Vers la flamme

HENNEBELLE_vers_la_flamme  RL_2023

En deux mots
Paliki, après avoir réalisé de nombreux reportages en Amérique du Sud, accompagne une expédition dans la forêt amazonienne. Là, elle va découvrir les Yanomamis, une tribu à laquelle elle va finir par s’attacher. Puis combattre avec elle pour sa survie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vie et mort des Yanomani

En retraçant la vie d’une photographe qui a choisi, après l’avoir côtoyée, d’intégrer la tribu amazonienne des Yanomami, David Hennebelle rend compte d’un désastre ethnique et écologique. Une mise en garde qui se lit comme un roman d’aventure.

Paliki est photographe. Après parcouru le Pérou, la Colombie et le Brésil et réalisé de nombreux reportages pour différents magazines, elle part dans le Nordeste va accompagner une expédition dans la forêt amazonienne pour y approcher les Yanomami. Ces «semi-nomades, chasseurs-collecteurs et agriculteurs sur brûlis, vivent en communautés dispersées, dans la forêt tropicale humide d’Amérique du Sud.»
Mais le groupe va surtout être confronté à la pluie, l’humidité qui va avoir raison de leur matériel ainsi qu’à la faim alors que leur progression s’annonce bien plus difficile que prévue sur ce territoire qui «s’étend entre le Venezuela et le Brésil, de part et d’autre de la sierra Parima, la chaîne de montagnes qui sépare le bassin de l’Orénoque, au nord, de celui de l’Amazone au sud.»
Si, après ce fiasco Paliki ne renonce pas et va tenter de trouver les moyens de retourner auprès des Yanomamis, c’est qu’elle a compris que pour eux, «la forêt englobe tout ce qui est nécessaire à leur existence; elle abrite les esprits et les rites, elle est le théâtre luxuriant de leurs rêves.»
Grâce à une bourse obtenue auprès d’une fondation américaine, elle peut retenter l’aventure. Mieux préparée et plus déterminée que jamais, elle va réussir à les approcher et à se faire accepter par le groupe. Auprès d’eux et dans des conditions pourtant très difficiles, elle va finir par réaliser des centaines de clichés.
C’est alors que le gouvernement va décider le percement de la transamazonienne. Un nouveau combat, inégal, va s’engager pour préserver les tribus. Mais tout comme avec les conquistadors, des siècles auparavant, la bataille est perdue d’avance. D’autant que les moyens supérieurs des ennemis s’accompagnent d’autres fléaux comme les maladies. Paliki va alors intervenir pour préserver un territoire à ceux qui l’ont désormais intégrée à leur communauté.
Dans ce roman scindé en quatre parties intitulées la traversée, la défloration, la lutte et vers la flamme, David Hennebelle rend hommage au travail de la photographe Claudia Andujar et s’appuie sur l’expédition Amazone-Orénoque dirigée par Alain Gheerbrant pour dénoncer un massacre perpétré au nom du progrès.
Ce nouveau siècle sera-t-il le dernier pour le poumon vert de la planète? Et cette catastrophe écologique marquera-t-elle la fin de la planète? Ce livre, court et factuel, est un compte-rendu des errements d’une civilisation et une mise en garde.

Vers la flamme
David Hennebelle
Éditions Arléa
Roman
144 p., 19 €
EAN 9782363083210
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Brésil et au Venezuela, le long de l’Amazone et de l’Orénoque.

Quand?
L’action se déroule à la fin du siècle dernier.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les habitants d’Apiahiki s’étaient habitués à sa présence. Sa joie leur était commune. Sur son passage, beaucoup disaient Awe, un mot qui valait approbation. Chacun ressentait le bien de cette compagnie. Elle voulait vivre parmi eux, comme eux. La confiance se gagnait. Pour elle, ils faisaient exception à leur méfiance instinctive envers les Blancs.
Paliki sait-elle que sa première expédition en forêt amazonienne d’où elle veut ramener des photos des Yanomami changera pour toujours sa vie ? Elle les place au centre de son art, tend son miroir à leur forêt et à leurs rêves. Puis les prédations, la violence, les épidémies surgissent. Ses clichés s’emplissent de fumée, montrent le mal que les Blancs font à cette terre ancestrale. Elle choisit de rester avec eux et ensemble ils remontent à la source des fleuves. Là où tout se réinvente, vers la flamme où brûle l’essentiel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
Les Yanomami sont des semi-nomades, chasseurs-collecteurs et agriculteurs sur brûlis, vivant en communautés dispersées, dans la forêt tropicale humide d’Amérique du Sud. Le territoire qu’ils occupent depuis mille ans s’étend entre le Venezuela et le Brésil, de part et d’autre de la sierra Parima, la chaîne de montagnes qui sépare le bassin de l’Orénoque, au nord, de celui de l’Amazone au sud. La forêt englobe tout ce qui est nécessaire à leur existence; elle abrite les esprits et les rites, elle est le théâtre luxuriant de leurs rêves. Les «Blancs» se sont introduits sur la terre des Yanomami dans les premières décennies du XXe siècle.

La traversée
La vie de Paliki avait commencé par les abandons soudains, les peurs infernales. L’année 1962, elle avait fait l’acquisition d’un boîtier photographique. Elle cherchait un moyen de se relier aux autres. Sa vie s’écoulait lentement, rongée par une solitude invariable. Rien, n’avait réussi à l’en arracher. Elle n’en parlait à personne et personne ne s’en souciait.
Seule, elle parcourut le Pérou, la Colombie, le Brésil surtout. On lui confia des reportages; des rédacteurs de magazines en vogue retenaient ses clichés. D’autres prenaient congé d’elle en peu de mots, arguant de la faiblesse irrémédiable de son sexe. Elle photographiait des familles de pêcheurs, des planteurs de café, des prostituées et des homosexuels rejetés des mégapoles, des paysans désespérés du Nordeste, honteux de leur misère.
Le magazine Realidade avait commandé un reportage long et coûteux, dans l’État de Pará.
Elle rencontra les Indiens Kayapo. Elle aima leur joie pure. Elle ne savait pas leur langue: elle usa de sourires. Elle apprenait dans les regards. Elle fit d’eux des portraits doux et insouciants qui s’étalaient en pleine page, en quadrichromie.
Les nuits, elle rêvait à des projets de longue haleine pour documenter et comprendre leurs cérémoniaux. Un ethnologue brésilien lui avait parlé d’une expédition qui se montait pour traverser la sierra Parima depuis le Venezuela.
Elle obtint d’y participer. Tout devenait possible pour son art. Elle se sentait poussée à s’y aventurer, à ne jamais prendre de repos avec lui.
Elle était jeune encore. Il fallait oublier.
Elle découvrait que le hasard et la photographie pouvaient disposer du cours entier d’une existence.
Dans les derniers jours de mars 1969, elle partit loin au nord.
Dans le bassin du fleuve Orénoque.

Les pirogues se trouvèrent lancées au milieu du fleuve. Un dédale d’îlots les dissémina; le courant était fort. Des Indiens grands et musculeux se relevèrent, enfonçant profondément dans les flots de longues perches de bois clair. Le signal du départ avait été donné sous une timide éclaircie. Les nuages étaient chassés au loin. Ils allaient s’empiler en tas sombres, au pied de la Cordillère orientale.
Les jours d’avant, Puerto Ayacucho avait bruissé de conversations intriguées, de fébriles préparatifs.
La pluie battait les lourdes caisses de matériel et de pacotille. L’excitation grandissait. Un attroupement s’était formé sur la berge. Dans l’eau, des enfants riaient, tout en nageant contre le courant. Ils étaient nombreux; ils voulaient voir et comprendre. Après les provisions de café, de riz et de viande séchée, on avait embarqué les moustiquaires et les hamacs, le grand fût d’essence, un groupe électrogène. Paliki avait profité de ces journées d’attente pour lire d’anciens récits d’exploration.
La sierra Parima fascinait mais son évocation n’était jamais empreinte de quiétude. Sur ses sommets, les conquistadors de jadis y avaient situé la mythique cité d’Eldorado. Dans les causeries du soir, on dépeignait des forêts inextricables, des pluies insensées, les fleuves emportés en chutes vertigineuses. Chacun se demandait avec anxiété comment il échapperait au venin des animaux, aux tribus inhumaines.
Les pirogues étaient comme des balançoires. Des vagues noires se dressaient, puis déferlaient à contre-courant. On pagaya énergiquement pour éviter de grands tourbillons. Au loin, on entrevit une barrière d’écume d’un blanc aveuglant: un seuil rocheux empêchait le passage. Il fallait débarquer. Le portage se fit sous une lourde averse, puis la navigation reprit devant une grande île. Une brume humide l’enveloppait de reflets argentés. L’eau redevint profonde et calme; le courant ne se voyait plus. Le silence se fit.
Déjà, le fleuve commençait à s’élargir. Dans son téléobjectif, Paliki observait les rares fondations qui étaient posées sur les rives herbeuses: quelques fragiles cases de chaume et de pisé. Leurs habitants en semblaient partis. Dans la lumière irisée du matin, elle voyait seulement paraître la robe blanche d’une chèvre ou l’encolure d’un cheval.
La végétation se serra et s’éleva. De temps à autre, le cri d’un singe hurleur retentissait. La forêt ne forma bientôt plus que l’unique paysage. Les pirogues longeaient de petites îles toutes rondes, d’un vert impénétrable et bleuté.
La lumière baissa: il restait une heure avant la nuit. On installa le bivouac sur une plage boueuse. Des tortues couleur de terre s’y tenaient. La lampe à huile et le feu qu’on alluma attirèrent immédiatement une myriade de papillons blancs et bleus. Chacun s’allongea dans son hamac, laissant le temps au cuisinier de confectionner le repas. On oublia le fleuve pour ne plus songer qu’à la forêt qui les enveloppait de ses frôlements étranges. Ils mangèrent du riz déposé sur des feuilles de bananier. Le chef d’expédition était enthousiaste. Il narrait d’anciennes aventures. Il exagérait mais Paliki l’écoutait, le sourire aux lèvres. Elle se trouvait faite pour une vie aventureuse.

Extrait
« – Croyez-vous possible de regagner la confiance de ceux que l’on a trahis? lui demanda Paliki.
– On peut l’espérer, lui répondit-il. Il en va de la photographie comme de la musique. Ils ont aimé Mozart mais se méfiaient des appareils qui le faisaient entendre.
Prendre l’image des hommes signifiait aussi retenir celle des esprits, les empêchant de cheminer librement, pour venir à leur rencontre. En ces photographies, les Yanomami craignaient de voir l’âme des morts à tout jamais emprisonnée.
Les explorateurs l’avaient ignoré. Paliki ne se le pardonnait pas. Elle pleurait. Elle revoyait l’éclat de ses flashs: ils avaient désordonné l’univers tout entier, sa merveilleuse immobilité. Elle pensait qu’il n’y aurait plus d’abandon: celui, heureux, que les siècles avaient préservé. » p. 34

À propos de l’auteur

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David Hennebelle © Photo DR

David Hennebelle est né à Lille en 1971. Professeur agrégé et docteur en histoire, il a publié aux éditions Autrement Mourir n’est pas de mise, 2018, Prix Georges Brassens 2018, et Je marcherai d’un cœur parfait, 2020. Vers la flamme est son troisième roman. (Source: Éditions Arléa)

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Funambule majuscule

BOLEY_funambule_majuscule  RL_hiver_2021  coup_de_coeur

En deux mots
Guy Boley raconte sa première rencontre avec l’écrivain Pierre Michon, pour lequel il voue une admiration sans bornes. Suivra une lettre dans laquelle l’auteur de «Fils du feu» se livre autant qu’il explique pourquoi il faut lire tout Pierre Michon.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Deux vies sur un fil

Guy Boley a été funambule avant d’être écrivain. C’est cette expérience qu’il raconte à Pierre Michon, qu’il admire tant, et qui va rapprocher les deux auteurs dans leur conception de la littérature. Un recueil aussi court qu’éblouissant.

Quel bel hommage à la littérature, à la lecture et au livre! Cette lettre à Pierre Michon est en effet bien davantage qu’un message admiratif d’un écrivain à un confrère. Avec sa plume toujours aussi allègre, le Fils du feu, se raconte autant qu’il dit le bonheur de lire Pierre Michon. C’est l’histoire d’un jeune homme saisi par la force des mots: «Je me suis mêlé d’écrire et je me suis mêlé de lire. J’ignore pourquoi. Quand j’étais gosse, il n’y avait aucun livre, chez nous, à la maison; c’est moi le premier qui les ai amenés, ces bâtards, sous le toit familial. Première paye et première engueulade, parce que j’avais acheté «des conneries» plutôt que de l’utile. Je devais avoir dans les quinze ans. Ma première connerie fut un livre de Victor Hugo: Les Contemplations. Je le possède encore. Couverture rouge, toilée, j’avais dû payer ça la peau du cul.»
Après Hugo, bien après, il y eut donc Pierre Michon. L’auteur des Vies minuscules venait à Dijon dédicacer son dernier livre et participer à une séance publique à l’université. L’anecdote veut que Guy Boley ait été le seul lecteur qui se soit déplacé à la librairie pour retrouver l’écrivain derrière sa pile de livres. L’occasion d’échanger quelques bribes de vie et de réfléchir à ce paradoxe: plus l’auteur écrit bien et moins le public se presse pour le rencontrer. Guy a donc choisi de prendre la plume pour dire à Pierre combien il avait compté pour lui, maintenant qu’il avait arrêté de se promener sur un câble d’acier. Treize fractures auront eu raison de ce métier physique qu’il voit pourtant proche de celui de son destinataire. «C’est aussi ample, aussi généreux, aussi dangereux, aussi irraisonnable, aussi beau, aussi terrible, aussi orgueilleux et aussi inutile que l’écriture. Et l’on y accède par le même désordre de chemins.»
Des chemins qui mèneront l’un est l’autre au bord du précipice, mais surtout à des œuvres majuscules comme Quand Dieu boxait en amateur pour Guy Boley ou Les Onze pour Pierre Michon.
En lisant Guy Boley mais aussi la missive de Pierre Michon en réponse à celle de son admirateur, on se dit qu’il n’y a pas de poète maudit et encore moins de parcours d’écriture tout tracé. Il n’y a que de la passion. De l’envie impérieuse de transcender une vie misérable en œuvre d’art. C’est magnifique et bouleversant. C’est aussi une belle invitation à (re)découvrir deux œuvres majeures de notre littérature contemporaine.

Funambule majuscule
Guy Boley
Éditions Grasset
Correspondance
64 p., 6,50 €
EAN 9782246825609
Paru le 7/01/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Avant d’écrire, Guy Boley a lu, énormément, en vrac et à l’emporte-pièce, comme tout autodidacte. Puis, un jour, un livre de Pierre Michon, Vies minuscules. Ébloui par ce texte, il est allé le rencontrer, il y a plus de trente ans, dans une librairie, lors d’une séance de signatures. Ils sont devenus amis. Quelques années plus tard, il lui écrit cette lettre, hommage non idolâtre dans lequel il compare le métier d’écrivain à celui qui fut le sien des années durant : funambule.
Qu’ont en commun l’auteur et l’acrobate ? Presque tout de ce qui rend la vie séduisante, dont ceci : chacun doit affronter le vertige, le vide, et le risque de la chute. Parce qu’il a su braver la peur et se relever après s’être brisé maintes fois, Pierre Michon mérite, aux yeux de Guy Boley, le titre de Funambule Majuscule. Il nous dit pourquoi. Mais pour illustrer son propos, il se livre également et partage avec nous ses souvenirs d’un temps où il risquait sa peau en traversant le ciel. Il raconte comment il grimpait des mètres au-dessus du sol pour s’élever et tendre ses cordes d’acier avant de se lancer, et nous invite sur les toits, les clochers, les hauteurs, à le suivre.
Déclaration d’amour, ce court texte est le plus intime de Guy Boley. Il y assume le je pour se confier, se raconter funambule, lecteur et prétendant auteur, mais aussi revenir sur ses rêves utopiques de jeune soixante-huitard ou la mort de son père. Avec une force et une poésie brutes, il nous livre ainsi une confession inédite et une réflexion profonde et terriblement juste sur l’écriture, la littérature, et la beauté que traquent ceux qui la servent encore.
La lettre est suivie de la réponse de Pierre Michon à Guy Boley.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Sophie Creuz)
La Croix (Jean-Claude Raspiengeas)
BibliObs (Anne Grignon)
L’Est Républicain (Pierre Laurent)
France Bleu Besançon
Blog Domi C Lire
Blog Loupbouquin

Les premières pages du livre
Mardi 6 juin 2000
Cher Pierre,
je sais que tu admires le fait que j’aie été funambule, que j’aie risqué ma peau sur un câble, entre terre et ciel, et que j’aie fait, comme tu le prétends, quelque chose de ma vie, ceci sous-entendant que tu aurais quelque peu gâté, ou gâché la tienne. Alors que, très sincèrement, j’ai souvent le sentiment d’avoir été un appareil photographique dans lequel on aurait oublié de mettre une pellicule, et de toutes ces années de funambulisme il ne me reste pas grand-chose : des images, certes, et des courbatures quand le temps change ; des milliers de visages anonymes dont une bonne majorité me regardaient en espérant la chute, témoin ces imbéciles, ces fiers-à-bras de village ou de banlieue qui secouaient parfois mon câble, juste pour amuser quelque pisseuse au rire idiot et au regard vide, au risque de me faire choir. Choir ou chuter. J’ignore quel verbe j’aurais employé juste avant de mourir.
Quand je t’ai dit que je t’admirais puisque tu as écrit, entre autres, Vies minuscules, tu as eu un geste de la main quelque peu blasé, du genre :
« On ne va pas encore m’emmerder avec toutes ces vieilleries… »
Tu vois, nous avons chacun nos dieux de fortune. À la différence que tes livres resteront. Mes galipettes sur un fil, tout le monde les a déjà oubliées, hormis mon corps, les jours d’humidité, qui me décompte ses fractures, lentement, une par une. Treize, au total, mais pas toutes en tombant du fil. J’ai commis, dans ma vie, bien d’autres sottises beaucoup moins élégantes que marcher sur un fil.

J’attendais tes livres. J’attendais depuis longtemps cette écriture inspirée. J’en avais plus qu’assez de toute cette littérature de merde, de ces articles laudateurs de critiques complaisants, de ces copinages parisianistes, de ces renvois d’ascenseurs vides, de toute cette profonde misère éditoriale. Parce que, mine de rien, du haut de mon câble ou du fond de ma campagne, je parvenais et je parviens toujours à suivre la chose de très près. Le petit monde de l’édition manipule ses marionnettes avec des ficelles tellement grosses qu’on les voit jusque dans mon village, un cul-de-sac de soixante habitants. Et si je prétends voir les ficelles hors de leur castelet, ce n’est pas par fanfaronnade, je sais de quoi je parle : j’ai été marionnettiste, avant d’être funambule. J’en ai manipulé, des pantins, autant qu’eux. Alors tu vois bien, ils m’agacent, ces mauvais artistes. Ils parviendraient presque à m’écœurer, à me dégoûter de la parole. À me la prendre. À me l’anéantir. À me faire douter du talent de Guignol.
Bien sûr, tu aurais souhaité que tes Vies minuscules te rapportent (ou rapportassent) leur équivalent majuscule en lingots d’or. Naïf ! Il fallait te couper l’oreille, comme Vincent. C’est de cela, qu’est assoiffé le peuple médiatique. De chair ! Mais de chair qui saigne encore ! Chaude et fumante ! Pas la chair des mots qui n’a plus grande valeur. Ne pas oublier que certains bourgeois payent des milliards de dollars un tournesol de peinture séchée qui a tout perdu de son éclat mais dans lequel ils croient déceler, entre deux pétales, quelques globules de l’artiste maudit. Globules jaunes qu’on paye en billets verts.

Montaigne disait: «Que me suis-je mêlé d’écrire?» Nous en sommes tous au même point. Que nous sommes-nous mêlés d’écrire, nous autres au lieu de vivre.
Quand je t’ai demandé si tu n’écrivais toujours pas, toujours plus, j’ai senti que tu avais eu, au téléphone, le même geste blasé de la main:
«Ce n’est pas important, tout ça…»
Non, ce n’est pas important. C’est juste prioritaire. Fondamental. Duras l’a écrit, juste avant de jeter l’encre :
«Écrire toute sa vie, ça apprend à écrire. Ça ne sauve de rien.»
C’est bien ce que nous voulons, au bout du compte : apprendre à écrire. Être occupés, pas sauvés.

Je me suis mêlé d’écrire et je me suis mêlé de lire. J’ignore pourquoi. Quand j’étais gosse, il n’y avait aucun livre, chez nous, à la maison ; c’est moi le premier qui les ai amenés, ces bâtards, sous le toit familial. Première paye et première engueulade, parce que j’avais acheté « des conneries » plutôt que de l’utile. Je devais avoir dans les quinze ans. Ma première connerie fut un livre de Victor Hugo : Les Contemplations. Je le possède encore. Couverture rouge, toilée, j’avais dû payer ça la peau du cul. Pourquoi Hugo ? Parce que je viens du peuple, d’une famille à qui la chose imprimée faisait peur, et que je n’avais eu que l’école pour référence. Le seul vers que citait régulièrement mon père était d’ailleurs : « Le coup passa si près que le chapeau tomba. »
Il le mimait, ça faisait un peu rire, aux fins de banquets. De l’Hugo comme on l’aime dans les chaumières. Poète national. Poète du populo. Papa avait appris ce vers sur les bancs de la communale, juste avant de rentrer dans la vie professionnelle. À sa mort, j’ai retrouvé de petits carnets dans lesquels il notait des mots manifestement choisis au hasard dans le dictionnaire pour leur sonorité, leur couleur, leur bizarrerie orthographique. Un peu comme on choisit des mets sur un menu étranger dont on ne comprend pas la langue. Quand je suis allé pour la première fois au Japon, cela devint immédiatement un de mes jeux favoris : je prenais un menu écrit en idéogrammes, je posais mon doigt au hasard sur une ligne de kanjis, le garçon m’apportait le plat commandé et je m’émerveillais à chaque fois du machin étrange qui reposait dans l’assiette ou le bol.
Il m’arrivait d’en rire, seul, face à mes deux baguettes que je tournais entre mes doigts en me demandant par quel côté attaquer le repas. Papa, dans ses carnets, avait noté des mots qui eux aussi continuent de tristement m’émerveiller. Des mots qu’on ne sait pas non plus par quel bout attraper. Des mots comme ectropion, empyreume ou exogyne, si j’ouvre ses petits carnets à la page des E. Des mots qui ne lui servaient à rien. Des mots qui ne servent à pas grand monde, à part à quelques Japonais qui cherchent à maîtriser notre langue pour faire les malins lors de quelconques symposiums sur l’onomasiologie.
En feuilletant ses carnets, j’avais les larmes aux yeux. Je crois bien que c’est Cocteau qui a écrit : « Un roman, c’est un dictionnaire dans le désordre. »
Papa, à sa façon, était donc romancier.

J’ai été intoxiqué par la chose littéraire et j’ai passé ma vie à lire, hanter les librairies, les bibliothèques, les bouquineries : quête du Graal dans des odeurs d’encre, de poussière, de cire et de moisi.
Dans je ne sais plus trop quelle interview (ou peut-être est-ce dans un de tes livres), tu parles de tes errances au milieu des villes et de leur surabondance d’ouvrages ; errance d’un naufragé en quête de grâce. Je connais cette vacance. On feuillette, tout debout, un peu de tout et de n’importe quoi pour se donner l’illusion d’être. Je connais, pour l’avoir suffisamment subie, cette indigestion de trop de temps libre, cette paresse de retrousser les manches. Fréquemment, j’appelle au secours Louis Guilloux, ce grand écrivain injustement méconnu qui disait justement, comme s’il s’était tout spécialement adressé à nous : « Il ne faut pas qu’un certain pessimisme serve d’excuse à notre paresse d’écrire. »

Cette phrase, extraite d’un de ses carnets, m’est hélas rarement utile. Sinon à me culpabiliser davantage. Que veux-tu, on ne pourra jamais conquérir l’inaccessible étoile sans s’abîmer un minimum les genoux, et les mains, et la tête, alouette. Le vieux précepte judéo-chrétien planqué sous le confessionnal ne nous accordera l’hostie qu’à condition que la flagelle nous ait suffisamment, et dûment, molestés.

La vie m’a plutôt gâté, si je regarde en arrière, et rien ni personne ne m’a contraint à cet enfer douillet (je veux dire la littérature) (enfin, sa quête). En exergue de Vie de Joseph Roulin, sans doute un de tes plus beaux livres, tu as écrit :
« Est-ce que chaque chose vaut exactement son prix?
— Jamais »,
répond l’autre.
On aurait vite tendance, en te paraphrasant, à rallonger la liste :
« Sommes-nous absolument ce que nous sommes?
— Toujours »,
répondrait l’autre.
Car nous sommes toujours ce que nous sommes, depuis notre naissance. Nous aurons beau courir après nous-mêmes pour nous lancer des pierres, elles ne nous atteindront jamais. Nous sommes inaccessibles à notre propre amélioration. À Nietzsche qui nous hurle : « Deviens qui tu es », on devrait simplement répondre : « Le mal était déjà fait. »
Le mal était venu d’ailleurs. De là où les seringues de la vie ne pénètrent aucune veine. Heureusement que tu as placé, en exergue d’un de tes autres livres, cette phrase salutaire :
«Tu pourras être un grand écrivain, tu ne seras jamais qu’un petit farceur.»
Ça fait du bien, de rire un peu. »

Extraits
« Je me suis mêlé d’écrire et je me suis mêlé de lire. J’ignore pourquoi. Quand j’étais gosse, il n’y avait aucun livre, chez nous, à la maison; c’est moi le premier qui les ai amenés, ces bâtards, sous le toit familial. Première paye et première engueulade, parce que j’avais acheté «des conneries» plutôt que de l’utile. Je devais avoir dans les quinze ans. Ma première connerie fut un livre de Victor Hugo: Les Contemplations. Je le possède encore. Couverture rouge, toilée, j’avais dû payer ça la peau du cul. Pourquoi Hugo? Parce que je viens du peuple, d’une famille à qui la chose imprimée faisait peur, et que je n’avais eu que l’école pour référence. Le seul vers que citait régulièrement mon père était d’ailleurs: «Le coup passa si près que le chapeau tomba.»
Il le mimait, ça faisait un peu rire, aux fins de banquets. De l’Hugo comme on l’aime dans les chaumières. Poète national. Poète du populo. Papa avait appris ce vers sur les bancs de la communale, juste avant de rentrer dans la vie professionnelle. À sa mort, j’ai retrouvé de petits carnets dans lesquels il notait des mots manifestement choisis au hasard dans le dictionnaire pour leur sonorité, leur couleur, leur bizarrerie orthographique. » p. 25-26

« C’est aussi ample, aussi généreux, aussi dangereux, aussi irraisonnable, aussi beau, aussi terrible, aussi orgueilleux et aussi inutile que l’écriture. Et l’on y accède par le même désordre de chemins. »

« La semaine dernière, tu m’as appris au télé phone que tu allais entrer en clinique. Cure de désintoxication. Mon père est mort par la faute à l’alcool, alors qu’il était sportif de haut niveau. Une misère que la fin de sa vie, à papa. » p. 37-38

À propos de l’auteur
BOLEY_Guy_©Ludovic_LaudeGuy Boley © Photo Ludovic Laude

Guy Boley est né en 1952. Après avoir fait mille métiers (ouvrier, chanteur des rues, cracheur de feu, directeur de cirque, funambule, chauffeur de bus, dramaturge pour des compagnies de danses et de théâtre) il a publié un premier roman, Fils du feu (Grasset, 2016) lauréat de sept prix littéraires (dont le grand prix SGDL du premier roman, le prix Alain-Fournier, le prix Françoise Sagan, ou le prix Québec-France Marie-Claire Blais). Son deuxième roman, Quand Dieu boxait en amateur (Grasset, 2018) a également remporté six prix littéraires et figurait sur la première liste du Prix Goncourt.

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