Le rocher blanc

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  RL_ete_2022

En lice pour le Prix Médicis étranger 2022

En deux mots
2020, 1969, 1907, 1775: quatre époques et quatre voyages jusqu’au rocher blanc. Dans ce roman choral on suit une écrivaine, un chanteur qui ressemble furieusement à Jim Morrison, deux sœurs qui essaient d’échapper à un destin funeste et une poignée d’Espagnols débarquant dans ce Nouveau Monde.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’écrivaine, le chanteur, l’esclave et le conquistador

Au large de San Blas, sur la côte pacifique du Mexique, un rocher blanc fascine les voyageurs depuis des siècles. Dans ce roman choral Anna Hope convoque quatre voyageurs à quatre époques différentes pour décrypter la magie du lieu.

Il y a plusieurs façons de résumer ce roman. On peut ainsi commencer de façon chronologique, comme un générique. Par ordre d’apparition, on va ainsi croiser une romancière qui, après la naissance d’un enfant qu’elle a mis plusieurs années à attendre, se rend avec son mari et sa fille au Mexique jusqu’au Rocher blanc. Ils s’agit pour le couple d’honorer la promesse faite au chaman qui leur a permis d’enfanter. Nous sommes en 2020, et alors qu’une pandémie s’abat sur le monde, ils vont essayer de se retrouver entre autochtones et groupes New Age.
Puis on remonte dans le temps jusqu’en 1969. C’est à ce moment que l’on va croiser un chanteur qui lui aussi traverse une crise existentielle. Il pense trouver une réponse à ses questions dans un hôtel proche de la mer et du rocher blanc.
En poursuivant ce voyage dans le temps, on remonte en 1907, alors que le trafic d’êtres humains était florissant. Les Yoeme, un peuple amérindien, est alors quasiment décimé par les esclavagistes qui n’hésitent pas à séparer les familles et à épuiser les plus résistants. Avec sa sœur blessée, notre troisième protagoniste va tenter de survivre à quelques encablures du rocher blanc.
Nous arrivons enfin en 1775, lorsqu’un navire arrive d’Espagne. En face du rocher blanc, un lieutenant va sombrer dans la folie et déstabiliser toute l’expédition.
Mais on peut aussi choisir le résumé géographique et parler de ce lieu inspiré. Car le rocher blanc existe bel et bien. On le trouve à la pointe sud du golfe du Mexique, du côté de San Blas. S’il fascine tant depuis des siècles, c’est parce que le «Tatéi Haramara» est un lieu sacré. Selon la tribu Wixárika, le rocher a été le premier objet solide à émerger de l’eau. Il serait donc à l’origine de toute vie et est devenu pour les descendants de cette tribu, mais aussi pour de nombreux autres adeptes, un lieu de pèlerinage pour offrir des sacrifices et rendre grâce.
Anne Hope a toujours la même dextérité lorsqu’il s’agit de construire ses histoires. C’est ainsi qu’elle joue ici de la temporalité et des quatre récits en effectuant des allers-retours jusqu’à boucler le livre comme elle l’avait commencé, avec l’écrivaine qu’il n’est pas usurpé de confondre avec la romancière puisqu’elle a avoué avoir effectué ce même parcours. C’est alors qu’elle se documentait sur le rocher blanc qu’elle avait promis d’aller voir avec son mari et sa fille qu’elle a découvert la magie du lieu et ces histoires, toutes basées sur des faits réels.
On pourra par conséquent faire une troisième lecture de ce très riche livre, celle qui explore le sacré. À travers l’épopée des différents personnages, on retrouve en effet les thèmes de la quête spirituelle et de la recherche de sens. Après l’appropriation, le pillage de la nature pillée, voire sa destruction, le besoin de rédemption et l’envie de croire à une possible guérison émergent. L’espoir d’une nature qui retrouverait sa puissance originelle, servie par des humains reconnaissants.

Le Rocher blanc
Anna Hope
Éditions le bruit du monde
Roman
Traduit de l’anglais par Élodie Leplat
328 p., 23 €
EAN 9782493206053
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement au Mexique, du côté de San Blas

Quand?
L’action se déroule à quatre époques différentes, en 1775, 1907, 1969 et 2020.

Ce qu’en dit l’éditeur
Comment une petite dizaine d’individus originaires des quatre coins du monde se sont-ils retrouvés dans un minibus aux confins du Mexique, en compagnie d’un chaman?
S’ils semblent tous captivés par ce rocher blanc auquel la tribu des Wixárikas attribue des pouvoirs extraordinaires, l’une d’entre eux, écrivaine, tente de prendre soin de sa fille, tout autant qu’elle réfléchit à la course du monde, et à l’écriture de son prochain roman. Autour de ce rocher se sont déroulées d’autres histoires qui pourraient bien l’inspirer.
En remontant le fil du temps, Anna Hope décrit les rêves et la folie qui ont animé les hommes dans leur entreprise de conquête. Elle s’attache pour cela à quelques personnages, et en s’appuyant sur l’intensité dramatique et les élans contradictoires de chaque existence, compose un roman d’une puissance irrésistible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info (Laurence Houot)
La Vie
ELLE (Flavie Philipon)
Untitled magazine
Ernest mag (Philippe Lemaire)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Look Travels


Anna Hope présente son livre Le Rocher blanc © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« L’Écrivaine – 2020
Maman ?
Oui, ma chérie ?
Tu sais quoi ?
Quoi ?
Un milliard c’est beaucoup plus que des tonnes.
C’est vrai. Tu as raison.
Maman ?
Oui, ma chérie ?
Je peux regarder un autre dessin animé ?
*
Il fait très chaud à l’arrière du minibus.
La fillette de l’écrivaine, avachie à côté d’elle, casque sur les oreilles, les yeux rivés sur l’écran crasseux de l’ordinateur portable, regarde un dessin animé avec trois enfants en tenues de super-héros. Ils ont un totem ailé et un engin volant. Un garçon coiffé d’une mèche grise et une fille sur un hoverboard sont leurs ennemis. Ils sont respectivement habillés en lézard, en chouette et en chat. Dans cet épisode le garçon habillé en lézard perd sa voix, ou la retrouve, l’écrivaine ne sait plus, même si elle l’a regardé d’un œil plus d’une fois. Cinq épisodes téléchargés à la hâte dix jours plus tôt dans une chambre d’hôtel étouffante de Mexico, c’est tout ce qu’elle a eu, tout ce que sa fille a eu, une fois que les cahiers de coloriage, les encas et le jus de fruits ont perdu leur attrait, pour se distraire du trajet interminable.
La femme remue sur son siège, les miettes de biscuits salés sur ses genoux tombent par terre. Elle a le dos raide. Tout est raide. La peau tannée par le désert, les lèvres gercées. Elle a veillé toute la nuit dernière autour d’un feu, avec les onze autres passagers de ce minibus, à plus de mille mètres d’altitude dans les montagnes de la Sierra Madre occidentale. Avant l’aube, ils ont jeté de la terre sur les cendres à coups de pieds, rassemblé leurs affaires, leurs duvets, leurs couvertures poussiéreuses, leurs chapeaux et leurs sacs, qu’ils ont ensuite descendus, avec les enfants, à flanc de montagne. Désormais, après presque sept heures de trajet, après les pins, après les montagnes, la végétation change, il y a des palmiers, des bougainvilliers, et, peintes sur la façade de petites tiendas en bord de route, des publicités gaies, maritimes, pour Pacífico, la bière de la côte : une ancre et la mer encadrées par une bouée de sauvetage.
Elle devrait vraiment essayer de dormir, mais comme les épisodes du dessin animé doivent être changés manuellement, si elle s’assoupissait, il lui faudrait se réveiller après onze minutes. Ce qui serait à coup sûr pire que de ne pas dormir du tout. Sans compter que, bientôt, d’ici deux ou trois heures, peut-être moins, ils ne seront plus dans ce minibus, mais dans la ville de leur destination, un vestige colonial ensommeillé, et lorsqu’ils auront achevé la dernière étape de ce voyage, il y aura une chambre d’hôtel, un lit, la climatisation, une Pacífico bien fraîche, de quoi manger. Et ensuite, peut-être, dormir.
Sur l’écran de l’ordinateur portable, le générique défile. La femme appuie sur pause et tire sa fille vers elle. La fillette se tortille. Elle est chaude. Elle a les joues rouges. Son haleine tiède, semblable à la levure, sent l’absence de dentifrice et le trop-plein de sucre.
Tu veux manger quelque chose ?
Elle se penche en avant, farfouille dans la poche du siège. Maigre récolte : des crackers de la veille. Une pomme. Des chips épicées.
Sa fille secoue la tête. Ses yeux vitreux retournent à l’écran. Lait, dit la fillette. Du. Lait.
Du lait, elle ne veut boire que du lait. Pas d’eau. Du lait d’avoine si possible, sinon d’amande. Trois, quatre, cinq fois par jour, à même la bouteille. Ce qui a nécessité des arrêts fréquents dans les épiceries de bord de route.
On n’a pas de lait, ma puce. On va bientôt s’arrêter et j’irai en acheter. Promis.
Sa fille fait la grimace. On dirait qu’elle est sur le point de pleurer. Ou de taper quelque chose. Je-Veux-Du-Lait.
La plupart du temps, durant ce voyage, là sur cette banquette double qu’elles ont partagée pendant des kilomètres et des heures d’autoroute mexicaine, c’est cette moue qu’a faite sa petite fille. L’écrivaine ne lui en veut pas. La plupart du temps, durant ce voyage, c’est aussi l’humeur qu’elle a eue.
Je. Veux. Du. Lait. JE-VEUX-MON-LAIT !
Mon cœur. On n’a pas de lait. Je viens de te le dire. Une histoire ? tente-t-elle en tendant la main vers son Kindle.
Une fois, quand sa fille était toute petite, elle s’était rendue à un groupe de parentalité, où on avait bien fait comprendre aux mères présentes l’importance des affirmations.
On présente trop de choix aux enfants, avait expliqué la femme qui dirigeait l’atelier. Ils sont complètement déboussolés. Comment sont-ils censés savoir ce qu’ils veulent pour dîner ? On pense être de bons parents en leur donnant des alternatives, en formulant les choses sous forme de questions, mais en réalité c’est tout l’inverse.
Des affirmations. Pas de questions. Tout le monde s’en portera bien mieux.
L’écrivaine n’a jamais vraiment réussi à choper le truc.
Non ! s’écrie à présent sa fille en secouant la tête. Pas une histoire. Un autre des-sin a-ni-mé.
Sa fille, en revanche, à trois ans, maîtrise parfaitement la phrase affirmative. La femme hausse les épaules. À ce stade du jeu, elle a renoncé à toute autorité et sa fille le sait.
D’accord, dit-elle en pianotant sur le clavier. D’accord.
Elle trouve l’épisode suivant et voilà les mini super-¬héros repartis, libérés de leur léthargie digitale, fusant à travers l’écran en laissant des traînées de vapeur dans leur sillage. On dirait qu’ils vivent dans une ville française, ces super-¬héros de gamins, qui bondissent par-¬dessus des maisons grises anarchiques aux toits mansardés éclairés par une froide lune septentrionale. Sa fille fredonne la chanson du générique en martelant le rebord du siège avec ses mollets.
Au cœur… de la nuit… vous aider… quiii… héros… an justiciers… Pyjamasques lala Pyjamasques…
Sur le siège de devant, la Sénégalaise se tourne à moitié et sourit en entendant le refrain. Dans l’interstice entre les sièges, l’écrivaine voit la fille de la Sénégalaise profondément endormie, pelotonnée contre sa mère, le visage lisse et détendu. Les lèvres entrouvertes.
Il y a beaucoup de choses qu’elle aimerait apprendre sur le rôle de mère : elle aimerait apprendre, par exemple, comment cette élégante Sénégalaise parvient à garder sa fille calme et sereine pendant toute la durée de ce trajet éreintant sans l’aide d’un écran. Comment elle parvient à être stricte sans être méchante. Comment elle semble ne jamais être à deux doigts de disjoncter. L’écrivaine aimerait aussi apprendre comment, chaque fois qu’ils sont arrivés dans un nouveau lieu, même les endroits les plus improbables, la Sénégalaise a aussitôt réussi à se mettre en quête d’une casserole, à faire bouillir de l’eau, à la verser dans une bassine, puis à déshabiller sa fille pour la laver.
La première fois qu’elle a assisté à cette scène, elle est restée abasourdie en voyant la fillette immergée à hauteur de genoux dans la bassine en plastique rouge au beau milieu du désert. Elle avait une ceinture en cuir attachée autour de la taille.
C’est pour la protéger ? demanda-t-elle.
Oui, répondit la Sénégalaise tout en lavant sa fille de ses mains fermes et assurées, sans en dire plus.
De quoi ? aurait-¬elle voulu savoir.
Ce qu’elle aurait aussi voulu demander, c’était : Où ¬pourrais-¬je en trouver ? Pour ma fille, pour moi ?
À la place, elle demanda à emprunter la bassine une fois qu’elles eurent terminé.
Après ces ablutions, la fille de la Sénégalaise était habillée de vêtements propres, sa peau massée avec une huile au parfum sucré, tandis que la fille de l’écrivaine retournait directement jouer dans la poussière – l’épaisse poussière du désert qui n’en était pas vraiment, plutôt du sable et de la terre, qui recouvraient tout : les cheveux, les habits, les poumons. Sa fille adore cette poussière : au moment d’allumer le feu le soir, elle insistait pour dormir par terre plutôt que bien emmitouflée dans les couvertures et les duvets de ses parents. Si on ne cédait pas à sa volonté, elle protestait, hurlait, pleurait, se lamentait. S’ensuivait alors, devant tout le monde, une étrange saynète, où l’écrivaine et son mari tentaient de ramener la fillette, à force de cajoleries, à la sécurité des duvets, loin des flammes.
Invariablement, pendant chacune de ces scènes, la Sénégalaise et sa fille dormaient à poings fermés, pelotonnées ensemble sur une couverture à même le sol, où elles restaient, sans bouger, toute la nuit.
À l’extérieur du minibus, le soleil frappe. Les pieds de maïs projettent leur ombre sur les champs écrasés de chaleur. La route est désormais droite – ce matin, ils ont longuement suivi les méandres du Río Grande de Santiago, mais à la dernière ville ils ont traversé le fleuve, et l’ont laissé suivre son cours plus au nord.
Ils auraient dû, peut-être, s’arrêter pour essayer d’acheter du lait dans cette dernière bourgade, mais sa fille dormait alors ; tout le monde dormait alors, sauf l’écrivaine à l’arrière et son mari et les deux hommes, un Mexicain et un Colombien, près de lui à l’avant. Ils bavardaient, ces trois-là, et comme il n’y avait pas de musique, elle réussissait à les entendre : ils parlaient d’un événement qui s’était produit récemment tout près de cette petite ville paisible, quand les membres du cartel Jalisco Nuevo avaient, apparemment, descendu au lance-¬roquettes un hélicoptère de la police. Les hommes évoquaient cela d’une voix sobre et étouffée tandis que le minibus traversait lentement la place, passait devant l’église, devant des petits enfants en uniforme qui rentraient de l’école main dans la main, leur cartable tressautant sur le dos.
La violencia, disait le Mexicain en secouant la tête, alors qu’ils reprenaient la route principale. C’était trop, trop dans les écoles, trop dans les rues. Il envisageait de quitter Guadalajara, sa ville natale, avec sa femme sénégalaise et son enfant, pour aller en Espagne.
Mais c’était il y a une heure environ. À présent ils passent de la musique à l’avant et l’ambiance est différente, festive. Son mari parle, raconte une histoire, gesticule au volant.
L’écrivaine se penche, l’appelle. Si tu vois un OXXO, tu pourras t’arrêter ? Il nous faut du lait.
Son mari n’entend pas : tout le monde rigole à son histoire. Le Mexicain rit. Elle rit aussi, la jeune Française assise sur le siège derrière son mari. Elle les a rejoints récemment, n’a sa place dans le minibus que depuis environ vingt-¬quatre heures. Elle les a rencontrés dans les montagnes, où elle voyageait seule, dans le cadre de ses recherches sur la médecine traditionnelle pour un livre qu’elle doit publier en France. Ils l’ont invitée à faire le trajet avec eux. D’ailleurs c’est peut-être bien elle, l’écrivaine, qui a lancé cette invitation, elle ne se rappelle plus trop comment ça s’est passé, mais la jeune femme a accepté facilement, jetant son sac à dos d’une légèreté enviable à l’arrière du minibus, prenant place à l’avant, où les brises sont fraîches.
L’écrivaine observe le dos de son mari : l’alignement de ses épaules, le crochet de son bras sur le rebord de la vitre ouverte. Il a recommencé à fumer pendant ce voyage, une cigarette pendouille en permanence entre ses doigts. Elle connaît bien cette version de lui. C’est celle qu’elle a connue en premier, vingt ans auparavant, à moitié fou, en manque de sommeil, toujours sur le fil du rasoir, fumant comme si sa vie en dépendait.
Ils se séparent, son mari et elle, après vingt ans de vie commune.
C’est un fait nouveau.
Ce n’est d’ailleurs un fait que depuis quelques semaines. Avant, c’était une possibilité : une issue potentielle parmi tant d’autres. Mais à présent il semblerait que ce soit le cas, sans équivoque.
Il y a bien des façons de raconter cette histoire.
L’une d’elles pourrait être qu’ils se séparent parce qu’un jour à l’automne dernier, en Angleterre, il lui avait envoyé un texto : Il faut qu’on parle. Quand elle l’avait reçu, la femme avait immédiatement compris deux choses : qu’il allait lui annoncer une nouvelle qu’elle n’avait pas envie d’entendre et qu’elle savait déjà ce que c’était.
Et elle avait vu juste.
Elle se rappelle la réaction de son corps, le galop de son souffle court, presque un halètement. D’accord, avait-¬elle dit. Qui ?
Quand il avait terminé son inventaire, elle se rappelle être restée assise le plus immobile possible, pour faire le point. Sa première pensée avait été : Ce pourrait être pire. Il n’y en avait pas tant que ça en réalité. Il n’était amoureux d’aucune. Aucune ne faisait partie de ses amies proches à elle. Aucune n’était enceinte. Elle s’était abstenue, contrairement à ce qu’elle aurait pensé faire un jour, de lui demander des détails. Ça pourrait venir plus tard. Elle croyait, même alors, que la situation pouvait encore être sauvée.
Mais, bien sûr, ce n’est là qu’une façon de raconter l’histoire. Il y en a beaucoup d’autres. On pourrait la raconter du point de vue de la jeune femme qui a baisé son mari dans une petite ville universitaire d’Angleterre : ses propres amours, ses désirs, ses envies, ses besoins. Avec un peu d’audace, on pourrait essayer de la raconter du point de vue du lit conjugal : un lit fabriqué pour eux par un ami ébéniste quand il avait appris qu’ils essayaient de concevoir un enfant. On pourrait faire parler le lit – lui faire raconter toutes les nuits différentes, toutes les différentes formes d’amour et de tristesse ou de colère ou de chagrin et d’absence dont il avait été témoin.
Ou bien on pourrait tout simplement admettre que c’est compliqué. Que toutes les histoires ont de multiples facettes, et en rester là.
L’écrivaine se penche pour tapoter la Sénégalaise sur l’épaule. Vous pourriez passer le message à mon mari, s’il vous plaît ? Il nous faut du lait.
La femme hoche la tête, tape sur l’épaule de la Française devant elle en désignant d’un geste le mari, et la Française se penche à son tour pour toucher le dos du mari. Il se retourne avec un grand sourire, heureux de ce contact physique. La Française désigne l’arrière du minibus et le visage du mari change, revêt le masque sombre de la responsabilité parentale.
Ça va dans le fond ?
Du lait, lance l’écrivaine. Si tu vois une épicerie OXXO, tu pourrais t’arrêter s’il te plaît ? Il nous faut du lait.
Pas de problème.
Et on pourrait essayer de mettre la clim ? On étouffe à l’arrière.
Son mari tripatouille la climatisation. Un filet d’air frais parvient péniblement jusqu’au fond.
Merci.
Son mari se remet à parler, reprend là où il s’était arrêté, rassemblant les fils de l’histoire qu’il racontait, jactant à l’envi dans sa plus belle imitation de Neal Cassady, tenant salon au volant.
Lors de leur première rencontre, vingt ans plus tôt, dans une jungle du Mexique mitraillée de lumière, ils en étaient venus à parler littérature. Il lui avait dit qu’il adorait Kerouac – Ce passage dans Sur la route où ils entrent dans Mexico et là, bam ! tout s’ouvre.
Il était alors au Mexique depuis trois mois, jeune maître de conférences en psychologie étudiant le chamanisme, recherche qui prenait la forme d’une exploration systématique de la moindre plante psychédélique qui lui tombait sous la main. De manière assez improbable, peut-être, cette marotte de jeunesse s’était transformée en carrière durant leurs années de vie commune. Tous les deux ans, dans son université, il donne une conférence où des groupes exaltés de scientifiques et d’universitaires glosent du potentiel des plantes psychédéliques pour la science et la médecine occidentales.
Ce sont des gens sérieux, ces scientifiques et ces universitaires, des gens brillants qui possèdent des chaires de recherche dans des universités de renommée internationale. Tout en arpentant les cours carrées, ils parlent de leurs études sur les effets de la psilocybine sur la dépression. Ceux de l’ayahuasca sur les traumatismes intergénérationnels. De la MDMA sur les Israéliens et les vétérans américains traumatisés. Ces scientifiques possèdent des milliers de données, des laboratoires de recherche, des IRM et des acronymes à la pelle. Et ils sont soutenus par de gros fonds financiers : des start¬upeurs testostéronnés de la Silicone Valley et d’anciens banquiers de chez Goldman.
Une nouvelle renaissance, disent-¬ils, après les expériences ratées des années 1960. Une ruée vers l’or. Une nouvelle frontière.
Deux ans plus tôt, son mari avait fait partie d’une équipe qui avait donné du LSD à des scientifiques dans un hôpital universitaire du nord de Londres ; leurs cobayes étaient des doctorants d’Oxford, d’éminents mycologues et de jeunes chercheurs qui travaillaient pour l’accélérateur de particules du CERN. Il s’agissait de la réplique partielle d’une étude menée à l’origine dans les années 1960 : on avait donné aux participants une faible dose de LSD, des masques pour les yeux et des casques audio, puis on les avait encouragés à se concentrer sur les problèmes théoriques les plus profonds de leur recherche. Ils en étaient sortis, pour la plupart, avec des choses très intéressantes à dire.
Mais l’écrivaine trouve cela dérangeant, cette arrivée en masse des privilégiés, cette évocation des frontières qui n’est manifestement pas interrogée. Ils aiment invoquer les Grecs, aussi, ces hommes : ils baptisent leurs entreprises d’après d’anciens cultes du mystère, d’anciens rites d’initiation.
Aujourd’hui son mari profite d’un congé sabbatique en partie financé par un milliardaire anglais porté sur le sacré. L’écrivaine s’est rendue chez lui une fois : un manoir de cinquante chambres avec son parc à cerfs privé et un temple dessiné par Lutyens dans le jardin. Le milliardaire avait invité à un colloque certains des meilleurs anthropologues, historiens de la culture, neuropsychopharmacologues, ethnobotanistes et psychiatres du monde, afin de discuter du statut ontologique des rencontres de substances enthéogènes.
Enceinte de seize semaines à l’époque, et vite fatiguée des présentations, elle se cachait dans sa chambre le soir, lisant Jane Austen pendant que ces éminents scientifiques buvaient du vin et du whisky et se promenaient dans le domaine.
Mais elle avait oublié cette conversation au sujet de Kerouac jusqu’à récemment, alors qu’elle écoutait une émission en podcast où, dans un studio de l’Est londonien, deux jeunes femmes intelligentes à la voix sensuelle débattaient des mérites littéraires respectifs de certains livres. Dans cette émission-¬là, les deux journalistes se demandaient si on pouvait faire confiance à un homme qui appréciait Kerouac.
Non, décrétaient-¬elles. Absolument pas. Puis elles s’esclaffaient de concert comme pour dire : Voilà au moins une évidence, non ?
Curieusement, l’écrivaine s’était trouvée vulnérable, devant ces propos, comme si tout ce qu’elle ressentait, tout l’épouvantable chagrin qu’elle essayait de contenir, aurait pu somme toute être évité si elle avait eu de meilleurs goûts en matière d’hommes littéraires.
Mais la vérité c’est qu’elle ne déteste pas Kerouac. Du moins elle ne le détestait pas avant. Adolescente, elle avait même une carte postale avec une citation de Sur la route accrochée au mur :

Les seuls qui m’intéressent sont les fous furieux, les furieux de la vie, les furieux du verbe, qui veulent tout à la fois, […] qui flambent, qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d’église.

Sur l’écran, les vaillants justiciers sont retournés au lit. Après avoir sauvé la journée, ou la nuit, ou les deux, les voilà bien au chaud dans leur pyjama.
Maman ?
Oui ?
Je peux regarder un autre dessin animé ?
Oui.
L’écrivaine met en route l’épisode suivant : « Yoyo et l’épée de maître Fang ».
Pas celui-là. Je l’ai déjà vu celui-là, maman.
C’est tout ce qu’on a, mon cœur.
DU LAIT ! hurle sa fille. JE VEUX DU LAIT !
De l’autre côté de l’allée, l’homme endormi s’agite, ouvre un œil.
Lo siento, s’excuse la femme. Je suis désolée.
L’homme ne dit rien, il se contente de regarder par la vitre, jaugeant la route – une autoroute où les pylônes défilent dans le paysage.
Cerca, dit-il. Una hora. Más o menos.
Sí, cerca, confirme-t-elle.
L’homme referme l’œil et semble se rendormir.
Il a plus de soixante-¬dix ans, bien qu’on lui en donne vingt de moins. Sa grande bouche aux lèvres charnues dont les commissures pointent légèrement vers le bas lui confère une expression ironique permanente. Il n’a pas de rides. Il porte une doudoune noire par-¬dessus une chemise et un pantalon de coton blanc. Sur les ourlets du pantalon bondissent des cerfs brodés dans de vibrantes nuances de rose et de violet. Aux pieds, il porte des huaraches : des sandales de cuir avec des semelles en pneu. Il est, dans la langue de son peuple, les Wixárikas, un mara’akame. Un chaman. Il n’est pas ce à quoi on pourrait s’attendre, cependant, cet homme. Il n’est pas de ceux qui cherchent à mettre à l’aise. Il adore les blagues – plus elles sont crues, mieux c’est. Le jour, sa langue n’est jamais dans sa poche. On ne le trouve sur aucun site Internet. Il ne court pas après les avis cinq étoiles.
Cet homme aussi a veillé autour du feu. Plusieurs générations de sa famille étaient à ses côtés : son fils, la femme de son fils, quatre de leurs sept enfants. Il a chanté cinq chansons pour scander le passage de la nuit, la voix brisée exactement aux bons endroits – grave puis aiguë, grave puis de nouveau aiguë –, et entre deux mélopées, les Mexicains, la Française, l’Allemande, la Sénégalaise, les Anglais et le Colombien, installés près du feu, se rapprochaient des flammes, récitaient des prières à voix haute ou en silence, chantaient leurs propres chansons, faisaient des offrandes de chocolat ou de tabac, demandaient une guérison, adressaient des remerciements. Se comportaient, de façon générale, comme si, là-haut, cinq cents ans de modernité, de méthode scientifique, d’iPhone et d’avions n’avaient pas existé ou avaient été bannis, à la lumière du feu et des étoiles, de l’enceinte des montagnes de la Sierra Madre occidentale.
Cet homme chanta son dernier chant juste avant l’aube, et à la fin, il fit lentement le tour du cercle pour leur caresser les joues et celles de leurs enfants avec des plumes qu’il faisait délicatement glisser sur leur peau : des plumes qui sentaient l’animal, la sueur et la graisse. Il en suçait la tige, dont il extrayait de petits cristaux, qui étaient offerts au feu. Puis, malgré l’obscurité, il rassembla ses maigres affaires et conduisit sa famille en bas de la montagne, prêt pour le trajet jusqu’à la côte. Son fils, la femme de son fils et leurs enfants sont quelque part loin devant à présent, dans un pickup où les gamins sont entassés à l’arrière.
Si on en croit la datation au carbone 14 de la cendre dans leurs foyers cérémoniaux, ils accomplissent le même rituel, cet homme et ses ancêtres, ces mêmes chants et offrandes au feu, depuis plusieurs milliers d’années. Le groupe indigène auquel ils appartiennent est l’un des rares à ne pas avoir été conquis par les Espagnols, des nomades du désert qui s’étaient réfugiés dans la haute Sierra pour échapper à la poudre, à la torture et à l’oppression des colonisateurs. Ces dix derniers jours, le trajet qu’ils ont emprunté dans ce minibus blanc, à travers le centre, le nord et l’ouest du Mexique, depuis Zacatecas jusqu’au désert de San Luis Potosí, puis jusqu’à la haute Sierra Madre occidentale avant de redescendre jusqu’à la mer, est une ancienne route de pèlerinage. Seulement, avant, ce pèlerinage n’avait jamais été effectué par une bande hétéroclite venue de trois continents, au volant d’un minibus blanc loué à Guadalajara ; avant, on marchait.
L’écrivaine a conscience du caractère improbable de toute cette situation. Ce voyage. Ce pèlerinage. La tentation de tout mettre entre guillemets. Conscience du risque de ridicule, une devinette postmoderne, le début d’une blague :
Qu’est-ce qui rassemble un Mexicain, un Colombien, une Sénégalaise, une Française, une Allemande, une Anglaise et deux Anglais, un Suédois, deux enfants et un chaman de soixante-¬dix ans sur une autoroute de l’État de Nayarit au Mexique en tout début d’après-¬midi à l’orée du printemps, au début de la troisième décennie du xxie siècle ?
Elle a glané des bribes d’histoires, des fragments, des hypothèses quant aux raisons de la présence ici de chacun des autres voyageurs. Le Suédois qui travaille dans un bureau à Stockholm et a évoqué une dépression si profonde qu’il voulait se suicider. L’Allemande, la quarantaine bien sonnée, qui fait bien plus âgée, le visage ravagé par d’innombrables souffrances. La Sénégalaise qui ne parle presque pas en présence des hommes, mais qui s’est animée en faisant la cuisine l’autre soir, lui racontant comment elle est venue ici, comment elle a rencontré son mari mexicain au bord de la route au Sénégal, comment elle en est tombée amoureuse et a quitté tout ce qu’elle connaissait, les terres de sa famille, sa mère, ses cousines et ses tantes, pour une vie en périphérie d’une ville mexicaine. Comment, malgré les longs jours de voyage, le manque de confort, le manque de sommeil, elle se retrouve à effectuer ce trajet pour sa fille. Pour donner les offrandes. Demander protection.
Oui, acquiesça l’écrivaine. C’était aussi la raison de sa venue ici. Pour donner les offrandes. Demander protection. Oui. Oui.
Il existe de nombreuses façons d’expliquer sa propre présence à l’arrière de ce minibus, de nombreux points de départ à cette histoire.
On pourrait dire la vérité, main sur le cœur, expliquer que la femme est écrivaine. Qu’elle est ici au Mexique afin ¬d’effectuer des recherches pour l’écriture d’un roman, un roman qu’elle ne sait comment entamer.
Mais même ça ne serait pas toute la vérité : la véritable histoire commence bien des années plus tôt.
Pour faire simple, on pourrait dire qu’elle et son mari ont tenté pendant sept ans d’avoir un enfant. Durant ces sept années, ils ont tout essayé, graphiques, régimes, médicaments, applications, aiguilles, mais rien n’a fonctionné. Et puis, un jour, le mari a été contacté par le jeune Mexicain à l’avant du minibus. Il travaillait avec un groupe indigène du nord du Mexique. Ils voulaient venir au Royaume-¬Uni. On lui avait dit que son mari était le genre de personne susceptible de pouvoir écrire une lettre de recommandation sur un papier à en-tête universitaire, le genre de papier qui pourrait aider un chaman Wixárika à franchir les barrières de l’immigration. Son mari pourrait-¬il l’aider ?
Et voilà comment l’écrivaine s’était retrouvée, plusieurs années en arrière, assise autour d’un feu, à prier pour un enfant.
Cet acte, cette prière, ne lui étaient pas venus facilement, pas du tout. Comment donc était-¬on censé prier ? À qui donc, après deux mille ans de chrétienté et de patriarcat, était-¬on censé adresser cette prière ? Qui était censé écouter ? Dieu ? Le feu ? Le cerf bleu sacré pour les Wixárikas mais qui n’avait absolument rien à voir avec son héritage culturel ? Et puis quel droit avait-¬elle en cette phase avancée du jeu du colonialisme, de la violence et de la dépossession, d’être tranquillement assise là près d’un feu avec un chaman indigène pour réclamer ce qu’elle désirait ?
Néanmoins, tout le reste ayant échoué, elle avait suivi les instructions. Essayé de prier. Plus tard, une fois la cérémonie terminée, l’homme l’avait allongée dans une petite pièce, avait fait brûler du charbon, puis s’était penché sur elle avec une plume, dont il avait sucé la tige pour extraire de son utérus ce qui ressemblait à de petits cristaux. Cristaux qu’il avait examinés en marmonnant dans sa barbe.
Il y a un an, l’écrivaine s’était rendue pour la première fois dans la haute Sierra. Cette visite était non négociable. Après avoir prié pour un enfant, l’enfant était arrivé, il fallait s’acquitter du marché. Cela n’impliquait pas d’argent, du moins pas directement. Cela impliquait un sacrifice. Cela impliquait d’emmener leur fille au Mexique pour remercier.

Peu après leur arrivée au village, on leur avait demandé, à son mari et à elle, d’acheter un mouton. À ces mots, elle avait éclaté de rire : Vous plaisantez, non ? Mais le chaman et sa famille étaient loin de plaisanter. Ils étaient on ne peut plus sérieux.
L’animal avait été tué lors d’une petite cérémonie au pied de la croix en bois de la place du village. Sa fille, naturellement curieuse, juchée sur les épaules de son père, avec son chapeau de pompier rose pour la protéger du soleil, avait regardé les derniers soubresauts de vie du mouton. Le sang de l’animal avait été recueilli dans un petit saladier en calebasse, et les hommes avaient plongé leurs plumes dans l’épais liquide rouge avant de les tamponner sur des pièces, sur leur peau, et tout ce qu’ils voulaient bénir. En regardant agoniser le mouton, son gros œil noir révulsé vers le ciel, la femme avait été surprise. Elle s’était toujours imaginé le sacrifice comme une abstraction, quelque chose d’immatériel, or il n’y avait guère plus matériel que de regarder un animal mourir.
Le mouton avait ensuite été rapporté au domaine familial, où les femmes l’avaient découpé en silence, efficaces, afin de le plonger avec des légumes et de l’eau dans une grande marmite qu’elles avaient scellée avec de la pâte et mise à cuire sur le feu pendant des heures. Plus tard ce soir-là, bien d’autres personnes étaient arrivées, chargées d’assiettes en plastique, elles s’étaient assises sans bruit avec de gigantesques bouteilles de Coca, de Fanta et de Sprite et des piles de tortillas, attendant qu’on leur serve un peu de ragoût de mouton, attendant de manger la chair de l’animal qui avait été tué en remerciement de la vie de leur fille.
Malgré leurs doudounes, leurs pickups et leurs téléphones portables, les Wixárikas obéissent à des logiques plus anciennes et plus vastes : la réciprocité, le sacrifice. Un soleil qui ne se lève pas de plein droit. Un soleil qu’il faut célébrer. Un soleil qu’il faut remercier.
Dans la poche latérale du sac de la femme se trouvent plusieurs petits bols en calebasse : des xukuri, chacun de la taille d’une main d’adulte. Des figurines en cire d’abeilles sont collées à l’intérieur : on leur a demandé de les confectionner, hier après-¬midi, à l’ombre d’une chaumière. Demandé de façonner la cire en cerf, en gerbe de maïs, en figurines censées représenter leur famille. L’écrivaine se rongeait les sangs : ses figurines n’étaient pas assez nettes, pas assez claires, son cerf avait l’air boiteux. Elle n’était même pas complètement sûre de ce à quoi ressemblait une gerbe de maïs. Mais elle faisait de son mieux pour former les images, qu’elle plaquait sur la peau grattée de la calebasse.
Ces offrandes votives, ils doivent les relâcher sur l’eau, elle le sait : quand ils atteindront le rocher blanc, d’ici quelques heures.
Dans son sac à lui, son mari transporte une bougie, sur laquelle est soigneusement cousu un ruban bleu : la troisième de trois. La première a été déposée dans le désert, une semaine auparavant ; la deuxième au sommet d’une montagne sacrée, El Quemado ; la troisième, la seule qui reste à présent, sera offerte à la mer.
Le minibus ralentit, quitte l’autoroute pour rejoindre une station-¬service. De l’autre côté d’une aire se trouve une boutique. Pas un OXXO, mais ça pourrait convenir.
Son mari se gare devant une pompe et se penche par la vitre pour demander à l’employé de faire le plein.
Le mara’akame ouvre un œil et contemple l’aire en béton nue. Muy bonito, dit-il sèchement, avant de refermer l’œil.
Le mari de la femme apparaît devant leur vitre ouverte. Il se penche, fait une grimace à leur fille, qui lève les yeux, aux anges, en tendant ses petites mains pour appuyer sur les joues de son père.
Papa !
À voir le plaisir vertigineux et électrique qu’ils éprouvent au contact l’un de l’autre, on dirait qu’ils ne se sont pas vus depuis des mois, des années.
Ça va, vous deux, à l’arrière ? demande-t-il.
Étouffant.
Ouais. C’est mieux avec la clim ?
Un peu. Tu peux rester avec elle pendant que je vais chercher du lait ?
Bien sûr.
L’écrivaine cherche à tâtons son porte-¬monnaie dans la poche du siège, puis franchit cahin-¬caha des pieds, des sacs et des couvertures poussiéreuses pour atteindre le bitume, dehors. Le soleil brûle, réverbéré par les pompes à essence et les flaques de gazole. La chaleur est intense. Son mari est allé se mettre côté passager. Il s’étire, elle voit le bas de son torse. La peau pâle à l’endroit où elle disparaît dans le pantalon. Il porte un jean, des bottes, un bandana noué autour du cou – une chemise noire brodée, comme celle d’un cow-boy. Une casquette de base-ball. Des lunettes de soleil burlesques achetées à un étal en bord de route quelque part sur le trajet : ridicules, improbables, le genre de lunettes à effet miroir qu’une femme aurait pu porter dans les années 1980. Bizarrement, ça lui va bien, tout juste, mais ça lui va.
On n’est plus très loin maintenant, dit-il sur la fin de son bâillement.
Ouais. Tu veux que je t’achète quelque chose ?
Il hausse les épaules. De l’eau ?
Pas de problème.
Ils se sont mis à se parler comme ça. Comme les personnages d’une pièce. Minimalistes. Gênés. En un sens, précis.
Elle hésite ; avant elle lui mettait les mains sur les joues. Avant, elle lui mettait les mains sur le cou. Avant, elle mettait ses mains à l’endroit où son torse plonge dans son jean. Parfois ils s’embrassaient, pendant des heures et des heures. Le contact de sa peau lui retournait les sangs. Désormais ils se contentent d’un hochement de tête, comme de vagues connaissances.
Elle traverse l’aire pour se rendre aux toilettes. Elle porte encore ses vêtements d’hier soir : des leggings pour avoir chaud, une jupe longue, un maillot de corps Thermolactyl à manches longues. Dans la cabine elle retire les leggings épais, puis le maillot de corps qui crépite d’électricité statique et de sueur. Elle passe aux toilettes puis va se laver les mains au lavabo. Dans le petit miroir, son visage semble étonné : les yeux méfiants, les cheveux couverts de poussière, les lèvres gercées et fendillées presque jusqu’au sang.
Le distributeur libère une gouttelette de savon vert pomme. Dans sa tête, tandis qu’elle se lave les mains, le visage du Premier ministre britannique apparaît – son visage clownesque – et lui intime de chanter Joyeux anniversaire deux fois. Obéissante, elle s’exécute.
La dernière fois qu’elle s’est retrouvée à proximité du Wi-Fi, il y a trois jours, elle a réussi à regarder les informations. Il était clair que ce qui avait semblé, avant qu’ils quittent Mexico une semaine plus tôt, une menace susceptible d’être facilement contenue, se muait vite en autre chose : des rayons de supermarchés vides dans toute l’Angleterre, des unités de soins intensifs débordées en Italie. Plus de papier toilette ni de gel hydroalcoolique dans les magasins. Un Premier ministre britannique s’adressant à la nation pour expliquer qu’il faut se laver les mains pendant vingt secondes – le temps qu’il faut pour chanter Joyeux anniversaire deux fois.
Joyeux anniversaire.
Joyeux anniversaire.
Joyeux a-ni-ver-sai-re. Joyeux anniversaire.
Elle a eu quarante-¬cinq ans quelques mois auparavant. Plus de la moitié de sa vie.
Avec de la chance.
Et pourtant ce fléau, ce nouveau coranavirus, n’est pas le cheval sur lequel l’écrivaine avait misé.
Pas depuis l’avant-¬dernier été, quand, en pleine canicule, elle avait lu l’article d’un universitaire anglais qui prédisait des étés arctiques sans glace au cours de la prochaine décennie, la faillite de nombreuses régions à céréales, la probabilité d’un effondrement sociétal à court terme.
Pas depuis que, peu après cette lecture, elle avait regardé la vidéo YouTube d’une quinquagénaire qui, dans son salon, prononçait un discours intitulé « En route vers l’extinction, comment y remédier ». Cette femme avait un doctorat en biophysique moléculaire. Elle parlait calmement des données récentes, du fait qu’il y avait plus de dioxyde de carbone dans l’air qu’à n’importe quel moment depuis la période du permien, où 97 % de la vie sur Terre s’était éteinte, gazée par du sulfure d’hydrogène. Du fait que la Terre était déjà bien avancée dans la sixième extinction de masse, et que cette annihilation biologique s’accélérait. Que le principe de précaution avait été abandonné par ceux qui nous gouvernaient et qu’ils avaient capitulé devant les lobbies de combustible fossile et du gain à court terme. Cette femme parlait de gestionnaires de fonds spéculatifs, de PDG de sociétés de courtage qui mettaient la dernière main à leurs bunkers souterrains en se demandant comment ils parviendraient à maintenir leur autorité sur leurs agents de sécurité quand la société se serait effondrée, et que l’argent aurait perdu toute valeur.
Cette femme parlait ensuite tout aussi calmement du fait que la seule réponse logique à l’inaction criminelle des gouvernements face à ces menaces était de s’engager dans la désobéissance civile non violente. Elle parlait d’action sacrificielle. De la nécessité d’être un bon ancêtre. Du besoin de courage, pas d’espoir. Elle expliquait que le courage est la détermination à bien faire, sans l’assurance d’une fin heureuse.
Elle parlait des suffragettes, de Gandhi, de Martin Luther King, de la nécessité d’avoir des gens prêts à se faire arrêter lors d’actions perturbatrices de masse. Prêts à aller en prison.
L’écrivaine avait eu la même réaction, en lisant cet article et en regardant cette vidéo, que lorsque son mari lui avait avoué ses multiples infidélités : un souffle court qui confinait au halètement, presque risible. De la sueur qui perlait sur ses paumes. L’impression de se regarder d’un point de vue extérieur, de remarquer sa respiration, ses mains, son corps, de percevoir nettement cette sensation qui, dans les deux cas, ressemblait à un choc et à la confirmation d’une chose qu’elle savait depuis très longtemps.
Elle restait éveillée dans son lit, nuit après nuit, à vérifier son fil Twitter, à lire article sur article ; les différentes conséquences causées par deux degrés de réchauffement, trois, quatre.
C’était le non linéaire qui la terrifiait : l’idée qu’une fois les seuils critiques franchis, le monde risquait de se réchauffer à une vitesse dévastatrice, l’Amazone se transformant en savane. L’eau sombre ne faisant qu’absorber toujours plus de carbone à cause de la disparition de la glace polaire qui, par sa blancheur, réfléchissait les rayons du soleil – l’effet albédo. Tout serait déformé, retourné, les puits de carbone changés en déversoirs.
Elle parcourait les chemins poussiéreux autour de son ¬village avec sa fille, cueillait des mûres, lui apprenait à nommer ce qu’elle voyait : aubépine, noisetier, gland, rouge-gorge, chêne.
Elle emmenait sa fille à ce groupe parents-¬enfants, la regardait célébrer le cycle des saisons au rythme des travaux manuels avec les autres mais, au fond d’elle, elle cherchait désespérément une prise : bientôt il n’y aurait plus de saisons, plus de plantations, de bourgeonnements, de fruits ni de récoltes, plus aucun des rythmes qui avaient alimenté l’humanité pendant plus de onze mille ans, depuis que la glace avait fondu au début de l’holocène.
Il nous faut de nouvelles histoires, disaient les gens, il nous faut de nouvelles histoires pour nous sortir de ce pétrin.
Mais alors que l’été devenait de plus en plus chaud puis que l’automne cédait place à l’hiver, avec son lot de nouvelles toujours plus terrifiantes (apparemment les insectes avaient déserté les pare-brise des voitures et les jungles : 75 % d’entre eux, disparus, nul ne savait où), les seules histoires qui lui venaient à l’esprit en plein cœur de la nuit, c’étaient des cauchemars. Elle ne cessait de penser à La Route, le moment où la mère, comprenant qu’elle n’a pas la force de continuer, s’ouvre les veines avec un éclat d’obsidienne.
Elle se dirige vers le distributeur de papier, il est vide, alors elle se sèche les mains sur sa jupe et sort en se protégeant les yeux du soleil tandis qu’elle retraverse l’aire pour aller à la boutique.
L’écrivaine a conscience que plus tard dans la journée, ou demain, quand ils auront achevé ce périple, quand ils auront mangé et dormi, elle et son mari devront se reconnecter avec leur ordinateur pour évaluer la situation. Prendre des décisions. Essayer de contacter des compagnies aériennes susceptibles ou non de les prendre en charge. S’ils parviennent à réserver des vols, ils quitteront le Mexique pour l’Angleterre, retourneront à un printemps gris, à des rayonnages vides, à la séparation, au divorce et – qui sait ? – à un potentiel effondrement de la société.
Il n’y a pas de lait dans les réfrigérateurs, pas de lait d’avoine, d’amande ni de vache, juste de l’eau et de la bière. Elle choisit la plus grande bouteille d’eau puis se dirige vers le comptoir pour payer.
En avril dernier, par une journée où il faisait 25 degrés à l’ombre, l’écrivaine s’était jointe à plusieurs milliers de personnes pour bloquer Oxford Circus dans le centre de Londres. Elle était assise au tout premier rang de la foule, à côté d’un bateau rose baptisé du nom d’un activiste du Honduras assassiné, quand quatre agents de la police métropolitaine étaient venus l’informer qu’elle contrevenait à l’article 14 de la Loi sur l’Ordre public, et l’avaient invitée à se déplacer. Comme elle refusait de bouger, ils avaient tendu les bras vers elle, un officier pour chacun de ses membres, et l’avaient emportée.
Elle avait été emmenée à un commissariat non loin de Victoria Station, où elle avait passé la nuit dans une cellule, les yeux rivés sur le numéro d’un centre de désintoxication peint à la bombe au plafond. Toutes les demi-¬heures, quelqu’un venait voir si elle allait bien. On lui avait donné une couverture et des pommes de terre et des flageolets réchauffés au micro-¬ondes.
Il y avait eu plus d’un millier de personnes arrêtées durant ces quelques jours d’avril. Elle avait été jugée à l’automne avec deux autres femmes : une grand-mère de Swansea, et une jardinière d’Oswestry. La grand-mère avait pleuré à la barre. Et la jardinière expliqué qu’elle constatait chaque jour les impacts du changement climatique dans son travail, que ses filles refusaient d’avoir à leur tour des enfants. Que cette évolution, au sein même de sa relativement courte vie, lui brisait le cœur.
Quant à l’écrivaine, elle avait revêtu sa plus belle robe et plaidé non coupable. Elle avait affirmé que ses actions étaient proportionnelles à la menace. Elle avait dit au juge qu’elle avait agi pour sa fille. Afin qu’elle puisse avoir un monde où habiter.
Elle avait conscience, debout à la barre, de quelque chose de performatif, de théâtral, dans cette procédure judiciaire. La greffière, une quinquagénaire, avait pleuré. Le juge avait écouté, hoché la tête, et lui avait donné une amende. En quittant la salle d’audience, elle avait eu le sentiment intense et étourdissant d’être du bon côté de l’histoire.
Mais parfois l’écrivaine imagine une autre sorte de tribunal, un tribunal du futur, un Nuremberg intergénérationnel, où l’on demanderait à sa génération de répondre des crimes contre l’avenir. Elle s’imagine prendre place à la barre.
Qu’avez-vous fait quand vous avez compris que le monde brûlait ?
J’ai manifesté. J’ai été arrêtée, j’ai passé la nuit en cellule.
Et pourquoi avez-vous fait ça ?
Je l’ai fait pour ma fille. Je voulais lui donner un avenir. Cela me semblait être le seul moyen.
Le seul moyen pour faire quoi ?
Pour attirer l’attention sur l’échelle et l’urgence de la menace.
Et ensuite ?
J’ai pris un long-¬courrier pour aller au Mexique.
Je vois. Pouvez-¬vous expliquer pourquoi ?
Il fallait que j’adresse des remerciements. Des offrandes. Que je demande protection. Pour ma fille. Que je fasse des recherches pour mon livre.
En traversant la planète en avion ? En carbonisant les os des ancêtres animaux de votre fille à dix mille mètres d’altitude ?
Elle paie l’eau, puis retourne là où attend le minibus. Le réservoir rempli des os de dinosaures prélevés sous les déserts de Syrie ou du Koweït, ou dans les gisements de pétrole du Venezuela.
À peu près à l’époque où elle avait été arrêtée, un écrivain noir de renom avait posté un Tweet dans lequel il se demandait si ces activistes qui se retrouvaient dans des cellules auraient été si prompts à se livrer corps et biens si des gens comme eux avaient connu dans leur histoire des morts en garde à vue.
À l’époque, quand elle avait lu ce commentaire, l’écrivaine s’était sentie sur la défensive : c’était tout l’intérêt, justement, non ? Ces gens issus en majorité de la classe moyenne blanche, ces grands-mères, ces pasteurs, ces médecins et ces rabbins utilisaient ce privilège en se laissant arrêter.
Mais entre-temps, elle était devenue moins sûre ou, du moins, plus consciente de son propre désir de se trouver au centre de l’histoire. D’être celle qui sauve, finalement, la planète.
Elle sait parfaitement qu’elle était une touriste dans cette cellule.
Ces derniers temps, elle a eu l’impression d’être piégée dans un paysage à la Escher – chaque entreprise condamnée à une complication, à l’hypocrisie, aux conséquences. »

Extraits
« C’est l’Ouest. Longtemps il n’y a eu ici que de l’eau, de l’eau qui bouillonnait, claquait et ne parlait qu’à elle-même : parfois l’eau était un aigle, avec les cornes d’un cerf.
Parfois un gigantesque serpent à deux têtes.
Parfois une grande oreille, écoutant l’ancestrale obscurité saumâtre.
Et puis un jour, un rocher est apparu, cime blanche au-dessus des vagues : le premier objet solide du monde.
L’eau se mouvait contre lui : gifler, piquer, sucer, tirer.
En ce mouvement, cette friction, faisait de la vapeur, devenait nuage, tombait en pluie, donnait la vie.
C’est le lieu où pour la première fois, l’informe s’est épris de la forme.
Et donc, et donc, et ainsi alors, voilà comment le monde est né. » p. 195

« Son cœur bondit devant la scène qui s’offre à lui : le Rocher blanc, éclipsé par la magnificence de ces navires et tout leur chargement, ces navires qui sont prêts, les voiles déployées, et il ressent cet élan – oui, ils hisseront les voiles ce soir, cap à l’ouest dans la nuit. » p. 222

À propos de l’auteur
HOPE_Anna_©Laura Hynd_RandomHouseAnna Hope © Photo Laura Hynd – Random House

Anna Hope est née en 1974 à Manchester. Après avoir accompli des études d’Art dramatique entre Londres et Oxford, elle vit aujourd’hui dans le Sussex. Ses trois premiers romans, Le chagrin des vivants, La salle de bal (Grand Prix des lectrices de ELLE 2018) et Nos espérances ont été publiés aux éditions Gallimard. Le Rocher blanc est paru simultanément en France et en Grande Bretagne (The White Rock) chez Penguin Books.

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Sous les feux d’artifice

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En deux mots
En juin 1864 une bataille navale un peu particulière a eu lieu en rade de Cherbourg puisqu’elle opposait un navire confédéré et un navire yankee. Ce combat, à l’époque où se développe le tourisme et où on inaugure le casino, attire les foules. Et incite un journaliste parisien à lancer un pari sur l’issue de l’affrontement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ah Dieu! que la guerre est jolie

Un combat naval entre Confédérés et Yankees a eu lieu au large de Cherbourg. C’est cet épisode aussi improbable que saisissant que Gwenaële Robert retrace dans ce roman plein de bruit et de fureur qui a attiré les foules sur la côte normande.

Charlotte a épousé Maximilien. Elle est désormais impératrice du Mexique et débarque pleine d’espoir en Amérique centrale, ne sachant pas que Napoléon III lui a offert une illusion, sans compter le dédain affiché par son mari à son encontre. Car l’armée française s’enlise dans une guérilla incompréhensible, notamment à cause d’une totale méconnaissance du terrain. «Finalement, ces Mexicains mal armés, indisciplinés, montraient une forme d’acharnement qui ressemblait au courage et mettaient en déroute les meilleurs soldats du monde». Autrement dit, son voyage de Veracruz à Mexico sera tout sauf une sinécure.
Pendant ce temps, Théodore Coupet, journaliste à La Vie française est envoyé en reportage à Cherbourg. Le spécialiste des potins mondains va couvrir l’inauguration du casino, mais rêve d’un scoop qui lui permettrait de gagner du galon. Peut-être que l’arrivée conjointe dans la rade de l’Alabama, navire sudiste, et du Kearsarge le Confédéré, lui offrira cette opportunité. Car on murmure que le capitaine sudiste, «cette tête brûlée de Semmes», entend engager la bataille contre son ennemi du nord. Assistant aux préparatifs, le reporter qui rêvait d’aller couvrir la guerre de Sécession, constate avec plaisir qu’elle «vient à lui pour l’arracher à la médiocrité de sa vie.»
L’idée qui germe alors dans sa tête pourrait même lui permettre de faire d’une pierre deux coups. Il suggère à Mathilde des Ramures, qui a trouvé refuge à Cherbourg, de parier sur la victoire du Nord, qu’il croit inéluctable, et refaire ainsi une partie de sa fortune. Car son mari flambeur les a entraînés vers la ruine et a été contraint de suivre le corps expéditionnaire au Mexique. Une belle occasion de se rapprocher de cette femme troublante. Mais pour ne pas éveiller les soupçons, il va charger Zélie Tissot, la jeune fille croisée dans le train, d’effectuer les transactions. Car la foule se presse sur la Côte. Ce combat est pour tous les curieux un formidable spectacle et un jeu qui peut même leur rapporter gros. La poudre va parler…
Tout comme c’est le cas de l’autre côté de l’Atlantique où le plan conçu par Napoléon III pour mettre fin au blocus en établissant un couloir de contournement par le Mexique piétine depuis deux ans déjà. Il y a pourtant urgence, car le blocus qui empêche les livraisons de coton asphyxie la soierie lyonnaise, la rubanerie stéphanoise, la broderie lorraine et de manière générale toute l’industrie textile. Sous les feux d’artifice, c’est bien l’inquiétude qui domine car l’issue des combats reste bien incertaine.
C’est à ce moment-charnière de l’Histoire, au moment où le commerce se mondialise, que Gwenaële Robert a consacré le temps du confinement. Une période qui lui a permis de se plonger dans son abondante documentation et concrétiser son projet de roman, né après une visite à Cherbourg et plus particulièrement au cimetière. C’est là qu’elle a découvert les tombes de George Appleby et James King du CSS Alabama et, à leurs côtés, de William Gowin de l’USS Kearsarge. Nourrie des chroniques de l’époque, elle a parfaitement su retranscrire l’ambiance et l’atmosphère du XIXe siècle, ajoutant à son scénario les intrigues qui rendent la lecture si plaisante. On ne s’ennuie pas une seconde et on en apprend beaucoup. Bref, c’est une belle réussite.

Sous les feux d’artifice
Gwenaële Robert
Le Cherche-Midi éditeur
Collection : Les Passe-murailles
Roman
000 p., 20,90 €
EAN 9782749173108
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Cherbourg et sur la côte normande. Il se déroule également au Mexique, de Veracruz à Mexico, sans oublier Paris, également évoqué.

Quand?
L’action se déroule du 10 au 17 juin 1864.

Ce qu’en dit l’éditeur
Seul le bruit de la fête peut couvrir celui de la guerre.
Lorsqu’un navire yankee entre en rade de Cherbourg un matin de juin 1864 pour provoquer l’Alabama, corvette confédérée que la guerre de Sécession condamne à errer loin des côtes américaines, les Français n’en croient pas leurs yeux.
Au même moment, Charlotte de Habsbourg, fraîchement couronnée impératrice du Mexique, découvre éberluée un pays à feu et à sang.
Le monde tremble. Mais le bruit des guerres du Nouveau Continent ne doit pas empêcher la France de s’amuser. Encore moins de s’enrichir. Théodore Coupet, journaliste parisien, l’a bien compris. Envoyé à Cherbourg pour couvrir l’inauguration du casino, il rencontre Mathilde des Ramures, dont le mari s’est ruiné au jeu avant de partir combattre au Mexique. Ensemble, ils décident de transformer la bataille navale en un gigantesque pari dont ils seront les bénéficiaires. À condition d’être les seuls à en connaître le vainqueur…
Pendant cette semaine brûlante, des feux d’artifice éclatent de chaque côté de l’Atlantique. Dans le ciel de Mexico comme dans celui de Cherbourg, ils couvrent les craquements d’un vieux monde qui se fissure et menace d’engloutir dans sa chute ceux qui l’ont cru éternel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Télégramme (Jean Bothorel)
Lisez.com (entretien avec Gwenaëlle Robert)
Blog sur mes brizées
Blog Des livres Des livres !

Les premières pages du livre
« 11 mai 1864
Océan Atlantique
Il ne l’a jamais touchée. Ni au soir de leurs noces, ni après. Pourtant cette nuit-là, ils ont dormi dans le même lit. Elle ne connaît rien aux choses du sexe, mais elle sait que c’est là que ça aurait dû se produire, le rapprochement de leurs deux corps vierges que séparait le voile d’une chemise de coton. Il ne s’est rien passé. Ils sont demeurés à distance l’un de l’autre, sous les draps empesés où leurs chiffres étaient partout brodés en rouge, son C enlacé à son M, comme une incitation à se mêler l’un à l’autre, en relief. Elle est restée longtemps immobile, les yeux fixés sur les lettres rouges qui se détachaient sur les draps, à la lueur du rayon de lune. Elle attendait de rencontrer sa peau, de sentir sa main sur son ventre, de deviner sa jambe contre la sienne, elle retenait son souffle, contractait ses muscles. Rien ne venait. Elle ne percevait même pas, sous les draps, la chaleur de son corps à lui, une sorte de rayonnement, l’électricité de sa chair. Il faisait froid comme la veille, dans le lit à une place où elle avait dormi seule. On eût dit qu’il était absent ou rejeté si loin qu’elle ne pouvait l’atteindre. C’était comme si un fleuve invisible traversait le lit, les condamnant à demeurer sur deux rives séparées. Lentement, elle a passé son doigt sur les boursouflures de coton des lettres brodées. Elle a senti sous la pulpe de son index l’injonction à s’unir, insistante, indiscrète, les courbes des majuscules enchâssées, C et M, Charlotte et Maximilien, et plus loin les initiales de leurs familles respectives, S-C et H, Saxe-Cobourg, Habsbourg, également enlacées. Soudain les initiales lui ont semblé obscènes, elle a repoussé le drap dans l’obscurité, elle s’est tournée vers lui, les yeux grands ouverts, effrayée de ce qui devait advenir, épouvantée qu’il n’advienne rien.

Il dormait. Elle l’a deviné à sa respiration régulière, au grognement plein de sommeil qu’il a émis en se retournant, soulevant le drap amidonné où s’est engouffré un air froid. Elle aurait dû être soulagée. La crainte de cet acte dont on n’avait rien pu lui dire – sauf qu’il était naturel et impérieux – s’éloignait. Elle bénéficiait d’un sursis. Mais celui-ci n’était pas moins inquiétant : et s’il durait toujours ? Est-ce qu’elle resterait vierge ? Est-ce qu’il ne l’aimait pas ? Était-ce sa faute ? Avant le mariage, on lui avait parlé de ses devoirs. « Tout dépend de l’épouse, de sa docilité et de sa capacité à se faire aimer. » Qui lui avait dit ça ? Sa femme de chambre ? Sa grand-mère ? Son confesseur ? L’avait-elle lu quelque part ? Elle était responsable de la bonne marche des choses. Responsable, c’est-à-dire coupable, si l’opération prenait un tour inattendu.

Dans l’obscurité de la chambre conjugale, Charlotte devinait confusément les conséquences dramatiques de cette nuit manquée. Elle voulait se rassurer. Ils n’étaient certainement pas les seuls, d’autres couples devaient vivre ainsi. Mais qui ? Elle a cherché dans son entourage, dans les ramifications de la famille royale de Belgique. Partout autour d’elle, des bourgeons surgissaient, des nourrissons braillards attestaient des mariages dûment consommés, les ventres belges, les ventres français, tous fécondés par des princes. Un frisson l’a parcourue, elle avait froid, elle était seule. Sa main a cherché à tâtons le drap. Elle l’a remonté sous son menton. Elle a fermé les yeux, est descendue au fond d’elle-même, là où tout s’éclaircissait, là où sa volonté ne rencontrait aucun obstacle.
Elle s’est promis que personne ne saurait rien de cet échec. Ni son père, ni ses frères, ni aucun des membres de sa belle-famille, ces Habsbourg empesés, obsédés par leur lignage. Elle a consacré le reste de la nuit à triturer l’abcès de cette blessure d’orgueil – après, elle n’y penserait plus. Elle se l’interdirait.

Lorsque l’aube s’est levée, elle n’avait pas dormi. C’est bien : il fallait afficher une petite mine. Au déjeuner, on lui a trouvé un air fatigué, mais résigné. Elle n’a pas démenti. Charlotte fait toujours ce qu’on attend d’elle.

Maintenant, sur le pont du bateau, elle y pense sans douleur. Son mari est accoudé au bastingage de la frégate, il regarde au loin, il aime la mer passionnément. Elle est le décor idéal pour ses épanchements mélancoliques, les rêveries de son esprit malade, gavé des poèmes romantiques mal digérés – Goethe, Hölderlin, Byron. Charlotte a craint jusqu’au moment du départ qu’il ne vienne pas. Maximilien a montré ces derniers temps des accès de mélancolie intense, des heures entières à rester prostré, muet, immobile tandis qu’elle se démenait pour remplir les malles, donner des ordres, boucler les préparatifs. Le dîner de gala organisé en l’honneur de leur départ a failli tourner au fiasco lorsqu’il s’est retiré brusquement, les épaules secouées par des spasmes nerveux. Son médecin a eu beau affirmer aux convives que ce n’était rien, la fatigue, le temps orageux, personne n’a été dupe. Le cadet des Habsbourg a passé la soirée enfermé dans le pavillon du parc, abattu, criant à travers la porte au valet envoyé par sa femme : « Je ne veux plus entendre parler du Mexique ! »

Charlotte s’est appliquée à faire oublier l’incident. Elle a présidé le souper avec beaucoup de naturel et de grâce, assuré une conversation brillante avec ses voisins, en italien, en espagnol, en français – toutes les langues sont faciles pour elle. Elle a fait les honneurs du château de Miramare, a guidé les invités dans le parc tandis qu’un orchestre invisible jouait des valses viennoises. On l’a trouvée rayonnante, son nouveau titre d’impératrice lui allait à merveille, c’est ce qu’ils disaient tous. Elle acquiesçait : c’est vrai qu’elle est faite pour régner, elle le sait depuis toujours – ces choses-là se devinent très tôt affirmait son père, le roi de Belgique. Mais toute princesse qu’elle était, elle n’était qu’une fille qui, pour son malheur, avait épousé le frère cadet d’un empereur : la mauvaise équation qui vous condamne à rester dans l’ombre, à regarder les souverains régnants avec envie et tristesse, à attendre un tour qui ne viendra peut-être jamais. On ne parle pas du malheur de n’être pas dynaste, on l’éprouve en secret, comme une maladie honteuse. Il faut pour vous en délivrer un événement tragique, ou une nouvelle inattendue, une couronne qui vous tombe du ciel : pour elle, ça a été celle du Mexique, et même si son mari montrait des réticences à la coiffer, elle savait que c’était leur seule chance de régner, de guérir de l’obsession de l’ordre de succession.

Quand les derniers convives sont partis, elle s’est laissée tomber sur son lit, épuisée, satisfaite d’avoir sauvé la face. Elle fait cela mieux que personne, depuis toujours. La vie est un devoir qu’il faut accomplir, on le lui répète depuis vingt-quatre ans. Quand bien même on aurait droit à une part de faiblesse, son mari a tout pris, il n’y a plus rien pour elle.

Depuis qu’on est en mer, Maximilien va mieux. Il parle avec les marins, il s’intéresse aux machines, aux cartes. Chaque matin, dans le silence de sa cabine, il se consacre à la rédaction d’instructions destinées à la future chancellerie. Il dessine des uniformes. Ensuite, il déjeune avec elle. À ceux qui les côtoient sur le Novara, ils offrent le spectacle d’un couple pudique mais harmonieux. Heureux même, si tant est que l’équipage d’un bateau soit à même de juger des états d’âme de Leurs Majestés. Pour elle, ça ne fait pas de doute, ça se voit. Elle n’a jamais été aussi belle, un peu exaltée quand même avec ses yeux brillants et ses joues qui rosissent si facilement. Elle a le sentiment enivrant d’accomplir son destin, enfin. Elle a grandi avec l’idée de régner. On l’a élevée pour ça, on l’a mariée pour ça. Pourtant, tout a mal commencé. Elle n’a connu d’abord que l’échec –son mariage, le royaume de Lombardie-Vénétie perdu après deux ans de règne, à peine. Ensuite, la solitude, l’ennui entre les murs de Miramare.

À vingt-quatre ans, Charlotte prend sa revanche. En devenant impératrice du Mexique, elle répond à toutes les espérances, les siennes d’abord. Reste à découvrir le peuple qu’elle a promis de servir, le pays sur lequel elle règne déjà, qui est loin et un peu inquiétant à cause de la guérilla et des régimes qui se sont succédé sans jamais réussir à y garantir la paix. Elle sait que l’armée française y piétine depuis deux ans, ce qui est mauvais signe attendu que c’est la plus puissante du monde. Mais elle a vu des photos, des peintures superbes rapportées à Miramare par la délégation d’Estrada. La végétation est splendide. On lui a montré d’extraordinaires collections de papillons, des colibris. Des cactus par milliers. Des temples éboulés entre des palmiers, les Maranta, les Gloxinia, ces noms mystérieux tracés au crayon sur des planches par des herboristes voyageurs. Et d’autres images de jungle, où des rideaux de lianes pendent langoureusement dans une débauche de tiges et de feuilles, où l’on devine une chaleur moite, rampante, dont elle sent confusément la sensualité. Dans son esprit la jonction se fait entre son désert conjugal et la verdeur luxuriante de son empire. Elle devine un décor où renaître, l’humidité chaude qui remonterait par capillarité et viendrait inspirer son époux, peut-être. Elle goûte par anticipation ses noces enfin vengées dans la moiteur de la jungle mexicaine.

Elle sourit, tout ira mieux là-bas, tout s’arrangera. D’ailleurs, ce n’est plus si loin. On approche de la Jamaïque. L’océan lui a semblé petit, très facile à traverser, plein d’animation. Le Novara a croisé des navires américains, des corvettes sudistes surtout, condamnées à errer sur le globe tant que durera la guerre de Sécession. On s’est salué de loin, avec respect et courtoisie – révérence discrète, gestes de déférence, sourires. Charlotte a reconnu dans ces forceurs de blocus des gentlemen, des nostalgiques de l’ordre ancien qui regardent dans la même direction, c’est-à-dire par-dessus leur épaule, laudator temporis acti. Pour elle, c’est le contraire. Que regretterait-elle du monde ancien dont l’ordre immuable la condamnait à jouer les seconds rôles, fille écartée du trône par la loi salique, épouse d’un cadet interdit de couronne ? Charlotte est tout entière tournée vers l’avenir, et l’avenir c’est cet empire que le Vieux Monde impose au Nouveau, preuve qu’il fait encore la loi sur le globe. À la messe quotidienne célébrée sur le pont, elle a prié pour la victoire des gentlemen sudistes. Par pur idéal ? Pas seulement. Elle sait que le nouvel empire du Mexique est destiné à mettre un frein à l’expansion yankee qui inquiète la France. Texas, Arizona, Californie, Nouveau-Mexique: ces États récemment tombés dans l’escarcelle américaine seront leurs nouveaux voisins. Elle devine que les relations diplomatiques seraient plus fluides si la Confédération gagnait la guerre. Il est toujours plus facile de s’entendre avec des gentlemen : on parle la même langue.

Le reste de la traversée, Charlotte l’a mis à profit pour organiser sa cour, rédiger une sorte d’étiquette inspirée de celle qu’elle a connue en Belgique. Ce sera raffiné et grandiose, un genre de Laeken tropical. Oui, tout s’arrangera. Napoléon III leur a promis une armée de vingt-cinq mille hommes et deux cent soixante-dix millions de francs, de quoi mettre un peu d’ordre en somme. Elle sort de son corsage le billet qu’elle garde toujours sur elle, comme un talisman: « Vous pouvez être sûre que mon appui ne vous manquera pas pour l’accomplissement de la tâche que vous entreprenez avec tant de courage. » Elle n’a rien à craindre. C’est l’empereur des Français qui l’a écrit. Un homme de parole et d’honneur, au sens où on l’entend dans notre immortelle Europe. »

À propos de l’auteur
ROBERT_gwenaele_©Le_Pays_MalouinGwenaële Robert © Photo Le Pays Malouin

Gwenaële Robert est professeur de lettres et écrivain. Elle a publié trois romans chez Robert Laffont dont Le Dernier Bain, prix Bretagne 2019. Elle vit à Saint-Malo.

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Maisons vides

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En deux mots
Un moment d’inattention et Daniel, trois ans, est enlevé dans le parc où sa mère l’avait emmené jouer. Un drame qui n’est pour la narratrice qu’une violence de plus dans une vie difficile. Elle va toutefois essayer de s’en sortir sans sa famille et sans les hommes qui la négligent, mais avec un « nouveau » garçon, croisé dans un parc.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’enfant perdu et l’enfant trouvé

Ce roman puissant, signé de la mexicaine Brenda Navarro, qui retrace le parcours d’une femme dont l’enfant de trois ans a disparu. Une chronique de la violence ordinaire, mais aussi un cri de rage.

Premier ouvrage à paraître dans une collection qui entend nous faire découvrir les voix d’Amérique latine, ce roman qui commence très fort: «Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait entre la balançoire et le toboggan du parc où je l’emmenais les après-midis. Je ne me souviens de rien d’autre.» On imagine le traumatisme, le sentiment de culpabilité et la dépression qui peuvent accompagner cette mère indigne qui n’a pas su surveiller ce fils qui désormais la hante. «C’est quoi un disparu? C’est un fantôme qui nous poursuit comme s’il faisait partie de notre corps.»
Les jours passent et aucun signe de vie ne vient la rassurer. Pas davantage que son entourage, à commencer par Fran, le père de Daniel et l’oncle de Nagore, qui désormais partage leur vie. «La sœur est morte, assassinée par son mari, voilà pourquoi Fran nous a imposé la garde de Nagore. Je suis devenue la mère d’une fille de six ans, alors que Daniel était déjà dans mon ventre.» Vladimir, son amant, n’est pas non plus apte à la libérer de son obsession. Après tout, il n’est guère différent des autres hommes qui ont traversé sa vie. Rafael, le premier, buvait et était violent.
Cette violence que l’on peut considérer comme le fil rouge de ce roman. Violence conjugale d’abord avec les coups qui pleuvent jusqu’à donner la mort. Comme dans cette scène où Nagore assiste ainsi à l’assassinat de sa mère par son mari. Violence sociale ensuite quand sur un chantier une bétonnière se casse et enterre vivant deux ouvriers, dont le frère de la narratrice. Les patrons, pour se dédouaner, affirmeront qu’il ne s’est pas présenté au travail. Violence et vengeance enfin, quand elle croise un joli garçon blond qui joue dans un bac à sable: «Je me suis encore rapprochée. Comme si je voulais le sentir. J’ai ouvert le parapluie rouge et, je ne sais pas comment, ni avec quelle force ou dans quel élan de folie, j’ai attrapé Leonel. Je me suis dirigée en courant vers l’avenue, où je suis montée dans le premier taxi que j’ai croisé et je suis partie avec l’enfant qui s’est mis à pleurer. Je me retournais constamment, mais le taxi a continué sa route. C’est comme ça que tout a commencé.»
Engrenage infernal, basculement vers la folie…
Brenda Navarro utilise des phrases courtes, un style percutant qui épouse parfaitement son propos. C’est dur, parfois cru, et c’est un miroir de cette société laissée pour compte qui ne peut répondre à la violence que par la violence.

Maisons vides
Brenda Navarro
Éditions Mémoire d’encrier
Premier roman
Traduit de l’espagnol par Sarah Laberge-Mustad
184 p., 17 €
EAN 9782897127978
Paru le 3/03/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, à Utrera et Barcelone puis au Mexique, principalement dans un quartier ouvrier de Mexico.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Portraits et destins de femmes que tout sépare, dans le Mexique contemporain.
Violences faites aux femmes et féminicides.
Voc/zes : une nouvelle collection dédiée aux voix de l’Amérique Latine.
Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils.
Un enfant disparu. Deux femmes. Celle qui l’a perdu et celle qui l’a volé.
Au lendemain de l’enlèvement de l’enfant, sa mère est désemparée. Elle est hantée par sa propre ambivalence: voulait-elle être mère? Dans un quartier ouvrier de Mexico, la femme qui a enlevé Daniel voit sa vie bouleversée par cet enfant dont elle a tant rêvé.

Les critiques

Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait entre la balançoire et le toboggan du parc où je l’emmenais les après-midis. Je ne me souviens de rien d’autre. Ou plutôt si, je me souviens d’avoir été triste parce que Vladimir m’a annoncé qu’il partait, parce qu’il ne voulait pas tout brader. Tout brader, comme quand on vend quelque chose de précieux pour deux pesos. Ça, c’était moi quand j’ai perdu mon fils, celle qui de temps en temps, après quelques semaines, se débarrassait d’un amant furtif lui ayant offert en cadeau, parce qu’il avait besoin d’alléger son pas, des plaisirs sexuels à rabais. L’acheteuse arnaquée. L’arnaqueuse de mère. Celle qui n’a rien vu.

Je n’ai pas vu grand-chose. Qu’ai-je vu ? Je cherche parmi la chaîne de souvenirs visuels le plus petit fil conducteur qui me mènerait, ne serait-ce qu’une seconde, à comprendre à quel moment. À quel moment ? Lequel ? Je n’ai plus revu Daniel. À quel moment, à quel instant, entre quels petits cris étouffés d’un corps de trois ans est-il parti ? Qu’est-il arrivé ? Je n’ai pas vu grand-chose. Et bien que j’aie marché entre les gens en répétant son nom, je n’entendais plus rien. Des voitures sont-elles passées ? Y avait-il plus de monde ? Qui ? Je n’ai plus revu mon fils de trois ans.
Nagore sortait de l’école à deux heures de l’après-midi, mais je ne suis pas allée la chercher. Je ne lui ai jamais demandé comment elle était rentrée à la maison ce jour-là. En fait, nous ne nous sommes jamais demandé si l’un de nous était rentré ce jour-là, ou si nous étions tous partis dans les quatorze kilos de mon fils sans jamais revenir. Et jusqu’à aujourd’hui, aucune image mentale ne me donne la réponse.
Après, l’attente : moi, affalée sur une chaise crasseuse du bureau du ministère public, là où Fran m’a récupérée plus tard. Nous avons attendu les deux, et même si nous avons fini pour nous lever et que notre vie à continué, notre esprit est toujours là, à attendre des nouvelles de notre fils.

J’ai souvent souhaité qu’ils soient morts. Je me voyais dans le miroir de la salle de bain et je m’imaginais me regardant pleurer leur mort. Mais je ne pleurais pas, je retenais mes larmes et mon visage redevenait neutre, au cas où je n’aurais pas été assez convaincante la première fois. Alors je me replaçais devant le miroir et je demandais : qu’est-ce qui est mort ? Comment, qu’est-ce qui est mort ? Qui est mort ? Les deux en même temps ? Ils étaient ensemble ? Ils sont morts, morts, ou c’est une histoire inventée pour me faire pleurer ? Qui es-tu toi, toi qui m’annonces qu’ils sont morts ? Qui, lequel des deux ? Et moi, j’étais ma seule réponse face au miroir, à répéter : qui est mort ? Que quelqu’un soit mort, s’il vous plaît, pour ne plus sentir ce vide. Et face à cet écho silencieux, je me disais les deux : Daniel et Vladimir. Je les ai perdus les deux en même temps, et les deux, sans moi, sont toujours en vie quelque part dans ce monde.
On peut tout imaginer, sauf se réveiller un matin avec le poids d’un disparu sur les épaules. C’est quoi un disparu ?
C’est un fantôme qui nous poursuit comme s’il faisait partie de notre corps.
Même si je ne voulais pas être une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec pitié, je suis souvent retournée au parc, presque tous les jours, pour être exacte. Je m’asseyais sur le même banc et repassais tous mes mouvements en mémoire : le téléphone dans la main, les cheveux dans le visage, deux ou trois moustiques qui me pourchassaient pour me piquer. Daniel, avec un, deux, trois pas et son rire bête. Deux, trois, quatre pas. J’ai baissé les yeux. Deux, trois, quatre, cinq pas. Là. J’ai levé les yeux vers lui. Je le vois et je retourne à mon téléphone. Deux, trois, cinq, sept. Aucun. Il tombe. Il se relève. Moi, avec Vladimir dans l’estomac. Deux, trois, cinq, sept, huit, neuf pas. Et moi, tous les jours, derrière chaque pas : deux, trois, quatre… Et ce n’est que lorsque Nagore me dévisageait avec honte parce que je me trouvais encore là, entre la balançoire et le toboggan, à empêcher les enfants de jouer, que je comprenais tout : j’étais devenue une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec peur et pitié.
D’autres fois, je le cherchais en silence, assise sur le banc, et Nagore, à côté de moi, croisait ses jambes et restait muette, comme si sa voix était coupable de quelque chose, comme si elle savait d’avance que je la détestais. Nagore était le miroir de ma laideur.
Pourquoi ce n’est pas toi qui as disparu ? lui ai-je demandé cette fois où elle m’a appelée de la douche pour me demander de lui donner la serviette qu’elle avait laissée sur l’étagère de la salle de bain. Elle m’a regardée de ses yeux bleus, stupéfaite que j’aie osé le lui dire en plein visage. Je l’ai presque aussitôt prise dans mes bras et je l’ai embrassée plusieurs fois. J’ai touché ses cheveux mouillés qui dégoulinaient sur mon visage et sur mes bras, je l’ai enveloppée dans sa serviette, je l’ai serrée contre mon corps et nous nous sommes mises à pleurer. Pourquoi ce n’est pas elle qui a disparu ? Pourquoi a-t-elle été sacrifiée et n’a offert aucune récompense en échange ?

Ça aurait dû être moi, m’a-t-elle dit plus tard, un jour où j’étais allée la déposer à l’école. Je l’ai regardée s’éloigner entourée de ses camarades de classe et j’ai souhaité ne plus jamais la revoir. Oui, ça aurait dû être elle, mais ça ne l’a pas été. Pendant toute son enfance, tous les jours, elle est revenue à la maison.
On ne ressent pas toujours cette même tristesse. Je ne me réveillais pas chaque fois avec la gastrite comme état d’âme, mais il suffisait qu’il arrive quoi que ce soit pour qu’instinctivement j’avale ma salive et prenne conscience que je devais respirer pour faire face à la vie. Respirer n’est pas un geste mécanique, c’est un acte de stabilité ; quand il n’y a plus de joie, respirer maintient l’équilibre. Vivre se fait tout seul, mais respirer s’apprend. Je me forçais alors à faire les choses pas à pas : lave-toi. Brosse-toi les cheveux. Mange. Lave-toi, brosse-toi les cheveux, mange. Souris. Non, ne pas sourire. Ne souris pas. Respire, respire, respire. Ne pleure pas, ne crie pas, tu fais quoi ? Tu fais quoi ? Respire. Respire, respire. Peut-être que demain tu seras capable de te lever du fauteuil. Mais demain est toujours un autre jour, et pourtant, moi, je revivais constamment le même jour, je n’ai jamais trouvé le fauteuil duquel j’aurais finalement été capable de me lever.

Parfois, Fran me téléphonait pour me rappeler que nous avions aussi une fille. Non, Nagore n’était pas ma fille. Non. Mais nous prenons soin d’elle, nous lui offrons un toit, me disait-il. Nagore n’est pas ma fille. Nagore n’est pas ma fille. (Respire. Prépare le repas, ils doivent manger.) Daniel est mon seul enfant. Quand je préparais à manger, il jouait par terre avec ses petits soldats, et je lui donnais des carottes avec du citron et du sel. (Il avait cent quarante-cinq soldats, tous verts, tous en plastique.) Je lui demandais à quoi il jouait et il me répondait de ses syllabes incompréhensibles qu’il jouait aux soldats, et ensemble nous écoutions la marche qui les menait au combat. (L’huile est trop chaude, les pâtes brûlent. Il n’y a plus d’eau dans le mixeur.) Nagore n’est pas ma fille. Daniel ne joue plus avec ses soldats. Vive la guerre ! Alors souvent, l’école de Nagore m’appelait pour me dire qu’elle m’attendait et qu’ils devaient fermer. Je m’excuse, je répondais, mais j’avais le c’est parce que Nagore n’est pas ma fille sur le bout de la langue et je raccrochais, offensée qu’on puisse me réclamer cette maternité que je n’avais pas demandée. Et dans un sanglot réprimé, mais dont les sursauts m’étouffaient, j’implorais d’être Daniel et de disparaître avec lui, mais en réalité je perdais la notion du temps et Fran me retéléphonait pour me rappeler de m’occuper de Nagore, parce qu’elle était aussi ma fille.
Vladimir est revenu une fois, une seule fois. Peut-être par pitié, par obligation, par curiosité morbide. Il m’a demandé ce que je voulais faire. Je l’ai embrassé. Il s’est occupé de moi pendant un après-midi, comme si j’avais une quelconque importance à ses yeux. Il me touchait avec hésitation, comme s’il avait peur, ou avec la délicatesse de celui qui se demande s’il peut toucher la vitre fraîchement lavée. Je l’ai emmené dans la chambre de Daniel et nous avons fait l’amour. Je voulais lui dire, frappe-moi, frappe-moi et fais-moi crier. Mais Vladimir me demandait seulement si j’allais bien et si j’avais besoin de quelque chose. Si je me sentais bien. Si je voulais arrêter.
J’ai besoin que tu me frappes, j’ai besoin que tu me donnes ce que je mérite pour avoir perdu Daniel, frappe-moi, frappe-moi, frappe-moi. Je ne lui ai rien dit. Alors plus tard, par culpabilité, il m’a sorti la demande non faite que nous aurions dû nous marier. Qu’il… Non, rien. Qu’il ne m’aurait pas fait un enfant, lui ai-je répondu face à sa gêne, à sa peur de dire quelque chose qui le compromettrait. Qu’il ne m’aurait amenée à aucun parc avec notre fils. Non. Aucun fils. Qu’il m’aurait donné une vie sans souffrance maternelle. Oui, c’est peut-être ça, a-t-il répondu à mon insinuation, et puis, léger comme il l’était, il est reparti et m’a de nouveau laissée seule.
Ce jour-là, Fran est arrivé et a couché Nagore, et moi je voulais qu’il s’approche de moi et découvre que mon vagin sentait le sexe. Et qu’il me frappe. Mais Fran n’a rien remarqué. Cela faisait longtemps que nous ne nous touchions plus, même pas un frôlement.
Les soirs avant de dormir, Fran jouait de la guitare pour Nagore. Je le détestais, je ne lui pardonnais pas qu’il ose avoir une vie. Il allait travailler, il payait les factures, il jouait au bon gars. Mais, quel genre de bonté peut-il y avoir chez un homme qui ne souffre pas tous les jours d’avoir perdu son fils ?
Nagore venait me donner un bisou pour me dire bonne nuit tous les soirs quand l’horloge marquait dix heures dix, et moi je me cachais sous l’oreiller et je lui donnais une petite tape dans le dos. Quel genre de bonté peut-il y avoir chez une personne qui exige de l’amour en en donnant ? Aucune.
Nagore a perdu son accent espagnol à peine arrivée à Mexico. Elle m’imitait. Elle était une espèce d’insecte qui hibernait puis sortait et déployait ses ailes pendant que nous la regardions voler. Ses couleurs ont jailli, comme si seul le cocon tissé des mains de ses parents l’avait préparée à la vie. Elle sortait de l’enfance, surmontait sa tristesse. Je lui ai coupé les ailes après la disparition de Daniel. Je n’allais pas laisser quoi que ce soit briller plus que lui et son souvenir. Nous serions la photo de famille qui, bien que jetée par terre, poussée par le triste battement des ailes d’un insecte, reste intacte et ne se brise pas.
Fran était l’oncle de Nagore. Sa sœur lui avait donné le jour à Barcelone. Fran et sa sœur venaient d’Utrera. Les deux se sont éparpillés de par le monde avant de s’arrêter pour fonder une famille.
La sœur est morte, assassinée par son mari, voilà pourquoi Fran nous a imposé la garde de Nagore. Je suis devenue la mère d’une fille de six ans, alors que Daniel était déjà dans mon ventre. Mais je ne suis pas devenue mère, là était le problème. Le problème est que je suis restée en vie très longtemps. »

Extraits
« Leonel est allé dans le bac à sable. Je me suis rapprochée. Quelques gouttes de pluie ont commencé à tomber.
Leonel est alors retourné près de la bascule et sa mère lui a dit de faire attention, ou un truc du genre. Je me suis encore rapprochée. Comme si je voulais le sentir. J’ai ouvert le parapluie rouge et, je ne sais pas comment, ni avec quelle force ou dans quel élan de folie, j’ai attrapé Leonel. Je me suis dirigée en courant vers l’avenue, où je suis montée dans le premier taxi que j’ai croisé et je suis partie avec l’enfant qui s’est mis à pleurer. Je me retournais constamment, mais le taxi a continué sa route. C’est comme ça que tout a commencé. » p. 120

« Pourquoi pleurons-nous à la naissance? Parce que nous n’aurions jamais dû arriver dans ce monde. » p. 125

À propos de l’auteur
NAVARRO_Brenda_©Idalia_RíosBrenda Navarro © Photo Idalia Ríos

Diplômée de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), Brenda Navarro est sociologue et économiste féministe. Elle détient également une maîtrise en études de genre, des femmes et de la citoyenneté de l’Université de Barcelone. Elle a tour à tour été rédactrice, scénariste, journaliste et éditrice. Elle a travaillé pour plusieurs ONG des droits humains et a fondé #EnjambreLiterario, un projet éditorial voué à la publication d’ouvrages écrits par des femmes. Maisons vides, son premier roman, a été traduit dans une dizaine de langues, et a remporté le prix Tigre Juan en Espagne ainsi que le prix Pen Translation pour sa version anglaise. (Source: Éditions Mémoire d’encrier)

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La patience du serpent

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  RL-automne-2021

En deux mots
Christelle, Greg et leurs deux enfants ont quitté la Suisse pour parcourir la planète. À bord de leur bus, ils s’arrêtent à San Tiburcio, ville mexicaine au bord du Pacifique. C’est là qu’ils font la connaissance d’une étrange famille qui va bousculer leurs plans et leurs certitudes.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les étrangers à la rencontre de l’étrange

Le nouveau roman d’Anne Brécart a des airs de conte initiatique. Il nous entraine au Mexique dans les pas d’un couple suisse et leurs deux enfants qui, après un long voyage ont décidé de s’accorder une pose dans un village au bord du pacifique. Une étape qui va profondément les transformer.

Prendre la route et découvrir le vaste monde. C’est le rêve que Greg et Christelle ont longtemps caressé avant de pouvoir le concrétiser. En compagnie de leurs deux jeunes enfants et de leurs économies, ils quittent leur petit village brumeux de Suisse pour les vastes étendues du continent américain. Après avoir acheté un bus, ils avalent les kilomètres jusqu’au Mexique où ils éprouvent le besoin de faire une pause. Renseignement pris, ils décident de poser leur sac à dos à San Tiburcio, petite bourgade balnéaire au bord du Pacifique.
Le chapitre d’ouverture nous apprend que Christelle a été très affectée par le décès de German Engel Cristobal dont on s’apprête à organiser les funérailles. Lors de la veillée funèbre, elle est quasiment accueillie comme un membre de la famille. C’est le cheminement vers cette intimité que raconte ce roman.
Très vite la petite famille trouve ses marques et loue un petit lopin de terre pour y installer son bus. La routine s’installe entre les sorties à la mer et celles au village pour faire quelques courses. Comme tout le monde semble trouver son compte dans cette vie sédentarisée, les jours défilent. Jusqu’au jour où Christelle constate la présence d’une femme mystérieuse et mutique sur leur terrain. Les quelques mots que finira par lâcher Ana Maria troublent la suissesse: «je te connais». Un trouble qui va persister quand, quelques jours plus tard, elle est invitée dans la grande propriété qui domine le village. Aux côtés d’Ana Maria, German reçoit Christelle et la fixe d’un regard perçant, l’appelant Charlotte. Un mystère de plus qui va la pousser à revenir encore et encore sous l’œil suspicieux de Greg qui trouve toutefois un arrangement avec son épouse. Il la laissera fréquenter le domaine et pourra lui aussi s’offrir des moments de liberté et partir avec sa planche de surf affronter les vagues.
Alors que la belle saison laisse la place à celle des pluies et transforme les rues en ruisseau, la terre en boue, Ana Maria promet d’aider Christelle à trouver une maison pour éviter qu’ils ne soient emportés par une coulée ou un glissement de terrain.
Alors que les touristes, en particulier les Américains, désertent San Tiburcio, Christelle va petit à petit comprendre que German est, comme elle, un exilé. Sauf que lui a été contraint à fuir les persécutions pour trouver refuge en Amérique centrale. L’Europe auquel il rêve n’est plus qu’un fantasme, de même que cette Charlotte qu’il a confondue avec son invitée et au bras de laquelle il rêve de se promener dans les jardins du Luxembourg.
Si on sait depuis le chapitre initial qu’il n’en sera rien, on voit tout de même leur relation s’intensifier. Et alors qu’ils s’installent dans la maison qu’on a fini par leur trouver, le malaise va s’amplifier. Christelle entend s’émanciper, Greg va chercher à se rapprocher des esprits, le tout sous fond de précarité, car leurs moyens s’épuisent.
Anne Brécart, qui effectue chaque année de longs séjours au Mexique, a parfaitement su rendre cette atmosphère particulière, cette sorte de fascination pour l’ailleurs propre au voyage que vient contrebalancer la «vie d’avant» avec ses souvenirs et une belle part de nostalgie qui fait se rapprocher les exilés. Son roman, qui paraît dans la maison d’édition qui publie Nicolas Bouvier et Ella Maillart, s’inscrit dans cette lignée d’écrits qui nous font découvrir le monde autrement. Une belle réflexion sur l’envie d’ailleurs, sur le frottement des cultures – qui peut faire des étincelles – et sur le besoin de repères dans un monde étranger, fussent-ils factices.

La patience du serpent
Anne Brécart
Éditions Zoé
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782889279272
Paru le 2/09/2021

Où?
Le roman est situé au Mexique, principalement dans un village au bord du Pacifique nommé San Tiburcio. On y évoque aussi la Suisse, l’Europe de l’Est et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Christelle et Greg ont choisi la vie nomade. Ils ont la trentaine et sillonnent le monde en minibus avec leurs deux petits garçons. Amateurs de surf, ils s’installent là où se trouvent les meilleurs spots, vivent de petits boulots et d’amitiés éphémères. Le vent les mène jusqu’à San Tiburcio, sur la côte mexicaine, Greg s’y sent vivant lorsqu’il danse sur la crête des vagues. Mais il faut s’habituer au soleil implacable, au grondement de l’océan, aux pluies diluviennes des tropiques. Un jour, Ana Maria, une jeune femme du village, fait irruption dans leur existence. Elle entraîne Christelle dans une relation vertigineuse qui va bouleverser la famille.
Dans une langue sensuelle et luxuriante, Anne Brécart décrit le quotidien de ces voyageurs à la recherche d’une autre vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
RTS (Coralie Claude)
Jusque tard dans la nuit (entretien avec Anne Brécart)
Soundcloud (Pierre-François Garel lit un extrait du roman)
Blog Daily Passions


Anne Brécart évoque son roman La Patience du serpent. Présentation suivie du mot de l’éditrice, Caroline Coutau. © Production Éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Prologue
German Engel Cristobal était mort à la fin de la saison sèche. Depuis plus d’une semaine, des nuages noirs s’accumulaient au-dessus de la côte mais il n’avait pas plu. Certains arbres avaient perdu leurs feuilles et se dressaient comme des bougies jaunes vers le ciel. Le reste de la végétation était d’un vert poussiéreux et triste. Même les chevaux laissaient pendre leur tête vers la terre, leur encolure courbée avait une grâce infinie qui émouvait Christelle aux larmes sans qu’elle puisse se l’expliquer. De toute façon, elle était à bout, la mort de German Engel Cristobal lui avait mis les nerfs à vif, les émotions en pelote, elle n’en pouvait plus.
German était mort chez lui dans la nuit du mercredi au jeudi de manière mystérieuse. Tout le monde était au courant de l’événement mais personne ne savait ce qui l’avait tué ; la cause de sa mort semblait n’avoir aucune importance aux yeux de ceux qui, ce jour-là, franchissaient la porte de la maison Cristobal. C’était le premier jour de veillée et Ana Maria Engel Cristobal avait invité tous les habitants à venir rendre un dernier hommage à German alors que plus personne n’avait été convié chez eux depuis plus d’un quart de siècle. La construction blanche aux tourelles mauresques d’où l’on avait vue sur le Pacifique surplombait le village, accrochée au flanc de la colline. C’était une des plus anciennes demeures et aussi l’une des plus imposantes.
Les voisins et connaissances qui s’y pressaient découvraient ses couloirs frais, les meubles lourds et solennels, la semi obscurité traversée par la lumière des bougies dont les flammes vacillaient dans les courants d’air. Les visiteurs murmuraient avec apitoiement, en entrant dans la chambre mortuaire, qu’il était bien jeune pour partir. Mais la volonté divine s’était accomplie. Qui aurait demandé des comptes au destin ?
Après avoir fait la queue dans le couloir plein d’ombres, ils entraient dans la bibliothèque où German les attendait, étendu sur un lit. Il était digne, inspirait du respect. Ceux qui s’étaient moqués de lui à voix basse de son vivant le trouvaient subitement imposant. L’un après l’autre, ils s’installaient sur la chaise à côté de la couche, penchaient la tête, sans rien dire, se plongeaient dans une conversation intime avec l’homme cireux. Il y avait les amis d’enfance avec lesquels il avait été à l’école, l’épicière chez laquelle il achetait parfois une bière, le jardinier et son fils qui venaient entretenir le jardin, le vendeur de quesadilla du coin de la rue, le pompiste et tant d’autres.
Tous avaient l’air de penser que les morts fulgurantes faisaient partie des lois de la nature, aussi élémentaires qu’un lever de soleil ou le ressac du Pacifique dont le bruit entrait par les fenêtres ouvertes.
Les gens autour de Christelle parlaient des dernières fois qu’ils l’avaient vu, du mot gentil qu’il avait eu pour l’épicière, du sourire qu’il avait échangé avec son ancienne maîtresse d’école en passant dans la rue. Ils évoquaient avec attendrissement l’habitude qu’il avait d’aller boire un chocolat vers quatre heures quand la touffeur de la fin d’après-midi paralysait les gestes.
Christelle attendait comme tout le monde, pour échanger quelques paroles avec le mort. Elle était soulagée de la bienveillante indifférence des villageois, ils ne lui faisaient sentir d’aucune manière qu’elle n’était pas des leurs. Elle se laissait glisser dans leur chuchotement comme dans une eau fraîche qui calmait son corps brûlant de fièvre.
Elle sentait des regards de sympathie sur elle. Ils savaient ou alors ils devinaient la part qu’elle avait prise à la mort de German, se disait-elle, et cette pensée la soulageait ; elle répondait avec reconnaissance aux sourires qu’elle glanait sur les visages les plus proches.
Pour ses familiers, pour sa sœur Ana Maria Engel Cristobal, pour tous ceux qui étaient rassemblés là, German Engel Cristobal n’était pas véritablement mort, il avait simplement changé d’état, il était devenu plus sage, plus accessible, plus patient, plus aimable. Tous considéraient cette nouvelle condition comme une chose bonne en soi, ils disaient en s’épongeant le front avec des mouchoirs en tissu blanc : «Comme il a l’air heureux, comme il est paisible. Il a rejoint sa maman, elle l’a sûrement bien accueilli.» Christelle comprenait suffisamment l’espagnol pour entendre les petits compliments qu’ils faisaient en quittant la pièce : «Il a l’air délivré. Quel beau trépas.»
Elle était seule à se torturer, à se demander ce qui avait bien pu provoquer sa mort.
Arriva son tour. Elle s’assit sur la chaise en face de German Engel Cristobal revêtu de son costume couleur champagne, le même dont il était habillé quand il la recevait. La chemise qu’il portait la frappa car elle était mieux repassée, empesée, le gilet brodé avait été nettoyé avec soin ; German était très beau.
Elle avança son buste dans sa direction et lui posa silencieusement la question : es-tu fâché ?
Non, il n’était pas fâché, il avait été très heureux de la connaître, très heureux de passer cette dernière soirée avec elle. De toute façon, le chemin qui s’ouvrait devant lui était long, bien plus long que la vie, alors partir un peu plus tôt n’était pas un problème, au contraire. Il avait aimé écouter Mozart avec elle. Il était content qu’elle vienne le voir, et de pouvoir contempler son beau visage une dernière fois.
Christelle s’était mise à pleurer silencieusement. Au creux de sa mémoire il y avait toujours la voix de l’homme qui était couché devant elle. La main de German Engel Cristobal bougea légèrement comme s’il voulait lui dire un dernier au revoir. Elle n’osa pas toucher le bout de ses doigts de peur de les sentir froids et raides alors que German lui paraissait encore si vivant. Il partait avec son secret et ce n’étaient pas les légères vibrations qui émanaient de lui, comme une dernière palpitation de vie, qui pouvaient lui apporter une réponse.
Christelle avait envie de rester assise mais sentit une petite pression sur son épaule gauche. La visite était terminée, il fallait laisser la place à ceux qui, derrière elle, attendaient leur tour.
Au salon, Ana Maria Engel Cristobal servait des verres de jus de fruits aux visiteurs. Tout le monde parlait à voix basse mais Christelle était la seule à avoir les yeux rougis. La sœur du défunt lui tendit un mouchoir en tissu et Christelle s’essuya discrètement le visage et le nez. Ana Maria faisait semblant de ne pas voir que Christelle avait pleuré, ou peut-être, cette pensée traversa Christelle, peut-être ne savait-elle pas ce qu’étaient les pleurs.

Chapitre 1
Christelle et sa famille sont arrivés à San Tiburcio par hasard. Cela s’est passé ainsi.
Sur l’autoroute 200 qui longe la côte pacifique du Mexique, ils se sont arrêtés à onze heures pour prendre de l’essence. Le minibus est collant, la vitre avant recouverte d’une couche brune qu’ils n’arrivent plus à nettoyer. Les enfants geignent à l’arrière, à cause de la chaleur, de la route et de l’immobilité forcée. Pourtant cela ne fait que trois heures qu’ils sont partis et déjà les petits n’en peuvent plus.
Le pompiste a un visage lisse et jeune, un short blanc et un t-shirt vert aux couleurs de l’entreprise pétrolière Pemex. Il a l’air confiant, comme attendu par un avenir radieux. Il nettoie leur vitre avant quasi opaque, sans commentaire. Son air bienveillant va droit au cœur de Christelle. Cela fait un moment que la famille cherche un lieu où se poser quelques semaines et il lui semble être la personne à laquelle ils peuvent faire confiance. Sans consulter Greg, elle demande au jeune homme s’il ne connaît pas un village agréable au bord de la mer. Un village pas trop peuplé, pas trop touristique. Il jauge la famille d’un bref coup d’œil, hoche la tête, dit : «Vous cherchez San Tiburcio ? C’est à moins de vingt kilomètres d’ici.»
À côté de la station-service, un vendeur ambulant propose des fruits et des noix de coco. Christelle, pour se dégourdir les jambes et pour ne plus entendre les enfants pendant quelques minutes, va acheter du lait de coco et des tranches d’ananas. Tenir l’écorce rugueuse dans les mains lui fait plaisir. Tout ce qui vient de ce pays lui paraît précieux et rare : les arbres sans nom, les fruits exotiques, les oiseaux nimbés de rêve. Au plus profond d’elle, elle veut sentir qu’elle est arrivée là où elle devait arriver, qu’elle a trouvé le pays, l’endroit qu’elle cherche depuis près d’une année.
Même l’autoroute paraît belle à Christelle. La canopée forme un dôme au-dessus de la bande d’asphalte, comme si cette cicatrice n’était qu’une légère balafre dans le tissu épais de la forêt. Maintenant, il ne leur manque plus que la mer, le sable, la vie douce, la bonne vie.
Remontée dans le bus tout en couleurs qu’ils ont acheté aux États-Unis, elle s’installe sur le siège du conducteur, Greg sur le siège passager. Avant même d’avoir tourné la clé de contact, elle sent la sueur coller ses cuisses et son dos au revêtement plastique, ravivant ce picotement sur sa peau qui se transforme en démangeaison insupportable après quelques heures. Sans autre commentaire, elle fait les vingt kilomètres avant de prendre à gauche direction San Tiburcio.
Elle aime le mot «nomade» qui part sur un «no» et qui finit sur ce «made» un peu mou. C’est un mot plein de voyelles et cela lui plaît. Mais ils ne sont pas partis à cause des sonorités de ce mot. C’est l’idée qu’elle aime, l’idée d’être toujours en route et de ne s’installer définitivement nulle part.
No-ma-de, un choix de vie qui me ressemble, disait Christelle à ses amis en Suisse. Ainsi elle et Greg ne s’englueraient pas, ils resteraient toujours mobiles, autant physiquement que psychiquement. Un défi aussi. La nuit avant de s’endormir, se levaient en elle des images de route sans fin s’enfonçant dans la forêt de plus en plus dense. Elle voyait des montagnes et un haut plateau qu’ils découvriraient au bout d’une piste à peine esquissée. Elle ne savait pas très bien expliquer ce qu’elle cherchait. Rien de ce qu’elle avait appris jusqu’alors, à l’école ou à la maison, ne semblait lui donner la mesure de cette quête. Elle ne voulait pas le contraire de la vie choyée qu’elle aurait pu avoir en Suisse. Elle voulait quelque chose de radicalement différent pour lequel il fallait inventer une nouvelle langue. En attendant de trouver cet idiome, elle disait que chaque jour serait la découverte d’un nouveau monde. Ainsi ils échapperaient à jamais aux habitudes, au train-train ; Greg était d’accord avec elle, il souriait et tirait sur sa cigarette roulée à la main.
Pourtant ce jour-là, après une année de voyage, ils aspirent à s’arrêter avant de reprendre la route pour aller encore plus loin, pour se rapprocher encore plus de cette vie absolument authentique.
Avant d’arriver sur la carretera Pacifico 200 qui longe la côte du Mexique, ils ont traversé le désert de Sonora ; quatre personnes dans un minibus, deux enfants, un homme, une femme. Un exploit. On leur avait dit que la traversée serait dangereuse. Qu’à certains endroits la route n’était qu’une piste qu’il était facile de perdre. Et, de fait, le danger avait été omniprésent. Jaune et poudroyant, il avait posé sa gueule de vieux chien du désert contre les vitres du bus, ils avaient senti son souffle puissant, desséchant sous le ciel d’un bleu cobalt. Ils avaient eu peur, juste assez pour se sentir héroïques.
Ce premier matin à San Tiburcio, ils découvrent la rue centrale en terre battue. Le bus tangue doucement en passant dans les nids-de-poule. Christelle a un petit moment de vertige. Qu’est-ce que le village leur réserve ? Une prémonition l’effleure. Que se cache-t-il derrière les maisons basses, dans les cours intérieures que l’on ne voit pas depuis la rue ? Derrière ces visages qui se lèvent vers le bus, ces regards qui se posent sur eux, les nouveaux arrivants ?
La mer scintille au bout de la route principale, la plage s’ouvre devant eux encadrée par trois arbres majestueux. Christelle parque le bus sur la place, le Malecon comme on appelle ici tous les fronts de mer urbanisés, et ils en sortent comme d’une gangue sèche et poussiéreuse pour aller s’installer sur le sable. Il est dix heures du matin. »

À propos de l’auteur
BRECART_Anne_©DRAnne Brécart © Photo DR

Bien qu’issue d’une famille francophone, Anne Brécart a suivi dans son enfance à Zurich l’enseignement d’écoles de langue allemande. Elle a ensuite fait des études de Germanistik en Suisse romande, où elle réside aujourd’hui. Traductrice littéraire de l’allemand (notamment de Gerhard Meier), elle anime des ateliers d’écriture et enseigne à Genève l’allemand et la philosophie. Tous ses romans ont été publiés chez Zoé. (Source: Éditions Zoé)

Page Wikipédia de l’auteur

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Les embrouillaminis

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En deux mots
Entendant différentes versions de la rencontre de ses parents, un petit garçon s’amuse à jouer avec ces moments qui marquent un destin. Si le voisin qui s’installe avait été une voisine, s’il avait choisi une école d’ingénieurs plutôt qu’une école de commerce… Les différents scénarios nous sont livrés dans ce roman interactif.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le roman des «si»

Si le voisin qui s’installe à côté avait été une voisine, si j’avais choisi une école d’ingénieurs plutôt qu’une école de commerce… Dans ce roman interactif, Pierre Raufast nous propose les différentes versions possibles et remporte haut la main la palme de l’originalité!

Il y a d’abord ce souvenir d’enfance. Quand le narrateur avait sept ans, la maison de ses voisins était mise en vente. L’occasion pour le petit garçon de rêver que les nouveaux propriétaires auraient un garçon de son âge avec lequel il pourrait jouer. Mais c’est une avocate plongée dans ses dossiers et soucieuse de son calme qui achète la maison et ne va pas tarder à prendre en grippe ce voisin bruyant.
Bien entendu, l’histoire aurait été très différente si le voisin avait été différent. Par exemple un homme sympathique et qui va se prendre d’affection pour son jeune voisin et lui ouvrir de nouveaux horizons. Alors, comme l’écrivain à la capacité de refaire son scénario et d’imaginer différentes histoires possibles, Pierre Raufast choisit de nous raconter ces deux histoires possibles. Fini le roman qui n’a qu’un seul fil conducteur; finie la «pelote narrative imaginée par l’écrivain et déroulée de façon linéaire par le lecteur». Place désormais au roman interactif, sorte de jeu de piste offert au lecteur, mais surtout réflexion ludique sur le roman, la fiction, les choix que nous faisons tout au long de notre vie et qui la façonne et la transforme, à l’image du scénario très changeant de la rencontre de ses parents. Ils s’amusent à modifier et embellir la chose à chaque que leur fils leur demande la «vraie version». Ce faisant, ils offrent à leur fils la liberté d’imaginer. Et il ne va pas se gêner!
Mais voici venu le moment de vous livrer le mode d’emploi de ces Embrouillaminis: vous pouvez décider de poursuivre votre lecture de façon linéaire ou suivre les instructions en fin de chapitre si vous préférez privilégier un scénario plutôt que l’autre. Vous pouvez aussi, et c’est ce qui fait tout le sel de ce livre, choisir d’abord une version puis le suivante. Ces nombreuses variantes de lecture ne rendent toutefois pour le critique pas la tâche facile: comment résumé l’histoire?
Disons simplement que l’enfant, puis l’adolescent va, suivant le cas, pouvoir suivre différentes filières scolaires, connaître ses premières expériences amoureuses et s’engager soit dans une école de commerce, soit dans une école d’ingénieurs. Côté cœur, l’option de s’installer avec sa copine puis fonder une famille a longtemps été prioritaire. Mais il va finalement choisir l’objection de conscience et travailler auprès d’une association ou encore de s’engager seize mois en entreprise à l’étranger (en lieu et place de son service militaire) et s’envoler pour le Mexique, où l’administration de la défense va finir par l’oublier. Découvrant la culture de l’Amérique centrale, il va également faire quelques belles rencontres qui vont à nouveau changer sa vie. Engagé comme effaroucheur à l’aéroport, il va passer ses soirées avec Salvador, Ruben, Flor, Ramirez ou encore Salina vont lui faire connaître des expériences inédites et le conduire, sous une forte drogue, à un jeu mortel. Arrêté, il va alors connaître la prison. «Quand je sortirai, je serai écrivain et je raconterai des histoires. Là, je pourrais imaginer les destins que je n’ai pas eus. Je pourrais vivre mille vies par procuration, je pourrais créer des alternatives et tester des mondes meilleurs. L’écriture, ce sont mes simulations numériques à la puissance cent, car seule l’imagination limite les univers possibles. Et puis un jour, peut-être, quand j’aurais suffisamment écrit, quand je ne distinguerai plus vraiment le réel de la fiction et que ma mémoire me jouera des tours, alors peut-être que ce jour-là je serai finalement en paix. Je confondrai mes livres et la réalité: je penserai que c’est dans un de mes romans que j’ai enterré une pute mexicaine, que j’ai volé des choses dans une galerie d’art, ou que j’ai piraté l’ordinateur d’une écrivaine. La réalité et la fiction se mélangeront dans un épais brouillard et je pourrai enfin m’endormir serein.»
Un projet mené de main de maître, avec cet humour qui a fait le succès de La fractale des raviolis et de La Baleine thébaïde, dont on retrouve du reste un morceau d’histoire dans ce nouveau roman, sorte d’autopromotion bienvenue. «Si vous refusez ce placement de produit honteux, indigne de l’intégrité littéraire de son éditeur, alors, à titre tout à fait exceptionnel, vous pouvez revenir sur votre choix, ce fameux matin où les oiseaux piaillaient dans les platanes. Rendez-vous au chapitre 43, page 270.»
Voilà sans aucun doute le roman le plus original et le plus ludique de cette année. À votre tour désormais de construire votre version!

Les embrouillaminis
Pierre Raufast
Éditions Aux Forges de Vulcain
Roman
300 p., 20 €
EAN 9782373051063
Paru le 21/05/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans la vallée de Chantebrie, à Saint-Bourdasse-en-Brie. On y passe aussi par Coupiac, Chaudes-Aigues, Saint-Flour, Verdun ainsi qu’au Mexique, à El Sauz, Morelia et Mexico.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Aussi, en ce jour d’avril, quand cette voiture se gara en face du portail, j’étais collé contre la vitre, à observer le destin du monde. Deux personnes en descendirent, les visites commençaient. Cela remonte à loin et quand j’évoque ce passé, une brume enrobe mes souvenirs, l’essentiel est là, mais les détails m’échappent. Je ne me souviens plus du temps qu’il faisait ce matin-là. Je crois me souvenir qu’il faisait beau.»
S’il faisait beau, c’est une première histoire qui commence. Mais, si ça se trouve, il pleuvait. C’est une autre histoire qui commence. Pourtant, il n’y a qu’une histoire, qu’une vie, celle de Lorenzo, un jeune homme. Comme chacun d’entre nous, sa vie est une suite de choix. Quelles études faire? Où vivre? Avec qui vivre? Dans ce roman existentiel, mélancolique, inventif et émouvant, Pierre Raufast vous invite à vous perdre, comme son héros, dans la fantastique impossibilité de maîtriser nos choix et nos vies, dont pourtant nous rêvons de faire des destins.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Cultur’elle (Caroline Doudet)
Europe 1 (Nicolas Carreau)
Blog Lily lit  suivi d’un entretien avec l’auteur
Blog Mémo Émoi

Les premiers chapitres du livre
« Chapitre 1
Nous habitions au numéro 10 de la rue. Mon père, professeur d’histoire-géographie, était né à Toulon. Ma mère, d’origine madrilène, enseignait l’espagnol.
Je n’ai jamais trop compris comment ils s’étaient rencontrés. Quand je leur posais la question, ils se regardaient d’un air complice et me sortaient toujours une version différente. Une fois, ils étaient les deux nouveaux professeurs du lycée de la vallée de Chantebrie, l’autre fois, c’était à des cours de danse, une fois même, ils affirmèrent avoir fait connaissance à Madrid, dans un café où ma mère était serveuse.
Enfant, cette ribambelle d’histoires me plaisait et était devenue un jeu récurrent entre nous. Les dimanches soir de mélancolie, je réclamais à ma mère une nouvelle variante que j’épinglais quelque part dans le coin de mon cœur. Mais, en grandissant, j’arrivai à la conclusion qu’eux-mêmes ne se souvenaient plus de la vraie version, ou en avaient honte. Sinon, pourquoi tant de mystères ?
Un jour, bien des années plus tard, agacée par mon insistance, ma mère me répondit d’un ton froid que je ne lui connaissais pas : « Mais, au fond, Lorenzo, quelle importance ? Ce qui compte, c’est qu’un jour nous nous sommes rencontrés, que nous nous sommes aimés, et que tu sois né, non ? »
Ainsi réduisait-elle mon existence à la rencontre entre un ovule et un spermatozoïde. Les faits lui donnaient raison, mais j’eusse apprécié un conte plus étoffé, plus romanesque. Une vie ne se résume pas au tronc sec du dernier hiver, sans mémoire des feuilles du passé.
J’acquiesçai malgré tout ; ils avaient le droit d’avoir leur petit secret, mais longtemps cette phrase me hanta. Elle sous-entendait que nos vies se résumaient en quelques points de passage obligés. J’entendais ma mère décrire ainsi nos destinées : « Je suis née, je me suis mariée avec ton père, tu es né. Tu te marieras, tu auras un enfant, un jour je mourrai, puis viendra ton tour. » Deux existences condensées en moins de trente mots. Certes, les trous restent à combler mais, au fond, quelle importance, mon chéri ? Le principal est dit. Voici l’extrait sec. Triste synopsis minimaliste d’une vie qui gomme les rencontres annexes, les petites réussites sans lendemain, les voies sans issue, les infimes détails, les aléas sans conséquence. L’inquiétude du printemps 1986, cette bouteille qui réconcilia deux amis, la tuile envolée par cette nuit de fort mistral : tout ce qui fait le sel de nos petites vies. Seules les âmes fortes peuvent être ainsi comptables de leur vie.
Mais l’heure n’est plus à la philosophie ; il est temps de commencer ce récit par un de mes plus vieux souvenirs.

Nous habitions au numéro 10 de la rue, dans un lotissement de maisons mitoyennes à deux étages. Là-haut, les chambres. Au rez-de-chaussée, le salon, la cuisine et un bureau. Chaque maison avait son jardinet constitué d’une terre jaune de remblai où seuls quelques aromates habitués aux sols arides poussaient. Ma mère, cette magicienne, avait tout de même réussi à faire jaillir un mélange de fleurs champêtres le long du grillage délimitant notre jardin.
Les premières années, la maison mitoyenne était habitée par un vieux monsieur que l’on ne voyait jamais. Je n’ai pas vraiment de souvenirs de lui. Bien des années plus tard, mes parents m’apprirent qu’il avait été un écrivain assez connu dans les années 1950, mais que ses livres étaient désormais introuvables. Son œuvre maîtresse avait été une saga familiale en sept volumes sur l’histoire de la vallée. Qui se souvient de tout cela aujourd’hui ? Existe-t-il un paradis pour les personnages de fiction oubliés ? Une sorte de Champs Élysées où flotteraient les âmes vertueuses faites de lettres et de sueur ? À moins que nos bibliothèques ne soient qu’un vaste cimetière où reposent éternellement ces chimères littéraires.
Il mourut dans la plus grande discrétion et son fils mit sa demi-maison en vente. J’avais sept ans, et je me souviens que je fantasmais sur les futurs propriétaires. J’espérais une famille avec un garçon de mon âge avec qui je pourrais jouer aux cow-boys et aux Indiens. Et si c’était une fille ? Une chipie avec laquelle je serais obligé d’aller à l’école en lui tenant la main ? Je fronçais les sourcils : et si c’était un grand qui me volerait mes jouets ? Ou, au contraire, une mamie très gentille qui m’offrirait des bonbons ? Tout était possible, ce qui rendait l’attente encore plus délicieuse.
Aussi, en ce jour d’avril, quand cette voiture se gara en face du portail, j’étais collé contre la vitre, à observer le destin du monde. Deux personnes en descendirent, les visites commençaient.
Cela remonte à loin et, quand j’évoque ce passé, une brume enrobe mes souvenirs, l’essentiel est là, mais les détails m’échappent. Je ne me souviens plus du temps qu’il faisait ce matin-là.

Je crois me souvenir qu’il faisait beau. Dans ce cas, rendez-vous au chapitre 2.
Mais je me trompe certainement. Comment pourrais-je m’en souvenir ? Si ça se trouve, il pleuvait. Rendez-vous au chapitre 3.

Chapitre 2
Il faisait grand beau temps. Je m’en souviens, car la pelouse était verte et déjà drue pour la saison. Il ne manquait plus qu’un voisin de mon âge pour la transformer en mini-terrain de foot. En bordure du jardin, les bourgeons commençaient à pointer leur nez. Le soleil tapait sur les larges portes vitrées, ce qui donnait au salon une clarté incroyable. La veille, j’avais attrapé un nouveau papillon. C’était ma grande passion du moment. Je les cueillais délicatement par les ailes et les plongeais dans un bocal où se trouvait un coton imprégné de chloroforme. Une fois « endormis » (le mot pudique que mes parents utilisaient à la place de « morts »), je les scotchais dans un grand cahier à spirales.
Impatient, je sortis voir de plus près ce premier visiteur. J’avais pris ma collection sous le bras, comme le font les enfants, pressés de montrer leurs trésors aux nouveaux venus.
C’était une dame sans âge, grande, sèche, tout de noir vêtue. Elle me vit et se figea. Elle se retourna vers le propriétaire et dit, comme si je n’existais pas :
« J’aime bien le calme ; j’espère que les voisins n’ont pas d’enfants bruyants ?
— Rassurez-vous, dit le monsieur sans me regarder. C’est un couple d’enseignants tout à fait charmant, et ils n’ont qu’un seul enfant, qui est déjà au primaire. Mon père n’a jamais eu à se plaindre. C’est une famille très discrète. »
La dame fit la moue et pénétra dans la maison. J’entendis le claquement de ses talons sur le carrelage, puis la porte se referma.
Elle fut agréablement surprise par la luminosité du séjour. Elle imagina instantanément l’emplacement de son canapé, de son immense bibliothèque et de ses plantes vertes. L’étage lui convint aussi parfaitement : de quoi arranger une chambre d’amis et aménager un bureau où elle pourrait étudier ses dossiers. Madame A. était avocate et passait une grande partie de ses nuits à travailler ses plaidoiries. Elle ferma les yeux et évalua le silence des lieux. Visiblement satisfaite, elle posa deux ou trois questions d’usage et annonça qu’elle achetait la maison au prix demandé.
Je les vis remonter dans la voiture, sans un coup d’œil ni un au revoir pour ma petite personne. Je restai encore quelques minutes, mon grand cahier sous le bras, à regarder s’éloigner la voiture. Je n’avais jamais imaginé un tel scénario. Pour moi, il y avait toujours un enfant, gentil ou méchant, qui alimentait ma vision manichéenne du monde. C’était oublier que les adultes, aussi, peuvent être cruels.

Pendant toute mon enfance, madame A. fut une voisine détestable. À chaque fois que j’invitais des copains à la maison, elle se plaignait à mes parents : trop de bruits, trop d’agitation. Pour mes neuf ans, nous étions huit garçons et ma mère se disputa avec elle. C’était un mercredi après-midi ; nous avions improvisé un match de foot dans le jardin et la voisine était sortie furieuse. Elle préparait la défense d’une adolescente et nos cris compromettaient son sort. À l’entendre, nous serions tous responsables de sa condamnation à perpétuité. Ma mère avait argumenté ; des garçons de neuf ans ont besoin de bouger. L’avocate avait énuméré froidement les différents recours possibles face à cette situation qu’elle jugeait intolérable.
Au dîner, ma mère avait fustigé cette « vieille fille aigrie qui ne comprend rien aux enfants et à la vie ». Mon père, révolutionnaire dans ses tracts et utopiste de comptoir, ne bougea pas le petit doigt. Que faire face à une représentante du droit ? Mes parents renoncèrent à organiser d’autres anniversaires à la maison. Par extension, ils n’acceptèrent plus d’inviter des amis les mercredis ou les week-ends. Armée de son Dalloz, le Code civil rouge qu’elle brandissait en guise d’épée de Damoclès, elle devint un épouvantail à copains.
Roi sans amis dans son royaume : mes camarades se moquaient de moi. Lorenzo, pourquoi ne peut-on pas venir chez toi ? Tes parents sont-ils trop pauvres pour nous payer un goûter ? As-tu honte de ta chambre ? Je ne suis pas ton copain, tu n’as pas envie que je vienne ? Si tu ne m’invites pas, je ne t’invite pas.
Je tenais cette sorcière pour responsable de mon sort. À cause d’elle, j’appris la cruauté des enfants. Petit à petit, mes camarades de classe s’éloignèrent de moi. Me restaient mes papillons, mes jouets et mes livres, dans lesquels je m’immergeais avec délectation. Solitaire, je me créais des univers improbables où ma voisine subissait les dix plaies d’Égypte et bien plus encore.

Quand madame A. croisait mes parents, elle me vilipendait abondamment. Elle m’accusait d’avoir saccagé ses lauriers, d’avoir mis de la boue sur son paillasson, de ne pas être suffisamment poli avec la boulangère, et prédisait à mes parents la plus noire destinée pour moi : « Ce garnement finira en prison ! » Sur les lauriers et bien d’autres bêtises, elle avait raison, mais elle ne pouvait empêcher un enfant, esseulé par sa faute, de jouer les Zorro vengeurs. Quelque part, elle était responsable de mon indiscipline et de ma croisade. Le pâté de maisons était mon terrain de combat, le champ d’expérimentation de mes histoires imaginées dans mon lit. Notre grillage, la frontière entre le territoire des gentils et celui des méchants.

Heureusement, mes parents contrebalançaient cette ambiance délétère. Ils me nourrissaient de lectures et de jeux de société. Mon père, insatiable anarchiste éclairé, en profitait pour me parler des problèmes sociaux qui gangrenaient notre époque. Les parties de Monopoly étaient ponctuées de réflexions sur les bulles spéculatives. Il m’expliquait avec des mots très simples des concepts aussi compliqués que la liberté et le capitalisme. Il illustrait l’attrait pervers des dictatures au moyen de jeux de société.
De son côté, ma mère me parlait régulièrement espagnol, et grâce à elle je commençai ma sixième avec un niveau avancé. Elle me conseillait des livres et je fus un lecteur précoce, le chouchou de la bibliothécaire. C’était mon lot de consolation.
J’arrivai au lycée avec une solide culture générale. Bilingue, je lisais Gabriel García Márquez ou Jorge Luis Borges dans le texte. Je connaissais par cœur des tirades de Don Quichotte, ce qui impressionnait favorablement les filles de ma classe. Mais mon livre préféré restait Dune, un roman de science-fiction écrit par Frank Herbert. Il y avait dans cette épopée de l’Épice une dimension militaire et économique qui me fascinait. C’était un univers entier en six romans, dans lequel je me noyais avec volupté des soirées entières.
Curieux de tout, quand on me demandait ce que je voulais faire plus tard, j’envisageai à peu près toutes les filières possibles sauf le droit. La figure de l’avocat, personnifiée par ma sinistre voisine, me rebutait.
Avec l’âge, j’appris à relativiser son comportement et m’en amusait. Avec plusieurs années de retard, je me vengeais de sa phonophobie en lui téléphonant en plein milieu de la nuit ou en déposant dans sa boîte aux lettres différentes fientes d’animaux ramassées spécialement pour elle. Je me souviens d’un jour où elle avait fait le tour du quartier avec une boîte en carton remplie de merde de chien. Elle montrait à tous les parents les abominations dont elle était victime, ne sachant pas s’il s’agissait d’une vengeance liée à un récent procès ou d’une blague potache d’un voisin. Finalement, ce n’était qu’une pauvre femme vivant dans un continuel climat d’insécurité et de stress. Ses nuits à potasser les dossiers la rendaient encore plus fatiguée, encore plus irascible. Quand je partais le matin, je la voyais tirer discrètement les rideaux pour contrôler les allées et venues dans la rue. Elle devenait paranoïaque.

Pendant les années lycée, mon père entra dans sa phase « uchronie ». La droite avait gagné les élections et, avec la cohabitation, les années socialistes n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes. À table, il aimait refaire l’histoire à partir d’hypothèses politiques fictives. Il lançait des débats stériles : « Et si Mitterrand avait été élu dès 1974 ? Vous vous rendez compte de là où on en serait aujourd’hui ? », ou bien : « Et si la crise de Cuba avait abouti à une troisième guerre mondiale ? »
Ma mère levait les yeux au ciel. « Si ma tante en avait, ça serait mon oncle ! » Cette expression me faisait rire, mais mon père gardait son sérieux. Avec l’âge il devenait une sorte de militant virtuel, délaissant les événements politiques actuels pour s’intéresser à ceux qui auraient pu se produire. Ma mère lui reprochait de vivre au subjonctif, dans des mondes parallèles qu’il modelait. Il la reprenait en levant l’index bien haut : « Parallèles, mais justes et égalitaires. » Mon père aurait dû être écrivain pour façonner son monde d’encre et de feuilles.

L’année du baccalauréat, je n’avais toujours pas la moindre idée du métier que je voulais exercer. Je m’intéressais à tout, donc à rien en particulier. Ma mère me conseilla d’intégrer une école de commerce. Là-bas, je continuerais les mathématiques, la finance, l’histoire économique, les langues vivantes ; une bonne filière pour repousser de quelques années mon choix d’orientation.
Je suivis sa recommandation et passai deux difficiles années en classe préparatoire, où mes seules pauses consistaient à lire et relire inlassablement les six tomes de Dune. En 1993, j’intégrai une école de commerce en région parisienne et me retrouvai avec une faune bien différente de celle que j’imaginais. Il y avait pas mal de requins, des jeunes gens, souvent issus de milieux favorisés, qui n’avaient qu’une seule ambition : dominer le monde. Être les rois de la finance, reprendre des entreprises, fermer les usines en France pour les rouvrir en Chine, inventer des besoins futiles, jouer sur nos peurs primaires, développer le consumérisme pour mieux vendre, encore et encore. L’objectif n’était pas de devenir riche, mais d’être le plus riche.
Moi qui adorais le réalisme magique de la littérature sud-américaine, moi qui vénérais l’idéalisme dérisoire de don Quichotte, je me retrouvai d’un coup dans le grand bain du pragmatisme financier. Produire plus pour s’enrichir davantage. Quand je racontais tout cela à mon père, il jubilait. Enfin, je lui donnais raison et prouvais la décadence de notre civilisation : « L’argent pourrit tout, il faudrait revenir à des valeurs humanistes plus fondamentales. Si en 1945, Churchill n’avait pas… » Ma mère levait les yeux au ciel et changeait de pièce.

Mais, même dans une fourmilière, on trouve toujours des exceptions, des fourmis à cinq pattes. Claire, une petite brune pétillante, partageait peu ou prou ma vision du monde. Bretonne, elle avait grandi dans un village où les hommes étaient marins ou éleveurs de cochons. Elle aimait bien les crêpes au chocolat, le vin blanc, les recueils de poésie, l’écologie, les discussions autour d’une tisane, les caresses de mes doigts dans son dos. Plus tard, elle voulait travailler aux ressources humaines pour aider les gens à s’épanouir. Elle pensait que le monde de l’entreprise était déjà bien trop cruel et qu’il fallait rajouter une pincée d’humanité dans les rouages. Contrairement à mon père, elle ne refusait pas le système en bloc ; comme don Quichotte, elle espérait toujours trouver un gramme de compassion dans une place boursière. J’aimais sa sensibilité autant que son corps et nous savourions ce délicieux début de relation, plein d’élans amoureux et d’illusions. Je l’appelais « ma princesse ».
En cours, je m’asseyais souvent un ou deux rangs derrière elle, pour le plaisir de la regarder. Ignorant tout du cours soporifique, je laissais mon esprit s’égarer et me demandais sans cesse comment notre relation évoluerait. Où et avec qui serai-je dans dix ans ? Avec elle ? Avec une autre ? Serons-nous mariés ? Aurons-nous un jour des enfants ? Un ? Deux ? Trois ? J’aimais entrevoir tous ces futurs possibles. Finalement, j’avais hérité de mon père cette passion pour les mondes hypothétiques. J’étais le cancre de Prévert qui alimente ses rêveries par l’oiseau de son cœur.

En 1995, je découvris le jeu vidéo Dune II. J’achetai à cette occasion mon premier ordinateur, pour retrouver les héros de ma saga préférée. Je passais des nuits à jouer, à faire fructifier mes stocks d’Épice et à me créer une double vie numérique. Cet univers virtuel m’éloignait de la froide réalité de mon école. Pourtant ce monde fantastique rempli de meurtriers, d’arrivistes et de coup bas n’était pas meilleur que le monde réel, mais j’avais l’impression d’avoir un réel pouvoir sur lui, une meilleure emprise sur les choses.

En dernière année, je me spécialisai en simulation financière, seule option possible pour échapper à la folie esclavagiste de l’économie moderne. Protégé derrière mon ordinateur, je modélisais le monde boursier et imaginais les évolutions à venir. J’étais curieusement moins intéressé par l’appât du gain que par cette promesse numérique de prédire les choses. Je ne vendrais pas l’Épice, mais prédirais les volumes. Je serais le nouveau Nostradamus en costume-cravate.
En cours, nous apprenions à jouer avec les paramètres, à répondre aux questions des mercenaires. Quelque part, cela me plaçait au-dessus d’eux : « Le cours de l’action va-t-il chuter ? » ; « Si la société perd un gros contrat, quel en sera l’impact boursier ? » : « Et si la banque centrale remonte son taux directeur ? » Je jonglais avec les hypothèses et domptais à mon tour le subjonctif paternel. Je voulais modéliser le monde, canaliser les si pour mieux les comprendre, rendre prévisible le risque aléatoire. Dans un autre monde, j’aurais pu devenir météorologue pour prédire le temps du lendemain, les ouragans et les cyclones.
J’expliquais à Claire ma passion : « Le mot si n’a que deux lettres : il serait dommage de se laisser mener par le bout du nez par un si petit mot. » Elle me répondait par des baisers et, une fois repu, je m’allongeais sur le dos et rêvais de maîtriser cette danse du chaos, ce tango imprévisible qui façonne le futur.

Ainsi s’illusionnent les jeunes diplômés.

Rendez-vous au chapitre 4.

Chapitre 3
Je crois me souvenir qu’il pleuvait depuis au moins une semaine. De ces giboulées de mars qui jouent les prolongations. La pelouse était dans un état catastrophique, l’herbe était soit trop haute, soit remplacée par une boue gorgée d’eau. Je me disais que si un voisin de mon âge arrivait, on ne pourrait pas jouer au foot avant l’été. Il n’était que 11 heures du matin, mais les nuages gris donnaient une ambiance crépusculaire – si bien que nous gardions les lampes allumées toute la journée pour augmenter la clarté.
Je mis mes bottes, mon imperméable à capuche et sortis en vitesse pour voir de plus près cette première visiteuse. C’était une dame sans âge, grande, sèche, tout de noir vêtue. Elle pencha son parapluie et m’observa avec méfiance. Elle se retourna vers le propriétaire et dit, comme si je n’existais pas :
« Je ne supporte pas le bruit. C’est bien dommage de voir que les voisins ont des gamins.
— Rassurez-vous, dit le monsieur en me regardant, c’est un couple d’enseignants tout à fait charmant et ils n’ont qu’un seul enfant. Mon père n’a jamais eu à se plaindre. C’est une famille très discrète. »
La dame fit la moue, me dévisagea et mit le pied dans une flaque formée au pied du perron. Son talon s’enfonça de quelques centimètres. Elle jura, j’éclatai de rire. Elle me lança un regard noir, ressortit sa chaussure toute maculée de boue et entra dans la maison sans même s’essuyer sur le paillasson. L’homme alluma le plafonnier et une lumière blafarde s’écrasa sur les murs vides. Elle secoua la tête.
« J’ai besoin de clarté. Je ne pourrais jamais vivre dans une telle caverne.
— Le temps n’est pas idéal. Normalement le séjour est très lumineux. Je vous propose de monter voir les chambres.
— Ce n’est pas la peine.
— Voulez-vous repasser quand il fera meilleur ? »
Elle lui décocha un regard agacé : « Je cherche une maison plus claire et surtout sans voisinage. Vous comprenez, je travaille beaucoup chez moi et j’ai besoin d’un calme absolu. » Il voulut dire que son père, lui aussi, avait besoin de silence quand il écrivait. Mais la femme avait l’air déterminée alors il haussa les épaules et la raccompagna vers la porte.

Une semaine plus tard, le fils revint accompagné par un homme d’une cinquantaine d’années. Il ne pleuvait plus et le visiteur commença par inspecter le jardin. Je courus dans le jardin pour me poster à quelques mètres du grillage. Il tourna la tête et m’apostropha.
« Alors jeune homme, comment tu t’appelles ?
— Lorenzo, monsieur.
— Et dis-moi, Lorenzo, comment est le jardin ? »
Je le regardai sans trop comprendre la question.
« Y a-t-il des insectes ? Des mantes religieuses ? Des papillons ? Est-ce qu’il y a beaucoup de vers de terre ? »
Le propriétaire voulut répondre, mais l’homme lui fit un clin d’œil. Je m’avançai d’un pas et marmonnai tout en tripotant mes mains :
« Des papillons, oui, et des fois il y a des sauterelles, monsieur.
— Des vertes ou des marron ? »
Je haussai les épaules. Il s’approcha de moi et s’accroupit.
« Ce n’est pas pareil, tu sais. Je parie qu’ici ce sont des criquets. Les sauterelles préfèrent la campagne, car elles sont omnivores. Les criquets sont herbivores, c’est parfait pour les petits jardins comme le tien. »
À cette époque, je collectionnais les papillons. Je les cueillais délicatement par les ailes et les plongeais dans un bocal où se trouvait un coton, imprégné de chloroforme par mon père. Une fois « endormis » (le mot pudique que mes parents utilisaient à la place de « morts »), je les scotchais dans un grand cahier à spirales.
« J’ai une grande collection de papillons dans un cahier, vous voulez la voir ? »
L’homme rit.
« Pas tout de suite, bonhomme. Je dois d’abord visiter la maison pour savoir si elle me plaît. »

Ils entrèrent dans la maison et je me mis à chercher des criquets dans l’herbe. Il était encore trop tôt dans la saison, mais je trouvai quand même un énorme escargot caché sous une feuille. Tout fier, je me campai devant le grillage pour exhiber ma merveille. Les deux hommes sortirent quelques minutes plus tard et se serrèrent la main. Je restai à les regarder, à l’écart, n’osant pas montrer ma trouvaille à l’inconnu. Ils parlèrent quelques minutes, puis se dirigèrent vers le portail. Au moment de partir, l’homme se tourna vers moi. « Je vais bientôt revenir, j’espère que tu me montreras ta collection de papillons. »
Sans un mot, je lui tendis mon escargot. Il le prit et l’observa. « Je vais le remettre dans l’herbe. Ce serait dommage que, ce soir, il ne puisse pas dormir chez son papa et sa maman. »
Voilà ma première rencontre avec monsieur B., ingénieur des Arts et Métiers, qui allait devenir mon mentor durant plusieurs années.

Monsieur B. travaillait à la centrale hydroélectrique de la vallée. Le week-end, quand il jardinait, et que je n’invitais pas de copains à la maison, je m’empressais de le rejoindre. On passait alors de longues heures à faire des expériences. Il m’apprit à mesurer la valeur de pi avec les troncs d’arbres et une simple ficelle. On construisit des mini-éoliennes avec des bouchons de liège et des dynamos de vélos. Il m’expliqua les rudiments de l’électronique en démontant de vieux appareils. Il m’aida à enrichir ma collection de papillons en m’emmenant promener dans les collines.
Je traversai l’école primaire d’un souffle exalté. Tout était prétexte aux mesures, aux expériences, au bricolage, à l’observation du monde. Je découvrais l’infini pour y déposer des mots d’enfant. Monsieur B., émerveillé, battait des mains et me racontait les étoiles.
Mes parents voyaient d’un bon œil l’influence de ce voisin, devenu un ami de la famille. Le samedi soir, il dînait avec nous et quand je montais me coucher, je les entendais jouer aux cartes et rire jusqu’à fort tard. Il était barbu, monsieur B., et j’ai en mémoire ce collier poivre et sel déformé par un sempiternel sourire.
Au collège, l’apprentissage devint plus théorique et il insista pour relire mes devoirs de mathématiques et m’enseigna des notions plus complexes. « La connaissance est liberté. Sors des quatre murs de la prison où le système veut t’enfermer. Ouvre toujours tes yeux et tes oreilles ! Sois un observateur attentif du monde. » Il me dévoila la beauté des équations différentielles bien avant l’heure. J’aimais mettre le monde en équation et m’étonner que cela colle parfaitement. Mes copains me regardaient, incrédules, préférer ces charabias à un après-midi de foot. Je délaissais un peu le français, un peu l’histoire-géo, ne gardais une moyenne excellente qu’en espagnol grâce à ma mère. C’est lui qui m’initia aux jeux vidéo, avec Zork, un jeu minimaliste où je me perdais mille fois dans de délicieuses ramifications narratives.
À cette époque, mon père était englué dans d’éternelles rengaines politiques. Il rabâchait sans cesse de vieilles histoires, refaisait le monde à sa façon en imaginant des issues possibles à des situations inventées. Monsieur B. s’en amusait : « Finalement, la politique ressemble aux sciences physiques : vous imaginez des mondes idéaux, vous explorez des variantes infinies de modèles économiques, sans jamais rien faire de concret. Vous êtes de vrais théoriciens ! » Ma mère éclatait de rire et mon père revêtait son sourire gêné.
Et puis un printemps, j’avais quatorze ans, monsieur B. nous annonça qu’il était muté dans une autre ville, à l’autre bout de la France, dans un autre univers. C’était une promotion, il y serait directeur d’une centrale hydraulique. « Mais pourquoi ne pas être directeur de celle de la vallée ? » Il m’expliqua que cela ne fonctionnait pas ainsi et que, pour pouvoir évoluer, il fallait bouger. « Augmenter l’entropie du système pour ne pas qu’il se relâche » : son clin d’œil humoristique ne suffit pas à me consoler. À l’âge où d’autres vivaient leur premier chagrin d’amour, j’expérimentai un grand vide, une tristesse de tout autre nature.

Ses anecdotes, ses expériences, ses sollicitations me manquèrent. Seul, il est beaucoup plus ardu de se motiver. Je perdis progressivement mon avance et m’intéressai mollement à d’autres choses. Mon père, plongé dans ses journaux politiques, ne levait le nez que pour me faire réciter mes leçons d’histoire-géographie, et encore, en rajoutant son grain de sel sur le dessous supposé des cartes. Ma mère profita de mes errances pour revenir à l’assaut avec ses romans espagnols. Je lus sans déplaisir Don Quichotte, mais n’insistais pas au-delà. La lecture comblait mon besoin d’imaginaire, mais n’arrivait pas à satisfaire ma soif de possibles, des hypothèses et des expériences qui les valident. Les romans n’ont qu’un seul fil conducteur ; ce n’est qu’une pelote narrative imaginée par l’écrivain et déroulée de façon linéaire par le lecteur. Une simple vision statique du monde, là où monsieur B. m’avait fait entrevoir la dynamique de systèmes bien plus complexes.
Pour combler ce vide, je m’investis dans les jeux vidéo. C’était l’époque des premières consoles de jeux. J’adorais l’idée de refaire dix, vingt, cinquante fois la même partie et de constater que les monstres optaient chaque fois pour des comportements différents. Chaque partie était unique tout en obéissant aux mêmes schémas. Voilà ce qu’il manquait aux livres ! En vérité, la composante aléatoire des monstres renouvelait le plaisir, mais n’apportait pas grand-chose au dénouement. Je finissais toujours par affronter le boss à la fin des premiers niveaux, puis je perdais systématiquement par manque de temps. Cela ne m’empêchait pas d’essayer encore et encore, tel Sisyphe poussant son rocher inlassablement au sommet de sa montagne.
J’initiais mon père à Populous, un jeu vidéo où nous incarnions un dieu chargé de l’évolution d’une civilisation. C’était l’occasion rêvée de mettre en pratique ses théories humanistes et anticapitalistes. Il n’en fut rien. Il se contenta de regarder, hébété, les petits personnages bouger au gré de mes mouvements de souris tout en répétant « C’est incroyable ce que l’on fait aujourd’hui ». Il m’incita à bâtir des républiques démocratiques qui n’avançaient pas. Nous étions encore à l’âge de pierre quand des dictatures armées nous envahissaient. Mon père s’agaça de cette vision voltairienne de l’homme et fustigea les producteurs américains du jeu.

À la place de monsieur B., un jeune couple et leur bébé s’installèrent dans la maison mitoyenne. Au début, j’entendais les pleurs de la petite fille la nuit. Puis la situation se normalisa et ce ne fut que des bonjours et bonsoirs polis quand on se croisait.
Pendant les années lycée, mon père se noya dans sa phase « uchronie ». Il aimait à refaire l’histoire à partir d’hypothèses politiques fictives. Il aimait lancer des débats stériles, du style : « Et si Mitterrand avait été élu dès 1974 ? Vous vous rendez compte de là où on en serait aujourd’hui ? », ou bien : « Et si la crise de Cuba avait abouti à une troisième guerre mondiale ? »
Ma mère levait les yeux au ciel. « Avec des si, on mettrait Paris en bouteille ! » Cette expression me faisait rire, mais mon père gardait son sérieux. Avec l’âge il devenait une sorte de militant virtuel, délaissant les événements politiques actuels pour s’intéresser à ceux qui auraient pu se produire. Ma mère lui reprochait de vivre au subjonctif, dans des mondes parallèles qu’il modelait. Il la reprenait en levant l’index bien haut : « Parallèles, mais justes et égalitaires. » Mon père aurait dû être écrivain pour façonner son monde d’encre et de feuilles.
En terminale, j’étais un élève normal, pas forcément excellent, mais pas ridicule non plus. J’avais gardé de mon compagnonnage avec monsieur B. un certain goût pour le questionnement, la curiosité et les sciences. Longtemps je me suis demandé quelle aurait été ma scolarité au lycée si monsieur B. n’était pas parti. Aurais-je gardé autant d’avance en mathématiques ? Aurais-je été en tête de classe ? Aurais-je passé moins de temps sur les jeux vidéo ? Nous avions gardé contact. Au début, je lui écrivais presque toutes les semaines pour lui expliquer mes avancées. Mais, les années passant, je ne prenais plus le temps. Trop de choses futiles à faire, pas assez de choses à raconter. J’enfilais excuse sur excuse pour limiter ma correspondance à une ou deux lettres par an.

Mon orientation se fit naturellement ; je m’inscris en classe préparatoire scientifique, comme un bon tiers de mes camarades. Cette idée me plaisait bien : je voulais développer des jeux vidéo, et devenir ingénieur était la voie royale pour décrocher un emploi dans ce secteur. Deux ans plus tard, j’intégrai, par le hasard du classement d’un concours, une école d’ingénieur en mécanique. Domaine a priori loin des jeux vidéo, mais mes parents me pressèrent d’accepter, ce que je fis.

Un peu paumé dans une filière que je n’avais pas choisie, je passais ma première année à décompresser. Beaucoup de bières, des soirées entre potes et des séances de cinéma. Je profitais d’une nouvelle liberté, loin de la vallée de Chantebrie. À cette époque, je passais des nuits entières sur le jeu vidéo Dune II, inspiré de mon roman préféré. Un jeu mélangeant aventures et stratégie dans lequel il fallait équilibrer les conquêtes militaires et économiques. Nous étions tout un groupe de passionnés et nous comparions l’avancée de nos quêtes.
Et puis un soir, lors d’une fête moins arrosée que les autres, je discutai avec Camille, une grande perche blonde qui avait atterri là par tacite validation parentale d’un brillant parcours scolaire. Comme moi, elle n’avait aucun attrait pour la mécanique, mais elle suivait les cours avec application, comme elle l’avait toujours fait. Elle s’acharnait à peaufiner ses devoirs, sachant très bien que jamais elle ne mettrait ces nouvelles compétences en application. Elle se destinait à la gestion de projet, terme vague qui couvrait un ensemble d’activités supposées moins techniques que les autres. Jouet du classement d’un concours national, elle s’adaptait tant bien que mal. Un demi-point en plus et elle aurait atterri dans une école de chimie. Un demi-point en moins, elle se serait retrouvée spécialisée en génie civil.
Pourtant, au lycée, Camille voulait devenir aide-soignante ; son rêve était d’aider les personnes âgées. Mais ses parents avaient jugé qu’avec ses résultats scolaires elle pouvait gagner davantage. Alors elle avait suivi une filière scientifique et passé le concours. De toute façon, à dix-huit ans, est-on vraiment capable de savoir ce que l’on veut ? C’était la thèse de son père. Il était expert-comptable, mais rabâchait sans arrêt qu’il aurait voulu faire marin. C’était davantage une posture qu’une véritable réflexion sur sa vie, car, dans ce cas-là, pourquoi n’avait-il pas écouté les aspirations de sa fille ?

Un soir de fin de première année, elle devint « ma princesse », surnom qui lui resta. En deuxième année, je déménageai dans son studio à quelques rues de l’école. Nous faisions l’amour régulièrement, avec cette prescience de savoir que ce n’était que le début d’une grande aventure. Le diplôme en poche, nous irions travailler en région parisienne comme la majorité des couples d’ingénieurs. Trois ans plus tard, nous nous marierions et aurions un ou deux enfants en fonction du logement que nous aurons pu nous payer. Dix ans plus tard, une chance sur deux d’être divorcés.
Dans n’importe quel jeu vidéo, j’aurais trouvé ce scénario trop linéaire, trop convenu. Mais c’était ma vie et je n’avais, comme la plupart des gens, aucun regard objectif dessus. Je découvrais pas à pas toutes les étapes d’un sentier mille fois foulé. Nos ancêtres ont beau avoir poli, vie après vie, les marches du destin, nous les gravissons en fiers conquérants, sourds à leurs conseils, aveugles à leur sort.

En troisième année, je choisis un stage à la centrale hydroélectrique de la vallée de Chantebrie afin de me rapprocher de mes parents. Le sujet était intéressant : modéliser la résistance mécanique des pales en rotation. Le premier jour, je demandai à mes nouveaux collègues s’ils avaient connu monsieur B. La plupart d’entre eux s’en souvenaient encore très bien. Dans la salle de repos, les dessins familiaux des employés étaient punaisés sur un grand tableau en liège. Au milieu, j’en reconnus deux que je lui avais offerts vers l’âge de dix ans. L’un représentait une fusée, une usine et un grand monsieur. L’autre, les trajectoires d’un papillon cherchant à éviter le filet d’un petit garçon. Ce fut comme deux petites aiguilles plantées dans mon cœur. C’était un peu grâce à lui que j’étais là, et pourtant cela faisait des années que je n’avais pas pris de ses nouvelles. Était-il toujours directeur ou était-il à la retraite ?
Je passai ces cinq mois à travailler sur ma modélisation. Les soirées, je continuais l’extraction de l’Épice dans Dune. J’étais désormais à un niveau avancé du jeu vidéo et ne pouvais plus m’arrêter.
La journée, je lançais mes modélisations numériques. Je les tordais dans tous les sens, jouais sur plusieurs scénarios : toute cette combinatoire des possibles me fascinait. À partir de quelle valeur les pales se brisent-elles ? À quelle vitesse minimale la turbine s’arrête ? J’exécutais un tas de combinaisons. J’aimais ces univers virtuels qui n’existaient que dans ma tête et prenaient vie dans cet ordinateur. J’étais devenu le dieu Populous de cette centrale. Je pouvais la faire exploser numériquement en un clic de souris. Les enchaînements de causes racines me fascinaient, tous ces arbres de décisions qui exploraient l’infinité potentielle d’un simple modèle.
Alors que ma vie semblait linéaire, préformatée, mon imagination et mon intellect naviguaient dans des myriades multicolores de mondes parallèles. J’avais trouvé ma voie : la simulation numérique et l’accès à des royaumes virtuels infinis.
Ainsi rêvent les jeunes ingénieurs.

J’eus soudainement envie de remercier monsieur B. de m’avoir orienté vers cette filière scientifique. Ce stage, à la centrale où il avait travaillé, était une superbe occasion de le faire. Rendez-vous au chapitre 53.

Puis je me dis qu’après son départ j’avais pas mal végété. Sans doute serait-il déçu de mon parcours scolaire, lui qui voyait de grandes choses en moi. Et puis, à quoi bon remuer le passé ? Je laissai tomber cette idée. Rendez-vous au chapitre 4.

Chapitre 4
Le 10 juin 1996, mes parents assistèrent à la cérémonie de remise de diplôme avec cette fierté non dissimulée de voir leur enfant correctement armé pour affronter la vie. Mon père, dans une retenue tout en pudeur, mélange d’une méfiance viscérale envers les élites et d’une satisfaction paternelle. Ma mère, tout en exubérance latine, me serrant dans ses bras et parlant à mon amie presque comme à une belle-fille.
Pour nous, l’avenir s’annonçait sous les meilleurs auspices. J’étais désormais sur les rails de la vie et je n’avais qu’à poursuivre mon petit bonhomme de chemin comme mes parents l’avaient fait vingt-cinq ans auparavant en épousant leur carrière de fonctionnaire. Nous allions chercher du travail en région parisienne et, une fois installés, rien ne pourrait nous faire dérailler.
Ne restait que la question du service militaire. En février de cette année, Jacques Chirac venait d’annoncer la professionnalisation des armées, mais les garçons nés avant 1979 devaient tout de même remplir leurs obligations militaires. Nous étions pratiquement la dernière génération à partir sous les drapeaux et la plupart de mes camarades de promotion cherchaient une excuse pour se dérober. Les dispenses s’obtenaient de plus en plus facilement. Il suffisait de négocier avec le médecin, d’arguer d’un emploi en CDI, de prolonger les études d’une ou deux années pour être réformé.
La question m’effleura. J’avais déjà reçu une offre d’emploi qui ne m’intéressait guère, mais j’aurais pu m’en servir pour éviter ces dix mois sous les drapeaux. J’hésitais. Et puis un drame mit fin à cette indécision.

Comme chaque soir, j’allumai mon ordinateur pour jouer à Dune. Mais cette fois-ci il ne démarra pas, le disque dur était foutu, cramé. Toute ma progression au jeu était perdue, des centaines d’heures de ma vie virtuelle étaient coincées dans cet amas de ferraille inutilisable. Fou de rage, je réinstallai tout et repris ma quête de zéro. Je fus tenté de prendre les mêmes décisions qu’un an plus tôt, mais, pour une raison inexpliquée, je changeai. La trajectoire qui se dessina fut infiniment plus prometteuse. Je collectai plus d’Épice en moins de temps. J’avais dévié un peu de ma route, par hasard, et les effets furent radicalement différents.
Je passai les trois heures de mon voyage en train à méditer cette expérience. Et si profitais de cette année de transition pour faire un pas de côté ? Et si j’ouvrais une parenthèse pour tenter autre chose ? Je ne risquais rien : au pire, je pourrais reprendre ma vie comme on reprend une ancienne partie sauvegardée. Le nez contre la vitre, je sentis les vibrations secouer mes convictions. Les champs, les prés et les villages défilaient. Hypnotique spectacle, semblable à une vie déroulée en accéléré. Les trajets en train ont toujours facilité chez moi l’introspection. Jusqu’à présent, ma vie n’avait été qu’un long chemin rectiligne, tracé par le cocon familial. J’étais allé d’une gare à l’autre sans même y penser. Je pressentis que cette année d’interlude pouvait m’ouvrir des perspectives inédites ; le train déraillerait pour m’emmener de l’autre côté du miroir.

J’en parlai à ma princesse, qui fut réfractaire à cette idée. Pourquoi changer de plan ? Pourquoi risquer quelque chose ? Elle préférait répondre à son destin et commencer le prochain chapitre de sa vie, pressée d’atteindre celui où notre premier enfant naîtrait. Elle évita la discussion comme d’autres éteignent la radio pour s’épargner les mauvaises nouvelles.
Pendant mon footing, je repensai à Paul, personnage obsédant de Dune. Jessica, sa mère, était génétiquement programmée pour n’engendrer que des filles. En le mettant au monde, elle avait désobéi, mais elle avait permis à son enfant d’avoir un destin extraordinaire. Je n’étais pas si pressé que ça de travailler dans un bureau à la Défense. Et si, moi aussi, j’allais chercher l’Épice de ma vie ? Et si je modifiais un peu les conditions initiales de mon logiciel ? Comme ça, pour voir, pour jouer ? Après tout, n’était-ce pas ce que je savais faire ?
Ma mère fut surprise, mais ravie de ma décision. Elle m’incita à voyager. À l’époque, on pouvait remplacer le service militaire par un service civil à l’étranger. L’idée était de trouver une entreprise qui veuille bien vous envoyer dans un pays où elle avait une filiale pour y travailler seize mois. C’était gagnant-gagnant, la société bénéficiait d’aides fiscales et le jeune diplômé trouvait une première expérience internationale tous frais payés. Elle s’activa et dénicha par son réseau hispanophone une copine dont le frère travaillait au Mexique. Il pouvait me pistonner pour entrer à l’aéroport d’El Sauz, dans l’État de Chihuahua. En tant qu’informaticien, il m’avait assuré que j’aurais une mission intéressante. Ma mère était enthousiaste : « Va découvrir le vaste monde, mon fils ! Tu vas rester les quarante prochaines années le cul vissé à une chaise. Profite de cette opportunité ! En plus, le Mexique, c’est un pays génial, celui d’Octavio Paz… »
Mon père, toujours branché dans ses trips philosophico-gauchistes, ne comprenait pas mon envie de faire le service militaire. Si je ne voulais pas travailler immédiatement, ce qu’il comprenait, pourquoi ne pas être objecteur de conscience et m’engager dans une cause humanitaire ? « Tu auras tout le temps de travailler pour un patron. Profite de ta jeunesse pour donner un peu de sens à ta vie, tu n’en auras pas toujours l’occasion. » Il proposa de me mettre en relation avec ses amis d’associations culturelles, qui regorgeaient de bons plans humanitaires.
Ma copine réfutait en bloc cette histoire de service national. Pourquoi repousser l’entrée dans la vie active ? Ensemble, ce serait plus simple de trouver deux boulots dans la même ville et d’emménager dans un appartement à nous. Je lui parlai de Paul et de la quête de l’Épice. Elle n’adhéra pas à ma théorie, mais concéda, en désespoir de cause, que le service militaire classique était son option préférée. Elle cherchait déjà du boulot en région parisienne et m’encouragea à postuler pour n’importe quel régiment de n’importe quelle armée, marine, terre, air, gendarmerie, pourvu que je sois à moins de trente kilomètres d’elle. Quand je lui disais que jouer au simple soldat pendant dix mois n’était pas une perspective enthousiasmante, elle balayait mes réticences d’un revers de la main :
« Faut savoir ce que tu veux ! Et puis tu dormiras chez nous, … »

Extraits
« Quand je sortirai, je serai écrivain et je raconterai des histoires. Là, je pourrais imaginer les destins que je n’ai pas eus. Je pourrais vivre mille vies par procuration, je pourrais créer des alternatives et tester des mondes meilleurs. L’écriture, ce sont mes simulations numériques à la puissance cent, car seule l’imagination limite les univers possibles.
Et puis un jour, peut-être, quand j’aurais suffisamment écrit, quand je ne distinguerai plus vraiment le réel de la fiction et que ma mémoire me jouera des tours, alors peut-être que ce jour-là je serai finalement en paix. Je confondrai mes livres et la réalité: je penserai que c’est dans un de mes romans que j’ai enterré une pute mexicaine, que j’ai volé des choses dans une galerie d’art, ou que j’ai piraté l’ordinateur d’une écrivaine. La réalité et la fiction se mélangeront dans un épais brouillard et je pourrai enfin m’endormir serein. Ma mémoire défaillante sera la pierre fondatrice de mon ataraxie.
Pour l’instant, j’aligne les mots, j’aligne les phrases dans l’attente de ce jour où je m’illusionnerai. Je me crée une forêt de mille histoires pour masquer la seule que je veux oublier. J’invente des personnages, des personnages féminins, je leur donne des prénoms pour enfouir celui que je n’ai jamais su. Je noie dans des fictions ma sombre réalité. » p. 147-148

« Si vous voulez connaître mes aventures sur l’Hirundo, lisez La Baleine thébaïde, du même auteur. Ainsi, nous éviterons de couper des arbres et de gaspiller du papier à recopier ce qui est déjà écrit ailleurs. Après tout, nous sommes dans le chapitre « Mission écologique » et chacun doit contribuer un petit peu.
FIN
Si vous avez déjà lu ce roman, et que vous vous souvenez de la fin, ou si vous refusez ce placement de produit honteux, indigne de l’intégrité littéraire de son éditeur, alors, à titre tout à fait exceptionnel, vous pouvez revenir sur votre choix, ce fameux matin où les oiseaux piaillaient dans les platanes. Rendez-vous au chapitre 43, page 270. » p. 263

À propos de l’auteur
RAUFAST_Pierre_©DRPierre Raufast © Photo DR

Pierre Raufast est né à Marseille en 1973. Il est ingénieur diplômé de l’École des Mines de Nancy. Il vit et travaille à Clermont-Ferrand. Son premier roman, La Fractale des raviolis, publié aux éditions Alma, obtient le prix Jeune mousquetaire, le prix de la Bastide et le prix Talents Cultura 2014. En 2015, La variante chilienne est dans la sélection du prix du roman Fnac. Les embrouillaminis est son sixième roman. (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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Sang et stupre au Lycée

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En deux mots
Janey vit une liaison incestueuse avec son père au Mexique, avant de le quitter pour New York, où, après une scolarité ravageuse s’installe dans le Lower East Side où elle se drogue, baise, avorte avant d’être enlevée et entraînée vers la prostitution. Mais elle pourra fuir vers Tanger puis l’Égypte et retracer son parcours.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’équipée sauvage de Janey Smith

La réédition de Sang et stupre au lycée permet à Laurence Viallet de nous offrir une version corrigée et augmentée d’un livre sans tabous, à la fois roman d’apprentissage, journal intime, recueil de poésie, collage et manifeste.

Comme le dit Virginie Despentes, «ça te saute à la gueule, ça te transforme». La réédition de ce texte au temps de #metooinceste pourrait presque être vu comme une provocation, s’il n’était un témoignage fort, cru et brutal des mœurs des années 1970 où la «libération» passait par le sexe et la drogue, par la fin des tabous et les expériences hors limites.
Cela commence par un dialogue entre un père et sa fille. Ils séjournent à Mérida, au Mexique, et couchent ensemble. Mais Janey Smith, qui vient s’entrer dans l’adolescence, craint que la rencontre de son père avec Sally, une jeune starlette, ne signifie la fin de leur relation particulière. Elle part alors pour New-York, tandis que son géniteur reste au Mexique. Fin du premier acte.
Le second, tout aussi glauque, se passe au lycée où Janey va intégrer une bande baptisée les scorpions. «On faisait exactement ce qu’on voulait et c’était agréable. On se soûlait. On se droguait. On baisait. On se faisait sexuellement le plus de mal possible. Le speed, le surmenage affectif et parfois la douleur émoussaient nos cerveaux. Déglinguaient notre appareil percepteur. Nous savions que ne nous ne pouvions rien changer au merdier dans lequel nous vivions, aussi nous efforcions-nous de nous changer nous-mêmes.» Et comme elle ne connaissait rien à la contraception, elle se retrouve enceinte et avorte pour 190 dollars. Dans son école «réservée aux gentilles filles de bonne famille» la chose devient courante. Alors les scorpions veulent se venger, «combattre la morosité de cette société de merde». Vols, dégradations, insultes, course-poursuite avec la police, accidents et autres dérapages vont alors se multiplier.
Avant l’acte trois, un petit intermède nous est proposé sous forme de conte. L’histoire du monstre et de sa chatte qu’un ours vient déranger. On y croisera aussi un cheval blanc et un éléphant. Des intermèdes qui vont se multiplier, notamment sous forme graphique, car les éditions Laurence Viallet ont choisi de rééditer ce livre en y incluant des fac-similés inédits reproduits en quadrichromie: deux cartes des rêves, dessinées et annotées à la main par Kathy Acker, et de nombreux dessins.
Janey vit désormais dans L’East Village où «les quelques centimètres épargnés par les ordures puent la pisse de chien et de rat. Tous les immeubles sont cramés, à moitié incendiés, ou en ruine.» La population est à l’aune de cet environnement, misérables ou voyous, comme ceux qui débarquent chez Janey et cassent tout avant de la frapper et de la kidnapper pour la conduire chez un mystérieux M. Linker, sorte de proxénète érudit. Ce dernier la séquestre et lui inculque sa philosophie de la vie. Mais elle n’a pas envie de passer toute sa vie en enfer. «Si je savais comment cette société a fini par être aussi pourrie, peut-être aurions-nous un moyen de détruire l’enfer.» écrit-elle. Et c’est précisément l’écriture qui la sauve. L’écriture et la soif d’apprendre. Un jour elle trouve une grammaire persane et se met à apprendre le persan. Des poèmes joliment calligraphiés suivront, suivis de poèmes de révolte, de notes de lecture, de correspondance avec des écrivains comme Erica Jong et Jean Genet, de fragments de son journal intime, de dessins comme cette carte de ses rêves.
Kathy Acker invente le collage littéraire qui va lui ouvrir le monde. Un monde qu’elle va parcourir après avoir trouvé un billet pour Tanger. Un monde qu’elle va embrasser, faisant du beau avec du mal, poussant toujours plus loin les limites.
Concluons cette chronique comme elle a commencé, avec Virginie Despentes: «je ne connais aucun autre auteur qui ait un tel souffle — une telle capacité à bouleverser nos certitudes sur ce qu’on peut attendre d’un roman.»

Sang et stupre au lycée
Kathy Acker
Éditions Laurence Viallet
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro
224 p., 22,50 €
EAN 9782918034049
Paru le 21/01/2021

Annexes
Cahier hors-texte de fac-similés inédits reproduits en quadrichromie. Il se compose de deux Cartes de mes rêves, dessinées et annotées à la main par Kathy Acker, et de deux dessins.
Reproduction de la décision de justice allemande qui, en 1986, a frappé le livre pour outrage aux bonnes mœurs. Dans ce réquisitoire candide, les censeurs, réfractaires à l’humour corrosif du roman, se montrent autant déroutés par le
fond que la forme, témoignant d’un obscurantisme universel et atemporel.

Où?
Le roman se situe d’abord au Mexique, à Mérida et au Yucatan puis aux États-Unis, à New York, dans le Connecticut, dans le New Jersey, à Newark. Puis à Tanger et en Égypte, du Caire à Louqsor.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1970.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Pendant deux mille ans vous avez eu le culot de nous dire à nous les femmes ce que nous étions. Nous utilisons vos mots ; nous mangeons votre nourriture. Qu’importe la façon dont nous gagnons notre argent, c’est un crime. Nous sommes des plagiaires, des menteuses, et des criminelles.» Kathy Acker
Sang et stupre au lycée est un conte philosophique voltairien, un roman d’apprentissage intertextuel qui retrace avec facétie les mésaventures de Janey Smith à la façon d’un journal intime.
Janey vit à Mérida, au Mexique, auprès de Johnny, son père, avec lequel elle vit une liaison incestueuse décrite sur le mode du vaudeville blasé, jusqu’à ce qu’il la quitte. Elle rejoint New York, où elle découvre le punk rock et le Lower East Side, donnant à voir ce Manhattan aujourd’hui mythique. Elle s’adonne à l’écriture de poèmes, subit plusieurs avortements, vend des muffins, attrape une MST, rejoint un gang… Enlevée, puis victime de la traite des Blanches, elle réécrit La Lettre écarlate, traduit Properce de manière très personnelle, apprend la langue et la calligraphie persanes. Libérée, elle rencontre Jean Genet à Tanger, avec qui elle entretient une liaison torride, avant de partir pour Alexandrie.
Sang et stupre au lycée – roman de jeunesse et chef-d’œuvre incontestable de Kathy Acker – opère comme un manifeste qui contient en germe toute son œuvre. C’est le laboratoire où elle met au point les expérimentations stylistiques et les jeux avec le canon littéraire qui lui resteront chers. La narration, oscillant entre la troisième et la première personne lorsqu’il s’agit des extraits du journal de Janey, favorise un impressionnant foisonnement formel (collage, plagiat, contes, saynètes drolatiques, poèmes, cartes des rêves, éructations de petite fille indigne dans des dessins parfois obscènes…), offrant une ode au langage et au pouvoir de la littérature. La difficulté à vivre dans une société brutale, néolibérale, patriarcale donne lieu à des diatribes anticapitalistes et féministes dont l’écho résonne encore aujourd’hui. Les thématiques abordées deviendront fétiches (le désir, le sentiment amoureux vécu comme souffrance, le refus de toute assignation identitaire et genrée, l’émancipation par la puissance de l’imaginaire…).
«Le fil conducteur de ce roman pulvérisé, traversé par un humour noir ravageur, réside dans la fraîcheur survoltée et si attachante de la voix de Janey/Kathy, irrévérencieuse et érudite, onirique et autobiographique, visionnaire et surdouée.
Kathy Acker ne déconstruit pas, elle pulvérise. Je ne connais aucun autre auteur qui ait un tel souffle, une telle capacité à bouleverser nos certitudes sur ce qu’on peut attendre d’un roman.» Virginie Despentes

Ce qu’en disent les écrivains
«Sang et Stupre au lycée est un texte exigeant qu’on ne peut pas lire en somnolant – ça te saute à la gueule, ça te transforme. Kathy Acker écrit sur la baise et le corps et la ville et la défonce et l’invisible – et personne n’avait fait ça avec autant de
radicalité et de style. Kathy Acker ne déconstruit pas, elle pulvérise. Je ne connais aucun autre auteur qui ait un tel souffle – une telle capacité à bouleverser nos certitudes sur ce qu’on peut attendre d’un roman.» Virginie Despentes

«Sang et stupre au lycée, de Kathy Acker, est un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine. Comme Le Festin nu et Sur la route, il figure parmi les très rares romans américains qui sont parvenus à élargir la définition et les paramètres de la littérature. Sang et stupre au lycée représente la quintessence de l’audace et de la radicalité pour toute une génération.» Dennis Cooper

«Acker est une Colette postmoderne dont l’œuvre a le pouvoir de refléter l’âme du lecteur.» William Burroughs

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Sur les pas de Kathy Acker – Manou Farine)
Libération (Mathieu Lindon)
Focus LeVif.be (Marcel Ramirez)
Cheek Magazine (Pauline Le Gall)
Blog Un dernier livre avant la fin du monde 
Blog cultures sauvages 

Les premières pages du livre
« Marre des parents
N’ayant jamais su ce qu’était une mère, la sienne étant morte lorsqu’elle avait un an, Janey dépendait de son père en toutes choses et le considérait comme un petit ami, un frère, une sœur, des revenus, une distraction et un père.
Janey Smith avait dix ans et vivait avec son père à Mérida, la principale ville du Yucatan. Janey et M. Smith avaient prévu que Janey fasse un long séjour à New York, en Amérique du Nord. En fait, M. Smith essayait de se débarrasser de Janey pour pouvoir passer tout son temps avec Sally, une starlette de vingt et un ans qui refusait obstinément de baiser avec lui.
Un soir, M. Smith et Sally sortirent, et Janey sut que son père et cette femme allaient baiser. Janey elle aussi était très jolie, mais elle avait une drôle d’expression car un de ses yeux était de travers.
Janey mit le lit de son père en pièces et coinça des planches contre la porte principale. Quand M. Smith rentra chez lui, il lui demanda pourquoi elle se comportait ainsi.
Janey: Tu vas me quitter. (Elle ne sait pas pourquoi elle dit ça.) Le père (abasourdi, mais ne niant pas): Sally et moi on vient à peine de coucher ensemble pour la première fois. Comment veux-tu que je sache ?
Janey (perplexe. Elle ne pensait pas que ce qu’elle vient de dire était vrai. C’était sous le coup de la colère): Alors tu vas me quitter. Oh non. Non. Ce n’est pas possible.
Le père (étonné lui aussi) : Je n’ai jamais pensé que j’allais te quitter. Je baisais, c’est tout.
Janey (ne se calme pas du tout en entendant ces paroles. Son père sait que Janey réagit au quart de tour et devient folle quand elle a peur, aussi provoque-t-il sans doute cette scène): Tu ne peux pas me laisser. Tu ne peux pas. (Complètement hystérique maintenant:) Je vais. (S’aperçoit qu’elle risque de perdre pied et de forcer les événements. Veut quand même entendre sa version. Frissonne de peur en lui demandant ceci.) Es-tu fou amoureux d’elle ?
Le père (réfléchit. Début de la confusion) : Je ne sais pas.
Janey : Je ne suis pas folle. (S’apercevant qu’il est fou amoureux de cette femme.) Je ne voulais pas agir comme ça. (Comprenant petit à petit qu’il est vraiment fou amoureux. Lâche le morceau.) Ça fait un mois que tu passes tout ton temps avec elle. C’est pour ça que tu as arrêté de prendre tes repas avec moi. C’est pour ça que tu ne m’as pas aidée comme tu le faisais avant, quand j’étais malade. Tu es fou amoureux d’elle, n’est-ce pas ? |
Le père (sans tenir compte de ce gâchis) : Nous avons couché ensemble pour la première fois cette nuit.
Janey: Tu m’avais dit que vous étiez juste amis, comme Peter et moi (l’agneau en peluche de Janey) et que vous ne coucheriez pas ensemble. Ce n’est pas comme moi quand je couche avec tous ces queutards des beaux-arts: lorsqu’on couche avec sa meilleure amie, c’est franchement grave.
Le père : Je sais, Janey.
Janey (elle n’a pas gagné ce round; elle lui a jeté la trahison au visage et il ne l’a pas complètement esquivée) : Tu as l’intention d’habiter avec Sally ? (Elle évoque la pire éventualité.)
Le père (toujours sur le même ton, triste, hésitant, mais secrètement heureux parce qu’il veut se tirer) : Je ne sais pas.
Janey (elle est sur le cul. Chaque fois qu’elle dit le pire, ça se produit) : Quand est-ce que tu sauras ? Je dois prendre mes dispositions.
Le père : Nous n’avons couché ensemble qu’une seule fois. Pourquoi ne pas laisser les choses suivre leur cours, Janey, au lieu de me mettre la pression ?
Janey : Tu m’annonces que tu aimes quelqu’un d’autre, tu vas me foutre à la porte, et je ne dois pas te mettre la pression. Tu me prends pour qui, Johnny ? Je t’aime.
Le père : Laisse les choses suivre leur cours. Tu en fais tout un plat
Janey (tout jaillit brutalement) : Je t’aime. Je t’adore. La première fois que je t’ai rencontré, c’est comme si une lumière s’était allumé en moi. Tu es la première joie que j’ai connue. Tu ne comprends pas ça ?
Le père (silencieux).
Janey: Je ne supporte pas l’idée que tu me quittes: c’est comme si une lance me transperçait le cerveau : c’est la pire douleur que j’ai jamais éprouvée. Tu peux sauter qui tu veux, je m’en fous. Tu le sais. Je n’ai jamais été comme ça.
Le père: Je sais.
Janey : J’ai peur que tu me laisses, c’est tout. Je sais que j’ai été chiante avec toi: j’ai vraiment trop déconné; je ne t’ai pas présenté à mes potes.
Le père: J’ai une liaison, Janey, rien de plus. Et j’ai envie que ça dure
Janey (elle la joue rationnelle) : Mais peut-être que tu vas me quitter
Le père (ne dit rien).
Janey : OK. (Se ressaisit en pleine débâcle et serre les dents.) Je vais attendre de voir comment les choses se passent entre Sally et toi et ensuite je saurai si on continue à vivre ensemble. C’est bien comme ça que ça se présente ?
Le père: Je ne sais pas.
Janey: Tu ne sais pas! Et moi, comment je fais pour savoir ?
Cette nuit-là, pour la première fois depuis des mois, Janey et son père couchent ensemble parce sinon Janey n’arriverait pas à dormir. Les mains de son père sont froides, il n’arrive pas à la toucher car de toute évidence il est troublé. Janey baise avec lui, même si ça lui fait super mal à cause de son inflammation pelvienne.
Le poème suivant est du poète péruvien César Vallejo, lequel, né le 18 mars 1892 (Janey est née le 18 avril 1964), a vécu quinze ans à Paris et y est mort à l’âge de quarante-six ans:
Cette nuit-là de septembre, tu fuis
si bon pour moi… à m’en faire souffrir!
Je ne sais rien de plus moi-même
Mais toi, TU n’aurais pas dû être aussi bon.

Cette nuit-là seule emprisonnée sans prison
Hermétique et tyrannique, malade et paniquée
Je ne sais rien de plus moi-même
Je ne sais rien moi-même car le chagrin me ronge.

Seule cette nuit de septembre est douce, TOI
Qui fis de moi une putain, sans
Émotion possible dans toute la distance de Dieu:
À ta détestable douceur je me cramponne.

Ce soir-là de septembre, quand semé
Sur des charbons ardents, depuis une voiture,
En flaques: inconnu.

Janey (alors que son père quitte le domicile) : Tu rentres ce soir ? Je ne veux pas t’embêter. (Ne cherchant plus à s’affirmer) Je pose la question, c’est tout.
Le père: Bien sûr que je rentre.
Au moment où son père quitte la maison, Janey se rue sur le téléphone et appelle son meilleur ami, Bill Russle. Bill a couché une fois avec Janey, mais sa bite était trop grosse. Janey savait qu’il lui dirait ce qui arrivait à Johnny, s’il était fou ou pas, et s’il voulait vraiment rompre avec elle. Janey n’avait pas besoin de faire semblant avec
Bill.
Janey: Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle ère au cours de laquelle, pour toutes sortes de raisons, les gens devront se coltiner toutes sortes de problèmes compliqués, qui ne nous laisseront plus jamais le luxe de nous exprimer à travers l’art. Est-ce que Johnny est fou amoureux de Sally ?
Bill: Non.
Janey: Non? (Étonnement et espoir absolus.)
Bill: Il y a quelque chose de très profond entre eux, mais il ne te quittera pas pour Sally. »

Extraits
« Je traînais avec une bande de jeunes déjantés et j’avais peur. Nous formions un groupe, LES SCORPIONS.
Papa ne m’aimait plus. Voilà.
J’étais désespérée, je voulais à tout prix retrouver l’amour qu’il m’avait pris.
Mes amis étaient exactement comme moi. Ils étaient désespérés — issus de familles brisées, de la pauvreté — et ils essayaient par tous les moyens possibles d’échapper à leur sort.
Malgré les restrictions scolaires, on faisait exactement ce qu’on voulait et c’était agréable. On se soûlait. On se droguait. On baisait. On se faisait sexuellement le plus de mal possible. Le speed, le surmenage affectif et parfois la douleur émoussaient nos cerveaux. Déglinguaient notre appareil percepteur.
Nous savions que ne nous ne pouvions rien changer au merdier dans lequel nous vivions, aussi nous efforcions-nous de nous changer nous-mêmes.
Je me détestais. Je faisais tout ce que je pouvais pour me faire du mal.
Je ne me rappelle plus avec qui j’ai baisé la première fois que j’ai baisé, mais je ne devais rien connaître à la contraception parce que je suis tombée enceinte. Je me rappelle en revanche très bien l’avortement. Cent quatre-vingt-dix dollars.
Je suis entrée dans une vaste pièce blanche. Il devait y avoir cinquante filles. Quelques adolescentes et deux ou trois femmes d’une quarantaine d’années. Des femmes qui faisaient la queue. Des femmes assises qui piquaient du nez. Quelques-unes étaient accompagnées par leur petit ami. Je me suis dit qu’elles avaient de la chance. La plupart d’entre nous étions venues seules. Les femmes qui faisaient la queue avec moi se sont vu remettre de longs questionnaires: à la fin de chaque formulaire, il y avait un paragraphe stipulant qu’on donnait au médecin le droit de faire ce qu’il voulait et que si on mourait ce n’était pas sa faute. Nous avions déjà remis notre sort entre des mains d’hommes avant ce jour. C’est pour ça que nous étions ici. Nous avons toutes signé ce qu’on nous donnait. Puis ils ont pris notre argent. » p. 37-38

« Le taudis où elle décide de vivre. L’East Village pue. Les ordures recouvrent chaque centimètre de rue. Les quelques centimètres épargnés par les ordures puent la pisse de chien et de rat. Tous les immeubles sont cramés, à moitié incendiés, ou en ruine. Pas un propriétaire de ces taudis ne vit dans ces répugnants immeubles. L’hiver, quand la température avoisine les moins quinze degrés ces bâtiments n’offrent ni eau chaude ni chauffage et l’été, quand il fait dans les quarante degrés, les cafards et les rats tapissent les murs intérieurs et les plafonds.
Il n’y a qu’un seul hôpital à la disposition de tous, un hôpital qui a le courage de se situer à quelques blocs de la limite nord des bas quartiers. L’hôpital abrite des lampes, des seringues, des médicaments qui entraînent des troubles cérébraux, des ustensiles et presque pas de lits. Chaque fois qu’il y a des vacances, par exemple, quand il y a une panne d’électricité ou quand un propriétaire met le feu à l’un de ses immeubles pour toucher l’argent de l’assurance, les pauvres pillent l’hôpital pour se distraire. » p. 68-69

« De nos jours, la plupart des femmes baisent à droite et à gauche parce que baiser, ça ne veut rien dire. Tout ce qui intéresse les gens aujourd’hui c’est le fric. La femme qui vit sa vie en fonction d’idéaux non matérialistes est un monstre antisocial et fou; plus elle agit ouvertement, plus elle se fait détester de tous. Aujourd’hui, le femmes ne se font pas jeter en prison comme des morceaux de Tampax sanglants — seuls les putes et les camés finissent en prison, la prison-justice étant désormais un business comme un autre —, elles crèvent juste de faim et tout le monde les déteste. Le meurtre physique et psychique arrange tout le monde.
La société dans laquelle je vis est complètement pourrie. Je ne sais pas quoi faire. Je ne suis qu’une simple personne et je ne suis pas bonne à grand-chose. Je n’ai pas envie de passer toute ma vie en enfer. Si je savais comment cette société a fini par être aussi pourrie, peut-être aurions-nous un moyen de détruire l’enfer. » p. 80

À propos de l’auteur
ACKER_Kathy_©Robert_MapplethorpeKathy Acker. © Robert Mapplethorpe

Kathy Acker est une figure majeure de la littérature américaine de la fin du XXe siècle. Le succès de Sang et stupre au lycée, son best-seller, fait d’elle une icône, l’héritière de William Burroughs. Dans les années 1990, elle domine l’avant-garde littéraire. Sa pratique de réappropriation de textes canoniques lui vaut le qualificatif de pirate. Féministe, elle est une pionnière queer. À la croisée de plusieurs champs artistiques, proche de musiciens, de poètes ou d’artistes comme Cindy Sherman ou Sherry Levine, Kathy Acker exerce aujourd’hui encore une influence considérable sur le monde des lettres et des arts. Traduite dans le monde entier, elle est enseignée dans un très grand nombre d’universités, dans les pays anglo-saxons comme ailleurs, notamment en France, et son aura ne cesse de croître.
Née en 1947 à New York, Kathy Acker grandit au sein d’une famille aisée. Elle étudie la littérature, devient l’assistante de Herbert Marcuse, fait du strip-tease à Times Square. Elle meurt d’un cancer du sein en 1997, à Tijuana. (Source: Éditions Laurence Viallet)

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Tu marches au bord du monde

BADEA_tu_marches_au_bord_du_monde  RL_2021

En deux mots:
Après avoir été refusée au concours d’entrée au Conservatoire de Bucarest, la narratrice cherche une nouvelle orientation qu’elle trouve par hasard. Elle part étudier à Paris qui ne marquera que la première étape d’un long périple durant lequel elle va se chercher. ET finir par se trouver.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Oublier les fantômes du passé pour se construire

C’est en marchant au bord du monde que la narratrice du roman d’Alexandra Badea va finir par se trouver. Une quête qui commence du côté de Bucarest pour se finir à Kinshasa, en passant par Paris, Mexico, Tokyo et Amsterdam.

Un matin qui a tout l’air d’un matin comme tous les autres. Réveil dans un petit matin blafard, métro et bancs de l’université pour un cours de marketing. Sauf que cette journée est capitale: les résultats de l’examen d’entrée au conservatoire vont changer la vie de la narratrice. Car après les échecs successifs des années précédentes, c’est sa dernière chance. Qu’elle ne saisira pas, car sa candidature est définitivement rejetée. Désormais, elle marche dans la vie comme une automate. Même Seb, son petit ami, l’indiffère.
«Tu es revenue à ta vie doucement. Tout a repris son ordre préétabli, signé il y a longtemps dans la promesse et l’échec d’une éducation. Tu as repris le même chemin. Le réveil sonne à la même heure. Tu te lèves sans penser à rien. Tu te mets sous la douche et tu attends le réveil de ta peau. Ensuite tu marches, tu t’assois dans les mêmes amphis, dans les mêmes salles pour remplir ta tête des mots qui n’ont plus aucun sens. Tu retournes à ton boulot, tu guettes les passants dans la rue, tu remplis des formulaires, tu tries, tu écris, tu tues le temps, tu tues ton temps.» Le hasard la conduit jusqu’à l’institut français où Bleu de Krzysztof Kieślowski
est à l’affiche. En sortant de la projection, elle prend une brochure sans imaginer que ce sera sa porte de sortie. Un formulaire pour une bourse d’études en France s’y trouve. Elle s’inscrit, et cette fois, elle sera admise. Encore quelques jours pour aller voir son père, mais ça fait deux mois qu’il est en Italie. Encore quelques jours pour aller voir sa mère. Mais les deux femmes n’ont plus rien à se dire depuis longtemps. Encore quelques jours pour dire adieu à Seb. Mais il n’y a plus d’amour. Elle tire un trait sur sa vie d’avant et part pour la cité universitaire de Nanterre.
«Tu es dans le no man’s land de ta vie, entre deux frontières, tu attends qu’on te donne accès à une autre existence. Le temps te traverse librement, sans obstacle, pour la première fois, tu as le temps. Tu l’inventes comme tu le respires.»
Les jours passent jusqu’à ce qu’un inconnu ne l’aborde dans la cour carrée du Louvre et ne l’invite à une soirée qui se termine dans le lit d’un inconnu. Khaled va lui permettre de poser les jalons d’une nouvelle vie que l’arrivée inopinée de Seb ne changera pas. D’ailleurs les deux amants ne font que passer et la laisser avec ses incertitudes. Après un premier emploi décroché en France, un retour avorté en Roumanie, la voilà repartie vers le Mexique pour une nouvelle expérience qu’elle espère salvatrice. D’autres suivront, toujours ailleurs, comme un long voyage sans but.
Alexandra Badea souligne mieux que personne cette temporalité bizarre qu’accompagne l’exil. Cette impression d’être à deux endroits à la fois tout en n’étant nulle part. Cette quête effrénée de stabilité dans un univers instable au possible. Mais aussi le refuge que constitue une langue que l’on s’est appropriée et qu’on ne cesse d’explorer comme un trésor. Ce français qu’elle cajole sans en oublier pour autant les aspérités et les sonorités. «Attendre, atteindre, éteindre». Une écriture que la dramaturge apprivoise aussi avec l’emploi de la seconde personne du singulier pour raconter cette odyssée. Le «tu» lui permet à la fois une certaine distanciation et, à la manière d’une entomologiste, d’observer avec attention tous les faits et gestes, toutes les émotions décrites. On l’accompagne volontiers dans sa quête.

Playlist du roman


Radiohead, no surprises


Tom Waits, All the world is green


Beirut Elephant Gun


Schubert Ave Maria (Jessye Norman)

Tu marches au bord du monde
Alexandra Badea
Éditions des Équateurs
Roman
316 p., 19 €
EAN 9782849907740
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en Roumanie, à Bucarest, mais aussi à Paris, Mexico, Tepoztlán, Michoacán, Pátzcuaro, un village des Caraïbes, Tokyo, le mont Fuji, Amsterdam, Séoul, Singapour, Kuala Lumpur, Kinshasa.

Quand?
L’action se déroule de la fin des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est l’histoire d’une femme en fuite. Née dans un pays qui, après l’effondrement du communisme, croque les fruits empoisonnés du capitalisme, l’héroïne de ce roman grandit parmi des humains au regard rivé sur leur écran de télévision. Elle fait partie de ce corps malade et court les fuseaux horaires. Pour échapper à soi-même, à la terre des origines, à l’histoire des parents, aux blessures passées, aux amours ratées. Et chercher à être enfin soi dans une géographie intime qui résiste au chaos. Cette femme est une fille de la mondialisation. Entre Bucarest, Paris, Mexico, Tokyo et Kinshasa, la narratrice poursuit une quête de la sexualité, de la féminité, de la sororité et des territoires marqués au fer rouge de l’Histoire. Ce Lost in Translation contemporain révèle une voix poétique et politique de romancière; Un roman au long cours qui nous emporte, nous rend plus forts, terriblement vivants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Le trio en sol majeur de Schubert déchire le silence du matin. Il est six heures. Dehors, il fait encore nuit. Dans l’immeuble d’en face, des fenêtres s’allument. On dirait des toiles de Hopper. Tu les regardes pendant quelques minutes, le temps de te réveiller complètement. Tu imagines des histoires à partir de ce que tu vois. Des femmes, des hommes et des enfants isolés chacun dans son cube : une cuisine, une salle de bains ou une chambre. Le même décor, les mêmes meubles, les mêmes lampes, les mêmes tons de lumière blafards.
Tu te lèves, tu descends du lit, tu fais deux pas et tu saisis ta trousse de toilette. Tu te diriges vers les douches communes au fond du couloir.
À cette heure-ci, tu ne vas croiser personne, il n’y a pas d’attente, tu peux prendre ton temps.
C’est ton seul moment de solitude de la journée. Tu mets le réveil une demi-heure plus tôt, tu as besoin de ce tête-à-tête avec toi, les pensées descendent dans ton corps, tout se pose doucement, la peur accumulée pendant la nuit s’éloigne un peu.
Tu partages cette chambre délabrée avec une autre fille depuis quatre ans. Au début, vous étiez quatre, après trois, et maintenant vous êtes deux. Au fur et à mesure de l’avancée dans la scolarité, vous avez droit à une plus grande surface. C’est la dernière année. Ça va être la dernière année. Chaque jour, tu répètes cette phrase pour te donner du courage.
Tu descends dans le métro. Ton regard se pose sur les grandes lettres qui composent le nom de la station. « Les Défenseurs de la patrie. » La deuxième lettre est tombée l’année dernière et on ne l’a pas encore remplacée. Dans les noms des stations, il y a souvent une lettre qui manque. Tu les repères à chaque arrêt du métro, c’est ton jeu secret avec la ville. En arrivant à la station « Les Héros de la révolution », tu te demandes quel est le lien entre eux et « Les Défenseurs de la patrie ». Deux stations les séparent. Peut-être deux générations ? Les grands-parents qui ont fait la Seconde Guerre mondiale et les petits-enfants qui ont renversé le régime cinquante ans plus tard ? À deux stations de distance, ils se regardent de loin.
À huit heures, tu commences les cours à la fac et tu essaies de ne pas t’endormir devant des diaporamas en PowerPoint expliquant les techniques de marketing de demain. Comment piéger davantage de clients. Inciter à la consommation, dépenser, soutenir l’économie, produire plus que nécessaire pour ne pas laisser la connerie se dissiper.
Le professeur parle. Il écrit des chiffres et des formules sur le tableau. Tu regardes sans rien comprendre. Tu ne peux pas comprendre. Tu ne fais aucun effort pour comprendre, ton cerveau est trop plein d’autres choses.
Tu restes assise dans cette salle de classe, tu l’écoutes, tu prends des notes mais tu es loin d’ici. Tu ne sais même pas à quoi tu penses. Tu ne sais rien. Et cette peur qui t’envahit t’empêche de vivre, s’immisce partout dans ton corps, surgit à chaque fois que tu essaies de sortir de la marche ordonnée du quotidien.
La peur revient. Tu ne peux pas la nommer. Elle n’a pas de corps, pas de visage, elle flotte à la surface de ta peau. Elle prend le pouvoir, elle fixe le rythme de ton cœur, le sens de tes sécrétions, la tessiture de ta voix. Tu la sens mais tu ne peux pas l’expliquer, alors comment tu pourrais la combattre. Tu n’essaies même pas.
Tu voudrais partir d’ici, tu voudrais disparaître, ce n’est pas ton endroit, ce n’est pas ta vie. Tu assistes à un spectacle qui ne t’appartient pas. Témoin inactif, passif, à attendre une résolution écrite à un autre endroit.
Il est huit heures du matin et tu es déjà fatiguée. L’énergie s’est dissipée pendant les premières heures de la matinée. C’est comme ça depuis quelque temps. Tu vis en boucle comme les adultes qui ont trahi leur jeunesse. Toi, tu n’as pas encore oublié complètement tes rêves, mais ce mouvement est en train de se produire lentement. Si quelque chose ne change pas dans les jours qui suivent, tu oublieras tout et tu t’inscriras dans le rang des corporatistes honnêtes. Ce n’est même pas une affaire de jours, c’est une affaire d’heures. Tu as peur plus que d’habitude ce matin. La liste sera affichée en début d’après-midi. Dans quelques heures, tu sauras si tu as été admise au Conservatoire. C’est la cinquième fois que tu passes le concours. C’est aussi la dernière fois. L’année prochaine, tu auras dépassé la limite d’âge. Une nouvelle vie est en train de s’ouvrir à toi. Tu le sais, tu le sens. Peu importe le résultat, tu vas changer de vie.
Si tu as ce concours, tu vas détruire tout ce que tu as construit ces trois dernières années. Tu laisseras derrière toi le marketing. Tous ces chiffres et toutes ces formules que ce professeur est en train d’enchaîner sur le tableau, tu pourras les jeter à la poubelle de ta mémoire. Tu garderas sans doute ton petit boulot d’enquêtrice de rue, histoire de payer ta scolarité et tes charges. Mais tout le reste va changer.
Si tu n’as pas le concours, tu vas détruire tout ce dont tu as rêvé depuis sept ans, tout ce qui est ancré dans ton être profond. Tu as décidé de ne plus jamais mettre les pieds dans un théâtre, ce serait trop douloureux. Tu vas vider ta bibliothèque, tu vas finir ton master et tu vas accepter l’offre de ton employeur actuel. Tu vas passer ta vie à grimper les échelons et à améliorer tes assurances, tu vas passer tes vacances d’hiver dans les Alpes autrichiennes et tes vacances d’été aux Baléares comme tout individu de la classe moyenne montante. Ça va être ça, ça pourrait être pire, tu vas t’y faire à cette idée. On l’a tous fait. On a tous oublié les commencements, alors tu pourras le faire aussi, tu pourras aussi t’inscrire sur la liste des perdants camouflés dans un costard de gagnant soldé chez Armani trois ans après la fin de la collection.
Le séminaire se termine. Vous sortez tous. Tu traverses la passerelle en verre qui relie les deux bâtiments de l’Académie de sciences économiques, l’immeuble néoclassique avec ses colonnes et sa coupole et le parallélépipède néosoviétique avec son carrelage sali par les tags et les restes d’affiches décollées. Tu aimes beaucoup traverser cet espace, tu te sens suspendue à un vide inconnu, loin de cette ville dans un endroit que tu ne connais pas, dans un film américain pas trop dégueulasse, de ceux qu’on peut voir à la télé le dimanche après minuit. Tu t’arrêtes une minute et tu regardes les voitures et les passants qui défilent sous tes pieds. Dans ce lieu de passage, loin de l’agitation extérieure, tu te sens protégée.
Tu sors dans la rue. C’est un après-midi de fin septembre qui ressemble aux automnes du lycée, quand tu séchais les cours avec tes amies pour vous promener dans la forêt. Dans la petite ville de province où tu as grandi, il n’y a rien à faire mais il y a la forêt. Autrefois tu te perdais sur ses sentiers, parmi les branches coupantes des arbres, et tu oubliais qui tu étais. Tu marchais et tu écrivais dans ta tête une autre histoire, cette histoire que ta mère avait oublié de te raconter. Ce n’était pas une histoire avec des fées ou des princesses, c’était une histoire avec une fille qui habitait ailleurs. Loin d’ici. Tu ne savais pas où, ni avec qui, mais tu l’envoyais loin, à chaque fois dans un endroit différent. Ton espace se limitait à cette ville de province et à quelques images volées aux livres et aux films, mais au milieu de cette forêt ton imaginaire s’envolait, il te portait loin, tu t’évadais de ce décor grisâtre.
Cette adolescente égarée dans la forêt revient près de toi pendant que tu traverses un square rempli de gosses hyperactifs et de grands-mères hystériques. Une meute de chiens errants fouille dans les poubelles qui se déversent. Ils te font peur. On dirait des loups égarés dans l’espace urbain.
Tu mets tes écouteurs. Tu écoutes le même CD depuis deux mois. Radiohead. « No Surprises » commence et tu te sens mieux. Tu t’accordes à la mélancolie de la chanson. Tu bouges les lèvres, tu chantes un peu et tu continues à marcher dans ce quartier délabré que tu aimes tellement. Des maisons anciennes décrépites, qui ont oublié leurs propriétaires, des murs qui tombent sous une lumière de fin du monde, des clôtures bancales en fer rouillé, des jardins envahis d’herbe et de lierre. C’est beau, c’est presque un décor d’opéra. Tu as envie de danser dans ces ruines. Tu es fascinée par ce quartier préservé des pelleteuses qui ont rasé pendant cinquante ans les bâtiments historiques de la ville pour construire à la place des tours en béton. Tu aimerais trouver une mansarde ou une cave pour y habiter, tu en as marre de partager cette chambre au foyer universitaire, mais pour l’instant il n’y a rien. Juste des panneaux « À vendre », mais personne pour acheter car, au prochain tremblement de terre, ces murs affaiblis par le temps pourraient s’effondrer complètement. Tu traverses ce quartier chaque jour en faisant un petit détour entre l’Académie et ton boulot pour te donner l’illusion qu’une nouvelle vie pourrait commencer à cet endroit. Une vie inconnue qui portera une odeur forte.
Tu arrives devant un immeuble soviétique des années 1970, tu sonnes à l’interphone, on t’ouvre, tu montes. Tu n’aimes pas les ascenseurs. Une fois, tu es restée bloquée une nuit entière à côté de deux corps inconnus, l’air s’évaporait et tu pensais mourir. Alors tu préfères monter à pied même si c’est au cinquième étage. Tu pousses la porte de l’appartement qui fait office de siège de la société de marketing qui te paye tous les trente du mois pour vingt heures d’enquête aux bouches du métro, tu enfiles un uniforme jaune fluo qui ne te va pas du tout, tu prends tes formulaires et la caisse de yaourts. Aujourd’hui, tu vas tester un nouveau produit. Tu vas rester quatre heures dans le froid pour demander aux passants qui acceptent de goûter ton yaourt s’ils aiment son goût, sa couleur, son odeur et son emballage. Quarante questions que tu dois remplir en moins d’une minute, sinon tu ne vas pas faire ton quota.
Entre deux clients, tu regardes l’heure. Les listes doivent être déjà affichées. Cette pensée te donne la nausée. Ton ventre tremble et les pouces de tes doigts se sont enflammés. Tu respires en te concentrant sur les questions stupides de ton formulaire.
Tu attends. Tu n’as que ça à faire, attendre que le temps passe, que tu puisses ranger tes fiches au fond d’un tiroir et prendre un bus vers le conservatoire. Quelque part tu aimerais prolonger cet état de suspension dans lequel tu te retrouves, cette absence de certitude. La porte est ouverte largement, tu peux t’enfuir encore. Pour combien de temps ? Tu ne peux pas le savoir.
Tu es dans le bus maintenant, écrasée entre tous ces corps qui se forcent à trouver une place. Les portes se referment difficilement. Tu descends au prochain arrêt. Tu longes les murs du bâtiment du conservatoire. Tu vois des gens assemblés devant les listes. Il y en a qui rient, d’autres qui pleurent. Tu ne regardes plus. Tu respires.
Tu t’approches. Pas envie de te bousculer, tu ne veux pas sentir l’odeur des autres, leur respiration dans ta nuque, leur peur qui pulse. Tu aimerais être seule. Tu avances. Tu es tout près maintenant. Tu vois ton nom tout de suite. Il n’est pas sur la bonne liste. Tu repars. Le ciel est gris, lourd, une énergie étouffante s’installe dans ton corps.
Tu n’as pas regardé la moyenne, tu t’en fous de tout ça maintenant. Tu n’as pas envie d’en savoir plus. Tu veux juste t’éloigner de ce lieu qui porte l’empreinte de ton échec définitif. Tu éviteras ce quartier à partir d’aujourd’hui. Tu éviteras tout.
Il pleut doucement, les nuages n’ont pas encore la force de se vider entièrement. Tu ne ressens rien. Tu marches tout simplement, sans aucune pensée. La peur s’est dissipée. C’est calme. C’est vide.
Dans le bus, tu colles ta tête à la vitre et tu remets Radiohead. Tu commences à glisser, c’est une sensation nouvelle, tu glisses, comme si tu te noyais dans l’océan sans ressentir la douleur de l’asphyxie. Tu retiens ta respiration, mais tu glisses. Une tristesse s’empare de ton corps. C’est agréable. C’est bizarre. C’est une sensation de confort, une mélancolie profonde, que tu fuis tout en la recherchant inconsciemment.
Tu t’assieds à la table du bar où tu l’attends chaque après-midi après le travail, ce bar planté au milieu d’un jardin public, qui porte le nom de son passé récent – La Bibliothèque. Pendant les années de dictature, dans cette salle rectangulaire en tôle construite autour d’un arbre centenaire qui pousse au milieu de l’espace et perce le toit, il y avait un kiosque avec des livres en libre consultation. Sur des petits bancs en bois, des jeunes se posaient quelques heures pour lire les pages d’un roman. Aujourd’hui les livres n’y sont plus. La bibliothèque est devenue un bar un peu sordide où les alcoolos du coin se mêlent aux étudiants des Beaux-Arts et du conservatoire. De tout ce passé, on a réussi à garder le nom de l’endroit et l’arbre qui continue à pousser à l’intérieur de ses murs.
Il est en retard comme d’habitude. Tu bois une bière et tu regardes les gens et le même désir de te glisser dans d’autres corps revient. Tu voulais devenir actrice pour t’oublier en te glissant dans des vies écrites par d’autres mains. Le prolongement de ta fuite combiné à un besoin maladif d’être regardée de loin sans qu’on puisse te toucher. Une manière de tromper la mort. Ta manière à toi. Tu l’as sentie une fois en jouant au théâtre universitaire avec une troupe d’amateurs. Tu disais ton texte en oubliant que c’était juste un texte appris par cœur. Pour quelques secondes, tu t’es sentie projetée dans un autre espace temporel, en dehors de la vie, et surtout loin de sa fin. Tu n’as jamais aimé les fins. Enfant, tu restais des heures, immobile sur ton lit, tes parents t’oubliaient dans ta chambre. Livrée à cette solitude infinie, tu fixais le ciel cotonneux et tu te demandais ce qui se passe après la mort. La réponse venait toute seule : rien, un état immobile dans un blanc infini pour toujours. Depuis tu essaies de reporter toute fin, comme si à chaque fois il s’agissait d’un pas vers cet abîme découvert à l’enfance.
Il arrive. Il t’embrasse. Il boit de ta bière et commence à parler. Il te parle comme s’il continuait une conversation entamée avant. Il te parle de son prochain projet photographique. Il a beaucoup de projets. Il les note dans son cahier mais il ne les réalise jamais. Parfois il commence une série de photos mais il la laisse tomber assez vite.
Seb a fini l’école polytechnique sans trop d’enthousiasme. Il travaille dans un centre d’impression, il passe sa vie à copier et à relire des thèses, parfois il bricole une affiche pour un concert bidon. Il parle depuis des années de la photo, il s’est acheté une caméra performante mais, à part quelques mariages et quelques baptêmes, il n’a pas fait grand-chose. Même sa passion est devenue un boulot alimentaire. Tu l’aimes. Depuis trois ans tu l’aimes. C’est un amour d’adolescence vécu en retard. Ça fait partie des choses simples et rassurantes qui ont le goût des certitudes.
Il continue à parler mais tu ne peux pas l’écouter cette fois-ci. Tu n’as pas la force de l’écouter et tu ne veux pas faire semblant, ça ne ferait qu’altérer cet amour :
— Je ne l’ai pas eu.
Livrée à cette solitude infinie, tu fixais le ciel cotonneux et tu te demandais ce qui se passe après la mort. La réponse venait toute seule : rien, un état immobile dans un blanc infini pour toujours. Depuis tu essaies de reporter toute fin, comme si à chaque fois il s’agissait d’un pas vers cet abîme découvert à l’enfance.
Il arrive. Il t’embrasse. Il boit de ta bière et commence à parler. Il te parle comme s’il continuait une conversation entamée avant. Il te parle de son prochain projet photographique. Il a beaucoup de projets. Il les note dans son cahier mais il ne les réalise jamais. Parfois il commence une série de photos mais il la laisse tomber assez vite.
Seb a fini l’école polytechnique sans trop d’enthousiasme. Il travaille dans un centre d’impression, il passe sa vie à copier et à relire des thèses, parfois il bricole une affiche pour un concert bidon. Il parle depuis des années de la photo, il s’est acheté une caméra performante mais, à part quelques mariages et quelques baptêmes, il n’a pas fait grand-chose. Même sa passion est devenue un boulot alimentaire. Tu l’aimes. Depuis trois ans tu l’aimes. C’est un amour d’adolescence vécu en retard. Ça fait partie des choses simples et rassurantes qui ont le goût des certitudes.
Il continue à parler mais tu ne peux pas l’écouter cette fois-ci. Tu n’as pas la force de l’écouter et tu ne veux pas faire semblant, ça ne ferait qu’altérer cet amour :
— Je ne l’ai pas eu.
Tu entends tes mots comme s’ils venaient de l’extérieur de ton corps. Tu ne reconnais plus ta voix. Tu aimerais qu’il parle mais il se tait. Il baisse son regard. Toi aussi. Tu commences à exfolier avec tes ongles l’étiquette de la bouteille de bière. Tu le fais souvent quand tu ne sais plus quoi dire, quand la tristesse fait sa place en ravageant tout sentiment positif, quand tu n’as pas envie d’éclater en larmes ou de sombrer dans le désespoir. Tu es avec cet homme depuis trois ans mais il n’a pas appris à te lire. Il ignore la signification de ce geste et à ce moment vous êtes séparés par tout ça.
Vous ne parlez plus et ça devient grave. Ça devient lourd. Et ça dure.
— Épouse-moi.
Tu entends ses mots. Tu les entends, tu les comprends, mais tu ne sens rien.
Tu as toujours attendu ce moment, mais là dans ce bar, après cet échec définitif, il devient ridicule. Tu le ressens mais tu ne le formules pas ainsi, pas maintenant, pas encore.
Sa demande se pose comme une alternative. Ça s’ajoute à la liste d’échecs qui dessinent le nouveau paysage de ta vie. L’amour est devenu la récompense des perdants.
Tu le regardes. Il a l’air insouciant. Ton échec ne le concerne pas. Ça t’appartient. Il est seulement à toi. Une pensée encore plus nocive t’attaque : « Tout ça l’arrange peut-être. » Ta réussite ne vous séparera pas. Il continuera à affirmer sa domination tranquillement en rassurant les restes de sa virilité.
Tu te tais. Il se tait. Rien de grave dans son regard. Il commande encore deux bières et vous attendez que l’alcool monte tranquillement dans vos têtes.
Il te regarde, tu détournes ton regard. Tu voudrais être seule mais tu n’oses pas partir. Tu oublies ton corps sur cette chaise en plastique en essayant de t’habituer aux nouvelles évidences.
Vingt minutes plus tard, vous descendez dans le métro, c’est d’une tristesse grisâtre, mais aujourd’hui ça te fait du bien. Tu ne supporterais pas la lumière. Tu es très bien au royaume des rats. Ton regard passe d’un voyageur à l’autre, tu te glisses sous leur peau et tu imagines une autre vie. C’est la seule chose qui t’aide dans une telle situation : oublier ta vie en te noyant dans un autre regard. Tu sens leurs souffrances camouflées, la même difficulté de vivre, la même lassitude à se réveiller chaque matin, à laisser couler l’eau rouillée de la douche sur une peau trop irritée par la chaleur sèche des radiateurs, à manger la même tartine au foie de porc, à prendre le même moyen de transport et à s’enfermer dans un bureau qui sent la clope mélangée à un désodorisant parfum des bois. Et ça chaque jour, à part le samedi et le dimanche, quand on berce nos Caddie dans les couloirs des centres commerciaux. Les mêmes têtes, toute une vie sans aucune possibilité d’évasion.
Il te regarde, il te sourit, il embrasse ton cou. Tu l’aimes mais tu sais qu’un jour, dans pas longtemps, dans un an ou deux, les frustrations vont commencer à hurler dans ton corps, l’amour va devenir mépris camouflé dans les habitudes d’un quotidien 1
Le trio en sol majeur de Schubert déchire le silence du matin. Il est six heures. Dehors, il fait encore nuit. Dans l’immeuble d’en face, des fenêtres s’allument. On dirait des toiles de Hopper. Tu les regardes pendant quelques minutes, le temps de te réveiller complètement. Tu imagines des histoires à partir de ce que tu vois. Des femmes, des hommes et des enfants isolés chacun dans son cube : une cuisine, une salle de bains ou une chambre. Le même décor, les mêmes meubles, les mêmes lampes, les mêmes tons de lumière blafards.
Tu te lèves, tu descends du lit, tu fais deux pas et tu saisis ta trousse de toilette. Tu te diriges vers les douches communes au fond du couloir.
À cette heure-ci, tu ne vas croiser personne, il n’y a pas d’attente, tu peux prendre ton temps.
C’est ton seul moment de solitude de la journée. Tu mets le réveil une demi-heure plus tôt, tu as besoin de ce tête-à-tête avec toi, les pensées descendent dans ton corps, tout se pose doucement, la peur accumulée pendant la nuit s’éloigne un peu.
Tu partages cette chambre délabrée avec une autre fille depuis quatre ans. Au début, vous étiez quatre, après trois, et maintenant vous êtes deux. Au fur et à mesure de l’avancée dans la scolarité, vous avez droit à une plus grande surface. C’est la dernière année. Ça va être la dernière année. Chaque jour, tu répètes cette phrase pour te donner du courage.
Tu descends dans le métro. Ton regard se pose sur les grandes lettres qui composent le nom de la station. « Les Défenseurs de la patrie. » La deuxième lettre est tombée l’année dernière et on ne l’a pas encore remplacée. Dans les noms des stations, il y a souvent une lettre qui manque. Tu les repères à chaque arrêt du métro, c’est ton jeu secret avec la ville. En arrivant à la station « Les Héros de la révolution », tu te demandes quel est le lien entre eux et « Les Défenseurs de la patrie ». Deux stations les séparent. Peut-être deux générations ? Les grands-parents qui ont fait la Seconde Guerre mondiale et les petits-enfants qui ont renversé le régime cinquante ans plus tard ? À deux stations de distance, ils se regardent de loin.
À huit heures, tu commences les cours à la fac et tu essaies de ne pas t’endormir devant des diaporamas en PowerPoint expliquant les techniques de marketing de demain. Comment piéger davantage de clients. Inciter à la consommation, dépenser, soutenir l’économie, produire plus que nécessaire pour ne pas laisser la connerie se dissiper.
Le professeur parle. Il écrit des chiffres et des formules sur le tableau. Tu regardes sans rien comprendre. Tu ne peux pas comprendre. Tu ne fais aucun effort pour comprendre, ton cerveau est trop plein d’autres choses.
Tu restes assise dans cette salle de classe, tu l’écoutes, tu prends des notes mais tu es loin d’ici. Tu ne sais même pas à quoi tu penses. Tu ne sais rien. Et cette peur qui t’envahit t’empêche de vivre, s’immisce partout dans ton corps, surgit à chaque fois que tu essaies de sortir de la marche ordonnée du quotidien.
La peur revient. Tu ne peux pas la nommer. Elle n’a pas de corps, pas de visage, elle flotte à la surface de ta peau. Elle prend le pouvoir, elle fixe le rythme de ton cœur, le sens de tes sécrétions, la tessiture de ta voix. Tu la sens mais tu ne peux pas l’expliquer, alors comment tu pourrais la combattre. Tu n’essaies même pas.
Tu voudrais partir d’ici, tu voudrais disparaître, ce n’est pas ton endroit, ce n’est pas ta vie. Tu assistes à un spectacle qui ne t’appartient pas. Témoin inactif, passif, à attendre une résolution écrite à un autre endroit.
Il est huit heures du matin et tu es déjà fatiguée. L’énergie s’est dissipée pendant les premières heures de la matinée. C’est comme ça depuis quelque temps. Tu vis en boucle comme les adultes qui ont trahi leur jeunesse. Toi, tu n’as pas encore oublié complètement tes rêves, mais ce mouvement est en train de se produire lentement. Si quelque chose ne change pas dans les jours qui suivent, tu oublieras tout et tu t’inscriras dans le rang des corporatistes honnêtes. Ce n’est même pas une affaire de jours, c’est une affaire d’heures. Tu as peur plus que d’habitude ce matin. La liste sera affichée en début d’après-midi. Dans quelques heures, tu sauras si tu as été admise au Conservatoire. C’est la cinquième fois que tu passes le concours. C’est aussi la dernière fois. L’année prochaine, tu auras dépassé la limite d’âge. Une nouvelle vie est en train de s’ouvrir à toi. Tu le sais, tu le sens. Peu importe le résultat, tu vas changer de vie.
Si tu as ce concours, tu vas détruire tout ce que tu as construit ces trois dernières années. Tu laisseras derrière toi le marketing. Tous ces chiffres et toutes ces formules que ce professeur est en train d’enchaîner sur le tableau, tu pourras les jeter à la poubelle de ta mémoire. Tu garderas sans doute ton petit boulot d’enquêtrice de rue, histoire de payer ta scolarité et tes charges. Mais tout le reste va changer.
Si tu n’as pas le concours, tu vas détruire tout ce dont tu as rêvé depuis sept ans, tout ce qui est ancré dans ton être profond. Tu as décidé de ne plus jamais mettre les pieds dans un théâtre, ce serait trop douloureux. Tu vas vider ta bibliothèque, tu vas finir ton master et tu vas accepter l’offre de ton employeur actuel. Tu vas passer ta vie à grimper les échelons et à améliorer tes assurances, tu vas passer tes vacances d’hiver dans les Alpes autrichiennes et tes vacances d’été aux Baléares comme tout individu de la classe moyenne montante. Ça va être ça, ça pourrait être pire, tu vas t’y faire à cette idée. On l’a tous fait. On a tous oublié les commencements, alors tu pourras le faire aussi, tu pourras aussi t’inscrire sur la liste des perdants camouflés dans un costard de gagnant soldé chez Armani trois ans après la fin de la collection.
Le séminaire se termine. Vous sortez tous. Tu traverses la passerelle en verre qui relie les deux bâtiments de l’Académie de sciences économiques, l’immeuble néoclassique avec ses colonnes et sa coupole et le parallélépipède néosoviétique avec son carrelage sali par les tags et les restes d’affiches décollées. Tu aimes beaucoup traverser cet espace, tu te sens suspendue à un vide inconnu, loin de cette ville dans un endroit que tu ne connais pas, dans un film américain pas trop dégueulasse, de ceux qu’on peut voir à la télé le dimanche après minuit. Tu t’arrêtes une minute et tu regardes les voitures et les passants qui défilent sous tes pieds. Dans ce lieu de passage, loin de l’agitation extérieure, tu te sens protégée.
Tu sors dans la rue. C’est un après-midi de fin septembre qui ressemble aux automnes du lycée, quand tu séchais les cours avec tes amies pour vous promener dans la forêt. Dans la petite ville de province où tu as grandi, il n’y a rien à faire mais il y a la forêt. Autrefois tu te perdais sur ses sentiers, parmi les branches coupantes des arbres, et tu oubliais qui tu étais. Tu marchais et tu écrivais dans ta tête une autre histoire, cette histoire que ta mère avait oublié de te raconter. Ce n’était pas une histoire avec des fées ou des princesses, c’était une histoire avec une fille qui habitait ailleurs. Loin d’ici. Tu ne savais pas où, ni avec qui, mais tu l’envoyais loin, à chaque fois dans un endroit différent. Ton espace se limitait à cette ville de province et à quelques images volées aux livres et aux films, mais au milieu de cette forêt ton imaginaire s’envolait, il te portait loin, tu t’évadais de ce décor grisâtre.
Cette adolescente égarée dans la forêt revient près de toi pendant que tu traverses un square rempli de gosses hyperactifs et de grands-mères hystériques. Une meute de chiens errants fouille dans les poubelles qui se déversent. Ils te font peur. On dirait des loups égarés dans l’espace urbain.
Tu mets tes écouteurs. Tu écoutes le même CD depuis deux mois. Radiohead. « No Surprises » commence et tu te sens mieux. Tu t’accordes à la mélancolie de la chanson. Tu bouges les lèvres, tu chantes un peu et tu continues à marcher dans ce quartier délabré que tu aimes tellement. Des maisons anciennes décrépites, qui ont oublié leurs propriétaires, des murs qui tombent sous une lumière de fin du monde, des clôtures bancales en fer rouillé, des jardins envahis d’herbe et de lierre. C’est beau, c’est presque un décor d’opéra. Tu as envie de danser dans ces ruines. Tu es fascinée par ce quartier préservé des pelleteuses qui ont rasé pendant cinquante ans les bâtiments historiques de la ville pour construire à la place des tours en béton. Tu aimerais trouver une mansarde ou une cave pour y habiter, tu en as marre de partager cette chambre au foyer universitaire, mais pour l’instant il n’y a rien. Juste des panneaux « À vendre », mais personne pour acheter car, au prochain tremblement de terre, ces murs affaiblis par le temps pourraient s’effondrer complètement. Tu traverses ce quartier chaque jour en faisant un petit détour entre l’Académie et ton boulot pour te donner l’illusion qu’une nouvelle vie pourrait commencer à cet endroit. Une vie inconnue qui portera une odeur forte.
Tu arrives devant un immeuble soviétique des années 1970, tu sonnes à l’interphone, on t’ouvre, tu montes. Tu n’aimes pas les ascenseurs. Une fois, tu es restée bloquée une nuit entière à côté de deux corps inconnus, l’air s’évaporait et tu pensais mourir. Alors tu préfères monter à pied même si c’est au cinquième étage. Tu pousses la porte de l’appartement qui fait office de siège de la société de marketing qui te paye tous les trente du mois pour vingt heures d’enquête aux bouches du métro, tu enfiles un uniforme jaune fluo qui ne te va pas du tout, tu prends tes formulaires et la caisse de yaourts. Aujourd’hui, tu vas tester un nouveau produit. Tu vas rester quatre heures dans le froid pour demander aux passants qui acceptent de goûter ton yaourt s’ils aiment son goût, sa couleur, son odeur et son emballage. Quarante questions que tu dois remplir en moins d’une minute, sinon tu ne vas pas faire ton quota.
Entre deux clients, tu regardes l’heure. Les listes doivent être déjà affichées. Cette pensée te donne la nausée. Ton ventre tremble et les pouces de tes doigts se sont enflammés. Tu respires en te concentrant sur les questions stupides de ton formulaire.
Tu attends. Tu n’as que ça à faire, attendre que le temps passe, que tu puisses ranger tes fiches au fond d’un tiroir et prendre un bus vers le conservatoire. Quelque part tu aimerais prolonger cet état de suspension dans lequel tu te retrouves, cette absence de certitude. La porte est ouverte largement, tu peux t’enfuir encore. Pour combien de temps ? Tu ne peux pas le savoir.
Tu es dans le bus maintenant, écrasée entre tous ces corps qui se forcent à trouver une place. Les portes se referment difficilement. Tu descends au prochain arrêt. Tu longes les murs du bâtiment du conservatoire. Tu vois des gens assemblés devant les listes. Il y en a qui rient, d’autres qui pleurent. Tu ne regardes plus. Tu respires.
Tu t’approches. Pas envie de te bousculer, tu ne veux pas sentir l’odeur des autres, leur respiration dans ta nuque, leur peur qui pulse. Tu aimerais être seule. Tu avances. Tu es tout près maintenant. Tu vois ton nom tout de suite. Il n’est pas sur la bonne liste. Tu repars. Le ciel est gris, lourd, une énergie étouffante s’installe dans ton corps.
Tu n’as pas regardé la moyenne, tu t’en fous de tout ça maintenant. Tu n’as pas envie d’en savoir plus. Tu veux juste t’éloigner de ce lieu qui porte l’empreinte de ton échec définitif. Tu éviteras ce quartier à partir d’aujourd’hui. Tu éviteras tout.
Il pleut doucement, les nuages n’ont pas encore la force de se vider entièrement. Tu ne ressens rien. Tu marches tout simplement, sans aucune pensée. La peur s’est dissipée. C’est calme. C’est vide.
Dans le bus, tu colles ta tête à la vitre et tu remets Radiohead. Tu commences à glisser, c’est une sensation nouvelle, tu glisses, comme si tu te noyais dans l’océan sans ressentir la douleur de l’asphyxie. Tu retiens ta respiration, mais tu glisses. Une tristesse s’empare de ton corps. C’est agréable. C’est bizarre. C’est une sensation de confort, une mélancolie profonde, que tu fuis tout en la recherchant inconsciemment.
Tu t’assieds à la table du bar où tu l’attends chaque après-midi après le travail, ce bar planté au milieu d’un jardin public, qui porte le nom de son passé récent – La Bibliothèque. Pendant les années de dictature, dans cette salle rectangulaire en tôle construite autour d’un arbre centenaire qui pousse au milieu de l’espace et perce le toit, il y avait un kiosque avec des livres en libre consultation. Sur des petits bancs en bois, des jeunes se posaient quelques heures pour lire les pages d’un roman. Aujourd’hui les livres n’y sont plus. La bibliothèque est devenue un bar un peu sordide où les alcoolos du coin se mêlent aux étudiants des Beaux-Arts et du conservatoire. De tout ce passé, on a réussi à garder le nom de l’endroit et l’arbre qui continue à pousser à l’intérieur de ses murs.
Il est en retard comme d’habitude. Tu bois une bière et tu regardes les gens et le même désir de te glisser dans d’autres corps revient. Tu voulais devenir actrice pour t’oublier en te glissant dans des vies écrites par d’autres mains. Le prolongement de ta fuite combiné à un besoin maladif d’être regardée de loin sans qu’on puisse te toucher. Une manière de tromper la mort. Ta manière à toi. Tu l’as sentie une fois en jouant au théâtre universitaire avec une troupe d’amateurs. Tu disais ton texte en oubliant que c’était juste un texte appris par cœur. Pour quelques secondes, tu t’es sentie projetée dans un autre espace temporel, en dehors de la vie, et surtout loin de sa fin. Tu n’as jamais aimé les fins. Enfant, tu restais des heures, immobile sur ton lit, tes parents t’oubliaient dans ta chambre. Livrée à cette solitude infinie, tu fixais le ciel cotonneux et tu te demandais ce qui se passe après la mort. La réponse venait toute seule : rien, un état immobile dans un blanc infini pour toujours. Depuis tu essaies de reporter toute fin, comme si à chaque fois il s’agissait d’un pas vers cet abîme découvert à l’enfance.
Il arrive. Il t’embrasse. Il boit de ta bière et commence à parler. Il te parle comme s’il continuait une conversation entamée avant. Il te parle de son prochain projet photographique. Il a beaucoup de projets. Il les note dans son cahier mais il ne les réalise jamais. Parfois il commence une série de photos mais il la laisse tomber assez vite.
Seb a fini l’école polytechnique sans trop d’enthousiasme. Il travaille dans un centre d’impression, il passe sa vie à copier et à relire des thèses, parfois il bricole une affiche pour un concert bidon. Il parle depuis des années de la photo, il s’est acheté une caméra performante mais, à part quelques mariages et quelques baptêmes, il n’a pas fait grand-chose. Même sa passion est devenue un boulot alimentaire. Tu l’aimes. Depuis trois ans tu l’aimes. C’est un amour d’adolescence vécu en retard. Ça fait partie des choses simples et rassurantes qui ont le goût des certitudes.
Il continue à parler mais tu ne peux pas l’écouter cette fois-ci. Tu n’as pas la force de l’écouter et tu ne veux pas faire semblant, ça ne ferait qu’altérer cet amour :
— Je ne l’ai pas eu.
Tu entends tes mots comme s’ils venaient de l’extérieur de ton corps. Tu ne reconnais plus ta voix. Tu aimerais qu’il parle mais il se tait. Il baisse son regard. Toi aussi. Tu commences à exfolier avec tes ongles l’étiquette de la bouteille de bière. Tu le fais souvent quand tu ne sais plus quoi dire, quand la tristesse fait sa place en ravageant tout sentiment positif, quand tu n’as pas envie d’éclater en larmes ou de sombrer dans le désespoir. Tu es avec cet homme depuis trois ans mais il n’a pas appris à te lire. Il ignore la signification de ce geste et à ce moment vous êtes séparés par tout ça.
Vous ne parlez plus et ça devient grave. Ça devient lourd. Et ça dure.
— Épouse-moi.
Tu entends ses mots. Tu les entends, tu les comprends, mais tu ne sens rien.
Tu as toujours attendu ce moment, mais là dans ce bar, après cet échec définitif, il devient ridicule. Tu le ressens mais tu ne le formules pas ainsi, pas maintenant, pas encore.
Sa demande se pose comme une alternative. Ça s’ajoute à la liste d’échecs qui dessinent le nouveau paysage de ta vie. L’amour est devenu la récompense des perdants.
Tu le regardes. Il a l’air insouciant. Ton échec ne le concerne pas. Ça t’appartient. Il est seulement à toi. Une pensée encore plus nocive t’attaque : « Tout ça l’arrange peut-être. » Ta réussite ne vous séparera pas. Il continuera à affirmer sa domination tranquillement en rassurant les restes de sa virilité.
Tu te tais. Il se tait. Rien de grave dans son regard. Il commande encore deux bières et vous attendez que l’alcool monte tranquillement dans vos têtes.
Il te regarde, tu détournes ton regard. Tu voudrais être seule mais tu n’oses pas partir. Tu oublies ton corps sur cette chaise en plastique en essayant de t’habituer aux nouvelles évidences.
Vingt minutes plus tard, vous descendez dans le métro, c’est d’une tristesse grisâtre, mais aujourd’hui ça te fait du bien. Tu ne supporterais pas la lumière. Tu es très bien au royaume des rats. Ton regard passe d’un voyageur à l’autre, tu te glisses sous leur peau et tu imagines une autre vie. C’est la seule chose qui t’aide dans une telle situation : oublier ta vie en te noyant dans un autre regard. Tu sens leurs souffrances camouflées, la même difficulté de vivre, la même lassitude à se réveiller chaque matin, à laisser couler l’eau rouillée de la douche sur une peau trop irritée par la chaleur sèche des radiateurs, à manger la même tartine au foie de porc, à prendre le même moyen de transport et à s’enfermer dans un bureau qui sent la clope mélangée à un désodorisant parfum des bois. Et ça chaque jour, à part le samedi et le dimanche, quand on berce nos Caddie dans les couloirs des centres commerciaux. Les mêmes têtes, toute une vie sans aucune possibilité d’évasion.
Il te regarde, il te sourit, il embrasse ton cou. Tu l’aimes mais tu sais qu’un jour, dans pas longtemps, dans un an ou deux, les frustrations vont commencer à hurler dans ton corps, l’amour va devenir mépris camouflé dans les habitudes d’un quotidien miséreux.
Tu devrais vivre la beauté sale de ce moment sans te poser autant de questions, mais un goût amer remonte dans ton ventre et il n’y a pas grand-chose à faire.
Vous descendez main dans la main comme si rien de tout ça n’existait dans ta tête. Et lui, il pense à quoi ? Comment fait-il pour continuer à serrer ta main ?
Il sourit et tu aimes son sourire, c’est une promesse, la garantie d’assiduité de son amour, le mortier de cette construction solide que vous avez montée à deux.
Ton visage est raide. Ton silence lui fait mal. Tu le sais, tu le sens mais tu ne peux pas faire plus. Pas ici, pas maintenant. Un espace blanc s’ouvre entre vous, il est immense, il vous happe et la tentation d’y sombrer est très grande.
Vous entrez dans l’ascenseur de son immeuble. Ça sent la pisse. Tu relis pour la millième fois les inscriptions sur les parois vertes en acier. Il glisse sa main dans ton jean, respiration coupée, tu n’as pas envie de ça. Il appuie sur le bouton arrêt, il bloque l’ascenseur, ton cœur s’arrête pour une seconde, tu as horreur des espaces enfermés et il le sait. Tu cries, ton corps réagit et ça t’étonne, tu le croyais anéanti. Il remet l’ascenseur en marche, ses mains dans les poches et son sourire à la poubelle.
— Je voulais te sortir de cet état.
— Tu penses que ça peut marcher avec tes conneries de gamin ?
Tu entends tes mots et ça te choque. Ton agressivité a dépassé les normes de ton éducation. Tu ne t’y attendais pas, ce n’était pas prévu dans le scénario.
Vous entrez dans l’appartement. Il t’ouvre une bière et tu la bois comme un médicament. Son colocataire te fait la bise, il sent l’alcool mélangé à l’oignon cramé. Tu continues à boire, eux ils parlent, tu regardes la vitre sale sans penser à rien. Jusqu’à la ligne d’horizon une forêt de tours d’immeubles s’étend. Tu as l’impression d’être devant un jeu de Lego immense, délavé. Les couleurs vives sont parties et le gris uniforme recouvre toute la surface.
Tu navigues d’une idée à l’autre sans en chercher le sens. T’en as marre des idées, tu les as trop tripotées, il est temps pour autre chose, le temps de la contemplation béate, sans poids, sans corps. Tu as besoin de te perdre, ta vie est trop carrée. Les mecs jouent à un jeu en réseau, tu as envie de gerber et de disparaître, ce corps n’appartient pas au paysage.
Tu vas dans la salle de bains, tu voudrais te plonger dans l’eau chaude et rester comme ça immobile jusqu’à la fin des temps, jusqu’à ce que ta peau s’écorche lentement, jusqu’à ce que tu te dissolves et deviennes poussière. La baignoire est sale. Tu t’agenouilles et tu commences à la frotter. Le sang remonte, ça chauffe, c’est bien, toute cette frustration accumulée depuis ce matin s’évapore dans les nuages de Javel. Tu regardes tes mains abîmées par les produits corrosifs, elles ont l’air de se défaire, ta peau fripée te ramène au concret de ton existence. Le temps passe et le tien avec. Tu t’approches de la fin sans faire trop de bruit, en cochant des cases sur des questionnaires utiles pour la grande consommation.
Tu navigues dans tes pensées hachées sans entendre le bruit de la porte, tu sens juste ses mains sur tes hanches, il baisse ton jean et ton slip, dans un seul mouvement impulsif. Tu le laisses faire, à genoux devant la baignoire, les mains trempées dans la Javel bon marché. Il bouge dans ton sexe, comme si tu n’existais pas à côté, et toi, tu attends la fin de l’histoire. Tu égares ta pensée, rien d’autre ne peut exister dans ta tête. Tu es plongée dans un état animal, tu perds le contrôle de ton corps et ça soulage la douleur de l’échec. La porte s’ouvre, le colocataire veut pisser, Seb s’énerve et lui crie dessus, la porte se referme, Seb bouge de plus en plus vite sans pouvoir jouir et tu commences à avoir mal à la tête. Quelque part, tu te retrouves dans cette précarité. Ça légitime ton statut de victime. C’est la première fois que ça se passe ainsi, qu’il te prend comme si tu étais une femme quelconque sans aucun lien d’amour, juste un corps qui prend et qui donne du plaisir. Tu deviens une autre, une étrangère, une inconnue, tu prêtes ta peau à une autre femme, tu vis un morceau d’une autre vie. Tu t’oublies, tu arrives à t’oublier dans une salle de bains moisie, à genoux, baisée sans amour par l’homme que tu aimais. Tu commences à entrer dans une autre histoire, à te raconter des choses qui n’ont rien à voir avec toi, des choses dont tu ignores d’où elles viennent. Tu deviens un personnage. Tu ne le joues pas, tu l’es. Ton corps prend d’autres formes dans ta tête, ton visage aussi, tu empruntes une identité temporaire. Seb est quelqu’un d’autre aussi : un client, un amant, tu n’arrives pas à le définir, tout ce qui compte c’est qu’il n’est plus l’homme que tu aimes, et toi non plus tu n’existes plus, tu t’effaces, ta vie n’a plus de poids.
Seb sort de ton sexe et jouit sur ton dos. Tu ne prends pas la pilule alors il se débrouille comme il peut. Il t’essuie la peau avec du papier hygiénique, il pisse et il tire la chasse en sortant. Tu restes seule, le regard plongé dans la baignoire et tu sors de ton rôle. Tu retournes au présent, au concret, la réalité devient aveuglante comme cette lumière fluo qui te donne des migraines.
Qu’est-ce que je fous là ? La question dépasse le cadre immédiat. Tu ne sais pas où placer ton corps. Tu sais juste qu’il faudra marcher, t’éloigner de ce lieu, respirer.
Tu sors de la salle de bains, ils sont de retour devant leurs ordinateurs, tu ramasses tes affaires et tu lui dis au revoir. Il te regarde sans te comprendre. Il te prend la main et te demande de rester.
— Je dois faire un tour. Je vais revenir plus tard.
Tu mens. Tu sais très bien que tu ne le feras pas. Tu as besoin de rester seule, mais tu le rassures. Tu l’as toujours fait, c’est le socle de votre relation. Au moment où tu l’as vu la première fois, paumé à une fête, angoissé par la foule, sans savoir quoi faire de ses mains, tu as senti un désir immense de le sauver. Dans le pli de sa joue, tu as reconnu l’enfant perdu qui demande juste à être tiré de là. Aujourd’hui tu es fatiguée. Tu n’as plus la force de le faire, tu as besoin d’une pause.
Tu sors dans la rue, l’air froid entre violemment dans tes poumons et ça te fait du bien. Tu te concentres sur cette sensation, tu voudras la garder, y rester encore plongée dans cet état d’inconscience, reporter le moment où toute la vérité de cet échec reviendra. Tu traverses le petit square rouillé derrière les immeubles soviétiques en regardant les enfants qui jouent et un souvenir puissant éclate. Tu retrouves la gamine que tu étais, accrochée à une balançoire, attendant que ta mère te fasse signe de la fenêtre pour rentrer. Tu gelais dehors, tu n’avais pas envie de jouer avec les autres, tu voulais juste lire ton livre en faisant semblant de faire tes devoirs face à la fenêtre du salon en regardant de temps en temps dehors. Les livres étaient tes remparts contre l’abîme qui t’attirait vers son centre. Tu aimais regarder la vie de loin sans en faire partie, à l’abri des murs, à distance des corps. Tu gelais en regardant une putain de fenêtre qui ne s’ouvrait pas. Chaque après-midi, tu disais à ta mère de ne plus t’obliger à sortir, mais elle ne voulait rien entendre.
— Sors prendre l’air, ça va te faire du bien.
Un jour, tu as eu mal au ventre. Tu es remontée, tu as frappé à la porte, elle ne t’a pas ouvert. Tu as attendu assise sur l’escalier, une demi-heure après la porte s’est ouverte, le voisin du troisième est sorti, ta mère l’a accompagné à l’ascenseur et en fermant la grille derrière lui elle t’a vue. Vos regards se sont croisés. Vous êtes restées comme ça quelques secondes et après elle t’a dit avec un reproche prononcé dans la voix :
— Quoi ? J’ai besoin d’un regard.
Tu avais dix ans. Cette phrase t’est restée dans la tête. À cette époque, tu ne la comprenais pas, comme tu ne comprenais pas vraiment les visites du voisin, mais la phrase s’est écrite dans ton corps.
Ton père était parti depuis un an. Il revenait rarement, pour t’amener au parc d’attractions. Tu passais deux heures avec lui sans savoir quand il allait revenir. À chaque sortie avec lui tu regardais les panneaux du parc qui interdisaient l’accès aux enfants de plus de douze ans et ça te faisait peur. « Dans deux ans, il ne viendra plus alors. Il ne pourra plus m’emmener ici alors pourquoi viendrait-il encore ? »
Tu te posais cette question tout le temps.
— J’ai besoin de ton regard, tu lui as dit un jour quand il t’a fait la bise devant l’ascenseur de l’immeuble.
Il t’a regardée bizarrement en te disant qu’il était pressé. Tout ça revient en puissance maintenant. Pourquoi aujourd’hui dans ce parc ?
Tu t’assieds sur un banc au milieu des enfants qui crient et tu les regardes. Tu les regardes et tu t’oublies. Tu es accrochée à l’instant présent, loin de tes pensées, loin de tes frustrations, tu es une spectatrice du monde. Les enfants rient, ils sont portés par une légèreté touchante, leurs mouvements sont simples, libres, spontanés. Ils détiennent un pouvoir que tu as perdu il y a longtemps, cette insouciance, cet ancrage dans le présent, l’immédiateté de l’action, l’intensité du geste, l’urgence de l’acte. La pensée revient : tu fuis, tu flottes, tu es à l’extérieur de toute chose, loin de toi, loin d’ici, rien de ce que tu fais ne te semble important. Tu exécutes la même mécanique par l’inertie des choses, tu bouges sans conviction, sans nécessité, juste pour remplir les fonctions vitales du corps. Depuis longtemps, tu es en dehors de toi-même, les seuls instants où tu revenais au centre de tes actions étaient pendant tes courts passages sur un plateau. Derrière des personnages. Dans la vie des autres. Tu regardes ces enfants et tu te dis pour la première fois que tu as choisi ce métier pour les mauvaises raisons. Tu as voulu être actrice pour t’oublier, pour te perdre, pour t’éloigner de cette petite fille qui attendait son père le dimanche matin. Tu ne supportes pas longtemps l’intensité de cette révélation, alors tu te lèves et tu quittes cet endroit.
Tu montes dans le premier bus qui passe sans regarder le numéro. Tu as besoin de t’éloigner, tu ne sais même pas où tu veux aller. Tu veux juste traverser des espaces sans t’arrêter. Tu essaies de trouver un endroit dans la ville où tu aimerais passer du temps mais rien n’arrive, la liste est vide.
Tu t’assois sur une place prioritaire côté fenêtre et tu regardes les gens qui passent. Ils sont tous gris, tristes, loin de leurs corps. Rien à voir avec la liberté des enfants du square. Tu es envahie par une tristesse immense. Tu te vois dans chaque visage crispé. Ta vie va ressembler à toutes ces vies entassées dans des immeubles de douze étages.
Le bus se remplit. Tu étouffes parmi ces corps dégoulinants. Ça commence à parler, à gueuler, à insulter, chacun lutte pour sa place et toi tu te fais écraser par toute cette haine dissimulée dans la précarité des transports urbains. Alors tu descends. Tu descends sans savoir où tu es. Tu descends et tu marches. Tu avances dans la rue en évitant les regards des gens. Tu en as eu ta dose aujourd’hui. Tu contemples les façades des maisons et ça te repose. Tu ne sais pas où aller, tu marches en te laissant porter par le hasard. Tu suis ton corps, tu suis son envie de bouger dans l’espace, tu suis ton regard qui se pose sur des pierres à la recherche d’un point de fuite.
Une image t’arrête. C’est une affiche de cinéma. Bleu de Kieślowski. Un visage apaisé, venu d’outre-monde. Tu essaies de saisir le regard oblique de cette femme projetée sur le fond d’un océan. Tu ne peux plus partir. Tu restes bêtement devant cette photo. Tu connais Juliette Binoche, tu l’as vue jouer dans plein de films mais sur cette affiche ce n’est plus elle, c’est une femme venue d’un autre monde, d’une autre ville, d’une autre vie. Tu la regardes comme si tu te regardais dans un miroir. Tu es troublée, tu ne sais pas ce qui se passe, tu ne comprends rien à cet état. Tu sais juste que tu es bien là devant elle. Tu as besoin de temps pour comprendre que tu es devant la salle de cinéma de l’Institut français, à deux pas de ta fac. La séance vient de commencer. Tu entres dans la cour, tu avances vers la porte, il n’y a personne, la caisse est fermée, tu pousses et tu entres. Le film a commencé, mais ça n’a plus aucune importance, tu ne cherches pas à comprendre, tu te laisses emporter par cette femme, tu t’oublies dans son corps submergé par le deuil, soulagé par l’eau, l’errance et le renoncement. Tu acceptes tout ce que tu ressens maintenant sans aucune résistance, dans le noir de cette salle, tu lâches prise, tu abandonnes tout et tu reviens à la simplicité. Personne ne te voit et c’est très bien comme ça. Tu n’existes plus et c’est uniquement à cet endroit du non-être que tu es enfin à l’aise.
Le générique défile, la musique de Preisner atteint son apogée et toi tu restes sur ta chaise sans bouger, tu fermes les yeux et tu refuses de sortir de cet état. Tu ne sais pas où tu pourrais aller, tu veux rester dans cet endroit, dans ce moment, tu es en accord avec les choses les plus profondes de ton être.
La projection s’achève, la lumière s’allume, tu restes, tout le monde sort, toi tu restes, les yeux fermés, perdue en toi-même. Tu n’articules aucune pensée, tu flottes simplement à la surface des sensations. Tu ne sais plus qui tu es, tu n’arrives plus à te définir et pour la première fois tu l’acceptes. Tu as toujours essayé de trouver une place, un sens, une certaine forme de bonheur, une explication logique aux actes et aux mots. Maintenant tu te vides de tout.
Des spectateurs entrent, tu restes, le film recommence et tu restes, tu le vois une deuxième fois, tu le verrais une troisième fois, tu le verrais en continu, mais la femme de ménage annonce la fermeture de la salle, alors tu pars. Tu prends la brochure de l’Institut français, tu la jettes dans ton sac et tu te retrouves dans la rue. La nuit est tombée. Tu ne sais pas où aller. Tu devrais sans doute retourner chez lui, c’est ce qui te passe par la tête, ça pourrait t’éviter une catastrophe sentimentale, mais c’est ta tête qui le veut, pas ton corps. Ton corps ne veut rien, il cherche un équilibre, il cherche un endroit pour s’abriter mais il ne le trouve pas.
Tu es fatiguée, tu te diriges mécaniquement vers la résidence universitaire. Sans le vouloir, sans le prévoir. Par habitude. Ton corps devient lourd, il subit ce choix, il subit ses propres usages.
Tu arrives dans ta chambre. Ça sent la bouffe. Tu ne peux même pas distinguer l’odeur d’un aliment particulier, ça te coupe la faim. Tu rallumes ton portable, tu as trois textos et cinq appels de lui. Tu ne peux pas le voir, lui parler, le rassurer. Tu as besoin de silence, de ce silence, de cette distance entre toi et les autres corps connus. Tu t’endors sur cette sensation de vide, avec un paysage dévasté dans ta tête.
Tu es revenue à ta vie doucement. Tout a repris son ordre préétabli, signé il y a longtemps dans la promesse et l’échec d’une éducation. Tu as repris le même chemin. Le réveil sonne à la même heure. Tu te lèves sans penser à rien. Tu te mets sous la douche et tu attends le réveil de ta peau. Ensuite tu marches, tu t’assois dans les mêmes amphis, dans les mêmes salles pour remplir ta tête des mots qui n’ont plus aucun sens. Tu retournes à ton boulot, tu guettes les passants dans la rue, tu remplis des formulaires, tu tries, tu écris, tu tues le temps, tu tues ton temps. Chaque jour. Il y a les soirs avec ou sans lui, les bouteilles de bière vides, la saleté de ses draps, les mégots qui s’accumulent dans les assiettes et les tasses de café. Parfois tu l’abandonnes pour un film. Le seul endroit où tu es bien est la salle vétuste de l’Institut français. Tu vois et revois le même film, ça te lave la tête, ça t’éloigne de toi.
Tu continues à répéter le même rituel journalier avec plus ou moins de difficultés, mais tu le fais car tu ne pourrais pas faire autrement. Parfois tu aimerais bien tout foutre à la poubelle. Vider tout et commencer une autre vie. Tu te le dis, ça t’aide, ça te libère mais ça ne va pas plus loin. Tu te le dis mais tu continues à régler ton réveil avec le calme d’après la défaite.
Un soir après cinq heures d’enquêtes, debout dans le froid, tu arrives chez lui et tu le retrouves sur son canapé, entouré d’une quantité impressionnante de bouteilles vides. Son colocataire n’est pas là. Tu le regardes et tu ne le reconnais plus. Tu as aimé cet homme. Tu l’as aimé depuis le premier échange des regards. Tu as reconnu l’homme attendu depuis toujours. Tu as retrouvé ta place dans le creux de son épaule. Mais à présent tu le regardes et tu ne retrouves plus rien. Tu ne vois que la désillusion, la défaite, l’échec, la peur de la vie et la chute. Il te regarde, il s’approche de toi, il glisse ses mains sous ton pull, tu sens son odeur et tu ne la reconnais pas. Ce mélange de bière, cigarette et transpiration n’est pas l’odeur de l’homme aimé.
Tu l’arrêtes, tu le regardes, il te regarde et il continue à glisser ses mains sous ton pull mais tu ne sens rien. Tu prends tes affaires et tu pars. Dans la cage d’escalier, tu appelles un taxi et tu rentres chez toi.
Tu te demandes comment vous en êtes arrivés là, à quel endroit la vie a basculé en vous jouant un si mauvais tour, et surtout tu te demandes où vous étiez quand tout ça vous est arrivé. Tu te réveilles un jour et tu ne reconnais plus rien. L’amour a foutu le camp il y a longtemps, il n’y a que le goût de l’habitude et c’est plus dur encore de s’en défaire.
Tu entres dans ta chambre, ta colocataire est là avec son mec, tu ne dis rien. Tu n’étais pas censée être là ce soir alors tu acceptes cette situation avec la plus grande simplicité.
Tu t’allonges dans ton lit et tu fais semblant de dormir. Eux, ils baisent dans le lit au-dessus de toi et soudain tu comprends la précarité de ton existence.
Tu ne peux pas dormir. Tu regardes l’heure sur l’écran de ton portable et : 5 h 45. Tu sors. Tu montes dans le premier bus et tu fais le tour du parcours. Tu as besoin d’être en mouvement. Pendant un long moment, le bus traverse de grandes avenues bordées d’immeubles. Des tours grises de dix à douze étages, avec au rez-de-chaussée des supermarchés, des friperies qui vendent des vêtements au kilo, des pharmacies et des salles de jeu. De temps en temps, le kiosque rouillé d’une fleuriste casse un peu la monotonie du paysage. Dans les carrefours, les façades sont recouvertes d’immenses panneaux publicitaires, même les fenêtres des appartements restent derrière les faux sourires des mannequins qui vendent un dentifrice, un détergent, une assurance ou un taux de crédit.
La ville défile devant toi comme les images d’un film que tu ne comprends pas. Tu ne peux pas le comprendre car les acteurs parlent dans une langue étrangère que l’on a oublié de sous-titrer.
Le bus s’arrête à la station « Les Héros de la révolution ». Tu n’es jamais arrivée ici autrement que par le métro. Tu comprends enfin la signification concrète du nom de ce quartier en regardant le cimetière qui s’étend au loin. Tu descends, tu franchis le portail qui sépare les morts des vivants et tu avances dans les allées bordées de croix. Toutes les tombes sont pareilles : en marbre blanc. Une photo, un prénom, un nom, une année de naissance, la même année de mort, 1989. Tu regardes ces visages disparus et tu réalises que la plupart d’entre eux avaient ton âge. Tu t’assieds sur un banc, submergée par une émotion inconnue. Tu restes longtemps avec ce nœud dans la gorge. Qu’est-ce qu’ils auraient fait tous ces jeunes aujourd’hui s’ils n’étaient pas tombés sous les balles ? Sentiraient-ils la même lassitude que toi ? Le même sentiment de désespoir ? La même sensation d’avancer difficilement sur une route condamnée ?
En ouvrant ton sac pour chercher un mouchoir, tu tombes sur la brochure de l’Institut français, tu vas à la page du milieu et tu lis la liste des documents sollicités pour la bourse du master pro « français langue d’intégration et d’entreprise » de l’Université Paris-Nanterre. Tu avais déjà vu cette annonce, elle était restée quelque part dans ta tête comme un appel venu de loin. Tu l’avais oubliée. Tu as tout fait pour l’oublier mais aujourd’hui ça surgit comme la seule alternative à cette vie. C’est comme au théâtre. Tu apprends un nouveau rôle à jouer. La partition est là devant toi. Il faudra juste la déchiffrer.
Tu ne dis rien à personne. Tu remplis le dossier et tu continues de vivre à ton rythme sans aucune projection. Tu laisses jouer le hasard. Tu ne veux plus rien contrôler, tu te laisses porter, c’est la force de celui qui a tout perdu.
Ces dernières années, tu as renforcé ton identité autour d’un métier utopique, que tu connais à peine. Pour atteindre une chimère, tu t’es éloignée de l’essence de ton être, tu as loupé la cible. Tu acceptes pour la première fois l’échec. Tu as dû le vivre à répétition pour le comprendre enfin.
Le temps passe, il te traverse, tu acceptes sa fugue. Tu bouges dans le même parcours jalonné, tu coches des cases, tu marques ta présence dans un espace qui se referme. Ton corps se relâche, il évacue le désir qui l’intoxique. Tu étouffais sous le poids de tes rêves, dans ta course obsessionnelle pour te créer ta propre identité. Tu étouffais sans le savoir, sans le sentir, c’est l’échec qui te donnait la mesure. Maintenant tu t’arrêtes, tu laisses les choses passer à côté de toi sans les regarder en face et ça te soulage un peu. Les regrets s’évaporent dans l’air ambiant. Tu plonges dans une tristesse profonde mais légère. Tu l’acceptes, tu l’accueilles, tu ne la rejettes plus.
Ça te rapproche de Seb. Pour la première fois tu n’idéalises plus l’amour, la drogue s’est dissoute dans ton sang, tu restes en rapport frontal avec la réalité. Les rêves que tu as projetés sur lui se sont dissipés aussi, tu acceptes la médiocrité du quotidien, la précarité de son existence, la perte de relief de vos étreintes, et tu commences à l’aimer pour ce qu’il est, pour ce qu’il donne, pour ce qu’il te renvoie.
Ça devient simple. Ta peau a perdu les traces de la douleur.
Quand tu as rencontré Seb, il sortait d’une relation brisée et il en portait encore les marques. Il s’est agrippé à toi comme à une bouée de sauvetage. Il cherchait la femme perdue à l’intérieur de ton corps, tu le savais et tu te laissais faire, tu jouais ce rôle avec avidité. Pendant longtemps, tu as cru que la seule manière d’être aimée par cet homme était de te glisser dans la peau d’une femme disparue. Tu étais devenue un personnage, tu t’es éloignée de toi et quelque part ça te soulageait.
Seb est entré dans un rapport bipolaire avec toi, en basculant violemment entre le rejet et l’adoration, avec un penchant plus prononcé pour le premier. Il pouvait disparaître sans donner de nouvelles pendant des semaines, tu l’attendais, tu le cherchais, tu mettais le temps entre parenthèses.
Un jour, tu as oublié de l’attendre. La fatigue avait dépassé la capacité de stockage de ton corps. Tu ne pouvais plus porter ton personnage alors tu l’as lâché, tu es revenue à toi. Difficilement. Douloureusement. Tu as plongé dans le vide, tu as plongé dans ta tête, dans ton passé parsemé de points de suspension. Le départ de ton père avait laissé des trous. Tu avais survécu, tu pourrais continuer à survivre. C’est comme ça que tu as accepté la fuite de Seb. La peur de le perdre s’est effacée et comme cette peur était le moteur intérieur de tes actions, tu as renoncé à agir. Tu l’as laissé filer sans essayer de le rattraper. Quand il est revenu, tu étais une autre. Plus envie de jouer, plus envie de plaire, la simplicité totale. C’est à ce moment-là que Seb est tombé amoureux. Ça n’a pas arrangé les choses, vous n’étiez plus dans la même phase. Ses sentiments montaient, les tiens retombaient. Il y a eu un point de rencontre, quelque part au milieu du chemin. C’est l’endroit de supportabilité de l’amour, le chemin du compromis, le point où la construction devient possible.
Vous viviez les choses assez intensément, pas trop en même temps, ce qui vous laissait de la place pour un épanouissement personnel fragile. Tu as continué ta descente et lui son ascension. Plus tu perdais l’intensité de ton amour, plus tu déplaçais la passion à l’endroit de la scène. Et c’est dans l’échec le plus total que tu as recommencé à l’aimer véritablement, alors que la puissance de tes émotions n’était plus la même. Mais c’était lui que tu aimais et pas un autre, pas un personnage créé par tes fantasmes de petite fille abandonnée, qui guette dans la cage d’escalier le départ de l’amant de sa mère. Tu le découvrais, tu l’acceptais, tu le prenais entièrement.
La vague t’a rattrapée avec un courrier. Tu es acceptée à Paris. Tu plies le papier en deux et tu fais semblant de rien.
Tu continues ta vie comme si de rien n’était. Plus tu avances vers l’imminent départ, plus ça devient beau.
Une semaine avant de partir, tu prends le train pour retrouver ton père. Tu ne l’as pas vu depuis quatre ans. De temps en temps il t’envoie une carte, tu lui réponds parfois aux adresses qui sont marquées au dos de l’enveloppe. Elles changent assez souvent. Tu ne lui poses pas de questions. Tu as renoncé à l’interroger depuis longtemps, depuis le jour où, à dix-sept ans, après l’avoir attendu quarante minutes dans la petite gare de sa nouvelle ville, à une heure de train de chez toi, tu l’as appelé et il t’a dit qu’il ne pouvait pas te voir. « Tu ressembles trop à ta mère, ça me fait souffrir, comprends-moi. » Ça t’avait arrangée. Tu avais pris le train suivant, tu étais rentrée dans ta ville, à la gare tu avais pris un bus et tu avais frappé à la porte de l’atelier d’un sculpteur qui te tournait autour depuis un temps. Il dissimulait son excitation sous le désir de t’avoir comme modèle. L’idée te plaisait mais tu n’osais pas trop, et ta mère minutait attentivement chacune de tes sorties. Tu ne sais pas pourquoi, ce jour-là, tu avais frappé à sa porte. Il avait quarante ans, c’est peut-être un début de réponse.
Il t’avait fait du thé, il t’avait fait t’asseoir sur une chaise au milieu de l’atelier et il avait commencé à travailler son plâtre. Parfois il s’approchait de toi pour mesurer les proportions de ton visage. C’est à ce moment-là que tu as commencé à avoir un problème avec ton corps. Tu te sentais évaluée, comme si tu ne pouvais plus mentir sur tes défauts, comme si tu étais devant un moment de vérité absolue, où ton pouvoir de séduction te serait attribué pour toujours. Tu avais été élevée par une femme qui passait la plupart de son temps devant un miroir, à gommer les imperfections de son corps. Une femme qui t’avait transmis le même message ayant empoisonné des générations entières : pour survivre, il faut savoir manipuler les hommes et le corps est le plus précieux des outils. Le reste, c’est accessoire ou encombrant. Le sculpteur a tourné autour de ton visage pendant des heures, ton corps commençait à se pétrifier. Il s’est approché de ta bouche, il l’a ouverte avec sa langue, ça t’a plu. En moins de cinq minutes, tu étais nue devant lui. Après, les choses se sont compliquées, il n’arrivait pas à entrer dans ton corps, ton sexe restait fermé, alors au bout de trente minutes, fatigué, il a joui entre tes seins. Vous avez bu du vin en écoutant de la musique, tu t’es endormie et, au milieu de la nuit, il a écarté ton sexe avec ses doigts et il a réussi à rentrer dedans. La douleur t’a réveillée mais tu n’as rien dit, quelque part tu savais que ça devait se passer comme ça, ça t’arrangeait, tu voulais finir vite. Le lendemain il t’a emmenée à la pharmacie, il t’a acheté la pilule, tu l’as avalée sans trop te poser de questions et tu es rentrée chez toi.
Ta mère t’a demandé plein de choses sur ton père, tu as répondu sans aucune émotion, tu maîtrisais bien l’art du mensonge, c’était ton moyen de construction. Plus tu lui donnais des détails plus tu éprouvais du plaisir, comme si ce temps-là avait existé vraiment, tu créais une réalité parallèle que tu dominais parfaitement. Tu sortais de ta vie et c’est dans cette évasion que tu retrouvais un bout de ton être, ou plutôt de ce que tu aurais voulu devenir.
Tu parlais de ce week-end imaginaire avec ton père et tu voyais des larmes sur les joues de ta mère. Tu ne comprenais rien de leur histoire. Ils souffraient tous les deux à cause de leur rupture, c’était une évidence, c’était écrit sur leurs peaux, mais ils ne faisaient rien pour remédier à la situation. Ils continuaient à s’arranger avec la vie, en se disant : « L’amour ne fait pas tout. »
Plus tard, tu as compris d’où venait cette rupture. Ce couple cimenté par dix ans de cohabitation forcée dans une dictature où l’adultère, le divorce et l’avortement étaient les plus grands interdits n’a pas pu résister aux mirages des années post-liberté. Pendant que les amis de tes parents ont réussi à profiter tant bien que mal des petites magouilles leur permettant de se construire un patrimoine, ton père a perdu son travail et son orgueil l’a empêché de faire des allers-retours hebdomadaires en Turquie, comme tous ses amis, pour acheter des jeans et les revendre au marché noir. Il a donc perdu son statut de mâle dominant dans les yeux de ta mère. Comme elle n’avait plus rien à garder, elle a laissé parler ses frustrations à voix haute et lui, avec le temps, il a eu besoin de chercher un regard plus clément ailleurs.
Le sculpteur est revenu deux ou trois fois et il t’a quittée ensuite pour une ancienne maîtresse, une ballerine qui ouvrait sans doute les jambes mieux que toi. Tu ne l’aimais pas, mais ce rejet s’est collé à ta peau et, chaque fois que tu as revu ton père, tu as pensé à lui. Leurs images se superposaient désormais et tu savais que tu ne pourrais plus jamais oublier ce premier amant, il était devenu l’ombre de ton père. Rejet sur rejet, départ sur départ.
Et là tu te retrouves dans ce train en route vers ton géniteur et tu penses à tout ce monde perdu, enterré dans ta tête, ce monde qui dans deux jours restera bien derrière toi.
Les rues se ressemblent toutes dans cette ville, comme dans tout petit bourg de province. Ici les immeubles sont à une taille plus humaine, cinq à sept étages maximum, et les vieilles maisons de plain-pied avec leurs jardins potagers ont échappé aux bulldozers de Ceaușescu. Le capitalisme fait aussi moins de ravages dans l’urbanisme de la ville : moins de panneaux publicitaires, moins de bâtiments en construction sur les ruines des vieilles maisons, moins de multinationales qui détournent les financements en démarrant de gros chantiers qui ne vont jamais aboutir à autre chose qu’à augmenter des chiffres d’affaires sur rien.
Tu décides de marcher, de te fier à ton intuition, de chercher cette adresse par toi-même sans consulter un plan, sans prendre un taxi, un bus ou faire appel à des passants. Tu as le temps, aujourd’hui il n’est plus divisé en tranches horaires, il est à toi, c’est toi qui le crées, tu t’es libérée de toute contrainte. L’espace aussi t’appartient, plus besoin de suivre les panneaux de signalisation, ton corps trouvera, il reniflera les odeurs qui lui tombent dessus et il ira à sa destination finale.
Tu regardes les noms des rues et tu avances d’une manière aléatoire, comme dans un jeu, curieuse de découvrir ce qui se cache derrière les apparences. Tu la trouves belle cette ville délabrée avec ses façades grises, ornées du linge à sécher, avec ses kiosques rouillés, ses murs tagués, avec ses habitants abattus par leur précarité et ses chiens errants affamés.
Au milieu de tout ce paysage dévasté par le temps et l’histoire tu te dis : « Je viens de là. » Tu fais partie de ce corps malade. Tu te le dis sans aucune amertume. Tu te réconcilies avec l’espace, tout est là dans cet instant volé. »

Extraits
« Tu es revenue à ta vie doucement. Tout a repris son ordre préétabli, signé il y a longtemps dans la promesse et l’échec d’une éducation. Tu as repris le même chemin. Le réveil sonne à la même heure. Tu te lèves sans penser À rien. Tu te mets sous la douche et tu attends le réveil de ta peau. Ensuite tu marches, tu t’assois dans les mêmes amphis, dans les mêmes salles pour remplir ta tête des mots qui n’ont plus aucun sens. Tu retournes à ton boulot, tu guettes les passants dans la rue, tu remplis des formulaires, tu tries, tu écris, tu tues le temps, tu tues ton temps. Chaque jour. Il y a les soirs avec ou sans lui, les bouteilles de bière vides, la saleté de ses draps, les mégots qui s’accumulent dans les assiettes et les tasses de café. Parfois tu l’abandonnes pour un film. Le seul endroit où tu es bien est la salle vétuste de l’Institut français. Tu vois et revois le même film, ça te lave la tête, ça t’éloigne de toi.»

« Tu es dans le no man’s land de ta vie, entre deux frontières, tu attends qu’on te donne accès à une autre existence. Le temps te traverse librement, sans obstacle, pour la première fois, tu as le temps. Tu l’inventes comme tu le respires.
Tu écris à Seb une semaine après ton arrivée, nourrie par l’errance dans la ville, par l’absence des corps autour de toi, par ce silence profond qui t’entoure.
Depuis que tu es là, tes échanges se limitent aux contacts avec les vendeurs, avec les serveurs, avec les gardiens du foyer. Tu retournes à la condition essentielle de l’humanité. » p. 63

«Tu recrées cette image dans ta tête: les Aztèques recevant les conquistadors espagnols avec la conviction qu’ils étaient les émissaires de leurs dieux. La réponse de Cortés fut simple: il a tout simplement abusé de cette confiance. Juché sur un cheval blanc, paré d’une armure brillante, il correspondait tellement à l’image d’un dieu qu’il n’a rencontré aucun obstacle dans sa conquête. La réponse de Cortés est la réponse de l’homme de pouvoir, du mâle dominant, de celui qui écrase avec le sourire figé sur ses lèvres, de celui qui s’enivre par le jeu des dominations, de celui qui jouit en brandissant le scalp du vaincu. La réponse de Cortés est la réponse d’un continent. Elle t’appartient. Tu fais partie d’une civilisation qui s’est développée dans un court intervalle de temps grâce aux matières premières pillées à des territoires écartés de l’Histoire. Par ricochet, tu tires les avantages de cette opération. La réponse de Cortés est le premier pas vers la fracture du monde.
Tu entends pour la première fois l’expression «commerce triangulaire». Tu te demandes comment tu as pu attendre si longtemps avant de comprendre ce concept fondateur de la révolution industrielle, ce mécanisme subtil qui a engendré de nouvelles sociétés. Même si tu viens d’un peu plus loin, ton territoire a été aussi contaminé, sauf que là-bas les gens ont fermé les yeux plus longtemps.» p. 196

À propos de l’auteur
BADEA_Alexandra_©ulysse_guttmann-faureAlexandra Badea © Photo Ulysse Guttmann-Faure

Née à Bucarest en 1980, dans une Roumanie alors en pleine dictature sous Ceausescu, Alexandra Badea est autrice, metteure en scène, scénographe et réalisatrice de films et de courts-métrages. Après une formation à l’École Nationale Supérieure d’Art dramatique et cinématographique de Bucarest, elle se consacre à l’écriture. Depuis 2003, elle vit à Paris. Ses œuvres dramatiques, − Mode d’emploi, Contrôle d’identité, Burnout (2009), Je te regarde, Europe Connexion (2015), ou encore À la trace et Celle qui regarde le monde (2018), ainsi que son premier roman, Zone d’amour prioritaire (2014), ont été publiés chez L’Arche. Elle remporte en 2013 le Grand Prix de la Littérature Dramatique pour sa pièce Pulvérisés créée au TNS et au CDN d’Aubervilliers par Jacques Nichet et Aurélia Guillet et mise en voix sur France Culture par Alexandre Plank. Son texte Points de non-retour [Thiaroye] (2018), qui revient sur le massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye en 1944, premier volet d’une trilogie, a séduit l’écrivain, metteur en scène et comédien Wadji Mouawad, directeur du Théâtre national de la Colline, qui lui a demandé de la mettre en scène dans son établissement. La pièce y est créée en septembre 2018. Dans le second volet de sa trilogie, Points de non-retour [Quais de Seine], Alexandra Badea évoque la guerre d’Algérie. La pièce sera créée lors de la 73ème édition du Festival d’Avignon, dans la mise en scène de l’autrice, avec les comédiennes Amine Adjina, Madalina Constantin, Sophie Verbeeck et l’acteur Kader Lassina Touré. En 2021 paraît son second roman, Tu marches au Bord du monde (Source: Les Imposteurs)

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Sur la route

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Sal, le narrateur, décide un jour de quitter New York et de rejoindre la Côte Ouest. Autour du récit de ses voyages avec son ami Dean, il nous offre une galerie de portraits impressionnants et raconte les États-Unis dans les années 1950, la musique et la drogue, les filles et l’alcool et… une certaine idée de la liberté.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

«L’histoire c’est toi et moi et la route»

On a beaucoup écrit et commenté Sur la route de Jack Kerouac, parlé de la Beat generation, des légendes autour du manuscrit et de son auteur. Ne serait-il pas mieux de le (re)lire?

Quelques mots sur la forme avant d’en venir sur le fond, car cette dernière fait partie intégrante du mythe. L’histoire, ou la légende colportée par Jack Kerouac lui-même, veut que ce livre ait été écrit en trois semaines sur un rouleau d’une longueur de quelque 40 mètres, comme une très longue lettre adressée à son ami Neal Cassady, à San Francisco. «Je l’ai fait passer dans la machine à écrire et donc pas de paragraphes… l’ai déroulé sur le plancher et il ressemble à la route.» écrira-t-il.
Howard Cunnell, dans sa préface, explique qu’il «s’était mis au clavier, avec du bop à la radio, et il avait craché son texte, plein d’anecdotes prises sur le vif, au mot près; leur sujet: la route avec Dean, son cinglé de pote, le jazz, l’alcool, les filles, la drogue, la liberté.»
Si la vérité est sans doute plus proche d’une retranscription de notes prises en route, le rouleau original n’en existe pas moins et donne une idée des problèmes rencontrés par l’éditeur au moment de le publier. Il n’est donc guère étonnant que les refus aient été nombreux. Fort heureusement, Viking Press a donné son accord après sept années de tergiversations et après que Kerouac ait retravaillé son manuscrit. Depuis on ne compte plus les rééditions et traductions dans le monde entier.
L’histoire raconte plusieurs voyages et donne une bonne idée de ce qu’était l’Amérique au tournant des années 1940-1950. Le narrateur, Sal Paradise, vient de divorcer. À New York, en errant dans les rues, il rencontre Dean Moriarty. Ensemble, ils décident de partir vers la côte ouest, de rejoindre la Californie. Mais comme c’est bien plus le voyage que la destination qui leur plaît, ils vont reprendre la route vers l’Est puis le Sud, faisant à chaque fois de nouvelles rencontres, de nouvelles expériences. Ils démontrent aussi – au moins à cette époque – que pratiquement sans un sou, il est assez facile de s’en sortir et même de faire la fête. Car l’alcool et la drogue sont omniprésents durant toute leur épopée. Quelques petits boulots ici ou là, les cadeaux d’amis plus chanceux rencontrés en chemin, le partage et une certaine insouciance président à leur destinée.
Car si un thème majeur se cristallise au fil des pages, c’est bien celui d’une recherche permanente du plaisir – artificiel ou réel – et de la liberté. Et comme ce but est partagé par de nombreux ami(e)s, il va faire émerger ce qu’on appellera plus tard la Beat generation qu’incarneront aussi Allen Ginsberg et William Burroughs, et que l’on retrouve dans le livre sous les traits de Carlo Max et Old Bull Lee. Le groupe de «Ceux qui ont la fureur de vivre, de parler, qui veulent jouir de tout. Qui jamais ne baillent, ni ne disent une banalité. Mais qui brûlent, brûlent, brûlent, comme une chandelle dans la nuit» va souvent dépasser les limites, chercher jusqu’où aller trop loin. Cela vaut en particulier pour Dean, attiré par le côté obscur.
Et si les amateurs de voyages trouveront ici un itinéraire et des descriptions de lieux (voir à ce propos la carte Détaillée réalisée par un étudiant allemand), j’aimerais souligner un autre aspect tout aussi intéressant à mes yeux: la bande-son.
Si Kerouac affirmait avoir écrit sur un rythme de jazz et de Be Bop, il a truffé son récit de références et fait de Miles Davis, Charlie Parker ou encore Lionel Hampton, pour n’en citer que trois, ses compagnons de route aussi indispensables que les filles. Car bien entendu, s’il est question d’amour de la musique, il est aussi question d’amour et de relations qui ne sont du reste pas aussi éphémères qu’on peut le penser à première vue. Marylou, le première épouse de Dean, sera de plusieurs voyages. Sal vivra avec La Môme, une mexicaine avec laquelle il travaillera dans les champs de coton, une vraie passion.
Et si cette histoire, comme l’expérience contée dans le livre, finira mal, on retiendra d’abord ce souffle, cette envie, ce désir fou de vivre intensément. Jusqu’à se brûler. Et s’agissant de Jack Kerouac, l’ambition de retranscrire cette intensité à travers un style, une écriture. Comme l’écrit William Burroughs, «il passait sa vie à écrire, il ne pensait qu’à écrire, il ne voulait rien faire d’autre.»

Sur la route. Le rouleau original
[On The Road : The Original Scroll]
Jack Kerouac
Éditions Folio Gallimard (n° 5388)
Roman
Trad. de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun
Édition et préface d’Howard Cunnell. Préface de Joshua Kupetz, George Mouratidis et Penny Vlagopoulos
624 p., 9,70 €
EAN 9782070444694
Paru le 7/05/2012

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, le Guide du routard a eu la bonne idée de détailler tout l’itinéraire. En voici le détail.
Signalons aussi le travail d’un étudiant allemand qui a retracé tout l’itinéraire sur Google Maps

Quand?
L’action se situe dans les années 1949-1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
« »Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. […] Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route… »
Neal Cassady, chauffard génial, prophète gigolo à la bisexualité triomphale, pique-assiette inspiré et vagabond mystique, est assurément la plus grande rencontre de Jack Kerouac, avec Allen Ginsberg et William Burroughs, autres compagnons d’équipées qui apparaissent ici sous leurs vrais noms.
La virée, dans sa bande originale : un long ruban de papier, analogue à celui de la route, sur lequel l’auteur a crépité son texte sans s’arrêter, page unique, paragraphe unique.
Aujourd’hui, voici qu’on peut lire ces chants de l’innocence et de l’expérience à la fois, dans leurs accents libertaires et leur lyrisme vibrant ; aujourd’hui on peut entendre dans ses pulsations d’origine, le verbe de Kerouac, avec ses syncopes et ses envolées, long comme une phrase de sax ténor dans le noir.
Telle est la route, fête mobile, traversées incessantes de la nuit américaine, célébration de l’éphémère.
« Quand tout le monde sera mort », a écrit Ginsberg, « le roman sera publié dans toute sa folie. »
Dont acte.» Josée Kamoun

68 premières fois
Sélection anniversaire : le choix de Pascal Manoukian

MANOUKIAN_Pascal_©Hermance_triay

Photographe, journaliste, réalisateur, Pascal Manoukian a couvert un grand nombre de conflits. Ancien directeur de l’agence CAPA, il se consacre désormais à l’écriture. Il a publié notamment, aux éditions Don Quichotte, Le Diable au creux de la main (2013), Les Échoués (2015) et Ce que tient ta main droite t’appartient (2017) et Le Paradoxe d’Anderson et Le cercle des hommes en 2020. (Source: Éditions du Seuil)

«J’ai lu Sur la route à 16 ans, comme Kerouac l’a écrit, sur la route, le pouce levé entre Minneapolis et San Francisco, de maisons bleues en maisons bleues. C’était l’année 1971. Le monde était encore délicieusement déconnecté et nous rêvions pour lui du meilleur. Je suis tombé à l’intérieur des pages, confondant ma vie avec la sienne. Jamais depuis je n’ai retrouvé un tel sentiment de liberté. Rarement, mais parfois, en traversant un paysage ou en rentrant chez-moi, il m’arrive une fraction de seconde, comme un ancien fumeur, croisant un invétéré tirer sur une taffe, de vouloir recommencer. Kerouac, ce sont toutes nos contradictions mises en pages ou plutôt en rouleau.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page Wikipédia du livre
Madmoizelle.com
France Culture (Cinq lectures pour votre été)
Voyageurs du monde (Stéphane Guibourgé)
Blog Calliope Pétrichor 


Bande-annonce du film tiré du roman Sur la route de Jack Kerouac © Production FilmsActu

Extraits
« Et je les ai suivis en traînant les pieds comme je l’ai toujours fait quand les gens qui m’intéresse. Parce que les seuls qui m’intéresse sont les fous furieux, ceux qui ont la fureur de vivre, la fureur de dire, ceux qui veulent tout en même temps, ceux qui ne baillent jamais et ne préfèrent jamais de banalité, qui brûlent, brûlent, brûlent comme des chandelles rebelles dans la nuit.»

« Puis vient le jour des révélations de l’Apocalypse, où l’on comprend qu’on est maudit, et misérable, et aveugle, et nu et alors, fantôme funeste et dolent, il ne reste qu’à traverser les cauchemars de cette vie en claquant des dents. »

« J’ai rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… Je venais de me remettre d’une grave maladie que je ne raconterai pas en détail, sauf à dire qu’elle était liée à la mort de mon père, justement, et à ce sentiment affreux que tout était mort. Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. Avant, j’avais toujours rêvé d’aller vers l’Ouest, de voir le pays, j’avais toujours fait de vagues projets, mais sans jamais démarrer, quoi, ce qui s’appelle démarrer. Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route, en 1926, pendant que ses parents traversaient Salt Lake City en bagnole pour aller à Los Angeles. La première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était par Hal Chase, qui m’avait montré quelques lettres écrites par lui depuis une maison de correction, dans le Colorado. Ces lettres m’avaient passionné, parce qu’elles demandaient à Hal avec une naïveté attendrissante de tout lui apprendre sur Nietzsche et tous ces trucs intellectuels fabuleux, pour lesquels il était si justement célèbre. À un moment, Allen Ginsberg et moi, on avait parlé de ces lettres, en se demandant si on finirait par faire la connaissance de l’étrange Neal Cassady. Ça remonte loin, à l’époque où Neal n’était pas l’homme qu’il est aujourd’hui, mais un jeune taulard, auréolé de mystère. On a appris qu’il était sorti de sa maison de correction, qu’il débarquait à New York pour la première fois de sa vie ; le bruit courait aussi qu’il avait épousé une fille de seize ans, nommée Louanne. Un jour que je traînais sur le campus de Columbia, Hal et Ed White me disent que Neal vient d’arriver, et qu’il s’est installé chez un gars nommé Bob Malkin, dans une piaule sans eau chaude, à East Harlem, le Harlem hispano. Il était arrivé la veille au soir, et découvrait New York avec Louanne, sa nana, une chouette fille ; ils étaient descendus du Greyhound dans la 50e Rue, et ils avaient cherché un endroit où manger ; c’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés chez Hector, à la cafétéria que Neal considère depuis comme un haut lieu new-yorkais. Ils s’étaient payé un festin de gâteaux et de choux à la crème. »

Playlist (par ordre d’apparition dans le livre)
Source : Shut up and play the books

Jack parle du courant musical bebop qui « à cette époque, en 1947, […] faisait fureur dans toute l’Amérique. »
L’auteur parle de « la période ornithologique » du saxophoniste Charlie Parker (1920 – 1955) en référence à son titre Ornithology sur l’album Dial sorti en 1946.
Le compositeur et trompettiste Miles Davis (1926 – 1991) est évoqué.
Jack va à l’opéra de Central City et cite le nom de Lillian Russell (1860-1922), une actrice et chanteuse américaine. L’œuvre jouée est Fidelio, l’unique opéra de Ludwig van Beethoven, composé en 1804 et 1805.
Lors d’une soirée des choristes de l’opéra chantent Sweet Adeline, ce morceau publié en 1903 connut le succès en 1904 grâce à l’interprétation du groupe The Quaker City Four.
Je n’ai pas trouvé la référence du morceau dont les paroles « Le boogie, si tu sais pas le danser, moi je vais te montrer » sont censées provenir.
Le morceau Central Avenue Breakdown de Lionel Hampton (1908 – 2002) vibraphoniste, pianiste et batteur de jazz américain est évoqué.
La « chanson grandiose » Lover Man, parue en single en 1945,de la chanteuse Billie Holiday (1915 – 1959) est évoquée.
La chanson dont les paroles sont « La fenêtre elle est cassée, et la pluie, elle rentre dans la maison » est citée. Les paroles originales de ce morceau intitulé Mañana (Is Soon Enough for Me) sont « The window she is broken and the rain is comin’ in. » Ce titre a été interprété par Peggy Lee en 1947.
Jack s’isole dans un cimetière et y chante Blue Skies. Ce morceau composé en 1926 a été interprété en 1927 par Ben Selvin. On le retrouve la même année dans le film The Jazz Singer considéré comme le premier film parlant de l’histoire du cinéma.
Billie Holiday est de nouveau citée.
Dizzy Gillepsie (1917 – 1993) est évoqué. Ce compositeur, chef d’orchestre et trompettiste de jazz américain est considéré comme l’un des trois plus importants trompettistes de l’histoire du jazz avec Miles Davis et Louis Armstrong (1901 – 1971). Il a participé à la création du style Bebop et contribué à introduire les rythmes latino-américains dans le jazz.
Jack parle d’un « disque de bop endiablé » qu’il vient d’acheter, son titre : The Hunt. « Dexter Gordon et Wardell Gray y soufflent comme des malades, devant un public qui hurle ; ça donne un volume et une frénésies pas croyables. » Cet album est sorti en 1947.
Neal écoute le morceau A fine romance joué par une boite à musique. Ce titre a été écrit en 1936 pour le film musical Swing Time avec Fred Astaire et Ginger Rogers. Ce morceau été également interprété par Bille Holiday, Louis Armstrong et Ella Fitzgerald.
Les opéras de Verdi sont évoqués.
Le « grand pianiste de jazz » anglo-américain George Shearing (1919 – 2011) est cité, puis le batteur Denzel Best (1917 – 1965) « immobile à sa batterie ».
L’émission de radio Chicken Jazz’n Gumbo Disc-jockey Show, diffusée depuis La Nouvelle Orléans est citée.
Jack et Neal vont voir Slim Gaillard (1916 – 1991) dans un « petit night-club de Frisco ». Ce chanteur de jazz y interprète les morceaux Cement Mixer et C-Jam Blues.
Toujours dans un bar le morceau Close your eyes est chanté. Ce titre écrit en 1933 a été interprété par de nombreux artistes dont Harry Belafonte (1949), Ella Fitzgerald (1957), Peggy Lee (1963), Queen Latifah (2004)…
Évocation de Ed Saucier, un altiste (joueur de alto, instrument proche du violon) de San Francisco.
Le morceau suivant n’est pas cité explicitement dans le rouleau original mais il l’est dans la version de Sur la route publiée en 1957. Il s’agit du titre Congo Blues du Red Norvo Sextet enregistré en 1945. Red Norvo (1908 – 1999) était un vibraphoniste, xylophoniste et joueur de marimba américain. Jack Kerouac fait d’ailleurs une erreur en citant ce morceau, il l’annonce comme étant un des premiers morceaux de Dizzy Gillespie alors que si celui-ci joue bien sur ce titre il s’agit d’une œuvre collective du Red Norvo Sextet. De plus Max West qui est censé jouer de la batterie sur ce titre était en réalité un… joueur de baseball.
L’accident de voiture de Stan Hasselgård (1922 – 1948), « célèbre clarinettiste de bop » suédois, est évoqué.
Le timbre de voix de « Prez Lester » est évoqué. Prez (le prédisent) est le surnom de Lester Young (1909 – 1959) un saxophoniste, clarinettiste et compositeur de jazz américain.
Les noms de Charlie Parker, Miles Davis, Louis Armstrong et Roy Eldrige (1911 – 1989) avec « son style vigoureux et viril » sont cités. Puis viennent d’autres noms dans l’histoire du jazz racontée par Kerouac : Count Basie (1904 – 1984), Benny Moten (1894 – 1935), Hot Lips Page (1908 – 1954), Thelonious Monk (1917 – 1982) et de nouveau Gillespie et Lester Young.
Kerouac assiste à une prestation de George Shearing qui est accompagné des musiciens Denzel Best, John Levy (1912 – 2012) et Chuck Wayne (1923 -1997).
L’émission radiophonique de Symphony Sid alias Sid Torin (1909 – 1984) qui passe « les derniers morceaux de bop » est évoquée.
Un disque de Willis Jackson (1932 – 1987) est joué, autographié Willie dans le livre. Une nouvelle fois le morceau n’est pas cité dans le rouleau original alors qu’il l’est dans le livre publié, il s’agit de titre Gator tail sur lequel Willis Jackson est accompagné du Cootie Williams Orchestra.
Nouvelle évocation de Gillepsie « on mettra un disque de Gillespie vite fait, et d’autres de bop ».
Des titres de Lionel Hampton, ainsi que de Wynonie Blues Harris (1915 – 1969) et Lucky Millinder (1900 – 1966), tous deux musiciens de rhythm and blues, sont joués dans un juke-box « histoire que ça balance ». Un nouveau morceau non référencé dans le rouleau original est évoqué dans la version publié du livre, il s’agit du titre I like my baby’s pudding de Wynonie Blues Harris. Ce titre aux paroles à double sens parlant de femmes et d’alcool est sorti en 1950.
Au Mexique un « juke-box des années trente jouait de la musique de campesinos (paysans) ».
Des titres de Perez Prado sont joués. Jack et Neal dansent avec des filles sur More mambo jambo, Chattanooga de mambo, Mambo numero ocho et Mambo jambo.

À propos de l’auteur
Jack Kerouac est né en 1922 à Lowell, Massachusetts, dans une famille d’origine canadienne-française.
Étudiant à Columbia, marin durant la Seconde Guerre mondiale, il rencontre à New York, en 1944, William Burroughs et Allen Ginsberg, avec lesquels il mène une vie de bohème à Greenwich Village. Nuits sans sommeil, alcool et drogues, sexe et homosexualité, délires poétiques et jazz bop ou cool, vagabondages sans argent à travers les États-Unis, de New York à San Francisco, de Denver à La Nouvelle-Orléans, et jusqu’à Mexico, vie collective trépidante ou quête solitaire aux lisières de la folie ou de la sagesse, révolte mystique et recherche du satori sont quelques-unes des caractéristiques de ce mode de vie qui est un défi à l’Amérique conformiste et bien-pensante.
Après son premier livre, The Town and the City, qui paraît en 1950, il met au point une technique nouvelle, très spontanée, à laquelle on a donné le nom de « littérature de l’instant » et qui aboutira à la publication de Sur la route en 1957, centré sur le personnage obscur et fascinant de Dean Moriarty (Neal Cassady). Il est alors considéré comme le chef de file de la Beat Generation. Après un voyage à Tanger, Paris et Londres, il s’installe avec sa mère à Long Island puis en Floride, et publie, entre autres, Les Souterrains, Les clochards célestes, Le vagabond solitaire, Anges de la Désolation et Big Sur. Jack Kerouac est mort en 1969, à l’âge de quarante-sept ans. (Source: Éditions Gallimard)

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Matador Yankee

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Harper grimpe dans un bus brinqueballant, direction un village mexicain où il doit se produire pour la fête annuelle. Il a dû remballer ses rêves de gloire et de vedette hollywoodienne pour des prétentions alimentaires. Le road-movie du toréador américain est aussi la chronique d’un âge d’or disparu.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Mister Gringo Torero

C’est bien hors des sentiers battus que nous entraîne Jean-Baptiste Maudet dans son premier roman. «Matador Yankee» raconte le périple d’un torero américain entre Mexique et États-Unis, entre habit de lumière et misère noire.

L’histoire ne le dit pas, mais ils ne doivent pas être très nombreux les Américains toréadors. Harper est l’un des derniers représentants de cette profession qui ne nourrit plus vraiment son homme. Aujourd’hui, il rend dans un petit village mexicain où la fête annuelle ne saurait se passer sans un spectacle dans les arènes.
Dans un bus brinqueballant et le long de routes poussiéreuses, il a le temps de réfléchir à ses rêves de gloire, au souvenir des heures de gloire qui drainaient le tout Hollywood de ce côté de la frontière. «Son père avait connu Orson Welles, Rita Hayworth, Ava Gardner, Frank Sinatra et collectionnait les photos des vedettes qui aimaient se montraient aux arènes en compagnie des grands toréros de l’époque.»
Aujourd’hui quelques retraités nostalgiques, «obèses ou rabougris», viennent grossier les rangs des autochtones pour des corridas la confrontant à des vaches fatiguées plutôt qu’à des taureaux aux naseaux rageurs et lui rapportant à peine de quoi faire bouillir sa marmite. «Cette situation n’était pas inconfortable, elle permettait de ménager de grands moments d’indifférence au monde et de liberté, sans qu’aucun fil ne le rattache à une autre existence.»
À moins qu’il ne se berce d’illusions, car la vie ne l’a pas ménagé, comme en témoigne les cicatrices sur tout son corps. Frôlé par la mort à plusieurs reprises, il ressemble à ses cow-boys qui ont fait la gloire d’Hollywood. Sa gueule de malfrat en fait le candidat idéal pour une mission risquée, retrouver la fille du maire du village du côté de Tijuana, essayant de grappiller quelques dollars pour rembourser une dette de jeu.
Jean-Baptiste Maudet fait appel à tous les ingrédients du road-trip pour construire sa chronique d’un monde en voie de disparition. La pègre, les dettes d’honneur, le sang et la mort, un trésor de guerre et, bien entendu, la femme qu’il faut essayer d’extirper d’une spirale infernale. Il y a du Thelma et Louise dans la virée de Harper et Magdalena, mais il y a aussi l’émergence d’un monde plus dur, plus violent. Au bout de la route, le géographe qu’est Jean-Baptiste Maudet nous aura dépeint le paysage d’une autre Amérique, celle de Trump qui fait la chasse à toutes sortes de marginaux et dans laquelle un Gringo Torero n’a quasi aucune chance de survivre.

Matador Yankee
Jean-Baptiste Maudet
Éditions Le Passage
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782847424072
Paru le 10/01/2019

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis et au Mexique, en Californie, à Los Angeles, San Diego, à Tijuana, Ciudad Juárez, Hermosillo, Cerocachi

Quand?
L’action se situe des années 60 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Harper aurait pu avoir une autre vie. Il a grandi à la frontière, entre deux mondes. Il n’est pas tout à fait un torero raté. Il n’est pas complètement cowboy. Il n’a jamais vraiment gagné gros, et il n’est peut-être pas non plus le fils de Robert Redford. Il aurait pu aussi ne pas accepter d’y aller, là-bas, chez les fous, dans les montagnes de la Sierra Madre, combattre des vaches qui ressemblent aux paysans qui les élèvent. Et tout ça, pour une dette de jeu.
Maintenant, il n’a plus le choix. Harper doit retrouver Magdalena, la fille du maire du village, perdue dans les bas-fonds de Tijuana. Et il ira jusqu’au bout. Parfois, se dit-il, mieux vaut se laisser glisser dans l’espace sans aucun contrôle sur le monde alentour…
Alors les arènes brûlent. Les pick-up s’épuisent sur la route. Et l’or californien ressurgit de la boue.
Avec Matador Yankee, sur les traces de son héros John Harper, Jean-Baptiste Maudet entraîne le lecteur dans un road trip aux odeurs enivrantes, aux couleurs saturées, où les fantômes de l’histoire et du cinéma se confondent. Les vertèbres de l’Amérique craquent sans se désarticuler.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Blog Domi C Lire 
Blog Charlie et ses drôles de livres
Blog Le jardin de Natiora


Jean-Baptiste Maudet présente Matador yankee © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 1. Un serpent brodé
Son sac pesait sept kilos en comptant son épée. Harper s’essuya les pieds avant de monter dans le bus. Tout le monde ne le faisait pas. Le conducteur incurva sa bouche de poisson, admettant qu’il avait des manières. Harper s’installa contre la fenêtre, en exposant côté couloir la cicatrice qui lézardait son cou. Ça permettait de ne pas dire un mot à son voisin sur des centaines de kilomètres. Il regardait les gens avancer dans le couloir. Celui-ci allait ronfler, celui-là allait manger des chips, la gamine ferait du bruit avec sa paille plantée dans son soda ou tirerait dans la nuit sur les plumes des poules. Une vieille femme qui debout n’était pas plus haute que les rangées de sièges finit par s’asseoir à côté de lui, une Indienne. Elle sentait le beurre frais et l’herbe d’altitude. Ils passeraient la nuit l’un à côté de l’autre comme beaucoup de gens sur terre, sans rien se dire ou presque, mais pas tout à fait seuls. Cette femme s’était présentée, Ana, sans doute pour montrer qu’elle était bien là malgré son âge. Elle abaissa l’accoudoir en demandant la permission et y laissa retomber son avant-bras. Il convenait de respecter les frontières. Ana le regarderait dans la nuit et penserait, elle aussi, à quel point il était étrange de dormir à côté d’un étranger. Harper n’aimait pas dormir, il ne trouvait pas facilement le sommeil, mais les fenêtres des bus et leur défilement d’images l’apaisaient bien davantage que la voix d’une mère. On était parfois contraint de se laisser porter dans l’espace sans aucune prise sur le monde alentour. Ana regarda la cicatrice de cet homme pour l’apprivoiser, c’était mieux que de s’en empêcher. Cette peau rapiécée était bien vivante et continuait, à sa manière, à renouveler ses cellules.
La ville de Hermosillo brillait dans le soir, les néons colorés, les lumières aux fenêtres, les écrans des télévisions qui papillotaient, les rivières de phares sillonnant les banlieues, puis l’obscurité tombante qui recentrait peu à peu la vie intérieure des passagers sur le miroir des vitres. Le bus prenait de la hauteur sur la ville pour bientôt ne plus laisser pâlir qu’un rougeoiement lointain déjà percé par des étoiles. Le bus grimpait, se retournait sur lui-même à chaque virage pour s’enfoncer dans les montagnes. Il n’y avait plus de place mais des familles entières continuaient à monter dans la nuit et s’entassaient avec leurs bagages qui leur servaient de couche. Ana s’était endormie et murmurait dans son sommeil. Chacun se réveillait, regardait la lune, chacun pensait à sa vie, mobile et immobile. Un homme dessinait avec son doigt un trou plus sombre sur la condensation des vitres, duquel ruisselait un filet d’eau fragile. Le fleuve grossissait dès qu’il croisait des gouttes. Dehors tout était noir, on apercevait parfois la blancheur d’un sommet, on s’y accrochait aussi longtemps que possible et rien ne prévenait de sa disparition soudaine, masqué par un autre relief, noir à nouveau, puis scintillant plus loin, sans que l’on sache s’il s’agissait du même ou d’un autre ou si les yeux s’étaient fermés sur les taches d’un rêve.
À l’aube, des montagnes plus hautes encore dépassaient de la brume. Des arbres en retenaient des bribes et des chaos de roche nue venaient crouler jusqu’à la route. Le bus roulait vite à présent, soulevant la poussière, comme sorti de la nuit miraculeuse. Les passagers se réveillaient dans l’odeur de sueur et de volailles. La lumière du matin était pâle et la vitesse estompait la broussaille des bas-côtés. À la sortie d’une longue courbe, le bus freina en projetant une pluie de graviers de part et d’autre de la chaussée. Le conducteur secoua la cloche. Une vierge métisse servait de battant.
– Cerocachi, Cerocaaaaaachi.
Le conducteur en saisit la robe pour étouffer le son et coupa le moteur. De l’autre côté de la route se tenait un homme appuyé contre une jeep militaire. Il portait un costume clair, des lunettes de soleil et lustrait ses bottes derrière ses mollets. Il tenait une pancarte pour ne pas rater Mr. Gringo Torero, écrit en lettres majuscules. Il semblait apprécier la plaisanterie. Des familles se hâtèrent à l’extérieur du bus, chargées de cages et de sacs tressés. Elles finiraient à pied par des sentiers que personne ne voyait. Ana se leva pour laisser passer son voisin et lui indiqua d’un mouvement de tête qu’elle continuait la route, des heures encore à contourner des ravins jusqu’au prochain col. Elle se gratta le cou en le dévisageant. L’homme qui attendait Harper écarquillait les yeux et pointait la pancarte avec son doigt tendu.
– Mister, je vois que vous avez fait bon voyage, toujours un peu de retard. Il vaut mieux ça que les précipices. Vous avez vu ? Vertigineux. Vous avez soif ? Vous avez faim ? Les deux peut-être ?
La luminosité était plus forte que derrière les vitres teintées du bus et l’air était plus sec. L’altitude et le bourdonnement du moteur avaient bouché les oreilles de l’Américain. Les deux hommes se tenaient l’un en face de l’autre et le bus avait déjà repris sa route. À quelle question convenait-il de répondre en premier ? À aucune.
– Bon, vous avez l’air en forme en tout cas, c’est important ça. Il y a un changement de programme, je vais vous expliquer en chemin, allons-y, ne perdons pas de temps.
Le mot programme sonnait faux et n’était pas prononcé comme un mot de tous les jours. Mister Gringo Torero préféra rester silencieux. Tant qu’il ne parlait pas, rien de tout ce qui existait autour de lui n’avait de consistance et le parfum d’Ana devenu étrangement familier continuait de l’accompagner. Il monta dans la jeep de son chauffeur particulier aucunement perturbé par le silence de l’Américain. L’homme au volant pensait peut-être lui aussi que ne rien dire avait du bon et le barouf de la jeep qui filait sur la piste permettait de s’en contenter. Les programmes étaient faits pour changer. On n’allait pas lui annoncer le branchement de l’eau courante ni l’inauguration d’une autoroute. Profitant d’un tronçon moins défoncé et regardant dans le rétroviseur comme s’ils pouvaient être suivis, le chauffeur finit par prendre les devants.
– Vous verrez, rien d’embêtant. Simplement, il n’y aura que vous à l’affiche demain, car les autres ont eu un empêchement. Ils n’ont pas pu franchir le col, sûrement à cause des éboulements sur la route, ou pire. Les gens tombent souvent dans les ravins par ici. Rassurez-vous, ce ne sont pas toujours les mêmes.
L’homme était content de son astuce. Il la répéta à voix basse pour s’assurer qu’elle faisait rire et reprit sur le même ton.
– Une année, nous sommes restés sans personne. Ils étaient tombés, tous les passagers du bus, écrabouillés dans cette boîte en fer, un roulé-boulé jusqu’à la rivière, trente-cinq morts.
Il marqua un temps d’arrêt.
– Non, je plaisante, simplement du retard, une crevaison, deux jours de retard et pas moyen de prévenir qui que ce soit. Alors on a décalé la fête. Exceptionnellement, on s’arrange.
La piste redevenait chaotique, les ravinements plus profonds, et rien ne semblait désormais freiner le flot des mots.
– Du coup, vous n’aurez qu’un seul taureau, on vous a gardé le plus gros et quelques vaches. Mais ne vous inquiétez pas, il y a probablement des gens au village qui seront prêts à vous aider d’une manière ou d’une autre. Et le maire va tout faire pour vous mettre à l’aise. Le maire, c’est mon frère, Don Armando. Et s’il y a un problème, je suis là, je suis médecin et chirurgien.
L’Américain préférait pour l’instant ne rien relever et ne comprenait pas comment son chauffeur, quelles que soient ses qualifications, parvenait à conduire le corps de profil, ne quittant pas des yeux son passager.
– On ne connaît pas votre nom. Comment vous appelez-vous ? Gringo Torero, c’est mon idée. On l’a écrit sur les affiches. Il faut prendre les choses avec le sourire ici, sinon vous allez mourir d’ennui. C’est important que vous ayez un nom, comme ça les gens pourront vous soutenir ou vous insulter, vous comprenez ?
– Je m’appelle Juan. Mais mon nom de torero, c’est Harper. Pour les précipices, j’ai voyagé de nuit, je n’ai pas vu grand chose.
– Juan, soyez le bienvenu. Moi c’est Miguel. J’ai un fils qui s’appelle Juan, comme vous. Et un autre qui s’appelle Miguel, comme moi. C’est amusant non ? Juan, c’est le petit. Ils vivent à Hermosillo maintenant, avec leur mère. Ne croyez pas tout ce que les gens du village vous disent. Ils sont particuliers, c’est la montagne.
– Je connais un peu la région.
– On a modifié les affiches pour signaler qu’il ne restait plus que vous. Les villageois sont déçus, c’est toujours plus amusant quand vous êtes plusieurs à vous tirer la bourre. Ne vous attendez pas à des merveilles, les gens sont pauvres ici, mais ils ont besoin de vous. Personne ne vient jamais nous rendre visite, il y a toujours une excuse, toujours un truc qui va de travers.
Tout en bloquant le volant entre ses cuisses, Miguel lui tendit une carte de visite plastifiée et tapota sur sa photo en souriant.
– Docteur Miguel. C’est moi, vous voyez ? Je n’avais pas la moustache à l’époque et puis un jour, je me suis dit, tiens, ça pourrait bien m’aller la moustache à moi aussi. Alors je l’ai laissée pousser. Ça me change. Maintenant on me connaît avec la moustache. Juan, ce n’est pas vraiment un prénom américain ?
– Ça peut arriver.
Le docteur se mit à rire, la moustache à l’horizontale. On aurait dit que de petites larmes lui montaient aux yeux, le début d’un spasme qui pouvait tout emporter.
– On m’appelle aussi John, John Harper. Ça dépend qui, ça dépend où.
– John ! Ah c’est bien John, ça va leur plaire, John Wayne, John Travolta, John Rambo. Ça ne fait pas très torero mais ça va leur plaire. Vous savez que John Rambo, à y réfléchir, ce n’est pas un violent. On le voit bien au début du film, il ne cherche pas les ennuis, il marche le long d’une route, c’est tout. C’est la société qui fait de lui un sauvage.
Miguel fit un écart avec la voiture, probablement pour contourner une mine ou éviter un tir de roquette, puis il dérapa avec le frein à main, à hauteur d’un talus.
– On s’arrête là. Laissez-moi porter votre sac. On va finir à pied. On a pensé vous installer à la mairie. Il y a une chambre pour les gens de passage. Vous y serez tranquille, vous dormirez bien, mieux qu’en ville, vous verrez. C’est important de bien dormir, l’altitude ça coupe les jambes et vous en aurez besoin.
Encore ces petites larmes menaçant l’équilibre du monde. Cet ultime conseil médical finit de rassurer Harper sur les compétences du docteur. Il refusa de lui laisser porter son sac, mais il accepta tout le reste qui avait l’air sensé. Au-delà du talus, ils marchèrent encore vingt minutes jusqu’au village, annoncé par des champs désordonnés de courges, de maïs et de haricots. Dans une cuvette, une place centrale divisait quelques maisons d’adobe autour desquelles, de collines boisées en collines sèches, dépassaient d’autres toits. La mairie était la maison du maire et le mot mairie était peint en ocre sur le mur sombre. Un agave extravagant dépassait du balcon et pointait des piquants hostiles vers le mur de l’église. Ils entrèrent dans la mairie par l’arrière, où un escalier montait jusqu’au premier étage. »

À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Maudet est géographe. Il enseigne à l’université de Pau.  En 2019, il publie Matador Yankee, son premier roman. (Source : Éditions Le Passage)

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Oyana

PLAMONDON_oyana

En deux mots:
Oyana s’est décidée à affronter son passé. Le 8 mai 2018, elle décide quitter son mari pour retourner dans son pays basque natal, laissant derrière elle Montréal où elle a avait refait sa vie et son mari. Si l’ETA n’existe plus, les plaies laissées par les indépendantistes sont encore vives.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

« My world is gone »

Après le remarqué «Taqawan», Éric Plamondon nous offre un roman aussi court que percutant mettant en scène Oyana, une femme qui a fui son pays basque natal dans les années 90 et qui a choisi d’occulter son passé douloureux.

Oyana éprouve le besoin de prendre l’air. Quand celui qui partage sa vie part son travail, elle va marcher au Parc du Mont Royal, En ce Le 5 mai 2018, elle n’imagine pas encore qu’elle effectue là l’une de ses dernières sorties au Québec. La veille au soir, en parcourant un journal qui trainait dans le restaurant japonais où elle dînait, une brève avait retenu son attention: l’ETA a cessé d’exister. Finie la lutte armée.
Cette nouvelle la ramène vingt-trois ans en arrière, au moment où elle prenait la direction du Mexique pour échapper à la police. ETA n’existe plus, mais «que peut-il rester de tout ça? Les traumatismes dans les mémoires? Le nombre de cadavres depuis 1953?» À toutes ces questions vient désormais s’ajouter celle qui hante l’esprit d’Oyana: faut-il rentrer et affronter son passé?
Éric Plamondon, avec le sens de la tension dramatique qu’il avait déjà développé à merveille dans Taqawan, son précédent roman, va travailler par cercles concentriques, racontant d’une part la fin des années 90 avec l’arrivée au Mexique, sa rencontre avec Xavier Langlois le Canadien et d’autre part les «années de plomb» au Pays Basque.
Avec elle, on va feuilleter l’album aux souvenirs, l’amour rédempteur, l’installation au Québec après des vacances aux États-Unis. Et cette relation construite sur la légende d’une orpheline grandissant auprès d’un tonton Joxe et d’une tatie Cristina.
«Je n’arrêtais pas de te dire que je ne voulais pas parler du passé mais du futur.» Mais désormais il est temps de revenir à cette fille du Pays basque, née le 20 décembre 1973, le jour d’un attentat de l’ETA.
C’est sous la forme d’une confession, d’une lettre laissée à son compagnon que nous allons découvrir comment elle se retrouvée impliquée dans la mouvance indépendantiste, comment sans le vouloir elle a été impliquée dans la mort d’une mère et de son enfant et pourquoi elle a dû fuir, un nouveau passeport au nom de Nahia Sanchez en poche. Chronique des années d’un combat aussi idéaliste qu’inégal, mais aussi récit d’un engagement et d’une série d’attentats qui ont ensanglanté l’Espagne et la France, cette douloureuse litanie ne va mener qu’à une seule certitude: la peine des proches, des familles, des amis.
En débarquant à Paris, Oyana ne sait ce qui l’attend, si elle va pouvoir retrouver une vie sereine, comment ses parents et amis vont réagir. Une incertitude qu’elle a envie de surmonter pour retrouver ses vraies racines, car «le Territoire est un langage. Si on ne le parle pas dès l’enfance, il manque toujours quelque chose. »
Éric Plamondon pose en creux cette question: tous les terroristes se valent-ils? Ceux de Daech et ceux qui ont lutté pour l’indépendance basque, pour ne prendre que deux exemples. Ce faisant, il nous explique aussi que ces groupuscules ont une capacité d’entrainement, une dynamique qui fait qu’on ne saurait les trahir pour ne pas se retrouver au ban de la communauté, voire même devenir complice. Avec des conséquences dramatiques. Cette fin d’un monde chantée par Otis Taylor.

Oyana
Éric Plamondon
Quidam éditeur
Roman
152 p., 16 €
EAN 9782374910932
Paru le 04/03/2019

Où?
Le roman se déroule en France, au Pays Basque sinai qu’au Mexique et au Canada, à Montréal et environs.

Quand?
L’action se situe de 1973 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« S’il est difficile de vivre, il est bien plus malaisé d’expliquer sa vie. »
Elle a fait de son existence une digue pour retenir le passé. Jusqu’à la rupture. Elle est née au pays Basque et a vieilli à Montréal. Un soir de mai 2018, le hasard la ramène brutalement en arrière. Sans savoir encore jusqu’où les mots la mèneront, elle écrit à l’homme de sa vie pour tenter de s’expliquer et qu’il puisse comprendre. Il y a des choix qui changent des vies. Certains, plus définitivement que d’autres. Elle n’a que deux certitudes : elle s’appelle Oyana et l’ETA n’existe plus.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La cause littéraire (Philippe Chauché)
Blog L’Or des livres 
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Sur la route de Jostein 
Blog froggy’s delight 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 8 mai 2018
Pour toi, Xavier
Je te dois un tas d’explications. Ça risque d’être long. J’essaie depuis plusieurs jours de trouver comment le faire. Quoi qu’il en soit, j’ai décidé de ne pas te demander pardon. Ce que je te demande, c’est d’essayer d’au moins comprendre en dépit des raccourcis inévitables.
Je pourrais te demander de me faire confiance, mais tu le fais déjà depuis vingt ans. Et comment te demander cela alors que je me prépare à t’expliquer que tant de choses étaient fausses?
Pour que tu comprennes dans quel état d’esprit je me trouve, je n’ai pas jeté mes premiers brouillons. Je veux que tu saches mes tâtonnements, que tu saisisses par ces débuts avortés ce que cela me coûte.
5 mai 2018
Dire la vérité ou m’enfuir sans un mot parce que les remords se sont accumulés? M’asseoir devant toi pour tout révéler ou prendre mes jambes à mon cou? Parce que je ne sais que faire, parce que je n’ai pas de réponse, j’ai décidé d’écrire. Je tourne autour depuis hier, pour ne pas dire depuis toujours. C’était déjà là quand nos chemins se sont croisés au Mexique, quand nous avons eu notre coup de foudre. C’était comme tu disais au début: tomber en amour.
Tunnel
Les trois hommes se relaient toutes les heures dans l’étroit conduit pour creuser. Au fond du trou, Iban pense à la femme qu’il a quittée pour venir ici se battre pour la cause. La femme est enceinte. Elle accouchera avant la fin de l’année. Lui doit creuser. Il faut que le tunnel atteigne le milieu de la rue Claudio Coello pour ensuite y entasser un maximum de dynamite, deux mètres sous la chaussée. Les trois hommes procèdent avec la plus grande prudence. L’opération dure depuis des mois mais on touche au but. On connaît l’emploi du temps du Premier ministre par cœur. Il emprunte cette rue chaque matin après une visite à l’église Saint- François-di-Borgia. Il commence toujours sa journée de travail par une prière. Le détonateur est connecté. Les trois hommes ont préparé leur fuite dans les moindres détails. Ils changeront de véhicule à mi-chemin pour semer d’éventuels poursuivants. C’est bientôt Noël. Mika, déguisé en électricien, tient le détonateur. Iban guette la rue, prêt à donner le signal. Jon au volant de la Fiat laisse tourner le moteur. La luxueuse Dodge Dart approche. Au moment où elle atteint la zone fatidique, Iban donne le signal, Mika active le détonateur et la force de l’explosion fait s’envoler vers le ciel le Premier ministre, son garde du corps et son chauffeur. Le souffle est si puissant que la voiture blindée est projetée à trente mètres dans les airs au-dessus d’un immeuble et s’écrase dans la cour intérieure du couvent voisin. La poussière n’est pas encore retombée que Jon, Mika et Iban sont déjà loin. Carrero Blanco agonise, le garde et le chauffeur sont morts.
Au même moment, alors qu’ETA vient de réaliser l’attentat le plus spectaculaire de son histoire, une femme donne naissance à une petite fille. Nous sommes le 20 décembre 1973. Oyana vient de voir la lumière au bout du tunnel. »

À propos de l’auteur
Né au Québec en 1969, Éric Plamondon a étudié le journalisme à l’université Laval et la littérature à l’UQÀM (Université du Québec à Montréal). Il vit dans la région de Bordeaux depuis 1996 où il a longtemps travaillé dans la communication. Il a publié au Quartanier (Canada) le recueil de nouvelles Donnacona et la trilogie 1984: Hongrie-Hollywood Express, Mayonnaise et Pomme S, publiée aussi en France aux éditions Phébus. Taqawan (Quidam 2018) reçu les éloges tant de la presse que des libraires et obtenu le prix France-Québec 2018 et le prix des chroniqueurs Toulouse Polars du Sud. (Source: Quidam éditeur)

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