Ultramarins

NAVARRO_ultramarins  RL-automne-2021

Prix littéraire de L’Association des officiers de réserve de la Marine nationale (ACORAM)

En deux mots
Partie de Saint-Nazaire à destination des Antilles, un cargo va soudain disparaître des écrans. La commandante a autorisé un arrêt pour permettre à l’équipage de prendre un bain. Une récréation qui sera suivie de quelques étranges phénomènes.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le cargo qui s’émancipe

Mariette Navarro a profité d’une résidence d’écriture à bord d’un cargo pour se mettre dans la peau d’une commandante de navire et s’autoriser quelques libertés avec le code maritime. Entre fantasmes et légendes.

Quand la commandante a appareillé de Saint-Nazaire avec ses vingt membres d’équipage, elle était loin d’imaginer ce qui allait arriver. Digne héritière d’un père capitaine de première classe, elle se fait un point d’honneur à suivre ses pas, à «avancer dans l’eau sans se poser de questions» en direction des Antilles. Son navire, chargé de 150000 tonnes de denrées diverses réparties dans des conteneurs de couleurs, est en bon état. «Les essais réglementaires et des vérifications effectuées avant le départ ayant confirmé le bon fonctionnement des appareils et aides à la navigation, panneaux bien condamnés, portes étanches bien fermées, grues bridées à leur poste de mer».
C’est après quelques jours de mer et une navigation qui se déroule sans problèmes particuliers qu’elle va prendre une décision qui va totalement changer la vie à bord. Elle accorde à l’équipage, «pris d’une envie d’air pur et de vacances» le droit de se baigner. Le navire est arrêté et les hommes s’ébrouent joyeusement dans un océan qui leur semble entièrement réservé. Une récréation suivie d’un étrange phénomène libellé ainsi sur le journal de bord: «constat est fait d’une autonomisation totale du navire, refusant malgré diverses sommations de respecter les indications de vitesse données par le personnel navigant. La faute, considérée comme grave, est inscrite sur le livre de discipline. Le bateau a néanmoins refusé d’apposer sa signature en bas du document.»
À force d’entendre les légendes qui circulent entre les hommes de la mer, d’avoir souligné que la disparition de son père n’avait jamais vraiment été élucidée, que les machines du cargo le secouaient au rythme d’un cœur qui bat, la commandante a décidé de ne plus tenir le journal, de ne pas faire de rapport au port de destination, de s’octroyer elle aussi un moment de liberté. La mise en veille de toute conscience professionnelle lui permet de s’intéresser de plus près à l’équipage, de constater par exemple – et sans explications – qu’il se compose désormais de vingt-et-uns hommes. Un mystère de plus dans une traversée désormais fantastique: «Tranquillement, le bateau continue à fendre les vagues et les bancs de poissons, ronronnant toujours son chant mécanique, pris d’une autonomie, seulement, qui rend les humains vains, et qui le leur fait comprendre.»
C’est en 2012, à l’occasion d’une invitation à participer à une résidence d’écriture organisée par Centre national du théâtre que Mariette Navarro a posé les jalons de ce roman qui dépeint avec beaucoup de justesse cette sensation de perte de repères, d’un temps suspendu que l’on ressent lorsqu’on est en haute mer. Il suffit alors d’un banc de brouillard pour que l’étrange, le fantastique vienne se mêler à cette sensation qui nourrit l’imagination des marins, au moins depuis l’épisode de la Mary Celeste, ce bateau retrouvé en 1872 en état de marche avec toute sa cargaison, mais sans personne à bord. Est-ce pour exorciser leurs angoisses ou à l’inverse pour l’alimenter que les marins partagent ces légendes? Ce qui est sûr en fin de compte, c’est que ces Ultramarins viennent enrichir ce patrimoine avec poésie et émotion.

Ultramarins
Mariette Navarro
Éditions Quidam
Premier Roman
156 p., 15 €
EAN 9782374912158
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en Haute mer, quelque part entre Saint-Nazaire et les Antilles.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
A bord d’un cargo qui traverse l’Atlantique, l’équipage décide un jour, après l’accord inattendu de la Commandante de bord, de s’offrir une baignade en pleine mer, totalement gratuite et clandestine. De cette baignade, à laquelle seule la Commandante ne participe pas, naît un vertige qui contamine toute la suite du voyage.
D’un côté, il y a le groupe des marins – personnage pluriel aux visages et aux voix multiples – et de l’autre la Commandante, peu sujette aux écarts de parcours. Tous partagent soudain leur difficulté à retrouver leurs repères et à reprendre le voyage tel qu’il était prévu.
Du simple voyage commercial on glisse dans l’aventure. N’y a-t-il pas un marin de plus lorsque tous remontent à bord ? Le bateau n’est-il pas en train de prendre son indépendance?
Mariette Navarro : «L’écriture de ce texte est née d’une résidence en cargo à l’été 2012, mais il ne s’agit pas ici de faire le récit de ce voyage ni de tenir un journal de bord. J’ai plutôt essayé, dans les années qui ont suivi, de refaire ce voyage de façon littéraire et subjective, en cherchant la forme d’écriture propre à cette expérience, au trouble physique qu’on peut ressentir sur la mer. Le roman m’a permis d’aller explorer les profondeurs de cette « désorientation » physique et intime. La Commandante ne plonge pas avec ses marins, pourtant, elle perd pied tout autant qu’eux au cours de la journée qui suit, et découvre des dimensions insoupçonnées au bateau qu’elle croyait commander.»

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Dans le geste connu, le geste de travail, dans le geste refait chaque jour, un espace s’est glissé. Un tout petit espace blanc inexistant jusqu’alors, une seconde suspendue. Et dans la seconde suspendue, la seconde imprécise, toute la suite de la vie s’est engouffrée, a pris ses aises, a déroulé ses conséquences.
Elle en a la conscience nette, parce que c’est dans son corps que le petit écart s’est frayé un chemin, elle n’a pas d’argument médical à avancer, elle ne pourrait même pas dire que c’est grave, regrettable, ennemi, une traversée de soi par un lent courant d’air. Un souffle contre lequel il faut bander les muscles un peu plus fermement.
Elle ne sait pas si la faiblesse a précédé la décision, ou si tout est arrivé d’un coup quand à la fin d’un repas elle a dit: « D’accord. » Elle ne sait pas si c’est à l’intérieur d’elle que se logeait le désir de céder ou si quelqu’un dans l’équipage, d’un mot ou d’un regard, a pénétré sa froideur nécessaire. Elle croit que maintenant l’intérieur de son ventre est plus poreux aux vents marins.
Elle s’entend dire « D’accord » avec une voix qui n’est pas tout à fait la sienne, pas sa voix de travail, sa voix de commandante. C’est un son plus aigu, mal placé, elle qui est très attentive à ça, elle s’aperçoit en les disant que ces deux mots n’ont pas eu le temps de venir du ventre. Ils sont nés directement dans sa gorge et ont éclos publiquement : « D’accord ». Alors, si sa voix a dit, elle n’a plus qu’à suivre, elle n’a pas l’habitude d’être en désaccord avec elle-même. Entre ses pensées et ses paroles jusqu’ici il n’y avait jamais eu de décalage.
Comme elle est calme et sûre d’elle, elle se laisse faire par cette voix de gamine qui déboule au milieu d’un repas, elle se racle la gorge et répète de sa voix de dirigeante, avec son poids d’autorité : « D’accord ».
Il n’y a pas qu’en elle que se promène le souffle. Depuis plusieurs jours elle entend la rumeur, les rires étouffés. Elle s’est laissée surprendre par la bonne humeur expansive d’un équipage qu’elle croyait bien connaître, qu’elle avait recruté pour sa stabilité et le sérieux dont elle a besoin.
Comme à chaque fois, avant l’embarquement, elle a tout fait pour équilibrer les tempéraments des marins qui l’accompagnent. Un dosage d’une rigueur chimique alors que, sa prédisposition, c’est plutôt la mécanique.
À chaque départ, elle sait qu’elle prend le risque du précipité, des sangs qui s’échauffent après plusieurs semaines de cohabitation, des rancœurs ignorées, des alcools tristes, des envies d’en finir, des nuits trop longues, des corps qui s’effondrent sous le poids des solitudes. Mais l’amitié soudaine, la joie d’être complices, elle ne les a pas anticipées. Elle est assez désorientée pour ne pas savoir si elle doit y prendre part. C’est ça, son sourire bizarre, et sa voix augmentée d’une octave.
Elle a fini par accepter qu’on parle plus fort, qu’on rie plus, que les regards se cherchent et que chaque mot de l’un soit approuvé par un autre. Elle s’est assurée, comme elle le fait toujours, que les éclats de rire se partagent de manière équivalente, que personne ne soit oublié dans la distribution de la légèreté, qu’aucun membre de l’équipage ne fasse l’objet involontaire de la jovialité des autres. Elle s’est même laissée aller à frôler une épaule. Pour un peu, au bout de quelques jours, elle aurait serré l’un ou l’autre dans ses bras, sous la lune.
Elle commande depuis plusieurs années, trois ans sur ce navire, avec de nouvelles équipes régulièrement et plusieurs mois à terre entre deux convoyages, cette autre vie qu’elle oublie, à peine montée sur le bateau, à peine son sac posé dans sa cabine. Sur ce trajet la route est facile, surtout en cette saison. L’aventure, c’était pour ses lectures d’étudiante, pour les récits qu’elle invente dans les soirées à terre, quand on réussit à la faire parler d’elle. La plupart des officiers, elle les connaît depuis l’école, ils fonctionnent ensemble sans trop avoir à dire.
Elle est fille de commandant, et jamais il n’a été question d’une vie terrestre, dès le départ elle en a trop appris sur les bateaux pour se détourner de la mer. Elle appartient à l’eau comme d’autres ont la fierté d’origines lointaines. Il n’y a jamais eu lieu de rompre, de rejeter. Elle a fait le choix de la navigation, ce savoir d’êtres humains, le choix des bricolages antiques et des machines modernes, des chiffres et des sensations, des abstractions cosmiques et du soleil au visage. Ce qui lui a donné un âge, une densité.
Elle a observé le travail des autres, des hommes, avant elle, elle a appris tout ce qu’il faut apprendre et fait ses preuves sous les regards exigeants, parfois condescendants, méfiants. Elle n’a brûlé aucune étape, elle est étrangère à l’idée de privilège, à autre chose qu’au lent respect des procédures. Elle a découvert que le travail l’apaise, le temps rassurant du labeur. Avec sérieux, de haute lutte, elle a conquis son autorité.
Pendant sa première traversée, elle n’a presque pas dormi, elle était partout à la fois, voulait tout savoir, pour un peu elle aurait fait à la place de chacun. On souriait quand elle tournait le dos, on ne donnait pas long de sa carrière, de sa santé. On disait que le goût du métier d’homme finirait par lui passer, que quelqu’un saurait la retenir à terre, dans une maison, à commander ce que les femmes commandent, on disait que pour le long cours elle n’avait pas les bras costauds, ni les bonnes hormones. Une seule fois, elle a serré le poing pour se battre. Elle aurait eu le dessus, si la tension n’avait pas été désamorcée tout de suite, si une main ne s’était pas posée sur son épaule. Depuis qu’elle est celle qui donne les ordres et décide de la carrière des autres, on ne dit plus rien, le féminin a fait son chemin dans les esprits, est entré dans les histoires comme le surnom d’autres marins célèbres.
Petit à petit, la météo est devenue pour elle un sens plus aigu que les autres, et la cartographie précise aussi, avec ses petites croix tracées toutes les vingt minutes sur la grande carte du bureau pour marquer la position. À chaque nouvelle traversée, elle se voit sans surprise avancer vers le sud, avancer vers le beau, passer au large des dépressions en les évitant au mieux. Elle a appris le cours des étendues huileuses, le doux enveloppement des écumes vertes.
Elle aime regarder les cartes, les connaît par cœur, les annote, les range. Elle les connaissait toutes avant de voyager. »

Extraits
« Un cargo qui était lancé sur le chemin des Açores a brusquement piqué vers le nord, direction Terre-Neuve. Impossible d’établir le contact avec ceux qui étaient à bord pendant une semaine, on ne savait plus s’ils étaient morts ou vivants, s’ils allaient s’arrêter un jour ou s’abimer sur les récifs. On a pensé à un détournement une prise d’otages, mais les jours passaient sans aucune revendication, sans écho d’aucune violence. Je ne sais pas si on a essayé d’envoyer d’autres bateaux à leur rencontre, les polices et les douanes ont bien dû s’activer. Bref, un jour, le bateau s’arrête et l’équipage est retrouvé, et pas un n’est capable d’expliquer comment il a aussi brutalement changé de cap. Quelque chose a dû se passer, qui devait rester secret, qu’il valait mieux ne pas savoir.
— Qu’est-ce que vous dites ici ?
— Rien, c’est encore notre spécialiste des histoires de fantômes.
— Riez, riez, en attendant, est-ce que l’un d’entre vous a trouvé d’où venait la panne?
— Il y avait aussi cette histoire, poursuit un autre plus timide, maintenant qu’est ouverte la porte des grands récits, juste assez embellis pour se créer un lien, le temps d’une énième vérification technique. Cette histoire d’équipage ligué d’un coup contre sa hiérarchie, bien décidé à ne pas atteindre le port prévu, à mettre en scène un faux naufrage pour s’échapper tranquillement sur un autre continent avec une partie de la cargaison.
— Ne comptez pas sur moi pour ce genre d’aventures. Vu ce qu’on transporte.
– Qu’est-ce qu’on transporte, tu le sais, toi? – Ce n’est pas très compliqué à imaginer. Des T-shirt made in China, des meubles en kit et des litres de coca.
– Du blé. Des fruits dans des frigos. Des matières dangereuses, peut-être, de grosses piles radioactives.
– Et personne ne connaît l’histoire du papa de notre commandante? Il était lui aussi dans la compagnie, dans les années quatre-vingt.
Arrête, c’est une rumeur, rien n’a jamais été prouvé.
– C’est une légende, mon cher, et depuis quand, sur les bateaux, on ne pourrait plus se raconter de légendes ?
– Raconte, vas-y, moi je ne la connais pas.
– C’est l’histoire d’un grand commandant qui en avait vu d’autres, qui avait fait le tour du monde et qu’on citait en exemple pour quelques belles façons de traverser les tempêtes. Un jour de temps très calme, il fit route vers l’Amérique du Sud.
– Tu brodes complètement là, mais vas-y, on t’écoute.
Non non je t’assure, c’était l’Argentine. Bon, toujours est-il que le voyage se déroule normalement, l’arrivée du cargo est signalée à La Plata, le pilote est prêt à venir à sa rencontre. Et puis plus rien. Un jour, deux jours, trois jours, plus de nouvelles, plus de contact, et surtout, aucun autre bateau ne le repère dans la zone où il était pourtant arrivé. On commence à être sur le qui-vive, à préparer les plongeurs et Les secours. Et puis, au bout d’une petite semaine, retour du signal, le bateau est bien là où on l’avait laissé, il fait son entrée comme prévu. Avec juste un très léger décalage. Une semaine perdue dans les méandres de l’espace-temps.
— Et les marins, qu’est-ce qu’ils ont dit?
— On raconte qu’ils ne se sont rendu compte de rien d’anormal, et qu’ils ont été très surpris de l’accueil qui leur a été fait. On raconte surtout que le commandant n’a plus ouvert la bouche pendant plusieurs années. On ne sait pas ce qu’il a vu, mais quelque chose en lui avait changé, assez profondément.
— Eh bien ça ne me paraît pas très difficile à vérifier. Il y a quelqu’un à bord qui doit savoir tout ça bien mieux que nous.
— Alors vas-y, demande-lui, toi.
— Laissez-la tranquille.
Nourris d’histoires et de questions, ils sourient et se remettent au travail. Ils sont de ces insectes qui font fonctionner leur monde avec une rigueur imperméable à tout mystère. Ils traquent le boulon manquant, la petite fissure dans une de leurs cuves, ils testent, basculent du mode électronique au mode manuel, ne se fient plus qu’à leurs bras activant les leviers, mettent en marche les pistons dans la chaleur pourtant toujours intense des machines. Ils consultent des modes d’emploi, partent loin dans leur mémoire à la recherche des cas particuliers, des petites failles du système dont on a bien dû un jour leur dire de se méfier. » p. 90-91-92

« Tranquillement, le bateau continue à fendre les vagues et les bancs de poissons, ronronnant toujours son chant mécanique, pris d’une autonomie, seulement, qui rend les humains vains, et qui le leur fait comprendre. » p. 93

« Je soussignée par mon nom propre, commandante de mer, et de père en fille, capitaine de première classe de la navigation maritime, capitaine du navire au cœur qui bat tout seul, ayant pour port d’attache une ville pénible, et appartenant à la compagnie de navigation de ceux qui avancent dans l’eau sans se poser de questions, dont le siège social est situé dans une ville plus grande encore, et qui me fait sentir encore plus indésirable, déclare avoir appareillé de Saint-Nazaire un jour pair du siècle XXI, à destination des Antilles sans savoir quelles étaient mouvantes, munie de mes expéditions, le navire étant en bon état de navigabilité, les essais réglementaires et des vérifications effectuées avant le départ ayant confirmé le bon fonctionnement des appareils et aides à la navigation, panneaux bien condamnés, portes étanches bien fermées, grues bridées à leur poste de mer, équipage au complet composé de 20 hommes et une femme, puis 21 hommes et une femme sans que soit résolue la nature de cette augmentation, la femme en question n’ayant pas enfanté et ne désirant en aucun cas enfanter, chargé de 150000 tonnes de denrées diverses réparties dans des conteneurs de couleurs, mes préférés étant les bleus, je les trouve visuellement plus intéressants au crépuscule en pleine mer, les tirants d’eau étant, au départ, de 18,30 m à l’arrière et de 15,60 m à l’avant.
Quitté le quai à 22h 40 heure locale, aidée d’un pilote et assistée de 4 remorqueurs. La navigation assistée du radar n’a révélé aucun dysfonctionnement de celui-ci. La navigation se déroule sans difficulté par un temps clair et une visibilité de 10 milles, à La vitesse de 12,5 nœuds, jusqu’à ce qu’une idée lumineuse traverse l’équipage, pris d’une envie d’air pur et de vacances. Toutes les dispositions requises pour cette nouvelle situation sont prises à 9h 45 Le lendemain matin: mise en veille de toute conscience professionnelle, vitesse réduite jusqu’à l’arrêt, machines parées pour manœuvrer, mais main d’œuvre humaine absente car tout occupée à la baignade, feux et signaux sonores réglementaires en route, désactivation des radars anticollision.
Depuis cette heure, constat est fait d’une autonomisation totale du navire, refusant malgré diverses sommations de respecter les indications de vitesse données par le personnel navigant. La faute, considérée comme grave, est inscrite sur le livre de discipline. Le bateau a néanmoins refusé d’apposer sa signature en bas du document. Nous réfléchissons aux suites à donner à cette affaire, bien que cette insoumission nous amuse au plus haut point.
À partir de maintenant, décision est prise par moi-même de ne plus tenir ce journal, ayant conscience tout de même des sanctions encourues. De ne pas faire de rapport au port de destination. De ne pas raconter l’envie que j’ai de plonger à mon tour dans le banc de brume qui se profile à et de dormir cent ans. » p. 106-107

À propos de l’auteur

Mariette Navarro (c)Philippe Malone

(sdp)
Mariette Navarro (c)Philippe Malone (sdp)

Mariette Navarro © Photo DR

Mariette Navarro est née en 1980. Elle est dramaturge et intervient dans les écoles supérieures d’art dramatique. Depuis 2016, elle est directrice avec Emmanuel Echivard de la collection Grands Fonds des éditions Cheyne, où elle est l’auteure de deux textes de prose poétique, Alors Carcasse (2011, prix Robert Walser 2012) et Les Chemins contraires (2016). Et chez Quartett de 2011 à 2020, des pièces de théâtre, Nous les vagues suivi de Les Célébrations, Prodiges, Les Feux de poitrine, Zone à étendre, Les Hérétiques, Désordres imaginaires. (Source: Quidam Éditeur)

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La faucille d’or

PALOU_la_faucille_dor

Sélection Prix Renaudot 2020
Sélection prix Le Temps retrouvé 2020

En deux mots:
Envoyé en Bretagne par son rédacteur, David Bourricot va essayer de noyer son spleen dans une enquête qui va tout à la fois réveiller ses souvenirs d’enfance et le mettre sur la piste d’un trafic, aidé en cela par quelques personnages hauts en couleur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’enquête qui devient une quête

Le troisième roman d’Anthony Palou, La faucille d’or, met en scène un journaliste revenant dans son Finistère natal pour enquêter sur un marin-pêcheur disparu. Un voyage qui est aussi l’occasion d’un bilan.

Pour le journaliste David Bourricot, les ficelles du métier sont déjà bien usées. Le vieux baroudeur de l’information est bien désabusé et n’accepte que du bout des lèvres la proposition de son rédacteur en chef de partir en Bretagne pour enquêter sur la disparition, somme toute banale, d’un marin en pleine mer.
Arrivé dans sa région natale, ses premières impressions n’ont pas vraiment de quoi l’enthousiasmer: «Hôtel du Port. De la chambre de tribord. Temps gris et frais. Très frais. Vue sur la mer peu agitée. Petites vagues. Moutons nombreux. L’ennui des dimanches, toutes mes vacances d’enfant au Cap Coz. Pourquoi faut-il que je revienne là où mon entrepreneur de père ma vacciné contre les méfaits de la mer? Là où ne sachant trop quoi faire, je me prenais pour Marco Polo, pour Magellan, Tabarly.» Il faut dire qu’il trimballe avec lui un lourd passé. En décembre 1994 sa femme avait perdu leur fille Cécile en accouchant et jusqu’à la naissance de leur fils César, elle ne s’était jamais vraiment remise de ce drame. «Elle resterait toujours froide, froide et frigide. Une pierre tombale.»
Mais est-ce l’air du large qui lui vivifie les neurones? Toujours est-il qu’il retrouve peu à peu l’envie d’en savoir davantage sur ce fait divers, aussi titillé par l’immense défi qu’il lui faut relever: tenter de faire parler des taiseux qui n’aiment pas trop voir débarquer les «fouille-merde», fussent-ils enfants du pays.
Mais il va finir par trouver son fil d’Ariane en la personne de Clarisse, la veuve du défunt, qui va lui lâcher quelques confidences sur l’oreiller. Il va alors pourra remonter à la source et mettre à jour la seconde activité – lucrative – de certains marins-pêcheurs. Il apprend que leurs bateaux sont mis à disposition des trafiquants de drogue pour acheminer discrètement la marchandise.
Un peintre nain, Henri-Jean de la Varende, va aussi le prendre sous son aile sans pour autant qu’il puisse définir s’il le guide ou le perd dans sa quête. La patronne du bistrot, qui recueille toutes les histoires et ragots, lui sera plus précieuse.
Anthony Palou, en mêlant les souvenirs d’enfance à l’enquête journalistique, va réussir à donner à son roman une couleur très particulière, plus poétique au fil des pages, à l’image du reflet d’un croissant de lune sur la mer qui a inspiré Victor Hugo pour son poème Booz endormi et qui donne son titre au livre:
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
Sous des faux airs de polar finistérien, ce roman cache un drame qui va chercher au plus profond les ressorts d’une existence sans pour autant oublier l’humour. Autrement dit, une belle réussite!

La faucille d’or
Anthony Palou
Éditions du Rocher
Roman
152 p., 16 €
EAN 9782268104201
Paru le 2/09/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement en Bretagne, sur les Côtes du Finistère, en particulier à Penmarc’h ainsi qu’à Paris.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
En reportage dans le Finistère, cette « fin de la terre » de son enfance, un journaliste quelque peu désabusé, s’intéresse à la disparition en mer d’un marin-pêcheur. Une manière d’oublier sa femme et son fils, qui lui manquent. Préférant la flânerie à l’enquête, David Bourricot peine à chasser ses fantômes et boucler son papier, malgré les liens noués avec des figures du pays : la patronne du bistrot où il a ses habitudes, un peintre nain, double de Toulouse-Lautrec, ou encore Clarisse, la jolie veuve du marin-pêcheur. Retrouvera-t-il, grâce à eux, le goût de la vie?
Roman envoûtant, porté par des personnages fantasques et poétiques, La Faucille d’or allie humour et mélancolie, dans une atmosphère qui évoque à la fois l’univers onirique de Fellini et les ombres chères à Modiano.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Revue des Deux-Mondes (Pierre Cormary)
L’Officiel (Jean-François Guggenheim)
Le Courrier + (Philippe Lacoche)
Le Télégramme (Jean Bothorel)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
1 Un drôle de Noël
Ce soir-là, David Bourricot quitta son deux-pièces de la rue Bougainville, traversa l’avenue de la Motte-Piquet et battit la semelle rue Clerc tout illuminée. Elle grouillait de retardataires ainsi qu’il sied la veille de Noël. Tous ces gens lui semblaient vieux et rabougris, spectres ployant sous le poids de leurs achats, huîtres creuses ou plates, chapons, dindes et foie gras, boudins blancs, noirs, violets et bûches. Il devait être dix-neuf heures trente lorsqu’il s’arrêta à la boucherie. Il hésita entre une bonne tranche de gigot et ce bout de cuissot de sanglier. Va pour le cuissot. Puis il fit un crochet chez l’admirable pharmacienne. David avait toujours préféré aux actrices et aux chanteuses la boulangère, la poissonnière ou la fleuriste, n’importe quelle présence anonyme, n’importe quel fond d’œil, à la seule condition qu’il puisse apprécier une présence dans l’iris. À la pharmacienne rêvée, il demanda une boîte de Maalox goût citron sans sucre, du Vogalib et du citrate de bétaïne. Le réveillon s’annonçait sous les meilleurs auspices.
Trois semaines que David traînait ces aigreurs d’estomac. Son organe digestif était sans doute dans un sale état. Il avait pourtant arrêté l’ail, les oignons et les jus d’orange sanguine. Il n’avait pas arrêté le vin blanc. Un de ses amis médecin mettait ces remontées acides sur le dos du stress, il lui avait dit aussi qu’il devait arrêter de fumer, qu’il devait se sentir coupable de quelque chose. Ces relents le rendaient parfois irascible et ce n’étaient pas ces fêtes de fin d’année qui allaient arranger ses affaires. Bourricot flirtait avec les quarante-cinq ans et il avait le funeste pressentiment qu’il allait débarrasser le plancher d’ici peu. Son temps lui semblait sérieusement compté.
Nous étions donc le 24 décembre et il allait dîner. Seul. Il n’était pas spécialement déprimé, il était tout simplement là. Là, là, là. Comme déposé sur terre à ne plus rien faire. Puis, traînant ses godasses, il rentra chez lui, s’offrit un gin tonic devant BFMTV et, peu avant minuit, réchauffa au four son cuissot. Une vraie carne. Tellement pas mastiquable qu’il eût bien aimé qu’un chien surgisse de dessous de la table, histoire de faire un heureux. C’était la première fois qu’il se retrouvait face à lui-même lors d’un réveillon de Noël. Sa femme avait pris, ce matin, le train pour La Rochelle avec leur fils si chahuteur, César. Comme on dit dans les émissions de téléréalité, il y avait de « l’eau dans le gaz » entre David et Marie-Hélène. Les ports sont assez commodes pour ceux ou celles qui veulent prendre le large. Mais ils partent rarement. Contrairement aux bagnards qui n’avaient pas, à l’époque, trop le choix. « Après tout, pensait David, Marie-Hélène ne me quittera jamais. » Toujours, elle resterait à quai. Pour lui ? À cette heure-ci, ils auraient dû, tous les trois, papa, maman et ce si cher fiston, en être à la bûche, peut-être à la distribution des cadeaux. Sur le sofa, David posa à côté de lui le présent que César lui avait si gentiment offert, une petite boîte dans laquelle il y avait deux coquillages peints et ce mot, tout tremblotant, ce mot gribouillé : Je t’aime, papa. Alors, David se souvint de ce poème en prose de Coventry Patmore, Les Joujoux, et il se le récita d’une manière un peu bancale : Mon petit garçon dont les yeux ont un regard pensif et qui dans ses mouvements et ses paroles aux manières tranquilles d’une grande personne, ayant désobéi pour la septième fois à ma loi, je le battis et le renvoyai durement sans l’embrasser, sa mère qui était patiente étant morte. Puis, craignant que son chagrin ne l’empêchât de dormir, j’allai le voir dans son lit, où je le trouvai profondément assoupi avec les paupières battues et les cils encore humides de son dernier sanglot. Et je l’embrassai, à la place de ses larmes laissant les miennes. Car sur une table tirée près de sa tête il avait rangé à portée de sa main une boîte de jetons et un galet à veines rouges, un morceau de verre arrondi trouvé sur la plage, une bouteille avec des campanules et deux sous français, disposés bien soigneusement, pour consoler son triste cœur ! Et cette nuit-là quand je fis à Dieu ma prière je pleurai et je lui dis : « Ah, quand à la fin nous serons là couchés et le souffle suspendu, ne vous causant plus de fâcherie dans la mort, et que vous vous souviendrez de quels joujoux nous avons fait nos joies, et combien faiblement nous avons pris votre grand commandement de bonté. »
Et il versa quelques larmes, lui qui n’en avait franchement pas versé beaucoup. David n’avait pas le cœur sec, contrairement à son gosier. À l’enterrement de sa mère – quatre ans déjà ? –, il n’avait eu bizarrement aucune émotion et toute la famille l’avait regardé d’un œil torve. Pas un signe d’émotion. Aucune vague, aucune ride sur son visage. Devant le cercueil de cette femme si aimée, l’esprit de David s’était envolé, il pensait à autre chose, pas à ces roses tristement blanches déposées ici et là, pas à la crémation, à venir, non, il pensait aux oiseaux, il pensait à ce merle moqueur qui chaque matin le réveillait comme sa mère le réveillait, le caressait d’un si doux baiser alors qu’il devait prendre le chemin de l’école.
Notre ami David s’était, adolescent, pincé d’ornithologie, mais il n’avait pas vraiment de violon d’Ingres. Il s’était vu pigeon voyageur à Venise, il s’était plané mouette à Ouessant, il s’était niché cigogne sur une flèche de cathédrale alsacienne, enfin il s’était rêvé bouvreuil pivoine du côté de la forêt de Fontainebleau à l’heure où le soleil se tait, à l’heure où la demi-lune, toujours royale et fière, montre sa nouvelle coiffure, sa raie de côté. Il avait appris dans un manuel que le bouvreuil pivoine, si on lui siffle une mélodie alors qu’il est encore dans son nid, la retiendra, oubliant les leçons, le concerto de ses parents.
Le couple Bourricot ne se caressait plus beaucoup depuis deux ans. David s’y était habitué. Se consolait de peu de chose. Sa mère aussi avait cessé de l’embrasser lorsqu’il avait commencé ses poussées de psoriasis qui le taquinèrent dès l’âge de cinq ans, atroces démangeaisons qui lui dévoraient les mains et l’arrière-train. Lorsqu’à douze ans, il fit des crises d’épilepsie, c’était le bouquet. Bave, œil révulsé, corps contracté, muscles à la limite de la rupture, hôpital à répétition. Maman était là, ordonnant aux infirmières des linges humides sur son front, des serviettes entre les dents afin qu’il ne se morde plus la langue.
Il reçut un appel de son père, atteint d’Alzheimer, qui lui souhaita de bonnes Pâques. Un visionnaire. Il lui dit, très gai, qu’il avait vu maman ce matin, mais maman était décédée de la maladie de Waldenström depuis presque quatre ans. Morte à l’aube d’un 22 novembre, lorsque le jour espérait encore un rayon inconnu, après une nuit où la lune ressemblait à un sourire de clown que l’on nomme joliment croissant. Dès lors, David avait pris conscience que les vivants, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas encore partis, ne faisaient que traverser le monde des morts. Son pauvre papa.
Puis il reconnut le 06 de son frère Paul, avocat pénaliste, qui lui déclara, ce sacré farceur : « Eh, David ! Pas encore derrière les barreaux ? » Et ce coup de fil de son rédacteur en chef, Romain Beaurevoir, qui savait que son vieux et cher Bourricot, ce journaliste admirable, était le genre de type à qui il faut sévèrement botter le train, que l’on a plaisir à taquiner :
— Eh, mon vieux David, ça te dirait de passer quelques jours au fin fond de la Bretagne ? J’ai un petit reportage pour toi…
— Un reportage sur les galettes au blé noir complètes, sur les algues vertes, les artichauts ou les choux-fleurs ?
— Mieux, mon vieux Milou, un trafic de cocaïne sur des chalutiers. Tu te débrouilles pour enquêter sur l’affaire Pierre Kermadec. Ça cache quelque chose. C’était il y a six mois. Le type a dû être jeté à l’eau : un règlement de comptes, sans doute. Les flics n’ont rien trouvé mais, dans le milieu, il y a pas mal de consommation de coke ou d’héroïne. Écoute-moi, la Bourrique, je viens de lire un article, l’article d’un addicto- logue dans un magazine plutôt sérieux, un truc réservé aux toubibs dans lequel on apprend que la dépendance à la dope a toujours existé chez les marins-pêcheurs. Au siècle dernier, ils étaient accros à l’alcool et au tabac, souvent les deux. Aujourd’hui, ils sont passés du pastis aux opiacés.
— Et alors ?
— Et alors, mon vieux Milou, c’est un super sujet, un sujet qui peut te remettre d’aplomb. Tu sais, lorsque je te parle, j’ai l’impression que tu as consommé des substances psychoactives.
— Si j’avais consommé ce genre de produits, j’aurais grimpé aux rideaux de ton appartement et j’aurais violé ta femme.
— Eh bien, nous y sommes, mon vieux Milou. Tu commences à comprendre. Les marins-pêcheurs seraient tellement chargés qu’ils abuseraient de…
— C’est une plaisanterie, cette enquête.
— Tu sais, David, n’aie pas peur, la terre est plate. Même lorsque tu as trop bu, le trottoir va plutôt plus droit que toi…
—Très drôle. Sauf que ce matin, j’ai vu une vieille glisser sévèrement sur une plaque de verglas…
— Mon cadeau de Noël est le suivant. Tu pars demain pour Quimper. Ensuite tu loues une bagnole et tu glisses direction Penmarc’h et Le Guilvinec.
— J’veux bien, mais j’ai rendez-vous avec mon psychiatre le 4 janvier.
— Réfléchis un peu, Bourricot, qui paye ton psychiatre ? C’est toi ou c’est moi ? Je te signale que sans moi, plus de tickets-restaurants, plus de psychiatre, plus rien… Moi, ce que je veux, c’est que tu retrouves une certaine dignité. Tu sais, tout le monde t’aime bien au journal et se désole de ta déconfiture, de ta paresse. T’as eu ton heure de gloire lorsque tu as publié ton enquête sur les magouilles de ce producteur de cinéma, tu te souviens ? On te voyait partout sur les plateaux télé.
— Ah, je ne m’en souviens pas. J’ai dû passer dans des émissions merdiques, mais lesquelles ? Bon, je vais réfléchir. Ta proposition est tentante, mais j’ai…
— Tu as quoi ? Tu prends le train demain et tu fais pas chier. Je me souviens que tu m’en parlais de la Bretagne, que tu y avais passé toutes tes vacances, t’allais y voir ta maman. La première fois que tu as mis les pieds dans mon bureau, tu m’avais dit – à l’époque, tes yeux n’étaient pas encore trop embués –, tu m’avais dit… Qu’importe, d’ailleurs.
Et il poursuivit ainsi :
— Écoute-moi bien, Bourricot, soit tu te remues, tu revêts ton caban Armor Lux, soit je te vire. Kenavo !
Et c’est ainsi que trois jours plus tard, David Bourricot partit, valise à roulettes à la main, tac-tac-tac, sur le parvis de la gare Montparnasse où un SDF lui demanda une cigarette. Bon prince, il lui en fit don, mais lorsque le clodo lui demanda du feu, il rechigna un peu :
— Et puis quoi encore ?
— Trois euros, pour un kebab !
David s’exécuta. Il n’était plus à ça près. Quoique. Il descendit, après huit heures de voyage – une vache s’étant suicidée sur la voie entre Vannes et Lorient et pire, une grève du mini-bar à la voiture 14, horreur, malheur ! –, il descendit non pas à Quimper mais, quel idiot !, à Quimperlé où il loua une voiture chez Avis. Cette 206 Peugeot lui semblait assez facile à dompter quand bien même elle n’avait pas de boîte automatique.
— La route pour Penmarc’h, s’iou plaît ? demanda-t-il au loueur.
Le journaliste n’avait jamais eu un grand sens de l’orientation. Dans les années 1970, début juillet, la famille Bourricot enfournait dans la R16 TS cirés Cotten, bottes Aigle, épuisettes et hop, elle filait droit sur l’A6 vers l’ouest. Vers Le Mans, le tout petit David piquait un somme après avoir épuisé son recueil de mots croisés, son petit livre, version courte illustrée de Tom Sawyer ou de Huckleberry Finn. Sa mère, alors, lui calait sa tête dodelinante dans le creux d’un merveilleux et duveteux oreiller bleu pâle et il s’endormait, se réveillant, émerveillé, à la pointe du Cap Coz.
Il déambulait devant le comptoir Avis lorsque l’employé lui dit :
— Monsieur ? Monsieur ? Vous vous sentez bien ?
— Oui, oui, ça va… Excusez-moi. Je rêvais, je me revoyais déjà…
— Écoutez, monsieur, pour aller à Penmarc’h, prendre la sortie Quimper-centre, glisser sur la rocade, traverser la zone de l’hippodrome, longer la gare puis la rivière Odet, compter ses ponts et passerelles, unan, daou, tri, pevar, pemp, c’hwec’h. Laisser sur votre gauche le mont Frugy feuillu où les jours de tempête s’arc-boutent les marronniers et les hêtres, tourner à droite juste après le jardin de l’Évêché pour décrocher sur le vieux centre. Vous voilà face à la cathédrale du haut de laquelle, entre ses deux flèches, vous contemple Gradlon sur son cheval de granit, roi de la ville d’Ys engloutie en des siècles médiévaux par le diable. Ensuite, prendre la direction Pont-l’Abbé. Là vous entrez dans l’étrange, dans le curieux, vous êtes dans le pays bigouden. Vous savez, ce pays où les femmes ont des flèches de cathédrale en guise de bitos.
« Cultivé, ce loueur de bagnoles », pensa David qui se sentit en terre conquise. Il nota, inspiré, sur son cahier, avant d’enclencher la première :
L’hiver dure ici plus longtemps. Quimper s’éteint dès six heures du soir. Les rues, les places, les avenues se vident. La ville se noie dans le silence. Quimper est une impasse, un cul-de-sac. L’Odet couleur de thé quand il rencontre le Steïr à l’angle de la rue René-Madec et de la rue du Parc. C’est à Quimper, ville confluente, que la Bretagne se concentre. Entre mer et campagne, le soleil se transforme en pluie en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Les rues, tout à l’heure pleines de lumière, luisent maintenant sous l’averse. Les pavés de la place Saint-Corentin brillent comme les yeux bleu de mer de cette jeune Bigoudène au teint pâle qui traverse la place, regarde la statue en bronze – blanchie par le guano des mouettes et des cormorans – de René Théophile Laënnec, illustre Quimpérois inventeur du stéthoscope. Ici, les printemps et les étés passent et se ressemblent. D’une année à l’autre, ces deux saisons changent de tons, de couleurs, d’odeurs. Quant à l’automne, Quimper aurait pu s’appeler ainsi. On ne croise plus, rue Kéréon, du Chapeau rouge ou Saint-François, des femmes portant la coiffe en broderie Venise. Il faut attendre le Festival de Cornouailles pour que la ville prenne le sang de sa tradition ; autant dire que tout ici semble bien fini.
Il était dix-sept heures et ce n’était pas la joie. Bourricot, arpentant le quartier Saint-Corentin, choisit une crêperie dans la vieille ville. Place au Beurre, il commanda une andouille œuf-miroir qu’il attendit vingt minutes. Cela dit, s’il eût été critique gastronomique, il aurait bien remis à la crêpière trois coiffes. Après cinq bolées de cidre brut fouesnantais, David paya l’addition. En sortant de La Belle complète, il agita ses guiboles, reprit ses esprits, pensa au poète américain Ezra Pound qui croyait que l’on pouvait comprendre l’histoire de son pays en arrachant « les pattes des annales » de sa famille, cette mygale. La compréhension de la Bretagne allait-elle se gagner par la crêpe blé noir et la crêpe froment, la complète et la beurre citron ?
Puis, il prit sa Peugeot, garée place Toul-al-Laër. La pédale de frein lui semblait un peu molle. Après avoir fait paisiblement trente, trente-cinq kilomètres, David se gara juste devant une auberge, La Toupie. Il s’était échoué à Kérity Penmarc’h. Devant lui, la marée basse sentait bon le varech. Les mouettes rieuses étaient au rendez-vous, toutes là, attendant le lendemain, le retour de la pêche. Lorsqu’il claqua la portière, heureux d’être arrivé à bon port, il entendit leurs cris, sorte de présage. Alors qu’il s’apprêtait à franchir le pas de porte de La Toupie, son téléphone vibra : Romain.
— Bien arrivé ? Tu vois, vieille pine, j’ai toujours voulu ton confort. Tu vas prendre l’air du large, te refaire une petite santé. Tu étais tout confiné, et d’ailleurs, tout le monde me le disait, tu avais le teint pas frais ces derniers temps… Je te cherche un nouveau début.
— Je te remercie. Effectivement, ça secoue sec dans ce bled. Il y a un vent à décorner un cocu. J’ai eu du mal à fermer la portière de ma voiture. Ne quitte pas… — On se rappelle plus tard, je ne capte plus…
David caressa ses poches. Ses Dunhill blue ? Sans doute restées dans la boîte à gants. Oui. Il n’avait pas l’air bien frais, les traits tirés, les calots vaseux, le teint brumeux. Et c’est ainsi, assis derrière son volant, qu’il pensa au Cap Coz, à cet hôtel de la Pointe, à cette chambre 10, cette chambre qui lui donnait, enfant, l’impression d’être ailleurs. Une vue sur la mer, une autre sur l’anse de Penfoulic, dunes de vase traversées par la rivière Pen-al-Len, une terrasse avec ses tables blanches, ses balancelles, une vue bouleversante sur la baie de Concarneau : paysage enveloppé dans le brouillard. Il se souvint de ces mots de Nietzsche dans Humain, trop humain : « Nous ne revoyons jamais ces choses que l’âme en deuil. » Quelque chose clochait en lui, mais il ne voulait pas soigner cette chose-là, il voulait persévérer dans son être, voguer sur des vaguelettes. Il se sentait loin des hommes. Se tenir à distance. Dix centimètres, c’est bien, cent mètres, c’est mieux, cent kilomètres, là c’est le pied, se disait-il souvent.
Il revoyait cette ria, ouverture fermée qui le rassurait, pauvre Bourricot, lui qui tout petit avait si peur de l’océan. Et sa mère qui lui avait bien dit : « Mon chéri, tu veux la chambre sur la mer ou la chambre sur la baie ? » David n’avait pas hésité, il avait choisi direct la chambre 10 avec vue sur la ria, celle qu’il avait appelée la cellule des anges. Là, dès le matin, dès six heures, la marée lui revenait au nez et il observait les ostréiculteurs, sentait coques, palourdes, pétoncles… Il chaussait alors ses bottes et son père lui disait : « David, c’est marée basse, nous allons pêcher des couteaux ou peut-être des pousse-pieds, selon la volonté de Dieu… » Armés d’un tournevis et d’une cuiller, ils allaient alors entre les rochers et les flaques pour dénicher par grappes ces derniers.
David se souvenait aussi de la voix métallique de son père, entrepreneur en bâtiment. Ce matin-là, il pleuvinait. Pas beaucoup de couteaux dans le panier. Il devait être treize heures ou treize heures quinze, qu’importe, lorsque le père de David s’effondra dans le goémon. Il pensa qu’il était mort. On le plaça dans un Ehpad. Tout bien pesé, ce n’est pas la mort qui est curieuse, c’est cette longue et fatigante marche vers elle. Elle a ce son, celui du craquement assez vaseux lorsque, enfant, nos pieds nus foulaient le goémon. Cette salade à l’odeur si désagréable qui, inlassablement, lui revenait au nez. Elle est comme cette algue sèche qui expire lorsqu’elle claque sous vos doigts et gicle son jus de mer sous vos espadrilles. La mort n’est pas grand-chose, elle ne demande qu’à être là. Entre David et l’au-delà, il n’y avait qu’une semelle en corde de chanvre tressée.
La chambre 10, longtemps, fut sa carte postale.

Extrait
« Hôtel du Port. De la chambre de tribord. Temps gris et frais. Très frais. Vue sur la mer peu agitée. Petites vagues. Moutons nombreux. L’ennui des dimanches, toutes mes vacances d’enfant au Cap Coz. Pourquoi faut-il que je revienne là où mon entrepreneur de père ma vacciné contre les méfaits de la mer? Là où ne sachant trop quoi faire, je me prenais pour Marco Polo, pour Magellan, Tabarly. »

À propos de l’auteur
PALOU_Anthony_©-Ginies_SIPAAnthony Palou © Photo Ginies SIPA

Anthony Palou est chroniqueur au Figaro. Auteur de Camille (Prix Décembre 2000) et de Fruits et légumes paru en 2010 (Prix Des Deux Magots, Prix Bretagne, Prix La Montagne Terre de France). La Faucille d’or est son troisième roman. (Source: Éditions du Rocher)

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L’été en poche (7)

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Le grand marin

En 2 mots
Lili décide quitter la Provence pour pêcher en Alaska. A bord du Rebel, elle va découvrir des conditions de travail dantesques, un peu d’amour et le goût de l’absolu. Au-delà du récit d’aventure, cette quête ultime est tout simplement un grand roman.

Ma note
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Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Jérôme Garcin (BibliObs)
« Cette héritière sauvage de Conrad et Melville, qui écrit «J’aurais voulu être un bateau que l’on rend à la mer», a composé, sous sa yourte provençale, un étourdissant et rugissant premier livre dont la prose évoque l’inquiétant mugissement d’une corne de brume. »

Vidéo


Catherine Poulain présente son ouvrage «Le grand marin» © Production librairie Mollat.

L’été en poche (5)

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D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds

En 2 mots
Un Islandais retourne à Keflavík, où il retrouve ses souvenirs d’enfance et l’histoire familiale. Une évocation violente et pourtant poétique de la rude vie des pêcheurs, puis des mutations de la société islandaise. Quand le climat forge les âmes, les histoires locales touchent à l’universel.

Ma note
etoileetoileetoileetoile (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Alexandre Fillon (le JDD)
« Ce livre est un grand roman dont la beauté et la force vous emportent. Jón Kalman Stefánsson s’y livre à une réflexion sur la condition humaine portée par un souffle et une grâce qui impressionnent d’un bout à l’autre. L’Islandais parle de l’amour, cette « étrange lumière », et du cœur, « un muscle fragile ». Du temps qui nous traverse comme une flèche, des assauts répétés du quotidien ou du pouvoir de la musique. L’ensemble frappe par sa puissance et laisse le lecteur ébloui, le cœur battant et la tête pleine de souvenirs. »

Vidéo


Jon Kalman Stefansson vous présente son ouvrage « D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, chronique familiale aux éditions Gallimard. © Production Librairie Mollat.

Le grand marin

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Le grand marin
Catherine Poulain
Éditions de L’Olivier
Roman
384 p., 19 €
ISBN: 9782823608632
Paru en février 2016

Où?
Le roman se déroule principalement en Alaska où la narratrice se rend, quittant Manosque-les-Plateaux, Manosque-les-Couteaux, en passant par New York, le Wyoming, le Nevada, Las Vegas, Seattle avant d’atterrir à Anchorage. Les ports de pêche de Kodiak, Seward et Dutch Harbour sont ses escales suivantes, rêvant d’atteindre Point Barrow.

Quand?
L’action se situe il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une femme rêvait de partir.
De prendre le large.
Après un long voyage, elle arrive à Kodiak (Alaska). Tout de suite, elle sait : à bord d’un de ces bateaux qui s’en vont pêcher la morue noire, le crabe et le flétan, il y a une place pour elle. Dormir à même le sol, supporter l’humidité permanente et le sel qui ronge la peau, la fatigue, la peur, les blessures…
C’est la découverte d’une existence âpre et rude, un apprentissage effrayant qui se doit de passer par le sang. Et puis, il y a les hommes. À terre, elle partage leur vie, en camarade.
Traîne dans les bars.
En attendant de rembarquer.
C’est alors qu’elle rencontre le Grand Marin.

Ce que j’en pense
****
Déjà couronné par de nombreuses distinctions, Le prix Mac Orlan, le prix Joseph Kessel, le Prix Henri-Queffélec, deux Prix Gens de mer et le Prix Ouest-France Etonnants voyageurs, ce premier roman est étonnant à plus d’un titre.
D’abord parce que Catherine Poulain est sans aucun doute l’un des plus étonnants voyageurs de notre littérature. Sur les raisons qui la poussent à quitter la Provence, elle restera très discrète, comme si un beau jour cela était devenu une évidence de vouloir partir en Alaska, de vouloir atteindre « The Last Frontier »… Elle laisse tout pour se marier avec l’océan. Un avion pour New York, un car Gryhound pour rejoindre d’Est en Ouest Seattle et la voilà à Anchorage.
Ensuite parce que rien ne semble devoir arrêter ce bout de femme. Dans une contrée des plus hostiles, dans un milieu presque uniquement masculin, sur un bateau offrant des conditions de vie plus que rudimentaires et des conditions de travail dantesques, elle va finir par se faire accepter.
Parce qu’elle ne laisse pas la souffrance prendre le dessus, parce qu’elle ne concède pas le moindre terrain à la faim, à la fatigue, au froid. Parce qu’à aucun moment elle ne remet son choix en question.
Mieux même. Quand ses compagnons d’infortune lui racontent leurs misères, les blessures, les naufrages, elle les envie presque. Comme eux, elle veut aller au-delà des limites. Son but – qu’elle n’atteindra pas – serait d’atteindre cette dernière frontière, à Point Barrow, au bout du bout.
En attendant, elle vit sa première expérience à bord : «Nous appâtons, des heures et des heures jusqu’à la nuit très sombre, traçant notre route d’écume, sillage éphémère qui déchire les flots et disparaît presque aussitôt, laissant le grand océan vierge et bleu, puis noir.» Le poisson se fait rare, la tempête menace.
«On tombe sur le banc de morues noires la troisième nuit. La mer ne s’est pas calmée. Simon et moi continuons de perdre l’équilibre, au gros de l’effort, et d’aller nous écraser contre les angles des casiers sous le regard excédé des hommes. On se relève sans un mot, comme pris en faute. Mais ce soir-là on n’en aura pas le temps. La première palangre arrive à bord et c’est une déferlante de poissons qui jaillit à nous en un flot presque ininterrompu. Les hommes hurlent de joie.
Mais Lili ne peut partager cette allégresse. Une vilaine blessure à la main l’oblige à quitter le bateau. Sans vraiment savoir quand elle pourra reprendre la mer, elle cherche à s’occuper, travaille sur le port, repeint les bateaux, répare les outils. L’oisiveté serait la mère des vices, même si elle n’hésite pas à accompagner les marins qui vont peindre la ville en rouge. A-t-on vraiment besoin de lui expliquer que «Ça veut dire aller se cuiter», tant les distractions sont peu nombreuses. La bière et le whisky sont les meilleurs compagnons des marins, quelques uns ont une femme et une maison, d’autres se contentent d’une visite dans un cabaret, voire d’un peu de drogue.
Lili entend rêve de remonter à bord, d’affronter la mer et les flétans. De regarder la mort en face. Malgré les mises en garde. Malgré les témoignages effrayants : «Embarquer, c’est comme épouser le bateau le temps que tu vas bosser pour lui. T’as plus de vie, t’as plus rien à toi. (…) Je ne sais pas ce qui fait que l’on veuille tant souffrir, pour rien au fond. Manquer de tout, de sommeil, de chaleur, d’amour aussi, il ajoute à mi-voix, jusqu’à n’en plus pouvoir, jusqu’à haïr le métier, et que malgré tout on en redemande, parce que le reste du monde vous semble fade, vous ennuie à en devenir fou. Qu’on finit par ne plus pouvoir se passer de ça, de cette ivresse, de ce danger, de cette folie oui ! »
Avec Joey, Simon, Dave, Jesse, Jude et les autres, elle va se battre de toutes ses forces. «La mer nous malmène. Nos pieds sont gelés. Debout sur le pont arrière, nous travaillons sans un mot, le cou rentré dans les épaules, les bras plaqués contre le corps. Nos gestes sont mécaniques. Les reins vont et viennent au rythme de la gîte. Le son rauque, lent et répété de la vague…»
Quant au fruit de leurs efforts, il sera en partie ruiné par la perte d’une partie du matériel qu’il faudra rembourser à l’armateur et par une amende salée pour n’avoir pas respecté les quotas. Ce n’est pas encore cette fois qu’elle repartira cousue d’or…
La maigre consolation de cette difficile campagne s’appelle Jude. C’est lui «le grand marin» qui donne le titre à ce roman et qui partagera, le temps de brèves étreintes, la couche de Lili. Jude qui va s’en aller pour les mers du Sud, Jude qui va attendre Lili. Mais cette dernière ne lâche pas son idée fixe, pas plus qu’elle ne veut rendre les armes face à l’adversité. Elle a encore des choses à prouver. Elle veut remonter à bord du Rebel pour ne nouvelle campagne de pêche.
Catherine Poulain réussit le tour de force d’entraîner le lecteur dans ce qui peut sembler une folie. Après l’effroi, c’est une sorte de fascination qui le gagne. Une addiction. A tel point que quand le roman se termine, on éprouve une sorte de manque et on attend avec impatience la suite du périple de Lili.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
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Blog Les livres de Joëlle
Le blog du petit carré jaune (Sabine Faulmeyer)

Autres critiques
Babelio
BibliObs (Jérôme Garcin)
France Inter (L’humeur vagabonde – Kathleen Evin)
Tribune de Genève (Pascale Frey – rencontre avec l’auteur)
20 minutes (Annabelle Laurent)
Magazine NLTO
Blog Sagweste in Librio
Bibliosurf (La revue du web littéraire)

Extrait
« – Mais moi, c’est le Rebel que j’attends. C’est avec ceux qui sont à bord que je veux continuer la pêche.
– La saison finie, ils partiront de toute façon.
– C’est vrai. Alors j’irai à Point Barrow.
– Qu’est-ce tu veux foutre à Point Barrow ?
– C’est le bout. Après y a plus rien. Seulement la mer polaire et la banquise. Le soleil de minuit aussi. Je voudrais bien y aller. M’asseoir au bout, tout en haut du monde. J’imagine toujours que je laisserai pendre mes jambes dans le vide… Je mangerai une glace ou du pop-corn. Je fumerai une cigarette. Je regarderai. Je saurai bien que je ne peux pas aller plus loin parce que la Terre est finie.
– Et après ?
– Après je sauterai. Ou peut-être que je redescendrai pêcher. »

A propos de l’auteur
Catherine Poulain commence à voyager très jeune. Elle a été, au gré de ses voyages, employée dans une conserverie de poissons en Islande et sur les chantiers navals aux U.S.A., travailleuse agricole au Canada, barmaid à Hong-Kong, et a pêché pendant dix ans en Alaska. Elle vit aujourd’hui entre les Alpes de Haute-Provence et le Médoc, où elle est respectivement bergère et ouvrière viticole. Le Grand Marin est son premier roman. (Source: Éditions de L’Olivier)

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Focus Littérature

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds

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D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds
Jón Kalman Stefánsson
Gallimard
Roman
Traduit de l’islandais par Éric Boury
448 p., 22,50 €
ISBN: 9782070145959
Paru en août 2015

Où?
Le roman se déroule en Islande, principalement à Keflavík, mais également à Reykjavik et tout au long de villages aux noms imprononçables. Un séjour à Copenhague est aussi évoqué.

Quand?
L’action se situe d’une part de nos jours avec des retours en arrière en 1980 et l’évocation d’épisodes plus anciens.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle est plus belle que tout ce qu’il a pu voir et rêver jusque-là, à cet instant, il ne se souvient de rien qui puisse soutenir la comparaison, sans doute devrait-il couper court à tout ça, faire preuve d’un peu de courage et de virilité, pourtant il ne fait rien, comme s’il se débattait avec un ennemi plus grand que lui, plus fort aussi, c’est insupportable, il serre à nouveau les poings, récitant inconsciemment son poème d’amour. Elle s’en rend compte et lui dit, si je dénoue mes cheveux, alors tu sauras que je suis nue sous ma robe, alors tu sauras que je t’aime.»
Ari regarde le diplôme d’honneur décerné à son grand-père, le célèbre capitaine et armateur Oddur, alors que son avion entame sa descente vers l’aéroport de Keflavík. Son père lui a fait parvenir un colis plein de souvenirs qui le poussent à quitter sa maison d’édition danoise pour rentrer en Islande. Mais s’il ne le sait pas encore, c’est vers sa mémoire qu’Ari se dirige, la mémoire de ses grands-parents et de leur vie de pêcheurs du Norðfjörður, de son enfance à Keflavík, dans cette ville «qui n’existe pas», et vers le souvenir de sa mère décédée.
Jón Kalman Stefánsson entremêle trois époques et trois générations qui condensent un siècle d’histoire islandaise. Lorsque Ari atterrit, il foule la terre de ses ancêtres mais aussi de ses propres enfants, une terre que Stefánsson peuple de personnages merveilleux, de figures marquées par le sel marin autant que par la lyre. Ari l’ancien poète bien sûr, mais aussi sa grand-mère Margrét, que certains déclareront démente au moment où d’autres céderont devant ses cheveux dénoués. Et c’est précisément à ce croisement de la folie et de l’érotisme que la plume de Jón Kalman Stefánsson nous saisit, avec simplicité, de toute sa beauté.

Ce que j’en pense
***
Y a-t-il une manière islandaise de raconter les histoires ? Sans certitude sur ce point, je crois pouvoir affirmer qu’il y a une manière Stefánssonienne. On pourra la résumer à une sorte d’introspection poétique. L’auteur ne se contente pas de raconter, de retracer des faits, mais questionne régulièrement ce qu’il affirme, ajoutant à ses réflexions une note philosophique. Il pourra aussi dérouter le lecteur avec quelques belles évidences, à commencer par le titre de ce beau et rude roman.
Son personnage principal s’appelle Ari. On va le retrouver à plusieurs époques. Au moment où commence le livre, il roule vers Keflavík. Un retour aux sources pour cet homme qui a grandi dans cette ville improbable qu’il a choisi de quitter pour être éditeur au Danemark.
Car la vie dans ce coin hostile d’Islande ne s’est développée qu’à partir de 1898, quand un scientifique a eu l’idée de publier un rapport indiquant que les fjords et la baie étaient propices à la pêche «et par conséquent toute l’histoire d’Ari fait suite à la parution de ces quelques lignes écrites par le naturaliste Bjarni et publiées dans la revue Andvari. La vie naît par les mots et la mort habite le silence. C’est pourquoi il nous faut continuer d’écrire, de conter, de marmonner des vers de poésie et des jurons, ainsi nous maintiendrons la faucheuse à distance, quelques instants.»
Ari va par conséquent s’attacher à cette mission, écrire et conter et transmettre, mais à partir du Danemark où il devient éditeur.
Quand il retrouve son ami, c’est non seulement un rendez-vous avec son enfance et son adolescence, quand il voulait être pêcheur, qui lui revient en mémoire. Toute l’histoire familiale ressurgit. On va le suivre au moment où, adolescent, il choisit d’être pêcheur. Un destin qui semble tout tracé, car le poisson est quasiment la seule activité économique.
Puis, on le retrouve sur les pas de sa famille, depuis le grand-père Oddur qui incarne au mieux la définition de ces conditions de vie dantesques : «Keflavík a trois points cardinaux : le vent, la mer et l’éternité.»
Trois points cardinaux que l’auteur creuse davantage encore avec l’évocation de ses parents et notamment de sa mère décédée. Une mort qui va entraîner les soubresauts de sa propre existence.
Au fil des récits, on est littéralement pris dans cette narration comme dans un filet de pêche. On sent la vie, on envisage même le grand large, mais on finit toujours par rester emprisonné. À l’image de ces sentiments qui n’arrivent pas à être exprimés «Oddur serre les poings, c’est sa manière à lui de déclarer sa flamme, elle le sait, c’est ainsi que se tisse le chant d’amour qu’il lui destine.»
La manière Stefánssonienne de raconter des histoires est aussi là. Dans ce souci de ne jamais oublier la poésie, notamment et surtout face à l’hostilité du climat, à la rudesse des marins-pêcheurs, aux drames qui rongent les existences. C’est violent et c’est beau. C’est islandais et c’est universel.

Autres critiques
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Extrait
« Le vent insistant semblait provenir de deux directions en même temps, les bourrasques salées, chargées de poussière et d’embruns, nous frappaient tour à tour, le ciel était si loin que nos prières ne l’atteignaient jamais et s’arrêtaient à mi-chemin avant de retomber comme des oiseaux défunts ou changées en grêle, et l’eau potable avait un goût de sel, comme si nous buvions la mer. Ce lieu est inhabitable, tout s’y oppose, la raison, le vent et la lave. Pourtant, nous y avons vécu toutes ces années durant, tous ces siècles, aussi entêtés que cette pierre ponce, muets au sein de l’histoire comme la mousse qui la colonise et la réduit en poussière, nous mériterions qu’on nous naturalise, qu’on nous décerne une médaille et qu’on écrive un livre qui parlerait de nous. »

A propos de l’auteur
Né à Reykjavik en 1963, Jón Kalman Stefánsson achève ses études au collège en 1982 puis travaille dans les secteurs de la pêche et de la maçonnerie jusqu’en 1986. Il entame jusqu’en 1991, sans les terminer, des études de littérature à l’université. Il donne des cours dans différentes écoles et rédige des articles pour un journal, à Copenhague. Il rentre en Islande et , jusqu’en 2000, il s’occupe de la Bibliothèque municipale de Mosfellsbaer. Depuis, il se consacre à l’écriture de contes et de romans. (Source : Babelio)

Site Wikipédia de l’auteur

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