Le gardien de l’inoubliable

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En deux mots
Tristan est un garçon a l’imagination fertile. Après le départ de ses amis au Japon et en Australie, il ramasse un galet, «le gardien de l’inoubliable» pour qu’ils continuent de l’accompagner. Après son bac, il quitte la Bretagne pour Paris et une galerie d’art où il se passionne pour un artiste disparu et va découvrir les secrets de son œuvre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Si j’avais été un véritable artiste»

Dans son nouveau roman Marie-Laure de Cazotte imagine un jeune homme quittant la Bretagne de son enfance pour Paris où il se passionne pour l’œuvre d’un sculpteur. Jusqu’au jour où il relève quelques incohérences dans les documents. Un roman sur l’imagination, l’art et le mensonge.

Tristan Karadec est un garçon sage qui aime la mer et les bateaux et les vacances. La première rencontre qui va durablement le marquer est celle de Marc Kurosawa, un Japonais qui débarque dans classe et s’installe à côté de lui. Après avoir pris la défense de ce jaune, il devient vite son meilleur ami. Et puis un jour, il lui offre un livre de contes japonais dans lequel, il a écrit au revoir. Tristan va alors compenser l’absence avec un ami imaginaire sortant du livre: «J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant «monsieur Kurosawa». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.»
Jacob sera sa seconde bouée de sauvetage. Avec lui, il apprendra la voile et, quand il retournera en Australie, lui laissera Bel Ami, son bateau en gage de reconnaissance.
Après le passage de la tempête Lothar, le voilier ne sera que partiellement touché, mais il abrite un petit chien qui va devenir très vite un compagnon inséparable que le cancer finira par emporter. Mais grâce à son galet magique, «le gardien de l’inoubliable», il continue à converser avec ses amis.
C’est alors qu’au hasard d’une lecture Tristan découvre l’œuvre du sculpteur Charles-Félix Lorme et décide de suivre des études à la Sorbonne tout en participant aux recherches afin d’établir le catalogue raisonné de l’artiste. À la galerie d’art François Courtin, il va se plonger avec passion dans cette œuvre à travers les archives – papiers, lettres et dessins préparatoires – et finir par noter quelques incohérences.
À partir de là Marie-Laure de Cazotte va nous entraîner dans un tourbillon où le mensonge, le secret et l’art vont s’associer dans un épilogue étourdissant.

Le Gardien de l’inoubliable
Marie-Laure de Cazotte
Éditions Albin Michel
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782226477033
Paru le 3/05/2023

Où?
Le roman est situé en Bretagne, dans la région de Brest puis à Paris. On y évoque aussi le bourg de Maraines et Toulouse.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Doté d’une imagination débordante, menteur invétéré, enfant révolté et fugueur, Tristan vit avec monsieur Kurosawa, son ami intérieur, et porte à son cou « le gardien de l’inoubliable », un galet prodigieux découvert sur une plage. Devenu étudiant, chargé de faire des recherches dans les archives d’un artiste disparu depuis un siècle, il se lance imprudemment sur les traces d’un étrange faussaire.
Après, notamment, Un temps égaré, prix du premier roman de Chambéry, et A l’ombre des vainqueurs, quatre fois primé, ce nouveau roman de Marie-Laure de Cazotte nous embarque dans une enquête palpitante empreinte de poésie et interroge les liens entre vérité et imaginaire.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Un dimanche de la mi-août, un homme grimpa les marches de l’autel de l’église Saint-Gildas. Il se signa, se retourna vers l’assemblée, et lança vers les voûtes :
– Were you there when they crucified my Lord ?
Les notes basses, vibrantes, tragiques emplirent la nef, et lorsqu’il répéta :
– Were you there when they crucified my Lord ?
d’une voix plus haute, plus impérative, plus douloureuse encore, mes jambes devinrent flasques et des larmes me montèrent aux yeux.
Une inconnue à mes côtés me chuchota :
– Étais-tu là quand ils ont crucifié notre Seigneur ?
J’ignorais qu’elle ne faisait que traduire les paroles. J’avais neuf ans, je connaissais le catéchisme et tout le saint-frusquin des étapes vers la crucifixion, mais pas l’anglais.
Sa question me tarabusta. Avais-je été là quand le Seigneur avait été cloué par les mains et les pieds à deux morceaux de bois ?
Stupéfié par ce chant et cette langue, troublé par l’intérêt que cette dame me portait, je regardai le Christ endormi sur sa croix et fis un immense effort pour tenter de me rappeler la nuit du Golgotha, l’odeur acide émanant des aisselles du pauvre Judas s’apprêtant à trahir, l’insomnie de Jésus, sa solitude, les ronflements des apôtres, l’aube et tout ce qui s’ensuivit, mais j’avais beau creuser mes souvenirs, non, je ne m’étais pas tenu sur le chemin de croix, non, je n’avais pas assisté à ce moment terrible où le Christ presque nu, sanguinolent, subit sa Passion, la sueur dévalant sur son visage, avec, autour de lui, sa mère se tordant les mains et les femmes geignant, s’évanouissant.
Je répondis à ma voisine :
– Non, madame, je n’étais pas là quand ils ont crucifié Jésus.
Mon père, pensant que je venais de proférer une insolence, m’envoya du revers de sa main un soufflet sur la joue et ma mère me fit les gros yeux.
En ravalant ma honte, j’en conclus immédiatement que je venais de mentir en pensée et en paroles, alors, pour faire acte de contrition, je dis à l’inconnue :
– Excusez-moi, je me suis trompé, j’étais là.
Les yeux indignés de cette femme sur papa, la façon si douce dont elle posa une main apaisante sur mon épaule m’ébranlèrent plus fort encore que la gifle.
Elle donnait tort à mon père.
Tort !
Je savais que le Christ aimait les petits enfants, qu’Il me connaissait, puisque madame-caté nous l’assénait. Il était au-dessus de nos têtes, voyait chacun de nos faits et gestes, lisait dans nos pensées, et, si ce n’était Lui, c’était son Père. Nous étions, enseignait-elle, un troupeau de brebis, plus ou moins égarées selon un principe dont les règles m’échappaient. Dans le même temps, on nous faisait apprendre par cœur la fable du « Loup et de l’Agneau » de La Fontaine :
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point.
– C’est donc quelqu’un des tiens
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens…
En regardant la télévision, ma mère s’énervait :
– On nous prend vraiment pour des moutons !
Tous ces ovins semaient un grand désordre dans mon cerveau.
Ce ne fut pas une décision que je pris, dans cette église, de reléguer mes parents dans une grotte de mon esprit. Cela m’advint. De ce moment, monsieur Kurosawa, mon ami intérieur, a pris le pouvoir. Il devint mon héros, mon Jésus en kimono, mon protecteur contre l’ennui et la tristesse, le biais par lequel toute conscience que j’avais du monde, toute confiance que je pouvais bâtir envers autrui, tout jugement, passèrent désormais.
Il savait mieux que moi ce que je faisais sur terre.
Monsieur Kurosawa n’aurait pas franchi le pont de l’Ailleurs si un garçon japonais n’était apparu un matin de septembre dans la petite école de mon village de Bretagne, dont la géographie n’a d’importance que pour la façon dont il s’attache à l’océan. Tout y est de mer, de conséquences de mer, de travaux ou loisirs maritimes ou s’y ramenant. Le cœur en est l’église romane juchée sur une hauteur et surveillant de son portail les villageois dont les noms s’égrènent dans le cimetière. Notre nom Karadec n’y est pas plus haut qu’un autre. De ce cœur, tout dévale vers le port ventru, modeste, aux quais bellement dallés bordés d’anciennes capitaineries, de deux jolies auberges-restaurants, d’une boulangerie rutilante, de tout un exotisme d’antan, en bref, qui attire les touristes en été.
Nous vivions, mon père médecin, ma mère infirmière et mon frère Gaétan, né douze ans avant moi et qui allait devenir vétérinaire, à l’extérieur du village, dans un lotissement bourgeois bâti l’année de ma naissance, en 1985, en bord de mer, près d’un bois de pin. Les demeures y étaient vastes, les jardins larges, des colonnes doriques en soulignaient les perrons et leurs noms, villa Jason, villa Circé, villa Pénélope, s’accompagnaient à côté de la boîte à lettres de moulages de bas-reliefs. La nôtre, la plus proche de l’océan, se nommait villa Ulysse et s’ornait d’une sirène à queue de poisson. (J’ignorais à l’époque que les sirènes de l’Odyssée étaient des oiseaux à tête de femme et l’aurais-je su que cela n’aurait rien changé au cours de cette histoire.)
N’importe quel enfant obéissant aurait été heureux dans la villa Ulysse à la baie coulissante donnant sur une pelouse, des hortensias, une table en bois et une cabane.
Je n’étais pas obéissant et je n’étais pas heureux.
Mes parents proclamaient partout que j’étais un paresseux et un menteur. Pourtant, je faisais beaucoup d’efforts pour échapper à la maussaderie des heures en plongeant dans l’infini des événements extraordinaires qui auraient pu se produire, et je ne croyais pas mentir lorsque je racontais qu’à la boulangerie j’avais assisté à un hold-up, que j’avais vu un sous-marin sortir des eaux, un léopard sur un toit, un diable cornu dans un bosquet, puisque c’était arrivé à la télévision, à la radio, dans l’un de mes livres de gosse, sur un chapiteau de l’église ou dans ma tête.
Pour moi, les aventures appartenaient à tout le monde.
Ma chambre s’ouvrait sur la lande de pins ; du salon, nous apercevions par bouchées la plage qu’enserraient des bras de rochers. Une mince route goudronnée et peu fréquentée nous en séparait. Au-delà de cette langue de sable qu’envahissaient du printemps à l’automne des bateaux à voile, le pays était de falaises et de criques désertes.
À la frontière de cette sauvagerie, de ce désordre de vents, d’herbes rases, de joncs et de genêts, dans une bâtisse dite le Manoir (pour sa tourelle et ce que nous lui supposions de fantômes), s’étaient installés, en juillet 1993, les Kurosawa, un couple de Japonais et leur fils. Nous les pensions venus pour la saison, comme les Américains de l’année précédente, et l’été était un tel branle-bas de combat, surtout au centre médical de mes parents, que personne n’y prêta attention.
À la rentrée scolaire qui fut celle de mes huit ans, je trouvai, assis dans la classe à côté de moi, « le Jaune » – tel fut le sobriquet dont les élèves l’affublèrent immédiatement – en chaussures de cuir souple, chemise blanche immaculée, les cheveux plaqués en arrière que divisait comme un trait de craie une raie.
Nous étions une trentaine sous la houlette de la maîtresse, mademoiselle Micheline, une vacharde, et quand j’écris vacharde je me tiens à l’échelon bas de sa pestilence. En observant ses lèvres s’agiter pour faire l’appel, j’ai tout de suite vu qu’elles étaient de la race bec de corbeau, et pas du tout faites pour embrasser.
– Karadec Tristan.
– Présent, mademoiselle.
– Kurosawa Marc.
Elle prononça Ku-ro-sa-wa avec un je-ne-sais quoi de dénigrant dans la voix qui fit ricaner toute la classe, sauf moi, trop mortifié que j’étais d’être le voisin de cette plante exotique dont le nom, par-dessus le marché, jouxtait le mien dans la liste alphabétique. Plaindre autrui n’était pas dans mon caractère, mais le ton moqueur de cette sorcière me révulsa et je reconnus dans le geste que fit le garçon de rabattre ses cheveux en frange sur son front, comme s’il cherchait à disparaître, un mouvement qui m’était familier. À la récréation, menacé par une meute qui s’apprêtait à lui faire payer la blancheur de sa chemise, sa petite taille et ses yeux fendus, il s’est caché derrière mon dos, me désignant ainsi comme son protecteur. Dans la cour cimentée, s’étalait une immense souche d’arbre. Celui qui s’y perchait le premier était le roi du moment. Je l’ai entraîné, nous nous sommes ensemble juchés et ma main sur son épaule signala à tous notre alliance. Je n’étais pas un caïd mais le fils du docteur Karadec qui-voit-ta-mère-toute-nue, ce qui me donnait un sérieux avantage sur la bande qui nous cernait.
La vacharde saisissait toute occasion de se moquer des accents métalliques de mon camarade. La dégueulasserie de ça. Chaque fois qu’elle le faisait, je criais : « Ça ne se fait pas ! », ce qui me valait d’être fichu à la porte, mais je n’en démordais pas. Je crevais ses pneus, jetais des boules puantes sous sa chaise. En pensée.
Des légions de rumeurs circulaient sur les Kurosawa : ils étaient des millionnaires qui allaient transformer notre côte en golf avec atterrissage d’hélicoptères ; faire une culture d’algues de leur pays sur nos plages ; l’avant-garde d’une horde qui nous esclavagiserait comme les fourmis esclavagisent les pucerons ; des bouddhistes qui mettraient à mal nos traditions chrétiennes.
Comme j’étais le seul enfant à être invité au Manoir, on m’interrogeait :
– Qu’est-ce qu’ils font, les bridés ?
Je répondais au hasard : ils mangent, ils dessinent, ils font des poteries, ils lisent des livres.
– Tu as bien dû voir autre chose ?
– Ils ont un chat et une Vierge Marie.
– En quelle langue parlent-ils ?
Cette question m’embarrassait. Les Kurosawa s’adressaient à la dame qui les servait et à leur fils, devant moi, en français, mais ce français n’était pas fluide, pas de notre pays, il était plein des silences qu’y creusait l’absence d’articles définis ou indéfinis, et modeste en intentions.
Dans ma famille, toute phrase naissait dans un constat et aboutissait à un ordre – « Les pluies seront là demain, tu prendras tes bottines à la cave ». Les parents de Marc annonçaient les choses de même, mais en plus court – « Pluies demain » – et, apparemment, chacun était libre d’en tirer les conclusions sur ce qui lui était nécessaire de faire. L’atmosphère chez eux n’était ni morne ni gaie, aucun éclat de voix ou rire strident en dehors des nôtres ne la troublait. Le temps n’y était pas de la même eau que chez nous où tout s’agitait, se heurtait, se confrontait dans de grands mouvements d’écume, mais il faut dire que le Manoir était beaucoup plus vaste que la villa Ulysse. Lorsque Marc et moi jouions dans sa chambre si grande et si meublée qu’on aurait dit une maison, nous n’entendions que nous et nos jeux.
Cette demeure était tarabiscotée, truffée de recoins, d’escaliers, emplie de tableaux. L’un, immense, représentait un homme en perruque et habit extravagant que nous appelions Duc. Nous lui prêtions un palais, d’innombrables possessions et épopées. La rampe de l’escalier central se terminait par un hibou que nous ne manquions jamais de saluer au passage. À certaines fenêtres, il y avait des vitraux qui opacifiaient la vue et jetaient des ombres de couleur sur les parquets et sur lesquelles nous évitions de marcher.
Mon ami possédait deux voitures téléguidées que nous faisions tourner comme des mabouls dans la pièce, et des bandes dessinées japonaises – je ne connaissais pas le mot manga. Il voulait devenir astronaute et moi, comme tous les garçons du village, sauveteur en mer. Nous prenions nos repas dans une grande cuisine avec madame Louise, une femme du pays qui me semblait plus vieille que ma mère. Elle cuisinait des frites sur lesquelles elle envoyait une brume de vinaigre avec un vaporisateur.
Marc avait une bicyclette sur le porte-bagage de laquelle je grimpais après avoir retroussé mon pantalon et, accroché à sa taille, je partais en voyage dans les sentiers du parc. Nous nous cassions la figure sur des pentes boueuses, nous affalions dans des bosquets de ronces, je le poussais dans les côtes. Dans les allées de gravier, il m’apprenait à me servir de son engin en le tenant par la selle. Le guidon tremblait sous mes mains et il me donnait des petits coups de poing dans le bas du dos pour m’encourager. À mon tour, je l’ai promené dans le parc. J’ai le souvenir vif de mes mollets cuisant sous l’effort, de ma terreur de louper un virage. « N’abîmez pas les hortensias ! » nous criait madame Louise.
Un après-midi, nous avons découvert sur le tronc d’un grand chêne des vieilles planchettes clouées en escalier. Cachés dans un bosquet, nous avons guetté l’être qui logeait dans les frondaisons en inventant mille terreurs à son sujet, puis, armés de fléchettes, nous avons grimpé. Au carrefour des premières branches, dans la houle du feuillage, il y avait, pendue à un rameau, une affreuse poupée en plastique, et un bateau – pas moyen de baptiser autrement cette palette de chantier d’où nous pouvions voir la mer. La poupée fut immédiatement baptisée « mademoiselle Micheline » et notre navire « Par Dieu et pour le Roi ». Je ne sais plus pourquoi.
Capitaine ! Mon capitaine ! Terre en vue ! Des archipels, des orages et des tempêtes se succédaient à un rythme infernal. Nous combattions contre l’armée des Sordides, les soldats baveux-écumants de mademoiselle Micheline que nous détenions prisonnière, mais dont les pouvoirs maléfiques nous menaçaient.
Parfois, pour un mot, l’histoire dérapait.
Capitaine ! Capitaine ! Pirates à bâbord ! criai-je un jour. Marc confondant « pirates » et « piranhas », plutôt que de sortir son tromblon ou de pointer nos canons vers nos ennemis, donna mademoiselle Micheline à bouffer aux poissons cannibales en riant sauvagement. Après, dans des huttes, des Peaux-Rouges enragés la rôtirent, l’empereur d’une île émeraude la condamna à manger des morceaux de verre, nous la vendîmes à un marchand négrier réputé pour sa grande cruauté.
À ce festin-là nous étions des ogres.
L’après-midi achevée, nous prenions un goûter, faisions nos devoirs (ce qui se résumait pour moi à recopier les cahiers de Marc), nous nous lavions dans une baignoire branlante dont le robinet crachotait une eau orangée et dangereusement bouillante – et je me rappelle que madame Louise nous interdisait de faire couler l’eau au-dessus de nos chevilles et qu’elle nous tançait : « Ça suffit ! Ça suffit ! Lavez-vous le kiki et les fesses et sortez ! » Ensuite, nous descendions dans l’antre de sa mère, une grande pièce qui me faisait penser à une grange à cause de ses poutres tordues et de son sol en terre battue, et aussi à une serre pour la hauteur de ses fenêtres. Il y régnait une discipline qui m’était étrangère, mystérieuse. Chez nous, dans le garage, seule pièce de la villa Ulysse que je lui comparais pour l’unique raison que la porte en était vitrée, tout était rangé sur des étagères. Les insecticides et matières dangereuses étaient dans un coin, un grand carton indiquait TOXIQUES, puis venaient les pots de peinture, les outils, les produits d’entretien. Au milieu, trônait la voiture de mon père et l’endroit sentait l’essence.
Dans cet atelier du Manoir, des écheveaux de crin suspendus aux poutres frôlaient des caissons de foin, d’étonnants pinceaux dont certains ressemblaient à des queues de lapin surplombaient des fioles et des boîtes sous lesquelles s’alignaient des gros sacs en plastique transparent contenant des terres de différentes teintes, compactes et humides. Dans une alvéole, une très belle Vierge en bois était juchée sur une sorte d’autel en briques entouré de bougies allumées.
Madame Kurosawa, petite, grassouillette, boudinée dans un large et long tablier noir qui lui prenait tout le devant du corps et se fermait sur son postérieur, nous jetait à peine un regard. Marc et moi nous posions côte à côte sur un petit banc bas à distance d’elle. Les mouvements nerveux des pieds de mon ami me faisaient comprendre que cette visite l’horripilait.
Pas moi.
La vision de cette femme façonnant des formes sur une table, les plaçant à l’intérieur d’un four cylindrique, les en extirpant avec des moufles, déclenchait en moi un rythme neuf. Cette manière qu’elle avait d’examiner son travail, les yeux à demi clos, de s’en écarter puis de saisir dans un panier un galet avec lequel elle frottait la surface de l’objet me captivait. Sur un signe d’elle, Marc et moi nous approchions, il hochait la tête poliment tandis que j’étais empoigné par le chaos des couleurs.
Juste avant de quitter la pièce, mon camarade se débrouillait pour voler une pierre dans le panier. C’était son butin ou sa vengeance.
Après le dîner, nous allions dans le grand salon du Manoir où nous retrouvions le père de Marc, une cigarette aux lèvres, perché sur un haut tabouret, dessinant sur de grandes feuilles, et sa mère en tunique longue et mules mauves. Elle se versait du whisky dans un grand verre carré en caressant un chat. Ses petits rires d’ivrogne étaient pénibles.
Avant de remonter dans la chambre, nous courions vers la falaise et Marc lançait furieusement le galet subtilisé vers l’océan en vociférant en japonais.
Les Kurosawa allaient à l’église le dimanche. Marc s’asseyait à côté de moi. Je posais mon missel sur une chaise pour lui réserver la place. Mon père le retirait et je le remettais. Cette lutte silencieuse. Mes parents et ceux de Marc se parlaient quelques minutes sur le parvis. Papa me disait devant eux : « Tu devrais inviter ton camarade à la maison un de ces quatre matins », ce à quoi ma mère ripostait, dès qu’ils avaient le dos tourné : « Il ne manquerait plus que ça. » Elle affirmait que ces Japonais ne pouvaient pas être des chrétiens et que Jésus-Christ et le prénom Marc n’existaient pas chez eux.
– N’existent pas ! Mets-toi bien ça dans le crâne, Tristan !

Un jour de juin, la sonnette de la récréation retentit, mon ami me retint et sortit de son pupitre un paquet prodigieusement emballé dans un tissu à motif de vagues et de vents. À l’intérieur, le livre était, après le tissu, la deuxième merveille du monde avec cet extraordinaire dragon en couverture et ce titre Contes japonais. Je ne m’attendais pas à un tel cadeau et, comme je n’avais rien pour lui, je me sentis misérable et honteux. Dans ma poche, j’avais un vieux porte-crayon plat en métal terni volé dans un tiroir de mon père et dont je ne me séparais jamais. J’en aimais la forme aplatie, le contact froid et la laque rouge du crayon. C’était mon porte-bonheur sans lequel, j’en étais certain, tout irait de mal en pis.
Je l’ai donné à Marc et tout alla de mal en pis.
Mon camarade ne cessa de tourner et retourner cet objet dans ses mains, puis il prit des ciseaux à bout rond et lentement, patiemment, tailla le crayon, recueillant précautionneusement sur une feuille les éclats de bois. Sa tâche achevée, il prit l’ouvrage qu’il venait de m’offrir et écrivit au revers de la couverture « Au revoir, mon ami Tristan ».
Il ne revint pas à l’école le lendemain. Ni jamais. La vacharde me fit écrire au tableau « Marc est parti » et, devant toute la classe, m’attrapa par le postérieur en ricanant : « K plus k, ça fait caca, tu seras plus propre sans ton jaune. »
Lorsque je rapportai cela à mon père, il prit un carton, écrivit dessus « Je suis un menteur », l’épingla au dos de ma chemise et m’accompagna à l’école pour être sûr que je ne le retire pas.
– Karadec est un menteur ! Karadec est un menteur !
– Répète et tu compteras les morceaux de ton nez.

Le soir, je tournais les pages du livre et caressais les merveilleuses images. L’une en particulier me fascinait. Un Japonais dans un habit somptueux, étrangement coiffé d’une sorte de bigouden noir, assis en tailleur sur une terrasse en bois, s’inclinait vers une minuscule table sur laquelle étaient posés des instruments d’écriture ou de peinture. Il ressemblait de très loin à Marc et la terrasse à notre bateau dans le chêne.
J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant « monsieur Kurosawa ». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.
Les vacances d’été venues, j’ai rôdé dans le parc du Manoir aux volets fermés avec mon nouvel ami dont les habits ne cessaient de changer de style et de couleur. Dans le chêne, nous nous sommes juchés à la proue de Par Dieu et par le Roi. De la poupée Micheline-la-Vacharde ne restait qu’un bras potelé en plastique rose que j’ai jeté au loin. Je ne voyais plus que la mer, la mer à perte de vue, et sur laquelle le capitaine Kurosawa dirigeait une jonque fabuleuse dans laquelle j’embarquais pour un périple entre des îles désertes et des atolls luxuriants.
Je n’étais jamais monté sur un vrai bateau.
Sur la plage en face de la villa Ulysse s’alignaient des voiliers. L’un me plaisait particulièrement pour sa voile rouge, son nom Bel-Ami peint sur sa coque et l’allure de son propriétaire, un homme pas du pays, vieux comme l’hiver, long et maigre, à la chevelure blanche et épaisse. J’admirais ses gestes précis, la façon dont il embarquait, un pied à bord, un pied dans l’eau, et le spectacle de cette voile rouge triomphant de l’océan m’électrisait.
Dès que le marin descendait ou remontait son bateau, je courais l’aider. Quand il gréait son embarcation, je furetais autour de lui comme un chien.
Un jour, il me dit :
– Tu veux faire un tour, mon pote ?
Cette question !
Il m’expliqua le safran, la dérive, les écoutes du foc. Au large, il m’ordonna :
– Prends la barre.
« La mer n’est pas un cheval que l’on dompte, détends-toi », fut son premier conseil. Le kornog dont je ne connaissais que le nom de vent soulevait les vagues, gonflait la grand-voile. Capitaine ! Capitaine ! Terre en vue ! Il n’était plus question de cela. J’étais minuscule, un fétu dans la force de l’océan dont le ventre retenait tous les perdus et disparus en mer des tombes de mon village. J’étais concentré, attentif aux directives, plus concentré et attentif que je ne l’avais jamais été en classe, or je claquais des dents, chaque mouvement de houle me retournait le cœur. Par trois fois, le vieux m’a dit : « Tu es gelé et tu as l’air malade, nous allons rentrer. » Par trois fois, je lui ai menti : « Je vais très bien, j’ai toujours l’air comme ça. » Il m’a forcé à enfiler un pull épais, autrefois bleu, effiloché aux poignets. La façon dont il a enroulé les manches, le poids du chandail sur mes épaules sont intacts dans ma mémoire.
Il s’appelait Jacob.
À heure fixe, j’allais sur la plage, suppliant tous les saints du paradis qu’il m’embarque, et ma prière était exaucée. Un jour de pluie, il me prêta la combinaison de mon-petit-fils-qui-est-en-Australie, un autre, il m’offrit des crêpes sur le port.
Il louait une petite maison au centre du village et y passait plusieurs mois par an. Je pris l’habitude de sonner si je voyais de la lumière. S’il était avec des amis, je lui demandais :
– Je te dérange ?
– Toi, tu ne me déranges jamais.
Il me présentait à ses invités, leur parlait de moi et de mes talents de marin avec de tels accents d’admiration et d’amitié que tous m’accueillaient, et quand je les croisais sur le port, ils me saluaient d’un :
– Salut, mon pote !
Sur un meuble de son salon étaient exposées les photos de sa famille.
– Eux, ce sont mes parents le jour de leur mariage, elle, c’est mon épouse Élise avec notre deuxième fille dans les bras, lui, c’est John, mon petit-fils, celui qui vit en Australie, cette grande bringue blonde, c’est ma première fille qui habite en Allemagne. Non, Élise ne vit pas avec moi.
Une bibliothèque était là, imprécise, mouvante, en désordre, pleine d’objets. Une sorte de gnome en céramique de forme pyramidale, un peu vert, un peu brun, boueux, avec deux trous pour les yeux et un vague relief pour la bouche, était surmonté d’un petit drapeau sur lequel était écrit : « Vive Jacob, mon papa ! »
Si j’avais donné une chose pareille à mon père, il l’aurait flanquée à la poubelle.
Douze cadres s’alignaient sur une paroi. Pas des peintures, ni des gravures, mais des broderies éclatantes de couleurs. Je les trouvais jolies mais enfantines, un peu ridicules même avec leurs maisons, leurs champs, leurs petits personnages naïfs.
L’histoire, qui était celle de la mère de Jacob et brodée par elle-même, se lisait de gauche à droite et de haut en bas. Dans le premier tableau, on voyait une maison au toit en chaume. Une vigne courait sur la façade, des petits points mauves indiquaient que les grappes étaient mûres. Il y avait, devant, un couple et quatre enfants. Les deux filles aux cheveux en laine jaune étaient aux côtés de leur mère, les deux garçons à la droite de leur père portaient des chapeaux noirs à large bord découpés dans du feutre. Un chien était couché devant eux, la langue pendante.
– Ils l’ont tué à cause de ses aboiements, commenta Jacob. Dans l’épisode suivant, l’une des sœurs est arrêtée par des soldats, l’autre, ma mère, se dissimule dans le creux d’un arbre. Un militaire la cherche mais il n’ose pas s’approcher de sa cachette à cause de l’essaim d’abeilles. Tu le vois cet essaim ?
Je voyais une grosse masse de nœuds en laine brune.
Dès la troisième broderie, il ne restait qu’un seul personnage, celui de la petite fille aux cheveux en laine blonde, avec des yeux comme des billes et un trait à la place des lèvres. Sur la dernière, elle était sur le ponton d’un paquebot au-dessus duquel volait un cheval ailé et de grosses larmes en fil noir coulaient sur ses joues.
Jacob et moi bavardions comme des pies et j’avais l’illusion que ma vie avait été aussi longue que la sienne tant il accordait de poids et de respect à ce que je lui racontais de mon ami Marc et de monsieur Kurosawa. Lui aussi avait un ami intérieur, un ange décati aux ailes mitées auquel il obéissait parce que, disait-il, « il sait mieux que moi ce que je fais sur terre ».
Nous étions frères de solitude et de songes.
J’ignorais que c’était si rare.

Un matin que, dans sa maison, je lui reprochais de ne pas vouloir aller en mer sous prétexte d’une petite pluie, il me répondit avec douceur :
– Hier, il y a quarante ans exactement, ma mère est morte. Si tu veux bien rester, j’en serais heureux.
– De toute façon, il n’y a pas de vent, bougonnai-je en me calant dans un fauteuil.
Il parla aux broderies dans une langue bizarre qui me fit sombrer dans le sommeil.
– Tu dors, Tristan ?
– J’ai fait un drôle de rêve, Jacob. Mon ami intérieur et ton ange dansaient autour de la petite fille aux cheveux en laine jaune.
Ma déclaration le troubla tant qu’il éternua cinq fois de suite.
– Tu as reçu un message de la grande mémoire, me dit-il en se mouchant et en me désignant le cheval sur la dernière broderie. Ma mère prétendait que la grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
La grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
Le mystère de ces mots me parut si immense que je les écrivis sous une étagère de mon placard, et plus tard, dans mon Cahier de pensées.

Mes parents ne rencontrèrent jamais Jacob. Pendant les mois d’école, ils ne se préoccupaient pas de mes pérégrinations ou considéraient, souvent à raison, que tout ce que je leur en disais n’étaient que carabistouilles. Pendant les vacances scolaires, ils filaient au centre médical en me confiant à mon frère Gaétan qui, à peine avaient-ils le dos tourné, me fabriquait un sandwich et partait étudier chez un ami.
Pendant les repas, mon père dévidait avec des accents énervés ses consultations médicales comme on assène des mises en garde ou des leçons de morale. À l’entendre, ses patients étaient tous frappés par des maladies méritées. Ma mère renchérissait sur son ton d’infirmière ulcérée par la bêtise des gens, mon frère révisait à table, et moi, s’il me venait la folie de parler, je prenais en plein front, par le biais d’un geste ou d’une remarque aigre, la mesure de ma médiocrité, de mon existence nuisible, et puisqu’à leurs yeux elle l’était, je ne trouvais d’autre solution que de les provoquer.
– Qu’as-tu fait cet après-midi, Tristan ?
– J’ai nettoyé la cage d’un tigre.
– Sors de table.
Dans ma chambre, je retrouvais monsieur Kurosawa et ensemble nous rêvions à la voile rouge. La nuit, quand ça n’allait pas en moi, nous sortions par la fenêtre pour aller revoir le bateau de Jacob.
Enfant, régulièrement, ça n’allait pas en moi. Un cauchemar me réveillait et la crise surgissait. Je ne l’appelais pas crise, bien qu’ayant conscience d’avoir été propulsé dans un chaudron de panique. L’angoisse me tétanisait, me tambourinait le cœur, me martelait le ventre. Alors, je haïssais la villa Ulysse jusqu’à la moindre de ses odeurs et il me fallait de toute urgence m’enfuir.
À dix ans, à force d’entendre mes parents me le répéter, j’avais compris qu’ils me trouvaient bizarre. Mais moi aussi, je les trouvais bizarres, mes parents-jamais-là, réglant leurs comptes sur le mode des portes claquées et des paires de gifles, et, par extension, je trouvais tous les adultes bizarres, sauf Jacob, monsieur Kurosawa et mon frère Gaétan.
Le passé d’un garçon agité n’est pas poétique. Les enfants insomniaques et malheureux ne tirent pas de grandes leçons sur la vie. Pourtant, lorsque avec monsieur Kurosawa lors de nos maraudes nocturnes, j’ai vu les yeux jaunes d’un hibou dans un pin, une femme nue assise sur son seuil caressant un chat, un navire militaire éclairé comme en plein jour ; vu tant et tant de silhouettes immobiles derrière des vitres ; des goélands dormant, des bernard-l’hermite courant à toute vitesse entre des roches, des nuages de plancton réverbérant les étoiles, un couple marchant au bord des vagues en chantant Mais je ne pourrai jamais vivre sans toi, une petite fille en chemise de nuit perchée sur le rebord de sa fenêtre ; vu aussi une nuit de grande marée la plage au plus immense d’elle-même et, sous la lumière d’une lune rousse, mon ami intérieur danser entre les deltas des eaux, j’ai été, avant que d’en chercher l’introuvable signification, atteint par les phéromones de la poésie.
Je n’étais pas comme le Petit Prince un être moral, bon, pardonnant sa cruauté à sa rose, réfléchissant au ridicule d’un roi, capable de dialoguer avec un renard. Je n’avais pas rencontré un aviateur en détresse, et même si je souhaitais souvent qu’un astre m’aspire, je ne venais pas d’un astéroïde, mais d’un ventre qui n’avait pas bien supporté mon passage.
Accouchement difficile, hémorragie interne, trois semaines en soins intensifs, diarrhées post-natales, varices, nuits atroces. Ma mère me déversait cette litanie dans les oreilles.
– Tristan pesait à peine deux kilos et demi. J’étais si fatiguée et malade, et lui, il se réveillait toutes les heures. Et pour le vôtre, ça s’est bien passé, madame Troadec ?
– En rapport, c’est sûr, le mien faisait quatre kilos et deux cents grammes. Allez, tout passe au cœur des femmes.
– Sauf l’ingratitude, madame Troadec.
– Ah, ça ! Mais, avec mes excuses, madame Karadec, votre petit Tristan n’a pas choisi d’être né et on n’est pas ingrat à son âge. Comme disaient nos aïeux, c’est de lui crier dessus et de la battre qui rend la bête mauvaise.
Tout petit, j’ai entendu ce dialogue entre ma mère et madame Troadec, l’épicière du village.
Tout petit, ma mémoire enregistrait des choses.

À la rentrée scolaire de mes neuf ans, monsieur Kurosawa dansait derrière les vitres de la classe.
Mademoiselle Julie, la nouvelle maîtresse, une femme plutôt gentille, convoqua mes parents.
– Elle nous dit que pendant les leçons tu regardes par la fenêtre et que tu ne t’intéresses à rien. Moi à ton âge, j’étais deux classes au-dessus de toi, je faisais quatre kilomètres à pied pour aller à l’école, huit en tout, le soir je rentrais le bétail. Chez nous, il n’y avait pas de chauffage et ça ne m’empêchait pas d’être premier de la classe ! me sermonna mon père.
Tête baissée, je dessinais sur le carrelage des vagues avec mes pieds.
– Tu m’écoutes, Tristan, ou est-ce que tu t’en fous ?
– …
– Je vais t’apprendre à t’en foutre !
Il dénoua sa ceinture et m’en cingla les jambes. Cette douleur, ce galop dans la maison pour lui échapper. Je courais vite. Il pantelait, mon père, en me plaquant au sol.
Les punitions succédaient aux punitions, la villa Ulysse se transformait chaque soir en un champ de bataille où deux camps s’affrontaient, puis il y eut l’épisode de l’église – Étiez-vous là quand ils ont crucifié le Seigneur ? – qui fit de moi un absolu croyant en un être unique : monsieur Kurosawa.
Je ne l’inventais pas : il était là.
Qui était-il ?
Curieux exercice que d’essayer de définir un compagnon intérieur. Il faut trouver le terme juste et ce n’est pas lui qui me le soufflera. Monsieur Kurosawa ne s’intéresse pas à l’en-soi, aux confidences, il se nourrit de grandes failles et de surgissements. Il n’est pas un protecteur qui chercherait à éloigner ou neutraliser les orages qui menacent ou un consolateur.
J’en parle au présent car si la proximité qui fut la nôtre dans mon enfance n’a pas la même intensité, il est comparable à un ami précieux vivant dans un pays lointain et qui parfois me rend visite.
Lorsque j’étais gamin, il ne m’obéissait pas plus que maintenant, n’était pas à ma disposition comme un jouet, ses humeurs ne correspondaient pas aux miennes. Il dansait sur la plage de la manière la plus étrange qui soit, en déployant ses bras à la parallèle de l’océan, en soulevant haut ses jambes maigres et pâles parmi les eaux ruisselantes, les squelettes des poissons, les algues, les déchets. Ses pieds dessinaient d’éphémères paysages dans lesquels je me baladais. Il lui arrivait, dans ses moments tragiques, de taillader ses cheveux et de les jeter dans les vagues.
Il m’est arrivé de faire cela aussi, mais je ne peux me résoudre à le croire mon double, même si, comme moi, il n’aimait pas l’odeur d’eau de Javel, la couleur lavande de mon dessus-de-lit, et que parfois, ça n’allait pas en lui.
Nous n’avons pas du tout le même caractère.
Mon ami intérieur est indissociable de mon chien Sultan. Des mois séparent pourtant leurs arrivées dans ma vie, mais je ne les vois pas l’un sans l’autre, de même que je leur associe Jacob et son voilier, les mules mauves de madame Kurosawa, les marches en planches autour du chêne, le livre de contes, mon porte-crayon, mes séances chez le psychiatre Donnadieu et ma découverte de la pierre-esprit de l’inoubliable.
Tout cela ne fait pas une chronologie, mais un tout d’enfance. »

À propos de l’auteur

Marie Laure de Cazotte

Marie-Laure de Cazotte © Photo Roberto Frankenberg

Historienne de l’art, Marie-Laure de Cazotte signe avec Le gardien de l’inoubliable son cinquième roman après Un temps égaré (Prix du premier roman), À l’ombre des vainqueurs (Prix des Romancières, Grand Prix de l’Académie d’Alsace, Prix Horizon, prix du Roman historique de Blois), Mon nom est Otto Gross et Ceux du fleuve. (Source: Éditions Albin Michel)

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Lulu

PAUL_LE_GARREC_lulu Logo_premier_roman  68_premieres_fois_2023

Finaliste du « Coup de Cœur des Lycéens » 2023

En deux mots
Lulu passe son enfance auprès de sa mère, mais surtout auprès de sa mer. La plage de l’Atlantique devient son terrain de jeu et de découverte. Il ramasse trie et classe tout ce qu’il trouve. Une quête obsessionnelle qui pourrait bien cacher celle du père absent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma mère, ma mer et mon père

Léna Paul-Le Garrec a réussi un premier roman très touchant. En nous racontant la passion, puis l’obsession, du petit Lucien pour les objets que la mer laisse sur la plage, elle livre un roman initiatique sensible et poétique.

Du plus loin qu’il s’en souvienne, Lucien a toujours chéri la mer. Il garde cette image de l’Atlantique balayée par les vents, du sable et des rochers, et de cette sensation forte de liberté. Lui qui vit seul avec sa mère trouve dans les embruns et dans les ciels changeants sa raison de vivre. Dès qu’il en a l’occasion, il parcourt la plage à la recherche des trésors livrés par les marées. Sa collection de coquillages va d’abord lui permettre de montrer à ses camarades de classe tout le savoir que sa passion lui permet d’accumuler.
Une passion qui va vite virer à l’obsession, passant ses journées à sonder la plage et à chercher dans les livres comment trier et classer ses trésors: «Je suis submergé d’informations: les coquillages, les plumes d’oiseaux, les bois flottés. Ma tête commence à être aussi envahie que ma chambre. À force de tout mémoriser, je me demande si mon cerveau n’est pas allé se réfugier dans mon cœur.»
Dans le petit carnet qui ne le quitte plus, il consigne la date, l’heure, le lieu et le contenu de toutes ses trouvailles. Et élargit son catalogue avec des pièces en métal qu’il découvre aux côtés d’une vieille dame un peu excentrique et sa drôle de machine jusqu’aux bouteilles.
Ces dernières, lorsqu’elles contiennent un message, vont former un espace à part dans son accumulation d’objets, car elles contiennent un puissant moteur, l’imaginaire. Qui a laissé ce message et dans quel but? Peut-on retrouver leur propriétaire? Et si oui, va-t-il répondre au courrier qu’il leur adresse? En se rendant compte tout à la fois du caractère très aléatoire de ce mode de communication, il va aussi se rendre compte qu’il existe une internationale des bouteilles à la mer et qu’il n’est pas le seul à être passionné. Avec l’hymne de Police dans la tête, il va lancer à son tour les message in a bottle.
Léna Paul-Le Garrec a construit son roman en deux parties que l’on pourrait résumer à une quête de la mer (la mère) à laquelle succéderait une quête du père. Chacune des parties étant accompagnée d’un style et d’une narration qui lui sont propres, marquant ainsi ce moment de bascule quand vient le temps pour Lucien de se demander qui il est. Quand il se rend compte qu’il s’est construit sur un vide: «mes fondations sont creuses, suspendues dans un néant. Nous ne sommes pas seulement notre mémoire, nous sommes aussi nos oublis, les trous de notre mémoire, nos absences, nos comblements, la fiction de ces comblements.»
Il part alors pour de nouvelles aventures. Mais ça, c’est une autre histoire, celle de l’âge d’homme, une fois que l’enfance s’est effacée sur le sable. Pour constater, au bout de ce chemin, qu’«on ne naît pas nu, on hérite d’une mémoire souterraine, on s’emmaillote d’une mythologie.»

Lulu
Léna Paul-Le Garrec
Éditions Buchet-Chastel
Premier roman
176 p., 16,50 €
EAN 9782283036051
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Enfant singulier et solitaire, élevé par une mère maladroite, étouffante, malmené par ses camarades de classe, Lulu trouve refuge sur le littoral. Tour à tour naturaliste, collectionneur, chercheur de bouteilles, ramasseur de déchets, il fera l’expérience de la nature jusqu’à faire corps avec elle.
Conte initiatique et poétique, Lulu, premier roman de Léna Paul-Le Garrec, interroge notre rapport à la liberté et à la nature.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maze (Marie Viguier)
Citéradio (Guillaume Colombat)
Actualitté (Lolita Francoeur)
Blog La page qui marque
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les livres de Joëlle
Blog Zazymut
Blog Mademoiselle lit

Les premières pages du livre
« Sur les rives de la lointaine Atlantique, quelque part très à l’ouest, flottent à l’entrée de mon cabinet de curiosités trois verbes en lettres capitales : croire, creuser, rêver.
Il se raconte que, un jour de folie moderne, la sérendipité s’est invitée dans mes expériences interdites, menées la nuit en laboratoire, sur la pérennité et l’équilibre biologique de la chaîne alimentaire dans la biocénose des écosystèmes marins (oui, ça impressionne toujours un peu au début, mais n’ayez pas peur). Cette découverte serait fortuite, ce qui ne manque pas d’irriter la communauté des chercheurs aguerris.
Une espèce animale inédite révolutionne actuellement le monde scientifique.
Glorifié par les uns, étrillé par les autres, je me joue de cette rumeur. Les médias s’amusent de mes histoires fantasques et sans cesse réinventées, je suis l’érudit déjanté à la blouse jamais blanche, aux cheveux trop longs, à l’éloquence marginale, perché au milieu de ses tubes, pipettes et éprouvettes, dans cette perfection du désordre sur fond de musique rock. Les savants s’agacent de mes comparaisons avec Frankenstein et ils ont peut-être raison, elles amplifient le qu’en-dira-t-on.

Je suis le créateur du Piscis detritivore.
Poisson d’un nouveau genre. À la constitution robuste, de la taille et de la forme d’un dauphin, pourvu d’un incommensurable système digestif, il se nourrit exclusivement de détritus. Il nettoie les mers de la pollution humaine, il rétablit l’équilibre salutaire.
Vous comprendrez que j’en conserve le secret de fabrication.
Se répand le bruit d’un prix. Si j’en obtiens un (ce n’est en rien un but et je n’y crois pas, je suis bien trop jeune pour qu’un collège de sages experts, un aréopage me décerne quoi que ce soit, on ne peut toutefois s’empêcher d’y songer), je sais que mon discours sera romanesque. Lorsque le fil est trop long à remonter, autant le recréer.
Et pourtant, si le temps m’est accordé, je me hisserai sur la dune de mon existence et avec l’assurance d’un scaphandrier, j’exposerai à tous ma quête. Elle n’est pas la résultante d’une succession d’imprévus, elle prend ancrage dans les fatras de mon enfance, dans les tréfonds de ma consolation.
Venez, je vais vous la raconter.

1.
La première fois, c’est en hiver.
La pluie sur les lunettes, le vent sur les pommettes, sur les morceaux de joues qui dépassent de la capuche trop serrée, le lien qui m’étrangle le cou. Maman tire toujours de toutes ses forces, de crainte que le froid ne se faufile dans mon corps.
Les rafales giflent mon visage, la pluie tape si fort qu’on dirait de la grêle. Un son sombre, une plainte lugubre, quasi humaine, inonde mes oreilles.
Je ne sais plus quel est mon âge. Petit. Mes bottes excessivement grandes. Elles me semblent lourdes, immenses. Avec elles, j’ai peur de tomber, que la houle y pénètre et tente de m’enlever.
Ce moment-là, dans le froid de l’hiver, dans l’agitation de l’hiver, lutter contre le vent pour avancer, respirer péniblement tant l’étourdissant tourbillon de l’air s’engouffre dans ma bouche, dans mes narines tout entières. En apnée. Je ne vois rien, je n’arrive pas à marcher. Il faut plier les genoux, courber le corps pour ne pas vaciller. Même les rares mouettes ne parviennent pas à voler, elles bataillent pour ne pas chuter.
La mer, au loin. Elle me semble à l’autre bout du monde. Je perçois à peine ses vagues, devine son écume. Ça sent le sel, il pénètre dans mes sinus. Je sens que mon nez va couler. Je me retiens, tourne la tête pour renifler. Maman n’aime pas quand je renifle, maman n’aime pas quand mon nez coule.
Le ciel triste, bas, empli de cendres, l’absence de soleil, l’horizon bouché. Tout cela est ce que je vois de plus vaste, de plus lumineux.
Ce moment-là est magique. Le premier instant de liberté inscrit dans la porosité de ma jeunesse.
Je me souviens de tout. Chaque recoin de sable, chaque bout de rocher, chaque aile d’oiseau.
On ne se souvient pas toujours de ses premières fois, elles ne marquent pas toutes. Les premières fois ne sont pas toujours les meilleures, elles peuvent aussi être les pires, les plus fades, les plus médiocres. Ce dont on se souvient, c’est de la première intensité, de la première fois où submerge l’émoi. Nos sens envahissent notre mémoire, la travestissent.
Cette première fois là n’est pas la meilleure. La plage va me réserver bien d’autres moments de joie.
Ce qui compte ce n’est pas la première fois. Ce sont les suivantes, bien plus tard, après, lorsque arrive l’habitude. C’est l’émotion qui surgit alors qui est la plus belle, la plus pure, la plus réelle. En dehors des artifices de la passion.
Ça commence comme ça. L’hiver, sur la plage.
Ça ne peut pas commencer autrement.

2.
J’ai toujours eu envie d’en changer. Par moments, je m’imagine avec un autre.
Je n’aime pas mon prénom. Je ne l’ai jamais aimé, comme tous sans doute. Les parents veulent un prénom original, les enfants un prénom banal. On souffre souvent de ne pas être tout le monde, de ne pas être passe-partout, se fondre dans la masse. Surtout ne pas se faire remarquer. Nathan, Jules, Lucas, Louis, Léo, Hugo, Enzo…
En latin, il signifie « lumière ». Un comble, je l’ai si peu vue. Maman dit que justement, je la porte en moi, pas besoin de tant la regarder.

C’est en hommage qu’elle l’a choisi. À cause de Serge Gainsbourg. Étrange admiration, il fume et maman n’aime pas les gens qui fument, il est négligé et maman n’aime que la propreté. Incohérence de l’adulation artistique qui ébranle les certitudes, qui décale les images, celle que l’on renvoie, celle que l’on est, au fond.
En boucle, elle écoute ses vinyles sur Elipson, la vieille platine qui régulièrement dérape. Parfois elle danse, seule, sur le tapis du salon, et chante les amours mortes. Elle connaît tous les titres par cœur. Et puis, elle pleure. Alors je ne l’aime pas ce Lucien qui fait sangloter maman. Moi non plus.
Pour me consoler elle va chercher, tout en haut de l’étagère, le grand livre des prénoms. Elle l’ouvre à l’endroit du marque-page, une ficelle rouge effilochée. Elle y a légèrement souligné, à peine effleuré, au crayon à papier, la rubrique caractère. Elle chausse ses lunettes et lit à haute voix :
« Imagination fertile. Les sentiers battus et les vérités données ne sont pas faits pour lui. Il sera constamment à la recherche de renouveau et d’émerveillement. »
Elle referme lentement l’ouvrage comme si une absolue vérité prophétique venait d’être prononcée.

Je me demande souvent d’où provient le déterminisme des prénoms. Comment tant de gens peuvent avoir le même caractère.
À la naissance, reçoit-on une petite liste d’attentes sociales avec lesquelles il faudra être en cohérence ? Que se passe-t-il si on refuse de tendre vers le stéréotype de référence ?
Nous ne sommes pas neutres. Nous sommes le choix de nos parents, nous sommes les héritiers, d’une originalité, d’une désuétude, d’un classicisme. C’est de ce fatalisme qu’il faudra se construire une singularité.
Au-delà d’une nature, influence-t-il nos traits ? Soi-disant, notre état civil se traduirait sur notre visage. Nous en prendrions l’apparence. Il paraît qu’à partir d’une simple photo les ordinateurs sont capables de dire comment on s’appelle. Notre prénom nous façonne, nous sculpte, nous sommes taillés dans ces quelques lettres. Nous affichons sans le savoir notre classe, notre appartenance, à un contexte, un lieu, une époque.

À la maison, il n’y a pas de miroir. Même pas dans la salle de bains.
La première fois que j’en vois un, c’est à l’école. Au-dessus du lavabo des toilettes, il parcourt le mur tout entier, recouvre les petits carreaux de mosaïque. Les enfants aiment s’y regarder, ils y déforment leur visage, font des grimaces. Ils rient, gloussent. Je n’y arrive pas, je ne parviens pas à bouger le masque collé à ma peau. Poupée de cire figée par le sel de la vie.
J’ai découvert mon aspect à travers les fenêtres de la maison. Parfois, lorsque arrive la nuit, je retarde le moment où maman vient fermer les volets. Je n’ai pas le droit de les rabattre seul, trop dangereux, la balustrade branlante en fer forgé, trop dangereux. J’invente des ruses. Rien que pour pouvoir me voir, furtivement, quelques secondes, deviner mon visage flou sur le noir de la nuit des vitres.
Serais-je comme Gainsbourg ? Aurais-je son nez, ses oreilles, ses yeux ? J’effleure les pochettes des vinyles, je caresse ma propre peau. J’ai peur d’être laid.

Plus tard, je dirai que mon prénom honore la littérature. Tout de suite ça impressionne. J’aime, aujourd’hui encore, observer cet infime moment où les yeux de l’interlocuteur cherchent, où ils balaient dans leur cerveau en quête d’une réponse. Peu savent, beaucoup changent de bottes, mettent le sujet sur la touche.
Alors, quand j’entends sur les lèvres répliquer Stendhal ou Balzac naît une immédiate tendresse, une particulière complicité.

3.
À voir maman noyée de larmes qui m’enserre outrageusement, je crois que l’école est une épreuve, une torture. Au début. Ça ne dure pas, très vite, je chéris l’école. Sur le chemin sinueux où nous marchons chaque matin, main dans la main, je n’ose le montrer à maman, je crains qu’elle ne soit déçue.
L’école est mon échappatoire, le lieu de toutes les parenthèses. J’apprends. Je happe chaque mot prononcé par la maîtresse, je m’immerge d’informations, entendues, lues. Je m’ennivre. Je pénètre pleinement chaque page de toutes mes petites cellules grises.
Lorsque je lève la tête, c’est pour étudier. Les autres. Je regarde les enfants, ils me semblent étranges. Je les vois telles des bestioles singulières. Ils ont un mode de fonctionnement qui paraît inné, de l’ordre de l’inconscient collectif. Ils vivent ensemble sans connaître les règles, tous les maîtrisent spontanément. Je les étudie de la même manière que j’analyserai plus tard les coquillages, avec précision. Je les contemple, de loin, avec recul. Là est la différence.
Je me demande s’il ne faudrait pas tenter de leur ressembler, entrer dans leur monde. Seul, je suis bien. Parfois, l’idée d’avoir un copain me parcourt discrètement l’esprit. J’ai tant de secrets, les expliquer serait long, compliqué, et surtout, pas sûr que ça plairait à maman.
Ce que je préfère, à la récréation, ce moment qui sonne la délivrance pour les élèves, c’est les observer, surtout faire du sport. S’agiter comme si leur vie en dépendait, prononcer fort de drôles de mots impudiques, se démener à en avoir les cheveux collés au front par la moiteur de l’effort. Et lorsqu’ils ne jouent pas, ils en parlent, racontent des histoires de professionnels qui manient si bien la balle qu’ils ont de fières allures de héros grecs. J’aimerais bien, moi aussi, ressembler à ces champions de stade. J’aimerais bien essayer sur le bitume de la cour. Je ne sais pas si mon corps en a la force. Maman a peur que je me fasse mal, que je me casse quelque chose. Alors, j’essaie caché dans ma chambre. Une peluche, un coussin, deviennent des ballons, mon lit et mon bureau sont les buts de ce terrain fictif. Je jongle au ralenti, mimant un effet spécial de cinéma, je décompose chaque mouvement, sans faire de bruit, sans faire perler la moindre goutte de sueur. Je n’ai jamais l’audace d’accélérer la cadence.
Je suis cet enfant aux poches de jean usées à force d’être assis seul, sur les marches, dans un coin du préau. En classe aussi je suis physiquement seul, je dis physiquement parce que je me sens comme un poisson dans l’océan, dans mon élément. Je ne suis pas seul, je suis accompagné par la connaissance, je joue avec elle. Il m’arrive de me tromper, volontairement, j’ai néanmoins très bien compris la consigne. Une gommette mal positionnée, une couleur à la place de l’autre, puis progressivement, un mot incorrect, une définition erronée, une réponse incomplète. Se fondre dans la masse. Surtout ne pas se faire remarquer.
Cela laisse à maman l’occasion de me consoler. Et elle aime ça. Je ne peux pas être parfait, ça la blesserait. Je me dois de lui renvoyer les faiblesses qu’elle imagine.

Souvent, la maîtresse veut la rencontrer. Je dis la maîtresse, parce que le hasard veut que je n’aie pas de maître, le hasard ou les statistiques. Je dis la maîtresse, mais il y en a eu plusieurs, la maîtresse qui les englobe toutes. Elle veut parler avec maman, un rendez-vous aux allures de séance des pourquoi : pourquoi je suis seul, pourquoi je ne parle pas, pourquoi je ne joue pas, je ne cours pas. Je ne comprends pas ces questions de soi-disant grandes personnes. Et pourtant, dans ma tête, c’est en permanence que défilent les interrogations.
Je ne rentre dans aucune case. Parfois elle se demande même si j’en ai une en moins, ou peut-être une en trop (est-ce si important le nombre de cases ?).
Toujours maman s’agace, elle ne parle plus, elle hurle :
« Vous ne comprenez rien à rien ! Qui êtes-vous pour considérer mon fils comme un sauvage ! Et cessez avec vos histoires de psys, c’est bon pour les frappadingues comme vous ! »
Et tous les ans, ça recommence. Toujours. Ce n’est pas grave, un mauvais moment de tempête à passer la tête basse. Après je reprends le rôle du fils fragile, je joue le jeu de l’élève à part. Chacun regagne sa place et les ormeaux sont bien gardés.

4.
Ce jour-là, des châteaux ont poussé comme après la pluie les champignons, des forteresses de sable laissées par des enfants. Mes yeux ne savent plus où donner de la tête, ils cabriolent aux quatre coins, ils vont de tourelle en donjon, de rempart en pont-levis.
Ces édifices abandonnés, incomplets, érodés par les pas et les vagues sont l’occasion de m’inventer des histoires, des voyages dans une lointaine Espagne. Je suis tour à tour conquistador, écuyer, serf ou seigneur.
Mes préférés, ceux ornés par mer nature, surtout ceux parés de coquillages. Il y en a de toutes les formes, de toutes les couleurs, j’aime cette attention apportée aux détails. J’imagine le temps passé à ramasser ces coquilles perdues, bouts de bois flotté, plumes délavées. Ce soin un peu vain, un peu fou pour une éphémère construction. Le fantôme du Facteur Cheval planait au-dessus de chacun de ces palais de passage.
À pas feutrés, soulevant la pointe des pieds, j’ose m’approcher. Je les effleure doucement, je glisse une main en haut des ponts jusqu’au sommet des tours, j’en faufile une autre sous les tunnels, touche les courbes de sable, le sens devenir de plus en plus humide, de plus en plus épais. Entre mes doigts menus ruissellent les grains de plusieurs existences, de siècles de vie.

Ce jour-là, je décide de rapporter un petit coquillage, en souvenir de ce doux moment de rêverie. Je le glisse, discrètement, au fond de ma poche, sans que maman regarde. Surtout ne pas se faire remarquer. Je sais qu’il ne faut pas lui demander, elle dirait non. Elle n’aime pas l’inutile (notion toute relative).
Minuscule, anodin, cet acte va en entraîner tant d’autres, mon effet papillon. Si nous savions, si nous avions le pouvoir de savoir qu’un geste dérisoire répercuterait son écho sur l’ensemble de notre sablier, le ferions-nous ? On se focalise toujours sur les grandes décisions. Finalement, ce sont les petites, irréfléchies, qui bouleversent nos vies. »

Extraits
« Je suis submergé d’informations : les coquillages, les plumes d’oiseaux, les bois flottés. Ma tête commence à être aussi envahie que ma chambre. À force de tout mémoriser, je me demande si mon cerveau n’est pas allé se réfugier dans mon cœur.
Je sens qu’il faut gagner en efficacité. Certes, mes connaissances sont déjà précises mais je dois approfondir plus encore, aller plus loin dans les détails. Il me faut un carnet. Un petit carnet que je pourrais glisser dans ma poche afin de consigner la date, l’heure, le lieu, le contenu des trouvailles.
Mercredi 25 / 8 h 30 | plage des estrans | 8 plumes | 3 bois flottés.
Très vite, j’y ajoute la couleur, la couleur du ciel et de la mer. Il serait une erreur de penser qu’elle est toujours la même. » p. 44

« Je me suis construit sur un vide, mes fondations sont creuses, suspendues dans un néant. Nous ne sommes pas seulement notre mémoire, nous sommes aussi nos oublis, les trous de notre mémoire, nos absences, nos comblements, la fiction de ces comblements.
La vérité, avons-nous envie d’elle, besoin d’elle. Je ne crois pas. Il n’y a qu’une vérité, celle que l’on s’invente, chaque jour. » p. 114-115

« Lucien aura peut-être envie de savoir. Il ne vous interroge pas verbalement, mais il se demande, ou se demandera, qui il est. On ne naît pas nu, on hérite d’une mémoire souterraine, on s’emmaillote d’une mythologie. » p. 165

À propos de l’auteur
PAUL_LE_GARREC_Lena_©Philippe-MatsasLéna Paul-Le Garrec © Photo Philippe Matsas

Léna Paul-Le Garrec vit à Nantes et se consacre à l’enseignement. Lulu est son premier roman. (Source: Éditions Buchet Chastel)

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Fuir L’Eden

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Prix Louis-Guilloux
Prix des Lecteurs de la Maison du Livre

En deux mots
Adam survit dans la banlieue de Londres aux côtés d’un père alcoolique et violent et de sa petite sœur. Sa mère a disparu et il vit de petits boulots, jusqu’à ce qu’il trouve une place de lecteur chez une vieille dame aveugle. C’est elle qui l’encourage à retrouver la jeune fille croisée sur un quai de gare et dont il est immédiatement tombé amoureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Adam et Ève, version banlieue londonienne

Olivier Dorchamps nous régale à nouveau avec son second roman. L’auteur de Ceux que je suis nous entraîne cette fois dans la banlieue de Londres où un jeune homme tente de fuir la misère sociale et un père violent. Un parcours semé d’embûches et de belles rencontres.

Adam, le narrateur du second roman d’Olivier Dorchamps – qui nous avait ému avec Ceux que je suis –, va avoir dix-huit ans. Pour l’heure, il vit avec «L’autre», le nom qu’il donne à son père de trente-sept ans qui, à force de frapper son épouse, a réussi à la faire fuir sans qu’elle ne donne plus aucune nouvelle, et sa sœur Lauren. Ils habitent dans un appartement de la banlieue londonienne faisant partie d’un complexe pompeusement baptisé l’Eden et qui est aujourd’hui classé. Composé de deux bâtiments, « une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. (…) L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. » Dans cette cité cosmopolite, représentante du style brutaliste, qui a oubliée d’être rénovée, chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Avec des trafics en tout genre ou un petit boulot.
Ce matin-là, à la gare de Clapham Junction – le plus gros nœud ferroviaire de Londres – la chance sourit à Adam. Au bord des voies, il croise le regard d’une jeune fille blonde et imagine qu’elle va se suicider. Il se précipite et ne parvient qu’à la faire fuir après avoir lâché son sac. Son copain polonais Pav, qui ne comprend pas vraiment pourquoi il a envie de la retrouver, va pourtant l’aider en découvrant le nom de la propriétaire: Eva Czerwinski.
Un tour par l’épicerie puis la paroisse polonaise et le tour est joué. Mais arrivés devant le domicile de la jeune fille, ils trouvent porte close. Avec les clés retrouvées dans le sac, ils s’introduisent chez elle et déposent le sac. Adam a le réflexe de laisser un message sur le téléphone et espère l’appel d’Eva.
C’est Claire, la vieille dame aveugle chez qui il travaille comme lecteur – un emploi mieux payé qu’au supermarché où il avait été embauché adolescent – qui l’encourage à ne pas baisser les bras, maintenant qu’il sait que son amour est la fille d’un couple d’architectes et qu’il n’a guère de chances d’intégrer son monde. Pourtant, le miracle se produit. Eva l’appelle et lui fixe un premier rendez-vous.
N’en disons pas davantage, de peur d’en dire trop. Soulignons plutôt qu’Olivier Dorchamps a parfaitement su rendre l’atmosphère à la fois très lourde de ce quartier et de cet embryon de famille et l’envie d’Adam de s’en extirper au plus vite avec Lauren. L’histoire d’Adam et Eva prend alors des allures de Roméo et Juliette, rebondissements et drame à la clé.
Le romancier qui vit à Londres réussit à faire d’Adam un héros touchant et tellement attachant que l’on veut voir réussir et ce d’autant plus que cela semble quasiment impossible. Si Fuir l’Eden se lit comme un thriller haletant, c’est aussi parce que le style est enlevé, l’humour délicat venant contrebalancer la brutalité domestique. Mais ce roman de la misère sociale est aussi un formidable chant d’amour et de liberté. Autant dire que l’on se réjouit déjà du troisième roman en gestation, s’il est comme celui-ci percutant, enlevé, magnifique!

Fuir l’Eden
Olivier Dorchamps
Éditions Finitude
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782363391599
Paru le 5/02/2023

(version poche)
Éditions Pocket
240 p., 7,70 €
EAN 9782266328708
Paru le 02/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Grande-Bretagne, principalement dans la banlieue londonienne. On y fait aussi une escapade à Brighton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes?
Mais avant tout, il faut la retrouver…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Livre PACA
Blog Joellebooks
Blog À bride abattue
Blog Mlle Maeve
Blog La marmotte à lunettes


Olivier Dorchamps présente Fuir l’Eden © Production Librairie Mollat


Philippe Chauveau présente Fuir L’Eden d’Olivier Dorchamps © Production WebTVCulture

Les premières pages du livre
« 1
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça – la vision artistique, pas le cimetière – dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question – Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller pour voir son œuvre avant qu’un autre artiste ne la recouvre de la sienne. Les mecs sont doués, il faut dire. Enfin, les mecs, il y a plein de filles aussi, tout aussi douées, si ce n’est pas plus. Une, surtout, que Ben aime bien. Elle a un nom de duchesse dont je ne me souviens jamais. Ils ont passé la journée d’hier à bosser sur un tableau commun. Les premières photos sont grandioses. Ben m’impressionne depuis l’enfance. Il sait ce qu’il veut, il avance. Moi ? Non. Je n’ai pas vraiment d’idée. Je m’efforce de ne pas reculer.

On l’appelle Ben mais en réalité, son nom c’est Tadalesh, « celui qui a de la chance » en somalien. Quand il a échoué à Londres avec ses sœurs et ses parents, il avait huit ans et ne baragouinait pas un mot d’anglais. Un jour, Pav et moi dévorions un pot de Ben & Jerry’s, appuyés contre le muret qui délimite le bout de gazon pelé devant l’Eden, quand Tadalesh et sa mère sont passés près de nous. Il la suivait comme un caneton. Elle s’est arrêtée pour tchatcher avec une autre Somalienne et le gosse s’est approché du muret. Classique. « C’est quoi ton nom ? » Il ne comprenait rien et nous a dévisagés, l’air béat. Pav lui a tendu sa cuillère. Tadalesh l’a léchée avec délectation. On s’est marrés. Des années plus tard, il nous a avoué que c’était la première fois qu’il goûtait de la glace. Sa mère l’a chopé par le bras, a hurlé trois mots dans leur drôle de langue, puis l’a traîné de nouveau à sa suite. Elle n’avait pas l’air commode. Depuis elle s’est adoucie à force de nous côtoyer. Il faut dire que Pav et moi sommes sans doute les moins voyous de l’Eden. Enfin, surtout moi. Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.

J’attrape mon sweat à capuche et fourre les livres de Claire dans mon sac à dos. J’entends ma sœur plaisanter au téléphone avec une copine. J’entrouvre la porte de la cuisine et mime un « à ce soir » accompagné d’un clin d’œil. C’est nul, ce clin d’œil, surtout que Lauren a quatorze ans. La semaine, pendant les vacances, on passe notre temps à jouer à Fortnite quand l’autre est au boulot. Je me suis acheté une console, un casque et un écran d’occasion avec le fric que me donne Claire tous les mois. J’ai posé un cadenas sur la porte de notre chambre au cas où l’autre se croirait autorisé d’y traîner ses guêtres.

Fortnite, c’est énorme ! Au début du jeu, tu es parachuté dans un monde virtuel où tu dois débusquer quatre-vingt-dix-neuf autres joueurs, les dégommer et leur piquer leurs armes pour exterminer ceux qui restent. Tu ne peux pas te planquer parce qu’une tempête repousse tout le monde jusqu’à une zone où les survivants sont obligés de se massacrer. C’est géant ! Je choisis toujours la skin, le personnage si tu veux, d’un mec musclé, tatoué en général, avec les cheveux très courts et la tête bien carrée comme moi. Je me sens invincible. Si je me fais buter, je continue de suivre celui ou celle qui m’a troué la peau à l’écran, pour m’améliorer et copier son jeu dans la partie suivante. J’y retourne et je bousille tout ce qui bouge avec encore plus d’efficacité. J’ai montré la technique à Lauren. Elle se débrouille plutôt bien. Je la soupçonne de s’entraîner en cachette. Elle a un double de la clef de notre chambre, évidemment.

Le week-end je rejoins mes potes le matin. L’après-midi, je fais la lecture à Claire. Ça m’évite de croiser l’autre. On doit se dire dix phrases par mois, et encore. Toujours autour du fric et des courses que je me tape pour qu’on ait de quoi bouffer. Je rapporte souvent des mandarines. Lauren en raffole. L’autre déteste enlever la dentelle autour des quartiers. J’en achète régulièrement. Pour l’emmerder.

Je passe devant la télé qui braille tout ce qu’elle peut. Il est encore torché d’hier soir, à moitié clamsé dans son fauteuil et ne me calcule même pas. Tant mieux. J’ouvre la fenêtre du salon pour laisser un peu s’échapper la puanteur.
— Tu crois que j’vois pas ton p’tit manège? marmonne-t-il tout à coup.
— Ta gueule. J’ai autre chose à foutre que d’écouter tes délires de pochtron.
— Tu vas où ?
— Qu’est-ce t’en as à secouer ?
— Tu vas où ?! répète-t-il en balançant péniblement une canette de bière vide qui s’affaisse à un mètre du fauteuil.
— T’occupe, fous-moi la paix !
— Me rapporte pas encore tes putains de mandarines !
— T’as qu’à te bouger le cul si tu veux autre chose, connard !

L’autre serine constamment que je ferais mieux de trouver du boulot sur les chantiers plutôt que de traîner avec mes potes. Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire, vingt-cinq pendant les vacances. J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden. Une copine caissière de ma mère m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire. Ça valait mieux que de traîner dans le quartier avec le deal ou la seringue pour horizon. J’ai fait entrer Pav et Ben quand des places se sont libérées. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Au bout de deux ans, j’en ai eu ma claque d’aligner des paquets de pâtes à l’infini pour des prunes. J’ai répondu à la petite annonce de Claire sans me faire trop d’illusions. C’était mieux payé, c’est tout ce que je voyais. Ça me rapprochait du moment où je me casserais de l’Eden.
Et puis aussi, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui parce que Mister Ferguson est un mec bien, mais je flippais à l’idée de finir comme lui, chef de rayon pour le reste de ma vie. En fin de journée, il nous filait un tas d’invendables qu’il faisait passer en pertes et profits, même s’il n’était pas dupe et savait bien qu’on les endommageait exprès pour ne pas avoir à les payer. Il nous a raconté un jour que lui aussi a grandi à l’Eden. Peut-être qu’un Mister Ferguson a eu pitié de lui dans sa jeunesse. Je ne sais pas, mais je ne voulais ni de sa pitié, ni d’une existence comme la sienne de ce côté-ci des voies ferrées.

Les premières séances chez Claire n’ont pas été une sinécure. J’ai failli jeter l’éponge à plusieurs reprises. Elle n’aurait jamais accepté, alors je me suis accroché. Au bout d’un moment, je n’ai plus pu m’en passer. Et pas que pour l’argent. L’autre continue de s’imaginer qu’à mes heures perdues je déballe des pots de moutarde sous un néon capricieux. Je ne lui ai jamais parlé de Claire. Je ne préfère pas. S’il savait, il me racketterait tout ce que j’économise et le claquerait sur un site de casino en ligne. Il aboierait que je perds mon temps chez elle, alors que c’est lui qui s’embourbe dans une vie de chien. Claire est persuadée que j’ai des capacités, alors hors de question de planter le lycée, même si c’est un repaire de pourritures. Évidemment pour l’autre, tout ça c’est du pipeau. Il n’est pas resté longtemps à l’école.

L’autre, c’est mon père. Il a trente-sept ans. Il en avait tout juste vingt quand je suis né.
Ma mère ? Dix-sept.

3
Je quitte l’appart et claque la porte, exprès pour le faire sursauter, puis sprinte le long de la passerelle jusqu’à Cap Canaveral. Il surgit sur le palier et braille dans mon dos ses insultes habituelles. Les ascenseurs mettent toujours une plombe à monter. Ils sont en panne une semaine sur deux et puent la pisse. Arrivé en bas, je pousse la porte en verre qu’une batte de base-ball a réduite en flocons la semaine dernière.
L’ombre de l’Eden écrase le jardin. Chaque année elle prolonge l’hiver de quelques jours. Les arbres verdissent timidement. Les jonquilles luttent pour percer le gazon gercé par la neige. J’ouvre le portail en acier dans un grincement de rouille. Le bouquet de fleurs a finalement fané. Ça doit bien faire dix jours qu’il est accroché là. Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans, quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren. Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt. On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison. Un regard, un mot de travers. La mère du gamin a tout vu depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant. Le môme est mort dans l’ambulance. Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
La grille se referme dans un clic métallique.

Je remonte l’impasse sans me presser. J’ai prévenu Ben que j’étais en route. J’entame le décompte dans ma tête, comme d’habitude. Je longe les autres barres d’immeubles nanifiées par l’Eden. Ça fait des années qu’on nous promet de rénover le quartier. Il a été sérieusement amoché pendant la Deuxième Guerre Mondiale m’a expliqué Claire, comme la plupart de Londres. Elle s’y connaît en Histoire. Je retiens mieux ses anecdotes que tout ce qu’on m’enfonce dans le crâne au lycée : Churchill, Darwin, Newton, Shakespeare. À quoi il me sert, Shakespeare, dans ma vie ? Ça agace Claire quand je réagis comme ça. « Si tu te plongeais davantage dans Shakespeare, tu te poserais moins de questions inutiles et tu irais à l’essentiel. » Ça veut dire quoi ? Elle parle toujours par énigmes. Avant de la rencontrer, je n’avais même jamais ouvert un bouquin. Maintenant, je lis tout ce qu’elle me met entre les mains.

En 1945, il ne restait rien ici. Les Allemands avaient entièrement réarrangé les rues à grand renfort de bombes. Ils visaient la gare de Clapham Junction pour bloquer les trains, mais leurs avions manquaient de précision, alors toute cette destruction s’est abattue sur nos têtes, enfin, celles des habitants de l’époque. La paix revenue, on a reconstruit comme on a pu, en posant des tours dans les trous de la guerre. On y a parqué les Irlandais, les Jamaïcains, les Indiens, les Pakistanais quand on en a eu besoin, puis les Ghanéens, les Nigérians, les Chypriotes et enfin les Polonais, les Lituaniens, les Somaliens, les Chinois, les Afghans et les autres. Une vraie tour de Babel ! Nous sommes les seuls Anglais de l’Eden. Et encore, l’autre est écossais. Pav dit souvent, pour plaisanter, que c’est la faute au politiquement correct. Il fallait un quota de British et c’est tombé sur nous. Il y a aussi des Kurdes qui tiennent l’épicerie derrière le barbier turc et un café algérien vient d’ouvrir en face de la mosquée et du centre d’études islamiques.

L’autre répète à qui veut l’entendre que c’est là que pousse la graine de terroriste, mais c’est lui le terroriste. Ma mère ne nous aurait jamais quittés s’il ne l’avait pas tabassée. La télé hurlait pour couvrir ses cris, mais les murs sont si fins que, même amortis par son ventre, les coups résonnaient dans tout l’Eden. Il ne frappait jamais le visage. Trop visible. Elle s’effondrait en faisant trembler la cloison de notre chambre. Il ne la finissait au pied que les soirs où il était sobre, en semaine. Il appelait ça ses moments de tendresse, en ricanant, le lendemain matin.
Souvent il la violait. Au bout de plusieurs minutes, elle se relevait, se traînait jusqu’à la salle de bains et laissait longuement couler l’eau dans le lavabo. Aujourd’hui encore, lorsque le siphon rote les trop-pleins d’eau stagnante, son fantôme revient me hanter. Elle entrouvrait la porte de notre chambre, vérifiait que Lauren et moi dormions ou faisions semblant, puis regagnait sagement la cuisine pour terminer sa vaisselle. Un soir, après son passage à la salle de bains, je m’étais faufilé derrière elle en silence. L’autre cuvait son crime, cul nu, sur la moquette. Elle me tournait le dos, brisée devant l’évier et la fenêtre entrouverte, le regard ancré sur la voie ferrée qui serpente au pied de l’Eden.

Le matin, elle nous accompagnait jusqu’à l’école, de l’autre côté du pont ferroviaire, et tirait sur sa blouse pour camoufler les bleus. Elle rejoignait ensuite son boulot de caissière à une heure et demie de transport de l’Eden. Elle ne pouvait pas risquer de manquer son train et nous déposait en avance devant les grilles de l’école avant de repartir immédiatement en direction de la gare. Lauren courait vers ses camarades de maternelle et son verre de lait quotidien tandis qu’au travers des barreaux, je fixais l’ombre de ma mère s’engloutir dans la masse brune des négligeables.

Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, l’épicier kurde me salue, comme chaque matin et, comme chaque matin, je désigne du doigt une canette de Red Bull. Il me rend la monnaie en me souhaitant une bonne journée, main sur le cœur comme si le cœur y pouvait quoi que ce soit. Je réponds d’un hochement de la tête pour ne pas perdre mon compte. Quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit. J’ouvre la canette. Une gorgée. Deux. Il y a sept cent cinquante-trois pas jusqu’aux portillons de Clapham Junction.
Tous les jours, je prends le même chemin que ma mère et nous empruntions, ensemble, jusqu’à l’école. Je me fais croire qu’en les comptant, mes pas s’imbriquent parfaitement dans les siens, qu’à huit ans de distance ils talonnent l’ombre de son dernier trajet comme si elle n’avait que huit secondes d’avance sur moi. Je m’arrête toujours devant la vitrine du barbier turc, au pas quatre cent vingt-deux. Au pied de la devanture, une empreinte s’est prise dans le macadam ; un clebs, sans doute, ou un renard comme on en voit souvent arpenter les ruelles de Londres à la nuit tombée. Il a posé la patte sur une plaque de goudron frais, et signé ainsi le trottoir pour l’éternité. Je voudrais que cette empreinte soit celle de ma mère. J’aurais alors la certitude qu’elle s’est tenue à cet endroit il y a huit ans et que, si le temps nous offrait un répit, son parfum y flotterait encore et je tendrais la main pour la glisser dans la sienne.

Un jour, la direction de la chaîne de supermarchés mit en place deux caisses automatiques dans le magasin où elle travaillait. Pour tester l’idée auprès de la clientèle, avait-on rassuré les employées qui s’inquiétaient pour leur avenir. Elles s’excusèrent d’avoir posé la question, réflexe de pauvre, et attendirent, confiantes, le verdict. Le succès fut tel que, trois mois plus tard, on décida de remplacer deux tiers du personnel par des machines coréennes. Ces salauds proposèrent à ma mère un contrat d’intérim dans un charmant quartier verdoyant du nord-ouest de Londres – « à trente minutes à peine de votre lieu de travail actuel » – c’est-à-dire à quatre heures aller-retour de l’Eden. Elle possédait l’orgueil des humbles et n’aurait jamais quémandé le moindre traitement de faveur ni que sa situation reçoive davantage de considération que celle de ses collègues. Elle accepta le poste jusqu’à ce que la clientèle écranophile du nouveau magasin opte, elle aussi, pour l’automatisation. Les habituées avaient massivement coché la case « gain de temps » sur le questionnaire qu’on exhiba en guise de justification. L’une d’elles avait même pris soin de commenter qu’elle serait soulagée de ne plus avoir à répondre au bonjour machinal des caissières, sans réfléchir que, bientôt, des machines la traiteraient avec autant d’humanité qu’un sachet de salade, sans s’encombrer du moindre bonjour humain. Et elle ne trouverait rien à redire.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.

Aux employées, on suggéra une place, presqu’au même taux horaire, encore un peu plus loin géographiquement, ce qui, pour ma mère, aurait représenté près de cinq heures de transport quotidien. Elle déclina l’offre en s’excusant et ne reçut aucune indemnité, comme spécifié dans son contrat d’intérim qui venait de débuter. C’est aussi ce que précisait la lettre qu’elle avait timidement tendue à l’autre. On exigeait cependant qu’elle travaille jusqu’à la fin du mois car les nouvelles machines ne seraient installées qu’après cette date. Forts du succès mondial de leur procédé, les Coréens accusaient un léger retard de livraison. L’autre lut la lettre à voix haute. Il ne devait pas s’inquiéter, elle trouverait autre chose, plus près de l’Eden. Il s’était énervé. « Parce que tu crois qu’on roule sur l’or peut-être ?! »
La direction décida d’affecter ma mère à l’équipe du soir. Pendant les trois dernières semaines de son contrat, elle finit à vingt-deux heures et rentra à l’Eden à minuit passé, éreintée. L’autre était déjà couché. Il ne la touchait plus. Pourtant un soir, j’ignore pourquoi, il la frappa comme jamais auparavant.

Le lendemain matin, j’avais serré sa main un peu plus fort que d’habitude devant l’école, puis avais rebroussé chemin jusqu’à la gare sans qu’elle s’en aperçoive. J’avais neuf ans. Je m’étais faufilé sous les portillons et avais grimpé les escaliers derrière elle. Caché en retrait d’un pilier, j’avais attendu son train dans l’ombre avant de regagner l’école en courant.

Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails ».

4
La gare de Clapham Junction dresse devant moi son orgueil de briques rouges. Du haut de sa colline, les rails en contrebas, elle se donne des airs de forteresse médiévale, la vanité victorienne en plus. C’est le plus gros nœud ferroviaire de Londres. Vingt-quatre voies s’y croisent dans un dédale d’aiguillages, de feux clignotants, de quais, de ponts et desservent en quelques minutes les deux principales gares du centre, Victoria et Waterloo, ainsi que l’aéroport de Gatwick et les principales villes du sud-ouest de l’Angleterre, Brighton, Southampton, Exeter – la côte à moins d’une heure de l’Eden. Je n’ai jamais vu la mer.

Le grouillement, ici, est permanent. L’entrée du haut, celle qu’empruntent les costumes gris et les tailleurs bleu marine, force les voyageurs à grimper la colline jusqu’au grand hall avant de les faire redescendre vers les voies par une série de passerelles et d’escaliers. L’autre accès, celui d’en bas, le nôtre, chemine sous les rails. Il aboutit dans un souterrain humide et mal éclairé d’où germe une série d’escaliers menant aux quais. Celui-ci se remplit de couleurs aux premières et dernières heures du jour : des bleus de travail, des pantalons cargo kaki, orange, des salopettes marron, des vestes fluo, des uniformes rouges, verts ou bleus. Souvent un logo criard, dans le dos, rappelle à qui ils appartiennent. Et puis des blouses, des blouses, des blouses – blanches, roses, bleu ciel, vertes, rayées ou vichy – toutes avec un badge sur la poitrine.
Un matin que je jouais avec son badge dans la cuisine, ma mère me l’avait repris des mains et épinglé sur son uniforme. Elle avait soupiré à voix basse, « à quoi bon de toute façon ? ». Quand je lui avais naïvement demandé pourquoi, du haut de mes six ans, elle m’avait confié que les clientes n’adressaient la parole aux caissières que pour demander un sac supplémentaire ou leur reprocher de quitter leur poste pour aller aux toilettes. Connaître leur nom leur importait peu. Je n’avais pas encore appris à lire et m’étais écrié, « Tant mieux, il n’y a que moi qui ai le droit de t’appeler Maman ! Lauren aussi quand elle saura parler ». Elle avait ri de bon cœur et m’avait embrassé avant d’ajouter, « Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups ».

J’hésite à sauter les portillons comme d’habitude. Tapi dans la pénombre, le contrôleur me fixe, prêt à bondir. Je hausse les épaules et claque ma carte de transport sur le capteur. La gare est toujours un peu vide en milieu de matinée. Encore plus en période de vacances scolaires quand les costards et les tailleurs bleu marine emmènent leur famille au soleil.

Une fille m’effleure de son parfum. Je me retourne. Elle m’a déjà dépassé dans le souterrain. Sa longue jupe flotte sur un brouillard de poussière. Ses cheveux, presque blonds, cascadent en boucles sur ses épaules nues. Elle porte des sandales trop légères pour un mois de mai. J’aperçois ses pieds fins, aux orteils bien détachés, aux petits ongles vernis comme un soir de juillet. Ils avalent calmement chaque marche jusqu’au vaste quai à demi désert.

Voie neuf, une dizaine de voyageurs attend le train pour Waterloo. Je termine mon Red Bull et balance la canette. Une dame s’énerve toute seule car je n’ai pas utilisé la poubelle de recyclage. Elle meurt d’envie de me faire la réflexion mais lâche l’affaire quand je soutiens son regard. On nous a fait un cours sur l’écologie au lycée l’an dernier. Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire.

La fille longe le quai réservé à l’express de l’aéroport, puis s’arrête brusquement, presque chancelante. Elle se retourne, le visage voilé par l’ombre du grillage anti-pigeons. Un pas sur le côté. La lumière la révèle. Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.

Le chuintement de l’express se rapproche et fend l’air à vive allure. Je m’adosse contre un pilier, à l’écart, et laisse la douceur printanière m’envahir. Les haut-parleurs aboient l’ordre de s’éloigner de la bordure du quai. Le crissement métallique des essieux absorbe d’abord le frémissement des arbres, les querelles joyeuses des moineaux puis recouvre de sa plainte le reste des bruits du monde dans une légère odeur de brûlé.

J’avance d’un pas. La fille me considère, surprise, presque inquiète. Elle a compris. Moi aussi. Un autre pas. Avec la fragilité d’une funambule, elle s’approche des voies et défie mon regard. Trop près du bord. Enlisés dans leur indifférence, le nez sur leur téléphone, les autres voyageurs ne remarquent rien. Le souffle sec de l’express fouette les premiers mètres du quai dans un vrombissement qui fait tressaillir mes semelles. Une impression de déjà-vu me happe soudainement.
De nouveau la fille chancelle et se précipite vers le train.

5
Après l’école, une voisine nous récupérait, le temps que ma mère accoure de l’autre bout de Londres pour nous donner le bain et préparer notre dîner. Ma naissance avait bouleversé ses dix-sept ans, bien sûr, mais la tendresse l’emportait toujours sur la fatigue et elle ne manquait jamais de nous couvrir de baisers lorsque la voisine nous restituait. L’autre, lui, rentrait tard de ses chantiers. Parfois sobre.
Un soir, elle n’est pas venue. Lauren avait six ans. Moi, trois de plus. La voisine avait tenté de joindre ma mère plusieurs fois, en vain. L’autre a sonné à la porte, le regard rouge, l’haleine fatiguée d’alcool, une enveloppe décachetée à la main. Il a remercié brusquement la voisine dont les yeux mouraient d’indiscrétion et nous a ramenés chez nous. Il venait de trouver le mot que ma mère avait abandonné dans la cuisine le matin même. Elle nous quittait ; nous, l’autre, l’Eden. Pour un homme et pour un pays : l’Espagne. Il a parcouru les lignes plusieurs fois à voix basse, en répétant qu’il n’avait rien vu venir. Entre ses doigts, un petit objet scintillait dans la lumière tremblante du plafonnier. L’autre n’en détachait pas les yeux. Soudain il s’est mis à chialer, à tousser comme un jour de rhume des foins. Lauren s’est approchée et a bredouillé « atchoum Papa ». Il a levé la tête. Nous existions. Il a chialé de plus belle avant de s’en prendre à Lauren qui réclamait Maman et de me coller une beigne au moment où j’ai voulu la protéger. Il a enfoncé la lettre dans sa poche, abandonné le petit objet devant lui, puis nous a plantés tous les deux dans la cuisine avant de foutre le camp au pub. Je me retenais de pleurer, pour Lauren, pour qu’elle ne se noie pas dans tout ce chagrin, et puis aussi parce que l’autre me répétait depuis toujours que je ne serais jamais un homme si je passais mon temps à chougner comme ça. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu pleurer jusqu’alors. Sur la table, l’alliance de ma mère avait cessé de scintiller.

Souvent je tape son nom sur Internet à la recherche d’une existence virtuelle. Jamais elle ne s’est façonné de vie heureuse sur les réseaux sociaux ici ; elle trouvait à peine le temps d’être triste. Je sais que la traquer ne sert à rien car disparaître est un droit. Je me suis renseigné. N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder. Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa famille sans son autorisation. La loi permet aux gens qui le souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs gosses. J’espère qu’un jour – à Lauren, je dis même que j’en suis sûr – ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom. Je ne sais pas. Je lui ai inventé de nouveaux enfants avec l’homme qui nous l’a volée. Nous nous ressemblons un peu, eux et nous.

J’ai acheté un ordinateur en même temps que ma console de jeux dans une boutique d’occase. De recel en réalité. Je le partage avec Lauren, le temps de gagner assez pour lui en offrir un à elle. En fond d’écran, j’ai choisi un paysage de Benidorm. L’autre ressasse que notre mère s’est installée là-bas, avec son maquereau comme il l’appelle. Elle a dû le mentionner dans sa lettre. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais lue. Il l’a brûlée, avec toutes les photos d’elle.
Les tours en Espagne sont beaucoup plus belles que l’Eden. Elles rappellent les couleurs du coucher de soleil et oscillent dans une chaleur permanente, le long d’une grande plage toute jaune avec ma mère et sa nouvelle vie, sûrement, en bikini quelque part dessus. Le reste nous l’avons inventé, Lauren et moi. Enfin, surtout moi au début parce que Lauren était trop petite. Ma solitude mémorisait les noms et les images sur la carte d’Espagne que je gardais sous mon oreiller. Le soir, je les racontais à ma sœur pour la voir sourire. Avant de nous coucher, nous guettions les avions par la fenêtre, persuadés que l’un d’entre eux nous la ramènerait, qu’elle pousserait la porte de l’appartement pour venir nous chercher. Elle constaterait qu’ici, rien n’a changé. »

Extrait
« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine», suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, «si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner». C’était mieux payé que d’ouvrir des cartons chez Mister Ferguson.
Alors j’ai appelé. » p. 63

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Dorchamps, Paris, 20 mars 2019

Olivier Dorchamps © Photo DR

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement. (Source: Éditions Finitude)

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Les saisons d’après

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En deux mots
En acceptant une résidence d’écrivain à Trébeurden, Charlotte ne s’imaginait pas qu’elle allait (re)trouver l’auteur préféré de son défunt mari et se lancer dans une enquête sur cet homme mystérieux. Au fil des mois, c’est pourtant elle qui va se révéler.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les mystères de la résidence d’auteur

Dans son nouveau roman Christian Carayon se sert de ses talents d’auteur de polar pour concocter un roman brillant sur la famille, la création littéraire et les liens qui se tissent entre les gens. Quand la fiction vient nourrir la réalité et inversement.

Charlotte a l’occasion de quitter sa vie rangée de prof de lettres, au moins pour les six prochains mois, car elle vient d’être acceptée en résidence d’écrivain à Trébeurden, en Bretagne.
Pour elle le moment est particulièrement propice. Elle a déjà écrit deux romans qui ne se sont guère vendus et a besoin de prendre l’air. Si elle est un peu déçue de l’appartement assez modeste et humide mis à sa disposition – une belle pièce avec vue sur la mer la console toutefois – elle est entourée d’une équipe enthousiaste. Lizzie, qui a accepté sa candidature, lui explique sa mission. Outre sa grande liberté créatrice, elle proposera des films pour un ciné-club et sera chargée de commenter ses choix. En outre, elle animera un stage d’écriture auquel se sont inscrits cinq candidats.
Ajoutons que Charlotte entend profiter de sa situation géographique pour se mettre à la natation et sortir quotidiennement en mer.
Une initiative qui va vite s’avérer périlleuse, car un muscle de sa jambe lâche alors qu’elle est seule en mer. Elle a beau crier à l’aide, le seul passant qui la voit choisit de s’éloigner du rivage. Quand elle parvient finalement à regagner le rivage elle découvre tout à la fois que le promeneur n’est autre que WXM, l’auteur d’une série à succès que son défunt mari aimait beaucoup et le frère de Lizzie. Et que son choix n’est peut-être pas le simple fait du hasard.
Si leur rencontre ne se fait pas sous les meilleurs auspices, il n’en reste pas moins intrigant. Car s’il s’est installé en Bretagne sous pseudonyme, c’est pour échapper à une enquête de police après de mystérieuses disparitions. Des faits divers qui ont alimenté son œuvre et continuent d’alimenter les rumeurs.
C’est à ce moment du récit que Christian Carayon se rappelle qu’il a réussi quelques excellents polars en donnant à ce séjour une nouvelle densité, en faisant de Charlotte une enquêtrice hors-pair. «Je confesse une vilaine habitude: j’espionne. Depuis que j’ai fait le tour des maisons à la recherche de WXM, j’y reviens. Au début, c’était pour confondre leurs habitants.» Très vite, elle va pouvoir détailler les habitudes des uns et des autres. Mais aussi rechercher dans leur passé et confronter les scénarios. Jamais peut être l’imbrication entre réalité et fiction n’aura été si bien présentée. C’est dans les souvenirs d’enfance puis ses années de collège que le jeune Romain va trouver de quoi nourrir son œuvre et inversement, c’est en lisant sa saga que l’on va pouvoir accumuler les indices sur une existence mystérieuse, ses zones d’ombre. Ajoutons-y les vérités qui finissent par éclater lors des ateliers d’écriture et vous disposerez d’une riche palette que le romancier va habilement agencer pour nous offrir une enquête qui va finir par exploser au visage de celle qui la mène. Car – on l’aura compris – en cherchant dans la vie des autres, Charlotte se cherche elle-même.

Les saisons d’après
Christian Carayon
Éditions Hervé Chopin
Roman
464 p., 19 €
EAN 9782357206342
Paru le 03/02/2022

Où?
Le roman est situé principalement en Bretagne, à Trébeurden, Trégastel, Brest et environs. Un seconde partie se déroule à Marican et dans la région toulousaine. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Certains secrets ne peuvent pas rester enfermés à jamais dans la maison de notre enfance.
Charlotte a quarante-cinq ans, elle vient de perdre son mari et décide de tout quitter : son poste de professeur de lettres, sa maison et ses parents, qui ne le lui pardonneront certainement jamais. Elle va passer neuf mois à Lighthouse, une résidence d’auteur sur les hauteurs de Trébeurden. Neuf mois pour tenter de renaître et retrouver l’envie d’écrire.
Mais Lighthouse n’est pas une résidence comme les autres. Entièrement financée par un mystérieux auteur de best-sellers surnommé WXM, elle exige quelques contreparties. Entre des ateliers d’écriture auxquels participent d’étranges personnages, des séances de cinéma particulièrement animées et des rendez-vous avec une directrice aussi secrète que son mécène, Charlotte retrouve vite sa curiosité perdue. En plongeant dans le passé sulfureux de WXM sur lequel d’étranges rumeurs circulent, elle commence à réveiller les vieux souvenirs de sa propre enfance…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté
Blog fflo la dilettante
Blog K-libre
Blog Kanou Book

Les premières pages du livre
« Vendredi 20 septembre
Je connais le dernier moment heureux de mon existence. J’ai dix-neuf ans. On est fin juillet et il fait un temps magnifique. L’après-midi décline dans des couleurs de dessin animé japonais. Mon père se laisse flotter sur notre piscine, allongé sur un matelas gonflable. Il porte un chapeau de paille et chantonne en boucle un refrain qui fait l’éloge de la vie de bohème. Ma mère est assise à l’ombre des grands arbres. Elle est plongée dans la lecture d’un roman aussi épais qu’un dictionnaire. Du bout des doigts, elle triture son marque-page. À la fin de chaque chapitre, elle lève la tête et sourit aux anges. Luttie, ma petite sœur, est à plat ventre dans l’herbe. Elle épluche avec tout le sérieux du monde les articles d’une revue consacrée aux chanteurs à la mode. De ses longues jambes repliées, elle dessine des arabesques invisibles. C’est une sirène. Elle nage tout le temps. Et, quand elle nage, rien ne la freine, rien ne la brusque ni ne l’éclabousse. Elle file comme une risée de vent, ne laissant que deux ourlets qui disparaissent avant même qu’on entende le souffle de son passage.
Je suis assise sur la margelle, les pieds dans l’eau. Shirley, notre vieille chienne, me tient compagnie, sa grosse patte posée sur ma cuisse. Tout est calme. Tout est parfait. Je me sens entièrement à ma place. Dans quelques instants, Cécile, ma meilleure amie, va nous rejoindre. Elle garera sa petite voiture dans l’allée du garage pour que je puisse charger mes affaires. Elle dormira chez nous. Le lendemain, de bonne heure, nous partons toutes les deux faire du camping au bord de l’océan. Nos premières vacances en solo. Notre première grande aventure, dont je me délecte à l’avance depuis des semaines. Pourtant, à la veille de ce départ, l’envie s’est envolée. Partir est un déchirement. Cela revient à briser l’harmonie et à piétiner ce moment de grâce. Si je pars, je casse tout et je crains de ne plus jamais le retrouver un jour. Malgré tout, je pars.

J’ai quarante-cinq ans. Je ne suis plus la sœur de ma sœur depuis des années. Sans doute plus vraiment la fille de mes parents depuis quelques heures. Depuis quatorze mois, je ne suis même plus la femme de personne. Et je ne serai jamais la mère d’aucun enfant.
La maison que j’ai conservée après la mort de mon mari ne m’a jamais plu et, pour couronner le tout, elle ne m’attire que des ennuis, entre les trucs qui tombent en panne, les travaux à faire et le voisin de derrière qui veut me faire un procès à cause des branches du cerisier qui dépassent.
J’ai démissionné de mon poste de prof de lettres peu de temps après la rentrée, sans préavis. Je n’ai plus aucune ressource.
J’ai écrit deux romans, Décembre et Sang-Chaud, qui ont rencontré un beau succès d’estime, selon la formule consacrée. En clair, ils ne se sont pas vendus. Cela fait des années que je suis à sec d’idées, incapable de me lancer dans un nouveau projet d’écriture malgré de multiples tentatives. De toute manière, mon éditeur m’a signifié qu’il ne comptait pas sur un troisième manuscrit. Tandis qu’aucun de ses confrères ou d’éventuels lecteurs ne se sont manifestés pour s’inquiéter de mon absence.
Tout ce que je possède de vraiment cher tient dans le coffre de ma voiture, qui est garée à quelques dizaines de mètres, en bordure du petit port de plaisance.
On est le vendredi 20 septembre. Il fait gris et je ne suis plus grand-chose. Assise dans le seul café encore ouvert au bord d’une mer que je n’ai jamais connue, j’écris dans ce cahier destiné à recevoir le récit de mon exil en Bretagne.
Un peu plus de huit mois de résidence d’écrivain. Presque neuf mois… Le récit d’une destruction ou d’une renaissance, je l’ignore. Je suis terrifiée d’avoir tout plaqué. Je n’ai jamais fait un truc aussi dingue de toute ma vie. Je me découvre enfin audacieuse, ou folle à lier. Que ce soit l’un ou l’autre, c’est au moins ça de pris.

Mon rendez-vous n’est prévu qu’à 17 heures. Pourtant, je débarque à l’aube. Je suis trop impatiente de savoir si, ici, j’ai une chance de m’en sortir. Alors j’ai pris la route de nuit, dans un étrange mélange de peur et d’excitation. La peur que tout ceci soit vain, que ce soit la pire idée du siècle ; l’excitation de l’aventure, malgré tout. De toute manière, je suis toujours en avance, où que j’aille. De crainte de passer à côté de quelque chose sans doute. À moins que ce ne soit par méfiance de l’imprévu.
À Trébeurden, il n’y a plus grand monde. Je descends jusqu’au port sans croiser qui que ce soit. Les seules âmes qui finissent par apparaître le long de la grande plage, quand le jour se lève tout à fait, sont des personnes âgées qui, de manière dispersée ou en grappes, profitent de la marée haute pour pratiquer la marche dans l’eau. Le soleil est absent mais il fait doux. Pour autant, il faudrait me payer très cher pour que j’accepte de plonger un orteil dans cette mer déjà ternie par l’automne annoncé.
Pour tuer le temps, j’explore les bordures de ce qui sera mon nouveau monde. Je marche le long de la grève. À ma gauche, les maisons s’agrippent comme elles le peuvent à la pente qui dévale vers la mer. Puis, quand elles n’ont plus la force de s’accrocher, elles cèdent la place à une lande de plus en plus ensauvagée. La digue vient buter au pied d’un sentier qui s’aventure entre les ronces et les genêts. J’escalade cette face rugueuse, percluse d’épines noires. Au sommet, je me retrouve à surplomber une autre baie, plus large et plus évasée. Plus loin, j’aperçois une plage immense, éloignée de toute construction. Ce sera ma destination. Il me faut une petite heure pour l’atteindre. À ma grande surprise, il y a quelqu’un dans l’eau et, cette fois-ci, pas uniquement jusqu’à mi-cuisses. Un nageur revêtu d’une combinaison noire qui multiplie les allers-retours d’un bout à l’autre de l’anse. Il nage comme nageait Luttie. Ses battements sont une chorégraphie parfaitement maîtrisée. Ils sont souples, déliés et paisibles. En même temps, ils dégagent une force quasi surnaturelle. Je demeure ainsi à l’observer un long moment, fascinée. Jusqu’à ce qu’il sorte de l’eau.
Il retire d’abord ses palmes et ses lunettes, puis se dirige vers un petit rocher émergeant du sable sur lequel ses affaires sont posées. Il prend tout son temps pour retirer sa combinaison. Je lui donne la cinquantaine, et une cinquantaine peu athlétique. Torse nu, il exhibe des chairs molles, un ventre un peu trop bombé et des épaules tombantes. Il s’enroule dans une immense serviette-éponge à la couleur passée depuis belle lurette. Il s’avance à nouveau vers la mer. Il reste debout, à contempler l’horizon, encore essoufflé par son effort. J’y vois une respiration merveilleusement accordée. J’y vois une grande sérénité. Je l’envie. Il est le Nageur-de-l’Aurore, le premier acteur de ce théâtre.
Quand je reviens sur mes pas, je me dis qu’il faut que je m’achète une combinaison, des palmes et des lunettes. Je suis décidée à aller nager tous les jours, quel que soit le temps. On me reproche assez de ne pas prendre soin de moi. J’avoue que les suées collectives me rebutent, que les odeurs de chlore des piscines municipales me rappellent trop les horribles heures d’EPS au collège et que courir m’ennuie profondément. La mer, en revanche, c’est faisable. Nager, ce serait bien. Nager et écrire.

Lighthouse est un lieu dédié aux livres et aux films. Le site en lui-même ressemble à un petit manoir aux épais murs de granit, perché sur les hauteurs de Trébeurden. À 17 heures pile, je me gare sur le parking. Lizzie Blakeney vient à ma rencontre. Je la trouve encore plus belle et encore plus élégante que lors de nos deux conversations préparatoires sur Skype. Son maquillage est aussi discret que les fins bijoux qu’elle arbore. Elle m’adresse un sourire maternel. Elle me tend une main délicate aux doigts longilignes. De son accent délicieux, elle s’inquiète de mon long voyage et de la fatigue qu’il a dû occasionner. Je ne dis rien de mon arrivée précoce, ni des heures interminables qui ont suivi. Ce sont elles qui m’ont épuisée et qui m’ont modelé le visage d’une déterrée.
Lizzie est la coordonnatrice de Lighthouse. Elle gère l’ensemble des activités qui y sont rattachées, dont la résidence d’écrivain. C’est elle qui m’a recrutée. Elle me propose de visiter les lieux et de rencontrer le reste de l’équipe. À plusieurs reprises, elle insiste sur ce terme d’équipe. J’intègre un collectif et je dois jouer le jeu, même si une grande partie de mon jeu sera celui d’une soliste.
Nous franchissons d’abord un porche ouvragé pour découvrir un vestibule au sol de marbre et aux boiseries vernies. Un escalier s’élance vers un étage interdit au public. À droite, une double porte vitrée dévoile une longue et large salle. De hautes fenêtres s’y succèdent, des deux côtés, selon un intervalle à la symétrie parfaite. Si l’entrée est sombre, cette pièce est baignée de la lumière du large, où le soleil, enfin apparu, s’apprête à plonger. Les tables de travail sont d’un chêne épais et surmontées de petites lampes individuelles en laiton. Les espaces de lecture adoptent des fauteuils aux tissus clairs et colorés. Les étagères garnies d’ouvrages savent se faire discrètes, ne créant aucune séparation. Au fond, il y a une immense cheminée ouverte, devancée d’autres fauteuils et de deux canapés. L’ambiance fait très club anglais.
Stéphanie est la bibliothécaire. Je l’ai imaginée grande et sèche, avec des allures de gouvernante ; je la découvre ronde et joviale, avec ses bonnes joues empourprées et ses yeux qui se plissent. Elle me souhaite la bienvenue sans chercher à retenir un rire joyeux. Elle parle trop vite et bute sur les mots. Elle m’indique un présentoir en face de son comptoir. Mes deux romans y sont mis en évidence, mon nom écrit en gros sur un panneau. On annonce mon statut d’écrivaine en résidence et les ateliers d’écriture que je suis censée animer tous les jeudis soir. La seule autre personne qui se trouve dans cette salle est un homme qui prend son mal en patience. Il est assis de travers à une des tables et tape du pied. Il est soulagé de pouvoir enfin se lever. Il me dépasse de deux bonnes têtes, ses épaules ont la forme de deux parpaings et les favoris qui mangent ses joues rappellent qu’il est ce qui se rapproche le plus de l’ours. Il se prénomme Rodolphe. Il grogne un « Bonjour », tandis que sa poignée de main est d’une délicatesse aussi impressionnante que l’épaisseur de ses phalanges. C’est notre projectionniste, et il s’éclipse sitôt qu’il s’est plié à son devoir d’accueil.
Pour rejoindre le cinéma, il faut ressortir de la maison et la contourner par la droite. Ignorant l’inclinaison de ce qui a été un grand parc, une extension en bois s’avance avec audace, le bardage peint en gris perle. On ne la découvre qu’au dernier moment. Son entrée copie les vieux cinémas américains : arrondie, le guichet planté au milieu. La salle en elle-même est toute en tentures et fauteuils rouges. Cent vingt places, un écran gigantesque, ce qui se fait de mieux pour l’image et le son. Une séance chaque soir, à 20 heures ; d’autres à 15 heures le mercredi et le week-end ; aucune nourriture et aucune boisson ne sont tolérées. La programmation ne fait pas l’impasse sur les sorties nationales ni sur les gros films. Néanmoins, elle cherche surtout à se démarquer de ce qui est projeté à Lannion ou à Perros, ce qui lui permet de drainer des spectateurs dans un vaste rayon.
Justement, Lizzie me tend un exemplaire du programme imprimé. Une page est réservée à la séance du lundi soir qui m’est dédiée pour les neuf mois à venir. En relisant mes choix de la première période, je les assume mal. Pareil pour les commentaires que j’ai écrits. Lizzie me rassure. Ma liste est parfaite, en grande partie pour ses imperfections. Certains vont tiquer. Mais cela leur donnera de quoi débattre devant une part d’un des gâteaux de Mina.
Il y a un salon de thé au-dessus, qui se prolonge d’une magnifique terrasse tournée vers la mer. J’y rencontre celle qui est le dernier membre de l’équipe. Je ne sais pas si elle a dix-huit ans ou dix de plus. Elle est aussi mince et brune que Stéphanie-Jacasse est potelée et blonde, aussi petite et frêle que Rodolphe est géant et rocheux. Avec ses cheveux coupés court et perclus d’épis, elle fait penser à un oisillon tombé du nid. Elle se serre dans un gilet noir trop grand pour elle, qu’elle ne cesse de rajuster pour masquer sa poitrine, dont je remarque néanmoins la générosité. Lizzie promet que ses pâtisseries sont à se damner, notamment sa tarte aux cerises. Elles sont exposées dans une vitrine et accompagnent les habitués du cinéma qui ont l’habitude de monter discuter du film après la séance. Mina a eu la gentillesse d’en préparer une rien que pour moi. Elle doit être encore tiède et m’attend patiemment sur la table de la cuisine de mon nouveau chez-moi.
Il s’agit d’une maisonnette qui se cache dans une courte ruelle perpendiculaire à la pente, à trois cents mètres du manoir. De l’extérieur, avec sa façade refaite, ses huisseries neuves et son étage en bois rouge, elle est engageante. Les choses se gâtent sitôt l’entrée franchie. Un rapide couloir aboutit dans ce qui a été une courette. Elle a été couverte d’une verrière et a gardé son pavé d’origine ainsi que son caniveau central, qui lui fait la raie au milieu. Elle empeste l’humidité. Une salle de bains et des W.-C. attenants ont été posés dans un coin aveugle. De l’autre côté, une porte ouvre sur la cuisine dont l’unique fenêtre donne sur cette cour suintante. Dans le prolongement, une pièce à vivre contemple la grisaille de la ruelle. L’ameublement de ces deux pièces ressemble à un voyage dans le temps, au cœur des Trente Glorieuses : table et chaises en formica, buffet assorti, lit alcôve aux boiseries vernies, sofa orange au design faussement anguleux. S’il y avait une télévision, je suis certaine qu’elle diffuserait encore la mire de l’ORTF. La tarte de Mina est la seule touche rassurante. Son doux parfum est le seul à pouvoir lutter contre les relents d’humidité. Je dois faire une tête pas possible parce que Lizzie se montre désolée.
— Je vous avais prévenue pour la maison, Charlotte. Ce n’est pas…
Elle hausse les épaules au lieu de terminer sa phrase. Je la trouve encore plus gracieuse que tout à l’heure.
— L’avantage, c’est que le quartier est très calme pour travailler. Sans compter que vous êtes proche de tout, sans avoir besoin de prendre votre voiture. Et puis, il y a l’étage…
Effectivement, en haut de l’escalier, l’univers change. Ici, la lumière naturelle surgit de partout. Trois grandes fenêtres survolent les toits de Trébeurden et permettent même d’apercevoir la mer. Les meubles sont blonds ou blancs : un grand lit, deux tables de chevet, une commode et un beau bureau. Une baie coulissante ouvre sur une terrasse de poche qui me fait immédiatement penser à un recoin secret. Je retrouve mon sourire et Lizzie a l’air soulagée.
— Si vous vous sentez trop à l’étroit ou trop seule, n’oubliez pas que vous êtes chez vous à Lighthouse. Pour écrire, lire ou simplement bavarder avec le reste de l’équipe. Le cinéma vous est également ouvert à discrétion.
Elle me confie son numéro personnel et s’assure à plusieurs reprises que je n’hésiterai pas à lui faire part de mes moindres difficultés, y compris financières, en attendant le premier versement prévu pour le 1er octobre. Elle pose les clés sur le bureau et coince dessous une enveloppe.
— Pour les frais de votre voyage, comme convenu…
Je me sens petite. Quelques minutes plus tard, après m’avoir à nouveau souhaité la bienvenue et dit son impatience de travailler avec moi, Lizzie Blakeney m’abandonne dans la cour, comme ma mère le jour de la rentrée des classes.

* *
Dimanche 22 septembre
Je dois admettre que les deux jours qui ont suivi ont été difficiles. Ranger mes affaires, flâner le long des rues, descendre au bord de l’eau, y croiser les évadés du week-end venus profiter des ultimes moments de l’arrière-saison et rouler jusqu’à Lannion pour y acheter mon équipement de nage n’ont pas suffi à combler mon samedi. Et encore moins ce dimanche. Quand je veux étrenner ma combinaison, le Nageur-de-l’Aurore est encore là et, honteuse d’oser m’immiscer dans un domaine qui n’est pas le mien, je rebrousse chemin. Il faut dire que je nage mal. Tout ce que je tente dès que je suis dans l’eau n’est que chaos.
Alors, je marche beaucoup. Ça, je sais faire. L’île Milliau, qui s’agrafe à nous à chaque marée basse, n’a plus de secret pour moi. J’y déniche un ou deux coins bien cachés où je pourrais m’asseoir pour y trouver l’inspiration.
Les soirées et les nuits sont les plus pénibles à surmonter. Incapable de fermer l’œil, assaillie par une myriade de doutes, j’en suis réduite à fouiller dans les casiers de l’horrible lit alcôve, qui recèlent toute une collection douteuse de livres de poche usés. Leur présence dans cette maison dédiée à l’écriture tient de la provocation. Les volumes se divisent en deux parties inégales : ceux dont les couvertures dévoilent des femmes en bikini ou simplement vêtues de manteaux en fourrure sont les plus nombreux ; les autres ont droit à des dessins grivois comme ceux des cartes postales salaces qu’on trouve encore en vente l’été. Je m’amuse à dénicher les scènes de sexe dans ces bouquins. J’ai de quoi m’occuper, car il y en a à peu près une toutes les dix pages. À chaque fois, les femmes ont des orgasmes si intenses qu’elles en tournent de l’œil. Elles ne résistent à aucune tentation masculine et ne sont jamais rassasiées. Je suis particulièrement sensible à la scène où, alors que le tournage d’un film s’est installé dans un petit village, l’actrice principale est si peu farouche qu’elle ne voit aucun inconvénient à ce que le maire vienne lui rendre visite dans sa caravane alors qu’elle est en petite tenue ; pas davantage quand il sort son machin à accepter sans sourciller de lui tailler une pipe. Hélas pour le vieil homme, le dentier de la belle se détache – parce qu’en plus de n’avoir pas de cervelle, elle n’a plus de dents – et le type se retrouve à couiner et à courir cul nu à travers champ, les fausses canines de la starlette refermées sur son membre.
Voilà à quoi ressemble la notion d’échec : lire ces quelques pages jusqu’au bout, à 2 heures du matin.

Comment suis-je arrivée ici, à me rendre déjà malade ? Je dois mon exil à mon défunt époux.
Durant ses mois d’agonie, Laurent, mon mari, s’est accroché à la lecture d’une saga d’heroic fantasy intitulée A’Land. Lui qui lisait si rarement s’est passionné pour cette histoire à rallonge. Il y a trouvé de la force. Peut-être même de la joie. En tout cas, il a défié tous les pronostics médicaux en doublant les trois mois d’espérance de vie qu’on lui avait annoncés. Sur la fin, il déplorait de ne pas avoir le loisir de relire les quatre tomes. Quelques heures avant sa mort, il s’est répété des passages appris par cœur. Au moment où ses sens se sont éteints, il en a appelé d’une voix étouffée au Col du Tonnerre.
À son grand regret, je ne me suis pas intéressée à ces livres qui, malgré leur succès époustouflant, ne m’ont jamais tentée. Laurent a toujours été un grand ami, à défaut d’être mon grand amour. Il m’a laissé son ultime passion en héritage. D’abord, je me suis entêtée à la négliger, croyant trouver dans mon veuvage les ailes qui me faisaient défaut depuis si longtemps. Quand je me suis rendu compte que je n’étais libérée de rien, je me suis effondrée. Ça s’est passé un soir, alors que je me lavais les dents. Dans le miroir de la salle de bains, j’ai pris conscience de rester à droite, laissant le côté habituel de Laurent vide. Sa brosse à dents était encore à sa place. Il était mort depuis moins de trois semaines et j’ouvrais les yeux.
On croit que je pleure mon époux disparu. Ce n’est pas tout à fait exact. Une grande partie du deuil que je porte est celui de mes illusions perdues.
Je me suis plongée à mon tour dans A’Land. Plusieurs tentatives ont été nécessaires pour que je parvienne enfin à dépasser le premier chapitre dont la lenteur n’aide en rien. On y présente une époque indéterminée aux airs de Moyen Âge, une communauté isolée dans le creux d’une montagne, seulement ouverte par le Col du Tonnerre, au sud ; au-delà de celui-ci, des terres que personne ne connaît mais que l’on sait hostiles, si bien que le passage est protégé par un fortin qui barre l’accès dans un sens comme dans l’autre ; un héros de quatorze ans nommé Niam A’Land qui a des doutes plein la tête ; son frère aîné, Neil, plus fort et plus courageux que lui, promis à l’honneur d’intégrer la garnison du col ; un ennemi, Marcavi…
J’ai renoncé. J’ai recommencé avant de renoncer à nouveau et ainsi de suite jusqu’à ce que, plus d’un an après ma première tentative, je parvienne enfin à pénétrer dans ce monde et que j’avale les quatre épais volumes de cette saga, y trouvant à mon tour bien plus qu’une simple histoire. La dernière page m’a laissée orpheline. En même temps, j’ai compris que je ne serais plus jamais seule. La sensation était étrange. Encore dans l’émotion, je n’ai découvert l’écriture de Laurent qu’un peu plus tard. Sur la page de garde, il avait noté les références de Lighthouse. Il l’avait fait pour moi.
Un site Internet très épuré en présentait le principe sans la moindre référence à A’Land ni à son auteur, William-Xavier Mizen, alias WXM. Ce n’est précisé nulle part, mais c’est lui qui finance tout cela. Huit mois de résidence, de fin septembre à début juin, ouverts à tout écrivain ayant déjà publié au moins deux romans à compte d’éditeur et ayant une connexion forte avec le cinéma. En échange, on attendait de l’heureux bénéficiaire qu’il anime un atelier d’écriture hebdomadaire et qu’il programme un film de son choix, tous les lundis, afin de partager ses influences et de mieux comprendre sa démarche d’auteur. En douze ans d’existence, seuls deux auteurs ont bénéficié de la résidence. Les autres années, aucun postulant n’a été retenu. Rien ne pouvait se faire en ligne. Il fallait envoyer sa candidature par la poste avec une lettre de présentation, une profession de foi justifiant la démarche ainsi qu’un exemplaire de chaque livre paru.
Le dimanche où j’ai appris l’existence de ce site, il ne restait qu’une semaine avant la clôture des inscriptions. Ça m’a trotté dans la tête toute la journée et un nouveau lundi maussade au lycée m’a convaincue de peser le pour et le contre d’une éventuelle ambition.

POUR :
La mer m’a toujours attirée. Avant qu’il ne tombe malade, quand j’ai songé à quitter Laurent et à m’éclipser, je me suis vue rouler jusqu’à ce que la terre s’arrête et décider face au large de la suite à donner aux événements. La mer, à mes yeux, est la liberté incarnée. Chaque autre monde commence par là.
Changer de paysage. Changer de rythme. Changer de vie. Je ne peux qu’y gagner. Ne serait-ce que pour regretter ce que j’avais avant. Partir me permettrait de m’éloigner de cette fichue maison vide ; de Caroline, ma voisine et amie ; de tous mes soucis.
Je suis vide ; le moteur en panne. Avec un peu de réussite, cette expérience me fournira le carburant nécessaire. J’ai toujours été incapable de prendre les décisions qui s’imposent, incapable de trouver le courage de bouleverser l’ordre des choses pour les retourner en ma faveur. Là, je devine une force qui me pousse dans le dos. La laisser faire est tentant.
Il faut se rendre à l’évidence : si je suis recrutée, cela constituera la première aventure de mon existence. Tout ce qui a précédé a été sage, ordonné, sans véritable enjeu.
J’adore le cinéma. Quand j’étais étudiante, j’étais capable de voir trois ou quatre films par semaine. Je séchais les cours pour les séances dépeuplées de l’après-midi. Et, quand ce que j’avais vu me plaisait, j’y revenais le soir même, juste pour entendre les réactions des autres spectateurs.
Je veux comprendre WXM. Je veux savoir d’où lui sont venues ses inspirations, comment il a su mettre de la moelle et du sang dans ce qui n’aurait dû être qu’une œuvre romanesque sans autre ambition que de raconter une grande histoire.
Je veux écrire. Je veux accoucher de ce troisième roman qui me dévore de l’intérieur. J’ai besoin de temps. J’ai besoin d’être poussée dans mes retranchements pour le rejoindre et le mettre en lumière.

CONTRE :
La résidence est mal payée : 1 500 euros par mois. En plus, elle m’oblige à démissionner car il est trop tard pour demander une mise en disponibilité. La prise de risque est radicale. Je perds mon travail et ma seule source de revenu. Je fais quoi, après, si ça ne marche pas ?
Jusqu’à présent, j’ai toujours eu peur de partir, de faire preuve d’audace. Pourquoi ça changerait ? Qu’est-ce qui me dit qu’au dernier moment, je ne vais pas renoncer et m’offrir une lâcheté supplémentaire dont je ne me remettrais jamais ? Comment vais-je convaincre mes parents de ne pas se mettre en travers de mon chemin ? Est-ce qu’il va falloir que je me fâche avec eux comme je l’ai fait avec Luttie ?
Je n’ai pas la moindre idée de ce que je veux écrire. Je ne sais même pas par quoi commencer. Neuf mois ne seront pas suffisants, je le crains.

Un jour de plus, et j’ai oublié d’être raisonnable. J’ai écrit comme j’ai pu ma lettre de présentation. En guise de profession de foi, faute de mieux, j’ai recopié cette liste. J’ai fait un paquet de mes deux bouquins et j’ai expédié le tout à l’adresse indiquée.
Deux semaines plus tard, à mon retour du travail, j’ai découvert une enveloppe sans aucune mention de l’expéditeur. À l’intérieur, une lettre à l’en-tête de Lighthouse et signée Lizzie Blakeney annonçait que ma candidature était jugée digne d’intérêt, à l’image de mes romans. Elle me demandait de remplir un questionnaire qui ne comportait que trois questions :
Quel film a changé le cours de votre vie ?
Quel film vous hante ?
Quel film auriez-vous aimé écrire ?
Pas un mot sur la littérature. Rien sur mes motivations, ni sur mes aptitudes à animer des ateliers d’écriture. Rien sur ma connaissance de l’œuvre de WXM.
Quel film a changé le cours de ma vie ?
Sans aucune hésitation, L’Expérience interdite, en 1990. C’était l’époque où je n’allais plus du tout à la fac, passant mon temps enfermée dans mon studio ou dans les différents cinémas de la ville. Un après-midi, malgré des critiques désastreuses, je suis allée voir ce film. Les personnages étaient tous de brillants étudiants en médecine, des jeunes gens audacieux qui se construisaient un avenir doré en savourant la vie que leur offrait le campus. Mon cursus était sombre et décevant. À force de sécher les cours, je ne connaissais personne à qui me lier, personne qui puisse me remotiver et me pousser à revenir à la fac. Pourtant, ce film m’a donné envie de retenter ma chance. Dès le lendemain matin, je suis repartie en T.D. Pile le jour où la prof a tenu à mettre à jour les inscriptions pour les oraux obligatoires. Tout étudiant non-recensé à la fin de ces deux heures se voyait crédité d’un zéro éliminatoire. Quand mon nom est arrivé, j’ai levé le doigt et pris le premier sujet encore disponible. Un miracle ! Je n’ai plus jamais été absente. Je suis redevenue étudiante et j’ai pu valider ma deuxième année sans que mes parents se doutent que je les avais embobinés depuis des mois. Tout cela par la grâce d’un mauvais film.
Quel film me hante ?
Des scènes me hantent. Je suis capable d’en citer des dizaines. Mais des films entiers… J’opte finalement pour Zodiac. Mitigée lors de sa sortie, je l’ai senti s’imposer sur la durée, infusant lentement, trouvant son chemin jusqu’à se graver en moi. Je l’ai revu à plusieurs reprises. J’y déniche toujours quelque chose qui n’y était pas la fois d’avant, tout en persévérant à le trouver imparfait. Je fouille dans ses tréfonds à la recherche de ce qui lui manque. Et mes réponses ne sont jamais les mêmes.
Quel film aurais-je aimé écrire ?
Ma première tentation est de répondre Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Avant de me raisonner et d’aboutir à Take Shelter, qui représente pour moi l’équilibre absolu. Une écriture dense, riche, une amplitude énorme jusque dans son final ouvert qui laisse le champ libre à plusieurs interprétations possibles. Sans compter que, dans cette histoire d’effondrement, la femme est le seul pilier qui ne flanche pas et sauve tout ce qu’il y a à sauver sans céder au découragement. Mon exact contraire.

Trois films. Trois films qui ont pour points communs la peur du vide, les horizons bouchés et le poids écrasant du passé.
Fin mai, j’ai reçu une nouvelle enveloppe, plus épaisse. Lizzie Blakeney me priait d’étudier l’ensemble des paragraphes des conditions d’engagement, en vue de préparer mes questions pour notre entretien sur Skype, le grand oral censé sceller mon sort. Je devais aussi prévoir ma programmation cinéma, autour de huit thèmes imposés. Si ma candidature était validée, Take Shelter ouvrirait le bal et Zodiac le clôturerait. Nous ferions poliment l’impasse sur L’Expérience interdite. Il était précisé que je n’étais pas censée animer un ciné-club, mais dévoiler ce versant de mon cheminement d’écrivaine. Pas de films d’Hitchcock, de Truffaut, de Welles, Godard, Chaplin, Sergio Leone, Stanley Kubrick ou Steven Spielberg. Tout ce qui avait été programmé à Lighthouse lors des trois années précédentes était également à bannir. Ma liste ne devait pas chercher à en mettre plein la vue. Pour chacune des œuvres choisies, quelques lignes expliqueraient son rôle à mes yeux.
J’étais plongée dans la correction des épreuves du bac quand Lizzie m’a donné rendez-vous par un message laissé sur mon répondeur où, pour la première fois, j’ai entendu son accent irrésistible.
Le jour venu, sur l’écran de mon ordinateur, je découvre une jolie brune, la quarantaine, qui retire ses lunettes et dont le sourire dessine une asymétrie charmante.
— Bonsoir, Charlotte. Je suis enchantée que nous puissions enfin nous parler et nous voir. Comment allez-vous ?
J’ai la trouille. Un tsunami fonce sur moi et je suis trop lente pour m’enfuir.
— Avant toute chose, avez-vous des questions à me poser concernant les conditions de Lighthouse ?
Est-ce que, si on renonce au dernier moment, on passe pour une pourriture ?
— Le logement n’est pas très grand, ni très luxueux, mais il est propre et bien situé. Du bureau, il dispose même d’une vue sur la mer. Pour le salaire, il est versé le 1er du mois. En compensation de septembre, on prend en charge les frais. C’est bon pour vous ?
J’ânonne une énième réponse polie. J’arbore une tête de cloche, sourire figé et yeux dans le vague.
— Nous imprimerons le programme des films du premier mois avant votre arrivée. Nous reprendrons les textes que vous nous avez fournis. Pour les autres périodes, vous aurez la possibilité de les retoucher, si vous le désirez. Quant aux ateliers d’écriture, il s’agit d’un rendez-vous entre personnes qui cherchent avant tout à passer un bon moment. Soyez vous-même, sans chercher à copier ce qui se fait ailleurs.
Je vois tout en noir, chère Lizzie. Je me sens minable et inutile.
Êtes-vous certaine que vous attendez ça de moi ?
— Votre lettre de présentation m’a beaucoup touchée et j’ai beaucoup aimé vos deux romans.
J’ose enfin ma première question.
— Êtes-vous seule à décider du recrutement ?
Lizzie sourit davantage. Ses yeux noirs pétillent. Elle est d’une beauté peu banale et d’une grande classe. Elle comprend que je lui demande si WXM a un droit de regard. Néanmoins, elle ne me répond pas directement.
— Nous sommes une petite équipe, Charlotte. Vous êtes notre unique choix. Si ce n’est pas vous, ce ne sera personne.
Je ne le sais pas encore, mais je vais le faire. Je vais me jeter dans le vide. Je vais envoyer mon contrat lu et approuvé. Je vais acheter ce cahier pour y raconter mon histoire, au moins pour me forcer à écrire tous les jours, ce que je n’ai plus fait depuis des années. Je vais faire ma rentrée des classes comme si de rien n’était. Puis, au bout de quelques jours, je vais poser ma démission sans céder aux suppliques de mes collègues ou de mon proviseur qui tenteront de me faire changer d’avis. Je n’informerai mes parents qu’une fois qu’il sera trop tard pour faire marche arrière. Je ne leur dirai rien de ma destination. Je quitterai mon lotissement en pleine nuit, sans avoir averti mes voisins. Pas même Caroline. Je vais opter pour la politique de la terre brûlée. Aucun retour en arrière ne sera possible.

Avant de me coucher, vaincue par le maire et sa queue mordue au sang par le dentier de l’actrice, je me bâtis un programme anti-renoncement que je compte commencer dès demain matin : lever de bonne heure ; écriture ; puis cap sur la mer pour y nager, l’heure dépendant des marées ; retour au chaud, avec un passage quotidien à Lighthouse, histoire de conserver un semblant de vie sociale ; dîner ; un film ou deux épisodes d’une série ; extinction des feux. Seules entorses à ce calendrier : les lundis et jeudis soir où je me plie à mes engagements au cinéma et à l’atelier d’écriture. Je me réserve également le droit de quelques projets annexes. Par exemple, j’en profiterais bien pour apprendre à faire du bateau.
Dans quelques heures, mes anciens collègues vont se diriger vers le lycée en traînant des pieds. Mes voisins se demanderont où je suis passée, remarquant la maison toujours fermée et ma voiture absente de l’allée. Mes parents se lamenteront toujours plus de ma décision.
Moi, j’entrerai officiellement dans ma résidence d’écrivain.
Je suis loin. Je suis libre d’écrire, de sortir, de nager, de faire ce que je veux, quand je le souhaite. Je suis prête à en découdre. Je suis de retour.

La saison d’après
Lighthouse – Le Cinéma
Les séances du lundi soir
Charlotte Kuryani, écrivaine en résidence, vous propose dans le cadre du thème La saison d’après :

Lundi 23 septembre – 20 h 00
Take Shelter – Jeff Nichols (2011)
La hantise de l’effondrement est une maladie dont il est difficile de se défaire. Le monde est de plus en plus menaçant, l’orage gronde au loin : est-il réel ou inventé ? L’homme envisage le pire. Son épouse se dresse en ultime rempart, ne se laissant pas abattre, disposée à tous les sacrifices pour sauver les siens, sauf à se cacher de la lumière.

Lundi 30 septembre – 20 h 00
Beauté volée (Io ballo da sola) – Bernardo Bertolucci (1995)
Il y a les soirs d’été en Toscane, autour d’une table, sous les arbres, à laisser le temps faire son affaire. Il y a du vin rosé, des petits poèmes écrits sur des morceaux de papier immédiatement brûlés et des pétards que l’on fait circuler. Certains vont mourir, d’autres renaissent. Le temps passe…

Lundi 7 octobre – 20 h 00
Le plus escroc des deux (Dirty Rotten Scoundrels) – Frank Oz (1988)
Ce film méconnu a toujours eu le don de me mettre de bonne humeur.
Parce qu’il y a la fin de la saison sur une Riviera très hollywoodienne. Parce qu’il y a Michaël Caine. Parce qu’il y a la réplique: «Les pinces génitales, tu les veux?»

Lundi 14 octobre – 20 h 00
Raison et Sentiments (Sense and Sensibility) – Ang Lee (1995)
L’une des deux héroïnes renonce à la passion pour un homme qui se consume pour elle. L’autre, d’apparence plus sage et plus raisonnable, ne fait aucune concession. Personne n’est ce que l’on croit vraiment dans ce film. Autour de ces personnages, une vie nouvelle, loin de Londres. L’espace, l’air de la campagne, la chaleur et, surtout, l’illumination.

Vendredi 27 septembre
Les journées défilent, rythmées de rendez-vous enfin heureux. Depuis lundi, je dors comme un bébé et me réveille à l’aube, en pleine forme. J’ai apprivoisé la courette, la cuisine semi-aveugle et la salle de bains malodorante. Néanmoins, l’étage est mon vrai territoire. J’y passe mes matinées à noircir les pages de l’Autre Cahier, celui avec un grand 3 tracé au feutre rouge sur la couverture.
Les idées affluent, même si elles ne survivent pas longtemps à un examen plus approfondi. Mercredi soir, par exemple, je monte à la pointe de Bihit pour admirer le coucher de soleil. Deux camping-cars sont garés sur le parking. Dans le premier, en piteux état, toutes les vitres sont occultées et il semble n’y avoir personne. Dans le second, flambant neuf, un couple de retraités regarde la télévision, tournant le dos au spectacle époustouflant qu’offrent le ciel, la mer et la myriade d’îlots disséminés au-delà de l’île Milliau. Je crois tenir le début de quelque chose si, au matin on découvre les deux vieux assassinés et le premier camping-car disparu.
Je m’enthousiasme et puis le soufflé retombe.
J’en suis à la fin de ma première semaine et rien n’éclaire le début du long trajet vers le roman à venir. En fait, je n’ai qu’une mince intention, l’envie d’écrire sur ceux qui passent à côté de la lumière ou l’évitent volontairement. J’appelle ça les victoires invisibles. C’est léger à faire peur.

Première semaine et semaine des premières.
Lundi soir, l’inauguration de mon programme au cinéma se fait devant une salle clairsemée. Le public se montre attentif et bienveillant. Les pâtisseries de Mina sont vraiment à tomber et délient les langues. Je suis déçue, le film n’entraîne que des réactions polies et tièdes. Je présente mes excuses à Lizzie pour ne pas avoir su bien m’y prendre. Elle me répond que je m’en suis très bien sortie, que les choses vont s’installer sur la durée et que des soirées à la météo moins clémente donneront davantage de chair à l’assistance.
Hier soir, premier atelier d’écriture. Lizzie nous installe dans un petit salon attenant à la bibliothèque dont je n’avais pas suspecté l’existence. Une grande table ovale, huit belles chaises et une petite cheminée allumée. Je ne suis pas très à mon aise, c’est le moins que je puisse dire. N’avoir que quatre participants n’aide pas. Surtout que, parmi les quatre, il y a un vieil homme à la mine sévère et au regard noir qui ne se déride pas de la soirée. Il lit ses textes qui sont aussi secs et coupants que lui. Avec son costume trois-pièces et son épaisse carrure, je lui trouve une vague ressemblance avec Ronald Reagan. Je ne peux me défaire du sentiment de me trouver face à un jury dont il est le seul membre, celui sur lequel personne ne veut tomber. À la fin des deux heures, il se lève, droit comme un piquet, il enfile son manteau et prend congé d’un glacial et exaspéré « Bonsoir, mesdames ».
Les « mesdames » en question sont deux sœurs que j’ai surnommées Heckel et Jeckel. Deux mamies aux cheveux si blancs qu’ils en paraissent irréels. Heckel est rondouillarde et parle trop. Jeckel est toute fine et s’exprime d’une voix à peine audible, ce qui fait râler son aînée qui ne cesse de la brusquer pour qu’elle articule. De toute manière, elles se houspillent pour un oui et pour un non, la petite n’hésitant pas à répondre à la grande. Leurs textes livrent une image inversée. Ceux d’Heckel sont discrets, souvent un peu trop timides ; ceux de Jeckel sont si audacieux et tonitruants qu’ils résonnent. La séance a suffi pour que j’apprenne qu’elles vivent sous le même toit, qu’elles ont réinvesti la maison de leurs parents, que Jeckel est veuve depuis de nombreuses années et qu’Heckel a été institutrice. Je les apprécie beaucoup. Elles restent un peu plus longtemps à la fin. Elles s’inquiètent de mon quotidien, de ma façon de m’alimenter, de ma solitude. Elles m’invitent à passer chez elles dès que je le souhaite et m’assurent que cet atelier leur a beaucoup plu.
La quatrième inscrite est plus jeune que moi. Elle se prénomme Élise et a peu écrit, se perdant souvent dans la contemplation des flammes et peinant à lire les quelques phrases qu’elle a finalement couchées sur le papier. Elle a le regard triste et dévisage ses voisins de biais, par en dessous, les surveillant comme des ennemis prêts à s’abattre sur elle. Je m’interroge encore sur sa présence tant elle semble punie. D’elle, je ne sais pas grand-chose de plus.

Le plus convaincant de ces premiers jours a été ma découverte de la nage dans la mer d’automne. J’y ai consacré tous mes après-midi dans la vaste anse sculptée de l’autre côté de la lande. Je m’y rends en voiture. Je me change au milieu des rochers qui parsèment la plage. Je mets un temps fou à enfiler ma combinaison avant de me lancer. Le ciel a beau être très changeant, la couleur de l’eau ne se défait pas de toutes les nuances possibles. La sensation est prodigieuse. Il y a l’effort, qui fait le ménage dans ma tête et remet en place tous les rouages de ma vilaine mécanique. Il y a l’environnement, qui imite d’abord le refus avant de se laisser faire. Tous les repères se transforment. La normalité s’égare dans la marée montante. Quand je sors, je suis habitée d’une sensation de bien-être et de force que je pensais perdue à jamais. Comme le Nageur-de-l’Aurore, je me tiens debout face à la mer, enroulée dans ma serviette de bain. Je la remercie pour ces moments d’exception. Je comprends mieux Luttie et son obsession pour la nage quand elle était plus petite.
Mon expédition s’accompagne de tout un rituel qui, à lui seul, est déjà un voyage. J’adore rentrer, rincer ma combinaison dans la douche et la suspendre au-dessus du caniveau de la courette. La chaleur revient en moi, lentement. La fatigue laisse place à une paix que je déplace à Lighthouse où elle se marie si bien avec l’ambiance feutrée. Je discute un peu avec Jacasse et Mina. La première m’indiffère, la seconde me fascine. Je me love dans un des fauteuils, près de la cheminée. Je me crois à nouveau assise au bord de notre piscine. Je ressuscite ces heures de félicité.
Je ne repars chez moi qu’à la fermeture. Pour l’heure, en dépit de l’insistance de Mina et des grognements désapprobateurs de l’Ours-Rodolphe, je déserte le cinéma. Je prépare mon repas. Je mets un peu de musique pour donner une autre tonalité à la table en formica. Malgré la fraîcheur de plus en plus présente, je fais un dernier tour sur ma terrasse de poche. J’y contemple les traînées d’une journée qui valait la peine d’être vécue.

* *
Mardi 1er octobre
À Lighthouse, William-Xavier Mizen n’est qu’un spectre. Ses romans ne font même pas partie des fonds de la bibliothèque. Stéphanie-Jacasse me confirme qu’il est à l’origine du projet et qu’il y consacre une fortune. Elle me raconte que, de temps à autre, quelques fans, parmi les rares à connaître le lien entre leur auteur fétiche et ce lieu, pointent le bout de leur nez. Ils posent des questions, se prennent en photo devant le manoir et disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus.
Elle-même ne l’a jamais vu, du moins en tant que tel, parce qu’il pourrait bien se cacher sous une fausse identité et personne n’en saurait rien. Elle baisse la voix, comme si des oreilles mal intentionnées pouvaient nous entendre alors que nous sommes seules dans la grande salle. Puis elle se redresse sur sa chaise, écarquille les yeux et pince les lèvres, ce qui donne l’impression qu’elle se retient d’éclater de rire et ruine ses effets.
J’ai entendu parler de lui, comme à peu près tout le monde, quand A’Land, dès sa sortie, est devenu un phénomène de société. Malgré son succès époustouflant, le personnage est très secret. Aucune photo, aucune interview, des rumeurs en pagaille auxquelles il ne répond jamais. On dit tout et n’importe quoi. Qu’il vit dans un manoir caché au fin fond de la campagne galloise, à moins que ce ne soit dans une modeste ferme irlandaise, entouré d’animaux. Qu’il a fondé une secte de survivalistes dans un trou des Pyrénées ou sur une île de la Baltique. Qu’il est interné dans un hôpital psychiatrique de Northampton, rendu fou par le succès et les millions. Qu’il est incapable d’écrire le moindre mot depuis qu’il a mis le point final au quatrième et ultime tome d’A’Land. Qu’il est mort avant même que son premier tome ne soit publié, en 2005. Qu’il purge une peine de perpétuité dans une prison de haute sécurité canadienne pour plusieurs assassinats. Qu’il est un ancien enfant tueur anglais bénéficiant d’une seconde vie. Qu’il agonise du sida dans une clinique toulousaine. Qu’il n’a jamais existé…
Si ça se trouve, il était assis dans la salle hier soir, pour la projection de Beauté volée, qui m’a valu d’être grondée par Heckel et Jeckel à cause du gros plan sur la culotte masquant à peine l’intimité de la jeune héroïne qu’un amoureux enhardi caresse du bout des doigts. Les horribles meubles du rez-de-chaussée, c’est lui. Les bouquins dégueulasses du lit alcôve, c’est lui. Il a conçu cet assemblage pour me tester. Je suis son cobaye.

Laurent avait intégré la communauté de ceux qui tentent de percer le mystère WXM. Sur Internet, les sites pullulent. On y affirme que ses livres recèlent des messages cachés, à l’image des initiales de son nom qui peuvent se lire à l’envers. Les théories sont toutes plus farfelues les unes que les autres. Certains y voient, dans le désordre, des références à la Shoah, une exaltation de l’anarchie, la révélation d’une présence extraterrestre, l’annonce d’une fin du monde dont la date est déjà connue, une chasse au trésor ou une manipulation créée de toutes pièces par des agents du Mossad… Ce qu’on retient en premier lieu, c’est que, dans ses romans, des fillettes sont enlevées par un monstre surgi de la montagne et que, dans un hameau isolé, d’autres meurent toutes l’année de leurs dix ans dans des conditions inexpliquées.
Mon mari s’est amusé de ces pseudo-explications. Il pensait que la fascination qu’exerçait A’Land venait d’autre chose, une chose qu’il était impossible d’expliquer. Quelques jours avant sa mort, il a eu le temps d’apprendre qu’après des années de refus, les droits d’A’Land avaient été vendus à Netflix en échange d’une somme indécente et le droit pour WXM de créer sa propre mini-série, à partir d’un scénario inédit et en jouissant d’une totale liberté pour le mettre en image.
Qui es-tu, William-Xavier Mizen ? Pourquoi te caches-tu ?
J’échafaude à mon tour des théories. Lizzie, Stéphanie, l’Ours-Rodolphe, Mina, Reagan, Heckel, Jeckel, Élise-la-Discrète, même le Nageur-de-l’Aurore. Sur chacun, je plaque l’identité de l’auteur mystère. Rien ne colle vraiment. Mais voilà comment naît l’idée de mon nouveau roman. Un artiste adulé qui vit en reclus ; une œuvre contenant les clés pour découvrir la vérité sur son compte, une vérité embarrassante qu’il n’assume pas ; une femme qui me ressemble un peu trop et qui fouine jusqu’à s’attirer des ennuis.
Si l’idée survit d’ici la fin de la semaine, je me lance.

* *
Samedi 5 octobre
Mon idée a survécu.
Elle a survécu au deuxième atelier d’écriture auquel Reagan n’a pas daigné participer, paraît-il à cause d’un empêchement de dernière minute. Nous nous sommes retrouvées entre filles, à quatre. Élise-la-Discrète ne s’est pas égayée pour autant. Toujours la même attitude contrite. Toujours une écriture vite expédiée et cette manière de s’envoler sitôt la séance achevée.
Elle a survécu à mes heures de nage. Jamais je n’ai pris autant de plaisir à pratiquer une activité physique, même si les aléas des marées m’obligent à adapter la gymnastique de mes journées. C’est d’ailleurs au-delà du physique. Il y a un aspect spirituel à se laisser chahuter par les vagues au moment où elles n’intéressent plus personne. Je reviens de chaque sortie enivrée, suspendue un long moment entre le ciel et la mer.
Elle a survécu aux doutes qui m’assaillent le soir alors que, emmitouflée jusqu’aux oreilles, je me pose sur ma terrasse et je survole les quelques toits qui me séparent de la mer.
Elle a survécu aux quelques questions que j’ai osé poser à Lizzie. Elle m’a répondu calmement, sans se départir de sa belle assurance et de son encore plus beau sourire. WXM ne vit pas à Trébeurden. Elle est incapable de dire où il se trouve. S’il a imaginé Lighthouse, il n’a jamais interféré dans les décisions concernant ses activités. Ce n’est pas la même chose pour la mini-série qu’il a conçue. Là, le moindre détail compte à ses yeux. L’écriture est en cours. J’ai même droit au titre de travail qu’elle me demande de ne pas dévoiler : Distancés.

* *
Mercredi 9 octobre
Ce matin, mes intentions d’écriture prennent une autre tournure. Le temps est pourri, un vent désagréable et de la pluie en rafales serrées. Assise à mon bureau, je coince. Il me faut inventer un autre WXM qui ne soit pas lui, qu’on ne reconnaîtra pas. Et je dois lui construire une œuvre puis des messages cachés dans celle-ci. Tant que je n’ai pas ces éléments, il m’est impossible de progresser dans le récit, c’est une évidence. Ce travail de préparation va être colossal. J’en suis découragée. Mauvaise matinée, au final.
Le vent se calme et il cesse de pleuvoir en début d’après-midi. J’ai besoin de prendre l’air, d’évacuer toute ma frustration. Aller nager m’apparaît comme la seule activité susceptible de m’apporter du réconfort. Il n’y a pas âme qui vive aux abords de ma plage. Compte tenu du froid, je me change dans ma voiture. La mer est un peu chamboulée mais rien de vraiment spectaculaire. Une fois que j’ai passé la barre, les vagues ne ressemblent plus qu’aux creux et aux bosses d’un grand édredon acceptant que je me roule dans ses plumes. Le gris habituel de l’eau a laissé place à un brun chaotique. Je nage sans appréhension, empruntant le même itinéraire que d’habitude, suffisamment écartée du rivage pour m’imaginer unique rescapée d’un naufrage. La forme et le moral reviennent dès les premières brasses. Je ne veux pas entendre l’alerte qu’est la pointe derrière ma cuisse, d’autant plus que le petit pic disparaît au bout d’une poignée de secondes. Hélas, au moment où je force davantage après le virage, une douleur violente m’arrête. Elle surgit, insupportable. Mon muscle se déchire dans le sens de la longueur. Le moindre mouvement devient un calvaire, me lacérant du creux du genou gauche jusqu’au milieu du dos. Y compris si je laisse ma jambe raide, me contentant de la force de mes bras. J’ai besoin de reprendre mon souffle, de m’agripper à quelque chose le temps pour mon corps de s’adapter. Sur ma droite, il y a une bouée jaune, une de celles que l’on arrime au large pour éloigner les bateaux des zones de baignade. Je parviens à la rejoindre en ayant si mal que des sueurs glacées me mordent la colonne vertébrale et que je vomis deux jets jaunâtres qui flottent un moment autour de moi. Je m’accroche au plastique jaune couvert de fientes. Le froid traverse ma combinaison tandis que la douleur, à peine calmée, n’attend qu’un geste de ma part pour m’écraser à nouveau. Je mesure la distance qui me sépare de la plage : une éternité. Le ciel noircit. La pluie ne tarde pas à refaire son apparition. Les vagues deviennent soudain moins accueillantes, plus courroucées. Dès que je tente de m’élancer à nouveau, je ne peux couvrir plus de deux mètres avant d’être obligée de faire demi-tour. Une lame est fichée dans mon muscle. Elle s’enfonce lentement. Elle scie les tissus. Elle vrille les nerfs. Elle attaque l’os de sa pointe, forant méthodiquement en s’enroulant sur elle-même.
Ce qui est fou, c’est que je n’ai pas peur. Mal oui, mais peur non. Il y a forcément un moyen pour que je regagne la plage. Il s’agit juste d’une péripétie. D’autant plus que je crois avoir trouvé comment me sortir de là. Au bord de l’eau, j’aperçois une silhouette recouverte d’une cape de pluie. Elle me regarde. Je lui fais signe pour la prévenir que quelque chose ne va pas, au cas où elle ne l’a pas encore pigé. Je joins la parole au geste. Ma voix est puissante. J’en suis même étonnée. D’abord, la silhouette ne bouge pas d’un pouce, les mains cachées et la capuche relevée. Je pense qu’elle ne veut pas me quitter des yeux, le temps que les sauveteurs qu’elle a appelés arrivent. Puis, après quelques minutes, elle me tourne le dos et remonte d’un pas tranquille vers le sentier côtier. Je la suis jusqu’à ce que les bordures de la lande la masquent. Je n’en crois pas mes yeux : elle m’a abandonnée à mon triste sort sans réagir. Elle réapparaît un peu plus loin sur la gauche, au hasard d’un promontoire. Elle s’arrête. Elle m’observe à nouveau un long moment. Je crie. Je gesticule autant que je suis apte à le faire. Elle ne bronche pas. S’il ne pleuvait pas, elle s’assiérait pour profiter du spectacle. Mes cris se transforment en hurlements de colère et en insultes. Alors, elle reprend sa promenade et disparaît pour de bon en direction de Trébeurden.
Ce n’est qu’à ce moment-là que la panique commence à me gagner. Personne ne viendra plus à cette heure-là, pas avec ce temps. Soit j’ignore la douleur et je me force à nager vers la rive, soit je reste accrochée à cette bouée jusqu’à ce que le froid ou la fatigue m’oblige à lâcher et à me noyer. Des images cauchemardesques naissent alors. Moi, en train de couler, l’eau s’infiltrant partout, m’empêchant de respirer. Jamais je n’ai autant tenu à la vie qu’à cet instant.
Il doit rester encore une heure de marée montante. Elle est ma meilleure alliée. Je m’allonge sur le dos, tête vers la plage. Je me laisse flotter en espérant que le courant me rapprochera du bord. Sans à-coups, je rame avec mes bras, laissant mes jambes aussi mortes que cela est possible. L’ondulation de l’eau n’a de cesse de raviver la douleur. Chaque vague est un supplice, me poussant à crier et à pleurer dès qu’elle s’empare de mon corps inerte pour le balancer dans tous les sens. Ensuite, quand c’est au-delà du supportable, je deviens enragée. Puisqu’il s’agit d’un combat, d’une lutte à mort, puisque la mer ne veut pas m’épargner, je l’affronte. Je tire davantage sur mes bras, je n’hésite plus à remuer ma jambe intacte. Les larmes achèvent de brouiller ma vue. Je suspecte la nuit d’être tombée en avance. Ou bien j’ai perdu la notion du temps et je suis prisonnière des flots depuis plus longtemps que je ne le pense.
Flottant sur le dos, gémissant comme une mourante, je sens que mes pensées ne s’envolent pas, chevillées à l’instant présent. La seule chose sur laquelle je m’autorise à cogiter est ma survie, le dépassement de mes limites physiques pour obtenir gain de cause. Les rouleaux tentent de m’achever tout en avouant que je touche au but. Ils me coulent, me plaquent contre le fond, essaient de me maintenir sous l’eau et arrachent davantage mes chairs. Je me découvre une force insoupçonnée quand je leur résiste et que je les utilise pour prendre un ultime élan.
Je glisse hors des vagues, sur les fesses pour éviter que mes palmes n’accrochent le sol. Je m’effondre dès que je sens que la mer ne peut plus me happer. La pluie sur mon visage lave le sel et mes larmes. Je ris avec elle. Je rugis ma victoire comme un boxeur amoché. Puis le froid me contraint à regagner ma voiture, à cloche-pied. Je conduis au ralenti jusque chez moi, la jambe gauche tendue, la droite jouant de toutes les pédales.
Je retire ma combinaison, affalée dans la cour. Je reste près d’une demi-heure sous la douche. J’avale un énorme bol de chocolat chaud avant d’affronter les escaliers, une poche de glace collée à ma cuisse blessée. Je me fourre dans le lit et, après un long moment à regarder le grain battre les vitres, j’attrape mon cahier.
Tandis que j’écris, la silhouette à la cape devient floue. Je ne sais plus si elle était réellement là ou si je l’ai inventée. Dans tous les cas, en apparaissant au moment où je me pose de plus en plus de questions, elle est WXM. Et elle donne un sens à mon futur roman.

* *
Vendredi 11 octobre
Mina se révèle petit à petit. Malgré son allure frêle et son caractère réservé, j’ai appris qu’elle a pratiqué la danse classique et le karaté à haute dose. Si son corps ne l’avait pas trahie, elle serait allée « très haut » à en croire Jacasse. De cette époque pas si lointaine, elle conserve des connaissances en blessures diverses et variées. Elle ausculte ma cuisse. Son diagnostic tombe : déchirure musculaire. Je dois me passer de nage durant de nombreuses semaines. Au pire moment pour moi alors que je me torture devant mes pages blanches.
Je n’ai donné aucun détail sur ma mésaventure, ni à Mina, ni aux autres. Pour autant, je ne me méfie pas d’eux. Je ne parviens pas à les imaginer au bord de la plage à savourer ma noyade annoncée. Même pas Reagan qui a fait son grand retour hier soir, toujours aussi peu aimable. Pour être honnête, quand je me force à donner un visage à ma silhouette malveillante, j’y vois celui de Caroline, de son idiot de mari ou, pire encore, celui de Luttie. Des trois personnes qui auraient de quoi m’en vouloir à mort, c’est elle qui l’emporte haut la main quand je me laisse aller à la paranoïa.
Alors, afin de combattre ces atroces pensées, je mets tout sur le dos du Nageur-de-l’Aurore. Malgré mes difficultés pour conduire, je me rends à la plage aux premières lueurs du jour. Il est déjà dans l’eau, à multiplier les allers-retours. Je l’observe depuis le parking. Puis, avant qu’il ait terminé, je décide de descendre et de me planter dans le sable. Il sort à quelques mètres de moi, se contentant de me saluer d’un hochement de tête. Ma présence n’a pas l’air de le surprendre. Je connais l’importance des rituels, alors je lui laisse le sien sans l’interrompre. Je ne l’accoste qu’au bout de longues minutes.
Moi : J’ai réfléchi une partie de la nuit aux raisons qui vous ont conduit à ne pas me venir en aide, l’autre jour.
Il me dévisage avec des yeux de merlan frit.
Moi, sans montrer que je perds déjà pied : J’hésite entre une sorte de test, pour savoir si je suis digne de nager dans votre mer, ou un jeu sadique, pour savoir si je suis capable de « trouver mes limites, les dépasser et en revenir ».
Il me sourit. Comme on le ferait devant une folle pour ne pas qu’elle se sente trop anormale.
Moi : C’est une réplique d’A’Land.
Lui, hochant la tête et reprenant son rhabillage comme si de rien n’était : Qu’est-ce que vous vous êtes fait ?
Moi : Déchirure. À l’arrière de la cuisse.
Lui : Vous avez trop forcé. Avec le froid et le manque d’hydratation, ça ne pardonne pas. J’y ai laissé mes mollets à plusieurs reprises avant de comprendre la leçon.
Moi, glaciale : Vous ne répondez pas à mon hésitation.
Lui, très calme, méthodique dans ses gestes : Vous ne risquiez pas grand-chose, sinon de vivre une expérience sur laquelle vous pourrez écrire. C’est important d’écrire sur ce qu’on connaît.
Moi, pas si cinglée finalement : Parce que la forêt hantée et l’attaque des loups dans vos livres, vous les avez vécues peut-être ?
Lui, souriant à nouveau : Le viol collectif dans Décembre ou les meurtres dans Sang-Chaud, rassurez-moi, ce n’est pas vous ?
Moi, bonne joueuse : Non…
Lui : Vous m’en voyez soulagé. Il n’empêche que ce sont deux très bons romans. Parce qu’ils viennent du ventre. Ça se sent.
Moi : Il ne me reste donc plus qu’à écrire sur un homme qui laisse une femme se noyer sous ses yeux.
Lui, enfin rhabillé : Voilà un très bon début, si vous voulez mon avis. C’est quoi le thème de votre nouveau projet ?
Moi, insolente au possible : Vous.
Lui, souriant de plus belle : Sacré chantier !
Moi : Qui en est au point mort, malheureusement.
Lui : Ça va venir, Charlotte. Soyez patiente.
Moi, pressée de changer de sujet : Les gens de Lighthouse savent que vous êtes ici ?
Lui, sans hésiter : Non. À l’exception de miss Blakeney.
Moi, déçue qu’elle m’ait menti : Lizzie est au courant ?
Lui : Il vaudrait mieux. Nous sommes mariés.
Moi, la cruche, le bec cloué.
Lui : Je vous invite à déjeuner ce midi, Charlotte. Feu de cheminée, premières huîtres plates de la saison et daurade au four. Ça vous va ?
Moi, retrouvant un semblant de contenance : Comment dois-je vous appeler ? William ? William-Xavier?
Lui, fourrageant ses poches à la recherche de ses clés de voiture, une vieille camionnette transformée en pick-up : On se gèle ici. Je vous propose qu’on lève le camp.
Moi, le laissant s’éloigner de quelques pas : J’aurais pu mourir, l’autre jour. Vous vous en rendez compte?
Lui, s’arrêtant de marcher : J’ai pris le risque.
Moi, bravache, pour ne pas lui laisser le dernier mot : Vous savez que je pourrais tout balancer. Annoncer sur les forums que vous habitez à Trébeurden ; que vous êtes en couple avec Lizzie Blakeney; que tous les matins vous nagez le long de la plage de Goas Lagorn ?
Lui, encore un peu plus loin : Je prends le risque.

En vérité, je ne quitte pas ma maisonnette et je ne conduis pas jusqu’à la plage. En revanche, je transforme mon premier chapitre.
Et je suis bien invitée à déjeuner. Je téléphone à Lizzie. Je lui explique que j’ai une idée de roman mais que j’ai besoin de son aval. Elle me propose de venir chez elle pour que nous en parlions.
Elle habite dans le quartier chic de Lan Kerellec. Sa maison est l’une des plus discrètes. Elle domine la mer et tous les îlots dispersés au large où je rêve d’aller jouer le Robinson d’un jour. Elle est lumineuse, à l’image de sa propriétaire, qui m’accueille en amie.
Notre conversation s’arrime à mes livres. Lizzie a une préférence pour Décembre, à cause de l’endroit où ça se passe et de son côté nostalgique, avec les nombreux passages sur l’enfance des protagonistes. Cependant, elle est d’accord pour trouver Sang-Chaud plus abouti, plus intense également. Elle s’intéresse à mes sources d’inspiration. Je mets du temps à fournir une réponse intelligible parce que je n’ai jamais su parler de ce que j’ai écrit.
J’ignore d’où m’est venu Décembre. Un adolescent, seul survivant d’un accident de la route, est confié à sa grand-mère qui tient une épicerie dans un petit village de montagne. Il y rencontre Sveg et vit avec elle ses premiers émois, avant qu’elle ne disparaisse du jour au lendemain. Des années plus tard, après le décès de sa grand-mère, il revient s’installer dans le village et retrouve Sveg, également de retour. Il croit pouvoir reprendre le cours de sa vie là où il s’était interrompu, mais les choses sont plus compliquées. Surtout quand il apprend que son amie a quitté la région après avoir été victime d’un viol. Viol qu’il entend bien venger.
Sang-Chaud, en revanche, s’inspire largement d’une famille qui a vécu près de chez nous quand j’étais enfant. Le mari incapable de maîtriser ses nerfs avec qui que ce soit, la femme qui le trompe ouvertement, leur fille, d’une beauté saisissante, qui reproduit le schéma en se mettant en couple avec un taré. En revanche, j’ai inventé le voisin amoureux d’elle, qui est témoin de toute cette violence qu’il ne peut empêcher, jusqu’à devenir violent lui-même quand il s’agit d’offrir une chance à sa dulcinée.
— Le voisin en question, c’est vous, n’est-ce pas ? me demande Lizzie le plus sérieusement du monde.
Je rougis. Et je ne peux que l’admettre, gênée qu’elle m’ait percée à jour.
— Et cette famille, qu’est-elle devenue en réalité ?
Je n’en sais rien. Ils ont quitté notre quartier quand je suis entrée au lycée et, pour beaucoup de monde, leur départ a été un soulagement.
En maîtresse de maison, Lizzie ne perd rien de son élégance ni de son aisance. Je lui dis que sa demeure est très belle. Qu’on s’y sent bien.
— Je ne sais pas si je l’ai choisie ou si c’est elle qui m’a choisie. Un peu des deux, sans doute. Celle que vous habitez à Limoges vous plaît-elle ?
Je n’hésite pas le moins du monde pour répondre que non, et que le décès de mon mari n’y est pour rien, parce que je ne l’ai jamais aimée. Je me rattrape en précisant que je parle de la maison.
Nous évoquons le sens de nos prénoms respectifs. Elle ignore pourquoi ses parents l’ont appelée Lizzie. Les miens m’ont raconté que Charlotte vient de la jeune et intrépide héroïne du film L’Ombre d’un doute. J’ai du mal à les croire. Parce que dès que je veux me montrer intrépide, ils tentent de me freiner.
— Ils doivent être catastrophés de votre décision de tout envoyer balader.
Ils le sont. Maman me téléphone quasiment tous les jours. Une fois sur deux, je ne décroche pas. Dès qu’on se parle, j’ai l’impression d’être atteinte d’une maladie incurable. Quant à Papa, ses silences sont pires encore.
Il me faut en passer par tous ces sujets avant d’oser lui expliquer ce que je veux mettre dans mon roman. Elle m’écoute. Elle n’a pas l’air d’être surprise de mes intentions. Comme si elle les avait devinées depuis longtemps.
Je me risque alors à lui raconter mon accident de baignade et la silhouette encapuchonnée de la plage.
— Je n’imagine pas une seule seconde que quelqu’un ait pu vous abandonner dans une telle situation. On ne vous aura pas vue. Ou on aura mal interprété ce qui se passait.
Son ton se durcit, ses yeux se couvrent. Je rapetisse sur ma chaise.
— Vous vous soignez correctement au moins ?
— J’applique à la lettre les prescriptions de Mina.
— Ah, Mina… Voilà un personnage de roman. Elle est captivante, cette jeune femme. À sa façon d’avancer dans la vie sur la pointe des pieds, il y a tant de choses que l’on devine… J’ai toujours un faible pour les discrets. Ce sont de vrais héros.
Elle me regarde fixement. Son sourire s’est envolé à son tour derrière les mêmes nuages. J’ai la désagréable sensation qu’elle fouille en moi. Je sursaute quand elle parle à nouveau.
— M. Mizen n’est pour rien dans votre mésaventure, Charlotte. Je ne vous ai pas menti en vous disant que cela fait longtemps qu’il ne vient plus ici. Et croyez-moi, rien ne le poussera à faire du mal à qui que ce soit, y compris si ses secrets les plus compromettants étaient divulgués.
Je suis ridicule. Je voudrais m’enfermer dans une pièce aveugle et me mettre des baffes à en avoir mal aux mains. Je défends ce qu’il reste à défendre.
— Il s’agirait d’une vraie fiction. Je n’ai pas l’intention de dévoiler quoi que ce soit de compromettant.
— Pourtant, c’est ce que je vous demande de faire. J’accepte de soutenir votre idée à condition que vous y alliez franchement. N’inventez pas d’avatar à William-Xavier. Mettez les pieds dans le plat. Le moment est venu. C’est à vous de le faire sortir de l’ombre.
Je n’ai pas la lucidité de comprendre. Je me contente de hocher la tête comme une imbécile.
— Nous n’avons pas besoin d’une journaliste ou d’une avocate, mais d’une écrivaine capable d’interpréter les choses et de combler les vides à sa convenance.
— Besoin ?
Lizzie retrouve son sourire. La lumière revient.
— Disons que cela fait quelques années que lui et moi, nous vous attendions. Son vrai nom est Romain Bancilhon. Il est né à Marican et, à la mort de son père, il a choisi de revenir dans cette ville, pour son plus grand malheur. C’est comme dans Décembre : les retours sur les lieux de l’enfance sont rarement de bonnes idées. Je crains que le secret ne tienne plus très longtemps. L’étau se resserre un peu plus chaque jour. Nous pouvons faire coup double : vous écrivez votre roman et vous nous aidez à couper l’herbe sous le pied de ceux qui veulent nous faire du tort. Le tout avant la sortie de Distancés.
— Un malheur de quel type ?
— Une petite fille de son quartier a disparu. Il a été suspecté. Il se pourrait bien qu’il le soit encore. – Elle devine ce que je pense. – Exactement comme ce qu’il décrit dans ses romans… S’il y a des énigmes cachées dans A’Land, il n’y a pas besoin d’aller les chercher bien loin.
— Tout un tas de gens seraient prêts à se damner pour obtenir ces informations. Pourquoi me faire confiance ?
Elle s’accorde un court instant de silence.
— Je prends le risque…

1
Mon temps
— Il faut vous préparer au pire, monsieur Bancilhon.
La voix de l’infirmière se veut aimable. Mais, au téléphone, elle ne parvient qu’à sonner froide et mécanique, trop bien huilée pour être sincère.
Le père de Romain a été transporté aux urgences. La femme qui vient faire son ménage l’a trouvé inanimé. Il est plongé dans un coma dépassé. La gravité de son attaque cérébrale ne laisse guère d’espoir. Il ne se réveillera pas.
Romain ne l’a pas revu depuis au moins six mois. Il ne revient plus à Marican. Et comme son père n’a jamais eu envie de venir chez lui, l’affaire est entendue depuis longtemps. Ils se sont croisés à mi-chemin de leurs vies respectives, en coup de vent, le temps d’un café ou, plus rarement, d’un déjeuner. Ils étaient alors aussi embarrassés l’un que l’autre, pressés de repartir chacun de son côté.
Il l’a appelé quinze jours plus tôt, le jour de l’anniversaire de Julien. Il savait que c’était important pour lui. De sa voix lasse, son père l’a remercié. Romain a fait semblant de le croire réellement touché par son appel. Lui a fait semblant de croire que ce dernier n’était pas qu’un simple devoir à accomplir.
Dans une lettre, certifiée par son médecin traitant, il refusait tout acharnement thérapeutique ou toute tentative désespérée de réanimation. Son fils en ignorait l’existence. Comme il ignorait tout des alertes qui l’avaient poussé à la rédiger. Il ne l’a pas avoué à l’infirmière. Il s’est contenté de donner son aval pour que ses volontés soient respectées.
— Dans ce cas, nous allons le laisser partir.

Romain abhorre cette expression pour parler de la mort. Elle l’irrite au plus haut point tant elle est empreinte d’hypocrisie. On ne part pas. On s’arrête. On en a fini. C’est tout sauf un départ. Partir ressemble à tout autre chose. Dans sa famille, ils sont tous partis. Cela fait de lui un spécialiste du sujet.
Julien, son frère aîné, a disparu en février 1980, l’année de ses vingt ans. Il a soigneusement rangé son studio d’étudiant, laissé ses clés et ses papiers en évidence sur la table, a emporté quelques vêtements dans son sac à dos, une somme conséquente en liquide et n’a plus jamais donné signe de vie.
Leur père en a été dévoré par la culpabilité. Julien et lui ne s’entendaient pas bien. Les derniers temps, leur relation s’était infectée. Ils ne pouvaient se trouver en présence l’un de l’autre sans que ça dégénère. Du coup, il s’est lancé à corps perdu à sa recherche, remuant ciel et terre pour le retrouver. Et, dans son cas, il ne s’agissait pas juste d’une expression. Seulement le retrouver et non le ramener à la maison, il l’a rappelé sans cesse. Il y a consacré les vingt-deux dernières années de son existence, au mépris de tout le reste.
Leurs parents ont divorcé en 1984, quelques semaines après que Romain a obtenu son bac. Ils n’avaient plus rien d’un couple depuis longtemps. Après la disparition de leur fils, leur mère a d’abord fait ce qu’elle savait faire le mieux : s’effondrer. Puis, comme à son habitude, elle s’est relevée d’un coup. Elle n’a jamais cherché Julien. À ses yeux, il était perdu. Définitivement perdu. Après avoir tant et tant de fois menacé de tout abandonner, elle est passée à l’acte. Elle a quitté son mari pour un autre homme. Ensemble, ils ont déménagé en Bretagne, à l’autre bout du pays. Selon ses dires, elle y a trouvé un équilibre, une spiritualité, une paix qui, jusque-là, lui avaient fait défaut. Romain n’a jamais su si elle disait vrai. Il ne pouvait pas s’empêcher de se méfier d’elle, notamment à cause de son habitude de ne jamais reconnaître ses torts et de refuser de s’excuser. Ce qui est certain en revanche, c’est que la vie d’avant est devenue totalement étrangère à sa mère.
Lui a quitté Marican pour sa première rentrée universitaire. Il a pensé ne jamais pouvoir surmonter une telle épreuve. Il a compris ce que signifiait être déraciné. Il en a pleuré jusqu’à épuisement, les jours et les nuits qui ont précédé son départ puis dans le train qui l’a emmené à Paris et enfin dans sa minuscule chambre de la cité universitaire de Versailles. Or, dès le lendemain, c’était fini, il ne pleurait plus. L’attachement viscéral qui le reliait à leur maison, à leur quartier, à leur montagne, cet attachement que la disparition de Julien n’était pas parvenue à flétrir n’existait plus. Il était mort dans la nuit. Il s’est alors senti libre. Les barrières se sont refermées dans son dos, lui interdisant tout retour en arrière, mais cela lui convenait ainsi.

Romain promet à l’infirmière de faire le plus vite possible. Il quitte Orléans et couvre les huit cents kilomètres dans l’après-midi, pour se présenter au service de réanimation de l’hôpital de Marican à la nuit tombée. On le conduit au chevet de son père. Celui-ci est allongé à l’intérieur d’un box vitré, si étroit qu’on ne peut même pas poser une chaise entre le lit et la cloison. Il prend d’abord le bruit rauque qui emplit l’espace pour celui d’un radiateur détraqué ou d’une de ces machines abominables qui hantent de tels endroits. Avant de prendre conscience qu’il provient de la gorge du mourant.
Ce n’est qu’ici, avec cet atroce ronflement dans les oreilles, qu’il ressent quelque chose. Depuis le coup de fil de l’infirmière, il n’y a rien eu, même pas pour s’en foutre. Maintenant, il y a l’effroi. Et, rapidement après l’effroi, il y a le chagrin.
Son père ressemble encore à son père, le visage peut-être un peu plus creusé. Il ne s’approche pas. Il ne lui dit rien. Il ne prend pas sa longue main sèche dans la sienne. Il ne dépose aucun baiser sur son front. Il se contente d’être ici, à le regarder mourir après qu’on l’a débranché.
Il cesse de vivre à 2 h 15. Le médecin de garde annonce l’heure à haute voix. On demande si la dépouille doit être ramenée chez elle ou si elle reste à la morgue. Romain n’hésite pas une seconde : son père doit rentrer à la maison. Le délai pour la levée du corps étant de trois heures, il part devant après avoir signé les papiers. Il traverse la ville au milieu de la nuit. Parvenu à l’entrée du Clos-Margot, il ralentit, de crainte que le lotissement ne lui refuse le passage. Il y pénètre comme on pénètre dans une place forte, profitant d’une brèche dans la muraille et d’un relâchement de la surveillance au bénéfice de l’heure tardive.
Il se gare en face de ce qui avait été chez eux, au numéro 4 de la rue Pierre-Pousset. Au moment du divorce, son père s’est battu pour ne pas vendre cette maison. Après avoir obtenu gain de cause, il lui a confié un jeu de clés, lui affirmant qu’il serait toujours chez lui. Il se trompait. Chez lui, Romain n’y était plus. Les clés n’ont jamais quitté le fond des boîtes à gants de ses voitures successives. Il va les utiliser pour la première fois.
Ces lieux l’ont fait. Adolescent, ils étaient comme un point de ralliement éternel, l’endroit où retrouver Julien quand il serait décidé à réapparaître. Mais aussi celui à regagner, à la fin de sa route. Depuis, cette idée s’est effacée et rien ne l’a fait renaître. Ses rares retours ont toujours été douloureux. Le quartier était différent. Il ne l’aimait plus. La rivière était encore plus grise, plus sale et plus coléreuse que dans ses souvenirs. La Tourbière n’était plus qu’une friche malodorante, minée de merdes de chiens et infestée de moustiques. La montagne noircissait. La maison était plus petite, recroquevillée, blafarde, ployant sous les années qu’elle ne portait pas bien.
Son père n’y a pas fait de travaux, si ce n’est le strict nécessaire. L’intérieur est devenu austère. Les meubles Louis XV dont sa mère raffolait ont été remplacés par d’autres, plus fonctionnels, plus froids, plus anguleux et surtout moins nombreux. Les cadres, les bibelots et les rideaux ont été retirés. Leurs ombres restent imprimées sur les murs. De son ancienne chambre ne subsistent qu’une pièce repeinte en blanc, une cantine métallique posée dans un coin, renfermant quelques affaires qu’il a abandonnées, et son ancien lit, matelas replié sur lui-même et calé par une chaise renversée. Celle de Julien, également repeinte, est en revanche vide. Leur père ne l’a pas transformée en mausolée. Il se doutait que, le jour où il retrouverait son aîné, les choses ne recommenceraient pas là où elles s’étaient interrompues, et qu’entretenir ce qui n’était plus ne servait à rien, sinon à souffrir.
Il n’a pas conservé cette maison trop grande pour lui par esprit de revanche ou par sentimentalisme. Lors d’une de leurs rares conversations, il a avoué à Romain avoir su très tôt que c’était ici qu’il voulait mourir. Son fils était pourtant persuadé qu’il n’avait jamais cherché qu’à la fuir. D’abord happé par son travail, puis par son enquête. Il ignorait qu’il puisse y être attaché à ce point. Néanmoins, il a compris ce qu’il voulait dire. Et il l’a envié d’avoir trouvé l’endroit d’où ne jamais partir. Tout en lui reprochant de ne pas le lui avoir confié plus tôt.
Romain n’a jamais eu à s’occuper d’un mort. Il ne sait pas ce qu’il est censé faire, s’il doit préparer sa chambre, ses vêtements… Il se contente d’ouvrir les volets et d’allumer partout, … »

Extrait
« Je confesse une vilaine habitude: j’espionne. Depuis que j’ai fait le tour des maisons à la recherche de WXM, j’y reviens. Au début, c’était pour confondre leurs habitants. Je n’ai rien pu saisir. Sinon que Madeleine vit dans une forteresse donnant sur la baie Sainte-Anne à Trégastel ; qu’Élise-la-Discrète vit au rez-de-chaussée d’un petit immeuble aux environs du stade, qu’elle allume la télé dès qu’elle rentre chez elle, ferme son volet roulant avant la tombée du jour et ne semble ressortir que pour venir à l’atelier du jeudi soir ; que Mina a pour demeure le ventre d’un ancien bateau de pêche et qu’elle doit retourner à la capitainerie du port dès qu’elle a besoin de se doucher ou d’aller aux toilettes ; que l’Ours-Rodolphe a retapé une minuscule maison sur l’Île-Grande et qu’il flaire vite les intrus parce qu’il est sorti sur le pas de sa porte le matin où je me suis aventurée chez lui et qu’il a grogné: «Qui est là?» d’un ton qui m’a tout simplement donné envie de fuir à jamais ; qu’Heckel et Jeckel sont aux petits soins pour leur jardin, pour leurs murs, pour tout ce qui est chez elles, livrant une guerre sans merci au moindre détail qui cloche ; que, pour rien au monde, je ne vivrais à nouveau dans un lotissement et dans une maison comme ceux de Jacasse.
Mais j’en reviens sans cesse aux maisons de Lizzie et de Reagan. Comme je sors marcher le matin de très bonne heure puis tard le soir, je les place volontiers sur mes itinéraires. Pas tous les jours, mais souvent. Je tiens mon excuse. Je fais une halte de quelques minutes. Il arrive que ça s’éternise davantage.
À Lan Kerellec, j’aime la lumière. Naturelle ou électrique, elle est toujours présente. Je ne me suis pas trompée sur le feu de cheminée, le plaid et les livres sur le canapé. Un peu plus sur le vin et les sorties régulières sur la terrasse. Lizzie chez elle, c’est une vraie chorégraphie faite de lenteurs et d’accélérations, des gestes amples, posés, assurés. » p. 105-106

À propos de l’auteur
CARAYON_Christian_DRChristian Carayon © Photo DR

Christian Carayon est un auteur français, originaire du Sud-Ouest; agrégé d’histoire, il enseigne en lycée depuis plus de vingt ans. Son premier roman, Le Diable sur les épaules, a été finaliste du prix Ça m’intéresse Histoire. Il a ensuite signé chez Fleuve noir Les Naufragés hurleurs (2014), Un souffle, une ombre (2016) et Torrents (2018). Les Saisons d’après est son cinquième roman. (Source: HC Éditions)

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Que faire de la beauté?

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En deux mots
En 2018, Félicité constate que dans son Bas-Pays, la vie qu’elle mène ne la satisfait et prend la décision de retourner dans le Haut-Pays. En 2033, elle se souvient du chemin parcouru, et en particulier d’une rencontre capitale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’écriture qui peut transformer le monde

D’une plume soignée, Lucile Bordes raconte l’exil d’une femme face à un monde qui part à vau-l’eau. Félicité recherche le silence et la solitude. Jusqu’au jour où elle trouve un carnet et un stylo.

En passant du Bas-Pays au Haut-Pays, Félicité a changé de vie. Un choix dicté par un constat douloureux, le monde va mal. En mettant des œillères, elle pourrait se dire qu’elle a un mari, un poste d’enseignante, qu’elle vit au bord de la mer, qu’il y a bien pire comme situation. Mais dès qu’elle pose un pied dehors et doit affronter un univers anxiogène. Si elle passe près d’une demi-heure à faire le plein de sa voiture, c’est en raison d’un mouvement social qui bloque les raffineries. À la télévision, elle a vu cette image de l’exploitant d’huile de palme qui a abattu un orang-outang. La folle qui vit dans sa voiture laisse à la peinture blanche des mots qui envahissent tout, comme ce bienvenue en grandes lettres devant le centre pour mineurs isolés qui pourrait bientôt accueillir des migrants dont personne ne veut. Non décidément, le monde ne va pas bien. Par inadvertance, elle a marché sur une lucane et la carapace écrasée de l’insecte la hante. Il se pourrait même que ce banal incident ait entrainé sa décision de changer de vie. Une nouvelle version du battement d’aile d’un papillon en quelque sorte.
Elle décide donc de «fuir ses semblables, de se mettre à l’écart du monde».
Quinze ans plus tard, là-haut, elle se souvient.
«J’avais alors quarante ans, un mari, un travail, une maison. Et quoi? Qu’est-ce que ça dit de moi? Je n’avais pas de plaisir. Tout me pesait.
L’écriture même était devenue un fardeau. J’aurais aimé qu’elle soit magique, qu’elle ait le pouvoir de modifier les choses, de leur donner du sens, mais elle n’était qu’un regard, rien de plus qu’une façon d’être. Je ne supportais plus son ambivalence. Qu’elle soit à la fois la preuve irréfutable de mon humanité et le signe flagrant de mon anachronisme.» Désormais, le silence et la solitude seraient ses compagnons. Elle allait se délester du monde, de l’écriture. Jusqu’au jour où elle fait une rencontre qui va lui ouvrir les yeux, qui va changer sa vision du monde.
Lucile Bordes découpe son roman en trois parties. Après le constat qu’elle situe en 2018, elle raconte la nouvelle vie de Félicité en 2033, avant de revenir en 2030, au moment où une rencontre va bousculer ses plans, faire vaciller ses certitudes. D’une plume délicate, elle va retracer cette quête, ce besoin vital de laisser une trace. Sans aucune certitude, mais avec l’intuition que les écrits restent. Qu’ils peuvent changer le monde. La force de la création serait-elle la réponse à la question du titre?

Que faire de la beauté?
Lucile Bordes
Éditions Les Avrils
Roman
176 p.,18 €
EAN 9782491521721
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas précisément situé, entre le Bas-Pays et le Haut-Pays.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Félicité a tout plaqué : le bord de mer, son mari, l’écriture… Désormais, elle vit seule dans un hameau de montagne. Rien à faire que mettre en fagots le bois, tailler les pommiers, regarder les ciels glisser sur les cimes et les soldats patrouiller à la frontière voisine. Une nuit, l’un d’eux frappe à sa porte. Alors le monde s’impose de nouveau. Reviennent les souvenirs et les mots, l’ombre d’un homme aimé, la beauté d’une dernière histoire à raconter.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Page des libraires (Cyrille Falisse, Librairie Papiers collés à Draguignan)
Blog Le petit carré jaune (Sabine Faulmeyer)
Blog Joellebooks


Lucile Bordes était l’invitée d’«Un endroit où aller», rencontre en ligne © Production 1 endroit où aller

Les premières pages du livre
« Ça fait longtemps qu’écrire ne me manque plus.
Au début j’étais perdue, mais je m’en suis sortie.
Je suis clean.
Je plaisante à peine, Eddie, il y a quinze ans que je n’avais pas écrit une ligne, et je n’aime pas trop l’idée de m’y remettre. C’est un des trucs qui m’ont bien occupée, ces dernières années : ne pas écrire. Je n’ai fait que ça. Je suis restée concentrée sur l’objectif jusqu’à l’oublier, et je n’aurais pas cru que les mots reviennent aussi vite. Je ne suis pas dupe. Le récit que je vais te faire, je me l’adresse d’abord à moi-même, bien sûr. Mais te l’écrire m’oblige à mettre de l’ordre dans les faits épars qui m’ont poussée à quitter le Bas-Pays, où je vivais, et tu es sans doute ma dernière chance de renouer avec celle que j’étais. Rends-toi compte : en une soixantaine d’heures seulement, dont trente-six au fond de ta ravine, tu m’as mis au cœur un regret, et un désir d’histoire.
Je me croyais plus forte.
Tu parles d’une guerrière ! Ce stylo dans ma main, je l’ai pris dans ta poche, et le carnet aussi. Ils sont plutôt anachroniques, sur un garçon tel que toi – d’ailleurs dans le carnet tu n’as noté que des relevés de position – mais j’imagine qu’ils font partie de l’équipement réglementaire de la brigade, enregistrés au titre du matériel de survie, avec la boussole et la mini lampe torche.
Je tiens l’un et l’autre comme si c’étaient les composants d’un explosif, à ne pas mettre en contact trop brusquement. Le regret et l’histoire, pareil, je dois les manipuler avec précaution si je veux éviter qu’ils me pètent à la gueule.
Et tu sais quoi ? Je me rends compte que j’ai vécu toutes ces années comme si j’avais ce stylo et ce carnet dans les mains, à faire en sorte qu’ils ne se touchent pas. Moi qui pensais avoir vaincu mon démon, m’être libérée de l’écriture, je découvre que je n’ai jamais cessé de subir son emprise. Je n’ai fait que la tenir à distance. Parce que l’écriture, figure-toi, me dévaste. C’est quelque chose en moi qui m’assigne toujours à la même place, celle de dire ce qui ne durera pas. Comme si j’étais une putain de gardienne des causes perdues. Mon génie à moi, c’est d’immobiliser le temps un instant sans que ça serve à rien. Sans que ça change le cours des choses, en tout cas.
Ici au moins, dans ce hameau du Haut-Pays, je n’ai rien à faire, pas de pression, la montagne est totalement impassible, royalement indifférente. Du point de vue de l’écriture, c’est de tout repos.
Et voilà que tu débarques.
Fait chier.
Excuse ma grossièreté.
Je suis grossière quand je n’ai pas le dessus. Avec les choses, les gens, les évènements, les animaux aussi. Quand ça ne se passe pas comme je l’avais prévu. Et j’avais prévu de n’avoir au cœur ni regret ni histoire.
Or je regrette.
Je regrette de n’avoir pas été plus courageuse.
J’aurais dû tenir, ne rien lâcher, continuer à croire aux mots, vaille que vaille. Ne pas me laisser déborder. Au lieu de quoi j’ai fui. J’ai sauvé ma peau. Pour mon âme, ce n’est pas sûr, puisqu’il suffit d’un gamin comme toi pour réveiller mes doutes.
Mais j’ai le moyen, je crois, de réparer ma faute. J’ai le moyen de revenir parmi les hommes. D’accomplir un acte de foi. Je vais te confier ce que j’ai sur le cœur, à toi, Eddie.
Tu es la personne idéale. J’ai réfléchi. Ce que je veux raconter, je ne peux le raconter qu’à toi. Peu importe ce que tu en feras. Que tu lises ces pages, que tu les détruises, elles seront passées entre tes mains, et en cela elles auront existé. Ne prends pas mal mon indifférence à ton égard. Si je me moque de connaître ta réaction, je ne t’ai pas non plus choisi par hasard. En ce moment même, tandis que je te veille, assise sur le fauteuil, tu dors dans le lit où personne d’autre que moi n’a dormi depuis des années. Demain tu partiras sans doute pour toujours, sans qu’il soit possible en tout cas que nous nous assurions mutuellement de « nous revoir bientôt ». Enfin, tu es pour moi un parfait étranger. Ne sois pas surpris. Ce sont trois raisons très valables de te remettre cette confession.
Je te le redis : fais-en ce que tu veux. Garde-la, jette-la, lis-la ou non. J’ai depuis longtemps compris que je m’étais trompée en pensant qu’écrire, c’était graver dans le marbre. Je crois maintenant que c’est aller trouver un inconnu et lui donner un bout de papier. Un livre après tout ce n’est que ça : des mots qu’on tend à quelqu’un qu’on ne connaît pas, sans savoir ce qu’il en fera.

LES BRUITS DU MONDE
(Félicité, le Bas-Pays, 2018)

Le jour du lucane
J’ai marché sur un lucane.
C’était un 8 juin.
Il se traînait, englué dans la flaque d’essence entre la pompe et la voiture, et j’ai marché dessus…
J’ai senti que j’écrasais quelque chose, et aussi que c’était vivant, parce que ça s’est étalé d’un coup après une très légère résistance (la carapace). Je savais avant de regarder, à la façon visqueuse dont ma sandale avait glissé, que ce serait dégueulasse, j’ai baissé les yeux à regret. Le lucane agonisait dans la flaque d’essence où trempait aussi mon pied droit. J’ai eu le temps de voir distinctement les griffes sur les pattes de l’insecte, qui faisaient comme des épines de rosier. Il n’arrivait plus à avancer, se balançait seulement dans le liquide épais.
Le plein était fait, putain – je t’ai dit comme j’étais grossière, et en moi-même je le suis souvent – je venais de réussir à remplir le réservoir de la bagnole, j’allais remonter dedans et me tirer enfin, après une demi-heure à attendre mon tour à la pompe, devant moi d’un côté une grosse femme en rouge et de l’autre un vieux en bleu qui n’arrivait pas à se servir, trop énervé pour suivre les instructions de l’automate, et cherchait mon regard, mais il n’était pas question que je le prenne en pitié, que je l’aide, les vieux à ce moment-là je n’en pouvais plus, celui-là par exemple j’étais sûre que son réservoir était aux trois-quarts plein mais qu’il s’était rué en entendant comme moi à la radio que les agriculteurs bloquaient les raffineries, il pouvait toujours courir pour choper mon regard, j’ai fait celle qui voyait à travers lui avec une facilité déconcertante, un genre de naïveté impitoyable, du grand art, et tant pis s’il se faisait insulter par les autres derrière moi qui étaient pressés aussi, sous la torture j’aurais refusé d’envisager ce vieux, c’est bien simple pour lui je n’avais pas de visage et lui n’en avait pas pour moi, d’ailleurs je m’en foutais j’avais déjà pris mon parti de passer à droite, après la grosse femme en rouge, impassible celle-là comme si seule dans un univers vide, un univers réduit à la pompe numéro trois de la station-service, la pompe et rien d’autre autour, un désert, à son rythme elle allait, la grosse femme, pas très efficace (elle avait mal positionné sa voiture) mais toujours plus que le vieux de l’autre côté, c’est aux autres derrière moi que le vieux allait faire perdre du temps, ils le savaient et l’insultaient en conséquence, pas mon problème. J’avais enfin fait le plein putain, j’allais pouvoir aller bosser, deux fois déjà ce matin j’avais essayé de prendre de l’essence et renoncé devant la file de voitures qui s’enroulait autour du rond-point, j’avais pris la voie de gauche pour sortir de la queue et roulé jusqu’à la plage le temps de réfléchir un peu, l’ordinateur de bord indiquait vingt-trois kilomètres d’autonomie, j’avais commandé un café en terrasse, assez pour arriver chez le collègue qui m’attendait afin d’examiner des dossiers et me rendre ensuite à la fac mais pas assez pour en revenir, est-ce que je prenais le risque de rester en rade là-bas, je réfléchissais à ma journée en portant la tasse à mes lèvres, ça me semblait difficile de ne pas y aller, il fallait que je trouve une voiture, j’ai appelé mes parents, payé le café, tourné le dos à la mer (la mer non plus n’a pas de visage, et n’envisage pas, c’est un visage de mer que j’opposais au vieux, un visage qui ne reflète rien, que le ciel, qui est vide), contre toute attente au rond-point ça roulait et j’ai pu m’engager sur une des pistes de la station-service, changeant mes plans in extremis, parce que de l’essence il m’en fallait, il m’en faudrait quoi qu’il en soit, ça pouvait durer cette histoire, et la pénurie s’installer très vite dans tout le Bas-Pays, avec les raffineries toutes proches et les vieux très nombreux. J’ai appelé le collègue avec lequel j’avais rendez-vous pour dire que je serais en retard, devant moi par miracle il n’y avait que deux voitures desquelles étaient sortis chacun à leur tour la grosse femme en rouge et le vieux en bleu, j’avais choisi la piste de droite derrière la femme, bien m’en a pris, enfin c’était à moi et l’automate fonctionnait (du côté du vieux j’entendais une voix énoncer les différents choix de carburant, et le vieux parler seul, et les coups de klaxon), je raccrochais la pompe et me penchais pour revisser le bouchon du réservoir quand j’avais senti un truc sous mon pied et maintenant le lucane agonisait dans la flaque, un lucane femelle de près de quatre centimètres, un beau spécimen comme je n’en avais pas vu depuis peut-être des années, depuis des vacances gamine à la campagne. J’ai eu envie de vomir.
J’ai hésité à l’achever. Il suffisait sans doute que je marche franchement dessus mais je n’étais pas sûre d’y arriver, n’ai pas essayé, m’en suis voulu longtemps. Je me sentais aussi mal que la veille devant les images à la télé de l’orang-outan assassiné.
Tu as déjà vu ces images, Eddie ?
L’orang-outan va vers l’homme qui tient le fusil et a abattu l’arbre à la tronçonneuse.
Il s’avance comme s’il venait aux nouvelles, comme s’il y avait méprise et qu’il suffisait d’une discussion entre personnes raisonnables pour que tout s’explique, que la tension retombe.
L’homme tire. Il assassine l’orang-outan. C’est son job. On exploite l’huile de palme, on en bouffe. Enfin pas moi. Mais les gens de mon espèce, si.
Car je suis de l’espèce,
me disais-je arrêtée au feu rouge en envoyant un message à mon collègue pour lui demander où me garer dans son quartier, quoi que j’éprouve je suis de l’espèce qui bute les orangs outans et roulera jusqu’au dernier litre d’essence disponible.

Il y a tellement d’autres journées dont j’aimerais retrouver le fil et le sel, me les raconter à nouveau, toutes perdues. Le temps les a émiettées et jetées aux oiseaux, j’en suis réduite à observer impuissante mes souvenirs qui sautillent, et parfois miroitent, offerts sur la lame d’une rémige, trop brièvement pour que je m’y reconnaisse. J’ai tout laissé au Bas-Pays. Ma mémoire aussi. Il faut dire qu’à l’époque la région avait déjà beaucoup changé. Ce n’était plus la plaine littorale en plein développement vers laquelle les hommes avaient convergé au XIXe siècle parce qu’on y trouvait du travail, et la promesse d’une vie meilleure, mais pour certains ça restait un eldorado, grâce au soleil, au tourisme, et aux vieux. Moi je m’y sentais à l’étroit. Comme si le Bas-Pays, de plus en plus peuplé, de plus en plus urbain, concentrant toujours davantage de services et d’entreprises, se refermait paradoxalement sur lui-même, devenait frileux, méfiant, querelleur. Les jours passaient avec les choses à faire – il y en avait toujours, et les nouvelles du monde tombaient comme des bombes sur d’autres que nous, qui n’en entendions que le bruit. De quoi voudrais-tu que je me souvienne, sinon de miettes de temps volé ?
De ma vie au Bas-Pays ne se détache d’un bloc que ce jour-là, le jour du lucane, sur mon lit de mort je le ressasserai, et sur ma tombe on écrira (toi peut-être, qui sait, le moment venu à la fin des fins j’aimerais que ce soit toi qu’on envoie, tu remonteras ici au hameau et en guise de lit pourquoi pas le fauteuil où je t’écris ce soir, mais les mains immobiles, envolées elles aussi, après la vie passée), sur ma tombe tu écriras, si c’est toi qui me trouves, Félicité Arnaud 1977-20XX. Le 8 juin 2018, elle a écrasé un lucane.

Après la station-service, j’ai roulé vers mon rendez-vous et tourné longtemps avant de trouver une place pour me garer, à plusieurs rues de l’immeuble de mon collègue, qui disposait seulement d’un parking privé.
À son étage, quand je suis sortie de l’ascenseur, de la musique classique, un genre d’oratorio, se répandait sur le palier comme de l’essence par la porte ouverte de l’appartement. Machinalement, j’ai regardé mes pieds. Le sol était sec. J’ai avancé avec précaution jusqu’à la sonnette et hésité à appuyer, avant d’appeler à voix basse. Mon collègue est sorti d’une pièce sur la droite, m’a invitée à entrer, puis a refermé derrière moi pour contenir le flot.
Il s’agissait de classer les dossiers en deux tas, favorable ou défavorable, et pour lui éviter de se rendre à la fac exprès pour ça je lui avais proposé de passer, puisque c’était sur ma route. En m’attendant il s’était connecté et avait téléchargé les candidatures que nous avions à examiner, nous nous sommes mis au travail après que j’ai admiré la vue depuis la terrasse au vingt-troisième étage, les boulevards et l’arrêt de bus à côté duquel j’avais d’abord essayé de stationner en vain, le réseau confus des voies et bâtiments de l’arsenal pris ce matin-là dans une teinte rouille assez réussie, la mer sans doute, la rade au moins, dont pour le coup je n’ai aucun souvenir.
L’image du lucane me tracassait toujours. En même temps on était pressé, j’étais arrivée avec près d’une heure de retard et devais repartir rapidement pour être à la fac avant midi, tandis que mon collègue croiserait nos avis avec ceux du reste de l’équipe par téléphone. J’ai refermé la baie vitrée et me suis attablée devant les dossiers.
Au bout de quelques minutes, il s’est levé pour couper la musique, qui, c’est vrai, n’aidait pas à la concentration, même si la plupart des candidatures ne posaient pas de problème. Nous avons avancé vite et gardé pour la fin les profils atypiques. Sur ceux-là aussi, moins nombreux d’année en année depuis la mise en place des plateformes d’inscription, nous nous sommes rapidement mis d’accord, et je me suis sauvée.
Dans l’ascenseur étonnamment petit qui me ramenait au niveau de la rue, j’ai senti la nausée revenir.
Plus je me rapprochais du sol, plus j’avais envie de vomir.
Ça puait le gazole.
Je passais en esprit du lucane à l’orang-outan, de l’orang-outan au lucane, et me sentais envahie par une culpabilité pour ainsi dire universelle que l’étroite cabine capitonnée dans laquelle j’étais enfermée peinait à contenir. Je cherchais un lien, ne serait-ce qu’un lien de circonstances, entre le lucane agonisant dans la flaque d’essence, l’orang-outan face à l’homme sur l’écran de télévision, la femme – moi – encagée, impuissante, dans cet ascenseur minuscule.
Heureusement, quand la porte s’est ouverte (il y en avait une deuxième derrière, qu’il fallait pousser), je tenais un début de réponse : si le lucane femelle n’avait de toutes façons aucune chance ce matin, vu le monde à la pompe malgré l’heure précoce, c’était parce que douze raffineries seulement sur les deux cents que compte le territoire national étaient bloquées par les agriculteurs, dont celle de La Mède, près de Martigues, ce qui avait suffi à foutre les foies à tous les vieux, provoquant chez eux une peur panique de manquer d’essence et les jetant sur les voies d’accès aux stations-service pour remplir à ras bord le réservoir de la bagnole qu’ils boucleraient ensuite dans le garage, plus quelques jerricans au cas où. Et si les agriculteurs bloquaient les raffineries, c’était parce que le gouvernement avait autorisé Total à importer d’Asie trois cent mille tonnes supplémentaires d’huile de palme par an – d’où, par association d’idées, les orangs outans.
Je n’étais pas complètement folle.
J’ai poussé la deuxième porte, me suis retrouvée dans le hall, puis dans la rue, ai commencé à cavaler vers la voiture, pour ne pas être en retard à mon rendez-vous suivant, mais cette histoire continuait à me chiffonner. Était-il possible que les singes victimes de la déforestation et les agriculteurs de la puissante FNSEA aient un intérêt en commun ?
Au niveau de la bretelle d’autoroute, je me suis souvenue de l’explication donnée par le journaliste à la radio et tout est rentré dans l’ordre. Les agriculteurs qui manifestaient pour dénoncer l’importation d’huile de palme n’en avaient bien sûr rien à foutre des derniers orangs outans. Ils protestaient contre la concurrence déloyale faite à la filière colza en matière de biocarburant.
Fin de l’épisode, juste à temps pour la dame du SPIP, Service pénitentiaire d’insertion et de probation, qui était plus jeune que moi et m’attendait assise comme une étudiante, sur une des chaises du couloir, devant le bureau.

Nous nous sommes installées dans l’espace de convivialité, canapés jaunes fauteuils gris machine à café machine à eau petit évier où rincer les tasses frigo micro-ondes. Nous avons choisi une table pour deux côté casiers. Je lui ai laissé la vue sur la photocopieuse. Derrière elle étaient punaisés, sur l’ancien panneau réservé aux informations syndicales, quelques feuilles à usage interne et des tracts délavés contre le gel du point d’indice, contre un enseignement supérieur à deux vitesses, pour plus de postes et de moyens.
Je vous écoute, j’ai dit. Elle s’est lancée dans une présentation du Service que je n’ai pas osé interrompre alors que j’étais relativement au point sur le sujet, vu que j’avais failli accepter une résidence d’écriture en prison pas plus tard que la semaine d’avant, et pendant qu’elle parlait je pensais aux deux jours que j’avais passés sur place avant de m’engager, la réunion d’abord dans une salle qui ressemblait à une salle de lycée, et nous n’étions que des femmes, le soir le mess du centre pénitentiaire, la route déserte et les centimètres de jour sous la porte de la chambre – les oiseaux, aussi, à tue-tête – la visite le lendemain des trois bâtiments disposés en fer à cheval, quartier d’isolement compris et, plus impressionnant peut-être, quartier des nouveaux arrivants, le mardi transférés chaîne aux mains et aux pieds, le mercredi lâchés dans une cour triangulaire, qui bouge, qui ne bouge pas, qui parle à qui, tout ce qui peut faire sens sur la fiche de suivi et que notaient les gardiens de l’autre côté de la vitre sans tain. J’avais encore, dans mon sac posé tout à côté de la dame du SPIP qui parlait, parlait, le Code de déontologie du service public pénitentiaire que m’avait donné le formateur, un fascicule défraîchi d’une quinzaine de pages format livre de poche sous-titré Décret no 2010-1711 du 30 décembre 2010 modifié pour ses articles 20 et 31 par le décret no 2016-155 du 15 février 2016 et visé du logo du ministère de la Justice.
La dame du SPIP a fait une pause. Sur la base des documents que nous avions échangés par mail, je lui ai confirmé l’intérêt de nos étudiants pour l’offre de service civique qu’elle nous avait fait parvenir – même si du point de vue de l’université un stage gratifié restait toujours préférable – et l’adéquation avec nos objectifs de formation. Puis nous sommes passées aux modalités pratiques : durée, période, compatibilité des horaires avec l’assiduité aux cours. Tandis que mon interlocutrice prenait note, je me disais que ce qui m’avait le plus troublée, finalement, pendant ces deux jours en prison où je ne savais pas si j’allais accepter d’y séjourner en tant qu’autrice, c’était, sur le trajet, le relief des Alpilles répercutant l’écho des vies enfermées, la présence fossile du Rhône, le lit désirant que forment au bas des collines les marais asséchés. Sur ça j’aurais pu écrire, et faire écrire. Dans la voiture au retour j’imaginais l’eau monter, si j’avais accepté la résidence j’aurais demandé aux détenus de raconter la crue, de corriger la carte, d’inventer des îles, et des gués. J’aurais parlé de l’attente, de la trace et du désir à des hommes dont l’existence, peut-être, se résumait à ça – est-ce que ç’aurait été à propos ? Il n’était pas possible de poser la question à la jeune femme du SPIP, de lui raconter le fleuve, d’évoquer pour elle Nicolas de Staël ému par une grange du Vaucluse « dont la plaine regrette à jamais les marais qui la noyaient au temps d’avant ».
Je l’ai laissée partir sur le conseil de vérifier sa jauge d’essence et la promesse d’un mail récapitulant notre discussion. Après son départ j’ai vérifié dans les casiers la liste des étudiants inscrits aux épreuves que j’avais à surveiller le lendemain, j’ai vérifié mon courrier – rien.
Je suis descendue rejoindre mon mari – j’étais mariée, alors – en empruntant l’escalier de secours. L’air était chaud, l’herbe jaune et cassante au pied des murs et sur les plates-bandes.
J’ai traversé le parking. J’arrivais au portail quand il a débouché de l’avenue, il m’a ouvert la portière de l’intérieur et je me suis installée sur le siège passager. Je l’ai guidé jusqu’à la boulangerie où je mangeais parfois, quand la cafétéria était fermée. On a trouvé une table dehors.

J’ai même le temps de faire du théâtre, t’imagines ? La blonde à côté prenait sa copine à témoin. Est-ce qu’elle était plus jeune que moi, elle aussi ? En tout cas elle venait de changer de boulot, et tenait à le faire savoir. À tous ceux qui la saluaient, lui claquaient la bise, et elle en connaissait un paquet, elle répondait que ça allait super, carrément, les horaires rien à voir, le salaire rien à voir, l’ambiance je te dis pas, le jour et la nuit quoi. La copine qui devait toujours pointer dans l’ancienne boîte piquait du nez dans sa salade, personne ne lui claquait la bise à elle, elle était plus terne, ne faisait pas de théâtre, sans doute. À coup sûr elles bossaient toutes les deux à l’accueil chez un concessionnaire automobile. Ça ne devait pas être grisant, comme boulot, d’éditer des factures d’entretien toute la journée sans même la perspective d’avoir un jour assez d’argent pour s’en payer un, de SUV hybride. Normal qu’elles aient envie d’autre chose. Le théâtre, je me suis dit en détournant les yeux de la blonde, c’est bien.
Pour qui tu te prends, je me suis dit aussi.
J’étais attablée devant une formule à sept euros quatre-vingt-dix, salade dessert boisson, sur place ou à emporter, sur place, c’est-à-dire sur la petite estrade en bois à l’extérieur parce que dedans c’était l’étuve, en pleine zone industrielle, face à un entrepôt de dégriffe dont restaient l’ossature métallique et l’enseigne incendiée, le long de l’estrade les voitures manœuvraient pour quitter le parking ou entrer sur celui du magasin bio, la blonde fumait, le mec derrière fumait, la table rose était bancale, qu’est-ce qui nous arrive, j’ai pensé, qu’est-ce qu’on fout là tous les deux ? Même si on commence à se faire vieux, même si c’est plus la fougue des débuts, même si on n’est pas obligé de se parler et qu’on mange ensemble aujourd’hui parce qu’il fait passer des oraux dans le lycée d’à côté, merde, on aurait pu faire mieux.
J’ai posé ma fourchette. T’as entendu ce truc de l’huile de palme que Total a le droit d’importer pour produire du biocarburant ? Ça va être dur de boycotter cette fois ! Vérifier la composition de ce que tu achètes à manger ok, mais ne plus prendre la voiture… Mon mari a hoché la tête, j’ai continué, ça me dégoûte putain, à quel point ils se foutent de nous, pour un peu j’irais manifester avec la FNSEA, ça me donne envie de vomir, comme ils respectent rien, comme y a que le fric… Ça te dit pas d’aller bloquer avec la FNSEA, pour une fois que nos combats convergent ? Ils disent que ça va durer… Et puis la Mède c’est quand même un sacré coin, non ? Depuis le temps qu’on se dit que ça ferait un bon décor pour une histoire, on va aller l’écrire, l’histoire, tiens !
Il n’avait pas l’air emballé. Calme-toi ma Brenda il a dit, parodiant une publicité télé qui déjà à l’époque ne passait plus depuis longtemps, et que tu ne risques donc pas de connaître.
Bien sûr qu’on n’irait pas. C’était pas la peine de m’appeler Brenda. N’empêche. Ça valait pas le coup d’y penser ? T’énerve pas il a dit, et puis c’est l’heure. Nous sommes descendus de l’estrade, montés dans la voiture. Il m’a déposée sur le parking, à l’endroit exact où nous nous étions retrouvés une heure plus tôt. Je suis restée immobile un moment à considérer l’alignement des places de stationnement, l’alignement des lampadaires et des acacias, l’enfilade des flèches peintes au sol et des barrières, l’asymptote du grillage filant à l’autre bout du campus déserté avant les examens. Je n’étais pas très sûre de ce que je faisais là, seule ainsi, debout sur le goudron chaud. Est-ce que je regardais (mais alors quoi) ? Est-ce que j’avais oublié la suite ?
Car je me souvenais des débuts – début de la journée, début de notre histoire d’amour, début de mon travail ici – mais pas de la direction prise, ni d’avoir su où j’allais.

Début de la journée : le lucane.
Début de l’amour : dans la nuit après les réunions politiques, la voiture qu’il avait alors, familiale, côte à côte à ne pas se toucher, sièges enfant vides à l’arrière, ne rien précipiter, que les choses restent comme ça, les mots non dits, les gestes en suspens.
Début de mon travail ici : une salle tout en largeur dont les étudiants investissaient les travées comme au théâtre, leurs questions, mes réponses, leurs questions, un semestre encordés ainsi, eux et moi.
Si peu des débuts émergeait encore, j’ai fermé les yeux, le temps engloutit tout, nos vies-icebergs, sous-marines, aux trois quarts immergées, qu’est-ce qui flotte, me suis-je demandé, à quoi s’accrocher ?
À ce moment-là mes collègues sont sortis du bâtiment en me faisant signe qu’ils s’étaient installés au rez-de-chaussée. Je les ai rejoints. Deuxième commission d’admission de la journée. Mais pour cette filière, pas de plateforme numérique, pas d’inscription « dématérialisée » : du papier. Des kilos et des kilos de papier. Heureusement qu’on est tous là, j’ai dit en voyant les piles sur les tables, y a beaucoup de dossiers.
Nous nous sommes répartis les candidatures de manière à ce que chacune reçoive deux avis. Nous avons fait des listes où figuraient les noms ayant recueilli deux avis positifs, deux avis négatifs, deux avis contradictoires. Rien à voir avec les formalités du matin : cette fois les dossiers étaient nombreux, épais, accompagnés d’annexes qu’il fallait éplucher. Nous en avons eu pour l’après-midi. De temps en temps l’un de nous se levait, allait à la fenêtre ou sortait fumer. Nous avions chaud, nous nous étirions, nous bougions la tête d’un côté et de l’autre pour soulager nos cervicales. Au départ nous plaisantions, mais ensuite nous n’avons plus parlé, plus rien dit, il fallait avancer, et à la fin dresser le procès-verbal, ce qui me revenait. Avant de partir ils ont signé chacun sous leur nom, titulaires et suppléants, et de chacun tandis qu’il paraphait le PV je récapitulais ce que je savais : rien de plus que le timbre de voix, le tour du visage, l’affiliation professionnelle. Des années à trier ensemble des dossiers, lire des rapports, écouter des soutenances et tenir des jurys sans être jamais allée au-delà de cette panoplie sommaire : nom, voix, visage, poste occupé, matière enseignée. De moi ne rien avoir donné non plus qui passe la surface. Que dire d’eux, si je devais ?
À un moment j’ai croisé le regard d’une de celle que je connaissais le mieux (j’avais pour elle des phrases simples comme elle aime les bains de mer, ou un de ses enfants vit à l’étranger). Elle a haussé les sourcils d’un air interrogateur. Je lui ai souri.
Après leur départ je suis restée pour tout vérifier, finir de renseigner la case « admis au titre du diplôme obtenu en… ». Le soleil était bas et passait entre les lames du store. J’ai eu envie de vomir, encore, de fatigue cette fois. L’agent de service m’a délogée, il fermait. Je suis remontée déposer les papiers dans mon bureau, ai hésité à emporter la chemise contenant les notes pour ma communication sur Richard Baquié au colloque transdisciplinaire « La ville : ce qu’on en dit, ce qu’on en fait », me suis ravisée, pas le temps cette semaine. J’ai badgé, verrouillé la porte puis quitté le bâtiment par l’escalier de secours.

Combien étions-nous à écouter la radio au volant de nos voitures, coincés dans l’embouteillage géant du retour ? L’Aquarius n’était pas autorisé à accoster ni en Italie ni à Malte. Il attendait entre la Libye et l’Italie, dans les eaux internationales, qu’un port veuille bien l’accueillir, avec à son bord six cent vingt-neuf migrants secourus dans la nuit du samedi au dimanche, dont sept femmes enceintes, cent quarante mineurs. Les conditions de vie sur le bateau, déjà compliquées, pouvaient rapidement s’aggraver. J’écoutais le journaliste traduire les propos du premier ministre italien. J’essayais de me représenter les chiffres. Ça te parle, toi, les chiffres ? Rapportés aux voitures que je voyais autour de moi, avec une ou deux personnes à l’intérieur, parfois une famille, ça donnait quoi ? Combien de femmes enceintes dans les véhicules immobilisés sur le pont au-dessus de l’autoroute ? Combien d’enfants assis à l’arrière entre la sortie du centre commercial et l’entrée du tunnel ? Tu peux me dire ?
Dans le tunnel à chaque fois la radio grésillait et se perdait, j’ai pensé en vrac aux mêmes choses, à quoi bon la vie, pourquoi je n’écris pas, pourquoi ne suis-je pas, là, en train d’écrire, au lieu de rouler, quand donc tombera ce temps perdu comme tomberait une peau morte, à quand la mue, serai-je un jour vraiment moi, saurai-je un jour être moi, être ?
Ma vie filait entre les feux arrière de la voiture que je suivais d’un peu trop près, dans ce sens la journée est finie, dans l’autre elle n’a pas commencé, Allumez vos feux ordonnait le panneau à l’entrée du tunnel, comme d’habitude j’ai pensé au livre de Fabio Viscogliosi, Mont Blanc, et tout de suite après au Jour du chien de Caroline Lamarche, et du coup à Bordeaux où je les avais croisés tous les deux, plusieurs années auparavant, un bout de place et d’hôtel de ville, l’angle d’une rue et quelques mètres de quai, j’y pensais dans cet ordre toujours, c’était pavlovien, Maintenance du tunnel affichait l’écran lumineux au-dessus de la voie de gauche interdite à la circulation, on débouchait à la surface l’un après l’autre, une file continue qui se fragmentait aussitôt, j’ai accéléré, l’Espagne se déclarait prête à accueillir L’Aquarius, heureusement, quelle leçon, comme ça faisait du bien, l’Espagne ça ne m’étonnait pas, ils sont trop forts, ces Espagnols, je me suis dit, un reste d’anarchisme, c’est là-bas qu’il faudra vivre, quand on ne pourra plus ici, parce qu’un jour on ne pourra plus, on pense trop différemment, ici non plus les migrants ne sont pas les bienvenus. Quelle histoire déjà dans le quartier, la rumeur folle, ils vont arriver, ils sont déjà là, on est peinard dans le jardin on descend au bateau on rejoint les collègues aux boules et eux ils sont là tout à côté, juste derrière, installés au centre aéré, il paraît qu’ils sont soixante-dix, il paraît que les travaux vont coûter tant, pour loger des gens qu’on sait pas d’où ils viennent alors que des pauvres par ici y en a déjà plus qu’il n’en faut, soixante-dix mineurs tu parles, des jeunes, ouais, on verra, quand ils nous auront cassé nos voitures, quand on se les retrouvera dans le jardin, quand on pourra plus vendre parce qu’à cause d’eux nos maisons perdront de leur valeur, alors que le coin n’a déjà pas une si bonne image, faut pas croire. Comment ça ils sont même pas arrivés ? Y en a pourtant qui les ont vus !
C’était toujours la même chose.
J’avais fini par dire qu’on devrait les accueillir avec une banderole « Bienvenue », que ce serait bon, ça, pour l’image, ça aurait de la gueule. Les voisins n’étaient pas sûrs.
J’avais dit aussi que si mon fils de quatorze ans devait s’exiler parce que c’était la guerre, et traversait la mer, rencontrait sur sa route tous ces obstacles, la violence, la peur, la faim, j’avais dit avec trémolos et conviction que j’aimerais que quelqu’un prenne soin de lui, au bout, lui redonne courage, et foi, oui foi, parce que je voulais croire que l’Homme est plus fort que ses peurs, parce que je suis de cette espèce-là et que sinon j’aurais honte.
Les voisins avaient pris l’air contrit. Ils savaient que je n’avais pas de fils de quatorze ans, bien sûr, et c’était un coup bas de ma part d’en faire l’hypothèse. Ça les mettait mal à l’aise. Mais ils savaient aussi, au fond d’eux, que j’avais raison, même s’ils préféraient penser que je ne comprenais pas, que c’était plus compliqué.
J’ai peur j’avais dit, j’ai peur (ah ! ils avaient fait) mais surtout de ceux et celles qui ne pensent qu’à élever des murs.
Être encore obligée de dire des trucs pareils.

Au rond-point des Plages d’or (de l’hôtel, les nouveaux propriétaires n’avaient gardé que le nom et la façade, à l’intérieur tout refait), il n’y avait plus trace du désordre de la matinée. Aucune file de voitures pour la station-service. Pompes à sec. Plus personne.
Sur le trottoir un gars dont on voyait le haut des fesses, accroupi, rassemblait des papiers éparpillés avec les gestes d’un qui se noie.
Pour une feuille attrapée deux autres s’échappaient, que le vent reprenait et déposait plus loin.
Je me souviens de ma détresse, et du ciel jaune sur la mer.
Que faire de la beauté, j’ai pensé à ce moment-là. La lumière était belle à trembler derrière l’homme éperdu. Comment faire pour qu’elle ne nous porte pas le coup de grâce, ne nous rende pas fous ?

La nuit suivante, je n’ai pas dormi. De temps à autre je m’agaçais, changeais de position dans le lit, le lit noir et immobile comme un lac de montagne. J’aurais aimé chasser les images, elles revenaient en boucle.
J’explorais le paysage nocturne, tout près de moi découvrais la respiration de l’être aimé, le bruit de friture du ventilateur, plus loin le vent, au-delà des murs, le vent forcené qui soufflait depuis tant de jours que nous avions renoncé à compter, et qui la nuit ne faiblissait pas.
Les feuilles après lesquelles courait l’homme, tout à l’heure, où étaient-elles à présent ? Le vent les chassait comme à fleur d’eau les risées, elles fuyaient devant lui en zigzags scintillants sur le terne trottoir.
La beauté peut être fatale, qui crève à l’improviste la toile de nos vies.
Elle taillade les cœurs inquiets.
La voir c’est se rappeler d’un coup le tribut qu’on lui doit, se demander comment le payer, et s’il y a moyen de marchander avec elle pour tirer quelque chose du chaos quotidien.
C’était mon travail d’écrivain.
Alors dans la nuit que le vent malmenait, la nuit gémissante et féroce, je mettais bout à bout les images de la journée passée, essayais de leur trouver une signification, de les faire tenir en une sorte d’édifice qui pourrait être une histoire, mais la maison vibrait trop fort, ça ruait à la porte, ça rageait sur le toit, le récit se tordait en tous sens. Restaient les mots les plus furieux, les indomptables. Impossible d’aligner ceux-là.

Des mois que je n’y arrivais plus, Eddie.
Des mois à me demander quelle place laissait le réel – celui qui traitait, déjà, les migrants d’enculés, n’avait pas peur de Bolsonaro, se foutait de la fonte des glaces et du continent de plastique – quelle place laissait le réel à la littérature ? Quelle nécessité y a-t-il à écrire, par temps d’urgence climatique, migratoire, sociale ? Ce qui était un besoin pour moi ne comptait pour rien, ne servait à rien, et je me trouvais obscène de seulement y penser.
Le vent faisait vibrer les murs et le zinc au-dessus, dans ma tête rebattait les mots et les images, j’imaginais le monde extérieur dévasté, les rues désertes et les algues mortes qui faisaient contre les quais une mélasse épaisse. La réverbération s’accentuait, les phrases que je n’écrivais plus le vent les tordait, les détachait, il me les arrachait comme un sac à main à une vieille dame.

C’est le silence qui m’a réveillée. Le vent était tombé. Je me suis levée, habillée, j’ai passé les différents sas. Notre chambre était comme un bunker, fortifiée, tapie au cœur de la maison que le vent rognait peu à peu, protégée de l’extérieur par les pièces de jour (cuisine, bureau-salle à manger, véranda) disposées en anneau autour d’elle. Sur le seuil je me suis étirée en consultant la mer, noire encore et lourde de suie, puis le ciel, vide. Le temps était au répit.
Il n’y avait personne. Même le chien était encore dans son trou. Je l’ai appelé. Il a hésité à venir.
En sortant j’ai laissé la barrière ouverte.
Bientôt je l’ai entendu m’emboîter le pas.
Nous avons avancé tous les deux dans la nuit, le chien vieux dont les griffes accrochaient et moi, avons gagné la grande route, sous les lampadaires et les caméras de surveillance avons marché à rebours vers l’image de l’homme accroupi désespérant de rassembler ses feuilles, vers la brassée de feuilles folles qu’il s’efforçait de serrer encore, et les quelques voitures que nous avons croisées au niveau des ralentisseurs éclairaient le ciel de leurs phares, puis le sol, le ciel, puis le sol, on aurait dit qu’elles s’écrasaient, ou suppliaient.
À l’entrée du parc s’accumulaient les débris, bris de bois, de plastique, papiers gras, emballages de toutes sortes, lambeaux de polyéthylène, drossés par le vent contre les haies vives et le grillage sur près de deux mètres de haut. On aurait dit, au musée, un savant accrochage. Les couleurs étaient vives et les formes variées. Certains palpitaient encore. D’autres strictement immobiles gardaient la pose torturée qu’ils avaient cette nuit sous les rafales. J’ai pris le temps de détailler chacun des déchets. J’ai pensé aux ex-voto, dans les églises, disposés selon le même ordre aléatoire, avec la même simplicité de voisinage. Mais les feuilles distraites à l’homme accroupi ne figuraient pas parmi les pièces exposées.
Je ne savais pas ce que je cherchais à l’endroit où se tenait l’homme. C’était un bout de trottoir identique aux autres, sur lequel pourtant je me suis penchée, et le chien est venu, qui croyait aux caresses, renifler au bout de mes doigts le bitume usé dont j’effleurais le grain. J’ai regardé, par-delà la route et le terre-plein central, le parking où le vent avait dû pousser les feuilles. J’ai traversé, le chien sur mes talons. Le parking était désert. J’ai marché jusqu’à l’eau, côté rade. Il n’y avait pas non plus de feuille prise dans les herbes du bord. Elles avaient pu couler, ou l’homme avait réussi à toutes les ramasser. J’ai levé les yeux vers les premiers mouillages, les baraques des parcs à moules. Le vent avait pu les amener jusque-là. Elles se seraient prises dans les filets, ou au fer des palans. Elles se seraient coincées entre deux bidons métalliques, deux cageots, les lattes d’un pont. Elles étaient perdues.
Par acquit de conscience, parce que le vent dans la nuit avait pu tourner et se mettre au sud, je suis revenue sur mes pas et j’ai longé la ligne des immeubles en direction du centre-ville, faisant halte aux arrêts de bus comme aux stations d’un chemin de croix, depuis les Plages d’or jusqu’à l’ancienne poste. Le vieux chien à chaque arrêt se couchait tandis que j’inspectais les alentours et la poubelle, au cas où quelqu’un y aurait froissé une des feuilles envolées de l’homme.
Au retour le chien marchait si lentement que je devais l’attendre et l’encourager. Son arrière-train vacillait, parfois il se retrouvait assis. Je me suis aperçue qu’en haut des cuisses le poil était tout collé. J’ai essayé de le porter. Il puait. Il était trop lourd.

J’ai guetté l’homme pendant des semaines. J’aurais voulu voir son visage et savoir ce qui était écrit sur les feuilles. J’ai pensé à une offre de prêt (l’agence bancaire était toute proche). J’ai pensé à un dossier de validation des acquis de l’expérience. J’ai pensé à une demande de mise sous tutelle. J’ai pensé à un rapport sur le contrat de baie, ou un autre projet d’aménagement urbain. J’ai pensé à des poèmes fraîchement imprimés (l’homme en route peut-être vers le magasin où l’on photocopiait et reliait pour pas cher). J’ai pensé à un roman, un roman aux pages volantes entre lesquelles le vent avait passé comme sur du linge à l’étendage, arrachant ici une pièce de drap, ailleurs entortillant les tee-shirts sur le fil. J’ai pensé à des pages de roman essorées aux quatre coins du monde.
Fin août, le chien est mort.
Ce n’est pas rien, un chien qui meurt.
La folle est arrivée peu de temps après, avec son chapelet de mots, ses phrases en étendards.
J’ai su tout de suite qu’elle était là pour moi.

Extrait
« Changer de vie, paraît-il, ne s’improvise pas. Dans mon cas cependant il s’agissait plutôt de fuir ses semblables, de se mettre à l’écart du monde, ce qui, au niveau de misanthropie que j’avais atteint, ne demandait pas tant de préparatifs. La folle m’avait permis de tenir, ses mots sous les yeux comme un tube de ventoline dans la poche, deux bouffées en cas de crise. Après son départ, j’avais ressenti le besoin d’un traitement de fond.
J’avais alors quarante ans, un mari, un travail, une maison. Et quoi? Qu’est-ce que ça dit de moi? Je n’avais pas de plaisir. Tout me pesait.
L’écriture même était devenue un fardeau. J’aurais aimé qu’elle soit magique, qu’elle ait le pouvoir de modifier les choses, de leur donner du sens, mais elle n’était qu’un regard, rien de plus qu’une façon d’être. Je ne supportais plus son ambivalence. Qu’elle soit à la fois la preuve irréfutable de mon humanité et le signe flagrant de mon anachronisme. » p. 95

À propos de l’auteur
BORDES_lucile_©Chlo_Vollmer-LoLucile Bordes © Photo Chloé Vollmer-Lo

Établie dans le Sud depuis toujours, du côté de La Seyne-sur-Mer, Lucile Bordes est enseignante et romancière. Après Je suis la marquise de Carabas, Prix Thyde Monnier 2012, Décorama, Prix du 2e roman 2015 et 86, année blanche, parus aux éditions Liana Levi, on reconnaît ici son inventivité et la précision de son écriture. Manifeste pour une littérature audacieuse, Que faire de la beauté ? se lit aussi comme un émouvant portrait de femme dans une société aux repères abîmés. (Source: Éditions Les Avrils)

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La sirène d’Isé

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En deux mots
Leeloo met au monde Malgorne, avant de disparaître. L’enfant sourd et muet va grandir dans un asile d’aliénés, aux bons soins de Sigrid, une vieille dame et du Dr Riwald qui règne sur cet endroit bien à l’abri des regards. Jusqu’au jour où l’avancée de la mer, qui ronge la falaise, l’oblige à fermer l’établissement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’enfant sourd entendra-t-il le chant de la sirène?

Dans son nouveau roman, initiatique et envoûtant, Hubert Haddad met en scène un enfant né sourd dans un établissement isolé au fin fond d’une baie. Un conte lumineux.

Cela commence par une naissance quasi miraculeuse dans un sanatorium transformé en «maison de repos» construit face à la mer, au bord d’une falaise, dans la baie d’Umwelt. C’est dans cet endroit reculé, à l’abri des regards – en fait la population ne préfère rien savoir des traitements qu’on y prodigue – que la fragile Leeloo met au monde un fils baptisé Malgorne. Le bébé, né sourd, va devoir se débrouiller dans cet environnement hostile mais aussi protégé de la fureur du monde. Il ne pourra bénéficier de l’aide de sa mère, Leeloo étant portée disparue, emportée par l’océan. Sigrid va alors jouer le rôle de mère de substitution de même que le Dr Riwald, qui règne sur cette institution et à qui la justice a confié l’enfant. Un troisième viendra jouer un grand rôle dans l’initiation de l’enfant, Martellhus, le jardinier. C’est lui qui est en charge de la récréation du labyrinthe, un immense espace boisé devenu «un dispositif privilégié d’analyse comportementale, voire de thérapie» pour les patients. Prenant de l’âge, Martellhus confie son savoir à Malgorne qui, patiemment, va apprendre à apprivoiser cette végétation, faire des arbres des alliés qui vont lui permettre d’avancer.
Pendant ce temps, la mer sape la falaise. Jusqu’à ce jour où un effondrement important provoque la fermeture de l’institution psychiatrique.
«On dissémina les malades dans les institutions asilaires du district; quant aux membres du personnel, ils durent subir divers contrôles et interrogatoires avant d’aller postuler ailleurs selon leurs qualifications. La vieille Sigrid fut transférée dans une maison de retraite. Déserté face à l’immédiate proximité de l’océan, le domaine des Descenderies prit vite un aspect irréel qui raviva d’anciennes rumeurs combinant folie et phtisie, dégénérescence et contagiosité, sur fond d’enquête criminelle».
Martellhus et Malgorne continuent de veiller sur le domaine désormais à la merci des éléments. Seule une jeune fille répondant au doux nom de Peirdre, ose encore s’aventurer à bicyclette sur le chemin côtier pour tromper sa solitude, car son père, au décès de son épouse, a pris le commandement d’un navire. «D’évidence, le veuf avait fui les pluies infinies, battantes comme un cœur au tombeau. Il avait repris du service dans la marine marchande au lendemain des funérailles et n’était plus jamais reparu. La fin d’un amour est une fin du monde. On oublie tout au milieu des mers, la mort et la trahison. On s’oublie soi-même aux cimes de l’océan, seul endroit avec le ciel où l’infini partout s’abîme en lui-même.»
Cette apparition va envoûter Malgorne qui n’aura qu’une envie, la revoir.
Après avoir revisité une page d’histoire avec Un monstre et un chaos qui se déroulait dans la ghetto de Lodz, Hubert Haddad continue à explorer les territoires de l’enfance, les rites initiatiques et le combat contre l’adversité. Toujours aussi prenant, avec des phrases toujours aussi joliment ciselées, ce conte convoque sirène et solitude, grand large et rêves d’enfants, malédiction et soif de liberté. Laissez-vous à votre tour envoûter par la puissance poétique de ce récit.

La sirène d’Isé
Hubert Haddad
Éditions Zulma
Roman
192 p., 17,50 €
EAN 9791038700024
Paru le 14/01/2021

Où?
Le roman est situé principalement à Umwelt, contrée imaginaire dans une baie reculée d’Angleterre. On y évoque aussi Tanger, Göteborg, ou encore Port Harcourt au Niger.

Quand?
L’action n’est pas précisément située dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la pointe sud de la baie d’Umwelt, loin du monde et hors du temps, le domaine des Descenderies a accueilli des générations de patientes. Né de la fragile Leeloo, Malgorne grandit sous la houlette de Sigrid, entre incompréhension et possession jalouse. Il trouve bientôt refuge dans le dédale de l’extravagant labyrinthe d’ifs, de cyprès, de pins et de mélèzes imaginé par le Dr Riwald. S’il n’entend ni le ressac ni les vagues qui se déchirent sur les brisants, Malgorne se nourrit des vents et scrute sans fin l’horizon.
Depuis l’ancien sémaphore, Peirdre sonde elle aussi chaque soir l’océan, hantée par la voix d’une amie disparue. Son père, capitaine au long cours, fait parfois résonner pour elle les cornes de brume de son cargo de fret.
C’est sur la grève, un matin, devant le corps échoué d’une étonnante créature marine, que Peirdre et Malgorne forgent soudain l’espoir du retour d’autres sirènes. Après Le Peintre d’éventail, Hubert Haddad nous entraîne dans la magie d’un nouveau jardin entre terre et mer. La Sirène d’Isé est un roman magnétique, envoûtant et lumineux.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
La Cause Littéraire (Fawaz Hussain) 
RFI (Vous m’en direz des nouvelles – Jean-François Cadet) 
Blog Levons l’encre 
Blog Baz’Art 
Blog encres vagabondes (Serge Cabrol) 
Le blog de Virginie Neufville 
Blog La Viduité 
Blog Lili au fil des pages 

Les premières pages du livre
« Avertissement
C’est une histoire véridique et pourtant fabuleuse, mais elle ne m’appartient pas, elle n’appartient à personne, pas même aux rares protagonistes encore de ce monde. En second rôle d’aucune étoile, je préfère ne pas dévoiler celui qui me fut assez distraitement imparti. On comprendra à demi-mot quelle exigence m’engage à relater cette histoire invraisemblable si dramatiquement avérée.

Prologue
On naît aveugle au milieu d’une fanfare : voix, cris, bruits d’organes et d’engins, rivières du vent, appels et chants d’oiseaux. Lui ne put rien entendre une fois délogé du ventre de sa mère, pas même un souffle. Sans doute devina-t-il le monde au chaud remuement qui soudain l’entourait, tout de poussées, de glissements et d’entraves, et à cette tiède haleine modulée en ondes légères sur son visage à peine déplissé des ténèbres. Le silence existe-t-il plus qu’un cri muet de sourd ? Ployée, les seins nus, la démente à l’enfant fredonnait à son oreille. Elle psalmodiait sans paroles une complainte du fond des âges. Mais Leeloo n’était pas si folle ; ses mouvements avaient une grâce nécessaire. Dans ses bras, le nouveau-né semblait inspirer ses gestes par secrète influence. Leeloo fredonnait et parfois des mots lui venaient incompréhensiblement :
De l’eau, donnez-moi de l’eau fraîche
La neige tombe seule dans les rues
La neige monte et descend l’escalier
Donnez-moi de l’eau fraîche pour chanter
Au petit matin, la sage-femme qui l’avait assistée dans la nuit revint d’un pas précipité à son chevet comme si elle avait craint le pire. La jeune mère dormait, la tête inclinée vers l’enfant que l’infirmière de service venait de replacer dans un minuscule lit de fer.
— C’est bien de le lui avoir laissé, dit l’accoucheuse en effleurant d’un doigt le montant du berceau. Mais il ne faudrait pas la perdre de vue.
— Il n’y a pas à s’inquiéter, répondit froidement l’infirmière.
Les deux femmes échangèrent un regard vide, bouches closes. L’une et l’autre devaient se demander par quel extraordinaire cette naissance avait pu s’accomplir.

À peine éveillée, Leeloo, le front moite, s’était écriée : « Du lait, donnez-moi du lait froid ! », comme si sa vie en dépendait. Bulles remontées d’abysses dans l’écume de l’aube, les images d’un rêve lui revinrent. Elle courait, les bras serrés contre sa gorge. Une lumière poussiéreuse filtrait d’un dédale de couloirs obscurs. Chaque porte s’écartait sur une silhouette menaçante qui n’était autre que la porte suivante. Il n’y a pas d’issue, toutes les portes franchies se referment derrière elle.
Après un coup d’œil sur la fenêtre et les deux personnes en blouse dressées au pied de son lit, Leeloo s’est tournée vers l’enfant dans un sursaut d’effroi. Le berceau de fer lui paraissait si éloigné, comme un esquif à la dérive. La jeune femme concentra toute son attention sur cette créature inconnue d’elle et de l’univers quelques heures plus tôt. D’où sortait cette petite chose d’une prodigieuse fragilité ? Existait-elle pour de vrai ? Un subterfuge lui parut soudain flagrant : on avait profité de son sommeil pour intervertir les poupées ; celle du rêve, bien à elle, à cette autre un peu rouge et fripée. Dans ce cas, comment échapperait-elle à son cauchemar ?
Mais le bébé bâilla et s’étira mollement dans ses langes. Leeloo crut deviner un sourire de porcelaine sous le bouton rose du nez. Subitement, il se mit à happer l’air et à grimacer. La sage-femme s’empressa.
— On dirait qu’il a faim, dit-elle.
Leeloo reçut le nourrisson avec une expression terrifiée. Elle ressentit une brûlure à la pointe du sein, comme si sa propre chair aspirait son sang. Ses larmes apitoyèrent les soignantes qui ne saisirent rien de sa douleur.
— Il ne faut pas s’affoler, dit l’une.
— Tout ira bien, dit l’autre.

Le docteur Riwald était puissant. Personne d’autre que lui ne voulait prendre soin de Leeloo. Pas même l’ombre sans nom qui l’eût plutôt maudite. On la ramènerait donc à l’institution des Descenderies. Le docteur avait tout arrangé. On ne lui retirerait pas l’enfant, il vivrait à l’abri avec elle, côté jardins, face à la mer, dans une annexe privée de l’immense édifice. Leeloo ne comprenait rien à son sort. Après la mort du père et de la mère coup sur coup, d’un excès d’amour ou de découragement, il y avait de cela un gouffre d’années, l’ombre sans nom et deux gendarmes l’avaient conduite un jour au bout des landes, à la pointe sud de la baie d’Umwelt, dans ce drôle de château face au vide.
Il y a maintes espèces d’établissements publics ou privés en charge des corps souffrants et des âmes affolées, éperdues, expirantes d’avoir tant espéré, mais la plupart de ces lieux de relégation, soumis aux pesanteurs administratives, n’assurent que l’ordinaire de leur fonction et cèdent à l’extraordinaire au gré des circonstances.
Édifié à la fin du XIXe siècle sur l’une des plus hautes falaises de la côte, en respect de la bande littorale inconstructible d’une centaine de mètres, le vaste complexe des Descenderies fut l’un des premiers hôpitaux maritimes destinés aux poitrinaires. La peste blanche frappait en priorité les plus démunis, les ouvriers et leurs enfants, mais aussi les plus exposés à la solitude morale et à la déréliction. On l’appelait atrocement « le mal des petites bonnes », mal qui n’épargnait guère les demoiselles bien nées confiées aux pensionnats et aux instituts religieux où la dureté de la règle entretenait les foyers d’infection. À l’origine dévolue aux jeunes filles phtisiques, la fondation des Descenderies perdit sa vocation première à la suite de la découverte de la pénicilline en 1928 et plus spécialement de la streptomycine peu avant le second conflit mondial. Dans l’après-guerre, à l’heure où l’on fermait les uns après les autres ce type d’établissements devenus inutiles, en bord de mer comme en montagne, un autre motif hâta la désaffectation du sanatorium des abords d’Umwelt : les vagues de suicides de résidentes transies de solitude, comme appelées par l’immédiate délivrance, à moins de cent mètres, entre abîme et lointain. Malgré les grilles en façade surélevées de pointes de lance, les jeunes pulmoniques parvenaient à contourner les obstacles dans l’exaltation de la fièvre. Cet usage du néant frappa durablement les imaginations et se perpétua en contes et en ragots longtemps après la fermeture de l’établissement. Recyclé deux décennies plus tard en «maison de repos», litote convenue pour rasséréner le voisinage, le domaine des Descenderies accueillit jusqu’à ces dernières années petites et grandes douleurs dans l’accointance des familles en quête de tranquillité. Certains lieux marqués par l’étrangeté du sort semblent lestés de fatalité et, d’un siècle à l’autre, comme pour y souscrire, connaissent d’analogues tragédies. À l’époque pas si éloignée où l’on enfermait bien davantage pour troubles mentaux que pour actes délictueux, le docteur Riwald eut à répondre de maltraitances méthodiques envers les patients sous sa tutelle. Médecin chef et directeur en poste, il prônait en effet une méthode de soins paradoxale alors en vogue, consistant à provoquer un traumatisme
prétendument libératoire qui, dans certaines circonstances, pouvait aboutir à un homicide caractérisé, quoique dans son principe involontaire. Faire frôler la mort à des malades souffrant d’asthénies, de phobies ou de délires en tous genres était censé occasionner un état de choc salutaire, une sorte de catharsis opératoire. Mais au troisième décès lié à ces traitements, les dénonciations anonymes s’accumulant, une enquête finit par être lancée et bien nonchalamment instruite. Prononcée l’année de la grande comète, la fermeture administrative de l’établissement pour infraction grave au code de la santé publique ne fut accompagnée d’aucune mesure confiscatoire. Les patients du docteur Riwald se virent dispersés dans les asiles des environs avec l’accord des familles, tandis que les membres du personnel exempts de poursuites allèrent trouver de l’embauche ailleurs.
Le processus d’érosion de la falaise, tributaire de la nature variable des tufs géologiques, s’étant considérablement accéléré, la société gérante dut en revanche assumer la maintenance du domaine désormais incessible pour cause de risque majeur.
Modèle inaugural, l’architecture héliotropique du bâtiment aux vastes espaces intérieurs, aux fenêtres panoramiques, en ferait un site classé malgré l’avis d’expropriation lancé par le district communal. Ces décrets antinomiques résultant du conflit des compétences eurent pour résultat de bloquer avant longtemps toute ingérence publique ou privée.
Ainsi donc, hormis l’entretien et le gardiennage imputables aux parties contractuelles, rien n’affecta plus le domaine des Descenderies comme en suspens d’avenir. On changeait à l’occasion un carreau de fenêtre ou quelque faîtière brisée par les intempéries.
Recruté aux premiers jours de la mise en service de la clinique psychiatrique un quart de siècle plus tôt, le gardien du domaine resté à demeure après sa clôture accomplissait en automate ses rondes de factionnaire dans la vaste cour d’accès disposée en jardins à la française, entre le portail monumental à vantaux ajourés flanqué de portes piétonnes et la façade de briques blanches de l’immeuble, toute nervurée d’arabesques en stuc et rehaussée de mosaïques, avec ses cinq niveaux d’immenses baies donnant sur la mer. Lui-même logeait au rez-de-chaussée du pavillon de garde à l’angle des hautes grilles, au milieu d’une collection de poupées de mode articulées en faïence peinte héritée d’une sœur défunte.
Côté lande, à l’arrière du bâtiment, le parc enclos d’un muret de pierres sèches à sa création et plus tard surélevé d’une belle hauteur de briques avait été planté de résineux: ifs, pins à l’encens, cyprès, mélèzes, essences jadis censées traiter efficacement la phtisie en appoint à la cure d’air marin et de lumière.
Du haut de l’escalier y menant, on eût dit un îlot forestier aux allures de bois sacré, assez vaste et conçu pour s’y perdre, avec, visible en son centre, un dôme biscornu de gloriette qui étincelait au soleil pardessus l’épaisse canopée d’égale voussure, faîtages entrelacés et taillés en terrasse afin d’inhiber la poussée vers la lumière des arbres les plus vigoureux. Un mur d’enceinte bornait l’étendue boisée à quelques
mètres d’écart, laissant ainsi courir une large allée de terre battue où quelques statues en buste engainées sur piédestal alternaient avec d’étroits bancs de fonte à usage purement ornemental.
Le docteur Riwald, clinicien avéré de la culture de l’hystérie, par ailleurs organiste liturgique bénévole à la paroisse Saint-Jude d’Umwelt et grand amateur de jardins dédaliques, s’était décidé à tirer parti de cette insolite plantation hygiénique qui, au fil des années, avait eu la patiente agilité de se ramifier et de s’épaissir au point d’en devenir impénétrable. Il y avait dans cette forteresse arbustive un défi d’espèce sauvage.
L’idée de le relever ne lui vint pas d’emblée; il s’était souvenu de sa passion des jardins secrets, enfant, quand seul le plaisir de s’égarer motivait ses fugues. Puis il avait longuement réfléchi au possible usage clinique de cette façon de cloître d’ombres ou de mangrove polaire, une fois agencé selon ses vœux. Il s’agissait en priorité de dompter cette jungle avec le concours d’ouvriers sylvicoles, ou plutôt d’en ordonner le secret, de concevoir un parc aux cent allées courbes, rectilignes et sinueuses là où régnait une sorte de chaos directionnel. Maître Willumsen, un arboriste forestier de l’arrière-pays, vieil homme passionné d’astronomie, fut engagé sur la foi du pasteur de Saint-Jude qui le disait capable de créer une cathédrale végétale à partir d’un bois maudit.
C’est ainsi que le docteur Riwald fit élaguer, essoucher, aligner, transplanter des années durant le peuplement anarchique du parc jusqu’à atteindre la forme la plus approchante de son utopie paysagère.
L’œuvre accomplie, il lui vint à l’esprit de déplacer et de restaurer en son point nodal l’armature et les verrières d’un édicule à fonction de serre, structure baroque en forme de kiosque inspirée des radiolaires dessinés par Ernst Haeckel et jusque-là oubliée sous un manteau de lierre poussiéreux, dans un dégagement des jardins de façade. Fort d’un certain pragmatisme conjectural particulier à sa profession, l’aliéniste s’était convaincu d’ouvrir à certaines heures l’accès au parc muré à l’arrière de l’ancien sanatorium. Les quelques pensionnaires sélectionnés eurent ainsi tout loisir d’interroger leur propre égarement au gré du réseau de voies entrelacées. Au fil des années, le docteur Riwald perfectionna et mit plus largement en pratique sa méthode de traitement fondé sur l’état de choc psychologique ou «collapsus émotionnel». La récréation du labyrinthe devint même un dispositif privilégié d’analyse comportementale, voire de thérapie. »

Extraits
« Le pouvoir des notables étant ce qu’il est, l’arrestation et la mise en garde à vue du docteur Riwald ne furent pas pour rien dans la subite diligence de l’administration territoriale; un mandataire de justice hâta le démantèlement de la structure hospitalière. On dissémina les malades dans les institutions asilaires du district ; quant aux membres du personnel, ils durent subir divers contrôles et interrogatoires avant d’aller postuler ailleurs selon leurs qualifications. La vieille Sigrid fut transférée dans une maison de retraite. Déserté face à l’immédiate proximité de l’océan, le domaine des Descenderies prit vite un aspect irréel qui raviva d’anciennes rumeurs combinant folie et phtisie, dégénérescence et contagiosité, sur fond d’enquête criminelle. » p. 90

« Le commandant Owen était sans pardon, mais il chérissait Peirdre à sa façon, aussi l’avait-il diligemment instruite, servante inapte et scrupuleuse, à l’intendance de la maison grâce à une dotation gérée par un notaire. D’évidence, le veuf avait fui les pluies infinies, battantes comme un cœur au tombeau. Il avait repris du service dans la marine marchande au lendemain des funérailles et n’était plus jamais reparu. La fin d’un amour est une fin du monde. On oublie tout au milieu des mers, la mort et la trahison. On s’oublie soi-même aux cimes de l’océan, seul endroit avec le ciel où l’infini partout s’abîme en lui-même. » p. 126

À propos de l’auteur
HADDAD_hubert_©nemoperierstefanovitchHubert Haddad © Photo Nemo Perier-Stefanovitch

Hubert Haddad nous implique magnifiquement dans son engagement d’intellectuel et d’artiste, avec des titres comme Palestine (Prix Renaudot Poche, Prix des cinq continents de la Francophonie), les deux volumes foisonnants du Nouveau Magasin d’écriture, ou le très remarqué Peintre d’éventail (Prix Louis Guilloux, Grand Prix SGDL de littérature pour l’ensemble de l’œuvre). (Source: Éditions Zulma)

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Un été à Miradour

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En deux mots
Une maison de famille dans les Landes accueille pour un été, au début des années 1970, un couple, leur fille et quelques amis autour du personnel de maison. Entre la sieste et les quelques sorties, on travaille beaucoup, on écrit et on égrène les souvenirs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les petits trésors d’un séjour estival

De petites scènes joliment agencées retracent Un été à Miradour. Florence Delay excelle dans cette peinture d’une France aujourd’hui disparue. L’occasion aussi de rendre un bel hommage à sa mère.

Ah, la belle plume de Florence Delay! Poursuivant dans la veine des textes courts comme Mes cendriers, Il me semble, mesdames ou encore Haute Couture, l’académicienne nous régale avec ce récit un brin désuet mais tellement vivifiant d’un été passé dans le Sud-Ouest par un couple de parisiens, leur fille et quelques hommes hauts en couleur. Il sera aisé de retrouver le caractère autobiographique du récit et en particulier le bel hommage rendu à sa mère Madeleine, mais cela rend le travail de la romancière encore plus délicat: agencer les scènes comme au théâtre, donnant sa place à chacun des personnages et imaginant des anecdotes qui donnent une signature à chacun des personnages, comme cette belle idée des cigarettes se mariant à la couleur des yeux: «Madeleine a les yeux verts et fume des Kool à la menthe. Paul a les yeux bleus et fume des Gitanes bleues. Blonde aux yeux bleus, Marianne fume des blondes légères, Rich & Light. Brun aux yeux bruns, Octave fume des brunes, les mêmes que Paul mais avec filtre. En étudiant tard le soir dans la cuisine Claudio fume des cigarillos, la fenêtre grande ouverte. Albert et Philibert ne fument pas.»
Grâce à la magie de l’écriture de Florence Delay, d’un clacissisme teinté d’humour, on replonge dans cette France des années Pompidou où, quand la voiture refuse de faire les derniers mètres pour gravir la colline, on fait appel au paysan qui prête ses bœufs qui tirent la quinze-chevaux jusqu’à l’entrée de la villa.
Madeleine, qui devient Madelou le temps de cette parenthèse estivale, s’affaire dans la maison et régente un personnel ravi de l’arrivée des parisiens qui vont mettre un peu d’animation. On y ajoutera Claudio, l’étudiant transformé en cuisinier et qui va mettre une touche italienne à ses plats.
Mais qu’on ne s’y méprenne pas, on vient pas là pour ne rien faire, bien au contraire. À l’image de son père qui détestait la campagne et ne sortait guère de son bureau, Paul travaille à son «Avant-mémoire» tandis que sa fille Marianne écrit son second roman. Son «ami» se passionne pour l’œuvre de Raymond Roussel. On évoque André Gide qui a séjourné là, on s’essaie à traduire Hölderlin. Et si l’on s’offre quelques sorties, la plage à Biarritz, une partie de rebot – type de pelote basque – à Hasparren et quelques promenades autour du domaine, c’est bien à Miradour que bat le cœur du livre.
Les choses entendues, les expressions utilisées sont autant de petites madeleines que l’on déguste avec autant d’appétit que de nostalgie. Ces petits trésors qui construisent une famille et dont on ressent le plaisir teinté d’humour que Florence Delay a pris à les coucher sur le papier. Une certaine idée du bonheur…
Le point de départ de ce roman est une réflexion de Borges qui se demandait: «Qu’est-ce qui mourra avec moi quand je mourrai?». Par la magie de cette centaine de pages, on peut confirmer le statut d’immortelle de l’académicienne.

Un été à Miradour
Florence Delay
Éditions Gallimard
Roman
112 p., 12 €
EAN 9782072891120
Paru le 04/03/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Miradour, une propriété située dans les Landes, non loin de Bayonne et d’Hossegor. Dans le livre, on se rend aussi à Biarritz, Bayonne, Dax et Hasparren avant de rentrer à Paris.
Paris

Quand?
au début des années 1970..

Ce qu’en dit l’éditeur
«On arrivait à Miradour par une mauvaise route à peine goudronnée qui montait en tournant. La pente était si raide que la vieille voiture de Madeleine tombait fréquemment en panne au milieu de la côte. Il n’y avait alors d’autre solution que d’aller chercher une paire de bœufs à la ferme la plus proche.»
Dans ce conte d’un été lointain, tout est vrai et tout est allègrement réinventé. D’êtres chéris, Florence Delay a fait des personnages et cousu ensemble des scènes éparses du passé pour ne pas les perdre.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Le Littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret) 
France Inter (L’invitée de Patricia Martin)
La Croix (Francine de Martinoir) 

Les premières pages du livre
« On arrivait à Miradour par une mauvaise route à peine goudronnée qui montait en tournant. La pente était si raide que la vieille voiture de Madeleine tombait fréquemment en panne au milieu de la côte. Il n’y avait alors d’autre solution que d’aller chercher une paire de bœufs à la ferme la plus proche. Sous un manteau de drap blanc rayé rouge et bleu, couronnés de leur tiare, les bœufs tiraient fièrement les quinze chevaux de la Citroën jusqu’à l’esplanade devant la maison. Comme Madelou n’était pas souvent seule, c’est plutôt sa fille cadette ou son amie Nénette qui allait d’un bon pas quérir l’aide du fermier et, quand il était aux champs, elles allaient aux champs. Pendant ce temps, Madelou faisait des bouquets de fougères en cherchant des trèfles à quatre feuilles.

La vaste demeure avait été baptisée «Miradour» par celui qui l’avait fait construire dans les années vingt, au milieu des pinèdes et des champs de maïs, tout en haut d’une colline dominant l’Adour et le Bec du Gave. Un ancien joueur de rugby à XV, devenu président de la Fédération française de rugby, puis promoteur immobilier à Hossegor avant d’en être élu maire radical-socialiste en 1935. Il l’avait fait construire, disait-on, pour sa maîtresse tuberculeuse – le bon air qu’on respire là-haut étant censé la guérir. Riche, il avait acquis autour près de deux cents hectares. Il y avait eu là-haut une piscine, un tennis, et, au bord du fleuve, à Port-de-Lanne, une barque pour se promener sur l’eau. L’aimée avait sans doute occupé la plus belle chambre, au premier étage, celle qui donne sur une terrasse où prendre le soleil, regarder voler les rapaces guettant les proies autour des fermes, couler le fleuve qui naît au pic du Midi de Bigorre et va se jeter dans l’océan Atlantique, après Bayonne.

C’est un chirurgien de Bayonne, lui aussi radical-socialiste, qui peu avant la Seconde Guerre mondiale avait acquis la propriété, également pour sa maîtresse. Luxe inutile à ses yeux, il avait laissé les herbes folles envahir le tennis, fait combler la piscine, heureusement remplacée par des platanes dont les branches entrecroisées créaient une ombre aussi fraîche qu’une vague. Il s’était intéressé, en revanche, à une petite source, en bas de la côte, qui alimentait un lac aux contours indécis. Ayant bu de son eau et remarqué ses vertus diurétiques, le nouveau propriétaire – lui-même ne sachant pas conduire – chargeait son chauffeur, le temps des visites à Madame S., sa maîtresse, de remplir à la source le plus grand nombre de bouteilles possible. Rangées dans le coffre de la Salmson, elles étaient déposées ensuite à sa villa des allées Paulmy. Madelou, dont ce chirurgien était le beau-père, ne le vit jamais boire une autre eau.

Tôt après son mariage avec Paul, fils unique, elle avait entrepris de calmer les tensions existant entre le père et le fils, et de protéger sa belle-mère qu’elle adorait. De Paris, elle entretenait tout au long de l’année une relation épistolaire avec « Bayonne », envoyant parfois plusieurs lettres par semaine, narrant les travaux et les jours du fils extraordinaire, habilement entrelacés à la vie ordinaire, aux difficultés matérielles et à l’éducation de leurs filles. Mais le séjour obligé, pendant les vacances d’été, dans une villa où Paul retrouvait intacts les conflits de l’enfance, lui pesait.

Le hasard voulut qu’un après-midi d’été, dans le magasin d’antiquités ouvert à Biarritz par Madeleine Castaing, célèbre antiquaire de Paris, Madelou et Madame S. se rencontrent. Ces femmes raffinées avaient entendu parler l’une de l’autre mais ne se connaissaient pas et découvrirent qu’elles partageaient le même goût pour les meubles anglais, les couleurs russes et la poésie du mobilier. Madame S., peut-être en mal de reconnaissance, invita la jeune femme à lui rendre visite. C’est très officiellement, dans la Salmson de son beau-père, que Madelou monta la côte pour la première fois et découvrit la propriété dont elle tomba aussitôt amoureuse. Décida-t-elle alors d’en déloger l’occupante ? Le fait est que de douce façon diplomatique elle persuada Madame S. qu’il devenait dangereux pour elle, l’âge venant, de vivre en un lieu si isolé – le premier village, Sainte-Marie-de-Gosse, se trouvant à des kilomètres. Qu’elle serait plus heureuse en ville, rapprochée de son amant. Il l’était d’ailleurs de moins en moins, ayant trouvé dans sa propre villa de quoi satisfaire ses désirs en la personne, avenante et replète, d’une servante. Madame S. s’était laissé convaincre. Madelou devint maîtresse de Miradour, maison et alentours.

Sa fille aînée préférait les grandes vacances chez son grand-père à Bayonne, proche des plages de Biarritz où elle retrouvait ses flirts. La cadette, elle, dès avant l’arrivée des parents, montait sur la colline en compagnie de sa grand-mère Berthe. Conduites par Firmin dans une Chevrolet grise qui avait succédé à la Salmson noire, elles s’arrêtaient à la Guyenne et Gascogne de Sainte-Marie-de-Gosse, où Berthe faisait provision de vivres, achetait un cornet à surprises pour la fillette et un paquet de Gauloises bleues dont elle irait les jours suivants, de son pas lent et lourd, distribuer deux par deux les cigarettes à chacun de ceux qui travaillaient dans la propriété. Léon de Somsecq, la ferme la plus proche de la maison, était le premier servi, Matthieu du Moulin près du lac, le dernier, quand elles repartaient. Chacun portait le nom du lieu où il habitait comme un titre de noblesse. Mais tout ça appartient au passé. »

Extraits
« La veille histoire qu’elle ne veut pas raconter s’est passée l’été où Gide était venu avec son gendre Jean Lambert passer une semaine à Miradour. La campagne l’attristait et ses hôtes s’étaient évertués à trouver des distractions. C’est ainsi qu’ils étaient allés rendre visite à la veuve de Francis Jammes, à Hasparren, au peintre José de la Peña, grand amateur de sorcellerie et de taureaux, à Bayonne, et comme une salle de patronage au bord de l’Adour projetait cette semaine-là Les Deux Orphelines de Maurice Tourneur, que Gide aimait les mélos et «larmer» au cinéma, elle l’y avait conduit. Après le film, ayant elle-même rendez-vous avec un artisan dont l’atelier se trouvait à côté, elle avait prévu pour son hôte une promenade sur le fleuve. Quand Gide découvrit le batelier qui allait l’embarquer, un jeune garçon en short à la peau hâlée, aux yeux noirs, aux cheveux en broussaille, il baisa les mains de Madelou en prononçant cette phrase restée fameuse dans la famille: Chère, vous êtes merveilleuse, vous pensez à tout! » p. 77-78

« Dans toutes les familles, il est de petites phrases qui reviennent lorsqu’on les attend le moins, petits sésames ouvrant les portes du passé. Telle était dans cette famille le «vous êtes merveilleuse, vous pensez à tout!», et le joyeux «Sursum corda!» de Berthe pour se donner du courage, et un alexandrin moquant les affres de Chimène, «Il est joli garçon l’assassin de Papa», que Paul se faisait un plaisir de citer quand ses filles louaient le physique d’un galant, jouant au père menacé et déjà sacrifié! La plus banale de ces phrases, la plus aimée sans doute, ouvrait sur les visages un sourire complice, c’était: La vie est pleine de choses étranges. » p. 78

À propos de l’auteur
DELAY_Florence_©Anais_YsebaertFlorence Delay © Photo Anaïs Ysebaert

Romancière, essayiste, traductrice et dramaturge, Florence Delay a écrit des romans, dont Riche et légère et Etxemendi, des essais, La séduction brève et Dit Nerval, des textes brefs, Mes cendriers, Il me semble, mesdames, Haute couture et, avec le poète Jacques Roubaud, une suite de dix pièces intitulée Graal Théâtre. Elle a été élue à l’Académie française en décembre 2000. (Source: Éditions Gallimard)

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L’Avantage

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En deux mots
Dans la vie de Marius, il y a qu’une sorte de vide existentiel qu’il essaie de remplir en disputant un tournoi de tennis. Hébergé chez les parents de Cédric, son ami et partenaire, dans une villa du sud de la France, il promène sa mélancolie des courts aux bars. Pas vraiment de la graine de champion…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La vie, comme un tournoi de tennis

Thomas André a su profiter d’un Master de création littéraire pour peaufiner un premier roman très original. Construit tout au long d’un tournoi de tennis, il dresse un sombre portrait de notre jeunesse.

Marius passe des vacances dans le sud de la France avec ses amis Alice et son frère Cédric, les enfants de Maud et Georges. Dans leur maison avec piscine, le temps s’écoule agréablement, tous les occupants profitant des journées ensoleillées pour ne pas faire grand-chose sinon manger, boire (plutôt beaucoup) et se reposer. Alice doit mettre la main à son mémoire et les garçons participent à passent des tournois de tennis. Marius se révèle être un adversaire redoutable, notamment pour Cédric qui, après une nouvelle défaite face à son ami, entend arrêter le tennis. Est-ce seulement sur le coup de la déception qu’il a affirmé cela, lui qui gamin « s’était dégoté une raquette et s’était mis à taper furieusement la balle contre le mur du garage et avait joué comme ça, contre lui-même, plusieurs années d’affilée ». Puis Marius avait débarqué. « À partir de là, on avait passé des heures ensemble sur le court, à se mesurer l’un à l’autre. J’ai souri en repensant à tout ça, et je me suis demandé ce que je serais devenu si, à l’époque, je n’avais pas rencontré ce garçon possédé par le tennis qui, plein d’assurance, m’avait entraîné dans son sillage. »
Après une virée à la plage, une sortie en mer pour du ski nautique et une tournée au casino et dans les bars, le sujet est oublié. Il faut reprendre le chemin des courts, il faut s’entrainer pour avoir une chance de progresser dans le tableau. Mais dans ce sud qui incite davantage au farniente Cédric et Marius vont continuer à jouer avec le feu. Et si Marius passera tout près de la correctionnelle en arrivant en retard et encore passablement secoué, Cédric manquera carrément le virage.
Voilà toute l’attention reportée sur le seul Marius dont les prestations commencent à retenir l’attention d’un fan-club et de la bande des argentins qui tous les étés viennent encaisser les primes des tournois, eux qui sont les maîtres de la terre battue.
On l’aura compris, les matches de tennis qui se succèdent sont pour Thomas André la métaphore de ces jeunes vies qui réussissent quelquefois des points gagnants venus d’ailleurs, mais qui pour la plupart vont déraper, faute de motivation, faute de concentration. Du coup, l’enjeu n’est pas savoir si Marius va remporter le tournoi, mais s’il va parvenir à remplir une vie qu’il semble davantage regarder passer que prendre à bras le corps. De ce point de vue, l’épilogue ne laisse guère place à l’optimisme. Même si…

L’avantage
Thomas André
Éditions Tristram
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782367190808
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans le sud de la France où séjourne le narrateur, venant de Lens. On y évoque aussi Paris et Buenos-Aires.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marius a seize ans, ou peut-être dix-sept. Il participe à un tournoi de tennis, l’été, dans le sud de la France. Il vit chaque partie avec une intensité presque hallucinatoire, mais le reste du temps, dans la villa où il séjourne avec ses amis Cédric et Alice, rien ne semble avoir de prise sur lui. Il se baigne. Il constate qu’Alice rapproche de lui ses jambes nues. Il accompagne Cédric le soir dans tes bars de la ville.
Les événements se succèdent, moins réels que le vide qui se creuse en lui, jour après jour. Jusqu’à ce que Marius retrouve, sur l’immuable rectangle de terre battue, un nouvel adversaire…

Les critiques
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Culturopoing
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Blog Baz’Art 
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Les premières pages du livre
« Je n’arrivais pas à exister. Il allait me prendre mon service encore une fois et plier le match en deux sets. Mais qu’est-ce que je pouvais faire, Ça jouait trop vite pour moi.
Sur ma ligne, j’ai fait rebondir la balle trois ou quatre fois avant de servir. J’ai forcé sur mon bras et c’est sorti d’un bon mètre. J’ai poussé ma deuxième dans le terrain et il a retourné long. Il m’agressait dès la première frappe. Il cherchait à venir au filet, sans se précipiter. J’ai insisté sur son revers, en essayant de varier les trajectoires, mais ça ne servait à rien. Il a accéléré long de ligne, s’est engouffré dans le terrain et a claqué son smash. Voilà, ça faisait déjà 3-1, c’était bientôt fini.
Je lui ai renvoyé les balles et j’ai croisé le regard de Cédric derrière le grillage. Il a mis ses mains en haut-parleur et m’a crié de me secouer, que je n’étais pas un punching-ball. J’ai détourné le regard. Je m’en foutais de perdre, peut-être même que j’en avais envie. Le soir commençait à tomber. Il faisait toujours aussi chaud, mais les couleurs avaient perdu de leur superbe. La terre battue était fatiguée sous nos pieds, sèche et toute pâle. Elle ne collait même pas à nos semelles, elle se contentait de cramer sous le soleil. On aurait dit de la poussière.
Sur son service, il a continué sur le même rythme. Il utilisait son chop pour me couper les jambes, trouvait toujours de la longueur, des angles, Je me sentais dépassé, comme un nageur emporté par le courant. À 40/30, il m’a mis au supplice en coup droit, avant de conclure le point sur une amortie sortie de nulle part. Je n’ai même pas essayé de courir, c’était trop bien touché,
Je me suis assis sur mon banc et j’ai étendu les jambes. Mes chaussettes étaient pleines de terre battue. Il y avait des mouches qui me volaient autour, attirées par la chaleur de mon corps. J’ai remarqué que l’ombre commençait à se déployer sur le bord du court. Bientôt, l’atmosphère deviendrait presque respirable. Je pouvais peut-être essayer de tenir jusque-là, pour voir. Je me suis essuyé les paumes sur mon tee-shirt et j’ai bu une gorgée d’eau. Elle était tiède, ça m’a donné envie de vomir.
J’ai servi mollement, sans plier les jambes, et j’ai commencé à refuser le jeu, juste mettre la balle dans le court, encore et encore. Il ne s’est pas démonté, il a essayé d’ouvrir lentement une brèche dans ma défense. Je me contentais de jouer long, sans mettre d’intensité. D’un coup, je suis venu au filet et j’ai arraché le point comme ça, par surprise. Je me suis replacé l’air de rien, et j’ai servi une première balle bien cotonneuse. Plutôt que de me rentrer dedans, il a retourné en slice. J’ai accéléré et son passing a fini dans le couloir.
Sur balle de jeu, 1l s’est mis à jouer comme moi. Il y avait de la tension sur le court maintenant. On a frappé la balle une vingtaine de fois chacun, avant qu’il craque en coup droit. J’étais peut-être plus patient que lui. J’ai renvoyé les balles par-dessus le filet et j’ai jeté un coup d’œil sur le bord du court. L’ombre, oblique, se rapprochait déjà de la ligne intérieure du couloir.

On est arrivés à 30/A. Entre chaque point, il replaçait sa tignasse rousse dans son bandeau. Il prenait tout son temps avant de servir. On tenait chacun notre ligne sans reculer d’un pas. Rompant la monotonie de l’échange, il est venu au filet d’un chop furtif. J’ai joué mon passing en demi-volée et, au dernier moment, il a dérobé sa raquette pour laisser passer la balle. Elle a plongé juste devant la ligne de fond, il n’y avait rien à dire. C’était le genre de point qui fait basculer un match. Je me suis penché en avant pour attendre son service. Il a tenu longtemps, dans la diagonale revers, avant de craquer une nouvelle fois.
Je suis retourné sur mon banc. Cédric a essayé de se glisser dans mon champ de vision mais j’ai enfoui mon visage sous ma serviette. Je ne voulais pas de ses encouragements. Je me sentais trop fatigué, je n’avais pas envie de continuer à me battre. Juste quelques mètres d’ombre encore, et puis terminé.
Les points duraient longtemps maintenant. Il m’a fait cavaler d’un coin à l’autre du terrain avant de me perforer en coup droit. Derrière, il s’est ouvert le court au service et m’a mis à deux mètres de la balle. Il avait l’air d’avoir repris du poil de la bête pendant le changement de côté. Son tennis avait retrouvé toute sa fougue, tout son allant. J’ai joué trop court à nouveau, et il m’a puni en deux coups de raquette.
J’essayais de tenir l’échange, mais c’était peine perdue, il jouait trop vite, trop long, je n’avais pas le temps. Il m’a travaillé côté revers, bombant les trajectoires, puis son slice est venu s’échouer juste dans l’angle du carré de service. Les deux pieds dans le court, il m’a tranquillement ajusté dans le contre-pied.
Je suis allé voir la marque et je l’ai effacée du bout de la semelle. Je savais qu’elle était bonne, je voulais juste reprendre un peu mon souffle. Je suis retourné me placer d’un pas traînant. L’ombre avait gagné toute une partie du terrain maintenant, mais comme on avait changé de côte, je continuais à griller dans le soleil. J’ai suivi un court croisé au filet et il m’a lobé d’un coup de poignet. Rien de ce que Je faisais ne pouvait le surprendre. Il a lâché son service sur le T et mon retour est resté dans ma raquette. On s’est serré la main et j’ai fourré mes affaires dans mon sac. Je n’ai toujours pas regardé dans la direction de Cédric qui entrait sur le court. Il s’est arrêté pour dire un mot à mon adversaire et s’est approché de moi. J’ai levé la main de mauvaise grâce et il a tapé dedans avant de m’ébouriffer les cheveux. Ce sera pour la prochaine fois, il a dit. C’est ça, J’ai fait.
Dans le club-house, on a bu un verre tous les trois. Je n’avais pas tellement envie, mais ils ont insisté pour que je prenne une bière. Mon adversaire nous a demandé ce qu’on faisait dans le coin. Pendant que Cédric lui racontait nos vies, lui n’arrêtait pas de gratter son début de barbe, comme si elle le démangeait. Il nous a expliqué qu’il habitait la région depuis quelques années. Il avait raccroché les raquettes petit à petit — le boulot, la vie quoi — mais l’année dernière, comme ça, sans crier gare, il avait eu envie de s’y remettre. Après avoir dit ça, il a laissé planer une espèce de sourire et il a fouillé dans ses poches à la recherche de ses cigarettes. Cédric en a accepté une et ils sont allés la fumer dehors, pendant que je restais seul à finir ma bière. J’ai observé un peu mon reflet dans le miroir moucheté de noir, derrière le bar. J’étais vraiment pâle, malgré le sang qui mt battait aux tempes. La juge-arbitre, occupée à mettre des bouteilles de Coca au frigo, m’a regardé d’un drôle d’air. Elle a eu l’air de vouloir dire quelque chose, mais finalement elle s’est ravisée.
Dans la voiture, j’ai regardé défiler le paysage. Les champs étaient marron et jaunes autour de nous. Il y avait une sorte d’intensité dans l’air, comme s’il était surchargé de lumière. Cédric, le coude sur l’appui de fenêtre, n’arrêtait pas de parler. J’ai allumé la radio et j’ai monté le volume. T’es passé à ça, il a dit. Mais non, j’ai dit, ça jouait trop vite pour moi. Il a continué à me jeter des regards à la dérobée, tout en prenant les virages sans jamais ralentir. Regarde la route, j’ai dit, j’ai pas envie de finir dans le ravin.
On s’est engagés dans les hauteurs. Les pins parasols nous protégeaient de la lumière rasante du soir. Cédric a enlevé ses lunettes de soleil et les a rangées dans la boîte à gants. Il a dérapé dans l’allée de gravier et a arrêté la voiture à cinq centimètres de celle de son père.
J’ai fait le tour de la maison pour aller m’asseoir sur la terrasse. Alice était en train de nager. Elle portait son maillot vert et des lunettes de piscine. Elle avait l’air très sérieuse, dans l’eau. Je me suis enfoncé dans le transat et j’ai commencé à l’observer. Elle nageait un crawl régulier, prenant soin du moindre de ses mouvements. Moi, je sentais tous mes muscles fatigués, j’avais la tête qui bourdonnait. Quand elle est remontée à l’échelle, elle dégoulinait de partout. Elle a essoré ses cheveux et m’a éclaboussé en me faisant une bise, même ses joues étaient mouillées. Je me suis essuyé du revers de la manche pendant qu’elle s’asseyait à côté de moi. Une guêpe est venue vrombir autour de nous, elle a essayé de la chasser en agitant la jambe. Tu veux boire quelque chose? Je n’ai pas eu le temps de répondre, elle était déjà partie nous chercher du rosé. Il était tellement frais que ça faisait de la buée sur nos verres. On les a fait tinter l’un contre l’autre et Alice a plongé ses lèvres dedans. J’en ai bu une gorgée aussi, c’était sucré et comme acidulé sur ma langue.
On n’attendait que vous pour diner, a dit Georges en désignant la table. C’était du poulet froid, de la salade et beaucoup de vin. À chaque fois que j’avais fini mon verre, Georges me resservait. On mangeait sur la terrasse, toutes lumières éteintes pour éviter d’attirer les moustiques, mais Ça ne servait à rien. Ils nous piquaient partout, les jambes surtout. »

Extraits
« Sandra est venue à ma rencontre. Bah alors, qu’est-ce que tu fous? elle a dit. Derrière elle il y avait un grand type tout maigre et c’était mon adversaire. Sur le terrain, il balançait des coups droits dans tous les sens et moi, pris au dépourvu, je jouais beaucoup trop court pour l’inquiéter. J’étais encore tout gluant de sommeil et il fallait courir partout sur le terrain. Ça faisait déjà 2-0 pour lui. Il jouait bien, cette fois j’allais enfin me faire battre. Je me suis quand même concentré pour mettre quelques jeux. Je suis revenu à 2-1. Il faisait les points gagnants et les fautes, et moi, de la figuration. Bizarrement, ma gueule de bois n’était pas si terrible. C’était presque agréable. Quand j’étais sur la balle, je tentais un passing, sinon tant pis. Mais il n’est pas parvenu à se détacher et même à 4-4, j’ai pris l’avantage. Je suis monté à contretemps, j’ai serré le jeu en coup droit, et j’ai mis mon service blanc. À 5-4, 30/A, il a fait une double faute et je n’ai pas réalisé tout de suite que j’avais balle de set. J’ai retourné dans le court, et il a fait une nouvelle faute.
J’étais un peu gêné en me rasseyant sur mon banc. J’avais gagné le premier set sans le faire exprès. »

« J’ai mis un sachet dans le fond de ma tasse, avant de verser l’eau chaude. Je me sentais fatigué, mais mon cerveau continuait de vrombir. Je me suis brûlé la langue en buvant la première gorgée et, en attendant que ça refroidisse, je me suis assis sur le bord de la piscine. Il y avait des petites bestioles qui flottaient à la surface. J’en aidé une à sortir, en la recueillant dans ma paume. Elle s’est secouée et s’est envolée. J’aurais bien aimé que la chouette se manifeste mais elle n’était toujours pas là. »

« Quand j’étais gamin, je n’arrêtais pas de perdre des matchs pourtant faciles sur le papier. Un jour, j’avais peut-être douze ans, mon coach m’a dit que j’étais une fiotte et j’avais commencé à pleurer, devant lui. »

« Mon ombre est toujours là, sur le court, avec moi. Elle s’étire même davantage à mesure que le soir tombe. Chaque fois que je frappe la balle, je la voir accomplir exactement le même geste que moi. On pourrait presque croire que c’est elle qui joue, elle qui existe, que moi je ne suis personne, rien d’autre qu’un double indistinct, sans texture. »

« Comme je ne bougeais pas, elle a continué à me parler de Cédric. Déjà, gamin, il était intenable. Un beau jour, il s’était dégoté une raquette et s’était mis à taper furieusement la balle contre le mur du garage. Ça résonnait dans toute la maison. Il avait joué comme ça, contre lui-même, plusieurs années d’affilée, jusqu’à ce que je débarque. À partir de là, on avait passé des heures ensemble sur le court, à se mesurer l’un à l’autre. J’ai souri en repensant à tout ça, et je me suis demandé ce que je serais devenu si, à l’époque, je n’avais pas rencontré ce garçon possédé par le tennis qui, plein d’assurance, m’avait entraîné dans son sillage. » p. 65

À propos de l’auteur
ANDRE_Thomas_©philippe_matsasThomas André © Photo Philippe Matsas

Thomas André a vingt-neuf ans. L’Avantage est son premier roman. (Source: Éditions Tristram)

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La faucille d’or

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Sélection Prix Renaudot 2020
Sélection prix Le Temps retrouvé 2020

En deux mots:
Envoyé en Bretagne par son rédacteur, David Bourricot va essayer de noyer son spleen dans une enquête qui va tout à la fois réveiller ses souvenirs d’enfance et le mettre sur la piste d’un trafic, aidé en cela par quelques personnages hauts en couleur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’enquête qui devient une quête

Le troisième roman d’Anthony Palou, La faucille d’or, met en scène un journaliste revenant dans son Finistère natal pour enquêter sur un marin-pêcheur disparu. Un voyage qui est aussi l’occasion d’un bilan.

Pour le journaliste David Bourricot, les ficelles du métier sont déjà bien usées. Le vieux baroudeur de l’information est bien désabusé et n’accepte que du bout des lèvres la proposition de son rédacteur en chef de partir en Bretagne pour enquêter sur la disparition, somme toute banale, d’un marin en pleine mer.
Arrivé dans sa région natale, ses premières impressions n’ont pas vraiment de quoi l’enthousiasmer: «Hôtel du Port. De la chambre de tribord. Temps gris et frais. Très frais. Vue sur la mer peu agitée. Petites vagues. Moutons nombreux. L’ennui des dimanches, toutes mes vacances d’enfant au Cap Coz. Pourquoi faut-il que je revienne là où mon entrepreneur de père ma vacciné contre les méfaits de la mer? Là où ne sachant trop quoi faire, je me prenais pour Marco Polo, pour Magellan, Tabarly.» Il faut dire qu’il trimballe avec lui un lourd passé. En décembre 1994 sa femme avait perdu leur fille Cécile en accouchant et jusqu’à la naissance de leur fils César, elle ne s’était jamais vraiment remise de ce drame. «Elle resterait toujours froide, froide et frigide. Une pierre tombale.»
Mais est-ce l’air du large qui lui vivifie les neurones? Toujours est-il qu’il retrouve peu à peu l’envie d’en savoir davantage sur ce fait divers, aussi titillé par l’immense défi qu’il lui faut relever: tenter de faire parler des taiseux qui n’aiment pas trop voir débarquer les «fouille-merde», fussent-ils enfants du pays.
Mais il va finir par trouver son fil d’Ariane en la personne de Clarisse, la veuve du défunt, qui va lui lâcher quelques confidences sur l’oreiller. Il va alors pourra remonter à la source et mettre à jour la seconde activité – lucrative – de certains marins-pêcheurs. Il apprend que leurs bateaux sont mis à disposition des trafiquants de drogue pour acheminer discrètement la marchandise.
Un peintre nain, Henri-Jean de la Varende, va aussi le prendre sous son aile sans pour autant qu’il puisse définir s’il le guide ou le perd dans sa quête. La patronne du bistrot, qui recueille toutes les histoires et ragots, lui sera plus précieuse.
Anthony Palou, en mêlant les souvenirs d’enfance à l’enquête journalistique, va réussir à donner à son roman une couleur très particulière, plus poétique au fil des pages, à l’image du reflet d’un croissant de lune sur la mer qui a inspiré Victor Hugo pour son poème Booz endormi et qui donne son titre au livre:
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
Sous des faux airs de polar finistérien, ce roman cache un drame qui va chercher au plus profond les ressorts d’une existence sans pour autant oublier l’humour. Autrement dit, une belle réussite!

La faucille d’or
Anthony Palou
Éditions du Rocher
Roman
152 p., 16 €
EAN 9782268104201
Paru le 2/09/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement en Bretagne, sur les Côtes du Finistère, en particulier à Penmarc’h ainsi qu’à Paris.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
En reportage dans le Finistère, cette « fin de la terre » de son enfance, un journaliste quelque peu désabusé, s’intéresse à la disparition en mer d’un marin-pêcheur. Une manière d’oublier sa femme et son fils, qui lui manquent. Préférant la flânerie à l’enquête, David Bourricot peine à chasser ses fantômes et boucler son papier, malgré les liens noués avec des figures du pays : la patronne du bistrot où il a ses habitudes, un peintre nain, double de Toulouse-Lautrec, ou encore Clarisse, la jolie veuve du marin-pêcheur. Retrouvera-t-il, grâce à eux, le goût de la vie?
Roman envoûtant, porté par des personnages fantasques et poétiques, La Faucille d’or allie humour et mélancolie, dans une atmosphère qui évoque à la fois l’univers onirique de Fellini et les ombres chères à Modiano.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Revue des Deux-Mondes (Pierre Cormary)
L’Officiel (Jean-François Guggenheim)
Le Courrier + (Philippe Lacoche)
Le Télégramme (Jean Bothorel)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
1 Un drôle de Noël
Ce soir-là, David Bourricot quitta son deux-pièces de la rue Bougainville, traversa l’avenue de la Motte-Piquet et battit la semelle rue Clerc tout illuminée. Elle grouillait de retardataires ainsi qu’il sied la veille de Noël. Tous ces gens lui semblaient vieux et rabougris, spectres ployant sous le poids de leurs achats, huîtres creuses ou plates, chapons, dindes et foie gras, boudins blancs, noirs, violets et bûches. Il devait être dix-neuf heures trente lorsqu’il s’arrêta à la boucherie. Il hésita entre une bonne tranche de gigot et ce bout de cuissot de sanglier. Va pour le cuissot. Puis il fit un crochet chez l’admirable pharmacienne. David avait toujours préféré aux actrices et aux chanteuses la boulangère, la poissonnière ou la fleuriste, n’importe quelle présence anonyme, n’importe quel fond d’œil, à la seule condition qu’il puisse apprécier une présence dans l’iris. À la pharmacienne rêvée, il demanda une boîte de Maalox goût citron sans sucre, du Vogalib et du citrate de bétaïne. Le réveillon s’annonçait sous les meilleurs auspices.
Trois semaines que David traînait ces aigreurs d’estomac. Son organe digestif était sans doute dans un sale état. Il avait pourtant arrêté l’ail, les oignons et les jus d’orange sanguine. Il n’avait pas arrêté le vin blanc. Un de ses amis médecin mettait ces remontées acides sur le dos du stress, il lui avait dit aussi qu’il devait arrêter de fumer, qu’il devait se sentir coupable de quelque chose. Ces relents le rendaient parfois irascible et ce n’étaient pas ces fêtes de fin d’année qui allaient arranger ses affaires. Bourricot flirtait avec les quarante-cinq ans et il avait le funeste pressentiment qu’il allait débarrasser le plancher d’ici peu. Son temps lui semblait sérieusement compté.
Nous étions donc le 24 décembre et il allait dîner. Seul. Il n’était pas spécialement déprimé, il était tout simplement là. Là, là, là. Comme déposé sur terre à ne plus rien faire. Puis, traînant ses godasses, il rentra chez lui, s’offrit un gin tonic devant BFMTV et, peu avant minuit, réchauffa au four son cuissot. Une vraie carne. Tellement pas mastiquable qu’il eût bien aimé qu’un chien surgisse de dessous de la table, histoire de faire un heureux. C’était la première fois qu’il se retrouvait face à lui-même lors d’un réveillon de Noël. Sa femme avait pris, ce matin, le train pour La Rochelle avec leur fils si chahuteur, César. Comme on dit dans les émissions de téléréalité, il y avait de « l’eau dans le gaz » entre David et Marie-Hélène. Les ports sont assez commodes pour ceux ou celles qui veulent prendre le large. Mais ils partent rarement. Contrairement aux bagnards qui n’avaient pas, à l’époque, trop le choix. « Après tout, pensait David, Marie-Hélène ne me quittera jamais. » Toujours, elle resterait à quai. Pour lui ? À cette heure-ci, ils auraient dû, tous les trois, papa, maman et ce si cher fiston, en être à la bûche, peut-être à la distribution des cadeaux. Sur le sofa, David posa à côté de lui le présent que César lui avait si gentiment offert, une petite boîte dans laquelle il y avait deux coquillages peints et ce mot, tout tremblotant, ce mot gribouillé : Je t’aime, papa. Alors, David se souvint de ce poème en prose de Coventry Patmore, Les Joujoux, et il se le récita d’une manière un peu bancale : Mon petit garçon dont les yeux ont un regard pensif et qui dans ses mouvements et ses paroles aux manières tranquilles d’une grande personne, ayant désobéi pour la septième fois à ma loi, je le battis et le renvoyai durement sans l’embrasser, sa mère qui était patiente étant morte. Puis, craignant que son chagrin ne l’empêchât de dormir, j’allai le voir dans son lit, où je le trouvai profondément assoupi avec les paupières battues et les cils encore humides de son dernier sanglot. Et je l’embrassai, à la place de ses larmes laissant les miennes. Car sur une table tirée près de sa tête il avait rangé à portée de sa main une boîte de jetons et un galet à veines rouges, un morceau de verre arrondi trouvé sur la plage, une bouteille avec des campanules et deux sous français, disposés bien soigneusement, pour consoler son triste cœur ! Et cette nuit-là quand je fis à Dieu ma prière je pleurai et je lui dis : « Ah, quand à la fin nous serons là couchés et le souffle suspendu, ne vous causant plus de fâcherie dans la mort, et que vous vous souviendrez de quels joujoux nous avons fait nos joies, et combien faiblement nous avons pris votre grand commandement de bonté. »
Et il versa quelques larmes, lui qui n’en avait franchement pas versé beaucoup. David n’avait pas le cœur sec, contrairement à son gosier. À l’enterrement de sa mère – quatre ans déjà ? –, il n’avait eu bizarrement aucune émotion et toute la famille l’avait regardé d’un œil torve. Pas un signe d’émotion. Aucune vague, aucune ride sur son visage. Devant le cercueil de cette femme si aimée, l’esprit de David s’était envolé, il pensait à autre chose, pas à ces roses tristement blanches déposées ici et là, pas à la crémation, à venir, non, il pensait aux oiseaux, il pensait à ce merle moqueur qui chaque matin le réveillait comme sa mère le réveillait, le caressait d’un si doux baiser alors qu’il devait prendre le chemin de l’école.
Notre ami David s’était, adolescent, pincé d’ornithologie, mais il n’avait pas vraiment de violon d’Ingres. Il s’était vu pigeon voyageur à Venise, il s’était plané mouette à Ouessant, il s’était niché cigogne sur une flèche de cathédrale alsacienne, enfin il s’était rêvé bouvreuil pivoine du côté de la forêt de Fontainebleau à l’heure où le soleil se tait, à l’heure où la demi-lune, toujours royale et fière, montre sa nouvelle coiffure, sa raie de côté. Il avait appris dans un manuel que le bouvreuil pivoine, si on lui siffle une mélodie alors qu’il est encore dans son nid, la retiendra, oubliant les leçons, le concerto de ses parents.
Le couple Bourricot ne se caressait plus beaucoup depuis deux ans. David s’y était habitué. Se consolait de peu de chose. Sa mère aussi avait cessé de l’embrasser lorsqu’il avait commencé ses poussées de psoriasis qui le taquinèrent dès l’âge de cinq ans, atroces démangeaisons qui lui dévoraient les mains et l’arrière-train. Lorsqu’à douze ans, il fit des crises d’épilepsie, c’était le bouquet. Bave, œil révulsé, corps contracté, muscles à la limite de la rupture, hôpital à répétition. Maman était là, ordonnant aux infirmières des linges humides sur son front, des serviettes entre les dents afin qu’il ne se morde plus la langue.
Il reçut un appel de son père, atteint d’Alzheimer, qui lui souhaita de bonnes Pâques. Un visionnaire. Il lui dit, très gai, qu’il avait vu maman ce matin, mais maman était décédée de la maladie de Waldenström depuis presque quatre ans. Morte à l’aube d’un 22 novembre, lorsque le jour espérait encore un rayon inconnu, après une nuit où la lune ressemblait à un sourire de clown que l’on nomme joliment croissant. Dès lors, David avait pris conscience que les vivants, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas encore partis, ne faisaient que traverser le monde des morts. Son pauvre papa.
Puis il reconnut le 06 de son frère Paul, avocat pénaliste, qui lui déclara, ce sacré farceur : « Eh, David ! Pas encore derrière les barreaux ? » Et ce coup de fil de son rédacteur en chef, Romain Beaurevoir, qui savait que son vieux et cher Bourricot, ce journaliste admirable, était le genre de type à qui il faut sévèrement botter le train, que l’on a plaisir à taquiner :
— Eh, mon vieux David, ça te dirait de passer quelques jours au fin fond de la Bretagne ? J’ai un petit reportage pour toi…
— Un reportage sur les galettes au blé noir complètes, sur les algues vertes, les artichauts ou les choux-fleurs ?
— Mieux, mon vieux Milou, un trafic de cocaïne sur des chalutiers. Tu te débrouilles pour enquêter sur l’affaire Pierre Kermadec. Ça cache quelque chose. C’était il y a six mois. Le type a dû être jeté à l’eau : un règlement de comptes, sans doute. Les flics n’ont rien trouvé mais, dans le milieu, il y a pas mal de consommation de coke ou d’héroïne. Écoute-moi, la Bourrique, je viens de lire un article, l’article d’un addicto- logue dans un magazine plutôt sérieux, un truc réservé aux toubibs dans lequel on apprend que la dépendance à la dope a toujours existé chez les marins-pêcheurs. Au siècle dernier, ils étaient accros à l’alcool et au tabac, souvent les deux. Aujourd’hui, ils sont passés du pastis aux opiacés.
— Et alors ?
— Et alors, mon vieux Milou, c’est un super sujet, un sujet qui peut te remettre d’aplomb. Tu sais, lorsque je te parle, j’ai l’impression que tu as consommé des substances psychoactives.
— Si j’avais consommé ce genre de produits, j’aurais grimpé aux rideaux de ton appartement et j’aurais violé ta femme.
— Eh bien, nous y sommes, mon vieux Milou. Tu commences à comprendre. Les marins-pêcheurs seraient tellement chargés qu’ils abuseraient de…
— C’est une plaisanterie, cette enquête.
— Tu sais, David, n’aie pas peur, la terre est plate. Même lorsque tu as trop bu, le trottoir va plutôt plus droit que toi…
—Très drôle. Sauf que ce matin, j’ai vu une vieille glisser sévèrement sur une plaque de verglas…
— Mon cadeau de Noël est le suivant. Tu pars demain pour Quimper. Ensuite tu loues une bagnole et tu glisses direction Penmarc’h et Le Guilvinec.
— J’veux bien, mais j’ai rendez-vous avec mon psychiatre le 4 janvier.
— Réfléchis un peu, Bourricot, qui paye ton psychiatre ? C’est toi ou c’est moi ? Je te signale que sans moi, plus de tickets-restaurants, plus de psychiatre, plus rien… Moi, ce que je veux, c’est que tu retrouves une certaine dignité. Tu sais, tout le monde t’aime bien au journal et se désole de ta déconfiture, de ta paresse. T’as eu ton heure de gloire lorsque tu as publié ton enquête sur les magouilles de ce producteur de cinéma, tu te souviens ? On te voyait partout sur les plateaux télé.
— Ah, je ne m’en souviens pas. J’ai dû passer dans des émissions merdiques, mais lesquelles ? Bon, je vais réfléchir. Ta proposition est tentante, mais j’ai…
— Tu as quoi ? Tu prends le train demain et tu fais pas chier. Je me souviens que tu m’en parlais de la Bretagne, que tu y avais passé toutes tes vacances, t’allais y voir ta maman. La première fois que tu as mis les pieds dans mon bureau, tu m’avais dit – à l’époque, tes yeux n’étaient pas encore trop embués –, tu m’avais dit… Qu’importe, d’ailleurs.
Et il poursuivit ainsi :
— Écoute-moi bien, Bourricot, soit tu te remues, tu revêts ton caban Armor Lux, soit je te vire. Kenavo !
Et c’est ainsi que trois jours plus tard, David Bourricot partit, valise à roulettes à la main, tac-tac-tac, sur le parvis de la gare Montparnasse où un SDF lui demanda une cigarette. Bon prince, il lui en fit don, mais lorsque le clodo lui demanda du feu, il rechigna un peu :
— Et puis quoi encore ?
— Trois euros, pour un kebab !
David s’exécuta. Il n’était plus à ça près. Quoique. Il descendit, après huit heures de voyage – une vache s’étant suicidée sur la voie entre Vannes et Lorient et pire, une grève du mini-bar à la voiture 14, horreur, malheur ! –, il descendit non pas à Quimper mais, quel idiot !, à Quimperlé où il loua une voiture chez Avis. Cette 206 Peugeot lui semblait assez facile à dompter quand bien même elle n’avait pas de boîte automatique.
— La route pour Penmarc’h, s’iou plaît ? demanda-t-il au loueur.
Le journaliste n’avait jamais eu un grand sens de l’orientation. Dans les années 1970, début juillet, la famille Bourricot enfournait dans la R16 TS cirés Cotten, bottes Aigle, épuisettes et hop, elle filait droit sur l’A6 vers l’ouest. Vers Le Mans, le tout petit David piquait un somme après avoir épuisé son recueil de mots croisés, son petit livre, version courte illustrée de Tom Sawyer ou de Huckleberry Finn. Sa mère, alors, lui calait sa tête dodelinante dans le creux d’un merveilleux et duveteux oreiller bleu pâle et il s’endormait, se réveillant, émerveillé, à la pointe du Cap Coz.
Il déambulait devant le comptoir Avis lorsque l’employé lui dit :
— Monsieur ? Monsieur ? Vous vous sentez bien ?
— Oui, oui, ça va… Excusez-moi. Je rêvais, je me revoyais déjà…
— Écoutez, monsieur, pour aller à Penmarc’h, prendre la sortie Quimper-centre, glisser sur la rocade, traverser la zone de l’hippodrome, longer la gare puis la rivière Odet, compter ses ponts et passerelles, unan, daou, tri, pevar, pemp, c’hwec’h. Laisser sur votre gauche le mont Frugy feuillu où les jours de tempête s’arc-boutent les marronniers et les hêtres, tourner à droite juste après le jardin de l’Évêché pour décrocher sur le vieux centre. Vous voilà face à la cathédrale du haut de laquelle, entre ses deux flèches, vous contemple Gradlon sur son cheval de granit, roi de la ville d’Ys engloutie en des siècles médiévaux par le diable. Ensuite, prendre la direction Pont-l’Abbé. Là vous entrez dans l’étrange, dans le curieux, vous êtes dans le pays bigouden. Vous savez, ce pays où les femmes ont des flèches de cathédrale en guise de bitos.
« Cultivé, ce loueur de bagnoles », pensa David qui se sentit en terre conquise. Il nota, inspiré, sur son cahier, avant d’enclencher la première :
L’hiver dure ici plus longtemps. Quimper s’éteint dès six heures du soir. Les rues, les places, les avenues se vident. La ville se noie dans le silence. Quimper est une impasse, un cul-de-sac. L’Odet couleur de thé quand il rencontre le Steïr à l’angle de la rue René-Madec et de la rue du Parc. C’est à Quimper, ville confluente, que la Bretagne se concentre. Entre mer et campagne, le soleil se transforme en pluie en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Les rues, tout à l’heure pleines de lumière, luisent maintenant sous l’averse. Les pavés de la place Saint-Corentin brillent comme les yeux bleu de mer de cette jeune Bigoudène au teint pâle qui traverse la place, regarde la statue en bronze – blanchie par le guano des mouettes et des cormorans – de René Théophile Laënnec, illustre Quimpérois inventeur du stéthoscope. Ici, les printemps et les étés passent et se ressemblent. D’une année à l’autre, ces deux saisons changent de tons, de couleurs, d’odeurs. Quant à l’automne, Quimper aurait pu s’appeler ainsi. On ne croise plus, rue Kéréon, du Chapeau rouge ou Saint-François, des femmes portant la coiffe en broderie Venise. Il faut attendre le Festival de Cornouailles pour que la ville prenne le sang de sa tradition ; autant dire que tout ici semble bien fini.
Il était dix-sept heures et ce n’était pas la joie. Bourricot, arpentant le quartier Saint-Corentin, choisit une crêperie dans la vieille ville. Place au Beurre, il commanda une andouille œuf-miroir qu’il attendit vingt minutes. Cela dit, s’il eût été critique gastronomique, il aurait bien remis à la crêpière trois coiffes. Après cinq bolées de cidre brut fouesnantais, David paya l’addition. En sortant de La Belle complète, il agita ses guiboles, reprit ses esprits, pensa au poète américain Ezra Pound qui croyait que l’on pouvait comprendre l’histoire de son pays en arrachant « les pattes des annales » de sa famille, cette mygale. La compréhension de la Bretagne allait-elle se gagner par la crêpe blé noir et la crêpe froment, la complète et la beurre citron ?
Puis, il prit sa Peugeot, garée place Toul-al-Laër. La pédale de frein lui semblait un peu molle. Après avoir fait paisiblement trente, trente-cinq kilomètres, David se gara juste devant une auberge, La Toupie. Il s’était échoué à Kérity Penmarc’h. Devant lui, la marée basse sentait bon le varech. Les mouettes rieuses étaient au rendez-vous, toutes là, attendant le lendemain, le retour de la pêche. Lorsqu’il claqua la portière, heureux d’être arrivé à bon port, il entendit leurs cris, sorte de présage. Alors qu’il s’apprêtait à franchir le pas de porte de La Toupie, son téléphone vibra : Romain.
— Bien arrivé ? Tu vois, vieille pine, j’ai toujours voulu ton confort. Tu vas prendre l’air du large, te refaire une petite santé. Tu étais tout confiné, et d’ailleurs, tout le monde me le disait, tu avais le teint pas frais ces derniers temps… Je te cherche un nouveau début.
— Je te remercie. Effectivement, ça secoue sec dans ce bled. Il y a un vent à décorner un cocu. J’ai eu du mal à fermer la portière de ma voiture. Ne quitte pas… — On se rappelle plus tard, je ne capte plus…
David caressa ses poches. Ses Dunhill blue ? Sans doute restées dans la boîte à gants. Oui. Il n’avait pas l’air bien frais, les traits tirés, les calots vaseux, le teint brumeux. Et c’est ainsi, assis derrière son volant, qu’il pensa au Cap Coz, à cet hôtel de la Pointe, à cette chambre 10, cette chambre qui lui donnait, enfant, l’impression d’être ailleurs. Une vue sur la mer, une autre sur l’anse de Penfoulic, dunes de vase traversées par la rivière Pen-al-Len, une terrasse avec ses tables blanches, ses balancelles, une vue bouleversante sur la baie de Concarneau : paysage enveloppé dans le brouillard. Il se souvint de ces mots de Nietzsche dans Humain, trop humain : « Nous ne revoyons jamais ces choses que l’âme en deuil. » Quelque chose clochait en lui, mais il ne voulait pas soigner cette chose-là, il voulait persévérer dans son être, voguer sur des vaguelettes. Il se sentait loin des hommes. Se tenir à distance. Dix centimètres, c’est bien, cent mètres, c’est mieux, cent kilomètres, là c’est le pied, se disait-il souvent.
Il revoyait cette ria, ouverture fermée qui le rassurait, pauvre Bourricot, lui qui tout petit avait si peur de l’océan. Et sa mère qui lui avait bien dit : « Mon chéri, tu veux la chambre sur la mer ou la chambre sur la baie ? » David n’avait pas hésité, il avait choisi direct la chambre 10 avec vue sur la ria, celle qu’il avait appelée la cellule des anges. Là, dès le matin, dès six heures, la marée lui revenait au nez et il observait les ostréiculteurs, sentait coques, palourdes, pétoncles… Il chaussait alors ses bottes et son père lui disait : « David, c’est marée basse, nous allons pêcher des couteaux ou peut-être des pousse-pieds, selon la volonté de Dieu… » Armés d’un tournevis et d’une cuiller, ils allaient alors entre les rochers et les flaques pour dénicher par grappes ces derniers.
David se souvenait aussi de la voix métallique de son père, entrepreneur en bâtiment. Ce matin-là, il pleuvinait. Pas beaucoup de couteaux dans le panier. Il devait être treize heures ou treize heures quinze, qu’importe, lorsque le père de David s’effondra dans le goémon. Il pensa qu’il était mort. On le plaça dans un Ehpad. Tout bien pesé, ce n’est pas la mort qui est curieuse, c’est cette longue et fatigante marche vers elle. Elle a ce son, celui du craquement assez vaseux lorsque, enfant, nos pieds nus foulaient le goémon. Cette salade à l’odeur si désagréable qui, inlassablement, lui revenait au nez. Elle est comme cette algue sèche qui expire lorsqu’elle claque sous vos doigts et gicle son jus de mer sous vos espadrilles. La mort n’est pas grand-chose, elle ne demande qu’à être là. Entre David et l’au-delà, il n’y avait qu’une semelle en corde de chanvre tressée.
La chambre 10, longtemps, fut sa carte postale.

Extrait
« Hôtel du Port. De la chambre de tribord. Temps gris et frais. Très frais. Vue sur la mer peu agitée. Petites vagues. Moutons nombreux. L’ennui des dimanches, toutes mes vacances d’enfant au Cap Coz. Pourquoi faut-il que je revienne là où mon entrepreneur de père ma vacciné contre les méfaits de la mer? Là où ne sachant trop quoi faire, je me prenais pour Marco Polo, pour Magellan, Tabarly. »

À propos de l’auteur
PALOU_Anthony_©-Ginies_SIPAAnthony Palou © Photo Ginies SIPA

Anthony Palou est chroniqueur au Figaro. Auteur de Camille (Prix Décembre 2000) et de Fruits et légumes paru en 2010 (Prix Des Deux Magots, Prix Bretagne, Prix La Montagne Terre de France). La Faucille d’or est son troisième roman. (Source: Éditions du Rocher)

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Fin de siècle

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  RL2020

En deux mots:
Un assassinat cruel dans une villa de luxe sur le riviera française, l’arrivée d’un monstre marin sur une plage du Portugal, un touriste de l’espace parti pour effectuer le plus grand saut en parachute au monde: le cocktail de ce roman est joyeusement foutraque.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

L’oisiveté est la mère de tous les vices

Polar déjanté, dystopie cruelle et regard incisif sur une société d’ultrariches oisifs et prêts à tout: «Fin de siècle» est un délire férocement angoissant!

Cela commence comme dans un thriller bien noir, avec un crime particulièrement cruel. Nous sommes dans une villa de luxe de la riviera française, à Roquebrune-Cap-Martin, au milieu de la nuit. Un homme s’y introduit et à l’aide d’un long couteau attaque la femme qui avait quitté sa chambre pour s’assurer qu’il n’y avait pas de rôdeur chez elle. Son œuvre achevée, il est tranquillement rentré chez lui en Italie voisine.
Et alors que le lecteur s’imagine suivre l’enquête sur ce crime sordide, on change totalement de registre.
Sur une plage du Portugal vient de s’échouer une espèce rare et pour tout dire que l’on croyait disparue depuis longtemps, un mégalodon. Ce requin géant est de dimension hors-norme et attire plusieurs centaines de curieux. C’est au moment où les autorités décident de faire exploser le cadavre à la dynamite pour libérer la plage que l’attaque se produit. Une dizaine d’autres prédateurs terrifiants surgissent de l’océan et font un carnage parmi les badauds. On apprendra plus tard que les gigantesques herses construites pour bloquer ces monstres hors de Méditerranée ont cédé.
Sébastien Gendron passe allègrement du roman noir à la science-fiction, d’une histoire à l’autre. Au Congo, on s’apprête à envoyer une fusée à quelque 88000 km de la terre pour réaliser le plus grand saut en parachute de l’histoire de l’humanité, tandis que des trafiquants s’apprêtent à voler des œuvres d’art d’une valeur inestimable pour les « transformer » suivant les désirs du commanditaire qui s’ennuie dans sa propriété et s’interroge sur la visite de la police, enquêtant sur le meurtre sanglant de sa voisine.
Vous suivez toujours?
Alors que la chasse aux monstres marins s’organise pour rendre la Méditerranée à la navigation aux pêcheurs et aux touristes, Claude Carven, le touriste de l’espace s’apprête à faire son grand saut. Quant aux enquêteurs, ils sont confrontés à des phénomènes étranges, à des accidents mystérieux.
Ah, j’allais oublier de vous parler de ces happy few qui se sont réunis sur des fauteuils flottants au large de la Crète pour assister à une projection sur grand écran du film de Steven Spielberg Les dents de la mer. Je vous laisse deviner leur sort…
Oubliez toute logique, ne cherchez pas la clé de l’énigme. Si vous vous laissez entrainer dans ce roman délirant, vous passerez un bon moment. Si votre esprit cartésien n’adhère pas à cette construction, laissez tomber! Sébastien Gendron jette à la fois une ironie mordante et un humour féroce dans la bataille, même si l’avenir qu’il nous promet a tout du cauchemar, de la… série noire!

Fin de siècle
Sébastien Gendron
Gallimard Série noire
Thriller
240 p., 19 €
EAN 9782072867682
Paru le 12/03/2020

Où?
Le roman se déroule en France, à Roquebrune-Cap-Martin et tout au long de la Côte méditerranéenne, à Praia de Brito en Algarve, à Ilebo en RDC, à Alassio en Italie, à Motril en Espagne, au large de l’île de Dia en Crète, à Mar del Plata en Argentine et au-dessus de nos têtes.

Quand?
L’action se situe dans quelques années, entre 2022 et 2024.

Ce qu’en dit l’éditeur
2024, Bassin méditerranéen : depuis une dizaine d’années, les ultra-riches se sont concentrés là, le seul endroit où ne sévissent pas les mégalodons, ces requins géants revenus, de façon inexplicable, du fond des âges et des océans. À Gibraltar et à Port Saïd, on a construit deux herses immenses. Depuis, le bassin est clos, sans danger. Alors que le reste du monde tente de survivre, ici, c’est luxe, calme et volupté pour une grosse poignée de privilégiés. Mais voilà! l’entreprise publique qui gérait les herses vient d’être vendue à un fonds de pension canadien. L’entretien laisse à désirer, la grille de Gibraltar vient de céder, le carnage se profile…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter (Le polar sonne toujours deux fois – Michel Abescat)
Blog Nyctalopes
Blog Encore du noir

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Preghero
Villa Stellar, Roquebrune-Cap-Martin, France
43°45’7.20 »N / 7°29’8.57 »E
Élév. 35 m.
Alors qu’elle baisse la tête pour considérer le pot de Ben & Jerry’s Blondie Brownie qui lui échappe des mains, Perdita Baron a le temps d’apercevoir ce bout de lame crantée qui lui surgit du plexus. Une seconde plus tôt, un violent coup de poing entre les omoplates lui a fait lâcher sa crème glacée. Deux secondes plus tard, alors que la lame crantée disparaît et qu’un peu de sang commence à couler vers son nombril, elle a le temps de penser que celui qui se tient derrière a fait le nécessaire pour la conduire jusqu’à la cuisine. Force est de constater qu’elle a parfaitement suivi la manœuvre.
À l’horloge lumineuse du four, il est 0:53 am. Il ne reste plus à la jeune femme que dix minutes à vivre.
À 0:50 am, Perdita Baron lisait paisiblement dans son lit, au premier étage de la villa Stellar. Le roman lui plaisait parce qu’il narrait à la première personne l’histoire d’une fille comme elle. Une fille qui s’était faite toute seule en bouffant son pain noir avec hargne et détermination. À seulement 22 ans, cette fille avait mis le monde à ses pieds. Comment ? Tout simplement en racontant son expérience dans un livre de 248 pages. Quatre cent cinquante mille e-books téléchargés sur Amazon, et puis juste après, les éditions Doubleday lui avait offert 4 millions de dollars d’avance pour l’achat des droits. Ce roman s’est déjà écoulé à quelque 12 millions d’exemplaires aux États-Unis et vient de se vendre à prix d’or à la foire de Francfort pour être traduit dans une vingtaine de langues. Une success story comme Perdita les aime.
Perdita lisait donc quand elle a entendu, en bas, la porte d’entrée s’ouvrir et se fermer. Elle a immédiatement songé à Scott parce qu’elle ne voyait pas très bien qui d’autre que lui pouvait rentrer à cette heure dans sa propre maison. Mais après coup, elle s’est souvenue que Scott se trouvait à Istanbul. Voilà pourquoi elle est sortie du lit, a chaussé ses mules et est descendue voir de quoi il retournait, non sans s’être équipée au préalable du Sig Sauer que Scott lui a offert le mois dernier après la perte du Colt qu’il lui avait offert le mois précédent. La présence au creux de sa main de cette arme au métal teinté de rose la rassure. À tel point qu’elle ne prend même pas la peine d’allumer la lumière pour descendre l’escalier. En arrivant au salon, elle actionne néanmoins l’interrupteur avec une légère appréhension. La pièce est déserte, la porte d’entrée fermée, la clenche mise, la chaîne de sécurité en place. Perdita se dirige vers la cuisine, allume la rampe de LED au-dessus du plan de travail et, ne constatant rien d’anormal là non plus, elle s’apprête à éteindre. C’est à cet instant qu’un violent claquement la fait sursauter.
Elle braque aussitôt l’arme droit devant elle et avance à pas de loup jusqu’à la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse. Elle en est certaine, ça vient de dehors. Combien de fois a-t-elle exigé de Scott qu’il lui achète un chien. N’importe quel chien, mais un méchant, de ceux qu’on attache dans le jardin, au bout d’une chaîne de dix mètres et qui aboient après les ombres. Alors qu’elle arrive à la porte-fenêtre, une forme jaillit et frappe à toute volée le chambranle en aluminium. Perdita recule sous le choc et il s’en faut de peu qu’elle ne fasse feu. La sécurité de l’arme étant mise, elle ne peut presser la queue de détente. Fort heureusement du reste, puisqu’il ne s’agit que d’un volet qui bat au vent. Décidément, cette villa part en capilotade.
Pour calmer son cœur battant, Perdita pose le Sig Sauer sur la console de la cuisine et va fouiller le réfrigérateur. Ne trouvant rien d’appétissant dans les rayonnages, elle ouvre le congélateur. Le bonheur est là, tout auréolé de son petit brouillard givré. Elle opte pour un pot de Blondie Brownie et referme. De l’homme de haute taille, vêtu de noir et cagoulé qui se tient à cet instant à quelques mètres d’elle, Perdita ne voit rien puisqu’elle s’enfuit dans la direction opposée, à la recherche d’une cuillère.
Il s’appelle Marcello Celentano, il est né trente-trois ans plus tôt à Pise, il vit toujours chez sa mère dans une cité en banlieue lointaine d’Alassio, à 85 kilomètres de là, sur la côte ligure. Il a pris goût à la torture dès son plus jeune âge, puis, quand il en a eu la force, il a commencé à tuer. Dans sa main droite, il tient un couteau de chasse United Cutlery UC311, 30 centimètres de lame en acier inoxydable AUS-6 double denture, manche en ABS renforcé, 39,90 euros, livré avec son étui ceinture en nylon.
Perdita Baron ouvre le tiroir des couverts. Le mécanisme est de si bonne qualité qu’il n’émet qu’un petit chuintement. Petit chuintement que Marcello Celentano met à profit pour la rejoindre sans attirer son attention. D’un coup sec allant du haut vers le bas, il frappe la jeune femme entre les omoplates. La lame ripe un peu sur les vertèbres, mais avec ses 490 grammes, l’arme possède un excellent taux de pénétration. Marcello a, de plus, déporté tout son poids dans ce geste si bien qu’il transperce la cage thoracique de part en part sans trop d’efforts. Perdita ouvre la bouche pour laisser échapper un souffle alors que le pot de Ben & Jerry choit sur ses mules. Lorsque la lame ressort elle a la sensation que ses jambes ne la portent plus et elle s’effondre sur le sol en béton ciré en happant l’air comme un nouveau-né. De là où elle se trouve, Perdita Baron a une vision de l’espace penchée à 25°. Elle aperçoit son assassin qui s’écarte de quelques mètres et retire tranquillement le sac qu’il porte sur ses épaules. Elle voit son propre sang dégouttant de la lame du couteau, posé à côté de son Sig Sauer sur le plan de travail, ainsi que ce minuscule filet de chair, peut-être un tendon, pris dans les dents du crantage. Elle a envie de vomir. Elle ferme les yeux. Elle les rouvre quand elle entend la musique. Devant elle, l’homme vient d’installer un de ces petits baffles portatifs tant prisés par les adolescents. En sortent les mesures d’une chanson qu’elle connaît très bien. Mais le titre lui échappe.
Lorsque le type revient à la charge, la soulève et la force à se tenir à genoux, c’est bizarrement la pochette du disque qu’elle revoit d’abord. Un 33 tours qui appartenait à son père. Quand la lame du couteau lui perfore l’intestin, la photo du chanteur assis sur le dossier d’un banc, figé dans un mouvement un peu swing, claquant des doigts, la bouche tordue comme s’il chantait, avec en arrière-plan le turquoise d’une piscine, resurgit d’un coup. Le tueur vient de remonter la lame d’un coup sec à travers les organes. La nuisette de Perdita se déchire, découvrant des seins magnifiques. Elle sent un goût de métal dans la gorge. Le titre du morceau apparaît alors devant ses yeux comme l’un de ces écrans au néon de Times Square : « Pregherò ». Oui, c’est ça. C’est « Pregherò ». L’adaptation italienne du standard de Ben E. King « Stand by me » chanté par… par…
Au rythme de la basse, le tueur retire le couteau dont la lame a gagné à présent les amygdales de sa victime. C’est le moment critique où l’hémorragie va envahir les poumons, il doit faire vite s’il veut qu’elle vive jusqu’à la toute fin. La jeune femme perd de plus en plus de tonus musculaire. Elle se tasse sur ses fesses. Il la maintient par les cheveux, le temps de la contourner. Il s’accroupit derrière elle, passe ses mains de part et d’autre de sa poitrine et plonge ses doigts dans la plaie longiligne qui va du pubis jusqu’à la mâchoire inférieure. Là, il s’accroche au sternum, plante son genou entre les omoplates et tire d’un coup sec vers l’arrière. Le tablier intercostal s’ouvre comme un cageot de bois qu’on éventre.
Adriano Celentano. C’est ça !
La cage thoracique se fend en deux. Perdita baisse lentement la tête et constate que c’est la première fois qu’elle voit son cœur. Il est là, à quelques centimètres de ses yeux, en train de battre. Ça lui revient. Son père l’a giflée quand il a découvert qu’elle avait écouté ce disque sans sa permission. Elle avait été envoyée dans sa chambre. Ça n’est pas son père qui vient de s’agenouiller en face d’elle, mais elle sait que cet homme aussi est là pour la punir. De la pire des façons. Il avait une cagoule mais il vient de l’enlever. Comme le font les méchants dans les films quand ils veulent signifier à leur otage que c’est fini pour lui.
Il est moche. Il sue. Il est un peu gras. À bien des égards, il lui fait penser à Scott. Scott qui se laisse aller depuis combien de temps maintenant ? Quelque part c’est rassurant : gras comme il est devenu, ça serait surprenant qu’il ait une maîtresse. Cela dit, ça n’est même pas sûr, vu tout le fric qu’il possède.
Le type lui parle.
Elle entend juste Adriano Celentano hurler dans le petit baffle :
Io t’amo, t’amo, t’amo
O-o-oh !
Questo è il primo segno
Che dà
La tua fede nel Signor
Nel Signor
La fede è il più bel dono
Che il Signore ci dà
Per vedere lui
E allor…

La main de l’homme est gantée. Elle est certaine que ça n’est pas du cuir. Peut-être du latex, comme un gant de nettoyage, mais noir et lustré. Il écarte les doigts et les passe devant ses yeux. Il lui parle. Il lui dit qu’il va lui briser le cœur. Ça elle l’entend parfaitement bien parce que ça lui rappelle ce qu’elle éprouvait quand elle écoutait ce disque, gamine. Elle ne comprenait rien à l’italien, mais ça semblait tellement douloureux ce que chantait cette voix qu’elle en pleurait, persuadée qu’une femme avait brisé le cœur de ce chanteur. Ça résonnait tellement bien avec le chagrin qu’elle-même vivait depuis que Jean-Pierre Leroy l’avait quittée parce qu’elle avait refusé qu’il lui touche les seins.
Perdita Baron ressent quelque chose. Au tout début, c’est incompréhensible parce que depuis quelques instants, à part son cerveau qui fonctionne comme un serveur Internet, elle s’est totalement oubliée, n’est plus qu’une sorte de pensée qui s’agite à l’intérieur d’une boîte. Et puis ça lui revient, un souvenir d’il y a longtemps. Moins longtemps que « Pregherò » mais longtemps quand même. La douleur. Oui, voilà, c’est ça. Un truc lui fait horriblement mal et son esprit met un temps impossible à le traduire. Elle rouvre les yeux, elle a envie de crier, mais c’est déjà trop tard. Marcello Celentano vient de lui écraser le cœur. La dernière vision qu’elle emporte dans la mort, c’est celle de ces deux mains noires entre les doigts desquelles glisse une viande sanguinolente. Et la voix de cet homme assis sur un banc, au bord d’une piscine, qui s’éloigne :
O-o-oh !
Questo è il primo segno
Che dà
La tua fede nel Signor
Nel signor,… »

Extraits
« Et dans le sillage de ces grands oiseaux sont arrivés les premiers mégalodons.
Résultat : on ne peut plus sortir en mer depuis que ces saloperies hantent les océans. Leurs mâchoires sont si puissantes qu’ils peuvent broyer la double coque du plus imposant des tankers.
Fini la pêche.
Fini les régates.
Fini le commerce maritime.
Les grands pétroleurs font beaucoup moins les malins. Une fois les premières marées noires passées, les mers sont rapidement devenues plus propres, la poiscaille a proliféré. Pour le plus grand plaisir des climatosceptiques, on n’a jamais atteint les niveaux alarmants de montées des eaux que prédisaient les climato-anxieux. Tout ça au détriment des usages industriels et commerciaux des eaux du globe.
Voilà où l’on en est en ce mois de juin 2022. La planète n’a jamais été aussi bleue. Depuis l’espace, on dirait que Poséidon y a récemment jeté un bloc de Canard WC.
Sur la praia de Brito, la charge est prête mais les pompiers ont un sérieux problème. Ils ont réussi à ouvrir la gueule de la femelle mégalodon à l’aide du cric de la jeep. C’est effrayant. »

« Centre aérospatial de l’Union africaine
Ilebo – province du Kasaï – RDC
4°19’01.18 »S / 20°34’11.09 »E
Élév. 384 m.
— Tu te rends compte du chemin accompli quand même ?
— …
— Tu le vois bien. Non ? Regarde l’écran.
— …
— Vas-y, lève les yeux et regarde.
— …
— Claude, je te parle ! Regarde et vois ce que nous avons construit tous les deux.
— …
Aristide Meka peut bien insister encore et encore, c’est non! Claude Carven ne veut pas lever la tête, pas plus que regarder l’écran de contrôle. Et puis quoi encore ! Ça fait deux semaines qu’il voit ce pas de tir apparaître dans des rêves qui finissent tous en cauchemar. Aristide qui appuie sur le bouton d’allumage des moteurs, les trois réacteurs Rolls-Royce du lanceur qui crachent des flammes, le décompte qui résonne dans tous les haut-parleurs de la base et « Final Countdown » d’Europe qui démarre au moment où la fusée quitte le sol. Et c’est là que tout vire. Trop lourd, le lanceur retombe. Le choc fissure les tuyères, le kérosène en ébullition s’échappe de partout et s’enflamme aussitôt. Une boule de feu perfore les trois étages de l’engin jusqu’à ce tout petit habitacle au sommet qui ressemble à un gland : un habitacle bourré d’électronique, au centre duquel Claude Carven est harnaché, prêt à griller comme une chipolata dans sa gaine de boyaux. Alors non, Claude Carven ne veut pas lever les yeux vers cette fusée qui, dans quelques heures à peine, l’arrachera à l’attraction terrestre si tout va bien, le propulsera à 88 kilomètres de la Terre si tout va bien. Et si tout va bien encore, il ouvrira le sas et sautera. Et deviendra ainsi le premier homme à chuter depuis la mésosphère, explosant ainsi tous les records établis jusqu’ici. D’ailleurs, le programme se nomme Mésosphère 1, c’est écrit en lettres rouge sang sur toute la longueur de la carlingue du lanceur dressé là-bas comme un monstrueux pénis entre les tours de son pas de tir. »

À propos de l’auteur
Né en 1970 à Talence, Sébastien Gendron a passé sa jeunesse dans le Bordelais. Après une licence d’études cinématographiques, il se retrouve tour à tour livreur de pizzas, manœuvre, télévendeur de listes de mariage avant de devenir assistant réalisateur puis réalisateur. En 2008, il publie Le Tri sélectif des ordures, premier opus des aventures de Dick Lapelouse (Pocket 2014), suivi d’une dizaine de romans noirs. Il est aussi réalisateur, scénaristes et chroniqueur. Il puise tour à tour son inspiration chez les Monty Python, le cinéma américain des années 1970, les livres de Jean Echenoz, Jean-Patrick Manchette, Jean-Bernard Pouy, Tim Dorsey, Jim Thompson et Philippe Djian. Soit un univers unique aux accents volontiers loufoques. Il a publié Road Tripes (2013) puis La revalorisation des déchets (2015) aux éditions Albin Michel. Il écrit également pour la jeunesse. (Source: Albin Michel)

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