Un barrage contre l’Atlantique

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En deux mots
Installé à la pointe du cap Ferret, où vit son ami Benoît Bartherotte, Frédéric Beigbeder assiste au combat de Sisyphe de son ami pour sauver cette bande de terre vouée à être engloutie par la mer. C’est avec cet état d’esprit désenchanté que l’écrivain revient sur sa vie au moment où la sagesse prend le pas sur la frivolité.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Face à la mer

À l’heure de jouer avec ses petits-enfants, Frédéric Beigbeder revient sur sa vie, ses amours, ses livres. Pour constater combien l’avenir est incertain. Ce faisant, il nous offre sans doute son livre le plus abouti.

Si les premières pages du nouveau roman du trublion des lettres françaises peuvent dérouter – il s’agit d’un alignement de phrases espacées de deux lignes et sans rapport entre elles pour bien les mettre en valeur – elles sont avant tout une habile manière de présenter son projet et l’endroit dont il parle. Oui, c’est bien l’écrivain devant sa page blanche, angoissé par l’exercice, mais aussi par le dérèglement climatique et la crise sanitaire, qui va tenter de donner une suite à Un roman français en allant chercher dans ses souvenirs. Des souvenirs qu’l convoque mot à mot pour en faire des phrases. Car oui, «une phrase est une phrase est une phrase est une phrase est une phrase». Un exercice sans cesse renouvelé, sans garantie de succès. Un peu comme le combat que mène jour après jour son ami Benoît Bartherotte en tentant de consolider la digue située au bout du Cap Ferret, afin d’empêcher l’Océan de submerger cette bande de terre où s’est installé l’écrivain. «Ce matin encore, plusieurs camions remplis de pierres sont venus déverser leur cargaison devant ma cabane, dans un fracas de tonnerre. Ce qui est beau dans ce combat contre la nature, c’est sa vanité.

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Bartherotte est le Sisyphe gascon. Il préside l’ADPCEF: «l’Association de Défense de la Pointe du Cap Ferret». Chaque jour, il pousse son rocher vers le fond de l’océan. Et le lendemain, il recommence.»
Prenons donc un écrivain, ses angoisses et ce lieu peint par Thierry de Gorostarzu, le «Edward Hopper basque» et dont il avait acheté l’œuvre, et tentons d’en faire une histoire. En commençant par le commencement.
«Je suis né près de Paris en 1965 d’un père chasseur de têtes et d’une mère éditrice de romans d’amour. Vers l’âge de six ans, mes parents ont divorcé et j’ai été élevé par ma mère avec mon grand frère. Pourquoi le divorce est-il un événement si grave? C’est pourtant simple à comprendre: les deux personnes que vous aimez le plus au monde ne s’aiment plus.» À l’heure du bilan, il écrira: «Mon père a été maladroit, blessant, absent, égoïste, et pourtant Je ne cesserai jamais de l’admirer. Ma mère a été aimante, protectrice, présente, altruiste, et quand je la vois, je fais de gros efforts pour ne pas suffoquer.»
Après une scolarité assez rectiligne, dont on retiendra les batailles de marrons dans les jardins du Luxembourg et la découverte de l’amour plus que du sexe, la présence de célébrités – ou en passe de passer à la postérité – à la maison et le besoin de faire la fête, l’aspirant écrivain va finir par trouver un boulot sérieux dans une agence de publicité, comme le souhaitait son père, avant de devenir chroniqueur, notamment pour le défunt magazine Globe.
Avec lucidité, Frédéric Beigbeder comprend qu’il n’a cessé toute sa vie à s’attacher à des hommes plus âgés, «que ce soit mes patrons, ou des mentors, des modèles que je considérais comme des pères de substitution, et qui m’ont servi de guides: Denis Tillinac, Philippe Michel, Bruno Le Moult, Thierry Ardisson, Jean Castel, Jean-Claude Fasquelle, Edmond Kiraz, Jean-Marie Périer, Michel Denisot, Alain Kruger, Jean-Yves Fur, Michel Legrand, Daniel Filipacchi, Albert Cossery, Paul
Nizon.… Benoit Bartherotte. Je suis un enfant qui veut qu’on l’adopte.
Toute ma vie je me suis cherché des maîtres, comme un chien abandonné.» Et aujourd’hui qu’il fait partie de ces êtres plus âgés, qu’il a fondé une famille et n’aime rien tant que de réunir sa tribu, il se rend bien compte du chemin parcouru. Un itinéraire bien loin d’être rectiligne, mais qui a nourri autant l’homme que l’écrivain. Un paradoxe qu’il résume ainsi: «j’ai fui l’embourgeoisement en choisissant une vie d’artiste, critiqué mon milieu d’origine, fréquenté des gauchistes, renié ma famille et mon milieu social, flingué tous mes employeurs (l’agence de publicité, la télévision, la radio) — tout cela pour finir par épouser une Genevoise, vivre à la campagne dans le même village que mes grands-parents, fonder une famille à où mes parents se sont mariés et écrire au Figaro. Je me suis vacciné contre la curiosité.» Mais pas contre la peur du lendemain. C’est donc comme le chante Calogero
Face à la mer
C’est toi qui résistes
qu’il nous livre son livre le plus écrit, le plus abouti. Celui d’un honnête homme.

GOROSTARZU_face-a_la_mer2Tableau de Thierry de Gorostarzu acheté par Frédéric Beigbeder et qui est reproduit sur le bandeau du livre / Galerie de l’Infante à Saint Jean de Luz

Un barrage contre l’Atlantique
Frédéric Beigbeder
Éditions Grasset
Roman
272 p., 20 €
EAN 9782246826552
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à la pointe du Cap Ferret, face à la digue Bartherotte. On y évoque aussi Guéthary, Neuilly-sur-Seine, Paris, Saint-Germain-en-Laye, Rambouillet, Senlis, Deauville, sans oublier l’étranger, notamment à Verbier en Suisse, en Italie et en Espagne, mais aussi en Indonésie.

Quand?
L’action se déroule en 2020 et 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Ce livre a été écrit dans un endroit qui devrait être sous l’eau». F. B.
Au hasard d’une galerie de Saint-Jean-de-Luz, Frédéric Beigbeder aperçoit un tableau représentant une cabane, dans une vitrine. Au premier plan, un fauteuil couvert d’un coussin à rayures, devant un bureau d’écrivain avec encrier et carnets, sur une plage curieusement exotique. Cette toile le fait rêver, il l’achète et soudain, il se souvient : la scène représente la pointe du bassin d’Arcachon, le cap Ferret, où vit son ami Benoît Bartherotte. Sans doute fatigué, Frédéric prend cette peinture pour une invitation au voyage. Il va écrire dans cette cabane, sur ce bureau.
Face à l’Atlantique qui à chaque instant gagne du terrain, il voit remonter le temps. Par vagues, les phrases envahissent d’abord l’espace mental et la page, réflexions sur l’écriture, la solitude, la quête inlassable d’un élan artistique aussi fugace que le désir, un shoot, un paysage maritime. Puis des éclats du passé reviennent, s’imposent, tels « un mur pour se protéger du présent ». A la suite d’Un roman français, l’histoire se reconstitue, empreinte d’un puissant charme nostalgique : l’enfance entre deux parents divorcés, la permissivité des années 70, l’adolescence, la fête et les flirts, la rencontre avec Laura Smet, en 2004… Temps révolu. La fête est finie. Pour faire échec à la solitude, reste l’amour. Celui des siens, celui que Bartherotte porte à son cap Ferret. Et Beigbeder, ex dandy parisien devenu l’ermite de Guétary , converti à cette passion pour un lieu, raconte comment Bartherotte, « Hemingway en calbute », s’est lancé dans une bataille folle contre l’inéluctable montée des eaux, déversant envers et contre tous des millions de tonnes de gravats dans la mer. Survivaliste avant la lettre, fou magnifique construisant une digue contre le réchauffement climatique, il réinvente l’utopie et termine le roman en une peinture sublime et impossible, noyée d’eau et de soleil. La foi en la beauté, seule capable de sauver l’humanité.
Une expérience de lecture, unique et bouleversante, aiguisée, impitoyable, poétique, et un chemin du personnel à l’universel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté
Le JDD (Alexis Brocas)
La Règle du jeu (Baptiste Rossi)
La Revue des Deux Mondes (Marin de Viry)
Atlantico (Annick Geille)
Les Echos (Adrien Gombaud)
Ernest mag (Jérémie Peltier)
Blog Agathe The Book
Benzine Magazine (Benoît Richard)

Les premières pages du livre
« Je voudrais faire ici un aveu: je suis complotiste.

Je pense que la nature conspire pour éradiquer l’homme.

L’être humain ayant causé trop de dégâts à la surface de la Terre, il est logique qu’elle songe à s’en débarrasser.

Même si nous comprenons pourquoi le monde cherche à nous éliminer, nous n’aurons pas le choix : nous devrons tout de même nous défendre.

La condition humaine est désormais celle d’un parasite qui cherche à survivre dans un environnement hostile.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je saute deux lignes entre chaque phrase.

Les blancs qui entourent les phrases leur donnent une majesté, comme le cadre autour d’un tableau.

Noyées dans la masse d’une page noircie, une phrase perd de son attrait.

Mes phrases respecteront la distanciation littéraire.

Isolée sur la page, ma phrase crâne comme un mannequin dans une vitrine.

Nous sommes à bord d’un bateau qui coule, mais ce bateau, c’est la Terre.

L’intuition de Kafka était juste : il n’y a plus de différence entre l’humanité et le cafard.

Il peut arriver que le blanc qui entoure la phrase devienne plus beau que celle-ci : je n’ai pas dit que mon expérience était sans danger.

Chaque phrase doit donner envie de lire la phrase suivante, mais exister aussi de façon autonome.

L’espace blanc entre les phrases ne les isole pas ; il les expose.

Au matin, la menace océanique semble lointaine.

L’art du romancier consiste à camoufler ses scories.

Je choisis délibérément de faire l’inverse.

Je veux fragiliser mes propositions relatives.

Dans Autoportrait, Édouard Levé a imaginé un autre système.

Ses phrases n’avaient pas de liens entre elles ; pourtant l’ensemble de son livre dessinait un homme.

Ce livre recycle son principe de collage discontinu.

La dune du Pyla est un écran de cinéma où le soleil projette son film, dont les nuages sont les acteurs principaux.

Les ombres sur le sable déroulent un scénario de lumière.

« Souvenir » est la bande originale de cette fresque muette.

Pour cesser d’écrire des romans satiriques, il suffit d’écouter Orchestral Manoeuvres in the Dark, pieds nus devant une mer étale.

Je voudrais dénoncer nommément dans ce livre toutes les personnes qui ont comploté à me rendre heureux.

Ma mémoire remonte par bribes désorganisées (ou organisées sans me demander mon avis).

Je ne me souviens que par flashs : mes souvenirs sont stroboscopiques.

Mon passé m’envoie des SMS.

Je sens que je risque de semer mon lecteur en route.

J’ai besoin que mes phrases l’accrochent.

Mes phrases tapinent, aguichent, elles voudraient séduire comme une prostituée dans une vitrine du Red Light District d’Amsterdam.

Une phrase est une phrase est une phrase est une phrase.

Édouard Levé s’est suicidé le 15 octobre 2007 à Paris.

Considérons que chaque phrase notée ici reporte mon suicide d’une journée.

Cette phrase a sauvé ma vie, et la suivante, et la suivante, jusqu’au jour où plus rien ne viendra, et pan.

« Sois pareil à un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser », dit l’empereur Marc Aurèle.

Je décide désormais de m’interdire les citations ; celle de Marc Aurèle sera la seule (avec les exergues).

La citation est une phrase dont on n’est pas propriétaire : une locution de location.

Seul sur sa digue immense, Benoît Bartherotte se tient debout comme Marc Aurèle, face à l’océan, à la pointe du Cap Ferret ; à ses pieds se brisent sans cesse les flots.

Le pape François a dit qu’il fallait construire des ponts plutôt que des murs.

Il a oublié les digues.

Les digues sont des murs marins qui protègent la terre des inondations.

Une digue est aussi un pont qui avance sur l’eau sans atteindre l’autre rive.

Proust contemple sur une digue les jeunes filles en fleurs, qu’il compare à un bouquet de corail.

Bartherotte a bâti une digue pour sauvegarder l’extrémité sud de la presqu’île de Lège-Cap-Ferret, en Gironde.

Cette langue de sable, absurdement mince, prétend séparer le bassin d’Arcachon de l’océan Atlantique.

Comme dit un écrivain bordelais, Guillaume Fedou : « Le Cap Ferret est le clitoris de la France. »

Il faut le visiter souvent, sinon la France est de mauvaise humeur.

Voici une carte pour mieux comprendre la beauté de la situation.

Le Cap Ferret est la langue de plaisir située devant Arcachon.

En face d’elle s’élève la dune de sable du Pyla, la plus haute d’Europe.

Entre la pointe du Cap et la dune du Pyla, à marée basse, apparaît une île exotique, le banc d’Arguin, où se posent les oiseaux en hiver et les bourgeois bohèmes en été.

Benoît chatouille l’extrémité sud de cette pointe depuis quarante ans.

Au niveau du phare, la bande de terre ne mesure qu’un kilomètre de large.

Chez Benoît, la distance entre l’océan et le bassin est de cent mètres, puis cinquante mètres, puis zéro : c’est là qu’il se tient, en plein vent.

Benoît vit ici depuis sa naissance.

Il résidait dans l’avant-dernière maison, puis il a acheté la dernière maison, qui s’est écroulée ; il l’a reconstruite en même temps qu’il entamait sa digue de protection maritime.

Je lui dis : « Tu as bougé de cent mètres en une vie. »

Il sourit : « Un peu moins. »

Il ajoute : « Je suis resté sur mes racines…

… Je ne vieillis pas, je pousse. »

Sans mémoire, on a besoin d’un point fixe, d’un lieu unique.

Moi aussi, je cherche l’immobilité qui donnera à mes enfants les souvenirs que je n’ai pas.

La discontinuité est une liberté qui égare.

Toute phrase devrait être un silex.

Un silex ne fabrique d’étincelles qu’entrechoqué à un autre silex.

De même, la digue Bartherotte est un empilement de rochers, de poteaux électriques et de traverses de train.

Entre 1985 et 1995, Benoît a déversé un million de tonnes de gravats pour défendre la Pointe.

Tout le monde dort sur la Pointe, sauf moi.

La nuit, je n’écris pas de phrases ; j’écris « Phrases ».

Un autre principe est celui imaginé par Éric Chevillard.

Son « Journal autofictif » est un prodige de phrases déconnectées.

Il est tout de même regrettable d’être précédé par quelqu’un d’aussi doué.

David Foenkinos, dans Charlotte, a tenté un récit biographique qui revenait à la ligne après chaque phrase.

Son but était analogue : rendre la lecture plus intense.

Je pouffe en imaginant la tronche de Chevillard comparé à Foenkinos.

Je ne les rapproche que pour expliquer la situation : beaucoup d’écrivains contemporains ressentent le besoin de séparer leurs phrases.

C’est la faute à Chamfort, qui copiait sur le livre des Proverbes dans la Bible.

Il est crucial de réinventer notre façon d’écrire si nous ne voulons pas que la littérature disparaisse au XXIe siècle.

Non, Twitter, vous n’avez pas le monopole de l’apophtegme ; vous ne l’avez pas.

Lincoln au Bardo de George Saunders intercale des phrases de fantômes dans un cimetière.

Alexandre Labruffe imite les bribes des Cool Memories de Baudrillard : une construction en pointillés, comme ces dessins dont je reliais les points numérotés à l’âge de cinq ans, pour finir par voir apparaître Mickey pilotant un avion.

Les romanciers contemporains ne savent plus comment ressusciter les phrases.

Les phrases se multiplient sur les réseaux digitaux : les romanciers ne doivent pas seulement vaincre la concurrence des autres romanciers, mais aussi celle des emails, des sms, des posts, des alertes, des retweets…

C’est comme s’il y avait une fuite des phrases : elles quittent les livres vers le nuage.

Elles s’envolent du papier réel vers un univers virtuel.

Il faut stopper l’hémorragie.

Écrire ce livre est non seulement un geste de survie, mais une tentative pour restaurer le prestige de la phrase nue.

Même Donald Trump n’a pas suffi à disqualifier les tweets ; il faut porter l’estocade.

Et voilà comment on transforme un recueil de billevesées en manifeste politique.

L’idée est simple : pour sauver les phrases, il faut peut-être sacrifier le roman.

Littérairement, je ne suis pas écolo.

Ce stratagème permet aussi d’augmenter la pagination de ce livre.

Je ne suis pas un escroc : j’annonce la couleur.

J’attends d’écrire la meilleure phrase de ce livre.

Le lecteur est probablement dans le même état que moi : une expectative de plus en plus molle, une démotivation progressive, une impatience polie qui tournera bientôt au haussement d’épaules.

Comme un trompettiste de jazz, je cherche la phrase bleue.

Il n’y a pas un monde d’avant et un monde d’après.

Il existait un monde avant, et aujourd’hui il n’y a plus de monde : en 2020, il n’y a plus rien, ni personne, nulle part.

Le monde se claquemure.

Nous avons été des cigales et maintenant il ne nous reste plus qu’à devenir fourmis – on va ramper, se terrer, se calfeutrer et regretter.

L’être humain a connu des hauts et des bas ;
Il va descendre à présent
À la cave pour longtemps.

Dans la grande cabane Bartherotte, l’armoire à doubles battants est entourée de masques africains.

Dans cette maison en bois inspirée des cabanes d’ostréiculteurs, les commodes XVIIIe contrastent avec les murs de pin.

Les vieux fauteuils sont recouverts de tapis devant la cheminée en pierre, alors que tout le reste est en bois qui craque.

De petites lampes à abat-jour jaunes imprimés de cartes géographiques sont disséminées partout dans le séjour, sur des guéridons où s’empilent les livres de photographies du Ferret et les vieux exemplaires du Chasse-Marée.

D’immenses paniers de rotin sont emplis de pommes de pin pour allumer le feu.

Au-dessus d’un piano Pleyel désaccordé, des gravures anciennes représentent des bateaux qui n’existent plus.

Au mur sont accrochées les photos jaunies d’ancêtres en maillot de bain ;
ils sourient encore
malgré leur mort.

Entre les grandes fenêtres ouvertes sur la mer, Martin Bartherotte a peint des danseuses africaines.

Dans le grand salon on trouve aussi cornes de buffles, poteries de terre cuite, assiettes de porcelaine dessinées, et la maquette d’un paquebot, et un buste d’aristocrate en marbre, des tortues métalliques, un crâne de gorille, des statues zouloues, des troncs d’arbres, une pirogue, une longue-vue, une armoire chinoise, un pouf marocain, une lanterne japonaise, des fusils de chasse, des accessoires de pêche, une paire de jumelles de la Kriegsmarine, et tout ce bric-à-brac sur fond de ressac donne le sentiment d’investir une caverne d’Ali Baba, pleine de trésors à embarquer sur un navire de pirates vers les mers du Sud, ou un grenier archivant le monde des siècles précédents, comme dans la première abbaye bénédictine, à Monte Cassino.

La décoration de la cabane me fait penser à ces capsules temporelles que des fous enterrent dans leur jardin pour sauvegarder quelques bribes de l’humanité après son extinction.

Je dis à Benoît : « Tu as accumulé tant de souvenirs… »

Il répond : « Ce ne sont pas des souvenirs mais de la sédimentation. »

Extraits
« Ce matin encore, plusieurs camions remplis de pierres sont venus déverser leur cargaison devant ma cabane, dans un fracas de tonnerre.
Ce qui est beau dans ce combat contre la nature, c’est sa vanité.
Bartherotte est le Sisyphe gascon.
Il préside l’ADPCEF: «l’Association de Défense de la Pointe du Cap Ferret».
Chaque jour, il pousse son rocher vers le fond de l’océan.
Et le lendemain, il recommence. » p. 40

« Tout est parti d’un tableau dans la vitrine d’une galerie, située à l’entresol de la maison de l’Infante, à Saint-Jean-de-Luz. L’artiste se nommait Thierry de Gorostarzu, le Edward Hopper basque. Un tableau en vitrine représentait un fauteuil Louis XV recouvert d’un coussin à rayures vertes et blanches, sous la tonnelle d’une cabane en bois, devant un bureau d’écrivain, avec un encrier, une plume, des carnets ouverts, trois livres anciens, sur une plage exotique.
Travailler dans des conditions pareilles est le rêve de tout écrivain.
J’avais l’impression de reconnaître cet endroit. » p. 46-47

« En regardant l’océan, je me rends compte que je voudrais écrire une phrase qui soit en quelque sorte comme son reflet miroitant, une phrase paisible et étincelante, qui ne raconte rien d’autre que son propre flot, qui aille et vienne, qui se contente d’exister sous le soleil, une phrase qui serait uniquement liquide, limpide, imposante mais sans prétention, une phrase qui vive, bouge, qui lèche la page comme l’écume sur le sable, une vague confiante et infinie qui avance et recule sur le blanc comme sur un banc de sable, de gauche à droite et recommence, inlassablement, son balancement de lettres, son parallélisme linéaire, son hypnose de mots, une phrase interminable qui fasse tourner la tête de son lecteur d’ouest en est et inversement, tel le spectateur d’un match de tennis à Roland-Garros, une phrase qui ferait tellement d’allers et retours qu’elle donnerait le tournis, une phrase qui obligerait à consulter un kinésithérapeute pour guérir d’un torticolis, et au masseur en blouse verte qui lui demanderait quel sport a pu causer une telle douleur à sa nuque, le blessé serait bien obligé d’en dénoncer le coupable: une phrase, docteur. » p. 52-53

« Mon père a été maladroit, blessant, absent, égoïste, et pourtant Je ne cesserai jamais de l’admirer.
Ma mère a été aimante, protectrice, présente, altruiste, et quand je la vois, je fais de gros efforts pour ne pas suffoquer.
L’âge ingrat dure toute la vie.
Le départ de ma fille aînée m’a brisé le cœur. C’est supposé être naturel, cette horreur?
Je ne veux pas que mes enfants grandissent.
On donne tout à un être et puis il s’en va vivre ailleurs, et on devrait s’en réjouir
Cette Peine infinie, je passe mes jours mes nuits ne pas l’accepter. » p. 109

« Je suis né près de Paris en 1965 d’un père chasseur de têtes et d’une mère éditrice de romans d’amour. Vers l’âge de six ans, mes parents ont divorcé et j’ai été élevé par ma mère avec mon grand frère. Pourquoi le divorce est-il un événement si grave? C’est pourtant simple à comprendre: les deux personnes que vous aimez le plus au monde ne s’aiment plus. L’amour circule d’une nouvelle façon. » p. 115

« Ma mère a eu plusieurs amants après son divorce (…) Il y a eu un aristocrate fauché, un Hongrois marié qui s’est défenestré, un barbu mort d’un cancer, un playboy de chez Castel. Ces papas successifs, à moi aussi ils ont été arrachés.
Je n’ai cessé toute ma vie de m’attacher à des hommes plus âgés, que ce soit mes patrons, ou des mentors, des modèles que je considérais comme des pères de substitution, et qui m’ont servi de guides: Denis Tillinac, Philippe Michel, Bruno Le Moult, Thierry Ardisson, Jean Castel, Jean-Claude Fasquelle, Edmond Kiraz, Jean-Marie Périer, Michel Denisot, Alain Kruger, Jean-Yves Fur, Michel Legrand, Daniel Filipacchi, Albert Cossery, Paul
Nizon.… Benoit Bartherotte. Je suis un enfant qui veut qu’on l’adopte.
Toute ma vie je me suis cherché des maîtres, comme un chien abandonné. » p. 117

« Mon paradoxe peut être résumé ainsi: j’ai fui l’embourgeoisement en choisissant une vie d’artiste, critiqué mon milieu d’origine, fréquenté des gauchistes, renié ma famille et mon milieu social, flingué tous mes employeurs (l’agence de publicité, la télévision, la radio) — tout cela pour finir par épouser une Genevoise, vivre à la campagne dans le même village que mes grands-parents, fonder une famille à où mes parents se sont mariés et écrire au Figaro.
Je me suis vacciné contre la curiosité.
Mon frère Charles a essayé de se passer de Guéthary.
Lui non plus n’y est pas parvenu: il y a trouvé une maison à son tour.
Passé la cinquantaine, il est compliqué de s’éloigner de ses origines; avant de crever, on a besoin de se réconcilier avec soi. » p. 134

« J’ai appris à reconnaître sittelles, pics-verts, mésanges, tourne-pierres ; les rouges-gorges, c’est plus facile. Je considère les oiseaux comme un message de Dieu ; je n’ai pas vraiment la foi mais ils m’encerclent, me frôlent de leurs ailes, se posent près de moi et me regardent comme s’ils cherchaient à me convaincre. Bientôt un arc-en-ciel couronne la Pointe d’est en ouest comme si j’avais emménagé à l’intérieur d’un juke-box Wurlizer des années 1950. Le soleil d’automne crée un mille-feuilles de roses et de bleus superposés dans le ciel pastel du bout du monde. Benoît est le seul homme que je connaisse qui a créé son propre paradis artificiel. Sa digue est la plus haute d’Europe, se vante-t-il : « quarante mètres !Plus haute que les hollandais ! »Puisqu’il n’y avait pas de falaise au Ferret, Benoît a décidé de créer la sienne : un Étretat sous-marin. La pluie à grosses gouttes espacées gifle les pommettes et mouille la barbe ainsi qu’un chien qui s’ébroue. Les cabanes ont fusionné avec les arbres et les vignes vierges comme dans les contes de fées où les branches entrent par les fenêtres, les troncs grandissent dans le salon et sortent par les toits. Habiter un organisme vivant est le fantasme de tout citadin…et son cauchemar aussi. La terre scintille le matin et sèche le soir. La première lumière est multicolore, ensuite le ciel s’uniformise, il choisit la lueur et s’y tient, mais pendant toute l’aurore, il aura tergiversé entre la parme et le rose, comme mon grand-père, au moment de s’habiller, devant son placard de chemises. Mes enfants mangent toutes ces choses que je mangeais à leur âge et ne peux plus manger aujourd’hui : éclairs au chocolat, Dragibus, Cornetto vanille, chouchous… »C’est quoi, ça » me demande ma fille de cinq ans, en désignant du doigt un capteur de glycémie collé sur mn bras. Je ne peux tout de même pas lui répondre que c’est ma mort en route. Le mot que j’emploie le plus souvent avec mes enfants est « attention ». Attention, tu vas te brûler la main, attention, tu vas faire tomber ton petit frère, attention, tu vas te casser le bras, oups, trop tard. Un dimanche-soir, mon père avait dévalisé avec moi le magasin de magie de la rue des Carmes. J’adorais faire des tours de magie. A neuf ans si l’on m’avait demandé ce que je voulais faire plus tard, j’aurais répondu magicien. Je regardais l’émission de Gérard Majax : « Y a un truc » sur Anne 2 et je j’apprenais à faire disparaître une pièce de un franc, à retrouver un as de pique et à cacher un œuf dans ma manche. Mon père nous a raccompagnés rue Monsieur le Prince. Il restait dans sa voiture et nous étions censés monter chez notre mère et ouvrir la fenêtre pour lui faire signe que nous étions bien arrivés. Je ne comprenais pas bien l’utilité de ce manège. S’il craignait qu’on se perdre dans l’immeuble ou qu’on se fasse kidnapper dans la cour par un voisin pédophile, pourquoi ne nous accompagnait-il pas jusqu’à la porte du troisième étage ? Ce système présentait deux avantages : il lui éviter de se garer et de voir ma mère. Ce soir-là, avec tous nos cadeaux de magiciens, nous sommes rentrés dans l’appartement de maman et avons oublié de faire signe à la fenêtre à papa qui attendait en bas dans la rue. Avec Charles, nous étions bien trop occupés à déballer les coffrets de prestidigitation. Soudain nous avons vu notre père débarquer comme une furie dans l’appartement et reprendre tous ses cadeaux en hurlant : « Sales gosses ! Moi je peux attendre en bas, vous vous en foutez ! Je reprends les cadeaux ! Égoïstes ! Enfants gâtés ! ». Je me souviens encore de notre crise de larmes. Je n’ai plus jamais fait de tour de magie. C’est à ce jour la seule fois où j’ai vu mon père s’énerver ( avec celle où j’ai entaillé avec un couteau à pain le bar en bois de Verbier). C’est ce soir-là que Charles a dit à mon père cette phrase que je n’ai jamais oubliée : « Il faudrait que tu te souviennes que nous ne sommes que des enfants ».

À propos de l’auteur
BEIGBEDER_Frederic_©DR_SIPAFrédéric Beigbeder © Photo DR – SIPA

Frédéric Beigbeder est auteur de onze romans, dont le célèbre 99 Francs, Windows on the world (Prix Interallié, 2003), Un roman français (prix Renaudot, 2009) et L’Homme qui pleure de rire (2020); réalisateur de L’amour dure trois ans (2011), et de L’Idéal (2016, adaptation par l’auteur de son roman Au secours pardon) ; scénariste de cinq films et documentaires ; critique littéraire au Figaro Magazine et au Masque et la plume. (Source: Éditions Grasset)

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Pourquoi le saut des baleines

CAVAILLES_pourquoi_le_saut_des_baleines
  68_premieres_fois_logo_2019

Sélectionné par les « 68 premières fois »

Prix Gens de mer, 2015

En deux mots:
En hommage au poète Guennadi Gor, qui a décrit «une baleine à l’agonie, sanglotant dans un océan de deuil», le narrateur part à la recherche de l’explication du saut des cétacés. Un besoin, une envie, un message… des hypothèses qui s’accumulent et une vérité qui sort des profondeurs.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Répondre au grand pourquoi existentiel

C’est un petit livre sans prétention que nous offre Nicolas Cavaillès. L’éditeur de Cioran cherche une explication au mystérieux saut des baleines et nous entraîne dans de profondes réflexions.

Improbable, voire incongru. Tel pourrait être le premier qualificatif à donner à ce petit livre hybride, ni vraiment un essai, ni vraiment une nouvelle, plutôt une sorte de catalogue d’éventualités, de pistes de réflexion autour d’un sujet qui, avouez-le, n’est pas le premier de vos préoccupations : pourquoi le saut des baleines? N’était la rencontre avec l’œuvre et la vie d’un écrivain russe, peut-être même que le narrateur n’aurait lui-même pas essayé de creuser le sujet.
Guennadi Samoïlovitch, passé à la postérité sous le nom de Guennadi Gor, a notamment croisé le chemin d’«une baleine à l’agonie, sanglotant dans un océan de deuil». Une phrase, une image qui hanté l’auteur. L’ironie de l’histoire veut que son livre le plus connu s’intitule La Vache (Éditions Noir sur Blanc, 2004) et nous éloigne de ce qui va devenir l’obsession de son admirateur. Encore que…
Mais n’anticipons pas et revenons à nos cétacés dont Nicolas Cavaillès commence à dresser la galerie. Il est vrai qu’entre les différents types de baleines, les rorquals, les cachalots et le mégaptère, encore appelé baleine à bosse, jubarte ou poisson de Jupiter, il y a pléthore. Ce qui ne simplifie pas l’élucidation de LA question. Car ces monstres des mers ne sautent pas tous de la même façon, se permettant des fantaisies dans leur envol.
Le plus simple ne serait-il dès lors pas de considérer que «le saut de la baleine pourrait n’être qu’une réaction maladroite à une oisiveté insolite»? Mais alors, pourquoi se donner autant de peine? C’est un peu comme si un écrivain décidait d’écrire un livre cherchant une explication au saut des baleines pour tromper son ennui…
Alors, il faut creuser son sujet, chercher dans les publications scientifiques, convoquer les souvenirs de lecture. Voilà le Capitaine Némo à bord de son Nautilus en route vers les îles Féroé et, bien avant lui, Aristote venu à la rescousse. Devant l’aspect incongru du saut, on se souviendra aussi de ce fou dansant croisé par Dostoïevski durant son séjour au bagne d’Omsk qui lui inspirera «Souvenirs de la maison des morts». N’oublions pas non plus Glenn Gould interprétant les Variations Goldberg peu avant sa mort et nous aurons un panorama des réflexions – et digressions – que l’étude du mouvement entraîne.
Car s’il y a bien une certitude, Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle le confirmera, c’est que la baleine retombe, provoquant dans sa chute une énorme vague. De quoi ébranler bien des certitudes.
On l’aura compris, il faut lire ce petit recueil comme un traité de l’incompréhension, comme une recherche d’autant plus belle qu’elle est vaine. «Nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons. Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien: dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout.» Et c’est ce qui rend l’exercice aussi beau et aussi poétique!

Pourquoi le saut des baleines
Nicolas Cavaillès
Éditions Le Sonneur
Roman
72 p., 12 €
EAN 9782916136844
Paru le 19/03/2015

Ce qu’en dit l’éditeur
Ce court ouvrage, qui tient autant de l’essai cétologique que de la fantaisie littéraire, s’attaque à l’un des mystères les plus coriaces et les plus fascinants du règne animal: les bonds prodigieux qu’effectuent parfois les grands cétacés hors de l’eau. Beaucoup d’hypothèses ont été formulées à ce sujet par les biologistes du comportement, aucune n’a convaincu. L’auteur explore une piste personnelle et théorise sur ce que les baleines se tordant au-dessus de l’océan doivent à l’ennui et à l’absurde ; il invite à considé¬rer leur saut comme une victoire sur l’insupportable et comme une manifestation exemplaire de la plus haute des libertés.
«Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n’a pas été tranchée. On dit qu’elles bondissent dans les airs pour déglutir, se débarrasser de leurs parasites, communiquer, séduire en vue d’un accouplement, pécher en gobant, chasser en catapultant, fuir des prédateurs sous-marins comme l’espadon ou le requin, s’étirer, s’amuser, en imposer, ou encore ponctuer un message, une attitude. Aucune de ces explications ne convainc: fâcheusement partielles ou intolérablement saugrenues, toutes ont été contestées. Comme c’est le cas face aux grandes interrogations métaphysiques, elles semblent toutes buter contre l’étroitesse du cerveau et de l’imagination qui les échafaudent. La question serait-elle insoluble ? […] Ivresse, libération, secousse non moins absurdes, en dernier lieu, futiles, qui n’apaisent qu’un moment, qu’il faut toujours recommencer, et dont la baleine doit savoir en son for intérieur, dans ce magma d’instincts, de mémoire et d’analyse, la grande vanité. Mais en un monde qui n’est que poussière d’étoile remuée dans un trou noir, la créature, même bardée de ses instincts, gènes et neurones, même flattée par l’héritage multimillénaire de la sélection naturelle, peut goûter un acte aussi gratuit que la totalité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absurdum, parce que c’est absurde?»

68 premières fois
MARCHAND_GillesSélection anniversaire: le choix de Gilles Marchand
«Il y a des livres qui marquent parce qu’on a l’impression qu’on n’avait rien lu qui y ressemblait. Je me souviens d’avoir ouvert Pourquoi le saut des baleines sans trop savoir à quoi m’attendre. Je me suis laissé prendre, je ne l’ai plus lâché. C’est une prose magnifique, un livre très court qui nous habite longtemps.
On sent une espèce de jubilation de Nicolas Cavaillès qui s’attaque à l’un des grands mystères de la nature. Je dois confesser qu’il y a des mystères qui me fascinent et que j’adore l’idée de ne jamais pouvoir les percer. On ne sait pourquoi l’on bâille. Et on ne sait toujours pas pourquoi les baleines soulèvent leur incroyable masse et la balancent hors de leur milieu naturel.
Aujourd’hui encore je ne parviens pas à savoir si Nicolas Cavaillès a mis la poésie au service de la science ou la science au service de la poésie. Il doit s’agir de l’une des définitions possibles de la littérature.»

Les autres critiques
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Diacritik (Lucie Eple entretien avec l’auteur)
Actualitté (Cristina Hermeziu)
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Blog Synchronicité et Sérendipité 


Lecture d’extraits du livre Pourquoi le saut des baleines de Nicolas Cavaillès, paru en 2015 aux éditions du Sonneur par Grégoire © Production Librairie Obliques

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Au poète Guennadi Gor
À qui adresser mieux qu’à vous, cher Guennadi Samoïlovitch, les pages qui suivent et le mystère qu’elles explorent, l’un des plus coriaces du règne animal: le prodigieux saut des grands cétacés?
Vous qui à peine poupon mais déjà fils de révolutionnaires bouriates passâtes une année en prison, soixante-treize ans avant de mourir d’une maladie nerveuse sans être jamais sorti de ce vaste goulag qu’est la Russie moderne, vous qui par contre le traversâtes, ce continent carcéral, depuis la Baltique jusqu’à la mer d’Okhotsk, où vous fréquentâtes les Nivkhes, peuple du Sud de l’Amour et de l’île Sakhaline, ethnie livrée comme leurs voisins Koriaks kamtchatkiens à une misérable agonie, vous le poète bâillonné qui plus tard bondîtes dans la science-fiction comme un humaniste aux abois dans l’insupportable cosmos, vous-même, oui, vous décrivîtes un jour une baleine à l’agonie, sanglotant dans un océan de deuil.
Mes longues méditations nocturnes sur le saut des cétacés doivent beaucoup de leur intensité à la vision que vous eûtes ce jour-là, qui attisa en moi cette intuition primordiale : pas plus qu’il n’y a de fumée sans feu, il ne saurait y avoir de bond de baleine sans un drame sous-jacent.
J’eusse aimé vous demander si votre baleine affligée, vous l’aviez également vue dans les airs ; il semble sage d’en douter, mais aussi de douter de ce doute. Tant de morts menacent la baleine contemporaine – un navire de pêche, une attaque de requins, la vieillesse, un échouement, une crise identitaire, un piège de la banquise, une noyade par fatigue, l’infection de l’air, la pollution des eaux et de ses habitants, un infarctus en plein saut, ou encore la chute d’une fusée sibérienne et sa pluie de verre et de métal –, tant de trépas possibles que les secrets de la vie de la baleine, à commencer par celui de ses bonds, ne peuvent y être absolument étrangers. Mais vous mourûtes vous-même de votre propre mort, singulière, ineffable, et me voici seul aujourd’hui avec ce cadavre abscons dont j’attendrai en vain le saut ; tout se brouille, et les envolées fantomatiques dont je suis hanté ressemblent parfois à d’orgueilleux affronts défiant la Camarde. L’océan est aussi un cimetière suffocant, bondé de charognes décomposées ; on n’y pénètre pas sans être de mort imprégné.
Cher Guennadi Samoïlovitch, vous qui ne m’avez rien demandé, souffrez seulement que cet essai vous soit dédié, je vous prie, après quoi, sans plus troubler votre repos, je retournerai parmi les derniers léviathans de la Terre, dans les flots muets de l’existence, y employer tant qu’elle m’est octroyée ma médiocre vue à guetter un nouveau saut pour étoffer notre nescience.

Question
Que la nature les ait dotés de fanons ou de dents, qu’ils mesurent trois ou quinze mètres, qu’ils pèsent cent kilos comme certains dauphins ou cent tonnes comme la baleine du Groenland et le rorqual bleu, la grande majorité des cétacés saute, de temps en temps ou souvent, hors de l’eau : ils projettent leur corps dans les airs, d’où ils retombent dans leur milieu habituel. Si l’on croit aisément comprendre les petits dauphins bondissant gaiement, le phénomène est autrement mystérieux chez les titans les plus puissants, par exemple chez le mégaptère, également appelé baleine à bosse ou jubarte, long de quinze mètres et lourd de trente tonnes, qui lorsqu’il saillit hors de l’eau émerge sur le flanc, ses nageoires tendues le long de son corps, vrille dans les airs, et bascule sur le dos dans un gigantesque éclaboussement : sa vitesse lorsqu’il s’élève et déchire la surface atteint les trente kilomètres par heure, et le saut est rarement unique, l’animal pouvant en enchaîner une vingtaine, durant un quart d’heure ou plus.
Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n’a pas été tranchée. On dit qu’elles bondissent dans les airs pour déglutir, se débarrasser de leurs parasites, communiquer, séduire en vue d’un accouplement, pêcher en gobant, chasser en catapultant, fuir des prédateurs sous-marins comme l’espadon ou le requin, s’étirer, s’amuser, en imposer, ou encore ponctuer un message, une attitude. Aucune de ces explications ne convainc : fâcheusement partielles ou intolérablement saugrenues, toutes ont été contestées. Comme c’est le cas face aux grandes interrogations métaphysiques, elles semblent toutes buter contre l’étroitesse du cerveau et de l’imagination qui les échafaudent. La question serait-elle insoluble ?
Observons attentivement le mégaptère renversé dans les airs : il en va comme s’il s’était heurté à porte close. Sa nageoire vient à peine de quitter la poignée inflexible et voici qu’un mouvement d’élévation, de raidissement et de recul s’empare de lui, un élancement de dépit, une contorsion amère, les yeux levés au ciel. Oui, il pourrait y avoir une vive aigreur dans ce bond colossal au-dessus des océans bleus, ou bien de l’impatience, comme dans l’œil petit, bas et foncé de la baleine à bosse. On traîne ses trente tonnes dans toutes les eaux du globe, les ailes ballantes, et il n’est rien nulle part que cet élément désolé, invinciblement compact, à peine peuplé de microbes et de bestioles. Le saut fournirait à la baleine son ivresse, une fête solitaire, un peu suicidaire peut-être, une sortie, une libération exaspérée, si brève soit-elle, une expérience totale soulevant le monstre de sa tête jusqu’à sa nageoire caudale, une secousse monumentale pour se soustraire un instant à la tautologie sous-marine. N’étant par moments plus capable de supporter le contact étouffant de l’eau, elle sauterait en quête d’une échappatoire à son existence, pour fausser compagnie à son élément comme à autrui, pour un instant de solitude aérienne, de pause, de transcendance peut-être ou d’inconscience, et d’oubli.
… Ivresse, libération, secousse non moins absurdes, en dernier lieu, futiles, qui n’apaisent qu’un moment, qu’il faut toujours recommencer, et dont la baleine doit savoir en son for intérieur, dans ce magma d’instincts, de mémoire et d’analyse, la grande vanité. Mais en un monde qui n’est que poussière d’étoile remuée dans un trou noir, la créature, même bardée de ses instincts, gènes et neurones, même flattée par l’héritage multimillénaire de la sélection naturelle, peut goûter un acte aussi gratuit que la totalité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absurdum, parce que c’est absurde ?
Coupons court, par ailleurs, à l’accusation d’anthropomorphisme : l’humain n’a pas inventé l’ivresse, l’éréthisme, le suicide ni la transcendance. Le sentiment de l’insupportable, impérieuse sensation, n’épargne aucun animal ; chacune à sa piètre manière, les bêtes se hasardent à une quête de sagesse ou d’indifférence. La baleine n’a pas attendu que nous façonnions le mot détachement, ni le concept de déterritorialisation, pour bondir hors de l’eau. »

Extraits
« Même chez les cétologues les plus expérimentés, on constate l’incapacité à pressentir le surgissement d’un mégaptère (par exemple), y compris dans les cas, rares, où l’animal saute à quelques mètres seulement du navire dans lequel les observateurs le guettaient en nombre.
Aucun souffle ne le trahit, il jaillit soudain au-dessus des flots et expose un court instant toute sa carcasse grasse et musclée, noire et luisante, parfois tachée de blanc sur le ventre, avant de replonger déjà dans un grand bain d’écume, aussi insaisissable qu’imprévisible, un bras décollé comme pour saluer la compagnie dont il prend congé, et souriant parfois de ses fanons gris. Il a sondé, comme disent les marins, il ne réapparaîtra pas: la mer se referme aussitôt sur la monotonie de ses vagues nées de vagues pour engendrer d’autres vagues, sous lesquelles le mégaptère poursuivra sa route subreptice.
La jubarte saute à l’insu de tous, et ne bondit devant aucun observateur étranger dont elle a constaté la présence. Le moment et le lieu doivent lui appartenir, et ne servir qu’au saut.
Monstrueux spectacle, le saut serait-il l’œuvre exotérique de la baleine, son mode d’expression le plus explicite, sa confession la plus intime, sa harangue la plus ouverte, aussi dégagée, aussi franche que le vaste ciel vide dans lequel elle se déploie? H semblerait que ce soit le contraire: le bond aérien est ésotérique en cela qu’il ne s’adresse à personne, qu’il se dérobe à toute loi, qu’il échappe; peut-être n’est-ce même qu’un entraînement, un brouillon secret avant un saut essentiel qui serait sous-marin, ou sa pâle répétition, au sens théâtral du terme, sur la scène instantanée de l’atmosphère.
La vérité est parfois plus étrange que la fiction. comme l’a dit un jour quelqu’un. Il existe des sentiments tellement farfelus que sous leur effet le bond est plus plausible que son absence. bien qu’il soit 153radoxalement moins crédible, et inénarrable. On se demande pourquoi la baleine saute. on crierait volontiers à la fabulation, à la légende, au mythe; la baleine » p. 24-25

« Habituée à ce que son corps soit en totalité porté par la mer, mobilis in mobili, la baleine ne survit guère à un contact avec la terre côtière, qui la blesse, ou dont elle n’a pas la force de se détacher ensuite, trop lourde. Le saut trahirait alors, aussi, une violente psychose de l’ankylose et de la fixité, en bonne partie justifiée.
Dans tous les cas, notons-le bien, les bonds s’offrent comme l‘image d’une quête angoissée de liberté. D’une manière ou d’une autre, pour les baleines qui sautent hors de l‘eau, la vie sous-marine échoue si bien à se suffire à soi-même et à se donner pour sa propre et seule fin, qu’elle les pousse par instants à s’évader dans les airs, quoique ce saut si bref puisse paraître plus vain encore que le reste. » p. 32-33

« Comme il fallait s’y attendre face à un tel sujet, le miroitement de la baleine en son mystérieux saut soulève des vagues proliférantes de questions qui s’éternisent dans notre océan d’intranquillité, tandis que les rares réponses à y peindre s’évaporent vite; nous ferons mieux de tout abandonner ici, sans espérer nulle synthèse ni aucune forme de couronnement des différentes hypothèses soutenues plus haut, et en acquiesçant à ceci, leur antithèse à toutes: nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons. Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien: dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout. Dire que la baleine saute parce qu’elle en a besoin, parce qu’elle subit l’influence de telle hormone, parce qu’elle ne dispose pas d’autres moyens pour communiquer, se laver, etc. (quand bien même ces suppositions ne seraient pas fausses), ce n’est pas dire pourquoi, ce n’est pas répondre au grand pourquoi existentiel qui seul importe. » p. 61-62

À propos de l’auteur
Né en 1981, Nicolas Cavaillès est l’éditeur de Cioran dans la Pléiade (Gallimard, 2011) et l’auteur de Vie de monsieur Leguat qui a remporté le prix Goncourt de la Nouvelle 2014 et de Pourquoi le saut des baleines, Prix Gens de mer 2015, Les Huit Enfants Schumann, mention spéciale du jury du Prix Françoise Sagan et de Mort sur l’âne. (Source: Les éditions du Sonneur)

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L’été en poche (7)

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Le grand marin

En 2 mots
Lili décide quitter la Provence pour pêcher en Alaska. A bord du Rebel, elle va découvrir des conditions de travail dantesques, un peu d’amour et le goût de l’absolu. Au-delà du récit d’aventure, cette quête ultime est tout simplement un grand roman.

Ma note
etoileetoileetoile (beaucoup aimé)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Jérôme Garcin (BibliObs)
« Cette héritière sauvage de Conrad et Melville, qui écrit «J’aurais voulu être un bateau que l’on rend à la mer», a composé, sous sa yourte provençale, un étourdissant et rugissant premier livre dont la prose évoque l’inquiétant mugissement d’une corne de brume. »

Vidéo


Catherine Poulain présente son ouvrage «Le grand marin» © Production librairie Mollat.

Le grand marin

POULAIN_Le_grand_marin68_premieres_fois_Logo

Le grand marin
Catherine Poulain
Éditions de L’Olivier
Roman
384 p., 19 €
ISBN: 9782823608632
Paru en février 2016

Où?
Le roman se déroule principalement en Alaska où la narratrice se rend, quittant Manosque-les-Plateaux, Manosque-les-Couteaux, en passant par New York, le Wyoming, le Nevada, Las Vegas, Seattle avant d’atterrir à Anchorage. Les ports de pêche de Kodiak, Seward et Dutch Harbour sont ses escales suivantes, rêvant d’atteindre Point Barrow.

Quand?
L’action se situe il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une femme rêvait de partir.
De prendre le large.
Après un long voyage, elle arrive à Kodiak (Alaska). Tout de suite, elle sait : à bord d’un de ces bateaux qui s’en vont pêcher la morue noire, le crabe et le flétan, il y a une place pour elle. Dormir à même le sol, supporter l’humidité permanente et le sel qui ronge la peau, la fatigue, la peur, les blessures…
C’est la découverte d’une existence âpre et rude, un apprentissage effrayant qui se doit de passer par le sang. Et puis, il y a les hommes. À terre, elle partage leur vie, en camarade.
Traîne dans les bars.
En attendant de rembarquer.
C’est alors qu’elle rencontre le Grand Marin.

Ce que j’en pense
****
Déjà couronné par de nombreuses distinctions, Le prix Mac Orlan, le prix Joseph Kessel, le Prix Henri-Queffélec, deux Prix Gens de mer et le Prix Ouest-France Etonnants voyageurs, ce premier roman est étonnant à plus d’un titre.
D’abord parce que Catherine Poulain est sans aucun doute l’un des plus étonnants voyageurs de notre littérature. Sur les raisons qui la poussent à quitter la Provence, elle restera très discrète, comme si un beau jour cela était devenu une évidence de vouloir partir en Alaska, de vouloir atteindre « The Last Frontier »… Elle laisse tout pour se marier avec l’océan. Un avion pour New York, un car Gryhound pour rejoindre d’Est en Ouest Seattle et la voilà à Anchorage.
Ensuite parce que rien ne semble devoir arrêter ce bout de femme. Dans une contrée des plus hostiles, dans un milieu presque uniquement masculin, sur un bateau offrant des conditions de vie plus que rudimentaires et des conditions de travail dantesques, elle va finir par se faire accepter.
Parce qu’elle ne laisse pas la souffrance prendre le dessus, parce qu’elle ne concède pas le moindre terrain à la faim, à la fatigue, au froid. Parce qu’à aucun moment elle ne remet son choix en question.
Mieux même. Quand ses compagnons d’infortune lui racontent leurs misères, les blessures, les naufrages, elle les envie presque. Comme eux, elle veut aller au-delà des limites. Son but – qu’elle n’atteindra pas – serait d’atteindre cette dernière frontière, à Point Barrow, au bout du bout.
En attendant, elle vit sa première expérience à bord : «Nous appâtons, des heures et des heures jusqu’à la nuit très sombre, traçant notre route d’écume, sillage éphémère qui déchire les flots et disparaît presque aussitôt, laissant le grand océan vierge et bleu, puis noir.» Le poisson se fait rare, la tempête menace.
«On tombe sur le banc de morues noires la troisième nuit. La mer ne s’est pas calmée. Simon et moi continuons de perdre l’équilibre, au gros de l’effort, et d’aller nous écraser contre les angles des casiers sous le regard excédé des hommes. On se relève sans un mot, comme pris en faute. Mais ce soir-là on n’en aura pas le temps. La première palangre arrive à bord et c’est une déferlante de poissons qui jaillit à nous en un flot presque ininterrompu. Les hommes hurlent de joie.
Mais Lili ne peut partager cette allégresse. Une vilaine blessure à la main l’oblige à quitter le bateau. Sans vraiment savoir quand elle pourra reprendre la mer, elle cherche à s’occuper, travaille sur le port, repeint les bateaux, répare les outils. L’oisiveté serait la mère des vices, même si elle n’hésite pas à accompagner les marins qui vont peindre la ville en rouge. A-t-on vraiment besoin de lui expliquer que «Ça veut dire aller se cuiter», tant les distractions sont peu nombreuses. La bière et le whisky sont les meilleurs compagnons des marins, quelques uns ont une femme et une maison, d’autres se contentent d’une visite dans un cabaret, voire d’un peu de drogue.
Lili entend rêve de remonter à bord, d’affronter la mer et les flétans. De regarder la mort en face. Malgré les mises en garde. Malgré les témoignages effrayants : «Embarquer, c’est comme épouser le bateau le temps que tu vas bosser pour lui. T’as plus de vie, t’as plus rien à toi. (…) Je ne sais pas ce qui fait que l’on veuille tant souffrir, pour rien au fond. Manquer de tout, de sommeil, de chaleur, d’amour aussi, il ajoute à mi-voix, jusqu’à n’en plus pouvoir, jusqu’à haïr le métier, et que malgré tout on en redemande, parce que le reste du monde vous semble fade, vous ennuie à en devenir fou. Qu’on finit par ne plus pouvoir se passer de ça, de cette ivresse, de ce danger, de cette folie oui ! »
Avec Joey, Simon, Dave, Jesse, Jude et les autres, elle va se battre de toutes ses forces. «La mer nous malmène. Nos pieds sont gelés. Debout sur le pont arrière, nous travaillons sans un mot, le cou rentré dans les épaules, les bras plaqués contre le corps. Nos gestes sont mécaniques. Les reins vont et viennent au rythme de la gîte. Le son rauque, lent et répété de la vague…»
Quant au fruit de leurs efforts, il sera en partie ruiné par la perte d’une partie du matériel qu’il faudra rembourser à l’armateur et par une amende salée pour n’avoir pas respecté les quotas. Ce n’est pas encore cette fois qu’elle repartira cousue d’or…
La maigre consolation de cette difficile campagne s’appelle Jude. C’est lui «le grand marin» qui donne le titre à ce roman et qui partagera, le temps de brèves étreintes, la couche de Lili. Jude qui va s’en aller pour les mers du Sud, Jude qui va attendre Lili. Mais cette dernière ne lâche pas son idée fixe, pas plus qu’elle ne veut rendre les armes face à l’adversité. Elle a encore des choses à prouver. Elle veut remonter à bord du Rebel pour ne nouvelle campagne de pêche.
Catherine Poulain réussit le tour de force d’entraîner le lecteur dans ce qui peut sembler une folie. Après l’effroi, c’est une sorte de fascination qui le gagne. Une addiction. A tel point que quand le roman se termine, on éprouve une sorte de manque et on attend avec impatience la suite du périple de Lili.

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Autres critiques
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BibliObs (Jérôme Garcin)
France Inter (L’humeur vagabonde – Kathleen Evin)
Tribune de Genève (Pascale Frey – rencontre avec l’auteur)
20 minutes (Annabelle Laurent)
Magazine NLTO
Blog Sagweste in Librio
Bibliosurf (La revue du web littéraire)

Extrait
« – Mais moi, c’est le Rebel que j’attends. C’est avec ceux qui sont à bord que je veux continuer la pêche.
– La saison finie, ils partiront de toute façon.
– C’est vrai. Alors j’irai à Point Barrow.
– Qu’est-ce tu veux foutre à Point Barrow ?
– C’est le bout. Après y a plus rien. Seulement la mer polaire et la banquise. Le soleil de minuit aussi. Je voudrais bien y aller. M’asseoir au bout, tout en haut du monde. J’imagine toujours que je laisserai pendre mes jambes dans le vide… Je mangerai une glace ou du pop-corn. Je fumerai une cigarette. Je regarderai. Je saurai bien que je ne peux pas aller plus loin parce que la Terre est finie.
– Et après ?
– Après je sauterai. Ou peut-être que je redescendrai pêcher. »

A propos de l’auteur
Catherine Poulain commence à voyager très jeune. Elle a été, au gré de ses voyages, employée dans une conserverie de poissons en Islande et sur les chantiers navals aux U.S.A., travailleuse agricole au Canada, barmaid à Hong-Kong, et a pêché pendant dix ans en Alaska. Elle vit aujourd’hui entre les Alpes de Haute-Provence et le Médoc, où elle est respectivement bergère et ouvrière viticole. Le Grand Marin est son premier roman. (Source: Éditions de L’Olivier)

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