Les archives des sentiments

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En deux mots
Licencié du journal pour lequel il travaillait comme archiviste, le narrateur obtient de pouvoir transférer ses fichiers dans sa cave et poursuit son œuvre de classement et de tri. En remettant la main sur le dossier consacré à Franziska, son premier amour devenue chanteuse, il se remémore leur passé commun et veut retrouver cette femme perdue de vue.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une vie qui s’écrit au subjonctif

Dans son nouveau roman Peter Stamm met en scène un archiviste au chômage qui retrouve un fichier consacré à une chanteuse dont il était éperdument amoureux et avec laquelle il aimerait renouer des liens. Mélancolique et tendre, sur l’air de Dis, quand reviendras-tu de Barbara.

«Le plus clair de mon temps, je le passe à traiter les journaux et les magazines auxquels je suis abonné, je découpe les articles intéressants, je les colle, leur attribue une référence avant de les mettre dans les dossiers correspondants, travail pour lequel j’étais payé autrefois et que je continue pour moi tout seul depuis que j’ai été licencié, parce que sinon je ne saurais pas comment occuper mon temps. Comme son épouse Anita a préféré le quitter, le narrateur – qui n’est jamais nommé – occupe désormais sa solitude à gérer les archives du journal qui l’employait et qu’il a réussi à faire rapatrier dans sa cave lorsque le service a été supprimé. Un peu maniaque, il cherche à mettre de l’ordre dans sa vie en triant et en créant de nouveaux dossiers. Il ne sort plus guère de son domicile, si ce n’est pour de longues marches durant lesquelles il peut ressasser son triste sort mais aussi convoquer des souvenirs et laisser son imaginaire vagabonder.
C’est ainsi qu’il se voit cheminer avec Franziska, son amour de jeunesse qu’il a perdu de vue lorsqu’elle a entamé une carrière de chanteuse sous le nom de Fabienne et aimait réinterpréter les airs de Barbara. En fait, il ne l’a jamais oublié, en témoigne un dossier de plusieurs kilos rassemblé au fil de la carrière de l’artiste. Une façon discrète de partager encore un bout de chemin avec elle, lui qui n’a jamais osé lui avouer son amour, y compris lorsque le hasard des rencontres les mettait en présence l’un de l’autre. Ils ont même partagé une fois une chambre d’hôtel, mais sans que ce rapprochement physique ne débouche sur autre chose qu’un sage baiser.
À quarante-cinq ans, il se dit qu’il ne risque rien à essayer de contacter Franziska, maintenant qu’un ancien collègue a réussi à la localiser.
Peter stamm raconte alors la douce métamorphose d’un homme qui se rapproche de l’être aimé et plus il avance dans sa quête, moins il se soucie de ses archives.
Peter Stamm le mélancolique a concentré dans ce roman ses thèmes de prédilection, la solitude, l’errance, le doute qui déjà habitaient le narrateur de L’un l’autre ou cette exploration du passé comme dans Tous les jours sont des nuits. Avec la même langue, limpide comme un ruisseau de montagne, il capte l’attention du lecteur qui ne peut s’empêcher – pour peu qu’il ait un certain âge – de repenser lui aussi à son premier amour, à ce qu’il aurait pu être, à ce qui pourrait advenir si le hasard le mettait à nouveau sur sa route…
Alors la vie s’écrit au subjonctif.

Les archives des sentiments
Peter Stamm
Christian Bourgois Éditeur
Roman
Traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses
200 p., 20 €
EAN 9782267051094
Paru le

Où?
Le roman est situé en Suisse, du côté de Zurich. On y évoque aussi l’Oberland bernois.

Quand?
L’action se déroule sur plus d’un quart de siècle jusqu’à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ancien documentaliste, le narrateur passe son temps à découper des articles de presse qu’il archive dans sa cave – tous soigneusement rangés dans des dossiers. L’un d’entre eux est dédié à Franziska, alias Fabienne, une ex-chanteuse de variétés à succès. Il ne pèse pas moins de deux kilos, un poids à la mesure de l’amour que le narrateur lui porte depuis l’enfance. Ils se sont connus sur les bancs de l’école et ont même été de proches amis. Le temps passant, ils se sont perdus de vue. Mais un jour, le narrateur décide de reprendre contact avec elle et, après s’être procuré son adresse mail, lui envoie un message.
Avec humour et tendresse, la voix du narrateur se déploie ici pour déjouer les codes du roman sentimental, et nous conter une histoire d’amour singulière. Est-il possible de conserver intacts les sentiments pour l’être aimé, de les mettre à l’abri du temps comme on classe un dossier ? La réponse à ces questions ne manque ni de charme ni de poésie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RFI (Littérature sans frontières)
Ernest mag (David Medioni)
Les Inrocks (Gérard Lefort)
24 Heures
RCF (Christophe Henning)
Blog Baz’Art
Blog La constellation livresque de Cassiopée


Peter Stamm présente son roman Les archives des sentiments © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Plus tôt dans la journée, il y a eu un peu de pluie, maintenant le ciel n’est chargé que par endroits, avec d’épais petits nuages ourlés d’une blancheur incandescente dans la lumière. D’ici on ne peut déjà plus voir le soleil, il a disparu derrière les collines boisées et l’on sent qu’il fait plus frais. La rivière charrie beaucoup d’eau qui forme une écume blanche aux endroits où les pierres affleurent ; j’ai l’impression de sentir l’énergie roulée par toute cette eau en mouvement, comme si elle me traversait, courant puissant et vivifiant. À cent mètres en amont, là où l’eau franchit une retenue, le gargouillis se transforme en une rumeur ample et forte. Le mot rumeur ne convient pas, il est beaucoup trop inexact avec toutes ses significations et ses acceptions ; on parle de rumeur pour tout : une rivière, la pluie, le vent. L’éther aussi émet une rumeur. Il faut que je fasse un dossier sur les différents bruits de l’eau; je me demande dans quelle rubrique je vais l’intégrer : Nature, Physique, peut-être même
Musique ? Les bruits, les odeurs, les phénomènes lumineux, les couleurs, il y a encore tellement de lacunes dans mes archives, tant de choses qui n’ont pas été écrites, pas été saisies, tant de choses insaisissables.
J’ai remonté le sentier qui longe la rivière et mène vers le haut de la vallée. Franziska m’a rejoint, je ne sais pas d’où elle est venue, elle a peut-être été attirée par l’eau, elle nous a toujours attirés tous les deux. En tout cas, Franziska marche à côté de moi. Elle ne dit rien, elle me sourit simplement quand je la regarde, ce sourire malicieux dont je ne savais jamais vraiment ce qu’il signifiait, raison pour laquelle peut-être je l’aime tant. Elle m’adresse un petit signe de la tête, comme si elle voulait m’encourager à faire quelque chose, à dire quelque chose. Ses cheveux viennent se plaquer sur son visage, elle les écarte. Je voudrais poser ma main sur sa nuque, embrasser sa nuque. Je t’aime, dis-je. Je veux prendre sa main mais ne saisis que le vide.
Il arrive ainsi parfois qu’elle surgisse sans crier gare, sans que j’aie pensé à elle, elle me tient un peu compagnie et disparaît comme elle est venue et je me retrouve seul.
Ça fait combien de temps que je marche?
Une demi-heure, une heure? Un scarabée noir traverse le chemin juste devant moi, je m’arrête et l’observe. C’est quelle espèce de scarabée ? Il y a des centaines de milliers d’insectes et j’en connais à peine une douzaine : les coccinelles, les hannetons et les hannetons de la Saint-Jean, les punaises, les cancrelats, les mille-pattes, les sauterelles, les abeilles et les bourdons, les fourmis… que sais-je ! Il y a tant de choses que j’ignore encore.
Couleurs mates de ce début de printemps, qui annoncent déjà les couleurs plus saturées de l’été, brise légère qui n’est pas froide mais pas chaude non plus et qui me donne des frissons sans me faire véritablement grelotter, juste une sensation à fleur de peau. J’ai pris la passerelle et traversé la rivière. De ce côté, le chemin est un peu plus large mais moins fréquenté, à plusieurs endroits la terre est spongieuse, des flaques se sont formées, les fils à haute tension et les nuages viennent s’y refléter. À mesure que je me rapproche de la ville et de ses faubourgs, les bruits deviennent plus forts.
Chemin sans nom sur lequel j’avance ; jardins ouvriers dont certains sont déjà prêts à recevoir les plantations du printemps, alors que d’autres sont encore pris par le sommeil de l’hiver et d’autres encore complètement en jachère, sans doute à l’abandon depuis des années ; derrière : la ligne de chemin de fer et plus loin l’autoroute. Rumeur de la rivière, rumeur des autos, des camions, un sifflement aigu puis une autre rumeur à la sonorité métallique, comme une pulsation, un train qui passe. Comment décrire, fixer tout cela?
Marcher m’a fatigué, je n’ai plus l’habitude et je m’assieds sur un banc en bois peu après la retenue d’eau. Assis au bord de la rivière, je suis submergé par l’intensité des impressions qui m’assaillent. C’est ce même sentiment de limpidité et de porosité qui vous prend quand on sort pour la première fois de la maison après une longue maladie, encore un peu affaibli, dégrisé et avec tous les sens en éveil. Je ferme les yeux, la rumeur devient plus forte, la rivière charrie davantage d’eau, elle devient plus rapide et prend une couleur ocre. Il ne pleut presque plus, et bientôt la pluie s’arrête. Je frissonne, je n’ai qu’un maillot de bain sur moi et une serviette passée autour des épaules. Le froid me fait sentir plus nettement mon corps, tout est très clair et superficiel. Je ressens un bonheur qui ressemble à un malheur.
Je ne peux m’empêcher de penser à Franziska, qui est très certainement chez elle maintenant, en train de faire ses devoirs ou bien un gâteau ou autre chose, une occupation de fille. On fait un bout de chemin ensemble en rentrant du collège.
Au grand croisement, là où nos routes se séparent, on s’arrête souvent longtemps pour discuter. De quoi parlions-nous à l’époque ? J’ai l’impression qu’on ne manquait jamais de sujets de conversation. Puis l’un de nous regarde sa montre et voit qu’il est tard, nos mères nous attendent pour le déjeuner. Éclats de rire, bref au revoir.
Sur le chemin du retour, je continue de penser à Franziska, j’entends encore sa voix, son rire, les choses qu’elle dit et celles qu’elle ne dit pas.
Puis le portail du jardin qui grince, le gravier qui crisse dans la tranquillité de midi. Rumeur de la ventilation, odeurs qui viennent de la cuisine, par la fenêtre ouverte on entend le top horaire à la radio, les informations de midi, la voix de ma mère, le tintement d’une casserole dans l’évier.
Quand il n’y avait pas cours l’après-midi et que je traînais sans rien faire, je pensais souvent à Franziska. Je ne pensais pas à elle, elle était simplement là, elle marchait à côté de moi dans la forêt, m’observait dans tout ce que je faisais, s’asseyait à côté de moi au bord de la rivière et jetait comme moi des cailloux dans l’eau. Elle me chatouille la nuque avec un brin d’herbe, c’est comme une timide manifestation de tendresse. Tu sais qu’on ne peut pas se chatouiller soi-même, dit-elle en passant avec un sourire le brin d’herbe sur son visage.
Étais-je amoureux de Franziska ? En classe il y en avait toujours pour dire qu’un tel était amoureux d’une telle ou qu’une telle était amoureuse d’un tel, que les deux étaient toujours ensemble, mais ça rimait à quoi ? Mes sentiments étaient beaucoup plus grands, plus troublants que ces ridicules amourettes qui s’arrêtaient aussi vite qu’elles avaient commencé. Les sentiments que j’éprouvais pour Franziska me submergeaient ; quand j’étais avec elle, j’avais l’impression d’être au centre du monde, comme s’il n’y avait que nous deux à ce moment-là et rien d’autre, pas de collège, pas de parents, pas de camarades. Mais Franziska ne m’aimait pas.
Je n’ai presque pas quitté la maison de tout l’hiver, en fait je ne sors presque plus depuis des années, depuis que j’ai été licencié, depuis ma séparation d’avec Anita, qui n’était pas vraiment une séparation. J’ai laissé tomber Anita comme j’ai laissé tomber beaucoup de choses au cours de ces dernières années, en même temps peut-être que ma dernière chance de mener une vie normale, la vie qu’on attend de vous. Mais personne n’attend rien de moi, et moi encore moins, et c’est ainsi que j’ai fini par me replier de plus en plus sur moi-même. Certains jours, je ne sors que pour aller à la boîte aux lettres ou dans le jardin prendre un peu l’air. Une ou deux fois par semaine, je vais faire quelques courses dans la petite épicerie du quartier, juste avant l’heure de la fermeture, quand il n’y a plus beaucoup de clients. J’achète les rares choses dont j’ai besoin, et chaque fois ça me fait plaisir de voir que l’épicier me dit bonjour comme si c’était la première fois qu’il me voyait. Ce que je ne trouve pas dans le magasin, je le commande sur catalogue ou sur Internet, j’aime ce monde bi-dimensionnel des achats en ligne, sans personne, les images stériles des différents produits sur fond blanc, face avant, côté, face arrière, accessoires, données techniques, votre panier. Je vais à la banque quand je n’ai plus de liquide, chez le coiffeur quand mes cheveux partent dans tous les sens. Je ne sais plus quand je suis allé chez le médecin pour la dernière fois, mais ça fait longtemps.
Le plus clair de mon temps, je le passe à traiter les journaux et les magazines auxquels je suis abonné, je découpe les articles intéressants, je les colle, leur attribue une référence avant de les mettre dans les dossiers correspondants, travail pour lequel j’étais payé autrefois et que je continue pour moi tout seul depuis que j’ai été licencié, parce que sinon je ne saurais pas comment occuper mon temps. Même si tout le monde dit que les archives ça ne sert plus à rien, que c’est complètement anachronique à l’époque des banques de données et des recherches plein texte.
Pourquoi mes chefs avaient-ils alors du mal à me céder ces archives ? La décision de tout mettre à la benne avait été rapidement prise par un quelconque membre de la direction, un de ces types dynamiques qui ne voient les gens comme moi qu’une fois par an, de loin, au moment de la fête de Noël. Mais lorsque j’ai proposé de tout reprendre et de tout installer dans ma cave, y compris les rayonnages mobiles sur rails, la direction s’est montrée méfiante et a mis des semaines à prendre une décision. Mon supérieur hiérarchique direct avançait toutes sortes d’objections, disant que ce serait beaucoup trop cher, que ma maison ne supporterait peut-être pas le poids de tous ces dossiers, se demandant si les pompiers donneraient l’autorisation pour entreposer une telle masse de papier dans une maison individuelle. J’avais suffisamment d’argent et je promis de prendre à ma charge tous les frais du déménagement. Ma cave était grande, le sol était en ciment et pouvait supporter ce poids sans problème. Du côté des pompiers, on ne parut pas vraiment comprendre tous ces scrupules. Si vous saviez ce que les gens entreposent dans leurs caves et leurs greniers, me dit en riant l’homme au bout du fil. Son rire avait comme un sous-entendu désagréable, comme s’il partageait avec moi un secret inconvenant.
Même après avoir désamorcé toutes les objections présentées par mon chef, il fallut encore des semaines avant qu’on se décide à me laisser enfin toute cette masse d’archives. Un contrat compliqué fut établi où il était question de droits d’auteur et de protection des données personnelles et où il était stipulé que je n’avais pas le droit d’utiliser ces archives à des fins commerciales ni de les divulguer en les transmettant à des tiers. Je lus plusieurs fois le contrat, chaque mot, j’ai toujours aimé les contrats, l’écriture minuscule, le papier très fin, la structure des paragraphes et cette langue étrangement alambiquée destinée à prévenir toute éventualité. On dirait parfois que les choses ne commencent à exister que lorsqu’elles sont régies par un contrat, qu’il s’agisse de mariage, de convention de travail, d’achat de maison ou de succession.
La signature des papiers fut pour moi la seule occasion de rencontrer le responsable au sein de l’équipe de direction et je vis bien qu’il me prenait pour un hurluberlu, ce qui me conforta dans mon projet.
Ces gens n’ont jamais compris le véritable but des archives, ils n’ont vu que les coûts que cela entraînait et les ont divisés par le nombre de recherches effectuées pour en conclure que ça n’était pas rentable. Mais qu’est-ce qui est rentable ? Les archives ne renvoient pas au monde, elles sont une copie du monde, un monde en soi. Et à la différence du monde réel, elles ont un ordre, tout y a une place déterminée, et avec un peu d’entraînement on peut facilement tout retrouver très vite. Voilà la véritable finalité des archives. Être là et créer un ordre. L’installation des rayonnages mobiles fut faite par une entreprise spécialisée qui ouvrit des saignées dans le sol en béton pour y poser les rails. La maison était emplie du bruit assourdissant du marteau-piqueur, la poussière montait jusque dans les pièces du haut, fine brume que transperçaient les rayons du soleil, lumière blanche de la rénovation.
Vint enfin le grand jour où un camion s’arrêta devant ma maison, et des déménageurs transportèrent dans ma cave, avec force soupirs et jurons, les caisses remplies de dossiers. Je fus un peu effrayé de voir la masse de matériaux qui m’appartenaient maintenant et dont j’avais la responsabilité. L’excitation de la transformation et du déménagement était si grande que j’eus besoin de quelques jours pour réaliser ce qui s’était passé. Ranger les dossiers fut ensuite comme un lent processus de guérison où il fallut tout remettre en ordre pour que finalement tout fût à sa place.

C’est chaque fois une joie de trouver le bon endroit pour tel ou tel événement. Une catastrophe naturelle, le divorce d’une personnalité en vue, un projet de construction publique, un crash aérien, la situation du moment, il n’y a rien qui ne trouve sa place dans ce système, rien à quoi on ne puisse faire une place. Et une fois que quelque chose est intégré dans la hiérarchie des sujets, ça devient compréhensible et maîtrisable. Alors que quand tout est traité sur le même plan, comme sur Internet, ça n’a plus aucune valeur.
Les dossiers en rapport avec les événements du moment, qui sont complétés tous les jours et prennent du volume, sont posés sur mon bureau ou par terre, tandis que je range les autres dans les étagères de la cave jusqu’à ce qu’un sujet refasse surface et s’enrichisse de nouveaux éléments.
Actualiser les archives est un gros travail qui demande beaucoup de soin. Un article qui n’a pas été mis à sa place peut être considéré comme perdu. Et il y a certainement des centaines de ces textes qui se retrouvent orphelins, parce qu’ils ont été mis dans le mauvais classeur. Je me suis promis de reprendre un jour ou l’autre tous les dossiers afin de chercher ces papiers et les mettre au bon endroit, mais même en été, alors qu’il y a moins de pages dans les journaux et moins de sujets intéressants, le temps ne suffit pas.
La masse de travail est peut-être la raison pour laquelle je quittais de plus en plus rarement la maison au fil des années, et moins je sortais, plus cela me coûtait de l’énergie et des efforts. Après mon licenciement, c’était sans doute la honte qui me retenait de me mêler aux autres. Je ne voulais pas faire partie de ces hommes perdus dont on voit de loin qu’ils ne sont plus bons à rien, je restais donc chez moi et faisais mon travail pour moi. Le temps passant, je m’habituai à cette vie solitaire, et maintenant c’est entre mes quatre murs que je me sens le mieux, dans la maison où j’ai grandi et que j’ai réintégrée après la mort de ma mère. Quand je suis dehors, je me sens mal à l’aise et emprunté ; chez moi, je suis à l’abri des vicissitudes du monde qui ne cesse de se transformer, qui me dérange dans mes pensées et mes souvenirs, dans ma routine quotidienne.
Je me lève tous les matins à six heures et demie, je prends une douche, je lis les indications enregistrées par ma petite station-météo et les reporte dans un cahier où mon père déjà inscrivait chaque jour la température, la pression atmosphérique et le degré d’humidité. Je me fais du café et travaille dans mon bureau jusqu’à midi. Là, je ne mange la plupart du temps qu’un sandwich en écoutant les nouvelles à la radio. Je m’allonge une demi-heure, retourne dans mon bureau au plus tard à une heure et demie et continue à travailler jusqu’à six heures. Le soir, je me fais des choses simples à manger, des choses que j’ai toujours faites et que ma mère faisait déjà. Après le dîner, j’ouvre une bouteille de vin rouge, je prends un livre sur les étagères et je lis jusqu’à ce que la bouteille soit vide et que je sois assez fatigué pour m’endormir.
Autrefois j’écoutais souvent de la musique, mais elle me rendait sentimental et je n’aimais pas ça. Même les chansons que chantait Fabienne me faisaient parfois monter les larmes aux yeux.
C’est vrai? Franziska éclate de rire. Tu peux rire. Je sais bien que c’est puéril, mais quand tu évoques un amant dans une chanson, j’imagine que c’est moi dont tu te languis. Tu n’es pas le seul, dit-elle en fronçant les sourcils. Mais je ne voulais plus de ça, dis-je, alors j’ai fini par arrêter d’écouter de la musique. Entre-temps j’aime le calme de la maison qui n’est troublé que par le ronronnement du réfrigérateur, un robinet qui goutte, quelques bruits provenant de la rue ou d’ailleurs. J’aime bien cette idée que ma voix traverse ta maison, dit Franziska, elle vient du dehors, c’est le printemps, quelqu’un laisse sa radio allumée, c’est peut-être un voisin, peut-être un ouvrier sur un échafaudage, et je chante une chanson d’amour et tes yeux se mouillent.
Elle rit. J’ai mis la radio. Le top horaire retentit. N’a-t-il pas été supprimé depuis longtemps? Il est douze heures, zéro minute. Viennent ensuite les informations.
Toutes mes journées se déroulent de la même façon, que ce soit en semaine, le week-end ou pendant les vacances. J’oublierais même mon anniversaire, si un tel ou un tel ne m’envoyait pas une petite carte en me disant de donner signe de vie. Mais je ne fais signe à personne, je ne sais pas ce que j’irais dire aux gens. Il ne se passe rien dans ma vie, et échanger des points de vue ne m’a jamais intéressé. Ça intéresse qui de savoir ce que je pense du président des États-Unis, quel est mon avis sur les relations entre la Suisse et l’UE, si je suis pour ou contre le Brexit ou l’arrêt des centrales nucléaires ? Les opinions n’ont rien à voir avec les faits, juste avec les sentiments, et mes sentiments ne regardent personne. Mon travail, c’est de rassembler et d’ordonner. Je laisse à d’autres le soin d’interpréter le monde.
Il est possible qu’à un moment donné je me sois imaginé une autre vie, qu’une autre vie ait été possible pour moi. Je n’ai pas toujours été un ermite, simplement mes tentatives pour mener une vie normale ont échoué, ça arrive, et ce n’est la faute de personne. Entre-temps je préfère vivre avec mes souvenirs plutôt que de faire de nouvelles expériences qui finalement ne conduisent à rien d’autre qu’à des souffrances. »

Extraits
« Mais qui fait encore attention aux textes des chansons ? Si l’on aimait et souffrait autant dans le monde que dans les chansons, il serait différent de ce qu’il est. Ce qui me préoccupe beaucoup plus, c’est une autre question. Toute ma vie, j’ai été convaincu que Franziska ne m’aimait pas, que je n’avais jamais été autre chose pour elle qu’un bon ami, peut-être même son meilleur ami pendant un certain temps et que c’était la raison pour laquelle je n’avais aucune chance de devenir son amant. Maintenant je vois tout d’un coup partout des signaux qu’elle me donnait, des possibilités qu’elle créait, des invitations à aller vers elle, à lui déclarer mon amour, à l’embrasser, à l’aimer. Avais-je été à ce point aveugle pour ne pas m’en être rendu compte à l’époque ou étais-je trop timide, ou bien ne voulais-je secrètement pas être avec elle? » p. 94-95

« J’habitais maintenant dans la maison depuis un moment. J’allais mieux mais je me repliais de plus en plus sur moi-même. Je ne me souciais plus guère de mes rares amis, sortais encore plus rarement que d’habitude, m’occupais, quand j’avais du temps libre, du jardin où j’avais toujours quelque chose à faire sans que pourtant rien ne change. J’avais quarante-cinq ans, mais je m’étais accommodé du fait que la vie n’allait plus rien me proposer de nouveau. Autour de moi je voyais des hommes de mon âge s’entraîner pour le marathon, s’acheter des voitures chics ou se montrer avec de jeunes femmes, et je les trouvais pitoyables pour ne pas dire méprisables. » p. 130

À propos de l’auteur
STAMM_Peter_©Gaby_GersterPeter Stamm © Photo Gaby Gerster

Peter Stamm est né en 1963 en Suisse. Après des études de commerce, il a étudié l’anglais, la psychologie, la psychopathologie et l’informatique comptable. Il a longuement séjourné à Paris, New York et en Scandinavie. Depuis 1990, il est journaliste et écrivain. Il a rédigé une pièce pour la radio, une pièce pour le théâtre et a collaboré à de nombreux ouvrages. Il est, depuis 1997, rédacteur en chef du magazine Entwürfe für Literatur. Il a obtenu en 1998 le Rauriser Literaturpreis pour son premier roman, Agnès. Il vit actuellement à Winterthur. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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GPS

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En deux mots
Pour qu’elle puisse trouver le lieu de sa fête de fiançailles Sandrine donne sa position GPS à son amie. Alors quand celle-ci disparaît, elle peut continuer à la localiser. Mais ce point rouge marque-t-il vraiment la position de son amie?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Faites demi-tour avec prudence»

En voulant suivre à la trace son amie disparue, une jeune femme va finir par se perdre. Elle disposait pourtant d’un outil de localisation. Avec GPS Lucie Rico nous propose de réfléchir au poids de la technologie dans nos vies.

Que ceux à qui cette mésaventure n’est jamais arrivée lui jettent la première pierre: on note notre destination dans l’application GPS et on se retrouve dans un endroit tout différent. Dans le meilleur des cas, on se rend compte à temps de son erreur et on corrige cette erreur. Quelquefois, on jure aussi qu’on ne nous y reprendra plus, avant de recommencer. Pour Ariane – un prénom bien choisi – c’est le fil qui lui permettra de surmonter sa déprime et sortir de chez elle pour se rendre aux fiançailles de son amie Sandrine. Elle lui offre de la géolocaliser, devenant le point rouge à suivre sur la carte. Au chômage, elle se cloîtrait jusque-là chez elle, anxieuse à l’idée de sortir, d’affronter ce monde qui lui voulait tant de mal.
Mais cette fois, pas de problème, elle arrive à destination et peut faire la fête. Mais c’est au petit matin que les choses vont prendre une tournure dramatique: Sandrine a disparu.
Face aux craintes qui s’expriment, à commencer par celles du fiancé, Ariane choisit de ne rien dire de sa carte maîtresse, la géolocalisation, et entend mener sa propre enquête. Après tout, avant de perdre son emploi, elle était journaliste spécialisée dans les faits divers. Elle va donc suivre le point rouge qui va la mener au Lac du Der, un endroit qu’elle connaît bien et où elle s’était déjà rendue avec Sandrine. Mais au lieu de retrouver son amie, elle apprend que la police a retrouvé un cadavre calciné et méconnaissable tout à proximité.
En attendant le résultat des analyses, elle se persuade que son amie est encore en vie, même si elle ne répond plus, car le point rouge continue à se signaler sur son écran. Alors, il ne faut surtout pas perdre ce point rouge qui est une trace de vie. Alors, il ne faut plus lâcher ce téléphone, car même si la police finit par confirmer le décès, Ariane sait bien qu’il n’en rien puisque ce point rouge continue à se déplacer.
Avec ce conte qui passe d’une joyeuse comédie à une sombre tragédie, Lucie Rico nous offre une intéressante réflexion sur nos addictions aux outils numériques, mais sans manichéisme. Après tout, c’est bien grâce à son smartphone qu’elle peut partager des souvenirs d’enfance avec son amie, entretenir l’illusion qu’elle se promène encore dans les endroits où elle a partagé de bons moments.
Comme dans son premier roman, Le chant du poulet sous vide, on est ici aux marges du fantastique, pour ne pas dire de la folie. Une odyssée glaçante.

GPS
Lucie Rico
Éditions P.O.L
Roman
224 p., 19 €
EAN 9782818055960
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour du Lac du Der.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ariane est une jeune femme en difficulté sociale et personnelle. Elle préfère rester cloîtrée chez elle, jusqu’au jour où Sandrine, sa meilleure amie, l’invite à ses fiançailles. Pour l’aider à se repérer et lui permettre d’arriver à bon port, Sandrine partage sa localisation avec elle sur son téléphone. Guidée par le point rouge qui représente Sandrine dans l’espace du GPS, Ariane se rend donc aux fiançailles. Mais le lendemain, Sandrine a disparu. Elle ne répond plus au téléphone. Aucune trace d’elle. Sauf ce point GPS, qui continue d’avancer. Et qu’Ariane ne va plus quitter des yeux. Le GPS lui procure un sentiment de proximité avec Sandrine. Comme si elles partageaient un secret. Jusqu’à la découverte d’un cadavre calciné au bord d’un lac où le point GPS de Sandrine s’est rendu. S’agit-il de son cadavre ? Mais le point bouge encore. Qui est derrière le point alors ? Ariane enquête mais toutes les pistes sont des impasses. Plus troublant encore : le point sur le GPS persiste à conduire Ariane sur les lieux de leur amitié. Pour en avoir le cœur net, elle laisse un message vocal à Sandrine pour lui donner rendez-vous dans un lieu qu’elle seule peut connaître. Lorsque le GPS indique que Sandrine se rend dans ce lieu, Ariane est persuadée de s’être jusque-là trompée. Sandrine n’est pas morte ! Le point est bien son amie. Mais elle commence à confondre le monde réel et le support numérique. La police révèle alors que Sandrine est bien morte, Ariane désactive la localisation partagée. Elle tente de reprendre le cours de sa vie et d’oublier le GPS. Mais une nouvelle notification l’interrompt : Sandrine souhaite à nouveau partager sa localisation avec elle. Pour un ultime rendez-vous.
Écrit comme un thriller, ce roman, sur l’amitié et la mort, sur les fragilités sociales et psychiques, traverse les illusions du deuil à l’aune de nos addictions numériques.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
DIACRITIK (Guillaume Augias)
Blog les livres de Joëlle
Blog littéraire de Rémanence des mots
Le blog de Gilles Pudlowski
Blog Surbooké

Les premières pages du livre
« C’est comme si Sandrine t’avait tendu un piège. Un piège malsain : Tu es attendue à 19 h pour mes fiançailles, Zone Belle-Fenestre. Arrive bien à l’heure.
Tu as tapé sur ton GPS : « Zone Belle-Fenestre », puis « Lieu pour se fiancer Zone Belle-Fenestre ». Il a répondu deux fois : adresse inconnue.

Il suffit qu’un numéro manque, et l’adresse devient incompétente. Une mauvaise adresse peut mener quelqu’un comme toi à sa perte. Les exemples sont légion. Une erreur dans le nom du destinataire fait qu’une amende ne parvient pas à bon port et devient une dette à vie. Une étourderie, et les urgences arrivent trop tard pour réanimer un père, laissant deux enfants orphelins avec ce regret éternel : si seulement le digicode n’avait pas changé.
Ou encore : un tueur à gages mal informé se trompe d’étage, entre chez toi et non chez ton voisin pour t’abattre d’une balle en pleine tête.

Bien sûr, rien de tout cela ne t’est arrivé. Mais parfois, tu imagines tellement fort que tu ne sais plus différencier la réalité de tes fictions. Tu te laisses envoûter. Tu divagues dans ta tête. Tu divagues dans l’espace. T’orienter est un vrai casse-tête. Depuis ton chômage, cette tendance s’est accentuée, mais elle n’est pas nouvelle. Tu es née à l’envers, dévoilant d’abord tes fesses au monde, en dépit de l’ordre établi et de la bienséance. La plupart des enfants se retournent dans le ventre de leur mère pour arriver dans le bon sens. Pas toi ; ta tête n’a pas trouvé l’issue.
Les trois dernières fois que tu es sortie de chez toi, tu t’es effondrée sur le trottoir. Tu n’arrivais pas à respirer dehors. Tu avais demandé à Antoine si les incendies de la région avaient pu abîmer l’air à ce point. Il avait paru sceptique. Ça pouvait jouer, la pollution aussi, mais ça n’expliquait pas tout. Il avait à nouveau parlé de la nécessité d’aller voir un psychologue, ou, au moins, un allergologue.

Tu as beau chercher, le nom de Zone Belle-Fenestre ne t’évoque rien. La Zone Belle-Fenestre est pourtant proche de chez toi, et tu es une enfant du pays. Tu n’as jamais quitté la région, si ce n’est pour de courtes vacances, ce qui en trente-trois ans t’aurait laissé le temps d’en arpenter chaque paysage. Mais les paysages ne t’intéressent pas. La ville non plus. Toutes les villes se ressemblent, affirmes-tu. Deux personnes équipées de la fibre et abonnées à Netflix ont plus en commun que deux personnes habitant Clermont-Ferrand. Tu aimes parfois te dire : j’appartiens à la ville où vit Sandrine, et j’aime Sandrine comme ma ville, sans la comprendre ni la penser.
Internet t’informe que la Zone Belle-Fenestre est un parc paysagé arboré, de 17 hectares, un écrin parfait pour composer votre événement. Parmi les huit demeures de caractère reconstruites sur les ruines d’anciens châteaux, quatre sont privatisables et idéales pour organiser mariages, anniversaires, cocktails, garden parties…

Tu n’as aucune idée de la taille d’un hectare. Le mot t’inquiète, comme tous les mots commençant par un h muet. Un hectare doit être immense pour ne pas pouvoir se compter en mètres ou en kilomètres.
Un hectare, un hectolitre. Dix-sept hectares, dix-sept hectolitres. Le corps d’un adulte contient zéro virgule zéro cinq hectolitres de sang, ce qui paraît ridicule. Tu ne sais pas pourquoi tu as retenu ça.
Te vient pourtant cette inquiétude, l’image du sang, alors que le GPS cherche encore. Tu imagines tout de suite le pire, en détail :
Tu te vois arriver à l’hectare 1, la nuit est épaisse, le parc sombre, les lampadaires cassés et les huit demeures de caractère se ressemblent comme des cailloux.
Ton téléphone n’a plus de batterie.
À un embranchement tu dois choisir une direction : droite, gauche, milieu ?
Tu prends le chemin du centre. Il te mène à une impasse lugubre. Tu erres.
À l’hectare 2, un homme surgi de nulle part empoigne tes cheveux.
Tu rampes, blessée, jusqu’à l’hectare 3, ne te relèves pas. Tu rends ton dernier souffle dans un endroit stupide, près d’une mare aux nénuphars décorative, tandis que pas loin, dans un endroit que tu n’auras jamais trouvé, Sandrine embrasse son futur époux au milieu d’invités dotés d’un meilleur sens de l’orientation que toi.

Si Antoine avait accepté de t’accompagner, il aurait pu te guider. Tu aurais marché dans la Zone Belle-Fenestre les yeux fermés, ta main dans la sienne. Il n’aurait pas laissé l’extérieur t’étouffer. Il t’avait juste dit : « Je te rejoindrai plus tard ». À sa manière de baisser le regard et de tourner étrangement les yeux dans leur orbite, tu avais compris que ce n’était pas sûr. Il te rejoindrait si sa fête à lui ne lui plaisait pas, s’il lui restait encore de l’énergie, ou si tu le suppliais de t’escorter.

Tu appelles Sandrine, et lui dis que tu ne viendras pas. Que tu avais oublié qu’on était vendredi. Que pour toi, depuis le chômage, la semaine et le week-end ne sont qu’un flux, que tu as un ganglion et puis que ta robe est tachée.
Elle te laisse parler.
La dernière fois que Sandrine est venue chez toi, elle a ouvert la fenêtre et a dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait raison. Cette odeur est la tienne ; tu n’es pas vraiment différente de ton odeur.
Au téléphone, Sandrine te répond simplement : « Tu viendras. » Un témoin a obligation de présence, c’est dans la définition du mot. Tu as cherché cette définition le jour où elle t’a fait sa demande. Ce jour où Sandrine est passée chez toi. Elle sortait du travail, elle avait enlevé ses talons bien qu’elle déteste ses pieds. Elle disait souvent : « Mais ce n’est pas grave, la plupart des jolies filles ont des pieds très laids, je l’ai lu quelque part. » Enlever ses chaussures chez toi était une preuve d’amitié. C’est là qu’elle t’avait dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait ouvert une fenêtre, celle du salon. Les voisins d’en face s’engueulaient, Sandrine était restée longtemps à les observer sans parler. Tu n’avais rien dit pour ne pas paraître trop chômeuse, mais ça te démangeait de rapporter les épisodes précédents de leur vie à Sandrine. Les voisins semblaient avoir agencé leur appartement entier pour que leur intérieur soit orienté vers ta fenêtre – une vraie salle de spectacle, mais une salle municipale, avec des meubles bas de gamme, détonants et mal montés.
Tu étais assise sur le canapé, l’œil rivé à celui de Sandrine qui épiait avec une attention infinie la dispute conjugale qui s’envenimait. Alors que la voisine éclatait en longs sanglots au milieu de sa cuisine en kit, Sandrine avait été saisie d’un violent soubresaut. Elle s’était penchée à la fenêtre, son corps courbé à la perpendiculaire. La position était anormale, un prélude annonçant un hurlement, ou un saut dans le vide. Ses poings s’étaient serrés, serrés autour du garde-fou, puis elle avait relâché la pression. Elle s’était retournée vers toi comme si de rien n’était, pour te demander : « Tu ne voudras pas être mon témoin ? Je vais me marier. »
La forme négative de la question n’était pas très appropriée. Cette annonce non plus. Tu avais rentré le ventre, Sandrine avait haussé les épaules : « C’est toi qui es dans ma vie depuis le plus longtemps. Et tu es journaliste. Tu assureras. » Elle n’avait pas parlé de ton chômage. Ni de votre lien d’amitié. Tu n’avais pas dit que tu n’écrivais que des faits divers ni que tu détestais John. Vous aviez eu un fou rire complice. Tu avais accepté.

Au téléphone Sandrine a dit : « Ne t’inquiète pas, je vais t’accompagner. »
Elle a raccroché.
Tu étais rassurée sur ton importance : Sandrine allait sécher les préparatifs de ses propres fiançailles pour venir te chercher. Tu as sorti une bouteille de muscat puis t’es assise sur ton canapé, les bras croisés en attendant son arrivée. C’est dans cette posture que tu passes le plus clair de ton temps. Si tu tapais dans Google Images « Attente et désœuvrement », tu retrouverais ta position fétiche représentée dans toutes sortes de situations.

Le téléphone a vibré. Un lien Google Maps – que tu appelles toujours GPS par abus de langage, comme si toutes les cartes, toutes les représentations du monde et les technologies étaient les mêmes, de simples outils pour te conduire à bon port – s’est affiché: Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous. »

À propos de l’auteur
RICO_Lucie_©Helene_BambergerLucie Rico © Photo Hélène Bamberger

Lucie Rico est née en 1988 à Perpignan. Elle vit entre Aubervilliers (où elle écrit des films), Perpignan (où elle écrit des livres) et Clermont-Ferrand (où elle enseigne la création littéraire). Le chant du poulet sous vide, son premier roman, a reçu le Prix du roman d’écologie et le Prix du Cheval Blanc 2021. GPS est son deuxième roman.

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