Badroulboudour

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En deux mots
En partant en vacances au « Kloub » avec ses deux filles, Antoine ne se doute pas qu’il est l’objet d’une machination. Pourtant ce spécialiste des Mille et une nuits et autres contes orientaux aurait pu savoir que tout ce qui brille n’est pas d’or.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mille et une entourloupes

Dans un second roman qui confirme la belle vivacité de sa plume, Jean-Baptiste de Froment nous entraîne en Orient. Au pays des Mille et une nuits, œuvre dont il a réhabilité son traducteur français, bien des surprises l’attendent.

Antoine, cadre supérieur ayant dépassé la quarantaine, rencontre un groupe de collègues à l’aéroport avant de prendre la direction du « Kloub » où il va passer des vacances avec ses deux filles surexcitées. Sa femme l’ayant quitté, lui a plutôt l’humeur morose, même si sa vie a pris une tournure plutôt exaltante dans les derniers mois. C’est qu’Antoine Galland est l’homonyme du traducteur des Mille et une nuits, une coïncidence qu’il a pris comme un appel à s’intéresser à cet auteur oublié, allant jusqu’à consacrer une thèse sur cette belle œuvre. Thèse qui aura au moins eu le mérite de faire tanguer le cœur de Madeleine, lui confiant le soir même de sa soutenance qu’elle attendait de lui qu’il l’aime mille et une fois. Las, après des débuts encourageants, soulignés par la naissance de Garance et d’Aubépine, le couple se séparera après un voyage à Tanger marqué par la perte d’un bagage, élément déclencheur de leur rupture.
Mais pour l’heure, le Kloub attend le père et ses enfants… avec quelques surprises. C’est ainsi qu’il retrouve là un collègue et une ancienne connaissance qu’il aurait préféré oublier, mais aussi un animateur qui semble bien connaître les Mille et une nuits puisqu’il préfère nommer la fille dont s’éprend Aladdin Badroulboudour plutôt que Jasmine, comme dans Disney. Badroulboudour, comme dans la traduction de Galland. Il faut dire que, par un étonnant concours de circonstances, Galland est devenu en quelques mois un héros dont le parcours a servi au Président de la République, Célestin Commode à redorer le roman national.
Le chef de l’État a choisi de «panthéonniser» cet homme, «parti de rien, originaire d’une province reculée du royaume, (qui) avait mis son énergie et son intelligence, qui étaient grandes, au service de la connaissance de l’Autre: c’est-à-dire de l’Arabe, du Mahométan.» Très vite les Mille et une nuits étaient devenues l’œuvre à la mode, car «avec Aladdin, les Français prenaient leur revanche sur tous les maux dont ils s’estimaient frappés. Aladdin, c’était l’ascension sociale fulgurante d’un vaurien devenu, par les vertus combinées de la chance et du mérite, plus puissant et valeureux que le sultan. C’était aussi l’amour absolu, car tous les pouvoirs de la lampe, Aladdin les avait sacrifiés à la conquête de la princesse Badroulboudour. Aladdin incarnait enfin – et cet aspect des choses n’était pas négligeable – l’Orient made in France».
Mais dans cette belle histoire comme dans les contes orientaux, il faut se méfier des apparences, des ombres qui rôdent. Pour avoir oublié ce conseil de prudence et avoir été aveuglé par la quête de sa princesse, la belle Badroulboudour, Antoine va devoir affronter des vents contraires, pris dans les rouages d’une machination habilement cachée.
Si l’on retrouve des lieux et des personnages de son précédent roman, État de nature, dans cette œuvre, c’est plutôt un clin d’œil adressé au lecteur par le romancier, car il ne gênera en rien la compréhension du texte. En revanche, on retrouve la même vivacité de ton et cette ironie qui tout au long du texte va souligner la complexité des rapports humains. Car bien entendu, ce sont bien ces rapports, et les sentiments qui les dictent, que Jean-Baptiste de Froment analyse dans ce conte délicieusement «oriental», avec son lot de perfidie, de retournements de situation et de mystère.

Badroulboudour
Jean-Baptiste de Froment
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
224 p., 18 €
EAN 9782373050929
Paru le 20/08/2021

Où?
Le roman est principalement situé dans un club de vacances, en Égypte. On y évoque aussi Paris, Rome, Le Vatican et Tanger.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Antoine Galland se retrouve un jour dans un hall d’aéroport, en partance pour un club de vacances en Égypte. Madeleine, sa femme, l’a quitté et, pour les vacances, lui a confié leurs deux petites filles. Antoine a bien besoin de vacances. Il reste éprouvé par son divorce, mais aussi par l’agitation de ces derniers mois, où lui, l’homme discret, maladroit, féru de littérature arabe, s’est retrouvé, bien malgré lui, embrigadé dans une grande opération de communication du jeune Président de la République, Célestin Commode, qui, cherchant la synthèse parfaite pour réconcilier villes et banlieues, jeunes et vieux, modernes et réactionnaires, en même temps qu’une astuce pour relancer la diplomatie arabe de la France, a décidé de remettre au goût du jour Antoine Galland, l’illustre homonyme de notre héros, et traducteur des célèbres Mille et une nuits. Mais notre Antoine, dans ce club de vacances, se retrouve pris dans un jeu mystérieux qui consiste à identifier, cachée parmi les vacanciers, Badroulboudour, la femme parfaite. Une aventure bizarre au cours de laquelle il sera confronté à son célèbre homonyme du passé, dans un jeu de miroirs éclairant sur notre temps.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Viabooks (Agnès Séverin)
La Montagne
The Unamed Bookshelf
Blog Mémo émoi
Blog Lily lit
Blog Lecturissime
Blog La page qui marque

Les premières pages du livre
« 1.
«Le Kloub, tu vas voir, c’est assez spécial quand même…» lui avait dit Madeleine, son ex-femme. Elle y était allée l’année dernière avec les filles. Cet été, c’était le tour d’Antoine.
Sans doute allait-il voir, mais pour l’instant, Antoine Galland n’était qu’à l’aéroport, seul avec ses filles.
Comme d’habitude, Garance et Aubépine étaient déchaînées. Avec les boîtes en carton bariolé, aux couleurs d’un célèbre fast-food, qui avaient contenu leur repas, elles s’étaient confectionnées d’énormes couronnes, qu’elles avaient solidement enfoncées sur leurs petites têtes, presque jusqu’aux sourcils. De forme rectangulaire, bombées à leur sommet, ces couronnes n’étaient pas sans évoquer, se dit-il, les tiares que portaient les despotes de l’Orient englouti, ceux de Carthage et d’Ilion, de Babylone et de Ninive, de Sumer et de Nabatène, des royaumes de Pergame et de Saba, voire des empires achéménide et séleucide. Le message, en tous cas, était clair : désormais et jusqu’à l’embarquement, les enfants d’Antoine régneraient sans partage sur cette partie du terminal B7. Pour rendre leur domination plus éclatante, juchées sur le rebord du chariot à bagages, les petites filles brandissaient les deux bâtons de Smarties géants qu’elles lui avaient extorqués dans la boutique hors taxes située juste à côté. Bâtons qui dans leurs mains, à la fois sceptres et matraques, étaient devenus les vivants symboles de l’arbitraire. Circonstance aggravante, dans son cynisme, pour appâter davantage les mioches et rendre l’acte d’achat inéluctable, comme si la promesse conjointe du chocolat et du sucre ne suffisait pas, la multi-nationale à l’origine de ces tubes de bonbons très grand format avait équipé leurs extrémités de mini-ventilateurs ludiques, qui ne rafraîchissaient pas mais émettaient, une fois mis en marche, un vrombissement entêtant comparable, à leur échelle, à celui d’un escadron d’hélicoptères américains à l’approche des rizières nord-vietnamiennes, bourrés de napalm et de soldats hystériques.
– Calmez-vous, les enfants, je vais vraiment me fâcher maintenant, proféra-t-il d’un ton exagérément comminatoire, davantage à l’intention de ses voisins adultes, pour leur montrer qu’il était conscient de la situation et ne baissait pas les bras, que de sa progéniture, dont l’hilarité avait redoublé au prononcé de la menace.
Antoine savait bien qu’il ne pouvait être véritablement question ici de sévir, qu’aucune confiscation des bâtons Smarties, en particulier, n’était envisageable, car les représailles alors seraient terribles. Elles prendraient d’abord, face à l’ampleur du crime de lèse-majesté dont il se serait rendu coupable, la forme encore symbolique de hurlements : ceux de la fierté offensée, signifiant qu’à travers leurs personnes sacrées, c’étaient les droits de tout un peuple, du peuple des petites filles à travers la Terre, qui avaient été bafoués. Puis sans transition aucune, sans la moindre sommation d’usage, s’abattrait sur lui une rouée de coups, poings et pieds mêlés, visant indistinctement toutes les parties de son anatomie, avec des conséquences potentiellement très douloureuses. Enfin, lorsqu’il tenterait de les maîtriser, ce serait l’inévitable accident, la chute de l’une des deux, plus probablement des deux, du chariot à bagages et, par conséquent, le redoublement des pleurs, le nécessaire passage à l’infirmerie. Personne ne pouvait souhaiter une telle apocalypse, dont la clameur se diffuserait de porte en porte, jusqu’aux confins du terminal.
La situation de relative paix armée, de guerre à peu près froide qui était celle du moment, était bien préférable.
– Les barbares sont à nos portes… commenta sa voisine immédiate, d’un ton lugubre, comme une réplique à son raisonnement intérieur.
Elle semblait voir dans le comportement des petites filles la confirmation de ce qu’elle pressentait depuis longtemps, l’imminence d’une catastrophe majeure. La fin de la civilisation occidentale, ou quelque chose d’apparenté.
Antoine se tourna vers elle. C’était une femme au visage étonnamment blanc. Ses longs cheveux, noirs et défaits, étaient rares comme ceux qui restent accrochés aux crânes des momies. Elle ne le regardait pas. Elle avait les mains agrippées à la poignée coulissante de sa valise Samsonite noire. Samsonite : la marque de la valise qu’Antoine avait perdue, dans un aéroport, quelques années auparavant, avec les conséquences dramatiques qui s’en étaient suivies… Elle était noire, comme celle-ci… D’ailleurs, en l’observant bien, il semblait que ce fût exactement le même modèle…
Avant qu’Antoine ne pût protester, une autre dame, assise un peu plus loin, bouclée, pimpante, répliqua :
– Mais au contraire, madame : elles sont adorables, ces enfants. Drôles comme des diables, pleines d’inventions. Détendez-vous… Ce que vous appelez barbarie, c’est la relève des générations. Personnellement, je suis quand même rassurée de savoir que le monde a un avenir !
Antoine remarqua alors, à côté de cette dame à la chevelure bouclée, un homme en fauteuil roulant, à la mine défaite et au regard vague, qui manifestement voyageait avec elle. De temps en temps, la dame bouclée lui prenait la main et la caressait.
À destination d’Antoine, elle poursuivit, d’une voix chaleureuse et tremblante :
– Je vous en prie, monsieur, ne laissez jamais personne couper les ailes de ces petites filles : car ce qu’elles portent en elles est si énergique, mais si fragile !
Antoine lui répondit par un sourire embarrassé, qui tentait de concilier deux messages parfaitement contradictoires : l’un s’adressait directement à elle, la dame bouclée, pour la remercier de son soutien, l’assurer que non, évidemment, il ne laisserait personne etc., qu’elle pouvait compter sur lui, il serait toujours du côté de l’enfance, de sa spontanéité ; l’autre était destiné à tous ceux, probablement nombreux, qui, assis dans les environs, n’étaient pas d’accord (au premier chef évidemment la femme au visage très pâle), pour leur indiquer de façon un peu subliminale qu’en réalité (même si la politesse due à la dame bouclée ne permettait pas de le dire expressément), il ne croyait pas un mot de ces sornettes démagogiques, que le seul service à rendre à la jeunesse était de la tenir en respect, de lui fixer des limites, comme disaient les pédopsychiatres, et même qu’une bonne correction de temps en temps…
À cet instant des centaines de Smarties multicolores se déversèrent sur le sol de marbre blanc, dans un tintement joyeux, salués par les cris de liesse des deux monarques, comme après un lâcher de lions sur les chrétiens dans l’arène.
– Vous voyez ! dit la femme bouclée, en éclatant de rire.
Une troisième personne, un homme cette fois, plutôt costaud et déjà bronzé, intervint :
– Oui, je vois bien, madame. Justement. Comme vous, j’aime la vie, mais à un niveau de décibels un tout petit peu moins élevé, quand même. Et sous une forme un tantinet plus civilisée, si je peux me permettre.
Le débat était lancé. Dans la foulée, quatre ou cinq autres passagers rejoignirent la conversation, moins pour tenter de régler pratiquement la situation que pour donner leur avis, le plus tranché possible, sur le problème général de l’éducation. Au bout de quelques minutes, ils se déversaient rageusement les uns sur les autres de pleins paquets de lieux communs, de part et d’autre d’une tranchée imaginaire.
Antoine, quant à lui, se gardait bien d’intervenir. D’ailleurs, ses filles s’étaient tues, sans doute pour le plaisir de contredire, une nouvelle fois, les adultes. Leurs grosses couronnes, moins bien enfoncées que tout à l’heure, penchaient légèrement au-dessus de leurs petites têtes blondes. Jusqu’à nouvel ordre, elles étaient redevenues des anges. Antoine pensa aux bébés d’Eschmoun, adorables statues de marbre que des parents, autrefois, avaient fait sculpter d’après la forme de leurs enfants, pour rendre grâce au dieu guérisseur de les avoir sauvés d’une grave maladie.
Antoine profita de ce répit pour s’intéresser de plus près à son environnement immédiat. En y réfléchissant, se dit-il, la facilité avec laquelle tous ces gens qui, en principe, ne se connaissaient pas, s’étaient mis à se parler, à faire salon dans l’aéroport, même si c’était pour s’insulter, était assez surprenante. Presque suspecte.
La plupart, il est vrai, étaient restés à l’écart de la discussion. Ils semblaient même s’en foutre royalement. Les éclats de voix ne les avaient pas un seul instant fait lever les yeux de leurs tablettes numériques. Mais précisément : cela, non plus, n’était pas normal. Ils auraient dû, comme Antoine, s’en alarmer. Leur indifférence donnait le sentiment d’une forme de connivence avec les autres qui péroraient. Ils ne les écoutaient pas, mais à la manière dont on finit par s’ignorer au sein d’une même famille lorsque, assis tous ensemble dans le salon, les uns regardent la télévision sans prêter la moindre attention à la vieille tante qui, à quelques mètres à peine, essaie pourtant de dire quelque chose.
« Ces gens-là se connaissent », conclut Antoine. D’ailleurs, s’il avait eu davantage le sens de l’observation, il aurait remarqué depuis longtemps – il ne s’en avisait qu’à l’instant – ce bracelet que tous portaient au poignet. Un mince bandeau de tissu coloré, passé dans un médaillon de plastique sur lequel était incrusté, lisible même à quelques mètres, la lettre « K ».
Le fin mot de l’énigme était là : l’intégralité des passagers du vol 407 pour Alexandrie étaient des clients du Kloub. Lequel avait spécialement affrété le Boeing qui allait bientôt décoller pour ses « M.E. », ses Membres Exquis – appelés également, plus officieusement, les « Kloubeurs », expression qu’en ce qui nous concerne, nous tâcherons d’éviter.
Antoine et ses filles ne faisaient pas exception. Eux aussi, bien sûr, se rendaient au Kloub. Mais Antoine aurait aimé que cela restât plus discret. Pour sa part, il avait laissé les bracelets dans le kit de bienvenue rangé dans sa valise. Il pensait ne retrouver les autres M.E. que sur place, une fois franchie l’enceinte du Kloub, à l’abri des regards. Or, voilà qu’il était parqué dès à présent avec ses futurs compagnons de vacances, dans un carré réservé, au vu et su de tout l’aéroport. L’aéroport, soit précisément un lieu qu’Antoine affectionnait pour l’anonymat qu’il était censé garantir, dans lequel il aimait se fondre, pour n’y être plus qu’un individu en transit parmi des milliers d’autres, sans attaches, sans passé, et avec pour seul avenir une destination étrangère inscrite sur un écran de contrôle.
– On est une bande de jeunes ! hurla une grosse voix qui fit sursauter Antoine.
– On s’fend la gueule ! répondit du tac au tac une autre.
Et plusieurs, autour d’elles, de partir dans un grand éclat de rire.
Antoine vérifia. Il était très exagéré de qualifier cette assemblée de cadres plus ou moins supérieurs à la mine jaune, épuisés par une année de vie de bureau, de « bande de jeunes ». Parmi les M.E., il y avait bien aussi quelques grands adolescents, mais ce n’était pas eux qui avaient crié. Ils avaient accueilli le numéro des adultes comme à leur habitude, avec un air consterné.
Quant à lui, Antoine, même s’il n’était pas exactement un cadre supérieur, il avait dépassé quarante ans, l’âge où l’on cesse officiellement d’être jeune. En outre, comme cela arrive souvent à cette époque de la vie, l’ensemble des certitudes sur lesquelles il avait construit la première moitié de son existence avait dernièrement volé en éclats. Sa femme l’avait quitté et d’autres problèmes, pas tout à fait menus, et dont le lecteur sera bientôt informé, étaient venus s’ajouter à cette première contrariété. On comprendra dans ces conditions qu’il ne se sentît pas immédiatement enclin au rire.

2.
– Ladies and gentlemen, nous vous demandons toute votre attention pendant la présentation des consignes de sécurité.
Sous l’épaisse couche de maquillage réglementaire, le visage de SAMIA (son prénom était inscrit en lettres capitales blanches, sur le badge épinglé sur le revers de sa veste rouge) n’était pas directement visible. On devait déduire sa beauté, comme on le fait, pour celle des souveraines disparues, du masque mortuaire qui recouvre leurs dépouilles et manifeste, pour toujours, la splendeur qui fut la leur. Superbement indifférente aux mortels qui peuplaient la cabine de l’aéronef, Samia leur donnait pourtant des instructions de survie « en cas de dépressurisation de l’appareil ». De ses mouvements hiératiques, elle mimait les gestes qui sauvent.
Pour chacune des catastrophes recensées dans la nomenclature de l’organisation de l’aviation civile internationale, elle avait une réponse. Pourvu que l’on fût calme et méthodique, que l’on pensât d’abord à soi-même (avant de venir au secours des autres, des enfants notamment), il n’était pas une situation désespérée dont on ne pût venir à bout sans peine, et sans dommage pour son rouge à lèvres. Ainsi parlait sous l’uniforme le corps de Samia, plus souple que le rameau, plus élancé que l’alif, cette première lettre de l’alphabet arabe qui ressemble à une flèche tendue vers le ciel.
Samia ne semblait pas concernée par la pièce muette qu’elle jouait à l’intention des passagers. À force de l’avoir répétée, vol après vol, parfois plusieurs fois par jour, elle devait bien sûr s’être lassée. Et parce qu’aucun accident, ni même incident grave, probablement, ne lui était jamais arrivé, peut-être voyait-elle dans cet exercice une formalité un peu vaine, presque ridicule ; peut-être avait-elle oublié, aussi, que son statut de personnel de bord ne lui conférait aucune immunité, qu’elle était exposée aux mêmes risques que les autres. Mais une tout autre interprétation était également possible : en réalité, l’espèce d’apathie de Samia pouvait tenir à ce qu’elle était morte depuis longtemps, dans un terrible accident d’avion, au cours duquel elle avait complètement paniqué, contribuant par son manque de sang-froid à en précipiter l’issue fatale ; et peut-être que de l’au-delà, désormais instruite de tous les tours pendables que sait jouer la mort, elle nous avertissait, elle nous mettait en garde, sur le mode éthéré qui était le seul désormais que lui autorisait son statut de trépassée, afin qu’on ne l’imitât pas, et qu’elle ne fût pas morte pour rien.
Cette seconde hypothèse avait la préférence d’Antoine. Et cependant, songeait-il, comme Samia était la plus belle, plus belle que toutes les vivantes de l’avion réunies, son avertissement pouvait ne pas avoir l’effet escompté. On pouvait, au contraire, avoir envie de ne pas lui obéir, et de plonger tête baissée dans la catastrophe, de s’y engloutir, afin de la rejoindre, pour toujours, dans le royaume des morts.
Garance et Aubépine étaient fascinées par tant de beauté, tant de rouge à lèvres, tant de bleu sur les yeux. Elles avaient balancé leurs couronnes quelques rangées plus loin, provoquant quelques « oh ! » rageurs, et, oublieuses des consignes de sécurité que venait de donner leur idole, elles s’étaient mises debout sur leur siège et tournées vers leurs voisins de derrière. Leurs deux têtes dépassant juste du dossier, elles les regardaient fixement avec une moue superbe de mépris. Elles aussi, déjà, voulaient être belles, irrésistibles, et mettre la foule sous le joug de leur splendeur inaccessible.
Le vol se déroula sans encombre, en dépit de ce que les avertissements de l’hôtesse de l’air avaient pu laisser craindre. Antoine et ses filles étaient maintenant sur le tarmac de l’aéroport d’Alexandrie. Avant de rejoindre le hall des arrivées, ses deux enfants dans les bras, Antoine se retourna vers l’aéronef vidé de ses passagers. Au sommet de la passerelle, sur le seuil de la porte avant de l’avion, Samia regardait au loin. Ses yeux baignés de larmes creusaient un large sillon dans le fond de teint, découvrant le frémissement de sa peau nue.
Les vacances qui commençaient ne se présentaient pas sous un jour pleinement rassurant.

3.
Disons-le d’emblée, pour couper court à tous les fantasmes : l’Antoine Galland que nous venons de voir à l’aéroport et dans l’avion n’avait aucun rapport avec Antoine Galland, le fameux traducteur des Mille et Une Nuits. Il s’agissait de deux personnes distinctes, nées à plus de trois cents années d’intervalle, et n’ayant en outre, l’une avec l’autre, aucun lien de parenté.
Au départ, cette homonymie n’avait d’ailleurs pas beaucoup affecté l’existence du second Antoine Galland. Tout simplement parce que, contrairement à ce qui vient d’être affirmé trop rapidement, l’Antoine Galland du XVIIe siècle n’était en réalité pas si fameux que cela (du moins jusqu’à ces derniers mois, qui avaient singulièrement changé la donne, mais nous verrons cela un peu plus tard). En dehors d’une poignée de spécialistes, on n’était pas très loin, même, pour être honnête, du parfait inconnu. Il y avait peu de chance, par conséquent, que l’Antoine Galland du XIXe siècle fût très souvent importuné, au guichet d’une administration, au comptoir d’un hôtel, ou encore lorsqu’un gendarme contrôlait ses papiers, par des allusions, plus ou moins explicites – clin d’œil, sourire entendu, exclamation de surprise amusée, voire réaction d’extase –, au grand arabisant mort en 1715. Être confronté à des remarques du genre : « C’est drôle, vous portez le même nom que le célèbre traducteur des Mille et Une Nuits ! », ou encore, pour les personnes fâchées avec la chronologie : « Mais alors, Antoine Galland, c’est vous ? », voire : « Waouh, je le crois pas, Antoine Galland, comme the Antoine Galland ? » était hautement improbable.
Pour dire la vérité, cela ne lui était même jamais arrivé.
D’ailleurs, une rapide recherche dans l’annuaire permettait de constater qu’il y avait, en ce moment même, des dizaines d’autres Antoine Galland résidant, comme disent les gendarmes (encore eux), sur le territoire national, ce qui était la preuve que les personnes s’appelant Galland ne voyaient pas malice à prénommer leur fils Antoine, que pour eux cela n’évoquait rien de spécial, cela sonnait bien, c’était tout. (Les choses étaient bien différentes, par exemple, pour les individus, au demeurant moins nombreux, répondant au patronyme de Commode : ils y réfléchissaient à deux fois avant de baptiser leur enfant Célestin, comme l’actuel Président de la République, Célestin Commode, un personnage de plus en plus controversé.) Les parents de notre Antoine Galland, celui de l’aéroport, étaient comme les autres : ils n’avaient jamais entendu parler du grand savant de l’époque du Roi-Soleil, ce n’était pas le genre de choses qui les intéressait. Antoine, en revanche, était un joli prénom, grave et tendre, avec ce qu’il fallait de tristesse pour être pris au sérieux – et aimé.
Si nous faisons pourtant la remarque, c’est que les destins des deux Antoine Galland, celui du XVIIe siècle et celui de l’aéroport, avaient fini par se croiser, comme tout ce livre en portera témoignage. Tâchons de comprendre comment les choses avaient commencé.
Originaire de la Douvre intérieure, qui avait eu, naguère, son quart d’heure de célébrité – quand la population de ce modeste département avait soudain décidé de se soulever contre le pouvoir central, avant de se raviser presque aussi sec1 –, le second Antoine Galland (que par commodité nous désignerons parfois sous le nom d’Antoine Galland junior, ou plus simplement encore par son prénom : Antoine) était le fils de Gisèle Galland, celle-là même qui tenait le magasin de prêt-à-porter situé au bout de la grand-rue de la petite ville de Chantaume : Chez Gisèle – du basique au très chic. Il n’avait guère connu son père, trop occupé à boire et à se quereller avec les rares Arabes que comptait la ville à propos de la guerre d’Algérie.
Selon certains de ses anciens camarades – prompts, comme c’est généralement le cas des anciens camarades, à la médisance –, Antoine avait passé sa jeunesse dans les jupons de sa mère. Ce n’était pas exact. Les jupons de sa mère l’avaient moins intéressé que ceux qu’elle exposait dans sa boutique (car dans la Douvre, au début des années 1980, on vendait encore des jupons), destinés à être portés par d’autres femmes, ses clientes, et toute la collection de sous-vêtements qu’on y trouvait. Un jour, il n’était pas vieux à l’époque, peut-être trois ans à peine, Gisèle l’avait surpris dans la cabine d’essayage, la tête tout encapuchonnée dans le bonnet extra-large d’un soutien-gorge vermillon vif. C’était depuis ce jour, dit-on à Chantaume, que sa mère, riant aux éclats, l’avait surnommé mon petit chaperon rouge.
De cette époque aussi, sans doute, remontait l’image formidable, excessive, qu’il s’était forgée de la femme, comme d’une montagne à escalader, faites de gorges et d’abîmes profonds, de vallées immenses et douces, mais glissantes, de cascades de cheveux ondulés, dans lesquels on pouvait s’enfouir, au risque de se perdre.
Au même moment avait pris naissance l’intérêt, jamais démenti par la suite, qu’il portait aux contes. Le Petit Chaperon rouge, d’abord : il lui fallait comprendre son surnom. Les récits de Perrault, découverts à cette occasion et que sa mère lui lisait le soir, après avoir fermé la boutique, le divertirent un temps. L’écoute de ces histoires, cependant, le laissait un peu sur sa faim. Elles étaient belles et terribles, bien sûr ; mais pas si belles, ni si terribles qu’il l’aurait voulu. Évidemment, il ne le formulait pas ainsi (on parle d’un enfant qui ne savait pas encore lire), mais il leur trouvait un côté provincial, un côté « c’est arrivé près de chez vous », si vous voulez, qui lui refroidissait l’imagination. Ce loup semblait rencontré dans la forêt d’à côté, qui commençait à quelques dizaines de mètres du magasin ; malgré les trois cents années d’intervalle, ce Poucet, malin comme l’étaient tous les petits paysans des environs, était le portrait craché de son camarade de classe, Nicolas Millegarde, qui se débrouillait toujours pour récupérer un goûter malgré la pingrerie de ses parents qui ne lui en donnaient jamais ; et jusqu’à cette Barbe bleue, qui évoquait le monsieur sévère, à la chevelure légèrement bleutée, justement, qui habitait dans la grosse maison à l’entrée du bourg, et qui tous les mois passait à la boutique, avec sa très jeune femme, qui ne semblait jamais la même d’un mois à l’autre, pour s’enquérir des nouveautés… La familiarité des situations – qui, en dépit des horreurs et des fées, sentait à plein nez son terroir français – lui déplaisait. Sans parler de cette morale à la fin qui empaquetait le tout, une petite morale paysanne, à la fois courte et épaisse (belles jeunes filles, il ne faut pas parler à n’importe qui dans les sous-bois, surtout lorsqu’il a de grandes dents) : un véritable tue-l’amour. Comment le dire ? Il était certaines contrées où ces histoires ne s’aventuraient pas. Et même dont elles interdisaient formellement l’accès. Or, la vie – il en avait eu la première fois l’intuition sous le vaste capuchon de dentelle rouge, dans l’éblouissement kaléidoscopique provoqué par la lumière se diffractant à travers les jours de la dentelle – était infiniment plus colorée, plus dangereuse, plus désirable. Dans son intensité véritable, elle commençait précisément au-delà des limites que Charles Perrault et ses épigones européens lui avaient fixées.
Quelques années étaient passées. Il savait lire, désormais.
Son bonheur voulut alors qu’il trouvât, à côté de l’œuvre de Perrault, sur l’étagère à livres de la maison (le terme de bibliothèque serait excessif), un gros volume à la couverture plastifiée. Trois silhouettes noires enturbannées, à dos de dromadaires, s’y découpaient dans le désert, sur lequel étaient posés quelques palmiers et une sorte de palais, dont les minces ouvertures exhalaient une lumière jaune : quelqu’un veillait. Une femme, très certainement. En arrière-plan, une lune énorme, blanche et brillante, baignait dans un ciel bleu foncé. Un cartouche un peu grossier, tout en haut, ménageait une place pour le titre : Les Mille et Une Nuits, contes arabes. Dernier détail, et non des moindres : perdu dans le sable, un peu plus bas, en guise de sous-titre, on pouvait lire :
traduction d’Antoine Galland
Qu’un petit garçon de la Douvre comme lui, et qui n’en était jamais sorti, sauf une fois pour aller voir sa grand-tante à la mer, en Charente-Maritime, pût voir son nom ainsi figurer sur la couverture d’un livre, un livre de désert et de palmiers, de palais, et surtout de femme cachée à l’intérieur du palais, voilà qui venait confirmer de façon éclatante la haute opinion qu’il s’était faite de la destinée, en dépit de la réalité immédiate qu’il avait sous les yeux. L’univers était vaste, infiniment, et des communications secrètes, des raccourcis, permettaient à des points fort éloignés en apparence de se rejoindre. On mettait la tête dans un soutien-gorge et, de fil en aiguille, on se retrouvait sur le sable de l’Arabie, à deux pas des appartements de la sultane.
Sans doute n’était-ce pas exactement lui, sur la couverture, qui était à l’honneur, mais ce savant du XVIIe siècle dont il a déjà été question plus haut, et dont nous reparlerons plus bas, l’auteur de la traduction. La coïncidence, cependant, était loin d’être négligeable. Ce nom et ce prénom sur la couverture, c’était comme un laissez-passer, l’autorisation d’entrer dans un monde dont il avait, dans la cabine d’essayage, pressenti l’existence, et qu’il parcourait maintenant dans la réalité, au fil des pages de ce récit stupéfiant.
Lorsqu’on lui demanderait, des années plus tard, ce qui lui plaisait dans ce livre, il répondrait : « C’est la vie même, la vie sans fards. » Dieu sait pourtant qu’on n’y lésinait pas sur le maquillage, sans compter les voiles et les parfums, les bijoux et les pierreries. Mais l’âme humaine, dans le même temps, y était présentée dans son plus complet dénuement. Les dimensions véritables de la destinée lui semblaient ici rétablies, sans rapport avec la moindre proportion justement, affranchies de tout canon ; débarrassées de cette chape de raison qui d’ordinaire, sous nos latitudes en particulier, pesait sur elles si durement, »

Extraits
« Ça y est, monsieur le Président, je crois que nous y sommes.
Dans le bureau lambrissé, un petit jeune homme, assez dégarni déjà, avait fait irruption sans frapper, en brandissant un gros volume à la couverture plastifiée. Trois silhouettes noires enturbannées, à dos de dromadaires, s’y découpaient dans le désert sur fond de lune et de palais scintillant. Le lecteur attentif aura reconnu l’édition, déjà rencontrée, de la traduction des Mille et Une Nuits par Antoine Galland.
– Antoine Galland: voilà l’oiseau rare que vous cherchez, expliqua le collaborateur déplumé. Ce petit Français du Grand Siècle coche toutes les cases. Parti de rien, originaire d’une province reculée du royaume, il a mis son énergie et son intelligence, qui étaient grandes, au service de la connaissance de l’Autre: c’est-à-dire de l’Arabe, du Mahométan. Il l’a révélé au public occidental sous son plus beau jour, celui du faste de ses palais, du ventre généreux à ses femmes, de la malice de ses djinns. Catholique fervent, il a voulu cependant que les musulmans fussent compris et aimés. Il a poussé la générosité jusqu’à enrichir leur propre patrimoine littéraire. Car je ne vous ai pas dit encore le plus incroyable. La plus fameuse histoire des Mille et Une Nuits, Aladdin et la Lampe merveilleuse, n’est pas l’œuvre d’un Arabe: mais d’Antoine Galland lui-même ! Et Ali Baba et les Quarante Voleurs, qui est à peine moins connu, qui croyez-vous qui l’ait écrit? Antoine Galland, encore. Un petit Français bien de chez nous! Et c’est le cas de beaucoup d’autres contes, plus vrais que nature, plus orientaux que les orientaux d’origine. Antoine Galland ne s’en est jamais vanté. Au contraire, toutes ces histoires confectionnées par son prodigieux cerveau, il les a fait passer pour de simples traductions. Il a gardé le silence, avec une modestie admirable, sur son propre rôle de créateur. La France, c’est cela, c’est Antoine Galland: cette générosité, cette façon de connaître et de comprendre les autres – parfois même, il faut bien le dire, notre modestie dût-elle en souffrir, mieux qu’eux-mêmes ne le peuvent ! On ne le dira pas trop fort, bien sûr, ajouta le conseiller, mais on chercherait en vain, dans tout le monde arabo-musulman, une telle curiosité, une façon aussi désintéressée de parcourir le vaste monde pour en célébrer les beautés d’où qu’elles viennent. Monsieur le Président, Galland, dans l’histoire de la littérature, c’est un événement… » p. 67-68

« Avec Aladdin, les Français prenaient leur revanche sur tous les maux dont ils s’estimaient frappés. Aladdin, c’était l’ascension sociale fulgurante d’un vaurien devenu, par les vertus combinées de la chance et du mérite, plus puissant et valeureux que le sultan. C’était aussi l’amour absolu, car tous les pouvoirs de la lampe, Aladdin les avait sacrifiés à la conquête de la princesse Badroulboudour. Aladdin incarnait enfin – et cet aspect des choses n’était pas négligeable – l’Orient made in France, une façon, avait déclaré un proche de l’Élysée à la presse, sous couvert d’anonymat, de rappeler à «nos amis musulmans, dont certains du reste sont nos compatriotes, que leur civilisation n’a guère de secrets pour nous, que depuis bien longtemps déjà, nous l’avons assimilée dans ce qu’elle a de meilleur, meilleur dont nos amis musulmans, soit dit au passage, feraient bien de s’inspirer eux aussi. » p. 74

À propos de l’auteur
de_FROMENT_jean-Baptiste_©DRJean-Baptiste de Froment © Photo DR

Jean-Baptiste de Froment est né à Paris le 7 octobre 1977. Haut-fonctionnaire, homme politique et écrivain, il est Normalien et agrégé de philosophie. Ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, il est membre du Conseil d’État et depuis 2014. A été élu au Conseil de Paris, ainsi qu’à la métropole du Grand Paris. Après un premier roman, État de nature (2019), il publie Badroulboudour en 2021. (Source: Babelio)

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Sous couverture

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En deux mots:
Après leur rencontre sur un chantier de fouilles archéologiques, les chemins de Myrto et Alexandre se sont séparés. Une décennie plus tard, ils se retrouvent à Paris et constate que leur amour n’a rien perdu de sa force. Mais survivra-t-il aux absences fréquentes d’Alexandre?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Ulysse des temps modernes

Pour son premier roman, Emmanuelle Collas a imaginé une histoire d’amour contrariée entre une éditrice et un membre des forces spéciales. Et enrichit notre réflexion sur l’Orient, l’islamisme et le terrorisme.

Emmanuelle Collas nous prévient d’emblée: «ce roman est sa propre fiction». Aussi tous ceux qui imagineront voir derrière Myrto un portrait en creux de l’éditrice se lançant dans le roman devront se contenter de cet avertissement. Et après tout qu’importe de savoir ce qui tient de l’autobiographie et ce qui tient de la fiction, on y croit d’emblée.
Myrto et Alexandre se sont connus sur un chantier de fouilles archéologiques, partageant bien davantage que leur passion pour l’Histoire et les civilisations antiques. Mais comme bien des amours de jeunesse, leur idylle n’aura qu’un temps. Myrto partira pour Paris où elle complètera sa formation et partagera sa vie entre la maison d’édition littéraire qu’elle a créée et les cours qu’elle dispense à l’université. Quant à Alexandre, il a tout simplement disparu des radars, laissant très épisodiquement un message sur son compte Facebook.
Quand, après plus de dix ans, il appelle Myrto pour lui proposer de la revoir, la surprise est de taille. Tout comme le plaisir qu’ils ont à se retrouver et à constater combien leurs corps continuent à s’attirer.
Désormais Lou, la fille de Myrto qui vit sous son toit et Eden, leur chien vont devoir faire une place à Alexandre, même si ses séjours sont très éphémères.
Marié deux fois et divorcé deux fois, il reste en effet assez secret, affirmant que ses activités dans l’import-export l’obligent à de fréquents voyages. Une couverture qu’il ne résistera pourtant pas longtemps face à l’incrédulité de Lou et Myrto. Il va être obligé de tomber le masque et avouer qu’il est membre des forces spéciales et qu’il intervient sur à peu près tous les points chauds de la planète: Afghanistan, Turquie, Syrie…
Les missions se succèdent et l’attente devient de plus en plus insupportable pour Myrto qui doit se contenter des courts séjours et des escapades toujours trop brèves avec son homme. Si on peut à juste raison se demander si leur relation n’est pas plus intense parce qu’elle est éphémère, il faut aussi constater que l’actualité est de plus en plus anxiogène, les attentats venant recouvrir la France d’un voile noir.
En imaginant ce couple, Emmanuelle Collas a trouvé une façon très intelligente de nous faire (re)découvrir ces civilisations, de montrer combien les injonctions des islamistes sont totalement éloignées de la culture et des traditions de l’Orient. Mais aussi combien sont fragiles nos défenses face à la barbarie. À l’image de la maison d’édition de Myrto, passeuse d’histoires et de savoir, qui est mise en liquidation judiciaire, le roman nous rappelle quelle énergie il faut déployer pour ne pas laisser l’obscurantisme tout balayer. Un roman fort, ancré dans le réel. Et la découverte d’une romancière qui devrait faire reparler d’elle!

Playlist
Durant tout le roman, Myrto est accompagnée de musique de façon très éclectique. Voici les œuvres et les interprètes citées au fil des chapitres :


Eurythmics


Michael Jackson (Billie Jean)


Queen (Another One Bites the Dust)


Chat Baker


Carmen


Barbara


Bruce Springsteen


AC/DC (shot down in flames),


AC/DC (highway to hell)


Sœur Marie Keyrouz (chants sacrés d’Orient)


Rachmaninov (concerto n°3 interprété par Vladimir Horowitz)


Stabat Mater (Pergolèse)


Chostakovitch (8e symphonie de interprétée par Mravinsky)

Sous couverture
Emmanuelle Collas
Éditions Anne Carrière
Roman
224 p., 18 €
EAN 9782843379963
Paru le 16/10/2020

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi à Gap, Sisteron, dans le Vercors, de Valence à Romans, La Baume-d’Hostun, Sant-Nazaire-en-Royans ou encore en Bretagne du côté de la presqu’île de Crozon. On y évoque aussi beaucoup la Turquie et Istanbul, la Syrie, Alep, Palmyre, Mari, Damas, Mossoul, le Kurdistan ainsi que l’Afghanistan et notamment Kaboul. D’autres voyages nous emmènent en Egypte, au Caire et en Grèce du Péloponnèse à Athènes en passant par les îles des Cyclades.

Quand?
L’action se déroule de 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une nuit d’insomnie, piquée par le souvenir d’un ancien amour, Myrto envoie un message à Alexandre qu’elle n’a pas vu depuis longtemps. Après des semaines de silence, il répond. Dès qu’ils se revoient, leur complicité reprend comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Leur désir est resté intact. Mais Alexandre est secret, mystérieux, il disparaît du jour au lendemain sans laisser des traces, sauf dans le cœur et la tête de Myrto. Alors le doute s’installe. Qui est-il vraiment ? Un homme d’affaires qui parcourt le monde comme il le prétend ? Un mythomane ? Un homme voyageur ? Un mari qui s’offre une parenthèse dans une vie de couple devenue trop monotone ? Et pourquoi pas un agent secret, plaisante Myrto, tant l’homme semble s’échiner à lui filer entre les doigts. Parfois, la réalité est bien plus surprenante qu’on ne le pense…
Ce roman, aussi sensible que palpitant, nous mène de Paris aux paysages magnifiques du Levant en guerre, et nous relate la passion d’un homme et d’une femme pris, malgré eux, dans la tourmente des conflits qui embrasent le Proche-Orient depuis trente ans.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Cécilia Lacour)
Actualitté (Victor de Sepausy)

Les premières pages du livre
Ce roman est sa propre fiction.
Je salue brièvement toute l’équipe de la librairie, où je viens de participer à une rencontre, et j’attrape un taxi à la volée. Par chance, je n’ai pas trop longtemps patienté sur les trottoirs mouillés. Il fait froid. Je suis fatiguée car la journée a été longue. J’indique au chauffeur le canal Saint-Martin et me cale au fond de la voiture. La route défile, je me laisse conduire. Paris est calme ce soir. Personne dans les rues. Il n’est pas si tard mais il pleut. Nous croisons de temps en temps un taxi. Les cafés sont déserts. Aux abords de la place de la Bastille, je rallume mon téléphone.
Un message s’affiche aussitôt:
Alors, Myrto, on est de nouveau amis?
Je n’en crois pas mes yeux. Mon cœur bat la chamade – comme on l’écrit dans les manuscrits que je reçois. Un sourire illumine mon visage. Je ressens, tout au fond de moi, cette chose qui nous lie.
Il y a deux mois, une nuit d’insomnie, j’ai eu envie de revoir Alexandre. Sur Internet, j’ai trouvé son profil Facebook et lui ai adressé une invitation à être amis comme on jette une bouteille à la mer. Personne ne m’a répondu.
Fébrile, j’explore son profil pour savoir ce qu’il est devenu. Est-il marié ? divorcé ? A-t-il un ou des enfant(s) ? Quelle est sa vie, maintenant ? Sous mes doigts, les jours, les mois, les années défilent, mais je n’apprends pas grand-chose. Hormis cette information, très administrative : il est associé dans une boîte d’import-export, dont le siège social se trouve à Paris. En dehors de ça, l’homme ne s’expose pas. Je le reconnais bien là. Sa vie, il ne l’a jamais criée sur les toits.
En revanche, son univers n’a pas changé. Les photos qu’il a postées me le confirment. La haute montagne le tient toujours – et le ski alpin. L’été, il retrouve la même quête de vitesse et d’adrénaline, en rallye. Malgré les zones d’ombre qui couvrent son existence, il y a toujours eu entre nous un lien, un élan vital, qui nous attache l’un à l’autre. Je pratique Alexandre depuis fort longtemps.
Rencontrés très tôt, nous nous sommes aimés avec passion, puis nos vies ont emprunté des chemins de traverse sans pour autant nous quitter vraiment, nous nous sommes retrouvés et perdus – avec ou sans raison, avec ou sans excuse. Un jour, il apparaît, un autre, je disparais – ou l’inverse. Nous en sommes là, perdus de vue depuis dix ans.
Ce message m’émeut, tellement j’ai regretté de l’avoir perdu et tant j’ai espéré le revoir. Je savais qu’il pouvait réapparaître du jour au lendemain, comme il vient de le faire. C’est sa marque de fabrique.
La première fois, c’était après sept ans de silence. Je me trouvais dans les Alpes quand j’ai reçu son appel. Il m’avait dit simplement :
— Myrto, c’est Alexandre. Juste ne bouge pas – au moins jusqu’à ce soir. J’arrive !
Surprise, je lui avais répondu :
— Non ! Alexandre ! Je rêve. Mais tu es où ?
— Je viens d’arriver à Paris. Et j’ai l’intention d’y rester. Je te cherche depuis trois jours. Alors, maintenant que je t’ai trouvée, tu restes là où tu es, et j’arrive. Je t’emmène dîner ce soir.
Puis il avait raccroché. Je n’avais pas eu le temps d’ajouter un mot. Interloquée, j’avais souri – et c’est tout.
Alexandre réapparaît toujours quand on s’y attend le moins.
En entrant dans le restaurant où, lors de notre bref échange Facebook d’hier soir, Alexandre m’a donné rendez-vous quai d’Orsay, je le reconnais aussitôt. Il n’a pas changé, toujours aussi puissant. Il se lève, me prend dans ses bras, me fait la bise et me dit d’un sourire moqueur :
— Alors, Myrto, nous sommes de nouveau amis…
Encore engoncée dans mon manteau et mes foulards, très émue :
— Oui, Alexandre.
Il continue :
— C’est merveilleux de te revoir.
— Oui, c’est très beau.
Je regarde Alexandre. Je ne peux m’empêcher de fixer ses lèvres sensuelles. Son sourire fugitif lui plisse le coin des yeux alors que pas un de ses traits ne bouge, ni ses paupières aux longs cils, ni même ses prunelles devenues presque noires dans la pénombre du lieu. Son sourire, son regard, la façon dont ses bras fendent l’air me renvoient au passé.
Je travaillais comme volontaire sur un chantier archéologique dans le cadre d’une campagne d’exploration. Le paysage était magnifique mais je m’ennuyais. Fouiller une plâtrière est un boulot ingrat. Sous une chaleur écrasante, on décaissait des mètres cubes de terre. En fin de journée, j’étais épuisée et j’attendais avec impatience le retour au campement.
Quand je descendis du 4 × 4, Alexandre était là. Comme promis. Comment m’avait-il trouvée ? Mystère. Il ne m’avait pas demandé où j’étais ni ce que je faisais dans la région de Gap. Il souriait, sans triomphalisme, comme si me retrouver était une bagatelle. Je n’étais pas à mon avantage. Échevelée, couverte de gypse – drôle d’aspect pour des retrouvailles romantiques ! Il éclata de rire, et moi aussi.
Je négociai le temps d’une douche. Alexandre était arrivé dans une voiture de rallye qui attirait l’œil de mes collègues, ce qui me permit de m’éclipser rapidement.
À l’époque, je ne m’étais pas étonnée de le voir surgir dans ce lieu perdu après son coup de fil de Paris le matin même et alors que nous avions passé sept ans sans nous voir. Mais je me souviens d’avoir été marquée par la facilité avec laquelle nous avions retrouvé le fil de notre conversation lors du dîner – comme aujourd’hui où il commente avec allégresse la carte, avec toujours l’impression qu’on ne s’est jamais quittés. Sans doute était-ce pour nous structurel, dès le début de notre relation. Une sorte d’état d’esprit, une façon d’être-au-monde-ensemble, un truc du genre.
Quand je l’avais rejoint, aussi pimpante que les conditions spartiates dans lesquelles nous vivions me le permettaient, il m’avait adressé un immense sourire et m’avait annoncé qu’on partait à Sisteron pour la soirée.
Alexandre avait mis le moteur en marche et l’avait fait ronfler avec tendresse. Une bulle s’était constituée autour de nous. De nouveau, nous étions seuls au monde. Concentré, Alexandre tenait le volant avec fermeté et précision. Je m’étais laissé conduire en toute confiance. Dans l’oubli de tout. C’était pourtant la première fois que je roulais aussi vite. Alexandre avalait les kilomètres, puisant sa force et son énergie de son automobile. La route défilait. Le paysage dansait autour de nous. La vitesse nous enivrait. On volait sur la route. Pas de contact entre nous mais nous étions ensemble. Dans cette course effrénée et un peu hallucinée, il y avait une part de rêve et de vertige. J’avais laissé glisser ma main sur sa cuisse et l’avais regardé. Il avait tourné les yeux vers moi un court instant puis s’était concentré à nouveau sur la chaussée qui filait sous les roues. Je lui plaisais, je lui avais toujours plu. Je me sentais grisée. J’étais libre, avec lui, pour toute une vie comme nos désirs et nos destinées.
— Myrto, tu rêves? Où es-tu?
— En te voyant en vrai de nouveau devant moi, je me suis laissé surprendre par mes souvenirs…
J’ai envie d’embrasser Alexandre. Je me contente de le dévisager, comme pour voir tout au fond de ses yeux, trouver le chemin jusqu’à lui, savoir enfin qui il est vraiment. Et, peut-être, aller cette fois jusqu’au bout de notre histoire.
La salle est comble. Il y a beaucoup de bruit mais c’est comme si nous étions installés à l’écart, à part, dans un monde où il n’y aurait que lui et moi. La patronne vient le saluer. Bref échange. Manifestement, Alexandre est un habitué. Il me présente. Thiou me sourit d’un air entendu, comme si elle savait qui j’étais, puis s’éloigne.
Je demande à Alexandre ce qu’il devient.
— Je suis arrivé à Paris il y a quelques jours.
— Où étais-tu ?
— Oh, c’est compliqué… Je t’expliquerai. Mais toi, dis-moi, que deviens-tu ?
Je lui raconte, dans le désordre, un peu de ce qu’a été ma vie après que le fil qui nous liait a été rompu. Je ne lui avais alors donné aucune explication. Juste un appel pour lui demander de ne plus jamais m’écrire ni chercher à me revoir. Je n’avais pas envie de lui détailler la situation. Il me fallait sauver ma peau. Curieusement, c’était au moment où les réseaux sociaux rendaient plus facile le lien entre les gens que j’avais décidé de couper toute relation avec lui.
Avec dix ans de retard, je lui raconte l’hostilité de l’homme qui partageait alors ma vie. Cependant je n’arrivais pas à le quitter.
Alexandre écoute, attentif. Je ne sais pas s’il comprend tout mais il fait mine de le faire, et je lui en sais gré. De temps en temps, il me sourit et s’amuse à compter le nombre de fois où nous nous sommes revus, perdus, aimés, retrouvés, attendus, depuis notre première rencontre jusqu’à ce maudit coup de téléphone et ce récent message sur Facebook.
Un silence s’installe entre nous. On n’entend plus que le brouhaha de la salle. Plusieurs minutes s’écoulent sans que ni l’un ni l’autre cherchions à relancer la conversation. Alexandre boit son thé à petites gorgées, ses mains serrent la tasse comme s’il voulait à tout prix en conserver la chaleur, il me sourit en silence. À quoi pense-t-il ? Je le scrute intensément avant de lui prendre les mains. Ses doigts s’entrelacent aux miens.
— Et maintenant, où en es-tu, Myrto ? Tu ne m’as pas répondu…
— Toi non plus !
— C’est pas faux ! Commence, s’il te plaît. Je te suivrai.
— D’accord. Tu sais déjà beaucoup de choses. Le plus important, c’est que j’ai eu un enfant. Lou, que tu as vue une fois, toute petite. Elle a rempli ma vie mais je n’ai pas changé tant que ça, je me suis seulement retrouvée à l’endroit où je m’étais quittée. Et j’ai continué de faire ce à quoi je ne pouvais pas renoncer tant cela a fini par devenir ma seconde nature : j’ai parcouru l’Orient en tous sens. Tu te rappelles peut-être, je me suis spécialisée en histoire ottomane – même si je suis restée une passionnée de l’Antiquité –, je suis donc allée souvent en Turquie, en Syrie et au Kurdistan. Ces voyages m’ont aidée à surmonter les crises de plus en plus fréquentes que je vivais avec le père de Lou. À chaque retour, je me rendais compte que j’aurais préféré vivre seule avec elle plutôt que dans une relation devenue peau de chagrin. Avec le temps, les choses ne se sont pas arrangées, loin de là – c’est une histoire dont je n’ai pas envie de te parler car elle est derrière moi. Pour faire bref, j’ai fini par prendre mes cliques et mes claques, dans la douleur, mais je l’ai fait et je suis partie avec ce qui constitue encore l’essentiel de ma vie, Lou, sans oublier Eden – c’est le chien –, pour réinventer la vie. Enfin, délaissant peu à peu la recherche sur l’histoire ottomane à laquelle je m’étais consacrée jusque-là, j’ai fondé une maison d’édition littéraire qui m’occupe beaucoup. Je t’en parlerai une autre fois. Voilà, c’est simple. Je suis fracassée, j’ai encore besoin de temps pour me reconstruire, mais je suis libre maintenant, absolument.
Alexandre éclate de rire :
— Ça tombe bien ! Moi aussi !
— Ah bon ? Dis-moi.
— Marié deux fois, divorcé deux fois. Et depuis le temps que nous avons quelque chose à faire ensemble, c’est le moment, non ? Tu ne crois pas ?
Je le regarde, bouche bée. C’est trop facile pour être vrai. Pourtant j’ai rêvé de ce moment.
Ne m’embarrassant d’aucun préalable, je réponds avec une petite moue de provocation :
— Pourquoi pas ?
Nous rions ensemble, comme pour ne pas penser à la suite. Puis il finit par dire :
— Aimes-tu toujours danser ?
Oui, Alexandre, il me faut danser et sauter plus haut, plus légère, car je veux échapper au sur-place étrange qui m’a atteinte et qui a annulé la marche du temps. Alexandre, tu entends ? Il me faut vivre d’une autre manière. Librement et sans effort. Oui, j’aime toujours danser.
— Tu te souviens de ce bar à cocktails où tu m’as embarqué, peu de temps après notre première rencontre ?
— Oui, je me rappelle bien…
Difficile de lui révéler, après une si longue séparation, l’empreinte que je garde de cette soirée. Je vais lui faire peur. Car nous avions dansé jusqu’au bout de la nuit. Hanche contre hanche, à pleine peau, au ras du vertige. Le souvenir de cette étreinte est encore ancré en moi.
Alexandre, de sa voix de baryton :
— Myrto, viens, maintenant… Allons nous perdre à nouveau, veux-tu ?
Dehors, la nuit est froide. La pluie s’est transformée en neige fondue. La chaussée est glissante, les trottoirs aussi. Immobile, Alexandre fume. Une rafale de vent me frigorifie. Il jette la cigarette qu’il vient d’allumer et me prend dans ses bras, je me réchauffe contre lui. Le taxi arrive, se gare en double file. Marchant dans son pas, je m’engouffre dans le véhicule.
Malgré le mauvais temps, il y a pas mal d’animation dans Paris et des embouteillages sur les boulevards. Il faut s’armer de patience. Mais je me sens désinvolte ce soir.
— Tu as été merveilleux. Merci.
— Merci à toi. Je suis très heureux de te revoir… Cette fois, nous prendrons le temps.
— Oui, je suis le plus souvent à Paris, même s’il m’arrive parfois de m’absenter. D’ailleurs, je pars bientôt à Istanbul.
Je lui prends la main et la serre dans la mienne. Ses doigts me répondent. Un frisson se propage dans tout mon corps. Alexandre se rapproche de moi et, de son bras gauche, m’enlace. Je pose ma tête sur son épaule. Il porte ma main à sa bouche et presse le bout de mes doigts contre ses lèvres. Je le contemple, doutant presque de sa réalité. J’ai envie de l’embrasser maintenant, mais je crains de briser la magie de cet instant.
Soudain, Alexandre s’excuse et attrape son téléphone qui vibre. Penché sur l’écran, il consulte ses mails ou un texto, je ne sais pas. Son visage se ferme un court instant puis il relève les yeux vers moi, me scrute intensément et retrouve le sourire :
— Ma chère Myrto… Ne m’en veux pas… s’il te plaît… mais nous allons devoir reporter ce verre à plus tard.
Troublée, je le dévisage :
— Tu as un souci ?
— Je dois y aller.
Le ton de sa voix n’appelle aucune question. Bien qu’intriguée, je n’ose pas insister. Alexandre vient d’acquérir un droit au mystère. Rien dans ses yeux ne laisse paraître un quelconque indice, et je renonce pour l’instant à en savoir davantage. Je me rends compte que, chaque fois que je l’ai interrogé sur lui ou sur son travail, il est passé à autre chose. Me voilà le bec dans l’eau. Mais je garde le silence, ce n’est pas le moment de m’obstiner.
Le chauffeur allume la radio. On parle de l’accord entre l’Europe et la Turquie, qui vient d’accepter le retour des migrants n’ayant pas besoin d’une protection internationale. Il est aussi question de l’offensive de l’armée syrienne lancée hier pour reprendre Tadmor-Palmyre aux djihadistes de l’État islamique.
La voiture continue son chemin sur la rive droite. Avec panache, je lui demande de me déposer au prochain feu.
— Tu es sûre ?
— Oui, je me débrouillerai. T’inquiète !
Alexandre fait signe au chauffeur de s’arrêter. Il se tourne vers moi et je crois discerner de la reconnaissance dans ses yeux. Au moment de descendre, je m’apprête à lui poser une ultime question, mais il met un doigt sur mes lèvres scellées :
— Fais attention à toi quand tu seras à Istanbul… À très vite !
Je me tourne vers lui, émue et tendre. Il me domine de toute sa stature. Silencieux. Ses yeux me transpercent. Je dépose sur ses lèvres un baiser. Il y a un léger moment de flottement puis, sans un mot, dans un sourire, j’ouvre la portière et je m’échappe.
L’appel à la prière recouvre la ville. La brume s’est épaissie et la nuit est tombée. Quand je débouche sur l’İstiklâl, l’avenue de l’Indépendance, c’est la cohue. Les lumières me tournent la tête.
J’ai du mal à me frayer un chemin au milieu de la foule qui va en tous sens. Malgré le vacarme, j’adore vivre ici. J’aime Istanbul. Depuis que je l’ai découverte, elle ne m’a jamais quittée. C’est ma maison et, à la fois, elle me transporte ailleurs.
La nuit, le jour, elle n’est, aurait dit Verlaine, chaque fois, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Cela fait plus de vingt-cinq ans que j’arpente cette ville de long en large. De la rive européenne à la Corne d’Or et jusque, plus loin, aux pentes antiques de Constantinople, Istanbul tout entière me frappe au visage de toute son histoire. Pour moi, tout ici est merveilleux. Je marche dans les rues et – même si depuis janvier les attentats se multiplient – je me sens chez moi.
Tout a commencé près de Taksim, dont Murat Uyurkulak dit : À Istanbul, c’est la vie. Dans les années 1990, je travaillais à l’Institut français des études anatoliennes près du Palais de France. Je venais d’arriver en Turquie avec, dans la tête, toute la fantasmagorie de l’Orient et je ne cessais d’arpenter la Grand-Rue de Galatasaray jusqu’à la ville basse de Galata puis, en remontant, jusqu’à Taksim.
Sur cette place, en juin 2013, a commencé la rébellion contre le pouvoir d’Erdoğan. Gezi Park, nouvel éden, lieu symbolique de liberté, une manifestation pour avoir le droit de manifester. Malheureusement, la place a été reconquise par le pouvoir. Violence d’État. Un air de déjà-vu. Depuis lors, les réfugiés fuyant la guerre en Syrie ont rejoint la Turquie qui, selon Hakan Günday, se voit obèse dans le miroir de l’Orient et décharnée dans celui de l’Occident, ne trouvant pas de vêtements à sa mesure. On ne sait jamais ce qui va arriver. C’est pourquoi ce pays me surprend toujours.
Fascinée par son histoire fracturée, ses contradictions, sa créativité et son avenir incertain, j’aimerais partager mes impressions avec Alexandre. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis notre dîner. J’avais cru qu’il m’en donnerait dès le lendemain, qu’il me téléphonerait ou m’écrirait et viendrait à l’improviste – on ne sait jamais ! –, qu’on irait dîner à nouveau, qu’on pourrait prolonger la soirée autour d’un verre, qu’il me raccompagnerait et aurait envie de rester avec moi pour repartir seulement au petit matin. J’ai vécu les jours qui ont suivi nos retrouvailles dans l’impatience, incapable de ne rien faire d’autre que de guetter un hypothétique signe de sa part. J’avais eu foi dans le regard qu’il avait eu lorsqu’il avait juste posé un doigt sur mes lèvres avant que je descende du taxi, au coin de la rue de Turbigo et de la rue Réaumur.
Je suis sûre qu’il est déjà venu à Istanbul. Il est si difficile d’échapper à la frénésie de cette ville – sauf si l’on se laisse captiver par l’eau, qui porte des échanges incessants d’une rive à l’autre sur la Corne d’Or, le Bosphore ou la mer de Marmara. Regarder la mer ensemble, comme lors de notre toute première rencontre.
C’étaient les années 1980. Sweet dreams are made of this / Who am I to disagree ? / I travel the world / And the seven seas / Everybody’s looking for something… À l’époque, on écoutait Eurythmics, Enola Gay, Indochine, France Gall et Michel Berger ou Queen. Michael Jackson chantait Billie Jean et Freddie Mercury Another One Bites the Dust. Je venais d’avoir dix-huit ans et d’arriver sur les bords de la Méditerranée. Je séjournais à Cannes chez Michel, un ami. Dès mon arrivée, il m’avait annoncé que des copains venaient de descendre, eux aussi, sur la Côte pour le week-end. Il leur avait proposé de nous rejoindre.
On avait très vite quitté la ville. Destination Le Trayas. La nature sauvage de l’Esterel s’ouvrait à nous. Maquis d’arbousiers, de genêts, de lentisques et de bruyères. Formes déchiquetées de la roche volcanique. Forêt de pins maritimes, de chênes verts ou de chênes-lièges. Michel était au volant. Musique à fond, vitres ouvertes sous le cagnard, on roulait à toute vitesse sur la route en lacets. Ça secouait furieusement. On chantait à tue-tête, riait aux éclats. On s’amusait, l’ambiance était électrique. Certains voulaient aller à la plage, d’autres sur les rochers, j’avoue que je m’en fichais totalement. J’étais en vacances et j’avais juste envie de nager.
Soudain, Michel avait bifurqué dans un chemin de terre défoncé et on s’était arrêtés sur un promontoire dominant la mer. Il n’y avait personne d’autre que notre petit groupe. C’est là que j’avais découvert Alexandre. Il essayait de s’extraire d’une vieille deux-chevaux brinquebalante. Son corps s’était déplié dans la lumière du soleil, il m’avait semblé immense, comme taillé dans du marbre. En esthète, je ne pouvais m’empêcher de l’admirer. Il avait senti mon regard et m’avait fixée droit dans les yeux. Puis quelqu’un s’était adressé à lui et il m’avait tourné le dos pour répondre. J’avais entendu sa voix pour la première fois. Profonde et grave, une voix qu’on ne discute pas. J’en avais eu des frissons. Comme envoûtée, j’étais restée figée là sans pouvoir détourner les yeux. Michel m’avait bousculée, serviette de bain sur l’épaule, avait posé une main sur mon bras :
— Eh ! Myrto ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Allez, viens !
Et avait explosé de rire. Je lui avais emboîté le pas sur le sentier abrupt qui descendait vers une crique en contrebas. Les autres nous suivaient bruyamment. Il faisait très chaud, le soleil tapait fort en ce début d’après-midi. Arrivés en bordure de la paroi, à une dizaine de mètres au-dessus de l’eau, nous avions déposé nos affaires et, sans prendre le temps de nous concerter, baskets aux pieds, tee-shirt ou chemise sur le dos, nous nous étions lancés dans l’ascension, malgré la rocaille et les ronces, du raidillon qui menait au plus haut rocher. Là, sans réfléchir, nous avions sauté.
Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui je le referais. C’était l’insouciance de la jeunesse. Une fois la tête hors de l’eau, la surface m’avait semblé moins tranquille, le clapotement inhospitalier, les vagues plus sombres et les remous pleins de dangers. Mais je l’avais fait !
J’avais lancé mes chaussures et ma chemise sur les rochers tout proches, puis j’avais quitté l’ombre de la roche, nageant lentement vers le large, portée par la houle. C’est là, dans le scintillement du soleil, qu’il s’était présenté à moi. Je ne l’avais pas senti venir. Il était tout près. Je l’avais laissé s’approcher encore – nos jambes se frôlaient, nos doigts se touchaient presque –, puis je m’étais éloignée de quelques brasses en riant. Il ne me quittait pas des yeux – regard intense. Loin des autres, nous avions continué ce jeu incertain dans une complicité spontanée. Puis nous nous étions arrêtés face à face, les yeux dans les yeux, des gouttelettes accrochées aux cils, nos lèvres mouillées d’eau et de sel. On se souriait sans se quitter du regard. J’aimais déjà sa bouche bien dessinée, son menton volontaire, ses yeux verts, ses cheveux bruns en bataille. Nous étions seuls au monde. Presque nus dans la mer. Sa peau effleurait mes seins. J’avais envie de le prendre dans mes bras et de m’abandonner.
Je loge au Pera Palace, ce qui est pour moi exceptionnel. Je suis invitée pour le lancement du nouveau roman d’un auteur que je vais bientôt publier en France. J’aime bien ce lieu mythique pour son lien avec l’Orient-Express mais pas seulement… J’y ai surtout de très beaux souvenirs avec Lou. La première fois que nous sommes venues ensemble à Istanbul, elle avait tout juste six ans. Nous nous étions installées au bar toutes les deux. Pendant que je répondais à mes mails, elle jouait tranquillement avec des figurines que nous avions achetées à Kadiköy et, de temps en temps, elle m’expliquait les conflits terribles qui opposaient les deux superhéros. Le duo que nous formions n’avait cessé d’intriguer les clients comme le personnel de l’hôtel, au point qu’on nous reconnaissait, chaque fois que nous revenions au fil des années, et ce jusqu’à il y a deux ans, où nous avions donné rendez-vous à des copains dans ce bar. Lou était devenue une jeune femme très lookée : cheveux noirs, carré court, maquillage sombre, piercing à l’arcade sourcilière, elle portait ce soir-là des collants flashy, un short, un tee-shirt Doctor Who sous une chemise blanche et des chaussures à semelles compensées. Mature, elle avait participé activement, à ma grande surprise, à la conversation sur l’étrange soutien de la Turquie aux réseaux djihadistes en Syrie. Je n’avais pas réalisé combien, à force d’échanger sans cesse avec elle sur le monde, alors que je m’étais depuis longtemps enracinée au Proche-Orient dont j’aime les cultures, les terres, les langues, je l’avais embarquée depuis le début de la guerre en Syrie dans mes préoccupations géopolitiques. La différence entre l’Orient et l’Occident, c’est la Turquie. Hakan Günday ne s’y est pas trompé. Et je n’avais pas fini de m’étonner puisque Lou, qui s’exprimait soit en français, soit en anglais, avait basculé tout d’un coup, et sans difficulté, sur le turc ! Bouche bée, je l’avais écoutée défendre son point de vue avec une compréhension du monde hors du commun, et ce sans jamais perdre son sang-froid. Un grand jour, pour moi comme pour elle. J’avoue que j’étais fière. À partir de ce moment-là, elle avait changé de statut à mes yeux. J’avais gagné une amie. Décidément, Istanbul a toujours eu quelque chose à voir avec ma vie.
À Beyoğlu, autrefois Pera, la ville franque, qui fut au XIXe siècle le miroir de Paris, je profite de mon séjour pour rencontrer quelques confrères, mais impossible de me rendre en Asie. Je n’ai que très peu de temps pour la flânerie et les soirées tardives. Je ne cherche pas non plus l’aventure. Je ne fais que ressasser les mots d’Alexandre, me les repasser en boucle et me remémorer nos souvenirs heureux. Le poète Küçük İskender disait juste : À Beyoğlu, chacun peut faire les rêves qu’il souhaite.
Comme je quitte Istanbul en fin de matinée, je me suis levée très tôt pour aller voir la mer avant mon départ. J’ai acheté à un vendeur de rue un simit, pain au sésame qui me rappelle la Grèce et fait office de petit déjeuner. Agitation incessante, trafic et klaxons, les sirènes des bateaux, le cri des mouettes. J’adore cet endroit, même si je regrette le vieux pont flottant et rouillé de Galata qui, lorsqu’il s’ouvrait, scindait la ville en deux – marquant la coupure entre Orient et Occident. Ce n’était pas un pont, c’était un quartier, un centre commercial, un quai, trois ou quatre embarcadères, un gazino, un lieu d’excursion, un réceptacle des paresses, et l’un des derniers villages lacustres construits par les hommes préhistoriques, d’après Sait Faik. Depuis qu’il a été mis au rebut et, avec lui, les embarcadères de bois qui se balançaient au gré de la houle en craquant ou les bistrots au ras de l’eau, rien n’est plus tout à fait pareil. C’est ça, Istanbul. Un monstre immense qui ne cesse de changer et où, heureusement, il y a le Bosphore.
Cet été-là, Michel avait proposé en fin d’après-midi de quitter la crique pour une plage, un peu plus loin. Après une partie de volley, nous nous étions tous écroulés sur le sable. Alexandre s’était posé naturellement à côté de moi, son corps bronzé séchait au soleil. J’avais envie d’y déposer un baiser. Il me parlait tout bas et, si je ne me souviens pas de ce qu’il me racontait, je sais qu’il me faisait rire. Les autres avaient compris qu’il se passait quelque chose, ils n’avaient même pas tenté de nous mettre en boîte. Dans le soleil déclinant, j’avais fini par poser la tête près de lui, les yeux fermés, en écoutant le murmure des vagues sur le sable, et j’imaginais la saveur de sa peau sur le bout de ma langue.
L’Asie est juste en face. Le soleil me rend la vie belle. Sur les quais d’Eminönü, je me rappelle ces visions heureuses. Où est passé Alexandre ?
Je rêve qu’il arrive là, maintenant, sur ce quai, comme autrefois à Sisteron, ou qu’il m’envoie le message que je me languis de recevoir – mais c’est justement parce que je l’attends que je ne le recevrai pas.
Le temps passe. Le téléphone vibre. Un message, enfin:
Myrto, tu es où ?
Non, ce n’est pas possible ! Le cœur battant, je réponds dans la foulée.
Alexandre ! Je suis à Istanbul, comme prévu. Et toi ?
Myrto, fais bien attention. Istanbul n’est pas sûre.
Je sais. Mais bon… Où es-tu ?
Silence. Je m’impatiente. Debout, devant la mer, j’attends. Plus de cinq minutes avant qu’un nouveau message s’affiche. Soudain, une idée surgit dans mon esprit. Et si Alexandre se trouvait lui aussi à Istanbul ?
Appelle-moi dès que tu rentres à Paris. On se voit très vite. Myrto, je t’embrasse fort.
Déçue, je me surprends à sourire. Au moins, une chose est sûre : Alexandre ne change pas. Un taxi m’attend à l’hôtel pour 10 heures.
C’est à Roissy que j’apprends la nouvelle. Attentat-suicide à Istanbul : quatre morts, une trentaine de blessés. Je cherche des informations. Ça s’est passé dans l’İstiklâl sur la rive européenne d’Istanbul. Alexandre avait raison : la ville n’est pas sûre. Je l’appelle du taxi. Ça sonne dans le vide. Je réessaie et écoute son message d’absence, à plusieurs reprises, juste pour entendre sa voix.
Enfin, le téléphone vibre. C’est Lou. Elle vient d’écouter les informations et a eu tellement peur qu’elle a aussitôt cherché à me joindre. Je la rassure mais elle perçoit mon trouble. Je lui raconte cette drôle de coïncidence, ce message d’Alexandre avant de quitter Istanbul, et maintenant ce silence.
Borges a raison : Le rêve fait partie de la réalité. Vivre ou rêver. Depuis mon retour, Alexandre ne s’est toujours pas manifesté, bien qu’il m’ait demandé de le prévenir dès que je serais à Paris. C’est comme s’il ne recevait ni mes textos ni mes messages téléphoniques. Cet homme est une énigme. Insaisissable. Je le traque sur les réseaux sociaux mais ne découvre rien de plus. J’essaie de me souvenir encore pour comprendre – ou peut-être seulement pour attendre.
La nuit était belle quand nous avions quitté le restaurant de Sisteron. Je devais rentrer au campement si je voulais sauver quelques heures de sommeil avant de rejoindre le chantier dès l’aurore. Alexandre m’avait prise dans ses bras. Je m’étais serrée fort contre lui en tremblant, avais soulevé sa chemise. Avide, j’avais retrouvé la mémoire de sa peau et cherché ses lèvres, le souffle court. Le désir inassouvi, en rade depuis sept ans, m’étouffait. Pris lui aussi dans cet élan du corps et de l’émotion, Alexandre m’avait embrassée, ses mains s’efforçant fiévreusement de retirer le haut de ma robe froissée et d’atteindre mes seins. Ce baiser m’avait paru d’une intensité jamais ressentie auparavant. Presque nus dans la pénombre, nous étions comme aveuglés, effrayés de notre propre désir. J’avais plaqué mes hanches contre son ventre, pétri ses fesses, senti son sexe dur et chaud et avais saisi sa main pour la guider sous ma robe. Haletant, gémissant, joignant nos corps, c’était comme si nous retrouvions le moment de notre rencontre au milieu de la mer et que, inconnus l’un à l’autre, nous nous prenions dans les bras pour la première fois – comme si nous faisions l’amour à l’ombre de la forteresse.
Le retour s’était passé rapidement. Fenêtres ouvertes, nous avions roulé, silencieux. Dans un rêve, nous nous étions laissé conduire, insouciants, hors le monde – les clochards célestes.
Alexandre m’avait déposée sur la place déserte à 3 heures du matin. J’avais contemplé son visage et lui avais demandé :
— Que ferons-nous la nuit prochaine ?
Il m’avait souri et m’avait dit:
— Je t’attends. Viens quand tu veux.
Puis il avait allumé la radio pour continuer le voyage. Nous étions début août 1990. Saddam Hussein venait d’envahir le Koweït, toutes les radios ne parlaient que de ça. On s’était regardés : l’Irak, on connaissait, lui comme moi, et on savait que si Saddam s’attaquait à un allié de l’Occident, le Proche-Orient risquait de s’embraser…
La nuit suivante, Alexandre avait disparu.
Longtemps, j’ai imaginé que ce baiser de Sisteron nous avait inscrits à tout jamais dans le temps. Les sentiments de liberté, de vitesse et de désir que j’ai ressentis avec lui cette nuit-là ne m’ont jamais quittée. »

Extrait
« Il faut vraisemblablement compter un mois avant qu’il ne revienne à Paris: après son évacuation par la mer, j’imagine, entre la Syrie et Chypre, on va le faire transiter par une base militaire en Irak ou en Turquie avant qu’il puisse regagner la France. Puis on verra. Sans doute cela lui prendra-t-il du temps de retrouver ses marques. On ne passe pas comme ça de la guerre à Paris. Surtout quand on a perdu des frères d’armes. Je pense à lui tout le temps. Je m’accroche mais, parfois, l’inquiétude et le doute s`insinuent au fond de moi. Ce que m’a dit Alexandre m’est précieux, ce qu’il ne m’a pas dit m’inquiète. J’aimerais qu’il soit là. Je me remémore sa voix, ses mots, ses gestes, même les plus anodins, et revis chacun de nos rendez-vous. Ses bras me manquent. Il me faut chasser ces images de mon esprit sinon l’abattement me terrasse. Tout me semble terriblement triste et ennuyeux. J’en veux alors à quiconque m’envoie un message parce qu’il n’est pas lui, je ne peux voir personne, je n’ai envie de rien. Au moindre bruit, je imagine débarquer à l’improviste et, à chaque notification de mon téléphone, j’espère découvrir qu’il est enfin reconnecté.
Quand je suis dans cet état, il me devient impossible de sortir de mon lit, où les heures passent en compagnie d’Eden au milieu des livres et des manuscrits. Je la caresse en tournant les pages que je ne parviens pas à lire. Elle sent bien que je suis bouleversée. Ses yeux m`interrogent. Je me blottis contre elle, son poil est doux, elle sent le pop-corn, je m’’apaise, elle soupire. Je lui dis que les jours ne finissent jamais, toujours la même lumière du matin, et que la nuit met un temps fou à tomber. Et si Alexandre avait disparu pour de bon? Si je m’étais trompée? S’il était incapable de rentrer? Tout ce qui me paraissait raisonnable devient source d’un doute irrationnel. »

Je me bats pour protéger autant qu’il m’est possible tous ceux qui m’ont fait confiance mais je sais déjà que, si je ne réussis pas, je risque d’y perdre beaucoup et de le payer le restant de ma vie. Non seulement ma situation personnelle serait catastrophique tant j’ai pris de risques pour garantir la pérennité du catalogue, mais j’aurais aussi à faire le deuil d’une grande partie de mes espérances.

Depuis quelques semaines, je m’isole de plus en plus. Quand je sais que la journée sera administrative et fastidieuse plutôt qu’éditoriale, je vais très tôt au bureau. Là je prends le temps d’ouvrir un à un les livres que j’ai publiés, de les feuilleter et d’en relire quelques passages. Pour chacun, je me rappelle à quelle occasion j’ai rencontré l’auteur, comment le livre s’est inventé, les circonstances de sa sortie et, d’un souvenir à l’autre, je parcours ce catalogue bâti au fil des années pour dire quelque chose des espaces littéraires, des terres nouvelles, des formes et des langues, entre littérature et politique. En réalité, peu de gens connaissent la manière dont se construit un catalogue, sorti tout droit d’un désir, d’un rêve ou d’un pari, voire des obsessions et des convictions de l’éditeur. Je contemple la bibliothèque et soupire. Car je sais que, si je n’arrive pas à nous sortir de là, je serai infiniment triste tous ces volumes finiront au pilon.
Mais je dois courir au tribunal pour une réunion avec le juge et l’administrateur, et j’en suis malade d’avance. C’est tellement dur d’être harcelée, maltraitée, déconsidérée, comme si tout ce que j’avais construit n’était rien, absolument rien. Je les entends déjà alors que j’erre dans les couloirs du tribunal de commerce pour retrouver mon chemin. J’ai compris dans ce lieu qu’il me fallait être entourée pour résister à cette terrifiante expérience. Sinon, et c’est encore plus vrai à la campagne, si on se retrouve trop seul, après s’être confié à son chien, à son cheval, à sa vache, à ses chèvres, à ses poules ou à s’être adressé à ses arbres, aux champs, aux fleurs ou à la rivière, on choisit d’en finir. »

À propos de l’auteur
COLLAS_Emmanuelle_©Photo Olivier_DionEmmanuelle Collas © Photo Olivier Dion

Historienne de l’Antiquité, Emmanuelle Collas a passé beaucoup de temps au Proche-Orient sur des chantiers de fouilles archéologiques. En 2005, elle choisit de quitter l’université pour devenir éditeur, d’abord à la tête de Galaade, puis des éditions qui portent son nom. Elle y défend une littérature engagée. Sous couverture est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Dans le désert

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Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce j’aime beaucoup la manière dont Julien Blanc-Gras raconte ses voyages. J’ai notamment beaucoup aimé Briser la glace, un voyage au Groenland résumé ainsi par l’auteur: «Un périple sur un voilier à travers les icebergs. Un narrateur incapable de naviguer. Un portrait tragicomique du Groenland.»

2. Parce que, comme l’explique «Anne & Arnaud», il est cette fois question d’un périple «dans le Nouvel Orient, entre Qatar, Dubaï et Oman (…) brûlant et plein de surprises».

3. Pour cette citation extraite du livre (p. 53) : « Je crois qu’il ne faut céder ni à l’intimidation, ni à la mauvaise foi. Au fil de mes livres, je me suis permis des vannes sur des chrétiens, des juifs, des mormons, des hindous, et surtout sur moi-même. Je me permettrai donc aussi l’humour avec des musulmans, pour ne pas les discriminer. »

Dans le désert
Julien Blanc-Gras
Éditions Au Diable Vauvert
Récit de voyage
180 p., 15 €
EAN : 9791030700336
Paru en septembre 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
Du Qatar à Oman, en passant par Dubaï et le Bahreïn, Julien Blanc-Gras nous guide à travers un nouveau monde où tout peut arriver, pour le meilleur ou pour le pire. Parviendra-t-il à réconcilier l’Orient et l’Occident en soulevant le voile des apparences ? Réussira-t-il à se faire des amis dans le désert ? Un périple brûlant, servi par la bienveillante ironie de l’auteur de Touriste.

Où?
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Les critiques
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Les premières pages du livre
« Je voue une confiance mesurée à l’être humain. Ce niveau de confiance, fluctuant, tend à diminuer quand je me contente de rester chez moi en consommant de l’information. Dès que je pose le pied sur un autre continent, une bouffée d’optimisme me transporte. Vue de près, l’humanité n’est pas aussi laide qu’elle en a l’air. Je voyage avec un entêtement méthodique sur cette planète qui, pour minuscule qu’elle soit dans le cosmos, présente l’avantage d’être inépuisable à hauteur d’homme. Les hasards de l’existence et mon goût de l’ailleurs m’ont conduit dans les métropoles globales et les villages oubliés, dans la chaleur tropicale et le froid polaire, dans des régions troublées et des enclaves pacifiques. J’ai fréquenté des palaces et des bidonvilles, descendu des fleuves très sacrés et gravi des montagnes que l’honnêteté me contraint à décrire comme pas trop hautes. Surtout, j’ai partagé des bouts de vécu avec un échantillon assez représentatif de notre espèce. »

Extrait
« Une fois engagés dans le désert, le vrai, ce sont des dizaines, puis des centaines, puis des milliers de 4×4 que nous croisons sur une piste d’un kilomètre de large entrecoupée de hautes dunes. Procession de Toyota, buggies, quads qui s’élancent dans les sables. Impossible de ne pas penser à Mad Max. Il n’y a plus de route, il n’y a donc plus de code de la route. On ne roule ni à droite, ni à gauche, on se faufile entre les autres véhicules et les collisions ne sont pas rares. Des morceaux de phares et pare-choc jonchent le parcours. Des hélicos survolent la parade mécanique, des drones aussi. Le désert est un endroit très fréquenté. »

À propos de l’auteur
Né en 1976 à Gap, Julien Blanc-Gras est journaliste de profession et voyageur par vocation. Il est l’auteur de Gringoland (lauréat du Festival du premier roman de Chambéry 2006), de Comment devenir un dieu vivant, de Touriste (Prix J. Bouquin, Prix de l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon, nommé au Prix de Flore et au Prix des lectrices de Elle. Adaptation en BD chez Delcourt, parution 2015), de Paradis (avant liquidation), succès public et unanimité critique, de Briser la glace et de Dans le désert, son dernier ouvrage. (Source : Éditions Au Diable Vauvert)
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L’été en poche (34)

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Boussole

En 2 mots
Le musicologue Franz Ritter part en quête de cet orient qu’il a tant aimé et de la belle Sarah qui l’incarne. Suivez-le dans ce voyage érudit et découvrez la richesse de la Syrie et de l’Iran en cette période si troublée.

Ma note
etoileetoileetoileetoile (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…

Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Christophe Ono-dit-Biot (Le Point)
« Dans un texte plein de méandres, proche de l’inventaire ivre et scintillant, bodybuildé aux références littéraires, scientifiques, géographiques, qui serait le frère oriental de Zone, le flux de conscience de Franz s’épanche, voyage, regrette, espère. »

 

Vidéo


Mathias Enard présente son roman «Boussole», Prix Goncourt 2016. » © Production Actes Sud

Celui-là est mon frère

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Celui-là est mon frère
Marie Barthelet
Éditions Buchet-Chastel
Roman
176 p., 14 €
EAN : 9782283029749
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule dans un endroit d’Orient, proche d’un désert, qui n’est pas nommé.

Quand?
L’action n’est pas située dans le temps. Disons que les armes mentionnées font plutôt référence à l’arsenal utilisé de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« En te voyant, j’ai pensé que tu étais revenu pour moi, puis que tu avais vieilli. Je me trompais. Déjà tu souhaitais repartir. Et ce n’était pas tant que tu avais vieilli, tu étais transformé – défiguré, allais-je dire, par la brûlure d’une foi neuve. J’ai aussi cru que je délirais. Mais ton nom susurré par tous ceux qui étaient présents a craquelé le silence. J’ai compris que je n’étais pas le seul à te voir. Que c’était vrai. Que c’était toi. »
Un jeune chef d’état reçoit la visite de son frère tant aimé, disparu dix ans plus tôt. La brève joie des retrouvailles cède très vite la place à l’amertume et à l’indignation : celui qui est revenu a changé. Il est désormais l’Ennemi. À cause de lui, le pays va s’embourber dans une crise sans précédent.
Celui-là est mon frère, premier roman de Marie Barthelet, est un véritable conte qui déroule, avec sensibilité, le récit envoûtant d’une affection mortelle.

Ce que j’en pense
***
Depuis Montesquieu et Voltaire la tradition du conte philosophique oriental avait disparu de nos lettres. Grâce à la plume de Marie Barthelet qui signe ici un premier roman aussi court que savoureux, ce tort est réparé. Il met aux prises deux frères, les fils du souverain d’un État oriental dont on comprend vite qu’il est régi d’une main de fer depuis des générations par cette famille régnante.
Après avoir donné naissance à un héritier, le souverain – comprenant que son épouse ne pourrait plus enfanter – a décidé d’adopter un second fils afin qu’il ne grandisse pas seul. Choix judicieux puisque les deux frères vont tout partager jusqu’au jour où «l’adopté» s’enfuit, provoquant le désarroi de la famille et de son frère : «En partant tu m’amputais de toi. Il y avait la vie d’avant et d’après ce départ. La vie avec et sans toi. Un âge d’or, une ère de plomb.»
On imagine la joie au moment de l’annonce du retour, après dix ans d’exil, de ce fils prodigue. Sauf que, à l’image des combats de serpents, les retrouvailles vont vite se transformer en confrontation. «J’ai songé : le «nous» d’hier, c’était toi et moi ; aujourd’hui, c’est toi et eux seuls. Eux. La triste minorité de mon pays.»
L’oiseau de mauvais augure qui promet le soulèvement du peuple opprimé – de cette triste minorité – déstabilise le pouvoir. Bien vite, ses menaces vont se traduire dans les faits. Une «vague pourpre» empoisonne le fleuve et le réseau d’eau causant de nombreux décès dans la population, notamment parmi les plus démunis. La lèpre fait également des ravages. Un peu comme les sept plaies d’Egypte.
Les vieilles recettes ne semblent plus fonctionner. Les promesses, les visites aux malades pour les assurer du soutien du gouvernement ne font que retarder la révolte qui grande. Mais les beaux discours finissent par sonner creux :«L’Histoire s’écrit mal à cause de littérateurs comme toi qui ne savent pas la grammaire des hommes.»
Le Palais finit par être envahi et l’heure des règlements de compte sanglants a sonné. «Tu peux museler les médias, assommer les consciences à coups de bêtes slogans et de publicités mensongères, comme les empereurs d’autrefois gaber les panses de pain, organiser des fêtes et des courses à l’hippodrome, en bref jeter de la poudre aux yeux, tu le peux bien sûr, tu peux tout. Mais voici la vérité : tu es l’assassin de ton peuple.»
L’acte final de cette tragédie entre en résonnance avec bien des événements et nous propose une réflexion sur l’aveuglement du pouvoir, sur la justesse des causes défendues, sur la frontière tenue qui existe entre l’ordre et la liberté, entre un asservissement qui assure une certaine stabilité et une liberté, d’autres diront un chaos, qui ouvre la voie à bien des excès.
Marie Barthelet, en ne donnant ni références historiques, ni géographiques, ni même religieuses, livre au lecteur toutes les nuances du possible. S’agit-il d’une cause juste ou d’un combat d’intégristes ? Chacun se fera son opinion…

68 premières fois
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Autres critiques
Babelio 
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Extrait
« Ta mémoire à toi, tes registres personnels, nous n’y avions pas pensé. Tu es devenu instable, refusais de manger, de dormir, de parler d’autre chose que du pouls de cet homme s’affolant sous ta poigne, de sa salive dégoulinant sur tes phalanges. Mille fois par jour tu te lavais les mains. Tu regardais au-dessus de mon épaule, dans le vide. Tu répétais: « Non et non, il ne faut pas, il ne faut pas…
Un matin, tu es parti. Personne ne t’a vu quitter le palais. Tu n’as rien dit, rien emporté, pas même ton chien, pas même moi. Dieu sait que tu m’emmenais toujours avec toi, dans toutes tes errances. Tu es parti pour ne jamais revenir.
Jamais. » (p. 32-33)

A propos de l’auteur
Marie Barthelet a 27 ans. Elle est animatrice du patrimoine et responsable du musée de la Charité-sur-Loire. Celui-là est mon frère est son premier roman. (Source : Éditions Buchet-Chastel)

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Boussole

ENARD_Boussole

Boussole
Mathias Enard
Actes Sud
Roman
380 p., 21,80 €
ISBN: 9782330053123
Paru en août 2015

Où?
Le roman retrace des voyages effectués en Turquie, Syrie et Iran, passant notamment à Istanbul, Damas, Alep, Palmyre, Téhéran, Bandar Abbas mais traverse également l’Autriche (le narrateur est Viennois) ainsi que l’Allemagne, notamment à Tübingen, Stuttgart, Nuremberg et la France, à Paris et en Touraine. Sarawak, le Nord de l’île de Bornéo est également fréquemment évoquée.

Quand?
L’action se situe de nos jours, avec des récits de voyages en Syrie et en Iran il y a une trentaine d’années et l’évocation de siècles d’histoire qui ont forgé le Proche et Moyen-Orient et leurs relations avec l’Occident.

Ce qu’en dit l’éditeur
La nuit descend sur Vienne et sur l’appartement où Franz Ritter, musicologue épris d’Orient, cherche en vain le sommeil, dérivant entre songes et souvenirs, mélancolie et fièvre, revisitant sa vie, ses emballements, ses rencontres et ses nombreux séjours loin de l’Autriche – Istanbul, Alep, Damas, Palmyre, Téhéran… –, mais aussi questionnant son amour impossible avec l’idéale et insaisissable Sarah, spécialiste de l’attraction fatale de ce Grand Est sur les aventuriers, les savants, les artistes, les voyageurs occidentaux.
Ainsi se déploie un monde d’explorateurs des arts et de leur histoire, orientalistes modernes animés d’un désir pur de mélanges et de découvertes que l’actualité contemporaine vient gifler. Et le tragique écho de ce fiévreux élan brisé résonne dans l’âme blessée des personnages comme il traverse le livre.
Roman nocturne, enveloppant et musical, tout en érudition généreuse et humour doux-amer, Boussole est un voyage et une déclaration d’admiration, une quête de l’autre en soi et une main tendue – comme un pont jeté entre l’Occident et l’Orient, entre hier et demain, bâti sur l’inventaire amoureux de siècles de fascination, d’influences et de traces sensibles et tenaces, pour tenter d’apaiser les feux du présent.

Ce qu’en dit l’auteur
Interroger la frontière. Essayer de la comprendre, dans ses flux, ses reflux, sa mobilité. La suivre du doigt. Plonger la main dans le courant de la rivière ou la saignée du détroit. La parcourir avec ceux qui l’ont explorée, voyageurs, poètes, musiciens, scientifiques. En relever les traces, les cicatrices anciennes ou les interactions nouvelles. Entrevoir tour à tour sa violence et sa beauté. Exhumer des passions oubliées et des échanges enfouis, reprendre des dialogues parfois interrompus. Tenter humblement de recenser les marques de cette passion, de ce qui se joue entre soi et l’autre, entre Les Mille et Une Nuits et À la Recherche du temps perdu, entre L’Origine du monde et un pasha ottoman, entre le chant du muezzin et des lieder de Szymanowski.
J’ai été ce qu’on appelait autrefois un orientaliste. J’ai étudié l’arabe et le persan à l’Institut des langues orientales. Comme mes personnages, j’ai parcouru l’Égypte, la Syrie ou l’Iran. J’ai essayé de reconstruire cette longue histoire, celle de l’amour de l’Orient, de la passion de l’Orient, et des couples d’amoureux qui la représentent le mieux : Majnoun et Leyla, Vis et Ramin, Tristan et Iseult. Sans oublier ce qu’il peut y avoir de violent et de tragique dans ces récits, de rapports de force, d’intrigues politiques et d’échecs désespérés.
Ce long voyage commence à Vienne et nous amène jusqu’aux rivages de la mer de Chine ; à travers les rêveries de Franz et les errances de Sarah, j’ai souhaité rendre hommage à tous ceux qui, vers le levant ou le ponant, ont été à tel point épris de la différence qu’ils se sont immergés dans les langues, les cultures ou les musiques qu’ils découvraient, parfois jusqu’à s’y perdre corps et âme. M. E.

Ce que j’en pense
****
En voyant les images d’Alep se vidant de ses habitants, contraints à l’exil sous le poids des bombes qui s’abattent sur la ville, j’ai repensé à mon voyage en Syrie et aux fortes émotions de ce voyage au Proche-Orient. J’ai alors recherché dans le livre de Mathias Enard ce passage où il parle de cette superbe cité qui est en train d’être rasée : «Nous sommes rentrés à l’hôtel par le chemin des écoliers, dans la pénombre des ruelles et des bazars fermés – aujourd’hui tous ces lieux sont en proie à la guerre, brûlent ou ont été brulés, les rideaux de fer des boutiques déformés par la chaleur de l’incendie, la petite place de l’Évêché maronite envahie d’immeubles effondrés, son étonnante église latine à double clocher de tuiles rouges dévastée par les explosions : est-ce qu’Alep retrouvera jamais sa splendeur, peut-être, on n’en sait rien, mais aujourd’hui notre séjour est doublement un rêve, à la fois perdu dans le temps et rattrapé par la destruction. Un rêve avec Annemarie Schwarzenbach, T. E. Lawrence et tous les clients de l’hôtel Baron, les morts célèbres et les oubliés …»
Si la lecture de ce roman couronné du Prix Goncourt 2015 résonne aussi fort en moi, c’est d’abord pour les souvenirs qu’il évoque et que doivent partager tous ceux qui ont arpenté le site de Palmyre, les ruelles d’Alep ou le souk à Damas. Cette impression d’un drame absolu, né de la folie d’hommes qui ont oublié d’où ils venaient, combien leur culture, leur art, leur science et même leur religion était riche.
Avec une époustouflante érudition – je vous l’accorde, il faut quelquefois s’accrocher pour suivre le récit – Mathias Enard en témoigne. En nous entraînant sur les pas de Franz Ritter, musicologue installé à Vienne, il jette sans cesse des ponts entre les occidentaux avides de connaître cet orient au-delà des fantasmes. A moins que ce ne soit à cause de ces fantasmes qui ont nourri leur œuvre de musicien, de poète, d’écrivain.
Entre colloques universitaires et récits de voyages, entre découvertes archéologiques et conversations autour d’un verre ou d’un feu de camp, on découvre la richesse de l’orientalisme inventé par Napoléon Bonaparte «c’est lui qui entraîne derrière son armée la science en Egypte, et fait entrer l’Europe pour la première fois en Orient au-delà des Balkans. Le savoir s’engouffre derrière les militaires et les marchands, en Egype, en Inde, en Chine.»
Derrière lui, les écrivains et les musiciens seront nombreux à raconter leur vision de cet orient. De Victor Hugo avec «Les Orientales» à Chateaubriand, de T. E. Lawrence à Agatha Christie, de Klaus Mann à Isabelle Eberhardt, sans oublier les poètes comme Rimbaud, Nerval, Byron.
Pour le musicologue, il y a tout autant à raconter, tant les influences orientales parsèment les œuvres de Schubert, Beethoven, Mendelssohn, Schumann, Strauss, Schönberg. Il semble que l’occident tout entier ait eu cette soif d’Orient. «Les Allemands, dans l’ensemble, avaient des songes bibliques et archéologiques ; les Espagnols, des chimères ibériques, d’Andalousie musulmane et de Gitans célestes ; les Hollandais, des visions d’épice, de poivriers, de camphriers et de navires dans la tempête, au large du Cap de Bonne-Espérance.» Quant à Sarah et aux Français, ils se passionnent non seulement pour les poètes persans, mais aussi pour ceux que l’Orient en général avaient inspirés.
Voilà justement le moment de dire quelques mots de cette Sarah que Franz rencontre lors d’un voyage et qui va servir de fil rouge au romancier. Tout au long du roman, on suit en effet la quête de Franz, amoureux transi. La belle rousse, spécialiste de cet Orient qui le fascine tant, avec qui il va pouvoir partager ses découvertes. Même si cette femme ne possède rien («Ses livres et ses images sont dans sa tête ; dans sa tête, dans ses innombrables carnets»), il s’imagine, depuis une nuit à la belle étoile passée au pied de la forteresse d’Alep, ne plus jamais la quitter.
Mais c’est elle qui s’envolera pour enterrer son frère, traumatisme dont elle ne se remettra pas et que l’entraînera à «l’orient de l’orient».
Des années plus tard, il va pourtant la croiser à nouveau en Autriche : «L’avenir était aussi radieux que le Bosphore un beau jour d’automne, s’annonçait sous des auspices aussi brillants que cette soirée à Graz seul avec Sarah dans les années 1990, premier dîner en tête à tête…»
Sauf que «la vie est une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière, ne retombe jamais sur ses pieds. Dans ce sentiment du temps qui est la définition de la mélancolie, la conscience de la finitude, pas de refuge à part l’opium et l’oubli».
Mathias Enard dit avec élégance la souffrance du manque. Au soir de sa vie, il a beau ressortir «la boussole qui pointe vers l’orient, la boussole de l’illumination, l’artefact sohrawardien. Un bâton de sourcier mystique», il compris que le monde qu’il a rêvé n’est plus, que seuls les récits témoignent de la beauté et de l’amour. Que le paradis est artificiel.
«Une bouffée d’opium iranien, une bouffée de mémoire, c’est un genre d’oubli de la nuit qui avance, de la maladie qui gagne, de la cécité qui nous envahit.»

Autres critiques
Babelio
Le Point (Christophe Ono-dit-Biot)
Télérama (Gilles Heuré)
BibliObs (Grégoire Leménager)
LaLibre.be (Guy Duplat)
La République des livres (Pierre Assouline)
Libération (Philippe Lançon)
Paris-Match (Gilles Martin-Chauffier)
Le Temps (Eléonore Sulser)
La Croix (Antoine Perraud)
Blog L’or des livres (Emmanuelle Caminade)
Blog Les heures perdues (Célian Faure)

Extrait
« Sarah avait soudain l’air abattue, j’ai remarqué qu’elle flottait dans son tailleur gris ; ses formes avaient été avalées par l’Académie, son corps portait les traces de l’effort fourni au cours des semaines et des mois précédents : les quatre années antérieures avaient tendu vers cet instant, n’avaient eu de sens que pour cet instant, et maintenant que le champagne coulait elle affichait un doux sourire rendu de parturiente – ses yeux étaient cernés, j’imaginais qu’elle avait passé la nuit à revoir son exposé, trop excitée pour trouver le sommeil. Gilbert de Morgan, son directeur de thèse, était là bien sûr ; je l’avais déjà croisé à Damas. Il ne cachait pas sa passion pour sa protégée, il la couvait d’un œil paternel qui louchait doucement vers l’inceste au gré du champagne : à la troisième coupe, le regard allumé et les joues rouges, accoudé seul à une table haute, je surpris ses yeux errer des chevilles jusqu’à la ceinture de Sarah, de bas en haut puis de haut en bas – il lâcha aussitôt un petit rot mélancolique et vida son quatrième verre. Il remarqua que je l’observais, me roula des yeux furibards avant de me reconnaître et de me sourire, nous nous sommes déjà rencontrés, non ? Je lui ai rafraîchi la mémoire, oui, je suis Franz Ritter, nous nous sommes vus à Damas avec Sarah – ah bien sûr, le musicien, et j’étais déjà tellement habitué à cette méprise que je répondis par un sourire un peu niaiseux. Je n’avais pas encore échangé plus de deux mots avec la récipiendaire, sollicitée par tous ses amis et parents que j’étais déjà coincé en compagnie de ce grand savant que tout le monde, en dehors d’une salle de classe ou d’un conseil de département, souhaitait ardemment éviter. Il me posait des questions de circonstance sur ma propre carrière universitaire, des questions auxquelles je ne savais pas répondre et que je préférais même ne pas me poser ; il était néanmoins plutôt en forme, gaillard, comme disent les Français, pour ne pas dire paillard ou égrillard, et j’étais loin de m’imaginer que je le retrouverais quelques mois plus tard
à Téhéran, dans des circonstances et un état bien différents, toujours en compagnie de Sarah qui, pour l’heure, était en grande conversation avec Nadim – il venait d’arriver, elle devait lui expliquer les tenants et aboutissants de la soutenance, pourquoi n’y avait-il pas assisté, je l’ignore ; lui aussi était très élégant, dans une belle chemise blanche à col rond qui éclairait son teint mat, sa courte barbe noire ; Sarah lui tenait les deux mains comme s’ils allaient se mettre à danser. Je me suis excusé auprès du professeur et suis allé à leur rencontre ; Nadim m’a aussitôt donné une accolade fraternelle qui m’a ramené en un instant à Damas, à Alep, au luth de Nadim dans la nuit, enivrant les étoiles» (p. 14-15)

A propos de l’auteur
Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone.
Il est notamment l’auteur de six romans parus aux éditions Actes Sud : La perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie ; Babel n° 903), Remonter l’Orénoque (2005), Zone (2008, prix Décembre, prix du Livre Inter ; Babel n° 1020), Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (2010, prix Goncourt des Lycéens, prix du Livre en Poitou-Charentes 2011), Rue des Voleurs (2012) et Boussole (2015).
Ainsi que Bréviaire des artificiers (Verticales, 2007) et L’alcool et la nostalgie (Inculte, 2011 ; Babel n° 1111). (Source : Editions Actes Sud)

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Focus Littérature

Le Maître

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Le Maître
Patrick Rambaud
Grasset
Roman
240 p., 19 €
ISBN: 9782246855774
Paru le 2 janvier 2015

Où?
L’action se déroule en Chine, « au pays de Song, entre le Fleuve Jaune et la rivière Houaï » ainsi qu’au pays de Ts’in, « qui commençait entre le Fleuve Jaune et les montagnes, dans la haute vallée de la Wei, ainsi qu’au royaume de Ts’i à Lin-Tsö la capitale du royaume et dans la ville de Mong.

Quand?
Nous sommes cinq siècles avant Jésus-Christ.

Ce qu’en dit l’éditeur
« C’était il y a vingt-cinq siècles dans le royaume de Song, entre le Fleuve Jaune et la rivière Houaï : Tchouang naquit les yeux ouverts et sans un cri. Il était froissé, édenté, chauve, puisque les nouveau-nés ressemblent aux vieillards : les hommes entrent en scène aussi démunis qu’ils en sortent… »
Bienvenu dans la Chine du Vème siècle avant Jésus-Christ. Un monde poétique et violent, où « tombe » soudain cet enfant, fils du Surintendant des présents et cadeaux. Dans ce royaume gigantesque, l’or est partout, la faim aussi, les princes et les rois ont des esclaves, des éléphants, des nains, ils écoutent des poèmes, font commerce de femmes et d’épices, lisent Confucius….
Avec son immense talent, Patrick Rambaud nous conte la vie de cet enfant, curieux, libre, attentif à la vie, aux métiers, à la pratique du monde ; bientôt inventif et sage ; au plus près du peuple. C’est ainsi qu’il deviendra le plus grand philosophe chinois, Tchouang Tseu, donnant son nom à son livre légendaire, suite magnifique d’histoires vivantes, où l’on croise des bouchers, des seigneurs, des tortues, des faux sages…
C’est un destin inouï que nous raconte le grand romancier de La Bataille – à mi-chemin de la fable et de la philosophie. On rit, on apprend, on découvre, on s’étonne, dans ce monde dont le vrai prince est un philosophe…

Ce que j’en pense
***

Je ne sais si ce roman est celui de la sagesse, comme le promet le bandeau de couverture, mais ce qui est sûr, c’est qu’il permet de passer un bon moment avec ce Maître et ses pensées très libres. Il n’est du reste absolument pas nécessaire d’adhérer à la philosophie de cet ancêtre chinois pour se réjouir de cette pochade. Car si Patrick Rambaud a voulu s’offrir une récréation après ses chroniques du règne de Nicolas Ier, le lecteur partage ce récit jubilatoire.
Nous voici donc il y quelque vingt-cinq siècles sur les pas de Tchouang, de sa naissance à sa fin. Esprit aussi vif que rebelle, il va commencer par apprendre « beaucoup de ses maîtres et des conversations chuchotées qu’il avait la nuit avec l’esprit de son défunt grand père. »
Si bien qu’« A dix ans, Tchouang avait saisi les fondements de la pensée chinoise, laquelle reposait sur des principes simples. Oui et non n’existaient pas à l’état naturel. Il n’y avait pas de contraires mais des contrastes ; le monde était une somme d’impressions. Les forces complémentaires se combinaient, se succédaient, permutaient, s’alliaient, s’harmonisaient, se remplaçaient comme le yin et le yang, la nuit et le jour, l’ombre et la lumière, la femme et l’homme. »
Mais au lieu d’une sorte de résumé des philosophies taoïstes ou confucianistes, Patrick Rambaud choisit ‘école buissonnière. Car Tchouang doute et se révolte.
« Tchouang voulait vivre désormais à l’écart pour ne pas avoir honte de vivre. »
Aucun des modèles proposés ne lui convient, à commencer par celui de l’homme de cour. Il déteste le pouvoir qui avilit et n’entend pas se mettre au service du prince ou d’une cause. Au long de ses pérégrinations, il finira aussi par éconduire tous ceux qui voient en lui «Le Maître». Ni ses disciples, ni son épouse Chao-Yun, Nuage du matin, n’auront raison de sa soif de dénuement et sa volonté de simplicité. Quand il assène des vérités telles que « ce que l’homme ignore excède ce qu’il connaît », ou encore que « La durée de nos existences n’est rien comparée au temps où nous n’existons pas » et enfin « laisse l’or dans les montagnes et les perles dans les eaux ! », on se dit que l’auteur de La Bataille a réussi son coup. Cette farce n’est rien d’autre qu’un viatique pour les ambitieux, les avides de pouvoir et les stressés d’aujourd’hui.

Autres critiques
Babelio
L’Express
Le Point
Les Echos (Thierry Gandillot)
Le Nouveau Cénacle (Revue participative)
Blog MicMélo Littéraire

Extrait
« – Maître, disait-il, vous nous enseignez que la tradition est barbare…
– C’est la tradition qui nourrit les guerres, la tradition qui force les hommes à des travaux épuisants, la tradition qui creuse le fossé entre riches et pauvres, la tradition encore qui invente des cultes pour séparer les hommes. N’est-ce pas de la barbarie ?
– Qu’appelez-vous précisément la tradition ?
¬¬– Ce sont les règles de vie, édictées par on ne sait plus qui, ou par une divinité malfaisante à tête de crapaud. Les gens s’y habituent, ils y croient, ils l’appliquent sans jamais la remettre en question. Personne ne se lève et dit : « Cette règle est idiote ! » Je vais vous donner un exemple. Un jour, une secte décide qu’il ne faut pas manger de potiron. Les potirons sont donc bannis. Ils causent même l’effroi des spectateurs. « Tu as mangé une bouchée de potiron ? malheureux ! Tu vas périr dans d’affreuses souffrances ! Vite, recrache pendant qu’il est temps et jure de ne pas recommencer ! » De l’autre côté de la rivière, imaginons une tribu d’adorateurs du potiron. Que vont-ils faire ? Vont-ils traverser la rivière pour hacher menu ceux qui identifient le potiron au mal absolu ? Sans doute. Les guerres n’ont pas d’autres origines. Chacun reste emmuré dans ses croyances, qui vont à l’encontre des croyances du voisin. Ne pensez-vous pas que c’est stupide ?
– Stupide, Maître, mais aussi mortel.
¬– Eh oui, Lin-lei. Je vous engage tous à étudier ce que préconisent les sectes : leurs interdits ne sont que de signes de reconnaissance. Entre eux ils s’appellent frères. Tous les autres, ils les rejettent. Cette détestation des uns pour le potiron, elle vient peut-être d’une indigestion, puis ces maux de ventre alimentent une croyance, et la croyance engendre des maux encore plus grands. Tse-loi, va nous cueillir un potiron. »

« – Maître Tchouang, quand votre souffle s’envolera, que préférez-vous ? Qu’on vous enfouisse ou qu’on vous abandonne la face au ciel ?
– M’en fous. Enterré, je ferai le délice des asticots, exposé au soleil je serai la proie des vautours. Pourquoi privilégier l’une de ces bêtes au détriment de l’autre ?
Un matin il se fit porter sur la plate-forme qui dominait la vallée, en laissant dans sa cabane tout ce qu’il possédait, une natte, un bol et une statuette en jade blanc. Il s’étendit dans l’herbe qui sentait le frais. Il demanda qu’on le laisse tranquille, ce que comprirent même les deux musaraignes qui s’étaient hasardées à le renifler. Tchouang ferma les yeux et attendit sa mort qu’il devinait imminente. C’était une journée majestueuse. Il attendit des heures sans bouger, parfaitement calme. Vers le soir il sentit une goutte d’eau sur sa paupière, une autre sur son front. Il tâtonna des doigts dans l’herbe, récupéra son bâton, l’empoigna, se leva à demi et se pressa vers l’abri du kiosque aux écritures : « Zut ! la pluie… » »


A propos de l’auteur

Ecrivain précaire né à Paris en 1946. On lui doit entre autres, chez Grasset, une suite romanesque consacrée à la fin de l’Empire : La Bataille (Grand prix du roman de l’Académie française et prix Goncourt), Il neigeait, L’Absent et Le Chat botté (2006). (Source : Editions Grasset)
Site Wikipédia de l’auteur

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