Le Maître du Mont Xîn

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En deux mots
Soyindâ et Yarmâ sont deux amies qui rêvent d’évasion. Intrépides, elles partent pour Melgôr où elles espèrent que leur talent de danseuses séduiront le Prince. Elles ne sont qu’au début d’un périple qui va les séparer et conduire Soyindâ autour du monde en quête de liberté et du secret du Maître du Mont Xîn.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La quête d’une vie

Il aura fallu près de dix ans à Gérard Adam pour mettre un point final à ce roman de plus de 600 pages, sans doute l’œuvre de sa vie pour cet écrivain-éditeur qui nous entraîne dans n pays imaginaire sur les pas d’une jeune fille en quête d’émancipation. Un parcours initiatique qui est aussi un cheminement spirituel.

«Moins austère que ses deux vis-à-vis qui masquent au loin le Tara-Mayâm, point culminant et mont sacré de Melgôr, le Mont Xîn héberge le Maître qui, de son ermitage, veille sur l’harmonie de l’univers.» C’est là que vit Soyindâ, petite fille solitaire qui préfère courir la montagne avec ses chèvres que se mêler aux villageois. Curieuse et intrépide, elle va s’amuser à imiter un insecte et se découvrir un don pour la danse qu’elle va partager avec Yarmâ, sa grande amie qui lui fait découvrir tout ce qu’on lui enseigne. Bien vite, les deux inséparables jeunes filles ont envie d’évasion et se mettent en route vers Melgôr où elles espèrent danser pour le Prince, mais sans savoir comment attirer son attention. Leur périple va d’abord les conduire chez l’oncle Badjô qui voit dans leur passion le moyen de faire fructifier son commerce très lucratif. Il les exhibe devant des débauchés dans son soi-disant temple jusqu’au jour où elles sont arrêtées puis emprisonnées.
Mais le Prince a été informé de leurs talents et les réclame à la cour. «Par des voies tortueuses, le rêve qui les a aspirées à Melgôr devient réalité, alors qu’il n’a plus de sens».
Elles ne vont cependant pas seulement divertir la cour mais aussi suivre ses déplacements. C’est ainsi que Soyindâ et Yarmâ vont se retrouver dans leur village natal. Loin d’un retour triomphal, ce sera d’abord l’occasion pour Soyindâ d’accompagner les dernières heures de sa mère et de faire la connaissance de Maud de Bareuil, une ethnologue venue «recueillir le récit fondateur transmis de génération en génération». Elle en fera ensuite un best-seller traduit dans de nombreuses langues et révélant «au monde l’existence d’un culte sur le Mont Xîn, qui faisait de l’érotisme une voie spirituelle».
Maud va proposer à l’orpheline de la suivre dans sa tournée de présentation dans les universités. Elle va accepter et découvrir l’avion, le passeport et l’autre côté du monde, très à l’ouest.
C’est durant ce périple dans un pays ressemblant fort aux États-Unis – le parti-pris de l’auteur étant de recréer un monde sans mention de ville sou pays existants – qu’elle va aller de découverte en découverte avant de se joindre à un groupe de jeunes très flower power, avec lequel elle va pouvoir mettre son talent au service d’une nouvelle musique. Leur groupe «ColomboPhil» va assez vite connaître la notoriété, ce qui n’est pas forcément une bonne nouvelle pour Soyindâ dont le passeport est échu. Elle finira par être arrêtée, incarcérée, jugée et expulsée.
Mais un nouvel ange protecteur viendra à son secours. Un producteur qui croit en elle et la conduira via son yacht dans son hacienda. C’est là que Soyindâ va comprendre «que sa route, dès le départ, s’est écartée de celle que foulent la plupart des femmes de tous les continents. Elle dispose d’une absolue maîtrise de son corps, elle peut exprimer, par le geste et le mouvement, le plus infime frémissement de son être au sein de l’univers, mais des émotions les plus simples elle a tout à apprendre».
Le parcours initiatique se poursuit pour la danseuse qui va apprendre à intégrer un ballet, tourner dans un film, entamer une longue tournée. «La danseuse cosmique s’est haussée au rang d’un art sacré universel, a célébré la critique. (…) Les plus grands noms de la danse ont exprimé leur admiration».
On pourrait penser désormais Soyindâ au faîte de sa gloire, heureuse et épanouie, mais ce serait oublier le moteur de toute son existence, la quête spirituelle qui va la ramener sur les flancs du Mont Xîn.
Gérard Adam, qui a mis presque une décennie pour écrire ce pavé de plus de 600 pages, donne ici la pleine mesure de son talent. À son goût de l’aventure, sans doute acquis au fil de ses nombreux voyages et affectations en tant que médecin militaire, vient ici s’ajouter la quête de spiritualité. Sans doute un besoin, au soir de sa vie, de donner au lecteur un viatique sur le chemin escarpé de l’existence. Que l’on se rassure toutefois, il n’est pas ici question de morale – ce serait même plutôt l’inverse – mais bien davantage de perspectives qui donnent envie de partir à son tour en exploration, de se nourrir du savoir des autres, de chercher sa propre voie. Une belle philosophie, une leçon de vie.

Le Maître du Mont Xîn
Gérard Adam
Éditions M.E.O.
Roman
624 p., 29 €
EAN 9782807003507
Paru le 6/10/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
Deux femmes gravissent les pentes du Mont Xîn, où, au XIIe siècle, un couple d’amants philosophes a institué un rite faisant de l’érotisme une voie spirituelle. L’une est novice dans un monastère qui le perpétue sous la houlette d’un Maître vivant en solitaire dans son ermitage. L’autre, Soyindâ, est à chaque étape assaillie par les souvenirs. Enfant «ânaturelleâ», pauvre, solitaire, ostracisée, elle a découvert la danse interdite aux femmes en imitant des animaux, le vent dans les branches, les remous du lac…
Elle a fugué, est devenue danseuse dans un faux temple voué aux ébats de riches débauchés, s’est faite moniale pour suivre son amie d’enfance, puis, défroquée, s’est lancée dans une brillante carrière de danseuse. Avant de se retirer dans l’anonymat, elle vient saluer une dernière fois le vieux Maître dont les jours sont comptés. Roman d’aventure, de quête intérieure et de réflexion. Sur l’art, l’authenticité et ses dévoiements, la sexualité humaine, la spiritualité, l’emprise délétère des religions et des systèmes de pensée, l’inévitable sclérose de toute institution, la relativité de toute morale…
Adam est un auteur qui ne se place ni au centre ni devant le monde, il se poste en bordure de celui-ci, comme on s’aventure au bord d’un gouffre, au risque d’y choir […] [Il] fait à tout moment ressortir cette violence latente qui sous-tend la vie quotidienne […] [une] attention sans complaisance, [une] objectivité sans froideur… (Jacques De Decker, Le Soir.)

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Willy Lefèvre s’entretient avec Gérard Adam à propos de son roman Le Maître du Mont Xîn © Production Willy Lefèvre

Les premières pages du livre
« Des ronces écartées révèlent une sente naturelle. Comme pour lui barrer le passage, une épine s’accroche à la robe de Soyindâ. Vingt pas encore jusqu’à la roche plate où le vieux cèdre se penche sur le lac. Elle se dégage et encourage Singhâ. La novice marque une hésitation, d’évidence elle ignore ce lieu, puis se faufile à sa suite. Sur une branche ployée en dais, une alouette les accueille, gorge rousse et plumage d’argent.
Tant d’arbres ont jalonné sa voie. Le grand pîpàllâ de Melgôr, l’arbre-à-savoir de Tawana et Flor, la glycine de l’Hacienda Ramos, les avocatiers du Convento. Et tant d’oiseaux, les passereaux de la vallée supérieure, le souimanga de Tyran, le colibri de sa terrasse, dont la disparition a préfiguré la débâcle… Émanations de ce vieux cèdre et de son alouette, dont la descendante, éperdument, la salue de son trille.

Comme à cet appel, une flèche de nacre fend la masse opaque des monts Karâm et Fu-tôg. Un trait fuse dans la pointe du V qui les sépare, semblable à ces cavaliers dont la fougueuse avant-garde annonçait jadis au peuple de Bâ-tan que lui venait le Prince d’Airain.

Les monts peu à peu se découpent. Entre eux paraît l’éblouissante voussure que les deux femmes, leur fardeau posé, accueillent paupières closes, bras ouverts, paumes tournées vers l’astre. En contrebas sonnent les cloches. Les tuiles chatoient, une poudre d’argent essaime à la surface du lac.

Dans une fine brise aux senteurs balsamiques, la vallée sort de l’ombre.

Soyindâ peine à reconnaître. La Demeure converse a disparu, de même que la maison de Sathô et la masure qu’il leur concédait, accrochée à son flanc comme une verrue. À leur place, des cubes de béton. D’autres écrasent les habitations polychromes et leur foison de paraboles, envahissent les rives, grignotent les cultures potagères et les orges dorées. Seuls leur résistent au pied des monts la forêt de bambous et le vert luxuriant des plantations de thé.

Les plus grands, aux lisières du bourg, cachent des manufactures où les enfants de Bâ-tan s’usent les yeux et voûtent le dos à fignoler de leurs doigts lestes ces futilités dont « là-bas » est avide, grommelait hier dans l’autocar sa voisine de banquette.

Depuis la nuit des temps, sitôt qu’ils tiennent debout, les rejetons pauvres de Bâ-tan participent au labeur, y acquérant force, habileté, courage. Mais plus rien n’est pareil, se lamentait la femme, ils minent aujourd’hui leur vie à gagner le riz qu’apportent les camions et qui a supplanté notre fungwa d’orge…

Pauvre parmi les pauvres, Soyindâ n’y a pas échappé. Dès qu’elle l’a vue ferme sur ses petites jambes, sa mère ne l’a plus prise aux plantations de thé où les bébés restaient emmaillotés à même le sol. Elle a mené paître leurs deux chèvres, Sauvageonne et la Douce, inestimables présents de Sathô, seul homme de sa maisonnée, entouré de cinq sœurs et nièces. Elle les attelait à une charrette abandonnée que le presque vieillard avait rafistolée pour elle. Au-delà des potagers, elle attachait ses bêtes à un arbre et coupait des joncs dans les criques du lac. Sa besogne achevée, elle dansait, dansait, à voler par-dessus les cimes, à se dissoudre dans la lumière. Quand elle revenait de ce côté du monde, elle reprenait souffle en serrant les chèvres dans ses bras, puis les réattelait et ramenait à la nuit tombante le produit de son labeur, emplie d’une sensation exquise dont elle ne savait pas qu’elle s’appelait solitude.

La danse – un mot qu’elle ignorait – l’a saisie un matin d’été, pour autant qu’il y ait des saisons à Bâ-tan, vallée des Cinq Printemps. Le nez dans l’herbe de la rive, elle débusque un grillon qui, percevant l’intruse, réintègre son trou. Elle reste sans bouger, souffle en suspens. Deux antennes pointent. La tête émerge, puis le corps. La petite bête fait volte-face, présente un croupion qu’elle se met à tortiller. La fillette retient son fou rire. Deux élytres alors se déploient, le cri-cri emplit l’air chargé de senteurs âcres. Traversée d’une joie fulgurante, l’enfant se redresse pour, frénétique, piétiner l’herbe, dandinant son popotin, faisant voleter sa jupette, mimant des lèvres et de la langue. Tellement à son jeu qu’elle ne voit pas s’approcher Korâkh, le petit-neveu de Sathô. Elle revient à elle en entendant ses quolibets, Hou l’ardiyâ, hou la gourgandine ! Il la singe à dix pas, les yeux dardés. Puis il fait mine de baisser sa culotte. Elle se met à hurler. On accourt. Le garnement s’enfuit.

Elle en retient que reproduire l’activité d’un insecte est source d’un bonheur répréhensible. Elle ignore avoir dansé, la langue de Bâ-tan ne connaît pas ce terme et l’unique spectacle qui en tient lieu, le nan-gô, est réservé aux mâles.

Dès lors, bravant les récits qui les peuplent d’êtres maléfiques, la fillette s’imposera de longues marches vers les criques envasées en amont des orges, là où les joncs croissent dru. Et Sauvageonne comme la Douce traîneront leur fardeau sans jamais rechigner. Loin de tout regard, elle se coulera dans chaque bête aperçue, filant dans le ciel, fondue aux vents, bras déployés, poitrine gonflée, chevelure affolée, se glissera dans les craquelures de la terre, la dureté de la roche, le friselis des vagues, le bruissement des feuilles, les festons de lumière qui nimbent les nues.

Au printemps suivant, par une aube où le soleil filtre à travers une mousseline de brume, un spectacle étonnant l’accueille. De partout, pris de folie, surgissent des crapauds qui s’agglutinent, se grimpent sur le râble, tentent de s’en faire choir et repartent à l’assaut. La masse grouille en direction du lac où elle s’immerge.

Elle n’aime pas ces animaux gluants et balourds, au contraire des grenouilles dont les bonds déliés l’inspirent. Allongée sur la rive, elle observe avec fascination autant que répugnance le monstrueux accouplement, grappes de mâles sur une seule femelle, âpres batailles pour déloger celui qui parvient à la chevaucher. Celle-ci s’abandonne, cuisses ouvertes, pattes avant battant l’eau avec mollesse.

Un déclic propulse la fillette. Elle se courbe et se met, avec un frisson inconnu, à les imiter, interminablement, jusqu’à ce qu’épuisée elle s’abatte sur la berge et sombre dans un sommeil peuplé d’étranges sensations. À son réveil, les crapauds ont disparu. Subsistent de troubles réminiscences.

Elle a six ans quand sa mère la surprend dans ses jeux au retour de la plantation où elle cueille le thé blanc pour un riche propriétaire de Melgôr. Elle la morigène, ce sont là tentations de puissances malveillantes qui possèdent l’esprit des filles afin de les emporter dans leurs grottes et les transformer en ardiyâ, qui envoûtent les hommes, les arrachent à leur foyer. Si la petite n’a pas de père, c’est que l’une de ces démones l’a entraîné avant qu’il ait pu épouser la femme qu’il avait séduite.

Ardiyâ ! Le terme employé par Korâkh, avec celui de gourgandine, quand il l’avait surprise à imiter le grillon !

Soyindâ se mure en elle-même. Et sa mère, désespérée, comprend que menaces et supplications seront vaines, que sa fille porte dans son sang la tare paternelle. Qu’y faire ? La cueillette du thé rapporte à peine de quoi se cuire une crêpe d’orge ou de la fungwa, jeter un piment dans une poêlée de fèves. Sans mari, si l’on veut boire un bol de lait ou compléter le repas d’une cuiller de caillé, il faut bien couper des joncs et mener paître les chèvres.

Le chant sacré s’élève tandis que sonnent les cloches. Conduite par Mâa Yarmâ, la file des moniales franchit le portail du temple et ondule à flanc de mont vers le monastère des hommes, sur l’autre face de la saillie rocheuse. On est veille de pleine lune. Tout le jour, ils et elles vont chanter, puis méditer la nuit entière. Et à la prochaine aube, par la Sublime Communion, pour que l’univers soit en ordre, fusionneront les essences mâle et femelle.

Il en va de même à chaque lunaison, de l’équinoxe au solstice. Et du solstice à l’équinoxe, les moines feront la route inverse.

Au moins, cela n’a pas changé. Sinon que la file est moins longue.

Beaucoup moins longue…

Soyindâ, ces jours-là, quittait la masure aux dernières étoiles. Chaque bras au cou d’une chèvre, elle suivait la pérégrination des moines en toge grenat ou des moniales en robe safran, une fleur d’hibiscus piquée dans leurs cheveux. Elle tremblait d’exaltation devant les mystères interdits. Et quand se refermait le portail, la danse la saisissait.

Ainsi, par un de ces matins, le plus limpide que Bâ-tan ait vécu, elle s’harmonise au chant et au tintement des cloches. Les oiseaux pétrifiés d’harmonie retiennent leur gazouillis.

Quand elle reprend haleine, une fillette inconnue la contemple.

Entre Yarmâ et Soyindâ, l’amitié jaillit comme source du roc.

Les néons cessent de clignoter aux abords de l’ex-caravansérail mué en gare routière. Une moto fracasse le charme, un camion klaxonne, l’autocar pour Melgôr s’ébranle en pétaradant. Les enfants, jupe ou short marine, chemise blanche et cartable au dos, convergent vers le cube qui a remplacé la Demeure converse où vivaient moines et moniales qui avaient failli à la maîtrise du corps ou au détachement du cœur. Leur communauté cultivait des champs qui approvisionnaient les deux monastères, s’adonnait à l’artisanat et veillait sur la progéniture dont la survenue les avait menés là. Elle y tenait aussi un lazaret, enseignait lecture, écriture et calcul aux rejetons des familles aisées, garçons un jour et rares filles le lendemain. Yarmâ en faisait partie, Soyindâ n’avait pas cette chance. Mais lorsqu’elles se retrouvaient, son amie lui transmettait ce qu’elle savait et apprenait d’elle à danser.

La Demeure menaçait ruine, expliquait hier Mâa Yarmâ, devenue supérieure, Tara-Mâa, du monastère des femmes, quand Soyindâ lui a exposé son vœu de monter saluer le Maître avant de disparaître à jamais sur sa route. De toute façon, converses et convers la désertaient, lassés de vivre dans un confort spartiate et les contraintes de la vie collective, et profitant de la levée, par le nouveau régime, de l’interdiction de quitter la vallée. Dans l’enfance des deux amies, quelques rares déjà parvenaient à s’enfuir, affrontant seuls pour gagner Melgôr la traversée périlleuse des montagnes. À présent, lettrés et habiles de leurs mains, ceux qui restent à Bâ-tan s’installent en couples ou petites communautés. Certains se font guides pour les touristes qu’allèche une foison de livres, des plus érudits aux plus farfelus, sur le culte du Mont Xîn. Les veilles de pleine lune, ils embarquent à Melgôr dans des pullmans climatisés pour découvrir la procession à l’aube, visitent le musée où l’on a transféré la frise de la façade et les sculptures de la Chambre secrète, déjeunent au bord du lac et s’en retournent, moisson faite de films et de photos. Des routards empruntent la ligne régulière, passent quelques nuits dans un des motels qui se sont multipliés, mais ne s’attardent guère après avoir constaté que rien dans le bourg n’évoque la tradition qu’ils sont venus chercher, hormis le Sanctuaire de la Sublime Communion, devant la gare routière, qui a remplacé la Maison de la Joie et où des gourgandines – ce vocable désuet qu’a choisi l’ethnologue Maud de Bareuil pour traduire le terme local désignant les prostituées – prétendent initier au rite.

On a installé les derniers convers dans un home de retraite et le nouveau régime leur a concédé une pension chiche en échange de l’antique édifice qu’il a fait abattre après en avoir sauvé les statues, pour ériger une école à sa place. Mâa Yarmâ ne contestait pas cette décision, encore moins qu’on ait rendu l’enseignement obligatoire, même si cette obligation reste lettre morte pour les familles pauvres dont le travail des enfants assure la survie. Elle déplorait par contre cette verrue au cœur de Bâ-tan. Il en allait de même pour toutes les constructions neuves, hôtel de ville, poste, gare routière, hôpital, musée, manufactures. Seules s’en distinguaient par leur kitsch les villas des hauts fonctionnaires et les résidences d’été que se faisaient bâtir sur les rives du lac les dirigeants de Melgôr enrichis par le commerce du thé.

Notre pauvreté n’était pas misère, a soupiré la Tara-Mâa. Ta mère n’avait pas le sou et la mienne jouissait d’une pension décente, mais nos vies ne différaient guère. Avant notre fugue à Melgôr, nous n’avions aucune idée de ce que signifiait l’opulence. Quand le Prince venait au printemps, son équipage et sa Cour appartenaient au domaine des légendes. Nous dansions, jouions de la flûte et nous sentions libres. Il aura fallu pour que je le comprenne que ce mot n’ait plus d’importance à mes yeux : nous étions heureuses.

Jadis, dans la vallée, on eût lapidé une femme séduite et abandonnée. Les mœurs s’étaient adoucies, mais on n’adressait pas la parole à la mère de Soyindâ. On la craignait, elle avait troublé l’ordre et tout chaos attire le malheur. Les commères boursouflées par les grossesses redoutaient que l’esseulée en mal d’amour tourne la tête à leur mari. D’autant que, dans son infortune, elle restait la plus belle femme du bourg. Les voisines interdisaient à Korâkh et aux autres de la maisonnée de jouer avec « la fille de l’ardiyâ ». Solitaire et heureuse de l’être jusqu’à la venue de Yarmâ, Soyindâ était à Bâ-tan l’unique enfant sans géniteur. Sitôt qu’elles surprenaient la présence de la fillette, les mégères d’à côté se taisaient avec des indignations de vieilles chattes délogées. Mais, par-dessus la palissade, la gamine grappillait des bribes de récit, perles qu’enfilait son imagination en une parure de reine.

Grâce à sa nouvelle amie, dont la maman raffolait des ragots, elle a su que Sathô était l’oncle de son père putatif. Les hautaines voisines se révélaient dès lors grand-mère, grand-tantes et tantes, le vaurien de Korâkh petit-cousin. Sathô avait longtemps été le maître du nan-gô, fonction honorée, bien rémunérée. Voué à sa passion, il ne s’était pas marié, mais il avait pris sous son aile son neveu, fils de son frère tôt disparu, qui avait hérité de ses dons. Il en avait fait l’étoile de la troupe et le préparait à lui succéder. Bien des femmes espéraient pour gendre cet homme de belle prestance, au visage avenant. La fille d’un modeste bourrelier, dont la mère était morte en couches, aussi jolie fût-elle, n’avait pu le séduire qu’à l’aide de sortilèges. Qui se sont retournés contre elle quand, épouvantable scandale, elle s’est retrouvée enceinte. Pressé par Sathô, le suborneur a promis de l’épouser.

À chaque équinoxe de printemps, le Prince rendait visite aux monastères du Mont Xîn, s’enquérant des besoins, ordonnant réparations et travaux d’entretien, agréant comme novices les postulantes et postulants admis durant l’année. Ses gens dressaient aux marges du bourg un camp de tentes à ses couleurs. Les autochtones l’y honoraient par un festin et un spectacle nan-gô. Cette année-là, après la prestation collective, le futur père avait exécuté seul une chorégraphie de son cru.

Le lendemain, quand la suite était repartie, on n’avait plus trouvé le jeune homme. Un cavalier de l’arrière-garde avait laissé entendre que le Prince l’avait prié de le suivre, lui promettant honneur et fortune à sa Cour. Un autre, qu’une suivante s’était éprise de lui et que le Prince avait agréé leur union.

Voilà pourquoi Sathô, honteux de la désertion de son neveu, avait cédé à la jeune fille cette ancienne remise où une converse l’avait accouchée. Pourquoi il avait offert les deux chèvres et parfois, en cachette, glissait à Soyindâ les seules friandises qu’ait connues son enfance. Nul n’avait revu le suborneur. Des caravaniers avaient colporté que le monarque d’Oulôr-Kasâa, en visite à Melgôr, l’avait tellement admiré qu’il avait prié son hôte de le laisser venir à sa propre Cour. Il y aurait trouvé la mort. On évoquait succès féminins, jalousie, poison.

Quant au bourrelier, il avait répudié sa fille scandaleuse et n’a jamais voulu voir sa petite-fille. Sans Yarmâ, Soyindâ n’aurait pas su que cet homme, qu’elle apercevait au marché de loin en loin, était son grand-père.

Près d’un an avant Soyindâ, Yarmâ était née à Melgôr. Un flûtiste de l’orchestre princier s’était épris d’une jeune fille de Bâ-tan pendant la visite annuelle, et le Prince avait accepté qu’elle le suive à la capitale. Yarmâ était le fruit de cette union. Elle avait huit ans lorsqu’une fièvre avait emporté son père. Sa mère était revenue dans sa vallée natale, vivre d’une pension trop maigre pour Melgôr, mais confortable ici. Yarmâ se sentait étrangère. Les dialectes différaient, ses compagnes à l’école de la Demeure converse riaient de son accent. Il lui eût fallu, pour être admise, faire bloc avec elles dans leurs engouements et leurs exclusions. Mais, d’avoir grandi au milieu d’artistes, elle exécrait la vulgarité. Le rejet de Soyindâ l’avait heurtée.

Elle venait de naître lorsqu’au printemps suivant la Cour était revenue à Bâ-tan. Longtemps après, son père exaltait encore la prestation merveilleuse d’un jeune homme. On n’avait jamais rien admiré de semblable, il ne s’agissait plus de nan-gô, on eût dit que le ciel, les monts, le lac se transfiguraient en lui. Après l’avoir gratifié, le Prince l’avait prié d’intégrer sa troupe et il avait fait route avec eux. Il n’était pas question de suivante. Yarmâ se souvenait confusément qu’un soir cet homme, devenu fameux, leur avait rendu visite. Elle conservait des réminiscences de son père jouant de la flûte et de l’invité dansant. Mais sa mère avait maintes fois évoqué cette visite et Yarmâ avait pu se construire ces images à partir des récits maternels. Ou ceux-ci les avaient-ils maintenues à fleur de mémoire ? L’hôte, en tout cas, n’était pas revenu.

Mais quand, dissimulée dans l’ombre d’un bosquet, elle avait admiré Soyindâ, les ravissements de ce lointain soir étaient remontés, de même que la mouvance d’un banc de poissons soulève la vase entre deux eaux.

Ainsi Soyindâ a-t-elle découvert que son jeu, dans la langue de Melgôr, s’appelait danse. »

Extraits
« Moins austère que ses deux vis-à-vis qui masquent au loin le Tara-Mayâm, point culminant et mont sacré de Melgôr, le Mont Xîn héberge le Maître qui, de son ermitage, veille sur l’harmonie de l’univers. Ses monastères, accrochés aux flancs d’un éperon et cachés l’un à l’autre, sont visibles de toute la cité dont leurs cloches rythment la vie. Ainsi, de sorte que moines et moniales s’ignorent, mais en permanence rayonnent sur le peuple, en décida jadis le Fondateur. Ainsi le confirma le Prince d’Airain qui vivait en ces temps de légende.
Le lac de Bâ-tan, étiré entre le Mont Xîn au couchant, les monts Karim et Fu-tôg au levant, a donc une berge profane et une sacrée. À hauteur de l’éperon les relie une passerelle qu’empruntent moines et moniales pour procéder aux rites.
Nul autre ne la franchit sans autorisation.
L’ethnologue Maud de Bareuil, lors de son premier séjour à Bâ-tan, a recueilli le récit fondateur transmis de génération en génération. Dans un ouvrage traduit en de multiples langues, elle a révélé au monde l’existence d’un culte sur le Mont Xîn, qui faisait de l’érotisme une voie spirituelle. » p. 18

« Soyindâ comprend que sa route, dès le départ, s’est écartée de celle que foulent la plupart des femmes de tous les continents. Elle dispose d’une absolue maîtrise de son corps, elle peut exprimer, par le geste et le mouvement, le plus infime frémissement de son être au sein de l’univers, mais des émotions les plus simples elle a tout à apprendre. » p. 264-265

« La danseuse cosmique s’est haussée au rang d’un art sacré universel», a célébré la critique. D’immenses foules, «sentant qu’une fêlure s’entrouvrait vers elles ne savaient quoi », l’ont plébiscitée au point qu’elle a prolongé de deux ans l’habituelle tournée. Les plus grands noms de la danse ont exprimé leur admiration. Au journaliste qui lui demandait ce qu’il pensait de son ex-partenaire, Gil a déclaré que Madame Soyindâ était au-delà du stade où comprendre a un sens. Quelques sectes obnubilées par sa nudité ont vainement vitupéré. Vitupérations d’autant plus stupides que le corps féminin s’exhibait partout pour vendre n’importe quoi. » p. 505-506

À propos de l’auteur
ADAM_Gerard_©DRGérard Adam © Photo DR

Gérard Adam est né à Onhaye, petit village près de Dinant, le 1er janvier 1946 à 21 heures. Ce qui fait de lui «un capricorne ascendant lion».
Hanté par le monde dès ses premiers jeux d’enfant et la lecture de Tintin, il a l’opportunité de concrétiser ses rêves lorsque, avec sa mère et ses deux frères (un quatrième viendra compléter la famille par la suite), il rejoint au Congo son père qui bétonne le barrage de Zongo. Interne à Léopoldville, Gérard Adam est fasciné par un instituteur qui lit à ses élèves Romain Rolland. C’est à ce moment qu’il décide de sa vocation d’écrivain.
Malheureusement, une tuberculose de son père met fin à l’épisode colonial. Ses parents sont rapatriés pour trois ans de sanatorium. La famille dispersée, Gérard Adam vit à Beauraing, chez son grand-père qui a épousé en secondes noces une femme énergique et maternelle, qui comptera beaucoup pour lui. La famille se retrouve ensuite à Wandre, corons miniers, et des copains sont issus d’une immigration bigarrée.
Latin-mathématiques à l’Athénée d’Herstal où il est bon élève, ballotté entre les hypothénuses et les déclinaisons. Après les grèves de 60 (où il assiste en spectateur bouleversé à l’attaque de la grand-poste), son père perd son emploi de clicheur à La Wallonie et se recase comme ouvrier dans une petite entreprise métallurgique. Suite aux difficultés matérielles, Gérard Adam entre alors à l’École des Cadets, où, pour supporter la réclusion, (il) se plonge dans l’étude et lit dans le désordre tout ce qui lui passe sous les yeux. Premiers poèmes, enrobés d’un fatras d’adolescence. Pour une revue qu’il a lui-même fondée, La Pince à Linge, il écrit à une jeune fille dont il a lu un poème dans Le Soir; il rencontre ainsi sa future femme, la peintre et poétesse Monique Thomassettie. Candidatures en médecine accomplies à Liège pour le compte de l’armée. Mariage en 1967 puis doctorat à l’U.L.B.
En mai 1968, flirte avec la contestation. Vélléités d’écriture de plus en plus éphémères. Médecin militaire, il découvre que le mélange d’action et d’humanisme impliqué par cette profession ne lui convient pas trop mal: deux années en Allemagne, puis le Zaïre, Kitona, Kinshasa. Voyage en Amérique latine, Opération Kolwezi en 1978. Expériences intenses qui lui fourniront la matière de L’arbre blanc dans la forêt noire dont la rédaction s’étalera de 1978 à 1984. Une somme manuscrite de 850 pages élaguée et réduite finalement à 450 pages.
En 1979, il est muté à l’École Royale Militaire dont il deviendra le médecin-chef. Naissance d’une fille, Véronique, en 1980.
Parution à l’automne 1988 du premier roman, dans l’indifférence quasi générale, avant que l’ouvrage n’obtienne le prix NCR 1989. Après Le mess des officiers, recueil de nouvelles, les éditions de la Longue Vue abandonnent la fiction. Les livres suivants paraîtront chez Luce Wilquin éditrice : La lumière de l’archange est finaliste du prix Rossel 1993. Oostbrœk et Prométhée, une nouvelle du recueil Le chemin de Sainte-Eulaire est finaliste du Prix «Radio-France Internationale 1993» … la semaine de la publication du livre, et doit donc être mise hors concours pour le tour final.
En 1994, Gérard Adam séjourne quatre mois et demi en Bosnie avec les Casques bleus. À la demande de Pierre Mertens, il publie son carnet de bord La chronique de Santici, puis des nouvelles inspirées par cette expérience La route est claire sur la Bosnie. Son roman Marco et Ngalula (1996) sera le premier d’une série d’une vingtaine de romans et recueils de nouvelles. Également traducteur du bosno-croate, Gérard Adam est titulaire de plusieurs prix littéraires et a obtenu le prix international Naji Naaman pour l’ensemble de son œuvre. Il préside aujourd’hui les éditions M.E.O.

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La correction

LAFOND_la_correction

  RL-automne-2021  Logo_premier_roman

En deux mots
Une organisation secrète comprenant deux groupes, les Augustes et les Justes, a décidé de s’attaquer à la moralité douteuse. Elle décide de remettre dans le droit chemin cinq personnes aux profils très différents: Léa, Paul, François, Mathéo et Vincent. Sans qu’ils ne s’en doutent, leur traque vient de commencer.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La société secrète qui veut corriger l’homme

Dans un premier roman mené sur le rythme d’un thriller, Guillaume Lafond imagine une société secrète chargée de remettre dans le droit chemin des brebis égarées. Dans ce roman choral, Léa, Paul, François, Mathéo et Vincent sont les prochaines cibles.

Ce roman s’ouvre sur la réunion d’une société secrète. Cette «noble institution» a pour nom Le Schéma. Son but est rappelé par un vieil homme représentant du groupe des Augustes: «Nous corrigeons l’homme, nous ne le condamnons pas à mort.» La Correction, dans la politique du Schéma, est une peur et non une punition.
Après ce prologue, les chapitres suivants nous permettent de faire connaissance avec une galerie de personnages, à commencer par François, un dirigeant d’entreprise imbu de lui-même, gêné par une surcharge pondérale et par la sueur qui fait coller son polo Ralph Lauren à sa peau. Il décide de s’arrêter dans un bar prendre une pinte, même s’il n’a guère envie de se mêler au petit peuple. «François dédaigne désormais les travailleurs; il vit loin de la communauté des homme et il spécule sur le suicide de leurs entreprises pour faire grandir la sienne.»
Vient ensuite Léa, 23 ans, en troisième année à l’INSEEC business school. Non contente de faire la fierté de sa grande école, elle est déjà à la tête d’une petite fortune planquée dans des paradis fiscaux, fortune amassée en faisant l’escort girl et en dealant de la drogue fournie par Paul, l’homme qui l’aide à gérer son pactole, notamment en investissant dans le bitcoin.
Mathéo est quant à lui un spécialiste de Tinder, qui multiplie les rencontres et les coups d’un soir. La Chinoise qui est à Paris pour quelques jours n’a toutefois pas l’air de vouloir céder à ses avances. Alors l’esprit de l’ostéopathe, qui est aussi héritier d’une grosse fortune, musicien à ses heures et bon cuisinier végétarien, vagabonde. Il est saisi par une odeur de glycérol, mais n’a guère le temps de s’y attarder.
Arrive Vincent, auteur qui cherche l’inspiration au café et qui doit rapidement rédiger le synopsis d’une pub pour un produit de luxe, un boulot bien payé qui lui permettra d’attendre plus sereinement la parution de son prochain roman.
François, Léa, Paul, Mathéo et Vincent, on l’aura compris, sont sous surveillance. D’ailleurs Gabriel, l’envoyé du Schéma arrive. Sa mission, ainsi que celle de ses acolytes, consiste à corriger l’homme, à lui faire prendre conscience de ses errements moraux.
En choisissant le roman choral, Guillaume Lafond nous offre une belle galerie d’errements et de vices, de motivations déviantes, d’usurpation de pouvoir et par conséquent, d’occasions pour les Augustes de justifier leur engagement. Sauf que, comme le suggère le nom du café où tous se croisent, L’Imprévu vient s’inviter dans ce plan si soigneusement préparé pour un final en apothéose. Un premier roman qui est aussi une belle promesse.

La correction
Guillaume Lafond
Éditions Intervalles
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9782369563044
Paru le 10/09/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le destin de cinq anonymes bascule un soir d’été. Il y a Léa, qui a pris des raccourcis amers vers la réussite. Paul, son ami, qui l’entretient malgré lui dans la marge. Il y a Vincent et Mathéo, victimes complaisantes de leurs démons intérieurs tandis que François, lui, reste impudemment matérialiste. Tous voient leurs désirs mis à l’épreuve le temps d’une nuit équivoque.
En effet, une organisation très structurée œuvre dans l’ombre pour que ces individus en perdition cessent de nuire à l’ensemble de la société. Mais comment, sans nier le libre arbitre de chacun, le Schéma pourrait-il leur insuffler le désir d’une autre voie?
Avec ce premier roman choral en forme de contreplongée dans les charmes vénéneux d’une nuit parisienne, Guillaume Lafond a choisi l’unité de temps de la tragédie pour corriger la fatalité d’une déroute collective.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Blog Lyvres
Made by Frenchies (entretien avec l’auteur)
Prestaplume (Nathalie Gendreau)

Les premières pages du livre
« Prologos
L’amphithéâtre est plein à craquer d’hommes et de femmes de tous âges vêtus de costumes et tailleurs noirs. Un silence respectueux et solennel règne dans l’hémicycle tandis qu’une voix résonne à travers un micro :
« Chers confrères, je vous prie d’accueillir comme il se doit le doyen du groupe les Augustes. »
Une salve d’applaudissements retentit alors qu’un vieil homme s’avance sur l’estrade et se place devant le pupitre. Il est lui aussi vêtu d’un costume noir et porte une longue barbe blanche qui descend à mi-poitrine. Ses cheveux, blancs eux aussi, tombent sur ses épaules ; ses traits burinés sont ceux d’un Méditerranéen ; il s’adresse à son auditoire en anglais mais son accent est celui de la Grèce.
« Bonjour à tous.
En préambule et dans le contexte polémique qui nous préoccupe, je tiens d’abord à rappeler les fondements qui ont défini la vocation de cette noble institution que nous appelons le Schéma.
Je commencerai par rappeler sa nature résolument évolutive. Le Schéma — comme la tragédie — est né en même temps que la démocratie athénienne, en Europe, puis il s’est étendu au reste du monde. Il a connu sur ce continent les nombreuses révolutions qui ont vu se succéder le paganisme, le judaïsme, le christianisme, la révolution galiléenne, les
Lumières, l’ère industrielle puis numérique. Le Schéma s’est adapté à la disparition progressive des religions et du sacré. Il a su se réinventer pour soutenir les hommes dans la conquête de l’individualité. Si l’homme d’autrefois devait obéir à des rites cruels et absurdes, dictés par la croyance, il avait un cadre rassurant qui déterminait sa conduite. Aujourd’hui, il ne peut plus se défausser sur des mythes et imputer à la nature ou à une divinité quelconque la responsabilité de ses choix. Sa liberté est entière ; elle est aussi un fardeau. C’est ce fardeau que nous portons maintenant avec lui dans toute sa complexité. Ce qui veut dire que nous devons à notre tour accepter que le chemin soit soumis à la contingence. C’est la nature de l’homme aujourd’hui.
C’est aussi celle du Schéma. Je voudrais redire devant vous et avec force que notre action, si elle s’inspire de la catharsis tragique, n’a pas pour objectif de porter la mort parmi nos contemporains. Nous ne devons pas nous substituer à l’ordre des choses et, s’il y a encore un choix que nous
devons sacraliser, c’est la vie.»
Des applaudissements appuyés retentissent dans la salle. Le vieil homme lève la main modestement pour y mettre fin et poursuit son discours :
« La tragédie antique, dont notre institution s’inspire, a toujours élevé le citoyen à des valeurs morales ; elle ne le condamne pas mais lui donne à voir les périls à éviter. La tragédie la plus achevée est celle où la mort menace mais aussi celle où elle est évitée. C’est la définition que retient Aristote et c’est celle que défend les Augustes, le groupe dont je me fais ici le représentant. Nous corrigeons l’homme, nous ne le condamnons pas à mort.
Le groupe les Justes, qui s’oppose à nous dans cette élection, propose une réforme brutale et mortifère qui ramènerait l’humanité à la croyance et au pouvoir fabuleux des dieux. Quand des hommes tomberont par milliers, les autres s’abandonneront au mysticisme, à la magie, au complot, croyant à une force maligne. Or le mal élève vers le bien si l’homme se sent responsable de ses actions ; la politique des Justes est dangereuse parce qu’elle déresponsabilise ; elle ne fait pas preuve de la étpov si chère à notre philosophie.
Vous tous qui avez en charge la Correction, n’oubliez pas que vous valorisez avant tout la notion de choix. Vous ne vous substituez pas à vos sujets, vous pouvez seulement les éclairer. Alors oui, la tâche est rude et ingrate ; elle se répète et n’est pas toujours récompensée mais elle est à l’image de la liberté que nous voulons pour l’homme que nous espérons. Une liberté acquise souvent dans la douleur, exigeante et contingente. Nous sommes cette contingence, nous sommes cette liberté sans limite, nous sommes un Schéma erratique mais bienveillant.
Démocratie et tragédie, depuis deux mille cinq cents ans, ont toujours constitué un paradoxe qui offrait au citoyen une relative égalité des chances mais donnait à voir en même temps la toute-puissance des dieux. Dans la démocratie que nous connaissons, les dieux sont morts, Dieu est mort ; Dieu, c’est l’homme. Il n’y a que la mort qui reste indomptable. La catabase est un aller sans retour pour le mortel, et cette descente aux Enfers est une peur vertigineuse sur laquelle s’appuie la Correction. Qu’elle demeure une peur — et non une punition — dans la politique du Schéma, et nous respecterons la nature de l’homme, que nous aimons trop pour vouloir sa mort. »
La salle se lève d’un bloc pour saluer, par des applaudissements nourris, les paroles du doyen.

Epeisodion 1
François 30976543680
La terrasse du café est quasi vide. Seulement cinq individus, accablés par la chaleur orageuse de la fin de journée. La canicule a eu raison de lui. Il a quitté le bureau plus tôt, incapable de supporter plus longtemps la sueur qui coule sur son visage depuis le matin. Si cet imbécile de comptable avait bien fait les choses, la clim serait installée depuis longtemps. Maintenant, il faudra attendre début août. Et à ce moment-là, il sera déjà en route pour la Provence. Vivement qu’il se casse. Il en peut plus de cette boîte et de ces petits connards privilégiés qui savent pas bosser.
Entre le bureau et l’appartement il y a dix minutes à pied à peine, mais il sent qu’il doit s’arrêter ; ses jambes sont lourdes et son polo lui colle désagréablement dans le dos. Il le sait ; son surpoids est devenu un problème. Il a commencé un régime mais les deux kilos perdus ne compensent pas les douze gagnés en à peine trois ans. Pour son mariage, cinq ans plus tôt, son costume sur mesure était trop ample à la taille, et Emma avait demandé qu’il soit davantage cintré comme le voulait la putain de mode du jour. Aujourd’hui, il porte toujours les mêmes fringues, un jean trop large en bas et des polos XXL Ralph Lauren, parce qu’il ne connaît que cette marque. Il s’en fout des fringues, comme de son look, et ça depuis toujours. Mais il sait qu’il ne ressemble à rien et ça rajoute à sa colère. Il aimerait bien que les petites salopes qu’il croise en minijupe fassent rouler leur petit cul devant sa gueule, mais un gros de 40 ans qui se sape comme un sac n’émeut personne. Son portefeuille pèse lourd ; et ça, c’est ce qui lui donne toute la morgue nécessaire. Il aimerait bien baiser une petite, et peut-être la cogner un peu.
Il s’est arrêté à la terrasse ; ce n’est pas dans ses habitudes ; il est toujours pressé et il l’est encore aujourd’hui mais il a trop chaud. Il fera une petite pause et repartira. Le petit est à la maison avec Diem ; il sera un peu en retard; mais bon il est suffisamment généreux avec la Viet pour qu’elle patiente une demi-heure de plus. Il faut dire qu’elle s’en occupe bien du gamin. Elle s’en occupe tout le temps d’ailleurs ; Emma ne sera pas là avant 21 heures, si elle ne doit pas gérer des relations publiques au-delà. Lui rentre en général vers 19 heures parce qu’il bosse juste à côté et qu’il essaie de voir le bébé avant qu’il ne se couche. Et puis surtout il a entendu dire que certains enfants considéraient davantage leur nounou comme leur mère dès lors qu’ils ne voyaient pas leurs parents.
Il inspecte la terrasse avant de s’y installer et décide de s’asseoir à gauche au fond, loin d’un gros type voûté penché sur son ordinateur ; il n’a pas envie d’être le gros à côté du gros. Et puis il n’aime pas être trop proche du trottoir ; peur de se faire taxer par les crève-la-faim qui ont envahi la capitale. Il méprise la misère mais il donne toujours… Son père était une pince ; il ne lui ressemblera pas. Il peut donner ; il est suffisamment blindé, mais il crache sur ceux qui tendent la main ; ils n’ont qu’à trouver du boulot. Lui bosse comme un chien ; eux ce sont des chiens. Et particulièrement les Roumains, primates esclavagistes qui élèvent leur progéniture sur le trottoir pour qu’ils tendent éternellement la main. Personne n’appelle les services sociaux pour un mioche rom gavé de médocs qui pionce toute la journée. C’est autre chose quand un bon Français vit dehors avec sa famille. Il aurait fallu foutre toute cette engeance dehors, mais la France est pourrie de gauchistes bien-pensants, associations bidon et autres syndicats de merde.
Quand on vit dans le 17e, en face du parc Monceau, on est en général préservé de la misère et de ses effluves. Ne plus voir la populace, c’est une victoire précieuse. Il se félicite d’avoir loué les locaux de sa boîte dans le quartier. Les clients sont impressionnés par l’immeuble et, quand on vend du luxe audiovisuel, il faut parfumer le terrain à toutes les pédales, directeurs artistiques et clients qui dépensent des fortunes pour une pub.
Il commande une pinte et mate le bide du gros, toujours affairé sur son ordinateur. L’homme, sans doute myope au dixième degré, a la tête collée sur son écran. Le mec n’est pas aidé physiquement ; il éponge régulièrement son front avec un vieux Kleenex puis nettoie le clavier de son Mac qui reçoit les gouttes de sueur suintant de son visage bouffi. Dans le cendrier à côté de l’homme, des dizaines de mégots à moitié fumés ; le gars allume compulsivement cigarette sur cigarette. François compare le ventre de l’homme au sien. Leurs deux excroissances remplissent disgracieusement l’espace qui les sépare de la table, comme une vasque de gras. François se détourne, écœuré. Il se rassure en pensant qu’il n’a pas touché une cigarette depuis quatre ans, deux ans avant la naissance du petit, Et puis lui il a encore des yeux pour voir… »

Extraits
« La tragédie antique, dont notre institution s’inspire, à toujours élevé le citoyen à des valeurs morales; elle ne le condamne pas mais lui donne à voir les périls à éviter. La tragédie la plus achevée est celle où la mort menace mais aussi celle où elle est évitée. C’est la définition que retient Aristote et c’est celle que défend les Augustes, le groupe dont je me fais ici le représentant. Nous corrigeons l’homme,
nous ne le condamnons pas à mort. » p. 12

« Je ne suis pas partisan du Stephanon, comme Rob. C’est le programme proposé par la liste des Justes. Il se fonde sur la figure du martyr et affirme que la correction ne peut porter ses fruits sans un grand nombre de sacrifices humains. Accidents, suicides, faillites, attentats, pandémies, les mesures que les Justes envisagent doivent être menées à grande échelle ; les morts seront comptabilisés en masse. Il s’agit de générer la peur et la panique pour déstabiliser des hommes et des nations entières; qu’elles revoient leurs politiques sociales, économiques et écologiques. Dans ce programme, la nature prend sa revanche ; des catastrophes naturelles sur plusieurs continents sont annoncées, qui deviendraient destructrices de la mondialisation. Les frontières se refermeraient sur un marché plus localisé, moins consumériste et moins dispendieux à grande échelle. » p. 55-56

À propos de l’auteur
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Guillaume Lafond © Photo DR

Guillaume Lafond est né en 1972 à Brive. Enseignant de Lettres Classiques à Paris depuis 25 ans, il a été photographe puis a réalisé des films courts de fiction et documentaires. En 2014, il a remporté le 1er Prix dans la catégorie courts-métrages du festival de Turin avec Mon Baiser de Cinéma. Il réalise depuis 2018 des films publicitaires. La Correction est son premier roman. (Source: Éditions Intervalles)

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La mer à l’envers

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  RL_automne-2019

 

En deux mots:
Rose passe des vacances sur un bateau de croisière lorsqu’en pleine nuit l’équipage vient au secours de migrants. La mère de famille, touchée par la détresse d’un jeune homme va lui confier le portable de son fils. Elle n’imagine pas alors les conséquences de son geste…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La Mère à l’endroit

Alors qu’elle est en croisière en Méditerranée, une mère de famille est brutalement confrontée à la tragédie des migrants. Marie Darrieussecq a choisi de nous confronter à l’actualité avec humour et ironie. Une belle réussite!

« »La Mer à l’envers » se lit aussi comme « La Mère à l’endroit »». La formule est d’Olivia de Lamberterie, dans sa chronique pour le magazine ELLE. Elle résume parfaitement le propos de ce roman tour à tour drôle et émouvant en montrant qu’il est davantage centré sur la mère de famille et les choix qu’elle fait que sur le migrant qui va croiser sa route. Une façon habile aussi de happer le lecteur et de le confronter à cette question: qu’aurait-il fait à la place de Rose? Aurait-il réagi à l’endroit ou à l’envers face à la tragédie qui se joue devant ses yeux?
Car rien ne préparait les passagers de ce bateau de croisière conçu pour le farniente à se retrouver soudain confronté à la «question des migrants», pour reprendre le langage des chaînes d’information en continu.
Prévenu de la présence d’une embarcation qui tentait de se diriger vers un port européen, le capitaine est parti à leur secours et a réussi à recueillir ces candidats à l’exil à son bord. Pour la plupart des vacanciers, ce sauvetage en mer tient du spectacle et, une fois la manœuvre réussie, ils sont retournés à leurs loisirs.
Marie Darrieussecq réussit parfaitement dans le registre ironique, donnant tout à la fois à son récit la dose de cynisme qui fait le quotidien de ces gens dont on préfère ne pas connaître le destin et accentuant ainsi le fort contraste avec l’attitude de Rose qui, elle, ne détourne pas les yeux. Mieux, elle va se rapprocher d’un jeune homme et lui confier le téléphone portable de son fils afin qu’il puisse prévenir sa famille de sa situation.
Ce faisant, elle devient acteur du drame qui se joue. Au moment de débarquer, elle reste reliée à Younès, dont elle peut suivre les déplacements en traçant son portable. Retournée à Clèves, ce village imaginaire du Sud-ouest, elle «voit» son protégé à Calais et comprend que sa situation n’est pas très enviable. Aussi décide-t-elle de partir pour l’aider une fois de plus, un peu contre l’avis de sa famille.
Quand elle débarque avec le jeune homme, il faudra pour tous une période d’adaptation. Mais n’en disons pas davantage.
Rappelons plutôt que c’est à ce moment que le roman bascule. Lorsqu’il place le mari, la fille et le fils, mais aussi Rose face à Younès et face à leur indifférence, sans jamais être moralisateur. On se régale de ces pages drôles et vraies, graves et sarcastiques qui, dans un tout autre registre – mais aussi très réussi – que Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert où Ceux qui partent de Jeanne Benameur, enrichit notre réflexion sur l’un des problèmes majeurs que les pays occidentaux ont et auront à gérer dans les mois et les années qui viennent.

La Mer à l’envers
Marie Darrieussecq
Éditions P.O.L
Roman
256 pp., 18,50 €
EAN 9782818048061
Paru le 22/08/2019

Où?
Le roman se déroule en Méditerranée puis à Clèves, localité imaginaire du sud-ouest et sur la route allant jusqu’à Calais.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rien ne destinait Rose, parisienne qui prépare son déménagement pour le pays Basque, à rencontrer Younès qui a fui le Niger pour tenter de gagner l’Angleterre. Tout part d’une croisière un peu absurde en Méditerranée. Rose et ses deux enfants, Emma et Gabriel, profitent du voyage qu’on leur a offert. Une nuit, entre l’Italie et la Libye, le bateau d’agrément croise la route d’une embarcation de fortune qui appelle à l’aide. Une centaine de migrants qui manquent de se noyer et que le bateau de croisière recueille en attendant les garde-côtes italiens. Cette nuit-là, poussée par la curiosité et l’émotion, Rose descend sur le pont inférieur où sont installés ces exilés. Un jeune homme retient son attention, Younès. Il lui réclame un téléphone et Rose se surprend à obtempérer. Elle lui offre celui de son fils Gabriel. Les garde-côtes italiens emportent les migrants sur le continent. Gabriel, désespéré, cherche alors son téléphone partout, et verra en tentant de le géolocaliser qu’il s’éloigne du bateau. Younès l’a emporté avec lui, dans son périple au-delà des frontières. Rose et les enfants rentrent à Paris.
Le fil désormais invisible des téléphones réunit Rose, Younès, ses enfants, son mari, avec les coupures qui vont avec, et quelques fantômes qui chuchotent sur la ligne… Rose, psychologue et thérapeute, a aussi des pouvoirs mystérieux. Ce n’est qu’une fois installée dans la ville de Clèves, au pays basque, qu’elle aura le courage ou la folie d’aller chercher Younès, jusqu’à Calais où il l’attend, très affaibli. Toute la petite famille apprend alors à vivre avec lui. Younès finira par réaliser son rêve: rejoindre l’Angleterre. Mais qui parviendra à faire de sa vie chaotique une aventure voulue et accomplie?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Cécile Dutheil)
Les Échos (Fanny Guyomard)
La Croix (Stéphanie Janicot)
La Voix du Nord (Catherine Painset)
Les Inrocks (Nelly Kaprièlian)
La Presse (Nathalie Collard)
Actualitté (Laure Emblesec)
Untitled Magazine (Marie Heckenbenner)
Blog aux bouquins garnis
Blog Encres vagabondes (Isabelle Rossignol)
Blog La lectrice à l’œuvre (Christine Bini)


Marie Darrieussecq nous parle de son nouveau roman, dans lequel elle met une bobo parisienne face à un jeune migrant. © Production Les Inrockuptibles


Marie Darrieussecq présente La Mer à l’envers © Production éditions P.O.L

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Cette nuit-là, quelque chose l’a réveillée. Un tap tap, un effort différent des moteurs. La cabine flottait dans le bleu. Les enfants dormaient. Depuis sa couchette, les mouvements du paquebot étaient difficiles à identifier. Elle était dedans – à bord – autant essayer de sentir la rotation de la Terre. Elle et ses deux enfants devaient peser un quintal de matière vivante dans des centaines de milliers de tonnes. Leur cabine était située au cinquième étage de la masse de douze étages, trois cents mètres de long et quatre mille êtres humains.
Elle entendait des cris. Des appels, des ordres? Un claquement peut-être de chaîne? Il était quoi, trois heures du matin. Au hublot on n’y voyait rien: le dessus ridé de la mer, opaque, antipathique. Le ciel noir. La cabine «deLuxe» (c’est-à-dire économique) n’avait pas de balcon (les Prestige et les Nirvana étant hors des moyens de sa mère, qui leur a fait ce cadeau de Noël), et sans balcon, donc, on n’y voyait rien.
Elle arrangea l’édredon de la petite, resta une minute. La cabine était sombre, douillette, mais l’irruption des bruits faisait un nœud qui tordait les lignes. Elle ouvrit la porte sur le couloir. Un passager des cabines Confort (au centre, sans hublot) la regardait, debout devant sa porte ouverte. Elle portait un pyjama décent sur lequel elle avait enfilé une longue veste en laine. Lui, il était en pantalon à pinces et chemise à palmiers. Des cris en italien venaient du dessus, un bruit de pas rapides. Le voisin se dirigea vers les ascenseurs. Elle hésita – les enfants – mais au ding de l’ascenseur elle le suivit.
Ils descendirent sans un mot dans la musique d’ambiance. Peut-être aurait-il été plus malin d’aller vers le haut, vers la passerelle et le commandement? A moins que l’histoire ne se loge tout au fond, vers les cales et les machines? Le bateau semblait creuser un trou dans la mer, s’enfoncer à force de taper, interrogatif, comme cherchant un passage.
Les portes s’ouvrirent sur de la fumée de tabac et une musique éclatante. Décor pyramide et pharaons, lampes en forme de sarcophages. Des filles en lamé or étaient perchées sur des tabourets. Des hommes âgés parlaient et riaient dans des langues européennes. Le type des cabines Confort entra dans le bar à cognacs. Elle resta hésitante, à la jointure de deux bulles musicales : trois Noirs en blanc et rouge qui jouaient du jazz; une chanteuse italienne à boucles blondes, accompagnée d’un pianiste sur une estrade pivotante.
Elle traversa en apnée le casino enfumé. Dans quel sens marchait-elle? Bâbord était fumeur et tribord non fumeur. Ou l’inverse, elle ne se rappelait jamais. Le casino se trouvait sous la ligne de flottaison. Les joueurs s’agglutinaient en paquets d’algues autour des tables. Elle avait envie d’une coupe de champagne ou de n’importe quel cocktail comme les filles en lamé or. Un couple très âgé se hurlait dessus en espagnol pendant qu’une femme à peine plus jeune leur attrapait les mains pour les empêcher de se battre, que lucha la vida, prenant on ne sait qui à témoin, elle peut-être, qui se déplaçait en crabe. Elle aurait aimé voir un officiel, un de ces types en uniforme qui fendent les bancs de passagers. Elle traversa un libre-service, pizzas, hamburgers et frites, l’odeur mêlée au tabac et aux parfums et à quoi, cette légère trépidation, la vibration de quelque chose, lui flanquait légèrement la nausée. Sa mère lui avait offert le tout-inclus-sans-alcool. Sortie de ce boyau-là c’était une autre salle de jeu, vidéo cette fois, pleine d’adolescents pas couchés. Puis des couloirs déserts, des boutiques fermées, un décor égyptien mauve et rose, et le grand escalier en faux marbre vers la discothèque Shéhérazade. Malgré la musique on percevait une rumeur, mais à tenter d’isoler les sons on ne l’entendait plus.
Elle hésita. Un amas de retraités ivres titubait au bas de l’escalier. Elle visualisa son petit corps debout dans la masse creuse du bateau, et la mer dessous, énorme, indifférente. Les passagers du Titanic eux aussi avaient mis un certain temps à interpréter les signes. Ce voyage était une promotion de Noël, peut-être parce qu’un des paquebots avait fait naufrage quelques années auparavant, trente-deux morts. Partir en croisière aussi comportait des risques.
No pasa nada, niente, nothing, l’officiel à casquette souriait, tout va bien, tutto bene. Elle se sentit un peu bête mais charmante dans ses lainages près du corps. La piscine était fermée mais éclairée. La fontaine en forme de sirène était à l’arrêt bouche ouverte. La trépidation devenait certaine en contemplant l’eau : l’eau carrée faisait des cercles, il faisait du surplace, ce bateau. Elle attrapa un plaid sur une chaise longue et traversa un sas vers le pont supérieur. Le vent s’engouffra, elle enroula le plaid autour de sa tête. La Voie lactée jaillit au-dessus d’elle. Elle était une astronaute prête pour l’apesanteur.
Un rivage se tenait loin. L’Italie? Malte? La Grèce? Quand même pas la Libye. Elle avait vérifié sur internet: à raison de quelques millimètres de «convergence» par an, dans très longtemps la Méditerranée ressemblera à un fleuve. On pourra la passer à pied (sauf qu’à ce rythme il ne restera plus d’humains). C’est la Grèce qui se glisse sous l’Afrique, le Péloponnèse tombe comme une grosse goutte. Athènes et Alexandrie ne feront qu’une, songe-t-elle, noyées ou enfouies.
Les croisières rendent rêveur (quand on ne passe pas sa vie au casino). On est légèrement abasourdie, bercée. Rose s’abritait du vent sous la grande cheminée. Des lumières ondulaient sur l’horizon très noir. Il y eut de nouveau comme un bruit de chaînes, est-ce qu’un bateau de cette taille peut jeter l’ancre n’importe où, ou quoi, dériver? La mer semblait tellement froide en cette saison, la pensée reculait. Quelqu’un courait – en ciré jaune – venait vers elle dans un raffut de lourdes semelles sur le métal du pont : «Est-ce que?…» demanda-t-elle, mais il la dépassa dans un crépitement de talkie-walkie. Le pont retomba dans le silence. Elle voyait son ombre dans les guirlandes de Noël, une grosse bulle de tête sur un corps en fil de fer. On gelait. Est-ce que les astronautes devant la courbe de la Terre se sentent seuls en charge du monde ?
Bon. Elle retourna à sa cabine. Les enfants dormaient. Elle enfila un jean, son blouson chaud et ses baskets. Elle vérifia que le téléphone de son fils était allumé. 4 h 02. Elle prit les gilets de sauvetage dans le placard, le petit pour sa fille, le grand pour son fils, et les posa sur leurs couchettes. Ça faisait comme deux gros doudous fluo. Elle se vit à la maison avec eux, et son mari, leur père. La sensation familière, l’oppression sous le sternum. Elle prit une photo, sans flash, de ses magnifiques enfants superposés et endormis, sur le fond doré de la cabine deLuxe.
Au douzième et dernier étage, on pouvait rejoindre la proue, avec vue sur les deux côtés. Il fallait passer par la piste de rollers, le square de jeux pour enfants, et longer l’autre piscine, celle en plein air, couverte d’un filet pour la nuit. Elle se repérait. Et maintenant il suffisait de se laisser guider par les sons. Des voix, des cris, oui, des pleurs? Le paquebot était immobile sur le gouffre noir. Elle se pencha. A chaque croisière un suicide. Les bateaux partent à quatre mille et rentrent à combien. Un point jaune assez fixe brillait au loin, à quelle distance? Descendre une passerelle, une autre : impasse. Retraverser un sas vers l’intérieur, large couloir chaud, section Prestige, portes espacées, enjamber des plateaux de room service abandonnés sur la moquette, trouver un autre sas et ressortir sur une coursive dans le vent. Un puzzle en 3D.
Tout en bas, sous elle, on mettait une chaloupe à la mer. Ratatata faisaient les chaînes. La chaloupe diminuait, diminuait, la surface de la mer vue d’en haut comme d’un immeuble. Silence. Les bruits fendaient la nuit de rayures rouges. Un officiel et deux marins descendaient le long de la paroi dans la chaloupe, un gros tas de gilets de sauvetage à leurs pieds. En mer il y avait comme des pastilles effervescentes, écume et cris. Et elle voyait, elle distinguait, un autre bateau, beaucoup plus petit mais grand quand même. Ses yeux protégés de la main contre les guirlandes de Noël s’habituaient à la nuit, et rattachaient les bruits aux mouvements, elle comprenait qu’on sauvait des gens.
D’autres passagers au bastingage tentaient de voir aussi. C’étaient des Français de Montauban, elle les croisait au restaurant deLuxe. Ils la saluèrent, ils étaient ivres. Les deux femmes, jeunes, piétinaient en escarpins, il y en a pour des plombes estima l’une d’elles. Un homme criait à l’autre «mais putain tu es dentiste, dentiste comme moi», la phrase les faisait rire sans qu’on sache pourquoi. Un autre couple courait vers eux, baskets et survêtement, faisaient-ils du sport à cette heure ? Ils ne parlaient aucune langue connue: des Scandinaves? Rose leur expliqua dans son anglais du lycée qu’il y avait, là, dans la mer, des gens. Et peu à peu et comme se donnant on ne sait quel mot mystérieux, des passagers se regroupaient. Il était quoi, quatre heures et demie du matin. La chaloupe avait touché l’eau, cognant contre le flanc du paquebot, le moteur démarrait impeccable sous l’œil des passagers penchés, l’officier à la proue et les deux marins derrière, debout très droits, comme un tableau. D’autres canots de sauvetage étaient parés à la descente. Elle se demanda s’il fallait qu’elle aille réveiller ses enfants pour qu’ils voient. Un employé surgit, «Ladies and gentlemen, please go back to your cabins». Les canots peu à peu s’éloignaient, bruits de moteur mêlés. Les voix semblaient marcher sur l’eau. On demandait dans de multiples langues ce qui se passait, alors que c’était évident, pourquoi ils n’appellent pas les flics? C’est à la police des mers d’intervenir. Ces gens sont fous, ils emmènent des enfants. On ne va quand même pas les laisser se noyer. C’était une des Françaises qui venait de parler et Rose eut un élan d’amour pour sa compatriote honorable. Un officier insistait en anglais et en italien pour que tout le monde quitte le pont. Les Français ivres et dentistes avaient froid et un peu la gerbe: le bateau imprimait aux corps son léger mouvement vertical, sa légère chute répétée. Venez, on va s’en jeter un, dit un dentiste. Rose resta avec la Française honorable pendant que l’autre femme se tordait les chevilles à la suite des hommes. »

À propos de l’auteur
Marie Darrieussecq est née le 3 janvier 1969 au Pays Basque. Elle est écrivain et psychanalyste. Elle vit plutôt à Paris. (Source: Éditions P.O.L)

Site internet de l’auteur 

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Torrentius

THIBERT_torrentius 
RL_automne-2019  coup_de_coeur

En deux mots:
Le roi Charles Ier d’Angleterre dépêche Rigby, son émissaire particulier aux Pays-Bas pour y dénicher des œuvres d’art pour sa collection particulière à caractère pornographique. Ce dernier va tomber sur un artiste du nom de Torrentius dont l’art le fascine. Mais les autorités néerlandaises n’apprécient guère ce personnage truculent…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Le peintre qui se moquait des conventions

À partir des quelques éléments biographiques connus, Colin Thibert nous fait découvrir la vie et l’œuvre du peintre néerlandais Torrentius et nous offre tout à la fois un roman d’aventures et un manifeste pour la liberté de création.

Sa fiche Wikipédia est très concise: «Johannes Symonsz (Jan) van der Beeck, né en 1589 à Amsterdam et mort le 17 février 1644 à Amsterdam, mieux connu sous le nom de Johannes Torrentius, est un peintre néerlandais. Soupçonné d’être membre des Rose-Croix, il est arrêté, torturé et condamné en 1627 à 20 ans d’emprisonnement. Le roi Charles Ier d’Angleterre qui admirait ses œuvres intervint en sa faveur et obtint sa relaxe après deux années de prison. Torrentius resta 12 ans en Angleterre comme peintre de la Cour, puis retourna en 1642 à Amsterdam, où il mourut deux ans plus tard. Son tableau le plus célèbre (et a priori le seul à lui avoir survécu par miracle après la destruction de toute sa production hollandaise sur ordre de la justice après sa condamnation pour hérésie et immoralité), Nature morte avec bride et mors (ci-dessous), conservé au Rijksmuseum d’Amsterdam, a donné son titre à un recueil d’essais sur la Hollande du XVIIe siècle du poète polonais Zbigniew Herbert (réédition Le Bruit du temps, 2012).

TORRENTIUS_nature_morteIl connaissait personnellement Jeronimus Cornelisz, un apothicaire frison devenu négociant pour le compte de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), connu pour avoir été en juin 1629 l’instigateur d’une des mutineries les plus sanglantes de l’histoire, à bord du navire Batavia et après son naufrage dans les Houtman Abrolhos, archipel corallien au large de l’Australie, le bourreau de son équipage et de ses passagers.»
À partir de cette biographie succincte l’imagination de Colin Thibert va faire merveille. Il va imaginer que le personnage de Rigby, l’émissaire personnel du roi Charles Ier d’Angleterre à qui ce dernier va confier la mission d’écumer les cabinets d’artistes néerlandais pour le fournir en œuvres d’art pour ses collections royales. Mais, derrière ce mandat officiel, il devra aussi chercher pour son cabinet privé des œuvres licencieuses, que la morale très rigoriste de l’époque interdit formellement.
Ce dernier va tomber à Haarlem sur un sacré personnage. Torrentius, qui signe ses tableaux V.d.B. (son vrai nom est Van der Beeck), est un épicurien, fort en gueule, amateur de bonne chère et de femmes légères. Son œil pétillant et ses joues couperosées peuvent en témoigner. Mais cela ne l’empêche nullement d’être un artiste remarquable, notamment dans la réalisation de gravures à caractère pornographique, dans lesquelles il n’hésite pas à se représenter lui-même. Sûr de lui et de ses alliés, il n’hésite d’ailleurs pas à la provocation, en particulier lorsqu’il a trop bu.
Mais bientôt les choses vont se gâter et les autorités s’intéresser à ce sulfureux concitoyen. En faisant parler Klaas, son assistant, ils vont trouver matière à procès :
«Suborner le domestique de Torrentius, l’amener à témoigner contra son maître, c’est l’une des idées que Van Sonnevelt, assoiffé de vengeance, est venu proposer un jour au bailli nouvellement désigné. Velsaert a estimé l’offre recevable. Il s’agit, après tout, de confondre un blasphémateur, un être amoral et pervers, peut-être même un athée. Quand on œuvre pour la cause qui est la sienne, tous les moyens sont bons.»
Torrentius n’a que faire des avertissements, il travaille avec ardeur pour satisfaire les commandes. Mais le filet se resserre et il finit «par se faire coffrer». Ce qu’il pensait n’être qu’une simple péripétie va le conduire à un procès inique et à une condamnation d’une sévérité exemplaire. Il faudra l’intervention du roi d’Angleterre pour lui permettre de prendre l’exil. Mais cet épisode l’aura marqué durablement et il ne retrouvera plus son regard pétillant et son inspiration.
Colin Thibert a trouvé le style qui sied à ce genre d’épopée. Parfaitement documenté, son imagination a fait le reste pour nous offrir un roman où l’aventure et la truculence des personnages prend le pas sur la biographie. Ce faisant, il donne au lecteur beaucoup de plaisir à suivre cet artiste et, comme le graveur, à nous livrer une réflexion sur le rôle de l’artiste, sur la rigueur protestante, mais aussi sur la duplicité des hommes et des âmes. On se régale !

Torrentius
Colin Thibert
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
128 p., 15 €
EAN 9782350875378
Paru le 22/08/2019

Où?
Le roman se déroule aux Pays-Bas, à Haarlem et en Angleterre.

Quand?
L’action se situe au XVIIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans l’austère Haarlem du XVIIe siècle, Johannes van der Beeck peint, sous le nom de Torrentius, les plus extraordinaires natures mortes de son temps et grave sous le manteau des scènes pornographiques qui se monnayent à prix d’or…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« C’est une petite eau-forte d’une obscénité remarquable. Dans le désordre d’un lit, une femme nue, cambrée, qu’un homme prend par-derrière, une main lutinant le téton gauche, l’autre soulevant la jambe droite à la pliure du genou. Les seins, le ventre et les cuisses ont le luisant des charcuteries de qualité. La gravure est si fine que l’on pourrait compter les poils du pubis. La femme a un visage enfantin et doux, ses lèvres sont gonflées par le plaisir. L’homme parait avoir le double de son âge: cheveux longs, frisés, bouc hérissé, face congestionnée. Sous la broussaille des sourcils, ses yeux brillent autant que le gros diamant qu’il porte à l’oreille.
– Alors, monsieur Brigby? Que voyez-vous?
Avec sa longue barbe, ses cheveux blancs et sa calotte, Houtmans a l’air d’un sage docteur du sanhédrin. Trompeuse apparence, il n’est qu’épicier.
– Je vois… je vois l’accouplement d’un satyre et d’une nymphe, répond Brigby dont le teint a viré au carmin. Oppressé, il respire à petits coups dans la touffeur de la boutique.
– C’est bien plus que cela, monsieur.
– Que voulez-vous dire? Cette scène aurait-elle un sens caché?
Après un temps, Houtmans chuchote:
– Il s’agirait d’un autoportrait…
– Comment cela?
– Eh bien, l’artiste s’est représenté en fornicateur.
– Vous m’en direz tant ! Et la femme?
– Quelle importance? C’est une putain connue sous le nom de Zwantie.
– Elle paraît si jeune, murmure Brigby, reportant son attention sur la gravure.
– Le vice n’a pas d’âge.
– Certainement.
Brigby toussote et demande:
– Vous en avez d’autres?
Houtmans retire avec précaution l’un des tiroirs du grand meuble à épices et le pose sur le comptoir. Des parfums de poivre et de girofle se répandent. D’une cache, il sort une liasse de papier vélin nouée d’un ruban de satin vert qu’il défait. Lissant les estampes du plat de la main, il les présente, l’une après l’autre, à la curiosité avide de son client. Toutes figurent d’énergiques scènes de copulation traitées avec la même crudité, le même souci du détail. Le blanc laiteux des chairs féminines est mis en valeur par des noirs veloutés, profonds. Les hommes sont en demi-teintes. Priapiques et lubriques, tous ressemblent peu ou prou, si Houtmans a dit vrai, à l’auteur des eaux fortes dont le monogramme, V.d.B., figure en has à droite de l’image.
– Combien demandez-vous du lot? s’enquiert Brigby.
Houtmans annonce un prix, l’Anglais se récrie, indigné.
Dans le registre qu’il tient d’une plume appliquée, Brigby note ce soir-là: «Un lot d’estampes de belle facture figurant des scènes mythologiques. Total: soixante florins.» Au terme d’un marchandage serré, il a payé plus de quatre fois cette somme à Houtmans. L’extrême rareté de telles images et leur qualité exceptionnelle justifient leur prix. En détenir est un délit passible de la prison, voire du bûcher selon les juridictions.
Grand amateur d’art, le roi Charles Ier d’Angleterre, qui n’est pas homme à faire les choses à moitié, s’est fixé pour but de constituer la plus belle collection d’Europe. II a commencé par racheter des œuvres de peintres célèbres à des pairs endettés, il a surtout chargé Sir Dudley Carleton, En connaisseur, d’écumer le plat pays pour son compte lorsqu’il y était son ambassadeur. En quittant les Provinces-Unies pour assumer d’autres fonctions, Sir Dudley Carleton a trouvé en Brigby un rabatteur impitoyable et compétent. Il fallait également qu’il fût d’une discrétion à toute épreuve car le roi est aussi friand de pornographie. »

À propos de l’auteur
Né en 1951 à Neuchâtel, Colin Thibert est écrivain et scénariste pour la télévision. Il a longtemps pratiqué le dessin et la gravure. En 2002, il a reçu le prix SNCF du Polar pour Royal Cambouis (Série Noire, Gallimard). Son dernier roman, Un caillou sur le toit, a paru en 2015 chez Thierry Magnier. (Source : Éditions Héloïse d’Ormesson)

Site Wikipédia de l’auteur

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Le procès du cochon

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Victime d’un rôdeur, un bébé meurt après avoir subi de graves morsures au visage. L’agresseur, un cochon, est arrêté puis jugé. On va suivre son procès jusqu’au verdict, puis à l’exécution de la sentence.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Balance ton porc

Conte cruel et réflexion sur la justice et la culpabilité, Le procès du cochon permet à Oscar Coop-Phane de remettre au goût du jour une pratique ancestrale oubliée: juger les animaux.

Pensionnaire de la Villa Médicis pour la littérature, on se souvient qu’Oscar Coop-Phane nous avait offert avec Mâcher la poussière un roman «italien», mettant en scène un baron condamné à rester cloîtré dans un palace après avoir tué un mafioso. S’il est toujours question de réclusion ici, elle est de toute autre sorte. Dans ce drame en quatre actes, on va juger l’auteur d’un crime abominable dont le récit ouvre le livre: « Là-bas, devant la porte, dans un couffin en osier, un bébé gazouillait à l’ombre. Il s’approcha. Il n’avait jamais vu d’aussi près un si jeune enfant. Il aperçut les joues roses, les bras nus et replets. Leurs regards se croisèrent. Au loin, on entendait quelques oiseaux piauler. Le temps semblait se suspendre. Il se pencha sur le couffin, sentit la peau d’abord, le savon et les huiles, puis il mordit avec force, la joue, l’épaule. »
Après l’émoi suscité par cette sauvage agression, on part à la recherche de l’assassin. Le rôdeur va finir par être débusqué. C’est un cochon. Mais qu’à cela ne tienne, il devra rendre des comptes. Dans Les Animaux célèbres, Michel Pastoureau raconte une histoire similaire survenue en 1386, à Falaise, en Normandie. On y jugea une truie qui avait dévoré le visage d’un nourrisson.
Avec malice, Oscar Coop-Phane s’inspire de cette pratique moyenâgeuse pour son conte. Il confie l’«affaire du croqueur de joues» au commissaire Stéphane Lapostrof. «Le croqueur avait croqué. Lapostrof jouerait son rôle. Il aurait l’air droit, fort et rassurant. Il aurait l’air droit, fort et rassurant. Il pourrait compter sur sa silhouette. Le tribunal se chargera d’apaiser les colères.» Le procès est rondement mené puisque le suspect ne s’est pas défendu. Et s’il n’a pas davantage avoué son crime, il n’en est pas moins condamné.
En quelques pages, quelques questions essentielles viennent d’être soulevées. Quel est ce droit qui, faisant fi de la présomption d’innocence, condamne avant même d’avoir entendu les deux parties? Quel peut être la valeur d’un tel jugement? Les principes de la justice ne sont-ils pas bradés face à une opinion qui crie vengeance? Alors que commence l’attente jusqu’à l’exécution de la sentence, toutes ces questions ô combien actuelles sont offertes au lecteur. À l’heure où on propose à tout un chacun de «balancer son porc», ce court roman montre les limites de l’exercice. Au bout du compte, le monstre n’est peut-être pas celui que l’on croit.

Le procès du cochon
Oscar Coop-Phane
Éditions Grasset
Roman
128 p., 12 €
EAN 9782246812371
Paru le 03/01/2019

Où? Quand?
Le roman n’est ni situé géographiquement, ni dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un village et un temps reculé, un monstre croque la joue et l’épaule d’un bébé laissé quelques instants seul par sa mère, puis repart tranquillement vers la forêt. Il est bientôt rattrapé par une horde d’hommes décidés à le tuer, mais dans le monde des hommes, la justice, comme la mort, se rendent au tribunal. Même si le monstre en question est un cochon qui n’a ni conscience ni parole pour se défendre. Peut-on se faire entendre sans mots? Les gendarmes l’embarquent donc et le jettent en prison, avant son grand procès.
Dans un texte court et puissant, Oscar Coop-Phane nous raconte le procès d’un cochon, à l’image de ceux qu’on intentait aux animaux jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, une pratique aussi étrange que méconnue de nos jours. Divisé en quatre parties, le texte retrace d’abord Le Crime, puis Le Procès, écrit comme une pièce de théâtre dans laquelle interviennent tour à tour les avocats des deux parties, la famille de la victime, les témoins et experts consultés, le public et les jurés, et le cochon, comme il peut, comme vous verrez, avant que le Président ne rende sa sentence: la pendaison. Viennent ensuite L’Attente, où chacun se prépare à la mort du porc; Jean, le bourreau, Louis, le tout jeune officier chargé de mener l’accusé, le père Paul, en route pour confesser la bête, la famille éplorée, et le cochon que Le Supplice viendra libérer. D’une langue tranchante et pénétrante, Oscar Coop-Phane nous ramène des siècles en arrière pour fouiller les sentiments humains, la peur, la colère, la cruauté et la soif de vengeance, mais aussi l’empathie ou la peine. Un texte allégorique où chacun reconnaitra dans l’animal, le porc qu’il voudra.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BibliObs (Jérôme Garcin)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les livres de Joëlle 
Blog DOMI C LIRE 
Blog Sur la route de Jostein 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Il marche toujours seul et sans y réfléchir. Il s’arrête parfois, pour grignoter une racine ou la chair d’un animal crevé là. Ses pieds connaissent bien les chemins de traverse, ces pistes rocailleuses où la poussière recouvre les herbes. On l’a battu, parfois ; on ne l’a jamais aimé. Il n’est pas vieux. Sa peau pourtant s’est durcie, une coque rose que la pluie lave quand il ne peut trouver d’abris. La chance et un instinct obstiné l’ont poussé à ne pas se laisser mourir dans les solitudes de l’hiver, dans le froid des forêts.
Il a de grandes dents sales et le regard clair. La tête s’allonge, les oreilles se dressent. Depuis combien de temps n’a-t-il pas croisé un homme? Aucune idée. Il ne compte pas les jours. Lorsqu’on rôde ainsi, sans foi et sans but, qu’on s’endort quand l’épuisement nous coupe les pattes, on ne se soucie ni de la compagnie ni des calendriers.
Personne ne le cherche. Il n’est pas en fuite. Les enfants, quand ils le croisent, lui lancent des cailloux. Il presse le pas et s’en va front baissé. Il s’est habitué aux petites cruautés. Son corps s’est fermé aux blessures. Qu’est-ce qu’une cicatrice supplémentaire si personne ne la regarde?
Son souffle pue la terre mouillée. Ses respirations sont courtes et saccadées. Il halète. C’est un contraste étrange : l’allure lente et tout cet air qui pantelle dans les bronches. Les rues des villes, s’il y traînait, n’auraient pas tardé à le couvrir de gris. La campagne l’habille de brun ou de vert, de ces couleurs pures quand elles ornent les arbres, les jardins ou les bois mais sordides et grasses lorsqu’elles abîment les corps. En ce sens, oui, il est sale – il sent, il tache.
Son esprit est absorbé par la marche. Il doit avancer – une force étrange l’y pousse. Les forêts se valent et les herbes se mélangent. Le vent, la pluie, partout, se ressemblent. Pourquoi ne pas trouver un coin paisible pour y rester un moment? Cela éviterait les impasses et les surprises. Oui, pourquoi ne pas se calmer ici, laisser les jambes se taire et le cœur reprendre? À chaque éveil, il part ailleurs, délaissant sa couche. Il pourrait s’organiser, déposer çà et là un peu de confort, mais il préfère reprendre la route. Il doit aimer cette violence faite à son existence, un éternel recommencement. On ne lui a jamais offert de fauteuil; il n’en a jamais cherché non plus. Est-ce une idée, s’asseoir?
Le soleil narguait l’orage de la nuit passée. Il montait de la terre des effluves agréables. Les couleurs semblaient plus fortes qu’à l’ordinaire. Les pierres et le ciel s’étiraient en douceur.
Il avait mal dormi, chassé par les foudres, habité par la crainte. Il n’avait jamais pu vivre une tempête avec calme. Les tonnerres résonnaient dans ses organes et, sans qu’il l’ait décidé, ses muscles remuaient – des secousses qu’il ne pouvait faire taire qu’en se levant. Il marchait alors quelques mètres, des petits cercles fermés autour des arbres.
Ce matin, les rayons chauffaient sa peau, mais ses nerfs gardaient les rayures d’une nuit d’angoisse. Parfois, un tic venait fendre ses lèvres ou soulever son ventre. Il n’était pas passé loin, cette nuit, d’une de ces crises qui le tétanisent depuis qu’il est né. D’un seul coup, le monde s’éteint et son corps se cogne, se heurte et le sang explose. C’est terrifiant bien sûr, comme un orage.
En partant à l’aube, l’empreinte de la crise avortée planait tout autour. Un vent sec criait en lui, comme les pavillons claquent aux mâts des bateaux. Il avait faim, mais il ne chercha pas à manger. Il délaissait les baies et les champignons. Il ne semblait pas voir les insectes qui lui mordaient la peau, comme il ne prenait pas la peine de retirer les cailloux tranchants qui se logeaient dans la chair de ses pieds. Il suivait la route, s’abandonnait à la terre.
Il arriva devant une petite maison blanche. Dans le jardin, l’herbe était longue et souple. Il s’allongea lentement. Il resta ainsi un bon moment, faisant briller ses paupières, le cuir de son ventre, aux rayons forts du soleil. Personne ne le chassa.
Il se calma peu à peu. Ses veines, alors si saillantes, vinrent s’enfouir sous la peau détendue. Il s’endormit un instant. Puis, entièrement délassé, il entreprit de faire le tour de la propriété. Une femme chantait à l’intérieur. Un air paisible, de ceux qu’on siffle en travaillant. Aucune silhouette en vue. Il poursuivit sa ronde.
Là-bas, devant la porte, dans un couffin en osier, un bébé gazouillait à l’ombre. Il s’approcha. Il n’avait jamais vu d’aussi près un si jeune enfant. Il aperçut les joues roses, les bras nus et replets. Leurs regards se croisèrent. Au loin, on entendait quelques oiseaux piauler. Le temps semblait se suspendre.
Il se pencha sur le couffin, sentit la peau d’abord, le savon et les huiles, puis il mordit avec force, la joue, l’épaule. »


Oscar Coop-Phane présente Le Procès du cochon © Production Hachette livres

À propos de l’auteur
Oscar Coop-Phane est né en 1988. Il a publié trois romans aux éditions Finitude (Zénith-Hôtel, Prix de Flore 2012, Demain Berlin en 2013, et Octobre en 2014) et un roman chez Grasset, Mâcher la poussière (2017). Pensionnaire de la Villa Médicis en 2015-2016, il y a écrit Le procès du cochon. (Source: Éditions Grasset)

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Une histoire trop française

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Voici cinq bonnes 5 raisons de lire ce livre:
1. Parce que cela fait des années que je suis Fabrice Pliskin dans l’Obs et que je n’ai à ce jour pas encore lu l’un de ses romans. Voilà une belle occasion…

2. Parce que j’aime les romans qui s’emparent des faits divers, qu’il s’agisse de crimes sordides tels que l’affaire Dutroux avec La mésange et l’ogresse de Harold Cobert ou l’escapade des adeptes de Charles Manson dans The Girls d’Emma Cline, de plonger dans les coulisses de la politique comme avec la trilogie qui commence par L’Emprise de Marc Dugain ou de creuser un scandale économique, comme avec Ondes de choc de Didier Liautaud.

3. Parce que le sujet abordé, le scandale des prothèses mammaires PIP, est l’occasion de mettre le doigt sur l’une des plaies de notre époque, le chantage à l’emploi. Offrir du travail à des dizaines, voire des centaines d’employés, permet-il de mettre sciemment en danger les consommateurs?

4. Parce que l’auteur a la bonne idée de donner l’un des rôles principaux à un ex-critique littéraire. Car Jean, le patron de l’entreprise, retrouve sont ami Louis avec lequel il partageait l’amour de la littérature et lui offre de venir travailler à ses côtés. Il devra assure rla communication et défendre l’indéfendable.

5. Parce que ce roman est aussi le roman de l’ironie et du cynisme que la Larousse définit ainsi : « mépris effronté des convenances et de l’opinion qui pousse à exprimer sans ménagements des principes contraires à la morale, à la norme sociale. »

Une histoire trop française
Fabrice Pliskin
Éditions Fayard
Roman
420 p., 20 €
EAN : 9782213705071
Paru en août 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
« C’est le triste particularisme de notre entreprise.
Nous pratiquons le mensonge et la fraude. »
Fondée par un homme de gauche, la société Jodelle Implants vend des prothèses mammaires aux femmes du monde entier. Véritable «laboratoire d’innovation sociale», elle se distingue par la diversité de ses employés, ses hauts salaires ou sa crèche d’entreprise. Ici, chaque matin, le PDG envoie aux cent vingt salariés un poème de La Fontaine ou de Rimbaud.
Lorsque Louis Glomotz, critique littéraire au chômage, y trouve un emploi, il est loin de se douter que cette façade humaniste cache une réalité toxique, et qu’il va se retrouver au cœur d’un scandale sanitaire mondial.
Inspiré de faits réels, innervé par une ironie tragique, Une histoire trop française, entre thriller industriel et précis de psychopathologie du salarié, pose une question : peut-on vraiment faire confiance à ceux qui nous veulent du bien?

Les critiques
Babelio 
BibliObs (Grégoire Leménager)
Page des libraires (Marc Rauscher)
Blog Des livres et Sharon


Fabrice Pliskin présente «Une histoire trop française» © Production Hachette

Les premières pages du livre
« Il court dans l’escalier. Il court dans l’escalier d’une tour de cinquante étages. Ce n’est pas sa première course verticale. Gravir à toutes jambes les escaliers des plus hauts édifices, il sait les férocités de cette discipline. Ses genoux ont déjà gravi bien des tours.
La tour Oxygène, à Lyon.
La tour Bordeaux Métropole.
La tour Eiffel.
L’Empire State Building.
La Princess Tower de Dubaï.
Le Taipei 101 de Taïwan.
La Shangaï Tower.
La Tokyo Skytree.
Ce matin-là, il grimpe les étages de la plus haute tour de France. Elle se dresse à Courbevoie, dans le quartier de La Défense, sur la rive droite de la Seine. Elle abrite, entre le dix-septième et le trente et unième étage, les bureaux d’un cabinet d’audit financier, puis, entre le trente-deuxième et le quarante-quatrième, les bureaux d’une société d’assurance-crédit.
Il avale les doubles volées de marches et vire aux paliers.
Sept hommes sont à ses trousses, qui soufflent derrière son dos.
Leurs semelles de caoutchouc poussent des cris de singe en glissant sur le béton.
Pour gagner de la vitesse, il agrippe la rampe et se hisse à la force de la main, non sans guetter en lui les signes de la crise cardiaque.
Suer, peiner.
Il sent ses cuisses se pétrifier davantage à chaque marche.
Il franchit le quinzième, puis le seizième étage. C’est toujours le même, avec ses murs blancs, son sol gris, son globe de lumière. Malgré l’hostilité de ses jambes, il bondit de marche en marche, en tâchant d’oublier que l’escalier en compte neuf cent cinquante-quatre.
Au vingtième étage, une aigreur d’estomac commence à l’assiéger. Un croissant radote en lui, qu’il se maudit d’avoir eu la faiblesse d’avaler avant le départ.
Au moment où sa main lâche la rampe pour essuyer les gouttes de sueur qui l’aveuglent, les sept hommes jaillissent comme des démons, le long de la rampe, l’un après l’autre, et se carapatent vers les étages supérieurs, dans des cris de singe. »

Extrait
« – Tu m’as encore réveillée.
Il a remué dans son sommeil et Eudoxie le gronde au milieu de la nuit. Il n’ose plus bouger. À peine s’il ose respirer. Là, il fait le mort. Il se consume, étendu, immobile, entre Eudoxie et l’insomnie, les coudes et les épaules en vrac. Pendant de longues heures, il entend son cœur pulser dans son oreille gauche et résonner dans l’âme du matelas aux sept cent quarante-cinq ressorts. À la fin, il s’enhardit. Il ose bouger quand elle bouge, dans la continuité de son mouvement, dans son impérieux sillage. Il s’octroie le luxe et la liberté de se mouvoir après qu’elle a bougé elle-même. Comme ça, je me couvre, se dit-il, comme pour s’en convaincre lui-même. S’il y a litige, libre à moi d’argumenter, au nom du principe d’égalité, qu’elle ne bouge pas moins que moi dans son sommeil. Mais la nuit abolit ce principe abstrait, procédurier, dérisoire. Louis est ductile ; Eudoxie est cassante. Quand il bouge dans le lit, c’est obligeamment, furtivement, insensiblement, avec une patience presque géologique, comme s’il s’appliquait à ne dériver que d’un centimètre par an. Quand il bouge, c’est moins mouvement que micro-plissement, moins micro-plissement que suintement. C’est goutte-à-goutte, comme se forme une draperie de calcite dans une grotte. Quand il bouge, ce n’est jamais franchement, c’est schisteusement. Quand elle bouge, c’est avec la magnitude d’un séisme, avec décrochement, raclement, cisaillement, à vous enfanter une chaîne de montagnes à chaque chevauchement. Quand elle bouge, c’est avec la démesure d’un supercontinent. Le lit nocturne est cette zone où s’affrontent une plaque tectonique et une stalagmite.
– Arrête de me fixer, je te sens, ça m’empêche de dormir, dit-elle en écarquillant soudain ses grands yeux, tandis que, dans une insomnie de chômeur, Louis admire son visage aux paupières closes, comme le visiteur admire un masque Dogon au musée du quai Branly, se dit-il, avec mauvaise conscience.
Mais Louis ne peut s’empêcher de la dévorer des yeux. Il est vrai que, dans le désœuvrement de l’insomnie, il n’a pas grand-chose d’autre à faire. »

À propos de l’auteur
Écrivain et romancier, Fabrice Pliskin est l’auteur, entre autres, de Toboggan (Flammarion), L’Agent dormant (Flammarion), Le Juif et la Métisse (Flammarion) et Impasse des bébés gris (Léo Scheer). (Source : Éditions Fayard)

Page Wikipédia de l’auteur 

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L’été en poche (53)

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Amours

En 2 mots
Que signifie aimer en 1908 ? Léonor de Récondo raconte avec beaucoup de finesse un triangle amoureux peu conventionnel. Ce faisant, elle dépeint une société en pleine mutation.

Ma note
etoileetoileetoileetoile (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… BibliObs (Claire Julliard)
« Dans une langue très pure, Léonor de Récondo exprime la violence du sentiment amoureux, qui peut conduire, irrépressible, à tous les extrêmes. Avec cette histoire d’une femme qui se débarrasse de ses corsets et de ses carcans, la violoniste baroque impose une musique fluide et percutante. »

Vidéo


Léonor de Récondo parle de son roman «Amours». © Production librairie Mollat

Amours

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Amours
Léonor De Récondo
Sabine Wespieser
Roman
280 p. 21 €
ISBN: 2848051736
Paru en janvier 2015

Version poche parue en mai 2016.

Où?
Le roman est situé en France, dans le Cher et plus précisément dans un bourg baptisé Saint-Ferreux-sur-Cher.

Quand?
L’action débute en 1908 et va se dérouler durant les mois et années qui suivent.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nous sommes en 1908. Léonor de Récondo choisit le huis clos d’une maison bourgeoise, dans un bourg cossu du Cher, pour laisser s’épanouir le sentiment amoureux le plus pur – et le plus inattendu. Victoire est mariée depuis cinq ans avec Anselme de Boisvaillant. Rien ne destinait cette jeune fille de son temps, précipitée dans un mariage arrangé avec un notaire, à prendre en mains sa destinée. Sa détermination se montre pourtant sans faille lorsque la petite bonne de dix-sept ans, Céleste, tombe enceinte : cet enfant sera celui du couple, l’héritier Boisvaillant tant espéré.
Comme elle l’a déjà fait dans le passé, la maison aux murs épais s’apprête à enfouir le secret de famille. Mais Victoire n’a pas la fibre maternelle, et le nourrisson dépérit dans le couffin glissé sous le piano dont elle martèle inlassablement les touches.
Céleste, mue par son instinct, décide de porter secours à l’enfant à qui elle a donné le jour. Quand une nuit Victoire s’éveille seule, ses pas la conduisent vers la chambre sous les combles…
Les barrières sociales et les convenances explosent alors, laissant la place à la ferveur d’un sentiment qui balayera tout.

Ce que j’en pense
****

Le livre s’ouvre sur un premier chapitre très fort. Anselme, le maître de maison y viole Céleste, sa bonne. Quelques pages plus loin, on comprendra que cette scène est celle de la conception d’Adrien, l’enfant qui est bien involontairement le déclencheur de cette histoire.
Nous sommes en 1908, à un moment où les droits des femmes étaient balbutiants, pour ne pas dire inexistants. Le droit de cuissage sur le «petit personnel» faisait partie de ces règles non-écrites, y compris en province. Ce qui pourrait donc être considéré comme un faits divers banal va prendre sous la plume de Léonor de Récondo, une toute autre dimension. Car Victoire, la femme délaissée, va se rapprocher de Céleste. L’une et l’autre vont découvrir que leur corps peut être autre chose qu’un outil de travail, qu’il peut aussi être vecteur d’émotions : « L’amour est là, où il ne devrait pas être, au deuxième étage de cette maison cossue, protégé par la pierre de tuffeau et ses ardoises trop bien alignées, protégé par cette pensée bourgeoise qui jusque là les contraignaient, et qui, maintenant leur offre un écrin. »
Pour quelques instants, le désir balaie la morale. Victoire décide d’adopter l’enfant, se remet au piano, part à Paris s’acheter une toilette et se fait accompagner par Céleste.
Mais cette liberté nouvelle est menacée. Le poids des conventions, le regard des autres, l’impossibilité de vraiment s’émanciper vont conduire au drame.
Mais au-delà de ce récit, c’est pour son style qu’il faut se plonger dans ce roman. Léonor de Récondo cisèle ses phrases, les travaille et retravaille jusqu’à ce que sa petite musique soit parfaitement harmonieuse. C’est bien simple, il est très difficile de ne pas quitter le livre jusqu’à la fin. Et il ne s’agit pas ici d’une formule. A l’image de cette clairière vers laquelle Céleste part se réfugier, on trouve dans ces pages une beauté envoûtante.

Le travail de l’écrivain
Ce fut un véritable plaisir de rencontrer l’auteur lors de son passage à Mulhouse. En présentant «Amours», elle a aussi parlé de son travail d’écrivain qui, chez elle, complète sa passion pour la musique (elle est violoniste) : « Je n’écris le livre que lorsqu’il est complet dans ma tête. Mais le travail en amont est très important. Je me documente beaucoup. J’ai lu beaucoup d’ouvrages sur cette période, sur la domesticité ainsi que des recueils de lettres, ce qui me permet de m’imprégner du sujet. Je mets aussi plusieurs mois à incarner mes personnages et, quand la structure est là, j’écris. Je ne rédige qu’un chapitre par jour, e qui explique aussi qu’ils soient relativement courts et qu’ils aient presque tous la même longueur. En revanche, je retravaille beaucoup le texte. Je veux que ma phrase soit fluide, que la lecture soit harmonieuse. »

Extrait
« C’est un feu de joie, ils sont tous excités de voir les flammes s’élever. Même Huguette, qui avait du mal à cacher son désaccord tant cette idée lui paraissait saugrenue, se prend à sourire. C’est la première à applaudir lorsque Victoire, dans un geste énergique, lance un corset dans le feu.
– Ah vraiment, bravo, madame ! Vous faites bien. Vous allez enfin pouvoir respirer !
– Et je vais surtout pouvoir m’habiller toute seule !
Pierre observe Victoire. Il réalise que cette femme si élégante qui, d’une certaine manière régit leurs vies, est à la merci des mains de sa femme. Comme une enfant, chaque matin, elle a besoin d’elle pour se vêtir. Leurs existences à tous sont finalement étrangement imbriquées, c’est ce qu’il comprend tandis qu’elle jette un deuxième corset dans un grand éclat de rire. Ils sont tous dépendants les uns des autres, chacun à sa manière, liés aux us et coutumes, liés à leur rang social. »

« Sous les tuiles en ardoise de la maison bourgeoise, quatre personnes sont couchées, seul l’enfant dort. Les autres gardent les yeux grands ouverts. Chacun dans sa pièce, chacun dans sa solitude profonde, hanté par des rêves, des désirs, des espoirs qui ne se rencontrent pas, qui se cognent au murs tapissés, aux taffetas noués d’embrasses – métrages de tissu qui absorbent les soupirs, pour n’en restituer qu’un écho ouaté. » (p. 218)

Autres critiques
Babelio
L’Express (François Busnel)
Télérama
BibliObs
RTL (avec Interview-vidéo de l’auteur)

A propos de l’auteur
Léonor de Récondo, née en 1976, débute le violon à l’âge de cinq ans. Son talent précoce est rapidement remarqué, et France Télévisions lui consacre une émission alors qu’elle est adolescente. À l’âge de dix-huit ans, elle obtient du gouvernement français la bourse Lavoisier qui lui permet de partir étudier au New England Conservatory of Music (Boston/U.S.A.). Elle devient, pendant ses études, le violon solo du N.E.C. Symphony Orchestra de Boston. Trois ans plus tard, elle reçoit l’Undergraduate Diploma et rentre en France. Elle fonde alors le quatuor à cordes Arezzo et, grâce au soutien de l’association ProQuartet, se perfectionne auprès des plus grands maîtres du genre (Quatuor Amadeus, Quatuor Alban Berg). Sa curiosité la pousse ensuite à s’intéresser au baroque. Elle étudie pendant trois ans ce nouveau répertoire auprès de Sigiswald Kuijken au Conservatoire de Bruxelles. Depuis, elle a travaillé avec les plus prestigieux ensembles baroques (Les Talens Lyriques, Le Concert d’Astrée, Les Musiciens du Louvre, Le Concert Spirituel). De 2005 à 2009, elle fait partie des musiciens permanents des Folies Françoises, un ensemble avec lequel elle explore, entre autres, le répertoire du quatuor à cordes classique. En février 2009, elle dirige l’opéra de Purcell Didon et Enée mis en scène par Jean-Paul Scarpitta à l’Opéra national de Montpellier. Cette production fait l’objet d’une tournée. En avril 2010, et en collaboration avec la chanteuse Emily Loizeau, elle crée un spectacle mêlant musique baroque et musique actuelle.
Léonor de Récondo a été premier violon sous la direction de Vincent Dumestre (Le Poème Harmonique), Patrick Cohën-Akenine (Les Folies Françoises), Enrico Gatti, Ryo Terakado, Sigiswald Kuijken. Elle est lauréate du concours international de musique baroque Van Wassenaer (Hollande) en 2004.
Elle fonde en 2005 avec Cyril Auvity (ténor) L’Yriade, un ensemble de musique de chambre baroque qui se spécialise dans le répertoire oublié des cantates. Un premier disque de l’ensemble paraît chez Zig-Zag Territoires autour du mythe d’Orphée (plusieurs fois récompensé par la presse), un deuxième de cantates de Giovanni Bononcini en juillet 2010 chez Ramée.
Léonor de Récondo a enregistré une quinzaine de disques (Deutsche Grammophon, Virgin, K617, Alpha, Zig-Zag Territoires) et a participé à plusieurs DVD (Musica Lucida).
En octobre 2010, paraît son premier roman, La Grâce du cyprès blanc, aux éditions Le temps qu’il fait. Chez Sabine Wespieser éditeur, elle publie en 2012 Rêves oubliés, roman de l’exil familial au moment de la guerre d’Espagne. Pietra viva (Sabine Wespieser éditeur, 2013), plongée dans la vie et l’œuvre de Michel Ange, rencontre une très bonne réception critique et commerciale.
Avec Amours, son nouveau roman paru le 8 janvier 2015, Léonor de Récondo, dont on retrouve la phrase juste et précise qui conduit le lecteur au plus près de ses émotions, fait exploser les cadres de la conformité bourgeoise pour toucher à l’éclosion du désir, la prise de conscience de son propre corps, la ferveur et la pureté d’un sentiment qui balayera tout, et impressionne par l’amplitude de ses sources d’inspiration.. (Source : Sabine Wespieser Editeur)

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