Nos jours suspendus

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En deux mots
Quand Lucie annonce à sa mère qu’elle est enceinte, l’adolescence veut qu’elle l’aide à avorter en toute discrétion et que cette nouvelle reste entre elles. Julia prend alors les choses en mains, laisse Sébastien, son mari, et Antoine, son fils, pour partir chez le médecin. Mais l’affaire se corse avec le refus signifié par leur médecin de famille…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Chronique d’un avortement

Le premier roman de Coralie Bru met en scène une adolescente qui se retrouve enceinte et demande l’aide de sa mère pour avorter. Un acte médical qui est tout sauf anodin et qui va transformer en profondeur la relation mère-fille.

Julia est correctrice pour une maison d’édition et se voit confier un manuscrit à lire de toute urgence après le décès de son auteur. Il lui fait désormais mettre les bouchées doubles pour que l’ouvrage parte au plus vite chez l’imprimeur. Mais son programme va être totalement bousculé lorsqu’elle comprend l’attitude un peu bizarre de sa fille. Ce que Lucie finit par lui confier, c’est qu’après une relation sexuelle sans préservatif elle se retrouve enceinte.
Encore adolescente, elle ne veut pas avouer son état à son père et espère le soutien de sa mère pour régler l’affaire au plus vite.
Rendez-vous est pris chez le médecin de famille qui entend défendre la vie et refuse de l’aider. Julia se tourne alors vers le planning familial et après avoir la confirmation que la grossesse n’en était qu’aux prémisses, Lucie est prise en charge et avale une première pilule abortive. Tout cela se fait sans que les hommes de la famille ne soient au courant, même si le mensonge met Julia mal à l’aise.
Elles décident de «faire passer la pilule» en se rendant chez Rose, l’amie de Julia. Cette dernière vit seule et les héberge avec toute la bienveillance dont elle est capable. Au fil des jours, elle deviendra la confidente de ses invitées.
Coralie Bru tisse des fils de plus en plus solides entre ces trois femmes de générations différentes. Car leur combat va vite devenir commun. Contre les misogynes de tout poil, contre le patriarcat, contre tous ceux qui refusent encore aujourd’hui de reconnaître aux femmes le droit de disposer de leur corps.
Avec ce roman, Coralie Bru passe avec bonheur de l’autoédition – elle a déjà publié cinq romans chez Librinova – à l’édition. L’occasion aussi de constater combien le travail avec une équipe éditoriale porte ses fruits lorsque l’on compare à l’édition originale. Le style est plus fluide, le récit plus resserré. Voici donc un «premier roman» riche de promesses.

Nos jours suspendus
Coralie Bru
Éditions des Équateurs
Premier roman
236 p., 20 €
EAN 9782382844069
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans une ville qui n’est pas spécifiée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a d’abord Julia. Mère de deux enfants, Lucie et Antoine, devenus des adolescents de plus en plus distants et bien peu loquaces. Le jour, elle préfère se tenir loin du tumulte du quotidien, plongée dans les vies et manuscrits des autres qu’elle tente de faire obéir aux règles et contraintes grammaticales. La nuit, elle s’inquiète, incorrigible, pour les siens. Pourtant, pour eux, « tout roule », comme dirait Lucie, l’école, les amis et même « l’après » déjà tout tracé.
Et puis, soudain, Lucie sombre dans le silence. Au creux de son ventre, se logent bien des soucis, et, pour Julia, l’impensable. Pas elle, si sage, si raisonnée, si prudente.
Mère et fille embarquent dans un voyage qui les conduira jusqu’à la maison-tanière de Rose, confidente, modèle et refuge de Julia depuis l’adolescence. Trois générations de femmes se retrouvent alors sous le même toit, unies par ce lien invisible entre leurs ventres, leurs peurs, leurs révoltes et ces désirs qui ne s’évanouissent jamais tout à fait.
Avec une acuité bouleversante et une finesse singulière, Coralie Bru parvient à raconter à la fois l’anodin et l’exceptionnel et à esquisser, à travers Julia, Lucie et Rose, la véritable histoire d’une filiation féminine contemporaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Fanny de Weeze)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les livres de Joëlle
Blog Enna lit, Enna vit !
Blog Maghily

Les premières pages du livre
1
L’orage éclaire la cuisine par intermittence. L’évier paraît profond, béant à s’y jeter. Le plan de travail, une longue plaine électrique. Il reste du linge humide dans une bassine à côté de la machine, une moiteur tropicale s’en dégage – il faudra que je range. Les manches blanches stroboscopiques des T-shirts de mes enfants et de mon mari dépassent du tas.
Je me demande s’il pleuvra assez pour nourrir les sols secs depuis des semaines.
C’est ma pause du milieu de l’après-midi, et je me sens encore plus seule que d’habitude.
J’ai un faible pour les orages. Ils ponctuent les choses avec distinction. Je m’imagine discuter avec Lucie et Antoine des éclairs qui zèbrent le ciel au-dessus de la haie. Il n’y a pas grand-chose que j’aime davantage que discuter avec mes enfants, mais ils m’y autorisent de moins en moins. Parfois ils sont des petits commerçants, on doit en passer par la pluie et le beau temps ; enfin surtout par la pluie, et à condition qu’il en tombe beaucoup. Je ne m’étonnerais pas qu’un jour ils me rendent de la monnaie après une de nos conversations.

C’est une préoccupation de faible profondeur dans laquelle je marche souvent, un inconfort supportable mais usant qui pèse dans mes chaussures. Je ne sais pas comment je voudrais que nous parlions. De toute façon, je vois peu mes enfants. Je les croise.
Heureusement, je peux compter sur les trajets en voiture quotidiens pour tenter quelques incursions dans leurs vies si secrètes. Dans cet espace clos, où je les garde ceinturés près de moi, nous parvenons à approcher ce que, les bons jours, j’appelle « des discussions ». Chaque fois, ça m’émeut un peu, j’ai envie de leur faire remarquer c’était bien de se parler comme ça. Mais ma gorge se bloque, ils ne comprendraient pas.
Ce matin, dans la voiture, Lucie m’a semblé bizarre. Je l’ai dit à Sébastien à mon retour. Il a suspendu un instant ce qui le retenait encore dans l’entrée pour en entendre davantage, mais je me suis contentée de hausser les épaules.

Démuni, il m’a demandé si ça allait, comme si je ne lui avais rien dit, une question dont il n’est jamais avare quand il est stressé, comme ce matin. Dans un conciliabule angoissé, il a prétendu avoir perdu tour à tour l’intégralité de ses affaires, avant de retrouver chacune d’elles à sa place habituelle. Il avait rendez-vous avec un gros client, j’ai déjà oublié lequel. La SCOPICEM ou la SOCITEC ? J’ai senti que je devrais savoir. Je n’ai pas osé lui faire répéter.
Je l’ai embrassé en m’efforçant d’ignorer qu’il semblait soulagé de ne pas avoir à en entendre plus sur Lucie, là, tout de suite.
En un nouveau baiser, de nouveaux encouragements automatiques et un claquement de porte, je me suis retrouvée parfaitement seule. Comme tous les matins, je suis allée ranger la table du petit déjeuner. Je l’ai fait plus lentement que d’habitude, sans cesse interrompue par des vagues d’inquiétudes pour Lucie.
Je rejoue notre si courte matinée ensemble pour débusquer des indices. Je revois ses regards, ses gestes, ses déplacements dans la pièce. Je ne trouve rien de solide justifiant mon pressentiment.
Pourtant, je sens errer autour de moi le fantôme familier de ma fille, celui qu’elle laisse chaque matin derrière elle aussitôt franchi le pas de la porte. Je suis inquiète comme on l’est pour l’enfant qu’on a porté, mais sans parvenir à rassembler la moindre preuve, ou même un signe, comme si je l’avais perdue de vue il y a longtemps.
Les vibrations de mon téléphone sur la table de la cuisine me sortent de mes pensées. La foudre est tombée à quelques kilomètres.

« Julia ! » s’écrie la voix quand je réponds.
Je reconnais cette façon de lancer mon prénom comme une bouée de sauvetage. C’est Marie, mon éditrice, qui, très occupée, oublie souvent de dire bonjour et au revoir.
« Tu as entendu ?
— Non.
— Xavier est mort. Cette nuit.
— Ah.
— Ça ne m’arrange pas du tout. »

Je retiens un petit rire, sans aucun lien avec mon estime pour Xavier Lapierrade, que j’avais pu rencontrer en quelques occasions mondaines destinées à me rappeler la valeur profonde de mon métier de correctrice et ce faisant à maintenir mon salaire suffisamment bas.
« Le livre est urgent maintenant. Beaucoup plus urgent », conclut-elle.
Certains opposeraient qu’il ne l’est plus du tout, mais c’est pour cela que nous ne faisons pas le même métier.
« Les gens croyaient déjà que Xavier était mort. Si on attend trop, on va perdre de l’impact. Ils ne se seront rendu compte de rien. C’est l’effet Giscard d’Estaing. »
En tournant la tête vers mon bureau, je vois vaciller les lettres du titre, éclairées par la lumière pâlotte de mon ordinateur : « ÉVA, MA SŒUR – NON CORRIGÉ ». Même le tapuscrit a l’air malade.
Au bout du fil, Marie répète « Ça ne m’arrange pas du tout du tout du tout », comme pour me laisser le temps de m’installer.
« On va devoir accélérer la sortie. Tu t’en sens capable ?
— Quand ?
— Il faudrait qu’il soit livré à l’imprimeur mardi prochain. »
Je regarde le plafond.
« Il est mort comment ?
— Juste mort. Crise cardiaque. »
Comme je ne réponds pas, elle me lance :
« Ça fait une différence pour toi, pour mardi ? Cancer ou crise cardiaque ?
— Ah non. Non. C’est court mais je ferai au mieux.
— C’est plus important maintenant, vraiment, les gens risquent de le lire.
— Tu sais comment valoriser mon travail. »
Je l’entends sourire de connivence, elle s’apprête à raccrocher mais se ravise.
« C’est dingue quand même, je lui ai parlé hier.
— Oui.
— Je n’ai pas vraiment réalisé encore. Je serai triste après la sortie, pas le temps maintenant », dit-elle.
Essaie-t-elle de me rassurer ? Ou de se rassurer elle-même ?
« Oui, c’est normal », dis-je, dans le doute.
Elle a dû manœuvrer avec beaucoup de diplomatie pour suggérer quelques changements à Xavier Lapierrade sans le vexer mais a fini par céder sur des points cruciaux à ses yeux.
« Mais tu ne trouves pas, toi, que c’est plein de redites ? Je trouve qu’il en reste. »
Je laisse passer deux secondes, pour évaluer si elle cherche la vérité ou une caresse. J’élude.
« De toute façon, la sortie est pour dans très bientôt, maintenant. »
Elle bondit.
« Ça veut dire qu’il y a des redites ça ! Ça m’énerve. Ça me saute aux yeux, je te l’ai dit en te l’envoyant. Je les entends déjà les souligner. »
Les, ce sont les journalistes. Sous leur poids, sa voix cède avant de se ressaisir.
« Enfin oui comme tu dis, ça sort très bientôt. Et ils n’oseront sans doute pas dire grand-chose maintenant. »
Je ne dis rien. Je ne connais aucun journaliste.
J’entends des gens parler derrière elle, son attention se dissipe quelques secondes puis elle reprend le ton grave du début de notre conversation.
« Écoute, l’essentiel c’est de tenir la date. Tu m’envoies la première partie dès que tu l’as.
— Oui.
— Merci, vraiment. »
Juste avant de raccrocher : « Mais ça va, toi ?
— Oui, oui. Et toi ?
— Oui. »
Le silence de mon bureau s’est épaissi.

2
Je travaille encore sur le texte quand j’entends la porte d’entrée se fermer.
« Lucie ? »
Je reconnais le long soupir qu’elle pousse après avoir marché sous la pluie. Elle apparaît sans répondre dans l’entrebâillement, ses cheveux trempés dépassent de la capuche de son sweat-shirt. Elle n’entre pas. J’ai encore des mots coincés sous les doigts, je reste près du manuscrit pour qu’ils ne s’échappent pas.
« Ça va ? »
Je la vois déjà fuyante. Je tente de la rattraper.
« Tu veux un chocolat chaud, un thé ?
— Non, j’ai pas faim… enfin j’ai pas soif », lâche-t-elle sans surprise, déjà de dos.
Je lui demande si elle veut qu’on se voie, elle croit que je lui demande si elle veut manger.
Je lui demande si elle veut qu’on se promène, elle croit que je lui demande si elle veut marcher.
Je lui demande si elle veut venir faire les courses, elle croit que je lui demande si elle a quelque chose à acheter.
L’éternel malentendu de nos discussions.
Sa silhouette s’éloigne déjà à travers le salon, puis dans les escaliers, pour trouver refuge dans sa chambre.
Mon paragraphe terminé, je me risque à quelques pas sur le carrelage. Le salon est silencieux, mais je sens encore son passage, l’odeur âpre de son sac à dos qu’elle traîne partout depuis bientôt un an.
« Je monte », dis-je fort, après avoir failli renoncer, en bas de l’escalier.
Elle ne répond pas. Je pose un pied sur la première marche. La porte est ouverte, c’est inhabituel. J’y lis une invitation incertaine, peut-être même l’espoir de me voir franchir le seuil. Elle est assise au bord de son lit.
« Tu ne te sens pas bien ?
— Mais si. »
Je m’approche.
Je progresse dans sa chambre avec méfiance. Elle me regarde par à-coups. Je me laisse observer. Je reste immobile près de son bureau, disponible, aux aguets. Elle garde le silence et je n’ose pas dire un mot pendant une minute, peut-être deux, terriblement longues. Ses cheveux sont attachés avec soin, elle vient de resserrer son chignon avec une rigueur mécanique. Toujours impeccable, toujours prête pour un ballet impromptu. Moi, toujours un peu débraillée, jamais apte à l’inattendu.
Elle semble avoir pleuré, mais je ne suis pas sûre. Elle a le visage rouge, comme si elle avait honte. Ou chaud ? Elle a sport le mardi. Je ne suis plus certaine de rien.
Elle ne parle pas, son regard se défile. Elle est gênée par ma présence, la mâchoire serrée.
« Tu sais que tu peux me parler, je suis en bas, toute seule, à mon bureau. Viens quand tu veux », lui dis-je.
Je m’aventure à poser une main sur son épaule ; elle ne se dérobe pas.
Elle acquiesce, sans dire « Non mais je sais Maman » en levant les yeux au ciel.
Sur le chemin vers mon bureau, je fais croire à la maison que tout roule mais je n’en mène pas large. Je me rassieds, déconcentrée. Je vérifie mon téléphone : pas de message non lu de Lucie avant son retour du lycée, rien sur Instagram non plus, elle n’a pas posté depuis plusieurs heures. Sa dernière trace numérique dans ce monde remonte à cinq siècles avant Jésus-Christ à l’échelle de son addiction : la veille au soir. Je consulte le profil de Tom. Il vient de poster une photo de ses pieds de part et d’autre d’une flaque #storm #rain #enjoy. Je laisse ma main relâcher le téléphone.
Lucie se drape de mystère.
Il n’y a plus qu’à attendre, à nouveau.
J’écoute la maison. Aucune réponse. Je tente de me manifester dans le salon, je fais tomber un magazine, je me racle la gorge. Rien. Je remonte. Sa porte est désormais close, mais le temps semble y être arrêté. Lucie guette. Je pose ma main sur la poignée, animée d’un courage singulier.
« Tu n’as pas perdu une chaussette ? je bredouille, démunie.
— Pourquoi, tu as une chaussette ? » répond-elle, laconique.
J’analyse sa voix. Éraillée ? Fatiguée, peut-être ? Mais plus proche du ton qu’elle me réserve depuis deux ans.
Je n’ai pas de chaussette à lui donner.
Je m’enfuis paniquée. Je retourne à mon bureau. J’ai l’envie dévorante d’écrire à Sébastien pour tenter de trouver un sens à cette étrange scène qui se joue dans la chambre de sa fille, mais je devine déjà le contenu de notre échange : Je m’inquiète. Lucie est vraiment bizarre, ça se confirme. / Ah pourquoi tu dis ça ? / Elle est rentrée plus tôt et elle est montée directement dans sa chambre. / Comme toujours, non ? / Mais là elle a laissé la porte entrouverte et elle ne m’a pas demandé ce qui me prenait de la regarder, et puis sa voix est éraillée. Enfin de toute façon, je te dis qu’il y a quelque chose. Elle n’a pas posté depuis hier soir. / Bon tiens-moi au courant. Bisous. / Bisous.
Trente douloureuses minutes s’écoulent, je m’efforce de me concentrer sur le texte de Xavier Lapierrade. Mais je sens le plafond de la chambre de Lucie s’abaisser au-dessus de moi, comme lesté de son silence.
Lorsque je sors enfin de mon bureau, mon pas s’accélère déjà. Sans doute l’intuition grandissante que quelque chose a lieu, qu’il me faut intervenir. En haut des marches, je reprends mon souffle et me recoiffe bêtement de deux doigts. Je frappe avant d’ouvrir sa porte. Lucie est couchée dans son lit face au mur, mais elle tourne la tête pour me regarder.
Je referme derrière moi et m’installe près d’elle, cette fois sans demander. Elle ne s’attendait pas à me voir ici, maintenant, au plus profond de mes heures monacales avec mes corrections.
« Est-ce que tu as mal quelque part ? » je lui demande.
Elle secoue la tête, puis se tourne vers moi, cherche une position plus confortable.
« Tu es triste ?
— Un peu. »
Elle pose deux paumes contre ses yeux, appuie dessus en souriant, s’empêchant de pleurer.
« Tu as rompu avec Tom ? »
Elle reste immobile, cette fois elle rit doucement.
« Même pas. »
Je lui caresse le dos, comme si, en massant au bon endroit, ce qu’elle me cache allait traverser son épiderme.
« Tu t’es fâchée avec Camille ? »
Elle lève les yeux au ciel. Évidemment non. Camille et elle, c’est pour la vie.
« Je peux pas te dire, mais t’inquiète pas », murmure-t-elle, arrêtant ma main dans un geste dont l’affection achève de m’affoler.
Elle enroule avec force ses doigts autour des miens, comme si j’étais l’enfant innocent et elle l’adulte. Elle me protège de l’inconnu.
« Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux. Que. Tu. Me. Dises.
— Non. »
Elle tente de se tourner pour mettre fin à la conversation, mais je l’en empêche.
« De quelle garantie as-tu besoin ? »
Elle ne paraît pas comprendre ce que je lui propose.
« Dis-moi ce que je dois faire pour savoir. »
Nous parlons si bas que j’entends sa bouche sèche quand elle laisse enfin filer sa réponse, lentement :
« Tu ne dois rien dire à Papa, jamais. »
Je prends le temps de mesurer la portée de cette demande.
« Et si je promets, tu me diras ce que tu as ?
— Oui. »
Je jauge son sérieux.
« Et si finalement j’échoue ? Si je le dis à Papa ? »
Elle n’a pas réfléchi à tout cela.
« Si tu le dis à Papa, je suppose que je serai triste et déçue, glisse-t-elle au bout d’un moment. Je crois qu’on ne se verrait plus, dès que possible. »
Sa solennité est si enfantine que je suis tentée d’ironiser, mais son regard grave m’en empêche.
« Tu veux réfléchir ? » propose-t-elle.
Ce sursis me laisse surtout le temps de deviner ce qui lui arrive.
« J’ai le droit de ne rien te dire, me rappelle-t-elle, toute-puissante.
— Je sais.
— Si tu ne le répètes pas à Papa, tu peux quand même m’engueuler pour deux », négocie-t-elle.
Je ne réponds pas mais lui demande calmement :
« Est-ce que tu as pris de la drogue ? »
Elle a l’air amusée que je puisse l’en croire capable.
« Je suis désolée, mais non, répond-elle.
— Si tu t’es fait un tatouage que tu regrettes, à un endroit que ton père pourrait voir à tout moment, je trouverais très ennuyeux de devoir garder ce secret imbécile. »
Je retourne ses bras. Docile, elle me laisse constater. Évidemment, pas de tatouage. Sans lâcher sa main, je me perds dans la contemplation de la peau fine de son poignet.
Soudain, je sais ce qu’elle me cache. J’ai deviné et en un instant, peut-être parce que je la regarde à nouveau, elle le sait.
Le trac me gagne, celui qui m’envahissait lorsque, adolescente, je devais réciter, poings serrés à m’en griffer les paumes, une tirade de Racine ou de Molière devant mes camarades de classe. Je ne suis pas de taille à supporter cette nouvelle. L’imposture terrorisante et l’humiliation gagnent mes épaules et redescendent dans mon dos comme une colonie de fourmis, qui ont déjà pris mon corps d’assaut, le dehors, le dedans, jusqu’à se masser autour de mes poumons. Je retiens ma respiration. Comment ai-je pu laisser arriver ça ? Peut-on imaginer pareille liberté, pareille prise d’indépendance ? J’enrage qu’elle m’échappe à ce point. Quelle gamine d’avoir cru qu’elle était à l’abri, que j’étais à l’abri.
Lucie, décidée, ne dit plus un mot. Elle cherche mon assistance, mais ne peut se l’offrir que contre cette promesse. J’évalue si cette aide lui est indispensable, si elle mérite que j’accepte ce marché infamant. Elle n’admettra rien si je ne consens pas à lui faire don de ma parole.

« Je vais réfléchir, on en reparle tout à l’heure », je dis, la gorge râpeuse, les yeux secs.
Le toit s’est écroulé, je suis sous les gravats, j’attends les secours.
« D’accord. »
Devant la porte, je me ravise, encombrée d’une pensée qu’il me faut absolument lui livrer.
« Tu sais, ton père n’est pas exactement comme tu l’imagines. Réfléchis aussi à ça…
— Je veux qu’il sache rien, Antoine non plus d’ailleurs. »
Je me sens coupable d’avoir oublié Antoine.
Je reste un moment silencieuse près d’elle, sans cesser de lui caresser le dos. Ce mouvement m’aide à réfléchir. Il m’est difficile de refuser ses conditions. Elle me demande de me sentir seule pour l’être un peu moins.
« Je peux dire à Papa que Tom t’a demandé de faire une pause, lui dis-je finalement.
— Donc tu promets. »
Je ne réponds pas. Je veux qu’elle change d’avis.
« Tu promets ? » insiste-t-elle, désespérée de m’entendre dire oui. Ma promesse encore incertaine fait office de serment pour l’éternité. Un manquement de ma part suffirait à faire basculer notre clan dans le chaos. Sa croyance romanesque, théâtrale, dans le pouvoir de cette parole me bouleverse.
« Je veux que tu réfléchisses. Papa peut comprendre.
— Non.
— Si, j’en suis sûre.
— Papa ne peut pas comprendre. »
Son assurance me trouble.
« Mais tu crois que tu vis dans quelle famille ? »
Elle ne répond pas.
« Tu te crois chez qui ? Chez Camille ? » insisté-je, provocante. Je défends un peu notre honneur, ce que nous avons construit jusque-là autour d’elle.
Le rouge lui monte aux joues d’avoir pu laisser croire que nous l’éduquions avec l’austérité des parents de son amie. Lesquels me répondraient sans doute que Camille, au moins, n’est pas enceinte. Mais à cet instant ça m’est égal. Je suis fière de nous, de notre famille. Je voudrais que Lucie nous laisse cette fierté, qu’elle s’y accroche dans la tempête. Je n’ai plus que ça, le reste gît sous les décombres.

3
Antoine et Sébastien rentrent en même temps. Lucie n’est toujours pas descendue.
Antoine a réussi sa énième épreuve de bac blanc. C’était plus facile que prévu, se justifie-t-il pour jouer le modeste. Je peine à masquer mon manque d’attention, trop préoccupée par sa sœur.
Sébastien m’attire dans la cuisine.
« Tu en sais plus ? Pour Lucie », demande-t-il.
Sans préméditation, et le plus naturellement du monde, je commence à lui mentir.
Je pourrais prétendre lui laisser du temps, remettre le problème à plus tard pour lui annoncer posément, mais le mensonge saille.
C’est une dispute avec Tom, il veut faire une pause, dis-je lentement. Puis mon phrasé se délie, je me sauve en parlant. Une nouvelle élève lui aurait peut-être tourné la tête. Je redoute d’en avoir trop dit, peut-être entend-il ma voix trembler ? Mais il n’est pas sur ses gardes, comment pourrait-il m’imaginer lui mentir ? Il se félicite même : il y avait pensé dans la voiture. Elle n’est pas trop triste au moins ? Si, et bizarre. Elle m’a dit de ne pas te le dire. Fausse honnêteté révoltante. Il est peiné. C’est vrai ? Pourquoi ? Je crois qu’elle ne veut pas qu’on parle dans son dos, c’est tout. J’ouvre inutilement un placard, puis un autre. Je finis par me réfugier dans la préparation d’une salade composée.
« Si ça ne va pas au repas, j’essaierai de la faire parler comme si tu ne m’avais rien dit. »
J’acquiesce.
« Oui c’est bien qu’elle voie que tu te préoccupes de ce qui lui arrive, même si elle ne te dit rien. »
Il croit que nous avons un plan. Il croit que nous avons une stratégie. Il se pense dans la confidence. Il imagine que j’ai trahi une promesse à ma fille pour lui. En quelques secondes le mensonge s’est étendu, m’a submergée.
Je ne dis plus rien, j’attends qu’il parte, mais il semble agité de savoir Lucie affectée. Il s’affaire à mes côtés, les mains occupées pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées.
« C’est étrange une relation si longue à cet âge-là, qui s’arrête. C’est rare, non ? me demande-t-il en ouvrant le réfrigérateur.
— Qu’elles s’arrêtent ?
— Qu’elles existent, plutôt. »
J’acquiesce.
« Tu crois qu’on aurait dû essayer d’y mettre un frein ? »
La seule réponse adéquate à cette question serait de pleurer ma rage folle.
Je n’ai jamais demandé le statut de Tom dans la vie de Lucie, car je le connais. Je n’avais rien à y redire d’ailleurs, Tom est un être tout à fait charmant, qui, d’après ses photos, joue au tennis un nombre raisonnable d’heures par semaine. La semaine dernière, il s’est d’ailleurs acheté une nouvelle housse pour ses raquettes qui a eu beaucoup de succès. Son petit frère sait sauter de très loin dans une piscine, ce qu’admire Tom. Parfois Tom découvre un groupe qu’il associe à de la vraie musique, ou du bon son, et ça a l’air de le soulager car Tom est révolté contre beaucoup de choses, en particulier les gens qui captent rien et la mauvaise musique. Le scooter de Tom lui a été offert l’année dernière pour ses quinze ans et, comme sa housse de raquettes, il a remporté tous les suffrages. Il a acheté un deuxième casque juste après, et Lucie, devinant que ce casque lui serait souvent destiné, a affiché son émotion par un bonhomme distribuant des baisers, réaction saluée par la communauté. En ce moment, il rêve qu’on lui achète une guitare, il poste beaucoup de photos de la vitrine du magasin de musique, sans doute pour faire passer le message à ses parents. Certains abonnés remarquent la beauté des #reflets de sa #silhouette dans la #vitrine.
Lucie et Tom se sont rapprochés sans brusquerie, comme conscients du temps à leur disposition. On les a regardés de loin, à travers un pare-brise criblé d’une grosse pluie d’automne, sur le parking de la base nautique au début de l’été précédent. Un jour d’hiver, Lucie s’est mise à table avec un port de reine, un sourire pur né de la conquête, et nous avons compris. Je lisais aussi dans ce sourire son soulagement de voir aboutir ces mois de face-à-face, de petits rapprochements indécis. Tom était une réussite qu’elle comptait bien garder éloignée de nous aussi longtemps que possible. Que pensent les parents de Tom de ce jeune couple si stable ? Je ne le sais pas, je ne fraye pas beaucoup avec les parents d’élèves. J’ai croisé sa mère plusieurs fois au supermarché, ou à la librairie, ce qui me la rend sympathique, mais nous n’avons échangé qu’un geste de reconnaissance de la main, scellant notre lien secret.
« C’est impossible. Je te rappelle que tu es le premier à m’avoir fait découvrir La Fièvre dans le sang ! rétorqué-je.
— Sans aller jusque-là, seize ans c’est jeune pour un divorce. »
Victoire par K.-O. : l’impudeur de son âge me fige à nouveau.
Oui, Lucie a seize ans. Je suis la grande personne en charge de son éducation, supposée m’occuper d’elle. Je pensais naïvement avoir coché toutes les cases. J’ai d’abord fait semblant de ne pas remarquer les nouveaux soutiens-gorge dans la caisse à linge, mais très vite je lui ai demandé s’ils se protégeaient. Elle m’a dit « Non mais évidemment, Maman ! » Apparemment la contraception est à la mode.
Je lui ai quand même pris rendez-vous chez notre médecin. Elle a eu l’ordonnance.

Sébastien continue de me parler de cette rupture qui n’a pas eu lieu, de ce petit couple sérieux-pas sérieux tout à coup très sérieux. Je me renfrogne. Il interprète mal ce changement d’humeur.
« Non, mais tu as raison, on ne peut pas tout contrôler », se range-t-il. Il se tait, me caresse le dos. Je suis raide comme une pierre.
Depuis que j’ai rencontré Sébastien je n’ai pas eu beaucoup de secrets. Beaucoup de mes proches pourraient pourtant me reprocher ma discrétion, mes silences, mes absences, mais discrète ne veut pas dire mystérieuse. Moi le mystère m’angoisse, je dis ce que je pense, quand je le pense. Je dis ma peur lorsque nous traversons notre propre jardin la nuit et que le chat d’un voisin fait craquer un buisson. Je dis que j’ai chaud quand j’ai chaud. Quand je ne sais pas quelque chose, je ne réponds pas ou je dis que je ne sais pas. Après l’amour, je dis toujours que c’était incroyable quand c’était incroyable, je ne suis pas du genre à regarder pensivement la ligne d’horizon par la fenêtre en laissant planer le doute.
Dans une assemblée, si je ne parle pas, c’est que je n’ai rien à dire à ce moment-là ou que je m’ennuie. Ne pas me confondre avec une femme pleine de mystère.
Alors ce que me demande Lucie, je ne sais pas comment vivre avec. Déjà, ça me mange le creux des reins sous les mains de Sébastien.
Mais si je me confie, Lucie se renfermera, traversera seule – à seize ans – ce qu’il y aura à traverser. J’aimerais la convaincre que son père peut comprendre, sans pouvoir tout à fait le lui garantir.
Nous finissons de préparer le repas sans parler de Tom ou de Lucie. Après tout ce n’est qu’une rupture, un petit secret. Je reprends la partition de cette mascarade. Il me raconte sa journée, et je m’efforce de réagir convenablement.
Son travail m’est un peu mystérieux, comme à une enfant. Voilà ce que je sais : il est commercial dans une entreprise spécialisée dans les caméras résistant aux très hautes températures. On peut les mettre dans des fours à verre, à plus de deux mille degrés.
« Pourquoi les gens veulent-ils filmer l’intérieur de leurs fours ?
— Parce qu’à deux mille degrés, tu n’ouvres pas la porte avec un couteau pour voir si c’est cuit. »
Il m’a expliqué cela il y a très longtemps. Depuis, le produit a dû évoluer, mais le besoin reste le même : filmer l’intérieur de fours à verre, d’incinérateurs, de hauts fourneaux. Il parcourt beaucoup de kilomètres pour apporter cette technologie dans les entreprises clientes, mais aussi pour convaincre celles qui n’ont jamais filmé l’intérieur de leurs fours. Il va dans des salons industriels, et lorsqu’il rentre il suspend le nouveau badge de SalonTec47 ou du French International Steel Industry Meeting au pied de la même lampe que nous n’utilisons jamais dans l’entrée. Lorsque l’été je me plains de la chaleur plus insupportable encore que l’année précédente, il répond invariablement : « Y a pire. » À force de voir tous ces fours grâce à ses caméras, il doit imaginer mon corps dans un four à verre. Je n’aime pas beaucoup cette image. Elle ne me rafraîchit pas.
Croyez-le ou pas, Sébastien a une maîtrise de cinéma. Rien de ce qu’il a pu y apprendre ne lui est utile pour vendre ces caméras ultra-résistantes. Un ami de longue date lui a proposé de le rejoindre dans cette folle aventure, je me dis que c’est le genre de bifurcation que l’on peut prendre seulement par amitié.
En réalité, ce ne sont pas ces fours ou ces caméras qui m’interrogent, ou ce changement brusque de carrière qui me donne le vertige. Ce sont les tableaux et les présentations, les appels à toutes ces personnes inconnues, ces interactions du quotidien dont je ne sais rien.
Moi, j’ai toujours évité de travailler dans un bureau. Comme ces grosses pinces qui viennent mordre les gravats après la chute d’un immeuble, j’ai pris soin de délicatement placer dans une autre vie que la mienne mes collègues, de laisser tomber dans la benne la grosse machine à café, les gobelets avec leurs touillettes, les plantes vertes, les ascenseurs, les interminables réunions.
Alors quand Sébastien me parle de son travail, je ne sais pas toujours comment réagir. Mes réponses doivent sembler tantôt grotesques, tantôt sonner fausses.
Lorsque Lucie se décide finalement à nous rejoindre, je suis soulagée.
« Ça va ? lui demande Sébastien, oubliant soudainement son client.
— Oui. Je vais poser le couvert. »
Nous l’observons, moi pour évaluer son état de nervosité et Sébastien pour se rassurer.
« Ce n’est pas fréquent de vous voir au rez-de-chaussée à cette heure, madame, alors que le repas n’est point servi », glisse-t-il au bout d’un moment, en inversant la position des couteaux et des fourchettes sans lui faire de remarque.
Lucie me jette un regard suspicieux auquel je suis incapable de répondre de façon rassurante.
Sébastien ne dit rien.
Les minutes s’étirent dans la cuisine et la division des cellules bat son plein dans le ventre de notre fille, maintenant j’en suis sûre, je la vois pleinement enceinte. Cela aurait dû me sauter aux yeux. Il y a quelque chose dans son teint, dans ses yeux, une nouvelle qualité de ses cheveux, et puis ses seins sont plus lourds sous son T-shirt. Lucie est une femme et ça m’intimide aussi nettement que lorsque je me suis imaginé qu’elle commençait à faire l’amour avec Tom.
Est-elle venue me surveiller ? S’est-elle rendu compte que je pourrais parler sans son aval, parce que je le veux, parce que j’en ai besoin ?
Sébastien doit se dire qu’elle ne ressemble pas à une jeune fille au cœur brisé, ou plus probablement qu’il ne comprend vraiment rien aux femmes. J’aimerais justement qu’il nous laisse entre femmes, qu’il quitte la pièce pour parler à Lucie. Mais pour lui dire quoi ? Je ne sais pas expliquer ce besoin irrépressible d’être seule avec elle.
Antoine descend déjà. Lucie accepte la part de salade que je lui sers en tirant son assiette à elle sans un mot. Antoine nous abreuve de commentaires sur son dernier bac blanc, étonné de l’intérêt que nous lui portons, étonné aussi de ne pas être interrompu par l’un des fameux soupirs de sa sœur, témoignant d’un ennui profond.
« Elle a quoi, la sœur ? » demande-t-il la bouche pleine en la regardant dans les yeux.
Il mange comme un ogre. Il faudrait que je cuisine un repas supplémentaire pour lui tout seul. Un instant à peine, cette pensée m’encombre l’esprit, au-delà de toutes les autres, comme chaque fois qu’il est question de nourrir ma famille.
« Elle a que c’est toujours non pour le scooter. »
Mensonge automatique, instinctif, à nouveau.
Je crois sentir le tressaillement de Lucie. Peut-être prend-elle conscience de ce dans quoi elle nous a embarquées. Son frère commente : « Encore… Qu’est-ce qu’elle est tenace. »
Il lui adresse un sourire plein de pâtes, de tomates et de feta, elle détourne le regard avec un air de dégoût.
« Je pense que tu n’as pas encore acquis la capacité de parler tout en mangeant, mon fils, dis-je.
— C’est dingue, tu sais : il te reste qu’un an et on n’est même pas là cet été, et puis Tom a un scoot non ? Tu veux t’émanciper c’est ça ?
— Tu dis émanciper avec un tel dégoût, Antoine », lance Sébastien pour détourner la conversation. Il guette le soulagement de Lucie, persuadé d’avoir écarté le sujet principal de sa détresse, mais elle ne lui adresse pas un regard. La pression me fait mijoter à petit feu. Antoine a souri, ne dit plus rien, mange en silence. C’est tout ce que je souhaite, du silence. Pour une fois je veux que nous ne parlions de rien. Sébastien et Antoine guettent une intervention de ma part, moi d’habitude si prompte à éviter à tout prix les blancs, soucieuse de toujours maintenir un dialogue de clan entre nous. Si je ne fais pas le job, le dialogue n’a pas lieu, je le sais, mais aujourd’hui je m’accroche à mon silence, comme si on risquait de me le voler.

À propos de l’auteur

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Coralie Bru © Photo DR

Coralie Bru est née en 1986 à Rodez et vit aujourd’hui à Paris. Elle anime depuis 2014 le podcast de littérature Bibliomaniacs. Elle a écrit de nombreux romans : La Flexibilité de Barnabé (2012), Deux minutes (2015), Cet être exceptionnel (2017), Radicales (2020) et Nos jours suspendus (2023). (Source: Librinova)

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Le parfum des cendres

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En deux mots
Alice se propose de rédiger une thèse sur les pratiques funéraires et va pour cela suivre des thanatopracteurs. Sa rencontre avec Sylvain, qui «sent les morts», va l’intriguer avant de changer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

De l’odeur de la mort à un hymne à la vie

Dans Le parfum des cendres Marie Mangez confronte une thésarde et un thanatopracteur. Une rencontre surprenante pour un roman qui ne l’est pas moins.

On devrait toujours choisir avec soin ses sujets de thèse, car ils vont occuper une grande partie de vos études supérieures. Le choix d’Alice Lanier, doctorante en anthropologie, va la confronter à un univers resté par la force des choses très secret, la thanatopraxie.
En décidant de partager le quotidien de Sylvain Bragonard qui depuis neuf ans prépare les corps des morts avant leur inhumation, elle va aller de surprise en surprise. Mais pour explorer ce monde, il lui aura fallu déployer des trésors de patience. Car Sylvain est un taiseux, fermé sur lui-même et réfugié dans son travail. C’est une question en apparence anodine qui va libérer la parole du jeune homme. En se rendant au domicile d’un vieil homme décédé Alice lui demande ce qu’il sent. « Le vieux papier et la bergamote ». Une réponse qu’il explicite et permet à la jeune femme de comprendre les qualités olfactives exceptionnelles de son « objet d’études ». Au fil du récit, celui que sa sœur Aude appelle sa grenouille, en référence au personnage imaginé par Patrick Süsskind dans Le Parfum, va tenter de sortir de la prison dans laquelle il vit désormais comme dans un bocal. « Entre lui et le monde s’élevait cette paroi épaisse et transparente qui l’entourait tout entier, pas d’échappatoire, une prison de verre sans oxygène où l’on ne pouvait respirer ? Il ne pouvait pas. Impossible. Il aurait suffi d’un mot, pourtant, un mot pour leur expliquer ce qu’il vivait depuis toutes ces années; mais ce mot-là, comme les autres, restait enfermé à l’intérieur du bocal. Il ne pouvait que regarder à travers la baie vitrée, regarder les autres vivre alors que lui était mort, asphyxié, mort sans rémission. »
Au fil du récit, on va découvrir les causes de ce traumatisme, voir peu à peu Sylvain retrouver le goût (jamais expression n’aura été plus juste) de ses premières amours, faire de la confiture de piments, se replonger dans les défis de la composition des parfums et se rapprocher des siens et d’Alice.
Il y a dans ce roman l’originalité du choix de la profession du personnage principal, mais il y a bien davantage. La mort omniprésente et la façon d’affronter un deuil, les rêves de jeunesse et la façon dont on les oublie un jour… ou pas, la difficulté de dire sa peine, d’exprimer ses sentiments et cette exploration sensuelle des odeurs et des parfums que le style de la romancière sublime au point que le lecteur se prend lui aussi à « sentir les choses ».
Ajoutez-y une dose d’humour et de poésie et vous obtiendrez d’emblée la confirmation d’un joli talent!

Le parfum des cendres
Marie Mangez
Éditions Finitude
Premier roman
240 p., 18,50 €
EAN 9782363391506
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les parfums sont toute la vie de Sylvain Bragonard. Il a le don de cerner n’importe quelle personnalité grâce à de simples senteurs, qu’elles soient vives ou délicates, subtiles ou entêtantes. Tout le monde y passe, même les morts dont il s’occupe tous les jours dans son métier ¬d’embaumeur.
Cette manière insolite de dresser des portraits stupéfie Alice, une jeune thésarde qui s’intéresse à son étrange profession. Pour elle, Sylvain lui-même est une véritable énigme: bourru, taiseux, il semble plus à l’aise avec les morts qu’avec les vivants. Elle sent qu’il cache quelque chose et cette curieuse impénitente veut percer le mystère.
Doucement, elle va l’apprivoiser, partager avec lui sa passion pour la musique, et comprendre ce qu’il cache depuis quinze ans.

Les critiques
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France Bleu Le coup de cœur des libraires (Marie-Ange Pinelli)
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Marie Mangez présente son roman Le parfum des cendres © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Bernadette était allongée, paupières fermées, les bras sagement étendus le long du corps. Au cœur de ses joues sillonnées de rides, légèrement affaissées, on distinguait le creux des fossettes, centres névralgiques d’un visage encore animé par des années de sourire. Visage arborant désormais une expression sereine – Bernadette attendait que l’on s’occupe d’elle, remettant placidement son enveloppe charnelle aux soins d’autres mains que les siennes.
Sylvain la contempla avec tendresse. D’un mouvement délicat, le pinceau alla caresser les lèvres de la vieille femme, une caresse minutieuse et colorante. Rouge grenat. Teinte identique à celle du tailleur que la famille avait préparé pour elle.
Ça lui allait bien, cette couleur au parfum de groseille. Sylvain écarquilla les narines, son regard glissa le long de la petite bouche ronde et encore charnue, séductrice, encadrée de plis amers que venaient contrebalancer, un peu plus loin, les deux fossettes rieuses. Et puis, au bout de ses doigts déformés par l’arthrose, ultime coquetterie, une dentelle de vernis écaillé… Groseille, oui. C’était bien ça. Cette fragrance piquante et fruitée. Une bille écarlate qui éclate en jus acide, très acide sous ses dehors pimpants, pas du genre à enrober le palais de douceur sucrée, la groseille, plutôt du genre à le picoter délicieusement – avec, de temps à autre, l’éclair d’amertume des minuscules grains qui cèdent sous la dent…
Il reporta son attention sur le pinceau. Une touche de plus, là. À la commissure. Une touche de plus et Bernadette retrouverait pleinement son arôme de groseille…
« … Et ça vous dérange pas, les odeurs ? »
Sylvain se retourna, irrité. Elle le regardait tranquillement, visage neutre et sourire interrogatif aux lèvres, avec son petit carnet de fouille-merde sur lequel elle grattait sans discontinuer.
« Quoi, les odeurs ? » demanda-t-il sèchement.
Elle ne se démonta pas, son sourire s’adoucit encore, de même que s’arrondirent les inflexions de sa voix, calmement pédagogue :
« Ben, vous savez, des fois, avec les débuts de la décomposition… ça dégage quand même une odeur un peu… putride… Vous la supportez sans problème ? »
Il haussa les épaules et se contenta de lâcher :
« Faut croire que oui. »
Elle hocha la tête, retourna de plus belle à son carnet et lui à son cadavre, non sans mauvaise humeur.
Deuxième jour d’« observation ».
Putain, ça allait être long.

Il avait reçu son appel la semaine précédente, une certaine – c’était quoi son nom déjà ?… ah oui, Alice Kekchose – demandait à pouvoir « observer quotidiennement sa pratique pendant quelques semaines », dans le cadre « d’une thèse sur les thanatopracteurs » (sic) – tu parles d’un sujet – d’ailleurs, curieusement, elle n’avait pas dit « sur la thanatopraxie », mais « sur les thanatopracteurs », Sylvain se demandait à quoi tenait exactement la nuance. En attendant, il avait dit OK – il n’avait jamais su dire non de toute façon, c’est toujours ce qui avait causé sa perte, d’ailleurs.
Et elle avait donc débarqué la veille, était restée plantée à côté de lui pendant toute la journée, avec ses questions intempestives et le frottement désagréable de son crayon sur le papier à grain épais de son carnet bon marché. Ô joie.

Pour l’instant il se contentait de serrer les dents et attendre que ça passe. Mais cette observation, décidément, était indécente : une intrusion malvenue dans son espace intime.
Il faut dire qu’il n’avait pas l’habitude. L’essentiel de son travail s’effectuait en solitaire – ou plutôt, en tête à tête avec les défunts, instant privilégié durant lequel se tissait entre lui et le mort ce lien fragile et éphémère, cette connivence précieuse que la présence d’un vivant venait inévitablement troubler.
Sylvain ne s’entendait pas avec les vivants. Il ne pouvait établir avec eux la même complicité, ressentir à leur égard la même affection qu’envers ces dépouilles vaguement nauséabondes étalées sur la table de préparation. Un fossé le séparait d’eux : le fossé entre la mort et la vie. Ce que ressentaient les macchabées, il le comprenait, et eux semblaient le comprendre aussi, bien mieux qu’aucun vivant. Leur monde à eux, le monde des vivants, Sylvain Bragonard l’avait quitté, sur la route de Grasse, le 21 juillet il y a quinze ans.
2

L’ouverture de la housse, c’était toujours un moment spécial. On ne savait jamais exactement à quoi s’attendre. Instant Kinder Surprise.
Cette fois-ci, à l’intérieur du Kinder, c’était un lot en pièces détachées.
Alice ne put s’empêcher de réprimer un haut-le-cœur. Manque d’habitude. Elle en avait vu d’autres, pourtant, depuis plus de six mois qu’elle accompagnait les thanatopracteurs, mais là, c’était hard. Le bas, pas de souci, mais alors le haut… Sylvain, lui, ne cilla pas. Il se contenta d’observer le crâne pulvérisé et de commenter sobrement :
« Va y avoir du boulot. »
Ce qui ne semblait pas pour lui déplaire.
Deux semaines qu’Alice le suivait quotidiennement. C’était son cinquième thanatopracteur : avant lui, elle avait eu un jeune type boute-en-train expert en blagues gores, une sympathique trentenaire biberonnée à Six Feet Under, un aîné plus grave type majordome discret et minutieux, et puis Farida, ce sacré bout de femme charismatique, au brushing toujours parfait et aux ongles toujours soigneusement manucurés. Et maintenant, ce Sylvain Bragonard. Cinq personnalités différentes, avec leurs méthodes propres, leurs enthousiasmes, et leur attention qui ne s’attardait pas sur les mêmes détails.
Lui, pourtant, n’était pas tout à fait comme les quatre autres. Elle l’avait constaté dès le premier jour. La façon dont il regardait et maniait les corps… Y’avait un truc.

Elle le scruta. Pas vieux – la trentaine ? – des mains fines, délicates, un visage fermé qui ne montrait des signes d’épanouissement que lorsqu’il se plongeait dans la préparation des défunts. Du reste, pas spécialement porté sur la communication.
Elle sentait bien que sa présence lui courait sérieusement sur le haricot. Pas besoin d’un doctorat en intelligence sociale pour interpréter l’expression de ses pupilles dès qu’elle s’avisait d’émettre le moindre son… Elle se faisait donc la plus discrète possible, retranchée dans un coin de la pièce, évitant généralement d’ouvrir la bouche, histoire de ne pas perturber monsieur. Elle avait également remarqué que le bruit même de son crayon paraissait l’irriter ; et, en conséquence, s’abstenait de prendre des notes, s’efforçant de garder en mémoire tout ce qui pouvait être utile, afin d’en noircir son carnet sitôt sortie du funérarium et libérée de cette compagnie légèrement taciturne.
Parfois, malgré tout, elle tentait de tirer quelque chose de cette peu active cavité buccale.
« À votre avis, lui, comment il est…
— Accident. »
Il ouvrit d’un geste sec, précis, la mallette noire contenant une partie de ses instruments, sans jeter un regard à Alice. Puis précisa après quelques secondes :
« Voiture. Ou moto. »
Alice était toujours quelque peu impressionnée par l’assurance avec laquelle ces professionnels se montraient capables, d’un simple coup d’œil, de déterminer les raisons qui avaient amené ces corps inertes sous la pointe de leur bistouri. Sylvain Bragonard, à ce titre, ne faisait pas exception.
Il commença à déshabiller le mort. Le jean déchiré, le T-shirt ensanglanté pour lequel il fallait déployer des trésors de technicité afin de l’extirper par la tête (ou ce qu’il en restait). Sylvain ne découpait jamais les vêtements, si complexe que fût l’opération. Ses mouvements étaient rapides mais doux, presque tendres ; à la précision chirurgicale s’ajoutait un on-ne-sait-quoi de délicatement attentionné, comme si ce qu’il manipulait n’était pas une masse de chairs et de fluides inanimée, mais un être vivant sensible dont il convenait de respecter à la fois les plaisirs et la pudeur.
Et surtout, une fois le corps entièrement dénudé, il prenait toujours quelques instants pour l’examiner sous toutes les coutures – jusqu’ici rien d’extraordinaire – et pour… Alice ne trouvait pas le terme exact. Difficile à décrire. Tiens, c’est ça, voilà qu’il le refaisait maintenant… comme à chaque fois… Le regard intense qui enrobe la dépouille, non pas dans ses détails anatomiques mais dans une forme de totalité, et ces narines dilatées, tendues vers leur cible… Ce corps, il le humait, oui, voilà ! C’était ça. Précisément. Il humait le défunt. Dans une inspiration profonde, comme si sa vie en dépendait. Quelques secondes en suspension, durant lesquelles le reste du monde semblait ne plus exister.
Alice savait qu’il ne fallait absolument pas le troubler à cet instant-là. Elle se contentait d’observer en silence ce réflexe incongru, qu’elle n’avait remarqué chez aucun autre embaumeur de sa connaissance, et dont le sens lui échappait.

Les produits utilisés pour la désinfection du corps dégageaient une odeur chimique passablement désagréable – quoique, jugeait Alice, toujours moins pénible que les émanations naturelles du cadavre. Les mains gantées de Bragonard se promenaient à présent sur les membres du défunt, les caressaient, les frottaient et les malaxaient pour les assouplir. Rien que la procédure classique ; mais ici, il semblait que ses gestes visaient réellement à ranimer les chairs glacées, à leur insuffler, par ce contact, un peu de la vie qui coulait dans les veines de l’embaumeur. Elle ne savait dire exactement à quoi tenait cette différence infime : peut-être à l’intensité avec laquelle Sylvain Bragonard effectuait ces actes routiniers, l’expression étrange qui flottait sur ses traits – pas de la simple concentration, non, c’était définitivement autre chose – ou encore le frémissement de ses doigts minces sur la peau grise du mort…
Celui-ci, de ce qu’on pouvait en juger, contrairement à la majorité des défunts qui atterrissaient sur la table mortuaire, paraissait jeune. Très jeune. Vingt ans ? Alice n’osait pas demander à Sylvain son pronostic sur la question. Un échange de trois mots par session, c’était le maximum qu’elle pouvait espérer – au-delà, les réserves de patience verbale du thanatopracteur atteignaient très manifestement leurs limites.
Avec les autres, la conversation s’était révélée bien plus fluide et naturelle. Une succession de petites discussions informelles, techniques ou plus personnelles, qui s’égrenaient tout au long de la journée, pendant les soins eux-mêmes ou bien, davantage encore, durant les longs trajets en fourgon d’un funérarium à un autre, d’une maison endeuillée à une autre : c’était généralement lors de ces voyages entre deux morts que les langues se déliaient le plus, que le dialogue dérivait insensiblement vers le tout et le rien – ce rien riche de sens qu’Alice recueillait aussi précieusement que le reste – et qu’une forme d’intimité se tissait avec cette thésarde un peu obscure, dont on ne savait pas très bien au fond ce qu’elle cherchait, mais qui les accompagnait quotidiennement depuis des semaines.

Avec Sylvain Bragonard, toutefois, l’intérieur du fourgon, la plupart du temps, ne résonnait que de l’écho du silence. Alice avait bien essayé de lui tirer les vers du nez – c’était son boulot, et elle était habituellement assez douée en la matière – mais le nez en question était toujours resté résolument fermé, gardant pour lui ses potentiels parasites. Tout ce qu’elle avait pu en extirper se résumait à des réponses laconiques, quelques rares commentaires un tantinet borborygmiques, et le minimum syndical de la cordialité.
Pourtant, il ne s’était jusqu’à présent jamais opposé à sa présence (si désagréable cette dernière semblât-elle être à ses yeux) et continuait scrupuleusement à l’informer de ses déplacements professionnels afin qu’elle puisse se joindre à lui. Alice en déduisait qu’il était pris en sandwich entre une tranche de misanthropie en haut, et en bas une autre tranche, plus fine, de désir de contact humain. Restait juste à exploiter au maximum la saveur de la tranche du bas.
Pour ça : essayer d’arranger un entretien. C’était son objectif à court terme. Elle n’en avait pas ressenti le besoin avec les autres, les informations glanées ici ou là au gré des journées passées ensemble lui fournissant largement assez de matière. Mais si lui n’ouvrait pas la bouche sur son lieu de travail, peut-être fallait-il l’emmener sur un autre terrain. Ça se tentait, du moins.
L’opération, cette fois, dura presque dix heures : il y avait du pain sur la planche – en l’occurrence, une tête entière à faire passer du statut de sauce bolognaise à celui de visage humain. La famille avait fourni avec le corps une photo du jeune homme pour aider à la reconstitution, mais Sylvain n’y avait jeté qu’un œil distrait, paraissant agir au feeling bien plus qu’en suivant un rigoureux protocole de copie.
Le résultat, constata Alice, n’en fut pas moins bluffant d’exactitude. Ou plutôt, à y regarder de plus près, moins exact que proprement vivant… Ce qui, à la fin de la journée, se trouvait allongé sous leurs yeux n’était pas une poupée de cire figée ; c’était un garçon endormi, un peu abîmé, mais sous les paupières duquel la vie semblait continuer de battre – et de se battre. Alice en était troublée. Elle ne pouvait détacher son regard de ce corps presque vibrant quoiqu’immobile, le voyant déjà se relever d’un bond sur ses jambes, ciao les gars merci pour le ravalement de façade, j’vais m’faire un p’tit kebab…
Sylvain affichait un air satisfait. Ses traits avaient rarement paru aussi détendus. Il s’était montré intensément concentré durant toute la journée, plus encore que d’habitude, ne levant même pas la tête lorsqu’Alice, au bord de l’inanition, avait fini par sortir s’acheter un sandwich et demandé, au passage, s’il souhaitait qu’elle lui ramène quelque chose. (D’ordinaire, c’était lui qui, entre deux préparations de corps, la plantait là en marmonnant qu’il allait manger et revenait dans vingt minutes.) Et à présent, planait sur son visage la sérénité du boulot accompli.

Il désinfectait et rangeait ses instruments un à un dans les lourdes mallettes noires lorsqu’elle se jeta à l’eau. Une brèche temporaire s’était ouverte dans sa nervosité habituelle : c’était maintenant ou jamais.
« Au fait, à l’occasion… si vous avez le temps… on pourrait discuter un peu ? Ça serait très utile pour mon travail… en complément de l’observation directe, vous voyez. »
Il se retourna, sourcils froncés.
« Discuter de…? »
De vos organes génitaux et des modalités d’élevage du lapin nain, faillit-elle répondre, mais se retint – réflexe professionnel.
« Ben, de votre parcours, de votre perception du métier de thanatopracteur… ce genre de chose… »
Elle accompagna ses propos d’un sourire engageant :
« On pourrait, par exemple, aller se poser dans un café après le travail, si ça vous dit ?
— Un café ?…
Visiblement, non, ça ne lui disait pas. Il la fixait comme si elle lui avait proposé de partir en Sibérie à dos de chameau.
« Ou bien, je sais pas, n’importe quel endroit qui vous semblerait approprié pour discuter… »
Silence.
« Va pour le café, finit-il par marmonner de mauvaise grâce, mais pas longtemps, hein. »
C’était pas gagné, mais toute perche était bonne à saisir : petit pas pour Alice, grand pas pour Sylvain Bragonard et son humanité. »

Extrait
« Comment leur dire qu’il vivait désormais dans un bocal, autrement dit qu’il ne vivait plus, qu’entre lui et le monde s’élevait cette paroi épaisse et transparente qui l’entourait tout entier, pas d’échappatoire, une prison de verre sans oxygène où l’on ne pouvait respirer?
Il ne pouvait pas.
Impossible.
Il aurait suffi d’un mot, pourtant, un mot pour leur expliquer ce qu’il vivait depuis toutes ces années; mais ce mot-là, comme les autres, restait enfermé à l’intérieur du bocal. Il ne pouvait que regarder à travers la baie vitrée, regarder les autres vivre alors que lui était mort, asphyxié, mort sans rémission. » p. 61

À propos de l’auteur
MANGEZ_Marie_©DRMarie Mangez © Photo DR

Marie Mangez vit à Paris où elle s’efforce de plancher sur sa thèse en anthropologie qui la mène régulièrement sur les rives du Bosphore. Le Parfum des cendres est son premier roman (Source: Éditions Finitude)

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Je sais pas

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Je sais pas
Barbara Abel
Éditions Belfond
Thriller
304 p., 19,90 €
EAN : 9782714470874
Paru en octobre 2016

Où?
Le roman se déroule principalement dans une petite ville de province qui n’est pas nommée.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À cinq ans, on est innocent, dans tous les sens du terme…
Une belle journée de sortie des classes qui vire au cauchemar.
Une enfant de cinq ans a disparu.
Que s’est-il passé dans la forêt ?
À cinq ans, on est innocent, dans tous les sens du terme.
Pourtant, ne dit-on pas qu’une figure d’ange peut cacher un cœur de démon ?

Ce que j’en pense
****
Une famille sans histoires ou presque. Le professeur Patrick Verdier, son épouse Camille et leur fille Emma, cinq ans. Jusqu’ici, elle a suivi « le chemin bucolique d’une vie sans histoires. » Seulement voilà, Camille aimerait ne pas mourir d’ennui. Aussi, pour pimenter ce quotidien trop lisse, cette femme discrète et raisonnable «dont la beauté, plastique comme intérieure, n’a pas encore révélé toute la mesure de sa puissance» va tromper son mari avec Étienne. Employé dans un restaurant, homme de caractère à la beauté virile, ce dernier jouit de davantage de liberté. Il n’a plus de femme et sa fille Mylène a déjà trouvé un débouché professionnel. Elle est institutrice et, comme souvent dans des petites villes, le hasard veut qu’elle s’occupe d’Emma.
Le destin de l’une et de l’autre va basculer lors d’une sortie scolaire. Après une altercation – Emma ne veut pas construire de cabane avec les autres élèves en présence de Mylène – la petite fille disparaît. Au moment de reprendre le bus pour rentrer, c’est le branle-bas de combat. Il faut essayer de retrouver Emma au plus vite, car la nuit va tomber. Les premières recherches restant vaines, il faut prévenir la police et les parents. Ce sera finalement Mylène qui découvrira la petite fille dans un trou, où elle finira par glisser également en voulant porter secours.
Désormais prisonnière dans ce piège, l’institutrice va parvenir à éjecter son élève hors de l’anfractuosité afin qu’elle puisse appeler de l’aide. Quand Emma rejoint ceux qui sont partis à sa recherche, c’est le soulagement général, même si Patrick menace de ne pas en rester là et de porter plainte contre la négligence coupable de l’établissement scolaire. Pour le capitaine Dupuis, l’affaire est classée. Il peut lever le camp avec ses hommes. Personne ne s’est encore rendu compte que Mylène manque à l’appel.
Étienne va s’inquiéter de l’absence inhabituelle de sa fille et demander à Dupuis de l’aide, même s’il ne porte pas vraiment les forces de l’ordre dans son cœur. Comme Emma, qui s’est blessée en tombant dans son trou, porte le foulard de Mylène comme pansement autour de son bras, on la presse de questions. Encore traumatisée, elle répond systématiquement «Je sais pas».
Et même si le policier, Étienne et Camille se doutent que la fille cache quelque chose, personne ne réussira à lui faire dire davantage que ces trois mots qui sonnent comme le coup de grâce pour Mylène. Car l’institutrice est diabétique et doit être secourue rapidement.
Mais le temps passe, les tensions s’exacerbent. Étienne fait désormais pression sur Camille pour que sa fille parle, sur la police qui devant tant de véhémence finit par fouiller dans le passé du cuisinier pour découvrir qu’il a déjà eu affaire à la justice. Le malaise croît de page en page, car Barbara Abel a construit son thriller avec beaucoup de finesse, notamment en donnant à chaque fois au lecteur un coup d’avance.
On suit Mylène dans son trou, essayant de se sortir de son mauvais pas puis, en parallèle, l’enquête de la police, les efforts quasi désespérés d’Étienne pour tenter de retrouver son enfant (« Qu’importe l’âge de nos enfants, le monde s’écroule autour de nous lorsqu’ils sont dans la tourmente.») et ceux de Camille qui craint aussi que cette histoire ne fasse exploser son couple, que sa liaison ne finisse par éclater au grand jour. Dans ce maelstrom de sentiments et d’émotions, on en viendrait presque à oublier l’«innocente» fillette et la lourde chape de mystère qui l’entoure.
Comme on peut s’y attendre de la part d’un auteur aussi talentueux que Barbara Abel, l’épilogue va être riche de rebondissements.
Je sais que cela fait un peu cliché d’écrire qu’il est difficile de ne pas lâcher le livre avant la fin, mais c’est pourtant le cas. Je vous suggère d’essayer à votre tour…

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Les premières pages du livre

Extrait
« Une fois le dernier élève embarqué, la directrice reprend la caisse en carton dans laquelle ne restent que quelques brassards, tandis que Bruno grimpe à son tour, suivi de Sandrine, une des surveillantes de garderie. À l’intérieur du véhicule, Éliane et Mylène, les deux institutrices, aidées de Véronique, la bibliothécaire, achèvent de placer les enfants, gérer les caprices de chacun, veiller à ce que ceux qui ont le mal des transports soient installés à l’avant, consoler l’un ou l’autre petit que toute cette agitation impressionne.
Enfin, le car est prêt à partir. Le nez collé aux vitres, les enfants agitent joyeusement les mains en direction du trottoir opposé, signes d’au revoir auxquels les parents répondent avec chaleur. Le véhicule se met en branle et s’éloigne enfin, au grand soulagement du concierge, qui émet cette fois un grognement de contentement. Si elle éprouve la même satisfaction, Mireille Cerise n’en montre rien et salue courtoisement les parents qui, enfin, se décident à quitter les lieux.
— Ils ont de la chance, avec le temps ! fait remarquer un jeune papa en passant à sa hauteur.
— En effet ! convient-elle en levant les yeux vers le ciel. Ils ont annoncé des orages, mais seulement en début de soirée. C’est une merveilleuse journée qui les attend ! »

A propos de l’auteur
Née en 1969 en Belgique, Barbara Abel est férue de théâtre et de littérature. Après avoir été élève à l’école du Passage à Paris, elle exerce quelque temps le métier de comédienne et joue dans des spectacles de rue. À 23 ans, elle écrit sa première pièce de théâtre L’esquimau qui jardinait. En 2002, son premier roman, L’Instinct maternel, lui vaut de recevoir le Prix Cognac avant d’être sélectionnée par le jury du Prix du Roman d’Aventure pour Un bel âge pour mourir, tout récemment adapté à la télévision avec Emilie Dequenne et Marie-France Pisier dans les rôles principaux. S’ensuivent Duelle en 2005, La Mort en écho en 2006, Illustre Inconnu en 2007, Le Bonheur sur ordonnance en 2009, La Brûlure du chocolat en 2010 et Derrière la haine en 2012. Aujourd’hui, ses romans sont traduits en allemand, en espagnol et en russe. (Source : Fleuve Éditions)

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