Jusqu’au prodige

Mise en page 1  RL_2023

En deux mots
Après avoir été recueillie puis séquestrée par un chasseur, Thérèse décide de fuir à travers la montagne pour rejoindre son frère qui a pris le maquis. Son voyage initiatique va lui réserver quelques surprises.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La petite fille entre en résistance

Dans son troisième roman, Fanny Wallendorf raconte la fuite d’une jeune enfant dans le massif du Vercors en 1944, à la recherche de son frère. Une quête initiatique dans une nature imposante.

Commençons par le commencement, en l’occurrence par le titre un peu énigmatique de ce court roman. La narratrice nous l’explique dès les premières pages, en soulignant que pour les chasseurs, le pistage « est une tradition dans le massif depuis des siècles, née avec la légende du Prodige, un grand renard noir qui habiterait dans la montagne et que seuls quelques individus apercevraient à chaque génération. (…) Il m’a simplement expliqué que le Prodige désignait initialement l’apparition de l’animal, qui avait fini par être baptisé ainsi. »
Le chasseur dont il est question ici est un homme brut de décoffrage qui a recueilli Thérèse, la narratrice, dans sa ferme au début de l’Occupation et qui la considère comme sa prisonnière. Mais comme la jeune fille l’assiste dans sa traque de toutes sortes d’animaux, il va lui délivrer ses secrets et son savoir-faire. Un « trésor » dont elle entend faire bon usage. Car elle a une promesse à honorer, retrouver son frère Jean qui a pris le maquis.
Après quatre années, elle se sent prête et s’enfuit dans la montagne. «La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon cœur logeaient là-bas. J’ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j’y suis maintenant, j’y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante.»
Sera-t-elle rattrapée par le chasseur, par les Allemands ou réussira-t-elle à retrouver son frère? C’est tout l’enjeu de la dernière partie du livre.
Fanny Wallendorf joue avec les codes du conte pour suivre ce parcours initiatique, à commencer par la rencontre entre l’homme et l’animal alors pourvu de pouvoirs surnaturels et qui devient alors une sorte de guide en ces temps troublés.
Si Thérèse doit avant tout maîtriser sa peur, ce n’est pas à l’encontre de la nature, mais bien des hommes. Alors, à l’image des milliers d’hommes cachés dans ces massifs, elle entre à son tour en résistance.
On retrouve dans ce troisième roman le «nature writing» des Grands Chevaux (2021), mais aussi cette volonté farouche qui animait le sportif de L’Appel, qui nous avait permis de découvrir Fanny Wallendorf en 2019. On y retrouve aussi cette écriture claire et directe qui n’hésite pas à aller vers le merveilleux et la poésie.

Jusqu’au Prodige
Fanny Wallendorf
Éditions Finitude
Roman
104 p., 14,50 €
EAN 9782363391766
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le Vercors, du côté de Valchevrière. On y évoque aussi Arras.

Quand?
L’action se déroule de principalement de 1940 à 1944.

Ce qu’en dit l’éditeur
Thérèse est retenue prisonnière par le Chasseur. Elle est chargée de nourrir les animaux qu’il garde captifs avec un plaisir pervers. Un matin, la jeune fille trouve enfin le courage de s’enfuir, de quitter cette sinistre ferme où les hasards de l’Exode l’ont conduite. Elle court, court à perdre haleine à travers la forêt, et la nature se fait complice, apaise sa terreur et la protège de la noirceur des hommes. Sauvage et ardente, elle fuit à travers la montagne, portée pendant trois jours et trois nuits par le désir insensé de retrouver son frère, de tenir la promesse qu’elle lui a faite. Trois jours et trois nuits pour retrouver son passé et son avenir, dans un paysage où bêtes et hommes se cachent pour survivre ou pour tuer.
La poésie de l’écriture de Fanny Wallendorf, toute en émotion, illumine ce roman aux allures de conte.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Marie Étienne)
RTS (Céline O’Clin)
Toute la culture (Julien Coquet)
Charlie Hebdo (Yannick Haenel)
Blog K-Libre

Les premières pages du livre
« À la lisière du bois, après la pancarte indiquant Les Roches Bleues, prendre le deuxième sentier à droite, s’enfoncer dans la Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, l’enjamber et continuer plein Ouest sans dévier, ne jamais dévier jusqu’au Bois Contigu – Forêt Feuillue, Bois Contigu, Plateau de Lossol, le village de Valchevrière est caché en contrebas sur le flanc nord du massif, répète Thérèse, répète, oui, je cours, je cours, je ne sais pas si le Chasseur me poursuit s’il va me rattraper en combien d’heures il peut me retrouver, c’est un grand pisteur le plus grand de la région il sent la moindre odeur de gibier, il voit à travers les arbres, il se déplace avec la rapidité d’un fauve, il dit toujours qu’aucune proie n’est tout à fait invisible, cours, peut-être te suit-il depuis les premières minutes de ta fuite dans la montagne, il sait interpréter n’importe quelle empreinte, il les enregistre les décrypte instantanément, mais en m’apprenant à pister les animaux sauvages il m’a appris à lui échapper, je suis devenue moi aussi un trophée vivant, Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, Bois Contigu, Plateau de Lossol, il ne faut pas que mes chaussures me lâchent, si mes chaussures me lâchent c’est la mort, le plateau est à trois jours d’ici si tout se passe bien, puis Valchevrière à une journée supplémentaire de marche, fichues fougères qui s’enroulent à mes jambes, cours ne te retourne pas, les premières heures sont déterminantes, cours, de quel côté est le soleil je n’avais pas prévu que les frondaisons seraient si sombres en plein mois de juillet, je suis sûre qu’il va me retrouver, que me fera-t-il, et si je rencontre des soldats allemands, que dois-je faire si je rencontre des soldats allemands, on dit qu’ils sont partout dans la montagne, dans le Bois Contigu les conifères laisseront mieux filtrer la lumière, dépêche-toi, cette forêt est celle qu’il connaît le mieux, il s’y repère les yeux fermés, de jour, de nuit, cours Thérèse, si tout va bien j’atteindrai le Bois Contigu en deux jours, il m’y a emmenée quelques fois pister les sangliers, il faudra une journée pour le traverser si je ne m’égare pas si je suis le soleil pourvu que le soleil soit visible, pourvu que mes chaussures ne me lâchent pas, cours ne te retourne pas. A-t-il remarqué que je m’étais enfuie de la ferme, forêt de feuillus, bois de conifères en direction du nord-ouest, au troisième lacet gagner les alpages, traverser le plateau de Lossol à découvert jusqu’au Crêt, ne surtout pas prendre par le Col de Bure, tu entends Thérèse, oui Jean, j’entends, il y a un point d’eau là-bas, ensuite prends le chemin qui suit le bord de la falaise, et longe la crête à distance jusqu’à Valchevrière. Le vide est conséquent à cet endroit, éloigne-toi du bord, Forêt Feuillue, Bois Contigu, plateau de Lossol, Valchevrière. Il y aura plusieurs chalets d’alpage sur ta route, ne te trompe pas. C’est une montagne à vaches, elle ne présente aucune difficulté d’ascension. Tu te souviendras, Thérèse : à la fin de la guerre, dès que tu peux, rejoins-moi à Valchevrière. Oui, pour l’heure cours et tant pis pour l’épuisement, attention à ne pas revenir sur tes pas par mégarde, attention aux bêtes qui pourraient surgir des fourrés, aux soldats qui errent dans la montagne, que dois-je faire si je tombe sur un Allemand, il n’est plus temps d’y penser prends plein nord jusqu’au ruisseau. Les animaux sauvages je les connais, j’ai appris des années durant à les connaître, accélère, cent fois j’ai reconstitué l’itinéraire de ma fuite je l’ai affiné à chaque sortie de pistage des animaux avec le Chasseur, il m’a appris ses techniques de repérage dans la montagne et j’ai répété répété jour et nuit l’itinéraire pour le moment où je pourrai te rejoindre, cours Thérèse, mon Dieu la peur qui glace mon corps qui le rend tout raide le ralentit, atteindrai-je vivante l’autre versant, te rejoindrai-je enfin après tout ce temps, je cours, Jean, je cours

je cours au milieu des carrioles des voitures à bras, je cours je frôle de gros chevaux de trait, je joue des coudes parmi tous ces gens exténués blêmes ces enfants hurlant ces cages bourrées de lapins et de poules, je peux sentir ta main dans la mienne alors que tu ne me touches pas que tu presses le pas derrière moi dans la cohue, tu te souviens des trois petits Dorval accrochés au manteau de leur mère, cette grappe de visages inquiets chahutés dans la bousculade, je n’arrive pas à les oublier, et les filles du docteur attachées par les poignets pour ne pas se perdre, tu te rappelles le regard triste qu’on a échangé toi et moi en les voyant – le dernier regard, Jean, car à ce moment-là tu as vu le fils Solat se faire arrêter à cause du vélo qu’il avait volé devant l’usine pour quitter la ville avant l’arrivée des Allemands. Tu as fait demi-tour pour aller lui porter secours, j’ai crié non et la panique était telle autour de moi qu’en une seconde tu avais disparu. Les charrettes étaient pleines jusqu’à la gueule, de couvertures de meubles, des vieilles basculées dans des landaus pleuraient en silence, des enfants serraient convulsivement des chiens dans leurs bras, on n’y voyait rien, je n’ai pas bougé, me protégeant comme je pouvais dans ce chaos en attendant que tu reviennes, puis je me suis décidée à fendre la foule à contre-courant, dans la direction où tu avais disparu. Les gens par flots s’entassaient contre les murs des maisons, certains hurlaient pour retrouver les leurs ou pour protéger leurs affaires, partout ça appelait, et moi aussi je me suis mise à t’appeler, puis il y a eu un mouvement de panique parce qu’on a cru entendre un grondement dans le ciel, et j’ai été emportée malgré moi. Je me suis dit qu’on se retrouverait à la gare de la ville voisine, et j’ai rejoint un cortège de villageois mêlés à un groupe de fantassins. Personne ne s’adressait la parole, et si par hasard on croisait le regard de quelqu’un, son visage s’imprégnait d’une agressivité sinistre. Au bout d’une heure de marche, nous avons suivi la route d’un paysan qui menait son troupeau de vaches ; comme il nous ralentissait, la tension est devenue palpable et j’ai eu peur que ça tourne mal. La présence des soldats n’apaisait absolument rien.
Dans la gare bondée, aucune trace de toi. Les larmes me brûlaient les yeux, tout le monde se battait pour monter dans les wagons, et moi j’avais envie de crier. Une religieuse est venue me parler, je lui ai dit que j’avais perdu mon frère dans la panique, et lorsqu’elle m’a demandé où était ma mère, je crois qu’elle a deviné à mon regard qu’elle était morte depuis longtemps. Elle m’a aidée à me frayer un chemin au milieu des dizaines de landaus qui encombraient le hall et j’ai attendu toute la nuit assise sur mon paquetage de pouvoir prendre un train. Je suis montée dans un wagon à bestiaux tôt le matin et je me suis rendue seule à la ferme de la Mère Ségur, comme c’était prévu, pour y rester le temps que la guerre finisse, même si je détestais l’idée qu’on se sépare. De ton côté tu as dû rejoindre Valchevrière, chez les bergers qui t’embauchaient chaque été. Le massif du Vercors est une forteresse, disais-tu. Quand je suis arrivée à la ferme, seul le Chasseur vivait là : la Mère Ségur était morte au début de la guerre, apparemment au moment où Papa a été appelé sous les drapeaux.

J’ai un point de côté, je ralentis, d’où vient cette odeur de viande carbonisée en pleine forêt ? Aucun coin ne me semble sûr pour m’arrêter mais j’ai trop mal quand je respire et je suis fatiguée. J’ai apporté quelques rutabagas et des pommes de terre qui pèsent un peu lourd dans mon sac, je m’arrête ici, je dépose mon paquetage entre deux alisiers et j’écoute la rumeur confuse de la montagne. Ma respiration se calme, les sons s’harmonisent et redeviennent audibles. Il est bon de faire une pause. Je sors un morceau de pain rassis que j’ai volé dans le grenier avant de partir ; je n’ai pas faim et ne comprends pas l’émotion qui me survolte, je ne sais pas si c’est de la terreur ou de l’excitation, je sursaute sans cesse, je me retourne, j’ai peur de voir surgir le Chasseur. Sa brutalité est sordide, sa cruauté froide. Quand je suis endormie, il aime entrer dans ma chambre pour me faire peur. Il sort ensuite par la fenêtre pour aller se promener dans la nuit, ou pour grimper au peuplier qui jouxte la grange. Il ne fraie avec personne et a une passion secrète, une passion qui le rend fou : il collectionne les animaux rares, qu’il capture vivants et retient prisonniers au grenier. C’est pour ça qu’il a fini par me séquestrer à la ferme, parce que ses trophées ont cessé de dépérir dès l’instant où je me suis occupée d’eux.
La mort d’un trophée lui est insupportable, il doit le remplacer au plus vite. Sa perte la plus cruelle a été celle d’un grand-duc auquel il tenait beaucoup, et dont j’ignore comment il a pu l’attraper. C’est après sa mort qu’il a capturé le Fauve, grâce à de longues semaines de pistage. Je n’ai jamais vu une créature pareille et il m’a longtemps été impossible de le regarder en face. Ce chat forestier aux yeux jaunes, anormalement grand et massif, arbore une encolure épaisse comme une crinière. Ses oreilles de lynx et son front noir achèvent de le rendre effrayant. Je ne me suis jamais habituée à son apparence. Pour être sûr qu’il ne se sauve pas, le Chasseur a confectionné un licol avec une chaîne à bœuf qu’il a fixée dans le mur, et le Fauve n’est jamais détaché à l’intérieur de sa cage. Le soir, après le repas, il se déchausse et monte au grenier sur la pointe des pieds, et il s’adresse au chat avec une voix suraiguë, avant de se répandre en simagrées révérencieuses. Son amour dérangé pour cet animal a enfanté un délire duquel, très vite, il n’a plus été possible de m’échapper. Sa crainte maladive que l’animal meure lui a fait élaborer un dispositif dont je suis devenue l’élément central : le Fauve nécessitait, selon lui, une surveillance permanente ; il m’a donc très vite interdit de sortir de l’enceinte de la ferme. À sa terreur de voir mourir le chat s’est ajoutée celle de voir disparaître sa gardienne. La seule fois où je suis allée au village, je me suis rendue compte qu’il me pistait. Il apparaissait soudain à un coin de rue, et une minute plus tard à un endroit très éloigné du premier, de façon inexplicable. L’impression était si tétanisante que j’ai renoncé de moi-même à sortir. Il m’avait à l’œil même quand je discutais avec le rempailleur qui venait nous acheter des peaux de lièvre, rôdant autour de nous, le visage déformé par une étrange rancœur. À partir du moment où il n’a plus pu se passer de moi, il s’est répandu en humiliations de toutes sortes et a multiplié les privations. Je ne parlais qu’aux animaux, à quelques voisines. Durant toutes ces années j’ai ravalé ma haine, occupée à préparer ma fuite. Un an après mon arrivée, je l’ai convaincu de m’emmener pister les animaux avec lui afin qu’il m’enseigne sa technique et son savoir, pour que je l’aide à capturer des spécimens rares. À deux, nous chasserions aussi plus de gibier pour nourrir les trophées et pouvoir manger nous-mêmes : il fallait qu’il me maintienne suffisamment en bonne santé pour que je puisse veiller sur les animaux du grenier. On vendait des peaux au marché noir, et à l’automne on ramassait des glands pour remplacer le café. C’est comme ça que j’ai appris toutes les particularités de ce versant de la montagne, des abords de la ferme jusqu’au Bois Contigu. Comme ça que j’ai élaboré l’itinéraire précis qui me ramènerait à mon frère.
Son art du pistage est proprement stupéfiant. C’est une tradition dans le massif depuis des siècles, née avec la légende du Prodige, un grand renard noir qui habiterait dans la montagne et que seuls quelques individus apercevraient à chaque génération. Plus personne n’y croit vraiment, mais le silence du Chasseur la seule fois où je l’ai interrogé à ce propos m’a laissé entendre qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse pour lui. Il m’a simplement expliqué que le Prodige désignait initialement l’apparition de l’animal, qui avait fini par être baptisé ainsi. Durant des décennies de pratique, le Chasseur a élaboré une technique secrète pour débusquer certaines espèces. Il sait repérer la salive d’un sanglier sur un tronc, sentir les odeurs stagnantes dans les fougères qui signalent la présence d’un lynx boréal. Au début, je pensais qu’il en rajoutait. Puis j’ai constaté qu’il ne se trompait jamais. C’était effrayant, cette perception des proies et des prédateurs autour de nous alors que je ne discernais absolument rien. Il disait qu’aucun être ne vit sans laisser de traces. Que c’est dans la lumière que sont dissimulés les secrets, que la montagne avoue tout à qui sait déchiffrer ses rébus, fouiller dans ses plis. N’est-ce pas ce que tu voulais dire, Jean, quand tu me répétais ces mots que je comprenais mal : Mystérieuse est la lumière…? En me montrant les fines empreintes d’un oiseau, il reconstituait sa journée devant moi, et quand il parvenait à débusquer un trophée, comme une chauve-souris sérotine, il me répétait : ne doute jamais de l’invisible. Éduque ton attention. Je mémorisais certaines de ses phrases pour les ajouter au butin des nôtres, compulsées depuis l’enfance et échangées lors de nos tête-à-tête. À Valchevrière, je te les offrirai. C’est tout ce que je pourrai te rapporter de la guerre.

J’observe le revers velu des feuilles d’alisier, j’en caresse le velours. Toutes ces belles vérités que le Chasseur m’a transmises étaient exploitées au service de sa manie barbare : il traquait la beauté à sang chaud pour la soumettre. Toi et moi c’était différent, nous étions fascinés par le mystère à l’œuvre dans la nature, mais il nous suffisait de savoir que nous en faisions partie. C’est cette confirmation que nous cherchions sans cesse en pénétrant dans les grottes, en fuguant dans la combe en pleine nuit. Comme tout était fête, quand nous étions ensemble, Jean ! Comme il est bon de retrouver notre complicité en fermant simplement les yeux !
Je n’ai reçu qu’une lettre de toi, en avril 43, dans laquelle tu me disais te trouver dans un camp de réfractaires installé à Valchevrière, où tu passais tes journées à faire des rondes et à effectuer des corvées en attendant de recevoir une instruction militaire. J’ai appris par cœur le trajet de la ferme Ségur jusqu’à la bergerie où je dois me rendre et demander à voir Sarciron – le nouveau nom que tu t’es choisi. Tu as enfreint le règlement en m’envoyant ce courrier, et le détruire comme tu l’exigeais a été un crève-cœur. Je l’ai fait après avoir récité tes instructions toute une nuit. Je ne sais pas si le Chasseur en a pris connaissance, mais le lendemain matin il est venu me trouver au poulailler et, plein de hargne rentrée, il a sifflé que tu étais un sale petit maquisard, que votre camp était un repaire de jeunes fuyards qui refusaient de partir en Allemagne, que vous n’étiez que des mioches et que vous vous feriez coincer. Quelques jours plus tard nous avons croisé des collégiens qui se promenaient au Crêt, avec de gros sacs à dos ; il m’a dit qu’ils apportaient des ravitaillements aux Résistants. J’ai été saisie d’émotion en imaginant que peut-être ils descendraient de l’autre côté du plateau, que peut-être ils te verraient. Mais ils se trouvaient à deux jours de marche au moins du hameau. J’ai repris sans un mot le pistage ; cet après-midi-là nous cherchions des œufs de tétras-lyre, un bel oiseau noir qui pond à même le sol. Je n’aurai pas besoin de t’expliquer tout ce que j’ai appris durant la guerre quand nous nous retrouverons, puisque nous irons vivre ensemble à la Ville, comme tu me l’as toujours promis, et ça ne nous servira plus à rien alors.

Quand je suis arrivée à la ferme, il y avait au grenier une minuscule chouette grise, très belle, enfermée dans une cage emplie de branches et de feuilles séchées. Écrasée sur elle-même, les yeux perpétuellement mi-clos, elle ne devait pas peser plus de cinquante grammes. Il avait mis des semaines à la capturer en utilisant des happeaux et l’avait dénichée au printemps, juste avant la ponte, dans un arbre creux en lisière du Bois Contigu. Lorsqu’elle est morte, il l’a remplacée par un oiseau étonnant, un petit spécimen cendré à ailes rouges qui se déplace à la verticale sur les falaises et qui, quand il est affolé, bat des ailes comme un papillon. L’échelette est un passereau mythique pour les ornithologues, difficile à apercevoir, et le Chasseur m’a dit qu’un homme était venu d’Angleterre, un jour, pour tenter d’en débusquer dans la Forêt Feuillue. Dès l’arrivée de l’échelette, j’ai pris l’habitude de monter au grenier quand je sentais le courage m’abandonner. Je la nourrissais de larves, d’araignées et d’insectes, et je crois pouvoir dire que nous nous sommes attachées l’une à l’autre. Sa vivacité m’arrachait des sourires, j’aimais sa façon gaie d’être à l’affût malgré sa condition, et la douceur du duvet à l’arrière de son cou. La regarder avivait une sorte d’espoir confus en moi. Très vite, elle ne m’a plus crainte, et je savais à ses pépiements si elle était d’humeur joyeuse ou inquiète. Nous dialoguions dans notre propre langage, et d’un même réflexe nous interrompions dès que le Chasseur montait l’escalier. »

Extrait
« C’était il y a quatre ans. La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon cœur logeaient là-bas. J’ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j’y suis maintenant, j’y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante. » p. 27

À propos de l’auteur
WALLENDORF_fanny_DRFanny Wallendorf © Photo DR

Fanny Wallendorf est romancière et traductrice. On lui doit la traduction de textes de Raymond Carver, des lettres de Neal Cassady (2 volumes, Finitude, 2014-2015) ainsi que de deux romans de Phillip Quinn Morris, Mister Alabama (Finitude, 2016) et La Cité de la soif (Finitude, 2019). (Source: Éditions Finitude)

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Staline a bu la mer

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En deux mots
Dans ses rêves de gloire et de puissance, Staline a voulu dompter la nature. L’un de ses coups de folie aura été de vouloir faire disparaître la mer d’Aral. Pour cette mission, il va engager un jeune ingénieur, Leonid Borisov, et lui promettre d’immenses moyens. Les travaux sont lancés…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Que cette mer lointaine soit mise à mort!»

Fabien Vinçon raconte dans son premier roman le projet fou imaginé par Staline, assécher la mer d’Aral et la remplacer par des champs de coton. Un drame qui est aussi l’occasion d’une réflexion sur nos rapports à la nature.

Trois fois rien. Il n’aura fallu qu’un coup de vent et un refroidissement et un rapport expliquant que sur les bords de la mer d’Aral, on se laissait aller à faire la fête et à boire un peu trop pour que Staline se mette en colère et hurle: «Que cette mer lointaine soit mise à mort! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d’effacer une mer frondeuse qui n’a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.»
C’est ainsi qu’est décidé, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Un chantier gigantesque de mille kilomètres à travers le désert du Karakoum, planifié en cinq ans et qui doit s’accompagner de trois usines hydro-électriques et l’objectif de décupler la production de coton.
Pour mener à bien ce projet l’ingénieur-amiral Aristote Bérézinsky va mandater un jeune ingénieur prêt à tout pour sortir du lot, Leonid Borisov. En combattant «l’attitude honteusement antisoviétique de la mer d’Aral», il a trouvé un défi à sa (dé)mesure. Accompagné de milliers d’hommes, il part s’installer à Mouïnak, d’où il va superviser les travaux gigantesques consistant à détourner les deux grands fleuves qui l’alimentent.
Une première énorme explosion va secouer le pays, marquant des débuts prometteurs pour Leonid qui réussit à détourner le cours de l’Amou-Daria et le début de la fin pour les habitants de la région, les Ouzbeks et les Kazakhs.
D’abord fascinés par l’intérêt de Moscou pour leur région reculée, les autochtones vont vite déchanter, puis entrer en résistance. Car ils comprennent très vite qu’ils ont été dupés et que Staline ne les considère que comme quantité négligeable, que comme des rebelles qu’il s’agit de mater.
Fabien Vinçon raconte l’avancée des travaux en parallèle à la fièvre qui s’est emparée des dirigeants. Borisov va même s’interdire de s’engager plus avant dans une liaison amoureuse pour ne pas voir ses sentiments prendre le pas sur sa mission. Une ténacité ou un aveuglement, c’est selon, qui lui vaudra le Prix Staline. On sait qu’il réussira, provoquant ainsi une catastrophe écologique majeure, mais le romancier nous fait partager ses états d’âme et ses angoisses. Il détaille aussi la machine répressive qui, du jour au lendemain peut s’emballer et faire du héros du jour un ennemi public le lendemain. La chronique de cette machinerie infernale donne du relief au roman. Il montre aussi que, bien ou mal intentionné, on ne s’attaque pas impunément à la nature et à ses lois. Des pêcheurs, des sous-mariniers et quelques femmes folles sont là pour en témoigner.

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Staline a bu la mer
Fabien Vinçon
Éditions Anne-Carrière
Premier roman
272 p., 19 €
EAN 9782380822663
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé en ex-Union soviétique, principalement à Moscou, puis du côté de la mer d’Aral, à Mouïnak et Aralsk.

Quand?
L’action se déroule de 1948 à 1953.

Ce qu’en dit l’éditeur
1948. Joseph Staline lance son grand plan de transformation de la nature. Au crépuscule de son règne, le tyran n’a plus qu’un adversaire à sa mesure : la planète. Il veut la dominer par ses grands travaux. Miné par la maladie, enfermé dans ses forteresses, le petit père de peuples, 70 ans, redoute les complots. D’où vient le vent déchaîné qui le pourchasse ? Sous ses ordres, un jeune ingénieur fanatique reçoit l’ordre de vider une petite mer en plein désert d’Asie centrale. La grandeur de l’URSS a un prix, la folie meurtrière. Envoûtement chamanique, passion amoureuse, Leonid Borisov part pour un grand voyage. Entre fable et réalisme magique, c’est l’histoire d’un des plus grands désastres écologiques du XXe siècle : la disparition de la mer d’Aral.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture Tops (Bertrand Devevey)
France Inter (Chroniques littorales)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Fréquence Protestante (Podcast Anachroniques – Thomas Perroud)
L’Usine nouvelle
Géo (Nastasia Michaels)

Les premières pages du livre
Le baiser de la steppe
1
Une nuit sans lune, un vent déchaîné force une lucarne à l’angle du Kremlin et s’engouffre dans ses longs couloirs. Les rafales décrochent les tentures puis s’essoufflent, s’atténuent en une simple bise, rampent sous une porte, zigzaguent dans la chambre de Joseph Staline, atteignent le bord du lit, effleurent la grosse moustache argentée.
Le petit père des peuples se jette hors de sa couche, s’écrie dans le noir d’une voix étouffée qu’il cherche à gonfler d’autorité :
— Qui vient m’assassiner ?
Il boxe l’assaillant invisible, oubliant qu’il n’est plus qu’un vieil homme dont le nombril tend l’élastique du pantalon de pyjama. Les assauts du vent se jouent de lui jusqu’à l’aube puis l’abandonnent, plaqué au sol, déshonoré et muet.
Seule pièce à conviction à verser au dossier d’instruction ouvert en octobre 1949 : des relents iodés qui ont persisté dans le sillage de la bourrasque et été décelés par les meilleurs nez du MGB 1. L’attaque, qualifiée de tentative d’assassinat -perpétuée par les airs, n’est pas ébruitée mais elle mobilise les limiers de la police secrète et une poignée de dignitaires au sommet de la pyramide du pouvoir. À tour de rôle, deux patrouilles d’élite, soldats de haute stature aux cous de taureaux, montent la garde devant la porte de la chambre.
Pris de nausées et de vertiges, le maréchal reste cloué au lit pendant plusieurs jours. Il perd l’usage de la parole. La fièvre ne cesse de grimper et la chambre disparaît dans le flou. Il est frictionné de vinaigre chaud et d’eau-de-vie par sa fidèle gouvernante ; rien, cependant, ne lui rend la santé. Les sangsues sur la nuque, les cataplasmes à la moutarde seraient venus à bout d’une angine de poitrine mais ce mal aux symptômes instables reste une énigme.
Les sommités médicales de l’URSS accourent au chevet du maître. Aucun médecin n’ose diagnostiquer un deuxième accident vasculaire cérébral, celui survenu quatre ans plus tôt ayant mis Staline dans une colère folle. Aucun médecin ne tente un conseil de bon sens, qui tiendrait en quelques mots sincères et bien envoyés : « Sans vouloir te froisser, Vojd, il faut assainir ton mode de vie. Moins fumer, faire de l’exercice, te coucher tôt. Il est inutile de se révolter face à la vieillesse. Les facultés physiques et mentales de tout être humain, si génial soit-il, doivent finir un jour par décliner. » Pas plus qu’on ne s’imagine lui dire : « Rabaisse ta vanité d’un cran ! » Chacun sait qu’il menace de prison Vinogradov, son médecin personnel, qui s’est risqué à lui suggérer de prendre sa retraite. Les membres du premier cercle restent sur leurs gardes.

Deux semaines plus tard, le grand homme souffre tou¬¬jours de convulsions, bras et jambes secoués, yeux révulsés. La perplexité des médecins, leur impuissance ajoutent à la confusion générale. D’autres savants, moins académiques, sont appelés à la rescousse : chimistes de l’air, astrologues, spécialistes des caprices des vents et de la trajectoire des nuages. Les plus brillants cerveaux de l’époque se mettent à la disposition du chef suprême. Tous sont obligés de prendre au pied de la lettre ces événements absurdes alors qu’il serait tellement plus logique et rassurant de considérer Staline comme le jouet de ses propres hallucinations.
Le malade se dresse soudain au milieu de ses oreillers trempés de sueur. Ses yeux roulent d’une rage démente. Quel crédit accorder aux minuscules subordonnés qui gravitent autour de sa vie majuscule ? Il ordonne aux savants de poursuivre jusqu’au bout du monde s’il le faut le souffle sacrilège qui a osé l’humilier.
Les vils serviteurs s’exécutent. Sur la foi de leurs calculs invérifiables, on avance que le petit vent criminel naît au-dessus de l’archipel de la Résurrection, au milieu de la mer d’Aral ; nul n’a jamais entendu parler de ces îles lointaines et pour la plupart inhabitées, longues langues de sable qui s’étirent à l’infini.
Aussitôt dépêchés sur place, les scientifiques quadrillent les plages sauvages avec des sortes de filets à papillons pour capturer le souffle blasphématoire. Deux savants veillent sur la boîte en métal qui renferme les échantillons d’air marin. Ce sont d’ordinaire des camarades obéissants et réservés, mais la curiosité a bientôt raison de leur prudence. Ils entrebâillent le couvercle de la boîte et plaquent leur nez contre la fente étroite. En relevant la tête, chacun voit le visage de l’autre couvert de marbrures rouges et de cloques comme les brûlures à vif qu’inflige aux alpinistes l’oxygène presque pur du sommet des montagnes. Le soir au bivouac, dans un déluge de paroles, ils annoncent à leurs collègues qu’ils démissionnent pour se lancer dans une carrière de music-hall et profèrent d’autres idées transgressives du même acabit qu’il serait gênant de répéter ici. Les membres de la mission secrète se montrent indignés. Rapatriés par un vol spécial à Moscou, les deux inconscients sont frappés pendant plusieurs heures dans les sous-sols de la Loubianka avant de revenir à plus de raison.

Questionnés par les membres de la sûreté d’État, les rares habitants de l’archipel de la Résurrection déclarent que ce vent fou s’appelle dans leur idiome étincelant « le baiser de la steppe » ; chacun le redoute à juste titre parce qu’il se plaît à tourner les gens en ridicule. Certains insulaires refusent même d’en prononcer le nom. Les savants décident de dresser un rempart de grosses tur¬bines sur les rivages de l’archipel. Moscou doit être mis à l’abri du phénomène météorologique renégat, probablement guidé depuis un pays étranger par les ennemis capitalistes dotés d’une arme technologique encore inconnue.
Quand le baiser de la steppe se lève, les grosses hélices patriotiques rugissent, créant un souffle contraire si puissant qu’il refoule aussitôt les masses d’air suspectes. Les savants rentrent au Kremlin. Pour les récompenser, Staline les élève au titre de « héros de l’Union soviétique ». En quelques mois, on perd de vue les turbines géantes perchées sur de hauts pylônes ; elles montent toujours la garde là-bas et font penser, par la curiosité qu’elles éveillent, par les mille questions qu’elles soulèvent chez les voyageurs, aux statues de l’île de Pâques. Les mécanismes se recouvrent au fil des saisons d’une fine pellicule de rouille, puis les pales finissent par se gripper. Même les meilleurs archéologues peineront à comprendre leur utilité dans les siècles à venir, lorsque la farce du communisme russe sera reléguée aux oubliettes.

Depuis que Staline ne s’en préoccupe plus, le baiser de la steppe traîne où il veut, la gueule fendue d’un large sourire goguenard. Au printemps, il renifle les tulipes sauvages et les pavots en fleur, se roule dans les buissons, rampe au ras des saxaouls. Le vent rusé contamine de son poison hallucinatoire toute la mer d’Aral, l’archipel de la Résurrection, les ports d’Aralsk et de Mouïnak, les jetées aux planches disjointes, les hangars aux portes défoncées, les conserveries de poisson, les immeubles communautaires, les postes de police, les gares et leurs vieux wagons de marchandises. Certains jours d’avril ou de mai, ce gros nuage gorgé de pollen déboule sans prévenir et vient s’ébrouer au-dessus du moindre aoul, de la plus reculée et de la plus calcinée des petites fermes. Les bêtes en deviennent folles, sautent les barrières et s’enfuient loin des masures d’argile séchée, perdues à jamais dans l’immensité. Les chameaux en rut s’entre-dévorent. Les habitants préfèrent clouer d’épaisses couvertures et même des tapis pour calfeutrer les fenêtres. Ils restent confinés en famille, terrorisés, un foulard plaqué contre le visage.

2
Le mal mystérieux s’étend chaque jour davantage. Il arrive que Staline ne reconnaisse plus ses proches collaborateurs, des pans entiers de sa mémoire battant la campagne. Il ne souffle plus un mot de l’attentat. À la fin de l’été 1950, il décide de prolonger ses vacances jusqu’à Noël. À la même époque, un jeune médecin plein d’avenir expose à ¬l’Académie des sciences les principes d’une méthode révolutionnaire pour soulager les maux du grand âge. Il reçoit l’autorisation d’ouvrir un sanatorium sur l’archipel de la Résurrection afin de soigner les plus glorieux édificateurs du communisme. Un vaste bâtiment moderne aux lignes épurées, recouvert de dalles blanches, sort de terre pour accueillir des vieillards fripés auxquels on veut manifester la reconnaissance de la patrie. Les pensionnaires déambulent en peignoir et en sandalettes dans un dédale de couloirs qui dessert un ensemble de chambres et de salles de soins d’une hygiène irréprochable. L’après-midi, les curistes prennent le soleil dans des chaises longues, alignés en rangs serrés sur une terrasse panoramique qui domine la mer. Leurs pieds se balancent au bout de leurs jambes décharnées. On sangle les mollets des plus agités dans des plaids écossais de sorte qu’ils ne puissent pas se défiler quand se lève le baiser de la steppe. Le jeune docteur iconoclaste soutient que ce vent fera l’effet d’un électrochoc sur les plus épuisés des héros de la patrie, travailleurs acharnés, anciens combattants ou membres du præsidium du Soviet suprême. Des cas désespérés aux yeux de la médecine. Mais rien de tout cela n’arrive. Le souffle marin, quoique saturé d’embruns tonifiants, ne leur fait pas desserrer les dents. De jeunes serveurs sont vite priés de circuler entre ces messieurs avec des verres de punch, de gin ou de vodka glacés. Les braves curistes se saoulent du matin au soir, si bien que le bruit court de Riga à Vladivostok qu’il est possible de finir ses jours sur l’archipel de la Résurrection dans une ivresse grandiose.
La réputation du sanatorium atteint son apogée en quelques mois. On fait la queue à l’hôpital dans l’espoir de se voir prescrire la cure miraculeuse. On édifie un village de vacances destiné à la nomenklatura. L’office du tourisme prolétarien se dote d’une grande enseigne lumineuse qui clignote dès la tombée de la nuit, place Pouchkine : « Prenez l’air ! » La vulgarité du slogan, sa nature ambiguë surtout déplaisent en haut lieu ; il est bientôt remplacé par quelque chose de plus conforme au dogme : « Le vent de la steppe revigore la paysanne, l’ouvrier et le soldat. » En s’adressant à un public plus large, les cures de l’archipel de la Résurrection supplantent rapidement les célèbres bains de boue de Crimée.
Un succès fulgurant ! Jusqu’à l’événement qui met fin à jamais aux délices de la mer d’Aral.

— Les porcs ! Quelle honte ! Comment osent-ils ? s’emporte le colonel Aransky en se tournant vers son épouse alors qu’ils débarquent sur l’archipel par un jour de grand vent.
La découverte de la colonie d’ivrognes invétérés les indigne. Ils n’y voient que le symbole du déclin de l’idéal soviétique, la mortelle déchéance dans laquelle est tombée la pensée socialiste. Pas question de se mêler à l’orgie de curistes alcooliques et cacochymes. Ils décident d’explorer l’archipel par leurs propres moyens, en randonneurs solitaires et ascétiques. Dès avant l’aube, ils quittent leur hôtel pour flâner dans les dunes et profiter du lever du soleil.
La colonelle, une femme sculpturale au visage austère, à la poitrine opulente, s’entiche d’un petit sentier qui débouche sur une crique de sable blanc. C’est leur coin de paradis, loin de la terrasse bondée de débauchés à moitié séniles.
Au neuvième jour, vers midi, alors que le colonel dévore à belles dents une cuisse de poulet trempée dans une sauce à la crème, la colonelle, soudain pétrifiée et grimaçante, pointe du doigt quelque chose d’inconcevable. Le colonel se pince lui-même avec une telle vigueur qu’il en pousse un couinement de douleur.
Sous l’apparence d’une simple baigneuse, ils ont reconnu la Sainte Vierge, conforme aux icônes de Novgorod qui leur reviennent en mémoire. D’une beauté irradiante, le port de tête altier, la Madone s’est avancée dans les vagues. D’une main elle lisse sa longue chevelure brune qui tombe en cascade sur ses épaules gracieuses, de l’autre elle tient un pan de sa tunique. Pâle et rêveuse, les yeux éperdus glissant vers le lointain, elle semble prisonnière d’une bulle de clarté.
Le couple de curistes échange des regards épouvantés.
Le colonel sait qu’il suffit de brûler un bâtonnet d’encens dans le secret de son appartement ou de chuchoter une prière pour être dénoncé par ses voisins, arrêté par la police secrète et englouti à jamais dans les cachots du régime. L’homme vérifie d’abord qu’il n’y a aucun témoin et s’égosille :
— Laissez-nous tranquilles ! Partez !
Les lèvres de la Vierge Marie s’animent doucement :
— Vous ne voulez pas que j’intercède en votre faveur auprès du Tout-Puissant ?
S’attend-elle à ce qu’ils tombent en extase après ces simples paroles ? Ils préfèrent croire qu’elle ne cherche qu’à profiter de leur crédulité.
— Passez votre chemin. Ce pays est libéré de la religion et de ses superstitions.
Terrifiés, le colonel et sa femme s’enfuient à toutes jambes. Pourtant ils entendent à nouveau la Vierge qui s’adresse à eux d’une voix douce et implorante :
— Allons, mes petits, il est impossible de se dérober au regard du Seigneur. Ses yeux pleins de bonté sont posés sur chacun. Nous ne sommes que de minuscules choses apeurées entre les mains du Créateur.
La colonelle gémit, éplorée :
— Qu’allons-nous devenir ?
Au sommet d’une dune, Aransky risque un coup d’œil en arrière, puis lance de pleines poignées de cailloux et de coquillages, mais les projectiles traversent la tunique de gaze céleste sans retarder ou perturber la marche décidée de la mère de Dieu.
Le couple espère encore que la vision n’osera pas les poursuivre jusqu’au sanatorium. Ils montent sur la terrasse en oubliant de reprendre leur souffle. L’apparition se glisse derrière eux et surprend les vieux curistes en train de s’adonner à l’une de leurs beuveries habituelles. Un ancien commissaire du peuple tombe à genoux dans un sanglot et commence à se signer frénétiquement. Ils sont trois à mourir, comme foudroyés. D’autres, frappés d’aphasie, gardent longtemps les yeux agrandis de terreur. L’apparition résiste à toute description. Ailleurs, on aurait célébré pareille vision comme un miracle. Là, il n’en est rien.
Quand les policiers d’élite parviennent à encercler l’archipel de la Résurrection, l’ectoplasme vagabond s’est envolé dans une soudaine bourrasque.

Le récit de ces événements suscite chez Staline un étonnement profond qui n’est rien en comparaison de sa colère. Il éclate d’un rire sardonique. Chacun sait qu’un sourire annonce la plupart du temps un oukase du præsidium, mais un tel éclat laisse présager les pires cruautés. Il fouille dans sa mémoire, regrette de ne pas avoir tranché la question deux ans plus tôt, au moment du Plan de transformation de la nature qu’il a fait voter sans le moindre débat. Le vieux maréchal sort de son lit, met la main sur sa culotte de cheval et ses bottes, revêt une veste militaire, bourre méthodiquement sa pipe pour se laisser le temps de réfléchir.
— Que cette mer lointaine soit mise à mort ! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d’effacer une mer frondeuse qui n’a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.
Ainsi ordonne-t-il, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Plus de mille kilomètres de tranchées à travers le désert du Karakoum, en cinq ans. Il exige que trois usines hydro-électriques géantes sortent de terre, il envisage de décupler la production de coton de la région. Des travaux uniques dans l’histoire de l’Humanité. La mer d’Aral y perdra un de ses principaux cordons nourriciers.
Le silence qui s’abat sur la salle du conseil dit bien la stupeur générale. Chacun sent que le Soleil de la pensée a accouché d’un projet comme lui seul est capable d’en imaginer. Sans doute le souvenir du canal de la mer Blanche, qui une quinzaine d’années plus tôt a coûté la vie à des dizaines de milliers de prisonniers politiques, refait-il surface dans les consciences, mais encore une fois personne ne dit mot. La séance est levée.
Les chefs de la police secrète excellent dans l’art de crever les yeux, d’arracher les ongles, de poser des électrodes sur les testicules d’un ennemi de classe, de déporter un peuple entier en le forçant à marcher plusieurs semaines sans eau ni nourriture à travers des marécages infestés par la malaria, ils ont même élucidé la disparition de la pipe de Staline ; mais aucun d’entre eux n’a jamais eu à supplicier une mer. Personne au MGB ne sait comment s’y prendre. Les hauts gradés se défilent grâce à des prétextes adroits. Les hommes de l’ombre, les chevaliers de la révolution se mettent en quête du savant génial capable d’exécuter les ordres de Staline.

3
Les lauréats de la faculté des sciences de l’Union ¬soviétique envahissent les salons de l’hôtel Moskva réservés d’ordinaire aux invités d’honneur de la patrie. Le jour de la remise des diplômes, les étudiants gagnent le privilège exorbitant de s’y défouler. Affamés pour la plupart, hâves et efflanqués, ils ont fait la queue plusieurs heures devant les portes et, dès l’ouverture, ils se ruent à l’assaut du buffet dans une pagaille affreuse. Ils avalent vin mousseux et bières glacées, déchiquettent les côtelettes d’agneau à pleines dents, dévorent les pyramides de croquettes de poisson. Les plateaux de queues d’écrevisses, blancs de volaille, champignons marinés n’ont pas le temps de se frayer un chemin de table en table qu’ils sont déjà pillés.
Au fil du banquet, les relents de sueur et d’ivrognerie montent à la tête. Un garçon aux lunettes métalliques, les lèvres luisantes de graisse, se dresse sur une chaise pour s’écrier :
— Saoulez-vous ! Ne pensez à rien ! Sa Majesté l’ivresse jaillit !
Sur ce, il glisse entre ses dents un long hareng dont il ne recrache que l’arête, avant de lâcher un rot bruyant.
Cette gaieté débridée n’est pas du goût du personnel. Le maître d’hôtel, sanglé dans un grand habit noir sans le moindre faux pli, s’approche du directeur du restaurant et s’enquiert d’un air pincé :
— Faut-il laisser faire plus longtemps ces barbares ?
Mais déjà le toast, accompagné de gestes virils et obscènes, se propage de table en table.
Plus tard dans la nuit, les rares diplômés qui tiennent encore l’alcool se toisent avec défi. Dans le dernier bastion où règne la sobriété se tient un étudiant au visage maigre, imberbe et brutal. Esseulé, il semble perdu dans la contemplation des serveurs qui passent de lourds plateaux d’esturgeon et de flétan fumés au-dessus des têtes. Chaque fois qu’on se tourne vers lui pour trinquer, il lève mollement son verre, se contentant de répéter avec indifférence : « À l’avenir ! À l’avenir ! » Tous ses gestes paraissent ralentis, presque apathiques, dosés à l’économie. De manière générale, les autres diplômés l’évitent, tant le caractère distant de Leonid Borisov, l’étoile de la promotion, a ménagé un grand cercle de méfiance et même de crainte autour de lui.
On lit sur sa figure une volonté que rien ne peut altérer. Mais nul ne pourrait dévoiler la moindre bribe des innombrables desseins qui semblent grouiller sous son crâne. On dit qu’il bénéficie d’invisibles protecteurs.
De toute la soirée, Leonid Borisov ne profère pas un mot d’orgueil à propos de son rang dans le classement des diplômés, ni de reconnaissance envers ses vénérables professeurs, ni de satisfaction devant son avenir tout tracé. Ses pensées, tout énigmatiques qu’elles soient, paraissent se succéder sans le moindre lien avec le spectacle décadent qu’il a sous les yeux. Faut-il y voir l’humilité enseignée dans les institutions d’État qui forgent l’avant-garde de la nation, une ambition qui ne fait pas grand cas de la vie quotidienne, ou un certain embarras à parler et à se comporter en public ? Mais quand il s’est adressé à l’assemblée un peu plus tôt pour jurer fidélité à la mère patrie, les mots et le souffle ne lui ont pas manqué.
Les autres se gavent de délices, boivent à en perdre le sens des réalités. Soudain, ils forment une meute et forcent les portes de la cuisine. Les marmitons et les cuisiniers en toque blanche tentent de s’interposer en distribuant force coups de louche. En vain. Avec une avidité qui dépasse l’imagination, les étudiants vident les derniers flacons, lèchent le fond de la soupe comme s’ils mangeaient pour la dernière fois. Pas le moindre quignon de pain n’en réchappe. Un garçon au visage joufflu, aux cheveux d’un roux flamboyant, a dégrafé son pantalon pour libérer sa panse devenue douloureuse, il se goinfre de petites cailles aux raisins dont il ne fait qu’une bouchée. Les os minuscules se brisent avec un bruit de brindille entre ses dents, le jus lui monte au bord des lèvres.
On dirait que, à l’opposé, Leonid Borisov tire sa primauté de sa propension à étudier les autres, à jauger leurs caractères et leurs travers, à faire le tri, à déterminer ceux qui pourraient lui servir à quelque chose. De notoriété publique, les femmes l’évitent à cause de ses grands airs, caractéristiques d’un complexe de supériorité qui le rend détestable. Pour ses maîtres, il s’est imposé comme un élément brillant, logique et dévoué à la patrie. Un jeune homme aux nerfs d’acier qui ne cède rien à ses émotions, promis à conduire les affaires les plus délicates de l’État.
Ruisselant de sueur, le gros roux est élu roi paillard et trône au milieu de l’assemblée de ses sujets. Des chants à sa gloire s’élèvent des gosiers, dans un concert de pets, de sonorités rauques et dissonantes. Le souverain, qui s’appelle Seloukov, bat la mesure avec un os de gigot en guise de sceptre d’où pendouillent quelques lambeaux de viande rose. Chaque fois qu’il veut parler, il doit au préalable déglutir, son regard de goinfre se voile, l’empêchant de prononcer le moindre mot intelligible. La bande des paillards pourrait dévorer les murs, les tentures, les serveurs tout vivants. Rien ne les arrête. Comme la plupart des enfants devenus adultes après la Grande Guerre patriotique, les étudiants réunis à l’hôtel Moskva pensent que la vie civile qui les attend sera bien morne. Sans l’épreuve purificatrice des armes, il leur sera impossible de devenir de vrais hommes. Et le banquet tout comme les virées nocturnes dans les quartiers louches sont la promesse de sensations fortes.
Soudain, Leonid Borisov s’aperçoit qu’un œil, aussi froid et calculateur que le sien, lui fait passer une sorte d’examen. Un homme qu’il ne connaît pas se tient dans l’angle de la vaste pièce et suit chacun de ses gestes avec une attention anormale. Depuis combien de temps l’épie-t-il ?
Quand le carillon du Kremlin sonne 2 heures du matin, les serveurs balaient les bris de vaisselle, font déguerpir les étudiants à grands coups de serpillière. L’espion s’étire comme un gros chat et s’approche de Borisov. Ses yeux le parcourent des pieds à la tête jusqu’à provoquer un petit frisson désagréable chez le jeune homme.
— Présentez-vous demain matin à 9 heures au bureau de l’ingénieur-amiral Aristote Bérézinsky à l’Institut d’océanographie.
Puis l’agent place sur sa tête un chapeau de feutre aux dimensions prodigieuses et disparaît dans la cohue.

4
Le lendemain, sous la pluie fine et glacée, les visages mal dégrossis des ouvriers sont collés aux vitres embuées du tramway. Tous paraissent absorbés dans des pensées moroses, isolés, tous se méfient les uns des autres. Moscou a un goût de malheur. Cela tient sans doute à l’air appauvri et stagnant que respirent ses millions d’habitants.
Un couple en train de s’embrasser attire le regard de Leonid Borisov. La jeune femme s’abandonne contre la banquette sans prêter attention aux voyageurs. L’ingénieur la toise froidement, sans ciller. Il voudrait la gêner, la contraindre à interrompre son baiser. Quel goût peut avoir la bouche d’une femme ?
Le malaise réveille ses vieux tourments. La salive mêlée au tabac, une sensation qu’il tente de chasser au plus profond de sa mémoire, la langue râpeuse d’un représentant de commerce aux cheveux teints qui avait essayé de plaquer sa bouche sur la sienne devant la gare de Saviolovo. Cauchemar des lèvres répugnantes, évitées de justesse. Les garçons de la bande avaient poussé le vieux dégoûtant dans un recoin près de la gare, ils l’avaient roué de coups. Une sacrée danse. Le couple s’enlace toujours. Borisov demeure englué dans le passé informe, la période noire. Une vie entière. Toute une enfance à se sentir une proie facile pour les créatures vicieuses et dégénérées qui traînaient dans une grande métropole en pleine révolution. Être frappé n’était pas la chose la pire, loin de là. Enfant des rues, il avait été arraché à la chaleur des bras de sa mère, une douleur plus forte encore. L’a-t-elle lâché un jour ? une heure ?
Sa mère était une des premières militantes de la section féminine du Parti. Une femme courageuse, autrefois domestique dans un grand domaine. Une pure militante communiste, comparée à tous les opportunistes qui avaient suivi. Elle avait eu le courage de dénoncer une famille de koulaks de son village qui, au plus fort de la famine, cachait des sacs de blé et de seigle sous son plancher. Les tchékistes avaient accouru et arraché les lattes, les coupables avaient été arrêtés. Quand elle s’était retrouvée seule, les villageois l’avaient prise à partie et poursuivie sur des kilomètres en la traitant de « moucharde ». Puis, elle avait disparu.
Il n’avait jamais connu son père. Du jour au lendemain, pendant l’hiver 1934, Leonid Borisov avait erré avec d’autres petits vagabonds dans les rues de Moscou. Quand ils ne chapardaient pas à la sortie des cinémas, ils se vendaient comme « mulets » sur les quais, portant les bagages les plus lourds à l’arrivée des trains, recevant en échange du pain et des pastèques. Les gens s’étaient habitués à eux mais les miliciens les pourchassaient.
Le couple descend du tramway. Leonid Borisov s’en rend à peine compte. Le soir, les enfants des rues soulevaient les plaques d’égout et descendaient dans les tunnels pour dormir. Un jour, ils avaient eu si faim qu’ils avaient coursé un vieux chien galeux toute l’après-midi en espérant qu’il crève. Au soleil couchant, la sale bête était trop affaiblie pour échapper à ses poursuivants ; les enfants s’étaient jetés sur elle, avaient découpé son cadavre et l’avaient grillée.
Borisov s’était endurci, avait appris à ne faire confiance à personne. Transformer le monde, rien d’autre ne comptait à ses yeux. Aujourd’hui, il voudrait que les images qui précèdent sa renaissance dans la maison d’enfants où il a été recueilli ne viennent plus le hanter. Seule la perspective de l’avenir, lumineuse, lui paraît aisée. Rien n’est plus intense que l’envie d’ailleurs. Il se sent souvent étranger à la vie des gens qui l’entourent, il n’éprouve rien pour eux. Son trouble face aux manifestations de l’amour n’a rien d’une nouveauté. Le couple du tramway a réveillé la seule question valable : peut-on seulement désirer quelque chose de cet ordre ? L’amour complique l’existence et Borisov a appris à vivre dans son exil intérieur. Quelle étrange nature. Tout me sourit désormais, se dit-il pour passer à autre chose.
Le jeune lauréat de l’université revient au seul langage qu’il veut parler, celui de la force et de l’élévation. Le gratte-ciel de l’Académie des sciences perce les nuages comme une fusée tendue vers les espaces infinis.
Les vestiges de l’ancien Institut d’océanographie ont été déménagés d’un palais de la Russie tsariste vers ce bâtiment lumineux et moderne. Dans le hall démesuré, les cadets de la marine astiquent le pavage de marbre. La fresque à la gloire de l’Océanographie et de l’Hydrologie surplombe l’immense vestibule. Dès son arrivée à l’orphelinat, Leonid Borisov avait nourri une passion pour l’exploration et les cartes, rêvant de découvrir les derniers espaces blancs à la surface de la planète. Les images sous ses yeux glorifient les terres sauvages conquises par la Russie au fil des derniers siècles. Les grands fleuves de Sibérie, les lacs sacrés où se reflètent les pointes enneigées de l’Altaï. Les chapelets de phoques, de bélougas, de baleines évoquent les splendeurs immémoriales de la mer des Laptev. Sous l’arche monumentale, la scène centrale glorifie le Plan de transformation de la nature. Les cours des fleuves Ienisseï, Volga, Dniepr ont été coupés par des barrages aux dimensions surnaturelles, capables de capter la puissance motrice des eaux, d’avaler leurs flots et de les recracher dans un labyrinthe de canaux d’irrigation, jusque dans les steppes les plus méridionales de l’Union. Les kolkhoziens du Sud, aux larges visages aplatis, sourient au milieu des récoltes abondantes de blé et de coton. Le génie des ingénieurs allège le labeur du paysan et de l’ouvrier. Au fond, les rouages de la nature ne sont pas si éloignés de ceux des machines-outils pour ceux qui savent en jouer.
Pétri d’admiration, Leonid Borisov se fait grave, presque recueilli en abordant le dernier pan de la fresque, dont il connaît par cœur les chapitres de bravoure patriotique. La terre François-Joseph, la Nouvelle-Zemble. Il peut réciter le nom des explorateurs qu’il reconnaît. Vitus Béring désigne de son doigt pointé le soleil couchant. Borisov contemple le premier brise-glace inventé par le vice-amiral Makarov, l’avion amphibie, les bases dérivantes sur le pôle. Toutes les icônes de Septentrion sont réunies sous ses yeux. La conquête du Grand Nord, est-ce donc le sort triomphal qu’on lui réserve ? À cette idée, une vague de chaleur le submerge et empourpre ses joues. Il contemple le héros de son adolescence, Ivan Papanine, et se remémore le sauvetage épique du Sedov emprisonné par la banquise. Tout le peuple a tremblé avec lui. Quel bel homme au sourire éclatant ! Aux femmes en corsets rouges qui lui offraient des bouquets de fleurs, la légende de l’exploration polaire opposait la modestie prolétarienne de l’homme nouveau. Leonid Borisov s’adonne à la contemplation de son modèle. Il vibre. Le jeune diplômé plonge dans un grand songe de ferveur patriotique.
Alors qu’il s’abîme encore dans sa rêverie et dans la gêne qu’elle déclenche en lui, il arrive au seuil du cabinet de travail de l’ingénieur-amiral.
— Il vous attend, lance un cadet en vareuse, ouvrant une porte d’un geste plein de déférence.
Les deux vastes pièces en enfilade tiennent à la fois du laboratoire et du cabinet de curiosités. Les échantillons d’eau prélevés dans tous les océans du monde jouxtent de vieux traités de navigation reliés de cuir. Un albatros empaillé prend son envol. Plus loin, un spécimen de cœlacanthe malgache voisine avec la pointe d’un harpon inuit.
Un homme écrit, assis à un bureau d’acajou dont le lourd plateau repose sur quatre défenses torsadées de narval. Borisov sait que ce stylo plume peut faire et défaire les carrières de la fine fleur des explorateurs soviétiques. L’ingénieur-amiral lui fait signe d’approcher. Sa haute silhouette en uniforme blanc dégage une autorité martiale. Ayant fini de parapher des documents manifestement de première importance, son hôte se lève brusquement et lui serre la main d’une poigne de bois dur. Sa voix est sèche. Ses mots mâchés sur un mode mineur prennent tout de suite une certaine ampleur.
— Je vais tenir devant vous des propos qui doivent rester confidentiels. S’ils tombaient dans des oreilles étrangères, nous serions, vous et moi, accusés de haute trahison. Et par conséquent en danger.
Leonid Borisov goûte aussitôt le ton de gravité. Il n’a jamais éprouvé ce sentiment de connivence avec les plus hauts dignitaires. Une certaine exaltation s’empare de lui, la tête lui tourne un peu mais il se domine pour ne rien laisser paraître et baisse le front respectueusement.
— Staline a ordonné que la mer d’Aral soit vidée, reprend l’ingénieur-amiral. L’opération exceptionnelle, classée secrète, a reçu la nuit dernière pour nom de code la « Grande Soif ». Elle doit donner lieu à l’expression du génie soviétique et sera pilotée ici même par un collège de neuf académiciens que j’ai l’honneur de présider. Nous avons sélectionné nos meilleurs éléments pour la mener à bien. Compte tenu de la modernité des moyens techniques inédits que nous mettrons en œuvre et de vos capacités louées par vos professeurs, j’ai décidé de vous en confier le commandement sur le terrain.
Borisov se raidit. Ses narines ourlées et conquérantes se dilatent. Mais presque aussitôt son cœur engage une bataille acharnée, à contre-courant de cet enthousiasme immédiat. L’ingénieur-amiral Bérézinsky semble avoir deviné ses pensées.
— Entendons-nous bien : nous répugnons, nous autres marins, à effacer une création de la nature aussi envoûtante que la mer. D’autant plus que nous chérissons les aventures qu’elle offre aux hommes valeureux… mais avez-vous déjà entendu…

Extraits
« – Que cette mer lointaine soit mise à mort! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d’effacer une mer frondeuse qui n’a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.
Ainsi ordonne-t-il, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Plus de mille kilomètres de tranchées à travers le désert du Karakoum, en cinq ans. Il exige que trois usines hydro-électriques sortent de terre, il envisage de décupler la production de coton de la région. » p. 20

« Aristote Bérézinsky se redresse et ses yeux flamboient avant qu’il ne porte son coup le plus dur.
— Nous nous devons de corriger cette erreur de la nature. La mer d’Aral ne sert à rien. Elle doit disparaître.
Leonid Borisov qui rêve de trouver une place ou un engagement en rapport avec sa valeur est immédiatement conquis par l’impression de grandeur que dégage le projet. Il ne peut pas y avoir d’autre justification à un tel dessein que l’attitude honteusement antisoviétique de la mer d’Aral.
— Saurez-vous remplir cette mission? demande l’ingénieur-amiral.
— Pas un d’entre nous ne pourrait poser des yeux sur cette mer sans les sentir aussitôt souillés par la honte, récite Leonid Borisov d’une voix forte et presque inhumaine. Mes intentions sont pures, je suis convaincu qu’elle doit être éradiquée.
Rempli d’aise, Bérézinsky déploie une carte maritime sur son bureau. Ses yeux devenus presque affectueux se concentrent d’abord sur les steppes. D’une forme ovale, la mer d’Aral a été fendue en son milieu par une ligne aussi droite qu’un coup de sabre, le trait d’une frontière qui la partage à parts égales entre la république socialiste soviétique d’Ouzbékistan et sa sœur, celle du Kazakhstan.
— Il faudra d’abord juguler les deux grands fleuves qui l’alimentent. Quand elle sera privée de leur apport, la mer mourra peu à peu sous l’effet de l’intense évaporation.
Tête baissée, Leonid Borisov cherche à retenir chaque détail du plan pour satisfaire en tout point les espoirs qu’on place en lui. » p. 33

« Nous sommes capables de décider de ce qui est bon pour nous. Ils veulent nous retirer la mer et avancent masqués en prétendant qu’ils viennent nous équiper d’un réseau d’irrigation moderne. C’est un mensonge grossier. La mer va être entièrement asséchée et le désert recouvrira tout après leur passage. Notre vie deviendra impossible. L’heure est venue. Nous n’avons plus à avoir peur. Ils doivent partir, nous rendre notre pays. » p. 111

À propos de l’auteur
VINCON_Fabien_©Celine_NieszawerFabien Vinçon © Photo Céline Nieszawer

Fabien Vinçon est né en 1970 à Paris. Producteur éditorial adjoint IAV Arte, il a publié un récit La Cul-singe (2021) et Staline a bu la mer (2023), son premier roman aux éditions Anne Carrière. (Source: Tiffany Meyer)

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Ce qu’il reste d’horizon

PERROT_ce-qu-il-reste-dhorizon  RL_2023

En deux mots
Après le décès accidentel de ses parents, le narrateur décide de s’installer dans le vaste espace au 13e étage d’un immeuble qu’il vient d’hériter. C’est là qu’il entame une vaste réflexion existentielle. Que fera-t-il désormais de sa vie ? Entre idées loufoques et rencontre avec des personnages qui ne le sont pas moins, il va se bâtir un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand la vie bascule…

Le nouveau roman de Frédéric Perrot met en scène un jeune homme qui vient de perdre ses parents et s’installe dans un vaste espace vide. Pour y faire son deuil et pour tenter de se construire un avenir avec une liberté retrouvée.

Ce roman, c’est d’abord celui d’un lieu. Un immeuble incendié, un propriétaire contraint à une vente aux enchères, et les parents du narrateur se retrouvent propriétaires d’une vaste plateforme au treizième étage d’un immeuble. 400m2 qu’ils se proposent de rentabiliser en y organisant des mariages, car la vue sur la ville y est imprenable. Mais cela ne suffit pas à éponger les dettes. Alors leur fantaisie transforme cette dalle de béton «en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. (…) Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons».
Pour leur fils, cet espace est synonyme de liberté, de fête, de création. Il y organise des boums, des matchs de foot, y échange son premier baiser. Une certaine idée du bonheur qui se voile brutalement quand il apprend la mort de ses parents. «J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé.» Ils avaient décidé de prendre un bain de minuit et avaient couru main dans la main vers la mer en oubliant la falaise qui les séparaient du rivage.
À compter de ce jour, la vie n’a plus eu de saveur. Mais il a bien fallu avancer. Alors, pas à pas, notre narrateur a cherché du sens à ses actions, un peu aidé par Tartuffe, le chien de ses parents, qu’il fallait bien promener. Il a démissionné, quitté son appartement, donné les clefs de sa voiture et s’est installé au treizième étage.
Vivre consistait alors à regarder le paysage, suivre l’eau qui s’infiltrait par la toiture, regarder pousser les plantes, marcher pieds nus. Ou encore essayer d’atteindre des endroits pointés au hasard depuis sa tour. Après le toit d’un gymnase, il s’est «retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition.» En collectionnant les lieux, il a atterri chez une vieille dame puis en répondant à une petite annonce, il a fait la connaissance de Sampras, joueur d’un tennis aux règles très particulières. Deux rencontres qui vont lui donner l’idée d’organiser un repas pour ses nouveaux amis. «Une armoire à glace en marcel, un chien aux poils hirsutes, une vieille dame en tenue de gala et un type aux pieds nus. Quatre solitudes réunies. Le début d’un peuple.»
Leurs extravagances réjouissent Mme de Marigneau qui lui confie alors combien elle apprécie sa façon de vivre: «C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi.»
Comme son personnage principal, Frédéric Perrot sait accompagner sa prose d’un brin de fantaisie et de très jolies formules que l’on voudrait toutes noter, comme «Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé» ou encore « Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis.» Cette chronique d’un deuil difficile à surmonter pourrait être une plongée dramatique vers la folie, mais par la plume allègre de son auteur devient un hymne à la vraie liberté. Celle qui ne nous enjoint pas de rester dans un cadre défini, mais celle qui n’est plus régie que par nos envies et nos désirs.

Ce qu’il reste d’horizon
Frédéric Perrot
Éditions Mialet Barrault
Roman
200 p., 19 €
EAN 978
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les parents extravagants font des enfants heureux et des jeunes adultes angoissés.
Le héros de ce livre adorait sa mère et son père qui ne se préoccupaient jamais de rien et ne connaissaient d’autre loi que l’éclosion de leurs plaisirs. Pour leur permettre de vivre comme ils le souhaitent, leur fils unique poursuit une carrière brillante et rémunératrice.
Un soir de pleine lune, le couple éprouve le besoin irrépressible de s’offrir un bain de minuit. Nus, ils courent vers la mer en riant aux éclats, oubliant qu’ils campent sur une falaise. Crucifié par ce deuil, notre héros abandonne du jour au lendemain son travail, son appartement et toutes ces habitudes qui donnent à chacun de nous la certitude de mener une existence satisfaisante.
Il s’installe au dernier étage d’un immeuble d’habitation, à même le béton d’un plateau vide que ses parents avaient acquis pour une bouchée de pain et qu’ils n’avaient jamais eu les moyens d’aménager.
Il décide de vivre désormais au hasard de sa fantaisie. Peut-on échapper à la société et remplir une existence sans avoir à affronter la moindre contrainte ?
Dans ce roman à l’humour débridé, Frédéric Perrot nous entraîne à la suite de cet homme déterminé qui fait preuve d’une extraordinaire imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
AOW


Frédéric Perrot présente son roman Ce qu’il reste d’horizon © Production Mialet-Barrault Éditeurs

Les premières pages du livre
« J’avais tout ce qu’il me fallait puisque je n’avais rien. Rien qu’on puisse me voler, rien à devoir à personne. C’est un luxe notable, je m’en suis rendu compte avec le temps. Si on me retirait tout, je ne perdrais rien. Y a t il plus grande richesse ?
Cette fortune durait depuis longtemps déjà, je ne comptais plus les jours, laissant tourner le compteur dans mon dos. Je me réveillais au chant du coq, passais mes journées à contempler le soleil et le monde qui fourmillait en contrebas. Je buvais un peu, lisais beaucoup. Je faisais des festins des légumes que j’avais moi-même cultivés et prenais des douches avec vue sur la ville entière, sans vis-à-vis. Plus que jamais je profitais de l’existence et du temps, ce sable qui file entre les doigts.

Près de quatre décennies plus tôt, un incendie ravageait les bureaux du dernier étage d’un immeuble d’habitation. Le propriétaire s’est vu contraint de tout raser pour les reconstruire, mais n’a jamais obtenu son crédit pour le faire. Pour éviter la banqueroute, il a fini par proposer son bien aux enchères. Mes parents ont assisté à la vente par hasard, en accompagnant un ami. C’était un jour de canicule, la plus importante depuis vingt-six ans. La salle était déserte. La seule personne présente somnolait au dernier rang, assommée par la chaleur. En entendant que la mise à prix débutait à un franc symbolique, mon père a jeté un regard amusé à ma mère, et il a levé la main. Voilà comment ils se sont retrouvés propriétaires d’un étage totalement vide. Quatre cents mètres carrés de rien. Un plateau de béton désaffecté pour un franc… et quelques dizaines de milliers d’impayés, compris dans le lot. Mais peu importe, ce coup du sort a été l’élan qu’ils attendaient pour redonner du sens aux jours. Ils commençaient à trouver les journées un peu longues, dans une vie qui en comporte si peu.
Quand ils ont découvert qu’il s’agissait d’un treizième étage, il fallait voir leur enthousiasme, deux adolescents, ni plus ni moins. Ils répétaient à qui voulait bien l’entendre que ça leur porterait chance. Ils n’avaient pourtant pas pour habitude de croire aux porte-bonheur ou aux grigris. Combien de fois les avais-je entendus dire : La chance, c’est toi et toi seul qui vas te la construire, mon garçon, sûrement pas le loto. Mais on venait de leur filer un ticket gratuit, alors ils ont délaissé leurs grandes théories, le temps d’y croire un peu.
Ils ont mis des mois à éponger les dettes, en y organisant d’abord des mariages low cost – un peu d’imagination suffisait à rendre cette dalle de béton accueillante, et le point de vue incroyable finissait par convaincre même les plus récalcitrants. L’architecture de l’immeuble était étonnante pour l’époque : les murs extérieurs du bâtiment, vitrés, donnaient l’illusion de leur absence. Il fallait pour y vivre ne pas avoir le vertige. Une excentricité de l’architecte qui baignait en permanence l’étage de lumière, grâce au panorama à trois cent soixante degrés de la ville. De là-haut, tout prenait de l’ampleur, la pluie, les orages, le défilé des voitures et la danse des arbres, le bruit lointain du monde.
Mes parents n’ont jamais eu les moyens pour lancer la reconstruction de l’étage, je ne suis pas sûr qu’ils en aient eu un jour le projet. Mais pour la première fois de leur vie ils étaient propriétaires. Alors ils l’ont gardé, comme un trophée.

En peu de temps, leur fantaisie a transformé cette dalle de béton en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. Des WC aménagés dans un coin, des dizaines de chaises pliantes et des tréteaux, des draps tendus et des vieilles lampes à franges suffisaient à donner vie à ce treizième étage. Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons, et voyant défiler les voisins du dessous, excédés par le bruit, à une vitesse démentielle. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur ceux qui profiteraient avec eux de ces fêtes incessantes.
Ils ont fini par quitter leur travail respectif pour ne vivre que des revenus générés par la Plateforme. C’est comme ça qu’on l’a baptisée, au vote à main levée. C’était d’usage pour tout et n’importe quoi dans notre famille, tout se décidait ainsi. Comme on n’était que trois, deux voix suffisaient pour l’emporter : pain aux graines ou baguette tradition ? Balade au parc ou cinéma ? Rue de gauche ou rue de droite ? Pour tous les sujets, si on voulait convaincre, il fallait développer un argumentaire, savoir énoncer clairement son point de vue. Opter pour l’achat d’un cerf-volant plutôt qu’un ballon de foot pouvait nous mener à des diatribes délirantes et spectaculaires. Le résultat, finalement, importait moins que la ferveur pour y parvenir.
Le week-end, ma mère nous lançait souvent des « Ça vous dirait de peindre ? », je levais la main, elle aussi, et on partait à la Plateforme avec des pinceaux et des pots de peinture, et on dessinait des fresques gigantesques sur le sol, des après-midi entiers. Quelquefois pour des occasions particulières, souvent pour notre plaisir personnel. Depuis cette acquisition, le plaisir et la joie étaient devenus leurs seuls guides. Si mes parents avaient été des églises, on se serait empressé de leur graver sur le front cette phrase maintes fois répétée : La norme n’a d’autre forme que celle qu’on veut bien lui donner.
En pleine semaine, à l’heure du dîner, il n’était pas rare que mon père lance « Allons dîner dans les nuages ». Alors on se chargeait d’un nécessaire à pique-nique et on se rendait au treizième étage. Il fallait voir ça, cette excitation en installant les tréteaux près des baies vitrées, face aux lumières de la ville, un ciel étoilé à nos pieds. Chacun de ces dîners, chacun de ces passages à la Plateforme, était des vacances improvisées. Plus besoin de Villers-sur-Mer, de Fréjus ou de Pleubian. On avait ça.
J’ai organisé là-bas mes premières boums, des anniversaires, des parties de foot avec les gars du quartier. Quelques traits à la craie suffisaient à tout changer, à délimiter chaque fois un nouvel espace de jeu. L’imagination est la plus grande des bâtisseuses.
J’y ai décroché mon premier baiser. Une Élodie, impressionnée par cet espace gigantesque dans lequel j’avais allumé des dizaines de bougies, m’a trouvé romantique et, pour la première fois, des lèvres se sont posées sur les miennes. J’ai vite compris que cette dalle de béton était un avantage sur les autres garçons. Je ne m’en suis pas privé quand elle m’a quitté pour un autre. Avec plus ou moins de succès selon les tentatives – les sentiments sont une science hasardeuse – je prenais du galon à mesure qu’on gravissait les étages. Des cloisons, montées par mon père autour de la cage d’ascenseur, créaient l’illusion d’un hall d’entrée donnant sur quatre appartements. Quand j’ouvrais une des portes, toujours la même réaction : bouche bée et yeux écarquillés.
J’ai pris ma première cuite là-bas, après une soirée trop arrosée pour célébrer l’obtention de l’inratable brevet des collèges. L’étage s’était alors transformé en plateforme vacillante, une toupie tournant sur son axe à toute allure, des ados dégueulant sur sa dalle.
J’y ai fumé mon premier joint, aussi, avec un Mathieu. On a tellement ri ce jour-là que la ville entière a dû nous entendre. Comme on était haut perchés et les nuages bas, certains ont dû se dire que Dieu se foutait de leur gueule.

Je n’ai jamais souffert de l’exubérance de mes parents, au contraire, elle m’a inspiré, elle a fait de ma jeunesse un joyau, du genre brillant et coloré. On a dérivé ensemble dans ce monde fantaisiste et joyeux, un paradis pour enfants. J’ai lu plus de bouquins que n’importe quel gosse, me suis endormi au bruit de centaines de concerts, ai visionné des films par milliers. Avant mes dix ans, j’avais une culture de vieillard, je pouvais réciter par cœur les dialogues des films de Sautet, je connaissais toutes les chorégraphies de Chaplin et considérais Klimt comme un frère. J’étais capable de réparer une plomberie défaillante, de bricoler un meuble cassé. Et mes bateaux en allumettes, oui mes bateaux en allumettes conception maison qui venaient chaque semaine agrandir l’impressionnante collection de mon chantier naval. Je les faisais naviguer contre vents et marées, des jours entiers, sur la moquette de ma chambre. La seule contrepartie à tout ça, c’était mon ennui abyssal à l’école. Tout était fade, à côté de ce que mes parents m’apprenaient à leur manière.
J’y ai vécu des moments inoubliables et des joies indélébiles, mais avec l’âge, mon intérêt pour cet étage s’est altéré. J’ai fait un pas de côté, et puis des centaines d’autres. Il m’a fallu prendre de la distance pour me construire une vie, un avenir. Devenir adulte puisque mes parents refusaient de le faire. J’ai dû trouver un travail qui me permette de m’assumer et, occasionnellement, d’éponger leurs dettes et leurs excès : les événements organisés à la Plateforme finissaient par leur coûter plus cher que ce qu’ils leur rapportaient. Chacun de mes avertissements redoublait leur cadence, mon père jurant que si tout devait s’arrêter bientôt, il préférait profiter à fond.
Mais peu importe, je leur devais bien ce juste retour des choses, maintenant que j’étais adulte : prendre à ma charge quelques-unes de leurs fins de mois, les laisser donner à leur norme la forme qu’ils voulaient. J’avais un travail qui me permettait de les combler de plaisir et de joie, comme ils l’avaient fait avec moi. Je l’ai fait de bon cœur, pour qu’ils continuent leurs excès.

C’est arrivé un mardi. Un matin comme un autre, doté d’un ciel bleu tout à fait délicat. Ils sont morts cette nuit. On me l’a annoncé par ces mots. Une amie de mes parents qui était avec eux en vacances. Je n’ai rien entendu d’autre que cette phrase :
Ils sont morts cette nuit.

J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé. J’ai fait le calcul plusieurs fois, pour ne pas me tromper. Pendant des heures, j’ai disserté sur l’étrangeté de ce temps passé pour parler d’eux : passé composé, imparfait, plus-que-parfait, j’ai tout essayé. Ces temps ne leur allaient pas. J’ai décidé de parler d’eux au présent, à l’avenir, ce serait plus harmonieux à l’oreille.
Ils sont morts en sautant d’une falaise, totalement ivres, à soixante-sept et soixante-dix ans. Le plaisir et la joie auront eu raison d’eux, ils les auront guidés tout droit vers leur perte. Les témoins les ont décrits main dans la main, courant nus vers la mer pour un bain de minuit, oubliant la falaise qui les en séparait. Je me rassurais en me disant qu’ils étaient partis heureux et souriants, plus que jamais ensemble. Mais leur départ avait creusé un vide béant, une solitude qui résistait à la présence des autres. Chaque sourire me rappelait leur absence, chaque réjouissance, chaque bonne nouvelle. La mort fait du moindre détail un rappel ostentatoire de ceux que vous aimiez.
Je n’ai pas assisté à leur enterrement, c’était bien trop triste. Et puis ça ne leur ressemblait pas, mourir. Ils ont des têtes à sourire, boire, chanter, crier, bouffer, aimer, jardiner, faire des clins d’œil et des pâtes, prendre des bus, applaudir, peindre, faire des ombres chinoises avec leurs mains, des doigts d’honneur. Je préférais rester sur ça, plutôt que laisser déteindre sur eux l’image d’un enterrement, un préfabriqué, des cravates noires et des discours préécrits, des gueules cernées, des « Le temps va t’aider, tu verras » ou encore des « C’est toujours les meilleurs qui partent en premier ».
Ils ont dû apprécier que je ne suive pas les convenances, que je m’acquitte de cette célébration sans panache. Le jour de la cérémonie funéraire, je me suis simplement rendu au treizième étage avec une enceinte, et j’ai diffusé en boucle « La Bambola » de Patty Pravo, qu’ils adorent. Je les ai imaginés là, dansant tous les deux pendant des heures, les yeux fermés et le sourire aux lèvres, et c’était bien. Je n’ai pas versé une larme, j’ai tenu bon. Pleurer, c’eût été me résoudre à leur départ, et cette idée ne me convenait pas.
J’ai fait la fête avec eux jusque tard dans la nuit. Je m’en suis sorti avec une bonne barre au crâne le lendemain, et quelques courbatures d’avoir dormi enroulé dans un drap, à même le sol. Mais ça valait la peine, c’était un bel hommage.
C’est Tartuffe, le berger australien de mes parents, qui m’a sorti du sommeil en me léchant le visage. Une cousine me l’avait déposé la veille, pour que je m’en occupe jusqu’à ce qu’elle lui trouve une famille d’adoption – je n’avais ni la vie ni l’appartement pour le garder. En ouvrant les yeux sur la Plateforme, la joue pleine de bave, j’ai immédiatement été happé par cette vue panoramique sur la ville dont j’avais presque oublié la splendeur. Je suis resté un temps, là, sans bruit sans bouger, à admirer ce papier peint de ma jeunesse.
La mort, j’ai pu m’en rendre compte les jours suivants, n’embellit rien. Je ne trouvais pas d’exemple de ce qu’elle pouvait sublimer. Elle met simplement un voile noir sur tout et tout le monde, une tristesse collante et poisseuse. La mort tue, voilà tout ce qu’elle fait. À voir son allure basse et les soupirs qu’il poussait en permanence, Tartuffe semblait d’accord.
Il paraît que le temps permet de tolérer un peu la douleur, que des mécanismes lointains, inutiles jusqu’alors, se mettent en branle pour vous faire avancer. Je me suis efforcé d’y croire, un peu.

Je n’ai pas trouvé le courage de vendre la Plateforme. J’ai d’abord ambitionné d’engager une entreprise pour continuer d’y organiser des soirées, mais je n’ai rien fait. On fait moins de mauvais choix quand on n’en fait aucun.
En rentrant du travail, je découvrais chaque soir le cadavre d’un coussin éventré, un pied de chaise bousillé ou une flaque de pisse sur le tapis du salon. J’avais beau expliquer à Tartuffe que les chaises et les coussins n’étaient en rien responsables de la situation, il persistait. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour ce chien, mais le contexte particulier de notre rapprochement ne jouait pas en faveur de nos atomes crochus. Il paraît que Tartuffe avait commencé la course vers la falaise avec mes parents, et qu’il s’était arrêté juste avant le grand saut, comme désireux de prolonger un peu sa soirée. Je regrettais qu’il n’ait pas eu la bonne idée de les convaincre de faire comme lui. Je crois que je lui en voulais un peu, pour ça.
Quand, une semaine plus tard, ma cousine est revenue le chercher en s’exclamant qu’elle avait trouvé une famille d’adoption, je n’ai pas pu réprimer un soupir de soulagement. Mais il a refusé de sortir, il s’est planqué sous la table. Il a feint un état d’inconscience assez peu convaincant. La cousine a d’abord tenté de le traîner sur le dos, puis elle a été obligée de le porter jusqu’à l’ascenseur. Il m’a jeté un regard qui disait : Je vais sans doute finir dans une famille qui me battra et me rendra malheureux jusqu’à la fin de mon existence, est-ce que tu es bien certain que c’est ce que tu souhaites ? Tout ça rien que dans ses deux prunelles.
La douleur dans ma poitrine, quand je l’ai vu disparaître dans l’ascenseur, je ne sais pas, je ne l’ai pas supportée. J’ai couru jusqu’au compteur général de l’immeuble et j’ai coupé l’électricité. C’est le premier réflexe qui m’est venu. À cet instant, s’il y avait eu un bouton pour arrêter le monde entier, je l’aurais pressé sans hésiter.
Le temps que je réfléchisse, ma cousine est restée bloquée dans l’ascenseur. À travers les portes, je lui criais que je faisais mon possible pour réparer la panne et, quelques minutes plus tard, j’ai réactivé le courant et je l’ai accueillie à la sortie de l’ascenseur, faussement effaré par ce signe du destin qu’on ne pouvait ignorer. Elle m’a regardé avec des yeux ronds – j’aurais fait pareil, franchement – et elle a fini par lâcher la laisse. Tartuffe s’est précipité dans l’escalier avant que je change d’avis.

J’ai eu des histoires d’amour depuis le premier baiser d’Élodie, bien sûr. Des passions, des ruptures. Parmi elles, une relation plus durable que les autres, avec une Sylvie : six années de vie commune qui se sont terminées en trois minutes. La loi des rationalités ne joue pas toujours en notre faveur.
Je n’avais jamais eu de difficulté à faire des rencontres, mais depuis quelques semaines, rien ni personne ne parvenait à éradiquer cette ronce dans ma poitrine. Aucune des femmes que je rencontrais ne semblait assez charmée par ma mélancolie pour que ça perdure. Je n’étais soudain plus capable de ça : bâtir des amours, élaborer des amitiés. Je n’étais plus certain de ma valeur, ni de celle des autres. Je passais mon temps à regarder le monde distraitement, à travers des vitres : fenêtres de train, hublots, pare-brise de voiture, je n’étais pas regardant sur l’épaisseur ou la qualité, tant que ça me permettait de m’évader. Loin.
Je n’ai conservé de l’enfance qu’une amitié authentique : Anita. Jamais nos lèvres ne se sont effleurées, jamais d’ailleurs l’idée ne nous a tenté. Un lien solide s’est forgé dans cet irréfutable constat. Dès le plus jeune âge, sans arrière-pensée, on a partagé larmes et allégresse, fous rires et désillusions. À peu près tout ce qui consolide une amitié durable.
Ces temps-ci, elle me répétait que j’avais mauvaise mine, qu’il fallait que je fasse quelque chose. Je me contentais d’afficher un air surpris et le minimum syndical des sourires, et je changeais de sujet. Elle était très prise par son nouvel enfant, ça me laissait quelques longueurs d’avance. J’étais le parrain de son fils aîné. Cette année-là, j’oubliai son anniversaire pour la première fois.

Je n’ai jamais vraiment aimé mon travail, mais je m’y suis toujours rendu sans rechigner – si on commence à remettre en cause les nécessités, on ne s’en sort plus. J’ai tout remis en question : mon travail, mon bureau, mon choix de cravate. À tel point qu’un matin, qui ressemblait pourtant à s’y méprendre à tous les autres, j’y suis allé à reculons. Au sens propre. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Par jeu sans doute. Pour avoir un point de vue différent de celui que j’avais depuis douze ans. Je me suis pris des murs et des injures, voilà tout ce que ça m’a apporté, rien de probant. Mais pour la première fois, j’acquérais la certitude que cette dose d’adrénaline, ce changement de perspective, manquait cruellement à mon quotidien. Un quotidien dans lequel il fallait au minimum se délester de cinq euros dans une fête foraine pour espérer quelques frissons.
Plus que jamais, dans une danse inconsciente du pouce, je swipais à gauche, swipais à droite, et rafraîchissais les feeds de mes réseaux sociaux. Quand un signe rouge ou une étoile bleue apparaissait dans mes notifications, j’avais chaque fois comme un sursaut qui s’éteignait dans un profond sentiment de pourquoi. Un like sur une photo de mes pieds face à la mer ne suffisait plus à relancer mon pouls. Je me sentais vieux avant l’heure, ou jeune trop tard. Au bureau, il m’arrivait de plus en plus fréquemment de m’enfermer dans les toilettes, en suffoquant. La seule manière d’en sortir était de jouer au tennis sur mon téléphone, et de gagner ma partie. Sinon, j’arrivais à m’en convaincre, je mourrais dans d’atroces souffrances.
Ma logique perdait doucement en consistance. Tout comme mon désir, qui ne parvenait plus à ériger quoi que ce soit de tangible. J’avais au ventre une incapacité aux autres et au monde, qui proliférait.
« Ça va passer, me disais-je, ça va passer… » Et j’ai vécu mes journées ainsi pendant des semaines encore.

Ce sentiment de ni quoi ni qu’est-ce s’est intensifié. À mon insu, un oiseau noir faisait son nid, brindille après brindille. Pendant que je m’efforçais de tenir debout, il bâtissait son empire d’épines au-dedans. Je réussissais encore à sourire, à donner le change au travail, à accepter les ordres contradictoires de mon supérieur hiérarchique. Chaque geste du quotidien devenait une contribution de plus à cette masse d’absurdités que forme parfois l’existence. Je commençais à remettre en question tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi, à vrai dire. Qui a décidé qu’une heure serait composée de soixante minutes ? Pourquoi les sens interdits sont rouges, et non émeraude ou parme ? Qui a décrété qu’il fallait dormir la nuit et vivre le jour ?
Je continuais mes trajets à reculons et faisais des progrès fulgurants : je descendais l’escalier en trottinant, m’engouffrais dans les ascenseurs au simple bruit que faisaient les portes en s’ouvrant dans mon dos, slalomais entre les passants avec l’aisance d’un skieur hors piste.
Je prescrivais à chaque journée un changement anodin, souvent absurde. Tous les soirs par exemple, je programmais mon réveil une minute plus tard que la veille. Cette légère modification m’obligeait à accélérer la cadence de ma préparation. Au bout d’une semaine, pour rattraper mon retard, j’étais forcé de me laver les dents en nouant ma cravate, de boire mon chocolat chaud en enfilant mes chaussettes. Je riais déjà de l’improbable chorégraphie qu’il me faudrait mener dans dix jours à peine.
Tout était bon pour occuper mon esprit.

J’ai marché, maladroit et chancelant, jusqu’à ne plus pouvoir faire un pas. Un samedi de février, sur un trottoir inondé de pluie, je me suis arrêté. Net.
Ça y est, je n’étais plus heureux.
J’étais immobile, au milieu de la rue, sous le crachin, accusant le coup de mon propre constat, soudain et tranchant, non négociable. »

Extraits
« Voilà comment je me suis retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition. Comme on accumule les timbres, je collectionnais les lieux. Mon arrivée dans les bureaux d’un immeuble d’entreprise, en pleine semaine, me confirma le bien-fondé de mon changement de cap. S’ils avaient eu le temps de lever les yeux dans leur inutile empressement, les employés de cette société de je ne sais quoi se seraient demandé ce que je foutais là, figé dans le couloir, à les observer, pieds nus, la quarantaine approchant. » p. 66

« — C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi. Si ça devait m’arriver un jour, je voudrais qu’on me célèbre comme tu le fais toi, en riant, en dansant, en criant, en baisant s’il le faut. Fais confiance à ce que tu as là, et uniquement là, a-t-elle conclu en pointant mon ventre de son doigt brindille, et ne te laisse jamais guider par autre chose que cette ferveur, c’est tellement beau… » p. 90

« Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé. » p. 98

« Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis. » p. 109

À propos de l’auteur
PERROT_Frederic_DRFrédéric Perrot © Photo DR

Frédéric Perrot est scénariste et réalisateur au sein d’un duo qui sévit sous le nom de Najar & Perrot. Après Pour une heure oubliée (2021) et Cette nuit qui m’a donné le jour (2022), il publie Ce qu’il reste d’horizon (2023). (Source: Éditions Mialet Barrault)

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Bivouac

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En deux mots
Les activistes écologiques canadiens ont trouvé refuge dans le Maine où ils vont parfaire leur formation. Raphaëlle et Anouk doivent quitter leur cabane pour aller se ravitailler avant de pouvoir regagner la forêt. Tous vont se retrouver pour mener le combat contre les sociétés dénaturent leur environnement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le combat des écologistes canadiens continue

Après Encabanée et Sauvagines, Gabrielle Filteau-Chiba poursuit son engagement en faveur de la préservation de la forêt canadienne. Un combat contre la construction d’un oléoduc qui va virer au drame.

Nous avions découvert Gabrielle Filteau-Chiba avec son saisissant premier roman, Encabanée, qui retraçait le choix fait par la narratrice de passer un hiver en autarcie dans la forêt canadienne. C’est là qu’elle avait croisé pour la première fois le militant écologiste Riopelle. Puis dans Sauvagines, elle a suivi le combat de Raphaëlle, agente de protection de la faune dans le haut-pays de Kamouraska. C’est dans ce second épisode qu’elle tombait amoureuse d’Anouk.
Avec Bivouac, le troisième volet de cette trilogie sur les combats écologiques – mais qui peut fort bien se lire indépendamment des deux premiers romans – elle choisit le roman choral qui va donner la parole à tous ces personnages, servis par une plume acérée.
Les premières pages retracent la fuite de Riopelle, le surnom de Robin. Il part chercher refuge dans le Maine à travers la forêt et le froid. Opposé à la construction d’un oléoduc qui dénature la forêt, il a bien essayé les recours juridiques, mais ils n’ont pas abouti ou ont été enterrés dans des procédures administratives, si bien qu’avec ses amis, il ne lui restait plus qu’à s’attaquer aux engins de chantier. Traqué par la police, il va réussir à rejoindre le refuge américain qui sert de base arrière aux militants. C’est là qu’il entreprend, avec ses pairs, de parfaire sa formation et ses connaissances en écologie et en droit de l’environnement avant de poursuivre le combat et de lancer l’opération Bivouac.
Après cette première partie, entre roman d’aventure et d’espionnage, on retrouve Anouk et Raphaëlle. Les deux amoureuses ont passé l’hiver dans leur yourte avec leurs chiens de traîneau, mais doivent désormais songer à refaire le plein de vivres. Anouk, qui doit céder à un ami une partie des chiens, ne voit pas d’un très bon œil le voyage jusqu’à une ferme communautaire, mais elle suit Raphaëlle. En se promettant de revenir au plus vite.
À la ferme Orléane, le travail ne manque pas et elles vont très vite trouver leurs marques. Mais des dissensions vont commencer à se faire jour, notamment après la perte accidentelle d’un veau et la constatation que tout le troupeau souffre.
Le retour va alors s’accélérer, avec le projet de démolir la cabane existante pour en ériger une plus solide et plus confortable.
Tous les acteurs vont donc finir par se retrouver dans le Haut-Pays de Kamouraska pour mener le combat contre ceux qui abattent les arbres et mettent en péril la biodiversité et accroissent le dérèglement climatique. Une confrontation qui va virer au drame et voiler de noir ce nouveau chapitre d’une lutte à armes inégales.
En fière représentante de la littérature québécoise, Gabrielle Filteau-Chiba continue à nous régaler avec sa langue imagée et ses expressions que le contexte permet de deviner. Remercions donc l’éditeur d’avoir fait le choix de ne pas «franciser» le texte, ce qui nous permet de savourer, par exemple, cette belle volée de bois vert: «Les hosties d’enfants de chienne de mangeurs de tofu du câlisse… M’as les gargariser à l’eau de Javel pis les faire regarder pendant que je rase toute le bois deboutte.»
(Ajoutons qu’un glossaire en fin de volume permet de déchiffrer ces insultes ainsi que tous les mots québécois).
Reste ce combat désormais mené en groupe, servi par le lyrisme de la romancière. Elle nous tout à la fois prendre conscience des dangers qui menacent sans occulter pour autant les contradictions des écologistes. Mais c’est justement cette absence de manichéisme qui fait la force de ce livre, dont on se réjouit déjà de l’adaptation cinématographique, car les droits des trois volumes ont été achetés par un producteur.

Bivouac
Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions Stock
Roman
368 p., 22 €
EAN 9782234092938
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Canada, dans le Haut-Pays de Kamouraska. On y évoque aussi un séjour aux États-Unis, dans le Maine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Raphaëlle et Anouk ont passé l’hiver dans leur yourte en Gaspésie, hors du temps et du monde. À l’approche du printemps, Raphaëlle convainc sa compagne de rejoindre la communauté de la Ferme Orléane pour explorer la possibilité d’une agriculture et d’un vivre-ensemble révolutionnaires… ainsi que la promesse de suffisamment de conserves pour traverser les saisons froides, au chaud dans leur tanière.
Rapidement la vie en collectivité pèse à Anouk et les premières frictions entre elle et Raphaëlle se font sentir. La jeune femme décide d’aller se ressourcer dans sa cabane au Kamouraska, entre les pins millénaires et le murmure de la rivière. Elle ne tarde pas à y recroiser Riopelle-Robin, un farouche militant écologique, avec qui elle a eu une liaison aussi brève que passionnée. Aux côtés d’« éco-warriors » chevronnés, ce dernier prépare une nouvelle mission : l’opération Bivouac. Son objectif: empêcher un projet d’oléoduc qui doit traverser les terres du Bas-Saint-Laurent et menace de raser une forêt publique, véritable bijou de biodiversité.
Anouk, bientôt rejointe par Raphaëlle et ses alliées de la Ferme Océane, se lance à corps perdu dans la défense du territoire. La lutte s’annonce féroce, car là où certains voient une Nature à protéger, d’autres voient une ressource à exploiter, peu importe le coût.
Gabrielle Filteau-Chiba renoue avec ses personnages de marginaux sensibles et libres et signe un grand roman d’amour et d’aventure sur la défense de l’environnement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Iris Gagnon-Paradis)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
Journal de Montréal (Sarah-Émilie Nault)
Accès (Ève Ménard)
Coopzone

Les premières pages du livre
Première partie
Vers Allagash

Chapitre 1
Toucher du bois
Riopelle
À voir valser les conifères, à entendre grincer leurs troncs, je ne donnerais pas cher de ma peau. Tout ce qui compte dans l’instant présent : remuer les orteils, déglacer mes doigts, gagner du terrain plus vite que le froid.
Je suis seul. Je ne peux plus compter sur ma meute pour m’éclairer, débattre du chemin le plus sûr et des routes passantes à esquiver, à savoir si le rang du Nord me mènera paradoxalement plus vite à la frontière sud. Pas question que je sorte mon GPS tout de suite. La batterie ne fera pas long feu par un temps pareil. De toute façon, je n’arriverais pas à pitonner*1 tant mes doigts et l’écran risquent de figer.
Je vais de banc de neige en banc de neige, aveuglé par la poudrerie, un pas à la fois. La gifle du vent me fait contracter tous mes muscles, traverse ma capuche et ma tuque. J’entends des sifflements fantomatiques, qui hèlent sans jamais reprendre leur souffle, eux. J’aurais dû donner une autre chance au char. J’aurais dû.
Je revois mon père, qui donnait une volée aux appareils au fonctionnement intermittent, pour les relancer. Des fois, ça marchait. D’autres fois, il se défonçait les jointures en vain. Je me rappelle ses colères, le rose à ses joues, son torse bombé. C’est bien trop vrai, j’ai hérité de son agressivité quand les objets me chient dans les mains. Il y a aussi beaucoup de monde que je rêve de secouer en l’air. Mais la violence n’éveille pas les consciences, dirait m’man, à son époque bouddhiste. Je l’entends presque me susurrer : Anitya, tout est éphémère, mon garçon. Oui, tel le fourmillement des membres avant leur congélation.
C’est mauvais signe, ces apparitions du passé. Je reste imprégné des images qui me viennent, un continuum de guides qui m’aide à persévérer, tandis que je pose machinalement un pied devant l’autre, maintenant la marche ininterrompue vers l’avant. Ma barbe est incrustée de glaçons, qui rejoignent ceux de mon cache-cou en polair. Les étoiles scintillent comme mille milliards de diamants coupants. Mon souffle, qui n’est plus qu’un sifflement, me fait mal. Malgré mes pelures, je sens maintenant la morsure du froid gagner mes os.
Je divague. Un arbre me parle. Je pique vers lui, un hêtre de mon âge, pour flatter son écorce lisse. Toucher du bois. Mes bras sont raides comme des bâtons de ski. Je fais une prière tacite. Forêt, aide-moi.
Je marche longtemps encore, assez pour comprendre que la radio ne mentait pas et que la météo apocalyptique rend périlleuse toute tentative de survie à découvert. Je pense à Saint-Exupéry, écrasé en plein Sahara libyen, à ce que je n’ai pas compris du Petit Prince1. Je songe aux coureurs des bois égarés du temps de la colonie, à ce vieux pêcheur errant en mer d’Hemingway2. Tous allés trop loin. Est-ce la morale de ces histoires, dont j’ai oublié la fin ? Jeu d’esprit. À savoir si on se déshydrate plus vite dans le désert, brûlé de soleil en plein océan ou exposé au froid sur ce rang anonyme ? Mon esprit roule sur la jante, des routes qui ne débouchent sur rien aux banquises qui fondent, jusqu’aux neiges des sommets qui ne sont plus éternelles, en passant par tous ces espaces sauvages devenus hostiles, même pour les espèces qui s’y étaient adaptées au fil de mutations millénaires.
Je suis le plus mésadapté d’entre tous. Mammifère sans fourrure véritable.
J’avance longtemps, longtemps encore, en me parlant, habité par les quêtes d’hommes éprouvés par le climat, toutes époques confondues. Progresser par un temps pareil relève de la pure folie. Mais on m’a entraîné pour ce genre d’épreuves. Je n’ose pas enlever mes gants, même pour constater la gravité de mes engelures. Faut atteindre le point de rendez-vous, et vite. Je pense à Marius et aux autres. Je me demande s’ils ont tous réussi à s’échapper. S’ils sont déjà aux États-Unis, si les faux passeports ont passé aux douanes, s’ils sont menottés au fond d’un char de police ou dans une cellule des Services secrets. Si on les a laissés appeler notre avocate ou croupir dans une autopatrouille des heures et des heures sans chauffage, tous droits bafoués, jusqu’à une salle d’interrogatoire dont ils ne sortiront peut-être jamais.
Nous sommes autodidactes. Vandaliser des installations pétrolières, saboter de futures stations de pompage, forcer l’arrêt de trains charriant du pétrole lourd de l’Alberta, c’est devenu notre métier par la force des choses. Cette fois, urgence climatique oblige, il a fallu aller plus loin. Cet énième béluga échoué sur la rive de Trois-Pistoles nous a inspiré un coup de théâtre. Nous avons récupéré l’animal dans un linceul de toile bleue et l’avons transporté dans un garage, à l’abri des regards. Il fut décidé que, comme tous les bons petits écoliers, il irait faire une visite du Parlement.
Arielle a-t-elle réussi notre pari d’étendre la baleine morte sur une mare de mélasse, en plein centre de la place publique ? Ou s’est-elle heurtée aux gardes de sécurité, alertés par les caméras ? La tempête paralysante a-t-elle joué en sa faveur, toutes les forces de l’ordre étant mobilisées pour sécuriser les stations-service et aider les civils enlisés ? Le parvis de notre pétro-État était-il désert à l’aurore, puis noir de monde et de médias à midi ? Qui de mes frères et sœurs d’armes verra sa véritable identité percée et se retrouvera bientôt derrière les barreaux ? Comment les médias traiteront-ils la nouvelle, s’ils la couvrent ?
L’opération Baleine noire maintenant terminée, nos liens sont dissous. Et moi, il me faut faire mon bout de chemin sans réponses, tant que je n’aurai pas accès à un ordinateur crypté, en lieu sûr. Si, seulement si je parviens au point de rendez-vous.
Soudain, mon esprit cesse brutalement d’errer. À mon horreur, le froid mordant fait place à une sensation de picotement diffus, puis de chaleur douce – mauvais signe, mes engelures gagnent la manche. Je ne sens plus mes doigts mes mains mes orteils mes talons mes oreilles mon front mon nez. Je force le pas, comme un bison à bout de courage, m’accrochant à l’instinct de survie, tout en ruminant mes fautes. Et tout à coup, je me rappelle l’essentiel : les bandelettes autochauffantes, la boisson énergisante, l’huile de CBD, le contenu de la trousse et le protocole pour le rationner.
Sous le vent, je m’assois en boule et déchire les sachets un à un. Bientôt, mes mitaines seront cuisantes, j’avancerai boosté de guarana sans plus sentir la cristallisation de mes extrémités. Mes idées se placent, j’ai malgré tout franchi une bonne distance, la joie revient.
Sous la Voie lactée de mes sept ans, je rêvais de fusées interstellaires. Couché sur le dos, les mains derrière la tête, je perdais la notion du temps, perché dans ma cachette dans les arbres. J’veux jouer encore un peu dehors, maman, y a même pas de mouches ! Mon père m’avait construit cette cache, c’était à mes yeux l’ultime preuve de son amour. Elle était interdite aux adultes et aux filles. J’y ai lu tant de BD, joué au pirate avec un trésor constitué de pépites de pyrite de fer. J’y ai caché toutes mes trouvailles : mues de grillon, cailloux brillants, plumes de geai bleu, onces*2 de pot, capotes. Plus tard, j’ai tapissé mes murs d’articles et de portraits de Julia Butterfly Hill, perchée comme moi mais durant sept cent trente-huit jours pour sauver Luna, un séquoia millénaire, des coupes forestières. C’est là-haut que j’ai appris la honte d’être humain, coupable par association de la destruction de la vie sauvage. L’été de mes douze ans, ma cour arrière, un boisé d’arbres matures, a été rasée à blanc. Désormais, de ma cache, j’avais vue sur une faille dans le décor, une tranchée pour gazoduc. J’arrivais pas à m’y faire. Mets-toi des œillères, mon petit homme, disait p’pa. J’y suis jamais parvenu. Après tout, s’il y avait une Julia Butterfly Hill en Californie, il y avait de l’espoir. J’ai trouvé des têtus comme moi, d’abord chez les scouts, puis à l’exposciences, et enfin au cégep, en parcourant les babillards. On voulait se battre pour tous ceux qui nous conseillaient de détourner le regard de ce qui dérange, riant de nos idéaux soi-disant incompatibles avec la sacro-sainte croissance économique. Nous étions convaincus qu’il suffisait d’une étincelle pour les réveiller.
C’est plus dur que ça, finalement.
Notre Terre est en feu, mais ça leur importe moins que la fructification de leur pension. Les dérèglements climatiques engendrent des tempêtes monstres, comme cette vague de froid qui me scie les bras. L’écolo en moi me pousse à croire que je n’ai pas fini de servir la cause, que je dois continuer de marcher, qu’il faut que je m’en sorte, quitte à perdre quelques doigts. L’autre voix de ma conscience fait contrepoids, soufflant à mon oreille : T’es pas fatigué de te battre, de te mettre tout le monde à dos, de porter tout ce poids sur tes épaules ? On en a vu d’autres, hein, Cowboy ? On n’est pas faits en chocolat.
Bientôt, il fera noir comme dans le cul d’un ours. La fatigue telle une chape de plomb de plus en plus lourde sur mes épaules, je combats l’envie de me coucher par terre. Qu’il serait bon de me laisser aller dans la neige et le sommeil rien qu’un peu.
J’allume mon GPS. C’est là ou c’est jamais. Bip bip bip. Mes coordonnées. Bingo. Le point de rendez-vous, par là. La pile chargée à 97 %. J’arrête de mourir. Je vais pouvoir me sortir vivant du bois.
Déesse soit louée.

Chapitre 2
Sacrer le camp
Riopelle
L’aurore. J’y suis presque. Tous ces kilomètres franchis dans le noir, et cet espoir lumineux au loin. Marche vers le soleil, Riopelle, et tout ira. Je pique plus à l’est sur un sentier tapé par motoneiges et orignaux. Pas un instant cette nuit je n’ai pensé aux bêtes, au risque qu’elles remontent ma trace. Les ours noirs sont au chaud, lovés les uns contre les autres. Les cougars ne courent plus les rues depuis des lunes. J’ai plus peur de la bêtise humaine que d’être pris en chasse.
Comme Arielle, qui préfère les mammifères marins à ses pairs humains. Qui traînait deux poings américains dans ses poches pour se redonner du courage quand elle marchait seule, à Seattle, tard le soir. Qui a choisi la double mastectomie préventive pour ne pas subir le même sort que sa mère, morte au lendemain de sa retraite. Mais même avec la tête rasée, même sans poitrine, sa force de guerrière irradiait. Emplissait la pièce. Je la revois à bord du pick-up, il y a quelques jours, le béluga couché dans la remorque. Elle était la reine de notre jeu d’échecs, et elle avait foncé avec la détermination de ceux qui n’ont plus rien à perdre.
Je ferme les yeux un instant, imaginant mon char, très loin là-bas, blanc sur blanc. Flash foudroyant, frôlant la prémonition : mon imminente arrestation, mes doigts qu’on appuie dans l’encre noire, mon identité à jamais fichée, quand ils compareront mes empreintes à celles trouvées dans l’auto abandonnée, le jour du déraillement. Je prie pour que la tempête avale le char. Mère Nature, efface mes traces.
Je gobe encore quelques gouttes de CBD, m’accordant une pause GPS pour me recentrer. Soulagement quasi instantané. Je souris, apaisé par les couleurs, le violet des nuages, les rayons qui caressent l’horizon hérissé de conifères.
Je lève les yeux au ciel, je suis toujours libre comme l’air, je n’entends même plus d’hélicoptères. J’en souhaite autant à mes amis, où qu’ils soient.
Je n’en saurai rien. J’avance tête baissée, la mort dans l’âme.
Un mort. Le pire de tous les scénarios auxquels nous nous étions préparés. Le conducteur de locomotive n’a pas dû voir, non, les pancartes d’arrêt-stop fixées des kilomètres plus avant, doit avoir foncé de plein fouet sur les troncs d’arbres entravant les rails. Nous avions pourtant calculé et recalculé la vitesse du train et son délai de freinage, pour que les cargos de bitume aient le temps de s’immobiliser avant d’atteindre Saint-Pascal. Pourquoi, mais pourquoi le chauffeur n’a pas freiné ? À la radio, pas question d’autres victimes ni de déversement de pétrole lourd, ce n’est donc pas le pire du pire. Mais un innocent a perdu la vie par notre faute, par ma faute. Les médias et le politique récupéreront la nouvelle, nous démoniseront. Ils auront enfin de quoi semer la terreur. Et matière à entacher toute l’opération Baleine noire.
Et moi, hein ? Simple pion, je serai à jamais complice et responsable de la mort d’un homme. J’essaie de me souvenir des paroles de Marius. De la mission, de nos commandements, des risques inhérents à chaque opération d’envergure. Ses mots comme des bouées, sa voix de bateau-phare. Mais le maudit petit démon sur mon épaule me chuchote méchamment : L’enfer est pavé de bonnes intentions. Je le chasse en même temps que les branches qui me griffent au passage. Mieux vaut focaliser mon attention sur les paroles de mon mentor, sur les derniers kilomètres à franchir, repérer les drapeaux noués aux arbres.

Un tissu social, disait Marius. Quand vous vous sentez au bord du gouffre, rappelez-vous qu’il suffit d’un appel pour rameuter des gens qui sont prêts à tout pour vous aider. Pour eux et elles, vous êtes des héros.
Même maintenant, considérant les derniers événements ? J’imagine tous ces liens comme les câbles d’un grand filet, et moi, avançant tel un funambule en sécurité au-dessus du grand vide. Il faut avoir confiance en leur bienveillance, en leur total dévouement. Ces gens, au sacrifice de leur vie de citoyens irréprochables, nous offriront s’il le faut un lift, des vivres, un véhicule accidenté remonté en douce, des cartes d’appel prépayées, les clés de maisons vides, un lit chaud, de l’amour libre, des vêtements propres.
Un foutu bon tissu social.
J’extirpe ma boussole de ma poche intérieure. Plein sud astheure. J’ai du frimas aux cils. Je m’enfonce creux malgré les raquettes, mais le moral va mieux. Je rallume mon GPS et insère une carte SIM neuve dans le BlackBerry. Bip bip bip. Bien, les piles coopèrent. Je tire de ma mémoire des séries de sept chiffres, envoie un premier texto codé à mes contacts mémorisés. La ligne du Maine est droit devant, plus qu’à un kilomètre. Un sympathisant près de son téléphone viendra me rejoindre de l’autre bord sans tarder, le char plein d’essence et de couvertures. J’ai confiance.
Le Maine… Je l’ai visité, enfant, avec mes parents. J’ai des photos dans une boîte à chaussures et des souvenirs de sable dans mes oreilles, de pare-soleil jaune-rouge-bleu, de visages hâlés. Ma mère si jeune dans son tricot corail, l’afro de mon père dansant en l’air à chaque foulée lors de son jogging matinal. Toutes ces plages plongées dans le sépia et le beige.
Le Maine que je m’apprête à découvrir à froid me semble bien différent de l’image que j’en garde. Je progresse sous une forêt mixte, enneigée, les vallons galopants font place aux pentes douces des Appalaches. Depuis les dernières gouttes de CBD, je ne sens plus le froid. Je me laisse émerveiller par le paysage. Je n’ai plus l’impression de courir comme un lièvre. J’avance, vigilant. Je mange de la neige, laisse le soleil me brûler les lèvres, cède à une envie folle d’uriner. Pas évident de se déshabiller avec les doigts pris en serre d’aigle… En pissant mon trou dans la croûte polaire, une odeur féline me monte au nez. Me reviennent les instants de pur bonheur passés dans la cabane de l’ermite, comme arrachés à la réalité.
Si je me tire vivant d’ici, si un jour je reviens dans ces bois, j’ose espérer qu’on se reverra.

Chapitre 3
Passer les lignes
Riopelle
Je sais maintenant que je suis de l’autre bord. Quand j’ai vu la lisière sans arbres, cette voie libre de trente pieds parfaitement droite, j’ai su. Au cas où il y aurait des caméras dissimulées ou une quelconque surveillance aérienne, j’ai rabattu ma tuque par-dessus mes sourcils, remonté mon cache-cou jusqu’à mes yeux et foncé comme le dernier des chevaux sauvages. Mon cœur voulait me surgir du torse.
Une fois de l’autre côté de la frontière canado-américaine, au lieu de lâcher un cri, je m’accroupis, sur mes gardes. Et si des chiens pisteurs étaient déjà à mes trousses ? Mais non, Rio, ce seraient plutôt des drones. Je me risque quand même à ressortir mes appareils. Les écrans se fixent. Bip bip, le GPS me renvoie enfin mes coordonnées. Vaut mieux profiter du réseau pour informer sans tarder mes contacts de mon emplacement exact. Je remplace ma carte SIM par une nouvelle, rallume le cellulaire, en priant pour que la batterie ait tenu le coup. Déesse soit louée ! J’envoie un signal à mes contacts. Puis je retire la carte, que je jetterai dans une poubelle tantôt. Difficile de détruire les traces numériques sans produire de déchets, malheureusement.
En petit bonhomme, je guette un temps, entre les arbres, les brèches dans le chemin, cherchant par où passer pour approcher la route sans attirer l’attention. La carte à l’écran du GPS m’indique la présence d’un ruisseau non loin. Je décide de longer la route. J’en crois pas mes yeux : il y a là un écriteau – le tout premier que je croise, en sol américain – en français :
Pont du ruisseau à l’eau claire
Suis-je vraiment aux États-Unis ? Est-ce que ça peut être le ruisseau Dead Brook que me montre mon GPS ? La pile faiblit à vue d’œil. C’est sensible au froid, ces bibittes-là. Vite, décide-toi. Par là, j’aboucherais sur une route : Irving Rd, qui serpente sur des kilomètres et des kilomètres vers rien. Je le sens pas. Ou par ici, je pourrais reprendre le bois et longer la voie déneigée. En même temps, faut pas trop que je m’éloigne, mon lift est censé être en route. Censé… Non, confiance !
J’opte pour le bord de route et me cache derrière un tronc. Accès de frissons. J’engloutis la moitié de mes raisins secs et cacahuètes salées en répétant mon mantra – J’ai froid, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout – en boucle, pendant d’éternelles minutes.
*
Char en vue ! Freinant doucement, la musique dans le tapis, une familiale flanquée de panneaux de bois arrive en klaxonnant trois coups secs, puis trois encore. Pout pout pouuut, pout pout pouuut. On dirait le refrain de Vive le vent, vive le vent. Puis j’aperçois la conductrice, qui baisse la vitre pour me faire un signe de peace.
Je me précipite vers la route, oubliant que j’ai des raquettes aux pieds. Je déboule la pente, les mains accrochées à mon sac à dos, perdant presque mes babiches, jusqu’à plonger le plus gauchement du monde à l’intérieur du véhicule. Là, je me laisse aller. Chaleur utérine. Soulagement immense. J’ai envie de pleurer.
– Hello, mountaineer.
– Hi. Thanks for coming so fast ! J’avais tellement froid !
L’Américaine venue à mon secours porte des verres fumés surdimensionnés. Elle me sourit de ses lèvres généreuses, peintes en rouge. Sa dentition est presque parfaite, à l’exception de la canine de droite, cassée en deux.
– OK, on dégage. Moi c’est Catwoman, en passant.
Et c’est vrai qu’elle a ce quelque chose de la femme-chat dans Batman. D’abord, son imperméable noir laqué, tout capitonné de pics chromés, puis son capuchon en peluche léopard avec oreilles de chat. Et surtout, son sex-appeal très assumé.
J’abandonne tout mon passé derrière et fais peau neuve. Jamais trop de précautions.
– Enchanté, Catwoman.
– Just call me Cat ! Toi, t’es qui ?
– Robin.
– Robin, of course. Ça me fait plaisir de te rencontrer.
Plaisir. Est-ce que c’est la chaleur de l’habitacle qui m’étourdit et me donne un flash de la bonne samaritaine, encabanée loin derrière, sa courtepointe, sa peau de pêche, ses cheveux fous sur l’oreiller ?
Catwoman enfonce la pédale, file les kilomètres jusqu’à la pancarte d’accueil d’un tout petit village, dont la calligraphie dorée est couronnée d’un orignal, au pied d’une chaîne de montagnes.
Welcome to Allagash

Chapitre 4
Écowarrior
Robin
Je me réveille quand Catwoman bifurque sur un chemin privé, qui débouche sur un imposant bâtiment d’accueil en bois rond. Elle me fait sursauter en enfonçant le klaxon, reproduisant le même code sonore que plus tôt.
Quelqu’un à l’intérieur éteint puis rallume les lanternes de part et d’autre de la porte d’entrée.
– All clear, me chuchote-t-elle.
La voie est libre. Pas d’embrouilles jusqu’ici. Je n’y crois presque pas. Je suis à Allagash, Maine, aux portes d’une pourvoirie. J’étudie les lieux à travers le pare-brise givré. Dans un banc de neige, à droite, sont jouquées plusieurs paires de raquettes et de skis de fond. Je remarque à l’orée du bois un panneau indiquant les longueurs, en milles, des sentiers qui sillonnent le domaine : on se croirait devant un véritable gîte touristique. Trois bouleaux blancs centenaires traversent la galerie et la toiture. J’aime aussitôt cette construction, où les arbres font office de piliers, ce lieu reculé tout de bois massif, datant du temps où il y avait encore des feuillus et des conifères géants partout.
J’allais sortir. Cat m’attrape le bras. D’accord, je dois rester encore un peu à bord. Il y a des choses qu’elle doit me dire… dont certaines règles de base à respecter une fois qu’on sera rendus à l’intérieur. Mais je les connais déjà, ces étapes du renoncement à l’identité. Ces règles me font l’étrange effet d’un déjà-vu :
Ne jamais révéler son vrai nom, ni de renseignements personnels sur son passé, sa famille et ses anciennes relations. C’est beau. Riopelle de Cacouna s’est rasé et réincarné en Robin des bois. J’avais triché à ce niveau-là avec Arielle, qui aimait jouer dangereusement. À vrai dire, on brûlait tous de connaître l’élément déclencheur qui nous avait poussés chacun et chacune à devenir des hors-la-loi.
En cas d’arrestation, taire toute information qui pourrait servir à faire chanter d’autres détenus. Évidemment, le silence est d’or. Un droit.
Ne pas croire les promesses de remise en liberté des forces de l’ordre. Je fouille ma mémoire, sonde pour voir si je me rappelle encore les numéros des avocats qui couvrent nos arrières. Oui.
Disparaître des réseaux sociaux. Depuis mille ans déjà.
Aucun selfie, cellulaire, ni courriel personnel. Ça me fait justement penser aux cartes SIM que je dois faire disparaître immédiatement. Je sors de ma poche intérieure un restant de joint. Demande des yeux à Cat, qui m’épie, si j’ai le temps, si c’est OK. Pour toute réponse, elle me tend du feu. J’en profite pour faire disparaître les traces de mes appels au fond du cendrier. Note à moi-même de le vider dans un feu de joie dehors, aussitôt que possible.
J’ausculte les écorces des arbres alentour, tandis que Cat me parle des mesures de sécurité en place à la pourvoirie. Je me prête au jeu, la laissant guider la conversation. Pour tout dire, ça fait déjà plusieurs années que je vis ainsi, en homme invisible, mes pièces d’identité m’attendant en sécurité dans un coffre-fort dont je ne connais pas l’emplacement. Marius n’est pas le seul à en avoir la combinaison. S’il lui arrive quelque chose, notre avocate, maître Victoria Shields – elle l’a, elle, le nom de défenderesse, en plus du chien et du flair –, nous sortira du pétrin. C’est elle qui coordonne notre comité juridique.
Sans se réjouir de notre infortune, les juristes se préparent pour nos procès. Marius m’a raconté qu’ils ont hâte de plaider la « défense de nécessité », laquelle n’a jamais encore été accueillie favorablement dans une cause écologiste au Canada. Il s’agit essentiellement de faire reconnaître que l’urgence climatique et l’inaction des gouvernements poussent les uns à la désobéissance civile et d’autres à poser des actes criminels. Maître Shields devra alors démontrer que, dans cette situation d’extrême nécessité, les accusés auront, certes, dérogé à la loi et violé certaines règles, mais seulement afin d’éviter un mal bien plus grand à la planète et à la société. Nous comptons sur la couverture médiatique des procès pour diffuser largement notre message. Il est fondamental que l’opinion publique soit de notre côté afin de réussir à sensibiliser et à rassembler une masse critique de citoyens autour d’un projet collectif : assoiffer le capitalisme en réduisant notre consommation au maximum et en occupant le territoire convoité par les pétrolières et les forestières. Le but ? Que les gens comprennent la nécessité de militer, de sorte que le politique entende enfin la science, et l’urgence de changer le cap de notre Titanic.
Hop, je me tire du véhicule, manquant de tomber tant mes jambes sont fatiguées. Je cogne mes bottes l’une contre l’autre pour déloger les amas de neige. Le manteau en cuir de Cat geint au moindre de ses mouvements. Nos crampons crissent sous notre poids. Le froid est mordant, même une fois à l’abri du vent, sur la véranda. Je passe instinctivement la main pour lisser ma barbe et me bute à un menton piquant. C’est bien vrai. Je suis Robin maintenant, le Canadien errant. Je dois peaufiner mon personnage… et soigner mes engelures au plus sacrant.
J’aime l’entre-deux des missions : l’anonymat, les règles claires, les limites à ne pas franchir, ces codes qui nous protègent les uns des autres, faisant de nous les maillons solides d’une chaîne humaine à toute épreuve.
J’écrase mon mégot. Quelqu’un débarre la porte de l’intérieur. Catwoman et moi franchissons le seuil du bâtiment d’accueil. Je jette un dernier regard sur le stationnement. La pourvoirie semble équipée jusqu’aux dents : véhicules tout-terrain, outils pendus aux murs extérieurs, canots juchés sur des réserves astronomiques de bois, cordées ici et là du sol jusqu’au toit, et même tout le long de la véranda.
Le hall d’entrée est propre, des coussins à carreaux rouge et noir ornent les coins du grand canapé en cuir usé, face au manteau de cheminée en pierre des champs, flanqué d’une tablette équarrie à la hache mettant en valeur une collection de canards en bois. Je reconnais les formes et les couleurs du huard, d’un colvert mâle, les autres, je ne sais pas. Le lustre au centre de la pièce est typique des gîtes de style habitant. Fausses chandelles avec coulisses de cire, ampoules ovoïdes, ossature de bois. Aux murs, des martyrs : une collection de têtes de chevreuils, de panaches d’orignaux et de photographies de prises spectaculaires encadrées. J’éprouve toujours un malaise face à ces trophées. En vigie sur ma droite, un lynx empaillé aux yeux de verre, debout sur ses pattes arrière, semble sur le point de bondir sur celui qui oserait s’aventurer à sa portée.
Tandis que nous délaçons nos bottes, Cat me chuchote que personne ne s’assoit vraiment dans ce salon, qu’en fait il sert uniquement à accueillir les visiteurs inattendus et à détourner leur attention. Comme ces boudoirs soignés où on nous interdisait, petits garnements, de poser notre derrière, de toucher à quoi que ce soit. Des cliquetis de clavier captent mon attention. Au bureau d’accueil, une femme au chignon retenu par un crayon à mine étudie plusieurs écrans, ses yeux passant de l’un à l’autre, épiant les mouvements de tout un chacun. Les lieux sont surveillés par plusieurs caméras, donc. Elles doivent être bien cachées : je n’en ai repéré aucune depuis mon arrivée.
Cat, qui devine ce que je cherche des yeux, me pointe les écrans, puis, se plaçant derrière moi, souffle à mon oreille en m’indiquant du doigt où sont dissimulées les caméras. Une dans l’œil vitré du buste d’orignal au-dessus de l’arche, une autre dans l’œil gauche du lynx près du couloir. Et ainsi de suite.
– We’re watching you, m’avertit-elle en plaisantant à moitié.
– Good, vous surveillez nos arrières.
Clin d’œil aux dames qui couvrent mes arrières. La femme sans âge, au chignon grichu, me sourit de ses yeux ambrés. Je me sais en sécurité.
– Eagle.
La surveillante des lieux a bien choisi son pseudonyme. Elle a effectivement un regard d’aigle, un nez aquilin, et son échevelure ressemble drôlement à un nid défait. Manifestement diligente, Eagle fait peu de cas de notre rencontre et regagne son balayage des écrans en nous pointant du pouce le couloir gardé par le lynx empaillé.
Une rumeur joyeuse émane de la pièce du fond.
– They’re waiting for you.
Ils nous attendent. Mais qui ?
Elle appuie sur le bouton de l’interphone et avertit la maisonnée :
– Eagle at front desk. Catwoman et son invité sont en route.
Les voix se taisent. Bruits de rangement prompt de papiers. Chaises grinçant contre le plancher. Vague de chuchotements, sitôt la porte entrebâillée. Fusent jusqu’à mes oreilles quelques rires contenus.
Catwoman me pousse légèrement vers l’avant pour que j’entre dans la pièce, puis referme la porte derrière nous. Ils sont quatre, assis à une table ovale, les yeux bandés de cravates colorées. Les visages aveugles se tournent tous vers moi. J’ai froid dans le dos. Ils me voient sans me voir. Attendent en silence. Mais quoi, un discours ? Un mot de passe ?
Mes yeux parcourent les murs tapissés de cartes et d’images. On dirait une classe de géographie ou de foresterie. Les vitres côté stationnement sont recouvertes d’une membrane plastique qui laisse pénétrer une lumière mielleuse. On ne discerne des arbres dehors que leurs jeux d’ombres, leur masse sombre. Tout au fond, une ardoise noire, où les gestes circulaires pour effacer la craie ont formé des nuages. Au centre, fraîchement notée, cette citation que je connais :
Ce qui amène le triomphe des révolutions, c’est moins peut-être l’habileté des meneurs que les fautes, la maladresse ou les crimes des gouvernements. – HORACE PAULÉUS SANNON

C’est là que les pièces du casse-tête se sont emboîtées : le fait que ce soit écrit en français, la forme des lettres, cette calligraphie familière, plus de doute possible. L’homme tout au bout de la table. Ce barbu aux yeux masqués par une cravate écarlate. Je reconnais son sourire. Une bouille pareille ne s’oublie pas. Le poivre et sel de sa chevelure, le sourcil traversé par la cicatrice d’un ancien piercing, mais surtout : le tatouage délavé à son front, presque invisible : un code-barres. Ce ne peut être que lui. Abasourdi, je sens mon fardeau tomber d’un coup. J’ai retrouvé mon plus grand allié.
Marius se lève, et les visages anonymes pivotent vers sa voix.
– Bienvenue parmi nous, vieille branche. T’as réussi ta mission. Mais… comme tu dois l’savoir, les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu.
Pourquoi ont-ils les yeux bandés ? Je tourne ma langue, recule d’un pas. De toutes mes « initiations », aucun groupe ne m’a accueilli avec ce genre de cérémonie auparavant. On n’avait pas été escortés de la sorte au temps de l’opération Baleine noire. C’est tant mieux si, de mission en mission, les ratés inspirent à Marius des stratégies plus peaufinées.
À la volée, j’étudie les feuilles épinglées aux murs. Je reconnais certains visages sur les coupures de journaux, qui me rappellent des missions précédentes. Les grandes luttes anticapitalistes de notre ère. Les figures de proue des mouvements de justice sociale et climatique. Des organigrammes liant des lobbyistes aux élus, des présidents aux chambres de commerce, des chaires d’université aux pharmacos. Autant de stratégies d’abus de pouvoir souillant l’environnement, asservissant les gens. Je ne peux m’empêcher de sourire en lisant sur un carton blanc, au mur :
Le public préfère les opprimés aux autorités. Brandissez vos faiblesses, elles vous protégeront. Lorsque les autorités auront recours à la violence, elles briseront le lien de confiance entre le citoyen et son gouvernement.
J’ai abouti dans un nouveau camp d’entraînement, donc. Une planque, à condition de prendre part à une prochaine mission, assurément. Je serre les poings et les dents de joie. Mes mains douloureuses reprennent du mieux. Il me revient en tête que, grâce à l’ermite et à son matériel de survie, je n’ai perdu ni orteils ni doigts. Et que je lui dois plus qu’un simple signe de vie. Je trouverai bien comment la remercier à la hauteur du risque qu’elle a couru en m’offrant son toit.
Les trois âmes aux yeux bandés patientent, sagement assises à leur place. Comme s’il pouvait voir à travers son bandeau, devinant mon emplacement exact dans la pièce, Marius s’adresse de nouveau à moi :
– Les yeux bandés, c’est pour que les collègues ici ne puissent pas t’identifier si tu décidais de ne pas rester parmi nous. Dans ta chambre, tu trouveras un document à lire et à détruire. Prends la nuit s’il le faut pour y réfléchir.
*
Cat ouvre grand la porte, puis tourne les talons. Je la suis sans plus tarder jusqu’au fond du couloir, qui débouche sur une pièce exiguë : une chambre très blanche à la fenêtre légèrement entrouverte, pour que s’en échappe l’odeur poignante de peinture fraîche. Le plancher, les surfaces sont nettes à s’y mirer. Pas de toiles d’araignée ni de poussière, ici. Dans ce décor minimaliste, les quelques objets utilitaires sont des touches de couleur bienvenues. Sur la table, on a placé bien en vue : une pile de feuilles vierges aux fines lignes bleues, un bol de punaises multicolores ainsi qu’une tasse contenant des stylos et une paire de ciseaux. Tout le nécessaire pour faire le tour d’une question. Je remarque, malgré la récente couche de peinture, que le gypse est criblé de centaines de minuscules trous. Il n’y a pas si longtemps, il devait y avoir toute une enquête épinglée au mur.
Je cherche des yeux le document censé me faire réfléchir toute la nuit.

Là. Sur le sac de couchage déroulé sur mon matelas repose effectivement une pochette. Assis en tailleur sur le lit, je m’apprête à l’ouvrir quand j’entends soudainement quelqu’un verrouiller la porte derrière moi. Je pense à Eagle, qui a des yeux sur tous les accès du bâtiment et sûrement même sur le corridor menant à ma chambre. Je souris. Je suis un prisonnier consentant. J’adore l’idée que, derrière ces murs, m’attendent le regard omniscient d’Eagle perché sur les écrans, l’exubérante Catwoman et sa canine brisée, Marius et trois autres recrues en pleine formation. Et moi, en garde à vue, je prends mon temps, reprends mon souffle. Avant de succomber à la fatigue, j’examine mes quartiers.
Dans la salle d’eau attenante, près de l’évier, on a posé une brosse à dents neuve et un savon encore enveloppé dans son papier ciré. Je caresse du bout des doigts l’émail de la baignoire, les robinets rutilants, et fais couler de l’eau brûlante jusqu’à ce que toute la chambre soit embrumée. Le temps qu’il se remplisse, je m’allonge sur le lit, les mains derrière la tête. L’oreiller dûment battu, je réalise que je suis bien trop épuisé pour lire. Je vois flou. Mes yeux tombent sur la seule surface de la pièce qui n’a pas été rafraîchie avant mon arrivée : le plafond. Le dernier chambreur y a laissé sa marque à l’aide d’un pochoir et de peinture couleur rouge révolution.
ÉCOWARRIOR.

Extraits
« Toutes ces forêts violentées, laissées toutes nues, à leur sort. […] La forêt est rasée lisse, comme le mont de Vénus d’une femme-objet. Il n’y en a plus de forêts vierges et millénaires, que des lignes d’essences à croissance rapide, plantées en vue d’être coupées. Pins, épinettes, sapins abattus à trente ans pour servir le nouveau dieu, Capital. »

« — Les hosties d’enfants de chienne de mangeurs de tofu du câlisse… M’as les gargariser à l’eau de Javel pis les faire regarder pendant que je rase toute le bois deboutte.» p. 308

À propos de l’auteur
FILTEAU-CHIBA_Gabrielle_DRGabrielle Filteau-Chiba © Photo Véronique Kingsley

En 2013, Gabrielle Filteau-Chiba a quitté son travail, sa maison et sa famille de Montréal, a vendu toutes ses possessions et s’est installée dans une cabane en bois dans la région de Kamouraska au Québec. Elle a passé trois ans au cœur de la forêt, sans eau courante, électricité ou réseau. Avec des coyotes comme seule compagnie. Son premier roman, Encabanée (2021), a été unanimement salué par la presse et les libraires tant au Québec qu’en France. Sauvagines (2022), son deuxième roman, a été finaliste du Prix France-Québec et traduit dans de nombreux pays dont l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne et les Pays-Bas. (Source: Éditions Stock)

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Le roi nu-pieds

EPENOUX_le_roi_nu_pieds  RL_2023

En deux mots
Après avoir coupé les ponts avec son père, Niels débarque avec sa copine et son chien dans la maison familiale. Des retrouvailles qui vont vite devenir houleuses. Éric chasse son fils. Mais deux ans plus tard, il décide de lui rendre visite à Notre-Dame-des-Landes pour tenter de faire la paix.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le père, le fils et la ZAD

Avec ce nouveau roman François d’Epenoux raconte les difficiles relations entre un père et son fils. Autour de l’engagement écologique, il pose aussi la question des choix de vie et de notre avenir. Émouvant, riche, fort.

Éric passe des vacances avec sa mère, son épouse et leur fils dans la maison familiale de Lacanau-Océan lorsqu’il a la surprise de voir débarquer son fils aîné, zadiste installé à Notre-Dame-des-Landes.
Son arrivée est d’abord un soulagement, car Niels ne donnait plus guère de nouvelles et il avait fallu un reportage sur les opposants au projet d’aéroport pour pouvoir enfin le localiser. Comme sa copine Tania est sympathique et que son chien ne cause pas de gros dégâts, les premiers jours se passent plutôt bien. Mais l’incompréhension pour ce choix de vie et les vieilles rancœurs vont vite envenimer l’atmosphère.
Quand Niels a annoncé que Tania partait pour dix jours ramasser des melons et que lui restait à Lacanau avec son chien, Éric n’a pas pu se retenir de lui lancer une pique. Qui a appelé une réplique cinglante. Et toutes les tentatives pour calmer le père et son fils ne feront que cristalliser leurs positions jusqu’à l’esclandre final. Et voilà Niels à nouveau sur les routes…
Deux années passent alors durant lesquelles Éric va être victime de la violence économique. Licencié de l’agence de pub où il travaillait, il a beau essayer de rebondir mais il doit à chaque fois faire le douloureux constat que les quinquagénaires sont, sur ce créneau bien particulier, les victimes d’un système qui va toujours privilégier les jeunes sous-payés. C’est alors très vite la dégringolade vers la précarité. Jusqu’à ce jour d’août où il décide de tout plaquer et de partir à son tour pour Notre-Dame-des-Landes. Sur place, il est confronté à une ambiance, «mi-cathédrale mi-arche de Noé, mi-sanctuaire mi-camp de vacances». Mais cela semble lui convenir. «Après des mois d’asphyxie, je respirais enfin.»
Mais pour autant, parviendra-t-il à reconstruire une relation avec Niels? Est-il prêt à des concessions? C’est tout l’enjeu de la seconde partie du roman, riche en émotions mais aussi en questionnements sur nos choix de vie, sur l’urgence climatique et sur la terre que nous laisserons à nos enfants. En se concentrant sur l’expérience vécue par Éric, François d’Epenoux évite l’analyse et le manichéisme pour la sensualité, l’élan vital. Sentir le vrai goût d’une tomate est alors bien plus enrichissant que tous les discours militants. Comme dans ses précédents romans, il se sert d’une plume fluide teintée d’un humour léger pour dire cette relation père-fils où, derrière les conflits, l’amour n’est jamais très loin. Un petit bonheur qui donne envie de s’approprier cette culture différente, de s’engager et de partager. Et pour cela, il faut aller jusqu’à inverser les rôles. Et voilà le fils essayant de ré-éduquer son père, de le ramener à l’essentiel. Mais n’est-il pas déjà trop tard?

Le roi nu-pieds
François d’Epenoux
Éditions Anne Carrière
Roman
320 p., 19 €
EAN 9782380822687
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lacanau ainsi qu’à Notre-Dame-des-Landes. On y évoque aussi Les Glénans, le Perche, Paris et Suresnes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À travers une relation père-fils conflictuelle, une réflexion très actuelle sur le défi de la transition écologique, les limites de la société consumériste, le besoin de se recentrer sur l’essentiel…
Niels, 25 ans, habite depuis des années dans une cabane sans eau ni électricité sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il vit de dons et des produits de son potager. Un été, il débarque à l’improviste dans la maison de vacances familiale, accompagné de sa copine et de son chien. Il y a là son père, Éric, sa belle-mère, leur fils, et la grand-mère complice.
La cohabitation devient vite explosive. Niels fume pétard sur pétard, dort le jour, boit de la bière… Excédé, son père finit par le chasser de la villa à grands coups de «dégage!».
Mais la roue tourne. Deux ans plus tard, Éric se retrouve sans emploi. À bout de forces et endetté jusqu’au cou, il décide de rejoindre le seul être qui ne le jugera pas: son fils, Niels.
Père et fils vont peu à peu se réapprivoiser, travailler ensemble sur la ZAD, Niels mettant son père à l’épreuve et Éric découvrant la « vraie vie » de son fils, les raisons de ses choix, son bonheur simple de Robinson en communion avec la nature.
Chaque jour qui passe convainc Éric que là se trouve sa nouvelle vie. Jusqu’au moment où…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)
Blog La parenthèse de Céline
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
Des jours et des jours que le volcan Soleil était en éruption. Là-haut, sa bouche bien ronde crachait sans relâche une lave bouillonnante, dont les coulées jaune d’or dévalaient d’infinies pentes bleu roi. Comme chaque été, ce Vésuve céleste avait repris son activité. Et comme chaque été, ses langues incandescentes semblaient ensevelir toujours plus puissamment le paysage. Au zénith, pas âme qui vive, rien ne frémissait, rien ne tremblait, sinon les vapeurs de chaleur au-dessus du bitume, lequel paraissait lui-même en train de se ramollir, plus mou que la résine perlant au tronc des pins. « Des pins grillés », rigolait Mamine.
Oui, dans les environs, toute chose semblait avoir été foudroyée net, pétrifiée : les routes, les dunes, le sable, les genêts, les mimosas poussiéreux. Les gens. Y compris le lac, de plomb fondu. Y compris, qui sait, l’océan, dont on n’entendait plus le murmure lancinant – peut-être, lui aussi, avait-il été statufié en désert de roches. Entre deux lentes expirations de la terre, qui faisait monter, exténuée, son haleine chaude vers le ciel, seules les cigales jouaient de leur crincrin, histoire de mieux donner à ce coin du Sud-Ouest un air de western local.
*
C’est par cette journée de feu que tu as décidé de t’annoncer.
— Il arrive, a soudain lancé Mamine, le nez sur son smartphone, et tout le monde a compris.
— Mais quand ? ai-je réagi, à tout hasard.
Ma mère a consulté à nouveau son écran.
— Ce soir, en stop, avec Tania et le chien.
On était début juillet, un jeudi.

Aussitôt, dans la torpeur ambiante d’après déjeuner, un vent s’est levé – celui d’une légère panique. D’ailleurs, moi aussi je me suis levé, et sans la moindre raison. Anna, elle, a choisi de foncer droit vers la cuisine, pour faire quelque chose, n’importe quoi, mais quelque chose. Quant à Hugo, il souriait, déjà gagné par l’excitation des enfants : entre lui et son grand frère, ce n’étaient pas tant les dix-sept années d’écart qui posaient problème, ni le fait que toi et lui soyez nés de mamans différentes, non, c’était plutôt les semestres entiers de distance et de silence qui cloisonnaient nos vies. Alors, te voir débarquer comme ça, à l’improviste, c’était Noël en plein été. Finalement, il n’y a que Mamine qui a gardé son calme : ce n’était pas à soixante-dix-huit ans qu’elle allait se mettre la rate au court-bouillon pour un petit-fils un peu marginal. Marginale, elle l’avait été elle aussi, à sa façon. « Il arrive », sans prévenir, oui, bon, et alors ? Réjouissons-nous, voilà tout.

De fait, en fin d’après-midi, tu es « arrivé ». Au détour de l’allée, derrière les maisons, nous avons entendu une voiture s’arrêter, un échange de voix, des portières claquer, et la voiture redémarrer. Ce qu’il restait de bruit dans la nature s’est soudain tu – ¬et nous aussi. Nous étions comme à l’arrêt. Mieux : à l’affût. C’est alors que tu es apparu le premier, ton éternel sac marin kaki en bandoulière. Flamboyant. Royal. Voire impérial. Oui, c’est ça que je me suis dit, et tout le monde pareil, j’imagine, en te voyant : même en guenilles, les pieds nus et tes cheveux roux en bataille, le pantalon de treillis huileux, le T-shirt taché, déchiré et tagué au feutre, tu avais de l’allure. Une drôle de gueule, mais une gueule folle.
Tu t’es approché. Une barbe clairsemée, encore assez duveteuse, mangeait tes joues par endroits. Mais c’était sur¬¬tout ce qui te tenait lieu de coiffure qui m’intriguait. Tu portais une coupe paradoxale, contrariée, qui ¬n’obéissait à aucune logique, avec des mèches si plaquées qu’elles sem¬¬blaient constamment mouillées, et d’autres hérissées en pointes dures. L’ensemble donnait l’impression d’un shampoing interrompu. C’était anarchique, bizarre. Mais tu avais beau faire, ton apparence globale de punk à chien n’y changeait rien : couronné d’or et du haut de ton mètre quatre-vingt-douze, tu avais tout du clochard céleste. Un roi aux pieds nus, en somme, à l’image de la comtesse de Mankiewicz.
Du reste, comme tout souverain qui se respecte, tu avais ta suite : une petite brune en sarouel et sandales, visage délicat, regard lumineux, peau mate, belles dents blanches, cheveux teints au henné, Tania, donc ; et un chien immense mais avenant, au poil ras parsemé de taches feu, précédé d’un long museau qui invitait aux caresses. Dans ton regard miel, j’ai vu que tu savais, quand même, l’effet que ce spectacle produisait. Tu as eu un sourire, le premier depuis longtemps.
— Eh ben… quel comité d’accueil…
C’est vrai qu’alignés ainsi en rang d’oignons, nous devions avoir l’air de gens de maison accueillant leur lord sur le perron d’un manoir écossais. Mais de manoir, point. La maison sous les pins était bohème à souhait, meublée de façon hétéroclite, remplie des mille et un objets de hasard qui avaient terminé entre ses murs, cadeaux de mariage au rebut, meubles démodés, tissus défraîchis. L’ensemble lui conférait un charme particulier, un peu suranné, jamais figé dans le passé, bien au contraire. Plutôt mouvant, entre deux eaux. Mamine l’appelait « la Maison Bateau », tant elle avait déjà transporté de vacanciers au fil des étés. L’étrave de son vieux mur en angle semblait repousser, sans fatiguer, l’énorme vague de la dune. Pour un peu, on aurait décelé un sillage de sable à sa poupe, laquelle battait pavillon pirate à grands claquements de serviettes de plage suspendues aux cordes à linge.
Quant au lord, on en était très loin aussi : à la seconde où je t’ai approché, puis embrassé, la majesté qui t’avait auréolé en a pris un sacré coup. Pardon, mais tu sentais quand même assez fort, mon Niels. De tes mèches poisseuses à tes orteils noirs, ta grande carcasse exhalait un mélange de sueur, de bière, de poulet tandoori, de chien mouillé, de vêtements pas frais, que sais-je encore. Tania s’y était faite, j’imagine. Elle, elle sentait le patchouli, c’était un peu trop puissant pour être honnête, mais rien de bien méchant. Juste les effluves d’un voyage un peu long.
— C’est pas possible, tu as encore grandi, t’ai-je lancé d’une voix enjouée. Fais voir ?
Selon un rituel bien au point, nous nous sommes collés l’un à l’autre, dos à dos. À la toise, tu me mettais au moins cinq centimètres dans la vue. Et encore, sans compter ta fameuse masse de cheveux aux reflets cuivrés, que tu ne tenais pas de moi – j’étais châtain. Les différences ne s’arrêtaient pas là. Toi, tu paraissais d’autant plus immense que tu étais fin, élancé, là où de mon côté je m’étais enrobé. Mes joues étaient pleines, les tiennes creusées, mes yeux étaient brun-vert, les tiens caramel, ma peau était un peu burinée par les années, la tienne d’une blancheur pâle de porcelaine. Tu te tenais un peu voûté et il y avait dans ton expression quelque chose de défiant. Je t’ai passé un bras autour des épaules, dans un geste maladroit, histoire de marquer le coup. Cérémonie inutile : à cet instant précis, le chien a décidé d’enfoncer son museau entre mes jambes, puis de le soulever brusquement, comme un taureau. Matador pris par surprise, j’ai failli chuter en faisant semblant de rire. Ne pas gâcher la fête, surtout. Ça démarrait fort.
— Il s’appelle comment, déjà ? ai-je chevroté, reprenant pied.
— Vaggy, as-tu répondu avant de gourmander gentiment ton molosse.
— OK… eh bien… bienvenue, Vaggy. Et bienvenue à vous tous. Vous avez soif ?
— Un peu.
— On vous a mis dans la chambre à bateau, a lancé Mamine, empressée.
Et Anna de confirmer :
— Pour le chien, c’est mieux.
Attenante au garage, la chambre à bateau était la seule qui possédait son entrée directe sur le jardin. On pouvait y cocotter tout à son aise, ça ne gênait personne, sauf, peut-être, les araignées et les mulots. L’endroit avait son lit double, sa penderie, son lavabo. Mon père s’y réfugiait quand il n’en pouvait plus des mômes. Un jour, j’y avais trouvé une bouteille de whisky et un début de manuscrit – excellents l’un comme l’autre. Cher papa, s’il avait vu quel spécimen était devenu ce petit-fils qu’il surnommait le Prince Anglais !

Voilà, ça a commencé comme ça. Avec un brin de fébrilité dans l’air, des gens qui veulent bien faire, la joie sincère des retrouvailles, l’envie de sauver ce qu’il y a à sauver : un reste de relations familiales, quelque chose qui tient du lien du sang et des souvenirs en commun. Bien sûr, les uns et les autres forcions un peu le trait. Comment faire autrement ? Il s’agissait de ménager les nouveaux arrivants, de ne pas aborder, en tout cas pas trop vite, les sujets qui fâchent. Nous marchions sur des œufs – en ayant tous en tête qu’on ne fait pas d’omelette sans en casser.
Depuis quand ne nous étions-nous pas croisés ? Presque un an et demi… physiquement, du moins. Car entre-temps, je t’avais revu, par hasard et par écran interposé, de la plus étrange façon. C’était en mai de l’année précédente. Il y avait déjà des semaines que tu avais disparu des radars. Tu avais « créché » (sic) ici ou là. Untel t’avait aperçu avec les gens de Nuit Debout, place de la République… Puis plus rien. On avait perdu ta piste. Pas de réponses aux appels, aux SMS, aux mails. Ni Jade, ton aînée, ni ta cadette Line n’en avaient non plus, à leur grande tristesse. Et pourtant, nées comme toi de mon premier mariage, elles avaient chacune pour toi une tendresse particulière. Comme moi, elles se faisaient un sang d’encre. De mon côté, je scrutais les journaux, les unes de la presse. Chaque fois qu’un SDF était retrouvé mort dans un fossé ou le long d’une voie ferrée, j’étais persuadé qu’il s’agissait de toi.
Et puis le miracle était survenu, un soir d’août. En attendant le journal de 20 heures – je n’en manquais pas un, et pour cause –, ta petite sœur Line, Anna et moi regardions distraitement une nouvelle émission sur Canal +. Ça s’appelait « Canal Bus ». L’idée consistait à envoyer une bande de joyeux drilles, à bord d’un minibus, explorer en caméra cachée les confins de la France profonde. Avec, en toile de fond, sous couvert d’ouverture à la province, un mépris social que la démagogie de façade ne parvenait pas à maquiller. Destination du jour : la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes. J’avais mis le volume plus fort et avancé ma chaise d’un cran.
Je n’avais pas été déçu. À peine descendus de leur Combi flambant neuf, les bobos en goguette s’étaient surpassés. C’était à qui aurait le mot le plus mordant, la blague la plus ironique. Le premier zadiste venu s’était vu ensevelir sous les sarcasmes.
— Ben alors, à quand un ZAD-Land sur le modèle de Disneyland ? Avec une grande roue en palettes recyclées et des glaces au fromage de chèvre ?
Rires gras et entre-soi. Ils étaient si pittoresques, ces gueux en dreadlocks, chevelus et crottés. Vivement le retour à Paris et les bars à cocktails de South Pigalle. C’est alors que la caméra s’était aventurée dans une sorte de grand hangar, visiblement la maison collective de la Zone. Des types ¬s’affairaient au fond.
— Si ça se trouve, on va voir Niels, avais-je lancé pour plaisanter, mais pas que.
Bonne pioche : je n’avais pas fini ma phrase que tu apparaissais à l’image, visage flouté, derrière une table à tréteaux. En train de peler une pomme. Muet.
Là, c’est moi qui en étais resté sans voix.
Tu portais le T-shirt que je t’avais offert en Espagne, pendant nos dernières vacances ensemble – c’est idiot, mais ça m’avait fait plaisir. Cela dit, même sans ça, tu penses bien, je t’aurais identifié au premier coup d’œil. Ce halo de feu autour du visage. Ce teint pâle. Cette posture un peu nonchalante, ce bras fin, appuyé sur la table. Cet angle du coude. Ce flegme. On reconnaît son garçon entre mille.

Les minets de Canal, dans leurs petits slims bien coupés, avaient redoublé de railleries. Je souffrais pour vous, pour tes amis, pour toi. D’abord longtemps silencieux, tu avais perdu patience et tu avais répondu, calmement mais agacé. Le ton était monté, la fine équipe avait battu en retraite. En entendant ta voix, j’avais eu envie de pleurer. Avec ton T-shirt bleu arborant un scooter et ton couteau à pomme levé comme un stylo, tu étais vivant, et en bonne santé. Oui, ça tenait du miracle.
L’émission terminée, je t’avais écrit un SMS :
Je t’ai vu sur Canal, ce reportage à la con, pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je suis heureux, tu avais l’air bien, je respecte tes convictions. Je t’embrasse fort. Appelle-moi. Papa.
Et puis les mois étaient passés. Sans que tu me fasses signe.
*
Mais à présent tu étais là. À Lacanau. Avec nous. Tu avais choisi de venir, en compagnie de ta chérie. C’était déjà beaucoup.
Je connaissais ta susceptibilité, loin de moi l’idée d’être intrusif. Ou indiscret. J’ai attendu le soir de ton arrivée pour savoir comment Tania et toi étiez logés sur la Zone.
— Et donc, vous vivez où ?
La question avait été volontairement posée sur un ton neutre, dénué de la moindre malice. Tu as eu la gentillesse de la prendre comme telle, avec une simplicité qui était tout à ton honneur, signe – je le notais en passant – d’une maturité nouvelle. Nous en étions au déca. Devant les reliefs d’un dîner au cours duquel tu avais mangé comme quatre, tu m’as répondu en te balançant un peu sur ta chaise, comme tu l’avais toujours fait.
— Des copains m’ont aidé à construire une cabane. On s’y est tous mis, ça a pris une bonne semaine.
— Sympa de t’avoir aidé.
— Chez nous, la solidarité, ça fait partie des valeurs. Pour eux, c’était naturel. Depuis, j’ai rendu la pareille.
Là-dessus, tu as sorti de ta poche quelques photos, des vraies, à l’ancienne, un peu écornées. Tu semblais les avoir préparées, et ça m’a ému. Impossible pour toi de les faire défiler sur l’écran d’un smartphone, tu n’en avais pas. Ton portable était un Samsung ancien modèle, absolument incassable. De ceux que possèdent en général les dealers – pour des raisons évidentes –, mais aussi les bûcherons, les chauffagistes, les préposés aux remonte-pentes dans les stations de ski. Ou encore, je ne le devinais que trop, les zadistes qui n’ont pas envie d’être tracés par les flics. Le genre d’engin que l’on peut laisser trois jours sur une table de café sans que personne n’y touche.
— Tiens, regarde, as-tu poursuivi… C’est là.
Les clichés montraient un bâti de planches et de bâches bleues, percé de fenêtres récupérées, donnant sur une terrasse composée de palettes de chantier. Il était joliment situé, en surplomb d’un chemin creux, à l’ombre d’un chêne majestueux qui semblait garder de sa haute stature une prairie champêtre, accueillante, typique du bocage vendéen.
— Tu vois, là, c’est la pièce à vivre… J’ai sauvé un canapé des encombrants, nickel, les gens jettent n’importe quoi… Là c’est l’espace couchage… Pareil, j’ai restauré des châssis de fenêtres trouvés dans une décharge… Et là, c’est une sorte d’appentis, s’il y a des copains qui viennent… ou des sans-papiers…
— Des sans-papiers ?
— Oui, il en passe… Des migrants, aussi… On les aide…
— Ah… faites gaffe quand même…
— T’inquiète. Bref, on est super bien. Y a même un poêle à bois… Ça, c’est un copain paysan qui nous l’a refilé, il ne s’en servait plus. Et tu as vu, là ?
De ton majeur tu as désigné des bouteilles d’un beau vert translucide, artistiquement enchâssées dans les murs. Puis tu as poursuivi :
— C’est moi qui ai eu l’idée. Ça fait comme des vitraux. C’est bien, non ?
C’était beau, oui. Bien pensé. Chaleureux. Ça ne m’étonnait pas, tu avais toujours été artiste, adroit, excellent dessinateur. Enfant, tu pouvais rectifier à ton goût un centre de table qui ne te convenait pas. Sous mes yeux, les photos se succédaient entre tes doigts comme les cartes d’un magicien qui coupe et recoupe le jeu avant un bon tour. Tu m’avais eu. Tu semblais vraiment heureux. Mieux : fier de ton choix. Fier de ta cabane construite avec tes potes. Un type m’aurait montré sa nouvelle villa d’architecte à Porto-Vecchio que je n’aurais pas décelé autant de lumière dans son regard. Tu semblais toi-même ne pas en revenir d’avoir construit ce logis de tes mains. Au gré de tes mouvements, tes bracelets en jonc coulissaient sur tes poignets fins, tes poignets d’ex-citadin de bonne famille devenu paysan.
— C’est bien, dis donc, ai-je déclaré sans enthousiasme marqué.
Sans doute, inconsciemment, avais-je à cœur de ne pas te donner trop vite de gages d’adhésion. J’ai demandé dans la foulée, les sourcils froncés :
— Mais l’hiver… vous n’avez pas froid ?
— Non, ça va…
— Un peu quand même…, a osé une petite voix, te cou¬¬pant la parole, et l’herbe sous le pied par la même occasion.
Tania a poursuivi, soudain enhardie :
— En plein janvier, on a eu de la neige… Déjà qu’il fait humide dans les marais… là on s’est vraiment gelés. On se couchait tout habillés sous trois épaisseurs de couettes, ça ne suffisait pas, les draps étaient mouillés de froid. Et le matin, on cassait la glace dans le seau. En plus, le bois n’était pas sec, ça fumait dans le poêle.
— Et un radiateur électrique ? ai-je demandé innocemment.
Tania a décidé de faire fi du regard désapprobateur que tu lui lançais, toi, son mentor. Elle s’est jetée à l’eau, gelée ou pas.
— On pouvait se raccorder à la ligne EDF à l’arrache, mais… Niels n’a pas voulu.
— Par honnêteté à l’égard d’EDF ? j’ai rigolé, ironiquement cette fois.
Tu as pris la parole, soudain énervé.
— Par honnêteté intellectuelle. Par solidarité avec ceux qui n’ont rien. Les SDF, les rejetés, les déracinés, tout ce que tu veux.
— On a des bougies, on se débrouille, a repris Tania. Mais le froid la nuit, ça, c’est terrible. Impossible de dormir. Ça ne s’en va pas. Ça vous prend et ça ne vous lâche pas.
Elle avait sans doute raison, mais j’étais triste pour toi. Ton merveilleux tableau bucolique, avec voisins solidaires, coquelicots et prairies pittoresques, venait de subir un bar¬¬bouillage en règle.
— Faut pas exagérer, as-tu soupiré. En général, c’est supportable… J’ai mis des bouchons de papier journal dans les ouvertures…
— Et puis à la rentrée, y a le Saint Maclou de Nantes qui va nous donner des chutes ! Chez nous, bientôt, y aura la moquette, a complété Tania, dans un souci de réconciliation.
Elle t’a souri, toi aussi. Entre vous, le calumet de la paix venait d’être échangé. Le calumet, ça m’allait bien, ça changeait du cannabis dont l’odeur sucrée – je m’en rendrais vite compte – allait chaque jour empester dans toute la maison.

Les jours ont passé, démontrant bel et bien que le problème, c’était ça, en fait : la beuh, la weed, l’herbe, je ne savais pas comment la nommer pour ne pas faire vieux-qui-veut-faire-jeune, comme dans le sketch de Bedos et Dabadie (« Tu veux un chewing ? À la chloro. »). Pas un petit joint festif de temps en temps, histoire de se détendre, non, là on parlait d’un mode de vie, d’un réflexe, d’une nécessité pour commencer la journée, la vivre, la terminer. Même si tu t’en défendais, les pétards t’explosaient les neurones, te mettaient les yeux pas en face des trous.
Ça t’avait pris au lycée, comme une envie de pisser fluo, et depuis ça ne t’avait plus quitté. De mauvaises influences en mauvaises rencontres, tu t’étais fait gauler avec un peu trop de marchandise sur toi pour qu’il puisse ne s’agir que de consommation personnelle. Nous t’avions inscrit en pension, en terminale, pour tenter de sauver les meubles. Mais en pension, ça avait continué, en planque derrière les hauts murs, tradition oblige. Cette fois on commençait à prononcer les mots de tribunal, de juge d’application des peines, de travaux d’intérêt général, de casier judiciaire. JAP, TIG, CJ, tu devenais aussi accro aux acronymes.
Bref, à Lacanau, cette fumée âcre remplissait la maison et te vidait le regard. Pas toujours, non, mais souvent. Pour ma part, elle me piquait sacrément les yeux. J’étais accablé de te voir comme ça traîner tes grands pieds à côté de ton grand chien, de ne même pas te rendre compte que tu vivais ta vie à contretemps. Nous laissions le petit déjeuner à votre disposition, mais à midi passé, le beurre fondait au soleil et les guêpes s’agglutinaient sur les pots de confiture. C’était plus fort que toi, il fallait que tu descendes avec Tania quand bon te semblait, comme un roi que tu n’étais déjà plus à mes yeux, ou alors le roi des égoïstes. Bon sang, tu ne voyais donc pas tout ce que nous faisions pour être conciliants ? Tu ne voyais pas que l’on t’aimait, que l’on se pliait à tes quatre volontés dans l’unique but de te ménager, de préserver cette grâce qu’était ta présence parmi nous ?
Un jour, alors que vous aviez mis la table, vous attendiez la suite des événements tandis qu’Anna finissait de préparer le repas. Entremêlés et immobiles, Tania toute béate et toi l’enlaçant de tes immenses bras, vous aviez l’air d’un couple de paresseux qui vient de repérer des feuilles de cecropia. Sans te dessouder du corps de ta moitié, tu as alors demandé à ta belle-mère :
— Anna, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre pour t’aider ?
Et elle de te répondre, mains jointes et intonation suppliante :
— Prendre une douche.
Ça lui était sorti du cœur. Bon prince et bonne princesse, vous vous étiez exécutés sur-le-champ, prenant d’ailleurs votre douche en même temps – ¬la salle de bains en avait été transformée en hammam. Mais le déjeuner d’après, tel le corbeau de la fable, on ne t’y a plus repris. Suivant ton idée, tu n’as rien demandé à quiconque et, pour une raison inexplicable, tu as soudain entrepris de préparer de la mayonnaise. Beaucoup de mayonnaise. Un saladier plein. Je te revois fouettant frénétiquement le mélange pour le faire monter. Attendais-tu un régiment de parachutistes pour le déjeuner ? Avec toi, je m’attendais à tout. Mais, bien entendu, personne ne disait rien. Hugo battait des mains, un grand frère qui préparait la mayonnaise aussi bien, en cas de fish and chips c’était décidément fabuleux. Anna souffrait et soufflait, mais discrètement. Quant à Mamine, elle s’appliquait à apaiser chaque manifestation d’impatience de ma part.
— Il est là, c’est l’essentiel, me disait-elle comme on passe un baume.
Mamine, de toute façon, avait un faible pour les par¬¬cours parallèles. Après avoir été nageuse de haut niveau dans son pays natal, le Danemark, elle avait sillonné les États-Unis en bus Greyhound, croisant sans doute à l’occasion des copains de Kerouac, avant de débarquer, à la fin des années 1950, dans le milieu interlope du Paris artiste. Autant dire que les soirées enfumées, les avant-¬premières underground et les petits matins à discuter avec des journalistes qui avaient bu un verre de trop, elle avait connu. Quant au Flower Power, de loin ou de près, elle en avait sans doute cueilli quelques brassées – qui pouvait y échapper, à l’époque ? À travers toi, elle en humait encore le bouquet, par bouffées entières tout droit remontées de sa jeunesse.
*
— Pourquoi tu marches pieds nus ? t’a demandé Hugo un jour dans la voiture, alors que nous roulions vers la mer.
— Parce que j’suis un beatnik…
— Moi aussi je veux être beatnik ! a répondu ton petit frère.
À Lacanau-Océan, les braves baigneurs et les bons bourgeois se retournaient sur toi. Un zonard marchant pieds nus, indifférent aux mégots, aux chewing-gums écrasés et aux traces de pipis de chien, ça ne se voyait pas souvent par ici. Les mêmes me regardaient avec un mélange d’admiration et de commisération : avec mon short blanc, mon polo, mes espadrilles et ma bonne mine, j’avais tout du bon chrétien s’occupant d’un jeune en difficulté. Au premier coup d’œil, pas évident de savoir que nous étions père et fils. J’étais donc un type bien, consacrant une partie de ses vacances à remettre un délinquant dans le droit chemin. Chapeau.
Alors que nous attendions un panini en train d’être pr鬬paré, tu t’es assis par terre. Pourquoi ? Mystère. Je trouvais que tu en faisais trop. Sur cette promenade de station balnéaire, des bancs étaient installés tous les cinq mètres.
— Tu sais que tu as le droit de t’asseoir, t’ai-je dit en cachant mal mon irritation.
— J’aime bien le contact avec le sol.
Tania t’a imité. On ne voyait que vous. J’étais mal à l’aise. Le bon Samaritain commençait à voir rouge. J’ai réussi à me calmer. Tenir le coup. Ne surtout pas tout gâcher, tel était mon mantra.
— Et tu sais que je peux aussi t’acheter un pantalon neuf, ai-je insisté.
Tu as ricané sous ta tignasse.
— Plus tu me le diras, moins j’aurai envie de le faire.
Pas question de me décourager. J’ai continué sur un mode plus léger.
— Pas un pantalon fabriqué par des petits Asiatiques exploités, rassure-toi. Un pantalon cent pour cent éthique, biodégradable, recyclable, recyclé, tout ce que tu veux. Avec plein d’étiquettes vertueuses dessus. Ça coûtera ce que ça coûtera.
— Un pantalon de bobo, quoi. Un truc qu’on trouve dans le Marais.
— Juste un pantalon. Propre.
Toujours assis par terre, tu m’as regardé presque gentiment.
— D’occasion, je ne dis pas. C’est fabriqué, c’est là, ça existe, alors autant le porter. Mais pas un pantalon neuf, papa. Il y a largement assez de choses sur terre pour ne pas en rajouter. Les usines, faut arrêter. À peu près tout peut être recyclé, réparé, récupéré. Merci quand même.
— De rien.
Nous irions donc, quelques jours plus tard, à la Croix-Rouge du Porge te dénicher un pantalon en toile à dix euros. Il t’irait comme un gant. Aucun mérite, un rien t’habillait. Je devais me le tenir pour dit : seules ces seconde main, par ailleurs impeccables, trouvaient grâce à tes yeux. Ce qui ne t’avait pas empêché, une demi-heure après cette grande tirade, de faire un drôle de choix chez le glacier.
— Nutella, s’il vous plaît.
— Hein ?
Anna en avait avalé son cornet de travers.
— Nutella ? Toi, tu choisis Nutella, Niels ? Et les orangs¬¬outans ? Et la forêt primaire rasée pour cette saloperie d’huile de palme ?
— Booah…
Elle était estomaquée. Moi aussi. Manifestement, ta conscience écologique fondait d’un coup là où commençait le plaisir d’une boule de glace industrielle. Nutella, merde alors ! Nutella, pâte marron bien connue, symbole quasi scatologique de la boulimie capitaliste et du surpoids occidental. La dévastation, prix à payer pour devenir obèse en toute tranquillité. Si l’homme est pétri de contradictions, alors tu devais être sacrément malaxé. Pour penser à autre chose, nous sommes allés contempler le spectacle du soleil en train de décliner à l’horizon. Comme lui, j’avais envie de me coucher. J’étais fatigué.

Bon gré, mal gré, les choses avaient plutôt bien débuté, mais au fil du séjour ça s’est assez vite dégradé. Le plus triste pendant ces journées de cohabitation, c’est que pas une fois nous n’avons eu l’un pour l’autre un geste, un mot de complicité ou de tendresse. Trop de gêne et de pudeur, sans doute. Fidèles à vos habitudes, Tania et toi émergiez toujours alors que nous passions à table pour le déjeuner, à l’heure où le soleil était à son zénith, où les cigales depuis longtemps assourdissaient l’air chaud, où la ronde des moteurs, au loin sur le lac, ne se remarquait plus tant elle vibrait en sourdine depuis tôt le matin. Nous nous disions un mot ou deux, mutuellement bien disposés. Mais ni toi ni moi n’étions assez naïfs pour croire en cette fausse proximité qui, en réalité, nous tenait éloignés l’un de l’autre.
Dans une sorte de chorégraphie instinctive, connue de nous seuls, nous nous en remettions à une danse subtile faite d’évitements, de contournements, d’échappées salutaires. Tu donnais un coup de main, vidant la machine ou faisant la vaisselle, ton buste un peu penché, chemise ouverte sur un T-shirt qui ne variait jamais. Pour le reste, rien ne changeait. Pas de chasse tirée, ça gâche l’eau. Pas de douche non plus, pour les mêmes raisons. Pas de confidences. Juste, parfois, un rire partagé, nous prenant de court, nous laissant l’un et l’autre pareillement étonnés.
Il y a bien eu cette fin de journée où, amusés de nous retrouver au même moment à nous baigner dans le lac, nous avons repris par réflexe nos jeux d’autrefois. De l’eau jusqu’aux genoux, encore secs et un rien frileux, nous nous tournions autour pendant quelques secondes. L’air de rien. Puis ça commençait toujours par un :
— Tu vas pas oser ?
— Bien sûr que si !
La joute aquatique débutait aussitôt, moi t’aspergeant sans relâche et toi, en retour, moulinant l’eau de tes grands battoirs jusqu’à ce que, face à face et trempés, épuisement s’ensuive. Même Tania, par discrétion, n’avait pas osé nous déranger dans ce qui ressemblait sinon à un baptême désordonné, du moins à une sorte de fête païenne célébrant les retrouvailles entre deux frères ennemis dont l’un était le père. Mais la joie était retombée en même temps que les dernières éclaboussures, nous laissant l’un et l’autre presque un peu gênés, rattrapés…

Extrait
« Des silhouettes apparaissaient, disparaissaient au détour des taillis bruissant dans le vent, des haies des bosquets. Il régnait dans ces clairs-obscurs une étrange ambiance, mi-cathédrale mi-arche de Noé, mi-sanctuaire mi-camp de vacances. Et de cette réalité je m’imprégnais un peu plus à chaque pas, ouvrant grand mes yeux, mes narines, mes oreilles, mes chakras. Après des mois d’asphyxie, je respirais enfin. » p. 125

À propos de l’auteur
EPENOUX_francois_d_©Thierry_RateauFrançois d’Epenoux © Photo Thierry Rateau

François d’Epenoux, 51 ans, a publié neuf ouvrages aux éditions Anne Carrière, dont deux ont été adaptés au cinéma: Deux jours à tuer (par Jean Becker en 2008) et Les Papas du dimanche (par Louis Becker en 2012) ; Le Réveil du cœur, son neuvième livre, a obtenu le Prix Maison de la presse 2014. Il est par ailleurs le père de trois grands enfants, et d’un petit garçon de 3 ans né d’un deuxième mariage. Mi-récit, mi-fiction, Les Jours areuh est inspiré de son propre vécu. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Le grand incendie

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En deux mots
Virginia doit fuir la Californie en proie à de gigantesques incendies. Ianov, du fin fond de sa Sibérie orientale doit faire de même. Enfin Asna, dans le Kurdistan syrien doit faire face à une guerre dont l’une des armes est la terre brûlée. Trois destins, trois exils dont les routes vont finir par se croiser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La guerre, le feu, la fuite

Antonin Sabot confirme tout son talent avec ce roman choral qui va rassembler trois réfugiés climatiques, à la suite de mégafeux qui embrasent la planète. Une fiction dont la probabilité se précise. Est-il déjà trop tard?

Virginia est une rescapée du grand incendie qui a détruit Paradise. Si elle revient dans le Nord de la Californie au moment où de nouveaux feux ravagent la région, c’est qu’elle se sent investie d’une mission. Au milieu d’un paysage ravagé par les flammes, elle veut retrouver son père qui avait fui avec sa mère et ses deux filles pour l’Iowa où il avait tenté de reconstruire une vie qui, il le sentait bien, ne serait plus jamais pareille. Du reste, après avoir touché l’argent de l’assurance et pu acheter une maison modeste dans un quartier modeste, il avait fini par s’enfuir.
Ianov est lui aussi un rescapé, mais du côté de la Sibérie orientale. Lui aussi a vu le feu venir ravager la nature jusqu’alors préservée. On disait que même les environs de Moscou n’avaient pas échappé au fléau. C’est avec un sentiment de honte, de n’avoir pu sauver ses animaux, qu’il revient dans les ruines fumantes de sa ferme, un chemin que sa jument a aussi retrouvé et avec laquelle il entreprend de prendre la route pour une contrée moins hostile. Une biche, puis d’autres animaux vont l’accompagner dans son périple. «Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ?»
Asna vit en Syrie, dans la région autonome du Kurdistan. Elle aussi se bat contre le feu. Faire brûler les récoltes est un moyen de pousser les habitants à fuir la région. Une arme de guerre dans un conflit interminable qui lui a déjà pris son amour de jeunesse et conte laquelle elle se bat de toutes ses forces, ne voulant pas abandonner son pays. Olan, son amant, est plus pragmatique. Il entend quitter ces terres brûlées, se chercher un avenir loin de la guerre.
Aux États-Unis, en Russie et en Syrie, ces nouveaux migrants vont gonfler un flot de plus en plus puissant que des autorités dépassées ne peuvent plus endiguer. Virginia, Ianov et Asna ainsi que leurs proches vont finir par se retrouver. La mémoire du drame qu’ils ont partagé va les souder. Mais pour quel avenir?
Solidement documenté, le roman d’Antonin Sabot fait frémir. Le lauréat du Prix Jean Anglade 2020 pour Nous sommes les chardons confirme son talent pour ancrer ses personnages au cœur de la nature, même lorsqu’elle est la proie aux flammes. Mais c’est sans doute ce paroxysme qui révèle les hommes dans ce qui les constitue au plus profond d’eux-mêmes.

Le grand incendie
Antonin Sabot
Presses de la Cité
Second roman
288 p., 21 €
EAN 9782258202009
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, notamment dans le Nord de la Californie et en Iowa, en Russie et principalement en Sibérie orientale et enfin en Syrie, dans la zone occupée par les Kurdes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ou dans un futur proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Durant un été où le ciel du monde entier s’est couvert de rouge feu, Virginia, Ianov, Asna et Olan deviennent des naufragés du feu, face à la nature, face à ce que nous lui avons fait et à ce qu’elle nous fait en retour. Ils vont traverser la planète et se retrouver à New York, où leur destin les attend…
En Californie, Virginia, éleveuse de chevaux, rescapée du premier mégafeu à avoir rasé une ville entière, celle de Paradise, quinze ans plus tôt, est à la recherche de son père dans un État aujourd’hui ravagé. Au cœur de la Sibérie, Ianov, ancien soldat parti s’isoler dans une ferme que les flammes viennent de détruire, emmène sa jument blessée pour un dernier voyage, dans lequel le rejoignent des animaux sauvages. Au Kurdistan, Asna et Olan combattent la politique de la terre brûlée des terroristes et quand leur dernier champ de blé disparaît, ils finissent par fuir.
Tous vont traverser la planète pour se retrouver là où leur destin les attend.
Ce roman choral visionnaire et saisissant, nourri de notre réalité, a toute sa place au côté du Grand Vertige de Pierre Ducrozet ou encore de 2030 de Philippe Djian. On y apprécie la plume sensible à la nature d’Antonin Sabot, lauréat du prix Jean Anglade du premier roman en 2020 avec Nous sommes les chardons.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
États-Unis, nord de la Californie
Virginia était sortie de son pick-up au niveau du panneau Bienvenue à New Haven, un quartier chaleureux où il fait bon vivre. Au-delà, plus une maison, juste quelques pins maigres et noirs qui s’élevaient çà et là. Calcinés. Le quartier avait été littéralement abandonné aux flammes. Des maisons, il ne restait que les minces structures en acier qui les supportaient encore quelques jours auparavant, répondant au quadrillage des rues tracées en damier.

Un monde miniature, qui ne se réveillerait plus. À la taille des habitations on devinait qu’il ne s’agissait pas d’un quartier riche. Ce n’est pas là que les pompiers avaient dû concentrer leurs efforts. L’auraient-ils fait, seraient-ils parvenus à le sauver ?

Le feu arrivé du nord avait attaqué les alentours d’Arcadie. Jusqu’au dernier moment, les autorités avaient espéré pouvoir préserver la ville. Mais, une nuit, le vent avait tourné. L’évacuation avait eu lieu dans l’urgence et chacun n’avait sauvé que ce que pouvait contenir sa voiture. Bizarrement, la plupart des gens se retrouvent à attraper en catastrophe quelques papiers, leur téléphone portable, un ordinateur, leur téléviseur, une peluche pour les enfants, et parfois une arme s’ils en possèdent une. Savoir qu’un risque existe ne suffit pas à en accepter les conséquences. Imaginer que tout peut disparaître serait trop lourd à porter.

Dans les décombres, on devinait aux carcasses de machines à laver et de sèche-linge l’emplacement des buanderies. Et aux tuyaux et robinets tordus celui des cuisines et des salles de bains.

La proximité des maisons avait favorisé la propagation des flammes. Le quartier avait été rayé de la carte en moins d’une heure d’après le journal télévisé local. Mais l’information n’était restée qu’un court temps à l’antenne, car le feu avait poursuivi son œuvre dévoratrice et d’autres lotissements plus cossus avaient été à leur tour menacés. Ce reportage avait suffi à décider Virginia à venir jusque-là.

Ce qui l’avait attirée, c’était que ce lotissement aurait pu pousser n’importe où. Elle-même avait grandi dans un quartier ressemblant à celui-ci, dans une maison à peine plus grande, avait fait du vélo dans une impasse où les voisins avaient toujours un œil dehors. Pour « nous protéger les uns les autres », disaient-ils. Elle descendait du bus scolaire à deux pas de chez elle, mais faisait un détour en rentrant pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à récupérer dans la décharge que constituait le jardin du vieux Morris, elle traînait dehors en short court pour manger de la crème glacée avec sa petite sœur les soirs d’été, quand la chaleur infernale des journées s’apaisait un peu. Ensemble, elles regardaient les « grands » du quartier faire les idiots devant leurs voitures avant de partir au cinéma, ou au bar, ou sur quelque parking où les mecs peloteraient les filles qui se laisseraient à moitié faire en riant. Avec sa petite sœur, elles pensaient que c’était à peu près le paradis. À peu près seulement, car les histoires de garçons ne les intéressaient pas encore. Les petites filles de New Haven devaient croire la même chose avant que la désolation ne vienne frapper. Comme elle avait frappé le quartier de Virginia à la fin des années 2010.

Avant de prendre la route, elle avait voulu revoir l’effet des flammes sur la fragile grandeur du rêve américain. Est-ce que des vies entières de labeur peuvent vraiment s’envoler en aussi peu de temps que le disent les journaux ? Une heure pour tout un quartier, une heure pour toutes ces vies. Cela faisait quoi ? Cinq minutes chacun ? Même pas. Les petits pavillons de banlieue avec garage, bordés d’un carré de pelouse bien tondu, flamant rose en déco, arrosage automatique, volets roulants et climatisation en option, s’effondraient sous le poids des ambitions de leurs propriétaires. Un songe dont elle avait elle-même été sortie avec fracas, âgée d’à peine quatorze ans, quand sa maison, censée les protéger, était partie en fumée.

Pendant plusieurs mois, ils avaient été hébergés dans un gymnase municipal, avec certains de leurs anciens voisins. Ceux qui n’avaient pas péri dans leur voiture, pris au piège. Mais cette fois, il n’y avait plus de murs pour les séparer les uns des autres, seulement de fins rideaux gris, accrochés à des montants métalliques. Les « grands » ne faisaient plus les idiots, et les adultes ne surveillaient plus les impasses à l’arrière des maisons.

L’équipe d’une chaîne d’information en continu s’était introduite dans le gymnase. Ils avaient dû soudoyer un employé de la mairie pour entrer, ou peut-être s’étaient-ils faufilés après l’un des rescapés pour filmer leurs conditions de vie. D’ordinaire, ces types tournaient des reportages sur des Cubains qui traversaient l’océan sur des radeaux de fortune, ou des victimes de tsunami à l’autre bout du monde. De pauvres étrangers. Et ça ne choquait personne. Cette fois, « ceux du Gym », comme on avait fini par appeler les réfugiés, n’étaient pas d’accord pour que l’on montre la misère dans laquelle ils étaient tombés, la queue pour aller aux toilettes ou aux douches, la bouffe immonde qu’on leur servait et les habits sales de leurs gamins.

« Ça vous aidera à obtenir de meilleures conditions de vie », avaient argué les types de la télé. Mais ça n’avait rien changé. Au contraire, le Gym avait été fermé trois mois plus tard par les autorités prétextant l’insalubrité du lieu, et ses occupants avaient dû chercher à se loger ailleurs. Virginia et sa famille étaient parties chez une cousine, dans les Grandes Plaines, loin des forêts.

Durant toute cette période et après avoir fait une crise de nerfs le premier jour dans le gymnase, son père n’avait plus dit un mot. C’est sa mère qui avait dû expliquer leur situation aux agents de la FEMA, l’agence fédérale en charge des situations d’urgence, à l’assistante sociale envoyée par la mairie, et qui avait interdit au cameraman de les approcher, elle et sa famille. La petite sœur de Virginia ne desserrait les lèvres que pour laisser s’en échapper une plainte que seule parvenait à calmer leur mère en la prenant sur ses genoux.

Une foule de détails remontait en Virginia alors qu’elle posait les yeux sur le quartier dévasté de New Haven. La police n’avait même pas pris le temps de poser des rubans pour délimiter les lieux interdits d’accès et aucune patrouille ne semblait vouloir passer, signe que personne ne craignait les pillards. Il n’y avait rien à voler. Repérant la carcasse d’un vélo d’enfant, la jeune femme se prit à espérer que les habitants de New Haven seraient mieux traités qu’elle ne l’avait elle-même été. Elle en doutait pourtant. Tant de monde avait perdu sa maison cet été. Peut-être n’auraient-ils même pas le droit à un coin de gymnase et devraient-ils se contenter d’une place sur un parking de supermarché pour dormir dans leur voiture.

Une odeur écœurante de plastique brûlé régnait encore sur le quartier et Virginia dut s’arrêter, s’asseoir sur le bord d’un trottoir pour reprendre son souffle et ne pas vomir. Au fond de son estomac, il y avait à nouveau cette sale crampe vicieuse qui remontait, celle qui ne l’avait pas lâchée pendant des mois après l’incendie de sa ville, la dislocation de sa famille et le départ de son père désormais mutique. Elle ouvrit la bouche en grand, cherchant de l’air.

On aurait dit un matin brumeux. Mais les matins brumeux ne vous prennent pas à la gorge dans des relents suffocants. Regardant autour d’elle en attendant de recouvrer des forces, elle ne pouvait voir au-delà de la première rangée de maisons. Le reste était englouti dans un voile gris de poussière. Plus rien ne tenait debout hormis les arbres séparant les allées et qui devaient donner il y a peu à ce pauvre quartier un faux air de village de vacances. Vêtus de suie noire, privés de leurs branches basses et de leurs aiguilles, ils se tenaient là, raides et gauches comme à un enterrement.

Il fallait chercher au sol les dernières traces de la vie du quartier : sur la pelouse en face d’elle, les restes fondus d’un cabanon de jardin et de chaises longues avaient laissé des empreintes rectangulaires et sombres. Calquer sur ce paysage de cendres des images de petits bonheurs comme un bain de soleil ou une après-midi de jardinage lui était impossible. L’incendie a ceci de radical qu’il efface toute image du passé, pensa Virginia. Il annihile en nous ce qui existait auparavant. Tout ce qu’elle parvenait à imaginer ici, c’était le rideau de flammes qui s’était fermé sur les scènes de son adolescence, vingt ans auparavant.

Depuis, il y avait à nouveau eu de gigantesques incendies dans l’Ouest américain. Chaque année, on atteignait de nouveaux records. C’était la seule manière que les journaux télévisés avaient trouvée pour faire sentir le caractère exceptionnel de ces feux. Mais l’exceptionnel se répétant chaque année ne faisait plus autant recette. Virginia, elle, ne trouvait aucun feu aussi cauchemardesque que celui qu’elle avait elle-même nommé « mon incendie ». D’ailleurs, les journalistes s’y référaient encore aujourd’hui comme à un étalon macabre. Aussi Virginia prenait-elle un soin particulier à couper toute source d’information pendant la période des feux. Période qui se faisait de plus en plus longue au fil des ans.

Il lui avait fallu de nombreuses années pour dépasser sa terreur. Longtemps, elle s’abstint de se rendre dans les restaurants branchés où la dernière mode imposait d’installer une cheminée vitrée, alimentée par du gaz, bien en vue face à la salle. Elle ne supportait pas plus leur version bas de gamme où un écran de télévision diffusait en boucle la vidéo d’un foyer où brûlait perpétuellement la même bûche. Même devant ces simulacres, elle était prise de panique et se recroquevillait en elle-même pour ne pas laisser remonter les souvenirs des cris d’horreur de sa petite sœur et ceux de ses parents les pressant vers la voiture familiale, ce matin d’été où le ciel était devenu noir de fumée et où le crépuscule avait été mis à mal par les lueurs rouges des arbres et des maisons en feu. La mode avait fini par passer et Virginia était retournée au restaurant.

Elle était venue à Arcadie, Oregon, sans bien savoir ce qu’elle cherchait. Quelques jours auparavant, elle avait allumé sa vieille télévision alors qu’elle savait que les infos ne feraient que parler des incendies ravageant la côte Ouest, plus grands que jamais. Pourquoi, alors qu’elle s’appliquait depuis de nombreuses années à ne pas le faire, à petit-déjeuner sans toucher à la radio, seulement en fixant du regard les chevaux dans le corral et à ne penser qu’à eux, à essayer de deviner, rien qu’à leur allure, comment ils allaient, à imaginer la séance de dressage qui s’annonçait, à la balade plus tard dans la matinée et peut-être aux travaux l’après-midi ? Elle n’aurait su le dire. Cette saison durant laquelle elle se coupait de l’extérieur la reposait. Le monde autour se limitait aux clients venant prendre des nouvelles du débourrage de leur bête et accueillant les progrès accomplis par des sourires discrets mais persistants. Ils étaient rarement du genre à parler des nouvelles. Pour eux, l’horizon se limitait aux résultats du rodéo du week-end précédent et à l’affiche du suivant. Ça lui allait bien. Ce monde un peu fermé sur lui-même, elle avait tout loisir de le dépasser en hiver quand le travail au ranch se faisait moins pesant et qu’elle retrouvait le temps d’écouter le brouhaha du monde.

Mais cette année il avait été difficile de ne pas entendre parler des incendies. Leurs nuages étaient arrivés jusqu’aux limites de l’État. Certains matins, la lumière était si étrange, d’un jaune presque vert, que les bêtes piaffaient dans leurs stalles. Certains disaient qu’il y avait davantage d’oiseaux, car ceux-ci avaient fui l’Ouest pour se réfugier dans les Plaines. Alors, même ses clients les plus bornés lui en touchaient un mot, demandant si ça n’affectait pas le dressage des chevaux.

« C’est vrai quoi, paraît que les bêtes, ça flaire des trucs que nous on sent pas. »

Elle se raidissait et ne répondait rien. Ils n’insistaient pas. Ils savaient tous qu’elle en venait, de cet Ouest en proie aux flammes, et ils ne la poussaient pas plus loin lorsqu’ils la voyaient se rembrunir. Ils savaient qu’il valait mieux la boucler. Et aussi que l’état d’esprit du dresseur influe sur l’animal dont il s’occupe. Ils ne voulaient pas risquer de compromettre l’éducation de leur bête.

N’empêche, ils en avaient parlé et elle avait allumé la télévision. Un vieux machin posé sur son frigo dont sa sœur se moquait les rares fois où elle venait la voir depuis le Canada, où elle s’était installée. Elle lui avait même proposé de lui en offrir une plus grande, plus fine, plus moderne. Virginia avait toujours refusé. Un petit écran un peu flou, ça suffisait pour faire entrer le monde dans sa cuisine sans lui donner trop de place. C’était déjà beaucoup pour se confronter à ses démons comme elle s’était enfin résolue à le faire.

Elle avait vu les images d’Arcadie : il y avait des dizaines d’incendies en cours dans le pays, et ils remontaient jusqu’à Seattle, beaucoup plus au nord qu’à l’habitude. On n’était qu’au milieu de la saison et les pompiers étaient déjà exténués. Sur toutes les chaînes les reporters s’époumonaient à annoncer le pire été que l’on ait jamais connu. Elle avait failli éteindre la télévision. Ne plus entendre, ne plus voir. Mais elle s’était rendu compte qu’elle ne tremblait pas, qu’elle ne frissonnait plus. Elle s’assit tout de même, mais elle parvint à regarder tout un bulletin sans éprouver l’envie de pleurer. Elle se sentit même un peu fascinée par l’ardeur des flammes avalant des arbres dans une forêt qu’elle avait peut-être arpentée enfant. Elle s’interdit cependant ce sentiment et eut un rictus de dégoût en pensant à tous ces gens qui devaient passer leur journée à regarder des hectares de forêts partir en fumée, des hélicoptères de pompiers et des Canadair s’escrimer à les ralentir, dans un ballet de colibris impuissants. Absurde. Pour elle, on n’avait pas le droit de regarder ça si l’on n’avait pas connu la peur du feu.

Peu après, elle avait confié les chevaux en cours de dressage à un collègue qu’elle estimait, s’était excusée auprès des propriétaires, les avait remboursés et avait jeté ses affaires dans son pick-up, pour partir vers les forêts en feu de son adolescence.

S’appuyant sur un compteur électrique à moitié fondu, elle parvint à se relever. Elle avait abandonné un peu plus haut son véhicule. Une rue sans plus aucune maison qui la borde, ce n’est plus une rue, pensa-t-elle avant de grimper dans son pick-up. Ce n’est plus le fil qui relie nos vies, qui ouvre la possibilité d’aller voir ailleurs ou de revenir sur nos pas.

Elle sortit du lotissement et descendit la rue principale menant au centre-ville.

Elle traversait des quartiers épargnés mais largement vidés de leurs habitants. À un barrage, elle prétexta, après que les policiers eurent examiné ce qu’elle transportait, venir aider des proches puis demanda où elle pourrait manger. Les policiers étaient épuisés par les nuits et les jours passés à patrouiller. Sous les linges mouillés censés les protéger de la poussière en suspension, elle comprit tant bien que mal leurs explications hachées par une respiration trop courte. Virginia se demanda s’ils seraient vraiment capables de faire quelque chose si des pillards venaient par ici.

Deux pâtés de maisons plus loin, dans la lumière de plus en plus sombre de l’après-midi, l’enseigne rose du Patty’s Diner clignotait comme une tache de couleur dans une photographie en noir et blanc. En se garant sur le parking vide, elle essaya de distinguer si c’était vraiment ouvert, mais on avait visiblement abandonné l’idée de garder les vitres propres, et la couche de crasse l’en empêcha.

2
Russie, Sibérie orientale
Ianov avait retrouvé la jument qui tournait en rond dans la cendre. D’un pas hésitant, elle longeait la barrière principale du corral et, arrivée à son extrémité, faisait demi-tour, revenait à son point de départ, s’arrêtait un instant devant l’entrée et repartait. Pourtant, il ne restait plus la moindre barrière. La bête suivait le souvenir de son enclos, inscrit dans ses muscles meurtris. À chaque foulée, elle soulevait de maigres volutes poudreuses. Aveugle, elle ne parvenait pas à s’arrêter, ses pieds la faisaient souffrir dès qu’elle les posait. Le sol était encore chaud, du moins le craignait-elle.

À chaque tour de piste, elle levait la tête pour humer l’air suffocant. Elle cherchait une trace de son poulain. Rendue folle par les flammes, elle avait fui aussi loin qu’elle avait pu, probablement vers le lac Noir. En tout cas, c’est ce qu’imaginait Ianov, qui ne voyait pas d’autre moyen pour elle d’avoir survécu alors que tout avait brûlé sur des hectares alentour. Les seuls arbres encore debout se dressaient sur la petite île au milieu de l’étendue d’eau où flottaient des bouts de bois calcinés. Peut-être la jument était-elle parvenue à nager jusque-là, peut-être n’était-elle pas encore aveugle au moment de se jeter dans les flots, ou alors elle s’y était précipitée et n’avait atteint l’îlot que par chance. Ensuite, son instinct l’avait ramenée à la datcha. Son poulain, lui, n’avait pas réussi à échapper aux flammes.

Sentant son maître approcher, la jument secoua la tête et racla le sol de sa jambe meurtrie.

« Je suis là », souffla Ianov, incapable d’en dire plus pour la rassurer alors qu’il savait l’avoir abandonnée.

Quel genre de maîtres sommes-nous, nous qui prétendons posséder les animaux, mais qui les laissons dans notre fuite ? se demanda-t-il. Qui sommes-nous, pour prétendre prendre soin d’eux, les élever, si nous les oublions au premier danger pour sauver notre propre peau ?

Il avait tout largué derrière lui, avait ouvert les enclos, fait grimper son chien dans la camionnette et s’en était allé. Un peu plus loin, le chien, pris de folie, avait sauté par cette fichue vitre qui ne remontait plus, et avait détalé vers les fourrés. Ianov avait crié pour le faire revenir, mais n’avait pas essayé de le rattraper. C’était bien trop dangereux. Inutile.

Il alla chercher un bidon d’eau dans son van et donna à boire à la jument, lui nettoya sommairement les naseaux.

« Là, là. Doucement. »

La bête, encore nerveuse tout à l’heure, s’était un peu calmée depuis le retour de Ianov. Il l’attacha à un bout de portail en fer et alla fouiller dans les décombres.

Il ne restait presque rien de la ferme où il vivait depuis vingt ans. Même le fourneau n’était plus qu’un tas de tôle tordue. Quelques bouts de ferraille et de céramique traînaient çà et là. Tout ce qu’il avait construit de ses mains reposait à ses pieds. Sur la dalle de béton couverte de cendre gisaient des têtes de pioches et de pelles, des embouts de perceuses, comme des caractères noirs d’une langue inconnue sculptés sur une page grise et mouvante. Ianov se retourna. Ses pas laissaient eux aussi des signes inintelligibles sur le sol.

Il fut pris de vertige. Il se sentait propulsé dans un autre monde, dans une réalité où il n’aurait jamais construit cette maison, n’aurait jamais rangé ses outils les uns à côté des autres sur l’établi dans un ordre qu’il aimait apprécier chaque fois qu’il quittait la pièce, jetant un regard par-dessus son épaule comme pour s’assurer qu’aucun ne tentait d’échapper à sa surveillance. Dans ce monde, il n’aurait pas eu tous ces animaux autour de lui, et il ne les aurait pas laissés périr dans les flammes.

Il voulut s’appuyer à l’encadrement de la porte pour reprendre ses esprits et manqua tomber. Il n’y avait plus ni porte ni encadrement. Rien que le vide d’une vie effacée. Il plia sa longue carcasse en réprimant la douleur qui fusa dans ses reins fatigués pour s’accroupir un moment. Il était à court d’air. Il prit sa tête entre ses mains. Passer les paumes sur ses cheveux tondus bien ras lui procurait depuis tout petit une sensation d’apaisement, relaxante. Mais ça ne fonctionnait plus. Quand il parvint à se lever, le sol avait enfin cessé de tourner. L’univers entier avait lui aussi comme suspendu sa rotation. Ianov retourna auprès de la jument. Elle était tout ce qui lui restait.

Les animaux sont les seuls innocents dans cette histoire, et pourtant ils sont les premières victimes, pensa Ianov. Comprennent-ils seulement ce qui se passe ? Voient-ils que nous sommes les responsables, et pour cela nous jugent-ils ?

La bête s’était calmée et il s’approcha d’elle, tâchant d’évaluer la gravité de ses blessures. Les brûlures avaient mis sa peau à nu, rosâtre et boursouflée sur toute sa tête jusqu’aux naseaux, et sur les flancs. Sa crinière avait disparu. Seul le haut de son dos, vers le garrot, semblait préservé. Ianov n’avait jamais vu ça et ne savait pas si elle pourrait survivre. Il se dit qu’il devrait la faire soigner. Il n’y avait rien d’autre à sauver à la ferme.

Il détacha la jument et la tira vers sa vieille camionnette, mais elle refusa de monter. Ianov tenta bien de la cajoler, de lui parler à l’oreille, mais rien n’y fit. Il essayait de la pousser, mais c’est lui qui tombait dans la cendre encore tiède. Il était couvert de poussière et le cheval raclait le sol. Où qu’il la touchât, il la faisait tressaillir de souffrance. Elle était un paquet de nerfs qu’il craignait de faire vriller. Il ne voulait pas qu’elle s’échappe, aussi l’attacha-t-il à l’arrière du fourgon. Il la conduirait jusqu’à la ville la plus proche. Mais le camion refusa lui aussi de démarrer. Il aurait pu le réparer si ses outils n’avaient pas été détruits. Il ne jura même pas de frustration.

Peut-être que la jument ne voulait pas abandonner l’endroit où son poulain avait péri. Pas comme ça, en tout cas. Pas en montant dans un van défoncé dont on baisserait le hayon comme celui du camion menant à l’abattoir. Alors, il la prit par la longe et partit droit devant. Vers l’est.

Pourquoi cette direction qui ne menait nulle part ? Il n’en savait rien. L’idée de faire soigner l’animal s’était évanouie et il n’y avait pas de direction meilleure qu’une autre pour l’accompagner dans son dernier voyage.

« Je peux bien faire ça pour toi, ma vieille », avait-il chuchoté.

Devant l’immensité de la taïga dévastée, il n’avait pas de but. Pas de refuge en vue, pas de ferme encore debout où il pourrait offrir un ultime repos à sa jument. Il voulait juste marcher encore une fois à son côté, sentir son flanc tout contre son épaule, la rassurer quand elle ne saurait où poser les pieds, l’aider à se coucher quand elle ne voudrait plus continuer et attendre auprès d’elle qu’elle s’éteigne.

Ils avançaient lentement, péniblement. Tous deux couverts d’une même croûte de cendre et de sueur mélangées. On aurait eu bien du mal à dire où commençait l’homme et où finissait l’animal. Ianov essayait de reconnaître les endroits où ils passaient, mais le paysage ne se ressemblait plus. Il lui fallut un effort intense pour distinguer la butte qui marquait la fin de ses terres. De toute façon, au sein de cette immensité, cette frontière n’était que théorique. Les limites de terrains ne servaient qu’aux ingénieurs moscovites qui ordonnaient les coupes de bois depuis leurs ordinateurs et envoyaient les coordonnées GPS aux bûcherons. Ici, chacun s’arrangeait avec ses voisins, si par miracle il en avait, pour savoir où cesser d’exploiter. Et même les bûcherons des grandes compagnies forestières savaient s’arrêter avant vos bois pour ne pas trop vous déranger.

Comme tout cela lui paraissait lointain et étrange, maintenant. Ni les lignes de démarcation ni la topographie n’avaient plus aucun sens. Lorsqu’il atteignit enfin la butte où s’arrêtait son lopin, il marqua une pause et en entreprit l’ascension. Au sommet, il put embrasser du regard une grande partie de la plaine alentour. Aussi loin que son regard portait, plus un arbre ne coupait l’horizon. À l’est, le ciel était noir de cendres. Ailleurs, il était d’un gris terne, masquant le soleil et effaçant les quelques reliefs du paysage.

Ianov observa sa jument. Elle était bizarrement calme et il crut tout d’abord qu’elle était près de mourir. Il la caressa et elle montra apprécier encore le contact de cette main amie. Ianov soupira en pensant aux dernières semaines écoulées durant lesquelles il aurait pu, peut-être, mettre ses animaux en sécurité si seulement il avait compris ce qui risquait de se passer. Mais personne n’avait imaginé si grand feu.

Les incendies avaient débuté près de Moscou. La capitale russe avait l’habitude de passer la fin de l’été un foulard noué sur la bouche. Les fumées pouvaient venir de loin. Chaque année, une partie des forêts environnantes se consumait. Si le vent était défavorable, il charriait un air vicié qui venait ajouter à la pollution suffocante de juillet et d’août. On demandait aux vieux de rester chez eux, de ne plus descendre discuter ou jouer aux échecs dans les parcs. On faisait comprendre aux vieilles qu’il valait mieux cesser un moment de sortir nourrir les chats errants de leur quartier. Celles qui le faisaient tout de même se plaignaient aux passants de ces restrictions stupides. Selon elles, on pouvait mesurer la gravité des incendies à la maigreur des chats moscovites.

« Regardez comme ils sont malingres, cet été. Il n’y a donc personne pour se soucier d’eux ? »

Mais les passants n’écoutaient guère les vieilles. Ils étaient même plutôt contents que quelques-unes de ces sales bestioles finissent par crever de faim. Ça ferait moins de crottes et d’odeur de pisse dans les halls d’immeubles.

Ce qui les embêtait, eux, c’était de devoir porter toute la journée un linge humide devant la bouche et le nez, qui faisait que cet abruti de marchand de tabac prétendait ne pas les comprendre et qu’il en profitait pour essayer de leur refourguer un paquet des cigarettes sur lesquelles il tirait la meilleure marge, des Kosmos ou des Balkan Star infumables. C’est sûr qu’il faisait semblant, il le savait bien, ce qu’on prenait d’habitude. Les mêmes américaines light depuis des années.

Ceux qui ne fumaient plus, ou un peu moins, avaient aussi leurs soucis. Comme de ne plus pouvoir faire leur jogging pour avoir l’air en forme au bureau à la rentrée. Leur patron, lui, comme tous ces enfoirés de riches, pouvait continuer tout l’été à le faire, son jogging, puisque naturellement tous ces gens-là passaient l’été dans leurs jolies datchas, loin de la fournaise moscovite.

Mais cette année, c’était comme s’ils avaient emporté le feu dans leurs bagages. La forêt avait été fragilisée par des étés toujours trop secs et de plus en plus chauds, et sans aucune logique le feu émergeait dans des endroits jusque-là préservés. Les charmantes maisons de campagne, souvent construites au milieu des bois – « Tu verrais comme c’est pittoresque », se vantaient-ils à leur retour –, avaient été détruites.

C’était la première fois que les incendies avaient autant avancé en Sibérie. Ianov n’avait jamais rien connu de tel. Il avait presque pu voir les flammes arriver depuis l’ouest, passer sur lui et continuer vers le Kamtchatka. Enfin, il n’aurait rien vu du tout s’il n’avait pas sauté dans sa camionnette et fui vers le nord. Là-bas, les bois s’arrêtaient et il pensait pouvoir se mettre en sécurité. Depuis une colline, il avait regardé le feu dévaler la plaine comme un troupeau incontrôlable. Il ignorait combien de temps exactement avait duré l’incendie. Plusieurs jours, puisqu’il avait le souvenir d’avoir dormi et de s’être réveillé tantôt affalé sur le volant de sa camionnette ou le dos contre les roues, tourné vers la forêt en train de se consumer. Une fois où il faisait nuit, il avait cru rêver devant les ombres dansantes projetées par les flammes monstrueuses. Elles montaient à dix ou vingt mètres au-dessus de la cime des arbres comme si ceux-ci n’étaient qu’une mer arrosée de pétrole qui flambait.

Pendant tout ce temps, la ligne des arbres au loin se découpait sur fond écarlate. Puis, dans un immense craquement qui dura plusieurs heures, elle s’affaissa, effacée à son tour par le feu. Au dernier jour, peut-être le sixième, avait-il estimé à la longueur de sa barbe, on ne voyait plus qu’un enchevêtrement de troncs rongés et quelques fûts debout mais dépourvus de branches, des épouvantails d’arbres. La surface de la terre s’était couverte d’un linceul monochrome aux nuances anthracite et grège. Ciel au diapason.

Incapable de réfléchir, il avait grimpé dans sa camionnette et était reparti sans réaliser que ce qu’il appelait « ma ferme » ne serait plus qu’une ruine fumante. Pas un seul instant il n’avait songé à se rendre dans la ville la plus proche, à aller trouver une autorité à laquelle déclarer le sinistre. À quoi bon ? Personne ne se préoccupait d’arbres brûlés. Il y en avait tant que ça ne faisait pas grande différence pour ceux qui ne vivaient pas dans les bois. Et plus personne ne vivait là, à part Ianov et quelques autres fermiers que les citadins prenaient pour des fous ou, dans le meilleur des cas, des arriérés. Même les forestiers s’en foutaient pas mal, des feux de forêt. Ils avaient de telles étendues à leur disposition et de telles machines mangeuses d’arbres, qu’ils se moquaient de devoir aller plus loin pour exploiter ce qu’il y avait à tirer de la forêt. Ianov ne pouvait imaginer que, cette fois, même les forestiers les plus brutaux et les citadins les plus endormis ne vivaient plus que rivés à leur poste de télé.

Il roulait sur la route réduite à un bout de goudron fondu et boursouflé. On ne voyait plus le moindre brin de verdure. Il s’était arrêté, était descendu vérifier que ce n’était pas son pare-brise sale qui l’empêchait de bien voir. Le silence l’avait frappé comme la balle des snipers qu’il redoutait lors de son service en Ingouchie, des années auparavant. Cette balle qui n’était jamais venue l’avait atteint en pleine poitrine. Il avait dû se retenir à la portière de la camionnette.

La nature n’a rien de silencieux, contrairement à ce que pensent ceux qui ne la fréquentent que le week-end ou pour leurs vacances. La nature, ce n’est pas le calme de quelques feuilles froissées tombant au sol. La forêt telle que Ianov l’entendait était un tumulte de discussions animales, des cris d’alarme et de détresse, depuis les appels de ralliement des loups aux hululements des chouettes se disputant le territoire, du jeu du vent avec les arbres et des arbres avec le vent. En arrivant ici, il avait d’abord cru trouver le silence, car ses oreilles avaient été assourdies par le bruit des tirs de mortier, du roulement des tanks et des explosions de bombes artisanales. Puis ses sens avaient guéri du trop-plein de bruit, et il avait appris à vivre entouré de la rassurante clameur de la forêt.

Mais plus un son ne provenait de la nature morte. Le battement de son cœur à ses tempes était le bruit le plus terrible qu’il ait entendu depuis celui des balles claquant autour de lui.

Le plus difficile face au silence, c’est de savoir combien de temps il va durer. Ianov n’osait pourtant pas le rompre. Il avait reculé doucement pour se réfugier dans la cabine de la camionnette, et le moteur crachotant l’avait réconforté. Il avait conscience d’avoir cessé de respirer tout le temps qu’il était resté dehors. Soudain, les images de ses animaux lui étaient revenues et il avait démarré, espérant qu’un miracle aurait permis à certains de fuir.

Était-ce bien un miracle qui avait sauvé son cheval, ou plutôt une malédiction dont il devrait supporter le poids pour racheter les fautes de l’humanité ? Les premiers mois de son installation dans la taïga, Ianov avait pris l’habitude de voir des signes dans les petits événements du quotidien. Que ce soit la construction de sa grange, sa jument qui avait eu un poulain en bonne santé, ou un semis qui germait à merveille, cela l’aidait à supporter l’isolement. Imaginer une volonté invisible lui donnait une raison supérieure pour avancer dans son projet, quand la plupart de ses anciens camarades, en tout cas ceux qui n’avaient pas été recrutés par des compagnies de sécurité privées, avaient sombré dans la vodka. Puis petit à petit, il avait abandonné cette habitude de donner une raison à tout. La succession des jours et des saisons avait fini par lui suffire. Il s’était fondu dans le temps vivant de la nature, qui n’a pas besoin, lui, de justification. On pourrait croire que sa première attitude relevait du mysticisme, de la religiosité, mais il avait appris que c’était le contraire. La vraie mystique, la vraie foi, se tient dans l’acceptation, dans la communion avec le vivant.

Mais ce feu était trop gros pour son stoïcisme de néophyte. Il venait à nouveau bousculer l’équilibre qu’il pensait avoir trouvé. Il fallait une raison à ce déchaînement de violence. Il posa la main sur le garrot de sa jument, et la tira de l’avant. L’accompagner dans son dernier voyage était sa mission d’homme perdu dans l’immensité brûlée.

3
Syrie, région autonome du Kurdistan
Avant de sortir de l’épicerie abandonnée qui lui servait de logement, Asna saisit le lourd manteau militaire qui reposait sur l’unique chaise de la pièce. C’était son ancien petit ami qui le lui avait offert avant de partir au combat et de ne jamais en revenir. Elle le haïssait pour cela aussi fort qu’elle l’avait un jour aimé. Mais elle n’avait pas le temps de s’abandonner à la nostalgie. D’ailleurs, elle avait décidé depuis longtemps de ne plus penser à cet homme qui l’avait tant fait souffrir. Il n’était plus là pour la protéger, alors que les sirènes retentissaient pour la seconde fois dans le mois. Comme elle avait espéré ne plus avoir à les entendre ! Combien de prières silencieuses avait-elle adressées à une entité en laquelle elle ne croyait pas vraiment, mais qui par moments la réconfortait ? Elle n’aurait su le dire, mais elle les avait crues exaucées. Le temps des moissons était si proche, ça aurait bien été le diable ! Le Mal avait sans doute décidé d’attendre le dernier moment pour frapper et anéantir les espoirs d’Asna et des siens. Les champs brûlaient et toutes les personnes valides du village se précipitaient pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l’être.

« Olan ! T’es sourd ou quoi ? La sirène ! Lève-toi ! » lança-t-elle à l’homme qui avait partagé sa nuit et sommeillait sur le matelas pourri posé au pied du vieux comptoir de la boutique.

Elle poussa précipitamment la porte battante calfeutrée avec des planches de bois et le vent agita ses cheveux qu’elle n’avait pas pris le temps d’attacher, lui apportant l’odeur lourde des blés en flammes. Elle noua son épais foulard autour de sa tête et le plaqua sur ses lèvres. L’amère senteur envahit sa bouche. De toutes les maisons, les habitants sortaient, s’habillant à la hâte, rameutés par la sirène qui hurlait. Courant le long des dernières maisons du village, Asna dépassa des vieux qui se dirigeaient vers les champs et elle se retint de leur crier de rentrer chez eux. Ils n’avaient à gagner, en venant contempler le massacre, que de ces regrets dont leurs vies étaient déjà tissées.

Asna se souvint des vergers qu’il y avait là quand elle était petite fille. Chaque famille en possédait un et le transmettait de génération en génération. Il y avait un figuier qui vous donnait des fruits comme du miel, des abricotiers, des pruniers, un citronnier et des grenadiers qui portaient des fruits aux mille graines. Quelques pieds de vigne, bien sûr. L’héritage, ici, c’était les arbres, pas la terre.

« C’est elle qui nous possède », disaient les vieux.

Mais si c’est la terre qui nous possède et nous retient, se demanda Asna, que faire lorsqu’elle est ravagée et n’a plus rien à nous offrir ? Les anciens n’avaient pas appris cela aux jeunes. Ils ne s’étaient pas attendus à devoir répondre à une telle question.

Asna grimpa sur le tertre qui séparait les champs du village et faillit s’évanouir. Sous la fumée noire et grasse s’élevaient de hautes flammes fouettées par le vent. Elles n’étaient pas les plus grosses qu’Asna ait vues, mais elles formaient un mur continu qui barrait la plaine et avait déjà assailli plusieurs parcelles au loin, le long de la rivière. Elles progressaient à toute allure. Sur le chemin qui menait aux champs assiégés, elle vit se détacher les silhouettes de ceux qui avaient donné l’alerte, prêts à se jeter dans la bataille. Pour lutter, ils n’avaient que des couvertures ou leurs vestes.

La jeune femme courut vers eux. Deux vieux tracteurs tiraient des citernes sur le chemin cabossé, bordé d’épis cassants que la chaleur avait séchés sur pied, mais qui portaient encore leurs grains. On allait récolter dans quelques jours à peine, pesta Asna, bien qu’il fût trop tard pour se lamenter.

Le vent avait balayé la fumée jusqu’à elle. Elle toussa de dépit, ses jambes faiblirent. Elle se sentait misérable, esseulée au beau milieu des champs où elle avait couru tant de fois lorsqu’elle était enfant. Cette plaine où se balançait l’engrain ancestral lui paraissait alors infinie, et à chaque nouvelle moisson elle se demandait comment les adultes allaient pouvoir la récolter tout entière. Ils y parvenaient cependant, juchés sur des tracteurs mis au rebut par les agriculteurs de l’Ouest. Elle aimait se cacher dans les greniers où l’on entassait les sacs de grains, s’amuser autour des bottes de paille avec Rajan, qui avait le même âge qu’elle et dont elle espérait qu’il l’épouserait un jour.
Les deux enfants avaient grandi comme frère et sœur. Leurs familles étaient amies et leurs parents les poussaient à jouer ensemble. Ils chahutaient, se faisaient des guerres sans merci. Un jour, Rajan avait donné à Asna pour gage de l’embrasser si elle voulait être libérée. »

Extrait
« Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ? L’idée que ses compagnons s’en prendraient peut-être à son corps pendant la nuit, qu’ils ne laisseraient que ses os sur la rive moussue d’un ruisseau, l’effleura, mais ne l’effraya pas. Il ne ferait alors que continuer à se fondre en eux. De toute façon, il ne voulait pas lutter plus longtemps. Il s’endormit en goûtant la fraîcheur des herbes perlées de fines gouttelettes. » p. 84

À propos de l’auteur
SABOT_Antonin_DRAntonin Sabot © Photo DR

Né en 1983, Antonin Sabot a grandi entre Saint-Étienne et la Haute-Loire. Il a vécu douze ans à Paris où il a été journaliste pour Le Monde, reporter en France et à l’étranger. Attiré par la parole et la vie de ceux dont on parle peu dans les journaux, les gens prétendument sans histoire, il a initié et participé à des projets de reportages sociaux avant les élections présidentielles de 2012 et 2017.
Puis il est revenu vivre dans le village de son enfance, dans une de ces campagnes où le temps «coule pas pareil». Avec des amis, il y a fondé la librairie autogérée Pied-de-Biche Marque-Page.
Il partage son temps entre l’écriture et la marche en forêt, et entreprend déjà d’apprendre le nom des arbres et des oiseaux à son fils qui vient de naître.
Cette nature qui lui est très chère est omniprésente dans ses deux premiers romans Nous sommes les chardons qui a remporté le Prix Jean Anglade 2020 et Le Grand incendie. (Source: Presses de la Cité)

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Un chien à ma table

HUNZINGER_un-chien_a_ma_table

  RL_ete_2022 coup_de_coeur

Prix Femina 2022
Finaliste du Prix Renaudot 2022
Finaliste du Prix Médicis
En lice pour le Prix Jean Giono 2022

En deux mots
À la tombée du jour, un chien errant se présente aux Bois-Bannis, dans la montagne vosgienne, où vivent Sophie et Grieg, un couple d’artistes qui a choisi de se mettre en marge du monde et de profiter de la nature environnante. Ils vont adopter l’animal baptisé «Yes». Mais cette relation n’est pas sans danger.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique
«Yes I said yes I will Yes»

Couronnée par le Prix Femina 2022, Claudie Hunzinger a réussi avec ce roman, qui raconte la rencontre d’un chien errant avec un couple âgé vivant en marge du monde, un cri d’alarme écolo-féministe, mais aussi une belle déclaration d’amour.

La nuit n’était pas encore tombée aux Bois-Bannis, le refuge de Sophie et Grieg, lorsqu’une ombre a pris l’apparence d’un chien errant, ou plus exactement d’une chienne. Sans doute affamée, elle n’a pas tarder à s’approcher. «La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien.» Après avoir rapidement mangé et bu, la voilà pourtant qui prend la fuite. Elle n’a même pas le temps de répondre au nom que Sophie lui a trouvée, «Yes». Yes comme dans l’envolée de James Joyce, «Yes I said yes I will Yes».
Mais ce n’est que partie remise. Il faut laisser à l’animal, dont on découvrira qu’il a été maltraité, le temps d’accepter l’hospitalité que lui offre Sophie.
Le récit va alors prendre la forme d’une enquête – qu’est-il arrivé à la chienne, d’où vient-elle, que fuit-elle? – et d’une quête, celle qui lie l’homme – ici plus exactement la femme – à l’animal. Yes est adoptée, partage le quotidien de Sophie et Grieg et les accompagne dans leurs excursions au cœur d’une nature menacée.
Ce dernier formant sans doute le cœur du livre. La menace plane en effet sur ces pages, celle d’un environnement qui n’est plus préservé, celle aussi qui accompagne la vieillesse avec laquelle le couple doit composer.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, la venue de Yes est d’abord l’occasion pour Sophie de retrouver une vitalité assoupie, d’interroger sa vie de couple, de repartir explorer son environnement. Conjuguant «l’énergie pure» de Yes et son corps «vieil arbre qui avait perdu le sens de l’équilibre, un peu vacillant, mais avec encore de l’imagination et un reste d’énergie», elle retrouve le goût de ,se tailler vite fait». Quand Grieg se réfugie dans les livres, Sophie préfère «lire le dehors» et comprendre ainsi «qu’on n’est pas emmurés dans notre espèce, une espèce séparée des autres espèces, différente mais pas séparée, et que faire partie des humains n’est qu’une façon très restreinte d’être au monde. Qu’on est plus vaste que ça.»
Claudie Hunzinger trouve alors une langue d’une grande poésie pour accompagner ses escapades. Elle convoque tous les sens pour dire les bruits et les odeurs, les couleurs et les saveurs dans un foisonnement charmant. En courts chapitres, elle tente de conjurer un double compte à rebours funeste, celui qui a été déclenché par le réchauffement climatique – et peut-être bien avant – et celui qui rapproche les humains de leur fin. «Le pire pouvait arriver d’un instant à l’autre. Il était déjà là. On s’était soudain retrouvés dans un temps de charniers humains, animaux, végétaux, comme toujours, mais en accéléré. Un temps d’effroi global. Qui pouvait y échapper? Personne ne pouvait y échapper.»
Alors il reste le bonheur d’être au monde.

Un chien à ma table
Claudie Hunzinger
Éditions Grasset
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782246831624
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement au Bambois, lieu-dit situé à 750 m d’altitude, adossé au Brézouard, il domine la vallée de Lapoutroie dans les Vosges.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir, une jeune chienne, traînant une sale histoire avec sa chaîne brisée, surgit à la porte d’un vieux couple: Sophie, romancière, qui aime la nature et les marches en forêt et son compagnon Grieg, déjà sorti du monde, dormant le jour et lisant la nuit, survivant grâce à la littérature.
D’où vient cette bête blessée? Qu’a-t-elle vécu? Est-on à sa poursuite?
Son irruption va transformer la vieillesse du monde, celle d’un couple, celle d’une femme, en ode à la vie, nous montrant qu’un autre chemin est possible.
Un chien à ma table relie le féminin révolté et la nature saccagée: si notre époque inquiétante semble menacer notre avenir et celui des livres, les poètes des temps de détresse sauvent ce qu’il nous reste d’humanité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
France Culture (Podcast – Par les temps qui courent)
Le Grand continent (Jordi Brahamcha-Marin)
Les Échos (Philippe Chevilley)
Blog Sur mes brizées
Blog Cathalu

Les premières pages du livre
« C’était la veille de mon départ, la nuit n’était pas encore là, je l’attendais, assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette ; j’attendais qu’elle arrive, n’attendais personne d’autre qu’elle, la nuit, tout en me disant que les hampes des digitales passées en graines faisaient penser à des Indiens coiffés de leurs plumes sacrées, que les frondes des fougères-aigles avaient jauni, que les milliers de blocs abandonnés sur place, dos, crânes, dents, de la moraine glaciaire surplombant la maison parlaient de chaos, de déroute, presque de la fin d’un monde. Et que ça sentait la pluie. Donc, demain, mettre mes Buffalo, prendre ma parka. Était-ce l’approche de la nuit? La moraine changeait d’intensité. Ses échines bossues tressaillaient d’éclats de mica et pendant de petites fractions de seconde continuaient d’avancer vers moi en claudiquant – quand une ombre s’est détachée de leurs ombres.

J’ai vu cette ombre ramper entre les frondes des fougères. Traverser le campement des digitales. J’ai tout de suite distingué le tronçon de la chaîne brisée. Un fuyard. Il s’approchait. Il m’avait sans doute repérée bien avant que je ne l’aie vu. Un bref moment, les fougères, de taille humaine, me l’ont dérobé, il a réapparu plus loin, il filait. Je m’étais dressée pour mieux suivre sa course. Il a obliqué. Il descendait maintenant droit vers moi. À dix pas, il a ralenti, a hésité, s’est arrêté: un baluchon de poils gris, sale, exténué, famélique, où de larges yeux bruns, soutenant mon regard, m’observaient du fond de leurs prunelles. D’où venait-il? Nous habitions au milieu des forêts, loin de tout. La porte de la maison, dans mon dos, était restée ouverte. J’ai fait quelques pas en arrière, laissant le champ libre. Écoute, je ne m’intéresse pas du tout à toi, je veux juste te préparer une assiette, alors entre, entre, tu peux entrer. Mais l’inconnu refusait d’approcher davantage. D’où tu viens? Qu’est-ce que tu fais là? J’avais baissé la voix. Je chuchotais. Alors, il a fait un pas. Il a franchi le seuil. Je reculais. Il me suivait avec précaution, le besoin de secours plus fort que l’effroi, prêt néanmoins à fuir, posant au ralenti l’une après l’autre ses pattes sur le plancher de la cuisine comme sur la surface gelée d’un étang qui aurait pu se briser. Nous étions tous les deux haletants. Tremblants. On tremblait ensemble.

Dans la nuit qui avait précédé l’arrivée du fuyard, les phares d’une automobile avaient balayé la forêt, allant, revenant, quatre ou cinq fois, avant de disparaître avec lenteur. J’avais remarqué qu’à chaque virage de cette route au loin, quand montait une voiture, ses faisceaux de lumière traçaient aux murs de ma chambre des losanges prodigieux qui en faisaient le tour comme pour m’en débusquer.

Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien, rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire, de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa chambre.

Quand celui qui était mon compagnon depuis presque soixante ans, mon vieux grigou, mon gredin, au point que je le surnommais Grieg (lui, les bons jours, m’appelait Fifi, les très bons Biche ou Cibiche, les mauvais Sophie), alors quand Grieg est descendu de sa chambre – barbe de cinq jours, cheveux gris, bandana rouge autour du cou, sans âge et sans se presser, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas, revenu de tout, revenu du monde qui ne le surprenait plus, ne l’indignait pas davantage, dont il avait accepté la défaite en même temps que celle de son corps, ce monde auquel il préférait à présent les livres, alors quand il s’est approché, sentant le tabac, la fiction et la nuit qu’il adorait, grognant à son habitude d’avoir été dérangé –, le chien est venu se réfugier à mes pieds où il a roulé sur le dos, m’offrant son ventre piqueté de tétons.

Ça m’est venu en un éclair, and yes I said yes I will yes, je l’ai appelée Yes.

J’ai dit: Je suis là, Yes, et je me suis accroupie, et j’ai passé mes doigts à travers le pelage feutré de son encolure, mêlé de longues tiges de ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses, et trempé. La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien. Elle répondait, j’entendais qu’elle me répondait de tout son corps qui s’était remis à trembler pour me signifier sa peur et sa confiance en moi. J’ai aussi compté les doigts de ses larges pattes fourrées, elle en avait quatre plus deux ergots aux pattes arrière. Une race de berger, a dit Grieg penché au-dessus de nous. Et encore une fois j’ai dit je suis là. J’aurais volontiers continué comme ça, et elle aussi, dans la pénombre qui s’avançait, qui nous enveloppait, quand j’ai écarté le panache de sa queue qu’elle avait rabattu sur son ventre: les babines de son petit sexe animal, déchirées au niveau des commissures, étaient poisseuses de fluides et de vieux sang séchés ; et la peau du ventre sous le pelage, noire d’hématomes. J’étais sans voix. Puis j’ai chuchoté, encore et encore je suis là, c’est fini. La petite chienne qui avait à nouveau roulé sur elle-même me présentant son dos, s’était mise à haleter violemment, le vent aussi dehors. Agenouillée près d’elle, doucement je passais mes doigts le long de son échine, et j’ai dit à je ne sais quelle instance invisible: Sévices sexuels sur un animal. Crime passible de condamnation. – Ça s’est toujours fait, a répondu Grieg comme d’une planète où les campagnes existaient encore. – J’ai répondu: Ça n’a rien à voir. Le monde a basculé.

Sans savoir pourquoi, j’ai alors pensé à La Marchande d’enfants de Gabrielle Wittkop, et j’ai vu une petite chienne à poils gris, hurlante, s’échapper d’un pavillon pour courir vers la forêt – alors que dans le roman, c’est une petite fille nue, hurlante, qui court vers la Seine pour s’y jeter. J’ai dit ça à Grieg. Je voyais ce qu’avait été la fuite de la petite chienne vers les limites où se dressent les arbres et les ombres des arbres pour venir jusqu’à moi. – J’ai dit: elle est sûrement mineure. – Tu mélanges tout, a répondu Grieg. Mais, tandis que je m’exhortais moi-même, laisse tomber, c’est un sale truc, un très sale truc, ça sort du Net, ne t’avance pas plus loin même si ça contient la matière d’un grand sujet contemporain, et tandis que je pensais à ces choses ignobles qui aujourd’hui existent, étrangement, dans la vitre de la porte-fenêtre qui donnait à l’avant de la maison sur la prairie, une vitre large et vraiment haute, brillante comme du cristal, le reflet de la petite chienne qui s’était remise sur ses pattes semblait flotter au-dessus de la prairie qu’on devinait de l’autre côté, y flotter comme un nuage, seul, léger, un petit nuage orphelin, et sa déréliction était si gracieuse que cela transformait le récit ultracontemporain d’exactions zoophiles, en un autre récit où il était question de fantaisie, d’amitié profonde et de légèreté.
J’ai dit à Grieg: On va la garder.

Je n’avais pas allumé pour ne pas l’effrayer. La cuisine baignait à présent dans la pénombre d’un crépuscule vert virant au noir. Le vent s’engouffrait par la porte restée ouverte sur la moraine, un courant thermique descendant aussi mordant que l’ancienne gueule glaciaire qui avait occupé le versant de la montagne avant de se rétracter, laissant traîner l’entassement de ses blocs fracassés. J’ai dit à Yes: Tu attends, tout en tâtonnant autour de son cou, et finalement j’ai trouvé le moyen de défaire la fermeture du collier métallique, et j’ai balancé le tout, la chaîne, la servitude, l’infamie, à l’autre bout de la pièce. J’ai répété en chuchotant: Tu attends. Je me suis relevée, j’ai préparé une assiette plus une gamelle d’eau que Yes a vidées en pas même une minute. Puis elle s’est secouée, cent ans de moins, enfantine, pour aussitôt refiler vers la porte, à l’autre bout. Elle se cassait. Nom de Dieu. C’est à peine si je la distinguais encore, il faisait sombre, mais j’entendais le crissement de ses griffes sur le plancher parcourir la cuisine en sens inverse, tandis que s’éloignait aussi la profonde odeur de neige, de vase et de loup qui remonte d’un chien mouillé. J’ai voulu la suivre, et quand parvenue au seuil, j’ai regardé dehors, je n’ai aperçu aucune chienne, ni personne, et dans la nuit, pas même une ombre ne flottait, seulement un goût d’irrémédiable, et alors je suis rentrée et j’ai vu que je tenais encore en main une ronce.

— On n’aurait jamais dû la laisser partir. On aurait dû l’emmener chez un véto.
– Il n’y avait pas d’infection, a répondu Grieg.
– Apparemment, mais qu’est-ce qu’on en sait, ai-je répondu, et j’ai allumé la lumière. »

À propos de l’auteur
HUNZINGER_Claudie_DRClaudie Hunzinger © Photo DR

Écrivaine et plasticienne, Claudie Hunzinger est l’auteure de nombreux livres, dont, chez Grasset, de Elles vivaient d’espoir (2010), La Survivance (2012), La langue des oiseaux (2014), L’incandescente (2016), Les Grands cerfs (2019) qui a obtenu le Prix Décembre 2019 et Un chien à ma table, Prix Femina 2022.

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Le rocher blanc

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  RL_ete_2022

En lice pour le Prix Médicis étranger 2022

En deux mots
2020, 1969, 1907, 1775: quatre époques et quatre voyages jusqu’au rocher blanc. Dans ce roman choral on suit une écrivaine, un chanteur qui ressemble furieusement à Jim Morrison, deux sœurs qui essaient d’échapper à un destin funeste et une poignée d’Espagnols débarquant dans ce Nouveau Monde.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’écrivaine, le chanteur, l’esclave et le conquistador

Au large de San Blas, sur la côte pacifique du Mexique, un rocher blanc fascine les voyageurs depuis des siècles. Dans ce roman choral Anna Hope convoque quatre voyageurs à quatre époques différentes pour décrypter la magie du lieu.

Il y a plusieurs façons de résumer ce roman. On peut ainsi commencer de façon chronologique, comme un générique. Par ordre d’apparition, on va ainsi croiser une romancière qui, après la naissance d’un enfant qu’elle a mis plusieurs années à attendre, se rend avec son mari et sa fille au Mexique jusqu’au Rocher blanc. Ils s’agit pour le couple d’honorer la promesse faite au chaman qui leur a permis d’enfanter. Nous sommes en 2020, et alors qu’une pandémie s’abat sur le monde, ils vont essayer de se retrouver entre autochtones et groupes New Age.
Puis on remonte dans le temps jusqu’en 1969. C’est à ce moment que l’on va croiser un chanteur qui lui aussi traverse une crise existentielle. Il pense trouver une réponse à ses questions dans un hôtel proche de la mer et du rocher blanc.
En poursuivant ce voyage dans le temps, on remonte en 1907, alors que le trafic d’êtres humains était florissant. Les Yoeme, un peuple amérindien, est alors quasiment décimé par les esclavagistes qui n’hésitent pas à séparer les familles et à épuiser les plus résistants. Avec sa sœur blessée, notre troisième protagoniste va tenter de survivre à quelques encablures du rocher blanc.
Nous arrivons enfin en 1775, lorsqu’un navire arrive d’Espagne. En face du rocher blanc, un lieutenant va sombrer dans la folie et déstabiliser toute l’expédition.
Mais on peut aussi choisir le résumé géographique et parler de ce lieu inspiré. Car le rocher blanc existe bel et bien. On le trouve à la pointe sud du golfe du Mexique, du côté de San Blas. S’il fascine tant depuis des siècles, c’est parce que le «Tatéi Haramara» est un lieu sacré. Selon la tribu Wixárika, le rocher a été le premier objet solide à émerger de l’eau. Il serait donc à l’origine de toute vie et est devenu pour les descendants de cette tribu, mais aussi pour de nombreux autres adeptes, un lieu de pèlerinage pour offrir des sacrifices et rendre grâce.
Anne Hope a toujours la même dextérité lorsqu’il s’agit de construire ses histoires. C’est ainsi qu’elle joue ici de la temporalité et des quatre récits en effectuant des allers-retours jusqu’à boucler le livre comme elle l’avait commencé, avec l’écrivaine qu’il n’est pas usurpé de confondre avec la romancière puisqu’elle a avoué avoir effectué ce même parcours. C’est alors qu’elle se documentait sur le rocher blanc qu’elle avait promis d’aller voir avec son mari et sa fille qu’elle a découvert la magie du lieu et ces histoires, toutes basées sur des faits réels.
On pourra par conséquent faire une troisième lecture de ce très riche livre, celle qui explore le sacré. À travers l’épopée des différents personnages, on retrouve en effet les thèmes de la quête spirituelle et de la recherche de sens. Après l’appropriation, le pillage de la nature pillée, voire sa destruction, le besoin de rédemption et l’envie de croire à une possible guérison émergent. L’espoir d’une nature qui retrouverait sa puissance originelle, servie par des humains reconnaissants.

Le Rocher blanc
Anna Hope
Éditions le bruit du monde
Roman
Traduit de l’anglais par Élodie Leplat
328 p., 23 €
EAN 9782493206053
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement au Mexique, du côté de San Blas

Quand?
L’action se déroule à quatre époques différentes, en 1775, 1907, 1969 et 2020.

Ce qu’en dit l’éditeur
Comment une petite dizaine d’individus originaires des quatre coins du monde se sont-ils retrouvés dans un minibus aux confins du Mexique, en compagnie d’un chaman?
S’ils semblent tous captivés par ce rocher blanc auquel la tribu des Wixárikas attribue des pouvoirs extraordinaires, l’une d’entre eux, écrivaine, tente de prendre soin de sa fille, tout autant qu’elle réfléchit à la course du monde, et à l’écriture de son prochain roman. Autour de ce rocher se sont déroulées d’autres histoires qui pourraient bien l’inspirer.
En remontant le fil du temps, Anna Hope décrit les rêves et la folie qui ont animé les hommes dans leur entreprise de conquête. Elle s’attache pour cela à quelques personnages, et en s’appuyant sur l’intensité dramatique et les élans contradictoires de chaque existence, compose un roman d’une puissance irrésistible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info (Laurence Houot)
La Vie
ELLE (Flavie Philipon)
Untitled magazine
Ernest mag (Philippe Lemaire)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Look Travels


Anna Hope présente son livre Le Rocher blanc © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« L’Écrivaine – 2020
Maman ?
Oui, ma chérie ?
Tu sais quoi ?
Quoi ?
Un milliard c’est beaucoup plus que des tonnes.
C’est vrai. Tu as raison.
Maman ?
Oui, ma chérie ?
Je peux regarder un autre dessin animé ?
*
Il fait très chaud à l’arrière du minibus.
La fillette de l’écrivaine, avachie à côté d’elle, casque sur les oreilles, les yeux rivés sur l’écran crasseux de l’ordinateur portable, regarde un dessin animé avec trois enfants en tenues de super-héros. Ils ont un totem ailé et un engin volant. Un garçon coiffé d’une mèche grise et une fille sur un hoverboard sont leurs ennemis. Ils sont respectivement habillés en lézard, en chouette et en chat. Dans cet épisode le garçon habillé en lézard perd sa voix, ou la retrouve, l’écrivaine ne sait plus, même si elle l’a regardé d’un œil plus d’une fois. Cinq épisodes téléchargés à la hâte dix jours plus tôt dans une chambre d’hôtel étouffante de Mexico, c’est tout ce qu’elle a eu, tout ce que sa fille a eu, une fois que les cahiers de coloriage, les encas et le jus de fruits ont perdu leur attrait, pour se distraire du trajet interminable.
La femme remue sur son siège, les miettes de biscuits salés sur ses genoux tombent par terre. Elle a le dos raide. Tout est raide. La peau tannée par le désert, les lèvres gercées. Elle a veillé toute la nuit dernière autour d’un feu, avec les onze autres passagers de ce minibus, à plus de mille mètres d’altitude dans les montagnes de la Sierra Madre occidentale. Avant l’aube, ils ont jeté de la terre sur les cendres à coups de pieds, rassemblé leurs affaires, leurs duvets, leurs couvertures poussiéreuses, leurs chapeaux et leurs sacs, qu’ils ont ensuite descendus, avec les enfants, à flanc de montagne. Désormais, après presque sept heures de trajet, après les pins, après les montagnes, la végétation change, il y a des palmiers, des bougainvilliers, et, peintes sur la façade de petites tiendas en bord de route, des publicités gaies, maritimes, pour Pacífico, la bière de la côte : une ancre et la mer encadrées par une bouée de sauvetage.
Elle devrait vraiment essayer de dormir, mais comme les épisodes du dessin animé doivent être changés manuellement, si elle s’assoupissait, il lui faudrait se réveiller après onze minutes. Ce qui serait à coup sûr pire que de ne pas dormir du tout. Sans compter que, bientôt, d’ici deux ou trois heures, peut-être moins, ils ne seront plus dans ce minibus, mais dans la ville de leur destination, un vestige colonial ensommeillé, et lorsqu’ils auront achevé la dernière étape de ce voyage, il y aura une chambre d’hôtel, un lit, la climatisation, une Pacífico bien fraîche, de quoi manger. Et ensuite, peut-être, dormir.
Sur l’écran de l’ordinateur portable, le générique défile. La femme appuie sur pause et tire sa fille vers elle. La fillette se tortille. Elle est chaude. Elle a les joues rouges. Son haleine tiède, semblable à la levure, sent l’absence de dentifrice et le trop-plein de sucre.
Tu veux manger quelque chose ?
Elle se penche en avant, farfouille dans la poche du siège. Maigre récolte : des crackers de la veille. Une pomme. Des chips épicées.
Sa fille secoue la tête. Ses yeux vitreux retournent à l’écran. Lait, dit la fillette. Du. Lait.
Du lait, elle ne veut boire que du lait. Pas d’eau. Du lait d’avoine si possible, sinon d’amande. Trois, quatre, cinq fois par jour, à même la bouteille. Ce qui a nécessité des arrêts fréquents dans les épiceries de bord de route.
On n’a pas de lait, ma puce. On va bientôt s’arrêter et j’irai en acheter. Promis.
Sa fille fait la grimace. On dirait qu’elle est sur le point de pleurer. Ou de taper quelque chose. Je-Veux-Du-Lait.
La plupart du temps, durant ce voyage, là sur cette banquette double qu’elles ont partagée pendant des kilomètres et des heures d’autoroute mexicaine, c’est cette moue qu’a faite sa petite fille. L’écrivaine ne lui en veut pas. La plupart du temps, durant ce voyage, c’est aussi l’humeur qu’elle a eue.
Je. Veux. Du. Lait. JE-VEUX-MON-LAIT !
Mon cœur. On n’a pas de lait. Je viens de te le dire. Une histoire ? tente-t-elle en tendant la main vers son Kindle.
Une fois, quand sa fille était toute petite, elle s’était rendue à un groupe de parentalité, où on avait bien fait comprendre aux mères présentes l’importance des affirmations.
On présente trop de choix aux enfants, avait expliqué la femme qui dirigeait l’atelier. Ils sont complètement déboussolés. Comment sont-ils censés savoir ce qu’ils veulent pour dîner ? On pense être de bons parents en leur donnant des alternatives, en formulant les choses sous forme de questions, mais en réalité c’est tout l’inverse.
Des affirmations. Pas de questions. Tout le monde s’en portera bien mieux.
L’écrivaine n’a jamais vraiment réussi à choper le truc.
Non ! s’écrie à présent sa fille en secouant la tête. Pas une histoire. Un autre des-sin a-ni-mé.
Sa fille, en revanche, à trois ans, maîtrise parfaitement la phrase affirmative. La femme hausse les épaules. À ce stade du jeu, elle a renoncé à toute autorité et sa fille le sait.
D’accord, dit-elle en pianotant sur le clavier. D’accord.
Elle trouve l’épisode suivant et voilà les mini super-¬héros repartis, libérés de leur léthargie digitale, fusant à travers l’écran en laissant des traînées de vapeur dans leur sillage. On dirait qu’ils vivent dans une ville française, ces super-¬héros de gamins, qui bondissent par-¬dessus des maisons grises anarchiques aux toits mansardés éclairés par une froide lune septentrionale. Sa fille fredonne la chanson du générique en martelant le rebord du siège avec ses mollets.
Au cœur… de la nuit… vous aider… quiii… héros… an justiciers… Pyjamasques lala Pyjamasques…
Sur le siège de devant, la Sénégalaise se tourne à moitié et sourit en entendant le refrain. Dans l’interstice entre les sièges, l’écrivaine voit la fille de la Sénégalaise profondément endormie, pelotonnée contre sa mère, le visage lisse et détendu. Les lèvres entrouvertes.
Il y a beaucoup de choses qu’elle aimerait apprendre sur le rôle de mère : elle aimerait apprendre, par exemple, comment cette élégante Sénégalaise parvient à garder sa fille calme et sereine pendant toute la durée de ce trajet éreintant sans l’aide d’un écran. Comment elle parvient à être stricte sans être méchante. Comment elle semble ne jamais être à deux doigts de disjoncter. L’écrivaine aimerait aussi apprendre comment, chaque fois qu’ils sont arrivés dans un nouveau lieu, même les endroits les plus improbables, la Sénégalaise a aussitôt réussi à se mettre en quête d’une casserole, à faire bouillir de l’eau, à la verser dans une bassine, puis à déshabiller sa fille pour la laver.
La première fois qu’elle a assisté à cette scène, elle est restée abasourdie en voyant la fillette immergée à hauteur de genoux dans la bassine en plastique rouge au beau milieu du désert. Elle avait une ceinture en cuir attachée autour de la taille.
C’est pour la protéger ? demanda-t-elle.
Oui, répondit la Sénégalaise tout en lavant sa fille de ses mains fermes et assurées, sans en dire plus.
De quoi ? aurait-¬elle voulu savoir.
Ce qu’elle aurait aussi voulu demander, c’était : Où ¬pourrais-¬je en trouver ? Pour ma fille, pour moi ?
À la place, elle demanda à emprunter la bassine une fois qu’elles eurent terminé.
Après ces ablutions, la fille de la Sénégalaise était habillée de vêtements propres, sa peau massée avec une huile au parfum sucré, tandis que la fille de l’écrivaine retournait directement jouer dans la poussière – l’épaisse poussière du désert qui n’en était pas vraiment, plutôt du sable et de la terre, qui recouvraient tout : les cheveux, les habits, les poumons. Sa fille adore cette poussière : au moment d’allumer le feu le soir, elle insistait pour dormir par terre plutôt que bien emmitouflée dans les couvertures et les duvets de ses parents. Si on ne cédait pas à sa volonté, elle protestait, hurlait, pleurait, se lamentait. S’ensuivait alors, devant tout le monde, une étrange saynète, où l’écrivaine et son mari tentaient de ramener la fillette, à force de cajoleries, à la sécurité des duvets, loin des flammes.
Invariablement, pendant chacune de ces scènes, la Sénégalaise et sa fille dormaient à poings fermés, pelotonnées ensemble sur une couverture à même le sol, où elles restaient, sans bouger, toute la nuit.
À l’extérieur du minibus, le soleil frappe. Les pieds de maïs projettent leur ombre sur les champs écrasés de chaleur. La route est désormais droite – ce matin, ils ont longuement suivi les méandres du Río Grande de Santiago, mais à la dernière ville ils ont traversé le fleuve, et l’ont laissé suivre son cours plus au nord.
Ils auraient dû, peut-être, s’arrêter pour essayer d’acheter du lait dans cette dernière bourgade, mais sa fille dormait alors ; tout le monde dormait alors, sauf l’écrivaine à l’arrière et son mari et les deux hommes, un Mexicain et un Colombien, près de lui à l’avant. Ils bavardaient, ces trois-là, et comme il n’y avait pas de musique, elle réussissait à les entendre : ils parlaient d’un événement qui s’était produit récemment tout près de cette petite ville paisible, quand les membres du cartel Jalisco Nuevo avaient, apparemment, descendu au lance-¬roquettes un hélicoptère de la police. Les hommes évoquaient cela d’une voix sobre et étouffée tandis que le minibus traversait lentement la place, passait devant l’église, devant des petits enfants en uniforme qui rentraient de l’école main dans la main, leur cartable tressautant sur le dos.
La violencia, disait le Mexicain en secouant la tête, alors qu’ils reprenaient la route principale. C’était trop, trop dans les écoles, trop dans les rues. Il envisageait de quitter Guadalajara, sa ville natale, avec sa femme sénégalaise et son enfant, pour aller en Espagne.
Mais c’était il y a une heure environ. À présent ils passent de la musique à l’avant et l’ambiance est différente, festive. Son mari parle, raconte une histoire, gesticule au volant.
L’écrivaine se penche, l’appelle. Si tu vois un OXXO, tu pourras t’arrêter ? Il nous faut du lait.
Son mari n’entend pas : tout le monde rigole à son histoire. Le Mexicain rit. Elle rit aussi, la jeune Française assise sur le siège derrière son mari. Elle les a rejoints récemment, n’a sa place dans le minibus que depuis environ vingt-¬quatre heures. Elle les a rencontrés dans les montagnes, où elle voyageait seule, dans le cadre de ses recherches sur la médecine traditionnelle pour un livre qu’elle doit publier en France. Ils l’ont invitée à faire le trajet avec eux. D’ailleurs c’est peut-être bien elle, l’écrivaine, qui a lancé cette invitation, elle ne se rappelle plus trop comment ça s’est passé, mais la jeune femme a accepté facilement, jetant son sac à dos d’une légèreté enviable à l’arrière du minibus, prenant place à l’avant, où les brises sont fraîches.
L’écrivaine observe le dos de son mari : l’alignement de ses épaules, le crochet de son bras sur le rebord de la vitre ouverte. Il a recommencé à fumer pendant ce voyage, une cigarette pendouille en permanence entre ses doigts. Elle connaît bien cette version de lui. C’est celle qu’elle a connue en premier, vingt ans auparavant, à moitié fou, en manque de sommeil, toujours sur le fil du rasoir, fumant comme si sa vie en dépendait.
Ils se séparent, son mari et elle, après vingt ans de vie commune.
C’est un fait nouveau.
Ce n’est d’ailleurs un fait que depuis quelques semaines. Avant, c’était une possibilité : une issue potentielle parmi tant d’autres. Mais à présent il semblerait que ce soit le cas, sans équivoque.
Il y a bien des façons de raconter cette histoire.
L’une d’elles pourrait être qu’ils se séparent parce qu’un jour à l’automne dernier, en Angleterre, il lui avait envoyé un texto : Il faut qu’on parle. Quand elle l’avait reçu, la femme avait immédiatement compris deux choses : qu’il allait lui annoncer une nouvelle qu’elle n’avait pas envie d’entendre et qu’elle savait déjà ce que c’était.
Et elle avait vu juste.
Elle se rappelle la réaction de son corps, le galop de son souffle court, presque un halètement. D’accord, avait-¬elle dit. Qui ?
Quand il avait terminé son inventaire, elle se rappelle être restée assise le plus immobile possible, pour faire le point. Sa première pensée avait été : Ce pourrait être pire. Il n’y en avait pas tant que ça en réalité. Il n’était amoureux d’aucune. Aucune ne faisait partie de ses amies proches à elle. Aucune n’était enceinte. Elle s’était abstenue, contrairement à ce qu’elle aurait pensé faire un jour, de lui demander des détails. Ça pourrait venir plus tard. Elle croyait, même alors, que la situation pouvait encore être sauvée.
Mais, bien sûr, ce n’est là qu’une façon de raconter l’histoire. Il y en a beaucoup d’autres. On pourrait la raconter du point de vue de la jeune femme qui a baisé son mari dans une petite ville universitaire d’Angleterre : ses propres amours, ses désirs, ses envies, ses besoins. Avec un peu d’audace, on pourrait essayer de la raconter du point de vue du lit conjugal : un lit fabriqué pour eux par un ami ébéniste quand il avait appris qu’ils essayaient de concevoir un enfant. On pourrait faire parler le lit – lui faire raconter toutes les nuits différentes, toutes les différentes formes d’amour et de tristesse ou de colère ou de chagrin et d’absence dont il avait été témoin.
Ou bien on pourrait tout simplement admettre que c’est compliqué. Que toutes les histoires ont de multiples facettes, et en rester là.
L’écrivaine se penche pour tapoter la Sénégalaise sur l’épaule. Vous pourriez passer le message à mon mari, s’il vous plaît ? Il nous faut du lait.
La femme hoche la tête, tape sur l’épaule de la Française devant elle en désignant d’un geste le mari, et la Française se penche à son tour pour toucher le dos du mari. Il se retourne avec un grand sourire, heureux de ce contact physique. La Française désigne l’arrière du minibus et le visage du mari change, revêt le masque sombre de la responsabilité parentale.
Ça va dans le fond ?
Du lait, lance l’écrivaine. Si tu vois une épicerie OXXO, tu pourrais t’arrêter s’il te plaît ? Il nous faut du lait.
Pas de problème.
Et on pourrait essayer de mettre la clim ? On étouffe à l’arrière.
Son mari tripatouille la climatisation. Un filet d’air frais parvient péniblement jusqu’au fond.
Merci.
Son mari se remet à parler, reprend là où il s’était arrêté, rassemblant les fils de l’histoire qu’il racontait, jactant à l’envi dans sa plus belle imitation de Neal Cassady, tenant salon au volant.
Lors de leur première rencontre, vingt ans plus tôt, dans une jungle du Mexique mitraillée de lumière, ils en étaient venus à parler littérature. Il lui avait dit qu’il adorait Kerouac – Ce passage dans Sur la route où ils entrent dans Mexico et là, bam ! tout s’ouvre.
Il était alors au Mexique depuis trois mois, jeune maître de conférences en psychologie étudiant le chamanisme, recherche qui prenait la forme d’une exploration systématique de la moindre plante psychédélique qui lui tombait sous la main. De manière assez improbable, peut-être, cette marotte de jeunesse s’était transformée en carrière durant leurs années de vie commune. Tous les deux ans, dans son université, il donne une conférence où des groupes exaltés de scientifiques et d’universitaires glosent du potentiel des plantes psychédéliques pour la science et la médecine occidentales.
Ce sont des gens sérieux, ces scientifiques et ces universitaires, des gens brillants qui possèdent des chaires de recherche dans des universités de renommée internationale. Tout en arpentant les cours carrées, ils parlent de leurs études sur les effets de la psilocybine sur la dépression. Ceux de l’ayahuasca sur les traumatismes intergénérationnels. De la MDMA sur les Israéliens et les vétérans américains traumatisés. Ces scientifiques possèdent des milliers de données, des laboratoires de recherche, des IRM et des acronymes à la pelle. Et ils sont soutenus par de gros fonds financiers : des start¬upeurs testostéronnés de la Silicone Valley et d’anciens banquiers de chez Goldman.
Une nouvelle renaissance, disent-¬ils, après les expériences ratées des années 1960. Une ruée vers l’or. Une nouvelle frontière.
Deux ans plus tôt, son mari avait fait partie d’une équipe qui avait donné du LSD à des scientifiques dans un hôpital universitaire du nord de Londres ; leurs cobayes étaient des doctorants d’Oxford, d’éminents mycologues et de jeunes chercheurs qui travaillaient pour l’accélérateur de particules du CERN. Il s’agissait de la réplique partielle d’une étude menée à l’origine dans les années 1960 : on avait donné aux participants une faible dose de LSD, des masques pour les yeux et des casques audio, puis on les avait encouragés à se concentrer sur les problèmes théoriques les plus profonds de leur recherche. Ils en étaient sortis, pour la plupart, avec des choses très intéressantes à dire.
Mais l’écrivaine trouve cela dérangeant, cette arrivée en masse des privilégiés, cette évocation des frontières qui n’est manifestement pas interrogée. Ils aiment invoquer les Grecs, aussi, ces hommes : ils baptisent leurs entreprises d’après d’anciens cultes du mystère, d’anciens rites d’initiation.
Aujourd’hui son mari profite d’un congé sabbatique en partie financé par un milliardaire anglais porté sur le sacré. L’écrivaine s’est rendue chez lui une fois : un manoir de cinquante chambres avec son parc à cerfs privé et un temple dessiné par Lutyens dans le jardin. Le milliardaire avait invité à un colloque certains des meilleurs anthropologues, historiens de la culture, neuropsychopharmacologues, ethnobotanistes et psychiatres du monde, afin de discuter du statut ontologique des rencontres de substances enthéogènes.
Enceinte de seize semaines à l’époque, et vite fatiguée des présentations, elle se cachait dans sa chambre le soir, lisant Jane Austen pendant que ces éminents scientifiques buvaient du vin et du whisky et se promenaient dans le domaine.
Mais elle avait oublié cette conversation au sujet de Kerouac jusqu’à récemment, alors qu’elle écoutait une émission en podcast où, dans un studio de l’Est londonien, deux jeunes femmes intelligentes à la voix sensuelle débattaient des mérites littéraires respectifs de certains livres. Dans cette émission-¬là, les deux journalistes se demandaient si on pouvait faire confiance à un homme qui appréciait Kerouac.
Non, décrétaient-¬elles. Absolument pas. Puis elles s’esclaffaient de concert comme pour dire : Voilà au moins une évidence, non ?
Curieusement, l’écrivaine s’était trouvée vulnérable, devant ces propos, comme si tout ce qu’elle ressentait, tout l’épouvantable chagrin qu’elle essayait de contenir, aurait pu somme toute être évité si elle avait eu de meilleurs goûts en matière d’hommes littéraires.
Mais la vérité c’est qu’elle ne déteste pas Kerouac. Du moins elle ne le détestait pas avant. Adolescente, elle avait même une carte postale avec une citation de Sur la route accrochée au mur :

Les seuls qui m’intéressent sont les fous furieux, les furieux de la vie, les furieux du verbe, qui veulent tout à la fois, […] qui flambent, qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d’église.

Sur l’écran, les vaillants justiciers sont retournés au lit. Après avoir sauvé la journée, ou la nuit, ou les deux, les voilà bien au chaud dans leur pyjama.
Maman ?
Oui ?
Je peux regarder un autre dessin animé ?
Oui.
L’écrivaine met en route l’épisode suivant : « Yoyo et l’épée de maître Fang ».
Pas celui-là. Je l’ai déjà vu celui-là, maman.
C’est tout ce qu’on a, mon cœur.
DU LAIT ! hurle sa fille. JE VEUX DU LAIT !
De l’autre côté de l’allée, l’homme endormi s’agite, ouvre un œil.
Lo siento, s’excuse la femme. Je suis désolée.
L’homme ne dit rien, il se contente de regarder par la vitre, jaugeant la route – une autoroute où les pylônes défilent dans le paysage.
Cerca, dit-il. Una hora. Más o menos.
Sí, cerca, confirme-t-elle.
L’homme referme l’œil et semble se rendormir.
Il a plus de soixante-¬dix ans, bien qu’on lui en donne vingt de moins. Sa grande bouche aux lèvres charnues dont les commissures pointent légèrement vers le bas lui confère une expression ironique permanente. Il n’a pas de rides. Il porte une doudoune noire par-¬dessus une chemise et un pantalon de coton blanc. Sur les ourlets du pantalon bondissent des cerfs brodés dans de vibrantes nuances de rose et de violet. Aux pieds, il porte des huaraches : des sandales de cuir avec des semelles en pneu. Il est, dans la langue de son peuple, les Wixárikas, un mara’akame. Un chaman. Il n’est pas ce à quoi on pourrait s’attendre, cependant, cet homme. Il n’est pas de ceux qui cherchent à mettre à l’aise. Il adore les blagues – plus elles sont crues, mieux c’est. Le jour, sa langue n’est jamais dans sa poche. On ne le trouve sur aucun site Internet. Il ne court pas après les avis cinq étoiles.
Cet homme aussi a veillé autour du feu. Plusieurs générations de sa famille étaient à ses côtés : son fils, la femme de son fils, quatre de leurs sept enfants. Il a chanté cinq chansons pour scander le passage de la nuit, la voix brisée exactement aux bons endroits – grave puis aiguë, grave puis de nouveau aiguë –, et entre deux mélopées, les Mexicains, la Française, l’Allemande, la Sénégalaise, les Anglais et le Colombien, installés près du feu, se rapprochaient des flammes, récitaient des prières à voix haute ou en silence, chantaient leurs propres chansons, faisaient des offrandes de chocolat ou de tabac, demandaient une guérison, adressaient des remerciements. Se comportaient, de façon générale, comme si, là-haut, cinq cents ans de modernité, de méthode scientifique, d’iPhone et d’avions n’avaient pas existé ou avaient été bannis, à la lumière du feu et des étoiles, de l’enceinte des montagnes de la Sierra Madre occidentale.
Cet homme chanta son dernier chant juste avant l’aube, et à la fin, il fit lentement le tour du cercle pour leur caresser les joues et celles de leurs enfants avec des plumes qu’il faisait délicatement glisser sur leur peau : des plumes qui sentaient l’animal, la sueur et la graisse. Il en suçait la tige, dont il extrayait de petits cristaux, qui étaient offerts au feu. Puis, malgré l’obscurité, il rassembla ses maigres affaires et conduisit sa famille en bas de la montagne, prêt pour le trajet jusqu’à la côte. Son fils, la femme de son fils et leurs enfants sont quelque part loin devant à présent, dans un pickup où les gamins sont entassés à l’arrière.
Si on en croit la datation au carbone 14 de la cendre dans leurs foyers cérémoniaux, ils accomplissent le même rituel, cet homme et ses ancêtres, ces mêmes chants et offrandes au feu, depuis plusieurs milliers d’années. Le groupe indigène auquel ils appartiennent est l’un des rares à ne pas avoir été conquis par les Espagnols, des nomades du désert qui s’étaient réfugiés dans la haute Sierra pour échapper à la poudre, à la torture et à l’oppression des colonisateurs. Ces dix derniers jours, le trajet qu’ils ont emprunté dans ce minibus blanc, à travers le centre, le nord et l’ouest du Mexique, depuis Zacatecas jusqu’au désert de San Luis Potosí, puis jusqu’à la haute Sierra Madre occidentale avant de redescendre jusqu’à la mer, est une ancienne route de pèlerinage. Seulement, avant, ce pèlerinage n’avait jamais été effectué par une bande hétéroclite venue de trois continents, au volant d’un minibus blanc loué à Guadalajara ; avant, on marchait.
L’écrivaine a conscience du caractère improbable de toute cette situation. Ce voyage. Ce pèlerinage. La tentation de tout mettre entre guillemets. Conscience du risque de ridicule, une devinette postmoderne, le début d’une blague :
Qu’est-ce qui rassemble un Mexicain, un Colombien, une Sénégalaise, une Française, une Allemande, une Anglaise et deux Anglais, un Suédois, deux enfants et un chaman de soixante-¬dix ans sur une autoroute de l’État de Nayarit au Mexique en tout début d’après-¬midi à l’orée du printemps, au début de la troisième décennie du xxie siècle ?
Elle a glané des bribes d’histoires, des fragments, des hypothèses quant aux raisons de la présence ici de chacun des autres voyageurs. Le Suédois qui travaille dans un bureau à Stockholm et a évoqué une dépression si profonde qu’il voulait se suicider. L’Allemande, la quarantaine bien sonnée, qui fait bien plus âgée, le visage ravagé par d’innombrables souffrances. La Sénégalaise qui ne parle presque pas en présence des hommes, mais qui s’est animée en faisant la cuisine l’autre soir, lui racontant comment elle est venue ici, comment elle a rencontré son mari mexicain au bord de la route au Sénégal, comment elle en est tombée amoureuse et a quitté tout ce qu’elle connaissait, les terres de sa famille, sa mère, ses cousines et ses tantes, pour une vie en périphérie d’une ville mexicaine. Comment, malgré les longs jours de voyage, le manque de confort, le manque de sommeil, elle se retrouve à effectuer ce trajet pour sa fille. Pour donner les offrandes. Demander protection.
Oui, acquiesça l’écrivaine. C’était aussi la raison de sa venue ici. Pour donner les offrandes. Demander protection. Oui. Oui.
Il existe de nombreuses façons d’expliquer sa propre présence à l’arrière de ce minibus, de nombreux points de départ à cette histoire.
On pourrait dire la vérité, main sur le cœur, expliquer que la femme est écrivaine. Qu’elle est ici au Mexique afin ¬d’effectuer des recherches pour l’écriture d’un roman, un roman qu’elle ne sait comment entamer.
Mais même ça ne serait pas toute la vérité : la véritable histoire commence bien des années plus tôt.
Pour faire simple, on pourrait dire qu’elle et son mari ont tenté pendant sept ans d’avoir un enfant. Durant ces sept années, ils ont tout essayé, graphiques, régimes, médicaments, applications, aiguilles, mais rien n’a fonctionné. Et puis, un jour, le mari a été contacté par le jeune Mexicain à l’avant du minibus. Il travaillait avec un groupe indigène du nord du Mexique. Ils voulaient venir au Royaume-¬Uni. On lui avait dit que son mari était le genre de personne susceptible de pouvoir écrire une lettre de recommandation sur un papier à en-tête universitaire, le genre de papier qui pourrait aider un chaman Wixárika à franchir les barrières de l’immigration. Son mari pourrait-¬il l’aider ?
Et voilà comment l’écrivaine s’était retrouvée, plusieurs années en arrière, assise autour d’un feu, à prier pour un enfant.
Cet acte, cette prière, ne lui étaient pas venus facilement, pas du tout. Comment donc était-¬on censé prier ? À qui donc, après deux mille ans de chrétienté et de patriarcat, était-¬on censé adresser cette prière ? Qui était censé écouter ? Dieu ? Le feu ? Le cerf bleu sacré pour les Wixárikas mais qui n’avait absolument rien à voir avec son héritage culturel ? Et puis quel droit avait-¬elle en cette phase avancée du jeu du colonialisme, de la violence et de la dépossession, d’être tranquillement assise là près d’un feu avec un chaman indigène pour réclamer ce qu’elle désirait ?
Néanmoins, tout le reste ayant échoué, elle avait suivi les instructions. Essayé de prier. Plus tard, une fois la cérémonie terminée, l’homme l’avait allongée dans une petite pièce, avait fait brûler du charbon, puis s’était penché sur elle avec une plume, dont il avait sucé la tige pour extraire de son utérus ce qui ressemblait à de petits cristaux. Cristaux qu’il avait examinés en marmonnant dans sa barbe.
Il y a un an, l’écrivaine s’était rendue pour la première fois dans la haute Sierra. Cette visite était non négociable. Après avoir prié pour un enfant, l’enfant était arrivé, il fallait s’acquitter du marché. Cela n’impliquait pas d’argent, du moins pas directement. Cela impliquait un sacrifice. Cela impliquait d’emmener leur fille au Mexique pour remercier.

Peu après leur arrivée au village, on leur avait demandé, à son mari et à elle, d’acheter un mouton. À ces mots, elle avait éclaté de rire : Vous plaisantez, non ? Mais le chaman et sa famille étaient loin de plaisanter. Ils étaient on ne peut plus sérieux.
L’animal avait été tué lors d’une petite cérémonie au pied de la croix en bois de la place du village. Sa fille, naturellement curieuse, juchée sur les épaules de son père, avec son chapeau de pompier rose pour la protéger du soleil, avait regardé les derniers soubresauts de vie du mouton. Le sang de l’animal avait été recueilli dans un petit saladier en calebasse, et les hommes avaient plongé leurs plumes dans l’épais liquide rouge avant de les tamponner sur des pièces, sur leur peau, et tout ce qu’ils voulaient bénir. En regardant agoniser le mouton, son gros œil noir révulsé vers le ciel, la femme avait été surprise. Elle s’était toujours imaginé le sacrifice comme une abstraction, quelque chose d’immatériel, or il n’y avait guère plus matériel que de regarder un animal mourir.
Le mouton avait ensuite été rapporté au domaine familial, où les femmes l’avaient découpé en silence, efficaces, afin de le plonger avec des légumes et de l’eau dans une grande marmite qu’elles avaient scellée avec de la pâte et mise à cuire sur le feu pendant des heures. Plus tard ce soir-là, bien d’autres personnes étaient arrivées, chargées d’assiettes en plastique, elles s’étaient assises sans bruit avec de gigantesques bouteilles de Coca, de Fanta et de Sprite et des piles de tortillas, attendant qu’on leur serve un peu de ragoût de mouton, attendant de manger la chair de l’animal qui avait été tué en remerciement de la vie de leur fille.
Malgré leurs doudounes, leurs pickups et leurs téléphones portables, les Wixárikas obéissent à des logiques plus anciennes et plus vastes : la réciprocité, le sacrifice. Un soleil qui ne se lève pas de plein droit. Un soleil qu’il faut célébrer. Un soleil qu’il faut remercier.
Dans la poche latérale du sac de la femme se trouvent plusieurs petits bols en calebasse : des xukuri, chacun de la taille d’une main d’adulte. Des figurines en cire d’abeilles sont collées à l’intérieur : on leur a demandé de les confectionner, hier après-¬midi, à l’ombre d’une chaumière. Demandé de façonner la cire en cerf, en gerbe de maïs, en figurines censées représenter leur famille. L’écrivaine se rongeait les sangs : ses figurines n’étaient pas assez nettes, pas assez claires, son cerf avait l’air boiteux. Elle n’était même pas complètement sûre de ce à quoi ressemblait une gerbe de maïs. Mais elle faisait de son mieux pour former les images, qu’elle plaquait sur la peau grattée de la calebasse.
Ces offrandes votives, ils doivent les relâcher sur l’eau, elle le sait : quand ils atteindront le rocher blanc, d’ici quelques heures.
Dans son sac à lui, son mari transporte une bougie, sur laquelle est soigneusement cousu un ruban bleu : la troisième de trois. La première a été déposée dans le désert, une semaine auparavant ; la deuxième au sommet d’une montagne sacrée, El Quemado ; la troisième, la seule qui reste à présent, sera offerte à la mer.
Le minibus ralentit, quitte l’autoroute pour rejoindre une station-¬service. De l’autre côté d’une aire se trouve une boutique. Pas un OXXO, mais ça pourrait convenir.
Son mari se gare devant une pompe et se penche par la vitre pour demander à l’employé de faire le plein.
Le mara’akame ouvre un œil et contemple l’aire en béton nue. Muy bonito, dit-il sèchement, avant de refermer l’œil.
Le mari de la femme apparaît devant leur vitre ouverte. Il se penche, fait une grimace à leur fille, qui lève les yeux, aux anges, en tendant ses petites mains pour appuyer sur les joues de son père.
Papa !
À voir le plaisir vertigineux et électrique qu’ils éprouvent au contact l’un de l’autre, on dirait qu’ils ne se sont pas vus depuis des mois, des années.
Ça va, vous deux, à l’arrière ? demande-t-il.
Étouffant.
Ouais. C’est mieux avec la clim ?
Un peu. Tu peux rester avec elle pendant que je vais chercher du lait ?
Bien sûr.
L’écrivaine cherche à tâtons son porte-¬monnaie dans la poche du siège, puis franchit cahin-¬caha des pieds, des sacs et des couvertures poussiéreuses pour atteindre le bitume, dehors. Le soleil brûle, réverbéré par les pompes à essence et les flaques de gazole. La chaleur est intense. Son mari est allé se mettre côté passager. Il s’étire, elle voit le bas de son torse. La peau pâle à l’endroit où elle disparaît dans le pantalon. Il porte un jean, des bottes, un bandana noué autour du cou – une chemise noire brodée, comme celle d’un cow-boy. Une casquette de base-ball. Des lunettes de soleil burlesques achetées à un étal en bord de route quelque part sur le trajet : ridicules, improbables, le genre de lunettes à effet miroir qu’une femme aurait pu porter dans les années 1980. Bizarrement, ça lui va bien, tout juste, mais ça lui va.
On n’est plus très loin maintenant, dit-il sur la fin de son bâillement.
Ouais. Tu veux que je t’achète quelque chose ?
Il hausse les épaules. De l’eau ?
Pas de problème.
Ils se sont mis à se parler comme ça. Comme les personnages d’une pièce. Minimalistes. Gênés. En un sens, précis.
Elle hésite ; avant elle lui mettait les mains sur les joues. Avant, elle lui mettait les mains sur le cou. Avant, elle mettait ses mains à l’endroit où son torse plonge dans son jean. Parfois ils s’embrassaient, pendant des heures et des heures. Le contact de sa peau lui retournait les sangs. Désormais ils se contentent d’un hochement de tête, comme de vagues connaissances.
Elle traverse l’aire pour se rendre aux toilettes. Elle porte encore ses vêtements d’hier soir : des leggings pour avoir chaud, une jupe longue, un maillot de corps Thermolactyl à manches longues. Dans la cabine elle retire les leggings épais, puis le maillot de corps qui crépite d’électricité statique et de sueur. Elle passe aux toilettes puis va se laver les mains au lavabo. Dans le petit miroir, son visage semble étonné : les yeux méfiants, les cheveux couverts de poussière, les lèvres gercées et fendillées presque jusqu’au sang.
Le distributeur libère une gouttelette de savon vert pomme. Dans sa tête, tandis qu’elle se lave les mains, le visage du Premier ministre britannique apparaît – son visage clownesque – et lui intime de chanter Joyeux anniversaire deux fois. Obéissante, elle s’exécute.
La dernière fois qu’elle s’est retrouvée à proximité du Wi-Fi, il y a trois jours, elle a réussi à regarder les informations. Il était clair que ce qui avait semblé, avant qu’ils quittent Mexico une semaine plus tôt, une menace susceptible d’être facilement contenue, se muait vite en autre chose : des rayons de supermarchés vides dans toute l’Angleterre, des unités de soins intensifs débordées en Italie. Plus de papier toilette ni de gel hydroalcoolique dans les magasins. Un Premier ministre britannique s’adressant à la nation pour expliquer qu’il faut se laver les mains pendant vingt secondes – le temps qu’il faut pour chanter Joyeux anniversaire deux fois.
Joyeux anniversaire.
Joyeux anniversaire.
Joyeux a-ni-ver-sai-re. Joyeux anniversaire.
Elle a eu quarante-¬cinq ans quelques mois auparavant. Plus de la moitié de sa vie.
Avec de la chance.
Et pourtant ce fléau, ce nouveau coranavirus, n’est pas le cheval sur lequel l’écrivaine avait misé.
Pas depuis l’avant-¬dernier été, quand, en pleine canicule, elle avait lu l’article d’un universitaire anglais qui prédisait des étés arctiques sans glace au cours de la prochaine décennie, la faillite de nombreuses régions à céréales, la probabilité d’un effondrement sociétal à court terme.
Pas depuis que, peu après cette lecture, elle avait regardé la vidéo YouTube d’une quinquagénaire qui, dans son salon, prononçait un discours intitulé « En route vers l’extinction, comment y remédier ». Cette femme avait un doctorat en biophysique moléculaire. Elle parlait calmement des données récentes, du fait qu’il y avait plus de dioxyde de carbone dans l’air qu’à n’importe quel moment depuis la période du permien, où 97 % de la vie sur Terre s’était éteinte, gazée par du sulfure d’hydrogène. Du fait que la Terre était déjà bien avancée dans la sixième extinction de masse, et que cette annihilation biologique s’accélérait. Que le principe de précaution avait été abandonné par ceux qui nous gouvernaient et qu’ils avaient capitulé devant les lobbies de combustible fossile et du gain à court terme. Cette femme parlait de gestionnaires de fonds spéculatifs, de PDG de sociétés de courtage qui mettaient la dernière main à leurs bunkers souterrains en se demandant comment ils parviendraient à maintenir leur autorité sur leurs agents de sécurité quand la société se serait effondrée, et que l’argent aurait perdu toute valeur.
Cette femme parlait ensuite tout aussi calmement du fait que la seule réponse logique à l’inaction criminelle des gouvernements face à ces menaces était de s’engager dans la désobéissance civile non violente. Elle parlait d’action sacrificielle. De la nécessité d’être un bon ancêtre. Du besoin de courage, pas d’espoir. Elle expliquait que le courage est la détermination à bien faire, sans l’assurance d’une fin heureuse.
Elle parlait des suffragettes, de Gandhi, de Martin Luther King, de la nécessité d’avoir des gens prêts à se faire arrêter lors d’actions perturbatrices de masse. Prêts à aller en prison.
L’écrivaine avait eu la même réaction, en lisant cet article et en regardant cette vidéo, que lorsque son mari lui avait avoué ses multiples infidélités : un souffle court qui confinait au halètement, presque risible. De la sueur qui perlait sur ses paumes. L’impression de se regarder d’un point de vue extérieur, de remarquer sa respiration, ses mains, son corps, de percevoir nettement cette sensation qui, dans les deux cas, ressemblait à un choc et à la confirmation d’une chose qu’elle savait depuis très longtemps.
Elle restait éveillée dans son lit, nuit après nuit, à vérifier son fil Twitter, à lire article sur article ; les différentes conséquences causées par deux degrés de réchauffement, trois, quatre.
C’était le non linéaire qui la terrifiait : l’idée qu’une fois les seuils critiques franchis, le monde risquait de se réchauffer à une vitesse dévastatrice, l’Amazone se transformant en savane. L’eau sombre ne faisant qu’absorber toujours plus de carbone à cause de la disparition de la glace polaire qui, par sa blancheur, réfléchissait les rayons du soleil – l’effet albédo. Tout serait déformé, retourné, les puits de carbone changés en déversoirs.
Elle parcourait les chemins poussiéreux autour de son ¬village avec sa fille, cueillait des mûres, lui apprenait à nommer ce qu’elle voyait : aubépine, noisetier, gland, rouge-gorge, chêne.
Elle emmenait sa fille à ce groupe parents-¬enfants, la regardait célébrer le cycle des saisons au rythme des travaux manuels avec les autres mais, au fond d’elle, elle cherchait désespérément une prise : bientôt il n’y aurait plus de saisons, plus de plantations, de bourgeonnements, de fruits ni de récoltes, plus aucun des rythmes qui avaient alimenté l’humanité pendant plus de onze mille ans, depuis que la glace avait fondu au début de l’holocène.
Il nous faut de nouvelles histoires, disaient les gens, il nous faut de nouvelles histoires pour nous sortir de ce pétrin.
Mais alors que l’été devenait de plus en plus chaud puis que l’automne cédait place à l’hiver, avec son lot de nouvelles toujours plus terrifiantes (apparemment les insectes avaient déserté les pare-brise des voitures et les jungles : 75 % d’entre eux, disparus, nul ne savait où), les seules histoires qui lui venaient à l’esprit en plein cœur de la nuit, c’étaient des cauchemars. Elle ne cessait de penser à La Route, le moment où la mère, comprenant qu’elle n’a pas la force de continuer, s’ouvre les veines avec un éclat d’obsidienne.
Elle se dirige vers le distributeur de papier, il est vide, alors elle se sèche les mains sur sa jupe et sort en se protégeant les yeux du soleil tandis qu’elle retraverse l’aire pour aller à la boutique.
L’écrivaine a conscience que plus tard dans la journée, ou demain, quand ils auront achevé ce périple, quand ils auront mangé et dormi, elle et son mari devront se reconnecter avec leur ordinateur pour évaluer la situation. Prendre des décisions. Essayer de contacter des compagnies aériennes susceptibles ou non de les prendre en charge. S’ils parviennent à réserver des vols, ils quitteront le Mexique pour l’Angleterre, retourneront à un printemps gris, à des rayonnages vides, à la séparation, au divorce et – qui sait ? – à un potentiel effondrement de la société.
Il n’y a pas de lait dans les réfrigérateurs, pas de lait d’avoine, d’amande ni de vache, juste de l’eau et de la bière. Elle choisit la plus grande bouteille d’eau puis se dirige vers le comptoir pour payer.
En avril dernier, par une journée où il faisait 25 degrés à l’ombre, l’écrivaine s’était jointe à plusieurs milliers de personnes pour bloquer Oxford Circus dans le centre de Londres. Elle était assise au tout premier rang de la foule, à côté d’un bateau rose baptisé du nom d’un activiste du Honduras assassiné, quand quatre agents de la police métropolitaine étaient venus l’informer qu’elle contrevenait à l’article 14 de la Loi sur l’Ordre public, et l’avaient invitée à se déplacer. Comme elle refusait de bouger, ils avaient tendu les bras vers elle, un officier pour chacun de ses membres, et l’avaient emportée.
Elle avait été emmenée à un commissariat non loin de Victoria Station, où elle avait passé la nuit dans une cellule, les yeux rivés sur le numéro d’un centre de désintoxication peint à la bombe au plafond. Toutes les demi-¬heures, quelqu’un venait voir si elle allait bien. On lui avait donné une couverture et des pommes de terre et des flageolets réchauffés au micro-¬ondes.
Il y avait eu plus d’un millier de personnes arrêtées durant ces quelques jours d’avril. Elle avait été jugée à l’automne avec deux autres femmes : une grand-mère de Swansea, et une jardinière d’Oswestry. La grand-mère avait pleuré à la barre. Et la jardinière expliqué qu’elle constatait chaque jour les impacts du changement climatique dans son travail, que ses filles refusaient d’avoir à leur tour des enfants. Que cette évolution, au sein même de sa relativement courte vie, lui brisait le cœur.
Quant à l’écrivaine, elle avait revêtu sa plus belle robe et plaidé non coupable. Elle avait affirmé que ses actions étaient proportionnelles à la menace. Elle avait dit au juge qu’elle avait agi pour sa fille. Afin qu’elle puisse avoir un monde où habiter.
Elle avait conscience, debout à la barre, de quelque chose de performatif, de théâtral, dans cette procédure judiciaire. La greffière, une quinquagénaire, avait pleuré. Le juge avait écouté, hoché la tête, et lui avait donné une amende. En quittant la salle d’audience, elle avait eu le sentiment intense et étourdissant d’être du bon côté de l’histoire.
Mais parfois l’écrivaine imagine une autre sorte de tribunal, un tribunal du futur, un Nuremberg intergénérationnel, où l’on demanderait à sa génération de répondre des crimes contre l’avenir. Elle s’imagine prendre place à la barre.
Qu’avez-vous fait quand vous avez compris que le monde brûlait ?
J’ai manifesté. J’ai été arrêtée, j’ai passé la nuit en cellule.
Et pourquoi avez-vous fait ça ?
Je l’ai fait pour ma fille. Je voulais lui donner un avenir. Cela me semblait être le seul moyen.
Le seul moyen pour faire quoi ?
Pour attirer l’attention sur l’échelle et l’urgence de la menace.
Et ensuite ?
J’ai pris un long-¬courrier pour aller au Mexique.
Je vois. Pouvez-¬vous expliquer pourquoi ?
Il fallait que j’adresse des remerciements. Des offrandes. Que je demande protection. Pour ma fille. Que je fasse des recherches pour mon livre.
En traversant la planète en avion ? En carbonisant les os des ancêtres animaux de votre fille à dix mille mètres d’altitude ?
Elle paie l’eau, puis retourne là où attend le minibus. Le réservoir rempli des os de dinosaures prélevés sous les déserts de Syrie ou du Koweït, ou dans les gisements de pétrole du Venezuela.
À peu près à l’époque où elle avait été arrêtée, un écrivain noir de renom avait posté un Tweet dans lequel il se demandait si ces activistes qui se retrouvaient dans des cellules auraient été si prompts à se livrer corps et biens si des gens comme eux avaient connu dans leur histoire des morts en garde à vue.
À l’époque, quand elle avait lu ce commentaire, l’écrivaine s’était sentie sur la défensive : c’était tout l’intérêt, justement, non ? Ces gens issus en majorité de la classe moyenne blanche, ces grands-mères, ces pasteurs, ces médecins et ces rabbins utilisaient ce privilège en se laissant arrêter.
Mais entre-temps, elle était devenue moins sûre ou, du moins, plus consciente de son propre désir de se trouver au centre de l’histoire. D’être celle qui sauve, finalement, la planète.
Elle sait parfaitement qu’elle était une touriste dans cette cellule.
Ces derniers temps, elle a eu l’impression d’être piégée dans un paysage à la Escher – chaque entreprise condamnée à une complication, à l’hypocrisie, aux conséquences. »

Extraits
« C’est l’Ouest. Longtemps il n’y a eu ici que de l’eau, de l’eau qui bouillonnait, claquait et ne parlait qu’à elle-même : parfois l’eau était un aigle, avec les cornes d’un cerf.
Parfois un gigantesque serpent à deux têtes.
Parfois une grande oreille, écoutant l’ancestrale obscurité saumâtre.
Et puis un jour, un rocher est apparu, cime blanche au-dessus des vagues : le premier objet solide du monde.
L’eau se mouvait contre lui : gifler, piquer, sucer, tirer.
En ce mouvement, cette friction, faisait de la vapeur, devenait nuage, tombait en pluie, donnait la vie.
C’est le lieu où pour la première fois, l’informe s’est épris de la forme.
Et donc, et donc, et ainsi alors, voilà comment le monde est né. » p. 195

« Son cœur bondit devant la scène qui s’offre à lui : le Rocher blanc, éclipsé par la magnificence de ces navires et tout leur chargement, ces navires qui sont prêts, les voiles déployées, et il ressent cet élan – oui, ils hisseront les voiles ce soir, cap à l’ouest dans la nuit. » p. 222

À propos de l’auteur
HOPE_Anna_©Laura Hynd_RandomHouseAnna Hope © Photo Laura Hynd – Random House

Anna Hope est née en 1974 à Manchester. Après avoir accompli des études d’Art dramatique entre Londres et Oxford, elle vit aujourd’hui dans le Sussex. Ses trois premiers romans, Le chagrin des vivants, La salle de bal (Grand Prix des lectrices de ELLE 2018) et Nos espérances ont été publiés aux éditions Gallimard. Le Rocher blanc est paru simultanément en France et en Grande Bretagne (The White Rock) chez Penguin Books.

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Marche en plein ciel

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En deux mots
Un besoin d’air, de nature, de voyage et voici la narratrice en route pour Clermont-Ferrand d’où elle marchera jusqu’en Provence. Sur les pas de Stevenson, elle va cheminer avec Marvejols et son ânesse, rencontrés en chemin.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas de Stevenson dans les Cévennes

Gwenaëlle Abolivier a choisi le voyage à pied, de Clermont en Provence, pour se ressourcer et (re)découvrir l’œuvre de Stevenson qui l’a précédé sur ces chemins. Un cheminement érudit et revigorant!

Qui n’a pas ressenti ce besoin, après le confinement, de prendre l’air, de sortir de son quotidien, de s’ouvrir au monde. La narratrice de ce court mais savoureux roman ne tergiverse pas. Nourrie des écrits de bon nombre de glorieux prédécesseurs, de Stevenson à Bouvier, elle prend le train pour Clermont-Ferrand. Depuis le cœur de l’Auvergne, elle entend marcher jusqu’en Provence en essayant d’éviter les routes asphaltées et les grands centres urbains.
À peine les premiers kilomètres parcourus, elle trouve la confirmation de son intuition: «La marche nous augmente intérieurement d’un espace qui fait que nous devenons plus grands que nous-mêmes. Quelque chose en nous s’ouvre et s’étire, en même temps que notre conscience se déploie. On s’enrichit d’une présence au monde, d’un regard plus large et plus précis, d’une empathie envers les autres. Tout autour de nous se met à exister.»
Au détour du chemin, elle va faire la connaissance d’un voyageur qui partage son état d’esprit. Marvejols a choisi de faire la route avec Luce, une ânesse. Comme le faisait Robert Louis Stevenson. L’occasion de lui raconter les circonstances qui ont mené le futur auteur de L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde et de L’île au trésor à parcourir les Cévennes. Ce qui va s’avérer un voyage initiatique a commencé par un besoin de fuir le carcan familial et de tenter d’oublier un chagrin d’amour. Avec son âne, qu’il maltraite tout au long de la route, il va cheminer dans une contrée inconnue pour lui et apprendre à observer et à noter, qualités qui lui seront très utiles quand il explorera la Californie et parcourra les mers du sud. Et si les voyageurs d’aujourd’hui se rendent très vite compte que la route prise par l’auteur écossais n’existe plus ou très partiellement et que RLS est d’abord un outil de marketing, ils ne peuvent s’empêcher de faire le parallèle avec leur voyage. À chaque fois qu’ils se retrouvent au détour du chemin Marvejols en redemande, avide de connaître toute l’histoire. Alors l’érudition de notre narratrice fait merveille, ajoutant bientôt un autre voyageur à son récit, John Muir. Car «tous deux furent contemporains et originaires de la côte est de l’Écosse. Ils ont reçu la même éducation presbytérienne: rigide, brutale, où l’instruction et la religion étaient centrales. (…) Ils auront, tous deux, la chance de découvrir des forêts et des grands espaces naturels non encore défoliés.»
Tout à la fois ode au voyage à pied et bréviaire de la lenteur, ce roman est aussi un guide pour observer la nature et la respecter. Au-delà de la performance, ces pas sur les chemins d’une autre France sont aussi un appel à s’émerveiller, à échanger Un rendez-vous avec le meilleur de ce sentiment à redécouvrir sans cesse, l’humanité.

Marche en plein ciel
Gwenaelle Abolivier
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
122 p., 13 €
EAN 9782361399023
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, de Clermont-Ferrand jusqu’à la Provence, en passant par Neussargues, Issoire, Aumont-Aubrac, Chassaradès, Sainte-Énimie, Meyrueis, Avèze, Montdardier, Navacelles. Des souvenirs de Rennes, du Vercors, des Pyrénées, de Corse ou encore du Portugal sont également évoqués.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Partie dans les Cévennes, sur les traces de Stevenson, Gwenaëlle Abolivier orchestre une ode à la liberté.
En arpentant le chemin emprunté par Robert L. Stevenson il y a plus d’un siècle, Gwenaëlle Abolivier harmonise deux passions : l’écriture et la marche. Chaque pas qui l’éloigne de l’immobilité du quotidien, l’ouvre davantage à la littérature ; elle fait corps avec le paysage cévenol qui accueille son évasion. Sous le ballet aérien des milans royaux, elle partage l’errance du voyageur Marvejols et de Luce, son ânesse, – rencontrés au détour des sentiers – le temps d’une parenthèse consacrée à l’écoute du vivant. Au fil de ce voyage où elle tutoie le ciel, la solitude lui ouvre l’espace nécessaire pour réfléchir à la course du monde à travers le pays découvert. Bien plus qu’un journal de marche, Gwenaëlle Abolivier nous offre une méditation en mouvement où le rythme et l’effort de ses pas impulsent une écriture poétique qui délivre le récit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Le Télégramme
Journal Ventilo (Simone d’Abreuvoir)
Blog Les passions de Chinouk
Bog Les petites lectures de Maud
Blog La constellation livresque de Cassiopée


Gladys Marivat vous invite cette semaine à découvrir Marche en plein ciel de Gwenaëlle Abolivier © Production Le jour du Seigneur

Les premières pages du livre
« En ce début de printemps, la France est un pays aux regards vides et aux volets clos. Dans cette perte des repères, plus personne ne sait quelle heure et quel jour sont accrochés aux horloges de l’existence. Seuls les bébés aux yeux ronds apportent la preuve que je suis bien vivante. Je suis montée dans le dernier train avant que la ville ne se renferme totalement sur elle-même. Direction Clermont-Ferrand. « Finis les temps modernes », crie un homme qui se trouve dans le même compartiment. « Miser le tout pour le tout ! » lance-t-il à nouveau. Il porte des chaussures aux reflets de nuage et ne cesse de dire que « le temps n’a plus la même valeur. Le monde s’est figé. L’heure est à la fugue. »
Mon idée a germé en l’espace d’une nuit : partir marcher, traverser les grands pâturages du centre de la France, retrouver une liberté de mouvement sur les anciens chemins de transhumance qui relient l’Auvergne à la Provence. Ces fameuses drailles ont vu passer tant de chemineaux accoutumés et de pèlerins assoiffés.
Je viens d’arriver dans un paysage de volcans endormis qui rappelle en miroir inversé une étrange vision des antipodes : Auckland, la capitale du long nuage blanc, où s’étendent entre ses mamelons océaniens des habitations légères. C’est le souvenir du bout du monde qui surgit peu après la démesure des parkings déserts et des grandes surfaces. À la sortie de la ville, l’eau des rivières dévale, épaissie de limon rouge. Les derniers orages ont ébranlé la région et la terre continue de vomir des cataractes impressionnantes. Les rares passagers sont apparemment habitués à ces épisodes de crues effrayantes qui ont éventré les routes et emporté les ponts. Perdus dans leurs pensées, ils regardent, résignés, ce spectacle de désolation. À Neussargues, j’ai attrapé de justesse un autre train, plus petit, plus lent. Je m’enfonce toujours plus loin dans la fourrure du paysage en me disant qu’il me faudrait plusieurs vies pour goûter à tous ces villages perchés.
C’est à Issoire, dans un clin d’œil de lumière, que j’ai vu les premiers signes : un couple d’oiseaux, ailes digitées en lente descente hélicoïdale, dessine des cerceaux dans un dégradé de cyanotype. Quels sont ces rapaces qui planent en rêve d’Arizona ? Aussitôt mon esprit s’envole. Je me détache de la réalité à mesure que le convoi épouse le chaos des gorges. Malgré les soubresauts du monde, quelle aventure reste encore possible ? Aussitôt, je dégaine mon petit carnet que je porte à la ceinture. En catapultes de phrases, j’écris partout et dès que je le peux. Les oiseaux réapparaissent dans un vol hésitant et finissent par se poser sur le toit d’un entrepôt. Je ne suis plus qu’un point immobile dans ce train qui roule comme un navire et qui à présent vogue dans le cœur rouge du monde. Dans un demi-sommeil les mots montent en panache de méditation : des paroles clairement articulées ricochent sur les rideaux de plantes, canevas tissés de lianes et de hautes fougères. Tout ce vert phosphorescent pour renaître. La pluie continue de s’abattre en baleines de survie. Le ciel en est labouré et se teinte à présent d’un bleu horizon.
*
Après une première nuit dans le village d’Aumont-Aubrac, je me suis engagée sur le chemin, un ancien camino qui emprunte sur plusieurs kilomètres celui de Compostelle. Face à la violence de la dernière catastrophe, je ressens une tristesse insondable. Les ravages sur l’environnement, la destruction programmée de la planète, et plus fondamentalement la perte de la beauté provoque chez moi une inquiétude. À la sortie de la ville, un graffiti tagué sur le mur d’un tunnel m’interpelle et ne me quittera plus : « Quelle est la profondeur de ton abysse ? » Ce vide, tout ce grand vide comme ce ciel sans avion, je cherche à le combler. Dans cette quête d’une nouvelle voie, je plonge mon regard dans le bitume. Le temps aussi est devenu insondable. La marche sera mon antidote : partir pour arpenter les chemins de mes pas cadencés. Les miens comme ceux qui m’ont précédée. Ils tapent, remontent du sol et sonnent comme la cloche des âmes perdues. Sur ce trajet solitaire, les grands espaces se métamorphosent en pensées sauvages. Certaines se balancent en pétales de violettes, d’autres crépitent en éclats de quartz. Toutes ces coquilles telluriques me tombent au fond de l’estomac et créent le précipité de ma démarche. Je veux me nourrir des vallées glaciaires parsemées de bombes volcaniques et de cailloux de granite. Je marche pour me laver, je marche contre le vide, je marche et en appelle au jour d’après.
*
Hier soir, il y a eu un énorme fracas qui venait de derrière les montagnes et les voiles du jour. C’était le tonnerre comme rarement je l’ai entendu. Un ébranlement du monde en son entier : la forêt de tous ses troncs et de toutes ses feuilles a vacillé ainsi que tous les animaux qui la peuplent. L’énorme secousse s’est prolongée dans mon corps et s’en est suivie une pluie torrentielle. Enroulée dans ma cape de feutre, je suis restée des heures lovées sous un gros talus. Je vibre de me sentir en vie au cœur des éléments tout en sentant monter en moi l’intuition du désastre qui se prépare à la surface du monde. Plus rien ne peut désormais m’arrêter et c’est heureux que le pays que je parcours soit vaste. Depuis, plusieurs jours, je progresse sur le dos de volcans endormis. La vallée de terre ocre est un jardin de noisetiers sauvages et de noyers.
*
J’ai toujours aimé marcher. Cela remonte à l’enfance et à l’été de mes onze ans. Mes parents m’avaient inscrite en colonie de vacances. Pour la première fois, j’allais découvrir les contreforts des Alpes. Je me revois au pied d’un car scolaire garé sur un parking chauffé à blanc. Mes cheveux sont coupés au bol, j’ai un sac à dos rouge et mon petit air d’enfant sage comme une image. Une photo en témoigne ! Depuis Rennes, le temps d’une nuit et d’un voyage par la route, j’étais de ce groupe de gamins propulsés dans le massif du Vercors. Là, en l’espace de trois semaines, je suis devenue en partie la voyageuse que je suis restée. Ce fut une expérience fondatrice où j’ai découvert le bivouac et la marche dans les montagnes à vaches. La fatigue, l’endurance aussi, la lenteur : poser un pied après l’autre. Avant je ne savais pas me déplacer autrement qu’en courant et, là, j’ai appris à ralentir et à respirer en silence, à mesurer mon effort. Apprendre à boire lentement quand on a très soif est une chose étonnante. Je ne l’ai jamais oublié. Tout s’est joué, cet été-là, sur les chemins d’altitude, dans l’itinérance et le passage des vallées, à travers les pâturages fleuris, les chemins creux tapissés de fraises sauvages et de prêles : ces petits bambous verts des temps préhistoriques. Le bonheur, c’était l’aventure à hauteur d’enfant, l’eau fraîche des fontaines qui dévalait et tintait comme les cloches des troupeaux, le grand air et la liberté des bivouacs loin du cadre familial, les soirées allongées près du feu à guetter les étoiles filantes ou encore à l’abri des tentes à écouter la pluie et le grondement des orages. Le lendemain, on repartait vers l’inconnu. Depuis, je ne cesse de vouloir revivre ces premières émotions, comme un éternel recommencement, …

Extraits
« La marche nous augmente intérieurement d’un espace qui fait que nous devenons plus grands que nous-mêmes. Quelque chose en nous s’ouvre et s’étire, en même temps que notre conscience se déploie. On s’enrichit d’une présence au monde, d’un regard plus large et plus précis, d’une empathie envers les autres. Tout autour de nous se met à exister. C’est cette même émotion que j’ai recherchée et prolongée en traversant les Pyrénées, de l’Atlantique à la Méditerranée, dans la solitude des sommets et la joie d’un amour naissant, ou encore en faisant le tour du massif du Queyras dans les Alpes. » p. 13

« Je pense à Stevenson et à l’appel du sauvage qu’il ressentira lui aussi en parcourant les Cévennes puis l’Amérique du Nord. À y regarder de près, il y a plusieurs points de convergence entre John Muir et Robert Louis Stevenson. Tous deux furent contemporains et originaires de la côte est de l’Écosse. Ils ont reçu la même éducation presbytérienne: rigide, brutale, où l’instruction et la religion étaient centrales. L’apprentissage de John Muir fut encore plus strict. Il a grandi dans une famille nombreuse avec un père vraiment dur qui menait son petit monde d’une main de fer. John raconte comment enfant son père lui faisait apprendre un si grand nombre de versets de la Bible qu’à l’âge de onze ans il connaissait par cœur quasiment l’Ancien Testament et la totalité du Nouveau. Au moindre faux pas, il recevait de sévères raclées. Robert Louis, quant à lui, était un enfant unique, à la santé très fragile, élevé dans une famille aisée d’Édimbourg. Il fut choyé entre autres par Cummy, sa nurse qu’il adorait et qu’il considérait comme sa deuxième mère. C’est elle qui lui apprit des cantiques et certains versets de la bible. John Muir et Robert Louis Stevenson auront, tous deux, la chance de découvrir des forêts et des grands espaces naturels non encore défoliés. » p. 70-71

À propos de l’auteur
ABOLIVIER_Gwenaelle_©Dany_GuebleGwenaëlle Abolivier © Photo Ouest-France – Dany Guèble

Journaliste et auteure, Gwenaëlle Abolivier est une voix de France Inter. Elle a présenté pendant plus de vingt ans des émissions de grands reportages. Aujourd’hui, elle se tourne vers l’écriture tout en continuant d’intervenir sur les ondes et dans des revues. Elle a notamment écrit Vertige du Transsibérien publié chez Naïve. Depuis février 2022, elle assure la direction artistique de la Maison Julien-Gracq à Saint-Florent-le-Vieil (Mauges-sur-Loire). (Source: Éditions Le Mot et le Reste / Ouest-France)

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Ce n’est pas un fleuve

ALMADA_ce_nest_pas_un_fleuve

En deux mots
Trois amis réussissent à sortir une raie géante lors d’une de leurs parties de pêche. Un exploit inutile, à l’image de leur vie misérable. Mais quand l’un d’eux disparaît, ils vont bien devoir se remettre en cause.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la mort étend ses tentacules

L’argentine Selva Almada nous entraîne dans une nature sauvage où vit un petit groupe d’habitants qui tentent de survivre dans ce milieu hostile, générateur de tensions et de violence.

C’est l’histoire de trois copains, trois garçons qui ont grandi ensemble et que l’on retrouve au début du roman lors d’une partie de pêche. Après plusieurs heures à traquer une raie géante, ils vont parvenir à leurs fins et sortir l’animal géant de près de 100 kilos du fleuve.
«Tous les trois sont déjà des hommes. Pas des gamins, comme Tilo en ce moment. Des hommes qui approchent de la trentaine. Célibataires. Ils n’allaient pas se marier. Aucun d’entre eux n’allait se marier. Jusqu’à ce jour, du moins, aucun d’entre eux n’allait se marier. Pour quoi faire. Ils étaient là les uns pour les autres. Et quand ce n’était pas le cas, Enero avait sa mère; Negro avait ses sœurs, qui l’ont élevé; Eusebio pouvait avoir qui il voulait. Alors à quoi bon se maquer avec une fille, puisqu’il pouvait les avoir toutes.»
Mais à l’image de leur prise, ce gros poisson qui fait leur fierté, ils se heurtent à l’indifférence d’une micro-société qui a appris qu’il n’y a aucune raison de fanfaronner dans ce coin perdu d’Argentine, que seules les tournées de Maté et l’ivresse qui les accompagnent peuvent leur faire oublier leur condition peu enviable.
À la suite de la disparition d’Eusebio, emporté par le fleuve et dont les plongeurs finiront par retrouver le corps, une suspicion générale s’installe. Du côté des anciens, du côté des femmes et même au sein du groupe désormais décimé.
La raie va finir par suivre le chemin d’Eusebio et provoquer colère et incompréhension. La mort va étendre ses tentacules. C’est dans cette chaleur moite, ce climat très lourd, tendu, que l’on va finir par comprendre le concours de circonstances qui a conduit au drame.
Selma Almada a expliqué que lorsqu’elle était enfant, elle voyait son père partir à la pêche avec ses amis et revenir après quelques jours, la plupart du temps sans poissons mais avec la gueule de bois. Des souvenirs d’enfance qui souvent chez elle forment le point de départ de ses romans. Les fidèles de l’autrice argentine se souviendront avec bonheur de Après l’orage, Les Jeunes Mortes ou encore Sous la grande roue. On y retrouve cette plume âpre et sensuelle, ces paysages qui sont des personnages à part entière et ce goût particulier à sonder l’âme humaine dans des situations de crise. C’est alors – comme ici – qu’elle se met à nu. La violence qui sourd derrière les silences et qui se nourrit des légendes – forcément noires – que l’on aime à se raconter pour conjurer la peur.

Ce n’est pas un fleuve
Selva Almada
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
128 pages 16,00 €
EAN 9791022611718
Paru le 14/01/2022

Où?
Le roman est situé en Argentine, au détour d’un fleuve en pleine jungle.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le soleil, l’effort tapent sur les corps fatigués de trois hommes sur un bateau. Ils tournent le moulinet, tirent sur le fil, se battent pendant des heures contre un animal plus fort, plus grand qu’eux, une raie géante qui vit dans le fleuve. Étourdis par le vin, par la chaleur, par la puissance de la nature tropicale, un, deux, trois coups de feu partent.
Dans l’île où ils campent, les habitants viennent les observer avec méfiance, des jeunes femmes curieuses s’approchent. Ils sont entourés par la broussaille, par les odeurs de fleurs et d’herbes, les craquements de bois qui soulèvent des nuées de moustiques près du fleuve où le père d’un des trois hommes s’est noyé. Ils se savent étrangers mais ils restent.
À chaque page, le paysage, les éléments façonnent le comportement et la psychologie des personnages qui confondent le rêve et la réalité, le présent et les souvenirs dans la torpeur fluviale.
Dans cet hymne à la nature, Selva Almada démystifie l’amitié masculine, sa violence, sa loyauté. Avec un style ensorcelant, l’auteur vous emporte loin avec un langage brut et poétique où les mots et les silences font partie de l’eau. Ce roman est une caresse de mains rêches qui reste collé à votre peau, à votre mémoire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine Magazine (Alain Marciano)
Espaces latinos
Que Tal Paris
Son du monde
Blog sur la route de Jostein

Les premières pages du livre
« Enero Rey est debout sur son bateau, les jambes écartées, son corps est massif, imberbe, il a le ventre gonflé, il fixe la surface de l’eau et attend, un revolver à la main. Sur le même bateau, Tilo, le jeune homme, est cambré, l’extrémité de la canne appuyée sur sa hanche, il fait tourner le moulinet, tire sur le fil : c’est un cordeau de lumière contre le soleil qui décline. Negro, la cinquantaine, comme Enero, n’est pas sur le bateau mais dans le fleuve même, l’eau lui arrive aux testicules, son corps est également cambré, le soleil et l’effort font rougir son visage, tandis qu’il déroule et enroule le fil, sa canne forme un arc. La petite roue du moulinet tourne, sa respiration est celle d’un asthmatique. Le fleuve est immobile.
Fatiguez, fatiguez-la. Tirez sur le fil, tirez. Faites-la décoller, décoller.
Après deux ou trois heures, il est fatigué, il en a un peu marre, mais Enero répète les mêmes consignes dans un murmure, comme s’il priait.
Il a la tête qui tourne. Il est étourdi par le vin et la chaleur. Il relève la tête, ses minuscules yeux sont rouges, enfoncés dans son visage gonflé, il est ébloui et soudain tout devient blanc, il perd pied, il veut prendre sa tête dans ses mains et le coup de feu part tout seul.
Tilo, sans interrompre ce qu’il est en train de faire, pince ses lèvres et lui lance.
Qu’est-ce que tu fais, le soleil t’a tapé sur la tête !
Enero se ressaisit.
Ce n’est rien. Continuez. Fatiguez, fatiguez-la. Tirez sur le fil, tirez. Faites-la décoller, décoller.
Elle monte ! Elle est en train de monter !
Enero se penche par-dessus bord. Il la voit venir. Telle une immense tache, sous l’eau. Il vise et tire. Un. Deux. Trois coups de feu. Le sang monte à la surface, de grosses bulles se forment, gorgées d’eau. Il se redresse. Il range son arme. Il la cale entre la ceinture de son short et le bas de son dos.
Tilo, depuis le bateau, et Negro, dans l’eau, la soulèvent. Ils l’agrippent par les volants gris que forme la chair. Ils la lancent à l’intérieur.
Regarde un peu l’animal !
Dit Tilo.
Il prend le couteau, coupe la queue, la renvoie au fond du fleuve.
Enero pose ses fesses sur le petit siège du bateau. Son visage est en sueur, sa tête bourdonne. Il boit un peu d’eau de la bouteille. L’eau est tiède, il boit quand même de longues gorgées, puis verse le restant sur son crâne.
Negro monte à bord du bateau. La raie prend tellement de place que c’est difficile de faire un pas sans lui marcher dessus. Elle doit faire dans les quatre-vingt-dix, cent kilos.
Putain de vieille bestiole !
C’est Enero qui prononce ces mots, tandis qu’il tapote sa cuisse et rit. Les autres rient aussi.
Elle s’est bien battue.
Dit Negro.
Enero prend les rames et s’engage au milieu du fleuve, puis il change de cap et continue à ramer, longeant le rivage jusqu’à l’endroit où ils campent.
Ils ont quitté leur village à l’aube, dans la camionnette de Negro. Tilo, assis au milieu, s’occupait du maté. Enero avait le bras posé sur la fenêtre ouverte. Negro était au volant. Ils ont vu le soleil se lever lentement sur l’asphalte. Tôt le matin, déjà, ils ont senti la chaleur vive.
Ils ont écouté la radio. Enero a pissé au bord de la route. Dans une station-service, ils ont acheté des viennoiseries et ils ont rempli leur thermos pour continuer à boire du maté.
Ils étaient contents d’être ensemble, tous les trois. Ça faisait longtemps qu’ils préparaient ce voyage. Pour une raison ou pour une autre, ils l’avaient annulé à plusieurs reprises.
Negro s’était acheté un nouveau bateau et il voulait l’essayer.
Tandis qu’ils traversaient le fleuve pour se rendre sur l’île dans le bateau tout neuf, comme d’habitude, ils se sont souvenus de la première fois où ils sont venus là avec Tilo. Il était tout petit à l’époque, le gamin marchait à peine, ils avaient été surpris par un orage qui avait envoyé valser leurs tentes, alors le gamin, petit comme il était, avait été mis à l’abri sous le bateau retourné, coincé entre deux arbres.
Ton père s’en est pris plein la tête quand nous sommes rentrés.
A dit Enero.
Et ils ont repris l’histoire que Tilo connaît déjà par cœur. Eusebio avait amené le gosse en cachette, sans prévenir Diana Maciel. Ils étaient séparés depuis que Tilo était né. Tous les week-ends, Eusebio prenait le gamin avec lui. Mais ce jour-là, soudain, Diana avait réalisé qu’elle avait oublié de mettre dans le sac de Tilo, avec ses vêtements de rechange, un médicament qu’il devait prendre. Alors Diana avait débarqué chez Eusebio, mais il n’y avait personne. C’est un voisin qui lui avait dit qu’ils étaient allés sur l’île.
Pour corser le tout, l’orage s’était abattu sur toute la région. Sur le village aussi. Diana était morte de trouille.
Elle nous a tous engueulés.
A dit Enero.
Diana Maciel les avait traités de tous les noms, tous les trois, et ils n’avaient pas pu retourner chez elle ni revoir Tilo pendant plusieurs semaines.
Arrivés à l’endroit où ils campent, ils sortent la raie, glissent une corde dans les trous qui sont derrière les yeux et l’accrochent à un arbre. Les trois orifices percés par les balles se perdent sur le dos tacheté. Si ce n’était en raison de leur circonférence plus claire, presque rosée, on pourrait croire que c’est un motif supplémentaire sur la peau.
Une bonne bière, je mérite au moins ça.
Dit Enero.
Il est assis par terre, tournant le dos à l’arbre et à la raie. Sa tête ne bourdonne plus, mais il sent quand même un nœud, là.
Tilo s’avance, il ouvre la glacière et sort une bière de l’eau glacée où flottent quelques glaçons. Il la débouche à l’aide de son briquet et la lui tend, pour que ce soit lui, Enero Rey, celui qui la mérite, qui y colle ses lèvres en premier. La bière coule dans sa bouche, rien que de la mousse qui s’échappe de ses lèvres dessinant un feston blanc sur sa moustache très noire. C’est comme se faire des bains de bouche avec du coton. C’est seulement après la deuxième gorgée qu’arrive le liquide froid, amer.
Negro et Tilo s’assoient également, ils sont en rang d’oignons, ils se passent la bouteille.
Dommage, on n’a pas d’appareil pour se prendre en photo.
Dit Negro.
Tous les trois tournent la tête pour regarder la raie.
On dirait une vieille couverture que l’on a tendue à l’ombre.
Alors qu’ils en sont à leur deuxième bouteille, un groupe de gamins débarque, ils sont maigres et noirs comme des anguilles, avec des yeux immenses. Ils s’attroupent devant la raie, se donnent des coups de coude, se poussent les uns les autres.
Regarde regarde regarde. Purée. Sacrée bête !
L’un des gamins prend un bâton et l’enfonce dans les trous laissés par les balles.
Sortez de là !
Dit Enero en se levant d’un coup, immense, comme un ours. Les petits gamins partent en courant, ils disparaissent de nouveau dans la forêt.
Vu qu’il est debout, vu qu’il a fait l’effort de se lever, Enero en profite pour piquer une tête. L’eau le fait sortir de sa torpeur.
Il nage.
Il plonge.
Il flotte.
Le soleil commence à décliner, un vent léger frise la surface de l’eau.
Soudain, il entend le bruit d’un moteur qu’accompagnent les vagues. Il s’écarte, se met à nager vers le rivage. Un hors-bord surgit, rasant l’eau, ouvrant sa surface en deux comme une toile pourrie. Accrochée à l’arrière, une fille en bikini fait du ski. L’embarcation prend un virage abrupt et la fille roule dans l’eau. Au loin, Enero voit émerger sa tête, les cheveux longs collés sur son crâne.
Il pense au Noyé.
Il sort de l’eau.
Sur la côte, Negro et Tilo sont debout, les bras croisés sur la poitrine, ils suivent les mouvements du hors-bord.
Des gamins excités.
Dit Negro.
Tous les week-ends, c’est la même chose. Ils font peur aux poissons. Un de ces jours, il faudrait leur foutre la frousse.
Tous les trois se retournent et tombent sur un petit groupe d’hommes. Ils ne les ont pas entendus arriver. Les habitants de l’île ont le pas léger.
Bonjour.
Un des hommes prend la parole.
Les gamins nous ont raconté, alors on est venus voir. Une bête magnifique !
Les autres regardent la raie. Ils se tiennent debout à côté de l’animal pour en estimer la taille.
Je m’appelle Aguirre, dit le seul du groupe à parler, et il leur tend la main, qu’ils serrent l’un après l’autre.
Enero Rey, dit Enero, et il s’approche du groupe, saluant tout le monde. Negro et Tilo le suivent, ils l’imitent.
Elle est grande, pas vrai ?
Enero dit ces mots et il donne des petites tapes sur le dos de la raie, mais il retire sa main aussitôt, comme si elle brûlait.
Aguirre observe les orifices de près, puis il dit.
Trois balles ? Vous lui avez tiré trois fois dessus. Une seule balle suffit.
Enero sourit, dévoilant le trou qu’il a à la place d’une incisive.
Je me suis emballé.
Il faut faire en sorte de ne pas… s’emballer.
Dit Aguirre.
Tilo, sers un petit verre de vin à nos amis.
Negro prononce ces mots et il s’avance.
La gamin court jusqu’au rivage où ils ont enterré la dame-jeanne pour qu’elle reste fraîche. Il l’apporte et sert à ras bord une timbale en métal.
Il tend le verre à Aguirre, qui le lève.
À votre santé, dit-il, il prend une gorgée et passe le verre à Enero. Il reste un moment à regarder sa main gauche, celle à laquelle il manque un doigt, mais il ne pose pas de questions. Enero s’en aperçoit, mais il ne dit rien non plus. Il préfère le laisser gamberger.
La dernière fois, le Bonhomme que vous voyez là a pêché une raie encore plus grande. Aguirre pavoise. Combien de temps tu t’y es collé ?
Tout l’après-midi, répond l’autre, le regard en coin.
Et combien de balles tu as tiré?
Une seule. Une seule suffit.
C’est que mon copain ici présent est un peu maladroit.
Negro dit ces mots, puis il rit.
Les gars de la télé étaient venus, lâche celui qui avait déjà pêché une raie plus grande encore que la leur. On en a parlé dans le journal du soir, dit Aguirre. Le samedi suivant, il y a plein de gens de Santa Fe et de Paraná qui sont venus. Ils ont cru qu’ici, nous avions des raies à ne plus savoir qu’en faire. Comme si c’était facile. Vous, vous avez eu de la chance.
Et le coup de main, dit Enero. De la chance et le coup de main. La chance seule ne suffit pas.
Aguirre sort un paquet de tabac de la poche de sa chemise ouverte qui laisse à découvert son torse osseux, sur son ventre gonflé de vin. Il se roule une cigarette en un rien de temps. Il l’allume. Il fume en marchant vers le rivage, puis il reste là, à regarder l’eau. »

Extrait
« Tous les trois sont déjà des hommes. Pas des gamins, comme Tilo en ce moment. Des hommes qui approchent de la trentaine. Célibataires. Ils n’allaient pas se marier. Aucun d’entre eux n’allait se marier. Jusqu’à ce jour, du moins, aucun d’entre eux n’allait se marier. Pour quoi faire. Ils étaient là les uns pour les autres. Et quand ce n’était pas le cas, Enero avait sa mère; Negro avait ses sœurs, qui l’ont élevé; Eusebio pouvait avoir qui il voulait. Alors à quoi bon se maquer avec une fille, puisqu’il pouvait les avoir toutes. Alors, à trente ans, tous les trois sous le soleil du rivage. »

À propos de l’auteur
ALMADA_Selva_©Mardulce_EditoraSelva Almada © Photo DR Agustina Fernandez

Selva Almada est née en 1973 à Villa Elisa (Entre Ríos, Argentine) et a suivi des études de littérature à Paraná, avant de s’installer à Buenos Aires, où elle anime des ateliers d’écriture. Elle est l’une des écrivains les plus reconnus en Amérique latine ces dernières années. Ses livres ont reçu un excellent accueil critique en France et à l’international. Elle est également l’auteure de Après l’orage, Les Jeunes Mortes et Sous la grande roue. (Source: Éditions Métailié)

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