitation. Elle s’était vue contrainte de décliner la première, lancée spontanément à la suite de son audition, au motif que le trajet à vélo entre son appartement situé dans l’East Village et les bureaux du SDT situés Downtown Manhattan était trop court pour « compter », or il n’était pas question d’aller dîner sans avoir fait de sport auparavant. Ils avaient convenu de se retrouver au Café Fiorello sur Broadway, un restaurant italien haut de gamme que les New-Yorkais de longue date abandonnaient généralement aux touristes. Malgré la magnificence du lieu, elle avait tenu, comme toujours, à venir à vélo.
De loin, depuis l’entrée du restaurant, Remington avait semble-t-il observé la transformation de sa Cendrillon au pied d’un panneau de stationnement alterné. En équilibre précaire sur un pied, elle s’était débarrassée d’une basket usée et avait descendu une jambe de son jean – en veillant à ce que sa jupe qui retombait en voletant continue de la couvrir de façon convenable. Il faisait encore froid en mars et son collant ivoire lui servait en outre d’isolant. Puis, d’une sacoche, elle avait retiré une paire de talons hauts vertigineux en cuir verni rouge et, se tenant à la selle de son vélo pour ne pas tomber du haut de l’escarpin, elle avait répété le même strip-tease avec l’autre jambe avant de fourrer son jean dans la sacoche. Ensuite, elle avait lissé sa jupe et s’était remis du rouge à lèvres en vitesse, la balade à vélo lui ayant procuré le coup de blush nécessaire. Elle avait retiré son casque, secoué son épaisse chevelure noire, puis avait attaché celle-ci à l’aide d’un gadget en tissu fait maison qui ne s’appelait pas encore un chouchou. Remington avait alors regagné l’intérieur du restaurant, lui permettant ainsi de laisser au vestiaire son blouson crasseux et ses sacoches, qui, jaune vif lors de l’achat, étaient désormais de la couleur lugubre et vomitive d’une olive pourrie.
Devant un plat de pâtes au homard, Remington avait réagi à ses aspirations d’auteure avec une neutralité qui devait dissimuler un certain agacement. Après tout, elle aussi se trouvait agaçante.
— C’est peut-être une solution de facilité, je le crains. Tous les gens que je croise ici veulent être auteur.
— Si c’est vraiment ce que tu veux, peu importe que ce soit devenu commun.
— Mais je me demande si c’est vraiment ce que je veux. Je reconnais que j’adore être seule. Mais je n’ai pas une folle envie de me dévoiler. Je tiens à ce que les autres ne se mêlent pas de mes affaires. Je préfère garder mes secrets. Chaque fois que je m’essaie à la fiction, j’invente des personnages qui n’ont rien à voir avec moi.
— Ah ! Alors tu as peut-être un avenir en littérature.
— Non, parce qu’il y a un autre problème. Tu ne vas pas aimer.
— Là, tu m’intrigues, avait-il dit en se penchant en arrière, abandonnant sa fourchette dans son assiette.
— Aux infos, on ne parle que de gens qui meurent de faim ou dans un tremblement de terre. Or je suis en train de me rendre compte que je me fiche de leur sort.
— Les catastrophes naturelles ont souvent lieu dans des pays lointains. Les victimes sont abstraites. Il est peut-être plus facile de s’intéresser à des gens qui vivent plus près de chez nous.
— Les gens qui souffrent ne sont pas abstraits. À la télévision, ils sont bien réels. Quant à ceux qui vivent plus près de chez nous, je m’en fiche aussi.
Remington avait ri.
— C’est une opinion dont on pourrait dire qu’elle est originale, ou révoltante.
— J’opte pour révoltante.
— Tu te fiches des autres, moi y compris ?
— C’est une exception, peut-être, avait-elle répondu prudemment. J’en fais quelques-unes. Mais je suis d’un naturel oublieux. Drôle de qualificatif pour une auteure. Par ailleurs, je ne suis pas certaine d’avoir une voix qui se démarque.
— Au contraire, tu as une voix à part. Je pourrais t’écouter réciter le bottin.
Elle avait ajouté une petite note rauque au timbre suave de sa voix.
— Vraiment ?
Remington lui avouerait plus tard qu’il avait eu une érection en l’entendant prononcer ce mot.
Ils étaient passés à autre chose. Pour être polie, elle lui avait demandé comment il avait atterri au SDT. Contre toute attente, Remington avait répondu avec passion.
— On pourrait penser que les transports ne sont qu’une histoire de mécanique, alors qu’il s’agit d’émotions. Aucun autre aspect de la vie urbaine ne suscite de sentiments aussi forts. Dans certaines rues, si on supprime une voie de circulation pour la transformer en piste cyclable, cela peut soulever une émeute. Il suffit d’un feu piéton mal réglé qui dure deux bonnes minutes pour qu’on entende les automobilistes tambouriner sur leur volant, toutes vitres fermées. Le bus qui met une heure à arriver quand la température est négative… Le métro coincé indéfiniment sous le tunnel de l’East River sans qu’aucune explication soit fournie… Une rampe d’accès à une autoroute conçue de manière aberrante parce qu’un virage empêche de voir les voitures arriver… Une signalisation pas très claire qui vous expédie sur l’autoroute à péage du New Jersey pendant 32 kilomètres sans possibilité de sortir alors qu’on voulait prendre la direction du nord et qu’on est déjà en retard. Tu te contrefiches peut-être des gens, mais des transports ? Tout le monde se sent concerné par les transports.
— C’est possible. Je prends mon vélo pour un cheval. Mon cheval adoré.
Il lui avait avoué qu’il l’avait regardée se changer sur le trottoir.
— Et si on devait aller quelque part ensemble ?
— Je te retrouverais à vélo.
— Même si je te proposais de venir te chercher ?
— Je refuserais. Poliment.
— Je m’interroge sur ce « poliment » dans la mesure où ton refus serait buté et impoli.
— Insister pour que je modifie une habitude de toujours serait également impoli.
Comme la plupart des gens rigides, Serenata se moquait de savoir si son intransigeance était une qualité séduisante. Les gens résolument obstinés ne faisaient jamais de concession. Il fallait se conformer à leur programme.

Sous la pression désarmante de l’ingénieur en génie civil, Serenata avait, en effet, passé une audition dans une agence de publicité en quête d’une voix off et avait été embauchée sur-le-champ. D’autres opportunités du même ordre en nombre suffisant lui avaient permis de démissionner de chez Lord & Taylor. Elle s’était forgé une réputation. Avec le temps, ses activités avaient englobé les livres audio et, aujourd’hui, les publicités et les jeux vidéo constituaient l’essentiel de son travail. Si ses semblables lui importaient peu, elle accordait une importance capitale à l’excellence et était toujours ravie de découvrir de nouveaux timbres ou de prolonger sa tessiture dans les aigus comme dans les graves pour interpréter un enfant grincheux ou un vieillard acariâtre. C’était un des plaisirs procurés par la voix humaine que celle-ci ne se limite pas aux notes d’une gamme musicale et Serenata savourait le nombre infini des tonalités permettant d’exprimer la déception.
Parce qu’elle avait beaucoup déménagé enfant, elle avait une diction curieusement dénuée de particularisme et fluide, ce qui était utile. À ses oreilles, les diverses prononciations des mots « main », « rose », « monde » étaient toutes correctes et toutes arbitraires. Elle pouvait facilement prendre n’importe quel accent parce qu’elle ne tenait pas particulièrement au sien – et même un enquêteur en linguistique avisé n’aurait pu déterminer l’origine de son argot.
— Je suis de nulle part, avait-elle expliqué à Remington. Il arrive que, en entendant mal mon prénom, les gens l’écrivent « Sarah Nada », Sarah Rien.
Mais, bizarrement, les premiers temps de leur relation avaient été chastes. La réserve naturelle de Serenata avait incité de précédents soupirants à essayer de franchir les remparts – avec des conséquences fatales. Il se peut que Remington ait donc répliqué astucieusement à sa retenue en se montrant réservé en retour, mais elle s’était mise à avoir peur qu’il ne la trouve pas attirante, voyant qu’il ne lui faisait pas d’avances.
— Je sais que c’est ma voix qui t’a fait craquer, avait-elle fini par lui dire. Mais lorsqu’elle a été incarnée, l’entendre en 3D t’a coupé dans ton élan ?
— Tes frontières sont sous bonne garde, avait-il répondu. J’attendais d’obtenir mon visa.
Alors elle l’avait embrassé – elle lui avait pris la main et l’avait posée fermement à l’intérieur de sa cuisse avec le formalisme requis pour tamponner un passeport. Tant d’années après, la question était : puisque Remington avait d’abord respecté de façon fascinante son sens aigu du territoire, pourquoi l’envahissait-il aujourd’hui à l’âge de soixante-quatre ans ?

— J’ai fini la salle de bains du premier, annonça la jeune fille en tirant d’un coup sec sur le poignet de ses gants en caoutchouc pour les retirer, ce qui avait l’inconvénient de les retourner complètement.
Serenata indiqua d’un signe de tête la paire de gants humides et malodorants posés sur l’îlot de la cuisine.
— Tu as recommencé.
— Oh, merde !
— Je ne te paie pas pour que tu remettes chaque doigt dans le bon sens, fit-elle remarquer, mais sur un ton humoristique.
— D’accord, disons que j’ai fini ma journée.
Après un coup d’œil à sa montre, Tomasina March – surnommée Tommy – s’attela à la tâche ardue qui consistait à pousser l’index retourné du premier gant et à le faire avancer centimètre par centimètre dans le tunnel jaune caoutchouteux et collant.
Contrairement à ses parents qui en avaient toujours eu une, avant d’emménager à Hudson, Serenata rejetait l’idée d’une femme de ménage. Oh, elle n’avait pas de problème de conscience par rapport à cette question. Simplement, elle ne voulait pas d’étrangers – d’autres gens – chez elle. Mais, à soixante ans, elle était sur la pente descendante au sens propre du terme. Du sommet, elle pouvait embrasser le déclin qui l’attendait. Soit elle décidait de consacrer une part non négligeable de cette période étonnamment courte et potentiellement précipitée de déchéance à frotter le savon aggloméré autour de la bonde de la douche, soit elle payait quelqu’un pour le faire à sa place. C’était tout vu.
Par ailleurs, même si, d’ordinaire, la proximité d’une énième forcenée de l’exercice physique l’aurait rebutée, quand elle avait vu sa nouvelle voisine de dix-neuf ans faire des séries de cent sauts bras et jambes écartés dans son jardin jonché de meubles en mille morceaux, cela avait rappelé à Serenata les « jambes cassées » et autres « roulés-boulés » de son enfance. Ravie de se faire de l’argent de poche (Serenata lui donnait 10 dollars de l’heure – si effroyable que ce soit, c’était bien payé pour le nord de l’État de New York), Tommy était une grande perche aux membres longs, un peu gauche, mince mais sans formes. Elle avait des cheveux blonds ternes et fins, et un visage ouvert et candide. La principale qualité de ce visage était d’évoquer de manière brutale le sentiment affreux d’avoir toute une vie imbécile qui vous attendait, une vie qu’on n’avait pas demandée, pour commencer, et dont on ne savait que faire. À l’âge de Tommy, la plupart des jeunes avec un tant soit peu de jugeote étaient traversés par l’impression nauséeuse que, au moment où ils auraient finalement réussi à bidouiller un plan, il serait trop tard, puisque à dix-neuf ans ils auraient déjà dû mettre la machine en marche. Pour une raison qui restait mystérieuse, les gens étaient nostalgiques de leur jeunesse. La nostalgie était pure amnésie.
— Mais où est Remington ? demanda Tommy.
— Si incroyable que cela puisse te paraître, il est sorti courir. Ce qui signifie que nous avons six bonnes minutes pour parler de lui derrière son dos.
— Je ne savais pas qu’il courait.
— Il ne courait pas. Ça date de quinze jours. Il s’est mis dans l’idée de tenter un marathon.
— Tant mieux pour lui.
— Comment ça ?
— Eh bien, répondit Tommy, concentrée sur le gant – elle n’avait toujours pas réussi à remettre l’index à l’endroit –, tout le monde a envie de courir un marathon. Où est le mal ?
— C’est le fait que tout le monde en ait envie. Je sais qu’il est désœuvré mais il aurait pu choisir quelque chose de plus original.
— Il n’y a pas tant de choses que ça à faire. Quelle que soit l’idée qu’on a, quelqu’un l’a déjà eue. Être original est une cause perdue.
— Je suis méchante, dit Serenata, qui ne pensait pas à Remington – mais, bien sûr, c’était aussi envers lui qu’elle l’était. Ces gants, je ferais mieux de t’en acheter une nouvelle paire. Mais tu t’en sortirais plus vite si tu arrêtais de faire les cent pas.
Tout en continuant d’arpenter la cuisine de long en large, Tommy finit par retourner l’index avec succès.
— Je ne peux pas. Je n’en suis qu’à douze mille et il est déjà seize heures.
— Douze mille quoi ?
— Douze mille pas, expliqua-t-elle en montrant le bracelet en plastique à son poignet gauche. J’ai une montre Fitbit. C’est une fausse, mais c’est pareil. Le problème, c’est que, pour une raison obscure, si je m’arrête, ce truc ne comptabilisera pas mes trente premiers pas. Sur le mode d’emploi, il est écrit : « Il suffit que vous vous arrêtiez pour serrer la main à quelqu’un », comme si on serrait trente fois la main de quelqu’un. Ces modes d’emploi sont rédigés par des Chinois qui ne connaissent rien aux coutumes américaines. Je ne veux pas dire du mal des Chinois, ajouta-t-elle, inquiète. C’est comme ça qu’on les appelle ? Les Chinois ? On dirait une insulte. Bref, trente pas plus trente pas plus trente pas – ça finit par faire beaucoup.
— En quoi c’est important ? Tu me donnes le tournis avec tes allers et retours.
— On poste nos pas sur Internet tous les jours. La plupart des gens en accumulent, disons, vingt mille ou plus, et cette connasse de Marley Wilson qui était en terminale avec moi en fait régulièrement trente mille.
— Ce qui fait combien de kilomètres ?
— Un peu moins de 24, déclara Tommy.
— Si elle se les tape vraiment, ça peut lui prendre cinq heures par jour. Elle a une autre activité ?
— Ce n’est pas le problème.
— Pourquoi le nombre de pas des autres t’intéresse-t-il à ce point ?
— Tu ne piges pas. Et pourtant, tu devrais. Ça t’embête que Remington ait commencé à courir principalement parce que toi, tu as arrêté.
— Je n’ai pas dit que ça m’embêtait.
— Mais c’est évident. Il est en train de te battre. Même s’il ne court que six minutes, il te bat.
— Je continue à faire de l’exercice, d’une façon différente.
— Pas pour longtemps. La semaine dernière, tu râlais parce qu’il n’existe aucun mouvement d’aérobic qui ne sollicite pas les genoux. Et quand les tiens sont trop gonflés, tu ne peux même pas nager.
C’était ridicule d’être blessée alors que Tommy ne faisait que répéter ce qu’elle avait dit elle-même.
— Si ça peut te consoler, ajouta Tommy en agitant triomphalement un gant entièrement à l’endroit, la plupart des gens qui font les marathons arrêtent de courir juste après. C’est comme les candidats du Big Loser qui redeviennent gros à la fin de l’émission. Ils cochent la case sur leur bucket list et ils passent à autre chose.
— Tu savais que cette expression n’a pas plus de dix ans ? J’ai vérifié. C’est un scénariste qui a fait la liste des choses qu’il voulait faire avant de mourir. Et il l’a appelée comme ça. Une liste sur laquelle il avait mis en premier : « Faire produire un de mes scénarios. » Il a écrit un film sur cette fameuse liste. Il a dû réussir car l’expression est devenue virale.
— Il y a dix ans, j’avais neuf ans. En ce qui me concerne, je l’ai toujours employée.
— L’expression « devenir viral » est devenue virale il y a quelques années à peine – je me demande s’il existe un mot pour ça : quelque chose qui est ce qu’il décrit.
— Tu attaches plus d’importance que moi aux mots.
— C’est ce qui s’appelle être instruite. Tu devrais essayer un de ces jours.
— Pourquoi ? Je te l’ai dit, moi aussi, je veux devenir interprète de voix off. Je lis déjà plutôt bien. Il faut juste que j’améliore le « ton », comme tu dis.
Cette étrange amitié qui faisait fi de la différence d’âge avait pris son envol après que Tommy avait découvert que Serenata Terpsichore avait enregistré le livre audio d’un de ses romans jeunesse préférés. Tommy n’avait encore jamais rencontré une personne dont le nom apparaissait sur une page Amazon. Cela avait transformé Serenata en superstar.
— Ce qui m’agace à propos de ces expressions subitement ubiquitaires…
Tommy n’allait pas demander la signification de « ubiquitaires ».
— … c’est-à-dire celles que soudain tout le monde emploie, ajouta Serenata, c’est seulement que ces gens qui balancent une expression à la mode à tout bout de champ sont persuadés d’être hyper branchés et pleins d’imagination. Or on ne peut pas être branché et plein d’imagination. On peut être ringard et sans imagination ou bien branché et conformiste.
— Pour quelqu’un qui s’en fiche, tu parles beaucoup de ce que les autres pensent et de ce qu’ils font.
— C’est parce que les autres m’étouffent.
— Je t’étouffe ? demanda timidement Tommy en s’arrêtant pour de bon.
Serenata se leva – c’était une mauvaise journée côté genou – et prit la jeune fille par les épaules.
— Sûrement pas ! C’est toi et moi contre le monde entier. Maintenant que tu t’es interrompue, tes trente premiers pas sont perdus. Alors, buvons un thé.
Tommy se glissa sur une chaise avec gratitude.
— Tu savais qu’en restant assise un quart d’heure, tout ton corps change ? Ton cœur et le reste.
— Oui, je l’ai lu quelque part. Mais je ne peux plus rester debout douze heures par jour. Ça me fait mal.
— Tu sais, je ne voulais pas te mettre dans l’embarras tout à l’heure en parlant de running. Parce que, de toute façon, pour une vieille, tu es encore méchamment sexy.
— Merci – enfin, je crois. Fraise-mangue, ça te va ? demanda Serenata en allumant le gaz sous la bouilloire. Même si je suis encore à peu près bien foutue, ça ne durera pas. Mon secret, c’était de faire de l’exercice. Un secret qui s’est ébruité, on dirait.
— Pas tant que ça. La plupart des gens ont une mine épouvantable. Regarde ma mère.
— Tu m’as dit qu’elle avait du diabète, dit Serenata qui, avec un très mauvais sens du timing, sortit une assiette de cookies aux amandes. Fiche-lui un peu la paix.
Tommy March n’était pas mal-aimée mais sous-aimée, ce qui était pire – de la même manière qu’un jeûne express avait une influence revigorante quand un régime interminable vous rendait irritable et faible. Le père de la jeune fille avait fui depuis longtemps et sa mère sortait rarement de la maison. Elles bénéficiaient sans doute des aides sociales. Donc, même dans cette ville où l’immobilier était en berne – à 200 000 dollars, cette grande baraque à bardeaux marron était une affaire, trois salles de bains, trois terrasses et six chambres, dont deux n’avaient pas encore d’attribution –, la mère de Tommy était locataire. Elle n’avait pas encouragé sa fille à aller à l’université. Ce qui était dommage car Tommy avait beaucoup de volonté, même si son envie de développement personnel manquait d’ancrage. Elle passait d’une toquade à l’autre comme une bille de flipper sans avoir vraiment conscience de la puissance des forces sociales qui la frappaient. Quand elle s’était autoproclamée végane (avant de se rendre compte après deux semaines de ce régime qu’elle ne pouvait pas se passer de pizzas), elle était persuadée que l’idée lui était venue comme par magie.
Typique de l’époque, le sucre mettait Tommy dans tous ses états. Comme si elle était indépendante d’elle-même, et à la façon de la langue d’un lézard sur une fourmi, la main de Tommy se précipita sur un cookie et le posa sur ses genoux.
— Et sinon, tu continues à faire ta vieille grincheuse anti-réseaux sociaux ?
— Je préfère me concentrer sur la vraie vie.
— Les réseaux sociaux, c’est la vraie vie. Bien plus vraie que celle-ci. C’est seulement parce que tu t’en tiens éloignée que tu ne le sais pas.
— Je préfère me servir de toi comme espionne. J’ai fait la même chose avec Remington pendant des années. Il fréquentait le monde du travail et me racontait ensuite. Quant à ce qu’il y a trouvé… Il me semble que la prudence impose d’y être recouvert d’une bonne couche d’isolant…
— Bon, je crois qu’il vaut mieux que tu saches… Selon les plates-formes pour les jeunes…
Tommy avait cessé de regarder Serenata dans les yeux.
— Eh bien, les Blancs qui lisent les livres audio ne devraient pas prendre des accents. Surtout ceux des personnes de couleur.
— Personnes de couleur ! répéta Serenata. Remington a toujours trouvé désopilant d’imaginer qu’un jour, au boulot, il dise « personnes colorées » à la place. Il aurait été viré. Bon, il a été viré quand même. C’est bien la peine de faire toutes ces courbettes quand on n’est pas marquis.
— Écoute, ce n’est pas moi qui fixe les règles.
— Bien sûr que si. D’après Remington, c’est parce que tout le monde obéit à ces diktats sortis d’on ne sait où que cela les renforce. Il dit aussi que les règles sciemment ignorées deviennent « juste des suggestions ».
— Tu ne m’écoutes pas ! Le problème, c’est que ton nom est apparu. Et pas en bien.
— Rappelle-moi ce qui ne va pas avec le fait de prendre un accent ? J’ai du mal à suivre.
— C’est… problématique.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut tout dire. C’est le grand méchant mot pour désigner tout ce qui est super mauvais. Maintenant tout le monde dit que les Blancs qui font semblant de parler comme les populations marginalisées font de la parodie et aussi que c’est de l’appropriation culturelle.
— Ça me déprime profondément de t’entendre parler de « parodie » et autres « appropriation culturelle » ou je ne sais quoi quand tu ne connais pas le mot « ubiquitaire ».
— Maintenant, je le connais. Ça veut dire « tout le monde le fait ».
— Non. « Omniprésent », « partout ». Donc, pourquoi mon nom apparaît-il ?
— Tu veux la vérité ? À cause des accents que tu prends dans les livres audio. Je crois que c’est parce que tu les fais super bien. Tu as une réputation. Alors quand les gens cherchent un exemple, c’est à toi qu’ils pensent.
— Si j’ai bien compris, dit Serenata, à partir de maintenant, je suis censée faire parler un dealer de coke de Crown Heights comme s’il était professeur de littérature médiévale à Oxford. « Yo, mec, c’te meuf vaut moins qu’une pute. »
Elle avait prononcé la phrase sur un ton snob d’aristocrate anglais et Tommy rit.
— S’il te plaît, n’en parle pas à Remington, implora Serenata. Jure-le-moi. Je ne plaisante pas. Il paniquerait.
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas dire à Remington ? demanda Remington lui-même alors qu’il refermait derrière lui la porte de la cuisine donnant sur l’extérieur.
On était en novembre et il avait fait l’erreur classique de trop se couvrir alors que le danger quand on courait par des températures basses était d’attraper un chaud et froid. Il avait transpiré abondamment sous les multiples couches de ses vêtements d’hiver et il était écarlate. Son teint rougeaud était aussi illuminé par un éclat d’une nature plus intérieure. Oh, elle espérait n’être jamais rentrée d’un bon vieux running des familles avec un tel air dégoulinant d’autosatisfaction.

3
— POUR TOI, j’ai fait une prise de sang, j’ai couru sur un tapis de course, on m’a couvert d’électrodes… Mais j’ai eu le feu vert, annonça Remington à peine entré.
L’idée du check-up ne venait pas de lui, il s’y était plié pour faire plaisir à Serenata.
— Le docteur Eden a repéré une petite anomalie cardiaque mais il m’a assuré que c’était courant et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.
— Quelle anomalie ?
Il aurait sans doute préféré ne rien avoir à dire de négatif, mais, heureusement pour Serenata, son mari était un maniaque de la vérité.
— Je ne me rappelle pas le nom.
Il avait choisi de ne pas s’en souvenir pour éviter qu’elle n’aille chercher sur Google de quoi se mettre la rate au court-bouillon.
— Ce qui compte, c’est que je sois en pleine forme. Eden ne voit pas ce qui m’empêcherait de courir un marathon, à condition que j’augmente la distance progressivement et que je me tienne au programme.
— Quel programme ?
— Le programme que je suis sur Internet, répondit Remington avec trop d’empressement.
— Tu ne pouvais pas trouver tout seul comment courir un peu plus longtemps chaque semaine ? objecta Serenata tandis qu’il lui tournait le dos pour retourner à la voiture.
— Ce n’est pas si simple, dit-il en sortant deux gros sacs lourds de la banquette arrière. Il faut se fixer des objectifs, courir plus longtemps et moins longtemps entre deux. Varier l’allure. C’est une science. Tu n’as jamais couru de marathon…
— Alors maintenant tu me fais la leçon.
— Je ne comprends pas ce mépris que tu as pour tout projet qui ne serait pas le tien, soupira-t-il en déposant bruyamment les sacs au pied de la table de la salle à manger. Pourquoi serait-ce forcément un signe de faiblesse que de consulter la somme considérable d’informations qui existent sur le sujet ? Ton hostilité déclarée au reste de l’espèce humaine, voilà un signe de faiblesse. Elle te place dans une position défavorable sur le plan de l’évolution. Tâche d’être modeste et tu apprendras des erreurs des autres.
— C’est quoi, ça ?
— Des haltères. Il faut que je travaille ma sangle abdominale.
Serenata lutta contre un haut-le-cœur mental.
— Tu ne peux pas dire « torse » ? Et je te signale que j’en ai, des haltères. Tu aurais pu me les emprunter.
— Depuis le début je ne te sens pas vraiment portée sur le partage. Je préfère avoir mes propres affaires. Je pensais utiliser une des chambres inoccupées pour en faire ma salle de sport.
— Tu veux dire que tu vas réquisitionner une chambre, a-t-elle dit.
— N’en as-tu pas réquisitionné une pour tes propres cabrioles ?
— Tu as aussi ton bureau. Même si je ne sais pas bien à quoi il sert.
— Ne me dis pas que tu es en train de m’asticoter parce que je suis au chômage. Rassure-moi, tu ne pensais pas ce que tu viens de dire.
— Non. Enfin quoique, mais ce n’était pas gentil. Je déteste ce mot, « cabrioles ». Je cherchais quelque chose de blessant. Pardon.
— De plus blessant. Je retire « cabrioles ». Exercices. Appelons-les comme tu veux.
— Vas-y, prends une des chambres d’amis. La maison est grande et ce n’est pas comme si nous étions les puissances européennes procédant au découpage du Moyen-Orient après la Première Guerre mondiale.
Elle prit le visage de Remington entre ses mains et l’embrassa sur le front, pour sceller leur trêve. Il était plus de 18 heures et, au pays de Serenata, le dîner devait se mériter.
Elle monta se changer, enfila un short crasseux et un T-shirt en piteux état tout en se demandant s’il ne fallait pas se faire du souci concernant cette « anomalie cardiaque ». Le secret professionnel auquel sont tenus les médecins faisait qu’on n’arrivait pas à avoir de véritables informations. Même si elle était certaine que son mari ne mentirait pas sur le fameux « feu vert », il était par ailleurs tellement obnubilé par le marathon de Saratoga qu’il aurait pu minimiser une anomalie inquiétante. »

Extrait
« Valeria et Deacon n’avaient rien en commun et, enfants, ils n’étaient pas proches. Bouleversant la dynamique classique portée par le rang de naissance, leur fille avait longtemps eu peur de son petit frère. Gamine, chaque fois qu’elle le submergeait de cadeaux, sa générosité apparaissait comme un geste d’apaisement. Plus singulier encore, Deacon avait, semble-t-il, peu en commun avec l’un ou l’autre de ses parents. Oh, il tenait de son père son charme dégingandé, mais n’avait pas son caractère contemplatif ni son sang-froid. Et Serenata ne se reconnaissait pas non plus dans le garçon. Là où elle était solitaire, Deacon était secret, et cela faisait une grosse différence. Là où s’entourer d’une foule de gens ne l’intéressait pas, Deacon semblait souhaiter que l’humanité tout entière tombe malade, ce qui faisait une différence encore plus grosse. De manière générale, sur le plan génétique, le fait que ces deux personnes soient le fruit de parents avec lesquels ils paraissent n’avoir aucun lien était déconcertant et Serenata n’aurait jamais imaginé que ce type de familles existait avant de se réveiller, ébahie, dans l’une d’elles. » p. 81

À propos de l’auteur
SHRIVER_lionel_ ©Eva_VermandelLionel Shriver © Photo Eva Vermandel

Née en 1957 en Caroline du Nord, Lionel Shriver a fait ses études à New York. Diplômée de Columbia, elle a été professeur avant de partir parcourir le monde. Elle a notamment vécu en Israël, à Bangkok, à Nairobi et à Belfast. Après Il faut qu’on parle de Kevin (Belfond, 2006 ; Pocket, 2021 ), lauréat de l’Orange Prize en 2005, La Double Vie d’Irina (Belfond, 2009), Double faute (Belfond, 2010), Tout ça pour quoi ? (Belfond, 2012 ; J’ai Lu, 2014), Big Brother (Belfond, 2014 ; J’ai Lu, 2016), Les Mandible, une famille : 2029-2047 (Belfond, 2017 ; Pocket, 2019) et Propriétés privées (Belfond, 2020 ; Pocket, 2021), Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes est son huitième roman traduit en français. Lionel Shriver vit entre Londres et New York avec son mari, jazzman renommé. (Source: Éditions Belfond)

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Marathon

SILVESTRE_Marathon

Marathon
Pascal Silvestre
JC Lattès
Nouvelles
200 p., 17 €
ISBN: 9782709650663
Paru en mars 2016

Où?
Le roman se déroule principalement à Paris, mais aussi à Saint-Mandé, à Peisey-Nancroix, dans le Morbihan, à Saint-Etienne, Lyon ainsi ue sur les parcours de quelques marathons célèbres comme Marrakech ou New York.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Autrefois réservée à une élite d’athlètes, la distance marathon – 42,195 km – attire désormais des coureurs de tous âges et de tous niveaux. Qui sont les coureurs et quel autre rêve se cache derrière l’exploit sportif ? Au détour de dix nouvelles conçues comme les mouvements d’une même symphonie, Marathon fait le portrait d’hommes et de femmes embarqués dans une aventure qui bouleversera et transcendera leur existence.
D’Angélique, la vieille dame amoureuse de Mimoun, à Bourvil, le bénévole énergique ; de Matthieu, qui prie en courant, à Claire, la jeune femme en quête de repères ; d’André, le stakhanoviste confronté à l’épreuve de la blessure, à Bertrand, l’avocat quinquagénaire égaré à New York, Marathon explore les failles de ces coureurs anonymes et capte avec tendresse la formidable pulsion de vie qui unit les marathoniens.

Ce que j’en pense
**
Un peu à l’image du marathonien qui se prépare durant des semaines, qui rêve des dizaines de fois sa course, qui s’imagine battre son record et qui se voit soudain confronté avec la dure réalité, à ce fameux mur des trente kilomètres où à cette douleur récurrente qu’il croyait pourtant avoir vaincue, ce recueil de nouvelles est plein de bonnes intentions et d’idées intéressantes, mais pas totalement abouties. Dommage, car le livre ne manque pas de qualités. L’auteur, il nous le répète plusieurs fois tout au long de ce recueil, est le fondateur du site runners.fr, et sait parfaitement de quoi il parle.
Les portraits de marathoniens qu’il dresse sont le fruit d’expériences vécues et de rencontres sur les parcours d’entrainement parisiens ainsi que sur les circuits des principaux marathons et semi-marathons. Mais le choix de nous proposer dix histoires plutôt qu’un roman fait que certaines nouvelles sont plus intéressantes que d’autres et que fort souvent, on aimerait en savoir davantage sur les motivations, les drames qui se jouent, l’arrière-plan familial et personnel des protagonistes.
Prenons l’exemple de la première de ces nouvelles. Intitulée «Angélique», elle retrace la rencontre d’un marathonien avec une vieille dame qui l’observe durant son entrainement. D’une conversation impromptue va naître une amitié et nous donner l’occasion d’en apprendre davantage sur ces deux personnes qui partagent une même passion. Angélique, la vieille dame, était une sauvageonne, secrètement amoureuse d’Alain Mimoun –champion olympique du marathon à Melbourne en 1956 – et courait sur les plages du Morbihan tandis que son mari travaillait à Paris. Elle aura connu son heure de gloire en disputant les championnats de France universitaires sur 1500m. Pascal, quant à lui a perdu son père tôt, est devenu journaliste sportif, puis fondateur du site runners.fr et s’entraîne dur pour le marathon de Marrakech, alors que les eaux de la Seine commencent à monter dangereusement.
Un problème de santé délicatement surmonté pour Angélique, une médaille autour du coup pour Pascal et quelques rencontres plus tard, l’histoire se termine… un peu trop abruptement à mon gré.
On enchaine sur l’histoire suivante, «Le marathon selon Matthieu», qui est pour moi l’une des plus réussies. Elle raconte le rêve caressé par un jeune coureur de réussir à franchir la ligne du marathon de Paris en moins de trois heures. Les notations sont justes, jusque dans les réflexions du marathonien pendant la course. Car, contrairement à ce que l’on peut imaginer, le coureur n’est pas concentré en permanence sur sa course. S’il écoute son corps, s’il était de maintenir une allure, de nombreuses pensées viennent l’assaillir, quelquefois parasites et quelquefois très motivantes. Matthieu va convoquer des souvenirs d’enfance, des airs de musique et… son père pour réussir son pari. Vous découvrirez dans les dernières pages si la recette fonctionne.
Viendront ensuite une nouvelle qui met à l’honneur les bénévoles qui s’occupent du ravitaillement durant les marathons, qui ne m’a pas emballé, deux nouvelles autour du marathon de New York, dont certains passages rappelleront La ligne bleue, l’excellent roman de Daniel de Roulet, un récit centré sur la SaintéLyon, mythique raid nocturne entre Saint-Étienne et Lyon, en passant par les portraits très réussis de ces caractères addictifs à la course à pied, près à sacrifier leur santé, leur carrière, voire leur couple pour leur passion ou encore l’évocation du parcours de Paul Arpin, champion aujourd’hui oublié malgré un palmarès prestigieux.
Un peu à l’image des marathons qu’il nous décrit, on admire Pascal Silvestre pour son endurance et sa volonté et l’on regrette la défaillance qui, malgré tous les entrainements, finit tout de même par arriver.

Autres critiques
Babelio
Le Monde (Patricia Joly)
Run, Fit & Fun (Cécile Bertin)

Extrait
« — C’est la dernière ligne droite. On est sur les bases de 2h59. Si tu restes avec moi, tu passes sous les 3h.
Matthieu donnait ce qu’il pouvait pour récupérer des bouts de forces dans tous les coins de son corps. Il se concentrait comme il pouvait sur la foulée du meneur, voyait bien qu’il ne pouvait plus courir à 14km/h, même cinq minutes de plus.
Le trou se fit. Cinq mètres puis dix mètres. Son père murmurait désormais à ses côtés. Il disait régulièrement, plusieurs fois par minute, en rafale : « Allez Matt, allez Matt, allez Matt. » Jamais Matthieu n’avait entendu son père l’appeler Matt. Il disait toujours Matthieu. Ses copains l’appelaient Matt. Sa mère aussi autrefois. Son père, jamais. Au 41ème kilomètre, il regarda sa montre. Il voulait savoir où il en était. Deux fois il regarda les chiffres. Chercha à calculer. Combien de temps pour faire 1 195 mètres ? Fais chier ces 195 mètres à la con, pensa-t-il.
Le quatrième meneur arriva à sa hauteur. C’était le dernier. Il le savait. Il avait mal aux jambes désormais à ne plus trop savoir comment poser les pieds par terre. Tous ces chocs, mon dieu, pensait-il. Mon pauvre squelette ! Une dernière fois, il tenta de prier mais même ça il n’y arrivait plus. Il regarda devant lui : il lui restait à avaler une ligne droite avant la porte Dauphine. L’arrivée serait là, un peu plus loin. Son père lui fit un petit signe pour lui dire qu’il devait s’arrêter, qu’il n’avait pas le droit d’aller plus loin. Plusieurs fois, de plus en plus fort, il lui cria. « Allez Matt, allez Matt, allez Matt. »

A propos de l’auteur
Pascal Silvestre a couru plus de 50 marathons et possède un record de 2h39 sur la distance des 42,195 km. Journaliste, il a créé le site Runners.fr et milite pour l’émergence d’une culture associée à la pratique de la course à pied. Marathon est son premier livre. (Source : Éditions JC Lattès)

Site Internet de l’auteur : runners.fr

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