GPS

RICO_GPS

  RL_ete_2022  Logo_second_roman

En deux mots
Pour qu’elle puisse trouver le lieu de sa fête de fiançailles Sandrine donne sa position GPS à son amie. Alors quand celle-ci disparaît, elle peut continuer à la localiser. Mais ce point rouge marque-t-il vraiment la position de son amie?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Faites demi-tour avec prudence»

En voulant suivre à la trace son amie disparue, une jeune femme va finir par se perdre. Elle disposait pourtant d’un outil de localisation. Avec GPS Lucie Rico nous propose de réfléchir au poids de la technologie dans nos vies.

Que ceux à qui cette mésaventure n’est jamais arrivée lui jettent la première pierre: on note notre destination dans l’application GPS et on se retrouve dans un endroit tout différent. Dans le meilleur des cas, on se rend compte à temps de son erreur et on corrige cette erreur. Quelquefois, on jure aussi qu’on ne nous y reprendra plus, avant de recommencer. Pour Ariane – un prénom bien choisi – c’est le fil qui lui permettra de surmonter sa déprime et sortir de chez elle pour se rendre aux fiançailles de son amie Sandrine. Elle lui offre de la géolocaliser, devenant le point rouge à suivre sur la carte. Au chômage, elle se cloîtrait jusque-là chez elle, anxieuse à l’idée de sortir, d’affronter ce monde qui lui voulait tant de mal.
Mais cette fois, pas de problème, elle arrive à destination et peut faire la fête. Mais c’est au petit matin que les choses vont prendre une tournure dramatique: Sandrine a disparu.
Face aux craintes qui s’expriment, à commencer par celles du fiancé, Ariane choisit de ne rien dire de sa carte maîtresse, la géolocalisation, et entend mener sa propre enquête. Après tout, avant de perdre son emploi, elle était journaliste spécialisée dans les faits divers. Elle va donc suivre le point rouge qui va la mener au Lac du Der, un endroit qu’elle connaît bien et où elle s’était déjà rendue avec Sandrine. Mais au lieu de retrouver son amie, elle apprend que la police a retrouvé un cadavre calciné et méconnaissable tout à proximité.
En attendant le résultat des analyses, elle se persuade que son amie est encore en vie, même si elle ne répond plus, car le point rouge continue à se signaler sur son écran. Alors, il ne faut surtout pas perdre ce point rouge qui est une trace de vie. Alors, il ne faut plus lâcher ce téléphone, car même si la police finit par confirmer le décès, Ariane sait bien qu’il n’en rien puisque ce point rouge continue à se déplacer.
Avec ce conte qui passe d’une joyeuse comédie à une sombre tragédie, Lucie Rico nous offre une intéressante réflexion sur nos addictions aux outils numériques, mais sans manichéisme. Après tout, c’est bien grâce à son smartphone qu’elle peut partager des souvenirs d’enfance avec son amie, entretenir l’illusion qu’elle se promène encore dans les endroits où elle a partagé de bons moments.
Comme dans son premier roman, Le chant du poulet sous vide, on est ici aux marges du fantastique, pour ne pas dire de la folie. Une odyssée glaçante.

GPS
Lucie Rico
Éditions P.O.L
Roman
224 p., 19 €
EAN 9782818055960
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour du Lac du Der.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ariane est une jeune femme en difficulté sociale et personnelle. Elle préfère rester cloîtrée chez elle, jusqu’au jour où Sandrine, sa meilleure amie, l’invite à ses fiançailles. Pour l’aider à se repérer et lui permettre d’arriver à bon port, Sandrine partage sa localisation avec elle sur son téléphone. Guidée par le point rouge qui représente Sandrine dans l’espace du GPS, Ariane se rend donc aux fiançailles. Mais le lendemain, Sandrine a disparu. Elle ne répond plus au téléphone. Aucune trace d’elle. Sauf ce point GPS, qui continue d’avancer. Et qu’Ariane ne va plus quitter des yeux. Le GPS lui procure un sentiment de proximité avec Sandrine. Comme si elles partageaient un secret. Jusqu’à la découverte d’un cadavre calciné au bord d’un lac où le point GPS de Sandrine s’est rendu. S’agit-il de son cadavre ? Mais le point bouge encore. Qui est derrière le point alors ? Ariane enquête mais toutes les pistes sont des impasses. Plus troublant encore : le point sur le GPS persiste à conduire Ariane sur les lieux de leur amitié. Pour en avoir le cœur net, elle laisse un message vocal à Sandrine pour lui donner rendez-vous dans un lieu qu’elle seule peut connaître. Lorsque le GPS indique que Sandrine se rend dans ce lieu, Ariane est persuadée de s’être jusque-là trompée. Sandrine n’est pas morte ! Le point est bien son amie. Mais elle commence à confondre le monde réel et le support numérique. La police révèle alors que Sandrine est bien morte, Ariane désactive la localisation partagée. Elle tente de reprendre le cours de sa vie et d’oublier le GPS. Mais une nouvelle notification l’interrompt : Sandrine souhaite à nouveau partager sa localisation avec elle. Pour un ultime rendez-vous.
Écrit comme un thriller, ce roman, sur l’amitié et la mort, sur les fragilités sociales et psychiques, traverse les illusions du deuil à l’aune de nos addictions numériques.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
DIACRITIK (Guillaume Augias)
Blog les livres de Joëlle
Blog littéraire de Rémanence des mots
Le blog de Gilles Pudlowski
Blog Surbooké

Les premières pages du livre
« C’est comme si Sandrine t’avait tendu un piège. Un piège malsain : Tu es attendue à 19 h pour mes fiançailles, Zone Belle-Fenestre. Arrive bien à l’heure.
Tu as tapé sur ton GPS : « Zone Belle-Fenestre », puis « Lieu pour se fiancer Zone Belle-Fenestre ». Il a répondu deux fois : adresse inconnue.

Il suffit qu’un numéro manque, et l’adresse devient incompétente. Une mauvaise adresse peut mener quelqu’un comme toi à sa perte. Les exemples sont légion. Une erreur dans le nom du destinataire fait qu’une amende ne parvient pas à bon port et devient une dette à vie. Une étourderie, et les urgences arrivent trop tard pour réanimer un père, laissant deux enfants orphelins avec ce regret éternel : si seulement le digicode n’avait pas changé.
Ou encore : un tueur à gages mal informé se trompe d’étage, entre chez toi et non chez ton voisin pour t’abattre d’une balle en pleine tête.

Bien sûr, rien de tout cela ne t’est arrivé. Mais parfois, tu imagines tellement fort que tu ne sais plus différencier la réalité de tes fictions. Tu te laisses envoûter. Tu divagues dans ta tête. Tu divagues dans l’espace. T’orienter est un vrai casse-tête. Depuis ton chômage, cette tendance s’est accentuée, mais elle n’est pas nouvelle. Tu es née à l’envers, dévoilant d’abord tes fesses au monde, en dépit de l’ordre établi et de la bienséance. La plupart des enfants se retournent dans le ventre de leur mère pour arriver dans le bon sens. Pas toi ; ta tête n’a pas trouvé l’issue.
Les trois dernières fois que tu es sortie de chez toi, tu t’es effondrée sur le trottoir. Tu n’arrivais pas à respirer dehors. Tu avais demandé à Antoine si les incendies de la région avaient pu abîmer l’air à ce point. Il avait paru sceptique. Ça pouvait jouer, la pollution aussi, mais ça n’expliquait pas tout. Il avait à nouveau parlé de la nécessité d’aller voir un psychologue, ou, au moins, un allergologue.

Tu as beau chercher, le nom de Zone Belle-Fenestre ne t’évoque rien. La Zone Belle-Fenestre est pourtant proche de chez toi, et tu es une enfant du pays. Tu n’as jamais quitté la région, si ce n’est pour de courtes vacances, ce qui en trente-trois ans t’aurait laissé le temps d’en arpenter chaque paysage. Mais les paysages ne t’intéressent pas. La ville non plus. Toutes les villes se ressemblent, affirmes-tu. Deux personnes équipées de la fibre et abonnées à Netflix ont plus en commun que deux personnes habitant Clermont-Ferrand. Tu aimes parfois te dire : j’appartiens à la ville où vit Sandrine, et j’aime Sandrine comme ma ville, sans la comprendre ni la penser.
Internet t’informe que la Zone Belle-Fenestre est un parc paysagé arboré, de 17 hectares, un écrin parfait pour composer votre événement. Parmi les huit demeures de caractère reconstruites sur les ruines d’anciens châteaux, quatre sont privatisables et idéales pour organiser mariages, anniversaires, cocktails, garden parties…

Tu n’as aucune idée de la taille d’un hectare. Le mot t’inquiète, comme tous les mots commençant par un h muet. Un hectare doit être immense pour ne pas pouvoir se compter en mètres ou en kilomètres.
Un hectare, un hectolitre. Dix-sept hectares, dix-sept hectolitres. Le corps d’un adulte contient zéro virgule zéro cinq hectolitres de sang, ce qui paraît ridicule. Tu ne sais pas pourquoi tu as retenu ça.
Te vient pourtant cette inquiétude, l’image du sang, alors que le GPS cherche encore. Tu imagines tout de suite le pire, en détail :
Tu te vois arriver à l’hectare 1, la nuit est épaisse, le parc sombre, les lampadaires cassés et les huit demeures de caractère se ressemblent comme des cailloux.
Ton téléphone n’a plus de batterie.
À un embranchement tu dois choisir une direction : droite, gauche, milieu ?
Tu prends le chemin du centre. Il te mène à une impasse lugubre. Tu erres.
À l’hectare 2, un homme surgi de nulle part empoigne tes cheveux.
Tu rampes, blessée, jusqu’à l’hectare 3, ne te relèves pas. Tu rends ton dernier souffle dans un endroit stupide, près d’une mare aux nénuphars décorative, tandis que pas loin, dans un endroit que tu n’auras jamais trouvé, Sandrine embrasse son futur époux au milieu d’invités dotés d’un meilleur sens de l’orientation que toi.

Si Antoine avait accepté de t’accompagner, il aurait pu te guider. Tu aurais marché dans la Zone Belle-Fenestre les yeux fermés, ta main dans la sienne. Il n’aurait pas laissé l’extérieur t’étouffer. Il t’avait juste dit : « Je te rejoindrai plus tard ». À sa manière de baisser le regard et de tourner étrangement les yeux dans leur orbite, tu avais compris que ce n’était pas sûr. Il te rejoindrait si sa fête à lui ne lui plaisait pas, s’il lui restait encore de l’énergie, ou si tu le suppliais de t’escorter.

Tu appelles Sandrine, et lui dis que tu ne viendras pas. Que tu avais oublié qu’on était vendredi. Que pour toi, depuis le chômage, la semaine et le week-end ne sont qu’un flux, que tu as un ganglion et puis que ta robe est tachée.
Elle te laisse parler.
La dernière fois que Sandrine est venue chez toi, elle a ouvert la fenêtre et a dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait raison. Cette odeur est la tienne ; tu n’es pas vraiment différente de ton odeur.
Au téléphone, Sandrine te répond simplement : « Tu viendras. » Un témoin a obligation de présence, c’est dans la définition du mot. Tu as cherché cette définition le jour où elle t’a fait sa demande. Ce jour où Sandrine est passée chez toi. Elle sortait du travail, elle avait enlevé ses talons bien qu’elle déteste ses pieds. Elle disait souvent : « Mais ce n’est pas grave, la plupart des jolies filles ont des pieds très laids, je l’ai lu quelque part. » Enlever ses chaussures chez toi était une preuve d’amitié. C’est là qu’elle t’avait dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait ouvert une fenêtre, celle du salon. Les voisins d’en face s’engueulaient, Sandrine était restée longtemps à les observer sans parler. Tu n’avais rien dit pour ne pas paraître trop chômeuse, mais ça te démangeait de rapporter les épisodes précédents de leur vie à Sandrine. Les voisins semblaient avoir agencé leur appartement entier pour que leur intérieur soit orienté vers ta fenêtre – une vraie salle de spectacle, mais une salle municipale, avec des meubles bas de gamme, détonants et mal montés.
Tu étais assise sur le canapé, l’œil rivé à celui de Sandrine qui épiait avec une attention infinie la dispute conjugale qui s’envenimait. Alors que la voisine éclatait en longs sanglots au milieu de sa cuisine en kit, Sandrine avait été saisie d’un violent soubresaut. Elle s’était penchée à la fenêtre, son corps courbé à la perpendiculaire. La position était anormale, un prélude annonçant un hurlement, ou un saut dans le vide. Ses poings s’étaient serrés, serrés autour du garde-fou, puis elle avait relâché la pression. Elle s’était retournée vers toi comme si de rien n’était, pour te demander : « Tu ne voudras pas être mon témoin ? Je vais me marier. »
La forme négative de la question n’était pas très appropriée. Cette annonce non plus. Tu avais rentré le ventre, Sandrine avait haussé les épaules : « C’est toi qui es dans ma vie depuis le plus longtemps. Et tu es journaliste. Tu assureras. » Elle n’avait pas parlé de ton chômage. Ni de votre lien d’amitié. Tu n’avais pas dit que tu n’écrivais que des faits divers ni que tu détestais John. Vous aviez eu un fou rire complice. Tu avais accepté.

Au téléphone Sandrine a dit : « Ne t’inquiète pas, je vais t’accompagner. »
Elle a raccroché.
Tu étais rassurée sur ton importance : Sandrine allait sécher les préparatifs de ses propres fiançailles pour venir te chercher. Tu as sorti une bouteille de muscat puis t’es assise sur ton canapé, les bras croisés en attendant son arrivée. C’est dans cette posture que tu passes le plus clair de ton temps. Si tu tapais dans Google Images « Attente et désœuvrement », tu retrouverais ta position fétiche représentée dans toutes sortes de situations.

Le téléphone a vibré. Un lien Google Maps – que tu appelles toujours GPS par abus de langage, comme si toutes les cartes, toutes les représentations du monde et les technologies étaient les mêmes, de simples outils pour te conduire à bon port – s’est affiché: Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous. »

À propos de l’auteur
RICO_Lucie_©Helene_BambergerLucie Rico © Photo Hélène Bamberger

Lucie Rico est née en 1988 à Perpignan. Elle vit entre Aubervilliers (où elle écrit des films), Perpignan (où elle écrit des livres) et Clermont-Ferrand (où elle enseigne la création littéraire). Le chant du poulet sous vide, son premier roman, a reçu le Prix du roman d’écologie et le Prix du Cheval Blanc 2021. GPS est son deuxième roman.

Fiche de son agence artistique
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#GPS #LucieRico #editionspol #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #VendrediLecture #secondroman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

Publicité

Ce que l’homme a cru voir

BATTISTELLA_Ce_que_lhomme_a_cru_voir
Logo_second_roman

En deux mots:
Simon Reijik revient dans son village natal près de Toulouse pour retrouver un vieil ami malade. Entre souvenirs et retrouvailles, son passé va lui revenir en pleine figure, faisant voler en éclats la vie qu’il s’était soigneusement construite loin de l’épisode traumatisant de son enfance.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Rattrapé par son passé

Gautier Battistella confirme son talent en racontant le retour en Haute-Garonne d’un jeune homme qui va vite se rendre compte qu’on ne se débarrasse pas si facilement de son passé.

« Je sais ce qu’ils pensent de moi, les autres. On ne peut empêcher personne. Je croyais qu’un jour, je ne les entendrais plus. Je me suis trompé. Ils hurlent à voix basse. On me regarde par-derrière. On chuchote « pauvre garçon », ce n’est pas de moi qu’ils parlent. Ils racontent des tas de mensonges. J’ai peur de finir par les croire. Je me regarde dans le miroir, j’ai changé. Le matin, j’ai la bouche pâteuse, mauvaise haleine. Je commence à perdre mes cheveux. Je ne dors plus. Je n’en peux plus de grelotter sous le soleil. La fièvre, en été. Tu les entends, aussi ? Ces voix, le jour et la nuit. Dis-moi que je ne suis pas le seul à devenir fou… Le matin va se lever. Mon sac est prêt. Je n’ai pas peur, aucun regret. Puisqu’ici, on refuse d’oublier, j’irai là où on ne me connaît pas. Ne me cherche pas. Nous ne nous reverrons plus. Bonne chance, Toni.
Simon. »
Le second roman de Gautier Battistella s’ouvre sur ce courrier énigmatique adressé par Simon à Toni. Et s’il conservera son mystère une grande partie du livre, il livre aussi quelques indices que l’auteur nous dévoilera au fur et à mesure du déroulement de l’histoire familiale de Simon, de ses parents et grands-parents.
Gregor Reijik, le grand-père, est chronologiquement, le premier à entrer en scène. Né en 1921 en Pologne, il survivra au carnage de la seconde Guerre mondiale, aux exactions des troupes allemandes et parviendra à prendra le chemin de l’exil. Traversant toute l’Europe, il finira par arriver en France, à Carmaux, puis à Verfeil. C’est dans cette localité de Haute-Garonne que la famille va prendre racine. C’est aussi là que se trouvent les réponses aux questions qui vont se poser durant toute la première partie du roman. C’est là aussi que Simon va revenir après l’annonce de la grave maladie de Toni. Il tentera de revoir son ami avant sa mort ; on comprend vite tout ce que ce séjour remue de souvenirs et d’émotions.
Derrière l’image du jeune homme prometteur, pour reprendre le titre du premier roman de Gautier Battistella, se cache une profonde faille. Si Simon a choisi de partir pour Paris, c’est aussi pour s’inventer une nouvelle vie.
Sa profession, effacer les traces numériques gênantes de ses clients, n’a du reste rien à voir avec le hasard. Simon « offrait des zones d’ombre aux victimes et, si besoin, leur inventait un passé de rechange. Une autre vie possible. Il maquillait leur fuite. La vérité n’est souvent qu’une question d’éclairage. »
Et suivant l’éclairage, on pouvait trouver sa vie plutôt réussie. Une profession gratifiante et bien rémunérée, une épouse professeur de lettres de 35 ans, un appartement de cent vingt mètres carrés sur deux étages, avenue Ledru-Rollin et deux chats, Clyde et Bonnie 2. Lui qui était « entré en couple par hasard » chérissait le « juste équilibre de dissimulations et d’attentions » qui les liait. Jusqu’à ce brusque départ vers Verfeuil.
Avec un sens de la construction diaboliquement addictif, l’auteur nous fait découvrir cette faille qui, au fil de la seconde partie, va tout faire voler en éclats. Et nous prouve une fois encore que les secrets de famille ne devraient pas rester enfouis. Car plus on les cache et plus violente est la déflagration lorsqu’ils ressurgissent.

Ce que l’homme a cru voir
Gautier Battistella
Éditions Grasset
Roman
234 p., 19 €
EAN : 9782246859734
Paru le 22 août 2018

Où?
Le roman se déroule principalement en France, à Verfeil en Haute-Garonne, mais aussi à Paris et en Normandie ainsi qu’au fil les étapes de l’émigration familiale dans les montagnes de la petite Pologne, un village à trente kilomètres de Zakopane puis la Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie, l’Italie et la France depuis Nice et Carmaux.

Quand?
L’action se situe de nos jours, avec un retour dans l’histoire familiale jusqu’en 1921.

Ce qu’en dit l’éditeur
Simon Reijik a refait sa vie. Son métier: effacer les réputations numériques, libérer les hommes de leur passé. Lui-même croyait s’être affranchi de son histoire, jusqu’au coup de téléphone d’une inconnue. Simon abandonne sans explication sa femme Laura, et retourne sur les lieux où il a grandi.
Il retrouve près de Toulouse cette terre gasconne, si attachante qu’on la dit amoureuse. Il l’avait fuie, elle ne l’a jamais quitté. Les acteurs de son enfance, vivants et morts, se rappellent à lui.  C’est l’heure des comptes. Le voici contraint d’accomplir le chemin qu’il a refusé de suivre vingt ans auparavant. Simon a cru voir, il s’est trompé. On ne sait jamais ce que le passé nous réserve.
Un parcours initiatique d’une grande puissance, porté par une écriture charnelle, sensible, intense.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Gautier Battistella présente Ce que l’homme a cru voir © Production Hachette France

Les premières pages du livre
« Je sais ce qu’ils pensent de moi, les autres. On ne peut empêcher personne. Je croyais qu’un jour, je ne les entendrais plus. Je me suis trompé. Ils hurlent à voix basse. On me regarde par-derrière. On chuchote «pauvre garçon», ce n’est pas de moi qu’ils parlent. Ils racontent des tas de mensonges. J’ai peur de finir par les croire. Je me regarde dans le miroir, j’ai changé. Le matin, j’ai la bouche pâteuse, mauvaise haleine. Je commence à perdre mes cheveux. Je ne dors plus. Je n’en peux plus de grelotter sous le soleil. La fièvre, en été. Tu les entends, aussi? Ces voix, le jour et la nuit. Dis-moi que je ne suis pas le seul à devenir fou… Le matin va se lever. Mon sac est prêt. Je n’ai pas peur, aucun regret. Puisqu’ici, on refuse d’oublier, j’irai là où on ne me connaît pas. Ne me cherche pas. Nous ne nous reverrons plus. Bonne chance, Toni. Simon.

Première partie
Prétendre que le vieux Gregor n’était pas bavard relève de la litote: il ne s’exprimait que contraint par les circonstances. Sa tendance à l’exagération silencieuse s’était accentuée à la mort d’Angelina, la seule femme qu’il ait jamais aimée. Parfois, pourtant, la vieille prune qu’il distillait derrière la chaudière prenait la parole à sa place; certains souvenirs échappaient à leurs bâillons. Peut-être se cachait-il davantage derrière ce qu’il omettait de révéler. Qu’importe. Depuis John Ford, tout le monde sait que quand la légende est plus belle que la réalité, on raconte la légende.
«Je suis né de la mort de ma mère, une nuit de décembre. C’était en 1921, à trente kilomètres de Zakopane, dans les montagnes de la petite Pologne. Gregor y avait passé une enfance rude et solitaire, auprès de son père menuisier. Il l’aidait à l’atelier: de cette période remontait sa fascination pour les outils minutieux, ciseaux, coutant, ou alènes. À dix-sept ans, il avait assisté à l’entrée des troupes allemandes, venues de Slovaquie. Lui ne connaissait que la pierre et l’odeur du feu, le mugissement sourd des châtaigniers, balayés par les vents d’altitude et les tourbillons des ruisseaux dc montagne. Les chars, ces masses compactes de métal et de feu, avançaient lentement, en file indienne et écrasaient les champs, les hommes, les animaux, même les collines. La cavalerie polonaise et les quelques blindés furent pulvérisés par les raids aériens de la Luftwaffe, des villages entiers réduits en cendres. Les corps gisaient au bord des routes, déchiquetés. Les civils soupçonnés de résistance étaient exécutés par balles ou à la grenade. On incendia écoles comme églises. Seuls passaient encore les fantômes de chiens efflanqués, rendus sourds ou estropiés par les bombardements, les yeux hagards, se demandant ce qu’ils foutaient là. La Pologne cessa d’exister. Gregor appelait cela «le début du grand silence».
Nombre de camarades de Gregor acceptèrent de travailler pour l’occupant et rejoignirent le bassin houiller de Silésie ou de la Ruhr allemande. Quand il apprit que
l’URSS venait de pénétrer en Pologne, son père enfouit dans son gros sac en toile une gourde, du pain, du fromage, des fruits secs, et une couverture. Ensuite, il serra son fils dans ses bras et lui offrit un petit couteau en demi-lune, glissé dans une gaine de cuir. Il n’y eut pas de larmes. L’hiver 1940 laisserait dans les mémoires un souvenir de neige, de sang et de nuit. Gregor traversa la Slovaquie, la Hongrie, puis rejoignit la Slovénie. Il couchait là où s’effondrait son corps, sous les voies de chemin de fer, au pied d’une souche, dans une grange à ciel ouvert. Gregor buvait l’eau des mares volait des fruits, et même un jour tua une poule. L’Europe tout entière avait basculé dans la folie. La gens se hâtaient, poursuivis par leurs ombres, on soupçonnait un frère, un ami, un fils. Gregor fut arrêté à la frontière italienne, hirsute, affamé, en haillons. Ses chaussures, qu’il avait pris soin d’entretenir pendant le périple, ressemblaient à deux bouts de cuir fondu. On l’emprisonna dans un ancien monastère – les Italiens ont toujours eu le goût du mélodrame. Des vierges en deuil veillaient sur les âmes égarées; il y avait là des déserteurs allemands, des Français qui s’étaient trompés de sens en traversant les Alpes, des Juifs autrichiens, une poignée de Russes, peut-être communistes – même un Américain, venu visiter Milan. Gregor avala une mauvaise soupe, qu’il vomit, demeura deux jours semi-conscient. Un matin, il trouva sa cellule ouverte et la prison désertée. Dehors, c’était le printemps. Les oiseaux piaillaient. La campagne était belle, inconsciente. Les branches des pommiers ployaient, alourdies de fruits. Gregor attrapa une colique mémorable.
Il parvint à Nice, plus de six mois après avoir quitté ses montagnes. Gregor pleura en embrassant la terre de France, dont il conserverait toute sa vie un flacon. Une famille le trouva recroquevillé dans un fossé, grelottant, à moitié délirant. Il fut soigné, nourri, caché. On lui proposa de rester, le fils de la famille s’était enrôlé dans les troupes mussoliniennes. Il remercia ses bienfaiteurs, mais le lendemain à l’aube, il avait disparu. Le 3 mai 1940, il entrait dans Carmaux. »

Extrait
« Les nouvelles technologies avaient crucifié la vie privée. L’intime agonisait en place publique. Tout était devenu montrable. Tout devait se savoir. Simon se contentait de rétablir un peu d’équité. Ce droit à l’oubli, suggéré par l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Il offrait des zones d’ombre aux victimes et, si besoin, leur inventait un passé de rechange. Une autre vie possible. Il maquillait leur fuite. La vérité n’est souvent qu’une question d’éclairage. Simon ne blâmait personne. Lui n’était ni meilleur, ni pire que ses contemporains: il se contentait de jouer sa partition sur la grande harpe des émotions humaines. Il s’était adapté. Le petit-fils d’immigré polonais était parvenu aux premières loges de l’évolution. Il n’en tirait pas de fierté particulière, il ne laisserait pas son nom dans les manuels d’histoire, mais il participait, à sa façon, à la marche de la civilisation. » p. 28

À propos de l’auteur
Gautier Battistella est né à Toulouse en 1976. Son premier roman, Un jeune homme prometteur (Grasset, 2014) a notamment reçu les prix Québec-France et Jean-Claude Brialy. Ce que l’homme a cru voir est son deuxième roman. (Source : Éditions Grasset)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

50 chroniques de livre

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags:
#cequelhommeacruvoir #gautierbattistella #editionsgrasset #hcdahlem #RL2018 #roman #rentreelitteraire #rentree2018 #rentreeautomne2018 #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #secondroman #lire #lectrices #lecteurs #MardiConseil #NetgalleyFrance