Patte blanche

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En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023

En deux mots
Dans la France de 2015, les Simart-Duteil ne se sentent plus en sécurité et décident de se réfugier dans leur manoir normand. Une paranoïa liée au climat anxiogène, mais aussi aux prétentions d’un demi-frère syrien qui est bien décidé à prendre sa place. Le conseil de famille devient alors explosif !

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Grandeur et décadence d’une famille française

Inspiré d’un fait divers – l’histoire d’une famille qui a choisi de se cloîtrer dans sa demeure – le premier roman de Kinga Wyrzykowska est un joyeux jeu de massacre au sein d’une famille bourgeoise. Vous allez vous régaler avec les Simart-Duteil !

Souvenez-vous, c’était avant le covid et avant la guerre en Ukraine. Mais le climat n’en était pas moins anxiogène. Nous étions en 2015 et la France était confrontée à une vague d’attentats. C’est dans ce contexte que Kinga Wyrzykowska nous offre un premier roman aussi corrosif que jouissif. Il met en scène une famille bourgeoise, les Simart-Duteil, qui décident de se cloîtrer dans leur maison de famille en Normandie. Héritiers d’une fortune amassée dans les travaux publics et plus exactement la construction d’autoroutes au Moyen-Orient, Paul, Clothilde et Samuel n’auraient pourtant guère de raisons de s’en faire, si ce n’est cette crainte ancrée profondément de ne pas être à la hauteur. Car ils ont tous espéré suivre la voie de la réussite et ont finalement dû se rendre compte que le chemin de la réussite était semé d’obstacles.
Paul aura été le premier à connaître son heure de gloire. Sous le nom de Pol Sim, il a travaillé avec Thierry Ardisson et s’est fait connaître par ses saillies féroces. Sa chaîne YouTube (Pol’pot) lui aura aussi permis d’asseoir sa notoriété, mais comme rien n’est plus éphémère qu’une carrière médiatique, il sent bien que sa chance est passée. Son réseau s’étiole, dans les allées du Racing-Club de France on ne le reconnaît même plus.
Samuel a longtemps pensé que son avenir était beaucoup plus solide. En ouvrant une clinique de chirurgie esthétique, il s’imaginait faire fortune en un rien de temps. Il a d’ailleurs très vite trouvé une clientèle, élargi son réseau et fait fructifier son entreprise. Mais dans ce milieu, la réputation fait tout. Alors quand les premières critiques – même infondées – ce sont fait jour, la confiance envers le chirurgien en a pâti. Si bien qu’il doit désormais penser à sauver les meubles. Ce qui tombe plutôt mal, car il a demandé Monika, rencontrée lors du tournage d’un film publicitaire pour vanter l’un de ses appareils censés faire rajeunir, en mariage. Une nouvelle qu’il compte annoncer à la famille réunie à Yerville. Quant à Clotilde, avouons-le, elle n’a pas eu à faire grand-chose, sinon un trouver un mari de son rang et lui faire trois enfants qui font sa fierté. Mais l’usure du couple est là, faisant croître les angoisses de Clothilde, toujours prompte à voir les choses en noir.
Et les choses ne vont pas s’arranger. Car de la Syrie en guerre leur parvient un message qui va les déstabiliser. Leur père menait une double-vie, de part et d’autre de la Méditerranée. Il avait une maîtresse qui lui donnera un fils. Ce dernier annonce sa venue, fuyant les combats via le Liban.
L’ambiance devient explosive, les vieilles histoires ressortent, la tension croit et le vernis de la bienséance se craquelle. Ce jeu de massacre auquel participent trois générations est servi par un style corrosif au possible. On se régale de cette descente aux enfers.
Kinga Wyrzykowska montre avec finesse combien les phrases convenues se vident de sens, comment les belles conversations basculent dans l’anathème et comment le bien-parler peut se transformer en blessures profondes. On imagine combien un Chabrol aurait pu faire son miel de ces dialogues tranchants et de ce huis-clos explosif. Et on jubile avec autant de plaisir qu’avec la prose de Stéphane Hoffmann, notamment dans On ne parle plus d’amour.

Patte Blanche
Kinga Wyrzykowska
Éditions du Seuil
Premier roman
320 p., 20 €
EAN 9782021514087
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Yerville en Normandie. On y évoque aussi Paris et la région parisienne, de Créteil à Clamart, ainsi que la Syrie et le Liban.

Quand?
L’action se déroule autour de 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les Simart-Duteil ont marqué votre enfance. Leur nom si français, leur maison flanquée d’une tourelle – comme dans les contes –, leur allure bon chic bon genre ont imprimé sur le papier glacé de votre mémoire l’image d’une famille parfaite.
Un jour, pourtant, vous les retrouvez à la page des faits divers, reclus dans un manoir normand aux volets fermés. Les souvenirs remontent et, par écran interposé, vous plongez dans la généalogie d’un huis clos.
Paul, Clothilde, Samuel ont été des enfants rois. Leur père, magnat des autoroutes au Moyen-Orient, leur mère, Italienne flamboyante, leur ont tout donné. Quand un frère caché écrit de Syrie pour réclamer sa part de l’héritage, la façade se lézarde. Les failles intimes se réveillent.
Paul, dont la notoriété d’influenceur politique commence à exploser, décide de prendre en main le salut de son clan. Une lutte pour la survie de la cellule familiale se met en branle. Et l’« étranger » a beau montrer patte blanche… il n’est pas le bienvenu.
Une fable qui porte un regard d’une grande finesse sur le climat social et la peur de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Ulysse Baratin)
Benzine mag. (Alain Marciano)
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Page des Libraires (Clémence Lambard, libraire à Fécamp)
Blog Domi C Lire
Blog Lili au fil des pages
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Tête de lecture
Blog Ça va mieux en l’écrivant
Blog La bibliothèque de Mlle Christelle


Kinga Wyrzykowska présente son roman Patte blanche © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« 0.
Imaginez, vous avez du temps à tuer. Une vacance.
Échine courbée, doigt sur l’écran du portable, yeux légèrement plissés, vous vérifiez vos mails, la météo, passez en revue les messages qui s’empilent dans vos conversations actives, jetez un œil au cours de la Bourse alors que vous n’avez placé d’argent nulle part, ouvrez Le Monde, Leboncoin, un jeu de poker en ligne et Instagram. Les minutes passent, l’ennui pas : vous cédez à l’appel d’une news qui promet un rebondissement insensé dans l’affaire Dupont de Ligonnès, et puis finalement rien. Déçu·e, vous sautez par la première fenêtre surgissante pour découvrir que Britney Spears a dorénavant les cheveux bleus.
Vous scrollez la vie des autres, sans émotion, anesthésié·e. Vous balayez les chiens écrasés avec distance, clic après clic.
Tant de chair et pas un os à ronger. Rien qui croustille.
Vous devriez vous arrêter, ranger la machine, prendre un bon roman, parler à votre voisin, lever le nez. Vous n’y arrivez pas. La déception vous affame. Le vagabondage vous rend vorace.
Tout à coup, alors que vous alliez déposer les armes, à la fois gavé·e et vide, quelque chose se met à vibrer à l’intérieur. L’excitation monte, et, avec elle, la vie. Vous ne l’auriez pas parié en entamant cet article de seconde zone, au titre peu engageant, « Les reclus d’Yerville », dans un journal régional. L’histoire d’une famille de Franciliens bon chic bon genre, originaires de Paris et proche banlieue (sans autre précision), qui, depuis plusieurs mois, ne sort plus de sa résidence secondaire normande. Le journaliste profite de l’affaire pour promouvoir la région, vante le bocage dans toute sa splendeur, la situation du village à quelques encablures de la gare d’Yvetot, en surplomb de la campagne, la mer en trente minutes – une aubaine pour relancer le marché immobilier du pays de Caux. Dessert son enthousiasme la photographie qui accompagne l’article : une maison de maître, imposante et lugubre, aux volets fermés, et sa légende tragi-comique – Le Clos (ça ne s’invente pas), devenu la prison volontaire des Simart-Duteil. Vous apprenez qu’ils sont dix, de tous âges, de la grand-mère aux petits-enfants, leurs courses sont livrées devant la grille d’entrée sous vidéosurveillance, les séquestrés les récupèrent à la tombée de la nuit. On rapporte les propos stupéfaits de l’épicière, les Simart-Duteil étaient tout ce qu’il y a de plus normal, ouvert même, ils recevaient beaucoup surtout depuis la mort du patriarche, un grand monsieur. Elle se souvient de voitures garées en file devant chez eux, de baptêmes, de mariages, d’anniversaires, et vous, chaque fois que vous lisez « Simart-Duteil », vous vous troublez. Ça vous parle.
De quoi ? D’où ?
Un des fils a eu son heure de gloire, est-il mentionné, mais son nom de vedette, Pol Sim, ne vous évoque rien. Vous le googlez. Sa tête non plus. Froid, froid, froid. Vous revenez à l’article, aux Simart-Duteil, un picotement de nouveau, un frémissement nostalgique, vous pourriez le jurer. La génération médiane, trois enfants nés dans les années soixante-dix, est la vôtre. L’un d’entre eux a peut-être fréquenté la même classe que vous. Vous tapez « Simart-Duteil » dans le moteur de recherche, vous trouvez un ou deux avis de décès, un arbre généalogique qui ne correspond pas, et des liens comme autant d’impasses, dont plusieurs vers le site d’une clinique de chirurgie esthétique. Vous proposez « famille enfermée dans sa maison + Normandie » à la sagacité de Google, qui choisit d’ignorer le dernier mot et de vous servir des femmes et des enfants séquestrés à la pelle, surtout en Hollande ou en Autriche. Vous apprenez que Natascha Kampusch est devenue l’heureuse propriétaire de son ancienne geôle. Vous suivez la sortie de l’enfer du petit peuple de la cave, jouet de l’ogre Josef Fritzl. Vous vous égarez sur les traces des reclus de Monflanquin, cloîtrés pendant huit ans dans leur château près de Bergerac. Des gens bien qui avaient mis leur intelligence en jachère. Vous achoppez là-dessus. Sur la jachère, sur les gens bien. Vous n’écoutez plus. L’expression du journaliste tourne en boucle. Vous chauffez. Vous y êtes presque.
Et soudain, ça vous revient : des murs surmontés de tessons de bouteilles qui ceignent une bâtisse imposante, son toit pointu, aux tuiles orange, une girouette, de la végétation luxuriante et surtout, comme dans les contes, une tourelle. En somme, une fantaisie architecturale un peu floue, tels les lieux rêvés ou souvenus, qu’une promenade sur Street View ne rendra pas plus nette. Elle confirme néanmoins que la maison en pierre tranche avec le reste du cadre urbain, enduit de crépi : elle est exceptionnelle.
Vous êtes à Créteil, le Vieux Créteil, dans la zone résidentielle : des pavillons Bouygues au jardin carré, quelques résidences fleuries et leur court de tennis, des immeubles HLM à taille humaine, dont le vôtre à l’époque, beige, avec parking à l’entrée, rue de Bonne. Une rue que vous descendiez jusqu’à celle de l’Espérance pour vous rendre à l’école, quinze minutes à pied, un peu moins en passant par la rue du Cap. Et, sur votre chemin, la maison à la tourelle, dont s’ouvrait tous les matins, à huit heures quinze précises, le portail électrifié, pour laisser sortir dans une berline chic une fillette de huit ans qui ne vous ressemblait pas. Parfois, vous aperceviez ses frères, habillés comme elle en bleu marine. Un ado, un peu gros, et l’autre, tout juste collégien, pensiez-vous, l’air grave et les traits parfaits. Ils allaient à l’école privée, en voiture donc. Avec leur père, tiré à quatre épingles, qui devait sentir l’eau de Cologne et la lessive propre. Parfois, c’était leur mère, une beauté à l’allure d’actrice de cinéma. Et ils se sont gravés à jamais dans votre imaginaire d’enfant né·e ailleurs pour y former une catégorie à part, qui nourrissait tous vos fantasmes : celle des « gens bien ». Vous les appeliez comme ça : « les gens bien de la rue du Cap ». Alors que vous connaissiez leur nom, inscrit sur une boîte aux lettres au style anglais. Un patronyme si français à votre oreille, enfoui au fond de votre mémoire qui émerge à cet instant, intact et toujours aussi chic : Simart-Duteil (car, oui, c’était eux).
Et vous vous rappelez le prénom de la fillette, Clothilde, et que l’un de ses frères (le beau) avait joué dans une pub Benco (comment l’aviez-vous su ?) que vous retrouvez en ligne.
Les Simart-Duteil, un horizon inatteignable, une énigme depuis toujours, désormais à portée de main. Tout ce que vous avez voulu connaître, toucher, enfermé dans une résidence secondaire à Yerville. Et leurs vies d’avant, traçables. Ici et là. Il suffit de glaner.
Imaginez, il y a de quoi frissonner.

1.
D’abord Paul.
Alias Pol Sim, le plus populaire des Simart-Duteil, avec sept cent soixante-quinze mille occurrences sur Google. Il s’agite sur l’écran dans différentes émissions de Thierry Ardisson (site de l’INA), veste en similicuir collée à son torse nu, jouant la provoc, rires à sa gauche, rires à sa droite, tout le monde en parle, tout le monde applaudit, et plus tard, vieilli d’une quinzaine d’années, seul contre tous sur sa chaîne YouTube (Pol’pot), portant beau en costard cravate. Plus classique, crâne impeccablement chauve – lustré – et toujours en verve, à bas le politiquement correct ! Entre les deux, pas grand-chose, quelques articles poussifs, deux ou trois interviews dans des magazines de seconde zone qui fleurent bon le zèle d’un attaché de presse et des tags d’ordre privé sur les murs des autres.
Il a décidé que cette année serait celle de son come-back: il en rêve, quelque temps qu’il trépigne en observant tous ceux qui émergent grâce à une vidéo merdique, qu’il cherche l’idée qui fera mouche, le concept qui tue. Et le bon moment. Tout se joue sur le timing. Et les relations.
Sans le réseau, on n’est rien.
C’est pourquoi Paul sourit (intérieurement) en franchissant la grille du Lagardère Paris Racing, ancien Racing Club de France, dont il a toujours scrupuleusement payé l’adhésion même en période de vaches maigres, même quand chaque silhouette croisée dans les allées du parc lui rappelait qu’il ne connaissait plus personne, qu’on l’avait oublié, qu’il n’était plus rien. Il ne boude pas son plaisir : après deux mois à l’affût, il a décroché le Graal, un rendez-vous pour un double avec Hugo de Saint-Mars. Énorme.
C’est arrivé la veille en salle de muscu. Entre deux allers-retours sur son rameur, Paul a échangé quelques blagues avec son voisin, sa cible number one, le grand manitou de la presse néo-réac qui, on ne va pas se mentir, est la seule à tirer son épingle du jeu. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour rivaliser avec la ligne de notre cher président ? a-t-il lancé, goguenard. Je ne l’ai pas attendu, celui-là, pour tester le régime Dukan, a rétorqué Saint-Mars en accélérant imperceptiblement ses mouvements. Confidence pour confidence, moi je ne l’ai pas attendu du tout, a renchéri Paul. Et je ne l’attends toujours pas. Merci pour ce moment et bon vent ! Saint-Mars a ri. Gagné. À la fin de sa session, il s’est tourné vers Paul : je vous connais, non ? C’est quoi votre nom déjà ? Pol Sim. Oui, c’est ça… Pol Sim… On peut se tutoyer, non ? Pardi, entre collègues ! Pol, tu joues au tennis ? Le partenaire de Saint-Mars était blessé, Paul pourrait le remplacer. Le lendemain matin, un petit double avec deux copains très fréquentables.
Voilà une affaire rondement menée. Le rendez-vous est fixé à dix heures cinquante-cinq devant le court numéro sept.
Paul arrive largement en avance pour enchaîner les trente longueurs auxquelles il aime s’astreindre. Il lui reste même du temps pour une orange pressée au Bar Anglais. Il fait défiler les infos du jour sur son iPhone. Pendant la nuit, il a lu Le Suicide français – Saint-Mars est un intime de Zemmour. Il s’est fait une liste de bons mots qu’il trouvait implacables il y a encore une heure mais, à présent, il doute de tout, craint de ne pas être drôle, pas mordant, à côté de la plaque. Il ne faut pas qu’il se loupe. Avec des mecs comme ça, t’as pas le droit à l’erreur, il n’y a pas de seconde chance. Ils sont impitoyables. Après le match, ils iront déjeuner ensemble. Les quatre mousquetaires. Et c’est là qu’il veut amener, entre la poire et le fromage, son bébé. Pol’pot. Il a préparé une formule de présentation qui claque. Il doit la caser avec détachement : Pol’pot, c’est la fusion assumée de Voici et de L’Express, version Pure Player. Les potins de Pol : les dessous de la politique. Les liens secrets entre les puissants : le cul, le fric, la famille. Ils voudront en savoir plus. C’est sûr. Saint-Mars flairera le coup fumant. Et s’il en est, les investisseurs suivront. Pour un lancement correct, Paul a besoin d’argent et de soutien.
Et de lui-même. Ne pas faillir. Se faire confiance. S’autoriser à réussir.
Comme il ne veut pas arriver en avance, il se présente avec trois minutes de retard devant le numéro sept. Il est quand même le premier. La réservation précédente occupe toujours le court. Paul patiente en observant quelques gamins, seize, dix-sept ans à peine, qui jouent au volley sur le terrain voisin. Il n’y a pas à dire, c’est un sport qui allonge les corps. Les adolescents, c’est quitte ou double : minces, ils le fascinent ; sinon, ils le dégoûtent.
À onze heures cinq, Paul poireaute et s’inquiète. Les deux joueuses se foutent de déborder sur son créneau. Les autres manquent toujours à l’appel. Il vérifie ses messages, consulte son répondeur, hésite à écrire à Saint-Mars. Il ne veut pas paraître oppressant, à cheval sur les horaires comme un pécore. Les grognasses le saoulent à jouer en l’ignorant. À onze heures douze, d’un pas déterminé, entre deux balles, Paul traverse le court. Les squatteuses de terre battue s’arrêtent, surprises. Un goujat ? Un étourdi ? Je vais m’échauffer avant l’arrivée de mes amis si vous permettez, mesdames. Il accentue « amis » avec emphase. Plus tard il y repensera, humilié ; plus tard, quand il connaîtra le fin mot de l’histoire, qu’il fera surgir de sa mémoire, comme un diable de sa boîte, cette petite phrase fanfaronne et ridicule, elle achèvera de le torturer. Il pourrait avoir l’amabilité d’attendre qu’elles aient terminé, s’offusque la coupe au carré. Il leur reste quarante-cinq minutes, elles ont bien l’intention de les utiliser. La queue-de-cheval a une voix nasillarde, insupportable. Étonnant que personne ne l’ait encore égorgée. Je pense qu’il y a malentendu. Paul a les mains qui tremblent. Mes partenaires et moi avons réservé depuis cinq jours, au moins. Elles en doutent, elles bloquent le créneau d’une semaine sur l’autre. Vous n’avez qu’à vérifier. Vous nous faites perdre notre temps, monsieur. Paul ressort. Scrute son portable pour se donner une contenance. Salopes, il jure, entre ses dents croit-il, mais la coupe au carré lui adresse un je vous en prie éclatant. Tandis que l’autre l’interpelle : c’est quoi votre nom ? Prends-le en photo, c’est un intrus. Il ne fait pas partie de nous.
Toujours personne et pas de message, aucune excuse. Nada. Saint-Mars se fout de sa gueule ou quoi ? Paul se poste devant le tableau des réservations. Saint-Mars, court no 7 de 11 h à 12 h. Elles vont l’entendre les pouffiasses – tu dois t’affirmer, ne pas t’écraser. Paul accélère, échauffé par la perspective de les virer manu militari. Ses oreilles bourdonnent. Il n’entend pas que devant le Club-House on le hèle. Une fois, deux fois : Pol Sim ! Des rires. Enfin, il se retourne. Hugo de Saint-Mars, au centre d’un petit groupe animé dont font certainement partie Mathieu Brison (animateur radio, né le 26 février 1973 dans le 15e arrondissement de Paris), et Laurent Mayol (personnalité du monde des affaires, né le 7 mai 1967 à Poitiers). Paul s’approche. Avec eux, un quatrième larron, au visage de poupon. T’avais peur qu’ils nous mettent la pâtée, hein ? T’avais peur qu’ils nous mettent la pâtée ! Je vous présente Pol Sim, qui nous a lâchés ce matin. Vous le connaissez, n’est-ce pas ? Essayiste, polémiste, journaliste, arrêtez-moi, Pol, hein, si je me trompe. Et sacré fêtard, hein, c’est peut-être encore ce qui te définit le mieux ! Bien sûr, on le connaît, confirme Mayol sans grande conviction. Hein Pol ? Comment c’était déjà le titre de ton livre ? Une citation… c’est ça, non ? Tu seras un homme, mon fils. Paul peine à avaler sa salive. Kipling, non ? C’est ça ? Kipling ? Paul opine. Brison cherche : une autobiographie, je ne me trompe pas ? Oui, tranche Saint-Mars qui revient à son mouton noir : tu nous as lâchés, Pol. T’es pas du matin, toi ! Heureusement qu’il y avait Guillaume – l’homme qui tombe à pic ! Parce que je déteste perdre, hein, et encore plus déclarer forfait. Hugo saisit familièrement l’inconnu par les épaules – qui c’est ce roux ? –, Guillaume Lepetit, qui sait manier la raquette presque aussi bien que Twitter… Un tueur. Saint-Mars ne plaisante pas : Guillaume est le meilleur journaliste actuel. Je le dis tout net. Un fleuret en guise de plume. En cent quarante caractères, il te cloue au pilori. Ses tweets sont suivis par plus de… Combien de followers, déjà ? se délecte-t-il, la bouche gourmande. Oh je ne sais plus… C’est très volatil tout ça, tempère modestement Lepetit. Il vaut mieux l’avoir de son côté, celui-là, je peux te le dire Pol. Paul acquiesce machinalement, de plus en plus perdu. Justement, à propos de réseaux sociaux, lance-t-il comme un piolet dans la glace, pour se hisser à leur niveau, ne pas perdre de vue les premiers de cordée. On ne l’écoute pas. Brison propose de se faire la revanche le lendemain. Paul peut se libérer mais personne ne relève. On l’ignore. Il tente d’élucider le malentendu : le rendez-vous était à onze heures, non ? Il ne comprend pas : il était au Racing à neuf heures, pour nager. Il avait piscine ! se gausse Brison, la bouche ouverte. Il se plie en avant pour expulser son hilarité silencieuse. Paul oscille : le mieux serait de rire avec eux, mais il n’y arrive pas. Il reste là, les bras ballants, hors sujet. Le problème, c’est toujours les autres. Dans un souffle : c’était à quelle heure le rendez-vous ? C’est pas qu’ils s’emmerdent mais Mayol et Saint-Mars doivent rejoindre leurs moitiés sur le court sept. Puis on déjeune rapidement tous ensemble ? Paul ne pipe mot, interdit : leurs moitiés ? Le court numéro sept ? Coupe-au-carré et Queue-de-cheval. Il est fichu. Il sort son portable de sa poche, le déverrouille pour lire, encore une fois, le message de Saint-Mars.
Neuf heures, putain. Blanc sur bleu, c’est marqué neuf heures. Depuis toujours neuf heures. Distribué et lu. Comment s’est-il débrouillé pour lire onze ?
C’est plus prudent de quitter le Lagardère. S’il croise les deux connasses, elles le reconnaîtront. On ne le retient pas d’ailleurs et il choisit de contourner le self-service où disparaît Lepetit qui, lui, va déjeuner avec la bande. Il porte bien son nom. Un nabot. Paul vérifie ses mails et consulte la météo de l’iPhone pour se donner une contenance en marchant. Temps couvert.
À l’automne, même la Croix-Catelan, c’est triste. Inhospitalier. Dire qu’il raque deux mille boules pour avoir envie de se tirer une balle en pleine tête dans leur putain de parc de dix hectares, jonché de feuilles mortes. C’était un très-au vent d’octobre paysage. Des vers – de qui ? – surgissent à la surface de sa rage tandis qu’il franchit, sans un regard pour le vigile, la sortie du club. Dans ce monde, si on veut réussir, il ne faut pas avoir d’états d’âme. Pas d’âme du tout, comme ce pisse-froid de Lepetit. Que découpe, aujourd’hui dimanche, la fenêtre : c’est quoi, déjà, la suite ? Il ne s’en souvient plus. Il inscrit le début du poème dans son moteur de recherche. Ah voilà : Jules Laforgue. Avec sa jalousie en travers, hors d’usage… Il tape « Guillaume Lepetit », voit apparaître quatre cent quatre-vingt-sept mille résultats, un portrait de lui dans Libération, des articles récents à foison, des signes de gloire. Lepetit, nouvelle coqueluche de la droite. Lepetit, hussard de la plume. Trente ans et un avenir prometteur. Un garçon plein de valeurs, aux aguets, prêt à prendre sa place.
Paul efface d’un geste désabusé le patronyme du journaliste et rentre « Pol Sim » à la place. Il guette, terrifié, les signes de sa disparition à venir, de son inéluctable chute dans les limbes de l’anonymat. Là où jamais Saint-Mars ni aucun autre ne songeront à le repêcher. Ouf, le nain a moins d’occurrences que lui. Ça le console un peu. Il faudra qu’il s’en souvienne, demain, quand il ira à l’anniversaire de sa mère et que chacun des invités lui demandera par politesse, par sadisme ou par ennui – ce qui dans le fond revient au même – ce qu’il fait en ce moment, où il en est, comment ça va, quoi, toi.
Bien. Très bien. Au mieux. Je reviens. De loin mais je suis là. Comptez sur moi. Je ne suis pas mort. C’est mon moment. My time. À vos marques.
Feu.

2.
Irrésistible Isabella, sur cette photo, postée sur Instagram le 12 octobre 2014. C’est une journée particulière – une journée d’anniversaire, avec un mois d’avance parce que le 14 novembre, c’est barbant, il fait toujours froid. Isabella a mis sa robe mauve, en soie légère, pour découvrir ses épaules, sans frissonner d’autre chose que du plaisir de se sentir jolie. Elle penche la tête sur le côté, vers le bouquet d’asters blancs serré dans sa main gauche. On ne voit pas la droite, ni ses jambes, c’est un plan américain, mais on imagine facilement qu’elle porte des sandales à semelles compensées beiges. Pratiques et glamour.
Elle destine les fleurs à la décoration du buffet et va les lancer, une par une, sur la nappe, pour créer une atmosphère primesautière et un effet de savant négligé. Elle ne veut pas d’une cérémonie trop formelle, surtout pas. Juste bucolique. On est à la campagne après tout. À Yerville, où elle habite désormais à mi-temps. Au Clos plus précisément, que dans la famille on appelle le Cottage, avec l’accent anglais, en allongeant exagérément le a, pour se moquer un peu de soi-même. La maîtresse des lieux aime rire. La légèreté. Elle a lâché ses cheveux – pourquoi pas ? –, elle pensait mettre un chapeau toscan mais elle ne le trouve plus. Aucune importance, ses boucles noires lui chatouillent le dos, libres, sauvages. Avec son teint hâlé de l’été, c’est extra.
Elle hésite devant la grande table dressée : les assiettes, les verres et les couverts ont été disposés de façon maussade, en rangs ordonnés, des deux côtés de la table, comme alignés pour une bataille. Il faut chambouler tout ça. De la fantaisie avant toute chose ! Isabella dissémine la vaisselle çà et là, par petites piles, idem pour les couverts. Voilà qui donne du mouvement à l’ensemble, de la joie. On aurait pu mettre davantage de couleurs encore mais… Elle songe aux reflets bleutés des fleurs de lin et regrette de ne pas être née au printemps. Enfin, il n’y a pas de quoi se plaindre, la journée s’annonce MA-GNI-FI-QUE. La fête pourra se dérouler à l’extérieur. Chacun aura le loisir d’admirer le parc : sa fierté. Tout pousse. 2014 a été une année particulièrement chaude, ce qui ne l’inquiète pas ; elle est de nature optimiste, pas comme Clothilde qui imagine tout de suite des catastrophes en série, et tiens, tant qu’on y est, l’apocalypse. Qu’elle regarde plutôt le magnolia ! Un prodige, un miracle : il fleurit de nouveau, en plein mois d’octobre ! Du moins Isabella l’espère – elle n’a pas pensé à vérifier depuis la veille. Elle sait la nature capricieuse : tout peut faner en une seule nuit.
Clothilde pose sur le buffet un plateau de coupelles garnies de crabe spicy spicy, façon street food thaïe. Le prend en photo. En commentaire sur Facebook, elle précisera qu’elle s’est fait envoyer des boîtes de conserve de fruits de jacquier de Bangkok pour retrouver le goût de là-bas. Pas très écolo mais délicieux, clin d’œil. La cuisine thaïe, c’est sa marotte. Clothilde a tenu à s’investir personnellement dans le catering. Tout prendre chez le traiteur, elle trouve ça sinistre. C’est la raison principale de son arrivée précoce au Cottage, avec son mari et leurs trois enfants.
Pendant que Clothilde s’affaire, Isabella goûte un dernier instant de solitude, à l’autre bout du jardin, devant le magnolia paré de fleurs d’un élégant rose poudré. Elle ferme les yeux pour se concentrer sur leur parfum. Elle inspire, fronce les sourcils, recommence. Rien. Peut-être que les phéromones ne dégagent plus d’odeur à l’automne. Elle frissonne. À l’ombre, il fait froid.
Elle ne veut pas avoir à se changer. Sa tenue lui va à merveille – une vraie jeune fille, a susurré Marco en l’embrassant dans la nuque.
Soixante-dix ans. Elle hume l’air aux senteurs mêlées de sous-bois. La Normandie est humide, même quand il fait beau.
Elle en paraît dix de moins, si ce n’est vingt.
Les invités ne vont pas tarder à arriver. Elle observe le ciel avec inquiétude. Rien ne doit gâcher la fête. La clef, elle le répète encore et encore, c’est de s’amuser.
Elle entend le cliquetis et le grincement qui suivent l’ouverture du vieux portail en fer forgé. Déjà ? Elle ne porte jamais de montre. Sur le seuil, elle tombe sur son gendre Antoine, la benjamine dans les bras. Elle passe une main tendre dans les cheveux ensommeillés de sa petite-fille. A-t-il entendu sonner à la porte ? Antoine acquiesce : c’est ce qui a réveillé Emma. Mais il ne s’agit pas encore des vrais invités. Ce n’est que Paul, de retour de son footing sans ses clefs. Arrivé la veille au Cottage avec un nouveau projet, encore un. Il a passé la soirée à expliquer de quoi il s’agissait mais Isabella n’a toujours pas compris. Ça se passe sur Internet, et elle, ce qu’elle aime, c’est la vraie vie. La chair et l’os. Enfin, la bonne nouvelle, c’est que Paul voudrait aménager la Bergerie pour venir plus souvent au Clos. Avec l’informatique, on peut tout faire à distance. Isabella préfère avoir Paul près d’elle, à l’œil. Il y a fatalement un enfant pour lequel on s’inquiète plus que pour les autres. Un plus fragile, sensible. Imprévisible. Cinquante ans qu’il se cherche, soupire Isabella avec agacement, et son deuxième, qui n’est pas encore là. Qu’est-ce qu’il fiche ?

Samuel, le cadet en question, sort juste de l’autoroute quand il reçoit un message de sa mère qui voudrait tous les siens auprès d’elle à l’arrivée des premiers convives. Monika l’observe, inquiète. Nous sommes en retard ? Le retard, ce n’est rien. Samuel aurait souhaité qu’Aurélien se joigne à eux au lieu de prétexter une grippe et de cuver sa gueule de bois chez sa mère. Samuel ment. Ce n’est pas l’absence de son fils qui le contrarie mais la perspective de présenter sa nouvelle fiancée à la famille. Il ne veut ni de leurs questions ni de leurs commentaires. Il n’a besoin de l’assentiment de personne.
Il l’aime comme il n’a jamais aimé auparavant.
Ça a commencé par un coup de foudre, lors du tournage d’un court film publicitaire, consultable en ligne sur le site de la Clinique Claude Simart-Duteil. Samuel y présente les mérites d’une machine de photoréjuvénation par lumière intense pulsée IPL. Malgré son indéniable cinégénie, il déteste la caméra et jouer au marchand de tapis. Sa mauvaise humeur se ressent à l’image. Promouvoir des appareils de rajeunissement, à la portée de la première esthéticienne venue, l’humilie. Il est professeur à l’ISAPS (International Society of Aesthetic Plastic Surgery), que diable ! Il forme tous les mois des spécialistes aux techniques les plus pointues. Il publie régulièrement des articles scientifiques. La sculpture des nez représente pour lui un véritable sacerdoce, une passion. Comme Samuel n’en éprouve pour rien ni personne.
Sauf maintenant pour Monika.
Il ne lui a pas prêté d’abord plus d’attention qu’à un mannequin de cire. Il s’est approché, le nouvel appareil à la main, de la table où elle était allongée. Il s’est penché au-dessus d’elle, conformément aux instructions du réalisateur. Elle portait des lunettes de protection laser. Ses cheveux formaient une couronne blonde autour de sa tête qui reposait sur une serviette mauve marquée du logo Simart-Duteil. La première chose qu’il a remarquée, son nez, lui a semblé d’une beauté incomparable, une ligne parfaite partiellement recouverte par les lunettes qui dissimulaient une zone secrète essentielle, supérieure, dans tous les sens du terme, celle de l’os propre. Un endroit qu’il a aussitôt eu envie de connaître.
Pour des raisons obscures, le moment incongru où Samuel soulève le masque de Monika n’a pas été coupé au montage. Le trouble du chirurgien est manifeste. Il a du mal à se concentrer. Il bafouille.
La séance a duré plus longtemps que prévu. Il s’en fichait. Il se sentait foudroyé, conquis, ferré, à jamais.
Depuis, c’est l’idylle. Ils s’accordent sur tout. Deux jours avant l’anniversaire de sa mère, Samuel a demandé sa beauté slave en mariage. Il a fait ça à l’ancienne, genou à terre, solitaire Cartier que Monika triture nerveusement tandis que la voiture se rapproche d’Yerville.
Dans l’allée, ils croisent Mathilde Pritulin. Sa maison se trouve à quelque cinq cents mètres du Clos. Samuel ne l’a pas vue depuis une bonne vingtaine d’années mais reconnaît sa démarche adolescente, et ses vêtements, il jurerait que ce sont les mêmes qu’alors : un jean noir serré sur ses mollets ronds, un perfecto et des Creepers. Quand il freine, elle se retourne et éclate de rire. Samuel ! Toujours aussi beau gosse ! Chic ! Tu n’as pas bougé ! Il note les rides autour de ses yeux, un début, léger, de relâchement de l’ovale du visage, des cernes prononcés. Pourtant, quelque chose de frais se dégage d’elle. Samuel se sent vieux en baissant la vitre de sa voiture. Depuis l’enfance, en présence de Mathilde, il a l’impression d’être lourd, poussiéreux, pas dans le coup. Elle l’impressionne avec son rapport au monde dépourvu de gêne. Lui, face aux autres, s’absente, pense à autre chose qu’à la conversation en cours, pas par indifférence, au contraire, par timidité, comme pour se garder une porte dérobée.
Mathilde s’accoude à la portière et passe sa tête à l’intérieur de l’habitacle tel un enfant envahissant. Elle le fixe. Y a de la bagnole ! Et y a de la meuf… Samuel rougit, cherche le bon mot, ne le trouve pas, se tourne vers Monika, interrogateur. Mathilde est drôle, non, quand même ? Gonflée. Monika tend la main avec une raideur hiératique : Monika Ogurska, la fiancée de Samuel. Mathilde ! Ils conviennent de se retrouver plus tard, autour d’une coupette, que propose Samuel avant sa marche arrière pour se garer en bataille impeccable. Il tient la portière de Monika, et les deux avancent vers les invités massés à distance respectable du buffet, aux aguets.
Samuel devine sa mère au milieu d’un groupe très bien conservé du troisième âge, qui s’extasie devant la tenue exceptionnelle du jardin. Il dispose de cinq minutes de répit pour boire un verre, se donner du courage. Il attrape une flûte, demande à un serveur un jus de pamplemousse pour Monika, puis l’escorte jusqu’à sa sœur qui vient de répartir les différents indices de la chasse aux trésors organisée pour les enfants.
Je ne savais pas que tu avais une nouvelle amoureuse, glisse Clothilde à l’oreille de son frère. I’m so happy for you. Elle tend sa joue à la chérie, tu as un léger accent… Je suis polonaise. Ah, c’est sympa ! Elle s’étonne : Monika est arrivée cinq ans auparavant en France ? Elle parle incroyablement bien ! Quasiment sans fautes. Sans fautes même, carrément. Les gens de l’Est sont forts en langue. Une question de palette des sons ou quelque chose comme ça. Clothilde prend une voix nasillarde de personnage de dessin animé : moi, je suis nulle. J’ai un accent français à couper au couteau même en anglais alors que j’ai habité trois ans en Thaïlande, deux à Hong Kong. Il m’arrive de rêver en anglais depuis que j’ai quitté Shanghai en juin. Les enfants ont fait leur première rentrée en France. Elle soupire : entre la qualité de vie en Asie et en France, y a pas photo. Shanghai, quand on est expat, c’est le bonheur. Mais la famille vous manque. Les repères. Home sweet home. Et puis, elle n’est pas à plaindre. Loin de là. Antoine et elle ont trouvé une jolie maison à Clamart. Entièrement refaite. Une école bilingue Montessori. Nous sommes gâtés. Et toi ? demande-t-elle soudain, craignant d’avoir trop parlé. Sa bienveillance se lit sur son visage ouvert, les yeux plissés, le museau à l’écoute, et toi ? elle répète en articulant. En guise de réponse, Monika lève la main droite et agite son annulaire couronné d’un diamant. Clothilde louche vers son frère, interloquée. Nous allons nous marier, traduit-il avec embarras. Tu es la première au courant. Ah d’accord ! C’est une bague de fiançailles ! Fabulous ! En France, on la porte à la main gauche. Félicitations ! Je suis tellement contente pour vous. Maman ne le sait pas encore ? Ni Paul?
D’ailleurs où est-il?
Maman arrive, justement. Elle vient de quitter le groupe de ses amis. Ses bracelets cliquettent tandis qu’elle fond sur son fils les ailes déployées. De loin, on pourrait croire qu’elle danse ou qu’elle se livre à une étonnante parade amoureuse.
Samuel entraîne Monika à la rencontre de l’oiseau de paradis.

Paul se change dans la Bergerie où il a stocké deux valises, la veille, en guise d’installation symbolique. Enfant, il aimait dormir là, à même le sol. À l’époque, c’était un mélange de graviers et de terre. Dans les années quatre-vingt-dix, on l’a remplacé par un dallage en pierres reconstituées. Ça a enlevé tout le charme. Paul mettra de la tommette. C’est très important pour lui de se réapproprier les choses. Sa maison, son destin.
Sa nièce Drisana apparaît sur le seuil. Il faut que Paul se dépêche, le film sur Mamisa va commencer. Paul ignorait qu’il y avait quelque chose d’organisé, Clothilde ne l’a pas prévenu. Maman ne le savait pas non plus, c’est une surprise de Fanny, précise l’adolescente en haussant les épaules.
Fidèle à sa réputation de meilleure amie rigolote, l’instigatrice de la projection se tord devant la première photo. L’image rendue floue par l’agrandissement laisse deviner deux fillettes d’une dizaine d’années, l’une blonde et l’autre brune, se livrant à un concours de grimaces. Quoique l’expression des enfants soit à peine perceptible, Fanny n’en peut plus. C’est nerveux. Elle est émue. À l’époque, on copinait depuis deux ans déjà, hein ma Zaza ? C’était hier. Chaque fois le cliché produit le même effet sur Fanny. Je ris, je pleure. Elle a l’émotion contagieuse. Isabella, au premier rang, lui envoie des baisers du bout des doigts, les yeux brillants. Le public (une quinzaine d’invités) glousse en attendant la suite. La photo d’après, un portrait d’enfant dodue, se révèle encore plus bouleversante. Apprêtée, en robe à smocks de couleur claire, col à dentelle et nœud démesuré au sommet de sa tête, le modèle paraît surpris, hésitant, comme si la petite fille se demandait ce qu’elle fait là. Nous la connaissons tous, sans avoir malheureusement pu la rencontrer, intervient Fanny, la gorge serrée. L’adorable Sofia, la jumelle adulée, partie trop tôt. Il n’y a pas un jour sans que tu ne penses à elle, ma Zaza chérie, et comme tu le fais remarquer chaque année, c’est aussi, aujourd’hui, son anniversaire. Il y a un silence dans la salle, bientôt rompu par Solal, le fils de Clothilde, qui veut savoir exactement comment est morte sa grand-tante et si elle était plus grande, égale, ou plus petite que lui aujourd’hui.
Vite, Fanny relance le diaporama : Isabella en tenue de soirée, à un dîner, un bal masqué, une garden-party. Une beauté renversante, nul ne peut le nier. Élégante et radieuse. Parfois éméchée. Toujours souriante. Boute-en-train. Qu’est-ce qu’on a rigolé, toutes les deux, hein Zaza ? Chaque fois qu’il y avait un coup dur, tu me répétais : la joie est une politesse rendue aux morts. « La joie est une politesse rendue aux morts » : c’est tout Zaza ! La Zaza qu’on aime. Et qui, en plus d’être une femme sublime, a été, enfin est, une mère et une grand-mère épatante. Après Zaza, Mamisa ! Aussitôt succèdent à la Femme du monde la Mère et la Grand-Mère. Qui donne le biberon à Samuel, apprend à lire à Drisana, et replace, émue, une épingle dans le chignon de Clothilde avant son entrée dans l’église, le jour de son mariage.
Fanny a beaucoup réfléchi à la manière de faire défiler les photos. Par ordre chronologique, trop barbant. Et c’est désolant, malgré tout, une femme qui vieillit. Elle a choisi le pêle-mêle thématique, qui correspond mieux à la personnalité d’Isabella. Elle n’a pas prévu que la superposition kaléidoscopique, et sans transition, d’une Isabella de quinze ans, puis de soixante, et à nouveau gamine, puis telle qu’elle est à présent, certes rajeunie mais néanmoins mûre, aurait une conséquence plus cruelle encore : celle de montrer le passage du temps comme une conquête sauvage, procédant par assauts inéluctables et ravageurs. Plus fâcheux, dans ce défilement aléatoire, le visage récent d’Isabella, à plusieurs reprises rafraîchi par la chirurgie esthétique, surgit à intervalles réguliers comme un masque mortuaire posé sur les traits enjoués et animés de sa jeunesse perdue. Un memento mori ou un visage-écran, comme il y a des souvenirs-écrans, qui cachent la dégradation insupportable de la jeunesse.
Et maintenant, musique ! Isabella se lève sitôt la projection terminée, merci, merci pour cette initiative merveilleuse absolument délicieuse mais maintenant ça suffit, il faut ouvrir les rideaux, de la lumière, de la vie ! De la vie par pitié ! Toute cette obscurité rend claustrophobe. Ces souvenirs, ça ressuscite trop de… C’est normal qu’il n’y ait aucune photo de moi ? lance Paul à la cantonade. De l’air, de la musique, de la gaieté, il n’y a que ça qui compte. Le passé chagrine. Marco, devançant les désirs, a déjà pris place au piano. Il sait comment relancer l’ambiance. Tu vois le mal partout, il y en avait au moins une, celle du baptême de Solal ! Marco officie comme pianiste pour le Princesse Danae ou MSC Croisières. Que du haut de gamme. Sur son site (marcopianiste.com) il se félicite de sa profession très enrichissante artistiquement parlant. Ce n’est pas donné au premier venu de manier tous les styles pour satisfaire un maximum de personnes dans un cadre unique. Comme ici, ajoute-t-il en improvisant un morceau entraînant et léger. Demande à Fanny, c’est elle qui a choisi les photos. Les serveurs apportent flûtes et champagne, sur les recommandations de Clothilde qui s’est réfugiée dans la cuisine pour échapper au sentiment d’injustice permanent de Paul, et allumer les bougies de sa somptueuse pavlova à quatre étages, un exploit.
Parfaitement synchrone avec l’arrivée du gâteau, le musicien (qui a introduit en amont quelques accords festifs) entame un Happy birthday to you jazzy et endiablé. Les plus audacieux des invités l’accompagnent en fredonnant. Les autres se contentent de secouer la tête en rythme et d’apprécier par des soupirs d’aise le passage de la montagne de meringue recouverte de crème chantilly et de framboises. Il paraît que tu détestais te faire photographier, alors je n’avais pas grand-chose, reconnaît Fanny. En plus ta sœur m’a conseillé d’éliminer celles où tu es, disons, rondouillard. Mais tu ne vas pas te rendre malade avec ça maintenant. Maintenant qu’Isabella souffle avec succès (presque avec colère, comme le note Drisana) ses soixante-dix bougies. Les soixante-dix merveilleuses années qui viennent de s’écouler, crie-t-elle pour couvrir le chant devenu collectif. MER-VEIL-LEUSES, et encore, elle pèse ses mots. Elle a toujours été comblée par les siens, par ses enfants, par ses petits-enfants, choyée par Claude jusqu’à sa mort, survenue trop tôt, et entourée par ses amis fidèles. Elle n’a vraiment pas à se plaindre. Elle est née sous une bonne étoile. Et, elle touche du bois (sa main sur le piano), son bonheur se poursuit jusqu’aujourd’hui. Elle le doit aussi à sa rencontre avec Marco (sa main sur le pianiste). Elle ajoute, espiègle, que certains n’ont pas parié spontanément sur leur amour. Ils trouvaient Marco beaucoup trop sérieux pour elle. Un rire unanime traverse l’auditoire, ravi de mettre à distance à peu de frais les médisances auxquelles il s’est livré quand Isabella a entamé une romance avec un type sorti de nulle part et de quinze ans son cadet. Sur ces paroles, elle se penche et embrasse son homme comme une amoureuse de vingt ans. Avec la langue, remarque Solal aux premières loges d’un spectacle dégueu, à la limite du porno.
Bientôt les invités se pressent autour du couple pour les cadeaux. Clothilde s’évertue à découper la pavlova, qui s’émiette impitoyablement. Sur les assiettes, son dessert ne ressemble plus à rien. Antoine la rassure : tout le monde est pété. Personne ne remarque, tu connais ta famille. Antoine dépose un baiser sur le front de Clothilde. Pas la peine de se mettre dans un état pareil. En plus, Samuel est en train d’annoncer son mariage. Regarde la tête de ta mère.
Isabella pâlit sous l’effet de la surprise. Samuel aurait pu le lui dire en privé. Elle observe le couple. À quarante-deux ans, son fils a la beauté du diable. Il ressemble à Gregory Peck. En plus mat, et les cheveux bouclés, un Gregory Peck méditerranéen. La silhouette fine, élégante et virile de Claude. Monika ne démérite pas non plus. Une créature, dans son genre scandinave un peu froid. Un peu triste. Pas la sensualité italienne mais si ça convient à Samuel… Isabella devra s’en accommoder. Que peut-elle faire d’autre ?
La chenille ! La chenille ! lance Fanny.
La farandole se déroule jusqu’à la véranda et chemine bondissante et irrégulière dans les allées de la propriété, en avalant un par un les invités plus timorés, dont Monika et Samuel. Ce dernier, malgré son aversion pour ce genre d’élan collectif, en profite pour se libérer de son frère qui ne comprend pas, putain, qu’on n’ait pas pensé à mettre une photo un peu valorisante de sa gueule. Ce n’est pas trop en demander quand même. Il y en a des dizaines sur Internet. Fanny en a bien trouvé deux de toi avec ta blouse blanche de toubib. »

À propos de l’auteur
WYRZYKOWSKA_kinga_©benedicte-roscotKinga Wyrzykowska © Photo Bénédicte Roscot

Née à Varsovie en 1977, Kinga Wyrzykowska suit ses parents en France au début des années 80. Après avoir étudié les Lettres modernes à l’École Normale Supérieure, elle enseigne à la fac de Saint-Étienne et commence une thèse qu’elle abandonne pour se tourner vers le théâtre et l’audiovisuel. Elle écrit deux films documentaires et traduit des pièces de théâtre avant de publier deux livres en littérature jeunesse chez Bayard Memor, le monde d’après en 2015 (Prix Cultura du premier roman et Prix Coup de cœur jeunesse de la ville d’Asnières) et De nos propres ailes en 2017. Elle fait partie des fondatrices de l’agence littéraire Trames. Patte blanche est son premier roman. (Source: Éditions du Seuil)

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La sarabande des Nanas

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En deux mots
Fille d’une Américaine et de Français fortunés, Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle aurait pu connaître une jeunesse dorée, mais elle vivra l’enfer. Dès la fin de l’adolescence, elle se marie et cherche le salut dans l’art. Après des débuts difficiles, elle réussit par s’imposer, notamment après sa rencontre avec Jean Tinguely qu’elle finira par épouser en secondes noces.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«L’art des fous, la clé des champs»

Dans cette biographie romancée, Catherine Guennec met en scène la belle Niki de Saint Phalle et raconte comment, après un viol, elle a réussi à échapper au suicide et à la folie pour imposer son art et laisser derrière elle une œuvre remarquable.

«J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs ».»
Quelle belle idée que cette collection «le roman d’un chef d’œuvre» qui nous permet d’entrer dans l’intimité d’un artiste grâce à la magie du souffle romanesque et à un dispositif narratif particulièrement attrayant. Catherine Guennec a choisi ici le mode choral en donnant la parole à Niki, mais aussi à ses proches et à ceux qui l’ont côtoyée, comme par exemple le psychiatre qui l’a suivie dans son établissement.
Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par le commencement, quand Niki s’appelait encore Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle, fille d’une Américaine qui préférera son pays à sa famille et d’un banquier de très bonne famille qui utilisera indifféremment sa cravache pour ses chevaux et ses enfants.
C’est dans les propriétés de la Nièvre et de l’Oise qu’elle grandit, dans le luxe mais sans amour. Les grands-parents veillent sur elle jusqu’à ce jour où la belle enfant reçoit la visite de son père et commet ce crime qui va la traumatiser profondément.
On comprend son humeur dépressive, ses tentatives de suicide, son internement. Mais on découvre aussi comment l’art, le dessin et la peinture avant la sculpture, parviendront à la sauver. D’abord en canalisant sa colère et sa violence, notamment avec ses œuvres à la carabine, puis avec des assemblages d’objets.
Elle s’émancipe du carcan familial en allant rejoindre sa mère aux États-Unis. À New York et Boston, elle travaille un temps comme mannequin puis rencontre Harry Matthews qu’elle épouse très vite et en avril 1951 naît leur fille Nora. Ils partent pour Cambridge, plein de rêves mais sans un sou. Harry veut devenir chef d’orchestre et voit le potentiel de son épouse: «Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
Alors, elle a pris confiance, s’est décidée à voler de ses propres ailes. Elle part pour Paris, y découvre Brancusi et l’artiste-séducteur Jean Tinguely.
«Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait.»
La suite est sans doute l’une des plus fascinantes collaborations entre deux artistes, un maelstrom créatif, des machines de l’un aux Nanas de l’autre, des mécaniques folles de l’un aux couleurs joyeuses de l’autre. Près de 3500 œuvres seront alors réalisées, près de deux par semaine!
Catherine Guennec nous entraîne avec bonheur dans La sarabande des Nanas, leurs soubresauts et leurs chocs. Car le couple va se séparer pour mieux se retrouver. Dans ce tourbillon, on n’oubliera rien des influences, celles de Gaudi et du Facteur Cheval, ni la genèse de l’une des œuvres maîtresses de Niki, le fabuleux Jardin des Tarots en Toscane. Après Gwenaelle Aubry qui avait publié l’an passé Monter en enfance et cherchait déjà dans les monstres de l’enfance de l’artiste les raisons de son œuvre foisonnante, voici un petit livre qui ravira tous les amateurs d’art. Car il possède une grande vertu: en le refermant, on n’a qu’une envie, retrouver ces Nanas, courir les musées et les expos. Ce monde joyeux et coloré, féministe et poétique qui répond pourtant à un crime.

Niki de Saint Phalle à Paris, Toulouse et Zurich
Paris
Les nanas vous attendent jusqu’au 21 octobre, à la Galerie Vallois, rue de Seine à Paris,

Toulouse

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Aux Abattoirs à Toulouse, jusqu’au 5 mars 2023 une grand exposition centrée sur les années 1980 et 1990 présentera «la seconde partie» de la vie de l’artiste qui prend pour point de départ l’année 1978 lorsque Niki de Saint Phalle lance le Jardin des Tarots et se finit en 2002 au décès de l’artiste.
Culture 31
France TV Culture
L’exposition est complétée par la parution d’un catalogue :

Niki_de_saint_phalle-cat
Niki de Saint Phalle. Les années 1980 et 1990. L’art en liberté
Collectif
Éditions Gallimard / Les Abattoirs
224 pages 35,00 €
9782072995729
Paru le 06/10/2022

Zurich

Jusqu’au 8 janvier 2023, le Kunsthaus de Zurich permet de mieux appréhender tous les talents de Niki de Saint Phalle. L’exposition révèle l’artiste excentrique et pleine d’humour, mais qui s’est toujours intéressée aux problématiques sociales et politiques de son époque.
RTS

Ajoutons le superbe documentaire en accès libre Production TV5 Monde

Signalons également le tournage prochain d’un film sur Niki de Saint Phalle. L’artiste franco-américaine y sera interprétée par Charlotte Le Bon, sous la direction de Céline Sallette.

La sarabande des nanas selon Niki de Saint Phalle
Catherine Guennec
Ateliers Henry Dougier
Roman biographique
136 p., 12,90 €
EAN 9791031205199
Paru le 24/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans la Nièvre et dans l’Oise, à Nice et à Lans-en-Vercors, à Paris, impasse Ronsin, puis à Soisy-sur-École, mais aussi aux États-Unis, à New York et Boston puis en Californie et en Espagne, à Deia, dans la commune de Majorque, en Suisse, à Neyruz et Fribourg. On y évoque aussi des séjours à Londres et Marrakech

Quand?
L’action se déroule de 1930 à 2002.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mêlant récit romanesque et enquête historique, l’auteur raconte l’histoire d’un tableau célèbre.
Très tôt, elle l’avait décidé. Elle serait une héroïne. «George Sand, Jeanne d’Arc, un Napoléon en jupons…» «L’important était que ce fût difficile, grand, excitant…» Un triple vœu exaucé – par le Ciel, les étoiles ou le Destin (auxquels elle croit) – et au-delà de toute attente.
L’histoire, celle d’une franco-américaine bien née (vieille noblesse française…) d’une extrême beauté, commence comme un conte de fées pour virer très vite au cauchemar, au film d’horreur, qui va pourtant rebondir encore et encore. A travers ses amours et son œuvre, féconde, multiforme, poétique, bavarde… qui nous raconte des histoires, son histoire, qui met en scène le couple mythique qu’elle forme avec le sculpteur Tinguely.
Cette héroïne, rebelle et magnifique, va prendre la carabine «pour faire saigner la peinture», explorer la représentation de la femme: avec ses mariées, ses déesses, ses mères dévorantes et ses fameuses nanas… opulentes, joueuses et colorées.
Sa vie – difficile, grande et excitante – est un roman.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Détour

Les premières pages du livre
« Cette histoire, c’est l’histoire d’une petite fille. Une histoire qui ressemble à un conte de fées. Comme ça, et d’entrée de jeu, les fées, gentilles « nanas », semblent s’être généreusement penchées sur son berceau armorié.

Elle s’appelle Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle. Un nom «qui frappe d’abord par sa résonance phallique 1», n’est-ce pas ? Mais un nom glorieux qui s’est distingué à travers les siècles. Jacqueline, la maman, Américaine, est très belle, sophistiquée, élégante. Physique d’actrice – elle ressemble à Merle Oberon – et réserve hautaine de grande bourgeoise. Et André, le père ? Petite gueule d’ange, fils de très bonne, très ancienne, très noble famille, et banquier.

Elle est jolie aussi, la young lady, plus que jolie même. Une poupée qui promet et qui fera tourner les têtes si les petits cochons ne la mangent pas. C’est « l’ogre » (Pierre de Saint Phalle) qui le dit.

Les siens l’ont toujours appelé « l’ogre ». À cause du fouet. L’efficace menace de sa rude et glaciale majesté pour dresser les enfants et les chevaux récalcitrants.

Seule la petite « princesse » sait apprivoiser le vieil aristo. « C’est une ensorceleuse. Quand elle sera grande, elle mènera les hommes par le bout du nez », affirme Monsieur le comte, sous le charme de ce petit bout de femme.

La fillette est attachante. Et coquette. Elle aime user les miroirs et trouve qu’elle a de beaux yeux, clairs et bleus comme ceux de papa.

Pas faux. Et pour la beauté et pour la ressemblance.

En remontant dans l’arbre généalogique familial, on trouve peut-être un certain Gilles de Rais, mais aussi une cousine lointaine, une marquise, la célèbre Montespan – l’éblouissante, la gracieuse, « l’ensorceleuse » maîtresse du Soleil. Port de déesse, flots de cheveux blonds, bouche délicate, nez mignon, grands yeux… clairs et bleus comme ceux d’André et de Marie-Agnès, sans doute. Patrimoine génétique.

La jolie petite fille va connaître la vie de château.

Ombres massives à l’horizon, les voilà apparaître.

D’abord le vieux château de l’ogre, noyé en Nièvre profonde, en pleine campagne. Et puis l’autre – plus prestigieux –, celui de Fillerval, propriété du grand-père Harper, l’avocat. Il est situé dans l’Oise. À Thury-sous-Clermont, un petit village à une heure de Paris. De vieilles pierres entourées de douves, nichées au cœur d’un parc fantastique, flanqué d’un jardin Louis XIV dessiné par Le Nôtre, s’il vous plaît. Il y a aussi un étang privé rempli de carpes, des bâtiments de ferme… Le charme de l’ancien allié au confort moderne. Grand-père Harper a fait aménager un court de tennis, un terrain de golf. Il a aussi sérieusement transformé les pièces de la bâtisse en les dotant d’un confort exceptionnel. Dix-huit domestiques, dont huit jardiniers, armée discrète et active, œuvrent en permanence au château.

La jolie petite fille grandit.

Elle croise bientôt le prince charmant. Il s’appelle Harry, il est beau, jeune, aimable, intelligent. Il l’aime et il l’épouse. Ils seront heureux, ils auront des enfants… Marie-Agnès au pays des merveilles.

Elle commence bien, l’histoire. Toujours d’entrée de jeu et en apparence. Et c’est important, les apparences, chez les Saint Phalle.

Marie-Agnès va aussi croiser en chemin la peinture, la sculpture. Une des rencontres, la rencontre de sa vie. Toutes ses « œuvres » – et elle déteste ce mot de grande personne, ce mot prétentieux – raconteront des histoires. Et à travers elles son histoire.

Sa vie est un roman.

1
Nana

L’histoire, la vraie, je la connais. Dans les grandes lignes. Enfin, je pense. Parce qu’on croit savoir, mais on ne sait jamais tout.

Si vous me demandiez par quel miracle je sais ce que je vais vous raconter, je vous dirais que je le sais, c’est tout. J’étais là, depuis le début. Et je l’ai toujours suivie, même de loin.

J’étais la « gouvernante française », la bonne. Celle qui s’occupait des enfants en l’absence de leur mère. La petite et son grand frère Jean m’appelaient « Nana ». Un nom qui vous rappelle sans doute quelque chose.

Si vous saviez comme j’ai été fière, émue même, quand j’ai vu ces grandes sculptures joyeuses, pimpantes, les fameuses Nanas… qui dansent, qui jouent, qui explosent de couleurs. Jamais je n’aurais imaginé la petite de Saint Phalle capable un jour de toute cette gaieté.

Était-elle triste ou timide, je ne pourrais dire, je sais seulement que cette petite était fermée comme une huître. Repliée sur ses secrets et ses chagrins d’enfant. Un vrai petit sphinx. Peut-être devrais-je dire « sphinge », le pendant féminin, non ?

Elle a toujours aimé les histoires de sphinx et d’Égypte. Les contes, les fables, les belles histoires. Je lui en ai raconté. Sa grand-mère Harper aussi. La petite ne se lassait pas des Malheurs de Sophie.

Si je remonte le temps et mes souvenirs, curieusement, je ne la revois jamais pleurer. Et pourtant… Je crois qu’elle n’y arrivait pas.

« C’est dommage », m’a-t-elle dit un jour, bien des années plus tard. « Parce que les larmes sont merveilleuses. Elles purifient », elles libèrent.

C’était une gosse courageuse et espiègle. Fière aussi. « Ne pas montrer quand ça fait mal » : on aurait pu broder ces sept mots sur ses chapeaux.

Oui, elle aimait déjà les chapeaux.

J’essaie de me souvenir d’une de ses formules. Mes larmes, oui, c’est ça, mes larmes sont de « petites stalactites pétrifiées et tranchantes ». Elle avait quoi, alors ? Douze, treize ans, tout au plus. Elle passait quelques jours d’été au château avec Jean. »

1. Double résonance puisqu’on la surnommera « Niki » (niquer). Dans la mythologie, Niké est une déesse personnifiant la Victoire.

Extraits
« J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs. » p. 39

« Harry était fier de moi. Il prétendait que mon courage l’épatait. Appréciait-il mon travail? Il disait qu’il aimait ma spontanéité d’autodidacte. ma vision originale, «personnelle».
«Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
J’ai pris confiance. » p. 40

« Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait. » p. 53

À propos de l’auteur
GUENNEC_Catherine_©DRCatherine Guennec © Photo DR

Après une carrière en communication, Catherine Guennec, littéraire de formation, se consacre à l’écriture. Elle a notamment publié La modiste de la reine, le roman de Rose Bertin chez Lattès en 2004. Chez First, elle est l’auteur de Espèce de savon à culotte ! … et autres injures d’antan paru en février 2012, et de Mon Petit Trognon potelé, paru en 2013 ainsi que des romans et des dictionnaires érudits et amusants sur la langue française. Elle est notamment l’auteure de L’Argot pour les nuls. On lui doit déjà, dans la collection «Le roman d’un chef d’œuvre», Les heures suspendues selon Hopper, Sous le ciel immense selon O’Keeffe ainsi que La sarabande des nanas selon Niki de Saint-Phalle (Source: lisez.com / Babelio)

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Mon enfance tout feu tout flamme

DOUARD_mon_enfance_tout_feu_tout_flamme  RL_ete_2022

En deux mots
Jeanne la Pucelle naît à Domrémy en 1412, où elle grandit entourée de sa famille. Si elle montre dès son plus âge un caractère bien trempé, c’est à l’adolescence, quand son père pense à la marier, qu’elle se rebelle. Il faut dire que «des voix» lui ont confié la mission de sauver le Royaume. Dès lors, elle ne déviera plus de cette mission.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Debriefing de l’histoire de Jeanne la Pucelle

Pour sa contribution à la collection «Romans d’Histoire pop’», Michel Douard a choisi Jeanne d’Arc. Une héroïne dont l’aura de mystère lui permet, tout en restant fidèle à l’Histoire, de broder un récit truculent, un peu anachronique, mais surtout très drôle.

Quelle belle idée que cette collection baptisée «Romans d’Histoire pop’» qui, tout en entendant respecter l’Histoire avec un grand H en s’appuyant sur les travaux d’historiens sérieux, s’amuse avec la forme. «Ce qui relève de la fiction vient se nicher dans les zones d’ombre de la vie des personnages, dans le vocabulaire parfois anachronique des dialogues, dans des interprétations loufoques de certains événements.» Une liberté de ton dont jouent les auteurs avec délectation. Après une histoire ébouriffante de Louis Pasteur, voici donc celle de Jeanne d’Arc confiée à Michel Douard.
La petite lorraine naît le 6 janvier 1412 (une date qui arrange bien la légende, car correspondant au jour de l’épiphanie) au sein d’une famille de paysans aisés dans une France qui connaît bien des soubresauts, entre les guerres menées par les Anglais et les querelles intestines dans un royaume qui se réduit comme peau de chagrin. La défaite d’Azincourt (que Jean Teulé a raconté avec sa truculence et dont le roman Azincourt par temps de pluie aurait toute sa place dans l’Histoire pop’) a laissé un goût amer et le Dauphin s’est replié sur des terres plus hospitalières. Mais de ces considérations, la petite Jeanne n’a que faire, même si dès ses premières années elle fait montre d’un caractère bien trempé, entre «tempérament fougueux et obsessions religieuses».
C’est à l’adolescence – au moment où son père cherche à lui trouver un mari – que va se forger son destin et rendre chèvre non seulement ses parents mais aussi son soi-disant fiancé. Après avoir écarté des brigands par une prière qui a fait surgir une meute de loups et fait fuir les manants tout en l’épargnant, elle va converser avec les saints. Les voix qu’elle entend, par ordre d’apparition, sont celles de Saint Michel, Sainte Catherine et Sainte Marguerite. Et si la communication au sein de ce trio laisse un peu à désirer, Jeanne finit par comprendre et accepter sa quadruple mission, libérer Orléans, faire sacrer le roi, chasser les Anglais et délivrer le duc d’Orléans retenu en Angleterre.
Mais pour remplir sa mission, il lui faut d’abord convaincre Robert de Baudricourt de lui confier une escorte pour rejoindre Chinon. Le récit des trois tentatives qu’elle effectue pour finalement réussir à convaincre ce fidèle du Roi est un petit régal, tout comme l’est la rencontre avec Charles VII.
Le romancier a choisi d’être secondé par un narrateur qui sera longtemps aux premières loges. Gautier le Puant, «rapport au fumet de gueux qu’il laisse flotter derrière lui», est un confident, mais aussi un chroniqueur hors-pair, qui sait tout des soubresauts du royaume et des histoires louches qui se trament en coulisse.
Si bien que même ceux qui argueront qu’ils connaissent l’histoire de Jeanne la Pucelle trouveront dans ce récit à l’humour quelquefois potache mais toujours de bon aloi, une joyeuse récréation. L’usage du franglais, de quelques insultes bien senties et de savoureux anachronismes venant compléter la trousse à outils du romancier. Michel Douard s’amuse et nous avec lui!

Mon enfance tout feu tout flamme: histoire ébouriffante de Jeanne d’Arc
Michel Douard
Éditions Eyrolles
Roman
240 p., 16,90 €
EAN 9782416005725
Paru le 22/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Domrémy, Vaucouleurs, Chinon, Poitiers et Orléans, en passant par Gien, Selles-sur-Cher, Saint-Aignan, Loches et Fierbois.

Quand?
L’action se déroule de 1412 à 1431.

Ce qu’en dit l’éditeur
Garder la maison et les moutons ? Beurk. Supporter un mari ? Jamais de la vie. S’aplatir devant les Anglais ? Même pas en rêve ! La petite Jeannette a des idées bien affirmées et les clame haut et fort ; à douze ans, elle en a déjà fait voir de toutes les couleurs à ses parents. Et les choses ne vont pas en s’arrangeant… Une nuit, Jacques d’Arc rêve que sa fille s’enfuit avec des hommes en armes. Un songe prémonitoire ? Avec humour et intelligence, Michel Douard nous plonge dans les premières années de Jeanne d’Arc, une ado (presque) comme les autres. Comment a-t-elle pu, à dix-sept ans, lever une armée, commander des milliers d’hommes et remettre un roi sur son trône ? Une épopée incroyable que l’on redécouvre sous un angle flamboyant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Un sacré numéro

La petite enfance
Je m’appelle Gautier. Mais tout le monde m’appelle « le Puant », rapport au fumet de gueux que je laisse flotter derrière moi. Je suis né autour de 1350, mais rien n’est moins sûr. Tout ce que je sais, c’est que j’ai toujours connu la guerre. Une guerre déclarée entre les prétendants à la succession de la couronne de France, un Valois et un Plantagenêt, un Français et un Anglais. La perfide Albion a multiplié les victoires, occupant un duché d’Aquitaine s’étendant de Bayonne à Poitiers, et détenant aussi quelques villes françaises, comme Calais. Cette guerre interminable – entrecoupée de trêves durant lesquelles des soldats désœuvrés pillent la population innocente pour ne pas perdre la main – s’est transformée en guerre civile: les Armagnacs soutenant la couronne de France contre les Bourguignons alliés des Anglais. Un imbroglio à vous coller la migraine. Des malheurs pour plusieurs générations. Cela dit, ce n’est pas la guerre qui a fait de moi un mendiant.
J’ai toujours été paresseux, juste bon à conter les histoires que j’ai vécues ou entendues sur mon chemin. C’est ce que je vous propose aujourd’hui, contre un quignon de pain ou une piécette : l’histoire, vraie ou non, allez savoir, des premières années de celle que vous appelez Jeanne d’Arc, et qui restera pour moi Jeannette. Elle est née le jour de l’Épiphanie, le 6 janvier 1412, je crois bien. Et j’étais là, trois jours plus tard, pour son baptême. C’est comme si c’était aujourd’hui. Je faisais la manche devant l’église de Domrémy…
***
Ce jour-là,
Jacques d’Arc est soucieux, voire angoissé, sans raison aucune. Alors qu’il devrait être le plus heureux des hommes. Il est un laboureur aisé, notable de sa communauté, en contact direct avec le seigneur du coin, et il baptise Jeanne, son cinquième enfant. Il ne ressent pourtant pas la félicité et la fierté qu’il devrait éprouver. Il rumine le passé, craint l’avenir, se sent patraque. Sa tunique des grands jours le gratte.
Son épouse, Isabelle Romée, l’agace avec ses prières, alors qu’ils sont encore à piétiner sur le parvis de l’église.
Et que dire des simagrées de l’une des marraines, également prénommée Jeanne – comme c’est original – épouse d’Aubry, maire de Domrémy, qui berce le bébé avant de le porter sur les fonts baptismaux. Jacques d’Arc est sur les nerfs alors qu’il devrait être béat de joie. Quand Isabelle lui chuchote que la tache circulaire rouge derrière l’oreille de leur Jeannette est sans doute le signe d’une grande et pieuse destinée, il hausse les épaules. Des signes, il en a vu d’autres, et pas très positifs: une vache morte cette nuit en vêlant, un corbeau devant la porte ce matin, et même un départ de feu dans la grange… Jacques d’Arc se tourne vers Clément, leur voisin, qui a baptisé son fils Simon il y a tout juste
une semaine. Et ce n’est pas pour évoquer l’importance du rite religieux à venir, mais pour ressasser cette maudite guerre et l’incapacité de la chevalerie française à y mettre un terme.
— Avoue que la bataille de Crécy, c’est le bouquet !
On est deux fois plus nombreux que les Anglais et ils nous pilent ! Soi-disant qu’on n’avait pas prévu les archers. À croire qu’on n’avait carrément pas prévu de se battre !
— C’est loin tout ça. T’étais pas né, Jacques. Faut aller de l’avant, préconise Clément.
— Mais tout est lié ! Si on n’avait pas pris une tannée à Crécy, on n’en serait pas là aujourd’hui.
Après un succès pareil, l’Anglais Édouard III a pris la confiance, et voilà le résultat. On n’est plus chez nous, entre ces bouffeurs de harengs et ces traîtres de Bourguignons !
En le poussant dans l’église, son épouse Isabelle le morigène :
— T’as pas fini de jurer ? Et puis fais un peu attention à ce que tu dis, Gérardin d’Épinal assiste à la cérémonie.
— Ouais, ben moi je dis qu’avant de bouter les Anglais hors de France, on devrait envisager de jeter cet abruti de Bourguignon hors de Domrémy.
Jacques d’Arc est remonté, mais il faut le comprendre. À la frontière de l’empire germanique, le village de Domrémy, situé dans le Barrois mouvant sur la rive gauche de la Meuse, serait tout à fait vivable sans la guerre et ses dommages collatéraux. Sur la route Lyon-Trèves, la vallée pourrait profiter d’un trafic très développé. Mais le coin est plutôt morcelé. Un vrai casse-tête.
Le nord de Domrémy est armagnac, partisan de la couronne de France ; le sud du bourg,
pas du tout, et à une demi-lieue, le village de Maxey où se tient l’école est bourguignon. Avec tout ça, pour les d’Arc, comme pour tous les habitants du territoire, la situation est loin d’être folichonne : la châtellenie de Vaucouleurs dont dépend Domrémy, tenue par le seigneur Robert de Baudricourt, est régulièrement sillonnée par les routiers et écorcheurs anglais et bourguignons.
Ces bandes de soldats momentanément démobilisés se livrent aux pires exactions. Pillages, meurtres, viols, villages incendiés : les guerriers sans foi ni loi compensent leur absence de solde en terrorisant le monde paysan. On n’est jamais tranquille par ici, toujours sur ses gardes, avec les chocottes, en permanence prêt à se réfugier dans l’enceinte d’un château. On guette depuis la tour carrée du moustier.
On s’aventure sur les chemins alentour avec la boule au ventre. Allez travailler dans ces conditions, vous ! Les troupeaux sont cachés le jour et paissent la nuit. Même les bestiaux sont névrosés. Ah elle est belle la vie à Domrémy !
Debout face à l’autel, dans l’église qui s’est remplie, Jacques d’Arc se demande si Dieu n’a pas abandonné ses brebis. Il garde cette réflexion pour lui. Sa dévote épouse en ferait une maladie, surtout aujourd’hui. Elle s’est agenouillée quelques minutes devant la statue de sainte Catherine. Jacques ne s’est même pas signé. Et à présent que le curé, messire Jean Minet, bénit Jeanne, la seule pensée qui vient à l’esprit du papa déprimé est que sa fille cadette est appelée à en voir des vertes et des pas mûres…
***
Jeannette est un bébé qui sourit beaucoup et pleure souvent, mais silencieusement. À six mois, elle a rarement réveillé ses parents. Sur son petit crâne rond ont poussé des cheveux noirs. « Elle sera bien costaude », prédit sa mère. Cette dernière, tout en filant des draps de lin, lui récite le « Notre Père » en boucle. Catherine, la grande sœur de Jeanne, bonne à marier dans moins de dix ans, pouponne à outrance et couvre l’enfant de baisers.
Ce soir, comme à son habitude, Jacques d’Arc tente de tempérer leurs ardeurs :
— Isabelle, tu vas en faire une nonne. Et toi, Catherine, une enfant gâtée. Et une nonne gâtée, c’est pas facile à vivre.
Pas besoin de reprendre ses trois garçons à ce sujet. Jacquemin, Jean et Pierre se soucient de leur petite sœur comme de leurs premières galoches. Jacquemin sera un bon laboureur, c’est certain. Il est fort, calme et sérieux. Jean et Pierre, en revanche, sont deux asticots qui rêvent d’aventure, mais qui sont feignants comme des couleuvres et n’ont pas inventé la cuillère en bois.
Fiers d’habiter l’une des rares maisons de pierre du village, ils se prennent pour des seigneurs, et il faut souvent leur botter le fondement pour les faire redescendre sur Terre. Ce soir, alors que la nuit vient de tomber, ils ne sont pas encore rentrés et leur père envisage de leur administrer une bonne dérouillée.
— Ils vont me rendre aussi dingue que Charles VI, si ça continue, se plaint Jacques.
— Ils sont encore petits. Sois patient, lui répond son épouse sans lever les yeux de son ouvrage. Et d’autre part, je ne peux croire que notre bon roi soit fol. C’est de la propagande étrangère.
— Tu diras ça aux chevaliers de son entourage, que ton bon roi a mutilés sur un coup de tête. Dans son petit berceau de bois, Jeannette semble fascinée par les flammes qui dansent dans l’âtre. Elle babille et agite ses petites mains. La maman gronde sa fille Catherine :
— Ta sœur va mourir de chaud, enfin ! Tu l’as mise trop près du feu.
***
Bien que la période soit troublée, la famille d’Arc ne manque de rien. Leur maison, située pile en face de l’église et qui compte un étage, est confortable et chauffée par une grande cheminée dans laquelle cuisent les galettes, les soupes et souvent une volaille. Sept hectares de terre, des poules, des vaches et des brebis, un cheval, une charrue de qualité… Les enfants de Jacques et Isabelle ne connaissent pas la faim. Sans pour autant aider exagérément leurs parents. Jacques a les moyens de payer de temps en temps un ou deux journaliers pour lui donner la main. Le plus souvent, les petits d’Arc sont aux champs pour jouer. À part Jacquemin, le plus grand, qui insiste toujours pour travailler. « Cet esclave-là n’a pas d’autre plaisir que de mouiller sa chemise », se moquent ses frères, Jean et Pierre. Ces derniers conduisent parfois les bêtes au pâturage ou sont affectés au ramassage de fruits sauvages dans la forêt, mais c’est encore l’occasion pour eux de chahuter et de se bagarrer, de se prendre pour des guerriers. Catherine, douce et sereine, passe le plus clair de son temps avec les femmes, à sarcler le jardin, à cultiver des fèves et des carottes, à coudre ou à filer.
L’heure n’est pas venue pour Jeannette de participer à ces travaux.
En ce jour de juillet, chaud et sans nuage, Jeannette n’a que dix-huit mois. Elle marche depuis avril. Et elle adore ça. Tandis que la moisson bat son plein, que les hommes coupent à la faucille les épis de froment et que les femmes et les adolescents lient les bottes, Jeannette se tortille dans les jupes de sa mère, qui la retient par le col de sa petite robe rouge.
— Cette gamine va me rendre chèvre. Dès qu’elle est en plein air, c’est la même musique. Pas moyen qu’elle reste en place. Comme devant l’église. Si on l’écoutait, on y rentrerait dix fois par jour ! Jacques, qui s’est arrêté une minute pour boire au pichet, ne peut contredire son épouse :
— Je le sentais, ça va être un sacré numéro.
Jeannette tend ses mains vers la jument grise sur laquelle son frère Jacquemin est juché. Elle trépigne, veut monter.
— Veux cheval, veux cheval…
Sa mère cède, cette fois. Et quand Jeannette est à califourchon entre son frère et l’encolure de la brave bête, elle donne des coups de talons et crie des « Hue haaa ». Son père jurerait que sa petite dernière lui jette alors un regard halluciné. Pierre et Jean se donnent des coups de coude. Le premier lance, rigolard :
— On n’en fera pas une bergère, mais un chevalier !
***
Vous allez me dire, Gautier « le Puant », tu mens. Comment peux-tu savoir tout ça sur Jeannette ?
C’est ma curiosité naturelle et ma fonction de mendiant qui m’ont rapproché de cette famille. Des croyants qui ne rataient jamais la messe et payaient leur dîme au curé. Je pouvais tellement compter sur l’aumône des d’Arc, qu’à partir de la naissance de Jeannette, j’ai cessé de courir les chemins ; je me suis sédentarisé à Domrémy. Tout le monde me connaissait, m’acceptait. Les enfants du village et leurs parents raffolaient de mes histoires et des légendes que souvent j’inventais. Et moi en retour, je posais des questions. Ce que je n’ai pas vu de mes yeux ou entendu avec mes oreilles, des témoins de confiance me l’ont raconté. Et même quand je ne posais pas de questions, j’attirais les confidences. Mais l’épisode de la vie de Jeannette que vous vous apprêtez à lire, je l’ai vécu personnellement.
En novembre 1415, il faisait un froid tenace et humide et ma toux s’entendait jusqu’en Angleterre. Jacques d’Arc m’a pris en pitié et installé dans la paille de sa remise, depuis laquelle les conversations ne pouvaient m’échapper…
***
— Alors celui-là, il mérite bien son surnom. Il pue au point que ça traverse les murs, constate Jacques d’Arc avec étonnement.
— Heureux les pauvres, car ils seront accueillis par Dieu… commence son épouse en remettant une bûche dans la cheminée.
— Oui, oui, d’accord, je connais le refrain. En attendant d’être accueilli là-haut, c’est notre maison que Gautier emboucane. Dès qu’il fait meilleur temps, et s’il est encore vivant, je le plonge dans la Meuse. Bon allez, tout le monde au lit ! Demain, je finis les
semailles d’hiver…
Jeannette aura bientôt quatre ans, et ses fins cheveux noirs tombent sur ses épaules. Elle joue en silence avec le tisonnier. Sa mère le lui retire des mains, le remplace par un crucifix. La petite fille embrasse le Christ en croix. Jacques d’Arc s’apprête à réitérer son ordre d’aller au lit quand on frappe à la porte. Toute la famille se fige. Ce n’est plus l’heure des visites. Des malandrins ? Jacques d’Arc se saisit d’un marteau et s’approche de la porte.
— Qui va là ?
Une voix faible répond :
— Le capitaine royal, Robert de Baudricourt…
Faut-il que ce soit sérieux pour que ce haut personnage – capitaine royal de la châtellenie de Vaucouleurs – vienne frapper à la porte du laboureur le plus important de Domrémy. Jacques d’Arc ouvre prestement. Robert de Baudricourt semble épuisé.
— Offrez-nous un peu de repos, à moi et à mon écuyer. Je ne me sens pas de parcourir dans la foulée les deux lieues qui me séparent de Vaucouleurs.
— Entrez, entrez, que se passe-t‑il, mon Dieu ?
Le capitaine royal boite. Son écuyer, un petit homme râblé, est dépenaillé, la tunique couverte de sang.
— Isabelle, ressors la soupe et le pain ! Et un pichet de vin !
Sous le regard fasciné de Jeannette, Robert de Baudricourt se laisse tomber sur le banc près de la cheminée avec un bruit de ferraille. Et tandis que son écuyer entreprend de lui enlever ses bottes, il raconte d’une voix lasse :
— Nous arrivons tout juste d’Azincourt. C’est miracle si nous avons pu revenir jusqu’ici. Maudit plateau d’Azincourt. Nous étions près de douze mille, bien décidés à couper le chemin vers Calais aux huit mille hommes de Henri V, roi d’Angleterre. Nous étions prêts à en découdre loyalement. Mais c’était sans compter…
Jacques d’Arc ne peut s’empêcher de le couper.
— Les archers anglais !
— Ben oui. Comment vous le savez ?
Le laboureur se frappe le front.
— Mais c’est pas vrai ! On n’a pas compris depuis Crécy ? Ne me dites pas que le royaume de France a encore pris une dégelée !
— Pourtant si. Leurs long bows décochent dix flèches par minute contre moins de cinq carreaux pour nos arbalétriers. Ce n’est pas juste ! Sept mille chevaliers au tapis. Notre belle noblesse décimée… le seigneur d’Auxi-le-Château et ses cinq fils, le seigneur de Bournonville et trois de ses quatre fils… morts sous mes yeux. Le seigneur d’Azincourt, évidemment, ainsi que sa masculine descendance, idem. Et ces chiens d’Anglais qui ne pouvaient pas se permettre de garder leurs nobles prisonniers, qui les ont exécutés ! N’est-ce pas choquant ? Oh, toutes les nobles dames et gentes damoiselles iront vêtues de noir.
Jeannette, blottie contre sa sœur Catherine, considère le capitaine royal avec les sourcils froncés, comme si cette histoire de bataille perdue la contrariait au plus haut point. Robert de Baudricourt ne la remarque pas, il cherche des excuses :
— Mais à notre décharge, le terrain était vraiment très gras. Une fois tombés dans la boue sous les volées de flèches, avec nos lourdes armures, nous étions à la merci des égorgeurs anglais qui, je dois l’avouer, ont accompli un travail remarquable, sans la moindre pitié et sans respect pour le rang de leurs victimes. Jacques d’Arc, atterré, lève les yeux au plafond. Isabelle et Catherine fondent en larmes. Les trois garçons assis dans l’escalier, fatigués et le regard vide, n’ont aucune réaction. Jeannette, qui s’exprime très bien pour son âge, seulement à bon escient mais déjà sans prendre de gants, assène au capitaine de sa petite voix claire :
— Vous êtes des nuls.
***
Privée de sortie pendant une semaine pour son insolence, Jeannette passe ses journées à prier. De temps en temps, elle se hisse sur une caisse de bois glissée devant la fenêtre pour apercevoir l’église. Et elle se signe. Puis entame son douzième « Je vous salue Marie ».
— Arrête un peu, implore sa mère. Je t’en supplie. Même moi, je trouve ça excessif. Ou prie en silence.
— Dans ma tête, c’est moins bien, déclare la fillette, avant de recommencer depuis le début, les yeux à présent baignés de larmes. Je vous salue Marie, pleine de grâce. Le Seigneur est avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes. Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni…
Son frère Pierre, qui tentait de confectionner une épée de bois, se lève, excédé.
— Moi je vais faire un tour, elle me scie les nerfs. En plus, elle pleurniche alors qu’elle n’entend rien à ce qu’elle raconte !
Jeannette vire furieuse en un instant, les pommettes écarlates, l’index pointé sur son frère, ses yeux noirs incandescents, comme si elle allait se jeter sur lui. »

Extraits
« Devant l’église, Jeannette tombe d’abord sur le pauvre curé qui n’a pas le temps de l’esquiver. Celui qui l’a baptisée, et qui s’apprêtait à s’autoriser un en-cas fait de jambon et de vin de messe pour oublier un peu les turpitudes moyenâgeuses, prie pour que cette rencontre inopinée avec Jeannette ne s’éternise pas. Il réalise vite que ce n’est pas gagné. Elle a son air exalté des grands jours.
– Mon père, ah quelle joie de vous trouver ici. Je dois me confesser, sans tarder !
Le prêtre joue la carte de l’inflexibilité.
– On ne se confesse pas toutes les semaines, Jeannette. On se confesse lors de la Semaine sainte, et l’on communie à Pâques. Basta. Je t’ai déjà admise en confession le mois dernier, en te précisant qu’il s’agissait d’une exception. »

« À douze ans, Jeannette a pris quelques centimètres de plus, en hauteur comme en largeur d’épaules. C’est une solide petite paysanne, au corps robuste et à la tête bien faite, plutôt bien considérée dans le village, même si ceux qui la côtoient ont toujours un peu de mal à supporter son tempérament fougueux et ses obsessions religieuses. «Ça lui passera avant que ça me reprenne », dit souvent sa mère pour rassurer son mari. Ce dernier s’inquiète néanmoins pour l’avenir de sa cadette, notamment du point de vue «mariage». Jacques d’Arc a épuisé tous les arguments à ce sujet: le bonheur que vit désormais sa grande sœur Catherine auprès de son mari, le bénéfice foncier qui découlerait de l’union de Jeannette et Simon, ou encore la honte pour la famille d’avoir une célibataire à la maison… Mais autant essayer de raisonner une poêle à frire. » p. 63

À propos de l’auteur
DOUARD_michel_©DRMichel Douard © Photo DR

Michel Douard est auteur et rédacteur. Il a notamment publié à La Manufacture de livres, puis chez Pocket, le thriller Mourir est le verbe approprié. Il se consacre aujourd’hui à l’écriture de séries et de romans. (Source: Éditions Eyrolles)

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La fille de l’ogre

BARDON_la_fille_de_logre

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En deux mots
Après avoir parfait son éducation en France, Flor de Oro retrouve sa république dominicaine natale et son père, le dictateur Trujillo. En débarquant la jeune croit aussi trouver l’amour, mais sa relation ne sera que la première d’une longue série contrôlée par un père intransigeant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une vie malmenée et mal menée

Après la trilogie des Déracinés, Catherine Bardon reste fidèle à la République dominicaine en retraçant la vie de Flor de Oro, la fille du dictateur Trujillo. Une biographie qui est d’abord un grand roman!

Un déchirement. Flor de Oro n’a qu’une dizaine d’années lorsque son père, chef de la police de la République dominicaine, décide d’envoyer sa fille dans l’une des plus prestigieuses écoles privées de France, afin de parfaire son éducation. Flor de Oro doit alors quitter Aminta, sa mère, Boule de neige son chien, mais aussi son climat et son décor de rêve pour le froid et les couloirs d’un vaste domaine. Une expérience difficile, mais qui lui permet de découvrir la haute bourgeoisie, parcourir les lieux de villégiature comme Saint-Moritz en Suisse ou Biarritz et de décrocher un diplôme. Pendant ce temps son père va prendre les rênes du pouvoir après un coup d’État quelques temps avant qu’un cyclone ne fasse des milliers de morts et de gros dégâts.
C’est donc un pays très différent et avec un tout autre statut qu’elle retrouve à 17 ans. Dans les flonflons de la fête organisée pour son retour elle va retrouver l’aide de camp qu’elle n’avait pu quitter du regard en débarquant, Porfirio Rubirosa. Mais l’amour peut-il trouver sa place dans un protocole très strict? Après avoir tenu tête à son père, elle finit par le faire céder et a même droit à un mariage grandiose avec le beau séducteur. Mais ce dont elle ne se doute pas, dans sa candeur et sa naïveté, c’est que désormais tous les faits et gestes du couple sont surveillés et rapportés au dictateur.
À l’image de toutes ces rumeurs qui circulent sur la police politique et la chasse aux opposants, elle va pourtant très vite comprendre que son père est un Janus dont la face sombre est impitoyable. Elle comprend alors «que si elle accepte de regarder en face ce qu’est son père, ce qu’il fait à son pays, ce qu’il fait à son peuple, elle sombrera. Elle le sait. Pour survivre, elle doit refouler ces pensées et ces images, les tenir à distance et leur dénier tout pouvoir sur elle.»
Mais ses envies d’émancipation sont balayées d’un revers de manche par «T», comme l’autrice a choisi de désigner le dictateur, qui régnera sans partage pendant trois décennies.
En déroulant la vie sentimentale de Flor de Oro, qui se mariera neuf fois, Catherine Bardon montre combien la cage dorée dans laquelle elle se meut est une prison. Que toute tentative pour s’en échapper est vouée à l’échec, y compris après la mort du tyran.
Sans manichéisme, la romancière nous permet de comprendre toute l’ambivalence de leur relation. Si sa fille a largement profité des largesses de son père, elle a aussi beaucoup souffert de ce statut si particulier. Espionnée en permanence, elle ne pouvait se permettre de faire un pas sans que celui-ci ne soit relaté à son père. Un carcan dont elle tentera bien de se défaire, mais sans succès. Car, comme l’a montré Diane Ducret dans ses ouvrages sur les femmes de dictateurs, ces derniers avaient pour la plupart un rapport très pervers avec leurs épouses et maîtresses. Et si elle n’a pas spécifiquement traité le cas de Trujillo, les déviances sont semblables. C’est Mario Vargas Llosa, avec son roman La fête au bouc, qui retrace les dernières années de Trujillo et son assassinat, qui va souligner combien le dictateur considérait les femmes comme lui appartenant, qu’elles devaient lui être offertes faute de bannissement, de disgrâce, de la perte de tous leurs biens, voire de prison ou d’exil forcé, la tout sans aucune justification. On comprend alors que le combat de de Flor de Oro aura été vain, même si elle n’a jamais cessé de le mener.
Comme l’a souligné Catherine Bardon dans un entretien accordé pour la sortie du roman, raconter la vie de Flor de Oro lui aura aussi permis de rendre hommage aux Dominicains, comme elle l’a fait dans sa saga des Déracinés, car La Fille de l’Ogre «est aussi une allégorie du peuple dominicain pendant la dictature.»

La fille de l’ogre
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
432 p., 00,00 €
EAN 9782365696944
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement en République dominicaine. On y voyage aussi en France, à Paris et plus précisément à Bouffémont, en lisière de Montmorency. Les vacances se déroulent à Saint-Moritz, à Biarritz, sur la Côte d’Azur et en Italie, notamment à Pise et Venise. New York et Berlin sont aussi des étapes dans la vie du personnage principal.

Quand?
L’action se déroule de 1915 à 1978.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le bouleversant destin de Flor de Oro Trujillo, la fille d’un des plus sinistres dictateurs que la terre ait porté.
1915. Flor de Oro naît à San Cristóbal, en République dominicaine. Son père, petit truand devenu militaire, ne vise rien moins que la tête de l’État. Il est déterminé à faire de sa fille une femme cultivée et sophistiquée, à la hauteur de sa propre ambition. Elle quitte alors sa famille pour devenir pensionnaire en France, dans le plus chic collège pour jeunes filles du pays.
Quand son père prend le pouvoir, Flor de Oro rentre dans son île et rencontre celui qui deviendra son premier mari, Porfirio Rubirosa, un play-boy au profil trouble, mi gigolo, mi diplomate-espion, qu’elle épouse à dix-sept ans. Mais Trujillo, seul maître après Dieu, entend contrôler la vie de sa fille. Elle doit lui obéir comme tous les Dominicains entièrement soumis au Jefe, ce dictateur sanguinaire.
Marquée par l’emprise de ces deux hommes à l’amour nocif, de mariages en exils, de l’Allemagne nazie aux États-Unis, de grâce en disgrâce, Flor de Oro luttera toute sa vie pour se libérer de leur joug.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Café Powell (Emily Costecalde)


Catherine Bardon présente son nouveau roman La fille de l’ogre © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« San Cristóbal,
République dominicaine
1920
— Flor ! Flor de Oro !
Elle a un prénom délicat et précieux, comme l’enfant qu’elle est.
Fleur d’Or.
C’est son père qui l’a choisi. Sa mère ne sait pas très bien d’où il l’a sorti. Alors elle lui dit qu’il l’a inventé pour elle, juste pour le plaisir de voir fleurir un grand sourire sur le visage de sa fille.
Un prénom inventé, rien que pour elle ! Flor de Oro est rassurée, son Papi l’aime.
— Flor ! Flor de Oro !
Du fond de la cour, sa mère l’appelle. Les petits chiens sont nés.
La bouche pleine de dulce de leche au coco, Flor accourt en sautillant. Un drôle de cloche-pied à trois temps qui la déséquilibre légèrement, presque une claudication. Elle trébuche et manque de s’étaler dans la poussière. Elle se rattrape de justesse. Aminta fait mine de n’avoir rien vu. Cette note dissonante lui arrache un sourire tendre. Ni elle ni son mari n’ont légué à leur fille le sens du rythme. Aminta, cette femme simple et sans grande éducation, adore la danse. Elle pense que c’est ce qui les a rapprochés, T et elle, la main sur la cambrure des reins, les bassins soudés, les corps qui oscillent, s’épousent, un creux pour un plein, les hanches qui balancent, les épaules qui se frôlent en tressautant… Ça et leur jeunesse, ça et leur terre de naissance, San Cristóbal.
Non décidément, sa petite Flor de cinq ans n’a pas le rythme dans la peau. Peut-être que Julia Genoveva, elle, l’aurait eu… peut-être…
Flor de Oro est là, devant sa mère, les joues rougies par sa course, les lèvres coquillage lustrées de sucre, entrouvertes, les yeux interrogateurs. Aminta hoche la tête et chasse avec résolution le fantôme de son aînée. Il ne doit pas peser sur l’enfance de Flor. Jamais.
Aminta prend la main de sa fille et la conduit devant l’abri de la chienne. Gisant sur le flanc dans l’ombre pauvre, les yeux fermés, la bête immobile endure les succions voraces d’un quatuor de chiots qui ressemblent à des rats. Flor se penche, examine attentivement la portée et pointe un index décidé sur une boule noire blottie contre la cuisse de la chienne.
— Celui-là !
La fillette s’accroupit, elle effleure le chiot du bout de ses doigts timides puis retire vivement sa main, la chienne s’est mise à gronder doucement. Fière de son audace, Flor lève des yeux brillants vers le sourire de sa mère.
*
Son Papi est rentré. Une permission. Flor ne le voit que rarement depuis qu’il est devenu élève soldat, guère plus d’une fois tous les deux mois. Il a intégré l’académie militaire de Haina, loin de San Cristóbal, là où les marines américains forment les officiers de la future armée dominicaine. Flor déteste les Américains, un jour elle a jeté des pierres sur une automobile qui passait avec à son bord quatre officiers.
T tapote distraitement le sommet du crâne de sa fille. Ses doigts dansent dans les boucles brunes, regrettant au passage qu’elles ne soient pas plus soyeuses. Interroge la mère. Aminta acquiesce, sage, bonnes notes à l’école. Bien. Flor dit à son père pour le chiot. T se laisse entraîner de mauvaise grâce vers la portée, non sans avoir planté un chapeau de paille sur la tête de sa fille. Il ne faudrait pas que sa peau brunisse au soleil, elle a déjà le teint mat. Sans hésiter, l’enfant lui désigne le chiot. C’est le mien. Il s’appelle Café. Son père grimace. Ce n’est pas le genre de chose qui l’attendrit. Il soupire bruyamment.
— Non, mi amor. Pas celui-là. Il est tout noir, il est mauvais comme tous les noirs. Regarde, il vole déjà le lait des autres.
Accroupie, les coudes sur ses genoux, Flor observe la portée avec attention. Son petit menton commence à trembler, des larmes montent à ses yeux, prêtes à dévaler ses joues. Elle aimait déjà Café. Mais Papi a raison, le noir prend toutes ses aises et piétine le chiot à côté de lui, un petit blanc avec des taches rousses au bout des pattes qui font comme des chaussures. Son père le pointe du doigt :
— Prends plutôt celui-là, il est blanc, tout blanc, et tu vas voir, il va devenir un tiguere si tu t’en occupes bien ! Tu pourras l’appeler Boule de Neige !
Voilà, Papi a décidé. Il a toujours raison, il ne faut pas le contrarier, pas le décevoir. Surtout pas. Une petite fille doit se plier aux décisions de son père, surtout quand c’est un soldat. Son chiot, ce sera Boule de Neige. Flor ne sait pas ce qu’est la neige.

De loin, Aminta a assisté à la scène, impuissante. Inutile de s’interposer. Elle a peur de cet homme, son mari. Il a toujours été autoritaire, colérique, inflexible et violent, et ça ne fait qu’empirer avec cette formation militaire. Autrefois déjà, avec son frère, quand il jouait les cuatreros, puis avec sa bande de voyous des « 42 »… Et plus tard dans la plantation de canne qui l’employait comme garde, il était craint comme la peste par les coupeurs haïtiens pour sa cruauté. Ah ça, il a marqué les mémoires, les dérouillées au nerf de bœuf et à la trique de goyave restent gravées dans les mémoires ! Tout au fond d’elle, Aminta, la fille de bonne famille, a toujours su qu’elle faisait une erreur en épousant ce petit télégraphiste sans éducation qui avait même fait de la prison. Est-ce son côté mauvais garçon ou bon danseur qui l’a fait flancher ? En plus il est infidèle, il ne se cache même pas de ses aventures… Vraiment, quelle erreur ! Enfin sa fille n’a pas à payer les pots cassés. Alors elle endure, Aminta. Pour Flor de Oro, elle serre les dents bravement et prépare une malteada à son mari.
Maintenant que la question du chiot est réglée et que Papi est content, Flor espère qu’il va lui nouer des rubans dans les cheveux en l’appelant mi princesa. Ou lui donner la ceinture de son uniforme à laver dans la rivière. Ou encore mieux, qu’il va la faire danser. Elle tournicote autour de lui tandis qu’il sirote sa boisson, le regard plein d’espoir en se dandinant d’un pied sur l’autre. T a compris. Aujourd’hui il est de bonne humeur. Il pose son verre, déclame quelques vers de sa voix haut perchée sous l’œil admiratif de sa fille et se met à fredonner un air à la mode.
D’un doigt délicat, il replace une mèche rebelle derrière l’oreille de Flor, puis il la soulève comme une plume et pose ses petits pieds chaussés de toile sur ses bottes de cuir avant de commencer à marquer les trois temps du merengue. Ils tournent ensemble, il ne la lâche pas. Baila mi’jita ¡ baila, mueve la cadera ! Comme c’est amusant. C’est l’unique jeu que Papi lui accorde, alors Flor se déhanche avec délectation, les yeux extasiés levés vers le visage de son père. Papi s’arrête soudain, il en a assez de la faire tourner. Flor se retrouve bras ballants, les deux talons sur le sol. Papi tape des pieds par terre pour enlever la poussière de ses bottes et lui tourne le dos sans un mot. Puis se ravisant, il fait un pas vers Flor, plonge la main dans sa poche et lui tend une pièce de 5 pesos, pour t’acheter un jouet, et un bout de canne qu’il épluche. Oh merci Papi ! Flor commence à suçoter le morceau, le sucre coule dans sa gorge. Que c’est bon ! Aujourd’hui, c’est vraiment un beau jour.
*
Dans l’enfance de Flor, il y a le fantôme.
Cette absence jamais dite. Ce vide intangible, ce manque qu’elle lit parfois dans le regard de sa mère lorsqu’il s’égare, dans certains de ses gestes, cette main qu’elle laisse soudain retomber, comme ça, sans raison, ce soupir qu’elle réprime. Flor ne sait pas sa sœur morte d’une fièvre tropicale, l’enfant envolée avant d’avoir atteint sa première année. Elle ne sait pas le trou béant dans le cœur d’Aminta, le dépit et la colère de son père qui n’a pas réussi, malgré une longue chevauchée de nuit sur une vieille carne, à ramener le docteur assez vite. Le rio Haina était en crue et il avait lutté durant des heures contre le courant et la pluie. À son retour, sa fille était morte. Il s’était juré ce jour-là de construire un pont au-dessus de ce maudit fleuve.
Flor ne sait pas qu’elle est la compensation de l’ange perdu, l’enfant de remplacement. Mais, instinctivement, elle perçoit cet espace trop grand pour elle qu’on lui demande de remplir. Alors elle fait de son mieux. Elle s’applique. À l’école, au catéchisme, à la maison. Elle se fait légère, jamais grave, jamais triste, elle sent qu’elle n’en a pas le droit.

Dans l’enfance de Flor il y a le grand absent, son père dont l’ascension militaire et politique est fulgurante. Impérieux, autoritaire, exigeant. Il n’a pas de temps à lui consacrer. Parfois, bien qu’elle ne soit pas le fils qu’il désirait, il se laisse attendrir l’espace d’un instant par cette petite fille si facile et si joyeuse, un peu timide, un peu sauvageonne, qui l’adore littéralement et qui craint en permanence de le décevoir. Il se laisse attendrir par ce grand sourire innocent qui éclaire magnifiquement le petit visage hâlé. Mais cela ne dure jamais. Tant de choses plus importantes l’appellent.

Dans l’enfance de Flor, il y a cette tache originelle. Dont elle ne pourra jamais se laver. Celle qui explique peut-être tout.
C’est une goutte.
Une goutte de sang noir. Haïtien. Celle dont on ne parle pas. Celle qui fait si honte à son père. Celle qui amènera plus tard le Jefe, qui prétend à un lignage aristocratique, à se poudrer de blanc, à se tartiner le visage du fond de teint des pierrots. Celle que trahissent les cheveux si indisciplinés de Flor et son teint qui n’est pas d’albâtre. Elle lui vient de loin, cette goutte. D’un arrière-arrière-grand-père, son aïeul maternel à lui, un officier haïtien, Joseph Chevallier, arrivé dans le pays quand il s’appelait Dominicana. Une ascendance inavouable, qu’il faut taire à tout prix. Mais, plus on cherche à l’oublier, plus elle éclot en Flor tandis qu’elle grandit, plus elle devient criante, cette goutte de sang.
Peut-être que Julia Genoveva ne l’avait pas, elle. Peut-être que c’était un bébé parfait. C’est pour ça que Papi et Mami la regardent avec pitié et ne l’aiment pas beaucoup, car elle, Flor de Oro, n’est pas parfaite.
Cette goutte de sang qui la hantera toute sa vie…

Saint-Domingue
Juin 1924
C’est un cataclysme dans sa vie d’enfant déjà bien chahutée par la carrière militaire de son père qui est en train de gravir rapidement les échelons de la hiérarchie galonnée. T a assisté avec soulagement au départ des derniers marines. Ce jour-là, il a emmené Flor au port de Saint-Domingue et lui a soufflé à l’oreille « Enfin ! » tandis que les bateaux de guerre prenaient le large. Puis pour fêter cette libération, il lui a offert une glace.
Maintenant que les Yanquis ont quitté le territoire, T vise tout simplement le sommet, la tête de l’armée à venir. Rien ni personne ne l’arrêtera ni ne se mettra en travers de son chemin.
Depuis plusieurs années, Flor de Oro ne voit plus son Papi qu’épisodiquement. Le couple de ses parents se délite à la même vitesse que se consolide l’ascension de T. Un véritable fiasco. Aminta a refusé de suivre son mari de garnison en garnison et il a quasiment déserté la maison familiale. Flor et sa mère vivent seules à San Cristóbal.

Ce dimanche, Papi a promis de venir. Levée de bon matin, cheveux soigneusement tressés, robe blanche à volants amidonnée et souliers noirs cirés, Flor l’attend fébrilement. Le soleil monte lentement dans le ciel, arrivent les heures chaudes et toujours rien. Dans la maison, la touffeur est accablante. Flor sort sous l’auvent. Elle voudrait bien jouer avec Boule de Neige, mais Aminta la rabroue. « Tu vas te salir, tu ne voudrais pas mécontenter ton père ? » Alors Flor attend, sagement assise dans la mecedora. Aminta se résout à servir le déjeuner, la table est dressée pour trois. Flor n’a pas faim, elle dépiaute sa cuisse de poulet du bout de sa fourchette. D’habitude c’est son morceau préféré, mais aujourd’hui elle ne peut rien avaler, même pas le concon que sa mère a soigneusement raclé au fond de la gamelle pour elle. Flor lève des yeux confus sur le visage de sa mère. Elle remarque les coins de sa bouche affaissés, encadrés des rides amères de la déception. Les larmes montent mais elle se retient, Mami a l’air si désemparée… Les heures de l’après-midi s’étirent. Flor somnole, tassée au fond de la chaise à bascule. Finalement, Aminta décide que c’est assez :
— Il ne viendra pas. Il aura eu un empêchement, il est tellement occupé, ce n’est pas de sa faute.
Pourtant elle sait, Aminta, que c’est de sa faute, qu’un père ne doit pas faire une promesse vaine à un enfant, que la blessure de Flor de Oro est profonde. Avec un feint enthousiasme, elle aide Flor à troquer sa jolie robe contre une jupe de toile qu’elle a cousue elle-même, car en plus d’être une bonne cuisinière et une femme qui tient sa maison impeccablement, Aminta est une couturière hors pair. La petite fille court retrouver Boule de Neige pour enfouir son chagrin dans la fourrure poussiéreuse du cabot.
*
Son père a des maîtresses. Comme sa maîtresse à l’école ? Flor s’interroge. C’est ce que crie Mami. Et de plus en plus violemment. Flor les entend quand ils se disputent. « J’ai autre chose à faire que de supporter des jérémiades de bonne femme. – sin vergüenza, mujeriego… Tu m’humilies, tu me déshonores. Tu n’as jamais fait que ça, m’humilier. – Et toi, tu n’arrêtes pas de te plaindre. Tu devrais plutôt être fière de moi… »
Fière… Aminta ricane.

Quand le divorce est prononcé, quand Aminta se retrouve seule avec 100 pesos de pension mensuelle pour élever Flor, elle se résigne. La petite Flor est dévastée. Ce qui arrive, elle ne savait pas que ça pouvait exister. Papi et Mami vont vivre séparément pour toujours, dans deux maisons différentes. Peut-être n’a-t-elle pas été assez gentille, pas assez bonne élève, pas assez obéissante, et Papi s’est lassé d’elle ? Peut-être ne viendra-t-il plus jamais ? Sa joie de vivre s’est évaporée, la petite fille joyeuse devient taciturne, son sourire s’efface et laisse place à une moue triste. La culpabilité a un goût amer.
*
Ce jour-là, T est venu les voir. Il a troqué son uniforme pour un costume de ville et, malgré la poussière de la piste, ses chaussures noires brillent comme un miroir. Il est si élégant. Aminta se tient en retrait, dans l’encoignure de la porte, elle a ôté son tablier et lisse sa robe du plat de la main, regrettant de ne pas avoir mieux coiffé ses cheveux. Assis dans un fauteuil, son père fait signe à Flor d’approcher. Son petit visage tendre est au niveau de celui, dur, du capitaine. Du haut de ses neuf ans, Flor se dit que tout est réparé, que tout va redevenir comme avant. Elle exulte et ne peut réprimer un sourire victorieux. Elle jette ses petits bras maigres autour du cou de son père. Mais elle déchante vite. Papi attrape ses menottes et les maintient fermement sur ses genoux. Il fronce le sourcil, sévère, et la regarde droit dans les yeux :
— J’espère que tu sauras te montrer à la hauteur des espérances que je mets en toi et des sacrifices que j’accepte pour ton éducation. Tu vas partir étudier en France, annonce-t-il solennellement.
Mise devant le fait accompli, Aminta se tord les mains. Flor est trop jeune. L’école de San Cristóbal est très bien. C’est une dépense tout à fait inutile. Jamais elles n’ont été séparées. Flor de Oro a besoin de sa maman. Car lui, eh bien lui, il n’est jamais là… Déjà Aminta regrette ses dernières paroles.
Mais lui, visage impassible, balaie ces arguments d’un haussement d’épaules :
— Je suis un homme important désormais. Un jour prochain, je dirigerai ce pays. Ma fille doit recevoir la meilleure éducation qui soit. Ici elle n’apprend rien et tu la gâtes trop, Aminta. Ça va l’endurcir, lui ouvrir des horizons, lui donner un vernis. C’est nécessaire car bientôt Flor de Oro aura un rang à tenir !
Un rang ? Quel rang ? Et pourquoi si loin ? Pourquoi la France ?
Parce que c’est la vieille Europe. Beaucoup plus classe que l’Amérique. Parce que c’est là-bas que les Dominicains de l’élite sont éduqués. Parce que T se targue d’avoir des ancêtres français, il ne faut pas l’oublier.
Pas français, haïtiens, se récrie Aminta en silence. Ça fait une belle différence. Mais elle se mord la joue et ne dit rien. Car que pèsent les états d’âme d’une mère et d’une enfant au regard du destin que T est en train de se forger ?

Flor de Oro, en plein désarroi, baisse la tête, agnelle sacrifiée sur l’autel de l’orgueil paternel. Elle comprend qu’elle n’a d’autre choix que de partir, si elle veut que son père l’aime.
Pourtant, à sa façon, il l’aime. Elle est sa seule enfant. T chasse le souvenir douloureux de l’aînée, ce bébé qu’il n’a pu sauver, et de son piteux retour dans sa case misérable. Et Flor de Oro a ce petit quelque chose, une espièglerie, une fantaisie, qui indiciblement le séduit. Pour un peu, T se laisserait attendrir.
Flor lève sur son père ses grands yeux bruns noyés de larmes et murmure dans un souffle :
— Je serai une bonne élève, je te promets Papi, j’aurai de très bonnes notes. Tu seras fier de moi.
— Les meilleures notes, tu dois avoir les meilleures.
Le cœur de Flor bat comme un colibri dans sa poitrine. T pose une main sur la tête de sa fille et caresse ses cheveux frisés. Flor ferme les yeux. Le poids de la main de Papi sur sa tête. Un adoubement. Elle se sent gonflée d’un immense espoir et prête à tout affronter. Pour lui. Pour Papi.
*
Puisque les dés sont jetés, Aminta n’a pas d’autre choix que de consoler et d’encourager sa fille. Car, malgré la promesse faite à son père, Flor renâcle à partir. Sa mère a beau lui brosser un tableau idyllique de la France, des amies qu’elle se fera, des langues étrangères qu’elle apprendra, de la jeune fille élégante qu’elle deviendra, Flor secoue la tête, tempête, trépigne, supplie. Non, elle ne veut pas quitter l’île. Ni sa maman. Ni ses amies. Ni ses cousins. Et puis il y a Boule de Neige.
Mais T a décidé et il n’y a pas d’échappatoire.
Aminta a deux semaines pour boucler les malles de Flor.
Dernière formalité avant le départ. Pour intégrer le pensionnat de Bouffémont, Flor doit être baptisée en catastrophe. Après la mort de son aînée, T, braqué contre l’Église, avait refusé son baptême au grand dam d’Aminta. Il choisit un de ses proches, le docteur Jose Mejia, comme parrain, sa marraine est une cousine d’Aminta. Flor voudrait creuser un trou dans le sable et s’y enterrer, tant elle a honte de marcher vers les fonts baptismaux à son âge.
*
C’est une petite fille courageuse qui embarque sur le steamer au port de Saint-Domingue. Le ventre noué, elle retient vaillamment ses larmes. Elle a revêtu une jolie tenue de voyage – une robe de velours bleu avec une veste assortie –, bien trop chaude pour la saison. Sa mère l’a mise en garde, là-bas il fait froid. Ses chaussures neuves à barrette lui serrent les pieds et la font souffrir. Ses cheveux tirés en arrière, lissés, dégagent son visage menu au front bombé. Elle rate une marche en montant la passerelle, trébuche et se rattrape avec maladresse à la rambarde. Elle lève les yeux sur le bateau. Il est immense, elle n’en a jamais vu de si grand. Pour la première fois, dans cet univers qu’elle entrevoit sans limites, Flor se sent minuscule. Soudain la corne résonne, effrayant les goélands qui s’éloignent en criaillant. La coupée est retirée et un grand froid s’empare d’elle. Flor frissonne malgré sa lourde veste de velours. Le bateau appareille. Il s’écarte lentement du quai et c’est un arrachement douloureux. Flor a peur mais elle réussit à produire un sourire approximatif et lève la tête vers l’homme qui l’accompagne. Une main cramponnée à la rambarde, elle agite frénétiquement l’autre vers la terre qui la congédie.
Elle voyagera pendant dix longues journées de mer infinie sous la responsabilité d’un secrétaire d’ambassade qui rejoint son poste à la légation parisienne. Elle disposera de sa propre cabine. Comme une princesse. Sa tête dépassant à peine du bastingage, la princesse sourit bravement, pour sa mère, de ce sourire large et franc qui illumine son visage et découvre toutes ses dents, ce sourire qui émeut tant Aminta, et même T, parfois.
Plantée sur le quai qui s’éloigne lentement dans la lumière déclinante du soleil couchant, petite silhouette qui va bientôt disparaître, Mami agite le bras. Le mouchoir blanc des adieux volette doucement.
Son père n’est pas venu lui dire au revoir. Trop occupé. Il est passé l’embrasser la veille au soir en coup de vent en lui faisant promettre une fois de plus qu’elle obtiendra les meilleurs résultats de sa classe. Promis, Papi.
À côté de l’enfant si frêle, se découpe la silhouette nette de l’homme chargé de veiller sur elle. Il accomplira sa tâche avec dévotion. Il admire tant le père, cet homme qui s’est fait à la force du poignet, cet homme à la main de fer qui dirige désormais la police nationale qu’il est en train de réformer pour en faire une armée, avec le consentement du vieux président Vásquez.
Le paquebot n’est plus qu’une petite tache sombre à l’horizon signalée par un panache de fumée grise qui se dissout dans le ciel.
Aminta quitte le quai d’un pas lourd.
Flor de Oro est partie.
*
Dans la solitude de sa cabine, Flor a le cœur serré. Elle oscille entre l’appréhension et l’excitation, elle fait un long voyage comme une grande, elle va rencontrer de nouvelles amies, Mami l’a promis. Et puis le monsieur qui l’accompagne est très gentil, il l’appelle Señorita Flor de Oro et la vouvoie. Comme une dame. Sa petite poitrine se gonfle de fierté. Pourtant, les larmes s’annoncent. Flor tente de les retenir. Elle pense à Boule de Neige et la digue rompt. Le flot inonde ses joues. Alors elle attrape Rosita, la poupée que Mami lui a cousue dans des chiffons. Elle a remplacé la première Rosita, celle en feuilles de canne, celle du temps de la plantation de San Cristóbal, tombée en poussière depuis longtemps. Flor serre Rosita dans ses bras, embrasse ses cheveux de laine et lui confie un secret. Elles partent ensemble dans un pays merveilleux, elles vont vivre dans un château, au milieu d’une grande forêt, avec des princesses et peut-être même des fées. Flor de Oro sait qu’elle est trop grande pour ça, son père le lui a interdit, mais elle enfonce résolument son pouce dans sa bouche en fredonnant pour bercer Rosita.

Cette déchirure, cette séparation signifient la fin de son enfance, cette solitude signifie les prémices de la douleur, la douleur qui se taira parfois, gommée par des bonheurs éphémères, la douleur qui plus jamais ne la quittera.

Bouffémont
Septembre 1924
C’est une recommandation de l’ambassadeur en poste à Paris. T a été catégorique, il veut la meilleure école pour Flor. La meilleure, internationale, laïque, surtout pas religieuse.
Le collège féminin de Bouffémont, qui vient tout juste d’ouvrir ses portes en lisière de la forêt de Montmorency, est sans aucun doute celui qu’il faut à la fille de T. Extrêmement sélective, extrêmement chère, cette école de prestige se targue de n’accueillir que des jeunes filles appartenant à l’élite de la société française et internationale. À l’instar des grands collèges anglais et américains, l’institution propose une formation complète, cours et travaux personnels, activités artistiques, sports et loisirs. De la maternelle au baccalauréat, on y délivre, avec des méthodes modernes, une solide éducation morale, intellectuelle et physique, qui prépare ces demoiselles à tenir et leur rang et leur maison. Et pour les plus ambitieuses, un métier, peut-être. Mais ça, c’est la cerise sur le gâteau. Virgile, Homère et Rousseau le matin, du golf ou de l’équitation l’après-midi, un concert classique le soir, tout ce à quoi T n’a jamais eu accès. Il n’a pas sourcillé devant le montant exorbitant des frais de scolarité. Deux mille cinq cents francs par trimestre.
*
La large allée traverse un immense parc planté d’arbres séculaires. Minuscule sur la banquette arrière de la limousine, le visage collé à la vitre, bouche bée, Flor est inquiète. Ça ne ressemble pas à une école. Pas du tout. On dirait plutôt une sorte de château, comme ceux des histoires que lui racontait Mami. Tout à coup ça lui fait peur. Tout est grand, démesuré même. Le chauffeur arrête la voiture sous le regard d’un couple de lions couchés en pierre blanche. Un escalier surmonté de tourelles donne accès à un bâtiment cerné d’une enfilade de colonnes dominant un parterre de fleurs. Ça n’est pas possible. Le chauffeur s’est trompé. « Vous êtes arrivée, señorita. » Flor avale avec difficulté la boule qui s’est formée dans sa gorge. C’est donc bien sa nouvelle école.

Une jeune femme en tailleur anthracite strict la conduit jusqu’au bureau de la directrice, tandis que le chauffeur décharge ses malles. Quand il lui fait ses adieux, Flor retient ses larmes. Maintenant elle est toute seule. Pour de bon. Elle se rend compte trop tard qu’elle a oublié de lui glisser le pourboire préparé par la femme de l’ambassadeur et elle se sent fautive. Que va-t-il penser d’elle ? Pourvu qu’on ne le rapporte pas à son père.

Madame Pichon, Henriette Pichon, la directrice fondatrice de l’institut, est émue par cette fillette au visage pétri d’angoisse qui ne parle que cinq mots de français. Bonjour, oui Madame, merci beaucoup. Elle est presque gênée, Henriette, par la détresse qu’elle sent prête à submerger l’enfant, si jeune, si fluette, si timide. Alors elle essaie de la mettre à l’aise, elle hésite, puis, au diable les convenances, elle lui prend la main fermement en riant. Allons-y.
— À Bouffémont, nous accueillons quelque trois cents élèves. Il y a trois bâtiments, le Palais scolaire, le Castel-sous-Bois et le manoir de Longpré qui abritent les chambres individuelles. C’est là que vous êtes logée, annonce Madame Pichon en ouvrant une porte.
Flor entre dans sa chambre, une vaste pièce précédée d’une alcôve avec un sofa. Un grand lit, un lit de parents, pense Flor, une armoire, un bureau, des étagères, deux fauteuils, un cabinet de toilette. De hautes fenêtres aux tentures sombres ouvrent sur le parc. C’est immense, lumineux et élégant. Flor s’approche de la fenêtre. Elle examine les rideaux, les palpe, ils sont épais, d’une incertaine couleur marron, apprécie la vue, un univers pâle, blanc et gris avec quelques nuances de vert, loin des couleurs éclatantes de son île. Elle se demande où elle va faire dormir Rosita.
Henriette Pichon l’entraîne déjà vers le Palais scolaire et ses « équipements », tout en lui martelant le credo de Bouffémont dans un espagnol impeccable : « Savoir, intelligence, distinction, beauté physique et morale. » Flor craint de ne pas être à la hauteur. La directrice précise : « Cet établissement a été construit selon les plans de Maurice Boutterin, architecte en chef du gouvernement et grand prix de Rome en 1909. » Flor sent qu’elle doit apprécier, alors elle approuve d’un hochement de la tête énergique.
« Il comprend dix-neuf salles de cours, une magnifique bibliothèque de vingt-mille ouvrages, un laboratoire pour les travaux pratiques de sciences, une salle de couture, une salle de lavage et repassage, de nombreuses salles à doubles parois pour les études musicales, neuf terrasses pour le repos, un cabinet médical, un cabinet de dentiste, un salon de coiffure, des salles de gymnastique, une salle de théâtre et, luxe suprême, une piscine intérieure d’eau chaude de 300 mètres carrés. »
Après cette énumération digne du meilleur guide touristique, Madame Pichon reprend son souffle… pour enchaîner aussitôt :
« Dix kilomètres d’allées pour vous promener, poursuit-elle, voilà le grand bassin, alimenté d’eau courante, vous pourrez vous y baigner, jeune fille. » Flor frissonne rien qu’à cette idée. Pour l’enfant des tropiques, ici il fait si froid. Exactement comme l’avait dit Mami. « Et l’étang pour faire du canoë, et les courts de tennis, et le terrain de golf, et les écuries… »
Madame Pichon n’en finit pas d’énumérer tout ce qui va faire de la nouvelle vie de Flor un enchantement. La petite fille a le tournis. Ce qu’elle comprend, c’est que c’est immense, elle va s’y perdre, c’est sûr. Ce qu’elle souhaite, c’est regagner cette chambre qui est désormais la sienne, déballer ses affaires et câliner Rosita.
*
C’est l’heure du déjeuner et Flor est conduite à la salle à manger. Elle s’installe à une table à côté d’autres petites filles déjà engagées dans une conversation animée. Flor ne comprend pas un mot de ce qu’elles disent, alors elle se perd dans la contemplation des vitraux multicolores de la coupole que la lumière fait miroiter comme des diamants.
La journée se passe en installation, présentations et jeux. Flor n’a rencontré qu’une seule autre élève qui parle espagnol, Celia, une Argentine dont le père fait de la politique, un peu comme le sien. Ça leur fait deux points communs. Comme elles n’ont guère le choix, elles passent une bonne partie de l’après-midi ensemble et dînent côte à côte.
Ce premier soir, Flor peine à s’endormir, perdue dans son lit trop grand. Pelotonnée en chien de fusil, elle presse Rosita contre son visage et, dans le tissu de la robe, dans la laine des cheveux, elle respire ce qui subsiste des effluves de son île.

Bouffémont
1924-1927
Les premiers jours ne se passent pas très bien.
Bouffémont, c’est un univers exclusivement féminin à l’exception du jardinier et des hommes de service que les élèves n’aperçoivent que rarement. Le monde extérieur a perdu de sa réalité. La musique de sa langue, les contes de l’enfance, la morsure du soleil, la douceur de la mer, la voix de sa mère, le goût sucré des mangues, les colères de son père, Flor a perdu tous ses repères, tout ce qui faisait d’elle une petite fille heureuse. Ici, le ciel est si gris, le soleil est si pâle, les couleurs des arbres si ternes. Et puis elle a froid, elle a froid tout le temps. Elle n’arrive pas à se réchauffer. Flor ne pensait pas qu’on pouvait avoir si froid. Il fait froid dans les galeries pour accéder aux salles de classe, il fait froid dans l’immense salle à manger, il fait froid dans l’église de Bouffémont où elle suit l’office religieux et dans le gymnase où elle court en short. Elle se réfugie dans la bibliothèque au premier étage et se pelotonne contre les radiateurs installés près des tables.

Pourquoi l’a-t-on envoyée si loin de tout ce qu’elle connaît ?
Mami lui manque. Son sourire indulgent, la chaleur de ses bras, l’odeur de jasmin de son cou, son sancocho si délicieux, la ronde qu’elles dansaient dans le jardin au retour de l’école, son baiser du soir, sueña con los angelitos mi’jita… Même quand Mami lui tirait les cheveux pour les démêler ou quand elle la forçait à terminer son assiette de mangú, même ça, ça lui manque.
Papi aussi lui manque. Et Boule de Neige. Le chagrin est si violent que parfois Flor pleure le soir, quand elle est seule dans sa grande chambre. Elle s’est remise à sucer son pouce comme un bébé. Ça fait une grosse bosse dure sur sa phalange, une excroissance blanchâtre qu’elle tente de cacher aux autres. C’est laid, elle le sait, mais elle ne peut pas s’en empêcher. Heureusement que Papi ne voit pas ça.
*
Contrairement à ce que lui avait vanté sa mère, sa mère qui n’a jamais mis les pieds à Bouffémont, sa mère qui n’a jamais quitté l’île, ce n’est pas facile de se faire des amies ici. Pas du tout.
Flor est loin d’être la plus populaire des pensionnaires. Petite, maigre, cheveux frisés, des jambes comme des pattes de héron… Sa goutte de sang noir la dessert, elle vient d’un pays si petit qu’on ne sait même pas le placer sur le planisphère, on n’a jamais lu le nom de son père dans les journaux. Et puis, il suffit de voir sa garde-robe pour comprendre qu’elle ne sait rien de la mode. Et qu’elle n’a sans doute guère d’argent. Flor se sent inexistante, presque invisible parmi cet aréopage de demoiselles bien mieux nées qu’elle, filles d’industriels, riches héritières, aristocrates, altesses.
Car à Bouffémont, il y a de véritables princesses, pas comme elle quand elle jouait à la reine avec ses cousines. En vrai. Illana est russe, Maryam et Zana viennent d’Iran, un très grand pays qu’elles montrent dans l’atlas de la bibliothèque. Alors Flor cherche son île, avec l’aide de Mme Ponsard, la bibliothécaire. Elle pointe de son index une tache verte au milieu du bleu, voilà, c’est là. Maryam fait une petite moue, Zana fronce son nez busqué et lâche d’un ton ironique « mais c’est minuscule », tandis que sa sœur ajoute, légèrement méprisante, « c’est pour ça qu’on en a jamais entendu parler ».
Flor est vexée. Elle riposte : « D’abord ce n’est pas minuscule et ensuite c’est très joli, vous n’imaginez pas comme c’est joli », ajoute-t-elle avec un air qu’elle espère mystérieux.
Et puis, d’un coup, elle trouve la réplique qui cloue le bec aux princesses. C’est Jules César qu’elle vient d’étudier en latin (le latin, elle déteste ça) qui la lui souffle : « Mieux vaut être le premier dans son village que le second à Rome. »
Eh bien c’est fait, Flor vient de s’aliéner le duo de princesses iraniennes.
*
Flor fait connaissance avec l’automne puis avec l’hiver. Elle ramasse des châtaignes, elle rentre avec les ongles noirs de terre qu’il lui faut brosser soigneusement. Elle découvre des odeurs nouvelles, celle des feuilles mortes pourrissant dans la terre humide, celle des champignons, celle des rubans de brume qui flottent dans la forêt. Et la neige. C’est un éblouissement. Maintenant elle comprend pourquoi son chien s’appelle Boule de Neige, elle pourra le raconter à Mami. En attendant elle le confie à Rosita. Qui va mal. La bourre de coton sort par des trous dans le tissu. Pendant l’atelier de couture, Flor répare sa poupée de chiffon. Elle coud de jolis boutons pour ses yeux. Elle est très fière du résultat.
*
Yulissa. Flor s’est inventé une confidente. Bien sûr, elle est trop grande pour croire vraiment à son existence, mais elle est aussi trop petite pour ne pas en éprouver le besoin. Chaque soir elle retrouve Yulissa sous ses draps, c’est son amie secrète, elle lui raconte tout, elle pouffe avec elle dans l’abri douillet, se moque de ses compagnes qui la regardent de haut. Les princesses surtout, avec leur nez crochu, leurs grands yeux noirs qui tombent sur le côté, leurs petites moues dédaigneuses. Elle lui parle de son prince charmant. Et de son Papi, surtout de son Papi, elle espère tant qu’il aura changé quand elle rentrera, qu’il aura un peu de temps pour elle, qu’il sera fier d’elle, enfin. Parfois elle rêve d’un autre père. Comme une très jeune enfant, elle rêve que ses parents ne sont pas ses parents. Que son père n’est pas son père. Les autres rêvent d’un père plus riche, plus important. Elle, elle rêve d’un père moins riche, moins important, discret, affectueux. Puis elle arrête de rêver car elle se sent déloyale envers Mami. Alors elle s’agenouille sur le sol, au bord de son lit trop grand, joint ses mains sous son menton et elle demande à Jésus de protéger son Papi, sa Mami et de faire pousser sa poitrine.
Flor s’enferme dans le cocon de cet univers-là. Yulissa et Rosita.
*
Flor doit se montrer digne de son père. Alors elle serre les dents et se force à sourire, tout le temps, à en avoir l’air bête.
C’est une toute petite fille, elle est petite par l’âge, petite par la taille, petite par la maturité. Elle, qui a toujours été entourée, se retrouve seule dans un monde inconnu dont elle ne possède pas les règles. Elle n’a guère le goût des études, elle la petite sauvageonne habituée à courir la campagne, à nager, à jouer avec les animaux, à pêcher, mais elle s’accroche de toute la force de ses neuf ans. Elle s’efforce avec une bonne volonté désarmante de trouver ses marques, de comprendre les codes de l’institution. Elle a promis d’être une élève modèle et de rapporter le meilleur bulletin. Il ne faut pas décevoir Papi, à aucun prix. Elle est bien décidée à apprendre le français au plus vite et aussi l’anglais. Elle n’a d’ailleurs pas le choix si elle veut avoir des amies.

Flor, qui a un caractère enjoué, essaie de se montrer brave. Peu à peu, avec l’innocence de ses neuf ans, elle se fait des amies. Mais c’est difficile et douloureux. Les autres voient leur famille souvent. Elle, sa famille est à dix jours de bateau.
Les fins de semaine sont solitaires, un long tunnel terne jusqu’au lundi matin. Elles ne sont qu’une poignée de pensionnaires à rester dans l’école vidée de toute vie. Elles ont pour elles l’étang, le terrain de golf, mais pas les écuries car les palefreniers sont en congé. Il y a la messe du dimanche matin, les repas où le moindre mot résonne lugubrement dans la salle à manger désertée, les jeux où l’on se force, les longues séances de lecture. Et l’ennui. Les heures sont une matière molle, un engourdissement des sens. Flor les traverse le plus souvent enfermée dans sa chambre, un livre ouvert retourné sur les genoux, pour tromper la surveillante. Elle rêvasse, s’envole et rejoint sa mère et ses cousines. Elle retrouve l’île, ses parfums, ses couleurs, sa chaleur, la brûlure du soleil sur sa peau, le goût du sel sur ses lèvres. En y pensant très fort, elle y est presque. Elle se complaît dans cette errance mélancolique, puis, reprenant pied, elle se fustige : Papi ne serait pas content. Alors elle reprend sa lecture.
*
Flor vit dans un décor princier à l’élégance Arts déco. En secret, elle a baptisé son immense chambre « ses appartements ». Cette démesure, ce luxe imprègnent son imaginaire d’enfant. Peu à peu elle laisse tomber Yulissa. Avec ses nouvelles amies, elles ont formé un club, « Les filles du bout du monde. » Blotties les unes contre les autres, elles se racontent des histoires de loups-garous et de sorcières. Il y a aussi des princes charmants. Très beaux, très courageux, avec des uniformes blancs à boutons dorés, chevauchant de puissants destriers.
*
Certains vendredis soir, Flor prend l’autocar privé de l’école jusqu’au terminus de la porte de Chaillot où un chauffeur en livrée l’attend au volant d’une limousine. Quand elles l’ont appris, les princesses ont commencé à la regarder autrement. Direction les appartements de l’ambassadeur. Flor n’aime pas trop ça, mais au moins elle y retrouve les accents de sa langue maternelle, cette façon d’estropier le castillan qui n’appartient qu’aux Dominicains. Et il y a les enfants qu’elle envie d’avoir leur maman et leur papa avec eux. Et cette grande chambre impersonnelle et ces repas protocolaires. Merci Madame, merci Monsieur, petite révérence. Les couverts à poisson. La goutte de porto qu’elle aime bien, le vin dans lequel on lui permet de mouiller ses lèvres, il faut bien faire son éducation, les nappes immaculées, les domestiques, le pourboire qu’elle glisse dans leur main au moment de regagner Bouffémont. Toutes ces petites choses qu’on lui apprend pour faire d’elle une demoiselle du grand monde.

Chaque vendredi, un chauffeur vient chercher Mathilde de Cadeville, la fille d’un duc breton, et la ramène le lundi. Flor est invitée chez elle. Mathilde habite dans une maison encore plus belle que Bouffémont, avec un parc. Flor s’applique à se tenir à table comme on le lui a appris chez l’ambassadeur. Elle ne fait presque aucune faute. Le duc tord le nez sans se cacher. « Elle est gentille, mais elle vient du peuple. C’est la fille d’un de ces militaires de pacotille… une république bananière… » Les mots s’échappent par la porte du fumoir de l’immense demeure, là où se sont réunis les messieurs après le dîner. Parlent-ils d’elle ? Flor se demande ce que cela veut dire. Il y a des bananes chez elle et son père est militaire, mais la pacotille, c’est quoi ? Et la république des bananes ? Dans le couloir Flor croise la mère de Mathilde qui lui sourit avec indulgence. « Retourne dans la salle de jeux. »

C’est embêtant, Flor ne peut pas rendre les invitations, elle ne peut tout de même pas convier ses nouvelles amies chez l’ambassadeur. Surprise, pour son anniversaire l’ambassadrice organise un goûter. « Invite tes amies, autant que tu veux. » Elles sont une dizaine à fêter son cumpleaños. « C’est clinquant » lui glisse en aparté Mathilde qui détaille le décor de l’appartement avec une petite moue réprobatrice.
*
Flor n’a personne avec qui partager ce qui la préoccupe, l’absence de seins, et ce qui la transforme, l’apparition des poils, du premier sang. Quand elle a senti son ventre se contracter, une sensation différente de toutes les douleurs qu’elle avait déjà connues, elle s’est roulée en boule sur son lit en poussant un petit gémissement. Quelque chose qu’elle n’avait pas digéré ? Personne ne lui a expliqué. Elle n’a pas la moindre idée de ce qui lui arrive. Une douleur violente lui déchire les entrailles et sa culotte tachée de sang l’épouvante. Elle se résout à consulter l’infirmière qui s’étonne de sa précocité, la rassure avec un sourire et la renvoie dans « ses appartements ».
*
Dans la distribution hebdomadaire du courrier, Flor est souvent oubliée. Rarement une lettre pour elle. Aucun appel de son père. Ni de Mami non plus. Avec ses 100 pesos de pension, Aminta ne peut pas se le permettre. Sa détresse est profonde, sa honte aussi. Parce qu’elle ne comprend pas. Comment comprendre que sa famille l’envoie dans un pays inconnu, loin de tout ce qui faisait sa vie, sans lui donner de nouvelles. Flor n’a pas le choix, c’est une petite fille courageuse. Elle s’endort avec des images de plage et de cocotiers plein la tête en espérant l’été, quand elle pourra revenir et retrouver Mami, Papi et Boule de Neige.

Collège féminin de Bouffémont
Rafael L. Trujillo
Saint-Domingue

Mon très cher papa,
Le jour de ta fête je t’ai envoyé un câble et après j’ai reçu le tien qui m’a rendue très heureuse.
Cela fait presque trois ans que je ne t’ai pas vu, et tu n’imagines pas comme j’en ai envie.
Si je viens en juillet comme tu le dis, tu verras comme j’ai grandi et comme j’ai changé, et j’espère te trouver changé avec moi.
Je peux y compter ?
Reçois toute mon affection et un million de baisers de ta fille.
Flor de Oro
J’ai reçu ton portrait et j’espère que le mien t’a plu.

Flor a confié sa lettre à l’ambassadeur. Elle attend la réponse avec appréhension.
*
Señorita Flor de Oro Trujillo
Paris France

Saint-Domingue, 20 février 1927

Ma chère fille,

Avec quelle satisfaction j’ai reçu ta petite carte affectueuse que tu as oublié de dater ! Et avec elle ton portrait sur lequel je note le changement favorable qui s’est opéré en quelques mois d’absence.
J’ai beaucoup de désir de te retrouver et j’espère te voir ici à l’occasion des prochaines vacances.
J’ai noté avec plaisir que tu progresses dans tes études, selon les informations de la directrice du collège. J’espère que tu continueras à t’appliquer comme jusqu’à présent.
En attendant, ton père t’embrasse,

Rafael L. Trujillo

Saint-Domingue
Juillet 1927
À bâbord se dessine le profil de la côte hérissé d’une courte falaise de roche corallienne. Flor de Oro laisse filer son regard le long du rivage en suivant des yeux le ballet des pélicans qui accompagnent la lente progression du bateau. Parfois ils plongent en piqué dans la mer, harponnent un poisson, repartent se perdre loin dans le ciel, et ça l’amuse. Elle cligne des yeux, éblouie par l’éclat du soleil et la pureté de la lumière. Son nez se plisse sous l’assaut des senteurs oubliées. C’est une véritable caresse, café, mangue, tabac, palme, iode, qu’elle respire à pleins poumons. Son corps se dilate, des frissons de pur plaisir lui parcourent l’échine. Il lui semble qu’elle renaît, qu’elle reprend sa vie là où elle l’avait laissée, exactement. Mais non, elle a grandi. Elle a changé, beaucoup même. Elle n’est plus une enfant. Mami va être si surprise. Et Papi si fier.
Peu à peu, l’eau d’un bleu profond se trouble et devient brune. Le bateau entre lentement dans les eaux fangeuses du rio Ozama. Après presque trois ans d’absence, Flor rentre au pays pour les vacances. Elle ne doit ce retour qu’à la bataille de haute lutte menée par sa mère. Aminta n’a eu de cesse d’obtenir gain de cause auprès de T, peu sensible aux états d’âme de sa première épouse. Sa fille, il ne se fait aucun souci pour elle. Mais de guerre lasse, il a cédé aux assauts d’Aminta.

Flor a tenu la promesse faite à son père. En dépit de la solitude, du froid, des angoisses, des peurs, des reyes non fêtés, des anniversaires oubliés, en dépit de tout, la fillette a tenu bon. Elle rapporte des résultats scolaires plus qu’honorables. Elle a même réussi à arrêter de sucer son pouce. Dans la solitude de sa cabine de première classe, elle a souvent feuilleté son précieux carnet et relu les annotations de ses professeurs. « Flor de Oro est une élève studieuse et appliquée. Flor de Oro a un grand sens de l’effort. Malgré quelques bavardages – elle hoche la tête, c’est vrai, elle a toujours tellement de choses à dire à sa voisine – et un démarrage difficile – ça elle s’en rappelle de ces cours où elle ne comprenait pas un mot –, Flor de Oro a fait une très bonne année. » Elle en est sûre, Papi sera fier, elle s’est tellement appliquée, même dans les matières qu’elle n’aime pas, comme le calcul, le latin et la géométrie. Elle a fait tout ça pour lui.

Après une navigation sans relief où les jours n’en finissaient pas de s’étirer, le port de Saint-Domingue est en vue. Flor sent son cœur cogner fort dans sa poitrine. Depuis le pont, son regard scrute l’essaim des familles. Elle les cherche des yeux. Ses parents. Ses jambes tremblent. Elle cherche. Elle descend la passerelle. Sa main serre la rampe. Elle cherche. Dissèque la foule. Un homme en uniforme militaire s’approche. Il s’incline, Señorita, l’escorte jusqu’à une limousine, suivi par les porteurs. Talonnée par le chagrin, la déception est immense. Flor de Oro ravale des larmes amères. Petite boule de douze ans, tassée à l’arrière du véhicule, muette, elle s’obstine à fixer les deux fanions qui flottent fièrement au vent sur les ailes de la voiture. Elle ne sait même pas où on l’emmène. La limousine s’arrête devant une maison du quartier résidentiel de Gazcue.
Mais où sont son père et sa mère ? Flor se raidit devant le seuil de la demeure aux allures prétentieuses de petit palais colonial. En haut des marches, se tient une femme endimanchée, engoncée dans une vilaine robe à fleurs qui ressemble à un rideau. Flor ne la connaît pas. Guindée, cérémonieuse. Un sourire figé sur les lèvres, une main inutilement tendue.
« Bonjour Flor de Oro. Je suis Bienvenida, la… une petite hésitation, une rougeur soudaine dans le cou, un semblant de gêne… la nouvelle épouse de votre père. »
Flor s’en doutait, eh bien voilà, c’est dit ! Elle pince les lèvres et sourit bravement à celle qui a remplacé sa mère, malgré l’étau d’amertume qui comprime sa poitrine. Elle le savait. T s’est remarié à Puerto Plata en mars dernier. Une lettre d’Aminta le lui a appris, une lettre digne, sans plainte, sans émotion, qui se contentait de constater. Flor a beaucoup pleuré, peinée pour sa mère, et comprenant qu’elle compte pour menu fretin dans le cœur de son père, puisque celui-ci ne l’a même pas avertie.
Flor a juste une petite inclinaison sèche de la tête vers Bienvenida, elle ne va quand même pas l’embrasser, ni même lui serrer la main, certainement pas. Elle la suit à l’intérieur. La seconde épouse lui offre une limonade. Flor la trouve pas si jeune. Se dit qu’elle a l’air gentille, malgré tout. En tout cas, une chose est sûre, elle est moins jolie et moins gaie que Mami.
Une demi-heure se passe sans que Bienvenida trouve rien à lui dire. Ou si peu. Que des choses convenues. Alors Flor converse dans sa tête avec Aminta. Elle fait les questions et les réponses. Elle n’est plus tout à fait là.
Du remue-ménage dehors.
Un coup de klaxon coupe court à ses réflexions. Une portière qui claque, un pas martial. Son père. Flor se précipite, « Papi ». T la prend dans ses bras et l’embrasse tendrement. Il plisse les yeux, il a l’air si content de la revoir. « Comme tu as grandi, ma Flor de Oro ! Amorcito, tu es en train de devenir une vraie señorita. J’ai une surprise pour toi, querida… »
Une seconde voiture arrive. La portière s’ouvre et Aminta en descend. Flor tremble d’allégresse en s’abandonnant dans le giron maternel.
Voilà, c’est pour cela qu’ils ne sont pas venus au port. C’était une surprise. Flor remercie son père en silence.

Il ne manque que Boule de Neige. Il est resté à San Cristóbal, la rassure Aminta. Flor le verra quand elle ira. Malheureusement Mami ne peut pas rester. Elle n’est pas la bienvenue chez Bienvenida qui est désormais la maîtresse des lieux. Aminta, répudiée pour une fille qui a la moitié de son âge, doit regagner sa maison avant la nuit.
Flor s’installe à Gazcue, seule dans une grande chambre aux tentures roses. Seule, comme à Bouffémont. Les amies en moins. Elle aurait largement préféré repartir avec Mami, mais on ne lui a pas demandé son avis.
*
Pendant ces quelques semaines d’été, Flor se partage entre la petite maison au toit de palme de San Cristóbal toujours impeccablement tenue par Aminta et la résidence princière de la capitale. À San Cristóbal, elle s’amuse, il y a ses cousins et ses amies d’enfance. Ils vont à la playita et parfois jusqu’à Najayo, barbotent dans l’eau, pêchent, jouent dans les jardins, grimpent dans les manguiers, chassent les crabes, récoltent de gros coquillages roses de lambis, dorment chez les uns et les autres… À Gazcue, Flor s’ennuie malgré les livres et la piscine. Bienvenida ne sait pas s’y prendre avec les enfants, elle est empotée, maladroite, compassée, artificielle. Surtout, elle est morose. Elle a déjà l’air d’une ombre. Car T n’est pas beaucoup là, et bien souvent Flor dîne en tête à tête avec sa belle-mère. Ce n’est pas très gai. Quand Flor le lui raconte Aminta se gausse. « Elle s’appelle Inocencia, la bien nommée… Elle a beau venir d’une très bonne famille de Montecristi, elle aussi, il la trompe. Toujours ses maîtresses… » Ce ne sont pas des confidences à faire à une enfant de douze ans. Flor cache son malaise en enfouissant son nez dans la fourrure de Boule de Neige.
Aminta, consciente de s’être laissé déborder par son ressentiment à l’égard de T, chasse sa fille d’un moulinet du poignet : « Je suis de mauvaise humeur, mi’jita, ça va passer. Va donc jouer avec tes cousines ! »
Mais Flor n’est ni aveugle ni stupide. Elle comprend l’amertume de sa mère. T lui verse à peine de quoi vivre dignement alors qu’il dépense sans compter à Saint-Domingue. Pour un homme qui prétend aux plus hautes fonctions, quel pingre ! Flor sent aussi la blessure de la femme bafouée, évincée pour une plus jeune, une plus riche, une plus socialement acceptable. Elle a pitié de Mami, et du chagrin pour elle, alors elle redouble de marques d’affection à son égard.

De toutes les vacances, Flor n’aura eu qu’un seul tête à tête avec son père, quelques jours après son retour. Il l’a félicitée pour ses bonnes notes et, en guise de récompense, lui a accordé la faveur d’une cavalcade à deux. Rien qu’eux deux. Il l’a aidée à se hisser en selle et a réglé lui-même la hauteur de ses étriers. C’est un excellent cavalier et Flor est fière de trotter à l’anglaise à ses côtés, ses leçons d’équitation ont porté leurs fruits. Pour une fois, Papi a laissé son grand uniforme et toutes ces médailles qu’il épingle sur sa poitrine. Car il est lieutenant-colonel maintenant. Aminta le lui a expliqué. Ce jour-là, il porte un simple complet de toile qui lui va bien et un chapeau mou. Il a l’air d’un vrai papa. Le temps d’un galop, il quitte l’armure et devient le père qu’il n’a jamais su être. Il complimente Flor, c’est rare. Il se félicite aussi : il a pris la bonne décision – mais il n’en a jamais douté – en l’envoyant en France. Non seulement ça le dédouane du souci de l’éducation de sa fille, mais elle a l’air de s’épanouir. T est bien trop occupé de lui-même pour remarquer le voile de tristesse qui par moment obscurcit le regard de Flor.
Au début du mois d’août, c’est l’ébullition dans la maison de Gazcue. T a été nommé général de brigade, et quatre jours plus tard, la police nationale est transformée en brigade nationale. T dirige donc l’armée, un spectaculaire bond en avant dans une trajectoire que rien ne semble devoir arrêter. Il s’est investi d’une mission dantesque : redresser le pays, en faire un État moderne, libéré du joug yanqui. Rien d’autre ne lui importe désormais. Il se consacre tout entier à son ambition avec une énergie peu commune. »

Extrait
« Elle sait que si elle accepte de regarder en face ce qu’est son père, ce qu’il fait à son pays, ce qu’il fait à son peuple, elle sombrera. Elle le sait. Pour survivre, elle doit refouler ces pensées et ces images, les tenir à distance et leur dénier tout pouvoir sur elle. » p. 148

À propos de l’auteur
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Après une carrière dans la communication, Catherine Bardon se consacre désormais à l’écriture et partage son temps entre la France et la République dominicaine. Elle est l’autrice de la saga Les Déracinés qui s’est vendue à plus de 500 000 exemplaires et qui a été distinguée à de nombreuses reprises, notamment par le Prix Wizo et par le Festival du premier roman de Chambéry en 2019. En quelques romans, Catherine Bardon s’est imposée comme une voix majeure du paysage romanesque français.

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Connemara

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Finaliste du Grand Prix RTL-Lire 2022

En deux mots
Philippe et Hélène se sont croisés au collège avant de se perdre de vue. Vingt ans plus tard, elle est mariée, cadre supérieur dans une entreprise de consulting, lui est représentant pour une société de nourriture pour animaux. Leur route va se croiser à nouveau du côté des Vosges.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La chanson qui parle d’eux

Le prix Goncourt 2018 poursuit sa fine analyse de la société en racontant avec Connemara le parcours de deux quadragénaires qui se retrouvent dans leurs Vosges natales 20 ans après s’être quittés. Hélène et Christophe vont-ils réussir à se trouver?

C’est un matin comme tous les autres dans la famille d’Hélène et Philippe. Un matin au chronomètre qui commence dès 6h. Après la douche, il faut préparer les céréales des filles, ne rien oublier surtout, et prendre la route. Déjà fatiguée avant d’attaquer la journée. En colère aussi. «Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.» Après son burn-out à Paris, elle avait réussi à convaincre son mari de partir en province, mais si le rythme nancéen était un peu moins trépidant, les symptômes étaient semblables. Au sein d’Elexia, elle occupe un poste de consultante en ressources humaines, en particulier pour les collectivités territoriales. À près de 40 ans, et avec l’aide de Lison, sa stagiaire, elle se distrait en surfant sur les sites de rencontre, histoire de se prouver qu’elle reste désirable.
Changement de décor et de personnage. Nous sommes cette fois dans les Vosges, à Cornécourt. «C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette. À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes.» C’est là que vit, ou plutôt que survit Christophe, commercial de 40 ans. Seul. S’il avait fini par conquérir Charlie, la fille qu’il avait voulue à tout prix. Charlie qui l’a quitté. Restait ce gosse qui était tout pour lui «et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis.» En les attendant, Nicolas Mathieu remonte dans les jeunes années d’Hélène et Christophe, alors qu’ils étaient élèves dans le même établissement au moment où les exploits de hockeyeur du garçon lui avaient conféré une certaine notoriété.
Comme dans Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu, en retraçant la relation entre Hélène et Christophe, peint d’abord la France d’aujourd’hui. Un tableau de la société et des relations sociales d’une puissante acuité, surtout en cette année 2017, avant des élections présidentielles qui vont bouleverser l’échiquier politique. La politique qui va aussi s’inviter concrètement dans le roman quand le patron d’Elexia se réjouit de la création des nouvelles entités régionales: «Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand-Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout.»


Pour ceux qui souhaitent accompagner la lecture avec la chanson Les lacs du Connemara qui donne son titre au livre (Version karaoké). © Michel Sardou

Connemara
Nicolas Mathieu
Éditions Actes Sud
Roman
400 p., 22 €
EAN 9782330159702
Paru le 2/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Grand-Est, à Nancy, Épinal et dans la cité imaginaire de Cornécourt, derrière laquelle on reconnait Golbey dans les Vosges. Paris y est aussi évoqué ainsi que les lieux de vacances, La Grande-Motte et Ars-en-Ré, la Dordogne et le Vietnam ainsi que Val-Thorens ou encore les Cyclades. Les études et les missions professionnelles passent par Écully et Pau.

Quand?
L’action se déroule en 2017, avec de nombreux retours en arrière, notamment vingt ans plus tôt.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l’Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d’architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir.
Et pourtant le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu.
Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n’a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n’est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts, les grandes décisions, l’âge des choix. Aujourd’hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu’il a tout raté.
Et pourtant il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara c’est cette histoire des comptes qu’on règle avec le passé et du travail aujourd’hui, entre PowerPoint et open space. C’est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quand le décor est bien planté et que l’envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d’un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Le Journal de Montréal (Karine Vilder)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
La Croix (Fabienne Lemahieu)
L’Est Républicain Pascal Salciarini
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
La Vie (Marie Chaudey)
La Semaine (Pierre Théobald)
Ouest-France / LiRE (Aurélie Marcireau et Baptiste Liger)
20 minutes
Arte (28 minutes)
Benzine Mag
Blog Agathe The Book
Blog Baz’Art


Nicolas Mathieu présente Connemara. Entretien avec Sylvie Hazebroucq © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« La colère venait dès le réveil. Il lui suffisait pour se mettre en rogne de penser à ce qui l’attendait, toutes ces tâches à accomplir, tout ce temps qui lui ferait défaut.
Hélène était pourtant une femme organisée. Elle dressait des listes, programmait ses semaines, portait dans sa tête, et dans son corps même, la durée d’une lessive, du bain de la petite, le temps qu’il fallait pour cuire des nouilles ou préparer la table du petit-déjeuner, amener les filles à l’école ou se laver les cheveux. Ses cheveux justement, qu’elle avait failli couper vingt fois pour gagner les deux heures de soins hebdomadaires qu’ils lui coûtaient, qu’elle avait sauvés pourtant, à vingt reprises, fallait-il qu’on lui prenne si loin, même ça, ses longs cheveux, un trésor depuis l’enfance ?
Hélène en était pleine de ce temps compté, de ces bouts de quotidien qui composaient le casse-tête de sa vie. Par moments, elle repensait à son adolescence, les flemmes autorisées d’à quinze ans, les indolences du dimanche, et plus tard les lendemains de cuite à glander. Cette période engloutie qui avait tellement duré et semblait rétrospectivement si brève. Sa mère l’enguirlandait alors parce qu’elle passait des heures à s’étirer dans son lit au lieu de profiter du soleil dehors. À présent, le réveil sonnait à six heures tous les jours de la semaine et le week-end, tel un automate, elle se réveillait à six heures quand même.
Elle avait parfois le sentiment que quelque chose lui avait été volé, qu’elle ne s’appartenait plus tout à fait. Désormais, son sommeil obéissait à des exigences supérieures, son rythme était devenu familial, professionnel, sa cadence, en somme, poursuivait des fins collectives. Sa mère pouvait être contente. Hélène voyait toute la course du soleil à présent, finalement utile, mère à son tour, embringuée pareil.
— Tu dors ? dit-elle, à voix basse.
Philippe reposait sur le ventre, massif près d’elle, un bras replié sous son oreiller. On l’aurait cru mort. Hélène vérifia l’heure. 6 h 02. Ça commençait.
— Hé, souffla-t-elle plus fort, va réveiller les filles. Dépêche-toi. On va encore être à la bourre.
Philippe se retourna dans un soupir, et la couette en se soulevant libéra la lourde odeur tiède, si familière, l’épaisseur accumulée d’une nuit à deux. Hélène se trouvait déjà sur ses deux pieds, dans le frimas piquant de la chambre, cherchant ses lunettes sur la table de nuit.
— Philippe, merde…
Son mec maugréa avant de lui tourner le dos. Hélène faisait déjà défiler les passages obligés de son agenda.
Elle fila sous la douche sans desserrer les mâchoires, puis gagna la cuisine en jetant un premier coup d’œil à ses mails. Pour le maquillage, elle verrait plus tard, dans la voiture. Chaque matin, les petites lui donnaient des coups de chaud, elle préférait ne pas mettre de fond de teint avant de les avoir déposées à l’école.
Ses lunettes sur le bout du nez, elle fit chauffer leur lait et versa les céréales dans leurs bols. À la radio, c’étaient encore ces deux journalistes dont elle ne retenait jamais les noms. Elle avait encore le temps. La matinale de France Inter lui fournissait chaque matin les mêmes faciles repères. Pour l’instant, la maison reposait encore dans ce calme nocturne où la cuisine faisait comme une île où Hélène pouvait goûter un moment de solitude rare, dont elle jouissait en permissionnaire, le temps de boire son café. Il était six heures vingt, elle avait déjà besoin d’une cigarette.
Elle passa son gros gilet sur ses épaules et se rendit sur le balcon. Là, accoudée à la rambarde, elle fuma en contemplant la ville en contrebas, les premiers balbutiements rouges et jaunes de la circulation, l’éclat espacé des lampadaires. Dans une rue voisine, un camion poubelle menait à bien sa besogne pleine de soupirs et de clignotements. Un peu plus loin sur sa gauche se dressait une haute tour semée de rectangles de lumière où passait par instants une silhouette hypothétique. Là-bas, une église. Sur la droite la masse géométrique des hôpitaux. Le centre était loin avec ses ruelles pavées, ses boutiques prometteuses. Nancy, en s’étirant, revenait à la vie. Il ne faisait pas très froid pour un matin du mois d’octobre. Le tabac émit son crépitement de couleur et Hélène jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avant de consulter son téléphone. Sur son visage, un sourire parut, rehaussé par la lueur de l’écran.
Elle avait reçu un nouveau message.
Des mots simples qui disaient j’ai hâte, vivement tout à l’heure. Son cœur fut pris d’une brève secousse et elle tira encore une fois sur sa cigarette puis frissonna. Il était six heures vingt-cinq, il fallait encore s’habiller, déposer les filles à l’école, et mentir.
— T’as préparé ton sac ?
— Oui.
— Mouche, t’as pensé à tes affaires de piscine ?
— Non.
— Ben, faut y penser.
— Je sais.
— Je te l’avais dit hier, t’as pas écouté ?
— Si.
— Alors, pourquoi t’as pas pensé à tes affaires ?
— J’ai pas fait exprès.
— Justement, faut faire exprès d’y penser.
— On peut pas être bon partout, répliqua Mouche, l’air docte derrière ses moustaches de Nesquik.
La petite venait d’avoir six ans et elle changeait à vue d’œil. Clara aussi était passée par cette phase de pousse accélérée, mais Hélène avait oublié l’effet que ça faisait de les voir ainsi brutalement devenir des gens. Elle redécouvrait donc, comme pour la première fois, ce moment où un enfant sort de l’engourdissement du bas âge, quitte ses manières de bestiole avide et se met à raisonner, faire des blagues, sortir des trucs qui peu¬vent ¬changer l’humeur d’un repas ou laisser les adultes bouche bée.
— Bon, je dois y aller moi. Salut la compagnie.
Philippe venait de faire son apparition dans la cuisine et, d’un geste qui lui était familier, il ajusta sa chemise dans son pantalon, passant une main dans sa ceinture, de son ventre jusque dans son dos.
— T’as pas pris ton petit-déj’ ?
— Je mangerai un truc au bureau.
Le père embrassa ses filles, puis Hélène du bout des lèvres.
— Tu te souviens que tu récupères les filles ce soir ? fit cette dernière.
— Ce soir ?
Philippe n’avait plus autant de cheveux que par le passé, mais restait plutôt beau gosse, dans un genre costaud parfumé, grande carcasse bien mise, avec toujours cette lumière dans l’œil, le petit malin de classe prépa qui ne se foule pas, le truqueur qui connaît la musique. C’était agaçant.
— Ça fait une semaine qu’on en parle.
— Ouais, mais je risque de ramener du taf.
— Ben t’appelles Claire.
— T’as son numéro ?
Hélène lui donna le téléphone de la baby-sitter et lui conseilla de la contacter rapido pour s’assurer qu’elle était disponible.
— OK, OK, répondit Philippe en enregistrant l’information dans son téléphone. Tu sais si tu rentres tard ?
— Pas trop normalement, répondit Hélène.
Une bouffée de chaleur lui monta alors aux joues et elle sentit son chemisier perdre deux tailles.
— C’est quand même chiant, observa son mec qui, du pouce, faisait défiler ses mails sur son écran.
— C’est pas comme si je passais ma vie dehors. Je te rappelle que t’es rentré à 9 heures hier et avant-hier.
— Boulot boulot, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Ouais, moi je fais du bénévolat.
Philippe leva les yeux de l’écran bleu, et elle retrouva son drôle de sourire horizontal, les lèvres minces, cet air de toujours se foutre de la gueule du monde.
Depuis qu’ils étaient revenus vivre en province, Philippe semblait considérer qu’on n’avait plus rien à lui demander. Après tout, il avait laissé tomber pour elle un poste en or chez Axa, ses potes du badminton et, globalement, des perspectives sans commune mesure avec ce qui existait dans le coin. Tout ça, parce que sa femme n’avait pas tenu le coup. D’ailleurs, est-ce qu’elle s’était seulement remise d’aplomb ? Ce départ forcé restait entre eux comme une dette. C’est en tout cas l’impression qu’Hélène avait.
— Bon, à ce soir, fit son mec.
— À ce soir.
Puis, Hélène s’adressa aux filles :
— Hop, les dents, vous vous habillez, on y va. Je dois encore mettre mes lentilles. Et je le dirai pas deux fois.
— Maman…, tenta Mouche.
Mais Hélène avait déjà quitté la pièce, pressée, les cheveux attachés, les fesses hautes, vérifiant ses messages sur WhatsApp en montant l’escalier qui menait au premier. Manuel lui avait écrit un nouveau message, à ce soir, disait-il, et elle éprouva encore une fois cette délicieuse piqûre, cette trouille dans la poitrine qui était un peu de ses quinze ans.

Trente minutes plus tard, les filles étaient à l’école et Hélène plus très loin du bureau. Mécaniquement, elle passa en revue les rendez-vous du jour. À dix heures, elle avait une réu avec les gens de Vinci. À quatorze heures, elle devait rappeler la meuf de chez Porette, la cimenterie de Dieuze. Un plan social se profilait et elle avait une idée de réorganisation des services transverses qui pouvait éviter cinq licenciements. D’après ses calculs, elle pouvait leur faire économiser près de cinq cent mille euros par an en modifiant l’organigramme et en optimisant les services des achats et le parc automobile. Erwann, son boss, lui avait dit on peut pas se louper sur ce coup-là, c’est hyper emblématique, c’est juste pas possible qu’on se loupe. Et puis à seize heures, sa fameuse présentation à la mairie. Il faudrait qu’elle revérifie les slides une dernière fois avant d’y aller. Demander à Lison d’imprimer des dossiers pour chaque participant, recto verso pour éviter qu’un écolo vétilleux ne lui mette la misère. Ne pas oublier la page de garde personnalisée. Elle connaissait le personnel des administrations, les chefs de service, toutes ces cliques d’importants et d’inquiets qui composaient l’encadrement des forces municipales. Les mecs étaient fous de joie dès qu’on apposait leur nom sur une chemise ou en première page d’un document officiel. Passé un certain stade, dans leurs carrières embarrassées, se distinguer des sous-fifres, se démarquer des collègues, tenait lieu de tout.
Et ce soir, son rencard…
De Nancy à Épinal, il fallait compter un peu moins d’une heure de route. Elle n’aurait même pas le temps de repasser chez elle pour prendre une douche. De toute façon, il n’était pas question de coucher au premier rendez-vous. Une fois encore, elle se dit qu’elle allait annuler, qu’elle faisait décidément n’importe quoi. Seulement, Lison l’attendait déjà sur le parking, adossée au mur et tirant avidement sur sa clope électronique, son drôle de visage perdu dans un nuage de fumée pomme-cannelle.
— Alors ? Prête ?
— Tu parles… Il faut que tu m’imprimes les dossiers pour la mairie. La réu est à seize heures.
— C’est fait depuis hier.
— Recto verso ?
— Bien sûr, vous me prenez pour une climatosceptique ou quoi ?
Les deux femmes se pressèrent vers les ascenseurs. Dans la ca¬¬bine qui menait aux bureaux d’Elexia, Hélène évita le regard de sa stagiaire. Pour une fois, Lison avait remisé son air perpétuellement assoupi et pétillait, à croire que c’était elle qui avait un date ce soir-là. La porte s’ouvrit sur le troisième étage et Hélène passa devant.
— Suis-moi, dit-elle en traversant le vaste plateau où s’organisait le considérable open space du cabinet de consulting, avec son archipel de bureaux, l’étroit tapis rouge qui ordonnait les circulations et les nombreuses plantes vertes épanouies sous le déluge de lumière tombée des fenêtres hautes. Des fauteuils rouges et des canapés gris autorisaient çà et là une pause conviviale. Dans le fond, une petite cuisine aménagée permettait de réchauffer sa gamelle et occasionnait des disputes au sujet des denrées abandonnées dans le frigo. Les seuls espaces clos se trouvaient sur la mezzanine, une salle de réunion qu’on appelait le cube et le bureau du boss. C’est dans le cube justement, à l’abri des oreilles indiscrètes, qu’Hélène et Lison s’enfermèrent.
— J’ai fait une connerie, commença Hélène.
— Mais non, carrément pas. Ça va bien se passer.
— Je suis comme une idiote là, à mater mon téléphone toute la journée. J’ai du travail. J’ai des mômes. C’est n’importe quoi. Je peux pas me laisser entraîner dans des trucs pareils. Je vais laisser tomber.
— Attends !
Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. Peu à peu, les choses les plus banales étaient devenues intolérables. Elle s’était par exemple surprise à pleurer en consultant le menu du RIE, parce qu’il y avait encore des carottes râpées et des pommes dauphine au déjeuner. Même les pauses clopes avaient pris un tour tragique. Quant au travail proprement dit, elle n’en avait tout simplement plus vu l’intérêt. À quoi bon ces tableaux Excel, ces réunions reproductibles à l’infini, et le vocabulaire, putain ? Quand quelqu’un prononçait devant elle les mots “impacter”, “kickoff” ou “prioriser”, elle était prise d’un haut-le-cœur. Et vers la fin, elle ne pouvait même plus entendre la note émise à l’allumage par son MacBook Pro sans éclater en sanglots.
C’est ainsi qu’elle avait perdu le sommeil, des cheveux, du poids et chopé de l’eczéma sous les genoux. Une fois, dans les transports, en contemplant la pâleur du crâne d’un voyageur à travers une mèche de cheveux rabattue sur le côté, elle avait été prise d’un malaise. Elle se sentait étrangère à tout. Elle n’avait plus envie d’être nulle part. Le vide l’avait prise.
Le médecin avait conclu à un burn-out, sans grande certitude, et Philippe avait dû consentir à quitter Paris, la mort dans l’âme. Au moins la province promettait quelques avantages, une meilleure qualité de vie et la possibilité de s’acheter une maison spacieuse avec un grand jardin, sans compter qu’il semblait raisonnable dans ces contrées hospitalières d’obtenir une place en crèche sans avoir à coucher avec un cadre de la mairie. Et puis les parents d’Hélène vivaient dans le coin, ils pourraient les dépanner de temps en temps.
À Nancy, Hélène avait immédiatement retrouvé du travail grâce à un pote de son mec, Erwann, qui dirigeait Elexia, une boîte qui vendait du conseil, de l’audit, des préconisations dans le domaine des RH, toujours la même chose. Et pendant quelques semaines, le changement de cadre et le nouveau rythme avaient suffi à tenir ses états d’âme à distance. Pas pour longtemps. Bientôt, et même si elle n’avait pas replongé dans le bad total, elle s’était de nouveau sentie frustrée, mal à sa place, souvent claquée, tristoune pour des riens et en colère tellement.
Philippe ne savait pas quoi faire de ces humeurs noires. Une fois ou deux, ils avaient bien essayé d’en discuter, mais Hélène avait eu l’impression que son mec surjouait, l’air pénétré, abondant à intervalles réguliers, exactement le même cinéma que lorsqu’il était en visio avec des collègues. Au fond, Philippe faisait avec elle comme avec le reste : il gérait.
Heureusement, un beau jour, dans ce brouillard de fatigue, elle avait reçu un drôle de CV, une demande de stage. D’ordinaire, ce genre de requêtes n’arrivait pas jusqu’à elle ou alors elle balançait le mail direct dans la corbeille. Mais celui-ci avait retenu son attention parce qu’il était d’une simplicité presque ridicule, dénué de photo, faisant l’économie des inepties habituelles, savoir-faire, savoir-être, loisirs vertueux et autre permis B. C’était un bête document Word avec un nom, Lison Lagasse, une adresse, un numéro de portable, la mention d’un master 1 en éco et une liste d’expériences hétéroclites. Léon de Bruxelles, Deloitte, Darty, Barclays et même une pêcherie en Écosse. Au lieu de refiler sa candidature au service RH comme l’exigeait le process de recrutement, Hélène avait passé un coup de fil à la candidate, par curiosité. Parce que cette fille lui rappelait quelque chose aussi. Son interlocutrice avait répondu aussitôt, d’une voix flûtée, nette, hachée de brefs éclats de rire qui étaient sa ponctuation. Lison répondait à ses questions par ouais, carrément pas, c’est clair, peu soucieuse de plaire, amusée et connivente. Hélène lui avait tout de même fixé un rendez-vous, un soir après dix-neuf heures, quand l’open space était à peu près vide, comme en secret. La jeune fille s’était présentée à l’heure dite, une grande bringue à l’air matinal, ultra-mince, jean moulant et mocassins à pampilles, une frange évidemment et ce long faciès où des dents de pouliche, éclatantes et presque toujours à découvert, aveuglaient par intermittence.
— Vous avez un drôle de CV. Comment on passe de Deloitte à Darty ?
— Les deux sont sur la ligne 1.
Hélène avait souri. Une Parisienne… Ce genre de meufs l’avait intimidée des années durant, par leur élégance spéciale, avancée, leur certitude d’être partout chez elles, leur incapacité à prendre du poids et cette manière d’être, impérieuse, sans réplique, chacun de leurs gestes disant le mieux que tu puisses faire meuf, c’est de chercher à me ressembler. C’était drôle d’en voir une là, dans son bureau de Nancy, à la nuit tombée. Hélène avait l’impression en la regardant de recevoir une carte postale d’un endroit où elle aurait jadis passé des vacances compliquées.
— Et qu’est-ce que vous faites ici ?
— Oh ! avait répliqué Lison avec un geste évasif. Je me suis fait jeter des Arts déco, et ma mère s’est retrouvée un mec ici.
— Et vous vous acclimatez ?
— Moyennement.
Hélène avait embauché Lison aussitôt, lui confiant tous les outils de reporting qu’on leur imposait depuis qu’Erwann faisait la chasse au gaspi et voulait raffiner les process, ce qui revenait à justifier le moindre déplacement, renseigner les tâches les plus infimes dans des tableaux cyclopéens, trouver dans des menus déroulants illimités l’intitulé cryptique qui correspondait à des activités jadis impondérables, et perdre ainsi chaque jour une heure à justifier les huit autres.
Contre toute attente, Lison s’en était sortie à merveille. Après une semaine, elle connaissait chacun dans l’immeuble et tous les petits secrets du bureau. C’est bien simple, tout l’amusait et, telle une bulle, elle flottait dans l’open space, efficace et indifférente, irritante et principalement appréciée, incapable de stress, donnant l’impression de s’en foutre, ne décevant jamais, sorte de Mary Poppins du tertiaire. Pour Hélène, qui passait son temps à se battre et visait une position d’associée aux côtés d’Erwann, cette légèreté relevait de la science-fiction.
Un soir, alors qu’elles prenaient une pinte dans le pub d’à côté, Hélène était devenue curieuse :
— Y a pas quelqu’un qui te plaît au bureau ?
— Jamais au taf, c’est péché.
— Le boulot, c’est le principal lieu de rencontre.
— Je préfère pas mélanger. C’est trop tendu, surtout en open space. Après, les mecs te tournent autour toute la journée comme des vautours. Et pis ces blaireaux ne peuvent pas s’empêcher de raconter des trucs, c’est plus fort qu’eux.
Hélène avait gloussé.
— Tu te débrouilles comment alors ? Tu sors, tu vas danser ?
— Ah non ! Les boîtes, ici, c’est l’enfer. Je fais comme tout le monde : je chasse sur l’internet mondial.
Hélène avait dû faire un effort pour sourire. Une génération à peine la séparait de Lison et, déjà, elle ne comprenait plus rien aux usages amoureux qui avaient cours. En l’écoutant, elle avait ainsi découvert que les possibilités de rencontres, la durée des relations, l’intérêt qu’on se portait ensuite, l’enchaînement des histoires, la tolérance pour les affaires simultanées, le tuilage ou la synchronicité des amours, les règles, en somme, de la baise et du sentiment, avaient subi des mutations d’envergure.
Ce qui changeait en premier lieu, c’était l’emploi des messageries et des réseaux sociaux. Quand Hélène expliquait à sa stagiaire qu’elle n’avait pas entendu parler d’internet avant le lycée, Lison la regardait avec un douloureux étonnement. Elle savait bien qu’une civilisation avait vécu avant le web, mais elle avait tendance à renvoyer cette période à des décennies sépia, quelque part entre le Pacte germano-soviétique et les premiers pas sur la Lune.
— Et si, pourtant, soupirait Hélène. J’ai eu mes résultats du bac sur 3615 EducNat, ou un truc du genre.
— Nan ?…
La génération de Lison, elle, avait grandi les deux pieds dedans. Au collège, cette dernière passait déjà des soirées entières à flirter on line avec de parfaits inconnus sur l’ordi que ses parents lui avaient offert à des fins de réussite scolaire, parlant interminablement de cul avec des mômes de son âge aussi bien qu’avec des pervers de cinquante balais qui pianotaient d’une main, des internautes singapouriens ou son voisin auquel elle n’aurait pas pu dire un mot s’il s’était assis à côté d’elle dans le bus. Plus tard, elle s’était amusée sur son portable à nourrir des relations épistolaires au long cours avec des tas de garçons qu’elle connaissait vaguement. Il suffisait de contacter un mec de votre bahut qui vous plaisait sur Facebook ou Insta, salut, salut, et le reste suivait. À travers la nuit numérique, les conversations fusaient à des vitesses ahurissantes, annulant les distances, rendant l’attente insupportable, le sommeil superflu, l’exclusivité inadmissible. Ses copines et elle nourrissaient ainsi toujours trois ou quatre fils de discussions en simultané. La conversation, d’abord anodine, entamée sur un ton badin, prenait bientôt un tour plus personnel. On disait son mal-être, les parents qui faisaient chier, Léa qui était une pute et le prof de physique-chimie un pervers narcissique. Après vingt-trois heures, une fois la famille endormie, ce commerce entre pairs prenait un tour plus clandestin. On commençait à se chauffer pour de bon. Les fantasmes se formulaient en peu de mots, tous abrégés, codés, indéchiffrables. On finissait par s’adresser des photos en sous-vêtements, en érection, des contre-plongées suggestives et archi-secrètes.
— Le délire, c’était de prendre une pic où on voit ton boule mais où tu restes incognito. Au cas où.
— T’avais pas la trouille que le mec balance ça à ses copains ?
— Bien sûr. C’est le prix à payer.
Ces images-là, prises dans son lit, selfies en clair-obscur, érotisme plus ou moins maîtrisé, s’échangeaient ainsi qu’une monnaie de contrebande, inconnue des parents, devise illicite qui faisait exister tout un marché libidinal sur lequel planait toujours la menace du grand jour. Car il advenait parfois qu’une image licencieuse tombe dans le domaine public, qu’une mineure presque à poil devienne virale.
— J’ai une pote en seconde qui a dû changer de bahut.
— C’est horrible.
— Ouais. Et c’est pas le pire.
Hélène se régalait de ces anecdotes qui, comme les chips, laissaient une impression vaguement dégoûtante mais dont on n’avait jamais assez. Elle s’inquiétait aussi pour ses filles, se demandant comment elles feraient face à ces menaces d’un nouveau genre. Mais au fond, ces histoires lui faisaient chaud au ventre. Elle enviait ce désir qui ne lui était pas destiné. Elle se sentait diminuée de ne pas y avoir accès. Elle se souvenait de l’avidité permanente qui autrefois avait été son rythme de croisière. À son psy, elle avait confié :
— J’ai l’impression d’être déjà vieille. Tout ça, c’est fini pour moi.
— Qu’est-ce que vous ressentez ? avait demandé le psy, pour changer.
— De la colère. De la tristesse.
Ce connard n’avait même pas daigné noter ça dans son Moleskine.
Le temps était passé si vite. Du bac à la quarantaine, la vie d’Hélène avait pris le TGV pour l’abandonner un beau jour sur un quai dont il n’avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l’aimer et se défilait à chaque fois qu’il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire. Sur ce quai-là, les hommes ne se retournaient plus très souvent sur son passage. Et ces regards qu’elle leur reprochait jadis, qui n’étaient bien sûr pas la mesure de sa valeur, ils lui manquaient malgré tout. Tout avait changé en un claquement de doigts.
Un vendredi soir, alors qu’elles étaient au Galway avec Lison, Hélène avait fini par cracher le morceau.
— Tu me déprimes avec tous tes mecs.
— J’ai rien contre les filles non plus, avait répliqué Lison, avec une moue à la fois joviale et satisfaite. Non mais c’est surtout des flirts. En vrai j’en baise pas la moitié.
— Je veux dire ça me plombe de me dire que mon tour est passé.
— Mais vous êtes folle. Vous avez trop de potentiel. Sur Tinder, vous feriez un carnage.
— Oh arrête. Si c’est pour dire ce genre de conneries…
Mais Lison était formelle : le monde était plein de crève-la-dalle qui se seraient damnés pour mettre une meuf comme Hélène dans leur plumard.
— C’est flatteur, avait observé Hélène, la paupière lourde.
Elle avait bien sûr entendu parler de ce genre d’applis. Les sites de veille technologique qu’elle consultait s’extasiaient unanimement sur ces nouveaux modèles qui asservissaient des millions de célibataires, accaparaient les rencontres, redéfinissaient par leurs algorithmes affinités électives et intermittences du cœur, s’appropriant au passage, via leurs canaux immédiats et leurs interfaces ludiques, les misères sexuelles comme l’éventualité d’un coup de foudre.
En deux temps trois mouvements, Lison lui avait créé un profil pour se marrer avec des photos volées sur le Net, deux de dos, et une troisième floue. S’agissant du petit laïus de présentation, elle se l’était jouée minimaliste et un rien provoc : Hélène, 39 ans. Viens me chercher si t’es un homme. Pour le reste, le fonctionnement n’avait rien de sorcier.
— Tu vois le mec apparaître, sa tête, deux trois photos. Tu swipes à droite s’il passe la douane. Sinon, à gauche et t’en en¬¬tends plus jamais parler.
— Et il fait pareil avec mes photos ?
— Exactement. Si vous vous plaisez, ça matche et on peut com¬¬mencer à discuter.
Accoudées au comptoir, Hélène et sa stagiaire avaient passé en revue tout ce que la région comptait d’hommes disponibles et d’infidèles compulsifs. Le défilé s’était révélé plutôt marrant et les beaux mecs une denrée rare. Dans le coin, on trouvait surtout des caïds en peau de lapin posant torse nu devant leur Audi, des célibataires affublés de lunettes sans monture, des divorcés en maillots de foot, des agents immobiliers gominés ou des sapeurs-pompiers à l’air gauche. Sans pitié, le pouce de Lison renvoyait tout ce beau monde dans l’enfer de gauche, repêchant exceptionnellement un gars qui ressemblait vaguement à Jason Statham, ou un cassos intégral pour rigoler. Quoi qu’il en soit, elle matchait systématiquement, car si les filles se montraient difficiles, les types, eux, ne faisaient pas dans la dentelle et optaient pour le filet dérivant, faisant le tri plus tard parmi le maigre produit de leur pêche sans exigence. Chaque fois, Lison se fendait d’un petit commentaire piquant et Hélène, de plus en plus ivre, riait.
— Attends, il est même pas majeur celui-là.
— On s’en fout, t’es pas un isoloir.
— Et lui, regarde cette coupe !
— C’est peut-être la mode à New York.
Justement, Lison avait utilisé Tinder dans ces villes modèles, New York et Londres, d’où elle avait ramené le récit de récoltes miraculeuses. Car dans ces endroits en butte à la pression immobilière et à une concurrence de chaque instant, il fallait bosser sans cesse pour se maintenir à flot et le temps manquait pour tout, faire ses courses ou bien draguer. On utilisait donc des services en ligne pour remplir son pieu comme son caddie. Une connexion, quelques mots échangés à l’heure du déjeuner, un cocktail hors de prix vers dix-neuf heures et, très vite, on allait se déshabiller dans un minuscule appartement pour baiser vite fait en songeant aux messages urgents qui continuaient de tomber dans sa boîte mail. Ces vies affilées comme des poignards se poursuivaient ainsi, rapides et blessantes, continuellement mises en scène sur les réseaux, sans larmes ni rides, dans la sinistre illusion d’un perpétuel présent.
Alors que là évidemment, entre Laxou et Vandœuvre, c’était pas la même.
— Et tu montres ton visage sur ce truc ? avait demandé Hélène. Ça t’ennuie pas qu’on puisse te reconnaître ?
— Tout le monde fait pareil. Quand la honte est partout, y a plus de honte.
Un texto de Philippe les avait alors interrompues, cassant quelque peu l’ambiance. Les filles sont couchées. Je t’attends ? Hélène avait réglé les consos, déposé Lison chez elle et pris soin de virer l’appli avant de rentrer à la maison.
Le lendemain, elle la réinstallait.
En un rien de temps, elle avait compris le système à fond, élargissant son aire de chasse à un rayon de quatre-vingts kilomètres et agrémentant son profil de photos authentiques mais qui ne permettaient pas de l’identifier. On y voyait tout de même ses jambes très longues, sa bouche tellement appétissante et qui parfois, au réveil, très tôt le matin, ou quand elle était contrariée, la faisait ressembler à un canard. Un autre cliché d’elle assise sur la margelle d’une piscine permettait de prendre connaissance de ses hanches, de ses fesses assez considérables mais tenues, de sa peau bronzée. Elle avait hésité à laisser voir ses yeux qui avaient la couleur du miel et pouvaient tirer vers le vert amande quand venait l’été, mais y avait finalement renoncé. On n’était pas là pour être romantique.
Très vite, elle s’était mise à chiner à longueur de journée, chaque match restaurant son assurance, chaque compliment reçu haussant son nouveau piédestal. Pourtant, tout ce désir anonyme n’éteignait pas sa colère. Le sentiment d’à quoi bon, l’impression d’un préjudice demeuraient vifs. Mais elle avait désormais ces compensations minuscules, quasi automatiques, et la satisfaction de l’embarras du choix. Ailleurs, des inconnus la voulaient et leur gentillesse intéressée lui redonnait des couleurs. Elle se sentait vivre à nouveau, elle oubliait le reste. Même s’il arrivait aussi qu’un pauvre type trop poli et vraiment moche lui inspire des scrupules.
Après quelque temps, un garçon avait tout de même fini par retenir son attention pour de bon. Lui aussi se planquait, mais derrière un masque de panda. Et son annonce changeait des réclames habituelles. Manuel, 32 ans. Cherche femme belle et intelligente pour m’accompagner au mariage de mon ex. Si tu es de droite et que tu portes le même parfum que ma mère, c’est un plus.
Amusée, Hélène lui avait demandé ce que portait sa mère.
Nina Ricci, avait-il répondu.
On peut peut-être s’arranger, alors.
À partir de là, ils s’étaient mis à papoter régulièrement. Au départ Hélène s’en était tenue à une attitude distante et vaguement sarcastique. Puis Philippe s’était absenté pour une formation à Paris et elle s’était retrouvée seule pour trois nuits. Des vannes, on en était venu aux confidences, puis aux allusions. Dans le noir de sa chambre, Hélène n’avait plus été que ce visage éclairé de bleu, les heures glissant sans bruit. Elle avait senti des bouffées de chaleur, eu des insomnies et les yeux piquants, s’était tortillée beaucoup dans le drap de leurs interminables discussions. Au réveil, elle avait une gueule à faire peur et son premier mouvement consistait à vérifier ses messages. Deux mots nouveaux suffisaient à la mettre en joie. Une heure de silence, et elle se mettait à échafauder des scénarios tragiques. Globalement elle ne touchait plus terre. Elle avait finalement accepté un rencard.
Mais maintenant qu’elle y était presque, Hélène n’était plus si sûre. Dans le cube, sur la mezzanine, elle sentait venir la trouille, et la perspective d’un regret. Lison, pour sa part, r¬estait confiante.
— Ça va bien se passer. Vous avez plus l’habitude, c’est tout.
— Non, je vais laisser tomber. C’est pas pour moi ce genre de trucs.
— C’est à cause de votre mec ?
Hélène avait détourné les yeux vers la fenêtre. Dehors, le ciel déjà lourd pesait sur la ville et son fourmillement de bâtisses disparates. Sur des voies ferrées contradictoires, des TGV croisaient des TER à demi vides entre les murs bariolés de tags. Erwann avait voulu des bureaux qui dominent la ville. Il fallait prendre de la hauteur, voir global.
— C’est pas ça, mentit Hélène. C’est pas le bon jour, c’est tout. J’ai ce rendez-vous à la mairie. On bosse là-dessus depuis trois mois.
— Au pire, vous annulez votre date au dernier moment. Le mec sait même pas où vous êtes, ni quoi que ce soit.
Hélène considéra Lison. Cette fille si jeune, pour qui tout était possible… Elle voulut la blesser, se venger de tout ce temps qui lui restait.
— Tu m’emmerdes avec cette histoire, je suis plus une ga¬¬mine…
Lison comprit le message et s’éclipsa sans demander son reste. Restée seule, Hélène considéra son reflet dans la vitre. Elle portait sa nouvelle jupe Isabel Marant, un joli chemisier, son cuir et des talons. Elle s’était faite belle pour Manuel, pour ces crétins de la mairie. Au sommet de sa tête, elle constata la maigreur de son chignon. Elle s’en voulait tout à coup. Est-ce qu’elle s’était battue toute la vie pour ça ?
C’est le moment que choisit Erwann pour débouler dans le cube, sa tablette à la main, mal rasé, les cheveux roux, son ventre sénatorial pris dans le tissu superbe d’une chemise de twill bleu.
— T’as vu le mail de Carole ? Ils se foutent vraiment de notre gueule. Honnêtement, j’ai forwardé direct à l’avocat, je m’en bats les couilles. Sinon, t’es OK pour demain, la grosse réu fusion ?
— Ouais, j’ai confirmé hier.
— Cool, j’avais pas fait gaffe. Et pour la mairie ? C’est bon ?
— Oui, j’y serai à seize heures.
— T’es sûre, c’est cool, tout va bien ?
— Tout va bien.
— On peut pas se louper, sur ce coup-là. Si on a le pied dans la porte, on peut engranger comme des malades derrière. J’ai déjeuné avec la directrice des services. Ils veulent tout refondre de haut en bas. Si on se met bien d’entrée, ça nous placera pour les appels d’offres derrière.
— On va se mettre bien, t’inquiète pas.
L’espace d’un instant, Erwann quitta cet état de surchauffe nombriliste qui était son régime de croisière et fixa sur elle ses petits yeux dorés. À l’Essec, lui et Philippe avaient conjointement dirigé le bureau des étudiants. Deux décennies plus tard, ils se vantaient encore d’avoir détourné un peu de la trésorerie pour s’offrir un week-end à Val-Thorens. Erwann savait donc d’où Hélène venait, par quelle école elle était passée, son coup de pompe parisien, ses filles qui l’empêchaient de bosser tard le soir, ses gloires passées, ses défaillances, des trucs plus intimes encore peut-être bien.
— Je te fais confiance, dit-il.
— Il faudrait qu’on se voie aussi.
— Pour ?
Il savait bien à quoi elle faisait allusion. Hélène prit sur elle et passa outre son petit numéro de touriste.
— Tu te souviens. Mon évolution au sein de la boîte…
— Ah ouais ouais ouais. Il faut qu’on fasse un point là-¬dessus. Ça fait clairement partie des priorités.
Hélène sentit des idées homicides lui passer par la tête. Elle le tannait depuis des mois maintenant pour passer du poste de senior manager (ce qui ne signifiait pas grand-chose dans une si petite boîte) à celui d’associée à part entière et si Erwann était d’accord sur le principe, dans les faits, il ne se passait rien du tout.
— OK, dit-elle. Ce mois-ci, j’ai facturé plus de jours qu’il n’y a de jours ouvrables. Je bosse comme une cinglée et je sais bien que tu veux revendre à un gros cabinet. Je te préviens, il est pas question que je me retrouve la dixième roue du carrosse dans une succursale de McKinsey.
— Mais totalement ! fit Erwann, avec un enthousiasme ballottant. Tu connais mon opinion là-dessus. Fidéliser les talents. Y a zéro souci.
Hélène se dit que s’il se foutait d’elle, elle lui ferait cracher du sang. C’était le genre de phrases qui soulageaient et n’engageaient à rien, surtout quand on les gardait pour soi. Sur ces considérations belliqueuses, elle regagna l’open space où d’autres consultants se trouvaient disséminés, chacun dans son coin, un casque sur les oreilles et les yeux fixés sur son écran. Ces gens qui gagnaient entre quarante et quatre-vingt-dix mille balles par an et n’avaient même pas un bureau dédié. Il fallait qu’elle se sorte à tout prix de ce marécage d’indifférenciés. Depuis toujours, c’était la même histoire. Réussir.

La réunion devait se tenir dans les sous-sols de la mairie, une pièce aveugle éclairée au néon avec des tables en composite rangées en U et un tableau Veleda. Arrivée la première, Hélène vérifia que le Barco fonctionnait, le connecta à son ordinateur, fit défiler quelques slides pour s’assurer que tout roulait, puis patienta, les jambes croisées, pianotant machinalement sur son téléphone. Manuel lui avait adressé trois nouveaux messages qui en substance disaient tous la même chose. J’ai hâte. Je pense à toi sans arrêt. Vivement ce soir. C’était mignon, mais redondant. Il ne fallait pas non plus qu’il commence à trop se monter la tête. Elle voulut rédiger une réponse pour calmer ses ardeurs, hésita ; elle ne savait pas très bien quoi lui dire en réalité. Là-dessus, deux hommes entrèrent dans la pièce en laissant la porte ouverte derrière eux. Hélène se leva aussitôt, tout sourire. Elle connaissait vaguement le premier, un jeune type déjà chauve qui portait des Church’s et une veste cintrée. Aurélien Leclerc. Il prétendait occuper le poste de dircom adjoint. Les mauvaises langues assuraient qu’il n’était en réalité qu’adjoint du dircom. »

Extraits
« Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. » p. 15

« Cornécourt ne payait pas de mine. C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette.
À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes. Un rétroviseur endommagé pouvait ainsi susciter des propos tombant sous le coup de la loi, des tags tracés nuitamment sur les murs du centre culturel nourrir des idées d’expédition punitive. Ainsi au comptoir du Narval, le bistrot qui faisait l’angle et tabac-presse, les violences n’étaient pas rares, mais restaient purement rhétoriques. On y buvait des Orangina, des demis de Stella, des rosés piscine en terrasse quand revenaient les beaux jours. On y grattait aussi des Millionnaire et des Morpion en causant politique, tiercé et flux migratoires. À dix-sept heures, des peintres aux vêtements blanchis, des entrepreneurs toujours inquiets, des maçons turcs qui de leur vie n’avaient jamais vu une fiche de paie, des gamins formés à l’AFPA toute proche venaient boire un verre et se laver des fatigues du jour. » p. 33

« Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où diner ni chez qui, en être là au bout du compte, le cheveu plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l’improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillait dans une bagnole qui n’était même pas la sienne. Christophe pensa à cette fille qu’il avait voulue à tout prix, et qu’il avait quittée. À ce gosse qui était tout et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis. » p. 52

« Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout. » p. 135

« Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaînes logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n’en plus finir et quelquefois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l’arrière, un enfant qui rassure tout le monde: finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d’instinct, aux premières notes, parce qu’on l’avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. » p. 381-382

À propos de l’auteurMATHIEU_Nicolas_©Joel_Saget

Nicolas Mathieu © Photo Joël Saget

Nicolas Mathieu est né à Épinal en 1978. Après des études d’histoire et de cinéma, il s’installe à Paris où il exerce toutes sortes d’activités instructives et presque toujours mal payées. En 2014, il publie chez Actes Sud Aux animaux la guerre, un roman noir qui évoque la fermeture d’une usine. Couronné par quatre prix (Erckmann-Chatrian, Goéland masqué, Mystère de la critique, Transfuge du polar), il est adapté pour la télévision par Alain Tasma. Son second livre, Leurs enfants après eux, reçoit le Prix Goncourt en 2018. En 2019, il publie un court roman, Rose Royal. (Source: Éditions Actes Sud / IN8)

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Portrait du baron d’Handrax

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En deux mots
Quelques œuvres d’un peintre oublié découvertes par le narrateur dans un petit musée de province vont lui permettre de faire la connaissance d’un personnage aussi excentrique qu’attachant. Les facéties du baron d’Handrax valent le détour!

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le baron d’Handrax se livre doublement

Bernard Quiriny nous offre un délicieux canular littéraire en cette rentrée 2022. Il signe sous son nom la fausse biographie du baron d’Handrax et des carnets secrets signés par son personnage principal. De quoi doubler notre plaisir!

Le Baron d’Handrax est un original. Lorsque le narrateur le rencontre, c’est parce qu’il a beaucoup apprécié les œuvres de son aïeul, Henri Mouquin d’Handrax (1896-1960) qu’il a découvert dans un petit musée de province. Il a alors envie d’en savoir plus sur l’artiste. C’est ainsi qu’il a pu rentrer en contact avec cet homme aussi excentrique qu’attachant, qu’il a croisé en visitant l’une de ses nombreuses propriétés. Car l’une des lubies du baron est de racheter les anciennes propriétés dont personne ne veut, à condition qu’elles soient restées meublées comme à l’époque de leur construction. Ainsi, il peut s’offrir un voyage dans le temps. Invité au château, il a fait la connaissance de son épouse Hortense et de ses enfants Agathe, 7 ans, et Marcel, 11 ans. Ses deux autres enfants, Arthur, 15 ans et Corinne, 16 ans étant restés dans leur internat à Moulins. À l’issue de sa visite, il a droit à la découverte d’une salle particulière, plongée dans le noir et que l’on découvre de manière tactile, en tâtant la structure des matières exposées. Lors d’une autre visite, il découvrira son train électrique, installée dans une autre pièce, mais surtout la seconde famille du baron. Après que son épouse ait engagée Coralie, le baron l’a trouvé si séduisante qu’il l’a mise dans son lit avant de lui faire trois enfants, Amandine, Pierre-Yves et Antoine. Toute la communauté vivant en belle intelligence, sans vraiment se croiser pour autant.
Mais le sommet de ses excentricités consiste à organiser des dîners de sosies. Lorsqu’il croise quelqu’un ressemblant à une célébrité, il l’invite à condition qu’il accepte de passer au maquillage. C’est ainsi qu’un soir il s’est retrouvé à table avec Nietzsche, Samuel Johnson, Mme Récamier, le président Coty, Nikola Tesla, George Sand et Churchill. «Avec des personnalités venues d’époques différentes, on a l’impression de sortir du temps, d’avoir rejoint une quatrième dimension où les grands hommes de tous les âges et de tous les pays cohabitent.» Bien entendu, la conversation n’a rien n’a voir avec ce que les authentiques personnages pourraient dire, mais c’est ce qui plait au baron, tout comme la chasse aux sosies.
Et si vous pensiez en avoir fini avec les drôles d’idées, je dois vous décevoir. Les rendez-vous pour renifler les morts ou encore les promenades à reculons complètent le tableau. Mais laissons-là cette liste, même si vous en doutez bien, elle est loin d’être exhaustive et va convier aussi bien Eros que Thanatos, sans oublier la littérature, qui ne pouvait être absente ici. Parlons plutôt des trois grandes qualités de ce livre.
L’humour tout d’abord, omniprésent mais difficile à définir, entre ironie teintée de nostalgie et un peu d’autodérision qui font de cette fausse biographie un joyeux moment de lecture.
Ajoutons-y un style d’un agréable clacissisme, qui colle parfaitement au personnage vieille France de ce baron d’Handrax.
Enfin, et pour cela, chapeau bas Bernard Quiriny, ce roman pousse la supercherie littéraire au-delà de l’invention d’un lieu et d’une dynastie. Avec la complicité de son éditeur, voilà que paraît simultanément en poche un livre signé par le baron d’Handrax lui-même – et préfacé par Bernard Quiriny: «Je retrouve dans les pages de ces Carnets le Baron tel que je l’ai connu, avec ses traits de caractère, son ironie, son goût d’inventer, sa curiosité, son ton sarcastique, sa mélancolie, sa faculté d’émerveillement sa propension au dégoût, son conservatisme, son anarchisme, son pessimisme, son libéralisme son éclectisme et tous ses -ismes.
La baronne d’Handrax a bien voulu me permettre de le publier, et d’y ajouter cette préface; qu’elle en soit remerciée.» Du coup, on peut se régaler de ces aphorismes, vraies et fausses citations et définitions, de ces phrases qui rapprochent Bernard Quiriny des premières pages du roman de Frédéric Beigbeder, Un barrage contre l’Atlantique. Voilà en tout cas un double barrage contre l’ennui!

Portrait du baron d’Handrax
Bernard Quiriny
Éditions Rivages
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782743654993
Paru le 5/01/2022

Parution simultanée:


Carnets secrets
Archibald d’Handrax
Éditions Rivages Poche
252 p., 7 €
EAN 9782743655051
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le village fictif d’Handrax, non loin de Moulins dans l’Allier. On y évoque aussi Paris, New York et une lune de miel aux États-Unis.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le baron d’Handrax existe, Bernard Quiriny l’a rencontré. Installé en famille dans son manoir de l’Allier, cet hobereau excentrique aux allures de géant barbu est débordant d’idées folles, qui font de lui le plus attachant des compagnons.
Collectionneur de maisons en ruines, organisateur de dîners de sosies, pourvoyeur intarissable d’anecdotes et de bons mots, spécialiste des langues inconnues, inventeur de génie, amateur de cimetières et de trains électriques, le baron d’Handrax ne fait rien comme tout le monde et ne cesse de surprendre.
Bernard Quiriny ne pouvait faire moins, pour rendre hommage à ce précieux ami trop tôt disparu, que d’écrire son portrait. Voici donc Le portrait du baron d’Handrax, roman inclassable où se dévoile le petit monde fantasque et désopilant d’un personnage inoubliable.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RFI (Vous m’en direz des nouvelles – Jean-François Cadet)
Les Carnet et les instants (Nicolas Marchal)
Blog froggy’s delight


La chronique de Clara Dupont-Monod à propos du Portrait du baron d’Handrax de Bernard Quiriny © Production France Inter

Les premières pages du livre
« Henri Mouquin d’Handrax (1896-1960): peintre mineur, oublié de nos jours. Je m’en suis entiché par hasard, après avoir acheté une toile de lui chez un antiquaire, pour une bouchée de pain. J’ai commencé à me documenter sur sa vie, à chercher des études à son sujet. Je n’ai rien trouvé ; nul historien de l’art, nul érudit, ne s’est passionné pour son cas. J’ai voulu réparer cette injustice, en écrivant moi-même un livre. Ce livre sans doute n’intéresserait pas grand monde, mais qu’importe ! Et si les éditeurs n’en voulaient pas, je l’imprimerais à mes frais.
J’appris que le musée d’Handrax, dans l’Allier – berceau de la famille –, possédait des tableaux de Mouquin. Je décidai de m’y rendre, après m’être assuré par téléphone que l’établissement serait bien ouvert.
Dès mon arrivée, je tombai sous le charme d’Handrax. Mille cinq cents âmes, un clocher, de vieilles rues pavées ; une bourgade quiète et paisible, oubliée par la mondialisation. Hormis quelques enseignes criardes dans l’avenue principale, et de hideuses constructions modernes près de la gare et dans sa périphérie, rien n’y indiquait qu’on fût en 2020 ; on se serait attendu à croiser par les rues des fiacres, et des messieurs à chapeau haut de forme.
Installé dans un ancien couvent, le musée montrait des toiles d’artistes locaux – dont huit Mouquin –, et un certain nombre de pièces d’archéologie mises au jour à l’occasion de chantiers alentour ; la plus grande salle était consacrée aux objets d’autrefois : outils, faïences, balances à plateaux, fers à repasser en fonte, tout un stock légué par un collectionneur. Le musée avait récupéré aussi, à leur fermeture ou lors de rénovations, l’ameublement et la décoration des vieux commerces d’Handrax : la boulangerie, la pharmacie, etc. On avait reconstitué ces boutiques avec des mannequins déguisés, pour figurer les commerçants.
Lors de ma visite, le musée était désert. Je fis le tour, puis étudiai longuement les Mouquin. Le gardien, trouvant suspect mon intérêt pour eux, rôdait derrière moi.
Les tableaux, qui dataient des années 1950 – sa dernière époque, comme j’aimais à le dire –, n’étaient pas mal. Le plus beau, une nature morte, était la version aboutie d’une esquisse que je connaissais déjà. Enchanté, je décidai de revenir avec mon matériel de dessin, pour les recopier. (La loi l’autorise, pourvu que la copie soit d’un autre format que l’original.)
Par courtoisie, j’informai le gardien de mes projets. Il n’y vit aucune objection et demanda s’il pouvait m’être utile. Il était plus sympathique qu’il n’en avait l’air. Nous bavardâmes, et il m’apprit deux choses : que le petit-neveu de Mouquin habitait au village, et que la mairie cherchait pour le musée un second gardien.
Ainsi commença ma nouvelle vie.

MAISONS DU BARON
François-Paul – mon collègue – connaissait bien le descendant de Mouquin : il travaillait pour lui, en plus de son emploi de gardien. Il en parlait avec une déférence un peu comique et ne l’appelait jamais autrement que : « Monsieur le Baron ». Car c’était un noble : Baron Archibald d’Handrax, énième du nom. Il vivait avec Madame et leurs enfants dans le manoir de la famille, à deux kilomètres du centre-bourg.
Le travail de François-Paul consistait à visiter régulièrement les maisons du Baron, à Handrax et aux alentours.
– Il en a tant que ça ? demandai-je.
– Des dizaines ! Mais il ne les habite pas.
Comme je posais des questions, François-Paul m’invita à le suivre dans l’une de ses « tournées ».
Le jour dit, nous visitâmes une demi-douzaine de maisons, toutes inoccupées depuis dix ans et plus. Restées intactes depuis la mort de leur précédent propriétaire, garnies de meubles massifs, tapissées de papier à fleurs jauni, elles sentaient l’encaustique, la moisissure et le passé. François-Paul les aérait puis les inspectait, à la recherche d’une fuite d’eau ou d’une attaque de mérule.
Tandis qu’il vaquait à ses travaux, je déambulai, amusé par les toiles cirées sur les tables, les napperons de dentelle sur les buffets, la porcelaine dans les vaisseliers. Il y avait dans les salons d’antiques postes de télévision rebondis, avec des boutons-poussoirs sous l’écran. Les placards étaient remplis de produits ménagers hors d’âge, datant parfois même des années 1960. Les paniers d’osier étaient chargés de journaux anciens et de dépliants publicitaires, de factures et de lettres avec des timbres en francs. J’avais l’impression d’être en vacances chez ma grand-mère. Je n’aurais pas été surpris de la voir s’incarner tout à coup, avec sa blouse et son tablier à carreaux ; elle eût été comme chez elle.
François-Paul veillait donc à ce que les maisons ne se dégradent pas trop. L’été, il ventilait. L’hiver, il chauffait. Il réparait, en s’efforçant de moderniser le moins possible. Il avait tout une collection de vieilles pièces de radiateur ou de chaudières, achetées dans des brocantes.
Mais quel intérêt y avait-il à conserver ainsi ces demeures dans leur jus ?
La réponse me fut donnée par le Baron en personne, que nous rencontrâmes ce jour-là dans la dernière maison de la liste – une bicoque étroite, compressée entre deux autres, dans un hameau à cinq kilomètres d’Handrax.
C’était un homme d’âge indéfinissable, entre cinquante et soixante ans, bien habillé, un peu replet, très gentleman farmer, avec une épaisse barbe grise. Ses cheveux ébouriffés n’avaient pas dû voir un peigne depuis longtemps. Il marchait avec une canne, une belle canne en bois noir, avec un pommeau d’argent.
Il était très grand ; debout, il avait quelque chose d’un ogre. Je songeai qu’il devait avoir un gros appétit, et je le vis en pensée dévorer du sanglier, de la biche, des mets rustiques et puissants. Chassait-il ? Je l’imaginais bien avec un fusil et une casquette à oreilles.
François-Paul nous présenta, puis fit un rapide compte rendu de ses visites précédentes, et disparut enfin pour son inspection, me laissant seul avec le Baron. J’étais intimidé ; il en imposait. Il s’assit dans un fauteuil et m’invita à prendre place sur le canapé. L’assise grinça sous mon poids.
Je dis au Baron que j’étais un admirateur de Mouquin, raison de ma présence ici. Il s’éclaira. « Ah ! Henri. Bon peintre. Bon homme, aussi. » Il l’avait connu dans sa jeunesse ; on l’appelait Mouquin-Pinceau, ou Pinceaux, parce qu’il en avait toujours dans ses poches. Il possédait au château (le manoir familial, communément appelé château) quelques toiles de lui, des dessins, des esquisses ; si cela m’intéressait, je n’avais qu’à passer, il me montrerait tout.
Je l’interrogeai alors sur ses vieilles maisons, gardées dans leur état ancien.
– Personne n’en veut, répondit-il. Handrax et sa région n’attirent pas les foules. Quand un vieillard casse sa pipe, les héritiers mettent sa maison en vente ; mais elle peut rester sur le marché pendant des années. Au début, ils l’entretiennent ; puis ils se lassent et n’y pensent plus. La maison tombe alors en ruine ; elle meurt à petit feu.
– C’est pour cela que vous la rachetez ?
– Oui, et aussi par goût. Ces maisons sont un conservatoire du passé. Les derniers propriétaires étaient âgés, la décoration date, tout est d’époque : les meubles, les rideaux, les parquets, les papiers. Entrer là-dedans, c’est entrer dans le passé.
Il fit un geste circulaire.
– Que voyez-vous ?
Je souris.
– Eh bien, une bibliothèque en merisier, contenant quelques volumes ; le fauteuil où vous êtes assis, en cuir vert ; un guéridon, décoré d’un vase vide.
– Un guéridon, répéta le Baron. Rien que ce mot !
Il s’esclaffa.
– À votre avis, de quand date la décoration, ici ?
J’hésitai.
– 1972 ?
– 1964. Je me suis renseigné. Visiter cette maison revient donc à se transporter en 1964. Littéralement. C’est la manière la plus efficace et la plus économique de voyager dans le temps.
Le plancher craqua au-dessus de nos têtes. François-Paul.
– Parfois, continua le Baron, on me propose des maisons dont les propriétaires viennent de mourir. Les héritiers, me croyant un hurluberlu, s’imaginent que j’achète tout. Or, une fois sur place, je découvre que la maison a été partiellement rénovée, cuisine neuve, etc. Dans ces conditions, ça ne m’intéresse plus. Je recherche les goûts d’hier, les décors, les odeurs. Les vendeurs ne comprennent pas ; ils croient que je refuse parce qu’il reste des travaux à faire, alors que je refuse parce que des travaux ont été faits.
François-Paul redescendit et s’assit près de nous. Un silence solennel s’installa. Nous étions là, recueillis, plongés en pleine année 1964. Cela dura peut-être cinq minutes ; une voiture passa dans la rue, brisant le charme. Le Baron se leva, appuyé sur sa canne. Nous l’imitâmes.
– Quand j’ai envie de dépaysement, dit-il, je me rends dans l’une de mes maisons. J’y reste une heure ou deux, c’est comme si j’avais fait un long voyage.
Son visage avait quelque chose d’enfantin, une sorte d’exubérance comique qui contrastait avec son allure austère et sa grosse voix.
– Bon. Je vous attends au château, quand vous voudrez.
Il me serra la main, puis s’en alla. François-Paul et moi refermâmes les volets, et regagnâmes Handrax.
– De temps en temps, m’expliqua François-Paul, le Baron s’installe pour quelques jours dans une de ses bicoques, avec sa famille. Cela, dit-il, pour qu’elle revive – la maison.
J’étais charmé par ces manies, que je croyais comprendre assez bien.
– Combien en a-t-il, en tout ?
– Je ne sais pas. Je ne m’occupe pas de toutes.
– Qui d’autre ?
– Je n’en sais rien. Monsieur est très secret.
Il réfléchit, puis :
– Je dirais qu’en tout, il doit en posséder une quarantaine.
– Il est donc riche ?
– Les maisons qu’il aime, hors d’âge, ne coûtent rien.
Soupir.
– Mais il est vrai que, de l’argent, il en a tant qu’il veut.

PREMIÈRE VISITE AU CHÂTEAU
Le manoir, sur les hauteurs d’Handrax, était une élégante bâtisse du XVIIIe siècle, flanquée d’écuries (pas de chevaux – le Baron les détestait), avec un parc. Sitôt que je la découvris, je fus séduit ; le Baron avait de la chance d’habiter un si bel endroit et d’avoir les moyens de l’entretenir.
Il m’accueillit en personne et me conduisit dans son bureau, où il avait installé ses Mouquin, descendus spécialement du grenier où ils sommeillaient depuis des années. Je reconnus la patte de mon peintre dans ces petits formats représentant des paysages de l’Allier ; au regard des thèmes et de la manière, je les datai des années 1920 et 1930. Je fis quelques commentaires ; mon hôte m’écouta avec attention, en hochant la tête. Je demandai ensuite la permission de copier les toiles ; il accepta, et promit même de mettre à ma disposition une pièce du château.
Il m’invita ensuite à goûter au salon. Nous traversâmes d’innombrables pièces et couloirs – le manoir était vaste –, tous meublés fastueusement. « Je ne suis pour rien dans cette décoration, expliqua-t-il ; j’ai tout reçu de mon père, qui lui-même l’avait reçu du sien, etc. »
Il avait tout de même transformé certaines pièces en fonction de ses besoins (et de ceux de sa famille – il avait une femme et quatre enfants, dont je parlerai). »

À propos de l’auteur
QUIRINY_bernard_julien_faureBernard Quiriny © Photo Julien Faure

Bernard Quiriny est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Contes carnivores (Seuil, 2008), Une collection très particulière (Seuil, 2012, Grand Prix de l’imaginaire) ou encore L’affaire Mayerling (Rivages, 2017). (Source: Éditions Rivages)

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Les ailes collées

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En deux mots
En ce jour de mai 2003 Paul épouse Ana. Parmi les invités, il y a Joseph qui partage avec Paul un secret vieux de vingt ans. Alors collégiens, les deux garçons ont vécu un drame qui a laissé des traces indélébiles.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’histoire que tous voulaient oublier

Sophie de Baere revient avec un roman fort, l’histoire d’un amour contrarié, de victimes de harcèlement scolaire et d’une histoire que tous voulaient oublier mais qui finit par tout emporter. Même vingt ans plus tard.

En ouverture de ce beau roman, nous sommes conviés au mariage de Paul Daumas avec Ana. Cette union, célébrée le 17 mai 2003, ne s’accompagne toutefois pas des traditionnelles certitudes, mais bien davantage d’interrogations. Pour comprendre cet état d’esprit, il faut remonter le temps.
Jusqu’en 1983.
À cette époque Paul et sa sœur Cécile tuaient leur ennui devant les séries télévisées. Ils rêvaient leur vie future plus qu’ils ne vivaient.
«Il ne fallait surtout pas se plaindre. Les Daumas étaient beaux, ils possédaient une belle maison à tourelle, une belle situation, une belle vie, et la beauté, on n’a pas le droit de l’endommager, encore moins de la salir. (…) On doit avoir l’air heureux quand on est beau et riche.»
Mais la réalité est toute autre. Durant cet été, celui de ses 14 ans, à la suite d’une dispute entre sa mère et sa tante, il apprend qu’il est né à la suite d’une étreinte très alcoolisée à l’arrière d’une voiture et sa mère, après avoir constaté que son ventre s’arrondissait, a dû épouser le responsable de la chose. Effacée la belle histoire d’amour entre Blanche et Charles. Fort heureusement, c’est aussi l’été où Paul fait la connaissance de Joseph. Un nouvel ami bien plus libre, bien plus décomplexé, avec lequel il va essayer d’oublier le naufrage familial. Car désormais son père néglige et trompe sa mère, qui va se réfugier dans l’alcool jusqu’au coma éthylique. «Peu à peu, cette femme que Charles culpabilisait de négliger depuis tant de temps lui était apparue telle qu’elle était devenue. Mère dépassée, épouse ternie. Une longue plainte silencieuse et insoutenable, Et maintenant qu’il avait décidé de n’aimer quelle et de la sauver d’un alcoolisme dont il était la cause, il n’y parvenait pas.
C’était trop tard.»
Pour Paul, le drame va se nouer un soir de fête. Il est invité, tout comme Joseph, a une soirée dans la propriété d’une copine de classe. Il va boire un peu trop, mais se souvient parfaitement de la fièvre ressentie, du désir qui monte, de l’envie de laisser communier son corps à ses pulsions. Il se souvient aussi de ce terrible moment où il a été surpris, où ses amis ont compris ce qui se tramait. Et de la violence du harcèlement qui a suivi. «La jeunesse peut être une guerre silencieuse, un champ de bataille où des enfants d’à peine quinze ans sont capables de tuer à bout portant leurs camarades. Et cela, sous les yeux des adultes qui sont censés les protéger.»
Sophie de Baere va alors nous raconter ce qui s’est passé durant les vingt années qui ont suivi. En retraçant les parcours respectifs de Joseph et de Paul, elle nous livre les éléments manquants d’une histoire que tous voulaient oublier, mais qui a laissé des traces indélébiles. On peut y lire un plaidoyer contre le harcèlement scolaire et un appel à davantage de tolérance et d’ouverture d’esprit. On peut aussi se dire que cet ancrage en 1983 peut laisser penser que les mœurs ont – bien – évolué depuis, mais je n’en suis pas sûr. Pour ma part, j’y vois d’abord un roman d’amour. Celui d’une passion incandescente qui vous marque à tout jamais et qui, vingt ans plus tard, reste toujours aussi vivace, malgré les barrages, malgré les obstacles. Un amour fou, comme dans Les corps conjugaux, le précédent roman de l’auteure, désormais disponible en poche. Un amour capable de laisser s’ouvrir Les ailes collées.

Playlist

Lilac Wine dans le version de Nina Simone

puis dans la version de Jeff Buckley

et la reprise de

Here comes the sun de Nina Simone.

Summertime Blues de Cochran.

Les ailes collées
Sophie de Baere
Éditions JC Lattès
Roman
384 p., 20,90 €
EAN 9782709669535
Paru le 2/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une commune située au bord de la Manche. On y passe aussi des vacances à Nantes, dans l’Aveyron et le Jura en camp scout. Enfin, on y évoque un séjour à Rennes et une maison en construction à Cesson-Sévigné en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sa poésie à Paul, c’était Joseph. Et Joseph n’était plus là.»
Suis-je passé à côté de ma vie ? C’est la question qui éclabousse Paul lorsque, le jour de son mariage, il retrouve Joseph, un ami perdu de vue depuis vingt ans.
Et c’est l’été 1983 qui ressurgit soudain. Celui des débuts flamboyants et des premiers renoncements. Avant que la violence des autres fonde sur lui et bouleverse à jamais son existence et celle des siens.
Roman incandescent sur la complexité et la force des liens filiaux et amoureux, Les ailes collées explore, avec une sensibilité rare, ce qui aurait pu être et ce qui pourrait renaître.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Page des libraires (Antonin Barial-Camu Librairie Écriture à Chabeuil)
Blog Valmyvoyou lit
Blog Aude bouquine
Blog Sonia boulimique des livres
Blog La bibliothèque de Juju

Les premières pages du livre
« Prologue
17 mai 2003
La salle du restaurant se met à chanter, le bois de la table bat sous ses doigts. Ana aussi fredonne. Un air de cet été-là. Elle est si belle, si frêle. Les yeux de Paul s’attardent sur la mousseline qui colle à sa peau, sur les taches de sueur qui plissent légèrement le tissu de sa robe blanche et soulignent cette rondeur du ventre qui s’échappe. Depuis quelques minutes, la pluie a cessé sa course molle et le ciel s’éclaircit.
Ana est devenue sa femme.
Ana Daumas, épouse de Paul Daumas.
C’est joli.
Ça sonne.
La chanson s’achève. Les convives se rassoient face à la meringue italienne accompagnée de ses choux pistache et citron vert. Ana et Paul n’ont pas souhaité de pièce montée, ils voulaient un mariage simple.
Depuis la cérémonie à la mairie, il y a bien eu un bref discours de sa sœur Cécile, une chanson écrite par les deux témoins et un poème lu en tremblant par Blanche. Mais rien de plus. Un clapotement. Ils sont seulement douze. Leurs meilleurs amis, sa mère, ses beaux-parents, Cécile, son mari et leurs deux filles.
Paul regarde la mère. Ce matin, son visage hâve est passé entre les mains d’une esthéticienne. Les fards agrandissent son regard, colorent les petits os saillants de ses joues et lui donnent un air vivant, presque gai. Le maquillage comme une manière de voiler la vérité, de s’en défaire. Pourtant, quand Blanche est venue le féliciter tout à l’heure, sa voix, elle, avait l’âpreté d’un chagrin trop longtemps remâché. Paul croit qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher. Penser au père, à son absence. Au refus que Paul, son propre fils, a eu de lui. En ce jour le plus beau de sa vie.

Un serveur élégant et discret débarrasse les assiettes à dessert et propose des cafés. Ana prend la main de son mari.
Son mari. La chair de poule sur ces deux mots.
Il lui sourit.
Les yeux d’Ana sont une promesse et Paul se cogne à la forme de leur désir, les embrasse, baise ensuite ses minuscules phalanges une à une. Il a envie d’elle, voudrait avaler le temps.
La pluie cogne à nouveau contre les baies vitrées. Paul n’aime pas ces étés orageux, il n’aime pas leur côté imprévisible et changeant. Cependant, au même instant, c’est bien une surprise que lui annonce sa femme.
— Chut. Ferme les yeux, Paul. Je te réserve quelque chose d’inattendu. À 3, tu pourras les rouvrir. 1, 2, 3.

Devant lui, un groupe d’une vingtaine de personnes. Des amis. Ceux de la salle de danse, de l’institut de formation des maîtres. Quelques enseignants de l’école dans laquelle il travaille. Les anciens voisins de Rennes chez qui Ana et lui passaient au moins une soirée par semaine à boire des Cosmopolitan. Sylvain, son vieux copain de fac de lettres. Il y a aussi Éléonore, la seule personne de son entourage, à part la mère, qui partage sa passion pour la danse de salon.
Ils viennent tous le serrer contre leur torse, lui dire un mot gentil, tapoter son crâne avec affection. René, son vieux professeur de piano, est même venu jusqu’ici. Ana jubile. Paul comprend qu’il y a longtemps qu’elle prépare son cadeau.
Et soudain, un peu en retrait, il reconnaît Pierre-Henri, son camarade d’école primaire puis de collège, perdu de vue depuis des lustres. Lui reviennent en mémoire son pas lourd, ses dents serrées dans des bagues, ses pulls jacquard en laine qui gratte. Une autre histoire, un recoin du temps. Oubliés. Au fond des os.

Et à côté de lui, il est là. Joseph. Joseph Kahn.
Paul écoute le chant surgissant du passé. Quelque chose d’indéfinissable l’atteint et écrase la lueur du moment. Il pense à ces jours vécus ensemble, ces jours uniques parce qu’ils ne reviendraient plus.

HERE COMES THE SUN
1983 – 1984

On est en 1983. Et pour être plus précis, l’été 83.
En ce mois de juillet, la température pouvait atteindre les 30 degrés. Une chaleur ardente, éreintante. Il est peut-être 22 ou 23 heures et Paul se revoit avec une netteté surprenante : allongé sur son lit, enfermé dans ses quatorze ans et crevant d’ennui. Des jours à rallonge, sans que rien ne survienne. Comme si l’existence n’avait rien prévu pour lui ou alors quelque chose qui le dépassait.
Heureusement, Olivia Newton-John et John Travolta étaient coincés dans une cassette qu’il se passait en boucle. Et puis il savait qu’un jour, il réussirait à danser comme Danny Zuko. Ça le faisait tenir.
2 juillet 1983
Le week-end commençait.
Parées de leur vernis estival, les lumières du petit matin tremblaient sous le grand chêne. Les voisins avaient sorti la tondeuse à gazon, le robot autonettoyant de la piscine et les glaces Miko. On distinguait aussi les cris agacés des mouettes dans les pointes luisantes qui fendaient les nuages.
Comme à son habitude, le père avait délaissé la mère, les couronnes et les bridges dentaires pour son fusil et sa camionnette blanche aux essieux crottés. C’était la période du tir anticipé et Charles Daumas faisait partie des quelques privilégiés détenteurs d’un permis de chasse consenti par le préfet. Sangliers et chevreuils rempliraient bientôt le coffre de son utilitaire puis l’un des deux congélateurs du sous-sol.
Chaque dimanche de la saison, Charles aimait retrouver cette camaraderie virile, l’air qui s’engouffre dans le corps, l’animal à sa merci. Il aimait enfoncer ses bottes de caoutchouc dans l’aurore rose, sentir son humidité goutter dans les cheveux. Odeur d’humus et de boue, muscles tendus et fiers, il rentrait dans les bois et leurs sauvages profondeurs comme on pénètre dans une église, à 11 heures tapantes, pour rencontrer le Tout-Puissant. La forêt est une prière qui sauve, disait-il.

Paul se rappelle que Charles l’y avait emmené une fois. C’était un matin de la fin octobre 1981. Père et fils y étaient allés avec une patrouille de chasseurs. Juste avant de partir, le père avait fait promettre à Paul de rester silencieux. La chasse exige calme et concentration et puis, si ses amis toléraient sa venue, Paul ne devait pas se faire remarquer. Quand Charles avait dit ça, le garçon avait saisi la honte du père. Depuis qu’il sait parler, Paul est bègue. Et même si les choses s’étaient arrangées avec les années d’orthophonie, il lui arrivait encore de buter sur des mots.
Genoux fouettés par les branches et les hautes herbes, corps en avant, les hommes et l’enfant avaient marché un long moment dans les replis forestiers de ce bord de nationale. On approchait de la Toussaint et il faisait froid. On voyait encore la lune. Sa lueur sèche et blafarde s’écoulait sur les bois et Paul avait le sentiment d’être là par effraction. Leurs dos courbés par les carabines, leurs grosses mains plaquées à leurs cuisses, les chasseurs avançaient en silence. À chaque fois que les coudes de Paul frôlaient les feuilles des arbres d’un peu trop près, le père se retournait et lui lançait un regard dur.
Au cours d’une de leurs haltes, Charles avait quand même autorisé Paul à porter son Beretta en bandoulière. Un court instant, le fils avait décelé une once de fierté dans les yeux du père, une sensation qu’il avait tenté de garder en bouche le plus longtemps possible. Pour la première fois sans doute, il se trouvait sur son parcours. Sur la même ligne, le même front, la même lutte. Enfin, il le rejoignait dans son monde.

Il était à peine 6 heures quand ils arrivèrent à l’endroit prévu. Le vent s’était levé et il tordait le cœur du garçon. De la fumée blanche sortait de ses narines, l’air gelé coupait la chair de ses joues. Paul ne voulait pas être ici mais il ne pouvait pas, une fois de plus, décevoir Charles.
Et puis tout à coup, le signal fut lancé et les yeux des uns et des autres se mirent à scruter, dépister, débusquer. Le père et Michel Varauch, le maire dont Charles était le premier adjoint, menaient la traque. Observateurs fiévreux, ils semblaient faire corps avec la forêt, s’infiltrant en elle, remontant la piste noire et mouillée, fondus en un seul et même objectif.
C’était un mauvais moment pour qu’un picotement s’insinue dans la trachée. C’était un mauvais moment et pourtant Paul fut pris d’une longue quinte impossible à retenir. Cette fois, Charles lui adressa un signe de tête qui ressemblait à une morsure. Paul comprit qu’il regrettait.
Le père ne l’emmènerait plus avec lui.
Quelques minutes après, une biche fut tirée et son cri de mourante jaillit dans l’air sombre. Une clameur que Paul n’oublierait jamais, presque une voix. Et tandis qu’ils s’approchaient du corps rouge et dolent de la bête, cette phrase que monsieur le maire lui asséna en souriant :
— Ton père, c’est un tueur-né.
9 juillet 1983
Saleté de fusibles.
Le disjoncteur avait sauté dans la nuit. La mère râlait.
Le compteur n’était plus aux normes, on était samedi et l’électricien demeurait injoignable. Le père était parti pour deux jours en congrès. Invitation annuelle d’un gros fabricant de prothèses dentaires. La télévision ne fonctionnait pas et ça, très précisément ça, Blanche Daumas était incapable de le supporter. C’était au-dessus de ses forces.
Ma sorcière bien aimée, L’âge heureux, Belle et Sébastien, Janique Aimée. Il y avait de longues années déjà, depuis l’enfance peut-être, que la mère ne pouvait plus se passer de leurs personnages, de cet amour sans angles qui les unissait. Elle en savourait la forme ronde, lisse, enveloppante. Une douceur de dragée qui donnait souvent à Paul l’envie de pleurer et qui, il le voyait bien, rougissait aussi les yeux de Blanche.
Mais ce que Cécile et Paul préféraient par-dessus tout, c’était une série américaine qui passait depuis un an sur la première chaîne. Pour l’amour du risque. Ils n’en manquaient pas un épisode. Chacun à leur manière, le frère et la sœur admiraient le couple formé à l’écran par les personnages principaux, des détectives richissimes qui parvenaient à déjouer les plus folles intrigues. Février, leur petit chien gris au long poil soyeux, faisait particulièrement rêver Cécile et à la moindre occasion, la petite sœur suppliait Blanche de lui en offrir un semblable. Paul, lui, était touché par la relation entre les époux, par ce que tour à tour, l’un pouvait susciter d’émerveillement chez l’autre. Il aimait leur prévenance, leur proximité, leurs facéties complices. Il aimait l’idée d’un amour comme celui-là.
Lui aussi, un jour, lorsqu’il serait plus grand, il tomberait amoureux d’une fille comme l’héroïne, Jennifer Hart. Il la choierait, lui offrirait des montagnes de fleurs et de bijoux, lui écrirait des lettres et des poèmes, l’emmènerait dans les restaurants chics où les serveurs ôtent les manteaux des dames avec déférence et délicatesse. Il lui préparerait des petits-déjeuners au lit sur un plateau d’argent. Croissants chauds, orange pressée, café italien avec de la mousse. Et même, il ferait tournoyer sa robe à volants sur la piste de danse d’un immense bateau de croisière. Sa Jennifer serait aussi jolie que Blanche. Mais, lui, il ne la laisserait pas s’étioler comme le faisait Charles avec sa femme, il ne froisserait pas les mots doux du début, il les garderait en vie. La fille qu’il choisirait serait son unique joyau. Il se l’était promis. Il était prêt, il n’attendait plus qu’elle.
Une torpeur sans joie. Il n’y avait pas d’autres mots pour décrire ce début d’été.
Chaque matin, le pied à peine posé sur le parquet, Paul se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire de tout ce jour qui restait. Il n’y avait personne pour réveiller les murs de granit et les fenêtres en berceau de la maison bourgeoise, personne pour ne serait-ce que les entrouvrir, pour brasser un peu d’air et de salive.
Quand il y songe aujourd’hui, Paul dirait que les moments passés ici se résumaient à quelques objets et lieux marquants. Des chaussures qu’on tenait à la main avant de rentrer, des patins glissés sous les chaussons, des portes qu’on se retenait de claquer, un mystérieux bureau toujours fermé à clef, une cuisine qui sentait encore le neuf et abritait des repas silencieux. En vérité, au sein du foyer, il n’existait au mieux que des bruits de pas dans les couloirs, parfois aussi quelques chuchotements. Avec Cécile, à la fenêtre. Leurs regards d’enfants se perdant vers la rue et l’impeccable jardin.
La plupart du temps confinés dans leurs chambres, il arrivait même que, des journées entières, Cécile, Paul et la mère stagnent sur leurs lits. Fixant par la fenêtre le ciel sableux qui rétrécissait doucement. Ou, l’instant d’après, suivant les couleurs mouvantes d’un écran de télé placé sur un meuble haut, comme ceux qu’on colle encore aujourd’hui aux murs des chambres d’hôtel ou d’hôpital.
Des jours et des jours à se dire que rien ne doit déborder.
Des jours et des jours où tout déborde.
Mais il ne fallait surtout pas se plaindre. Les Daumas étaient beaux, ils possédaient une belle maison à tourelle, une belle situation, une belle vie, et la beauté, on n’a pas le droit de l’endommager, encore moins de la salir. Blanche ne l’aurait pas permis. Ses parents l’avaient élevée dans l’idée que beauté et douleur ne pouvaient pas cohabiter alors elle en avait pris son parti. Ses enfants aussi. On doit avoir l’air heureux quand on est beau et riche.
Rien à faire. L’électricien tardait à arriver. Seul avec Cécile, Paul prenait son déjeuner. L’eau du thé se consumait lentement dans une casserole oubliée sur le gaz. La mère, trop préoccupée par cette histoire de panne, avait renoncé à faire à manger et Paul regardait surnager ses corn-flakes en transpirant. Il faisait de plus en plus chaud. On n’était pourtant que début juillet. Pour faire passer les épreuves du BEPC aux troisièmes, le collège avait fermé ses portes depuis quinze jours et renvoyé les élèves chez eux.
Mais pour Blanche, tout ça, c’était du grand n’importe quoi. Un diplôme qui ne valait plus rien, des adolescents contraints à l’oisiveté dès la mi-juin :
— Ça donnera rien de bon. Ah oui, Paul, crois-moi, on s’en mordra les doigts !
Du matin au soir, les mêmes rengaines maternelles roulaient les unes sur les autres. Du remplissage, sans texture ni racine. Des particules d’air qui palpitent.
Toujours un mot aimable pour les voisins, un vocabulaire choisi, le ton patiné, quand elle sortait, Blanche Daumas ressemblait à une bourgeoise de film américain – le genre qui sait dresser une table et tenir des conversations avec des gens importants. Une femme que l’on croise chez le fleuriste et que l’on trouve agréable mais avec qui il semble difficile de rentrer en intimité. Souriante et avenante, mais impénétrable.
Robe droite bleu marine ou beige repassée pli à pli, blazer à épaulettes, chignon serré, ballerines plates aux couleurs assorties : elle n’avait que la trentaine mais s’habillait déjà comme une dame. Et même en ce mois de juillet, tandis que le thermomètre avoisinait les 30 degrés, Blanche continuait de porter collants fins et chemisier à manches longues. Elle n’aurait surtout pas voulu avoir l’air d’une femme légère. Sous le tissu qui couvrait la peau nue et fragile, Paul se demandait parfois si la mère ne cherchait pas à devenir étanche.
En réalité, Blanche était un paradoxe. Elle se prétendait libertaire mais interdisait à ses enfants de toucher à tout, de parler à table, de choisir leurs vêtements. Elle se pensait indépendante mais passait sa vie à obéir aux ordres de son mari et à attendre qu’il lui fasse l’aumône d’un peu de son temps.
Charles le lui avait pourtant promis au début. Un petit hôtel à Montmartre, une gondole à Venise, une valse à Vienne. Ensemble, ils voyageraient. Ils iraient au restaurant, dans les meilleures boutiques des grandes villes, ils prendraient du bon temps. Une vie dorée à l’or fin. Mais Charles ne fermait le cabinet qu’à la nuit tombante et quatorze ans après leur mariage, Blanche n’avait encore jamais quitté la région.
Malgré tout, elle ne semblait pas lui en tenir rigueur. Le soir, lors du dîner que Charles, rentré trop tard, prenait généralement seul dans le salon – il avait l’habitude de dire, d’un air supérieurement moderne, qu’il faisait ses repas « à l’américaine » –, elle se positionnait toujours derrière lui. Et alors, il fallait la voir… Le corps immobile et les yeux en alerte, figée de manière à pouvoir remplir son verre de vin ou à lui débarrasser son assiette au meilleur moment. Une bonniche de luxe. C’est ainsi que la tante Françoise l’appellerait le jour de la dispute.
En ce temps-là, Paul ignorait si ses parents s’aimaient encore ou s’ils s’étaient jamais aimés, mais ce qu’il savait déjà, c’est que Blanche Daumas ne vivait que pour son mari. Lorsque Charles Daumas se retournait, il pouvait être sûr que sa femme se trouvait toujours dans son sillage. Chaque fois que son époux jouait de la trompette dans la fanfare municipale, chaque fois qu’il prononçait un discours officiel devant les quelques notables de la commune, elle se tenait là, juste derrière, rougissant de fierté et d’admiration. Une chaleur inexplicable dans le regard.
Paul la revoit encore, les soirs de la semaine, dès la première seconde où la porte du garage se mettait à coulisser. Se cherchant une posture, les mains dansant dans ses cheveux tout juste gorgés de Shalimar, le corps aspiré par le désir de lui plaire. Flamboyante. »

Extraits
« Mais il ne fallait surtout pas se plaindre. Les Daumas étaient beaux, ils possédaient une belle maison à tourelle, une belle situation, une belle vie, et la beauté, on n’a pas le droit de l’endommager, encore moins de la salir. Blanche ne l’aurait pas permis. Ses parents l’avaient élevée dans l’idée que beauté et douleur ne pouvaient pas cohabiter alors elle en avait pris son parti. Ses enfants aussi. On doit avoir l’air heureux quand on est beau et riche. » p. 26

« Peu à peu, cette femme que Charles culpabilisait de négliger depuis tant de temps lui était apparue telle qu’elle était devenue. Mère dépassée, épouse ternie. Une longue plainte silencieuse et insoutenable, Et maintenant qu’il avait décidé de n’aimer quelle et de la sauver d’un alcoolisme dont il était la cause, il n’y parvenait pas.
C’était trop tard. » p. 83

« La jeunesse peut être une guerre silencieuse, un champ de bataille où des enfants d’à peine quinze ans sont capables de tuer à bout portant leurs camarades. Et cela, sous les yeux des adultes qui sont censés les protéger. » p. 154

À propos de l’auteur
de_BAERE_Sophie_DRSophie de Baere © Photo DR

Sophie de Baere est diplômée en lettres et en philosophie. Après avoir habité à Reims puis à Sydney, elle s’est installée comme enseignante près de Nice. Elle est également auteure, compositrice et interprète de chansons françaises. Elle a publié en 2018 son premier roman, La Dérobée puis Les Corps conjugaux en 2020 et Les Ailes collées en 2022. (Source: Éditions Hachette)

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Au café de la ville perdue

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En deux mots
Une journaliste s’installe dans café et entame la conversation avec le patron et ses employés. Ils viennent tous de Varosha, la cité balnéaire voisine d’où ils ont été bannis. Au fil de son enquête, elle va comprendre le drame des chypriotes et nous expliquer d’où vient la scission de l’île entre grecs et turcs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le mariage impossible

Pour son troisième roman, Anaïs Llobet s’est installée à Chypre. Dans Le café de la ville perdue, elle suit une famille au destin brisé, elle nous raconte le drame d’un pays toujours déchiré. Celui d’une impensable réconciliation.

Il fallait bien un jour qu’Anaïs Llobet s’arrête à Chypre. Car, comme dans ses deux premiers romans, Les mains lâchées et Des hommes couleur de ciel, elle a choisi de mêler son métier de journaliste à celui de romancière pour retranscrire la réalité, la mettre en perspective, lui donner chair en l’habillant de personnages qui racontent leur histoire.
Oui, cette île déchirée, que se disputent chypriotes turcs et grecs, était faite pour elle. Et son poste d’observation ne pouvait être mieux choisi, le Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. C’est là que Giorgos a rassemblé les souvenirs de Varosha, la ville devenue fantôme après l’invasion turque de 1974. Le vieil homme a accroché au mur la carte de la ville, «épinglant tout autour les photos d’anciens habitants, pour la plupart décédés. L’une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre: Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.»

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Car Giorgos, même s’il ne faut pas croire toutes les histoires qu’il raconte, est le garant de la mémoire familiale et au-delà de cette ville vouée à accueillir les touristes du monde entier. Les hôtels poussaient alors comme des champignons et les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood s’y pressaient. On y a même tourné des films comme Exodus, avec Paul Newman.
«L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. (…) Le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi. C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche. Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères. Aucun n’est revenu vivant.»
Anaïs Llobet a choisi un excellent système narratif pour nous permettre de comprendre les enjeux d’un conflit qui s’éternise. Elle alterne les chapitres qui se déroulent au moment de son enquête, de l’écriture du livre et ceux qui nous replongent dans les années 60, au moment où s’érigeait la station balnéaire, au moment où Ioannis, le fils de Giorgos choisissait pour épouse Aridné, une chypriote turque. Une union qui sera scellée malgré les mises en garde et les réticences des deux familles. Et en 1964, le couple emménage au 14, rue Ilios. Cette maison dont la journaliste a choisi de consigner l’histoire afin qu’elle ne disparaisse pas, maintenant qu’elle a été vendue, détruisant par la même occasion le rêve de l’habiter à nouveau une fois le conflit résolu.
En nous livrant la chronique de ces années difficiles, de 1964 à 1974, qui vont déboucher sur un conflit ouvert, Anaïs Llobet raconte d’abord celle du mariage impossible, de la promesse intenable de faire cohabiter chypriotes grecs et orthodoxes et chypriotes turcs et musulmans. À l’image d’une mer en furie qui sape une falaise, Giorgos ne va pas manquer une occasion de harceler Aridné jusqu’au drame, jusqu’à l’éclatement de ce couple symbolisant le pays. «Chypre ressassait sa douleur, refusait de panser ses plaies. Les check-points auraient dû faire office de points de suture mais ils ne suffisaient pas. Les deux faces de l’île continuaient à vivre comme si l’autre n’existait pas.»

Arbre généalogique simplifié

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Au Café de la ville perdue
Anaïs Llobet
Éditions de l’Observatoire
Roman
332 p., 20 €
EAN 9791032916759
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé à Chypre, principalement dans un petit café adossé à la zone interdite de Varosha.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière aux années 1960-1974.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ariana a grandi à l’ombre du 14, rue Ilios. Sa famille a perdu cette maison pendant l’invasion de Chypre en 1974, lorsque l’armée turque a entouré de barbelés la ville de Varosha. Tandis qu’elle débarrasse les tables du café de son père, elle remarque une jeune femme en train d’écrire. L’étrangère enquête sur cette ville fantôme, mais bute contre les mots : la ville, impénétrable, ne se laisse pas approcher.
Au même moment, Ariana apprend que son père a décidé de vendre la maison familiale. Sa stupeur est grande, d’autant plus que c’est dans cette demeure qu’ont vécu Ioannis et Aridné, ses grands-parents. Se défaire de cet héritage, n’est-ce pas un peu renier leur histoire ? Car Ioannis était chypriote grec, Aridné chypriote turque, et pendant que leur amour grandissait, l’île, déjà, se déchirait.
Ariana propose dès lors un marché à la jeune écrivaine : si elle consigne la mémoire du 14, rue Ilios avant que les bulldozers ne le rasent, elle l’aidera à s’approcher au plus près des secrets du lieu.
Page après page, Varosha se laisse enfin déchiffrer et, avec elle, la tragédie d’une île oubliée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Mumu dans le bocage
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Mes échappées livresques

Les premières pages du livre
« Le coup de feu retentit au milieu de la nuit. Dans son lit, Ahmet se redresse. À côté, sa femme dort. Un rêve, ce n’est qu’un mauvais rêve.
Derrière les barbelés, au cœur de la Ville morte, un soldat turc regarde en tremblant l’ombre qui vient de s’évanouir. L’homme a laissé des pas dans la poussière, il a disparu, frôlant les façades rouillées des magasins, les murs où s’écaillent de vieilles affiches.
Le soldat tend l’oreille, le cœur battant. Il sait les consignes, il doit s’élancer à la poursuite de l’intrus, arpenter le labyrinthe de l’hôtel abandonné. Tirer à vue et, si possible, blesser pour ne pas tuer. Mais à son bras, l’arme pèse de plus en plus lourd. Il est seul cette nuit, dans une ville sans lumière.
Peu à peu, le silence revient. Les chants d’insectes recommencent et une légère brise venue de la mer fait crisser les branches des arbres. Avec lenteur, le soldat baisse son arme, reprend sa respiration.
Il n’a pas l’habitude. Il vient de villes où l’on vit, klaxonne, marche en parlant fort au téléphone. Ici, les rues se taisent.
Il cherche dans sa poche son briquet. On a tué une ville, pense-t-il en allumant une cigarette, pour reprendre courage. On a tué une ville et c’est moi le gardien de sa tombe.

Le premier bâtiment, en rejoignant la plage, était éventré sur toute sa face gauche. Un ascenseur y pendait, relié à des câbles distendus ; il avait fini par tomber un jour, dans un fracas immense. Les vacanciers, sur le sable, s’étaient redressés, soudain aux aguets, observant le nuage de poussière retomber lentement derrière les barbelés.
C’était la fin septembre, le soleil était encore haut dans le ciel, le sable brûlant. Varosha s’effondrait lentement. Un soldat, dans sa guérite, luttait contre le sommeil, assommé de chaleur.
Des enfants piaillaient dans leurs bouées multicolores, leurs parents somnolaient à l’ombre des parasols. Le bar diffusait une odeur de grillade et de la musique trop forte, des sérénades sirupeuses, du R’nB criard. Une discothèque installée en plein cimetière. Mais j’étais peut-être la seule à remarquer l’immense sépulture, cette ville anormalement calme qui ceignait la mer au plus proche.
Les autres s’étaient habitués à sa présence, à son silence.
Un grillage séparait la plage du reste de la baie, qui se prolongeait à flanc d’immeubles. Les vagues avaient dévoré la promenade en béton, le vent avait dépouillé les bâtiments de leurs vitres et balustrades. Varosha n’était plus qu’un squelette, rongée jusqu’à l’os par le temps.
Les barbelés s’enfonçaient dans la mer, je les imaginais se confondre parmi les algues, ramper sur les fonds marins pendant des kilomètres. Un panneau indiquait Interdit de photographier et de filmer – la phrase était déclinée en turc, anglais, français, depuis peu en grec. Varosha était depuis sa mort une zone militaire. Elle devait rester invisible, le corps du crime caché au public.
L’ombre des immeubles avait rejoint celle des parasols et l’horizon prenait une teinte violacée, boursouflé de rouge. La ville, lentement, a sombré dans la nuit sans lumière pour la retenir. Les vacanciers, un à un, ont quitté la plage. À mon tour, j’ai plié ma serviette et je suis partie.
C’était si facile d’oublier Varosha.

Mais je n’y suis pas parvenue. Je suis rentrée à Nicosie en pensant à cette ville qui, depuis près de cinquante ans, n’avait plus d’habitants. J’ai commencé à la surnommer la Ville morte, comme s’il suffisait à une ville d’être inhabitée pour mourir. J’ai multiplié les reportages, cherchant toutes les occasions pour m’approcher au plus près d’elle. Je suis plusieurs fois retournée sur cette plage où j’avais fait sa connaissance, je suis revenue en automne, puis au début de l’hiver, lorsque les chaises longues sont rentrées et les parasols repliés. La Méditerranée déposait à chaque vague sa moisson de trésors de pacotille. Des bouées percées, des jouets d’enfants abandonnés, des morceaux de plastique impossibles à identifier. Les vestiges d’un été qui venait de s’achever. J’ai imaginé la plage comme un mille-feuille de sable où, si l’on creusait suffisamment profondément, remonteraient les souvenirs des vacanciers de 1974.
Je revenais régulièrement, hantée par la Ville morte. Au bout d’une année, à force de lire tout ce que les bibliothèques et Internet m’offraient à son propos, j’ai fini par me convaincre que j’en comprenais les confins. Varosha commençait ici, derrière cette clôture qui s’enfonçait dans la mer, et terminait là-bas, butant contre le no man’s land surveillé par l’Onu. C’était une ville cadavre, immobile, envahie par la végétation et la poussière.
J’ai passé des après-midi sur Google Earth, à zoomer et dézoomer, frustrée par la myopie des satellites. Puis j’ai commencé à écrire sur cette ville que je n’avais jamais vue et où je n’avais jamais vécu.

Un jour, alors que le printemps faisait éclore les fleurs de pommiers dans les rues de Nicosie, j’ai découvert le Tis Khamenis Polis. La capitale chypriote était traversée par une bande de terre où, là aussi, comme à Varosha, des maisons s’écroulaient. Le no man’s land séparait les Chypriotes turcs des Chypriotes grecs et, tout près des barbelés, les tables du Tis Khamenis Polis s’agglutinaient contre un mur de sacs de ciment et de bidons d’essence. Il suffisait de se mettre debout sur une chaise pour apercevoir derrière eux les rues inhabitées, puis, au loin, le premier avant-poste turc.
J’étais en train de relire un paragraphe sur mon ordinateur, encore et encore, sans savoir s’il était bancal ou tout simplement inutile. J’aurais tout donné pour parvenir à fermer l’écran, à avouer mon échec. Peut-être qu’il y avait, après tout, des choses dont on ne pouvait parler et le meurtre de Varosha en faisait partie.
Un homme, d’une soixantaine d’années, s’est alors approché de moi. Il m’avait vue scruter à l’écran une vieille photo de la ville. Il s’appelait Giorgos et était d’une élégance rare, la chemise repassée et propre malgré la chaleur, un petit mouchoir brodé à ses initiales glissé dans la poche.
— J’y ai grandi, a-t-il dit en montrant mon écran. C’est bien plus beau en vrai.
C’était une photographie du parc municipal. On y voyait une pelouse bien taillée, des bancs et une fontaine.
— Ce que tu ne sais pas, a-t-il ajouté, c’est que les arbres sont des orangers : ils embaument l’air. L’été, des bals sont donnés et les couples dansent dans la fraîcheur du soir, glissant sur les écorces d’agrumes. Personne ne part avant l’aube, et les amoureux vont jusqu’à la plage s’embrasser et regarder le soleil se lever.
Giorgos s’est tu subitement, comme s’il venait de prendre conscience qu’il avait parlé au présent de cette ville qui n’existait plus. Il m’a saluée puis s’est éloigné à petits pas pour rejoindre une table où ses amis lançaient des dés sur un plateau de backgammon. J’ai pensé : c’est ça qu’il me faut, des personnes pour qui la ville est encore vivante.
La serveuse est alors apparue. Elle a déposé sur ma table un pichet de limonade que je n’avais pas commandé et j’ai aperçu ses bras couverts de tatouages. Elle s’est penchée vers moi avec une mine de conspiratrice.
— Giorgos affabule, a-t-elle chuchoté. L’été, ce n’est pas la saison des oranges.
Puis elle a éclaté de rire et m’a demandé si elle pouvait s’asseoir à ma table pour fumer une cigarette.
Elle s’appelait Ariana, c’était sa pause.
Elle avait quelques années de moins que moi et s’exprimait dans un anglais parfait. Alors qu’elle étudiait l’architecture à Londres, elle était revenue chez elle, à Chypre, pour effectuer des recherches pour son mémoire. Lorsqu’elle était rentrée à Londres, elle n’avait pas eu la force d’achever ses études. C’est comme ça, avait-elle ajouté en haussant les épaules. Les tatouages remontaient de ses poignets jusqu’à son buste, et je devinais que son débardeur en coton blanc en cachait d’autres encore. Elle fumait en pinçant sa cigarette entre le pouce et l’index, tapotait la cendre sur les sacs de ciment qui nous séparaient du no man’s land. Elle ne ressemblait à aucune des Chypriotes que j’avais jusque-là rencontrées.
— Tu écris sur Varosha, c’est ça ?
Elle m’avait vue m’installer chaque jour dans le patio avec mon ordinateur jusqu’à ce que le soleil tape trop fort. Surtout, elle s’amusait de ma façon, en arrivant, de détailler la grande carte de Varosha affichée au mur, à l’intérieur du café. Je prenais un carnet et je notais les rues, le nom des personnes dont les photos avaient été épinglées par des clients tout autour. J’avais désespérément besoin de réel ; elle trouvait ça drôle pour une écrivaine qui se piquait de fiction.
Elle m’a montré son avant-bras. Une phrase en grec l’entourait, ornement d’encre noire, et j’ai déchiffré : 14, odos Ilios. 14, rue Soleil.
— C’est l’adresse de notre maison à Varosha.
Elle disait notre, même si elle était trop jeune pour y avoir vécu. C’était son héritage : une maison coquette, de plain-pied, avec un jardin désormais envahi par les mauvaises herbes. On la lui promettait depuis l’enfance. Son grand-père Ioannis l’avait achetée à Giorgos dans les années 1960 ; il était sur le point de finir de rembourser son ami lorsque les Turcs avaient envahi.
La guerre avait tout bouleversé. La grand-mère d’Ariana était chypriote turque ; elle avait disparu et tous disaient qu’elle avait suivi un soldat en Anatolie. Ioannis n’avait pas supporté les rumeurs. Il avait embarqué sur le premier bateau venu et confié son fils Andreas, le père d’Ariana, à sa sœur.
Cette sœur s’appelait Eleni. À vingt-trois ans, elle avait dû s’occuper de sa mère vieillissante et d’un gamin qui jouait à la guerre en se roulant dans la poussière. Tant bien que mal, elle avait tenté d’inculquer à Andreas son amour pour cette ville disparue, cette maison qu’il avait à peine connue : elle-même en connaissant chaque recoin, elle en parlait comme si elle y avait vécu les plus belles années de sa vie. Eleni était morte il y a quatre mois à peine.
— C’est elle ma vraie grand-mère, me dit Ariana en regardant par-dessus les sacs de ciment. Elle était convaincue que Varosha rouvrirait bientôt. « Ce sera l’année prochaine », répétait-elle, toujours l’année prochaine.
Et il fallait se tenir prêt, garder un peu d’argent de côté pour reconstruire leur maison. Ariana écoutait la vieille dame en biffant et raturant les plans, au gré des souvenirs qui remontaient. Elle se concentrait sur le 14, rue Ilios puisque Eleni lui avait toujours interdit à demi-mot de s’intéresser au sort de ses grands-parents, surtout de cette Chypriote turque qui avait amené honte et opprobre sur sa famille. À vrai dire, Ariana préférait ne pas creuser. Elle vivait sur une île minuscule aux immenses douleurs, il suffisait de gratter la terre pour que remontent les secrets ; elle préférait s’en tenir à l’écart.
Son père, qui préparait des cafés à la chaîne derrière le comptoir et qui me saluait toujours d’un hochement résolu de la tête, avait sept ans en 1974. Lorsque les avions turcs étaient apparus dans le ciel, il se baignait dans la mer avec sa tante. Les premiers avions avaient frôlé le toit du Seaside, l’hôtel de Giorgos. Ils avaient couru à perdre haleine. Une amie d’Eleni avait pilé à leur hauteur et leur avait hurlé de monter dans la voiture. D’un bond, ils s’étaient jetés sur la banquette arrière en maillot de bain, la sueur se mêlant à l’odeur âcre de la peur.
Ils avaient quitté leur ville natale nus comme des vers.
Depuis, aucun d’entre eux n’avait pu y retourner. L’armée ennemie avait entouré Varosha de miradors et barbelés. La ville avait été vidée, ses habitants chassés. Petit à petit, il avait été clair que la mère d’Andreas ne reviendrait pas d’Anatolie et que son père s’était perdu dans l’océan. Mais Eleni, chaque dimanche sans exception, continuait à dresser à midi un couvert de plus pour son frère. Elle était morte sans que Varosha ne rouvre, sans que son frère ne revienne. Dans son testament, elle demandait à Andreas et Ariana de l’y enterrer.
Depuis, le dimanche, Andreas ferme le café et part vider la maison d’Eleni à Deryneia.
J’ai regardé Ariana. En quelques phrases, elle avait tracé les grandes lignes d’un roman familial dont la dramaturgie surpassait de loin celle que je m’évertuais à construire, chapitre après chapitre.
J’étais livide.
Elle m’a souri, puis a écrasé sa cigarette. La toile des sacs de ciment a grésillé et une odeur de roussi m’a chatouillé les narines. Ariana s’est levée. Sa pause était terminée.
— Reviens quand tu veux. Giorgos sera toujours d’accord pour te parler de Varosha. Mais attention à ses mensonges, a-t-elle ajouté avec un clin d’œil.
Je suis partie du café, effondrée. J’ai pensé à mon manuscrit. Rien ne sonnait juste. Les personnages étaient des pantins désarticulés qui avançaient d’un chapitre à l’autre, soufflant et renâclant, la mâchoire serrée, parce que je les y obligeais. La ville était de papier mâché, un décor de bric et de broc. Ce n’était pas Varosha. Elle refusait de se laisser prendre.
J’ai suivi une rue qui longeait le no man’s land de Nicosie, jusqu’à buter contre les bastions de la vieille ville. Un soldat chypriote grec se curait les ongles, affalé sur une chaise en écoutant la radio. Le jour déclinait. Une profonde lassitude m’a envahie.
Ce soir, j’allais tout effacer.

Liste des souvenirs d’Andreas concernant Varosha
(mais rien ne dit que la plupart ne sont pas inventés)
— L’interminable attente devant la boulangerie Vienna lorsque son père Ioannis avait envie d’une tourte au fromage
— Les châteaux construits par sa mère que les vagues effaçaient
— Une minuscule figurine de plongeur en plastique rouge retrouvée dans le sable
— Le kiosque de son grand-père, le ronronnement de la machine à glaces, la petite tape sur ses doigts qu’il lui administrait s’il voulait jouer avec les manivelles
— La façon que Giorgos avait de tonner Makarios le soir à table après le dîner, comme si le président pouvait entendre ses menaces. Et ce mot Enosis qui revenait si souvent qu’Andreas avait fini par croire qu’il s’agissait d’une personne connue, une star de cinéma, un acteur aux muscles bien dessinés qui devait venir pour sauver ou détruire toute l’île
— La façon dont le visage de sa mère blanchissait soudainement dès que Giorgos apparaissait, la façon aussi dont elle se pinçait les lèvres lorsque Eleni venait le chercher au 14, rue Ilios pour aller à la plage tôt le matin et éviter les grosses chaleurs
— L’odeur sucrée, presque écœurante, des figues cueillies dans le jardin
— L’immense gâteau le jour de ses quatre ans et sa mère introuvable dans la salle de bains, la cuisine, le salon, la chambre
— Le chien des voisins qui aboyait dès les premières lueurs du jour et qui, la veille du bombardement, était resté silencieux.

Juillet 1962
Lorsqu’il la vit, il était invisible à ses yeux. Elle se tenait droite, les pieds enfoncés dans le sable, fixant au loin un point dans la mer. Elle n’entendait ni les rires des touristes ni celui de Giorgos, gras, moqueur.
— Regarde-moi cette folle, dit-il à Ioannis. Elle n’a rien d’autre à faire que d’emmerder les gens ?
Ioannis ne répondit rien. Il lisait et relisait sur le carton la phrase tracée à la peinture noire. Sauvez notre Constitution, refusez l’État-Apartheid – vivre ensemble est possible.
Ioannis avait déjà entendu ce mot, apartheid. Un reportage à la télévision : il se rappelait vaguement d’hommes noirs buvant à des lavabos sales tandis que des femmes blanches poussaient la porte de toilettes immaculées.
Elle exagérait. Ça n’avait rien à voir.
Les Chypriotes turcs avaient autant de droits que les Chypriotes grecs. Ils pouvaient se déplacer librement, aller dans les mêmes magasins, se baigner sur les mêmes plages, boire la même eau.
Ils vivaient ensemble. Simplement, ils ne s’appréciaient pas.
Giorgos ricana encore en détaillant le front rougi par le soleil, la robe fleurie qui se soulevait à chaque coup de vent, laissant apparaître des cuisses bien en chair. Elle avait leur âge. Mais elle n’était jamais venue ici, Ioannis en était certain, sinon il l’aurait remarquée.
— Je suis sûr que c’est une Chypriote turque, fit Giorgos.
La pancarte était écrite en anglais. Elle s’adressait aux touristes, pour faire honte aux Chypriotes, pensa Ioannis. Il y avait quelque chose dans sa façon de foudroyer les vagues du regard qui lui faisait penser à la déesse Athéna des livres de leur enfance : il pensa que s’il lui adressait la parole, elle lui répondrait dans un grec sans accent. Un grec lapidaire, académique, loin des voyelles traînantes des insulaires.
À quelques mètres d’eux, une jeune touriste leva la main. Giorgos lui sourit et fit signe d’attendre. Il se tourna vers Ioannis.
— Quelqu’un a besoin de tes services, phile mou.
Ioannis se leva, épousseta les grains de sable collés contre sa peau et bomba un peu le torse. La touriste était scandinave, le nez parsemé de taches de rousseur, les cheveux si clairs qu’ils en semblaient blancs au soleil. Tandis qu’il plantait le parasol et remontait le dossier de son lit de plage, elle sourit à Ioannis. Il bavarda comme d’habitude, demanda si elle passait de bonnes vacances, la complimenta sur son bronzage comme Giorgos le lui avait appris, puis indiqua le bar où lui et ses amis aimaient se retrouver.
— On y sera dès neuf heures ce soir, ajouta-t-il. Et lorsqu’elle paya, elle laissa sa main s’attarder dans la sienne.
Mais Ioannis n’y prêtait déjà plus attention. Il pensait à la jeune fille à la pancarte. Est-ce qu’elle fixait toujours la mer ? Est-ce qu’elle l’avait suivi du regard lorsqu’il était passé devant elle ? Son panneau ne la protégeait pas du soleil. Peut-être devrait-il lui proposer un parasol, afin qu’elle ait un peu d’ombre.
Mais lorsqu’il quitta la Scandinave et revint sur ses pas, Giorgos déployait déjà une ombrelle au-dessus d’elle. La déesse Athéna avait vacillé ; elle s’éventait avec un journal, les cheveux en pagaille.
— Mademoiselle s’est évanouie, expliqua Giorgos à son ami quand il approcha.
— J’ai oublié de prendre mon chapeau, murmura-t-elle. Je ne pensais pas qu’il ferait si chaud.
Son grec était parfait, nota Ioannis. Il aida Giorgos à caler le parasol et se pencha vers elle.
— Ça va mieux ?
Elle hocha la tête. Elle s’appelait Aridné, dit-elle. Sa mère venait d’un village mixte et avait désiré pour sa fille un prénom grec qui sonne turc.
— Aridné, c’est comme Ariane et son fil qui a sauvé Thésée du Minotaure.
— Et j’imagine que Chypre est ton labyrinthe, ajouta Giorgos, en esquissant un sourire moqueur.
Aridné hocha la tête avec sérieux. Elle avait étudié le grec avec une professeure particulière, elle connaissait les mythes et les dieux. Elle regarda tristement sa pancarte, que sa chute avait déchirée en deux. Ioannis en ramassa les morceaux et les lui tendit.
— Je vais te rapporter de l’eau, dit-il.
Il se sentait incapable de rester plus longtemps auprès d’elle, il avait l’impression que la présence d’Aridné amplifiait les cris d’enfants, le bruit des vagues ; la mer, d’un coup, était trop proche. Même le sable avait changé de consistance, devenu traître sous ses pieds. Il dut se concentrer pour ne pas trébucher.
La serveuse, au bar, avait suivi toute la scène de loin.
— Y avait écrit quoi sur sa pancarte ?
Ioannis ne savait pas comment prononcer le mot apartheid.
— Une Chypriote turque, éructa le patron, en crachant par terre depuis son tabouret. Il n’y a qu’eux pour refuser de changer la Constitution. Ils veulent nous asphyxier.
La serveuse acquiesça vigoureusement puis tourna le dos afin d’ouvrir le frigidaire et saisir une bouteille d’eau. Ioannis sentit sa langue dans sa bouche s’assécher. Il mourait d’envie de boire une bière fraîche. Mais il n’était que quinze heures et il devait encore travailler, apporter des lits et des parasols aux touristes, les plier puis les ranger avec Giorgos lorsque le soleil se coucherait et qu’ils se retrouveraient soudain seuls sur la plage.
Le patron s’étira et un bouton de sa chemise sauta, laissant apparaître son ventre, couvert de poils et de sueur. Il se tourna vers Ioannis.
— Tu lui diras de ne pas revenir ici, avec sa pancarte. Les gens sont là pour se reposer, pas pour se prendre la tête avec de la politique.
Ioannis hocha la tête.
— Ça marche, patron.
La serveuse tendit la bouteille d’eau et Ioannis paya. Il pensait aux grains de sable dans les cheveux d’Aridné. Elle s’était évanouie sans un cri : il n’avait rien entendu. Giorgos avait bondi de sa serviette de plage pour se précipiter à son secours, il avait peut-être réussi à la retenir avant qu’elle ne s’effondre. À cette idée, Ioannis sentit monter en lui une pointe de jalousie. Aridné n’était pourtant pas son genre, ni celui de Giorgos. Ils préféraient tous deux les touristes blondes, celles dont l’amour avait un billet retour pour leur pays, les promesses d’un été prochain jamais tenues. Aimer des femmes d’ici était trop compliqué, elles avaient une famille, un père, un frère, un honneur qui les obligeaient à ne pas brûler les étapes. Voire à faire demi-tour si elles étaient chypriotes turques comme Aridné.
Sous le parasol, Giorgos moulinait des bras et des mains. Aridné le regardait, les lèvres pincées.
— Tu fais le clown alors qu’il s’agit de choses importantes.
Ioannis s’assit en silence et tendit la bouteille d’eau à la jeune femme, mais elle l’ignora. Giorgos tempêtait.
— Enfin, tu dois bien t’en rendre compte toi-même, reprit-il. Comment veux-tu que ça fonctionne si le président chypriote grec et le vice-président chypriote turc ont tous les deux un droit de veto ?
— Ça s’appelle le partage du pouvoir.
— Nous sommes quatre fois plus nombreux que vous, c’est à nous de prendre les décisions. Nous sommes le seul pays à qui la Constitution refuse le principe de la majorité !
— Et si vous avez le pouvoir, que nous reste-t-il alors comme choix ? Celui de nous taire et d’obéir ?
Le visage d’Aridné avait viré au rouge.
— Exactement, répondit Giorgos. Si cela ne te convient pas, tu n’as qu’à repartir en Turquie.
— Repartir ? s’étrangla Aridné. Ma famille vit ici depuis aussi longtemps que la tienne !
Giorgos plissa les yeux.
— C’est une île grecque. Pas turque. Nos églises étaient là avant vos mosquées.
Ioannis tapota sur l’épaule de son ami.
— Arrête.
Pas ici, pas avec elle.
Mais Giorgos continua et Aridné finit par pousser un long soupir. Elle se leva et ramassa sa pancarte déchirée.
— Ça ne sert à rien de discuter avec vous, vous préférez la guerre à la paix.
Ioannis la regarda, décontenancé. Vous ? Il ne lui avait pas dit un mot depuis le début de la discussion, mais elle avait interprété son silence comme un consentement muet aux propos de son ami. Elle allait partir en le pensant d’accord avec tout ce que disait Giorgos.
Il ne la reverrait plus. Cette idée, soudain, lui fut intolérable.
— Où vas-tu ?
Elle le regarda, méfiante.
— J’habite à Famagouste, derrière les bastions.
— La ville dont vous nous avez chassés, siffla Giorgos.
Elle haussa les épaules puis, sans un mot, s’éloigna.
— Attends, s’exclama Ioannis, enfilant ses chaussures, attrapant son pantalon et son tee-shirt froissé. Ce n’est pas une bonne idée de prendre le bus seule, tu viens de t’évanouir. Je t’accompagne !
— Pas la peine, je vais bien.
Mais Ioannis s’était déjà élancé à sa poursuite.
Interloqué, Giorgos regarda son ami s’éloigner. Les mains en porte-voix, il cria :
— T’as intérêt à rentrer à temps pour ranger les parasols ! Je ne vais pas faire ton boulot !
Ioannis ne l’entendit pas. Il tentait de calquer ses pas sur ceux d’Aridné, tout en mettant son pantalon à cloche-pied, cherchant en vain quelque chose d’intelligent à dire. Quelque chose qui lui ferait comprendre que, contrairement à Giorgos, il n’avait pas d’avis tranché sur la politique de leur pays et qu’il était curieux d’apprendre à prononcer le mot apartheid.
Mais Aridné continuait à marcher sans lui accorder un regard. Il n’existait pas. Seules comptaient la mer, les vagues, et Varosha qui s’effaçait derrière elle.

Varosha, précisions
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement : l’adage s’embourbe dans les méandres de la Ville perdue mais voilà ce que Giorgos se tue à répéter à la Française.
Varosha, en chypriote, signifie banlieue, un terme-valise qui englobe tout ce qui a été construit autour des bastions de Famagouste (Gazimağusa, disent les Turcs). Il y a quelques générations, les Chypriotes grecs ont été chassés de la vieille ville par la loi ottomane ; le colon britannique a pérennisé cette injustice et a offert, à titre de compensation dérisoire, des territoires ensablés et marécageux pour que les exilés puissent s’y installer en périphérie.
La nouvelle ville, Varosha, a grandi et s’est étalée tout le long de la baie. Lorsque le tourisme et le bronzage ont été de mode, les hôtels ont poussé au plus près de la mer. Les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood se sont pressées dans cette station balnéaire en ciment et béton, des tournages internationaux s’y sont tenus (Exodus, avec Paul Newman, en 1960) et Chypre, enfin, a trouvé sa place dans le monde.
L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. À des milliers de kilomètres de là, dans une ville suisse où les passants profitaient de la douceur de l’été, des émissaires ont tenté de sauver la paix ou ce qu’il en restait. Mais, le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi.
C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche.
Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères.
Aucun n’est revenu vivant.
Les Chypriotes grecs continuent à appeler Varosha cet ensemble disparate – la zone surveillée par les miradors turcs et la banlieue informe qui s’étend jusqu’au pied des bastions de Famagouste. Mais à vrai dire, cette dernière partie n’a plus rien à voir avec Varosha l’interdite. Elle a été englobée par Gazimağusa, les maisons ont été vidées de leurs habitants ; ceux qui les occupent parlent désormais turc.
Si Giorgos cherche la ville où il est né, il doit presser le front contre les barbelés, humer l’air de la mer jusqu’à ce qu’un soldat lui ordonne de déguerpir.
Mais il n’est jamais venu voir Varosha. Il ne peut apaiser sa colère. Il y a là quelque chose d’impardonnable : on a tué sa ville et on lui refuse le droit de pleurer sur ses ruines.
L’olivier est toujours au même endroit, le bougainvillier aussi. Une fois de plus, Andreas reste immobile près de son pick-up, les poings serrés. La maison a rapetissé depuis son dernier passage, ses proportions jurent avec ses souvenirs.
La mâchoire serrée, il se force à faire un pas. Encore un autre avant d’ouvrir enfin le portail en fer forgé d’Eleni.
Sur le palier, une petite silhouette l’attend. Un instant, il croit qu’Eleni est revenue, qu’elle a quitté sa cuisine pour guetter son neveu, la table déjà dressée pour le traditionnel déjeuner du dimanche.
Mais ce n’est pas elle.
Lucia, la voisine, s’avance vers lui, courroucée.
— Tu es en retard.
— De vingt minutes, seulement.
Il sourit, comme un petit garçon pris en faute. Elle grommelle :
— Je t’avais préparé un café, mais il a refroidi. Je vais devoir en faire un autre.
Il serre la vieille dame dans ses bras. Elle continue à ronchonner, puis palpe ses côtes.
— Tu as encore maigri. Tu travailles trop, Andreas-mou.
Il se love dans ce mou, ce signe de tendresse et de complicité, sans lequel la langue grecque s’emmêle et se glace. Eleni ne lui manque jamais autant que lorsqu’il entend cet appendice qui allongeait chaque phrase de sa tante. « Andreas-mou, où étais-tu passé ? Pourquoi es-tu toujours en retard ? » Il avait quarante minutes de retard ce dimanche-là. Une vague histoire de table cassée au Tis Khamenis Polis : il avait voulu la réparer avant de se rendre à l’habituel déjeuner dominical.
Eleni l’avait attendu puis s’était effondrée sur le sol de la cuisine. Elle avait cuisiné un stifado, du bœuf mijoté, dont l’odeur grasse, entêtante, embaumait encore la pièce lorsqu’Andreas était arrivé. Son cœur avait lâché, sans signe avant-coureur. Elle avait certainement encore trop regardé par la fenêtre, vers le liseré des immeubles de Varosha, par-delà l’immense champ de terre brûlée où rien ne pousse.
« Eleni-mou, ce n’est pas bon pour ton cœur, toute cette tristesse ! » Lucia passait parfois une tête par la fenêtre de la maison et houspillait sa voisine. C’était elle qui avait entendu Andreas hurler – de mémoire, il n’avait jamais hurlé de sa vie. Elle avait accouru et jusqu’au moment où Eleni avait été mise en terre, Lucia n’avait plus lâché sa main.

La vieille dame ouvre la porte de la maison et Andreas la suit. Depuis la mort d’Eleni, Lucia est venue chaque jour aérer les pièces, passer un coup de balai, épousseter les meubles. Elle a aussi donné le stifado aux pauvres de la paroisse, vidé le frigidaire, arrosé les plantes, caressé le chat errant qu’Eleni avait pris l’habitude de nourrir. Elle n’a jamais demandé la permission à Andreas – ici, l’entraide se passe de politesse.
Andreas se frotte les yeux en entrant dans la cuisine : là aussi, tout a rétréci. Comme si quelqu’un, en son absence, avait réorganisé la pièce, confondant mètres et centimètres, voûtant le plafond, rapprochant les murs. Il se souvient, enfant, de la peur qu’il éprouvait chaque fois qu’il tournait le regard vers les effrayants crochets au mur, où Giorgos une fois par semaine venait suspendre la charcuterie. « De quoi manger pour que le petit grandisse. » Les énormes saucisses ressemblaient à des doigts coupés dont le sang noir avait séché.
Giorgos apportait aussi quelques tablettes de chocolat qu’Eleni conservait précieusement dans le plus haut des placards. Andreas se remémore toutes ces stratégies élaborées avec Théodoris et Nikos, les jumeaux de Lucia, pour y accéder sans être repérés. Ils étaient plus jeunes et obéissaient à ses ordres : un jour, ils étaient parvenus à ouvrir le placard et avaient dévoré deux tablettes chacun avant de s’allonger, ballonnés, sur le canapé. Andreas s’était soudain redressé et avait vomi sur le tapis. Eleni n’avait jamais réussi à faire disparaître la tache brune ; elle avait jeté le tapis aux encombrants. Mais elle n’avait rien dit à Andreas, elle ne lui avait fait aucun reproche.
Il avance vers le placard et tend le bras pour l’ouvrir. Un cafard se fige et l’observe, les antennes aux aguets. Le placard est vide, il n’y a plus de friandises.
Lucia fait crépiter le gaz et pose le briki sur le feu.
— J’ai fait le tri dans les vêtements de ta tante, annonce-t-elle. J’ai gardé des habits pour Ariana. (Elle claque la langue.) Des robes à manches longues, pour cacher ses affreux tatouages.
Andreas ne peut s’empêcher de sourire. Il imagine sa fille froncer le nez en regardant les vieilles nippes choisies par Lucia. « Ce n’est même pas vintage, c’est juste moche. »
Du plus loin qu’il se souvienne, Eleni s’est vêtue de noir. Il a longtemps cru qu’elle portait le deuil de son père et de sa ville. Puis, au fil des années, il a compris qu’elle portait aussi celui d’une vie qui aurait pu être la sienne : s’habiller de noir était une façon d’indiquer aux autres qu’elle y avait renoncé.
Mais elle avait vécu heureuse, lui avait-elle dit une fois. Elle avait pu s’occuper de sa vieille mère, broder d’innombrables nappes et mouchoirs, se faire des amies à l’église et dans sa petite rue. Surtout, elle avait vu Andreas grandir et son neveu était devenu son fils. Il lui suffisait de se pencher par la fenêtre ou d’aller à la plage pour apercevoir et retrouver Varosha, muette et silencieuse, à une centaine de mètres seulement des rochers qui marquaient la séparation entre Deryneia et le no man’s land.
Pourtant, lors du discours que Giorgos avait prononcé à son enterrement, le vieil homme avait décrit Eleni comme une héroïne tragique. Une femme qui s’était éternellement sacrifiée, pour sa mère, son frère, son neveu, une femme qui avait tout perdu. Elle ne s’était jamais mariée, avait-il rappelé, et ici, ces mots pesaient comme une malédiction.
Andreas, lui, s’était tu. Il n’avait jamais eu les mots. Il n’avait pas su décrire aux autres cette femme qui souriait lorsqu’il apprenait à faire du vélo, et qui s’était précipitée à Nicosie en apprenant la naissance d’Ariana.
Lucia fait couler le café dans deux tasses et se tourne vers Andreas. Elle a le même parfum qu’Eleni, mélange de néroli et de gâteau cuisant au four, qui lui rappelle les longues après-midi de son enfance, les interminables semaines d’été lorsque Théodoris et Nikos allaient perfectionner leur anglais à Londres tandis que lui restait ici à accompagner les deux femmes à la plage. Giorgos avait bien proposé de lui payer également un séjour en Angleterre, mais Eleni avait refusé net.
— Il y a des limites à la reconnaissance qu’on te doit, avait-elle dit, d’une voix brusquement sèche.
Pendant des années, Andreas avait ressassé cette phrase.
Alors que Lucia ajoute sans lui demander une cuillerée de sucre dans sa tasse, il se demande ce qu’aurait été sa vie, si Eleni avait laissé le droit à Giorgos d’être un peu plus présent. Il aurait pu aller à l’université. Parler anglais sans accent. Ne pas avoir peur d’emmener sa femme Melina en voyage. Théodoris et Nikos ont quitté Deryneia depuis longtemps. Ils arpentent les rues de la City de Londres en costume-cravate. Andreas a revu les jumeaux quelques fois ; ils sont allés se baigner ensemble sur la plage de leur enfance, celle cachée entre deux rochers, puis ont passé la soirée à boire des bières, entre souvenirs et banalités. Ils n’avaient plus rien à se dire. Les deux frères, avec cette politesse insulaire qui fait parler fort en moulinant des promesses, avaient assuré qu’ils viendraient lors de leurs prochaines vacances sur l’île découvrir le Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue.
— C’est marrant que tu l’aies appelé ainsi, avait commenté Nikos. Varosha n’est pas perdue, mais occupée. On la retrouvera forcément un jour.
— La ville qu’ont connue Eleni et Lucia n’existe plus, avait rétorqué Andreas.
Nikos l’avait regardé sans comprendre. Ils avaient changé de sujet.
Le café de Lucia est plus sucré que celui d’Eleni ; Andreas retient une grimace en trempant ses lèvres dans la crème brune. La vieille femme coupe une tranche de halva et pousse l’assiette devant Andreas.
— Mange, Andreas-mou, tu es trop maigre, vraiment. C’est une honte.
Des gestes en écho, des paroles répétées mille fois et qui s’adressent à un fantôme derrière lui. Ces dernières années, Eleni avait perdu énormément de poids. Elle continuait à cuisiner mais ne touchait plus au contenu des casseroles, aux pâtisseries dorées de miel qu’elle préparait le dimanche après la messe. Si Andreas ou Ariana ne venaient pas déjeuner, elle n’avalait rien d’autre de la journée et se couchait avec des maux de ventre épouvantables. En semaine, Lucia s’invitait continuellement chez elle. C’était le seul moyen de s’assurer que sa voisine mangeait correctement.
Andreas fait crisser sur sa langue la texture farineuse du halva. Il aurait voulu que sa fille soit là, avec lui. La maison est petite et Eleni n’avait pas beaucoup d’affaires. Il ne lui reste plus qu’à trier le garage, une sorte de débarras où s’empilent des cartons avec ses jouets d’enfance et des liasses de papiers. La tâche lui semble insurmontable. Un instant, il se demande s’il ne faudrait pas qu’il demande de l’aide à Melina.
Comme si elle lisait dans ses pensées, Lucia soupire.
— Quel dommage que vous vous soyez séparés.
Andreas grince des dents. C’était l’une des raisons pour lesquelles il ne venait que rarement voir Eleni : il ne supportait plus ses commentaires sur le départ de Melina. « Tu veux vieillir tout seul comme moi?»
— On ne s’entendait plus.
— Moi non plus je ne m’entendais pas avec Pambos, rétorque Lucia. J’ai fait des efforts, et puis j’ai attendu qu’il meure, voilà tout.
Elle se signe, furtivement, et son regard sonde avec malice celui d’Andreas.
Il se force à sourire.
Melina est partie sans qu’il s’en rende compte. Il n’a pas fait d’efforts ; il n’a même pas su qu’on le lui demandait. Elle a commencé par quitter le salon lorsqu’il regardait la télévision, puis à ne plus l’accompagner le dimanche chez Eleni. Un jour, elle lui a dit qu’elle partait à Londres voir leur fille, sans lui. Mais une fois arrivée en Angleterre, Melina ne répondait plus au téléphone et lorsqu’il parvenait à joindre Ariana, celle-ci murmurait, mal à l’aise, que sa mère n’était pas là. Au pub, en train de courir les boutiques, dans un musée, en train de se promener. Ariana répondait par monosyllabes.
À son retour, il avait demandé à Melina si elle « voyait quelqu’un ». Elle avait répondu oui et elle avait eu l’air presque surprise de voir son texte appris par cœur lui échapper. L’autre était un Anglais au front éternellement brûlé par le soleil : elle l’avait rencontré dans un restaurant à Paphos, c’était un de ces quinquagénaires qui s’était acheté une villa clinquante à Chypre pour y vivre sa retraite. Il possédait une piscine, mais il ne se baignait jamais ; Melina aimait y nager le week-end.
Andreas n’a jamais eu les mots ; il savait qu’il aurait dû faire des promesses, dire qu’il éteindrait la télévision le soir, fermerait le café le week-end, réapprendrait à apporter le petit déjeuner au lit le matin.
Le jour de l’enterrement d’Eleni, Melina était venue le serrer dans ses bras. Il lui avait trouvé l’air rajeuni, heureux et il s’était demandé ce qu’elle voyait, elle, en le regardant. Rien n’avait changé dans sa vie depuis le divorce, hormis le fait que désormais Ariana travaillait avec lui et qu’il s’obligeait à fermer le café le dimanche pour vider la maison de sa tante à Deryneia.
Andreas avale le dernier morceau de halva, puis pose ses mains sur ses genoux et prend une grande respiration.
— Allez, je dois m’y mettre.
Lucia agite un index vindicatif vers lui.
— N’oublie pas de laisser la porte d’entrée ouverte quand tu pars. Sinon, je ne pourrai pas venir donner un coup de balai.
Il acquiesce et la raccompagne dehors.
— Fais bien attention à enlever tes chaussures si tu entres dans la chambre d’Eleni, continue-t-elle. J’ai passé ma semaine à récurer le sol.
Il embrasse la vieille dame qui s’éloigne en grommelant. Il soupire. Cet acharnement à tout nettoyer.
Andreas, lui, voudrait que la poussière s’accumule sur les meubles. Que la seule photo d’Ioannis, accrochée dans le salon au-dessus de la télévision, devienne floue derrière une toile d’araignée. Que les draps que s’obstine à laver Lucia blanchissent au soleil avant de s’éparpiller dans les arbres.
Et qu’un jour, le jardin si bien entretenu se couvre de ronces, pour qu’enfin la maison d’Eleni rejoigne Varosha, puisqu’elle même n’en a pas eu le droit.

Petit à petit, j’ai pris l’habitude de me rendre régulièrement au café. Je m’asseyais toujours à la même table, celle dans un coin à l’ombre, le dossier de ma chaise collé contre les sacs de ciment. J’aimais sentir le no man’s land dans mon dos, entendre parfois le bruit d’une jeep de l’Onu. Des chats grattaient la terre pour se frayer un passage et ils arrivaient sous ma table tout poussiéreux, quémandant un bout de gâteau pour leurs efforts.
Ariana m’accueillait avec le sourire et m’accompagnait jusqu’à ma table pour passer un coup de torchon humide dessus.
— Alors, ça avance ?
Je mentais, je disais que oui, je parlais d’un chapitre en cours qui me donnait du fil à retordre et elle écoutait avec intérêt. Puis elle donnait son avis et je retenais mon souffle.
— Ton personnage, là, il ne vaut rien du tout, il ne ressemble pas à un Chypriote.
Je mourais d’envie de lui répondre qu’elle non plus. Elle s’appliquait à paraître nonchalante, mais il lui suffisait de prononcer quelques mots pour laisser apparaître son ironie mordante, sa franchise parfois blessante qui tranchait avec la politesse complaisante de ses compatriotes.
Progressivement, Ariana a commencé à me donner des directives.
— Ajoute-lui des problèmes d’argent. Rappelle-toi qu’il y a eu une grave sécheresse cette année-là.
Puis elle se reprenait :
— Enfin, c’est toi l’écrivain, je te laisse faire.
Mais elle gardait un air soucieux, comme si elle craignait que je ne fasse fausse route sans elle.
Elle n’avait pas tort. J’avais repris le manuscrit à zéro et je ne parvenais à avancer qu’au Tis Khamenis Polis. Tout ce que j’écrivais ailleurs sonnait faux. J’avais parfois l’impression de ne savoir écrire qu’en noir et blanc : pour ajouter des couleurs, il me fallait Ariana, Giorgos, le no man’s land, les chats.
Ariana me laissait un pichet de limonade puis s’éloignait. Le plus souvent, à sa pause, elle rejoignait des amis venus prendre un verre à la fin de leurs cours. Parmi eux, une jeune femme, Gavriella, le visage très pâle, les yeux cerclés de noir, qu’Ariana m’avait un jour présentée. Elle avait étudié avec Ariana à Londres, à la différence qu’elle, contrairement à son amie, avait obtenu son diplôme. Elle portait des robes noires et amples qui tombaient en ligne droite et traînaient par terre lorsqu’elle s’asseyait. J’avais vite écourté notre conversation ; ses pupilles agrandies, sa fébrilité me mettaient mal à l’aise.
Les amis d’Ariana parlaient fort ; je mettais des boules Quiès pour rester concentrée. Mais souvent, au bout d’une heure ou deux, une main tirait la chaise en face de moi et, avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, Giorgos s’asseyait à ma table.
— Tu écris encore ?
Je levais les yeux de mon écran. Toujours habillé avec soin, Giorgos attendait patiemment que j’éteigne l’ordinateur et que je saisisse mon carnet avec un stylo. J’avais vite compris qu’il avait l’habitude de donner des interviews. Un jour, dans le journal, il m’avait montré une photo de lui en jeune soldat. L’article était en grec, mais il m’en avait traduit les grandes lignes : on célébrait l’anniversaire d’une opération qui avait coûté la vie à une vingtaine de militaires turcs en 1974. Sur la photo, décoré d’une médaille, il souriait. Il avait passé le bras autour d’un autre soldat qui, lui, avait le regard vide. – C’est Ioannis, m’avait-il expliqué. Le père d’Andreas, même s’il refuse qu’on parle de lui.
L’article suivant mettait en garde les réfugiés de Varosha : Ne vendez pas vos maisons. La République turque de Chypre-Nord avait institué une commission chargée d’évaluer les propriétés abandonnées et de fixer le montant du dédommagement. Les sommes étaient dérisoires et l’opération à peine légale au regard du droit international, tout comme ces agences qui proposaient de racheter les biens des réfugiés.
— Vendre sa maison, c’est vendre Varosha aux Turcs, répétait Giorgos, furieux.
Ariana m’avait prévenue : le vieil homme était un grand bavard. Il me fallait toute mon expérience de journaliste pour couper le flot de ses paroles (il commençait toujours par une diatribe contre les Turcs) et rediriger ses souvenirs vers Varosha. C’était lui qui avait trouvé le nom du café : Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. Et c’était lui également qui avait accroché au mur la carte de la ville, épinglant tout autour les photos d’anciens habitants, pour la plupart décédés. L’une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre : Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.
— Sa mort lui a donné un sacré coup de vieux.
Giorgos, lui, donnait l’impression que rien, ou très peu, ne pouvait l’ébranler. Il aimait pourtant me réciter la liste de ses malheurs : en 1974, du jour au lendemain, sa famille, très puissante, avait perdu toutes ses possessions. De prince de Varosha, son père était devenu un simple réfugié sans le sou, devant quémander des prêts aux banques alors que l’entreprise Papantoniou avait construit la moitié de Varosha. L’un des hôtels que l’on apercevait depuis les barbelés était le sien. L’un des plus beaux, certainement le plus réputé. Ses chambres avaient accueilli Sophia Loren, Paul Newman. Le groupe ABBA y avait chanté, quelques années avant de remporter la victoire à l’Eurovision.
Tout, ils avaient tout perdu, même les albums photos restés sur les étagères de leur bibliothèque. Giorgos n’était parvenu qu’à sauver l’honneur en revenant médaillé du front. Son père, lui, ne s’était jamais remis de l’invasion turque. Il y avait eu deux guerres, assurait Giorgos : celle de 1974 et celle qui avait eu lieu juste après, pendant cette période que certains appelaient à tort la paix. La deuxième, menée en sourdine, avait emporté plus de vies que la première, soutenait-il. Après avoir usé de ses dernières économies, son père s’était résolu à se faire embaucher sur un chantier. Le lendemain, il était mort broyé par un bulldozer. Aux commandes, le jeune ouvrier avait juré que l’ancien promoteur s’était jeté volontairement sous les chenilles de l’engin.
Ariana venait nous resservir en limonade fraîche et me jetait un regard complice. Il ment, articulait-elle en silence.
Mais peu m’importait. J’aimais écouter Giorgos parler de Varosha comme s’il avait quitté la ville la veille, évoquer la guerre comme si elle venait tout juste de s’achever. Parfois, il baissait la voix et se souvenait d’Ioannis. Leur amitié avait longtemps été solide, mais la guerre avait fini par les séparer. À son retour, Ioannis n’avait plus toute sa tête. Il s’était démené pendant des mois pour que sa femme, Aridné, soit inscrite au registre des disparus, alors que tous savaient qu’elle était partie avec l’ennemi, puisqu’elle était chypriote turque. Lorsqu’il était devenu certain qu’elle ne reviendrait pas, Giorgos avait vu son ami sombrer. À la fin de l’année 1976, Ioannis était parti, sans dire adieu, sans prévenir. Il avait préparé son sac en secret et quelqu’un, au port, l’avait vu monter dans un bateau.
Toute sa vie, Giorgos était resté fidèle à cet ami qu’il avait perdu, aidant Eleni à élever Andreas.
— Par contre, celle-là, qu’on ne dise pas que j’ai eu quoi que ce soit affaire avec son éducation, maugréait-il en coulissant un regard vers Ariana et ses amis.
Ce n’étaient pas seulement les tatouages, les études délaissées. Giorgos avait entendu dire qu’Ariana traversait souvent le no man’s land avec Gavriella pour aller y faire la fête. Il leva les mains, roula des yeux. Est-ce qu’on danse sur la terre perdue ?
Il me regardait et j’acquiesçais, même si moi aussi, tous les vendredis, tous les samedis, je traversais les check-points pour danser de l’autre côté de la ligne verte.
La partie nord de Nicosie était la capitale d’un pays fantoche : la République turque de Chypre-Nord, uniquement reconnue par Ankara qui y avait posté plus de trente mille soldats à l’affût. Dans les champs et les maisons abandonnés par les Chypriotes grecs ayant fui au sud, les autorités avaient installé des milliers de familles venues d’Anatolie. On leur promettait des voitures gratuites, des frigidaires dernier cri, des canapés en similicuir. Pillés à Varosha et dans d’autres villes désormais à moitié vides.
Prendre une bière au nord, c’était reconnaître la partition. Il fallait changer ses euros pour des livres turques, troquer les efharisto pour les teşekkür ederim, prendre un kebab au lieu d’un souvlaki. Pour Giorgos et de nombreux Chypriotes, c’était impensable. »

Extraits
« Varosha, en chypriote, signifie banlieue, un terme-valise qui englobe tout ce qui a été construit autour des bastions de Famagouste (Gazimağusa, disent les Turcs). Il y a quelques générations, les Chypriotes grecs ont été chassés de la vieille ville par la loi ottomane ; le colon britannique a pérennisé cette injustice et a offert, à titre de compensation dérisoire, des territoires ensablés et marécageux pour que les exilés puissent s’y installer en périphérie.
La nouvelle ville, Varosha, a grandi et s’est étalée tout le long de la baie. Lorsque le tourisme et le bronzage ont été de mode les hôtels ont poussé au plus près de la mer. Les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood se sont pressées dans cette station balnéaire en ciment et béton, des tournages internationaux s’y sont tenus (Exodus, avec Paul Newman, en 1960) et Chypre, enfin, a trouvé sa place dans le monde.
L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. À des milliers de kilomètres de là, dans une ville suisse où les passants profitaient de la douceur de l’été, des émissaires ont tenté de sauver la paix ou ce qu’il en restait. Mais, le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi.
C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche.
Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères.
Aucun n’est revenu vivant.
Les Chypriotes grecs continuent à appeler Varosha cet ensemble disparate – la zone surveillée par les miradors turcs et la banlieue informe qui s’étend jusqu’au pied des bastions de Famagouste. Mais à vrai dire, cette dernière partie n’a plus rien à voir avec Varosha l’interdite. Elle a été englobée par Gazimağusa, les maisons ont été vidées de leurs habitants ; ceux qui les occupent parlent désormais turc.
Si Giorgos cherche la ville où il est né, il doit presser le front contre les barbelés, humer l’air de la mer jusqu’à ce qu’un soldat lui ordonne de déguerpir.
Mais il n’est jamais venu voir Varosha. Il ne peut apaiser sa colère. Il y a là quelque chose d’impardonnable: on a tué sa ville et on lui refuse le droit de pleurer sur ses ruines. » p. 32-33

« Ariana m’avait prévenue: le vieil homme était un grand bavard. Il me fallait toute mon expérience de journaliste pour couper le flot de ses paroles (il commençait toujours par une diatribe contre les Turcs) et rediriger ses souvenirs vers Varosha. C’était lui qui avait trouvé le nom du café: Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. Et c’était lui également qui avait accroché au mur la carte de la ville, épinglant tout autour les photos d’anciens habitants, pour la plupart décédés. L’une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre: Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.
— Sa mort lui a donné un sacré coup de vieux.
Giorgos, lui, donnait l’impression que rien, ou très peu, ne pouvait l’ébranler. Il aimait pourtant me réciter la liste de ses malheurs: en 1974, du jour au lendemain, sa famille, très puissante avait perdu toutes ses possessions. De prince de Varosha, son père était devenu un simple réfugié sans le sou, devant quémander des prêts aux banques alors que l’entreprise Papantoniou avait construit la moitié de Varosha. » p. 44-45

« Nous étions à l’été 1964, année de l’emménagement d’Ioannis et Aridné dans leur nouvelle maison. Les oranges à Varosha étaient plus parfumées que celles de Nicosie.
Et les figues ? J’essayai de me représenter leur peau duveteuse, leur lait sucré tacher mon tee-shirt.
Mais Giorgos avait raison. Jamais je ne pourrais connaître la douleur d’avoir perdu Varosha. Ni me souvenir du goût des fruits d’alors. Tout ce que je pouvais faire, c’était de l’imaginer. Et cette fois encore, ce n’était pas suffisant. » p. 91

« Chypre ressassait sa douleur, refusait de panser ses plaies. Les check-points auraient dû faire office de points de suture mais ils ne suffisaient pas. Les deux faces de l’île continuaient à vivre comme si l’autre n’existait pas.
Au moins, pensais-je avec soulagement, Ariana avait eu le courage de traverser la ligne verte pour prendre un café avec ce garçon. À écouter son amie, je comprenais que celle-ci avait tenté de l’en dissuader puis, résignée, avait baissé les bras. » p. 247

À propos de l’auteur
LLOBET_Anais_©DRAnaïs Llobet © Photo DR

Anaïs Llobet est journaliste. En poste à Moscou pendant cinq ans, elle a suivi l’actualité russe et effectué plusieurs séjours en Tchétchénie, où elle a couvert notamment la persécution d’homosexuels par le pouvoir local. Aujourd’hui, elle est en poste à Nicosie pour l’AFP. Elle est l’auteure de trois romans, Les Mains lâchées (2016), Des hommes couleur de ciel (2019) et Au café de la ville perdue (2022). (Source: Éditions de l’Observatoire)

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Un barrage contre l’Atlantique

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En deux mots
Installé à la pointe du cap Ferret, où vit son ami Benoît Bartherotte, Frédéric Beigbeder assiste au combat de Sisyphe de son ami pour sauver cette bande de terre vouée à être engloutie par la mer. C’est avec cet état d’esprit désenchanté que l’écrivain revient sur sa vie au moment où la sagesse prend le pas sur la frivolité.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Face à la mer

À l’heure de jouer avec ses petits-enfants, Frédéric Beigbeder revient sur sa vie, ses amours, ses livres. Pour constater combien l’avenir est incertain. Ce faisant, il nous offre sans doute son livre le plus abouti.

Si les premières pages du nouveau roman du trublion des lettres françaises peuvent dérouter – il s’agit d’un alignement de phrases espacées de deux lignes et sans rapport entre elles pour bien les mettre en valeur – elles sont avant tout une habile manière de présenter son projet et l’endroit dont il parle. Oui, c’est bien l’écrivain devant sa page blanche, angoissé par l’exercice, mais aussi par le dérèglement climatique et la crise sanitaire, qui va tenter de donner une suite à Un roman français en allant chercher dans ses souvenirs. Des souvenirs qu’l convoque mot à mot pour en faire des phrases. Car oui, «une phrase est une phrase est une phrase est une phrase est une phrase». Un exercice sans cesse renouvelé, sans garantie de succès. Un peu comme le combat que mène jour après jour son ami Benoît Bartherotte en tentant de consolider la digue située au bout du Cap Ferret, afin d’empêcher l’Océan de submerger cette bande de terre où s’est installé l’écrivain. «Ce matin encore, plusieurs camions remplis de pierres sont venus déverser leur cargaison devant ma cabane, dans un fracas de tonnerre. Ce qui est beau dans ce combat contre la nature, c’est sa vanité.

BEIGBEDER_un_barrage_contre_carte
Bartherotte est le Sisyphe gascon. Il préside l’ADPCEF: «l’Association de Défense de la Pointe du Cap Ferret». Chaque jour, il pousse son rocher vers le fond de l’océan. Et le lendemain, il recommence.»
Prenons donc un écrivain, ses angoisses et ce lieu peint par Thierry de Gorostarzu, le «Edward Hopper basque» et dont il avait acheté l’œuvre, et tentons d’en faire une histoire. En commençant par le commencement.
«Je suis né près de Paris en 1965 d’un père chasseur de têtes et d’une mère éditrice de romans d’amour. Vers l’âge de six ans, mes parents ont divorcé et j’ai été élevé par ma mère avec mon grand frère. Pourquoi le divorce est-il un événement si grave? C’est pourtant simple à comprendre: les deux personnes que vous aimez le plus au monde ne s’aiment plus.» À l’heure du bilan, il écrira: «Mon père a été maladroit, blessant, absent, égoïste, et pourtant Je ne cesserai jamais de l’admirer. Ma mère a été aimante, protectrice, présente, altruiste, et quand je la vois, je fais de gros efforts pour ne pas suffoquer.»
Après une scolarité assez rectiligne, dont on retiendra les batailles de marrons dans les jardins du Luxembourg et la découverte de l’amour plus que du sexe, la présence de célébrités – ou en passe de passer à la postérité – à la maison et le besoin de faire la fête, l’aspirant écrivain va finir par trouver un boulot sérieux dans une agence de publicité, comme le souhaitait son père, avant de devenir chroniqueur, notamment pour le défunt magazine Globe.
Avec lucidité, Frédéric Beigbeder comprend qu’il n’a cessé toute sa vie à s’attacher à des hommes plus âgés, «que ce soit mes patrons, ou des mentors, des modèles que je considérais comme des pères de substitution, et qui m’ont servi de guides: Denis Tillinac, Philippe Michel, Bruno Le Moult, Thierry Ardisson, Jean Castel, Jean-Claude Fasquelle, Edmond Kiraz, Jean-Marie Périer, Michel Denisot, Alain Kruger, Jean-Yves Fur, Michel Legrand, Daniel Filipacchi, Albert Cossery, Paul
Nizon.… Benoit Bartherotte. Je suis un enfant qui veut qu’on l’adopte.
Toute ma vie je me suis cherché des maîtres, comme un chien abandonné.» Et aujourd’hui qu’il fait partie de ces êtres plus âgés, qu’il a fondé une famille et n’aime rien tant que de réunir sa tribu, il se rend bien compte du chemin parcouru. Un itinéraire bien loin d’être rectiligne, mais qui a nourri autant l’homme que l’écrivain. Un paradoxe qu’il résume ainsi: «j’ai fui l’embourgeoisement en choisissant une vie d’artiste, critiqué mon milieu d’origine, fréquenté des gauchistes, renié ma famille et mon milieu social, flingué tous mes employeurs (l’agence de publicité, la télévision, la radio) — tout cela pour finir par épouser une Genevoise, vivre à la campagne dans le même village que mes grands-parents, fonder une famille à où mes parents se sont mariés et écrire au Figaro. Je me suis vacciné contre la curiosité.» Mais pas contre la peur du lendemain. C’est donc comme le chante Calogero
Face à la mer
C’est toi qui résistes
qu’il nous livre son livre le plus écrit, le plus abouti. Celui d’un honnête homme.

GOROSTARZU_face-a_la_mer2Tableau de Thierry de Gorostarzu acheté par Frédéric Beigbeder et qui est reproduit sur le bandeau du livre / Galerie de l’Infante à Saint Jean de Luz

Un barrage contre l’Atlantique
Frédéric Beigbeder
Éditions Grasset
Roman
272 p., 20 €
EAN 9782246826552
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à la pointe du Cap Ferret, face à la digue Bartherotte. On y évoque aussi Guéthary, Neuilly-sur-Seine, Paris, Saint-Germain-en-Laye, Rambouillet, Senlis, Deauville, sans oublier l’étranger, notamment à Verbier en Suisse, en Italie et en Espagne, mais aussi en Indonésie.

Quand?
L’action se déroule en 2020 et 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Ce livre a été écrit dans un endroit qui devrait être sous l’eau». F. B.
Au hasard d’une galerie de Saint-Jean-de-Luz, Frédéric Beigbeder aperçoit un tableau représentant une cabane, dans une vitrine. Au premier plan, un fauteuil couvert d’un coussin à rayures, devant un bureau d’écrivain avec encrier et carnets, sur une plage curieusement exotique. Cette toile le fait rêver, il l’achète et soudain, il se souvient : la scène représente la pointe du bassin d’Arcachon, le cap Ferret, où vit son ami Benoît Bartherotte. Sans doute fatigué, Frédéric prend cette peinture pour une invitation au voyage. Il va écrire dans cette cabane, sur ce bureau.
Face à l’Atlantique qui à chaque instant gagne du terrain, il voit remonter le temps. Par vagues, les phrases envahissent d’abord l’espace mental et la page, réflexions sur l’écriture, la solitude, la quête inlassable d’un élan artistique aussi fugace que le désir, un shoot, un paysage maritime. Puis des éclats du passé reviennent, s’imposent, tels « un mur pour se protéger du présent ». A la suite d’Un roman français, l’histoire se reconstitue, empreinte d’un puissant charme nostalgique : l’enfance entre deux parents divorcés, la permissivité des années 70, l’adolescence, la fête et les flirts, la rencontre avec Laura Smet, en 2004… Temps révolu. La fête est finie. Pour faire échec à la solitude, reste l’amour. Celui des siens, celui que Bartherotte porte à son cap Ferret. Et Beigbeder, ex dandy parisien devenu l’ermite de Guétary , converti à cette passion pour un lieu, raconte comment Bartherotte, « Hemingway en calbute », s’est lancé dans une bataille folle contre l’inéluctable montée des eaux, déversant envers et contre tous des millions de tonnes de gravats dans la mer. Survivaliste avant la lettre, fou magnifique construisant une digue contre le réchauffement climatique, il réinvente l’utopie et termine le roman en une peinture sublime et impossible, noyée d’eau et de soleil. La foi en la beauté, seule capable de sauver l’humanité.
Une expérience de lecture, unique et bouleversante, aiguisée, impitoyable, poétique, et un chemin du personnel à l’universel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté
Le JDD (Alexis Brocas)
La Règle du jeu (Baptiste Rossi)
La Revue des Deux Mondes (Marin de Viry)
Atlantico (Annick Geille)
Les Echos (Adrien Gombaud)
Ernest mag (Jérémie Peltier)
Blog Agathe The Book
Benzine Magazine (Benoît Richard)

Les premières pages du livre
« Je voudrais faire ici un aveu: je suis complotiste.

Je pense que la nature conspire pour éradiquer l’homme.

L’être humain ayant causé trop de dégâts à la surface de la Terre, il est logique qu’elle songe à s’en débarrasser.

Même si nous comprenons pourquoi le monde cherche à nous éliminer, nous n’aurons pas le choix : nous devrons tout de même nous défendre.

La condition humaine est désormais celle d’un parasite qui cherche à survivre dans un environnement hostile.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je saute deux lignes entre chaque phrase.

Les blancs qui entourent les phrases leur donnent une majesté, comme le cadre autour d’un tableau.

Noyées dans la masse d’une page noircie, une phrase perd de son attrait.

Mes phrases respecteront la distanciation littéraire.

Isolée sur la page, ma phrase crâne comme un mannequin dans une vitrine.

Nous sommes à bord d’un bateau qui coule, mais ce bateau, c’est la Terre.

L’intuition de Kafka était juste : il n’y a plus de différence entre l’humanité et le cafard.

Il peut arriver que le blanc qui entoure la phrase devienne plus beau que celle-ci : je n’ai pas dit que mon expérience était sans danger.

Chaque phrase doit donner envie de lire la phrase suivante, mais exister aussi de façon autonome.

L’espace blanc entre les phrases ne les isole pas ; il les expose.

Au matin, la menace océanique semble lointaine.

L’art du romancier consiste à camoufler ses scories.

Je choisis délibérément de faire l’inverse.

Je veux fragiliser mes propositions relatives.

Dans Autoportrait, Édouard Levé a imaginé un autre système.

Ses phrases n’avaient pas de liens entre elles ; pourtant l’ensemble de son livre dessinait un homme.

Ce livre recycle son principe de collage discontinu.

La dune du Pyla est un écran de cinéma où le soleil projette son film, dont les nuages sont les acteurs principaux.

Les ombres sur le sable déroulent un scénario de lumière.

« Souvenir » est la bande originale de cette fresque muette.

Pour cesser d’écrire des romans satiriques, il suffit d’écouter Orchestral Manoeuvres in the Dark, pieds nus devant une mer étale.

Je voudrais dénoncer nommément dans ce livre toutes les personnes qui ont comploté à me rendre heureux.

Ma mémoire remonte par bribes désorganisées (ou organisées sans me demander mon avis).

Je ne me souviens que par flashs : mes souvenirs sont stroboscopiques.

Mon passé m’envoie des SMS.

Je sens que je risque de semer mon lecteur en route.

J’ai besoin que mes phrases l’accrochent.

Mes phrases tapinent, aguichent, elles voudraient séduire comme une prostituée dans une vitrine du Red Light District d’Amsterdam.

Une phrase est une phrase est une phrase est une phrase.

Édouard Levé s’est suicidé le 15 octobre 2007 à Paris.

Considérons que chaque phrase notée ici reporte mon suicide d’une journée.

Cette phrase a sauvé ma vie, et la suivante, et la suivante, jusqu’au jour où plus rien ne viendra, et pan.

« Sois pareil à un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser », dit l’empereur Marc Aurèle.

Je décide désormais de m’interdire les citations ; celle de Marc Aurèle sera la seule (avec les exergues).

La citation est une phrase dont on n’est pas propriétaire : une locution de location.

Seul sur sa digue immense, Benoît Bartherotte se tient debout comme Marc Aurèle, face à l’océan, à la pointe du Cap Ferret ; à ses pieds se brisent sans cesse les flots.

Le pape François a dit qu’il fallait construire des ponts plutôt que des murs.

Il a oublié les digues.

Les digues sont des murs marins qui protègent la terre des inondations.

Une digue est aussi un pont qui avance sur l’eau sans atteindre l’autre rive.

Proust contemple sur une digue les jeunes filles en fleurs, qu’il compare à un bouquet de corail.

Bartherotte a bâti une digue pour sauvegarder l’extrémité sud de la presqu’île de Lège-Cap-Ferret, en Gironde.

Cette langue de sable, absurdement mince, prétend séparer le bassin d’Arcachon de l’océan Atlantique.

Comme dit un écrivain bordelais, Guillaume Fedou : « Le Cap Ferret est le clitoris de la France. »

Il faut le visiter souvent, sinon la France est de mauvaise humeur.

Voici une carte pour mieux comprendre la beauté de la situation.

Le Cap Ferret est la langue de plaisir située devant Arcachon.

En face d’elle s’élève la dune de sable du Pyla, la plus haute d’Europe.

Entre la pointe du Cap et la dune du Pyla, à marée basse, apparaît une île exotique, le banc d’Arguin, où se posent les oiseaux en hiver et les bourgeois bohèmes en été.

Benoît chatouille l’extrémité sud de cette pointe depuis quarante ans.

Au niveau du phare, la bande de terre ne mesure qu’un kilomètre de large.

Chez Benoît, la distance entre l’océan et le bassin est de cent mètres, puis cinquante mètres, puis zéro : c’est là qu’il se tient, en plein vent.

Benoît vit ici depuis sa naissance.

Il résidait dans l’avant-dernière maison, puis il a acheté la dernière maison, qui s’est écroulée ; il l’a reconstruite en même temps qu’il entamait sa digue de protection maritime.

Je lui dis : « Tu as bougé de cent mètres en une vie. »

Il sourit : « Un peu moins. »

Il ajoute : « Je suis resté sur mes racines…

… Je ne vieillis pas, je pousse. »

Sans mémoire, on a besoin d’un point fixe, d’un lieu unique.

Moi aussi, je cherche l’immobilité qui donnera à mes enfants les souvenirs que je n’ai pas.

La discontinuité est une liberté qui égare.

Toute phrase devrait être un silex.

Un silex ne fabrique d’étincelles qu’entrechoqué à un autre silex.

De même, la digue Bartherotte est un empilement de rochers, de poteaux électriques et de traverses de train.

Entre 1985 et 1995, Benoît a déversé un million de tonnes de gravats pour défendre la Pointe.

Tout le monde dort sur la Pointe, sauf moi.

La nuit, je n’écris pas de phrases ; j’écris « Phrases ».

Un autre principe est celui imaginé par Éric Chevillard.

Son « Journal autofictif » est un prodige de phrases déconnectées.

Il est tout de même regrettable d’être précédé par quelqu’un d’aussi doué.

David Foenkinos, dans Charlotte, a tenté un récit biographique qui revenait à la ligne après chaque phrase.

Son but était analogue : rendre la lecture plus intense.

Je pouffe en imaginant la tronche de Chevillard comparé à Foenkinos.

Je ne les rapproche que pour expliquer la situation : beaucoup d’écrivains contemporains ressentent le besoin de séparer leurs phrases.

C’est la faute à Chamfort, qui copiait sur le livre des Proverbes dans la Bible.

Il est crucial de réinventer notre façon d’écrire si nous ne voulons pas que la littérature disparaisse au XXIe siècle.

Non, Twitter, vous n’avez pas le monopole de l’apophtegme ; vous ne l’avez pas.

Lincoln au Bardo de George Saunders intercale des phrases de fantômes dans un cimetière.

Alexandre Labruffe imite les bribes des Cool Memories de Baudrillard : une construction en pointillés, comme ces dessins dont je reliais les points numérotés à l’âge de cinq ans, pour finir par voir apparaître Mickey pilotant un avion.

Les romanciers contemporains ne savent plus comment ressusciter les phrases.

Les phrases se multiplient sur les réseaux digitaux : les romanciers ne doivent pas seulement vaincre la concurrence des autres romanciers, mais aussi celle des emails, des sms, des posts, des alertes, des retweets…

C’est comme s’il y avait une fuite des phrases : elles quittent les livres vers le nuage.

Elles s’envolent du papier réel vers un univers virtuel.

Il faut stopper l’hémorragie.

Écrire ce livre est non seulement un geste de survie, mais une tentative pour restaurer le prestige de la phrase nue.

Même Donald Trump n’a pas suffi à disqualifier les tweets ; il faut porter l’estocade.

Et voilà comment on transforme un recueil de billevesées en manifeste politique.

L’idée est simple : pour sauver les phrases, il faut peut-être sacrifier le roman.

Littérairement, je ne suis pas écolo.

Ce stratagème permet aussi d’augmenter la pagination de ce livre.

Je ne suis pas un escroc : j’annonce la couleur.

J’attends d’écrire la meilleure phrase de ce livre.

Le lecteur est probablement dans le même état que moi : une expectative de plus en plus molle, une démotivation progressive, une impatience polie qui tournera bientôt au haussement d’épaules.

Comme un trompettiste de jazz, je cherche la phrase bleue.

Il n’y a pas un monde d’avant et un monde d’après.

Il existait un monde avant, et aujourd’hui il n’y a plus de monde : en 2020, il n’y a plus rien, ni personne, nulle part.

Le monde se claquemure.

Nous avons été des cigales et maintenant il ne nous reste plus qu’à devenir fourmis – on va ramper, se terrer, se calfeutrer et regretter.

L’être humain a connu des hauts et des bas ;
Il va descendre à présent
À la cave pour longtemps.

Dans la grande cabane Bartherotte, l’armoire à doubles battants est entourée de masques africains.

Dans cette maison en bois inspirée des cabanes d’ostréiculteurs, les commodes XVIIIe contrastent avec les murs de pin.

Les vieux fauteuils sont recouverts de tapis devant la cheminée en pierre, alors que tout le reste est en bois qui craque.

De petites lampes à abat-jour jaunes imprimés de cartes géographiques sont disséminées partout dans le séjour, sur des guéridons où s’empilent les livres de photographies du Ferret et les vieux exemplaires du Chasse-Marée.

D’immenses paniers de rotin sont emplis de pommes de pin pour allumer le feu.

Au-dessus d’un piano Pleyel désaccordé, des gravures anciennes représentent des bateaux qui n’existent plus.

Au mur sont accrochées les photos jaunies d’ancêtres en maillot de bain ;
ils sourient encore
malgré leur mort.

Entre les grandes fenêtres ouvertes sur la mer, Martin Bartherotte a peint des danseuses africaines.

Dans le grand salon on trouve aussi cornes de buffles, poteries de terre cuite, assiettes de porcelaine dessinées, et la maquette d’un paquebot, et un buste d’aristocrate en marbre, des tortues métalliques, un crâne de gorille, des statues zouloues, des troncs d’arbres, une pirogue, une longue-vue, une armoire chinoise, un pouf marocain, une lanterne japonaise, des fusils de chasse, des accessoires de pêche, une paire de jumelles de la Kriegsmarine, et tout ce bric-à-brac sur fond de ressac donne le sentiment d’investir une caverne d’Ali Baba, pleine de trésors à embarquer sur un navire de pirates vers les mers du Sud, ou un grenier archivant le monde des siècles précédents, comme dans la première abbaye bénédictine, à Monte Cassino.

La décoration de la cabane me fait penser à ces capsules temporelles que des fous enterrent dans leur jardin pour sauvegarder quelques bribes de l’humanité après son extinction.

Je dis à Benoît : « Tu as accumulé tant de souvenirs… »

Il répond : « Ce ne sont pas des souvenirs mais de la sédimentation. »

Extraits
« Ce matin encore, plusieurs camions remplis de pierres sont venus déverser leur cargaison devant ma cabane, dans un fracas de tonnerre.
Ce qui est beau dans ce combat contre la nature, c’est sa vanité.
Bartherotte est le Sisyphe gascon.
Il préside l’ADPCEF: «l’Association de Défense de la Pointe du Cap Ferret».
Chaque jour, il pousse son rocher vers le fond de l’océan.
Et le lendemain, il recommence. » p. 40

« Tout est parti d’un tableau dans la vitrine d’une galerie, située à l’entresol de la maison de l’Infante, à Saint-Jean-de-Luz. L’artiste se nommait Thierry de Gorostarzu, le Edward Hopper basque. Un tableau en vitrine représentait un fauteuil Louis XV recouvert d’un coussin à rayures vertes et blanches, sous la tonnelle d’une cabane en bois, devant un bureau d’écrivain, avec un encrier, une plume, des carnets ouverts, trois livres anciens, sur une plage exotique.
Travailler dans des conditions pareilles est le rêve de tout écrivain.
J’avais l’impression de reconnaître cet endroit. » p. 46-47

« En regardant l’océan, je me rends compte que je voudrais écrire une phrase qui soit en quelque sorte comme son reflet miroitant, une phrase paisible et étincelante, qui ne raconte rien d’autre que son propre flot, qui aille et vienne, qui se contente d’exister sous le soleil, une phrase qui serait uniquement liquide, limpide, imposante mais sans prétention, une phrase qui vive, bouge, qui lèche la page comme l’écume sur le sable, une vague confiante et infinie qui avance et recule sur le blanc comme sur un banc de sable, de gauche à droite et recommence, inlassablement, son balancement de lettres, son parallélisme linéaire, son hypnose de mots, une phrase interminable qui fasse tourner la tête de son lecteur d’ouest en est et inversement, tel le spectateur d’un match de tennis à Roland-Garros, une phrase qui ferait tellement d’allers et retours qu’elle donnerait le tournis, une phrase qui obligerait à consulter un kinésithérapeute pour guérir d’un torticolis, et au masseur en blouse verte qui lui demanderait quel sport a pu causer une telle douleur à sa nuque, le blessé serait bien obligé d’en dénoncer le coupable: une phrase, docteur. » p. 52-53

« Mon père a été maladroit, blessant, absent, égoïste, et pourtant Je ne cesserai jamais de l’admirer.
Ma mère a été aimante, protectrice, présente, altruiste, et quand je la vois, je fais de gros efforts pour ne pas suffoquer.
L’âge ingrat dure toute la vie.
Le départ de ma fille aînée m’a brisé le cœur. C’est supposé être naturel, cette horreur?
Je ne veux pas que mes enfants grandissent.
On donne tout à un être et puis il s’en va vivre ailleurs, et on devrait s’en réjouir
Cette Peine infinie, je passe mes jours mes nuits ne pas l’accepter. » p. 109

« Je suis né près de Paris en 1965 d’un père chasseur de têtes et d’une mère éditrice de romans d’amour. Vers l’âge de six ans, mes parents ont divorcé et j’ai été élevé par ma mère avec mon grand frère. Pourquoi le divorce est-il un événement si grave? C’est pourtant simple à comprendre: les deux personnes que vous aimez le plus au monde ne s’aiment plus. L’amour circule d’une nouvelle façon. » p. 115

« Ma mère a eu plusieurs amants après son divorce (…) Il y a eu un aristocrate fauché, un Hongrois marié qui s’est défenestré, un barbu mort d’un cancer, un playboy de chez Castel. Ces papas successifs, à moi aussi ils ont été arrachés.
Je n’ai cessé toute ma vie de m’attacher à des hommes plus âgés, que ce soit mes patrons, ou des mentors, des modèles que je considérais comme des pères de substitution, et qui m’ont servi de guides: Denis Tillinac, Philippe Michel, Bruno Le Moult, Thierry Ardisson, Jean Castel, Jean-Claude Fasquelle, Edmond Kiraz, Jean-Marie Périer, Michel Denisot, Alain Kruger, Jean-Yves Fur, Michel Legrand, Daniel Filipacchi, Albert Cossery, Paul
Nizon.… Benoit Bartherotte. Je suis un enfant qui veut qu’on l’adopte.
Toute ma vie je me suis cherché des maîtres, comme un chien abandonné. » p. 117

« Mon paradoxe peut être résumé ainsi: j’ai fui l’embourgeoisement en choisissant une vie d’artiste, critiqué mon milieu d’origine, fréquenté des gauchistes, renié ma famille et mon milieu social, flingué tous mes employeurs (l’agence de publicité, la télévision, la radio) — tout cela pour finir par épouser une Genevoise, vivre à la campagne dans le même village que mes grands-parents, fonder une famille à où mes parents se sont mariés et écrire au Figaro.
Je me suis vacciné contre la curiosité.
Mon frère Charles a essayé de se passer de Guéthary.
Lui non plus n’y est pas parvenu: il y a trouvé une maison à son tour.
Passé la cinquantaine, il est compliqué de s’éloigner de ses origines; avant de crever, on a besoin de se réconcilier avec soi. » p. 134

« J’ai appris à reconnaître sittelles, pics-verts, mésanges, tourne-pierres ; les rouges-gorges, c’est plus facile. Je considère les oiseaux comme un message de Dieu ; je n’ai pas vraiment la foi mais ils m’encerclent, me frôlent de leurs ailes, se posent près de moi et me regardent comme s’ils cherchaient à me convaincre. Bientôt un arc-en-ciel couronne la Pointe d’est en ouest comme si j’avais emménagé à l’intérieur d’un juke-box Wurlizer des années 1950. Le soleil d’automne crée un mille-feuilles de roses et de bleus superposés dans le ciel pastel du bout du monde. Benoît est le seul homme que je connaisse qui a créé son propre paradis artificiel. Sa digue est la plus haute d’Europe, se vante-t-il : « quarante mètres !Plus haute que les hollandais ! »Puisqu’il n’y avait pas de falaise au Ferret, Benoît a décidé de créer la sienne : un Étretat sous-marin. La pluie à grosses gouttes espacées gifle les pommettes et mouille la barbe ainsi qu’un chien qui s’ébroue. Les cabanes ont fusionné avec les arbres et les vignes vierges comme dans les contes de fées où les branches entrent par les fenêtres, les troncs grandissent dans le salon et sortent par les toits. Habiter un organisme vivant est le fantasme de tout citadin…et son cauchemar aussi. La terre scintille le matin et sèche le soir. La première lumière est multicolore, ensuite le ciel s’uniformise, il choisit la lueur et s’y tient, mais pendant toute l’aurore, il aura tergiversé entre la parme et le rose, comme mon grand-père, au moment de s’habiller, devant son placard de chemises. Mes enfants mangent toutes ces choses que je mangeais à leur âge et ne peux plus manger aujourd’hui : éclairs au chocolat, Dragibus, Cornetto vanille, chouchous… »C’est quoi, ça » me demande ma fille de cinq ans, en désignant du doigt un capteur de glycémie collé sur mn bras. Je ne peux tout de même pas lui répondre que c’est ma mort en route. Le mot que j’emploie le plus souvent avec mes enfants est « attention ». Attention, tu vas te brûler la main, attention, tu vas faire tomber ton petit frère, attention, tu vas te casser le bras, oups, trop tard. Un dimanche-soir, mon père avait dévalisé avec moi le magasin de magie de la rue des Carmes. J’adorais faire des tours de magie. A neuf ans si l’on m’avait demandé ce que je voulais faire plus tard, j’aurais répondu magicien. Je regardais l’émission de Gérard Majax : « Y a un truc » sur Anne 2 et je j’apprenais à faire disparaître une pièce de un franc, à retrouver un as de pique et à cacher un œuf dans ma manche. Mon père nous a raccompagnés rue Monsieur le Prince. Il restait dans sa voiture et nous étions censés monter chez notre mère et ouvrir la fenêtre pour lui faire signe que nous étions bien arrivés. Je ne comprenais pas bien l’utilité de ce manège. S’il craignait qu’on se perdre dans l’immeuble ou qu’on se fasse kidnapper dans la cour par un voisin pédophile, pourquoi ne nous accompagnait-il pas jusqu’à la porte du troisième étage ? Ce système présentait deux avantages : il lui éviter de se garer et de voir ma mère. Ce soir-là, avec tous nos cadeaux de magiciens, nous sommes rentrés dans l’appartement de maman et avons oublié de faire signe à la fenêtre à papa qui attendait en bas dans la rue. Avec Charles, nous étions bien trop occupés à déballer les coffrets de prestidigitation. Soudain nous avons vu notre père débarquer comme une furie dans l’appartement et reprendre tous ses cadeaux en hurlant : « Sales gosses ! Moi je peux attendre en bas, vous vous en foutez ! Je reprends les cadeaux ! Égoïstes ! Enfants gâtés ! ». Je me souviens encore de notre crise de larmes. Je n’ai plus jamais fait de tour de magie. C’est à ce jour la seule fois où j’ai vu mon père s’énerver ( avec celle où j’ai entaillé avec un couteau à pain le bar en bois de Verbier). C’est ce soir-là que Charles a dit à mon père cette phrase que je n’ai jamais oubliée : « Il faudrait que tu te souviennes que nous ne sommes que des enfants ».

À propos de l’auteur
BEIGBEDER_Frederic_©DR_SIPAFrédéric Beigbeder © Photo DR – SIPA

Frédéric Beigbeder est auteur de onze romans, dont le célèbre 99 Francs, Windows on the world (Prix Interallié, 2003), Un roman français (prix Renaudot, 2009) et L’Homme qui pleure de rire (2020); réalisateur de L’amour dure trois ans (2011), et de L’Idéal (2016, adaptation par l’auteur de son roman Au secours pardon) ; scénariste de cinq films et documentaires ; critique littéraire au Figaro Magazine et au Masque et la plume. (Source: Éditions Grasset)

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La liberté des oiseaux

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En deux mots
Après la Seconde Guerre mondiale, la famille Groen va être confrontée à une nouvelle tragédie. Quand l’Allemagne se divise Johannes est fonctionnaire à Berlin-Est, son épouse infirmière. Leur fille aînée Charlotte est passionnée par le socialisme tandis que sa sœur Marlene est une artiste amoureuse du fils d’un pasteur qui décide de fuir à l’Ouest. Un choix aux conséquences dramatiques pour toute la famille.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une famille allemande

Dans cette passionnante saga Anja Baumheier retrace le parcours de la famille Groen dans une fresque qui couvre toute l’histoire contemporaine allemande, de la Seconde Guerre mondiale à la scission, et de la chute du mur de Berlin jusqu’à aujourd’hui. Un premier roman bouleversant.

Si vous prenez une famille allemande et remontez les générations jusqu’au début du siècle passé, alors il y a fort à parier que vous disposerez d’un formidable matériel romanesque, tant l’histoire de ce pays – notamment à l’est – a été riche et bousculée, dramatique et violente, mais aussi exaltante et puissante.
Saluons donc d’emblée la performance d’Anja Baumheier qui, pour son premier roman, a réussi une fresque qui mêle habilement l’intime à l’universel au fil des époques.
Après la scène d’ouverture qui se déroule en 1936 et raconte comment le petit Johannes a découvert sa mère pendue dans le grenier on bascule dans le Berlin d’aujourd’hui au moment où Theresa reçoit une lettre d’un office notarial lui annonçant que Marlene Groen lui lègue sa maison de Rostock à parts égales avec Tom Halász. Une nouvelle qui la sidère, car on lui a toujours expliqué que Marlene, sa grande sœur, avait disparu en 1971 en faisant de la voile sur la Baltique et qu’elle n’a jamais entendu parler de Tom. Mais le notaire va lui confirmer la chose et lui remettre un pli contenant une clé et un mot de Marlene commençant par cette citation: «Chère Theresa,
«Voiler une faute par un mensonge, c’est remplacer une tache par un trou.» (Aristote) Je voulais t’écrire depuis longtemps, mais j’étais trop lâche, je n’en ai pas trouvé le courage. Et je ne voulais pas non plus te compliquer la vie. Maintenant c’est la force qui me manque, le cancer a gagné la partie. On ne peut rien changer au passé, mais on peut essayer d’améliorer le présent. C’est pourquoi j’aimerais que Tom, Anton et toi contribuent à combattre le mensonge.
Affectueusement»
Le chapitre suivant nous ramène en 1946 à Rostock où, au sortir de la Seconde Guerre mondiale Johannes va croiser la route d’Elisabeth. Le fonctionnaire va tomber amoureux de la belle infirmière. Ils se marieront l’année de naissance de la RDA avec des rêves pleins les yeux. Kolia, qui a tendu la main à Johannes perdu dans les ruines, va proposer à son ami de le rejoindre à Berlin et de grimper dans la hiérarchie en intégrant la sécurité intérieure. Sans demander son avis à son épouse il accepte et l’entraîne dans la capitale où elle va intégrer l’hôpital de la Charité et se consoler en retrouvant Eva, une amie d’enfance. Elle n’est pas insensible non plus au charme d’Anton Michalski, l’un des médecins les plus doués de l’établissement.
Les deux filles du couple vont, quant à elles, vouloir suivre des chemins très différents. Charlotte, l’aînée, est passionnée par le socialisme et entend construire ce nouveau pays en faisant confiance aux dirigeants. Sa sœur Marlene, qui a un tempérament d’artiste, aspire à la liberté et à de plus en plus de peine à se soumettre aux contraintes du nouveau régime. Quand elle tombe amoureuse de Wieland, du fils d’un pasteur, elle décide de le suivre dans son projet de fuite à l’Ouest. Une entreprise très risquée…
On l’aura compris, les personnages qui vont se croiser tout au long du roman vont se retrouver au centre d’un maelstrom, entraînés par l’Histoire en marche et par des secrets de famille qui vont finir par éclater. Ainsi l’arbre généalogique d’Elisabeth et Johannes dans version officielle, avec ses trois filles Charlotte, Marlene et Theresa, va se voir vigoureusement secoué. Entre les injonctions de la Stasi, la fuite à l’ouest, la construction du «mur de la honte», puis sa chute et la réunification du pays, les amours contrariées et les mensonges imposés par la raison d’État, la vérité va trouver son chemin et finir par éclater et nous offrir des pages bouleversantes. Un premier roman captivant !

La liberté des oiseaux
Anja Baumheier
Éditions Les Escales
Premier roman
Traduit de l’allemand par Jean Bertrand
432 p., 22 €
EAN 9782365694483
Paru le 4/11/2021

Où?
Le roman est situé en Allemagne, principalement à Berlin, mais aussi à Rostock. On y évoque aussi Munich et Prague ainsi que l’île de Rügen.

Quand?
L’action se déroule de la Seconde guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Deux sœurs enquêtent sur leur enfance passée en RDA et sur les non-dits qui pèsent sur leur famille. Une fresque sublime et captivante.
De nos jours, Theresa reçoit une mystérieuse lettre annonçant le décès de sa sœur aînée Marlene. C’est à n’y rien comprendre. Car Marlene est morte il y a des années. C’est du moins ce que lui ont toujours dit ses parents. Intriguée, Theresa, accompagnée de son autre sœur Charlotte, part en quête de réponses. Se révèle alors l’histoire de leurs parents, l’arrivée à Berlin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la carrière de leur père dans la Stasi, la suspicion et la paranoïa, l’influence terrible de son chef, Kolia. Mais surtout, la personnalité rebelle de Marlene, qui rêvait de fuir à l’Ouest…
Grande saga au formidable souffle romanesque, La Liberté des oiseaux retrace quatre-vingts ans d’histoire allemande et nous plonge au cœur de destinées ballottées par l’Histoire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Lili au fil des pages
Blog Livr’Escapades
Blog Culture vs News

Les premières pages du livre
Autrefois (1936)

Jaksonów
Huit heures, enfin ! Johannes rejeta la couverture, sauta du lit et dévala l’escalier en pyjama, les cheveux en bataille. Une faible lueur pénétrait par la fenêtre dans le couloir de la vieille ferme. Johannes s’était tellement réjoui de fêter son anniversaire ! Sa mère avait promis de passer toute la journée avec lui. Il ne serait même pas obligé d’aller à l’école, avait-elle précisé. Depuis la dernière marche d’escalier, il bondit dans la cuisine. Une table en bois grossier occupait le centre de la pièce, une étagère à vaisselle garnissait un pan de mur, et un seau à cendres était posé à côté de la cuisinière. Mais sa mère n’était pas là, ni dans la pièce adjacente. Johannes se doutait de ce que cela augurait : elle ne se lèverait pas de la journée.
La porte de la chambre était restée entrebâillée. En entrant, il reconnut aussitôt une odeur familière de valériane, d’alcool et de bois humide. Les rideaux de lin brut n’étaient pas complètement tirés. À travers une fente, Johannes vit qu’il neigeait à l’extérieur, et la lumière blafarde du matin donnait aux flocons un aspect fantomatique. Doucement, il s’assit au bord du lit. Sa mère avait les yeux fermés, ses longs cheveux défaits étaient étalés sur l’oreiller tandis que sa poitrine se soulevait régulièrement. Sa bouche pâle aux lèvres gercées et sa peau blême lui donnaient un teint cireux, comme si elle n’était plus tout à fait là. Si près d’elle, Johannes pouvait sentir des relents de sueur et l’odeur désagréable de son haleine. Les noms latins imprimés sur les boîtes de médicaments qui encombraient la table de nuit ne lui disaient rien. Contre le mur était appuyée une photo à bord dentelé qui avait été prise avant la naissance de Johannes. Il avait du mal à croire que cette femme alitée était la même que celle de la photographie. Cette dernière souriait en direction de l’appareil, une main appuyée sur la hanche. Sa peau claire resplendissait, ses cheveux noirs étaient coupés court. Il prit la photo et la retourna. Un prénom et une date, Charlotte 1916, étaient inscrits au dos dans une belle écriture manuscrite.
Sa mère ouvrit des yeux vitreux et cernés de rouge.
— Je te souhaite un bon anniversaire.
Johannes se pencha pour la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa.
— Non, Hannes, ça m’empêche de respirer. Tu le sais bien.
Johannes recula en hochant la tête. Sa gorge se noua. Il se détourna et parcourut la chambre du regard, sans savoir où poser les yeux. Finalement, il fixa le tableau qui était accroché au-dessus de la commode. Il représentait un paysage de neige, et il eut soudain l’impression que des ombres allaient se détacher de cette surface claire pour lui sauter au visage. Il baissa la tête.
Je sais qu’elle ne va pas bien. Mais c’est mon anniversaire, elle aurait quand même pu se forcer, pensa-t-il sans oser le dire à voix haute. Il avait déjà commis cette erreur un jour, et sa mère avait fondu en larmes :
— Tu crois que ça me plaît d’être comme ça ? lui avait-elle reproché.
Dehors, quelqu’un frappa à la porte. Johannes se leva, traversa le couloir et alla ouvrir. Ida Pinotek, la propriétaire de la ferme voisine, apparut dans l’encadrement. Un foulard noué autour de la tête, elle portait un tablier à carreaux et tenait dans sa main une grande assiette avec une part de gâteau au chocolat.
— Hannes, bon anniversaire, mon garçon ! J’espère que tu aimes toujours le gâteau au chocolat ?
Johannes opina de la tête tandis qu’Ida Pinotek le serrait dans ses bras. Elle était de petite taille et attendait son troisième enfant. Son ventre était tellement proéminent que Johannes effleura à peine son buste.
Il ne put retenir ses larmes plus longtemps.
Ida Pinotek lui caressa la joue.
— Charlotte est encore au lit ?
Il fit signe que oui.
— Mon pauvre garçon.
Elle voulut ajouter quelque chose, mais se ravisa et se mordit la lèvre inférieure.
— Ne t’inquiète pas. Ça va passer. En attendant, c’est l’heure d’aller à l’école. Hubert et Hedwig t’attendent.
Johannes repensa une seconde à la promesse que sa mère lui avait faite de passer cette journée avec lui.
— J’arrive tout de suite, madame Pinotek.
Il fit un crochet par la chambre de sa mère et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Elle s’était rendormie. Johannes s’habilla en vitesse, enfila son manteau, mit son cartable sur son dos et suivit la voisine dehors.
L’après-midi, lorsqu’il rentra à la maison, sa mère n’était toujours pas levée. Il alla dans la cuisine où était resté le gâteau de la voisine. Johannes avait faim, mais la seule vue du chocolat lui donna un haut-le-cœur. Il prit la part et alla la jeter sur le tas d’ordures derrière la maison. Il attrapa une branche pour la recouvrir avec des déchets en décomposition. Il ne voulait pas faire de peine à Ida Pinotek.
*
Hubert et Hedwig Pinotek étaient installés à la grande table de la cuisine et décoraient des petits sablés de Noël. Johannes, couché sur le divan, regardait la cire d’une bougie du sapin goutter sur le plancher en bois.
— Tu ne veux pas participer, Hannes ?
Ida Pinotek posa sa main sur l’épaule de Johannes.
— Non, madame Pinotek. Je préfère rester ici.
— Tu peux, mon garçon. L’état de ta mère devrait bientôt s’arranger. Tu verras, l’an prochain, vous pourrez fêter Noël ensemble.
Elle passa sa main dans ses boucles brunes, puis retourna vers la cuisinière pour sortir du four une nouvelle fournée de biscuits.

Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’anniversaire de Johannes. Et sa mère n’avait pas quitté sa chambre. Sur le chemin de l’école, Johannes en avait parlé à Hubert et Hedwig. Le soir même, Ida Pinotek était venue frapper à la porte. Sur un ton qui n’admettait aucune contestation, elle avait dit à Johannes de rassembler quelques affaires et de venir s’installer chez eux. Johannes était resté planté là sans bouger, alors la voisine lui avait promis qu’il ne resterait chez eux que le temps que sa mère aille mieux. Depuis, Johannes habitait chez les voisins.
La bougie s’éteignit dans un grésillement. Johannes se redressa et leva les yeux. Par la fenêtre, il vit de la lumière en face dans la chambre de sa mère. Il avait espéré toute la journée pouvoir passer la soirée de Noël avec elle. Il bondit du canapé et traversa la cour en chaussettes. Mais quand il arriva dans le couloir, la lumière avait été éteinte. Johannes s’immobilisa et écouta à travers le silence. Il entendit alors du bruit au grenier. Qu’est-ce que c’était ? Sa mère était-elle montée là-haut ? Johannes grimpa les marches quatre à quatre et atteignit la vieille porte en bois à bout de souffle. Il essaya de l’ouvrir, mais elle était verrouillée de l’intérieur.
— Maman ?
Hésitant, Johannes essayait de pousser la porte lorsque la voix d’Ida Pinotek résonna en bas.
— Hannes, qu’est-ce que tu fabriques ? Tu marches en chaussettes dans la neige ? Tu vas attraper froid, mon garçon.
— Elle est réveillée, madame Pinotek, j’ai vu de la lumière. Mais elle n’est pas dans son lit.
Il se pencha par-dessus la rambarde.
— Qu’est-ce que tu fais là-haut ?
— J’ai entendu du bruit, mais la porte est fermée. D’habitude, elle reste toujours ouverte.
Ida Pinotek gravit lentement l’escalier en soutenant son dos d’une main. Elle devait accoucher dans quatre semaines et avait du mal à se déplacer. Les marches craquaient sous ses pas. Lorsqu’elle arriva devant le grenier, Johannes s’écarta d’un pas. Ida Pinotek appuya de toutes ses forces contre la porte mais rien ne bougea. À la troisième tentative, elle réussit à l’ouvrir et Johannes se rua à l’intérieur.
Le grenier était plongé dans le noir, on ne pouvait rien distinguer.
— Il n’y a personne, Hannes. On va redescendre. Ce sera bientôt l’heure d’ouvrir les cadeaux, dit Ida Pinotek en s’approchant de l’escalier.
Johannes chercha le mur de la main. Il trouva enfin l’interrupteur. L’ampoule du plafond s’alluma, clignota un bref instant et s’éteignit. Mais il avait eu le temps d’apercevoir sa mère, la corde passée sur la poutre et le tabouret renversé.
Aujourd’hui
Berlin
L’odeur qui s’échappait de l’assiette recouverte de papier aluminium parvint aux narines de Theresa et celle-ci reconnut aussitôt le plat du jour : du rôti de porc avec une jardinière de légumes et de la purée. Pendant qu’elle le déballait, une musique militaire tonitruante lui parvenait du salon.
— Monsieur Bastian, vous pouvez baisser un peu le son ?
— Vous dites ?
Le vieillard avait dû autrefois être doté d’une voix sonore. Il avait raconté à Theresa qu’au temps de la RDA, il avait servi dans l’Armée populaire en tant que lieutenant ou capitaine, elle ne se souvenait pas exactement. Les yeux de monsieur Bastian brillaient dès qu’il évoquait cette époque. Aujourd’hui, sa voix avait faibli et avait du mal à couvrir le son du téléviseur.
Theresa glissa la tête à travers le passe-plat entre la cuisine et le salon.
— Est-ce que vous pouvez mettre un peu moins fort ?
Elle montra du doigt le poste posé à côté des étagères murales en stratifié typiques de la RDA.
Monsieur Bastian sourit et l’éteignit complètement, tandis que Theresa posait l’assiette tiède sur la table.
— Vous allez vous régaler. C’est du rôti de porc, votre plat préféré.
— Merci, madame Matusiak, vous êtes une perle. Qu’est-ce que je ferais sans vous ? Vous ne voulez pas vous asseoir près de moi ?
— Ce serait avec plaisir, mais mon temps est compté. Et je dois encore faire le ménage.
Elle sortit dans le couloir et revint avec un chiffon à poussière. Elle était toujours étonnée que des gens remplissent leur séjour de meubles aussi imposants, comme chez sa sœur Charlotte où tout un pan de mur était encombré par des placards. À chaque fois qu’elle passait la voir, Theresa ne pouvait s’empêcher de s’en faire la réflexion. Pendant que Theresa époussetait les vases, les photos de famille et la vaisselle exposés sur les étagères, monsieur Bastian, derrière elle, mâchait avec délectation en faisant grincer son dentier.
— Au fait, où en est votre exposition ? Tous les tableaux sont prêts ?
Theresa reposa une photo de mariage.
— Il m’en reste un à peindre si je ne veux pas me faire incendier par Petzold. Le vernissage aura lieu dans trois semaines.
— Vous y arriverez, madame Matusiak. Il faut laisser le temps au temps, comme on dit. Je peux vous assurer à mon âge que j’en ai souvent fait l’expérience.
Pendant que Theresa secouait son chiffon, le métro aérien passa devant la fenêtre dans un fracas de ferraille, et la voiture de tête s’engouffra dans le tunnel en direction de Pankow. Theresa aimait son travail d’auxiliaire de vie, elle s’était attachée aux personnes qu’elle côtoyait jour après jour. Mais sa vraie passion, c’était la peinture. Elle dessinait depuis sa plus tendre enfance, sans avoir jamais pensé pratiquer autrement que pour le plaisir. Jusqu’à sa rencontre avec Albert Petzold, qui tenait une galerie d’art dans la Oderberger Straße. Elle était ravie qu’il lui ait proposé d’exposer ses tableaux. Elle en avait toujours rêvé, mais n’avait jamais osé montrer ses œuvres à d’autres personnes que Charlotte et sa fille, Anna. La rencontre avec Petzold avait été le fruit du hasard. Six mois plus tôt, Theresa s’était rendue au musée d’Histoire naturelle pour dessiner le grand squelette de dinosaure dans la galerie vitrée. Elle avait presque terminé quand un homme s’était arrêté derrière elle pour regarder par-dessus son épaule. Ils avaient alors engagé la conversation, et Albert Petzold avait invité Theresa à passer le voir dans sa galerie de Prenzlauer Berg pour lui montrer son travail.
Theresa ferma la fenêtre et jeta un œil au coucou accroché au-dessus du canapé.
— J’ai fini, madame Matusiak.
Monsieur Bastian avait vidé son assiette et posé les couverts en travers, il ne restait pas même un peu de sauce. Il appartenait à cette génération qui mangeait tout ce qu’on lui servait.

Theresa s’allongea dans la baignoire et savoura la chaleur du bain. La journée avait été fatigante, et elle sentait son dos la tirailler. Elle ferma les yeux et se réjouit à l’idée de passer une soirée tranquille. Elle pensait commander une pizza et travailler un peu à ses tableaux. Elle s’apprêtait à rajouter de l’eau chaude lorsque la sonnette de la porte d’entrée la fit sursauter. Qui pouvait bien lui rendre visite à cette heure ? Sûrement que sa fille, Anna, qui avait la clé et téléphonait toujours pour prévenir avant de passer. La sonnette retentit de nouveau. Theresa se leva, enroula une serviette autour de sa tête, enfila son peignoir et se dirigea vers la porte.
— Madame Matusiak, Theresa Matusiak ?
Theresa acquiesça d’un signe de tête.
— Vous voulez bien signer ici ?
Le facteur lui tendait une lettre recommandée.
Theresa signa le formulaire, le remercia et referma la porte. Perplexe, elle retourna l’enveloppe dans tous les sens. Pourquoi recevait-elle un recommandé ? Il provenait de l’étude de notaires Herzberg & Salomon domiciliée dans la Schönhauser Allee. Theresa se ressaisit et déchira l’enveloppe.
Chère Madame,
Nous vous faisons savoir par la présente que madame Marlene Groen a déposé son testament à notre étude. Suite à son décès la semaine dernière, nous vous informons qu’elle vous lègue sa propriété de Rostock à parts égales avec monsieur Tom Halász. Nous vous prions de nous contacter au plus vite afin de régler les formalités.
Avec nos plus sincères condoléances,
p. o. Maître Kai Herzberg.
Theresa laissa retomber la lettre. Marlene venait de mourir ? Ce devait être une erreur. Ce courrier n’avait aucun sens. Sa grande sœur avait disparu en 1971 dans un accident de bateau. Marlene s’était noyée alors qu’elle faisait de la voile sur la Baltique avec son père, Johannes. Elle venait de fêter ses dix-sept ans. La perte de l’enfant avait causé une telle douleur à ses parents que, par la suite, ils avaient évité autant que possible d’en parler.
Theresa s’approcha de la fenêtre, laissant des empreintes humides sur le plancher. Songeuse, elle resta immobile devant ses tableaux appuyés contre le mur. Les toiles représentaient des visages mélancoliques, évoquant un peu les portraits de Modigliani. Theresa caressa du bout des doigts la joue d’une femme au teint pâle, coiffée d’un chapeau à large bord. Ses parents, Johannes et Elisabeth Groen, avaient eu trois filles. Theresa, Marlene et Charlotte, l’aînée. Theresa, la cadette, n’avait pas connu Marlene qui était morte avant sa naissance. Quelque temps après le décès, Elisabeth s’était retrouvée enceinte sans le vouloir et n’avait pas eu le cœur de renoncer à cet enfant.
Theresa s’arracha à la contemplation du tableau et parcourut une nouvelle fois la lettre. Elle tressaillit en lisant les termes de « propriété de Rostock ». Une propriété ? Elle n’y avait pas prêté attention à la première lecture. Theresa retira la serviette enroulée autour de sa tête et pensa à la maison de Rostock qui avait autrefois appartenu à ses parents. Ils l’avaient vendue après la chute du mur. Pendant tout ce temps-là, c’était donc Marlene qui en avait été la propriétaire ? Alors qu’elle était censée être morte depuis des années ?
Theresa avait la gorge sèche. Elle alla à la cuisine et but à même le robinet. Puis elle prit son téléphone sur la table et composa le numéro de sa sœur Charlotte, l’aînée, la fille raisonnable qui trouvait toujours une solution à tout. Peut-être pourrait-elle l’éclairer ?
— Charlotte ? C’est moi. Tu as un moment ?
Theresa retourna au salon et regarda par la fenêtre.
— Pas tellement. Je pars demain matin en formation à Magdebourg et je dois encore préparer mes affaires. Que se passe-t-il ?
— Eh bien, je viens de recevoir une lettre recommandée. C’est au sujet de Marlene. Elle… Visiblement elle a vécu jusqu’à la semaine dernière.
À l’autre bout de la ligne, elle ne percevait que la respiration de Charlotte.
— Tu es encore là ? demanda Theresa.
— Oui… Écoute, ce n’est pas possible. Marlene est morte depuis des années.
— Je sais, je n’y comprends rien. Et le plus étonnant, c’est que Marlene m’a apparemment légué sa maison.
Theresa s’assit sur la chaise qui trônait devant son chevalet près de la fenêtre.
— Quelle maison ?
— Celle de Rostock. Tu sais, la maison que papa a vendue à un investisseur en 1992. Charlotte, cette histoire est invraisemblable. Tu aurais une explication ?
— Non, je trouve ça tout aussi étrange… Je crois que tu vas devoir interroger maman, même si ça risque d’être compliqué.
— C’est ce que je vais faire. Dès demain matin. Peut-être s’agit-il d’un malentendu ou d’une erreur, qui sait ?
Pensive, Theresa regarda la lettre sur le chevalet.
— Charlotte, j’ai encore une question. Tu connais un certain Tom Halász ?
— Non, ça ne me dit rien, pourquoi ?
— Pour rien, juste comme ça. Je te rappellerai dès que j’en saurai plus.
*
Le lendemain matin, après avoir fixé un rendez-vous avec la secrétaire de l’étude Herzberg & Salomon, Theresa prit le S-Bahn pour se rendre à Lichtenberg, où sa mère Elisabeth vivait depuis cinq ans dans un établissement pour personnes dépendantes. Celui-ci se trouvait tout près du parc zoologique où Elisabeth emmenait souvent Charlotte et Theresa pendant leur enfance, et ces dernières espéraient que cette proximité pourrait raviver la mémoire de leur mère.
Cette maison de retraite spécialisée s’était imposée comme la meilleure solution. Après la mort de Johannes en 1997, Elisabeth avait eu un regain d’énergie et avait beaucoup voyagé. Theresa et Charlotte la voyaient rarement. De son côté, Theresa traversait une période difficile. Elle venait de se séparer de Bernd, le père d’Anna, et devait s’organiser pour élever seule son enfant. Quant à Charlotte, dépitée, elle suivait une formation de fonctionnaire des finances à la suite du refus de l’Allemagne réunifiée de reconnaître son diplôme de professeur d’instruction civique obtenu au temps de la RDA.
Trois ans plus tard, l’état de santé d’Elisabeth s’était mis à décliner. Elle avait commencé par oublier ses clés quand elle sortait de chez elle, puis à ne plus retrouver sa maison et à confondre le nom de ses enfants. Un jour où Charlotte lui rendait visite, elle avait même appelé la police, pensant qu’elle était victime d’un cambriolage. À mesure qu’elle perdait la mémoire, Elisabeth se montrait agressive, et il était devenu de plus en plus difficile pour ses filles de s’occuper d’elle. Elisabeth avait même accusé Theresa de lui voler de l’argent. Et puis elle oubliait de s’alimenter. Les deux sœurs avaient dû se résoudre à la confier à des professionnels.

Dans la maison de retraite, le personnel entassait les plateaux du repas de midi sur des chariots en métal pour les ramener à la cuisine. Theresa passa à l’accueil et monta dans l’ascenseur qui sentait l’infusion de menthe et le produit désinfectant. Elle appuya sur le chiffre quatre. La porte se referma lentement et la cabine couverte de miroirs se mit en mouvement.
La porte de la chambre d’Elisabeth était ouverte, Theresa entra sans frapper. Sa mère était assise droite dans son lit et contemplait le tableau qui était accroché au mur. Une reproduction de La Belle Chocolatière, la célèbre peinture de Jean-Etienne Liotard qui ornait autrefois le salon de Johannes et Elisabeth. Il offrait un contraste criant avec la chambre moderne et aseptisée, tout comme la commode ancienne qu’Elisabeth avait également rapportée de chez elle.
La maladie avait rapidement altéré le visage d’Elisabeth. Elle avait désormais les cheveux clairsemés, les yeux éteints, et sa bouche était réduite à un simple trait. Le chemisier beige et le gros gilet qu’elle portait la faisaient paraître encore plus frêle qu’elle n’était déjà. Theresa ne put s’empêcher de penser à la photo de mariage de ses parents. Sa mère n’était plus que l’ombre de cette femme magnifique qu’elle avait été autrefois.
— Bonjour, maman. C’est moi dit Theresa en chuchotant.
Elisabeth ne détacha pas son regard de La Belle Chocolatière, seule sa main tressaillit brièvement.
Sur la route, Theresa s’était demandé comment elle amènerait la conversation sur Marlene et elle avait décidé d’aborder le sujet en douceur.
— Tu vas bien ?
Elisabeth ne réagit pas.
Theresa s’assit au bord du lit.
— Je suis venue parce que j’ai quelque chose à te demander. À propos de Marlene. J’ai reçu hier une lettre recommandée…
Elisabeth tourna la tête et fixa Theresa droit dans les yeux.
— Tais-toi !
Theresa sursauta, surprise par la violence de ces mots. Où sa mère avait-elle trouvé l’énergie de parler aussi fort ? Elle qui n’arrivait plus à manger toute seule. Il y avait une telle détermination dans sa voix. Theresa ne l’avait plus entendue parler sur ce ton depuis bien longtemps.
Elisabeth tourna à nouveau son regard vers le tableau.
— Marlene a toujours causé des ennuis. Il a fallu mettre bon ordre à la situation, sinon la famille aurait éclaté.
Sa voix chevrota.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Theresa se rapprocha de sa mère, mais celle-ci ne réagit pas.
Theresa prit la main d’Elisabeth. Elle était glacée.
— C’est Anton qui l’a sauvée.
Qui était Anton ? Theresa releva la tête sans comprendre. Sa mère avait fermé les yeux et elle lui caressa doucement le dos de la main.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda de nouveau Theresa.
Mais elle eut beau répéter la question, Elisabeth se mura dans le silence.

Autrefois (1943)

Rostock
— Quand est-ce qu’il reviendra, papa ?
Käthe prit la main d’Elisabeth.
— Peut-être au printemps, répondit-elle avant de se lever.
La cave ne mesurait que quelques mètres carrés et sentait le moisi. Le stock de bougies était presque épuisé, et les vivres, conserves et bocaux commençaient à manquer. Le seau d’aisance était plein et dégageait une odeur nauséabonde. Une fois de plus, Käthe avait éludé la question concernant Emil. Peut-être au printemps. Pourquoi avait-elle dit cela ? Elle savait qu’Elisabeth n’en croyait pas un mot. À seize ans, cette dernière comprenait bien des choses.
Cela faisait déjà cinq mois que la police était venue chercher Emil. Celui-ci savait parfaitement ce qu’il risquait en participant aux réunions clandestines organisées dans le port et en distribuant des tracts pacifistes. Käthe et Elisabeth vivaient maintenant depuis trois mois dans cette cave, autant pour se protéger des bombardements que par crainte de voir revenir les hommes en uniforme. L’entrée de leur cachette était dissimulée derrière une étagère encastrée dans un renfoncement du mur. Les deux planches du bas étaient simplement posées, et il suffisait de les retirer pour passer à travers le meuble. Elisabeth et Käthe montaient le moins possible dans la maison, seulement pour chercher de l’eau et vérifier que tout était en ordre.
— Il ne reviendra pas, c’est ça ?
Elisabeth prit la dernière bougie et la tourna dans sa main.
— Lisbeth, tu es trop grande pour que je te joue la comédie. Je ne sais pas quand ton père reviendra. Je ne sais même pas s’il rentrera un jour.
Tout à coup, une sirène se mit à retentir. Les deux femmes sursautèrent et jetèrent un regard apeuré à travers la grille du soupirail. Il pleuvait et on ne distinguait qu’une petite portion de trottoir. Il faisait sombre, et des éclairs illuminaient les pavés humides à intervalles de plus en plus rapprochés. Puis elles virent des gens passer, des chaussures d’enfants et de grossiers souliers de femmes marcher en hâte en direction de l’abri antiaérien. On entendait des cris et des pleurs. Elisabeth se colla à sa mère.
Käthe posa sa main sur la tête de sa fille.
— Dans cette cave, on est en sécurité. De toute façon, ça ne pourra pas être pire que ce qu’on a vécu l’an passé.
Malgré ces paroles confiantes, Käthe avait du mal à garder contenance. Elle ne se souvenait que trop de la nuit d’épouvante qu’elle avait vécue en avril dernier. Des milliers de bombes s’étaient abattues sur Rostock, et le vent de mer s’était chargé de propager les incendies. Après l’attaque, elles avaient erré avec Emil au milieu des rues dévastées, complètement hagarde. Un nombre considérable d’immeubles avaient été ravagés par les flammes, des sections de rues entières avaient été anéanties, et des centaines de personnes vagabondaient désormais sans abri. La vieille ville ressemblait à un champ de ruines, le toit de l’église Saint-Pierre était parti en fumée et il ne restait rien du théâtre municipal que Käthe et Emil avaient l’habitude de fréquenter.
Elisabeth poussa un cri en entendant les premiers tirs de la défense antiaérienne. Elle se serra un peu plus contre sa mère qui ne pouvait contenir le tremblement de sa main posée sur les cheveux de sa fille. Elle s’efforçait de ne pas laisser paraître sa peur. L’une de nous doit se montrer forte, pensait-elle.
Un étrange silence s’installa dehors, puis les bombes se mirent soudain à siffler et une énorme détonation retentit. La vitre du soupirail explosa et des éclats de verre volèrent sur le matelas posé sous la fenêtre. Elisabeth sursauta, et Käthe sentit qu’elle avait mouillé sa culotte.

Le bombardement ne s’acheva qu’après minuit. Le silence retomba, tout semblait paisible. Un chien se mit à aboyer. Des chaussures passèrent à nouveau devant le soupirail, cette fois dans l’autre sens. Une odeur de soufre pénétrait à travers la grille. Elisabeth se dégagea des bras de sa mère, poussa les débris de verre et s’étendit sur le matelas.
— Je reviens tout de suite.
Käthe se leva, retira les planches de l’étagère et se faufila à travers l’ouverture. Elle se pencha pour attraper le seau d’aisance et remonta lentement l’escalier pour sortir de la cave.
La maison était intacte, les vitres des fenêtres du haut avaient tenu bon. À côté de la porte se trouvait une malle. Käthe en sortit une culotte propre, alla dans la salle de bains, fit tremper dans la lessive celle qu’elle venait de retirer et sortit devant la maison. La rue était encore pleine de fumée. Du côté du port, des flammes s’élevaient dans le ciel. Käthe regarda prudemment autour d’elle : personne en vue. Elle descendit les marches et vida son seau dans une bouche d’égout. En se retournant, elle remarqua un paquet posé sur les marches du perron. Elle s’approcha et vit un broc d’eau fraîche, des bougies et une miche de pain emballées dans du papier journal. Käthe se dépêcha de les ramasser et de les ramener à l’intérieur. En ces temps de pénurie, qui pouvait bien encore se permettre de partager ? Käthe retourna dans la salle de bains, rinça sa culotte et la suspendit sur le fil à linge.
Quand elle revint dans la cave, Elisabeth s’était endormie. La couverture de laine grossière gisait à côté du matelas. Comme elle ressemblait à son père avec ses cheveux blonds et sa stature un peu frêle ! Käthe ramassa la couverture et l’étendit sur sa fille. Soudain, elle perçut un bruit inhabituel au-dessus de sa tête. Le vent avait plaqué un tract contre le soupirail et le faisait vibrer.
Käthe se leva, tira le papier à travers la grille et lut. Édition spéciale. Défaite allemande à Stalingrad, les soldats prisonniers des Russes.
*
À trois jours de marche de Rostock
Johannes s’enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux. Il avait de la fièvre et tremblait de tout son corps. La lanière de son sac en cuir lui lacérait le dos, son pantalon était trempé et son manteau bien trop fin par ce froid glacial. Son pied lui faisait tellement mal qu’il n’arrivait plus à marcher, et il fut obligé de s’asseoir. Lors de son départ précipité, il avait glissé sur une flaque gelée et était tombé dans un fossé. Une latte de clôture lui servait de béquille, il avait les mains calleuses. Il n’avait pas eu le temps de réfléchir, le danger était trop grand. Depuis que les troupes de Hitler avaient été battues à Stalingrad, l’Armée rouge avançait inéluctablement. La population allemande devait fuir la Silésie.
Un homme avec une charrette à bras, qui venait de rejoindre le convoi, l’aida à se relever.
— Quel âge as-tu, mon garçon ?
— Seize ans tout juste.
L’homme hocha la tête.
— Si jeune et déjà livré à toi-même, sur les routes. Monte, je peux te tracter un moment.
Johannes n’eut même pas la force de le remercier. Il se redressa et se hissa dans la charrette. Entre les valises, les malles et une luge, un bébé dormait, emmitouflé dans un manteau en fourrure. Johannes s’allongea à côté de cette masse douillette. Ses yeux se fermèrent, et il rêva de sa mère.

Un craquement sec tira Johannes du sommeil.
— Quoi ? Que se passe-t-il ? Où… ?
L’homme qui tirait la charrette s’était arrêté : l’essieu avant venait se de briser en deux.
— La charrette est foutue.
Il fixa longtemps Johannes du regard. Son visage était creusé, ses pupilles jaunâtres, et il toussait.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
L’homme toussa à nouveau. Il tira de la poche de son manteau déchiré un mouchoir qu’il plaça devant sa bouche. Quand la quinte de toux fut passée, il jeta un coup d’œil au tissu, puis le montra à Johannes. Il était taché de sang.
— Je ne vais plus tenir longtemps. Je voudrais te demander une faveur : pourras-tu t’occuper d’Hanna ?
— Qui est-ce ?
L’homme rangea son mouchoir dans son manteau et montra la charrette de la main.
— Ma petite-fille. J’ai promis à ma fille de la conduire en lieu sûr.
Johannes regarda le paquet posé à côté de lui. L’enfant avait les yeux fermés.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à votre fille ?
L’homme ne répondit pas.
D’autres réfugiés arrivaient. Eux aussi avaient une charrette, mais tirée par un cheval si maigre qu’il avançait au pas.
— Tu t’occuperas d’elle ? Tu veux bien ?
— D’accord.
Johannes retroussa le bas de son pantalon. Sa cheville était devenue violette.
— Je reviens tout de suite. Je vais me mettre à l’écart pour me soulager.
L’homme traversa le chemin et disparut derrière un bosquet.
Johannes écarta le manteau en fourrure et posa sa main sur le corps du nourrisson. Il était glacé. Il retira sa main et plaça son oreille près du nez de la petite Hanna. Rien. Elle ne respirait plus.
Un coup de feu retentit. Le son provenait du bosquet. Johannes fut pris d’un vertige, il ne sentait plus ses pieds, ses mains s’étaient raidies et une douleur atroce lui labourait le crâne. Il s’étendit auprès du bébé mort. Toutes ses forces l’avaient abandonné et ses yeux se fermèrent de nouveau.
La charrette suivante était arrivée à la hauteur de Johannes.
— Eh là ! cria une voix de femme.
Johannes ouvrit les yeux.
— Oui, chuchota-t-il.
— Tu es vivant, tant mieux.
Une femme était debout à côté de la charrette.
— Descends et prends l’enfant.
— Mort, dit simplement Johannes.
— Alors passe-moi au moins la fourrure.
Johannes ne bougea pas. La femme monta sur la charrette, retira l’enfant du manteau de fourrure et le reposa.
— Reprends la route, mon garçon. Encore trois jours de marche et on sera à Rostock.

Aujourd’hui

Berlin
L’étude de notaire se trouvait tout près de la station de métro Eberswalder Straße. Theresa arriva avec un quart d’heure d’avance et lut les plaques dorées accrochées à l’entrée : deux notaires, un cabinet de chirurgie esthétique, un coach de vie privée, deux allergologues. L’entrée était recouverte de moquette bordeaux. Theresa examina son reflet dans les plaques brillantes. Elle portait un chemiser blanc et un élégant pantalon gris. Ses cheveux, qu’elle gardait habituellement lâchés, étaient rassemblés en une tresse. Elle monta l’escalier jusqu’au premier étage et s’apprêtait à sonner quand la porte s’ouvrit.
— Madame Matusiak ?
Theresa confirma d’un signe de tête.
Maître Herzberg devait avoir à peu près le même âge qu’elle, ce qui la surprit.
— Je suis ravi de vous rencontrer. Encore toutes mes condoléances. Je peux vous offrir quelque chose ? Un café, un verre d’eau, une limonade ?
— Je prendrais bien un café.
Une femme corpulente en costume lilas apparut derrière lui dans le couloir.
Maître Herzberg se tourna vers elle :
— Madame Schmidt, deux cafés, s’il vous plaît.
— Bien sûr. Avec du lait et du sucre ?
Maître Herzberg et Theresa approuvèrent.
— Par ici, madame Matusiak, je vous en prie.
Theresa suivit maître Herzberg à travers un étroit couloir au bout duquel il ouvrit une porte.
— Installez-vous, je reviens tout de suite.
Theresa entra dans le bureau et regarda autour d’elle. La pièce, inondée d’une lumière chaude, était également garnie de moquette bordeaux. Devant la fenêtre se trouvaient deux canapés et un fauteuil, tous en cuir beige, et des étagères couvertes de classeurs occupaient tout un pan de mur. Sur une table en verre, on avait disposé une coupe en cristal remplie de fruits artificiels. Theresa s’assit dans le fauteuil et regarda les deux photos posées sur le bureau : l’une représentait une femme et l’autre deux enfants. Maître Herzberg entra et referma la porte.
— Madame Matusiak, je suis à vous.
Il déposa sur la table en verre un petit plateau avec deux tasses de café et une assiette de biscuits, alla chercher deux enveloppes brunes sur son bureau et s’assit près de Theresa. Il ouvrit la première et s’éclaircit la voix.
— Par la présente, je soussignée Marlene Groen lègue à Theresa Matusiak, née Groen, et Tom Halász ma maison sise 1 Sankt-Georg-Straße à Rostock.
Theresa s’enfonça un peu plus profondément dans le fauteuil et maître Herzberg lui tendit l’autre enveloppe.
— Celle-ci vous est destinée personnellement.
Elle était matelassée. Theresa la tâta du bout des doigts, elle contenait un objet dur, sans doute une clé.
Un nuage vint cacher le soleil et plongea le bureau dans l’ombre, donnant soudain à la pièce une atmosphère froide. Sans un mot, Theresa prit sa tasse et but son café.
— Eh bien ?
Maître Herzberg, qui regardait Theresa à travers ses lunettes, lui faisait penser à un comédien dont elle n’arrivait pas à retrouver le nom.
— Vous êtes sûr ?
— Que voulez-vous dire ?
Maître Herzberg prit un biscuit et croqua dedans.
— Ce document a-t-il bien une valeur juridique ? Il n’y aurait pas une erreur ?
Maître Herzberg releva ses lunettes sur son front.
— Tout est parfaitement en règle sur le plan juridique. Vous n’avez aucun souci à vous faire.
— Je ne sais quoi en penser.
— Eh bien, vous pourriez simplement vous réjouir d’hériter d’une maison, vous auriez pu tomber plus mal. Avec ma femme, dit-il en désignant la photo posée sur son bureau, on cherche actuellement à se loger. Dans le quartier, les loyers ont tellement augmenté, c’est invraisemblable.
Pendant toutes ces années, Theresa ne savait même pas que Marlene était encore en vie. Elle pensait que tout allait s’éclaircir lors de ce rendez-vous, que cette histoire se révélerait finalement être un malentendu. Mais le testament de Marlene était tout à fait explicite, aucune méprise n’était possible.
— Une dernière chose. Je n’arrive pas à joindre le cohéritier, monsieur Tom Halász. Vous savez peut-être où il réside ?
Theresa croisa les jambes en se demandant si elle devait avouer au notaire qu’elle n’avait jamais entendu parler de cet homme.
— Nous allons essayer de le contacter ensemble. Vous êtes d’accord ?
Theresa acquiesça d’un signe de tête. Maître Herzberg alla chercher un dossier sur son bureau, l’ouvrit, tapa un numéro sur son téléphone et alluma le haut-parleur.
Au bout de la troisième sonnerie, la boîte vocale se déclencha.
— Entreprise de débarras Halász. Je ne suis pas joignable pour le moment. Laissez-moi un message, je vous rappellerai dès que possible.
*
Son téléphone portable se mit à sonner dans l’appartement. Tom sursauta et gémit en ouvrant les yeux. Sa tête le lançait. La sonnerie s’arrêta enfin et il se tourna sur le côté. Une femme était couchée près de lui. Elle était nue, étendue sur le ventre, la tête tournée vers la porte, si bien que Tom ne voyait pas son visage. Il essaya de retrouver son nom, en vain. Il ne se souvenait que du bar où il avait passé la soirée avec son collègue Konstantin, assis au comptoir. Konstantin était parti peu après minuit, il avait dû ensuite rencontrer cette femme. Cindy ? Melanie ? Tom se leva et se dirigea vers la salle de bains.
Son portable était posé sur la machine à laver. Encore ce numéro qui avait déjà essayé de le joindre plusieurs fois ces derniers jours. Cette fois, le correspondant avait laissé un message.
— Bonjour monsieur Halász. Ici maître Herzberg de l’étude Herzberg & Salomon. C’est au sujet de Marlene Groen. Merci de me rappeler au plus vite.
Tom garda les yeux rivés sur le téléphone. Marlene. Comment avait-elle pu le retrouver après tout ce temps ? Est-ce qu’elle tentait à nouveau de s’immiscer dans sa vie ? Et pourquoi avait-elle demandé à un notaire de le contacter ? Il devait encore s’agir d’une histoire d’argent.
Une voix de synthèse proposa à Tom plusieurs options : « Pour rappeler votre correspondant, faites le 1 ; pour effacer le message, faites le 2 ; pour le sauvegarder, faites le 3 ; pour réécouter le message, faites… »
Tom appuya sur la touche 2.

Autrefois (1946)

Rostock
— Au suivant, s’il vous plaît.
Elisabeth éternua, prit un mouchoir dans le tiroir du bureau et se moucha bruyamment. Ce jour-là, elle aurait préféré rester chez elle au chaud pour se soigner, mais elle avait été réquisitionnée pour aller travailler car un nouveau camp de personnes déplacées venait d’ouvrir.
Un jeune homme s’avança devant elle, les yeux baissés.
— À vos souhaits, murmura-t-il.
— Merci. Votre nom, s’il vous plaît ?
— Johannes Groen.
Il leva enfin la tête vers elle.
Elisabeth éternua une nouvelle fois.
— Eh bien, vous avez attrapé un bon rhume.
Le jeune homme souriait, mais ses yeux étaient marqués de cernes profonds. Des boucles brunes désordonnées lui tombaient sur le front, et, malgré son allure, Elisabeth le trouva attirant. Il portait un pantalon usé jusqu’à la corde, une chemise à carreaux et un manteau beaucoup trop grand pour lui. Une écharpe rayée marron et vert en laine rêche était enroulée autour de son cou.
Elisabeth baissa les yeux et se concentra sur sa machine à écrire.
— D’où venez-vous ?
— De Jaksonów, en Silésie. On m’a envoyé ici déposer une demande de logement.
Elisabeth éternua à nouveau.
Le jeune homme dénoua son écharpe et la lui tendit en souriant.
— Tenez. Vous me faites de la peine.
— Mais je ne peux pas accepter. Vous en avez besoin…
Elisabeth s’interrompit. Elle ne voulait pas insinuer qu’il n’avait sans doute rien d’autre à se mettre. Elle trouva le geste généreux, si bien qu’elle prit l’écharpe et le remercia.
— On ne peut pas laisser une jolie femme tomber malade.
Ses yeux avaient retrouvé de l’éclat et ses joues s’étaient creusées de petites fossettes.
Elisabeth sentit soudain que ses mains tremblaient. Devant la porte de son bureau, une longue file de gens attendait. Il fallait qu’elle se dépêche, elle n’avait pas le temps de discuter plus longtemps avec lui. Elle aurait pourtant aimé savoir d’où il venait et pourquoi il avait dû quitter son pays, au lieu de se contenter des seules informations nécessaires pour remplir le formulaire. Mais l’administration des personnes déplacées n’était pas l’endroit idéal pour faire connaissance. Elle suspendit l’écharpe sur le dossier de sa chaise, prit deux formulaires sur son bureau, glissa un papier carbone entre les deux, et inséra le tout dans la machine à écrire.
— Votre âge ?
— Dix-huit ans.
Elisabeth sentit ses joues s’empourprer tandis qu’elle tapait à la machine. Pourquoi la présence de cet homme la troublait-elle à ce point ? Comment se pouvait-il qu’un inconnu fasse battre son cœur aussi vite ? Jamais un homme n’avait produit chez elle un tel effet. Ses doigts ne trouvaient plus les touches du clavier, elle dut recommencer. Dans quelques mois, elle suivrait une formation d’infirmière. Mais, en attendant, ce poste lui rapportait un peu d’argent dont sa mère et elle avaient grand besoin pour vivre.
Une fois le formulaire rempli, elle tendit le double à Johannes Groen. Elle espérait qu’il ne remarquerait pas l’empreinte humide que sa paume avait laissée sur le papier.
Au moment où il saisit le formulaire, leurs mains se touchèrent.
— À l’occasion, je repasserai chercher mon écharpe, si vous êtes d’accord. Je sais où vous trouver.
Il sourit une nouvelle fois, se retourna et sortit.
*
Le nouveau camp où Johannes logeait désormais était certes plus grand, mais composé de baraques tout aussi sommaires. Il y régnait une odeur atroce. Derrière la cabane, le puisard n’avait pas été vidé depuis des jours. Johannes retenait sa respiration et allait faire ses besoins le plus vite possible. Il était fatigué. Depuis quelques semaines, pour gagner un peu d’argent, il aidait à déblayer les ruines de la ville détruite et à trier les pierres. Ce travail l’épuisait, et il rentrait au camp chaque soir un peu plus éreinté. L’administration lui avait attribué un lit dans une baraque en planches rudimentaire qu’il partageait avec deux autres garçons de son âge. Edmund et Otto étaient tous deux originaires de Breslau, mais ils n’étaient pas très causants et, lorsqu’ils n’étaient pas de sortie, ils passaient le plus clair de leur temps à dormir.
Ils ne disposaient que du strict minimum. Une table, trois planches qui servaient de lit et une étagère contre le mur pour ranger leurs vêtements et les quelques effets personnels qu’ils avaient pu emporter.
Johannes s’étendit sur le lit, remonta sur lui la couverture en laine râpeuse et ses yeux se fermèrent aussitôt. Il dormait déjà profondément quand des voix le tirèrent de son sommeil. Il se redressa en baillant et aperçut un groupe d’hommes à travers la fenêtre. Ils portaient des uniformes gris-vert, certains une chemise bleue avec un écusson cousu sur la manche : un soleil jaune et les initiales FDJ1. Ces gars s’étaient déjà rassemblés la veille au soir. Johannes se leva, sortit de la cabane et se dirigea vers eux. Ils étaient assis autour d’un feu de camp et l’un d’eux jouait de la guitare. Johannes les écouta chanter un moment. Il s’apprêtait à partir quand l’un d’eux s’écarta du groupe et s’avança vers lui en fumant.
— Privet malish, mon gars, attends un peu.
Johannes s’immobilisa.
— Viens t’asseoir avec nous.
L’homme tira de la poche de son uniforme un paquet de cigarettes russes et le tendit à Johannes.
— Non, merci.
— Tu ne fumes pas ? De toute façon, ce n’est pas bon pour la santé, dit-il en riant. Comment tu t’appelles ?
— Johannes.
— Un joli nom. Chez nous, on dit Ivan ou Vania.
Il prit Johannes par le bras et l’entraîna vers le feu.
— Moi, c’est Kolia.
Les flammes répandaient une agréable chaleur, les chansons du groupe étaient enjouées et parlaient d’un avenir radieux. Johannes s’assit près de Kolia qui allumait une nouvelle cigarette.
— Finalement, j’en prendrais bien une.
Kolia acquiesça et sourit à Johannes.
— Vanioucha, si je peux faire autre chose pour toi que t’offrir une cigarette, n’hésite pas à venir me voir. On aura besoin de renfort pour construire le socialisme.
*
— Tu pars à Berlin ? Si vite ?
Elisabeth tendit à Eva un drap propre.
Depuis qu’elles avaient toutes les deux commencé la formation à l’hôpital, les jeunes femmes étaient devenues inséparables. Elles se racontaient tout et passaient tout leur temps libre ensemble. Dès que c’était possible, elles s’arrangeaient pour travailler en même temps. Quelques semaines plus tôt, quand Eva avait raconté qu’elle pensait déménager à Berlin avec son époux Otto, Elisabeth avait espéré que leur projet n’aboutirait pas trop vite. Mais voilà qu’Eva lui annonçait maintenant qu’elle serait partie d’ici deux mois.
— Tu sais, Lisbeth, c’est une chance unique. Ils cherchent de toute urgence des infirmières à l’hôpital de la Charité. Et Berlin compte tellement de chantiers qu’Otto gagnera plus d’argent là-bas.
Eva tendit le drap sur le matelas.
— Viens donc avec nous. Berlin, c’est formidable.
— Je ne sais pas.
Eva sortit un autre drap du placard.
— Qu’est-ce qui te retient ici ?
Elisabeth regarda par la fenêtre. Elle songeait à Johannes Groen. Cela faisait des mois qu’elle pensait à lui et elle n’avait pas quitté un seul jour son écharpe. À tel point qu’un jour, sa mère lui avait fait remarquer qu’elle risquait d’avoir trop chaud, maintenant que le printemps était arrivé, mais Elisabeth avait secoué la tête en souriant.
— C’est à cause de ce Johannes ?
— Tu peux donc lire dans mes pensées ?
Elisabeth réajusta sa coiffe d’infirmière.
— Tu n’arrêtes pas d’en parler depuis des semaines ! Pourquoi est-ce que tu ne vas pas le voir dans le camp où il habite ?
D’un geste, Eva lissa une dernière fois le drap sur le lit. Elle prit une paire de gants en caoutchouc, les poudra de talc et s’essuya les mains dans son tablier.
— Je n’ose pas. J’ai peur de m’être imaginé des choses avec cette histoire d’écharpe. D’ailleurs, il n’est jamais revenu la chercher. Ce n’était peut-être qu’un geste de politesse.
— Ça m’étonnerait ! Les hommes n’ont pas l’habitude de distribuer leur écharpe aussi facilement. D’ailleurs, il est peut-être passé te voir à ton ancien poste alors que tu travaillais déjà ici. Va le voir ! De toute façon, tu n’arrives pas à l’oublier.
— Je sais, je l’ai trouvé tellement séduisant ! s’exclama Elisabeth, si fort que la patiente qui était couchée près de la fenêtre tendit son index devant sa bouche.
— Excusez-moi.
La malade sourit.
— Ah, quand l’amour s’en mêle, mademoiselle ! Moi aussi, j’ai connu ça quand j’avais votre âge…
Elisabeth prit la boîte de talc des mains d’Eva et la rangea dans le placard.
— Johannes, rien que son nom, tu ne le trouves pas magnifique ?
— Oui MA-GNI-FIQUE, reprit Eva en éclatant de rire.
— Tu te moques de moi ! Mais je me fais peut-être des idées. En plus, qui sait s’il est encore à Rostock?
*
Une semaine plus tard, lorsque Elisabeth sortit de l’hôpital après son service, elle n’en crut pas ses yeux. C’était lui, en chair et en os ! Johannes Groen était assis sur un banc devant l’hôpital, en train de lire. Habillé d’un pantalon en velours côtelé, d’une chemise bleue sans col et d’un gilet en laine gris, il avait l’air complètement différent de l’homme qu’elle avait rencontré la première fois. Elisabeth ne savait pas comment se comporter. Lentement, elle s’approcha de lui et s’arrêta deux pas avant le banc. Johannes était tellement absorbé dans sa lecture qu’il ne fit pas attention à elle. Il avait repris du poids, des couleurs, et ses cheveux avaient retrouvé du volume.
Elisabeth prit son courage à deux mains, inspira profondément et s’éclaircit la voix :
— Excusez-moi ! On se connaît, vous vous souvenez de moi ?
Johannes releva la tête et passa la main dans ses cheveux, l’air songeur.
Elisabeth baissa les yeux. Visiblement, il ne l’avait pas reconnue. Il faut dire que leur rencontre remontait déjà à un certain temps.
— Au bureau des personnes déplacées. Un jour où j’étais enrhumée…
Elisabeth se trouva ridicule, elle avait du mal à formuler une phrase intelligible alors qu’elle avait imaginé tant de fois cette scène de retrouvailles.
— Je m’appelle Elisabeth Havelmann. Et vous, vous êtes Johannes Groen, n’est-ce pas ?
— C’est vrai.
Il se leva en la dévisageant, puis son visage s’illumina en un instant.
— Mais oui, je m’en souviens maintenant. Vous avez gardé mon écharpe ?
Elisabeth rougit.
— Qu’est-ce que vous faites dans cet hôpital ?
Johannes rangea le livre dans son sac en cuir.
— Une formation d’infirmière. Et vous ? Vous semblez pourtant en bonne santé.
Des gouttelettes de sueur perlaient sur le front de la jeune femme.
— Un garçon du camp ne se sentait pas bien. Je l’ai accompagné.
Johannes sourit.
— Rien de grave ?
— Non, je crois qu’il se remettra vite. Elisabeth, je suis désolé de ne pas vous avoir reconnue tout de suite.
— Ce n’est pas grave, dit Elisabeth en jouant avec une boucle d’oreille.
— Vous accepteriez de venir vous promener avec moi demain ?
*
Johannes se présenta le lendemain matin devant la maison d’Elisabeth. Les moineaux gazouillaient dans les arbres et le soleil brillait déjà si fort qu’Elisabeth ne portait qu’un gilet sur sa robe verte lorsqu’elle sortit dans la rue. Johannes avait appuyé une vieille bicyclette contre la clôture du jardin. Sur le guidon était suspendu un panier recouvert d’une nappe à carreaux.
— Venez, Elisabeth, nous partons en balade. On pourrait suivre la rivière Warnow.
Du bout de sa chaussure, Johannes traça le chemin dans les graviers.
— À bicyclette ? Comment allons-nous faire ?
Elisabeth observa le cadre rouillé d’un air inquiet.
— Elle va bien nous porter, faites-moi confiance. Vous ne risquez rien, j’en fais mon affaire.
Elisabeth releva le bas de sa robe, s’assit sur le porte-bagages, et Johannes se mit à pédaler. Elle se tenait à lui pour ne pas tomber. Elle avait passé ses bras autour de sa taille et sentait la chaleur de son corps à travers sa chemise. Les rues de Rostock avaient beau être encore dévastées par la guerre, Elisabeth avait l’impression de ne s’être jamais sentie aussi bien de toute sa vie. Les jours passés dans la cave, la faim, la peur, tout cela avait subitement disparu. Elle ne pensait plus qu’à Johannes désormais.
La rivière Warnow n’était pas loin, mais Johannes s’embrouilla, tourna plusieurs fois au mauvais endroit, crut prendre des raccourcis, mais rallongea le trajet.
— Vous ne connaissez pas le chemin ?
— Oh, je pourrais rouler toute la vie comme ça avec vous.
Elisabeth sentit ses joues s’empourprer.

Ils étendirent la nappe sur le sol au bord de la Warnow et Johannes souleva le rabat du panier.
— J’espère que vous aimerez tous ces plats russes.
Elisabeth observa avec curiosité la salade de pommes de terre aux harengs, les raviolis pelmeni, le gâteau au fromage blanc vatrouchka, les bonbons batontchiki et deux bouteilles de kvas, une boisson fermentée.
— Kolia m’a aidé à préparer le pique-nique. C’est lui aussi qui m’a procuré la bicyclette.
— Qui est Kolia ?
Elisabeth sortit du panier les deux bouteilles et le décapsuleur.
— Un ami et presque un père pour moi, même s’il n’en a pas l’âge. Il est venu de Moscou pour aider à reconstruire le pays. Il m’a même trouvé un emploi. Avant, je déblayais les décombres. Maintenant, je travaille dans l’administration.
Johannes prit une bouteille et l’ouvrit.
— Vous avez les yeux qui brillent quand vous parlez de lui, dit Elisabeth en souriant.
— Il y a de bonnes raisons à cela. Il s’occupe de moi. J’ai enfin trouvé quelqu’un qui…
— … qui veille sur vous, c’est ça ?
Johannes baissa les yeux.
— Et vos parents ?
— C’est un sujet douloureux. Et il vaut peut-être mieux ne pas l’aborder lors d’un premier rendez-vous.
Johannes but une grosse gorgée de kvas.
— Mais puisque vous m’avez posé la question : je n’ai pas connu mon père, et ma mère était très malade. Un jour, je l’ai retrouvée morte dans le grenier.
Johannes eut du mal à retenir ses larmes.
— J’ai vécu un temps avec la famille qui habitait dans la ferme voisine. Et puis la place a manqué et je me suis retrouvé dans un orphelinat.
— Je suis désolée.
Johannes rangea la bouteille dans le panier et se mit à contempler la rivière, perdu dans ses pensées. Une péniche passa dans un bruit de moteur. Sur le pont était assis un vieil homme qui fumait la pipe en fixant un point à l’horizon. Un teckel couché sur ses genoux leva mollement la tête et regarda dans la direction des jeunes gens quand le bateau arriva à leur niveau. Tous deux restèrent silencieux un moment, à observer la surface de l’eau agitée de vaguelettes, quand des cris d’oiseaux firent sursauter Elisabeth.
Ils levèrent les yeux vers le ciel.
— Regardez, Elisabeth, les grues cendrées sont de retour ! dit-il en tendant le doigt.
— Elles sont tellement nombreuses. C’est très bon signe.
Enfant, lors d’un séjour avec ses parents à la Baltique, sur l’île de Rügen, Elisabeth avait vu des centaines d’oiseaux se poser dans un champ. Son père lui avait expliqué que les grues faisaient une halte à Rügen, en automne, pour se rassembler avant de migrer vers des régions plus tempérées. Depuis, la vue de ces oiseaux gracieux lui procurait une sensation de confiance et de sécurité. Elle sourit.
— Que voulez-vous dire ?
— Les grues portent bonheur.
Elisabeth baissa les yeux et vint plonger son regard dans celui de Johannes. Puis elle appuya sa tête contre son épaule, tandis qu’il passait son bras autour d’elle.

Aujourd’hui

Berlin
Lorsqu’elle arriva dans la rue en quittant l’étude de maître Herzberg, Theresa aperçut sa fille en face à la terrasse d’un café, assise dans une balancelle de jardin. Elle prenait appui sur ses baskets pour se donner de l’élan et se bercer tranquillement, plongée dans son téléphone portable. Alors que Theresa s’engageait sur la chaussée, elle ne remarqua pas le tramway qui venait de tourner au coin de la rue. Le chauffeur fit sonner sa cloche, Theresa recula aussitôt mais buta contre le bord du trottoir, trébucha et tomba sur les genoux en poussant un cri qui alerta les passants, affolés. Tandis qu’elle commençait à reprendre ses esprits, elle vit une tache rouge s’imprimer sur l’étoffe claire de son pantalon.
Anna bondit de la balancelle et accourut vers sa mère.
— Tout va bien, maman ?
Theresa acquiesça d’un signe de tête et attendit qu’elle l’aide à se relever.
Anna prit sa mère par le bras.
— Tu fais de ces choses. Il faut traverser au passage clouté, tu me l’as suffisamment répété quand j’étais petite. Tu avais oublié ?
Theresa ne put s’empêcher de sourire. Elles se dirigèrent lentement vers le bar où elles prirent place.
— J’ai eu tellement peur, j’ai besoin d’un remontant.
— Il n’est que quatre heures et demie… dit Anna en consultant sa montre.
Theresa fit signe à la serveuse et commanda un café-vodka. Elle prit une serviette sur la table et tamponna la tache sur son pantalon.
— Je crois qu’il est fichu.
— Pour enlever une tache de sang, il suffit de frotter avec du shampooing et de l’eau froide. J’ai vu ça sur un tuto YouTube.
Les yeux verts d’Anna brillèrent dans la lumière du soleil.
Theresa posa la serviette et regarda sa fille. Le temps filait tellement vite. Cela faisait déjà deux ans qu’Anna avait pris un appartement et entamé des études d’histoire et de sciences de la culture à l’université Humboldt. Pour gagner un peu d’argent, Anna travaillait comme guide le week-end au musée de l’Histoire allemande sur l’avenue Unter den Linden. Elle était indépendante financièrement, et Theresa était heureuse de constater qu’elle avait plutôt bien réussi l’éducation de sa fille.
— Alors, comment ça s’est passé chez le notaire ? Cette histoire d’héritage, c’était vraiment une erreur?
Anna reprit son léger mouvement sur la balancelle.
— Manifestement, non. Marlene m’a bel et bien légué la maison de Rostock. À moi et à ce Tom.
— Bizarre. Raconte-moi ce que tu sais sur Marlene.
La serveuse apporta le café. Theresa en but aussitôt une grande gorgée et commença à se détendre, la vodka ne tarda pas à faire son effet.
— Marlene est morte à dix-sept ans dans un accident de voilier. Alors qu’ils étaient partis naviguer avec notre père sur la mer Baltique, une tempête a dû éclater sans prévenir, et le bateau s’est retourné. On n’a jamais retrouvé son corps, et il n’y a jamais eu d’enterrement. C’est à peu près tout ce que je sais. Je suis née plus tard, je n’ai pas connu Marlene. Mes parents n’en parlaient jamais, et j’ai fini par ne plus poser de questions. J’imagine que c’était trop douloureux pour eux de parler de cet enfant qu’ils avaient perdu.
Theresa étendit ses jambes sous la table.
— Aujourd’hui, tout porte à croire que tes parents t’ont menti et que Marlene n’est pas décédée à cette époque-là.
Theresa opina de la tête.
— Et qui est ce Tom ? demanda Anna en sortant son portable.
— Range-moi ça, s’écria Theresa sur un ton de reproche.
Anna reposa son téléphone sur ses genoux.
— Excuse-moi, dirent-elles dans un même élan.
Theresa esquissa un sourire. Toute cette histoire d’héritage la minait alors qu’elle était censée se concentrer sur la préparation de son exposition. Depuis qu’elle avait reçu la lettre de maître Herzberg, elle n’avait pas retouché à ses pinceaux. La situation semblait tellement absurde. Comment pouvait-elle concevoir que sa sœur qu’elle croyait décédée depuis longtemps venait de lui léguer l’ancienne maison de ses parents ? Et qui était ce Tom, dont elle n’avait jamais entendu parler et qui se retrouvait maintenant lui aussi copropriétaire de la maison ? Theresa fit signe à la serveuse et commanda un deuxième café-vodka.
— Il s’appelle Tom Halász. Je n’en sais pas plus.
— On va regarder, une seconde, dit Anna en reprenant son portable. Débarras d’appartement Tom Halász, ça te dit quelque chose ?
Theresa fit un effort pour se souvenir de ce que Tom avait annoncé sur sa messagerie.
— Oui, je crois que c’est ça.
Anna passa le téléphone à Theresa.
— Mais, dis-moi, c’est qu’il est joli garçon !
Sur l’écran s’était affichée la photo d’un jeune homme à qui Theresa donnait une trentaine d’années. Il avait les yeux bruns, le teint mat et son sourire laissait apparaître une rangée de dents impeccablement alignées. Theresa dut reconnaître que Tom, si c’était bien lui, ne manquait pas de charme. Mais ce visage n’expliquait pas du tout pourquoi Marlene avait légué sa maison à eux deux.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
— Aucune idée. Je vais commencer par fumer une cigarette.
Theresa farfouilla dans son sac à la recherche de son paquet de tabac. Son regard s’arrêta sur l’enveloppe que maître Herzberg lui avait remise. Elle la posa sur la table.
— C’est le notaire qui me l’a donnée.
— Et tu la sors seulement maintenant ?
Anna se saisit de l’enveloppe.
— Je peux ?
— Je t’en prie.
Theresa se roula une cigarette et l’alluma.
Anna ouvrit l’enveloppe. Elle contenait une clé et une lettre qu’elle parcourut brièvement.
— Aristote ? Qu’est-ce qu’il vient faire là ?
— Comment ça ?
— Tiens, lis toi-même.

Chère Theresa,
« Voiler une faute par un mensonge, c’est remplacer une tache par un trou. » (Aristote.)
Je voulais t’écrire depuis longtemps, mais j’étais trop lâche, je n’en ai pas trouvé le courage. Et je ne voulais pas non plus te compliquer la vie. Maintenant, c’est la force qui me manque, le cancer a gagné la partie. On ne peut rien changer au passé, mais on peut essayer d’améliorer le présent. C’est pourquoi j’aimerais que Tom, Anton et toi contribuent à combattre le mensonge.
Affectueusement,
Marlene

Theresa laissa retomber la lettre.
— De quel mensonge parle-t-elle ? Remplacer une tache par un trou ? Qu’est-ce qu’elle veut dire par là? demanda Anna.
Theresa haussa les épaules et contempla la lettre d’un air pensif.
— Et qui est ce Anton ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais ta grand-mère Lisbeth a aussi mentionné son nom quand je suis allée la voir hier. Bizarre… Je suis certaine de ne jamais avoir entendu parler de lui auparavant.
— Anton, Tom… Tout ça est bien mystérieux.
Anna ramassa la clé sur la table et l’examina.
— Je crois qu’on va devoir aller faire un tour à Rostock. Et aussi essayer de contacter ce Tom.
— Oui, tu as raison.
Anna plaqua brusquement sa main devant sa bouche et disparut à l’intérieur du café. »

Extraits
« Les murs étaient tapissés d’un papier peint beige à losanges discrets. Sous la fenêtre était disposé un grand lit protégé avec un couvre-lit datant des années 1960 et orné de grosses fleurs turquoise, brunes et jaunes. À côté du lit était posée une lampe sphérique orange. Une armoire paysanne sculptée se trouvait en face d’un canapé en velours cannelle au dossier garni de tapis au crochet blanc et d’une table réglable à manivelle sur laquelle se trouvait un coffret décoré de motifs peints, comme ceux qu’on ramenait autrefois des vacances en Hongrie ou en Bulgarie.
— C’est dément, non ?
Anna se laissa tomber sur le canapé, soulevant un nuage de poussière.
— Si je raconte ça dans mon séminaire d’histoire, ils vont vouloir organiser un voyage pour venir voir ça. On a vraiment l’impression de remonter le temps. p. 101

« Pendant qu’ils attendaient leur plat, Theresa explora la salle du regard. Sur le mur près de l’entrée était suspendu un drapeau de la RDA, ainsi que des fanions et des insignes. Au-dessus des tables, des étagères étaient décorées de postes Sternradio, de tourne-disque, de vaisselle, de produits ménagers, de bocaux de légumes, de paquets de lentilles Tempo et de café Rondo, de chewing-gums et de tablettes de chocolat, de cosmétiques Florena, de livres, de magazines et de disques. À côté du bar étaient punaisées des photos d’enfants portant le foulard bleu ou rouge des pionniers, d’adolescents en chemise du mouvement de la Jeunesse et de jeunes gens en uniforme de l’Armée populaire nationale.
Monsieur Bastian but une gorgée de bière.
— Vous vous souvenez? Vous aussi, vous avez grandi en RDA.
— J’avais dix-sept ans quand le mur est tombé, j’ai fêté ma majorité à la porte de Brandebourg le soir du Nouvel An 1989. Un peu que je m’en souviens !
Le visage de monsieur Bastian se rembrunit.
— C’est dommage qu’on veuille faire une croix sur cette époque. Avec la réunification, les gens ont tout jeté pour réaménager leur appartement. Un scandale, si vous voulez mon avis. »
NB. Le restaurant «L’Osseria» qui est décrit ci-dessous est désormais fermé.

À propos de l’auteur
BAUMHEIER_Anja_©Dagmar_MorathAnja Baumheier © Photo Dagmar Morath

Anja Baumheier est née en 1979 à Dresde et a passé son enfance en RDA. Professeure de français et d’espagnol, elle habite aujourd’hui à Berlin avec sa famille. La Liberté des oiseaux est son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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