Le frère impossible

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après avoir quitté l’Algérie en enlevant ses quatre enfants, le père du narrateur va trouver une femme en France qui va donner naissance à Alexandre, le narrateur. Il va vite devenir le souffre-douleur de Samir, son demi-frère qui, au moment de basculer dans la délinquance, est rattrapé par la religion. Il finira djihadiste en Afghanistan.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Moi et mon frère, bourreau et martyr

Il aura fallu plusieurs romans à Alexandre Feraga avant de se sentir prêt à raconter son histoire et celle de son frère mort en Afghanistan. Un frère qui l’a longtemps martyrisé avant d’être happé par les intégristes musulmans. Un récit âpre, violent, sans concessions.

Ce roman s’ouvre sur une scène forte, celle d’un rapt. Un homme fait monter ses quatre enfants sur un bateau à destination de la France. Nous sommes en 1975 et, en vertu de la politique de regroupement familial, il peut rejoindre ses parents qui ont émigré vers la France. Mais il laisse Khadija, la mère des enfants, derrière lui. Un plan machiavélique conçu par Zina, sa mère soucieuse de le voir auprès d’elle.
En France, il ne va pas tarder à trouver une épouse qui succombe à «ses boucles brunes, son visage rond, sa bonhomie affichée en public, ses longs cils et sa manière de fumer ses cigarettes». Elle est non seulement prête à accueillir sa progéniture, ayant elle-même déjà un enfant, mais aussi à agrandir la famille recomposée. Le narrateur naît en avril 1979: «L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.» Une péripétie qui ne va pas tarder à sentir qu’il n’est pas le bienvenu dans la fratrie. Ses trois demi-frères, menés par Samir, l’aîné, vont lui faire sentir par des coups et agressions, des violences physiques et morales quasi quotidiennes. Pour y échapper, il va chercher des cachettes et finir par trouver un placard qu’il pourra investir avec une lampe frontale et un livre. «Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais.» Ce sont ses compagnons d’infortune qui vont lui permettre de résister. Quand dans les pires situations, il peut faire appel à son imaginaire et à ses héros.
Mais la situation familiale ne s’améliore pas, bien au contraire. Son père se noie dans le jeu, l’alcool et les dettes, si bien qu’il lui faut quitter leur maison de Montsoult pour la petite villa de Méru dans l’Oise que lui ont laissé ses parents, retournés vivre en Algérie. «Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle. Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. »
Pendant ce temps, Kadhija dépérit. Elle a cessé de croire au retour de son homme et celle de revoir jamais ses enfants.
Sans pouvoir y répondre, l’auteur pose la question des traumatismes qui conduisent à des destins diamétralement opposés. Comment les deux frères ont-ils pu basculer chacun dans la délinquance, la violence et l’intégrisme pour l’un et dans l’écoute et l’ouverture aux autres – Alexandre va s’occuper d’enfants handicapés – pour le second? Peut-être que leur rapport à ce père défaillant éclaire un peu cette interrogation.

Le frère impossible
Alexandre Feraga
Éditions Flammarion
Roman
256 p., 19,50 €
EAN 9782080280183
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en Algérie, à Annaba, puis en France, à Paris et en région parisienne, notamment à Sarcelles et Soisy-sous-Montmorency et dans l’Oise du côté de Méru.

Quand?
L’action se déroule de 1975 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Des quatre enfants escamotés, il n’y a que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. »
À l’origine de ce roman autobiographique, il y a ce frère radicalisé, mort dans un camp d’ entraînement en Afghanistan au début des années 2000. Le petit garçon de trois ans que le père a arraché à sa mère et à l’Algérie pour venir s’installer à Sarcelles, c’est lui. Celui qui raconte cette histoire, c’est l’autre frère, Alexandre, qui naît quelques années plus tard en France. Samir, pour Alexandre à l’époque, n’est pas cet enfant meurtri, c’est au contraire « l’oppresseur », celui dont la colère rentrée a trouvé à s’exercer continûment sur le petit garçon qu’il était. Samir l’enfant, c’est celui qu’il ressuscite quand la haine s’est dissipée après sa mort assourdissante. Comment deux frères peuvent-ils avoir des trajectoires si éloignées ?
En reconstituant avec distance et courage ces deux enfances que tout oppose sauf la faillite du père, Alexandre Feraga tente d’approcher au plus près les mystères d’une destinée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info Culture (Carine Azzopardi)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Kitty la Mouette
Blog Joëlle books

Les premières pages du livre
Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants.
Elles n’ont jamais vu autant de monde agglutiné au même endroit. Des voix d’hommes, rauques et grasseyantes, tombent sur elles. Certains frôlent l’hystérie, d’autres se frappent le cœur et prennent à témoin de leur bonne fortune la première personne qui passe. Cette disparition de la ville dans la mer n’a pas l’air de les inquiéter, alors pourquoi s’en soucieraient elles ? Les sœurs se tiennent la main, au cas où. Leur père est là, imperturbable, faussement digne.
Il y a encore quelques jours, Khadija, son épouse, la mère des jumelles, brossait leurs longs cheveux noirs après les avoir enduits d’un masque de sa fabrication : de l’huile d’argan mélangée avec une banane écrasée et un jaune d’œuf, un remède hérité d’une longue lignée de mères. C’était un luxe que son mari ne pardonnait pas, car les œufs et plus encore les fruits importés coûtaient une fortune. Sa voix emportait tout sur son passage. Il saisissait le moindre prétexte pour éloigner un peu plus Khadija, pour se défaire de cette union que ni l’un ni l’autre n’avait choisie. Malgré la colère froide née d’une succession d’humiliations, Khadija ne protestait pas, elle faisait le dos rond pour épargner un spectacle désolant à ses enfants. Cependant, la nuit venue, Khadija savait se métamorphoser en goule et réduire l’univers de son mari à néant en fermant ses cuisses.
Quand les cheveux de ses filles étaient gras, Khadija mélangeait quelques gouttes d’huile d’olive à du rhassoul, de l’argile, et l’appliquait sur les racines. Pendant ces minutes de soin que l’impatience enfantine rendait interminables, elle leur chantait des rondes et des comptines.
Tout en regardant les paillettes de soleil iriser la surface de l’eau, la cadette d’une minute roule une mèche sous son nez pour se rassurer, pile sur l’empreinte du doigt de l’ange. La friction des cheveux sous la pulpe du pouce produit un son qui la rassure, une sorte de stridulation mate. Elle essaie de retrouver l’odeur de sa mère que les embruns commencent à masquer. Malgré la beauté de la mer et la complexité de ses nuances, son esprit s’accroche au manque. Elle pressent que quelque chose ne tourne pas rond. Les deux sœurs ne cessent de se parler. Elles n’ont jamais perdu de vue leur maman.
— Où est maman ? demande la cadette d’une minute.
— Votre maman va bien, répond le père.
Avec ce père, les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais.
L’aînée d’une minute fredonne Ya chta sabi sabi Wlidatèk fi qoubbi Babahom eddèh errih Yemmahome tedjri wattih. Le dernier air entendu de la bouche de sa mère. Tombe la pluie, dit le refrain. Ce matin le ciel ne compte aucun nuage, mais les larmes viendront bien vite rétablir la prémonition de la chanson. Les jumelles n’ont pas compris les hurlements de leur mère que tentait d’étouffer la précipitation de leur père, puis le silence surnaturel qui avait accompagné leur départ. Elles s’étonnent encore de l’enchaînement des événements. L’arrivée, la veille, d’une délégation de cousins descendus de leur montagne, dans leurs vêtements empesés d’un mélange d’odeurs de bêtes et de sueur rance. Une soirée faite de murmures et de chuchotis, de regards sous-jacents et de signes impossibles à interpréter pour des enfants. Un dernier repas sans saveurs préparé par les gestes nerveux de Khadija. Puis les premières heures de la nuit, étrangement calmes, comme un intermède avant la fuite. Il n’y avait que les pleurs du petit dernier, accroché au sein de Khadija, pour rompre ce silence hypocrite et cruel.
L’oncle avait dirigé les opérations. Il avait, de sa poche, graissé la patte de l’agent pour qu’il suspende sa ronde le temps d’un quart d’heure, et qu’il laisse les cris monter au ciel. Ses propres enfants avaient aidé à boucler en quelques minutes les valises achetées pour l’occasion. Ils étaient d’une efficacité surprenante pour des gens qui n’avaient jamais voyagé. À croire qu’ils s’étaient entraînés pendant des mois. La tante avait étreint Khadija de ses bras lourds de paysanne, en la pressant au niveau du plexus pour briser sa colonne d’air et toute tentative de rébellion. Pendant ce temps, la nièce avait tiré de son lit le bébé endormi et l’avait emmailloté avec maladresse. On avait exfiltré les trois autres enfants par l’arrière de la maison. Samir, pas encore 2 ans, riait aux éclats, prenant les règles du jeu qu’on lui proposait très au sérieux. Pour être certain de le tenir, on lui avait promis une récompense. On avait appelé deux taxis, faisant fi du surcoût, pour éviter de s’entasser à l’arrière et attirer l’attention d’un opportuniste qui ne manquerait pas de vendre des informations trop facilement glanées. Et le père dans tout cela ? Il s’était contenté de suivre les instructions de son frère. Il se réservait la touche finale : donner au chauffeur, avec le plus grand détachement, le lieu de leur destination. Comme si faire disparaître ses quatre enfants sous ses yeux n’était pas le tour le plus violent qu’on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment.
*
Les jumelles, du haut de leurs 3 ans, digèrent tous ces événements. Elles regardent, médusées, l’écume montée en neige par les hélices. Depuis leur départ, tout n’est que spectacle et tourbillons. Une interrogation n’a pas fini de naître qu’une nouvelle la chasse aussitôt. Elles oublieront la plupart d’entre elles avec le temps et combattront les plus persistantes avec tout l’amour qu’elles seront forcées de consacrer à la seule attention de leur père.
Les moteurs qui vrombissent ne couvrent pas les cris du dernier, âgé de quelques semaines, que les bercements malhabiles de la cousine n’arrivent pas à calmer. Il ne reconnaît pas ce corps qui le porte. Il perçoit, dans la position des bras, un malaise, une contrainte qui l’empêche de se reposer. Il ne ressent ni amour ni tendresse, mais une sorte de calcul dans les gestes. Cette peau qui l’enserre est glacée. La bouche qui lui parle ne pense pas ce qu’elle dit, l’haleine exhalée sur son cou est fade. Il crie pour que sa mère lui revienne. Elle n’a jamais mis autant de temps pour répondre à ses pleurs. Il vit depuis peu, mais connaît mieux que quiconque les dangers de l’absence. Les seins de sa cousine ne sont pas prêts à donner du lait. Depuis que le bateau a largué les amarres, cette dernière n’est plus très concentrée sur sa tâche, prise dans les errements de l’euphorie, elle n’en revient toujours pas du virage qu’est en train de prendre sa vie. Elle jubile de la liberté qui lui est offerte : six mois tous frais payés au pays de la Citroën CX, du planning familial, du rasoir jetable BIC, des Champs-Élysées et de l’été indien. Six mois loin des gamelles, des corvées et des kilomètres arpentés chaque jour dans la poussière pour recevoir d’inaudibles enseignements. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle vivra ce séjour de rêve entre quatre murs, sous l’œil omniscient de ses commanditaires.
Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. De l’autre main, il fait voltiger l’avion de chasse que son père lui a fabriqué avec le carton de son paquet de cigarettes. Il a plaqué des bandes du papier aluminium sur les ailes, cela lui donne un air de navette spatiale. Cette récompense sera la seule promesse tenue.
C’est tout ce que l’on sait des conditions de ce départ. Quant aux raisons, elles resteront de longues années entourées de mystères pour ne pas entamer l’aura du père. Les enfants ont été arrachés suffisamment jeunes pour qu’aucune contestation ne les anime dans les prochaines années. Une paix momentanée que le père paiera au prix fort au moment des comptes.
À plus de trois mille kilomètres d’Annaba, à Méru dans l’Oise, Zina, la mère du mari, se frotte les mains. En plus d’avoir organisé et couvert la dérobade de son fils et de ses petits-enfants, elle s’est bien occupée de l’honneur de sa belle-fille. Khadija a été traînée dans la boue. De femme miraculeuse enfantant tous les douze ou seize mois, elle est passée au statut d’épouse infernale au corps hanté. Hanté par quoi ? Zina ne le savait pas encore, mais elle finirait bien par trouver. Là n’était pas la question. Un seul coup de téléphone longue distance a suffi à lancer l’implacable machine à broyer la réputation. Et puis, une idée en entraînant une autre, le portrait de Khadija a pris des allures de conte macabre. Les colporteurs, disciples improvisés de Zina, avaient plaisir à enjoliver la rumeur. Ainsi, des centaines de familles ont partagé cette histoire qu’elles rendaient crédible par simple répétition. Voici ce que l’on pouvait entendre : les nuits de pleine lune, Khadija avait des accès de méchanceté, ses pupilles changeaient de couleur et sa voix de ton, la transformant en ogresse. Son ventre flasque prenait la consistance d’une plaque d’acier et ses bras, des grumes de bois de charpente, lui donnaient la force herculéenne de résister aux assauts de son mari. Cette malédiction venait du fait que, dans sa jeunesse, Khadija avait manqué d’intention dans ses prières, laissant ainsi une brèche pour la langue venimeuse des démons. Une nuit, elle fut tirée du sommeil par une voix onctueuse. Elle se pencha à la fenêtre pour en voir l’origine. Il y avait là une créature d’apparence humaine baignée par le halo de la lune. Un seul regard lui suffit pour hypnotiser Khadija, qui la suivit à moitié nue dans la nuit. Zina précisa que le jnûn ne s’était pas arrêté par hasard sous les fenêtres de cette maison ; il y avait été guidé par l’impureté de son hôte. Khadija, aveuglée par ses désirs, ne remarqua pas les pieds de chèvre que le séducteur n’avait même pas pris la peine de cacher. Le jnûn l’avait attirée sous un figuier et lui avait chanté des chansons d’amour composées spécialement pour franchir l’obstacle de son hymen. Afin de préserver l’honneur de Khadija, Zina n’a pas dévoilé l’épilogue de cette rencontre, elle s’est contentée de concocter une métaphore dont l’ingrédient principal était le suc blanc de la figue. Cette potion imaginaire a été aisément prescrite aux colporteurs et commode à avaler pour leur auditoire. En guise de conclusion, Zina maudissait les parents de son ex-belle-fille de lui avoir caché le fléau qui touchait leur famille. Que Dieu lui pardonne, car jamais au grand jamais elle n’aurait laissé entrer une âme souillée dans son clan.
Puis elle a achevé son histoire par des formules qui, confiera-t elle plus tard, lui étaient tombées du ciel :
Ce que mon fils a vu
Notre Seigneur et envoyé de Dieu
Ne l’aurait pas permis
Ce que mon fils a vu
Le rend plus grand
car il ne l’a pas permis
au nom de Dieu
il ne l’a pas permis
Je n’ai fait que conter
ce qu’il a vu
Je ne fais que reprendre mon fils
Et dans les temps lointains
Dieu se souviendra
Que j’ai prié
Et que mon fils est revenu
Après s’être assurée que le messager avait bien tout en tête, Zina a raccroché le téléphone et est retournée s’asseoir au milieu de ses coussins. Son talent de conteuse s’est révélé au fil du temps, lorsqu’elle-même est devenue bien incapable de démêler ce qui relevait de la vérité ou de son imagination.
Le plus terrible pour Khadija n’était pas que sa vertu soit taillée en pièces ni que sa généalogie soit déshonorée, mais que la calomnie rocambolesque ait atteint les oreilles de ses enfants.
En attendant son fils, Zina souriait tout en égrenant les perles de bois de son sabha. Quelques jours, quelques heures à peine la séparaient de lui. Son exil serait plus doux et le temps passé loin de sa terre natale moins lourd à supporter. Cette maison froide et humide dans laquelle elle se morfondait allait enfin s’animer. Elle entendait déjà les cris de ses petits-enfants à qui elle ne manquerait pas de faire oublier leur mère. Si je pouvais, mon Dieu, je donnerais mon lait au petit dernier, pensait elle. Il y avait pourtant une autre priorité : choisir une nouvelle épouse à son fils. Il lui faudrait passer d’autres appels là-bas pour trouver une femme digne de lui, et la faire venir. Mais pas tout de suite. Qu’on lui laisse le temps de profiter de son fils. Après tout, c’est lui qui avait appelé à l’aide.
Le service national a été instauré le 16 avril 1968 en Algérie. Son fils était alors âgé de 18 ans. Il avait demandé un sursis pour poursuivre ses études. Lesdites études s’étaient éternisées au-delà du tolérable et la nation était venue réclamer qu’il travaille pour elle durant deux ans. Le fils s’y était soustrait. Mais la nation n’oubliait pas ses enfants. En 1975, selon le code de justice militaire, une peine de quatre ans d’emprisonnement fut prononcée à son encontre. Encore heureux que le pays n’était pas en temps de guerre, la peine aurait été doublée.

Les raisons du départ s’affinent.

Le fils n’a pas envie de croupir dans une geôle au cœur du Sahara. Il appelle sa mère qui lui conseille de le rejoindre immédiatement en France. Mais il faut faire vite, Giscard ferme tranquillement les frontières aux émigrés du travail. Le chômage ne cesse d’augmenter, le choc pétrolier et la guerre du Kippour sont passés par là. De l’autre côté, son homologue Boumediene dénonce les actes racistes contre les Algériens, les incendies criminels contre les foyers Sonacotra, et exhorte ses concitoyens à rester au pays pour construire une nouvelle identité algérienne. Les relations entre les deux États se refroidissent à grande vitesse, mais certains accords fonctionnent encore. Ainsi, le fils, adulte émancipé de 25 ans, marié et père de quatre enfants, est tout heureux de se rappeler qu’il est avant tout un fils et peut, par conséquent, rejoindre ses parents dans le cadre du regroupement familial. Dépêche-toi mon fils, lui ordonne sa mère. Oui, yemma, je fais ma valise dès que j’ai raccroché. Non, mon fils, pas TA valise. VOS valises, tu ne vas quand même pas laisser le sang de ton sang à cette ghula ! Mais yemma, comment je vais faire avec quatre enfants ? D’abord, c’est moi qui vais faire. Je vais envoyer ton frère pour régler les détails. Après, on verra pour choisir une femme digne de toi et de mes petits-enfants. Ta nièce t’accompagnera pour le voyage. Ce n’est pas encore une femme, mais elle saura s’occuper du bébé le temps d’arriver jusqu’à moi. Je lui apprendrai le reste. Mais, yemma, Khadija n’est pas si… N’est pas si quoi ? Tu vas attendre qu’elle te trahisse pour la punir peut-être ? Non, yemma. Bien. Tu es intelligent mon fils. Tu vas trouver un travail, une maison, une femme. Et puis… tu vas te rapprocher de ta yemma.
Mon fils est trop souple, et sa femme abuse de sa clémence, disait Zina. Il fallait au moins une histoire de démon et de stupre pour que l’ensemble se tienne.
Tant que ses forces le lui permettraient, Zina continuerait de couver son fils, de couvrir ses arrières. Il pouvait déserter son pays, mais pas son cœur. Cette condamnation était une aubaine pour elle. Elle avait passé trop de temps loin de lui en étant obligée de suivre son mari en France. Son giron serait sa terre d’asile. Il fallait qu’il mette le plus de distance entre lui et la mère de ses enfants. Ni Giscard ni Boumediene ne pourraient s’y opposer. Et que Dieu lui pardonne le recours au mensonge. Que Dieu lui pardonne d’avoir attenté à la vie de Khadija. Une femme abandonnée par son mari était bonne à jeter à la poubelle. Que Dieu lui pardonne d’avoir placé son fils au-dessus de son messager. Elle consacrera le restant de sa vie au repenti. Et si cela ne suffisait pas, qu’elle soit la seule à être jugée et châtiée en conséquence.
Ce que Zina ignorait, c’est que le plus grave dans un mensonge n’était pas sa naissance, mais les forces mises en œuvre pour sa survie.
Revenons sur le pont du bateau. Les préposés à l’exil ont achevé la mise en scène de leurs adieux. Annaba n’est plus qu’un îlot dans les yeux des deux sœurs. Les chemins qu’elles emprunteront n’auront pas d’autres destinations que ce point qui disparaît sur l’horizon. La cousine a réussi à calmer le petit dernier, motivée par le regard accusateur de mères indignées. Elle a calé son petit doigt entre les lèvres du bébé qui le suçote, faute de mieux. Ses lèvres sont autrement scellées, pour toujours, car il n’aura jamais les moyens de prononcer le mot maman. Le père tente de se persuader qu’il a fait le bon choix. Pour l’instant, il arrive à faire taire les cris de sa femme à qui il vient de voler quatre vies. Plus tard, il n’y aura guère que l’alcool pour briser cette voix qui le hante. Samir est toujours pendu à son pantalon. L’avion de chasse voltige avec moins d’entrain. Il bredouille quelques mots. Il veut être consolé. Il ne sait pas exactement de quoi. Mais le père est fidèle à son mutisme. Ce qui n’est pas dit n’est pas si important. C’est pourtant un trou béant qu’il commence à creuser ce jour-là.
Ce silence est comme une épitaphe gravée sur son front.

Sarcelles, 1977
Il a trouvé un toit et un travail. Un bel appartement à « Sarcellopolis », premier grand ensemble de logements créé en France. Nous sommes loin de la honte des bidonvilles de Nanterre. Et pas encore enferrés dans les logiques du communautarisme. En 1977, dans les cafés se côtoient les musulmans, les chrétiens, les juifs, les blancs, les noirs, les tout ce que vous voulez. Il n’est pas rare que ce petit monde se retrouve à danser dans une fête antillaise. Sarcelles pourtant, est devenu un lieu sans identité et sans histoire, idéal pour celui qui veut fuir la sienne. L’homme y est chez lui.
Il ne se mêle pas trop aux Arabes et préfère fréquenter des Harkis, ou bien des Français qui n’ont rien contre les Arabes tant qu’ils se comportent comme des Français, ou encore des partisans de l’Algérie française. Des anciens de l’OAS, pourquoi pas ? Il n’est pas venu ici pour être un porteur de tristesse. Il n’est pas venu pour être l’indigène de service. Il veut choisir ses frères et ne pas trop penser à ceux qui sont restés. Il a l’habitude des deuils et des hémorragies identitaires et veut en finir avec tout cela. Il veut se donner à la France, il a des perspectives : une Renault 14, une Simca, et pourquoi pas la Citroën DS de Rabbi Jacob ? Une fiche de paie. Le suffrage universel. Le journal Paris-Turf. Les Grosses Têtes. L’Ascension, Pâques, la Pentecôte, les jours fériés ! Il remarque qu’ici, quelle que soit son obédience, il y a consensus autour de l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Il s’amuse de ce que les athées acceptent de chômer ces jours-là sans rien dire. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est l’expression concrète de la fraternité. Bon, le fils ne va pas non plus jusqu’à s’infliger le carême, ça lui rappellerait trop de mauvais souvenirs. En quelques mois, il va entamer un véritable travail de fossoyeur : l’arabe littéraire, les cavalcades dans les ruelles épicées, les aubes blanches face à la Méditerranée, l’héritage des ancêtres, les années de sa jeunesse anéanties par la guerre, tout est enterré.
Ses enfants ne seront jamais d’ici ou de là-bas. Ils grandissent contre leur sang. Car après deux ans d’exil forcé, ils peuvent en oublier des choses : les sonorités de leur langue maternelle, les saveurs du pays et les contours de leur mère. Zina continue d’ajuster le mythe de Khadija, qui est déjà plus que moribonde depuis qu’on lui a volé ses enfants. Zina veille au grain, fourre son nez dans l’éducation de ses petits-enfants. Elle maintient pour eux un lien spécial avec l’Algérie, quitte à redéfinir les frontières de la vérité. Elle devient le pays et la langue. Dieu nous préserve du martyr de l’exil, fait elle répéter aux aînés. Elle les met en garde contre les mœurs d’ici, les incite à se réfugier dans le confort de ses conseils, à demeurer étranger. Elle se plaint sans cesse auprès de son fils du fait que ses enfants apprennent une autre langue que la sienne. Ce n’est pas nécessaire dit elle, puisque nous allons repartir. Plus ils parlent français, plus ils s’éloignent de moi. Est-ce que je n’ai pas été une bonne mère pour que tu me refuses le droit d’être une meilleure grand-mère ?
Le fils acquiesce tout en laissant l’école publique faire son travail.
Mais c’est lorsque les jumelles réclament quelques mots sur Khadija que Zina souffre le plus. Elle se lamente avec tant d’ardeur qu’on croirait un chœur de six ou huit femmes. Elle prend son fils à témoin, se plaint du cœur, comme si la mort lui avait rendu visite.
Elle a élevé ses petits-enfants mieux que cette harpie. Donc il ne faut plus parler d’elle. Zina a jeté un voile sur cette femme dont l’évocation est considérée comme une transgression de son autorité. Elle affirme : parler de Khadija est un péché. Zina se prend pour un soleil et oblige tout le monde à la contempler jusqu’à l’aveuglement. En dehors de son foyer, elle n’existe pas. Elle est incarcérée dans son statut de femme d’immigré, insignifiante et improductive. Elle refuse cette place d’assignée, elle qui a enfanté à plusieurs reprises. Il lui reste encore des rôles à jouer.
Malgré les tentatives d’effacement, les jumelles ne peuvent pas oublier. Elles chuchotent le prénom de leur mère à l’abri des oreilles de Zina. Elles sont encore petites mais ne se laissent pas duper par les yeux révulsés et les vagissements de la grand-mère. Il n’est pas rare que sur le chemin de l’école elles fredonnent Ya chta sabi sabi. Elles tentent de toutes leurs forces de ne pas se laisser distancer par le souvenir de Khadija. Elles le gardent au creux de leur ventre, comme une nostalgie grelottante qu’elles viennent frictionner de temps en temps. Les jumelles ne se résigneront jamais à croire que leur mère les a laissées partir sans rien faire.
Malheureusement, Samir ne possède pas leur force. Pour lui, le mensonge est insoutenable. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait pas 3 ans. Tout a changé sauf l’essentiel : sa mère reste une énigme brutale. À 5 ans, il n’est déjà plus un enfant. Il est fatigué d’être triste. Ce chagrin consume son innocence. Il n’arrive pas à rester sagement assis pour jouer. Il n’arrive pas à s’endormir. De sombres pensées naissent dans son esprit. Il mange du bout des lèvres et considère les autres enfants comme une horde prête à lui arracher le peu qui lui reste. Il commence même à se méfier des jumelles et du petit dernier.
*
Maintenant que le fils a une situation, il peut honorer la suite du contrat : prendre une épouse. Ça tombe bien, Zina a une amie qui accepte de donner sa fille. Elle est intelligente, c’est-à dire qu’elle sait se taire. Elle se lève avant le soleil et n’est pas avare en courbatures. Tout comme Zina, cette femme est prête à rester étrangère toute sa vie au reste du monde et à n’être la propriété que d’un seul homme. Que Dieu nous préserve des pièges de l’exil, disait Zina.
C’était mal connaître le fils qui a saboté l’union avant même de poser les yeux sur la prétendante sacrifiée. Quitte à soumettre une femme, autant qu’elle soit née au pays des Droits de l’Homme, pour pimenter l’affaire. C’était mal connaître Zina, qui s’est ruinée en factures téléphoniques, ou plutôt qui a anéanti le fruit des heures supplémentaires de son mari, afin de répertorier toutes les promises de son lointain quartier et constituer un cheptel. Zina était prête à organiser la transhumance de ce troupeau d’épouses de l’Algérie vers la France, tant que son fils n’aurait pas trouvé chaussure à son pied.
L’exubérance a cédé à la naïveté, et Zina a cru son fils lorsqu’il lui a promis qu’il réfléchirait à la question.
Au même moment, le fils reçoit une proposition qu’il ne peut refuser : associé d’un pressing. L’ascension est fulgurante. Tant et si bien que dorénavant, tout le monde devra l’appeler Maurice. Rapidement, sa bonhomie lui attire toutes sortes de sympathies. Il devient la coqueluche des autres commerçants. On n’hésite pas à lui demander conseil sur les courses du dimanche à l’hippodrome d’Enghien, sur un point de détail juridique, sur la qualité d’un revers de pantalon. Puisqu’il a l’air de suivre l’actualité de son pays d’accueil, on lui demande son avis sur l’élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris et sur le deuxième gouvernement de Raymond Barre. Il est convaincant, mais dans le microcosme des bars-tabacs, le constat reste le même : il vaut mieux que ces gens-là ne votent pas ici. On prend pour principal argument que le dernier guillotiné d’Europe et le dernier condamné à mort en France est un Tunisien. On conclut que le chemin est encore long, mais cela ne doit pas l’empêcher de divulguer sa recette du couscous.
Une jeune vendeuse en boulangerie succombe à son indéniable charme. Il la trouve quelconque, la remarque uniquement parce qu’elle s’intéresse à lui. Il l’ignore tout d’abord avec courtoisie, pour s’assurer qu’elle est vraiment accrochée. Puis il s’attarde un peu plus longtemps à chacune de ses visites, la baratine humblement. Juste avant que le fruit de la séduction ne soit blet, il consent avec une dignité feinte, à distiller quelques éléments clés de sa situation familiale. Quatre enfants, ça donne à réfléchir. Mais la jeune vendeuse en boulangerie, âgée de 24 ans, en a déjà vu d’autres. À 14 ans, elle élevait seule ses quatre frères et sœurs tout en subissant l’hydre alcoolique qu’était son père. À 18 ans, elle fuyait avec le premier homme un peu tendre, tombait enceinte et précipitait un mariage pour leurrer parents et curé. L’homme s’est mis à boire et elle, à pleurer. Après le divorce, elle a rencontré d’autres hommes. Et avant même d’envisager un sourire, elle posait la même question : Tu ne bois pas au moins ?
L’homme qui vient lui acheter du pain et qui a l’air différent de tous les autres n’échappe pas à ce rituel.
Pas une goutte, répond-il avec aplomb.
Pas encore. Pour l’instant, le mensonge est sans conséquence. On se courtise. On fait des projets. On déménage de Sarcelles à Eaubonne. On rapatrie les plus jeunes de chez Zina. On tombe enceinte.
Le père n’incite pas ses enfants à l’appeler maman. Il faut leur laisser du temps, ose-t il.
Les jumelles tentent bien d’en savoir un peu plus sur Khadija. Elles questionnent le père, les tantes et les oncles de passage. Elles persistent même à entendre les fables de Zina. En grandissant, elles découvrent des incohérences, on ne peut plus les enfumer aussi aisément. On dit qu’elle a fait le malheur mais sans décrire la nature des actes. On dit qu’elle a trahi la famille, sans préciser avec qui ni pourquoi. On dit qu’elle vit encore quelque part en Algérie, sans jamais dire où. Les explications sont une suite d’antiennes immuables qui s’effilochent face à l’intelligence des enfants. Le nom de Khadija, que l’on ne prononce jamais, résonne encore comme une promesse non tenue. Surtout pour Samir et le petit dernier. S’ils ne viennent pas de ce ventre-là, alors d’où viennent ils ? Et c’est là que réapparaît la ghula. Le père ne donne pas plus d’explications, se contente d’entretenir l’histoire de la répudiée avec des phrases courtes et affadies par le temps. Il laisse les autres vanter son courage, lui, le père héros qui a tout quitté avec ses enfants.
Son silence récuse la fureur du questionnement, son silence scelle les bouches.

Soisy-sous-Montmorency, 1979
L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.
La femme française que l’homme oppose aux ordres de Zina est ma mère. Elle est folle amoureuse de lui. De ses boucles brunes, de son visage rond, de sa bonhomie affichée en public, de ses longs cils, de sa manière de fumer ses cigarettes. Ses longues heures taciturnes l’intriguent plus qu’elles ne l’effraient. C’est un homme qui a embrassé la France, ses mœurs et ses vignobles. Elle ne se méfie pas de ses silences qu’elle prend pour de la sagesse. Pas plus des conséquences de l’exil, qu’elle tente d’apaiser comme elle peut.

Extraits
« Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais. J’aurais aimé moi aussi avoir un compagnon de route. Un Tom Sawyer ou un Jarre qui m’arracherait à ce quotidien de peur et d’abandon. Ces enfants livrés à eux-mêmes pour différentes raisons avaient eu la chance de naître de parents aimants: Mark Twain, Selma Lagerlöf, Robert Louis Stevenson. Dans ma vie, le jeune Jim Hawkins ne prenait jamais la mer et restait à quai, fasciné et terrorisé par la violence de Billy Bones. Mes parents se détournaient de mon histoire, de ma réalité, laissant le hasard faire les choses. » p. 50

« Quelques voisins étaient sortis pour observer notre débandade, incrédules. Nos parents n’avaient prévenu personne. La honte suintait de mes yeux comme d’une blessure ancienne. Nous passions pour des fuyards. Je m’enfonçais autant que je pouvais sur la banquette arrière.
Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle.
Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. » p. 127

À propos de l’auteur
FERAGA_Alexandre_©Astrid_di_CrollalanzaAlexandre Feraga © Photo Astrid di Crollalanza

Alexandre Feraga est né en 1979. Son premier roman, Je n’ai pas toujours été un vieux con (2014), a connu un beau succès en librairie. Avec Le frère impossible (2023), il poursuit son exploration autobiographique entamée avec Après la mer (2019). (Source: Éditions Flammarion)

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Les poumons pleins d’eau

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Lauréate du concours Bookmakers © Production Arte Radio

En deux mots
Le père de Claire s’est donné la mort. Une fin tragique à laquelle sa fille ne se résout pas. Alors, elle fait revivre cet homme fantasque en explorant sa vie, ses souvenirs, ses rêves. Alors cet homme-poisson continue de nager à ses côtés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solution est aqueuse

Dans ce premier roman qui fait revivre un père qui s’est suicidé sous la forme d’un poisson, Jeanne Beltane dit avec poésie la relation père-fille, la difficulté du deuil et la force des rêves. Joliment construit, cette plongée fantastique est aussi un bel hommage.

En collaboration avec Arte Radio, Nicolas Mathieu avait proposé aux auditeurs le challenge suivant: «Faites exister un personnage sans le décrire et en 1.000 mots.» La lauréate de ce concours était Jeanne Beltane. Elle s’est appuyée sur ses premiers mille mots pour enrichir son récit et en arriver à ce premier roman.
Les poumons pleins d’eau est une réflexion originale, à la fois dans sa construction que dans son style, sur la relation qui unit un père et sa fille. Il y est question de deuil et de la douleur de la perte, de métempsychose et de réincarnation, mais aussi d’échange et de dialogue par-delà la mort. Ajoutez-y une touche de fantastique, quelques poissons et un rat et vous aurez le cocktail absurde qui fait le sel de cet inclassable quête.
Tout commence par une partie de pêche. Un minuscule poisson argenté, qui se faufile au milieu des silures, est hameçonné. L’épinoche finira dans un aquarium où la jeune fille qui l’a attrapé peut tout à loisir l’observer.
On retrouvera l’épinoche plus tard dans le récit, le temps de comprendre qu’il symbolise le père dont Claire fait le deuil.
C’est sur la plage de Saint-Malo qu’une amie le fait revivre. L’ayant bien connu, elle raconte à sa fille l’homme qu’il était, fantasque et excessif. Au tabac, à l’alcool et au cannabis, il ajoutait volontiers une bonne dose d’adrénaline. Cigarettes, alcool, cannabis. C’est ainsi qu’il a sauté d’un balcon pour honorer un pari, qu’il s’est lancé sur une piste de ski sans se soucier des autres ou encore qu’il plongé dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton. À chaque fois, il a frôlé la mort.
Alors Claire ne peut pas comprendre pourquoi il a choisi de se suicider. Alors Claire refuse cette mort. D’ailleurs, il n’est pas mort puisqu’il partage ses rêves qui, insérés au fil des chapitres, donnent une autre image de cet homme.
Jeanne Beltane a choisi une écriture poétique pour poursuivre une relation que la mort ne saurait entraîner vers le néant. En remontant à l’origine, dans le liquide amiotique, elle peut nager aux côtés de cet homme-poisson.
Chargé de jolies métaphores, l’écriture fuit alors le réel pour se rapprocher de la seule vérité qui vaille, celle des sentiments.
N’hésitez pas à plonger avec Jeanne Beltane!

Les poumons pleins d’eau
Jeanne Beltane
Éditions des Équateurs
Premier roman
144 p., 16 €
EAN 9782382843611
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sans qu’elle ait pu s’y préparer, elle traverse à toute vitesse une surface liquide. Elle se débat dans un fluide baveux et chaud qui lui rappelle le ventre de sa mère. Elle n’a bientôt plus d’oxygène et peine à remonter à la surface quand ses yeux croisent un regard. Son père!»
Le père de Claire s’est suicidé. Confrontée aux vérités étouffées et aux facettes douces-amères de cet homme fantasque, elle tente de faire le deuil.
Quelque part entre le monde des vivants et celui des morts, surgit soudain la voix de ce père-chimère, qui observe sa fille se démener pour le retrouver. Depuis ce territoire impalpable, il sent peu à peu Claire se rapprocher…
Dans ce premier roman sous forme d’une quête hallucinée, Jeanne Beltane raconte la perte et lui redonne chair en interrogeant la porosité des frontières entre les royaumes du réel et du sensible. Par son verbe tranchant et son goût pour l’absurde, elle nous transporte dans un univers onirique, teinté d’un humour noir salvateur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Lolita Francoeur)
Arte Radio (Concours Bookmakers)
Le Petit bulletin (Stéphane Duchêne)
Blog Baz’Art
Blog littéraire de Rémanence des mots

Les premières pages du livre
« Prologue
Au commencement étaient les sédiments. Une masse sombre et oblongue gît au fond de l’eau. Par temps clair, elle est visible depuis la surface, quand la vase n’est pas remuée par la pluie. À première vue, il s’agit d’une grosse pierre polie par les années et recouverte d’algues vert brun. Jusqu’à ce que la pierre bouge et remue la vase avec ses nageoires.
L’animal rejoint ses congénères dans un nuage de limon. Il pressent quelque chose. Imperceptiblement, les oscillations à la surface de l’eau lui indiquent un changement à venir. Son instinct le guide vers ses pairs, déjà dans l’attente, à l’affût. Ils ont perçu des vibrations, sourdes.
L’eau se trouble davantage. Les silures agitent désormais leurs barbillons, frénétiques, à la recherche d’indices supplémentaires. Leurs corps mous et massifs se frôlent d’abord, puis se bousculent. Au milieu de cette agitation, un minuscule poisson argenté semble s’être égaré et se faufile entre les chairs glissantes et sans écailles des mastodontes préhistoriques.
Soudain, une pluie sablée descend lentement au fond de l’eau, comme au ralenti. Une poussière d’or dans les rayons du soleil qui traversent la surface.
Les silures se battent pour ingérer cette pluie sédimentaire. Le petit poisson, plus vif qu’eux, gobe une quantité excessive pour son gabarit. Une intuition le pousse à se gaver de cette nourriture providentielle. Très vite, il se sent lourd, oppressé par cette matière non identifiée qui lui érafle l’œsophage et pèse sur son estomac. Il appréhende l’erreur peut-être fatale. Il respire avec difficulté, ses branchies se soulèvent péniblement. La nuit tombe au-dessus du lac et il n’en mène pas large.
Au matin, alors que le soleil perce la brume, il est toujours. Il se remet doucement, mais, en son for intérieur, quelque chose a changé. Étrangement, il éprouve une vitalité nouvelle. Ce repas n’était finalement pas une mauvaise chose.
Un éclair attire son regard, il aperçoit un ver à la surface. Ces dernières heures, sa curiosité lui a été plutôt bénéfique. Il se hâte donc vers la larve pour la gober quand une douleur fulgurante lui déchire la bouche. Il se sent happé hors de l’eau.— J’ai réussi ! J’ai réussi !
— Bravo, ma chérie. C’est une épinoche.
— On peut le garder ?
— Il vaudrait mieux le remettre à l’eau. On l’a déjà bien amoché. Et on n’en fera rien pour le repas.
— S’il te plaît… J’aimerais le garder et le mettre dans un bocal. Dis oui.
Cerné par les parois en plastique du seau, la bouche endolorie par la morsure de l’hameçon, le poisson sait qu’il devrait être terrifié. Mais cette force nouvelle en lui exalte plus encore sa curiosité. Ignorant son instinct de survie, il se laisse guider par cette énergie autoritaire qui a pris possession de son organisme.

À la recherche d’indices
Claire longe la grande plage de Saint-Malo.
La marée monte vite et ses pieds s’enfoncent dans le sable trop mou. Il infiltre ses méduses, formant des paquets sous ses pieds. Elle retire ses sandales en plastique et poursuit pieds nus, progressant tant bien que mal dans ce sol meuble.
Elle n’est pas une fille de l’océan. Son environnement naturel : la montagne et les forêts.
Elle voit une femme se diriger vers elle. C’est une amie de jeunesse de son père avec qui elle a rendez-vous. Pendant deux heures, cette femme lui racontera combien son père incarnait la vie.
Claire n’a pas vu cette femme depuis vingt-cinq ans, et pourtant son souvenir persistait dans sa mémoire olfactive. Pendant près de deux décennies, sans jamais avoir eu l’assurance de la revoir, Claire s’était remémoré par intermittence son parfum de tubéreuse poudrée. Dans son esprit, cette voix rauque était indissociable d’une photographie en noir et blanc étudiée cent fois – ou plus. On y voit quatre jeunes femmes assises en tailleur sur un grand tapis poilu. Elles ont les cheveux longs et des pulls tricotés main en mohair. La femme de la plage tient une tasse de thé à deux mains. Au milieu du cercle, un bébé, Claire. La photo saisit un instantané de vie, une discussion entre amies. Il s’en dégage quelque chose d’éminemment rassurant. Cette image agit dans sa mémoire comme une évocation de sa toute petite enfance, la nostalgie d’une époque qu’elle imagine insouciante. La fin de la décennie 70 et le début de la suivante sont racontés par des albums photo remplis de jeunes gens ébouriffés et hilares. Ils font la fête, souvent, ou le GR 20 en espadrilles. Et il y a, elle, Claire, minuscule dans un caban rouge, désormais centre de gravité de ce petit monde.
L’amie de son père fait resurgir un passé doux comme un cocon. Elle lui raconte cette amitié de jeunesse qui débute à une boum. Elle dit : j’ai 14 ans, je suis une gamine, pas réglée et asexuée. Le long du mur s’alignent des garçons plus âgés en pantalon de velours côtelé et pull shetland, l’uniforme de l’époque. Je suis seule sur la piste, je danse comme une folle, sans me soucier des regards. Ton père a quatre ans de plus que moi mais on va devenir inséparables. Pendant des années il va me raconter ses amours. Il tombait amoureux souvent.

Dans la tête de Claire, Suzanne de Leonard Cohen. Elle imagine son père jeune grattant la guitare au coin du feu. Il n’a jamais fait de guitare.
Une nuit, il l’avait réveillée et lui avait fait traverser Paris : j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Elle avait marché dans la nuit comme une somnambule. Il lui avait dit, surexcité : Je vais être père. C’était la naissance à venir de Claire qu’il annonçait à cette femme.
Elle dit : On ne possède qu’une chose dans la vie, c’est un corps. Un corps, c’est un océan, une forêt, une montagne. On doit en prendre soin. Ton père a maltraité le sien. Cigarettes, alcool, cannabis.***Son père, cette gueule cassée. Non, il n’avait aucun respect, aucune indulgence pour son corps.
Qu’il saute d’un balcon pour honorer un pari absurde en soirée ou qu’il file sur une piste de ski sans se soucier des autres, cela se terminait invariablement sur un lit d’hôpital.
Ainsi, la station debout sur un skate n’avait duré que quelques secondes avant la fracture ouverte. L’os sortait de sa jambe devant les regards horrifiés des enfants. Scène gore au milieu du lotissement. Ou le plongeon dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton pour ensuite arborer pendant six mois une coque en plastique le moulant du torse à la tête. Un moindre mal face à la tétraplégie qui avait failli être la conclusion de ce choc. Elle le revoit, immobile, la tête dans l’eau, comme un cadavre.
Mais aussi l’accident de ski. Il avait percuté quelqu’un, et failli perdre un œil. La lame du ski était passée juste à côté, entaillant l’arcade. Claire ne s’en souvient pas tout à fait, mais sa mère lui avait raconté qu’elle était terrifiée par son père, le visage violacé, hématome géant.
Et puis l’accident de voiture. Là, elle s’en souvient. Elle se remémore le coup de fil lui annonçant son père à l’hôpital, le pronostic vital engagé. C’était trois jours avant son départ à Madagascar où elle partait travailler. Elle avait sauté dans un train et l’avait découvert intubé de toutes parts, la tête tondue, shooté à la morphine, incapable de parler. Elle se souvient aussi de lui six mois plus tard : il flottait dans ses vêtements, une chiffe molle, vieilli prématurément. Et les douleurs qui ne l’avaient plus quitté ensuite, qui le rongeaient.
Elle se souvient de sa lampe clignotant en haut de la montagne qui fait face à leur immeuble. Il a décidé de grimper seul et de dormir là-haut. Ils échangent des signaux lumineux, lui avec sa frontale, elle en actionnant l’interrupteur de la cuisine.
Elle le revoit jurer en bricolant. Les insanités fleurissaient, en français ou en allemand, dès qu’une vis ou qu’un clou lui tenait tête. Il jurait souvent contre les objets, les accusant d’agir effrontément contre sa volonté. Quand elle était d’humeur taquine, elle en riait – ce qui n’arrangeait pas les choses –, mais le plus souvent, elle fuyait la tempête.
Elle se souvient de la dernière fessée déculottée. Celle de trop. Elle a déjà 13 ans et vivra longtemps avec cette humiliation.
Elle le revoit les yeux brillants, le verbe haut. Il a trop bu et s’insurge une fois de plus contre la connerie du genre humain. Il refait le monde, sans religion monothéiste. Il dit : une bombe à neutrons sur Jérusalem et on règle le conflit israélo-palestinien une bonne fois pour toutes ! Sans rien détruire de cette magnifique ville. Propre et efficace.
Enfin, elle le revoit en pleurs, figure victimaire : Tu ne m’aimes pas, personne ne m’aime.
***
Il y a quelques jours, elle est allée vider la maison de son père avec son frère et sa sœur. Ils se sont partagé les vinyles. Ils ont rassemblé les petits objets qui leur semblaient importants ou impossibles à jeter : de vieux passeports, des poèmes et des carnets de notes, deux pipes en écume, un morceau d’optique de microscope, une loupe, des ciseaux de coiffeur, un coupe-ongles, deux couteaux de poche, une figurine de mineur en plomb. »

À propos de l’auteur
BELTANE_Jeanne-©marion-bornazJeanne Beltane © Photo Marion Bornaz

Lauréate du concours d’écriture d’Arte Radio (Bookmakers) à l’initiative de Nicolas Mathieu et Richard Gaitet, Jeanne Beltane livre ici son premier roman, Les Poumons pleins d’eau, inspiré des quelques pages primées. (Source: Éditions des Équateurs)

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Il ne doit plus rien m’arriver

PERSAN_il_ne_doit_plus_jamais_rien_marriver

RL_2023  Logo_premier_roman  POL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Un père déambule dans les rues au petit matin, accompagné de ses deux fils. Ils viennent de perdre leur épouse et mère qui n’a rien pu faire face au cancer. Il leur faudra désormais apprendre à vivre sans elle. Et s’occuper des formalités et des obsèques.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Quand la mort frappe, la vie fait son baroud d’honneur»

Dans ce premier roman très touchant Mathieu Persan rend hommage à sa mère, emportée par un cancer à 68 ans. Une évocation bouleversante, pleine de tendresse et d’humour.

«Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc. Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.» La première scène du roman qui a du reste inspiré l’auteur-illustrateur pour la couverture de son livre, en donne bien le ton. À l’aide de jolies descriptions teintées d’humour, le narrateur va raconter le combat de sa mère face à la maladie, le jour où elle est morte et ceux qui ont suivi avant de revenir sur sa vie et celle de la famille.
Si le titre peut paraître énigmatique, il résume à lui tout seul ce que fut cette mère-louve, s’exclamant à la naissance de son premier fils «Il ne doit plus rien m’arriver» et scellant ainsi sa conduite à tenir. Désormais, elle sera là exclusivement pour ses enfants et mettra en parenthèse toute autre ambition. Elle était pourtant une brillante scientifique, mais n’hésitera pas à mettre sa carrière entre parenthèses pour jouer à fond son rôle de mère, aimante et dévouée, accueillante et attentive. Si l’auteur en fait un portrait plein de tendresse, il raconte aussi avec pudeur son combat contre la maladie et les derniers jours d’une vie qui s’est définitivement arrêtée trop vite, laissant mari et enfant totalement désorientés.
Les jours qui suivent le décès forment sans aucun doute la pièce-maîtresse de cette tragi-comédie. Car la peine et la perte confèrent aux hommes de la famille une sorte d’hypersensibilité qui les rend attentifs à de détails incongrus, à des paroles maladroites, à des conseils qui dans ce contexte sont totalement absurdes. Cela nous vaut des éclats de rire libérateurs, soulageant une très forte douleur. L’employé de la société d’assurances, celui des pompes funèbres ou encore les ouvriers chargés de sceller la tombe avec leur drôle de machine qui couine devenant, sans qu’ils s’en rendent compte, de formidables acteurs comiques. Car «c’est quand la mort frappe que la vie fait son baroud d’honneur.»
On retrouve dans ce premier roman les mêmes qualités que dans un autre premier roman, celui d’Anne Pauly qui avait rendu en 2019 avec Avant que j’oublie un hommage à son père disparu avec cette même tonalité aussi émouvante que drôle et mettait, elle aussi, le doigt sur tous ces détails absurdes qui suivent le décès.
Mathieu Persan a indéniablement trouvé un style, un ton, qui accroche le lecteur dès les premières pages. Il réussit le tour de force de rendre réjouissante l’épreuve du deuil et, ce faisant, donne aussi à son livre un prix inestimable, puisqu’il aidera tous ceux qui sont frappés par un deuil, à les accompagner et à les soulager dans leur malheur. Quand vous l’aurez lu, je gage que vous aurez comme moi l’envie de le retrouver bien vite dans de nouvelles aventures.

Il doit ne plus jamais rien m’arriver
Mathieu Persan
Éditions de l’Iconoclaste
Premier roman
270 p., 20 €
EAN 9782378803575
Paru le 22/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Bordeaux, Saint-Malo, l’ancienne commune de Cerçay, Frasne et Pontarlier et des voyages effectués en Italie, Autriche, Allemagne, Yougoslavie, Grèce, Espagne, notamment à Séville, et aux Etats-Unis, à Boston, New London, New York, puis l’Ouest américain de Los Angeles au désert de Mojave et à Monument Valley.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un portrait puissant de femme au travers des yeux aimants de son fils.
De l’illustration aux mots
Pour la première fois, l’illustrateur quitte le dessin pour les mots. Mais il lui reste l’art de la mise en scène et de l’image. Par petites touches, il dresse le portrait d’une mère drôle et aimante, d’une femme forte et déterminée.
L’amour fusionnel entre un fils et sa mère
Lorsqu’elle accouche de son premier enfant, la mère de Mathieu Persan s’exclame : « Il ne doit plus jamais rien m’arriver. » Dorénavant, elle vivra à travers ses enfants, se dévouant à eux corps et âme. Mathieu est le petit dernier, le plus drôle, le plus fusionnel aussi. Il grandit, devient père de deux enfants, mais lorsque sa mère atteint l’âge de la retraite, elle lui annonce l’arrivée d’un intrus : le cancer.
Quand la vie reprend ses droits
Dans ce récit, Mathieu Persan raconte les combats de sa mère contre la maladie, jusqu’à ses derniers jours ainsi que les siens et ceux de sa famille, après sa disparition. Malgré́ tout, à mesure que sa santé se dégrade et ensuite quand le deuil s’installe, un constant appel à̀ la vie refait surface. Ce sont les souvenirs d’enfance au sein d’une famille fantaisiste, l’empreinte des grands-parents juifs, l’amour de la cuisine, les grandes tablées ouvertes à tous. Mathieu Persan manie tendresse, pudeur et humour, et souvent le rire l’emporte sur le chagrin.
Un récit lumineux sur le deuil et la transmission.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Le coin lecture de Nath
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les lectures d’Antigone
Blog froggy’s delight
Blog La parenthèse de Céline
Blog Les chroniques d’une chocoladdict


Mathieu Persan présente Il ne doit plus rien m’arriver © Production Éditions de L’Iconoclaste

Les premières pages du livre
« Il était quatre heures quarante sur l’avenue de Paris. Nos talons frappaient le trottoir à des rythmes différents mais nous marchions comme un seul homme. Mise à part notre présence incongrue à cette heure si tardive, rien ne venait troubler le calme de cette douce nuit de printemps.
On nous aurait vus, de dos, sur cette avenue déserte, on aurait eu envie de composer une toile à la Hopper. Au premier plan, trois silhouettes sombres, bien distinctes, dans la nuit tout juste claire. La première, grande, maigre, une cigarette au bout des doigts, se tient à gauche. La suivante, au milieu, plus petite, est voûtée mais sa tête est bien relevée. Enfin, la troisième, plus massive, ferme le rang. Les arbres le long de la chaussée, dont les jeunes feuilles reflètent le clair de lune, contrastent avec l’enseigne lumineuse de la station-service qui diffuse un halo froid sur les personnages. Devant ce tableau on imaginerait aisément les pas qui résonnent, se réverbérant de chaque côté de l’avenue sur les façades dépareillées, comme dans un vaste décor de cinéma. Au loin, à l’arrière-plan, au-delà de l’avenue du Trône dont on distinguerait l’une des colonnes, serait esquissée l’empreinte noire de la tour Eiffel.

Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc.

Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.

Cette enseigne, elle fait partie de mes plus lointains souvenirs. La ville scintillante, la lumière orange des réverbères, les phares jaune vif des voitures, une légère pluie froide, un soir de novembre sans doute, le son des roues en caoutchouc de ma poussette sur le bitume humide, les pas pressés et réguliers de ma mère, et l’enseigne du magasin de toilettage canin. Cet affreux petit chien a vu défiler l’histoire de notre famille depuis toujours. Il a vu mes parents se rendre à pied à l’hôpital un jour d’automne 1978. Il les a vus rentrer, avec moi dans un grand landau, quelques jours plus tard. Il a vu mon grand-père venir nous rendre visite depuis la rue des Haies, dans le XXe arrondissement, avec des bonbons cachés dans les poches, il nous a vus partir, à chaque début de vacances scolaires, entassés dans le combi Volkswagen, il a vu ma mère tenir par la main ses premiers petits-enfants, il les a vus grandir et la lâcher pour courir devant.
Puis il a vu maman de plus en plus fréquemment. De sa hauteur, idéalement situé entre la maison, l’hôpital et la pharmacie, il l’a vue diminuer, reprendre des forces et s’affaiblir à nouveau. La dernière fois qu’elle est passée devant lui, c’était la veille de notre marche nocturne, allongée dans une ambulance.
Cette enseigne, elle n’a jamais semblé subir les outrages du temps. Ni la pluie, ni les tempêtes, ni les canicules n’ont eu raison d’elle. Elle est comme un point fixe de l’espace-temps. Comme si ce dernier se courbait, s’enroulait, et tournait autour de ce petit clébard lumineux, nous poussant tous inexorablement vers l’avenir. Comme si le Toutou Shop était l’alpha et l’oméga, le début et le commencement de toute chose. Comme si l’univers entier s’était construit autour de la boutique de toilettage canin depuis des milliards d’années et que la flèche du temps avait été décochée depuis l’arrière-boutique. Et ce soir-là, cette saloperie de yorkshire vert nous a regardés avec un petit air narquois, comme pour nous dire que depuis le début il connaissait déjà la fin. T’aurais pas pu nous prévenir ? Aboyer rien qu’une fois ? Ça nous aurait fait une sacrément bonne histoire à raconter, et les bonnes histoires, c’est important.

Quelques dizaines de minutes avant de nous retrouver devant le chien vert, au beau milieu de la nuit, mon téléphone m’avait réveillé en sursaut. Une jeune femme à la voix douce et posée m’avait conseillé de me rendre à l’hôpital rapidement.
– La tension de votre maman baisse très vite. Je pense que vous devriez venir si vous le pouvez.
J’avais enfilé mon pantalon, j’étais descendu d’un étage pour réveiller mon père et mon frère, et nous étions partis vers l’hôpital qui se trouvait à un petit quart d’heure à pied.
À cette époque, je vivais avec ma femme et mes deux filles de presque 7 et 5 ans au-dessus de chez mes parents. Parti de rien ou presque, ce couple de profs de maths avait acheté à Vincennes un vaste appartement en ruine dont personne ne voulait. L’agent immobilier leur avait dit : « J’aurais bien quelque chose, mais franchement, je n’ose même pas vous le montrer », et mes parents avaient insisté.
Lors de leur première visite, en 1976, les vitres étaient cassées, un grand lit défait et souillé accueillait un pigeon mort et une mousse de poussière de plusieurs centimètres recouvrait le parquet massif de ce bel appartement familial. Ils s’étaient tout de suite projetés, impressionnés par les moulures, les cheminées et la vue sur le donjon du château de Vincennes. Ils y avaient surtout vu l’espace, la fin du camping avec deux enfants dans un trente mètres carrés le long du RER, et un champ des possibles, dont je faisais partie. Ma mère, presque honteuse, s’était demandé si ce n’était pas trop pour eux.
Mes parents avaient ouvert les fenêtres, chassé les fantômes, et ils en avaient fait le lieu où j’ai vécu la plus grande partie de ma vie. Celui qui s’appellera toujours « la maison » malgré les changements de moquette et de papier peint.
Quelques années plus tard, à la mort de la voisine, ils avaient racheté l’appartement du dessus afin que chacun de leurs trois enfants puisse avoir sa chambre. Ce grand appartement a protégé notre famille au complet pendant une vingtaine d’années, la porte toujours grande ouverte sur le monde et les gens de passage. Puis nous, les enfants, nous sommes partis les uns après les autres.
Ma mère, en fine stratège, décida de refermer l’escalier intérieur et de revenir au plan initial, avec un appartement au cinquième étage séparé. Elle réussit alors à rapatrier ma sœur et ses enfants, presque sous son toit. Il ne fallait jamais sous-estimer la détermination de maman. Neuf ans après, ma sœur est partie à Bordeaux et nous avons pris le relais, ma femme et moi, avec nos deux filles. Mon ancienne chambre est devenue notre salon. Je revenais aux sources après une dizaine d’années à Paris à quelques stations de métro – je suis un grand aventurier – et ne me lassais pas de la vue sur le donjon, qui m’avait manqué. Une vie simple et globalement heureuse jusqu’à l’arrivée d’un invité surprise : le cancer de maman.

Ça a commencé dans son bas-ventre. Une multiplication de cellules qui semblait anarchique. De mitose en mitose, une forme a commencé à se dessiner. Une grosse protubérance, puis de petites excroissances sont apparues et un battement rapide s’est fait entendre. C’était il y a bien longtemps et cet amas de cellules, c’était moi. Flottant dans l’utérus de maman, au chaud, grandissant en paix, protégé du monde par le liquide amniotique.
Ça a commencé au même endroit, presque quarante ans plus tard. Une multiplication rapide de cellules, incontrôlée. De semaine en semaine, aucune forme précise ne s’est dessinée et aucun battement ne s’est fait entendre. Seule une masse, ferme et insensible, semblait pousser sous la peau de maman. À l’endroit même où la vie avait éclos, maman couvait la mort.
Elle l’avait remarquée depuis longtemps. Ça grossissait de mois en mois, mais il y avait tant d’autres raisons de s’inquiéter. Pas le temps pour ça. Trois enfants, huit petits-enfants, un mari, le champ des drames possibles était si vaste que maman aurait sans doute trouvé égoïste de s’occuper de son petit problème. Rhumes, varicelles, grippes, accidents de la route, problèmes de couples, sans compter l’état du monde, l’avenir, la place en crèche du petit, le réchauffement climatique, la montée des extrêmes, ce qu’on va faire à dîner le soir, tout était prétexte à ce que maman se remplisse intégralement de nos petits soucis quotidiens – mais aussi de nos joies – afin de s’oublier tout à fait.
Jusqu’à ce qu’un jour, elle finisse par parler à mon père de cette induration qu’elle sentait dans son bas-ventre. Mon père est sans doute l’homme le plus optimiste que j’aie jamais connu. Un optimisme qui peut confiner à l’aveuglement, quand la réalité se montre un peu moins belle que ses prédictions.
Ma mère disait souvent : « Papa, quand quelque chose l’embête, il lui suffit de dire tout fort que ça n’arrivera pas et il en est convaincu. »
Je n’ai jamais su si son optimisme forcené était un trait de caractère inné, ou s’il était dû au fait qu’il avait connu la guerre, l’angoisse, l’exil, après son départ d’Alger, en 1962, caché sous un tas de valises, dans le coffre d’une voiture.
Toujours est-il qu’en matière de santé mon père avait cette capacité à prendre le problème en main, et à se dire, comme dans les films américains : « Tout ira bien. » Et si le drame arrivait, il en restait sonné, mais entier et debout.

Ils s’étaient donc rendus chez le médecin de famille, Bernard, qui était aussi un ami. Bernard avait la particularité de rire fréquemment et sans raison apparente, à gorge déployée. C’était un rire qui démarrait dans les graves et montait très haut dans les aigus, où il oscillait légèrement, avant de finir sur un râle guttural du meilleur effet. Un rire qui inspirait la galéjade, la grosse déconne, la fin de soirée ; un rire qui passait sans difficulté à travers la porte de son cabinet pour se répandre dans la salle d’attente à l’ambiance feutrée et solennelle où patientaient les malades.
Bernard avait tâté, Bernard avait palpé, Bernard n’avait pas ri. Il avait appelé un confrère pour que maman puisse faire une biopsie.
– C’est juste une biopsie de contrôle. Il s’agit sans doute d’un kyste bénin, inutile de s’inquiéter, m’a dit mon père au téléphone.
Ma mère, elle, tenait le rôle qu’elle aimait le moins : le centre de l’attention, celle que l’on plaint, la victime. Pas question pour elle de s’appesantir sur le sujet. Elle avait un cancer et elle le savait depuis bien longtemps. Oh, pas besoin de biopsie, pas besoin de prise de sang, pas besoin de scanner. C’était écrit. Elle l’avait dit à mon père quelque temps après leur rencontre : « Tu sais, je vais mourir jeune. » Alors ce truc au bas de son ventre, c’était juste la confirmation de son intuition. Elle n’en avait rien dit parce qu’au fond elle avait attendu de savoir si elle allait se battre ou non.
Elle y a réfléchi longtemps. Et elle a choisi. Ce cancer, elle allait le regarder en face, elle allait le défier, et elle jetterait toutes ses forces dans cette bataille. Mais pas pour elle. Non, ma mère ne faisait jamais rien pour elle. Elle allait se battre pour nous.
Maman, elle savait donner, mais elle avait du mal à recevoir. On voyait dans son regard tous les mots, qui arrivaient de manière désordonnée, qui se bousculaient, qui cherchaient une issue mais qui n’arrivaient pas à sortir. Alors elle finissait par abdiquer et lançait : « Oh, je sais pas dire ! Je sais pas dire ! »
Elle allait donc faire ce qu’elle savait faire le mieux : nous donner encore un peu de sa vie, et ce serait son cadeau d’adieu. Quelques mois après le diagnostic officiel, elle m’avait dit :
– Tu sais, j’ai vraiment hésité. J’aurais été seule, je me serais mise sous le RER. Au fond, qu’est-ce que ça aurait changé ? On est qu’un tas de cellules, non ?
Elle était comme ça maman, elle avait beaucoup plus peur de la vie que de la mort. Mais dans la vie, y a des principes, et elle allait donc mettre un point d’honneur à assumer son rôle jusqu’au bout.

Le diagnostic officiel n’a pas tardé à venir.
C’est mon père qui m’a appelé pour me le dire. Il avait au téléphone une voix satisfaite et presque enjouée. La voix de quelqu’un qui, après plusieurs mois de réflexion, d’hésitation et d’étude du marché, dirait d’un air soulagé : « Ah, ça y est, j’ai enfin acheté ma nouvelle voiture, j’ai cassé la tirelire, j’ai pris une BM et j’en suis vraiment content. »
Ma mère était donc l’heureuse propriétaire d’un carcinome péritonéal. Il y avait de quoi être fier. Un carcinome péritonéal, c’est comme une BM, tout le monde n’en a pas. Ah ça, non, c’est pas la Clio du cancer qu’elle a, maman.
Et puis il y avait surtout dans sa voix le soulagement de savoir enfin. On était dans le grave, certes, mais le poids infiniment plus lourd de l’incertitude disparaissait d’un coup. Ouf ! On l’avait échappé belle, ça aurait pu être un kyste bénin mais là non, on allait pouvoir agir, enfin.
Après quelques recherches, je n’avais pas osé dire à mon père que le carcinome péritonéal, ça s’appelait aussi cancer du péritoine, ce qui était, il faut bien l’avouer, bien moins élégant.

Les mots chimiothérapie, opération, tumeur, debulking, PET-scan avaient été prononcés, tout un nouveau vocabulaire que notre famille avait eu la chance de ne pas vraiment connaître jusqu’à présent mais qui allait nous accompagner désormais au quotidien.
Autant Parkinson et Alzheimer étaient des terrains connus, foulés par les aïeux, autant le cancer demeurait un vaste territoire mystérieux. Le corps qui se met à faire n’importe quoi, sans que personne n’en connaisse véritablement la raison. Le cancer, qui détruit méthodiquement tout l’écosystème qui le fait vivre, dans une démarche suicidaire. Le cancer, qui réalise le prodige de coloniser au-delà du corps malade en devenant le centre de l’attention, le sujet de conversation, la rumination nocturne, l’inquiétude chronique. Le cancer, qui assure sa survie dans les pensées des autres. Plus qu’une maladie, il devient vite une affaire de famille.

Maman n’avait que très peu réagi à cette annonce. Comme un boxeur sur le ring, elle se situait déjà dans le combat et mobilisait son énergie. Elle suivrait le protocole comme un vaillant soldat, sans jamais poser de questions, sans jamais se plaindre. Et comme un sportif qui sait que sur un match, tout peut arriver, elle n’avait jamais demandé à connaître le palmarès de l’adversaire.
De mon côté, je n’avais pu me résoudre à ne pas savoir pour combien de temps encore nous aurions maman auprès de nous. Comme si je voulais connaître le prix du cadeau qu’elle allait nous faire en luttant contre la mort, j’avais cherché, j’avais croisé les informations, j’avais lu de nombreux articles, j’avais appelé des amis, et la conclusion était sans appel. Deux ans. Et pas deux ans de joyeusetés, de vacances en famille, de fêtes d’anniversaire, d’après-midi sur la plage, de barbecues à la campagne ou de champagne pour fêter les bonnes nouvelles. Non. Deux ans qui ne ressembleraient plus vraiment à la vie. Deux ans suspendus aux exigences de la maladie et de son traitement. Deux ans étourdis par le balancier incessant des bons résultats d’analyses et des effets délétères des médicaments. Entre l’espoir de faire mentir les statistiques et le désarroi de constater la réalité des chiffres.

Pendant deux ans, maman a avancé jour après jour sur une route accidentée et brumeuse où pouvait néanmoins percer le soleil, par intermittence. À aucun moment, tout au long de son périple, elle n’a souhaité voir la carte en entier. Elle prenait les étapes les unes après les autres, franchissait les cols, se mettait en roue libre dans les descentes pour récupérer si jamais une nouvelle ascension devait se présenter.
Le parcours était connu et balisé précisément. Cela commencerait par quelques étapes de chimiothérapie pour stopper l’avancée des cellules cancéreuses, voire en éradiquer quelques-unes. On attaquerait ensuite la montagne avec une opération d’ampleur visant à supprimer, manu militari, les tumeurs résistantes, puis, enfin, une seconde vague de chimiothérapie pour finir le travail et espérer apercevoir la ligne d’arrivée.
Le parcours annoncé était difficile, exténuant, et prenait la forme d’un grand contre-la-montre. Il fallait partir vite, partir fort, et attaquer dès la première étape pour sortir du peloton des tumeurs.
Toute une équipe serait à ses côtés. Médecins, oncologues, anesthésistes, psychologues, pour s’assurer que son corps et son mental tiendraient le choc. On lui injecterait tous les produits nécessaires à une performance optimale : hormones, amphétamines et EPO. Une vraie formule de vainqueur. Enfin, la famille serait là pour les encouragements, faisant la route en parallèle pour célébrer à chaque arrivée la victoire d’étape. Mon père, tel un coach professionnel, le regard toujours fixé sur la ligne d’arrivée, ne douterait jamais que maman arriverait victorieuse, maillot jaune éclatant sur les Champs-Élysées de la rémission et de la guérison. Il ne manquait en somme que Jean-Paul Ollivier, en direct de sa moto, pour nous raconter le fascinant voyage de maman au pays du cancer.
La course culmina lors de l’opération de debulking, qui consistait à retirer la ou les tumeurs, au scalpel. Maman m’avait rapporté à sa façon les paroles du chirurgien qui devait l’opérer :
– Tant qu’on n’a pas ouvert et qu’on n’a pas vu en vrai comment c’est dedans, on ne sait pas ce qu’on va enlever et ce qu’on va pouvoir laisser.
Elle est donc partie vers cette épreuve fatidique sans vraiment savoir ce qui resterait d’elle à l’issue de l’intervention.
L’opération fut lourde et longue. À la manière d’un bon commerçant boucher – « Il y en a un peu plus, je vous le mets quand même ? » –, le chirurgien avait ratissé large. Utérus, ovaires, trompes et quelques autres tissus avaient été retirés. Ma maison première, au creux des hanches de maman, avait fini dans un sac à viscères qui serait bientôt incinéré. Le péritoine, constellé de petites tumeurs, n’avait pas pu être traité mais les dernières séances de chimio devaient en venir à bout.
Maman avait passé son Alpe d’Huez, et il ne restait plus que des étapes de plaine avant les Champs-Élysées.
Au sommet de la montagne, dans son lit d’hôpital, sans ses cheveux, exténuée, avec ses yeux qui brillaient encore et son sourire qu’elle tentait de déployer avec effort, elle avait un air de Marco Pantani. Petit oiseau fragile, junkie shooté aux médicaments, le corps en vrac, souris qui a soulevé une montagne, mais vainqueure magnifique.

Durant les huit premiers mois de sa maladie, la mort n’avait pas été un sujet. Je savais que la première phase du cancer n’était en général pas fatale. En somme, tout se passait comme prévu. Maman prenait tout cela avec un recul déconcertant, me racontant toutes les scènes auxquelles elle assistait à l’hôpital.
– Ah, si seulement je savais écrire ! Mais c’est tellement drôle, tu ne peux pas imaginer ce qui se passe là-bas. Il y a tellement d’humanité et d’absurdité dans tout ce qu’on vit là, assis les uns à côté des autres comme des cons avec nos perfusions de chimio.
Elle prenait aussi un certain plaisir à retrouver ses joies d’adolescente en contournant les règlements pour aller s’en griller une discrètement après s’être mis dans la poche une infirmière complaisante.
– Roh, j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit, et tu veux que je te dise, la clope est encore meilleure.

Maman tenait bon, elle avait récupéré de son opération et tout ce qui était possible avait été fait. Maintenant, il fallait vivre. Juste vivre. Vivre en attendant la rémission, peu probable, ou la deuxième attaque de la maladie. Vivre donc, en scrutant le moindre signal, le moindre mal de ventre, le moindre étourdissement, la moindre nausée, la moindre fatigue. Mais vivre malgré tout.
Mourir un peu, également. Cela dépendait si l’on voyait le cancer à moitié vide ou à moitié plein. Il y avait déjà une foule de choses qu’elle aimait et qu’elle ne ferait plus jamais. Des instants dont elle n’avait sans doute pas goûté la juste saveur la dernière fois qu’elle avait pu en profiter. C’est à cette période que nous avons, pour la seule et unique fois, partagé une soirée seuls, tous les deux, à Paris. Restaurant japonais, récital de Lieder à la salle Gaveau, et retour en métro. Maman me tenait le bras dans la rue. C’était la première fois depuis que j’avais lâché sa main, encore enfant.
C’est mon père qui l’a emmenée pour la dernière fois au bord de la mer, à Saint-Malo. Elle a pu s’asseoir sur son rocher, niché sur la plage de Rochebonne, en scrutant l’océan. Elle s’est sans doute revue petite, prenant son goûter au même endroit. Elle s’est sans doute demandé à quel moment elle avait commencé à s’effriter. À quel moment des pans de sa vie lui avaient échappé comme le sable sec glissant entre ses doigts. À quel moment elle s’était mise à perdre plus qu’elle ne gagnait.

Cet entre-deux-mondes ne dura finalement que peu de temps et le corps se détraqua de nouveau. L’intestin décida subitement de faire grève, occasionnant des douleurs aiguës qui la renvoyèrent à l’hôpital pour quelques semaines. Les organes se passaient le relais ; quand l’un allait mieux, l’autre commençait à défaillir. Toute la petite mécanique presque divine du corps, ses enzymes, ses protéines, ses hormones, ses interactions subtiles se déréglaient. Cela ne tenait pas à grand-chose, finalement. Mais maman n’en perdait pas pour autant son sens de l’humour :
– Quand on voit à quel point l’horlogerie du corps est bien faite, ce serait un coup à croire en Dieu, non ? Par contre quand on voit à quel point cette perfection au niveau de l’infiniment petit peut fabriquer des gens cons comme des manches à pioche, on redescend vite sur Terre.
La machine était hors de contrôle. En somme, maman était prisonnière d’un train duquel elle ne pouvait pas sauter. Attachée à un corps qui était lancé sans frein vers la destination finale, il ne lui restait plus qu’à profiter du paysage à travers une fenêtre qui se réduisait jour après jour.
On avait repris la chimio, adapté les dosages et traitements. Les alchimistes préparaient leurs cocktails pour essayer de gagner du temps. On injectait, on vidait, on purgeait, on ajustait, on nettoyait, on contrait les effets de la maladie par un traitement, on contrait les effets indésirables du traitement par un autre, jusqu’à arriver à un équilibre précaire qui permettait à maman de rester vivante. On ne savait plus vraiment si on courait après la vie pour en voler un dernier petit morceau, ou si on luttait contre la mort pour lui échapper encore un peu.

En entrant dans le bureau de l’oncologue, j’ai tout de suite compris pourquoi elle plaisait à ma mère. Petite femme sèche, les yeux bleus perçants, le menton pointu, les cheveux tirés. On se sentait tout de suite pris en charge, presque rassuré devant son professionnalisme militaire. Et puis maman avait l’habitude ; elle en avait vu passer, des gamins, pendant toute sa carrière de prof. Elle savait immédiatement déceler l’intelligence dans les yeux de ses interlocuteurs. Maman m’avait dit :
– L’autre médecin, le grand ponte, je ne l’aime pas du tout. Il s’écoute parler et il est trop bien habillé pour être honnête. Il a toujours le sourire, on dirait un homme politique en campagne. Et puis il a beau être spécialiste, il a toujours l’air d’oublier que le cancer, c’est moi qui l’ai et pas lui. Alors qu’elle, tu verras, elle est brillante, et au moins elle dit les choses clairement.
– Ah bon ? Tu lui as déjà demandé les choses clairement ?
– Ah non ! Mais si je le fais, je sais qu’elle sera claire et précise. C’est carré avec elle, elle va pas essayer de m’emberlificoter.

Quelques semaines avant, maman m’avait autorisé à prendre rendez-vous avec son oncologue. Parce que moi, les choses, j’avais besoin d’en parler clairement. Ah, les choses, quel mot bien pratique ! »

À propos de l’auteur
PERSAN_Mathieu_©Arnaud_JournoisMathieu Persan © Photo Arnaud Journois

Mathieu Persan est un illustrateur connu du milieu littéraire pour son engagement et son travail au style rétro et élégant. Il a réalisé́ les couvertures de nombreux livres, magazines et albums de musique. Il signe avec Il ne doit plus rien m’arriver son premier roman. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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Les mangeurs de nuit

CHARREL_Marie_les_mangeurs_de_nuit

  RL_2023  POL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

Prix Cazes 2023
En lice pour le Prix des libraires 2023
Finaliste du Prix de la Closerie des Lilas 2023
En finale du Prix des romancières 2023
En lice pour le Prix Roger Nimier 2023
En lice pour le Prix France Bleu – PAGE des libraires

En deux mots
Avant et surtout après la Seconde Guerre mondiale, les immigrés japonais ont été victimes de mauvais traitements au Canada. Victime de cette chasse aux jaunes, Hannah fuit dans la forêt. Elle sera recueillie par Jack, un ermite qui ne se remet pas du décès de son frère. Deux solitudes nourries d’histoires, de légendes et d’un ours blanc.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Jack, Hannah et l’ours blanc

Dans son magnifique septième roman, Marie Charrel revient sur un épisode oublié de l’histoire canadienne, la chasse aux immigrés japonais avant et surtout après la Seconde guerre mondiale. Un Récit initiatique enrichi de contes et légendes.

Aika a 17 ans quand elle part pour le Canada. Elle est une «fiancée de papier», promise à partir d’une photo à un Issei. C’est le nom que l’on donne à la première génération des immigrés japonais. Son mari lui a fait miroiter une situation aisée de pêcheur, mais une fois débarquée à Vancouver, elle va vite déchanter et va finalement épouser un pauvre bûcheron dont le seul trésor sont les légendes nippones qu’il ne va cesser de transmettre, en particulier à sa fille Hannah. Quand il meurt, Aika ne sait comment elle va survivre dans un environnement de plus en plus hostile. «J’ignore ce que je ferai de toi plus tard: aucun homme ne voudra prendre pour épouse une fille des bois. Les lucioles, les fourmis, les arbres: tu es comme ton père. Tu racontes trop d’histoires.»
Face à la montée de l’intolérance, aux actes racistes et à la multiplication des lois promulguées à leur encontre, Hannah se sent perdue. Elle n’est pas faite pour ce monde. «Elle ne comprend pas que ni la politesse, ni l’humilité dont les Japonais font preuve ne les protégera contre la sauvagerie prête à s’abattre sur eux.» Avec Aika, elle est brutalement chassée de Vancouver et doit rejoindre le camp de Greenwood. C’est de là qu’avec trois compagnes, elle va décider de fuir. S’enfonçant dans la forêt, elle va se retrouver nez à nez avec un ours blanc.
Quand elle se réveille, Jack lui explique qu’elle a été blessée et qu’il l’a retrouvée inconsciente. Tout en soignant la jeune fille, ce creekwalker, c’est-à-dire un agent chargé par le gouvernement de recenser le nombre de saumons dans sa zone pour définir les quotas de pêche, découvre qu’elle est «habitée», qu’elle est pourvue de dons surnaturels transmis par «l’ours esprit».
Dès lors, c’est ce couple très particulier, l’enfant élevé par une amérindienne de la nation Gitga’at, devenu ermite après la mort de son demi-frère à la guerre qui vit désormais seul dans la forêt avec ses chiens et cette Nisei, c’est-à-dire une Japonaise de la seconde génération, née au canada et nourrie de contes nippons qui va chercher à se construire en se nourrissant de leurs cultures respectives et en communiant avec la nature. «On accueille les histoires puis on les libère en les racontant, de façon à ce qu’elles réparent d’autres que soi.»
Marie Charrel, à l’instar d’Hannah, a compris que face à la fureur, à la haine, au deuil et au martyre, il n’y a qu’un seul remède, les mots.
«Voilà ce qu’elle doit faire: écrire leurs histoires à tous avant qu’elles ne s’évaporent ; l’histoire d’Aika, d’Hatsuharu, des semeurs d’espoir et des mangeurs de nuit, du petit prince et des hommes-saumons ; celles des Issei, des Nisei, de Greenwood et les légendes tsimshian. Les contes des mondes engloutis. (…) Elle récoltera les bribes de vie, les reflets au bord du chemin et les éclats d’étoile, puis sèmera les mots. (…) Elle sera la femme-esprit, la femme-mémoire, plus tout à fait humaine – un peu de l’ours est entré en elle. Une créature ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. » Laissez-vous porter par ce roman initiatique à la construction audacieuse, qui oublie la chronologie au bénéfice des émotions, et découvrez derrière ce morceau d’histoire peu glorieux – le gouvernement canadien attendit 1988 pour présenter des excuses officielles et dédommager les survivants – l’une des œuvres les plus romanesques et les plus riches de 2023.

Les mangeurs de nuit
Marie Charrel
Éditions de l’Observatoire
Roman
304 p., 21 €
EAN 9791032921494
Paru le 2/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Canada, en Colombie-Britannique, du côté de Vancouver, puis dans la région de Greenwood. On y évoque aussi le Japon.

Quand?
L’action se déroule de 1926 à 1956.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hannah est une Nisei, une fille d’immigrés japonais. Si son père l’a bercée de contes nippons, elle se sent avant tout canadienne ; alors pourquoi les autres enfants la traitent-ils de «sale jaune»? Jack, lui, est un creekwalker, il veille sur la forêt et se réfugie dans les légendes autochtones depuis le départ de son frère à la guerre. Le jour où l’ermite tombe nez à nez avec un ours blanc au cœur de la Colombie-Britannique, il croit rêver – la créature n’existe que dans les mythes anciens. Pourtant, la jeune femme inconsciente qu’il recueille semble prouver le contraire : marquée des griffes de la bête, Hannah développe d’étranges dons à son réveil.
Des années 1920 à l’après-guerre, Marie Charrel brosse le portrait d’une Amérique du Nord où la magie sylvestre s’enchevêtre à la fresque historique. Contes japonais et légendes indigènes se lient dans une fabuleuse ode à la nature et à la fraternité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Marie-Ange Pinelli)
Page des libraires (Marie-Ève Charbonnier, Librairie Paroles à Saint-Mandé)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
L’Heure des livres (Anne Fulda)
The Unamed Bookshelf
Avenues.ca (Richard Migneault)
Page des libraires (Marie-Ève Charbonnier)
Blog Pamolico
Blog T Livres T Arts
Blog Les livres de K79
Blog Coquecigrues et ima-nu-ages
Blog Baz’Art

Les premières pages du livre
« Incipit
Elle lève les yeux au ciel et le nuage d’albâtre s’abat sur elle telle une tempête de neige. Un tourbillon de nacre, le baiser du colosse d’ivoire ; elle comprend, dans la violence de l’instant, qu’il s’agit d’un animal. Le corps massif de la bête emporte le sien et ils plongent tous les deux dans la rivière. Les griffes pénètrent sa peau, déchirent les chairs de sa joue jusqu’à l’épaule, mais elle ne ressent rien – du moins, pas encore. À l’instant de la chute, la course du temps ralentit. Elle observe le manteau d’azur s’étirant au-dessus d’elle. Les cumulus cotonneux vallonnant l’horizon. Elle pense aux mots que son père murmurait autrefois, au cœur de ces nuits où les étoiles tavelaient la toile céleste : Kazahana, la bourrasque d’hiver délivrant les premiers flocons dans un ciel clair. Komorebi, les rayons du soleil jetant leurs lanières d’or dans la frondaison des arbres.
Leurs corps pénètrent les eaux avec fracas et l’existence reprend son cours. Au cœur du tumulte, elle aperçoit l’éclat d’argent des saumons remontant la rivière. Son assaillant est là, lui aussi : un ours. Dans les flots souillés par le sang, sa gueule se tient tout près de son visage. Ils plongent ensemble vers les profondeurs, tels deux danseurs pris dans une valse insensée. L’oxygène lui manque mais elle ne se débat pas, elle ne bouge plus, captivée par ces pupilles noires plongeant dans les siennes, intelligentes, insondables. Étrangement humaines. Elle cherche à les déchiffrer, en vain. La bête la possède. Son pelage crème, aussi clair que les premières neiges de novembre, frôle ses bras. Plus tard, l’homme de la forêt prétendra qu’il n’y a pas d’ours blanc, ici. « Impossible. C’est une légende. »
Il est là, pourtant. L’ours s’enfonce avec elle mais lui sait nager, il remontera à la surface. Elle ne peut pas en dire autant. L’a-t-il attaquée parce qu’elle a volé sa nourriture ? Les esprits du monde d’avant cherchent-ils à la punir ? Tandis que l’obscurité l’aspire, une intuition la traverse : si elle survit, si les flots sauvages n’engloutissent pas son corps, la fille qui se relèvera de cette attaque ne sera plus complètement humaine. Un peu de l’ours sera entré en elle : une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes.

Première partie
1. Quelque part sur le canal, Colombie-Britannique
octobre 1945
La brume ourlant l’horizon se colore timidement de rose lorsque Jack rejoint son chien Buck à l’avant du bateau. Son fidèle compagnon, un bâtard noir au sang de loup, apprécie autant que lui cette heure où l’obscurité règne pour quelques minutes encore. Ces instants où l’eau est un miroir paisible qu’aucun souffle ne brise. Il porte la tasse de café à ses lèvres. Caresse l’animal à ses pieds, tourné vers la forêt où les créatures de la nuit bruissent doucement. Ici bat le cœur du monde et le reste des hommes l’ignore.
Jack inspire longuement. Le rythme de sa respiration ralentit. Les frontières entre son corps et la fraîcheur de l’air auroral se dissipent. Les rêves agités des heures passées s’effacent. Les embruns mêlés aux discrètes essences de pin dispersent l’agitation que le souvenir de Mark éveille en lui chaque nuit. Au lever il vient toujours ici, à l’avant de l’embarcation, pour humer l’heure matinale et faire corps avec cet entre-deux fugace, juste avant que l’aube ne jette son feu dans le ciel. Chaque onde émanant des flots le traverse avec douceur. Chaque murmure le frôle et l’emplit d’une façon qu’aucun mot ne saurait décrire.
Le soleil perle derrière la crête des montagnes. La forêt s’éveille. Jack l’écoute. Les bourdonnements des insectes, les craquements des troncs et les sifflements de feuilles brassées par le vent composent une symphonie dont il connaît la cohérence et la complexité. Il sait lorsqu’un déséquilibre la traverse. Il comprend ses mouvements, ses rythmes. Ses humeurs. Il entend lorsque la forêt saigne.
Buck se redresse, tend les oreilles vers la rive. Astrée, la vieille chienne rousse sommeillant encore à l’arrière du bateau, grogne pour les avertir. Jack pose la tasse de café à ses pieds, attrape les jumelles. Il observe les roches affleurant l’eau. Les galets luisant encore de la brume de nuit. Lui aussi a senti quelque chose. Une variation infime. Une note nouvelle s’invitant dans la mélopée de la sylve. Un tremblement d’un genre inédit, ou plus exactement une présence. Quelque chose est sur le point d’advenir. Un malheur, peut-être, ou une joie : pour les créatures de la forêt pluviale, cela ne fait guère de différence. Seuls les hommes sont juges.

2. La maison des hautes terres
Juillet 1956
Il est des secrets enfouis si loin, depuis si longtemps, qu’on les imagine oubliés à jamais. Ce sont les plus dangereux. Ils jaillissent dans la douceur d’une matinée d’automne, lorsque les enfants dorment encore dans leurs draps chauds. Ils fracassent les murailles de papier patiemment échafaudées autour de soi, en soi, dans l’espoir de s’épargner la douleur. En vain. Personne n’échappe à la vie.
Hannah s’apprête à sortir cueillir quelques baies lorsqu’elle aperçoit un homme au loin, à l’orée du bois. Elle rentre aussitôt, verrouille la porte derrière elle. Personne ou presque ne sait qu’elle vit ici, sur les hautes terres. Beaucoup la pensent morte ou renvoyée au pays. En vérité, elle s’est réfugiée il y a plus de dix ans dans cette maison inaccessible, nichée au creux d’une combe cerclée de montagnes éraflées. Si éloignée du premier village que seuls quelques trappeurs téméraires connaissent son existence.
Elle tire les rideaux et observe discrètement l’inconnu depuis la fenêtre. Il traverse le champ, dépasse le cerisier de Pennsylvanie, s’arrête un instant pour regarder dans sa direction. Il porte un bagage sur le dos. Cheveux sombres, silhouette voûtée, le pas hésitant. À l’évidence, il n’est pas du coin. Vient-il pour elle ? Impossible. Aucun de ceux qui la connaissent n’a pu révéler qu’elle se cache ici. Pas après ce qu’ils ont vécu ensemble. Tu portes la marque. L’ours esprit t’a choisie.
Elle vérifie que la porte est bien verrouillée, haletante. Elle se sent soudain fragile. Exposée, malgré les épais murs de pierre de la maison. Pourquoi a-t-elle refusé le fusil qu’Edgar lui avait proposé, autrefois ? Prends-le, au cas où. Ils pourraient te trouver. Vivre seule, loin de tout secours : quelle folie ! Sa solitude volontaire lui paraît soudain absurde.
L’homme frappe à la porte. Il est arrivé vite. Elle retient son souffle, ferme les yeux, comme si cela pouvait le faire disparaître. Il frappe à nouveau, quatre coups secs. Elle s’accroupit au sol, serre les bras autour de ses jambes. Se fait toute petite. De longues minutes s’écoulent.
Elle entend l’inconnu soupirer de l’autre côté de la porte, puis murmurer quelques paroles inaudibles. Bruit de tissu froissé. Il sort quelque chose de son sac. Un vide se creuse dans sa poitrine. Un spasme traverse son corps, son esprit s’embrume… Est-ce cela que l’on appelle la terreur ? Non. C’est autre chose. La peur est une glaciation intérieure ; à cet instant, elle lutte au contraire contre le feu prenant en elle. La brûlure précédant l’intuition.

L’homme est déjà loin lorsqu’elle se ressaisit. Elle jette un œil dehors, entre les rideaux. Le ciel s’épaissit à l’horizon. Les arbres reprennent leur souffle avant l’arrivée de la nuit. Elle ouvre la porte avec prudence, soulagée d’être à nouveau seule. Une fraîcheur humide tombe sur ses épaules. L’inconnu a laissé une enveloppe sur le palier, sur laquelle il est écrit : Je reviendrai demain.
Elle la ramasse. Ses doigts tremblent lorsqu’elle en sort une petite photo en noir et blanc. Celle d’une jeune femme au visage doux, souriant légèrement. Ses cheveux noirs sont relevés dans un chignon bouffant. Ses joues portent encore les rondeurs de l’enfance. Ses yeux en amande brillent d’une lueur étonnée, presque farouche. Elle est vêtue d’un kimono traditionnel en soie sombre un peu trop grand et tient ses mains devant elle de façon peu naturelle. Crispée. Elle prend la pose.
Hannah rentre, verrouille à nouveau la porte, serre l’enveloppe contre sa poitrine. Elle n’a vu cette photo qu’une fois auparavant, il y a des années. Dans une autre vie. La femme en kimono est sa mère, Aika. Les parents de celle-ci l’avaient fait poser devant un photographe de Kyoto, afin d’envoyer son portrait à un inconnu de l’autre côté de l’océan Pacifique, au Canada. « Il m’a trouvée belle », avait résumé Aika, le jour où elle avait montré le cliché à sa fille. L’une des rares fois où elle s’était confiée sur sa vie d’avant. « Il a proposé de m’épouser, alors j’ai pris le bateau pour le rejoindre. Voilà comment j’ai rencontré ton père. » Comme des milliers d’autres Japonaises, au début du XXe siècle. On les appelait les picture brides. Les fiancées sur photo.
Une vague d’émotions déferle sur Hannah, charriant ces noms qu’elle s’évertue à oublier depuis des années pour repartir à zéro, reprendre le fil de son existence chaotique, laisser les fantômes du passé derrière elle. Mais voilà que cette image fracasse les murailles patiemment érigées en elle pour se protéger.

* * *
Ce 14 mai 1926, au moment d’embarquer, Aika a la tête encombrée d’illusions, mais elle a surtout très peur de la traversée. Elle a dix-sept ans, n’est jamais sortie de l’école pour filles de Kyoto, ignore tout du monde. Si elle ne trouve pas quelqu’un à qui se raccrocher, son esprit se perdra sur les flots, tel un voilier fragile et sans amarres. Voilà pourquoi, lorsqu’elle croise pour la première fois le regard de Kiyoko sur le quai, elle décide aussitôt que celle-ci deviendra son amie. Elle est loin d’imaginer à quel point ce choix déterminera sa vie.
Aika observe la fille à la dérobée, trottinant derrière elle pour ne pas la perdre de vue parmi la foule. Guère plus grande qu’une enfant, Kiyoko arbore un visage mafflu bouillonnant de détermination, animé par un regard d’aigle, pommettes hautes. Elle marche le long de la jetée à grandes enjambées, à la façon d’un homme. Tout en elle respire l’audace et le courage. Les autres s’écartent machinalement pour la laisser passer. Aika en profite pour se rapprocher encore. Elle a l’intuition qu’auprès d’elle, rien ne pourra lui arriver. Qu’elle survivra à la traversée.
– Certaines d’entre nous ne seront plus très fraîches après quelques nuits dans les cales puant le soufre, dit Kiyoko tout haut, consciente qu’Aika marche sur ses pas.
– Le bateau transporte du soufre ?
Kiyoko éclate de rire :
– Ma petite, voyons : mieux vaut parler de cela que des pets et des effluves d’aisselles poisseuses que nous respirerons très vite dans le trou qui nous servira de dortoir !
Tout en parlant, elles empruntent la passerelle étroite menant au pont. Le cœur d’Aika menace de bondir hors de sa poitrine. Elle n’a jamais quitté la terre. La houle minuscule du port lui donne déjà la nausée. Elle rit à son tour, un peu gênée, et lui tend la main :
– Je suis Aika.
– Et moi, Kiyoko, la future Mme Tanaka-Goto.
Par ce geste, l’alliance secrète entre Aika et Kiyoko se scelle.

La première nuit, les deux jeunes femmes se serrent sur la même couchette, incapables de trouver le sommeil. La houle soulève leur poitrine nauséeuse. La proximité de dizaines d’autres filles toussotant ou chuchotant, enfiévrées par leur rêve d’un beau mariage et d’une vie meilleure au Canada, est suffocante, mais elles n’en ont cure.
– Penses-tu que nos époux seront aussi beaux que sur les photos ? demande Aika, tendant à Kiyoko le cliché de son futur mari, Kuma Hirano.
Front haut et regard fier, celui-ci porte un costume à l’occidentale, un peu guindé, le coude appuyé contre une automobile garée devant une maison plus haute et large que les plus belles demeures de Kyoto.
– Et toi, es-tu aussi belle que sur celle que tu lui as envoyée ?
– Sans doute un peu moins.
– Alors nos époux le seront un peu moins aussi : tout le monde triche, même l’empereur !
Kiyoko juge chaque chose avec ironie, sans craindre de dire tout haut ce qu’une jeune Japonaise bien élevée se doit de garder pour elle. Aika la timide adore ça. Elle ne connaît rien de l’Amérique, mais son instinct lui souffle que ce pays est fait pour les filles de la trempe de sa nouvelle amie. Pas pour les timorées et les peureuses effrayées par leur ombre.
Elles pouffent de concert. Une petite ronde au fort accent du Sud se retourne pour les sermonner :
– Chut, j’ai besoin de sommeil pour rester fraîche !
Elles rient un peu plus fort encore. L’odeur de soufre emplit déjà la cale.

Aika ne sait rien ou presque de Kuma Hirano, si ce n’est qu’il a fait fortune dans la pêche. Un homme de cœur, assurément : il a accepté de la prendre pour femme malgré la mauvaise fortune de son père, ruiné au jeu, entachant le nom de sa famille pour trois générations. À Kyoto, plus aucun parti ne voulait d’elle comme épouse ; sa seule option était d’immigrer. Ses oncles mirent tout en œuvre pour lui dénicher un mari suffisamment indulgent à l’égard des péripéties paternelles. Kuma, assuraient-ils, était le candidat idéal.
Kiyoko est plus âgée qu’Aika. Elle vient de Kyushu et n’a aucun souvenir de son père : il a plié bagage pour San Francisco lorsqu’elle avait quatre ans et n’est jamais revenu. Sa femme avait refusé de quitter son Japon natal pour le rejoindre, il avait rapidement cessé de lui envoyer de l’argent.
– Dès lors, ma mère et moi nous sommes débrouillées pour survivre, chuchote Kiyoko. Nous avons travaillé à la ferme, récolté du bois de chauffe, marché des dizaines de kilomètres tous les jours pour vendre notre tofu dans les villages. Nous avons vécu sans homme. C’était dur. Mais tu sais quoi, Aika ? Nous étions libres.
Kiyoko sait uniquement que son futur mari est originaire de la même île, qu’il vit à Vancouver et est grand amateur de Shogi, les échecs japonais, au point d’avoir créé la première fédération de joueurs du Canada.
– C’est merveilleux ! s’enthousiasme Aika.
Kiyoko chasse une mouche imaginaire devant son visage :
– C’est un peu léger pour savoir si nos caractères seront compatibles.
Ce qui ne l’inquiète guère. Car elle a un plan : retrouver son père, récupérer l’argent qu’il aurait dû verser à sa mère durant toutes ses années, et rentrer aussitôt à Kyushu.
– Cela représentera une jolie somme. Je ne resterai pas plus de cinq ans en Amérique.
– Le Canada et la Californie, ce n’est pas la porte à côté, non ? Comment feras-tu pour savoir où est ton père ?
– Ne t’en fais pas. J’ai de la ressource.
Aika n’ose pas lui demander de quelle ressource il s’agit exactement, ni ce qu’elle compte faire de son mari, étrangement absent de son plan. Est-il facile de divorcer, au Canada ? Est-il possible de traverser la frontière en train ? À quoi ressemble une frontière, d’ailleurs ? Le Japon est un archipel séparé des pays voisins par un océan, elle ne s’est jamais posé la question auparavant.
Aika s’endort auprès de Kiyoko, le cœur alourdi de questions. À vingt-quatre ans, sa nouvelle amie a déjà tant vécu. À ses côtés, elle a le sentiment d’être une fillette à peine pubère.

Après le petit déjeuner se résumant chaque jour à un bol de riz trop cuit, les deux jeunes femmes passent des heures ensemble sur le pont, loin des relents âcres de la cale. Elles observent les passagers de première classe : des Japonaises en kimono de belle facture, des Canadiens rentrant au pays, si grands et massifs avec leurs barbes fournies, des Indiens partant commercer avec les Amériques, des Chinois à l’air méfiant.
– Là-bas, nous pourrons nous réinventer, veut croire Aika, répétant ce que sa mère lui a soufflé avant de partir. « Là-bas, personne ne saura que ton père a ruiné notre famille. »
– Nous réinventer ? Les hommes sont les mêmes partout, tu sais.
– Que veux-tu dire ?
Kiyoko sourit mystérieusement. Elle caresse la joue de son amie :
– Tu le comprendras bien assez tôt. L’essentiel est que tu sois heureuse malgré tout.

La traversée est plus longue que ne l’imaginait Aika. Chaque journée s’éternise, semblant un peu plus longue que la précédente, comme si les dieux cherchaient à retarder leur arrivée. Les picture brides chantent, contemplent l’horizon, s’étonnent lorsqu’au loin, le ciel et l’océan se confondent dans un gris crayeux. Celles maîtrisant un anglais rudimentaire interrogent les Canadiens : « Est-il vrai que tout le monde roule en automobile, chez vous ? Que de terribles bêtes sauvages vivent dans vos forêts ? Que les rivières débordent de saumons ? »
Certains soirs, après le repas, Aika glisse un châle sur ses épaules, frissonnant de la fraîcheur qui ne semble jamais affecter Kiyoko, et se laisse aller à la confidence.
– Tu n’es pas comme nous, lui dit-elle une nuit où la lune dessine un fin croissant de nacre sur le tissu céleste. Tu ne te plains ni de la nourriture dégoûtante, ni de la vermine grouillant dans nos lits, et encore moins du froid.
Kiyoko tire sur la cigarette qu’un marin lui a offerte. Elle fume comme un homme. Aika rougit en regardant son amie : que penserait son futur époux, s’il la voyait ainsi ? Mais elle ne se comportera sans doute jamais de la sorte en sa présence, se figure-t-elle. Dès qu’elle sera mariée, Kiyoko cessera ses enfantillages et deviendra la parfaite épouse japonaise : discrète, serviable et souriante. Travailleuse. Faisant passer le besoin de sa famille avant les siens. A-t-elle vraiment l’intention de tout quitter pour la Californie, ou s’agit-il seulement d’une vague chimère ?
Devinant ses pensées, Kiyoko ajoute :
– Bientôt, nous serons très loin du Japon. Nous enverrons des lettres à nos mères, mais qui saura si elles décriront la vérité ?
Aika médite ces propos quelques instants. Son amie est plus expérimentée qu’elle à de nombreux égards. Jusqu’à quel point ?
– Kiyoko, as-tu déjà été avec un homme ?
Elle regrette aussitôt sa question : quelle indiscrétion ! Après tout, elles se connaissent à peine ; Kiyoko pourrait légitimement être offensée qu’elle suppose une telle chose. Mais elle ne réagit guère. Son regard se perd sur l’océan.
– La seule chose que tu dois savoir, Aika, c’est que le désir des hommes est insatiable. Voilà pourquoi, derrière nos sourires parfaits et nos manières délicates, nous les femmes avons du pouvoir sur eux.
– Je n’ai jamais eu le sentiment que ma mère avait du pouvoir sur mon père.
– Sans doute parce qu’elle a trop peur du désir pour en faire une arme.

Les paroles de Kiyoko infusent lentement dans l’esprit d’Aika. Loin de la rassurer, elles lui glacent les sangs. Elle se figure le désir masculin comme une bête sauvage qu’il lui faudra dompter. Comment ? Quelle est la manière adéquate de se comporter ? Qu’arrivera-t-il à son corps ? Elle a peur. Sa mère ne lui a rien dit, à l’exception d’un ou deux conseils opaques, distillés les soirs où elle s’autorisait un verre de saké. « Garde toujours un linge à proximité. » « Ne le fais pas les jours de lune rousse. » « Quoi qu’il arrive, Aika, il ne faudra surtout pas crier. »
Durant les derniers jours du voyage, ses lèvres brûlent de questions qu’elle n’ose pas formuler. La nuit, elle dévisage Kiyoko, comme si elle pouvait lire les réponses sur ses lèvres assoupies. L’étendue de tout ce qu’elle ignore du monde en général et des hommes en particulier la terrorise. Elle n’est soudain plus tellement pressée de débarquer. Affronter ce nouveau pays seule lui semble inimaginable. Quelle folie a-t-elle commise en acceptant cette demande en mariage?
– Tout ira bien, n’est-ce pas ? implore-t-elle, lorsque le navire n’est plus qu’à quelques nœuds du port canadien de Victoria. Tout ira bien, hein, dis-moi ?
Son amie caresse sa joue, comme elle l’a fait sur le pont quelques jours plus tôt, mais ne répond pas. Toutes les deux savent qu’elles seront séparées d’ici quelques minutes. Peut-être pour toujours. L’heure n’est pas aux promesses impossibles.
La sentant prête à défaillir, Kiyoko prend son visage entre ses mains et pose un baiser sur son front :
– J’ai un bon pressentiment pour toi, Aika. Je suis sûre qu’auprès de ton Kuma, tu auras la vie de princesse promise dans ses lettres.

Lorsqu’elle posera pour la première fois les yeux sur Kuma, Aika comprendra que Kiyoko lui a menti.

3.
Buck et Astrée bondissent du canoë avant que Jack n’arrime celui-ci à la rive. Parmi les quatre-vingts cours d’eau sous sa surveillance, une bonne moitié ne peut être remontée qu’à pied. Depuis le début de la saison, il a déjà parcouru plus de quatre cents kilomètres, accompagné de ses deux chiens, chargé d’un matériel léger : une paire de bottes haute, un ciré, trois carnets pour noter ses observations, un thermomètre pour vérifier la température de l’eau et cinq compteurs, surtout. Un pour chaque espèce : saumon rose, saumon royal, sockeye, coho et kéta. De l’été au début de l’hiver, ses journées se résument à cela : compter les saumons remontant inlassablement les cours d’eau pour frayer. Clic, clic, clic. Le bruit de ses compteurs accompagne ses pas, douce cantilène rythmant ses journées avec la régularité d’un métronome.
Ils sont cent cinquante comme lui, dans toute la Colombie-Britannique. On les appelle les patrouilleurs, ou encore les creekwalkers : les marcheurs de ruisseau. En contrat avec le gouvernement, chacun d’eux est chargé de recenser le nombre de saumons sur la zone de sa responsabilité. Trois fois par saison, ils visitent les mêmes endroits le long des fleuves, activant leurs compteurs. Clic, clic, clic. Grâce à ces informations, le ministère des Océans définit les quotas de pêche pour l’année suivante. Les creekwalkers sont les vigies. Les sentinelles sans qui les compagnies de pêches pilleraient les océans jusqu’au dernier poisson. Comme ils l’ont fait pour les baleines à bosse, presque disparues au large des côtes canadiennes. Comme ils le font pour le hareng. Comme ils le feront pour le saumon, si rien ne les en empêche. Ainsi va l’homme et ses appétits démiurges.
Jack l’a compris bien avant que les fonctionnaires d’Ottawa ne se penchent sur le sujet. Enfant, il lui avait suffi d’observer la conserverie où son père avait un temps travaillé, avant de choisir la solitude des bois : une lueur vorace brûlait dans les pupilles des gars qui éventraient les poissons, rejetant la moitié des prises à l’eau par manque de temps ou indifférence. À leurs yeux, l’océan était un réservoir inépuisable. Ils tuaient pour rien et s’en moquaient. Ce jour-là, Jack entendit la forêt pleurer pour la première fois.
Plus tard, lorsqu’il s’installa sur les hautes terres avec Ellen et Mark, sa mère adoptive et son demi-frère, il l’entendit pleurer encore. Il comprit pourquoi : ici, toute vie débute avec les saumons. Ils sont au commencement du cycle. Le premier maillon d’une chaîne dont les hommes des villes ne soupçonnent pas la complexité. Chaque créature végétale comme animale de la forêt pluviale du Grand Ours dépend de ces poissons d’une façon ou d’un autre.
À l’automne, ou à la toute fin du printemps pour les plus précoces, lorsque les saumons remontent fleuves et ruisseaux, un grand festin démarre. Les ours, les loups, les rapaces plongent dans les eaux pour s’en nourrir, emportant leurs proies parfois très loin pour les dévorer. Les oiseaux se régalent des restes. Puis les insectes. Puis les bactéries. Les nutriments des arêtes s’enfoncent lentement dans le sol qu’elles fertilisent, irriguant de leurs bienfaits cèdres rouges, épicéas, pins tordus, pruches à l’ombre desquels les buissons de baies s’épanouissent au printemps, buffet des orignaux, des chèvres et des ours attendant le retour du poisson béni. Sans le saumon, la forêt disparaît. Ne tue jamais sans raison. Honore chaque vie prise.
À vingt ans, Jack avait rejoint les creekwalkers. Ce job était fait pour lui : des heures à sillonner la forêt en canoë ou à pied, accorder toute son attention aux rivières, surveiller son fragile équilibre. D’une certaine façon, il avait toujours fait cela. À Loggers Creek, certains le surnomment l’Indien blanc – Jack n’a pas de sang autochtone mais son père, blanc lui aussi, l’a élevé comme tel auprès d’Ellen, sa seconde femme, issue de la nation Gitga’at. D’autres l’appellent le taiseux. La plupart du temps, les mots lui semblent encombrants, inappropriés, trop imprécis pour rendre compte de l’enchevêtrement des émotions qui le parcourent. Trop faibles pour décrire la délicate symphonie qui résonne en lui chaque fois qu’il pose le pied sur ces terres. Les autres ne comprennent pas : il n’est jamais seul, ici. La forêt et ses mondes l’emplissent de leur présence.

Il a déjà arpenté quatre cours d’eau lorsque l’après-midi touche à sa fin. La journée a été bonne. Il s’installe un moment sur une petite plage de galets donnant sur le vaste chenal cheminant entre les îles avant de se jeter dans l’océan. Buck pose la tête sur ses cuisses, la langue pendant entre ses babines humides. Depuis le début de la matinée, il n’a pas cessé de courir en éclaireur puis de revenir à son maître. Il est épuisé, rempli par la joie simple du devoir accompli.
Astrée, elle, économise ses mouvements. Elle ne court jamais pour rien et somnole dans le canoë. À quatorze ans, elle est déjà âgée. Son pelage roux tire sur le gris près des oreilles et autour des pattes. Jack avait bien tenté de la laisser au village gitga’at, auprès d’Ellen, afin qu’elle prenne une retraite méritée, mais la chienne avait hurlé de douleur jusqu’à ce qu’il vienne la reprendre. Très bien, tu continueras de nous accompagner. Nous aviserons lorsque tu ne pourras plus tenir sur tes pattes.
À quelques centaines de mètres de là, une meute de loups côtiers festoie autour d’une imposante grume. Ils ont remarqué la présence de Jack et Buck mais ne leur prêtent guère attention, tout occupés qu’ils sont à dépecer une carcasse de lion de mer. Trois louveteaux jouent près de leur mère, portés par une allégresse simple. Le mâle dominant se redresse, observe Jack une seconde, puis tourne le museau vers les roches surplombant le rivage. Deux autres mâles l’imitent, puis d’un claquement de langue presque inaudible, le premier loup donne le signal aux autres. Tous interrompent leur repas. Les petits se rapprochent de leur mère.
D’un geste, ils bondissent de concert vers la forêt, tendant leurs muscles avec amplitude et aisance. Jack observe le ballet de leur corps. La façon dont ils communiquent sans en avoir l’air, en osmose. L’éloquence de leurs échanges discrets, inaccessibles aux hommes.
Quelques secondes après leur départ, trois coups de feu le sortent brutalement de sa contemplation. Les balles traversent le sol en soulevant un nuage de sable, à quelques mètres de lui. Buck sursaute et aboie en direction des bosquets. Les tireurs sont proches. Jack retient le chien, furieux qu’un tel vacarme fracasse la quiétude de la fin d’après-midi. Qui sont les coupables ? Savent-ils qu’il est là ? Si c’est le cas, ce sont des amateurs. Ou bien des idiots. Il ne peut concevoir qu’ils aient visé sciemment dans sa direction, au risque de le blesser.
Il rejoint la sente conduisant à l’amont du fleuve, suivant la direction d’où les coups de feu sont partis. Alors que les bruits se rapprochent, Buck et Astrée le dépassent en bondissant, puis reviennent à lui en aboyant comme des fous. Il connaît la nature de cette excitation chez ses chiens : celle du sang. Il court, encadré par ses deux compagnons, et ne tarde pas à découvrir une large tache sombre défigurant la grève, mouchetée de touffes de poils bruns. Les chasseurs ont abattu un ours noir, mais ils ne se sont pas contentés de cela. Ils ont fourragé ses chairs afin d’ôter une partie des organes. Ils ont arraché les tripes, les ont jetées à l’eau et en ont étalé d’autres sur la berge. Une boucherie. Un carnage insensé, gratuit, digne de brutes méprisables. Qui ? Dans quel but ?
Buck répond à ses pensées par deux aboiements secs. Dans les parages, seuls deux hommes sont capables d’une telle mise en scène macabre : Eugène et Larry, les jumeaux Davis. Ou bien leurs acolytes, Walter White et Joe Miller, un petit gars et un grand sec, gueule patibulaire ; deux brutes refourguant à qui veut, sous le manteau, l’eau-de-vie de mauvaise qualité qu’ils distillent dans leur hangar. Ils formaient déjà un quatuor redoutable avant leur enrôlement dans l’armée et leur départ pour le front. Eugène, leur leader, est un costaud irradiant la violence. Larry est aussi immense que son frère mais plus malin encore, pervers, affûté comme une lame. Son œil gauche ne regarde jamais dans la même direction que le droit. Séquelle laissée par une mauvaise bagarre, cette exotropie sévère donne à ceux se tenant en face de lui le sentiment qu’il les observe sous plusieurs angles à la fois, monstre omniscient et lugubre.
Les deux autres, Walter et Joe, bestiaux, mauvais, attisent le feu animant leurs compagnons comme on souffle sur les braises. Sautent sur la moindre occasion de se battre. Toujours à la recherche de combines susceptibles de rapporter gros sans trop d’efforts, surtout si elles offrent l’opportunité de quelques bagarres. Tous les quatre ont grandi à Doom Hill, une vaste exploitation où le père de Walter élevait autrefois des chevaux, tandis que celui d’Eugène et Larry s’adonnait à la chasse.
– Oui, cela ressemble à un coup tordu des jumeaux, commente Jack tout haut.
À la taverne du village, il a entendu deux fermiers mentionner leur retour dans les parages : « Maintenant que la guerre est finie, ils sont revenus nous emmerder », pestaient les vieux devant un verre au contenu douteux.
« S’ils sont bien les auteurs de ce carnage, inutile de montrer qu’ils ont réussi à me mettre en rogne », songe le creekwalker. Il a appris cela auprès d’Ellen : ne jamais dévoiler à l’autre qu’il a prise sur vous. Laisser couler. La violence nourrit la violence, la colère attise la colère.
Il rejoint son canoë en maugréant. Les bons principes ne sont pas toujours faciles à appliquer. S’il écoutait la rage que les jumeaux lui inspirent, il pourrait les tuer de ses propres mains. Jusqu’ici, il est toujours parvenu à contenir son ire. À l’exception d’une fois.

4.
À l’instant où les yeux d’Aika se posent sur le visage de Kuma Hirano, l’air cesse de pénétrer ses poumons. Un poids tombe sur ses épaules. Ses genoux cèdent et le sol s’ouvre sous ses pieds.
– Aika Tamura ? demande l’homme au corps tassé, se précipitant vers elle afin de l’aider.
Il redoute qu’elle ne s’évanouisse mais retient son geste à la dernière seconde – toucher le corps de sa promise avant le mariage serait inconvenant. Celle-ci s’accroche au bras du fonctionnaire canadien qui l’escorte, grand et raide, pour ne pas tomber.
– Kuma Hirano ? murmure-t-elle, une fois remise.
Il ôte sa casquette pour la saluer. S’excuse avec empressement :
– Oui, c’est moi. (Devinant sa surprise, il ajoute 🙂 Je suis un peu plus âgé que sur la photo que vous avez reçue. Pardonnez-moi.
– Oh, trouve-t-elle à dire, espérant que le visage impassible qu’elle arbore dissimule la tornade de doutes et de déception la terrassant.
L’homme qui se tient devant elle a au moins quarante-cinq ans. De longs cernes bruns strient son visage. Ses cheveux ternes n’ont pas été lavés depuis des jours. Le tissu élimé de sa veste est grossièrement rapiécé aux coudes. Son pantalon de toile est éclairci par l’usure aux genoux. La peau tannée de ses joues pubescentes est épaissie par la succession d’hivers trop rudes et d’étés brûlant de soleil. Il a l’allure d’un paysan.
Aika lit la gêne dans le regard de Kuma. Il n’en faut pas plus pour qu’elle comprenne : tout est faux. La fortune en Amérique, l’argent, la vie de princesse promise dans ses lettres : du vent. Une mystification destinée à la convaincre de traverser l’océan pour le rejoindre. Ses parents étaient-ils au courant ? Non, bien sûr, eux aussi ont été floués. À moins qu’ils ne lui aient caché la vérité, trop heureux de lui trouver une situation ? Kuma Hirano ne l’a pas acceptée pour femme par grandeur d’âme, en dépit de sa famille ruinée, mais parce qu’il ne pouvait pas prétendre à mieux.
Autour d’eux, des dizaines d’hommes guettent eux aussi leurs futures épouses. Ils n’ont guère meilleure allure. Ils traînent leurs faces usées où s’accrochent des sourires sales et sans charme, aux dents mal alignées, loin des beaux jeunes hommes des photos que, quelques heures plus tôt, Aika et les autres serraient contre leur poitrine frémissante d’impatience. Si naïves, pauvres enfants. Au moins, Aika n’est pas la seule à avoir été trompée. Toutes sont tombées dans le même piège.
Jusqu’à quel point leur a-t-on menti ? Peuvent-elles encore faire machine arrière ? Impossible : leurs familles ne supporteraient pas l’affront d’un retour. Une telle humiliation n’est pas envisageable dans l’Empire nippon. Mieux vaut encore mourir.
La pièce est saturée d’effluves aigres et d’attentes déçues, présages de temps incertains. Où est Kiyoko ? Aika ignore quoi faire : un seul regard de son amie aurait suffi à lever son indécision. Si à cette seconde Kiyoko lui avait fait comprendre d’un signe de la main ou d’un battement de cils qu’elle non plus ne supportait pas la situation, elle l’aurait suivie sans l’ombre d’une hésitation. Elles auraient planté là leurs futurs époux pour s’évader ensemble, courant à petits pas dans leurs kimonos étroits et disparaissant dans la ville. Elles auraient changé de nom, se seraient lancées à la conquête de l’Amérique. Un acte fou, insensé pour deux femmes immergées dans un pays étranger, mais après tout, l’Amérique est la terre des possibles. Avec Kiyoko, Aika aurait été capable de tout. Elle avait le courage des suiveuses.
Elle fouille longuement la pièce du regard en se dressant sur la pointe des pieds, profitant de l’appui du fonctionnaire canadien pour gagner quelques centimètres. En vain. Son amie est déjà loin. Alors, elle se résout à suivre l’homme fatigué auquel ses jours sont désormais liés.

Le mariage est expédié l’après-midi même. Aika n’en gardera qu’un vague souvenir : des papiers signés à la chaîne, des formalités administratives avec l’immigration, l’acribie d’un fonctionnaire récitant leurs droits et devoirs qu’elle écoute à peine. Tandis que ce dernier appose sa signature sur les documents, elle expérimente, pour la première fois, un phénomène dont elle deviendra rapidement coutumière : son esprit se détache de son corps et s’élève doucement au-dessus de la pièce. Il flotte un instant auprès des hommes puis s’éloigne, prend de l’altitude, valse avec les nuages et monte encore, jusqu’à ce que le port de Victoria devienne un point minuscule au sol.
Libéré de l’apesanteur, l’esprit d’Aika traverse l’océan, file par-delà les flots indigo où le soleil jette des lames argentées. Il rejoint la ferme où ses parents se sont réfugiés après la ruine de son père. Il frôle sa mère qui étend le linge tout en jetant un œil discret sur son dernier fils, le petit frère d’Aika, affairé à bâtir un château de terre dans la cour. Il vole jusqu’à Kyoto et fait une pause sur une feuille de bambou près du Ginkaku-ji, le pavillon d’argent où Aika et Kiku, sa grande sœur, aimaient flâner lorsqu’elles étaient enfants. L’automne dépose déjà son feu rougeoyant sur la frondaison des érables cerclant le temple, dont le bois sombre se reflète dans le miroir parfait de l’étang. Autour, les esprits gardiens que seuls les cœurs sensibles savent voir virevoltent avec la grâce de jeunes filles. L’harmonie du pavillon d’argent apaise Aika. Ses meilleurs souvenirs sont ancrés à cette terre. Si sa vie canadienne tourne au cauchemar, elle pourra toujours trouver refuge ici par la pensée, au pied des pins, sur l’une des pierres bienfaisantes du Ginkaku-ji.
Son âme est rappelée à son corps, dans la frugale salle des mariages de Victoria où son presque époux s’apprête à signer les papiers, lorsqu’un inconnu entre dans la pièce. Sa présence modifie sensiblement l’atmosphère du lieu. Aika réincarnée porte toute son attention sur lui. Plutôt grand pour un Japonais, svelte, il salue Kuma d’un geste de la main puis sourit furtivement à Aika. Ce geste-là, cet infime mouvement des lèvres accompagné d’une lueur dans les yeux de l’inconnu, cette minuscule seconde d’échange entre eux suffit à la réconforter. Par ce sourire, l’homme lui signifie que l’existence est riche en surprises, pour peu que l’on regarde du bon côté des choses.
Elle se redresse et, pour la première fois depuis son arrivée au Canada, respire à pleins poumons. Oui. Elle est forte. Elle tiendra. Tout cela, cette union de papier, le mensonge de Kuma, la séparation d’avec Kiyoko ne sont pas si graves. Elle n’a que dix-sept ans et la vie devant elle.
– Aika, je te présente mon ami, Hideki Matsuoka, dit Kuma, tout en posant la main sur l’épaule du mystérieux inconnu. Nous prendrons la route ensemble demain : Hideki conduit bien mieux que moi.
Elle réprime un sourire. Cette nouvelle réchauffe son cœur plus qu’elle ne le voudrait.

Les formalités achevées, ils quittent le port et marchent un long moment tous les trois, en silence, vers une destination dont elle ignore tout. Kuma porte sa valise. Elle a tant de questions à lui poser. Ne sachant par où commencer, elle se tourne vers Hideki :
– Kuma dit que vous conduisez : vous possédez une automobile ?
Les deux hommes éclatent d’un rire forcé.
– C’est un pick-up, mais il n’est pas à moi. On nous l’a prêté pour venir vous chercher.
– Un pick-up ? Mais…
Aika n’achève pas sa phrase. La bienséance nippone exige qu’elle n’insiste pas, afin de ne pas mettre son frais mari dans l’embarras. Ne pas lui faire perdre la face. Mais la déception lui ronge à nouveau les sangs : à l’évidence, la voiture et la grande demeure devant lesquelles il posait sur la photo envoyée pour la convaincre de l’épouser ne lui appartiennent pas. Une mise en scène. Une mascarade de plus.
– Nous allons rejoindre ton entreprise ? Où sont les bateaux ?
Kuma et Hideki rient à nouveau, cette fois sans entrain.
– Ce que je t’ai écrit est vrai, Aika : j’ai réussi dans la pêche, avec Hideki. Notre affaire tournait bien. Je gagnais beaucoup l’argent. Et puis…
Kuma est incapable de terminer sa phrase. Ses joues s’empourprent de honte.
– Et puis ils nous ont retiré la licence et le bateau, complète Hideki. Kuma et moi étions associés. Ils nous ont tout pris. Après des années à nous battre, nous avons dû repartir à zéro.
– Mais je ne comprends pas. Qu’avez-vous fait ?
Après un long silence, Kuma ajoute :
– Ils ont retiré la licence à tous les Japonais, même à ceux nés ici. Nous étions sans doute trop nombreux à pêcher les poissons.

Ils marchent vingt minutes encore, sans échanger un mot. Aika regarde droit devant elle, raide, s’efforçant de ne pas frôler le corps de son mari, déroutée par le regard insistant des hommes et des femmes qu’ils croisent. A-t-elle une marque sur le visage, un débris coincé dans les cheveux ? Est-ce en raison de son kimono ?
– Voici notre hôtel, annonce Kuma devant un immeuble de trois étages à la façade miteuse. Nous dormirons ici et prendrons la route demain matin, à l’aube.
Avant de prendre congé, Hideki les contemple tous les deux de la tête aux pieds, comme pour graver cet instant dans sa mémoire :
– Félicitations aux jeunes mariés !
Il y a encore, dans son sourire et la joie forcée avec lesquels il prononce ces mots, un message destiné à elle seule. Aika incline la tête sobrement. Elle voudrait l’implorer de rester avec eux pour quelques heures encore, ou même dix minutes ; elle ne veut pas être seule avec Kuma. Hideki hésite un instant, puis disparaît avant qu’elle ne trouve les mots pour le retenir.

La chambre est aussi piteuse que l’extérieur de l’auberge. Un lit minuscule aux draps rêches occupe l’essentiel de l’espace. La fenêtre donne vue sur une cour où une machine inconnue hoquette dans un insupportable raffut mécanique. Un paquet a été déposé sur la table de nuit, orné d’un nœud au rose défraîchi.
– C’est pour toi.
Aika l’ouvre sans envie. Il contient deux robes de coton épais, à l’occidentale.
– Là où nous allons, tu ne pourras pas porter de kimono.
Kuma prend ses mains, s’assoit avec elle sur le lit. Son visage est à quelques centimètres du sien. Elle cligne des yeux en respirant son haleine aigre. Les exhalaisons rances de sa veste. Elle n’a pas mangé depuis des heures mais n’a pas faim.
– Aika, je sais que ce mariage n’est pas celui que tu attendais. Que cette nuit de noces ne sera pas celle dont tu rêvais. Mais je te fais un serment : je travaillerai dur pour t’offrir une belle vie. Je suis un homme honnête, j’espère que tu sauras voir que mon cœur est bon.
– Je n’en doute pas, Kuma-San.
Elle chasse les larmes roulant derrière ses paupières. Tente de plaquer le visage du beau garçon de la photo sur celui de l’homme fatigué avachi près d’elle.
– En attendant, tu découvriras que je possède aussi une immense richesse, d’un tout autre ordre. Si la vie l’avait permis, je serais devenu conteur ou poète. Ma douce épouse, j’ai dans la tête un trésor d’histoires et j’en aurai toujours de sublimes à t’offrir. J’aimerais t’en donner une ce soir, pour notre première nuit ensemble.
– Ah ?
Elle n’a retenu qu’une chose de ses propos : il n’a plus d’argent. Le reste glisse sur elle.
– Ces derniers mois, vois-tu, je me suis beaucoup inquiété pour les mangeurs de nuit.
Aika suppose que les mangeurs de nuit sont l’un de ces mystères canadiens dont elle ignore encore tout. Peut-être est-ce lié à la licence de pêche que l’on a retirée à son mari et à tous les Japonais ?
– Au Japon, nous avons les hotarus, ces petites lucioles que tu as sûrement observées au début de l’été, lorsque tu étais fillette. As-tu remarqué combien les Canadiens sont plus grands que nous ?
– Oui. À côté d’eux, nous avons l’air d’enfants.
– Pour les lucioles, c’est pareil. Ici elles sont gigantesques, si grandes qu’on les appelle les mangeurs de nuit. Après le coucher du soleil, les mangeurs de nuit grignotent l’obscurité de leurs bouches gourmandes : ce sont les points lumineux que l’on voit danser dans les bois. La journée, au lieu de se reposer sous l’écorce des arbres, comme nos hotarus, ils se désaltèrent de la brume de beauté. Tu n’es pas sans savoir que de toute belle chose portée par notre terre, il émane un parfum de grâce dont les mangeurs de nuit sont particulièrement friands.
– Quoi ?
Aika dévisage Kuma avec stupeur : se moque-t-il d’elle ? A-t-il bu pendant qu’elle se rafraîchissait dans la salle de bains ?
– Tu le constateras toi-même, lorsque nous serons arrivés à destination demain : la brume n’est jamais loin, en Colombie-Britannique. Mais ces derniers temps, la beauté se faisait rare, si bien que les mangeurs de nuit mouraient de soif. Ils envisageaient de partir pour d’autres contrées, alors je leur ai proposé un marché : « Lorsque mon épouse sera parmi nous, notre petit coin du monde sera saturé de splendeur et d’élégance. Les brumes seront enivrantes et riches, si douces que vous serez rassasiés avant la demi-journée et pourrez somnoler tout l’après-midi en attendant votre festin nocturne. D’ici là, pourquoi n’iriez-vous pas vous reposer sur la voie lactée, là où il fait toujours sombre ? »
Les mangeurs de nuit ont accepté ma proposition. Tu as sans doute remarqué que, ces derniers temps, certaines étoiles clignotent plus que d’autres ? Ce sont eux. Les mangeurs de nuit. Ils attendent ton arrivée, ma belle épouse. Demain, ils descendront des cieux pour te fêter.

Tandis qu’elle l’écoute, Aika entrevoit le genre d’homme qu’est son mari : un rêveur. Il est de ceux pour qui les mots et les histoires comptent plus qu’un toit solide au-dessus des têtes et un repas consistant sur la table. Il n’a pas les pieds sur terre et ne les aura sans doute jamais. Le succès de son entreprise de pêche relevait sûrement du hasard, ou bien de l’aide d’Hideki, mais certainement pas de ses talents d’homme d’affaires. Elle prend peur : Kuma emplira son cœur de phrases merveilleuses, mais quelles que soient ses promesses, ses rêveries auront toujours plus de poids que leurs besoins matériels et ses projets à elle. Les poètes font d’excellents amis, mais de piètres époux.
– Voilà une belle histoire pour les enfants, dit-elle.
– Les enfants, oui. (L’ombre d’une déception passe sur les lèvres de Kuma.) Peut-être la raconterai-je un jour à ceux que nous aurons.

Plus tard cette nuit-là, une fois les lumières éteintes, Kuma s’allonge sur sa jeune épouse et soulage, avec une maladresse empressée, le désir nouant ses entrailles depuis de long mois. Aika le laisse faire sans dire mot. Dans la moiteur obscure de la chambre, les larmes coulent sur ses joues. Voilà, songe-t-elle, c’est fait. Est-ce donc cela, l’amour ? Ce geste vif, dissimulé sous les draps, comme un coup de poignard honteux ? Les mots que sa mère lui avait murmurés la veille de son départ lui reviennent à l’esprit : « Quoi qu’il arrive, Aika, il ne faudra surtout pas crier. »
Malgré la douleur déchirant ses entrailles, elle ne desserre pas les lèvres. Lorsqu’elle ferme les yeux, son esprit s’élève au-dessus de la chambre, puis de Victoria. Il traverse l’océan et se réfugie à l’abri du Ginkaku-ji, où les reflets de lune dansent comme des lames d’argent à la surface de l’eau. »

Extraits
«J’ignore ce que je ferai de toi plus tard: aucun homme ne voudra prendre pour épouse une fille des bois.» «Les lucioles, les fourmis, les arbres: tu es comme ton père. Tu racontes trop d’histoires.» (…)
– Maman dit que tu racontes trop d’histoires et que je suis comme toi. Est-ce que c’est vrai ?
– Je vais te dire une chose, ma petite Hannah : le monde se porterait bien mieux si l’on racontait plus d’histoires, justement. L’ennui, c’est que ta maman ne les entend pas pleurer.
– Qui ?
– Les histoires ! Elles errent dans le monde comme les akènes du pissenlit charriés par le vent. Elles se cognent à la canopée, brisent leurs petites ailes fragiles, beaucoup se perdent dans le désert ou se noient dans l’océan, sauf si quelqu’un les sauve.
– Il faut les sauver ! Mais comment ?
– En laissant les histoires entrer en soi. Sais-tu ce qui se passe alors ? Elles te guérissent de l’intérieur, comme un médicament.
Leurs ailes chatouillent un peu la première fois, mais on s’habitue. On accueille les histoires puis on les libère en les racontant, de façon à ce qu’elles réparent d’autres que soi. Est-ce que tu sais faire cela, Hannah, libérer les histoires ? p. 76

« Pendant leurs années au camp, toutes deux n’ont rien su ou presque de l’actualité. Certains soirs, après le dîner, Kuma et Hideki leur rapportaient les nouvelles de la vie locale et parfois, quelques informations venues d’Europe et d’Asie. Mais ils leur taisaient l’essentiel : l’intolérance montant contre les Asiatiques en général et les Japonais en particulier, aux États-Unis comme au Canada. La multiplication des lois votées à leur encontre, les réduisant à l’état de sous-citoyens, y compris ceux nés sur le sol canadien. La hausse des actes racistes. Aika et Hannah ne sont pas prêtes à affronter la brutalité de Vancouver. » p. 96

« Le soir, lorsque Hannah et elle s’allongent sur les lits jumeaux de leur petite chambre, Aika lui explique malgré tout que l’impertinence de ces prostituées à la fierté mal placée, si éloignée de la bonne éducation nippone, est incompatible avec l’intégration dans la société canadienne. C’est au contraire en se montrant discrets et serviables que les Japonais gagneront le respect des Canadiens : « Souris toujours, excuse-toi systématiquement même si tu n’es pas en tort », lui conseille-t-elle. « Ne croise jamais le regard des hommes. Évite de te trouver seule avec l’un d’eux. Deviens invisible. »
Hannah l’écoute avec circonspection. Un sentiment inédit grandit en elle. Devenir invisible ? Plus elle observe la ville, plus elle est convaincue que sa mère se trompe. Comme tous les Issei, cette première génération de Japonais immigrés, Aika n’est pas faite pour ce monde. Elle ne comprend pas que ni la politesse, ni l’humilité dont les Japonais font preuve ne les protégera contre la sauvagerie prête à s’abattre sur eux. » p. 106

« – Ici, la survie de chaque espèce peuplant les bois dépend du saumon : les ours et les loups qui s’en repaissent, mais aussi les mousses des rives et les herbes qui absorbent les minéraux des carcasses, les mammifères se nourrissant des herbes, et je ne parle même pas des insectes. Avant que les Européens ne s’approprient leur territoire, les Tsimshian étaient les protecteurs de ce fragile équilibre. Ils prélevaient dans les rivières uniquement ce dont ils avaient besoin.
– Les Tsimshian ?
– Les peuples qui vivaient en Colombie-Britannique bien avant l’arrivée des colons. Les Gitga’at sont l’un d’eux. Les saumons tiennent un rôle à part dans leur culture et leurs mythes. Ils sont les héros de leurs histoires. » p. 187

« La mort d’Hatsuharu, le suicide d’Aika, l’enfermement et les années de discrimination à leur égard ont asséché leur cœur. Elles ont subi et encaissé pendant trop longtemps sans broncher. Désormais, tout explose. Les cadres. Les règles. La raison. Elles sont haine, fureur, vengeance. Elles sont deuil, martyre et désolation. Elles sont la veuve et l’orpheline se levant pour réclamer leur dû. Des inconsolables. Des folles. Elles ne pensent plus à l’avenir. Leur vie d’autrefois a été anéantie et ce pays leur interdit d’en construire une nouvelle, alors elles avancent au jour le jour, sans se projeter, de plus en plus éloignées d’elles-mêmes. » p. 260

« Hannah n’entrevoit qu’un seul remède : les mots. Ceux que l’on porte longtemps en soi sans le savoir avant qu’ils ne jaillissent, ceux qu’on lègue de génération en génération, comme son père l’a fait avec elle, pour tenir le malheur à distance. Ceux que l’on couche sur le papier, telles les observations de Jack, destinées à sauver la
forêt.
Voilà ce qu’elle doit faire : écrire leurs histoires à tous avant qu’elles ne s’évaporent ; l’histoire d’Aika, d’Hatsuharu, des semeurs d’espoir et des mangeurs de nuit, du petit prince et des hommes-saumons ; celles des Issei, des Nisei, de Greenwood et les légendes tsimshian. Les contes des mondes engloutis.
Elle n’est plus Hannah Hoshiko, désormais. La fille qu’elle était autrefois, effrayée, en colère, est morte dans la rivière. Elle est maintenant libre d’esquisser son propre chemin – et pourquoi pas celui des autres ? Elle récoltera les bribes de vie, les reflets au bord du chemin et les éclats d’étoile, puis sèmera les mots. Elle sera l’ange étrange que l’on accueille malgré les craintes qu’elle éveille, parce qu’elle porte la marque du Moksgm’ol. Elle sera la femme-esprit, la femme-mémoire, plus tout à fait humaine – un peu de l’ours est entré en elle. Une créature ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. » p. 282

« Plus de vingt et un mille Japonais et Canadiens d’origine japonaise furent internés durant la Seconde Guerre mondiale dans des camps comme celui de Greenwood, en Colombie-Britannique.
Beaucoup furent poussés au départ vers le Japon après la guerre. Le gouvernement fédéral attendit 1988 pour leur présenter des excuses officielles et dédommager les survivants.
Le Moksgm’ol, l’ours esprit également appelé Kermode, animal totem des Gitga’at, l’une des nations autochtones tsimshian, est un ours noir porteur d’un gène récessif rare. Il existe uniquement dans la forêt pluviale de Colombie-Britannique. Il est désormais protégé, mais son habitat est menacé par le réchauffement climatique. Indispensables à la protection des saumons et de la forêt pluviale du grand ours, cent cinquante creekwalkers remontaient les cours d’eau de Colombie-Britannique au début des années 1950. En raison des coupes successives dans les budgets fédéraux, il n’en reste aujourd’hui plus qu’un. » p. 297

À propos de l’auteur
CHARREL_Marie_©Philippe_MatsasMarie Charrel © Photo Philippe Matsas

Marie Charrel est journaliste au Monde, où elle suit la macroéconomie internationale. Elle a publié Une fois ne compte pas (Plon, Pocket), L’enfant tombée des rêves (Plon, Pocket), Les enfants indociles (Rue Fromentin, Pocket), Je suis ici pour vaincre la nuit (Fleuve Éditions), Une nuit avec Jean Seberg (Fleuve Éditions), et a participé à plusieurs projets collectifs et recueils de nouvelles (L’Institut, PUG ; On tue la Une, Druide). Les danseurs de l’aube (2021) est inspiré de l’histoire vraie d’un couple de danseurs de flamenco des années 1930, un frère et une sœur séparés par le Nazisme. La même année, Marie Charrel publie un premier essai Qui a Peur des Vieilles ? aux Éditions Les Pérégrines. Cet essai interroge sur la place des femmes de plus de 50 ans dans notre société occidentale. En janvier 2023, elle publie Les Mangeurs de Nuit aux éditions de l’Observatoire. Ce roman empreint de mythes et légendes, qui se déroule dans les grands espaces de Colombie Britannique, évoque la rencontre de Jack, un compteur de saumons, et Hannah, une fille d’immigrés Japonais, au cœur de la forêt pluviale, où ils s’apprivoisent doucement. Il a été couronné par le Prix Cazes 2023. (Source: mariecharrel.fr / Wikipédia / L’Observatoire)

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Une légère victoire

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En deux mots
Nour renverse et tue accidentellement une jeune femme. La victime était la fille de Yarol, un repris de justice qui finit de purger sa longue peine. Tous deux ont du mal à se remettre de ce drame. C’est alors que Yarol propose à Nour de venir le voir en prison.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une rencontre et deux vies qui basculent

Le troisième roman d’Odile d’Oultremont raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme qui purge une longue peine de prison. Il lui a proposé de la rencontrer après avoir appris que c’était elle qui venait de tuer accidentellement sa fille. Un rendez-vous fort en émotions.

Nour Delsaux est assistante de rédaction dans un quotidien. Yarol Ponthus est en prison depuis près d’un quart de siècle. Constance Rodriguez est orpheline et dépressive. Un jour ordinaire, plombé par une météo tristounette, Nour renverse Constance, la fille de Yarol. Elle meurt sur le coup.
Quand le prisonnier apprend la mort de sa fille, c’est sa seule raison de vivre qui s’effondre. Lui qui redoutait le jour où, après avoir purgé sa peine, il retrouverait la société des hommes, n’a désormais plus aucune envie de sortir. En prison, il a désormais ses habitudes, son coin de potager et Zoltan, avec qui il partage sa cellule. Et les obsèques de Constance, auxquelles il a été autorisé d’assister, n’ont fait que le traumatiser davantage.
Le moral de Nour n’est guère meilleur. Elle se sent coupable, comme Yarol, elle a tué. «Elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle».
Quand elle reçoit le courrier de Yarol l’invitant à lui rendre visite en prison, elle ne comprend pas sa démarche. Mais quand Jeff, son compagnon, lui intime l’ordre de ne pas y aller, elle décide tout à la fois de se séparer de cet homme si intransigeant et si peu à l’écoute et d’accepter la rencontre. Même si elle ne comprend pas vraiment ce qui motive cette demande.
Comme dans ses deux précédents romans, Les Déraisons et Baïkonour, Odile d’Oultremont s’attache aux rencontres improbables, aux échanges inattendus. Entre l’assistante de rédaction et le taulard, le choc est extrême. S’il ne s’agit pas ici d’un vertige amoureux, le sentiment qui unit ces deux parfaits inconnus est tout aussi fort. Ils sont rongés par la culpabilité. La romancière montre avec beaucoup de sensibilité combien leur confrontation va les pousser à envisager différemment les choses, en tentant de se mettre à la place de l’autre. Une remise en cause qui va entraîner le lecteur à se positionner. Et ce n’est pas là la moindre des vertus de ce roman qui une fois encore confirme tout le talent d’Odile d’Oultremont.

Une légère victoire
Odile d’Oultremont
Éditions Julliard
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782260055716
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ains qu’à Saint-Remy, dans la banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est ahurissant à quel point une phrase, une seule, constituée des mêmes mots, en tous points pareils, a suffi à rendre à Nour son monde entier et à faire éclore en Ponthus les prémices d’une vérité dont aucun parent ne voudrait.»
Chacun à sa manière, Nour Delsaux et Yarol Ponthus sous-vivent. L’une est enfermée dans une existence où elle se satisfait de petits arrangements avec elle-même, l’autre est écroué depuis un quart de siècle dans une cellule de huit mètres carrés. En février 2020, dans d’étranges circonstances, la trajectoire de l’un percute celle de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Douce est la nuit sur Paris. Nour marche en léger retrait de cet homme qu’elle appelle Jeff, diminutif de Jean-François. Il la tient par la main. Entre eux, une distance égale à deux bras tendus. Les cheveux blonds de la jeune femme, brossés de part et d’autre d’une raie centrale, forment comme les ailes d’un goéland. L’application que Nour déploie à trotter sur ses talons trop fins, à la même cadence rapide que son amoureux, le sien depuis vingt et un mois, est séduisante. Sous ses pieds, le trottoir est humide, elle est attentive aux fêlures dans la pierre, aux trous par endroits. Jeff avance vite, elle sautille derrière, la démarche imposée par ses foutues échasses est chancelante mais il fallait être bien habillée ce soir, élégante sans en faire trop, dans sa tête, elle répète ses gammes : Bonsoir Monsieur, bonsoir Madame, votre fils est une merveille, j’ai une chance folle, c’est absolument délicieux, la truite saumonée est divine, quel honneur pour moi de dîner à votre table, allez-y, s’il vous plaît, je vous en prie, contez-moi votre vie passionnante…
Un instant, Nour s’est égarée.
— Ça va ma chérie ?
Jeff se retourne vers elle, l’instant d’un sourire, il est tendu, un dîner chez ses parents, c’est quelque chose, un moment important, une fièvre toujours, au contraire de ceux passés chez la mère de Nour, qui ne suscitent ni affres ni embrasement.
Le grand boulevard bordé de noyers anciens est à deux voies. Il charrie le bruit des voitures qui s’y croisent dans un léger fracas, ça claque en douceur et, tout autour, la ville se prépare à dormir. Le large trottoir n’en finit pas de couler sous ses pas, on dirait une rivière juste avant la débâcle. Au numéro 258, la porte en bois vernis s’ouvre, tractée par le poignet gracieux de Maurice, soixante-sept ans dans la vie et vingt-cinq en fonction dans cette imposante demeure en pierres de France. La façade grise, fraîchement ravalée, s’étire sur 12 mètres au moins. « Le Château », comme elle ironise parfois. Jeff embrasse Maurice, Nour le remercie, les manteaux sont ôtés et posés au vestiaire. Devant eux, le hall est vaste, au sol des carreaux de marbre blanc et noir dessinent un gigantesque échiquier, on dirait l’entrée d’un palace londonien. Dans un coin, deux fauteuils laqués dorés, tapissés d’un tissu à fleurs rose, trônent sur un carré de laine bouclée couleur poudre. À chacune de ses visites, Nour se demande qui peut bien s’asseoir là. Pour faire quoi ? Une pause avant de monter l’escalier central, magistral, placé comme une invitation à grimper à l’échelle sociale ?
— Tu es magnifique, souffle Jeff.
— Toi aussi, répond Nour.
Sur le moment, elle n’a pas d’autre idée.
Il doit y avoir une quarantaine de marches. Personne, c’est certain, n’a jamais compté. La robe noire de Nour est courte mais pas trop, son décolleté affirmé mais pas vulgaire, elle a enfilé des bas légers, la mi-saison regorge d’interrogations essentielles de ce genre, trench ou manteau, collants ou jambes nues, cachemire ou fil de coton. Nour, en réalité, s’en contrefout, la problématique affleure trois fois l’an, uniquement lorsqu’il s’agit de venir ici et de dîner avec ces gens.
Depuis trois ans, le père de Jeff est ministre de l’Industrie et son épouse, la mère de Jeff, femme-de-ministre-de-l’Industrie.
— Dans la famille, ça a globalement rendu tout le monde assez con.
C’est ainsi que Jeff avait décrit la situation à Nour une semaine après leur rencontre.

Et ça lui avait plu, la façon décontractée dont cet homme engageant, un grand brun sacrément baisable, avait qualifié ce fait exceptionnel, avec humour et sans esbroufe. La réalité, par la suite, avait été plus ambiguë.
Rapidement, Nour avait compris que la nature de son poste d’assistante de rédaction au journal Le Monde suscitait une sorte de malaise, à la fois parce qu’elle travaillait dans un média réputé de centre gauche alors que le ministre Tanguy Éluard appartenait à une majorité de droite ; mais aussi parce que sa position au sein du journal, insignifiante en réalité, sans aucun pouvoir ni ambition d’en avoir, faisait d’elle une espionne dans la place, certes, mais de bien modeste facture. Ce qui, compte tenu de l’éminent statut du ministre, semblait désobligeant.
Durant les premiers mois de leur histoire, Jeff avait semblé rejeter l’idée qu’il puisse y avoir, même inconsciemment, deux camps au sein de son entourage proche. Et puis un jour, au retour d’un voyage d’affaires en Angola, Nour l’avait surpris qui murmurait au téléphone avec son père, dans une discrétion relative. Alors, sans détour, elle avait éclaté de rire, le ridicule de la situation s’était emparé d’elle, l’avait enlacée comme une étole gigantesque, elle n’avait rien pu faire d’autre que se gausser. Comme si elle avait l’intention de les trahir, le ministre et son fils, quoi qu’ils aient pu conspirer tous les deux ! C’était si mal la connaître, si mal l’apprécier surtout ! Plutôt que de reprocher à Jeff sa soudaine et ridicule paranoïa, elle avait choisi d’en rire, elle était tellement gênée pour lui qu’il puisse penser qu’il fallait se protéger d’elle, au point de chuchoter grossièrement derrière un rideau comme au temps des vaudevilles et de la guillotine. Ça n’avait fait marrer qu’elle. À compter de ce jour, peu à peu, Jeff s’était mis à revêtir une étrange armure de fils de ministre, de plus en plus épaisse, une sorte de cape censée le préserver d’agressions extérieures dont il ne fut jamais capable de déterminer la nature précise.
Alors, imperceptiblement, leur vie avait continué, leur amour aussi, mais d’une façon un peu différente, comme s’ils partageaient désormais la même pitance mais qu’ils s’abreuvaient à deux sources discordantes.
— Bonsoir, ma jolie.
Tanguy Éluard procède ainsi lorsqu’il ne se souvient plus du prénom de Nour, en lui attribuant un inoffensif sobriquet coquin qu’il attribuerait à n’importe quelle minette de passage.
— Bonjour, Tanguy.

À dessein, elle se retient de l’appeler Monsieur le ministre en retour, bien qu’il ne lui ait jamais donné l’autorisation de procéder d’une autre manière, dès lors il affiche un air brièvement contrit, la désapprobation se lit clairement dans ses yeux, mais que peut-il maintenant qu’elle a osé ? Il se tourne vers son fils, lui expédie une étreinte couplée d’un sourire forcé afin d’évacuer son courroux. Jeff a entendu, il est secrètement navré pour son père, pourtant, à Nour, il ne reprochera rien. À quoi bon tenter d’éduquer quelqu’un qui se refuse à l’être ? Au bout de quelques longues minutes à gober des olives dénoyautées en faisant un bref point sur l’état mental et physique de chacun, Madame la ministre qui, dans l’intimité, se prénomme Agathe, invite les convives à passer à table. Elle le fait d’un geste délicat, ses mains aux longs ongles bardés d’un vernis rubis brassent un air pleutre de salon mondain, constitué d’invisibles compromis en tout genre. Agathe est la reine des angles arrondis qu’elle polit avec énergie dans le sillon de son mari hâbleur. Nour la considère avec compassion, pour rien au monde elle n’aimerait être à sa place, quelle sorte de femme fait encore ce choix-là, celui de l’ombre perpétuelle avec, pour seul salut, les rires forcés d’une blague au formol et de la tarte fine au dessert. Parfois, Nour ose des questions plus personnelles à la mère de Jeff, un audacieux « comment allez-vous, chère Agathe ? » Mais la maîtresse de maison, bien que reconnaissante, botte en touche car parler d’elle n’est pas une option, et ses réponses – « bien, bien, Tanguy travaille beaucoup » ou « il a une vie à cent à l’heure, mais on ne va pas se plaindre » – sont l’aveu sans cesse répété d’une seconde place acquise pour l’éternité.

Ensuite, le dîner se déroule entre soufflé de homard et tournedos à la crème, tout ce qu’elle déteste, ces menus de l’an quarante que plus personne ne propose ailleurs que dans ces endroits où les traditions sont maintenues sous des cloches en porcelaine, assorties de privilèges dont quelques rares personnes se sustentent encore.
— Un tournedos à la crème, putain… D’écrevisses en plus. Un terre-mer.
Deux jours plus tard, avachie dans un canapé trop mou à siroter un café serré, Nour décrit le reste de la soirée, un supplice, à Rosalie, son amie journaliste rencontrée à la fac, engagée ensuite à Libé au service Culture, il y a cinq ans, pendant que Nour remplit encore des formulaires de déduction fiscale pour les déjeuners de son patron.
— J’ai été promue.
— Non ?
Nour ne s’étonne que pour la forme. Rosa est une travailleuse acharnée, elle l’a toujours été, l’exact opposé d’elle-même, et sa promotion n’a rien d’une surprise.
— Je m’occupe des portraits de quatrième de couv. Avec Sébastien. On est deux.
De joie, Nour pousse un cri d’Indien.
— Tu devrais écrire un papier sur mon beau-père. Une belle photo au gros grain en noir et blanc avec un titre un peu choc…
— « La crème de la crème » !
Rosa se marre et Nour se redresse pour ne pas avaler de travers.
— Tu réalises que le mec n’a pas arrêté de parler de prise de risque politique et de louer l’importance d’avoir confiance en les gens, de faire confiance ? Et, à côté de ça, il a passé son temps à se sentir agressé par tout, les opinions des autres, sa putain de sauce aux crustacés, la fumée de ma clope, le bruit des voitures.
Lasse, Nour relate sa conversation de l’avant-veille avec le ministre. Elle lui a raconté avoir acheté une automatique, silencieuse et propre, Éluard soupirant aussitôt, c’est le genre de considération qui l’assomme, du politiquement correct à l’emporte-pièce, ces gens qui se croient écolos parce qu’ils conduisent une hybride… Ses mots fatigués ont rebondi sur sa lèvre inférieure ourlée comme un tuyau avant de tomber dans un mépris saisissant. Dans un premier temps, Nour s’est rebiffée, vous pouvez pas dire ça, même Jeff a osé une plainte contre son père, que ce dernier a ignorée en changeant de sujet, ajoutant au mépris l’indifférence. Et voilà qu’il était déjà l’heure de s’en aller. Nour ignore si elle se sent plus frustrée à l’idée de ne pas avoir assez tenu tête au ministre ou de constater une fois de plus qu’il n’est rien d’autre qu’un autosatisfait usé aux idées politiques réchauffées au silex.
— C’était joyeux comme un parking souterrain, deux heures assise sur une chaise en velours à écouter le roi tenir un crachoir tellement éculé…
Rosa se marre, elle aime le reportage des soirées de son amie au Château. Officiellement, Nour a l’interdiction de raconter ce qu’il s’y passe, à ses amis, à ses collègues, c’est une proscription de principe, instaurée par Jeff quelque temps auparavant, pour éviter les malentendus, à laquelle elle a accepté de souscrire pour la paix de son ménage. La vérité, c’est qu’elle n’en fait rien, le récit bien trop excitant à mettre en mots agit aussi comme une catharsis, pour rien au monde elle ne se priverait de répandre les aberrations narcissiques d’un serviteur de l’État.
— Parfois je me demande : pourquoi tu restes avec Jeff ?
— Jeff n’a rien à voir avec son père. Nour dit ça en haussant les épaules. Il ne fait pas de politique et il n’en fera jamais. Et puis, accessoirement, je l’aime.
Rosalie sourit.
— C’est vrai qu’il est sympa.

La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Alors Yarol Ponthus procède comme d’habitude. Il orchestre sa toilette matinale comme une fourmi à l’ouvrage, l’espace est exigu, il connaît parfaitement sa partition. Sa routine, artisanale, fabriquée comme il peut, avec les moyens du bord ; un pain de savon jaunâtre pour le corps et du shampoing, la marque discount de chez Carrefour, toujours le même, depuis vingt-quatre ans. Il examine la surface de ses dents ambrées dans le miroir fendu puis se place sous le jet de la douche délimitée par deux murets en angle droit dans le coin de sa cellule. Huit mètres carrés rien qu’à lui. Un lit, un bureau, une armoire et un petit frigo sont disposés le long d’un mur, un écran de télévision est fixé en hauteur, à droite de la fenêtre. Au sol, deux paires de chaussures sont alignées à côté d’un réchaud en fonte. Un quart de siècle qu’il habite dans cette espèce de misère, une tanière, à peine plus d’un profond creux dans le mur, alors, pour éviter frustrations et déconvenues, il a appris autant que possible à tenir à l’écart les éléments du réel.
Lui, ce qu’il aime, c’est la philosophie. Avec elle, il n’y a rien de palpable ni d’artificiel, que des idées. Des citations de Nietzsche – « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur » – et de Schopenhauer – « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre » – sont méthodiquement punaisées sur les murs de son cachot, vibrant de promesses impossibles ; il connaît ces deux phrases par cœur et tant d’autres dans le même genre, purgations de pacotille qu’un quotidien de quasi-inaction invite à considérer doublement. Il enfile un survêtement sous l’épaisse lumière d’un néon malade, qui clignote souvent, faute d’un entretien régulier. Ses chairs à moitié nues sont aussi blanches que l’écume, le soleil pénètre à peine dans ces mitards aux fenêtres étroites qu’assombrissent de solides barreaux et, aux carreaux des vitres, une poussière impérissable.
Dans le bâtiment C, entièrement dédié aux détenus en fin de peine, à qui l’on accorde un régime pénitentiaire allégé accompagné d’un programme progressif de réinsertion, la journée débute comme la précédente et toutes celles d’avant. En captivité, se brosser les dents est une activité dont l’intérêt premier est d’éprouver. Yarol se sent à la manœuvre et il aime ça. Il polit sa plaque dentaire et ce simple geste est l’irréfutable preuve qu’il existe encore, son corps et son esprit s’échinant à prendre soin l’un de l’autre.
Dans le couloir, les autres s’adonnent à leurs singeries habituelles, il entend les voix qui jaillissent fort et des rires familiers. Sa porte est ouverte de 7 heures du matin à 7 heures du soir sur l’univers du couloir, une trentaine de mètres de part et d’autre, jalonnés de cellules comme la sienne, chacune occupée par un individu seul. À 7 heures 30, les auxiliaires, ces prisonniers qui prétendent au service général, s’occupent de l’entretien du bâtiment, des cantines, ou récurent les coursives à la flotte javellisée, mi-fiers, mi-foutraques, voyant en leur affectation l’occasion de faire s’écouler le temps. Au même moment, un groupe d’internés se rend aux ateliers de services techniques où les hommes réparent le matériel carcéral en échange d’un salaire quasi nul.
Quoi qu’il fasse, ici, Yarol est respecté, c’est l’apanage d’un vieux comme lui, que la plupart d’ailleurs surnomment « Boss ». Il a passé plus d’années à l’ombre que dehors, ça en dit long sur ce qu’il a fait. Son ancienneté dans l’établissement lui assure, depuis lors, la déférence de la hiérarchie et des taulards, et son bon comportement le respect de l’administration. Même Quentin Bompieux, le directeur, lui voue une certaine admiration. Lorsqu’on lui parle de Yarol, il le décrit comme l’ADN de la prison. Arrivé il y a seize ans, après deux fois quatre années dans un quartier de haute sécurité situé dans le nord de la France, un bahut pour DPS, « détenus particulièrement surveillés », Yarol a été muté en 2006 à Saint-Rémy, près de Paris, quelques semaines avant l’arrivée du directeur. Il incarne en quelque sorte les archives de la genèse de Bompieux, la mémoire de ses aurores professionnelles. De cette époque, à part eux deux, il ne reste plus personne. Les autres ont été transférés, libérés ou sont morts. Bompieux est bien incapable de décrire ce qui, par ailleurs, le touche chez Yarol. Est-ce sa faculté à considérer les crimes qu’il a commis comme une part indéfectible de lui-même, en assumant sa responsabilité pleine et entière ? En contrepartie de ces vies ôtées, Yarol a décidé de posséder ses homicides, comme un bien meuble, de les faire siens, afin d’en contrôler les causes mais aussi les conséquences. À sa façon, Yarol est un sage qui s’est aventuré jusqu’au point le plus avancé de l’ignominie pour le devenir.
À l’extérieur, il n’a gardé aucun lien. Ni famille, ni ami. Les êtres humains qu’il côtoie sont reclus ou gardiens. Parfois, il demande à rencontrer un psy et, depuis peu, la date de sa libération approchant – dans six mois –, il a des rendez-vous réguliers avec une conseillère d’insertion et de probation, Mme Lacey, une grosse dame invariablement vêtue d’un pantalon beige et d’un polo bleu marine. Elle est affable et sympathique mais Yarol la trouve assez vilaine avec ses cheveux courts aubergine et ses lunettes rouges. Le drame, pense-t-il souvent, c’est qu’il ne sait plus à quoi ressemblent les femmes. Bien sûr, il en voit à la télé, allumée toute la journée, mais l’image ne dispense en rien le parfum d’un corps, la musique d’une voix ou l’enchantement d’un geste.
Lacey plaisante souvent. Elle aime à répéter : « je suis celle qui dit oui », alors qu’au même moment elle révoque un nombre impressionnant d’espoirs auxquels Yarol s’était accroché naïvement, espérant entrevoir dans le scénario de sa libération des fragments de consolation. En réalité, elle est celle qui dit non à presque tout, en concluant d’un air faussement désolé : « J’aide à la réinsertion, pas au carnaval de Rio. » Et ça lui fait une belle jambe à Yarol, cet humour à la con.
Ça fait un an, sur les bons conseils de la dame, que Yarol prépare un CAP agricole qu’il terminera dehors – il a choisi cette filière parce que, depuis quelques années, il s’occupe du potager de la prison, un terrain maigrelet de 10 mètres carrés planté au beau milieu de la cour. En promenade, les captifs marchent autour et forment une procession étrange, un genre d’incantation aux tomates et aux carottes de Yarol, des légumes qu’il bichonne comme s’ils étaient ses mômes. Avec le temps, il a appris à tailler les plants, prélever les boutures et arroser à leur juste mesure. Il aime regarder pousser les fraises et les piments, il lui arrive de choisir les semences et de procéder à quelques aménagements. Il ne s’agit pas vraiment d’une passion, mais occuper ses mains à travailler la terre, c’est autant d’heures à ne penser à rien. De là à étudier l’agriculture…
Optimiser sa réinsertion, c’est aussi choisir une voie pour augmenter ses chances de trouver un travail à la sortie et de s’autonomiser financièrement. Il a entendu cette phrase des centaines de fois mais elle n’imprime rien en lui. Le retour à la liberté, la grande magie supposée d’un nouveau contact à la vie, très peu pour lui. Yarol a le sentiment d’un exil, d’un glissement. De la perspective de quitter ces murs devrait jaillir l’exaltation d’une renaissance mais c’est au contraire une grande anxiété qu’il ressent. Une frayeur, en tous points pareille à celle qu’il a si puissamment éprouvée à la mort de son père, ce père qu’il n’a pourtant jamais connu, une trouille infinie, dont il parlera longuement aux jurés d’assises vingt-six ans plus tard, lorsqu’il sera condamné à une peine de vingt-cinq années incompressibles, J’ai pris sa mort dans la gueule et à partir de ce moment-là, j’ai eu peur tout le temps.

Il ose l’avouer à Lacey parfois. Sa future libération conditionnelle le terrifie. Enfermés depuis ce qui lui semble être mille ans, son corps et son esprit plus encore ont tous deux oublié que la part la plus intéressante de chacun réside dans ce qu’on ne peut pas prévoir. De sa sortie auraient pu advenir de nombreuses opportunités ; au lieu de ça, il est convaincu que le monde hostile ne lui réservera qu’une place de figurant ou de banni, une arrière-position dont personne ne voudrait.
— Dehors, il y a Constance.
Toujours, Lacey insiste sur cet aspect-là, délicat, indomptable, presque sauvage mais fondamental, de sa nouvelle vie. Yarol ignore quoi faire de cette information. Elle lui apparaît comme une furie tourbillonnante qui s’enroule autour de lui et à mesure qu’il y songe, il se sent contraint de tout lâcher d’un coup, ses doutes autant que ses certitudes, au profit d’un espace vierge, peuplé de vides et de silences, grand comme un désert et au milieu duquel se trouve Constance, qui l’observe, impavide. Il espère un sourire ou une main tendue mais, sur le visage de sa fille, il n’y a rien qu’un regard fixe et dans ses mains libres de la poussière de sable.
Comment espérer qu’elle soit heureuse de le revoir après tant d’années de crimes et de délits ? Et pourtant, elle est là. Dehors. Réelle.
Elle a quitté sa douche, ses longs cheveux essorés sont rassemblés à la droite de son doux visage, presque enfantin. Nour a trente et un ans, elle en paraît dix de moins.
Jeff travaille sur le coin de la table de la cuisine, il consulte des rapports d’activité d’entreprises que ses clients envisagent de racheter. Les fusions-acquisitions, c’est sa spécialité. Au début, il avait hésité à devenir pénaliste ou à faire du droit social, mais des événements dont il n’a jamais spécifié la teneur se sont chargés de modifier ses plans initiaux ; Nour le regrette souvent, elle aurait aimé partager la vie d’un idéaliste qui se consacre à de justes causes. Elle aurait aimé, dans un autre registre, ne pas se retrouver dans cette situation où juger le choix de carrière des autres ne se fonde sur aucune crédibilité quand on a, comme elle, terminé l’école de journalisme de Lille avec mention mais que, par une sorte de lâcheté paralysante déguisée en paresse, on se contente depuis des années d’un poste largement sous-qualifié. Elle s’approche de Jeff et l’embrasse dans le cou, lui confie un baiser appuyé, elle veut sentir l’odeur de sa peau mêlée à celle de ses cheveux bruns, là où il fait tiède encore alors que la chaleur de la nuit tarde à s’échapper.
— Je vais au cimetière, tu viens avec moi ?
— Je dois ? renâcle-t-il.
D’un geste, elle se détache de lui, quitte la cuisine et ravale en silence une offense contre laquelle elle se pensait prémunie.
— Pardon, chérie, j’ai du boulot.
Il a dit ça sans même lever les yeux. Il faudrait du courage à Nour pour lui répondre que, oui, elle aura du mal à pardonner ce genre de déconsidération, mais en ce matin du dixième anniversaire de la mort de son père, elle veut éviter d’inciser plus encore dans sa peine et, plutôt que de diriger vers Jeff sa colère froide, elle choisit de discipliner sa respiration et avale la couleuvre sans un mot en retour.

Le soleil sec de ce neuvième jour du mois de février cogne sur le coude de Nour, plié en deux et posé sur le rebord de la vitre. On est dimanche, Waze indique le cimetière à seize minutes. À sa droite, sur le siège passager, se trouve un bouquet composé de roses et de quelques renoncules. Les fleurs sont pour son père, enfin pour ce qu’il reste de son père, une dépouille rangée dans un caveau, enfermée ad vitam, qui attend on ne sait quoi, peut-être que d’autres qu’il a aimés au temps de sa vie d’ardeur lui fassent, parfois, l’honneur d’une visite. Le feu est rouge, Nour patiente au volant de sa nouvelle Dacia hybride, bijou de modernité, aussi agile que silencieuse dont ses jeunes collègues, journalistes pour la plupart, tous épris de justice sociale et d’écologie, lui ont fait l’éloge des mois durant. Toute bonne action mérite sa juste punition. Elle aurait pu penser à cette connerie d’expression, elle aurait surtout dû garder sa Polo diesel. On commence citoyen écolo et on termine assassin.
Le feu passe au vert. De sa main gauche, elle tient le volant, de l’autre, elle fait glisser l’élastique de ses cheveux jusqu’à le tenir dans sa paume, Liquid Sunshine de Biga Ranx à fond dans l’habitacle. »

Extrait
« Il faut bien s’acquitter du quotidien. En réalité, elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle, malgré les mises en garde de ceux et celles qui n’ont cessé de lui répéter qu’il fallait qu’elle se repose. Mais de quoi? D’avoir été le vecteur accidentel de l’expression de la malchance? Ou d’être un monstre? » p. 66

À propos de l’auteur
OULTREMONT_odile_©Charlotte_Krebs

Odile d’Oultremont © Photo Charlotte Krebs

Odile d’Oultremont est scénariste, réalisatrice et romancière. Après deux romans très remarqués, Les Déraisons, prix de la Closerie des Lilas, et Baïkonour, prix du Roman qui fait du bien, elle publie Une légère victoire en 2023. Odile d’Oultremont vit à Bruxelles. (Source: Éditions Julliard)

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Madjik ou l’incertitude

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  RL_2023  Logo_second_roman
En deux mots

Ils sillonnent les rues de Paris à toute vitesse. Madjik, Lo et Diesel sont livreurs à vélo, pris dans un tourbillon qui rend leur vie précaire, risquée, imprévisible. Un accident va faire basculer leur insouciance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’accident qui devait arriver

Dans son nouveau roman Julien Cabocel met en scène trois livreurs à vélo. Leurs courses dans Paris sont à l’image de leur vie, précaire, risquée, imprévisible. Une fable sur la violence économique menée à cent à l’heure.

Déjà dans Bazaar, son premier roman, Julien Cabocel nous entraînait dans un road-trip infernal. Cette fois, c’est à vélo qu’il sillonne les rues de Paris. À toute vitesse. Derrière Diesel, le narrateur, et ses amis Lo et Madjik. Un trio qui se retrouve exténué après une journée éreintante. Car les livreurs savent que leurs gains dépendent de leur agilité, de leur vitesse, des notes que leurs clients leur confèrent. Et des risques qu’ils prennent. Au fil des chapitres, on va découvrir comment chacun d’eux en est arrivé là.
Madjik, qui avait vu son père retourner à Brazzaville alors qu’il n’avait que huit ans et n’a plus jamais donné de nouvelles depuis, a choisi de quitter le lycée sans son bac techno «avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir.»
Lo, quant à lui, a longtemps rêvé du Tour de France, d’une carrière de cycliste professionnel. Il s’est entraîné d’arrache-pied et a réussi de grandes performances. Mais n’a jamais réussi à accrocher la bonne caravane, n’est pas devenu le champion espéré. Alors, «pour ne pas abandonner tout à fait, il livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène.»
Édouard, ou plutôt Diesel, est à la fois acteur et témoin de cette histoire. C’est d’abord avec son smartphone qu’il rend compte de leurs exploits respectifs. Des films qu’il réalise d’abord pour sa petite sœur restée dans la maison familiale de Châtellerault, espérant que «l’énergie incroyable de ses errances illumine son quotidien». Encouragé par les collègues, il a poursuivi et amélioré sa technique. Complétons la galerie des personnages avec Bassem, réfugié syrien qui a trouvé un emploi à l’aéroport. C’est là qu’il va croiser Kristell, qui rentre à Paris après un voyage d’affaires. Elle sait que son père l’attend, même si elle préfèrerait se reposer. Les hasards de leurs emplois du temps respectifs vont conduire ces acteurs à se rencontrer. À part Madjik qui lui doit combattre sur un lit d’hôpital, victime d’un grave accident. «Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige.»
En épousant le rythme effréné des cyclistes, Julien Cabocel montre la fragilité de ces existences. En leur faisant croire qu’ils sont libres, leurs employeurs exploiteurs ne font que cacher leur violence économique. Mais l’énergie que dégage ce roman de la précarité, qui se lit d’une traite, évite l’écueil du manifeste politique. Il suffit de prendre la roue de Madjik, Lo ou Diesel pour se rendre compte des enjeux. Un tourbillon, un vent de folie.

Playlist du roman


Brand New Day Esther Phillips © Production Robert Burton


A part of this Asaf Avidan © Production Asaf Avidan

Madjik ou l’incertitude
Julien Cabocel
Éditions Grasset
Roman
178 p., 18 €
EAN 9782246830573
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris que les livreurs sillonnent dans tous les sens. On y évoque aussi Argenson et Châtellerault et des vacances à Saint-Jean-de-Monts.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Livreurs à vélo, Diesel, Madjik et Lo sillonnent la ville à un rythme effréné, prêts à tout risquer pour quelques points sur l’appli, quelques courses supplémentaires, quelques euros gagnés. L’un a failli devenir cycliste professionnel, l’autre est un étudiant en rupture de ban, le troisième a le flow dans le sang… Trois surnoms, trois copains qui tentent de conjurer leur précarité en jouant chaque jour un peu plus avec la vitesse, tandis que se tisse entre eux une amitié improbable et profonde.
Leurs courses inlassables dessinent un étrange ballet urbain où d’autres personnages évoluent selon leur propre urgence. Kristell, quadragénaire empêtrée entre ses sentiments amoureux et l’ombre pesante de son père, descend d’avion et passe commande sur l’appli avant de sauter dans un taxi pour rejoindre la ville. A l’aéroport, son chemin croise celui d’un autre éclopé, Bassem, homme de ménage écrasé par la désolation laissée au pays. Lui attrape le RER où un individu inquiétant le ramène aux souvenirs qui le hantent.
Tous tournent, tournent et tournent à travers la ville. Si différents soient-ils, tous sont fragiles, partagent une profonde incertitude sur eux-mêmes et sur le monde comme il va. Tous étouffent et aspirent à se libérer. La mécanique de la cité toujours plus folle va-t-elle les rapprocher ou les broyer ?
Une ronde urbaine pleine d’humanité qui nous entraîne dans un vertige étourdissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Christophe Gelé


Julien Cabocel nous offre la bande-annonce de son roman Madjik ou l’incertitude © Production Julien Cabocel

Les premières pages du livre
« Un surnom. Voilà à peu près tout ce que l’on sait les uns des autres. Et la plupart du temps, c’est largement suffisant pour ce que nous avons à nous dire en attendant devant les restaurants. Dans un surnom, on met ce que l’on veut de soi, tout ce qu’on voudrait être, et tant pis si rouler pour livrer des sandwichs n’a rien à y voir.
Pour tenir sur un vélo, il n’y a rien à faire, personne à être en particulier. Il suffit d’avancer. Si tu arrêtes de pédaler, tu tombes, c’est aussi simple que cela. Tu le sais depuis la première fois où ton guidon s’est mis à trembler et qu’il t’a fallu répondre à la seule vraie question qui te sera jamais posée: continuer à pédaler ou accepter de tomber ?
Et nous en étions là, tous autant que nous étions, avec nos surnoms qui ne voulaient peut-être rien dire, Madjik, Lo et moi, Diesel.
On tombait.

Malgré la fatigue et nos jambes tétanisées à l’idée de tourner encore, nous avons quitté la terrasse rouge et blanc du Falstaff. Comme des insectes éblouis, happés par la valse des phares, nous sommes remontés en selle.
À nous trois, nous n’avions même pas cent ans et nous roulions côte à côte dans une ville deux fois millénaire. Je ne sais plus lequel d’entre nous a lancé ces mots mais ils ont filé dans l’air luisant et nous sommes partis à leur poursuite avec des hurlements de Sioux. L’un après l’autre, nous avons gueulé comme des gamins, comme on crache à la face du temps, comme on lui fait un doigt d’honneur que seule la jeunesse peut faire parce que ce sont ses étincelles qui enflamment l’avenir et que son feu n’a pas encore le goût des cendres. Rien que la vie qui nous appartient. Et le rire de Madjik. Et les façades qui tremblaient au loin.
Mains dans les poches, dans le miroir de cet instant, nous étions les Quatre Fantastiques, les Sept Mercenaires, les Gardiens de la Galaxie, une Chevauchée Fabuleuse, trois livreurs à vélo qui roulions sans commande, sans personne à délivrer qu’eux-mêmes, comme on renverse le monde, pour le plaisir, pour rien.
À Saint-Paul, dans un ballet qui nous échappait, nous avons quitté la voie de bus et nous sommes retrouvés à rouler sur toute la largeur de la rue. Aucune des voitures qui derrière nous commençaient à s’impatienter ne pouvait nous doubler. Ça gueulait, ça klaxonnait. Les insultes fusaient des vitres baissées et des casques aux visières relevées mais pas un de nous ne se décalait. Nous étions intouchables et nos yeux brillaient bien plus fort que la haie d’honneur des réverbères devant nous.
Dans le bouche-à-bouche de nos roues sur l’asphalte, la ville asphyxiée reprenait son souffle. À croire que je n’avais pas avalé tous ces kilomètres depuis que je pédalais dans Paris pour rien. À croire qu’on y pouvait bel et bien quelque chose.
Nous avons tenu jusqu’à la tour Saint-Jacques, avant le boulevard Sébastopol vers lequel les camionnettes, les voitures et les scooters se sont rués comme des affamés dans un bruit d’ogre qui veut dévorer la ville et nous bouffer avec.
Qu’est-ce que c’était bon.
J’en ai lâché mon vélo sur le trottoir d’une rue piétonne qui mène à Beaubourg. Les bras en l’air, en sautillant tel un boxeur qui vient d’arracher le dernier round (poids léger contre métaux lourds), j’ai hurlé à la vie comme si j’avais gagné la partie, prêt à faire face pour les siècles des siècles, et pour des siècles encore, vivant. Et Lo, descendu lui aussi de son cadre pour répondre dans un sourire triomphant aux insultes qui reprenaient de plus belle à notre hauteur quand Madjik, dans un rire éblouissant, leur lançait des baisers !
Et il y en avait eu, des instants comme celui-ci, presque trop beaux pour y croire. Comme la fois où Lo avait tourné sur des Champs-Élysées déserts dans ce qui ressemblait au final d’un Tour de France dont il avait dû rêver tant de fois. Nous avions parlementé un moment pour qu’il puisse rejoindre la ligne de départ d’un « alleycat » inattendu. Dans un sourire railleur, les organisateurs de ces courses improvisées qui incendiaient la ville certains soirs avaient fini par accepter. C’était l’aristocratie de la livraison à vélo, ces types aux t-shirts unis, aux lunettes profilées, aux bermudas de toile. Employés de véritables messageries, ils n’étaient pas tenus de se déguiser pour rouler, n’avaient pas même à payer leur sac à dos d’une caution qu’ils ne récupéreraient jamais. Non, ils utilisaient des vélos à pignon fixe avec lesquels ils se défiaient régulièrement dans ces compétitions nocturnes où tous les coups étaient permis. Tandis que Lo se faisait digérer par la masse des participants, Madjik et moi avions rejoint le rond-point des Champs-Élysées. Les coureurs avaient d’abord remonté l’avenue dans un peloton compact qui comptait bien profiter de l’occasion pour asseoir sa réputation et confirmer une bonne fois pour toutes sa supériorité sur les livreurs low-cost dans notre genre. Mais très vite Lo s’était retrouvé en tête et tous les autres s’étaient lancés à sa poursuite depuis les rues voisines. D’un coup d’œil, il les avait vus s’approcher et avait accéléré encore, donnant tout pour s’échapper de leur horde écumante mais aussi de lui-même, sans doute, de ce qui dans le fond de sa gorge avait quand même le goût d’une défaite. Lui qui n’était pas devenu le champion espéré et qui, pour ne pas abandonner tout à fait, livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène. Nous nous déchaînions à chacun de ses passages, hurlions à nous casser la voix, à faire vaciller Paris, emportés par notre fierté de voir avec quelle majesté il les distanciait tous. Jusqu’au bout, il avait tenu et avec ce qu’il nous restait de cordes vocales, nous l’avions acclamé puis porté aux nues sur nos épaules tandis que les derniers passaient encore la ligne. Son regard à cet instant, là-haut, au-dessus de nous, au-dessus de tous, valait toutes les médailles, toutes les victoires qu’il n’avait pas remportées. Il ressemblait au champion qu’il aurait dû être, et redevenir pour un instant au moins ce vainqueur magnifique valait toutes les récompenses, vraiment, effaçait tout le reste.
Quand les flics étaient apparus à leur tour pour nous courir après, le peloton s’était dispersé, chacun saluant brièvement Lo d’un geste amer ou beau joueur pour sa victoire. Nous avions détalé derrière eux comme des gamins que nous étions, des enfants qui croyaient encore, ou faisaient semblant de croire, plutôt, à l’imparfait de leurs jeux, de leur job, de leur vie : « Alors moi j’étais l’Indien et toi t’étais le cow-boy. » Imparfait, c’était le mot adéquat, le temps le plus juste. Que les enfants l’aient choisi pour donner vie à leurs rêveries était bien la preuve de leur sagesse. Et toutes les publicités au présent, à l’avenir, tous les storytellers et leur monde idéal pouvaient bien ravaler leurs histoires à tourner en rond. Nous ne serions jamais que des enfants dans le monde imparfait de leurs jeux qui ne croient pas tout ce qu’on leur raconte mais font semblant d’y croire – ce qui n’est pas la même chose. On sait que la roue est voilée, que la chaîne va finir par dérailler, ce n’est pas parce qu’on accepte de pédaler qu’on ne s’en rend pas compte, surtout pas.

Avec Paris, Madjik et Lo tiennent le premier rôle de mes vidéos – des images brutes de nos exploits que je poste de temps en temps sur ma chaîne. Il arrive que j’y apparaisse aussi dans un selfie bancal, un œil sur la route, l’autre sur mon portable. On m’y découvre essoufflé, la masse de mes boucles noires aplatie par le casque d’où jaillit toujours une mèche rebelle, le col de ma chemisette hawaïenne dépassant de mon blouson bicolore. J’en envoie parfois le lien à ma sœur avec l’idée de lui montrer la ville, ce qu’il y a de lumineux malgré tout dans la vie que je me suis choisie. J’espère que l’énergie incroyable de nos errances illumine son quotidien, entre le collège George Sand où j’ai été élève moi aussi et la zone commerciale d’Argenson où se trouve la concession automobile de mon père – elle va bientôt y faire son stage de troisième, m’a-t-elle annoncé dans un SMS ponctué d’un smiley au sourire triste. Pour l’avoir vécue avant elle, je connais sa vie dans le centre-ville de Châtellerault ou devant le journal télévisé, chaque soir à 20 heures, dans le salon du pavillon familial, si propre, si parfaitement rangé, si identique à celui des voisins, des voisins des voisins. À travers ces images de nos prouesses, j’essaie de lui dire que même dans les ruines, même sur les cendres, elle a le droit de danser. Oui, il est encore permis de rire, de faire les cons sans raison et même si cela devient de plus en plus incongru, elle n’y est pour rien. Elle a le droit de s’amuser, de faire des rêves improbables, des rêves d’avenir sans que la planète fasse peser tout le poids de sa survie sur ses épaules de jeune fille. Je me charge de ça. Elle peut danser, faire tourner ses longs cheveux d’or sur la nuit, embrasser le bleu de l’air, et rire, même trop, même fort, et aimer surtout.
À chaque fois que je reçois une de ses lettres, invariablement garnie d’un billet de dix euros soigneusement plié – une page pleine qu’elle entame toujours par mon prénom, « Édouard », enluminé de boucles tracées au feutre mauve –, je m’en veux d’être parti, de ne pas avoir tenu plus longtemps mon rôle de grand frère. J’ai envie de la serrer dans mes bras, de croire qu’il nous reste encore tout un bout d’enfance à partager. Nous nous connaissons si peu finalement même si les fous rires sans raison au beau milieu d’un repas morose sont un ciment d’une solidité inaltérable. Comme les engueulades affreuses des parents dans lesquelles nous craignions d’être engloutis l’un et l’autre ou ces vacances d’été dans le jardin de nos grands-parents, à Saint-Jean-de-Monts, dans l’ombre de la grande maison bâtie pour durer toujours et qui avait passé plus vite encore que l’enfance.

Extraits
« Madjik a grandi place des Fêtes dans le XIXe arrondissement et ce n’était pas franchement la fête. Son père, employé de sécurité dans la galerie marchande Bercy 2, est reparti vivre à Brazzaville d’où il n’a plus jamais donné de nouvelles. Madjik avait huit ans. «Personne ne te doit rien, mon fils. Ce que tu veux, c’est à toi d’aller le prendre», c’est la seule leçon que son père lui ait prodiguée avant de partir, les seuls mots que sa mère lui a répétés à chaque fois qu’il demandait quelque chose.
Pour savoir ce qu’il voulait vraiment, à seize ans, il a quitté le lycée Diderot, en haut du XIXe, comme on sort d’un piège, sans le bac techno mais avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir. » p. 53

« Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige. La ville retient son souffle. Sur le trottoir d’en face, quelqu’un porte la main à ses lèvres.
Ce qu’il reste du choc dans le silence résiste encore un instant puis tout redémarre.
En beaucoup trop bruyant.
En trop fort.
Trop rapide.
Tout le monde s’affole. On court jusqu’à lui. Ça klaxonne. «Écartez-vous! Laissez-le respirer!» La ville reprend son chaos. L’odeur âcre du caoutchouc que le coup de freins a brûlé flotte dans l’air.
Moi, je ne bouge pas. Madjik est allongé là et sans savoir pourquoi je reste immobile, je pense au plat qui a dû se renverser dans son emballage de papier. » p. 82-83

À propos de l’auteur
CABOCEL_julien_©_stephane_remaelJulien Cabocel © Photo Stéphane Remael

Julien Cabocel est né en 1970. Après des études de lettres, il se consacre à la chanson en tant qu’auteur, compositeur et interprète. Après Bazaar (2018), son premier roman, il a publié Madjik ou l’incertitude (2023). (Source: Éditions Grasset)

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Vertiges persans

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En deux mots
Émilie a enfin concrétisé son rêve, elle suit les traces de son père décédé alors qu’elle n’avait que dix ans. Accompagnée de Zohre, guide expérimentée, elle escalade le plus haut sommet d’Iran, le Damavand. Une ascension difficile et riche en émotions.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Sur les pas de son père en Iran

Émilie Talon raconte son expédition en Iran où elle concrétise un projet un peu fou: faire comme son père en 1956 l’ascension du Trône de Salomon et du Damavand, le plus haut sommet iranien. Quand l’escalade prend un tour mémoriel.

Émile, le père d’Émilie qu’on appelait Milou, est mort en 1992. Sa fille n’avait dix ans. Trente ans plus tard, elle décide de partir sur ses traces, d’aller à son tour à l’assaut du Trône de Salomon et du Mont Damavand en Iran. Ce sommet qu’il avait gravé en 1956, à 27 ans. Une expédition qui tient à la fois du pèlerinage, de l’exploit sportif et de l’envie de découvrir des sensations nouvelles dans un monde où le minéral remplace peu à peu le végétal.
Mais avant de partir pour l’Iran, il faut s’approprier cette histoire. Un dossier récupéré dans les affaires héritées après la mort de son père, la bibliographie succincte disponible sur l’alpinisme en Iran et surtout la solidarité entre alpinistes vont lui permettre de poser les premiers jalons. De découvrir qu’en 1954 un premier groupe avait déjà pris la direction de la montagne de Téhéran, que des liens s’étaient alors formés avec les Français.
Quand Michel, Jean, Gérard, André, Milou et Amos, les six membres de l’expédition de 1956, partent pour l’Iran via Beyrouth, ils ont dans leurs bagages le témoignage de leurs prédécesseurs.
Et quand Émilie s’attaque à son tour à la montagne avec son amie Zohre, elle est déjà forte de cette histoire, d’un film tourné à ce moment et des conversations avec les passionnés stéphanois du club alpin. En marchant dans les pas de sa guide, elle marche aussi sur la trace de son père.
Émilie Talon a alors la bonne idée de retracer en parallèle les deux ascensions, 12 juillet 1956 et 6 août 2021. De chercher les différences, de deviner comment il a réagi face à tel obstacle, s’il a eu peur… Il n’est alors plus question de savoir si elle a bien fait d’entreprendre cette ascension, mais de ne pas laisser les émotions prendre le pas sur la sécurité. Mais pour cela, il y a fort heureusement Zohre, véritable ange gardien qui n’hésitera pas à payer de sa personne pour aider Émilie à atteindre son objectif. On ajoutera que ce comparatif entre 1956 et 2021 permet aussi de saisir l’ampleur de réchauffement climatique. Quand son père se battait contre la glace, elle doit éviter les éboulements de pierre. La roche est devenue instable et l’ascension au moins tout aussi dangereuse.
Après un premier récit, Iran, la paupière du jour (ed. Elytis 2021) qui retraçait ses voyages en Iran – où vit une partie de sa famille – Émilie Talon a conjugué ses deux passions dans ce second opus. La montagne, dont on comprend ici combien cet héritage lui est vital et l’écriture qu’elle soigne et peaufine dans de jolies formules où la poésie vient rehausser le récit, ou comme elle le dit si joliment, «croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote». En fouillant les traces, en y mêlant les souvenirs, les échanges avec les spécialistes et les journaux intimes, elle parvient à en démêler les nœuds pour nous offrir «quelques centimètres d’une tresse» que nous pourrons ceindre de cette belle citation: «Le bec de la plume peigne la chevelure du langage.»

Vertiges persans
Émilie Talon
Éditions Paulsen
Récit
160 p., 22 €
EAN 9782352213703
Paru le 21/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Rhône-Alpes du côté du Châtelard-en-Bauges, Bourg d’Oisans, Saint-Sorlin d’Arves et Saint-Étienne. Puis c’est l’expédition en Iran, avec l’ascension du Trône de Salomon et des pentes du volcan Damavand.

Quand?
L’action se déroule en 1956 et en 2021 avec de constants allers et retours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune autrice part sur les traces de son père dans les montagnes d’Iran.
Une femme s’en va sur les traces de son père, disparu alors qu’elle avait 10 ans. Il était alpiniste et, bien avant cela, dans les années 1950, il était parti gravir le Trône de Salomon et le volcan Damavand en Iran. Elle arpente ces montagnes, fouille ses souvenirs, où survivent les traces les plus profondes de cet homme qu’elle a aimé. Sur place, une autre histoire s’écrit avec Zohre, formidable guide iranienne, belle, libre en ses hautes altitudes, audacieuse, qui devient son amie et l’accompagne pour apprivoiser sa peur et son histoire.
« Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici, dans les montagnes du nord de l’Iran. Il descendait du Trône de Salomon, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Altitude news (Adélie F.)

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
LES AVALANCHES
Nous sommes deux avalanches, la pente de pierre descend en même temps que nous, dans une fumée grise, jaune ; nous glissons, poussières. Nous déshabillons la montagne de sa parure de roches brisées. Nous sommes deux femmes devenues avalanches, glissements.
Comme elle me l’a demandé, je me tiens tout près derrière Zohre, ainsi les pierres que je déloge en déboulant ne prennent pas trop de vitesse avant d’atteindre ses chevilles. De loin en loin, nous nous arrêtons, le pied enfoncé dans la pente, enracinées dans la montagne dégringolante. Zohre se tourne alors, me sourit, elle m’appelle Miel, Honey. Nous rions même, nous conjurons la petite peur et les injonctions à la prudence de nos pères, que nous percevons sans avoir besoin de les entendre. Dans la montagne ne retentit que l’écho des pierres qui chutent libres, éclatent ou se replantent plus loin comme un poignard jeté dans la terre meuble.
Zohre, mon amie, ma guide, m’a proposé que nous nous encordions, cela m’a paru plus dangereux qu’autre chose : en équilibre précaire, secouée par une petite chute de l’une, l’autre pourrait voler et nous nous précipiterions l’une l’autre tout en bas, responsables et coupables, soudées par la corde et solidaires, mortes peut-être. J’ai donc refusé. Rien ne nous attache mais un même mouvement nous entraîne, nous descendons ensemble du Trône de Salomon, aux aguets, sur le fil et vivantes. Par un chemin de traverse.
Les rochers les plus imposants zippent, roulent sur les petits qui entraînent les autres pièces du puzzle : ce versant très peu arpenter qui doit nous permettre de prendre pied sur un glacier apparemment plat. De là, nous comptons glisser doucement jusqu’à une épaule un peu verte, où des plantes poussent, où nous pourrons nous reposer. Au début de la descente, nous voyions déjà l’épaule et nous nous amusions. Nous nous enfoncions dans la matière qui dévalait mais que j’imaginais alors seulement superficielle, je me figurais un roc solide sous elle, je m’élançais. En réalité, c’était la montagne elle-même qui dévalait déjà. Bientôt, j’ai réalisé que je n’avais jamais provoqué de tels éboulements. Le plus effrayant, c’est quand la pierre qu’on détache sous son pied tient l’ensemble des autres au-dessus de soi.
Nous ne sommes pas encore à mi-pente. Nous descendons du Trône à petits pas retenus. Nous contractons nos corps, indolores, soumis au désir qui nous anime, boucler notre ascension, serrer le nœud qui nous liera à cette montagne, puis nous retourner vers sa cime, la voir et nous souvenir.
Soudain : un fracas ! La montagne et Zohre filent, qui ont déplacé une pièce maîtresse et descendent comme un radeau de pierre et de chair. Tous les tessons de pierraille entassés dans un pli coulent ensemble, Zohre se transforme en avalanche, elle est une pierre, à plat ventre en un instant. Le haut du corps dressé pour rester en surface, elle ne nage pas car la pierre n’a pas la fluidité de la neige, mais elle émerge et la poussière n’éteint pas tout à fait sa couleur, l’orange des nœuds dans ses cheveux noirs, le rouge de ses lèvres sur lesquelles demeure un reste de cosmétique, le vert et le bleu dont elle s’habille dans la pente grisée qui drape la montagne comme un tchador sale et immense, et qui glisse. Elle part sous mes yeux, le buste dressé face à la pente…
Elle s’accroche à la poussière.
Elle s’arrête.
Cela a duré un instant.
Elle s’extrait avec lenteur, je m’approche prudemment, pour éviter une suravalanche. Je vois d’abord des gouttes écarlates sur le rocher, son sang rouge, sombre comme ses lèvres et ses ongles dont il dégoutte. Sa main s’est ouverte. Elle se tourne alors, elle me sourit, elle m’appelle Miel. Je l’appelle Azizam, ça veut dire « chérie » en persan, on se le dit entre filles, entre garçons, entre les deux, je le lui dis comme elle me dit Miel. Elle me demande si l’on peut s’asseoir un peu, je me dis que oui mais je pense qu’elle pourrait tomber dans mes bras si elle le voulait – malheureusement, le mètre qui nous sépare est trop abrupt pour être franchi sans danger.
À la verticale, les fesses posées, avec le plus de légèreté possible, contre un éclat de pierre, chacune se tient donc assise. Elle me dit que tout va bien en modulant sa voix comme le font les Iraniennes pour se montrer douces. Sa tête part un moment en arrière, ses yeux se sont fermés, elle se retient au bord du malaise. Bougeant à peine, je tends mon sac derrière elle pour lui faire un dossier, je le maintiens pour qu’il ne prenne pas la voie des airs.
La poussière est déjà retombée, une lumière pure baigne le profil de Zohre, plaquée dos à la pente, dans la traînée que nous seules pouvons discerner dans le chaos. Je module ma voix à mon tour, Azizam. Elle sourit, déchire l’emballage d’un biscuit puis le biscuit lui-même avec ses dents, sort la pharmacie de sa main sauve. Je la vois regarder le reste de la descente, tracer sa ligne. Elle n’a pas pleuré ou alors ses larmes ont été arrêtées net par ses cils de princesse des Mille et une nuits – ça ne sert pas qu’à faire des œillades au sultan. Elle s’empare des compresses. Je regarde et détourne les yeux alternativement ; moi non plus, je ne veux pas me pâmer. Elle tient la gaze autour sa main, je l’enturbanne avec du sparadrap, contractée au-dessus du mètre qui ne nous sépare plus complètement. Le sang maquille tout mais un long lambeau se détache clairement. Il faudrait suturer, nous ne le ferons pas, nous avons renoncé aux travaux de couture. Et puis Zohre se redresse, elle me sourit, Miel, tu es prête à descendre ? Les nœuds orange au bout de ses tresses vont recommencer à tressauter, nous visons le glacier. Je me lève, je franchis le mètre qui nous sépare. Je me remets en marche derrière Zohre.

Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici. Tandis qu’il descendait du Trône, il y a soixante-dix ans, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née, en 1982. Et il est mort en 1992. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire.

Ces versants dans lesquels Zohre et moi déboulons à nouveau, la main bandée, le corps serré, il y a soixante-dix ans, la neige les couvrait donc comme une chape royale… Le talon des Koflach d’Émile se plantait dans la pente blanche. Alors qu’aujourd’hui, sous les semelles d’Émilie, le socle du Trône s’effrite, les petites pierres roulent sous les grandes en crissant, les grandes glissent sur les petites comme des radeaux, avec fracas.
Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Soudain, sous moi, la montagne s’effondre.

Chapitre 2
LIGNE DE FAILLE
Bien avant de parvenir dans les pentes du Trône de Salomon, quand j’ai décidé de partir dans les pas de mon père, ma mémoire s’est ébrouée doucement, me resservant les scènes profondément ancrées, ressassées, et celles appartenant au folklore familial. Écrire ces premières scènes m’a permis d’en révéler les subtilités, de rappeler quelques autres fragments.
J’étais une adulte de 38 ans qui pensait à son père, auquel l’avait liée – la liait ? – une relation fusionnelle. Prête à descendre vers son passé, à se laisser glisser le long du lien. Car qui me dit père, me dit enfance. L’histoire y prend sa source, c’est là que la pente se fracture et que l’avalanche commence à couler.

Ma mémoire me mène d’abord dans le petit creux – tout part du corps de mon père. Ma joue en épouse parfaitement la forme : il se dessine entre ses muscles pectoraux et son épaule, c’est un nid, un havre d’où j’écoute les mille et une histoires dont il me gâte.
Nous sommes allongés dans l’herbe, sous le ciel intense de l’Oisans, un ruisseau qui traverse le replat du Carrelet tinte tout près de nous. Le bruit de l’eau se mêle au conte de mon père. Il s’allonge toujours sur le dos, prenant comme oreiller soit son vieux sac, soit un caillou, il ouvre son bras et je viens me loger dans le fameux petit creux. Il scrute le ciel de l’Oisans, il sent sa fille aux anges contre lui et il fait pleuvoir des histoires dans l’air bleu qui nous entoure. Son imagination s’étend comme ce ciel, sans limite, les histoires ne cessent jamais, nous vivons avec elles, elles n’ont ni début ni fin clairement établis. S’y bousculent des hermines, la noble girouette Moitié de Poulet, les canards de Walt Disney, des cimes et partout, qui me fascinent, des fils d’Ariane qui permettent d’évoluer à travers les labyrinthes dissimulés par les glaciers. Des cristaux brillent dans la vitrine de Bourg d’Oisans et à tous les coins de nos fables. Pour raconter, mon père ne prend jamais de livre, il est le livre, l’album, le grimoire. Son bras s’ouvre comme une page moelleuse, sa voix s’élève, douce : c’est celle d’un homme qui a la cinquantaine, une grave maladie et une petite fille folle de lui.
Il conte l’histoire en regardant le ciel et en me tenant contre son flanc. Parfois sa main libre se lève pour dessiner quelque chose dans l’air. À d’autres moments, lorsque seule la minuscule lampe au plafond de notre van ou la bougie du foyer éclaire la nuit, il fait des ombres chinoises. Ses mains entrent en scène, grandes, larges, polies par des milliers de prises, quelquefois ornées d’une chevalière – rarement, l’usure sur le rocher l’a tant affinée qu’elle est devenue trop coupante pour être portée en permanence. Dans la nuit, ses mains projettent des figures de loups, d’oiseaux, d’écureuils sur les surfaces éclairées où le récit prend forme. Je joins alors mon poing au sien, ouvert, qui m’accueille, et nous formons la tête d’un ours brun énorme. D’autres fois encore, de nuit ou de jour, sa main me protège : au volant quand il freine, elle se tend instantanément devant moi, elle se pose sur mon ventre. Ce n’est pas la ceinture, qu’il a pourtant renforcée de bretelles pour en faire une forme de baudrier, qui me retient. C’est sa main immense posée sur moi.
Le berceau de l’épaule, le bouclier de la main : deux repères sur ce territoire originel que scinde aussi une faille, un point faible et central. Pourtant, quand le ruisseau tinte sous le ciel bleu d’Oisans, quand j’écoute l’histoire depuis son petit creux, je l’oublie un temps. Le ventre de mon père. Là où la douleur sourd. Je ne touche jamais ce ventre qu’on lui ouvre régulièrement, pendant sept ans, pour en déloger le cancer.
Mon père s’habille en salopette pour ne pas se faire mal là. Quand il conduit, il bloque sa ceinture de sécurité avec des pinces à linge afin que rien n’appuie sur sa douleur. D’ailleurs, si nous avions eu un accident, l’aurait-elle retenu, cette sangle au mécanisme entravé ? Mais nous n’en avons pas eu car il maniait les voitures avec le même doigté que les histoires. Sur la route de l’Oisans, à bord de notre VW, large vaisseau, il frôlait le précipice avec grâce. Rien ne l’attachait. Et moi, j’avais sa main qui me protégeait mieux que tout le reste.
Mais je voudrais revenir ici et maintenant en Oisans, en revenir au souvenir à l’estomac : je dois avoir 7 ans, l’âge de l’imagination, j’ai toujours 7 ans. Dans le petit creux, j’écoute l’eau et l’histoire : « Moitié de Poulet a trouvé des cristaux noirs entre les lames de glace. Ils brillent, couleur chocolat, couleur tabac. Ils brillent, ils éblouissent, dans le soleil… » Je tourne un peu la tête sans quitter le petit creux, un instant je regarde le ciel en face, puis le profil du conteur. Les rayons rebondissent sur son front, qu’il a grand et bombé, comme le mien. Ce front de mon père me fait penser au globe terrestre. Quelques rides horizontales le creusent, les ultraviolets l’ont cuivré pour toujours, ses cheveux blonds, paille, secs sont peignés sur le côté. Mon père entretient une élégance sportive, détendue, naturelle?
Je pose mes doigts sur son front, j’interromps le récit des cristaux noirs et nous jouons à « peau de pêche ». Une autre histoire prend alors nos visages pour supports : mon père dit « peau de pêche » et me caresse la joue, « cheveux de blé » dans mes mèches… il me chatouille, je prends le relais, j’appuie sur son front, même si ce que je préfère, c’est lui pincer doucement le nez, ce qui le fait sourire dans la seconde. « Peau de pêche » peut durer à l’infini, comme l’histoire. J’ignore si sa patience vis-à-vis de l’enfance vient de son âge apaisé ou s’il en a toujours fait preuve. Vingt-deux ans plus tôt, une autre petite fille blonde se blottissait contre lui : Bibi, ma douce et grande demi-sœur. Lui pressait-elle le nez ? J’ai 7 ans et il me semble alors qu’elle habite une autre terre, loin de la planète Père – ici ne vivent que deux êtres : lui et moi qui lui serre allègrement le nez et suis du bout du pouce la lisière de ses cheveux.
Le soleil de l’été uissan luit toujours sur nos fronts, mon père reprend l’histoire des cristaux, qui évolue. Son héros, Moitié de Poulet, personnage protéiforme et romanesque, mue. Sans explication excessive, il resurgit en jeune homme athlétique et devient un autre grand personnage de mon panthéon féerique : mon père jeune. Il admire les cristaux tabac et il grille une cigarette au sommet de la montagne, lors d’une ascension d’antan donc, du temps de la corde en chanvre autour de la taille. Là va survenir l’accident, on le sent déjà…
Le conteur n’a pas d’ambition didactique, il ne fait pas les histoires pour m’instruire mais pour notre bon plaisir. Nous voguons sur le fil de l’émotion. Il n’empêche que, par hasard et parce que sa mémoire l’inspire, son récit nous guide parfois sur des lieux périlleux. La peur se pointe alors, davantage que l’exaltation : on n’héroïse pas, on ne se complaît pas face au danger. D’autant que l’histoire sert avant tout à rendre inoffensifs les assauts malveillants du réel.
Le récit du péril encouru par le père jeune et fantasmatique, par le père de chair et d’os auquel je m’accroche, se déploie donc : au sommet, il roule sa cigarette. Lui et ses compagnons se sont décordés pour être plus à l’aise. Il n’y a pas de vent, on ne sent plus le danger. Une photo ? Oui, ce serait bien de faire une belle photo là ! Clope au bec, mèche sur le côté, mon père jeune met son œil dans le viseur. Il ne voit pas tout le monde. Alors il recule. Il recule encore. Un instant, il voit tout le monde, et puis il ne voit plus que la paroi : il tombe ! À la verticale, droit comme un i.
Puis il s’arrête : cette montagne-là est solide, une prise en granit, grosse comme le poing, vient de bloquer la pointe de sa Koflach… Il serre alors la paroi contre lui. « C’est sur les pieds que ça se passe », j’entendrai mille fois ce précepte. C’est sur les pieds que ça se passe pour grimper. Pour marcher. Pour se tenir debout. Et jusqu’à ce jour d’accident frôlé.
Maintenant, dans notre Oisans, mon père lève sa grande main dans le bleu du ciel. Il représente un cercle avec son pouce et son index : OK, c’était la taille de la prise. Confusément effrayée, je me blottis mieux dans le petit creux, et je jette un œil à la pointe de ces pieds qui l’ont sauvé, qui dépassent là-bas. Jamais il ne les dénude ailleurs que dans son lit qu’il déborde systématiquement : ils ont dû avoir trop froid, il en a gardé une sensibilité accrue au niveau des orteils. Aussi, dans la maison, dehors, partout, il craint que quelque chose tombe dessus, un caillou par exemple. Chaussée de sandales, ma mère l’inquiète, l’énerve même : quelque chose pourrait tomber sur son pied ! Le jour de la photo qui l’a lui-même fait chuter à pic, c’est son pied qui est tombé sur la pierre plutôt que l’inverse : nous soufflons.

Le ruisseau miroite au soleil maintenant, l’ombre a tourné. Nous nous redressons et regardons le moulin de bois que nous avons construit avant la sieste. Ses pales d’écorce virevoltent à toute berzingue. Une boîte de conserve rouillée, type corned-beef, trouvée sur place, maintient le dispositif concocté à partir de lambeaux de bois que mon père a retaillés. Avec son couteau – qu’il ne faut pas imaginer comme un Opinel mais comme un poignard –, il fait naître des formes nouvelles, des pièces du puzzle : le monde, aussi réel qu’imaginaire, reste notre grand jeu. En aval du Carrelet, ce sont les cailloux qui constituent le jouet par excellence ; roulés là par le fracassant Vénéon, ils s’arrondissent, deviennent de doux galets. En fin d’après-midi, quand nous serons descendus, nous nous rendrons sur le bord du torrent : je bâtis là des montagnes de cailloux, des montagnes qui débaroulent.

Enfant, je l’ignore encore, mais le lit du Vénéon et le large sommet du Trône de Salomon se font écho. Arrivée là-haut, adulte, je sursauterai : c’est, pour moi, le même terrain de jeux, des cailloux à peine plus anguleux, où des enfants joueraient à faire des tas, des cairns, des châteaux et des hommes de pierre, à se cacher derrière les rochers.

Au bord du Vénéon, mon père me regardait faire mes montagnes qui dégringolaient. Pensait-il alors au sommet du Trône ? Aux pentes qui s’étaient échappées sous ses pieds ? À celle sur laquelle nous nous tenions, joue dans le petit creux, en équilibre, fragiles ?

Chapitre 3
UNE LETTRE À LA SOURCE
Remonter à la source paternelle. Adolescente, je le souhaitais confusément. Jeune adulte, je le désirais ardemment sans oser le dire. Trentenaire, j’entame mes recherches à bas bruit. Je veux tirer et tisser le fil d’Ariane, découvrir l’histoire et la faire mienne. Jusqu’au voyage qui n’est encore qu’un désir confus.
Je cherche donc, comme on erre, jusqu’à ce que Bibi, ma demi-sœur, me remette une pochette qui contient un fatras de documents relatifs à notre père, conservés pendant des décennies par sa première épouse. Je la reçois comme un cadeau, quoique j’ignore à quels souvenirs, au-delà des miens, je m’apprête à me confronter.

Je touche et tourne ce porte-documents banal, dont la couleur a peut-être été vive avant qu’on ne l’oublie trop longuement au soleil, qu’elle y pâlisse comme les cheveux blondis par l’été au grand air. Une teinte beige, un or passé. Je fais glisser le ruban satiné dans la pièce métallique qui ferme le tout. La masse d’un livre non relié. Et dans ce tout, quelques mystères de mon père. Comme je l’ouvre, une page se soulève d’une liasse de feuilles légères, si fines qu’on dirait du papier bible.
Un rebord bleu attire mon œil. Cette première chose que j’examine, c’est une peinture : une carte simple, tracée par un pinceau qui y a représenté deux mers en bleu pâle sur la teinte plus sombre du papier, mer Noire et mer Caspienne. Entre elles et plus au sud, court une série de montagnes orange : Caucase, Alborz, mont Zagros, Alam Kouh, le Damavand assorti d’une mention erronée de son altitude – 6 010 mètres.
Je me suis moi-même baignée dans la mer Caspienne, sur la berge de l’Iran, avec ma famille maternelle qui, coïncidence, vit dans ce pays. J’en ai admiré les lions de mer. Mais ce qui m’interpelle ici, c’est la mention Alam Kouh: l’inconnu. J’effectue une recherche, découvre que le nom de ce massif signifie « la montagne du monde ».

Extrait
« Essayez d’écrire sur votre père, vous vous retrouverez à croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote : la maille des traces, les souvenirs de l’ex-belle-sœur, de votre mère, l’analyse du spécialiste, les journaux intimes, les filaments de votre mémoire. Si vous parvenez à en démêler les nœuds, vous ferez quelques centimètres d’une tresse. « Le bec de la plume peigne la chevelure du langage. » p. 137

À propos de l’auteur
TALON_emilie_DRÉmilie Talon © Photo DR

Ancrée au pied des Alpes, Émilie Talon entretient une connivence avec l’Iran où vit une partie de sa famille franco-iranienne. Son goût de l’ailleurs et de l’interculturalité l’ont aussi amenée à vivre au Portugal et en Tunisie. Elle a publié un premier récit en 2021: Iran, la paupière du jour (édition Élytis, 2021). (Source: Éditions Paulsen)

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Le grand incendie

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En deux mots
Virginia doit fuir la Californie en proie à de gigantesques incendies. Ianov, du fin fond de sa Sibérie orientale doit faire de même. Enfin Asna, dans le Kurdistan syrien doit faire face à une guerre dont l’une des armes est la terre brûlée. Trois destins, trois exils dont les routes vont finir par se croiser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La guerre, le feu, la fuite

Antonin Sabot confirme tout son talent avec ce roman choral qui va rassembler trois réfugiés climatiques, à la suite de mégafeux qui embrasent la planète. Une fiction dont la probabilité se précise. Est-il déjà trop tard?

Virginia est une rescapée du grand incendie qui a détruit Paradise. Si elle revient dans le Nord de la Californie au moment où de nouveaux feux ravagent la région, c’est qu’elle se sent investie d’une mission. Au milieu d’un paysage ravagé par les flammes, elle veut retrouver son père qui avait fui avec sa mère et ses deux filles pour l’Iowa où il avait tenté de reconstruire une vie qui, il le sentait bien, ne serait plus jamais pareille. Du reste, après avoir touché l’argent de l’assurance et pu acheter une maison modeste dans un quartier modeste, il avait fini par s’enfuir.
Ianov est lui aussi un rescapé, mais du côté de la Sibérie orientale. Lui aussi a vu le feu venir ravager la nature jusqu’alors préservée. On disait que même les environs de Moscou n’avaient pas échappé au fléau. C’est avec un sentiment de honte, de n’avoir pu sauver ses animaux, qu’il revient dans les ruines fumantes de sa ferme, un chemin que sa jument a aussi retrouvé et avec laquelle il entreprend de prendre la route pour une contrée moins hostile. Une biche, puis d’autres animaux vont l’accompagner dans son périple. «Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ?»
Asna vit en Syrie, dans la région autonome du Kurdistan. Elle aussi se bat contre le feu. Faire brûler les récoltes est un moyen de pousser les habitants à fuir la région. Une arme de guerre dans un conflit interminable qui lui a déjà pris son amour de jeunesse et conte laquelle elle se bat de toutes ses forces, ne voulant pas abandonner son pays. Olan, son amant, est plus pragmatique. Il entend quitter ces terres brûlées, se chercher un avenir loin de la guerre.
Aux États-Unis, en Russie et en Syrie, ces nouveaux migrants vont gonfler un flot de plus en plus puissant que des autorités dépassées ne peuvent plus endiguer. Virginia, Ianov et Asna ainsi que leurs proches vont finir par se retrouver. La mémoire du drame qu’ils ont partagé va les souder. Mais pour quel avenir?
Solidement documenté, le roman d’Antonin Sabot fait frémir. Le lauréat du Prix Jean Anglade 2020 pour Nous sommes les chardons confirme son talent pour ancrer ses personnages au cœur de la nature, même lorsqu’elle est la proie aux flammes. Mais c’est sans doute ce paroxysme qui révèle les hommes dans ce qui les constitue au plus profond d’eux-mêmes.

Le grand incendie
Antonin Sabot
Presses de la Cité
Second roman
288 p., 21 €
EAN 9782258202009
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, notamment dans le Nord de la Californie et en Iowa, en Russie et principalement en Sibérie orientale et enfin en Syrie, dans la zone occupée par les Kurdes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ou dans un futur proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Durant un été où le ciel du monde entier s’est couvert de rouge feu, Virginia, Ianov, Asna et Olan deviennent des naufragés du feu, face à la nature, face à ce que nous lui avons fait et à ce qu’elle nous fait en retour. Ils vont traverser la planète et se retrouver à New York, où leur destin les attend…
En Californie, Virginia, éleveuse de chevaux, rescapée du premier mégafeu à avoir rasé une ville entière, celle de Paradise, quinze ans plus tôt, est à la recherche de son père dans un État aujourd’hui ravagé. Au cœur de la Sibérie, Ianov, ancien soldat parti s’isoler dans une ferme que les flammes viennent de détruire, emmène sa jument blessée pour un dernier voyage, dans lequel le rejoignent des animaux sauvages. Au Kurdistan, Asna et Olan combattent la politique de la terre brûlée des terroristes et quand leur dernier champ de blé disparaît, ils finissent par fuir.
Tous vont traverser la planète pour se retrouver là où leur destin les attend.
Ce roman choral visionnaire et saisissant, nourri de notre réalité, a toute sa place au côté du Grand Vertige de Pierre Ducrozet ou encore de 2030 de Philippe Djian. On y apprécie la plume sensible à la nature d’Antonin Sabot, lauréat du prix Jean Anglade du premier roman en 2020 avec Nous sommes les chardons.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
États-Unis, nord de la Californie
Virginia était sortie de son pick-up au niveau du panneau Bienvenue à New Haven, un quartier chaleureux où il fait bon vivre. Au-delà, plus une maison, juste quelques pins maigres et noirs qui s’élevaient çà et là. Calcinés. Le quartier avait été littéralement abandonné aux flammes. Des maisons, il ne restait que les minces structures en acier qui les supportaient encore quelques jours auparavant, répondant au quadrillage des rues tracées en damier.

Un monde miniature, qui ne se réveillerait plus. À la taille des habitations on devinait qu’il ne s’agissait pas d’un quartier riche. Ce n’est pas là que les pompiers avaient dû concentrer leurs efforts. L’auraient-ils fait, seraient-ils parvenus à le sauver ?

Le feu arrivé du nord avait attaqué les alentours d’Arcadie. Jusqu’au dernier moment, les autorités avaient espéré pouvoir préserver la ville. Mais, une nuit, le vent avait tourné. L’évacuation avait eu lieu dans l’urgence et chacun n’avait sauvé que ce que pouvait contenir sa voiture. Bizarrement, la plupart des gens se retrouvent à attraper en catastrophe quelques papiers, leur téléphone portable, un ordinateur, leur téléviseur, une peluche pour les enfants, et parfois une arme s’ils en possèdent une. Savoir qu’un risque existe ne suffit pas à en accepter les conséquences. Imaginer que tout peut disparaître serait trop lourd à porter.

Dans les décombres, on devinait aux carcasses de machines à laver et de sèche-linge l’emplacement des buanderies. Et aux tuyaux et robinets tordus celui des cuisines et des salles de bains.

La proximité des maisons avait favorisé la propagation des flammes. Le quartier avait été rayé de la carte en moins d’une heure d’après le journal télévisé local. Mais l’information n’était restée qu’un court temps à l’antenne, car le feu avait poursuivi son œuvre dévoratrice et d’autres lotissements plus cossus avaient été à leur tour menacés. Ce reportage avait suffi à décider Virginia à venir jusque-là.

Ce qui l’avait attirée, c’était que ce lotissement aurait pu pousser n’importe où. Elle-même avait grandi dans un quartier ressemblant à celui-ci, dans une maison à peine plus grande, avait fait du vélo dans une impasse où les voisins avaient toujours un œil dehors. Pour « nous protéger les uns les autres », disaient-ils. Elle descendait du bus scolaire à deux pas de chez elle, mais faisait un détour en rentrant pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à récupérer dans la décharge que constituait le jardin du vieux Morris, elle traînait dehors en short court pour manger de la crème glacée avec sa petite sœur les soirs d’été, quand la chaleur infernale des journées s’apaisait un peu. Ensemble, elles regardaient les « grands » du quartier faire les idiots devant leurs voitures avant de partir au cinéma, ou au bar, ou sur quelque parking où les mecs peloteraient les filles qui se laisseraient à moitié faire en riant. Avec sa petite sœur, elles pensaient que c’était à peu près le paradis. À peu près seulement, car les histoires de garçons ne les intéressaient pas encore. Les petites filles de New Haven devaient croire la même chose avant que la désolation ne vienne frapper. Comme elle avait frappé le quartier de Virginia à la fin des années 2010.

Avant de prendre la route, elle avait voulu revoir l’effet des flammes sur la fragile grandeur du rêve américain. Est-ce que des vies entières de labeur peuvent vraiment s’envoler en aussi peu de temps que le disent les journaux ? Une heure pour tout un quartier, une heure pour toutes ces vies. Cela faisait quoi ? Cinq minutes chacun ? Même pas. Les petits pavillons de banlieue avec garage, bordés d’un carré de pelouse bien tondu, flamant rose en déco, arrosage automatique, volets roulants et climatisation en option, s’effondraient sous le poids des ambitions de leurs propriétaires. Un songe dont elle avait elle-même été sortie avec fracas, âgée d’à peine quatorze ans, quand sa maison, censée les protéger, était partie en fumée.

Pendant plusieurs mois, ils avaient été hébergés dans un gymnase municipal, avec certains de leurs anciens voisins. Ceux qui n’avaient pas péri dans leur voiture, pris au piège. Mais cette fois, il n’y avait plus de murs pour les séparer les uns des autres, seulement de fins rideaux gris, accrochés à des montants métalliques. Les « grands » ne faisaient plus les idiots, et les adultes ne surveillaient plus les impasses à l’arrière des maisons.

L’équipe d’une chaîne d’information en continu s’était introduite dans le gymnase. Ils avaient dû soudoyer un employé de la mairie pour entrer, ou peut-être s’étaient-ils faufilés après l’un des rescapés pour filmer leurs conditions de vie. D’ordinaire, ces types tournaient des reportages sur des Cubains qui traversaient l’océan sur des radeaux de fortune, ou des victimes de tsunami à l’autre bout du monde. De pauvres étrangers. Et ça ne choquait personne. Cette fois, « ceux du Gym », comme on avait fini par appeler les réfugiés, n’étaient pas d’accord pour que l’on montre la misère dans laquelle ils étaient tombés, la queue pour aller aux toilettes ou aux douches, la bouffe immonde qu’on leur servait et les habits sales de leurs gamins.

« Ça vous aidera à obtenir de meilleures conditions de vie », avaient argué les types de la télé. Mais ça n’avait rien changé. Au contraire, le Gym avait été fermé trois mois plus tard par les autorités prétextant l’insalubrité du lieu, et ses occupants avaient dû chercher à se loger ailleurs. Virginia et sa famille étaient parties chez une cousine, dans les Grandes Plaines, loin des forêts.

Durant toute cette période et après avoir fait une crise de nerfs le premier jour dans le gymnase, son père n’avait plus dit un mot. C’est sa mère qui avait dû expliquer leur situation aux agents de la FEMA, l’agence fédérale en charge des situations d’urgence, à l’assistante sociale envoyée par la mairie, et qui avait interdit au cameraman de les approcher, elle et sa famille. La petite sœur de Virginia ne desserrait les lèvres que pour laisser s’en échapper une plainte que seule parvenait à calmer leur mère en la prenant sur ses genoux.

Une foule de détails remontait en Virginia alors qu’elle posait les yeux sur le quartier dévasté de New Haven. La police n’avait même pas pris le temps de poser des rubans pour délimiter les lieux interdits d’accès et aucune patrouille ne semblait vouloir passer, signe que personne ne craignait les pillards. Il n’y avait rien à voler. Repérant la carcasse d’un vélo d’enfant, la jeune femme se prit à espérer que les habitants de New Haven seraient mieux traités qu’elle ne l’avait elle-même été. Elle en doutait pourtant. Tant de monde avait perdu sa maison cet été. Peut-être n’auraient-ils même pas le droit à un coin de gymnase et devraient-ils se contenter d’une place sur un parking de supermarché pour dormir dans leur voiture.

Une odeur écœurante de plastique brûlé régnait encore sur le quartier et Virginia dut s’arrêter, s’asseoir sur le bord d’un trottoir pour reprendre son souffle et ne pas vomir. Au fond de son estomac, il y avait à nouveau cette sale crampe vicieuse qui remontait, celle qui ne l’avait pas lâchée pendant des mois après l’incendie de sa ville, la dislocation de sa famille et le départ de son père désormais mutique. Elle ouvrit la bouche en grand, cherchant de l’air.

On aurait dit un matin brumeux. Mais les matins brumeux ne vous prennent pas à la gorge dans des relents suffocants. Regardant autour d’elle en attendant de recouvrer des forces, elle ne pouvait voir au-delà de la première rangée de maisons. Le reste était englouti dans un voile gris de poussière. Plus rien ne tenait debout hormis les arbres séparant les allées et qui devaient donner il y a peu à ce pauvre quartier un faux air de village de vacances. Vêtus de suie noire, privés de leurs branches basses et de leurs aiguilles, ils se tenaient là, raides et gauches comme à un enterrement.

Il fallait chercher au sol les dernières traces de la vie du quartier : sur la pelouse en face d’elle, les restes fondus d’un cabanon de jardin et de chaises longues avaient laissé des empreintes rectangulaires et sombres. Calquer sur ce paysage de cendres des images de petits bonheurs comme un bain de soleil ou une après-midi de jardinage lui était impossible. L’incendie a ceci de radical qu’il efface toute image du passé, pensa Virginia. Il annihile en nous ce qui existait auparavant. Tout ce qu’elle parvenait à imaginer ici, c’était le rideau de flammes qui s’était fermé sur les scènes de son adolescence, vingt ans auparavant.

Depuis, il y avait à nouveau eu de gigantesques incendies dans l’Ouest américain. Chaque année, on atteignait de nouveaux records. C’était la seule manière que les journaux télévisés avaient trouvée pour faire sentir le caractère exceptionnel de ces feux. Mais l’exceptionnel se répétant chaque année ne faisait plus autant recette. Virginia, elle, ne trouvait aucun feu aussi cauchemardesque que celui qu’elle avait elle-même nommé « mon incendie ». D’ailleurs, les journalistes s’y référaient encore aujourd’hui comme à un étalon macabre. Aussi Virginia prenait-elle un soin particulier à couper toute source d’information pendant la période des feux. Période qui se faisait de plus en plus longue au fil des ans.

Il lui avait fallu de nombreuses années pour dépasser sa terreur. Longtemps, elle s’abstint de se rendre dans les restaurants branchés où la dernière mode imposait d’installer une cheminée vitrée, alimentée par du gaz, bien en vue face à la salle. Elle ne supportait pas plus leur version bas de gamme où un écran de télévision diffusait en boucle la vidéo d’un foyer où brûlait perpétuellement la même bûche. Même devant ces simulacres, elle était prise de panique et se recroquevillait en elle-même pour ne pas laisser remonter les souvenirs des cris d’horreur de sa petite sœur et ceux de ses parents les pressant vers la voiture familiale, ce matin d’été où le ciel était devenu noir de fumée et où le crépuscule avait été mis à mal par les lueurs rouges des arbres et des maisons en feu. La mode avait fini par passer et Virginia était retournée au restaurant.

Elle était venue à Arcadie, Oregon, sans bien savoir ce qu’elle cherchait. Quelques jours auparavant, elle avait allumé sa vieille télévision alors qu’elle savait que les infos ne feraient que parler des incendies ravageant la côte Ouest, plus grands que jamais. Pourquoi, alors qu’elle s’appliquait depuis de nombreuses années à ne pas le faire, à petit-déjeuner sans toucher à la radio, seulement en fixant du regard les chevaux dans le corral et à ne penser qu’à eux, à essayer de deviner, rien qu’à leur allure, comment ils allaient, à imaginer la séance de dressage qui s’annonçait, à la balade plus tard dans la matinée et peut-être aux travaux l’après-midi ? Elle n’aurait su le dire. Cette saison durant laquelle elle se coupait de l’extérieur la reposait. Le monde autour se limitait aux clients venant prendre des nouvelles du débourrage de leur bête et accueillant les progrès accomplis par des sourires discrets mais persistants. Ils étaient rarement du genre à parler des nouvelles. Pour eux, l’horizon se limitait aux résultats du rodéo du week-end précédent et à l’affiche du suivant. Ça lui allait bien. Ce monde un peu fermé sur lui-même, elle avait tout loisir de le dépasser en hiver quand le travail au ranch se faisait moins pesant et qu’elle retrouvait le temps d’écouter le brouhaha du monde.

Mais cette année il avait été difficile de ne pas entendre parler des incendies. Leurs nuages étaient arrivés jusqu’aux limites de l’État. Certains matins, la lumière était si étrange, d’un jaune presque vert, que les bêtes piaffaient dans leurs stalles. Certains disaient qu’il y avait davantage d’oiseaux, car ceux-ci avaient fui l’Ouest pour se réfugier dans les Plaines. Alors, même ses clients les plus bornés lui en touchaient un mot, demandant si ça n’affectait pas le dressage des chevaux.

« C’est vrai quoi, paraît que les bêtes, ça flaire des trucs que nous on sent pas. »

Elle se raidissait et ne répondait rien. Ils n’insistaient pas. Ils savaient tous qu’elle en venait, de cet Ouest en proie aux flammes, et ils ne la poussaient pas plus loin lorsqu’ils la voyaient se rembrunir. Ils savaient qu’il valait mieux la boucler. Et aussi que l’état d’esprit du dresseur influe sur l’animal dont il s’occupe. Ils ne voulaient pas risquer de compromettre l’éducation de leur bête.

N’empêche, ils en avaient parlé et elle avait allumé la télévision. Un vieux machin posé sur son frigo dont sa sœur se moquait les rares fois où elle venait la voir depuis le Canada, où elle s’était installée. Elle lui avait même proposé de lui en offrir une plus grande, plus fine, plus moderne. Virginia avait toujours refusé. Un petit écran un peu flou, ça suffisait pour faire entrer le monde dans sa cuisine sans lui donner trop de place. C’était déjà beaucoup pour se confronter à ses démons comme elle s’était enfin résolue à le faire.

Elle avait vu les images d’Arcadie : il y avait des dizaines d’incendies en cours dans le pays, et ils remontaient jusqu’à Seattle, beaucoup plus au nord qu’à l’habitude. On n’était qu’au milieu de la saison et les pompiers étaient déjà exténués. Sur toutes les chaînes les reporters s’époumonaient à annoncer le pire été que l’on ait jamais connu. Elle avait failli éteindre la télévision. Ne plus entendre, ne plus voir. Mais elle s’était rendu compte qu’elle ne tremblait pas, qu’elle ne frissonnait plus. Elle s’assit tout de même, mais elle parvint à regarder tout un bulletin sans éprouver l’envie de pleurer. Elle se sentit même un peu fascinée par l’ardeur des flammes avalant des arbres dans une forêt qu’elle avait peut-être arpentée enfant. Elle s’interdit cependant ce sentiment et eut un rictus de dégoût en pensant à tous ces gens qui devaient passer leur journée à regarder des hectares de forêts partir en fumée, des hélicoptères de pompiers et des Canadair s’escrimer à les ralentir, dans un ballet de colibris impuissants. Absurde. Pour elle, on n’avait pas le droit de regarder ça si l’on n’avait pas connu la peur du feu.

Peu après, elle avait confié les chevaux en cours de dressage à un collègue qu’elle estimait, s’était excusée auprès des propriétaires, les avait remboursés et avait jeté ses affaires dans son pick-up, pour partir vers les forêts en feu de son adolescence.

S’appuyant sur un compteur électrique à moitié fondu, elle parvint à se relever. Elle avait abandonné un peu plus haut son véhicule. Une rue sans plus aucune maison qui la borde, ce n’est plus une rue, pensa-t-elle avant de grimper dans son pick-up. Ce n’est plus le fil qui relie nos vies, qui ouvre la possibilité d’aller voir ailleurs ou de revenir sur nos pas.

Elle sortit du lotissement et descendit la rue principale menant au centre-ville.

Elle traversait des quartiers épargnés mais largement vidés de leurs habitants. À un barrage, elle prétexta, après que les policiers eurent examiné ce qu’elle transportait, venir aider des proches puis demanda où elle pourrait manger. Les policiers étaient épuisés par les nuits et les jours passés à patrouiller. Sous les linges mouillés censés les protéger de la poussière en suspension, elle comprit tant bien que mal leurs explications hachées par une respiration trop courte. Virginia se demanda s’ils seraient vraiment capables de faire quelque chose si des pillards venaient par ici.

Deux pâtés de maisons plus loin, dans la lumière de plus en plus sombre de l’après-midi, l’enseigne rose du Patty’s Diner clignotait comme une tache de couleur dans une photographie en noir et blanc. En se garant sur le parking vide, elle essaya de distinguer si c’était vraiment ouvert, mais on avait visiblement abandonné l’idée de garder les vitres propres, et la couche de crasse l’en empêcha.

2
Russie, Sibérie orientale
Ianov avait retrouvé la jument qui tournait en rond dans la cendre. D’un pas hésitant, elle longeait la barrière principale du corral et, arrivée à son extrémité, faisait demi-tour, revenait à son point de départ, s’arrêtait un instant devant l’entrée et repartait. Pourtant, il ne restait plus la moindre barrière. La bête suivait le souvenir de son enclos, inscrit dans ses muscles meurtris. À chaque foulée, elle soulevait de maigres volutes poudreuses. Aveugle, elle ne parvenait pas à s’arrêter, ses pieds la faisaient souffrir dès qu’elle les posait. Le sol était encore chaud, du moins le craignait-elle.

À chaque tour de piste, elle levait la tête pour humer l’air suffocant. Elle cherchait une trace de son poulain. Rendue folle par les flammes, elle avait fui aussi loin qu’elle avait pu, probablement vers le lac Noir. En tout cas, c’est ce qu’imaginait Ianov, qui ne voyait pas d’autre moyen pour elle d’avoir survécu alors que tout avait brûlé sur des hectares alentour. Les seuls arbres encore debout se dressaient sur la petite île au milieu de l’étendue d’eau où flottaient des bouts de bois calcinés. Peut-être la jument était-elle parvenue à nager jusque-là, peut-être n’était-elle pas encore aveugle au moment de se jeter dans les flots, ou alors elle s’y était précipitée et n’avait atteint l’îlot que par chance. Ensuite, son instinct l’avait ramenée à la datcha. Son poulain, lui, n’avait pas réussi à échapper aux flammes.

Sentant son maître approcher, la jument secoua la tête et racla le sol de sa jambe meurtrie.

« Je suis là », souffla Ianov, incapable d’en dire plus pour la rassurer alors qu’il savait l’avoir abandonnée.

Quel genre de maîtres sommes-nous, nous qui prétendons posséder les animaux, mais qui les laissons dans notre fuite ? se demanda-t-il. Qui sommes-nous, pour prétendre prendre soin d’eux, les élever, si nous les oublions au premier danger pour sauver notre propre peau ?

Il avait tout largué derrière lui, avait ouvert les enclos, fait grimper son chien dans la camionnette et s’en était allé. Un peu plus loin, le chien, pris de folie, avait sauté par cette fichue vitre qui ne remontait plus, et avait détalé vers les fourrés. Ianov avait crié pour le faire revenir, mais n’avait pas essayé de le rattraper. C’était bien trop dangereux. Inutile.

Il alla chercher un bidon d’eau dans son van et donna à boire à la jument, lui nettoya sommairement les naseaux.

« Là, là. Doucement. »

La bête, encore nerveuse tout à l’heure, s’était un peu calmée depuis le retour de Ianov. Il l’attacha à un bout de portail en fer et alla fouiller dans les décombres.

Il ne restait presque rien de la ferme où il vivait depuis vingt ans. Même le fourneau n’était plus qu’un tas de tôle tordue. Quelques bouts de ferraille et de céramique traînaient çà et là. Tout ce qu’il avait construit de ses mains reposait à ses pieds. Sur la dalle de béton couverte de cendre gisaient des têtes de pioches et de pelles, des embouts de perceuses, comme des caractères noirs d’une langue inconnue sculptés sur une page grise et mouvante. Ianov se retourna. Ses pas laissaient eux aussi des signes inintelligibles sur le sol.

Il fut pris de vertige. Il se sentait propulsé dans un autre monde, dans une réalité où il n’aurait jamais construit cette maison, n’aurait jamais rangé ses outils les uns à côté des autres sur l’établi dans un ordre qu’il aimait apprécier chaque fois qu’il quittait la pièce, jetant un regard par-dessus son épaule comme pour s’assurer qu’aucun ne tentait d’échapper à sa surveillance. Dans ce monde, il n’aurait pas eu tous ces animaux autour de lui, et il ne les aurait pas laissés périr dans les flammes.

Il voulut s’appuyer à l’encadrement de la porte pour reprendre ses esprits et manqua tomber. Il n’y avait plus ni porte ni encadrement. Rien que le vide d’une vie effacée. Il plia sa longue carcasse en réprimant la douleur qui fusa dans ses reins fatigués pour s’accroupir un moment. Il était à court d’air. Il prit sa tête entre ses mains. Passer les paumes sur ses cheveux tondus bien ras lui procurait depuis tout petit une sensation d’apaisement, relaxante. Mais ça ne fonctionnait plus. Quand il parvint à se lever, le sol avait enfin cessé de tourner. L’univers entier avait lui aussi comme suspendu sa rotation. Ianov retourna auprès de la jument. Elle était tout ce qui lui restait.

Les animaux sont les seuls innocents dans cette histoire, et pourtant ils sont les premières victimes, pensa Ianov. Comprennent-ils seulement ce qui se passe ? Voient-ils que nous sommes les responsables, et pour cela nous jugent-ils ?

La bête s’était calmée et il s’approcha d’elle, tâchant d’évaluer la gravité de ses blessures. Les brûlures avaient mis sa peau à nu, rosâtre et boursouflée sur toute sa tête jusqu’aux naseaux, et sur les flancs. Sa crinière avait disparu. Seul le haut de son dos, vers le garrot, semblait préservé. Ianov n’avait jamais vu ça et ne savait pas si elle pourrait survivre. Il se dit qu’il devrait la faire soigner. Il n’y avait rien d’autre à sauver à la ferme.

Il détacha la jument et la tira vers sa vieille camionnette, mais elle refusa de monter. Ianov tenta bien de la cajoler, de lui parler à l’oreille, mais rien n’y fit. Il essayait de la pousser, mais c’est lui qui tombait dans la cendre encore tiède. Il était couvert de poussière et le cheval raclait le sol. Où qu’il la touchât, il la faisait tressaillir de souffrance. Elle était un paquet de nerfs qu’il craignait de faire vriller. Il ne voulait pas qu’elle s’échappe, aussi l’attacha-t-il à l’arrière du fourgon. Il la conduirait jusqu’à la ville la plus proche. Mais le camion refusa lui aussi de démarrer. Il aurait pu le réparer si ses outils n’avaient pas été détruits. Il ne jura même pas de frustration.

Peut-être que la jument ne voulait pas abandonner l’endroit où son poulain avait péri. Pas comme ça, en tout cas. Pas en montant dans un van défoncé dont on baisserait le hayon comme celui du camion menant à l’abattoir. Alors, il la prit par la longe et partit droit devant. Vers l’est.

Pourquoi cette direction qui ne menait nulle part ? Il n’en savait rien. L’idée de faire soigner l’animal s’était évanouie et il n’y avait pas de direction meilleure qu’une autre pour l’accompagner dans son dernier voyage.

« Je peux bien faire ça pour toi, ma vieille », avait-il chuchoté.

Devant l’immensité de la taïga dévastée, il n’avait pas de but. Pas de refuge en vue, pas de ferme encore debout où il pourrait offrir un ultime repos à sa jument. Il voulait juste marcher encore une fois à son côté, sentir son flanc tout contre son épaule, la rassurer quand elle ne saurait où poser les pieds, l’aider à se coucher quand elle ne voudrait plus continuer et attendre auprès d’elle qu’elle s’éteigne.

Ils avançaient lentement, péniblement. Tous deux couverts d’une même croûte de cendre et de sueur mélangées. On aurait eu bien du mal à dire où commençait l’homme et où finissait l’animal. Ianov essayait de reconnaître les endroits où ils passaient, mais le paysage ne se ressemblait plus. Il lui fallut un effort intense pour distinguer la butte qui marquait la fin de ses terres. De toute façon, au sein de cette immensité, cette frontière n’était que théorique. Les limites de terrains ne servaient qu’aux ingénieurs moscovites qui ordonnaient les coupes de bois depuis leurs ordinateurs et envoyaient les coordonnées GPS aux bûcherons. Ici, chacun s’arrangeait avec ses voisins, si par miracle il en avait, pour savoir où cesser d’exploiter. Et même les bûcherons des grandes compagnies forestières savaient s’arrêter avant vos bois pour ne pas trop vous déranger.

Comme tout cela lui paraissait lointain et étrange, maintenant. Ni les lignes de démarcation ni la topographie n’avaient plus aucun sens. Lorsqu’il atteignit enfin la butte où s’arrêtait son lopin, il marqua une pause et en entreprit l’ascension. Au sommet, il put embrasser du regard une grande partie de la plaine alentour. Aussi loin que son regard portait, plus un arbre ne coupait l’horizon. À l’est, le ciel était noir de cendres. Ailleurs, il était d’un gris terne, masquant le soleil et effaçant les quelques reliefs du paysage.

Ianov observa sa jument. Elle était bizarrement calme et il crut tout d’abord qu’elle était près de mourir. Il la caressa et elle montra apprécier encore le contact de cette main amie. Ianov soupira en pensant aux dernières semaines écoulées durant lesquelles il aurait pu, peut-être, mettre ses animaux en sécurité si seulement il avait compris ce qui risquait de se passer. Mais personne n’avait imaginé si grand feu.

Les incendies avaient débuté près de Moscou. La capitale russe avait l’habitude de passer la fin de l’été un foulard noué sur la bouche. Les fumées pouvaient venir de loin. Chaque année, une partie des forêts environnantes se consumait. Si le vent était défavorable, il charriait un air vicié qui venait ajouter à la pollution suffocante de juillet et d’août. On demandait aux vieux de rester chez eux, de ne plus descendre discuter ou jouer aux échecs dans les parcs. On faisait comprendre aux vieilles qu’il valait mieux cesser un moment de sortir nourrir les chats errants de leur quartier. Celles qui le faisaient tout de même se plaignaient aux passants de ces restrictions stupides. Selon elles, on pouvait mesurer la gravité des incendies à la maigreur des chats moscovites.

« Regardez comme ils sont malingres, cet été. Il n’y a donc personne pour se soucier d’eux ? »

Mais les passants n’écoutaient guère les vieilles. Ils étaient même plutôt contents que quelques-unes de ces sales bestioles finissent par crever de faim. Ça ferait moins de crottes et d’odeur de pisse dans les halls d’immeubles.

Ce qui les embêtait, eux, c’était de devoir porter toute la journée un linge humide devant la bouche et le nez, qui faisait que cet abruti de marchand de tabac prétendait ne pas les comprendre et qu’il en profitait pour essayer de leur refourguer un paquet des cigarettes sur lesquelles il tirait la meilleure marge, des Kosmos ou des Balkan Star infumables. C’est sûr qu’il faisait semblant, il le savait bien, ce qu’on prenait d’habitude. Les mêmes américaines light depuis des années.

Ceux qui ne fumaient plus, ou un peu moins, avaient aussi leurs soucis. Comme de ne plus pouvoir faire leur jogging pour avoir l’air en forme au bureau à la rentrée. Leur patron, lui, comme tous ces enfoirés de riches, pouvait continuer tout l’été à le faire, son jogging, puisque naturellement tous ces gens-là passaient l’été dans leurs jolies datchas, loin de la fournaise moscovite.

Mais cette année, c’était comme s’ils avaient emporté le feu dans leurs bagages. La forêt avait été fragilisée par des étés toujours trop secs et de plus en plus chauds, et sans aucune logique le feu émergeait dans des endroits jusque-là préservés. Les charmantes maisons de campagne, souvent construites au milieu des bois – « Tu verrais comme c’est pittoresque », se vantaient-ils à leur retour –, avaient été détruites.

C’était la première fois que les incendies avaient autant avancé en Sibérie. Ianov n’avait jamais rien connu de tel. Il avait presque pu voir les flammes arriver depuis l’ouest, passer sur lui et continuer vers le Kamtchatka. Enfin, il n’aurait rien vu du tout s’il n’avait pas sauté dans sa camionnette et fui vers le nord. Là-bas, les bois s’arrêtaient et il pensait pouvoir se mettre en sécurité. Depuis une colline, il avait regardé le feu dévaler la plaine comme un troupeau incontrôlable. Il ignorait combien de temps exactement avait duré l’incendie. Plusieurs jours, puisqu’il avait le souvenir d’avoir dormi et de s’être réveillé tantôt affalé sur le volant de sa camionnette ou le dos contre les roues, tourné vers la forêt en train de se consumer. Une fois où il faisait nuit, il avait cru rêver devant les ombres dansantes projetées par les flammes monstrueuses. Elles montaient à dix ou vingt mètres au-dessus de la cime des arbres comme si ceux-ci n’étaient qu’une mer arrosée de pétrole qui flambait.

Pendant tout ce temps, la ligne des arbres au loin se découpait sur fond écarlate. Puis, dans un immense craquement qui dura plusieurs heures, elle s’affaissa, effacée à son tour par le feu. Au dernier jour, peut-être le sixième, avait-il estimé à la longueur de sa barbe, on ne voyait plus qu’un enchevêtrement de troncs rongés et quelques fûts debout mais dépourvus de branches, des épouvantails d’arbres. La surface de la terre s’était couverte d’un linceul monochrome aux nuances anthracite et grège. Ciel au diapason.

Incapable de réfléchir, il avait grimpé dans sa camionnette et était reparti sans réaliser que ce qu’il appelait « ma ferme » ne serait plus qu’une ruine fumante. Pas un seul instant il n’avait songé à se rendre dans la ville la plus proche, à aller trouver une autorité à laquelle déclarer le sinistre. À quoi bon ? Personne ne se préoccupait d’arbres brûlés. Il y en avait tant que ça ne faisait pas grande différence pour ceux qui ne vivaient pas dans les bois. Et plus personne ne vivait là, à part Ianov et quelques autres fermiers que les citadins prenaient pour des fous ou, dans le meilleur des cas, des arriérés. Même les forestiers s’en foutaient pas mal, des feux de forêt. Ils avaient de telles étendues à leur disposition et de telles machines mangeuses d’arbres, qu’ils se moquaient de devoir aller plus loin pour exploiter ce qu’il y avait à tirer de la forêt. Ianov ne pouvait imaginer que, cette fois, même les forestiers les plus brutaux et les citadins les plus endormis ne vivaient plus que rivés à leur poste de télé.

Il roulait sur la route réduite à un bout de goudron fondu et boursouflé. On ne voyait plus le moindre brin de verdure. Il s’était arrêté, était descendu vérifier que ce n’était pas son pare-brise sale qui l’empêchait de bien voir. Le silence l’avait frappé comme la balle des snipers qu’il redoutait lors de son service en Ingouchie, des années auparavant. Cette balle qui n’était jamais venue l’avait atteint en pleine poitrine. Il avait dû se retenir à la portière de la camionnette.

La nature n’a rien de silencieux, contrairement à ce que pensent ceux qui ne la fréquentent que le week-end ou pour leurs vacances. La nature, ce n’est pas le calme de quelques feuilles froissées tombant au sol. La forêt telle que Ianov l’entendait était un tumulte de discussions animales, des cris d’alarme et de détresse, depuis les appels de ralliement des loups aux hululements des chouettes se disputant le territoire, du jeu du vent avec les arbres et des arbres avec le vent. En arrivant ici, il avait d’abord cru trouver le silence, car ses oreilles avaient été assourdies par le bruit des tirs de mortier, du roulement des tanks et des explosions de bombes artisanales. Puis ses sens avaient guéri du trop-plein de bruit, et il avait appris à vivre entouré de la rassurante clameur de la forêt.

Mais plus un son ne provenait de la nature morte. Le battement de son cœur à ses tempes était le bruit le plus terrible qu’il ait entendu depuis celui des balles claquant autour de lui.

Le plus difficile face au silence, c’est de savoir combien de temps il va durer. Ianov n’osait pourtant pas le rompre. Il avait reculé doucement pour se réfugier dans la cabine de la camionnette, et le moteur crachotant l’avait réconforté. Il avait conscience d’avoir cessé de respirer tout le temps qu’il était resté dehors. Soudain, les images de ses animaux lui étaient revenues et il avait démarré, espérant qu’un miracle aurait permis à certains de fuir.

Était-ce bien un miracle qui avait sauvé son cheval, ou plutôt une malédiction dont il devrait supporter le poids pour racheter les fautes de l’humanité ? Les premiers mois de son installation dans la taïga, Ianov avait pris l’habitude de voir des signes dans les petits événements du quotidien. Que ce soit la construction de sa grange, sa jument qui avait eu un poulain en bonne santé, ou un semis qui germait à merveille, cela l’aidait à supporter l’isolement. Imaginer une volonté invisible lui donnait une raison supérieure pour avancer dans son projet, quand la plupart de ses anciens camarades, en tout cas ceux qui n’avaient pas été recrutés par des compagnies de sécurité privées, avaient sombré dans la vodka. Puis petit à petit, il avait abandonné cette habitude de donner une raison à tout. La succession des jours et des saisons avait fini par lui suffire. Il s’était fondu dans le temps vivant de la nature, qui n’a pas besoin, lui, de justification. On pourrait croire que sa première attitude relevait du mysticisme, de la religiosité, mais il avait appris que c’était le contraire. La vraie mystique, la vraie foi, se tient dans l’acceptation, dans la communion avec le vivant.

Mais ce feu était trop gros pour son stoïcisme de néophyte. Il venait à nouveau bousculer l’équilibre qu’il pensait avoir trouvé. Il fallait une raison à ce déchaînement de violence. Il posa la main sur le garrot de sa jument, et la tira de l’avant. L’accompagner dans son dernier voyage était sa mission d’homme perdu dans l’immensité brûlée.

3
Syrie, région autonome du Kurdistan
Avant de sortir de l’épicerie abandonnée qui lui servait de logement, Asna saisit le lourd manteau militaire qui reposait sur l’unique chaise de la pièce. C’était son ancien petit ami qui le lui avait offert avant de partir au combat et de ne jamais en revenir. Elle le haïssait pour cela aussi fort qu’elle l’avait un jour aimé. Mais elle n’avait pas le temps de s’abandonner à la nostalgie. D’ailleurs, elle avait décidé depuis longtemps de ne plus penser à cet homme qui l’avait tant fait souffrir. Il n’était plus là pour la protéger, alors que les sirènes retentissaient pour la seconde fois dans le mois. Comme elle avait espéré ne plus avoir à les entendre ! Combien de prières silencieuses avait-elle adressées à une entité en laquelle elle ne croyait pas vraiment, mais qui par moments la réconfortait ? Elle n’aurait su le dire, mais elle les avait crues exaucées. Le temps des moissons était si proche, ça aurait bien été le diable ! Le Mal avait sans doute décidé d’attendre le dernier moment pour frapper et anéantir les espoirs d’Asna et des siens. Les champs brûlaient et toutes les personnes valides du village se précipitaient pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l’être.

« Olan ! T’es sourd ou quoi ? La sirène ! Lève-toi ! » lança-t-elle à l’homme qui avait partagé sa nuit et sommeillait sur le matelas pourri posé au pied du vieux comptoir de la boutique.

Elle poussa précipitamment la porte battante calfeutrée avec des planches de bois et le vent agita ses cheveux qu’elle n’avait pas pris le temps d’attacher, lui apportant l’odeur lourde des blés en flammes. Elle noua son épais foulard autour de sa tête et le plaqua sur ses lèvres. L’amère senteur envahit sa bouche. De toutes les maisons, les habitants sortaient, s’habillant à la hâte, rameutés par la sirène qui hurlait. Courant le long des dernières maisons du village, Asna dépassa des vieux qui se dirigeaient vers les champs et elle se retint de leur crier de rentrer chez eux. Ils n’avaient à gagner, en venant contempler le massacre, que de ces regrets dont leurs vies étaient déjà tissées.

Asna se souvint des vergers qu’il y avait là quand elle était petite fille. Chaque famille en possédait un et le transmettait de génération en génération. Il y avait un figuier qui vous donnait des fruits comme du miel, des abricotiers, des pruniers, un citronnier et des grenadiers qui portaient des fruits aux mille graines. Quelques pieds de vigne, bien sûr. L’héritage, ici, c’était les arbres, pas la terre.

« C’est elle qui nous possède », disaient les vieux.

Mais si c’est la terre qui nous possède et nous retient, se demanda Asna, que faire lorsqu’elle est ravagée et n’a plus rien à nous offrir ? Les anciens n’avaient pas appris cela aux jeunes. Ils ne s’étaient pas attendus à devoir répondre à une telle question.

Asna grimpa sur le tertre qui séparait les champs du village et faillit s’évanouir. Sous la fumée noire et grasse s’élevaient de hautes flammes fouettées par le vent. Elles n’étaient pas les plus grosses qu’Asna ait vues, mais elles formaient un mur continu qui barrait la plaine et avait déjà assailli plusieurs parcelles au loin, le long de la rivière. Elles progressaient à toute allure. Sur le chemin qui menait aux champs assiégés, elle vit se détacher les silhouettes de ceux qui avaient donné l’alerte, prêts à se jeter dans la bataille. Pour lutter, ils n’avaient que des couvertures ou leurs vestes.

La jeune femme courut vers eux. Deux vieux tracteurs tiraient des citernes sur le chemin cabossé, bordé d’épis cassants que la chaleur avait séchés sur pied, mais qui portaient encore leurs grains. On allait récolter dans quelques jours à peine, pesta Asna, bien qu’il fût trop tard pour se lamenter.

Le vent avait balayé la fumée jusqu’à elle. Elle toussa de dépit, ses jambes faiblirent. Elle se sentait misérable, esseulée au beau milieu des champs où elle avait couru tant de fois lorsqu’elle était enfant. Cette plaine où se balançait l’engrain ancestral lui paraissait alors infinie, et à chaque nouvelle moisson elle se demandait comment les adultes allaient pouvoir la récolter tout entière. Ils y parvenaient cependant, juchés sur des tracteurs mis au rebut par les agriculteurs de l’Ouest. Elle aimait se cacher dans les greniers où l’on entassait les sacs de grains, s’amuser autour des bottes de paille avec Rajan, qui avait le même âge qu’elle et dont elle espérait qu’il l’épouserait un jour.
Les deux enfants avaient grandi comme frère et sœur. Leurs familles étaient amies et leurs parents les poussaient à jouer ensemble. Ils chahutaient, se faisaient des guerres sans merci. Un jour, Rajan avait donné à Asna pour gage de l’embrasser si elle voulait être libérée. »

Extrait
« Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ? L’idée que ses compagnons s’en prendraient peut-être à son corps pendant la nuit, qu’ils ne laisseraient que ses os sur la rive moussue d’un ruisseau, l’effleura, mais ne l’effraya pas. Il ne ferait alors que continuer à se fondre en eux. De toute façon, il ne voulait pas lutter plus longtemps. Il s’endormit en goûtant la fraîcheur des herbes perlées de fines gouttelettes. » p. 84

À propos de l’auteur
SABOT_Antonin_DRAntonin Sabot © Photo DR

Né en 1983, Antonin Sabot a grandi entre Saint-Étienne et la Haute-Loire. Il a vécu douze ans à Paris où il a été journaliste pour Le Monde, reporter en France et à l’étranger. Attiré par la parole et la vie de ceux dont on parle peu dans les journaux, les gens prétendument sans histoire, il a initié et participé à des projets de reportages sociaux avant les élections présidentielles de 2012 et 2017.
Puis il est revenu vivre dans le village de son enfance, dans une de ces campagnes où le temps «coule pas pareil». Avec des amis, il y a fondé la librairie autogérée Pied-de-Biche Marque-Page.
Il partage son temps entre l’écriture et la marche en forêt, et entreprend déjà d’apprendre le nom des arbres et des oiseaux à son fils qui vient de naître.
Cette nature qui lui est très chère est omniprésente dans ses deux premiers romans Nous sommes les chardons qui a remporté le Prix Jean Anglade 2020 et Le Grand incendie. (Source: Presses de la Cité)

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Fête des pères

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En deux mots
La belle histoire d’amour entre l’acteur Damien Maistre et la journaliste américaine Leslie Nott va tourner au vinaigre lorsque Donald Trump arrive à la Maison-Blanche. Une remarque un peu déplacée et c’est le couple qui vole en éclats. Reste alors pour Damien à endosser un nouveau rôle, celui de «père du dimanche».

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’enfant du divorce

Jean-Michel Olivier raconte les «pères du dimanche» et leur vie déchirée, ici doublée d’un éloignement géographique entre la Suisse et la France et plus tard les États-Unis. Une réflexion aussi lucide que désenchantée.

Le narrateur de ce roman vit depuis des années entre la France et la Suisse, entre Genève et Paris. Quand s’ouvre le roman, il rejoint la capitale pour y passer le week-end avec son fils, comme tous les «pères du dimanche». Après avoir rendu l’enfant à Leslie, sa mère, il repart pour Genève et se remémore sa rencontre avec son ex-femme, fille d’une bonne famille de Chicago.
C’est à l’ambassade de Suisse de Paris qu’il avait rencontré cette journaliste américaine et que très vite tous deux avaient fini à l’horizontale, peut-être à leur propre surprise. Mais la chimie à l’air de prendre, leurs cultures différentes devenant objet de curiosité qui pimentent une relation qui devient de jour en jour plus évidente. Jusqu’au mariage – que la belle famille de Romain voit d’un œil circonspect – et à la naissance de leur enfant. Le grain de sable qui va enrayer la machine si bien huilée va survenir avec l’élection de Donald Trump. Une catastrophe pour Leslie dont Romain ne saisit pas la gravité. Pire encore, il va se permettre une remarque ironique qui va détruire leur couple en quelques secondes.
On pourra dire que le ver était déjà dans le fruit, que le temps avait commencé son travail de sape et que la fameuse usure du couple était inévitable dans une telle constellation. Les sociologues du XXIe siècle noteront que les couples divorcés constituaient désormais la norme. Un symbole de plus dans un monde incertain.
Une évolution des mœurs qui, comme fort souvent pour les faits de société, ne s’accompagne pas d’une législation adaptée et qui finir de déstabiliser Romain.
Déjà dans le mariage il cherchait sa place de père. En-dehors, il ne la trouvera pas davantage.
Le titre de ce roman est ironique, mais il peut aussi se lire phonétiquement: «faites des pères». Car Jean-Michel Olivier en fait aussi une réflexion douce-amère sur la paternité, sur le rôle dévolu à cet homme qui ne voit son enfant que par intermittence. Comment dès lors construire une relation solide? Comment transmettre des valeurs qui pourront être balayées en quelques secondes par l’ex, sa belle-famille, son nouvel homme? Ceci explique sans doute pourquoi, le jour où la mère n’est pas au rendez-vous – elle qui est si pointilleuse sur le respect des règles – il décide de s’offrir une escapade avec l’enfant pour lui montrer un coin de terre sauvage, pour lui dire aussi combien ses lectures l’ont formé, pour l’encourager à développer son propre libre-arbitre. Sous l’égide de Nicolas Bouvier, il retrouve l’île d’Aran et des émotions qu’il croyait oubliées.
Si mon expérience de père divorcé a forcément joué dans l’empathie ressentie pour cet anti-héros, je me suis demandé en refermant le livre si ma lecture était avant tout «masculine». En tout état de cause, je me réjouis de débattre avec les lectrices…

Fête des pères
Jean-Michel Olivier
Coédition Serge Safran éditeur / Éditions de l’Aire
Roman
384 p., 21 €
EAN 9782889562664
Paru le 18/11/2022

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse et en France, à Genève et Paris. On y évoque aussi Chicago.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je m’appelle Damien Maistre et je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Et j’ai toujours mené une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Entre mes ports d’attache, je suis un funambule.»
À l’ambassade de Suisse à Paris, Damien Maistre, acteur, rencontre Leslie Nott, journaliste américaine. Début d’une histoire d’amour. Un enfant naît de l’union. Mais la carrière de Damien s’enlise. Quant à l’élection de Donald Trump à la présidence américaine, elle entraîne… la rupture du couple ! Les deux amoureux se séparent et se partagent la garde de l’enfant. Damien devient dès lors un père du dimanche. Qui, parfois, s’adonne aux amours tarifées. Or une nuit où il sort de chez Selma, il est attiré par des cris dans une cave et se trouve face à deux dealers agonisant qui lui abandonnent un sac de sport bourré de billets de banque. Un jour de la Fête des Pères, Damien ramène son enfant chez sa mère qui n’est pas là. Il décide alors de partir à l’aventure avec l’enfant. S’ensuit une longue équipée qui les mène jusqu’à l’île d’Aran, sur les traces de Nicolas Bouvier, écrivain qu’il vénère et qui a chanté la rude beauté de l’île…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Blog de Francis Richard

Les premières pages du livre
« Dans le TGV
Je somnole sur la banquette de velours gris du TGV. À côté de moi, une femme entre deux âges travaille sur son ordinateur. Je l’entends soupirer de temps en temps devant des graphiques illisibles. Le contrôleur vient de passer. Il a scanné mon abonnement Prestige. Pour la millième fois, je vois défiler les champs de blé et de maïs, les bosquets dans la brume, les animaux broutant dans les prairies, les marécages, les villages sous la pluie.
J’ai toujours eu une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Deux motos (une BMW F 850 GS Adventure et une Harley-Davidson 1340 Electra Glide Side Car). Etc.
Éternelle dialectique du miroir: lequel des deux est le reflet de l’autre ?
J’avale un Xanax et j’essaie de dormir. Mais je n’y arrive pas. Tout se mélange dans ma tête. Les visages et les voix. Paris et Genève. Les larmes des mères et les cris de l’enfant. Je ferme les yeux, je tâche à faire le vide en moi. Mais l’orage se déchaîne, impitoyable.

Pères du dimanche
Hier, c’était dimanche, un dimanche comme les autres.
Il a plu toute la nuit et au matin la pluie s’est transformée en grésil, les nuages ont migré vers la côte atlantique et le soleil a fait une pâle apparition. L’enfant s’est levé tôt, mais il n’est pas venu tambouriner à la porte de ma chambre. Il n’est pas venu vérifier si j « étais seul dans mon lit ou si je faisais semblant de dormir. Comme un grand, il est allé chercher un berlingot de lait chocolaté dans le frigo, s’est installé devant la télévision, puis a passé en revue les chaînes du bouquet numérique.
Le dimanche matin, le choix n’est pas varié: il y a les émissions religieuses et les programmes pour les enfants. Autrefois, l’enfant passait ses matinées avec Petit Ours Brun ou les fameuses Histoires u Père Castor. Maintenant, il a grandi, c’est presque un homme, il a huit ans, il aime les aventures de Bob l’éponge, Il suçote son lait en riant à gorge déployée devant ces personnages grotesques,
Vers midi, la pluie s’est arrêtée, J’ai éteint la télévision et l’enfant a grogné, comme si on le réveillait en pleine nuit. On est sorti manger un hamburger sur les Champs. L’enfant s’est goinfré de frites bien grasses, puis a avalé un soda, ça l’a calmé. L’humeur était de nouveau au beau fixe. On a pris la moto et on s’est retrouvés comme chaque dimanche aux Buttes Chaumont à donner du pain sec aux canards.
Tout près du parc, il y a des terrains de football. Sur la pelouse artificielle, les cris fusaient, comme les menaces et les insultes. Quand les rouges ont marqué un but, les jaunes ont laissé éclater leur colère. Un mec a eu des mots avec l’arbitre. On n’a rien entendu. Mais l’arbitre l’a aussitôt expulsé. Ça a mis le feu aux poudres. Bordel! Tous les joueurs en sont venus aux mains. Un jaune a poursuivi l’arbitre à travers le terrain pour lui casser la gueule. Par chance, le type en noir a pu trouver refuge dans une cahute où il s’est enfermé.
L’enfant riait comme un fou. Ça lui rappelait les bastons dans le préau de son école. On est restés là comme deux imbéciles, puis tout le monde s’est dispersé et on s’est promenés jusqu’aux balançoires. On a attendu longtemps qu’une place se libère. Ensuite, on est allés jusqu’au train en bois qui longe la pataugeoire. Un joli train en miniature avec locomotive et wagons. On s’est assis sur les banquettes au milieu des feuilles mortes. J’ai sifflé entre mes doigts pour annoncer le départ du convoi et on a fait semblant de partir. On aurait pu se croire dans un vrai train, sauf que le train ne bougeait pas et qu’on restait éternellement en gare. En rade, quoi! Mais assez vite l’enfant s’est lassé de ce jeu.
On s’est promenés le long du lac artificiel.
Soudain, l’enfant a lâché ma main. Un gosse qu’il ne connaissait pas est venu le chercher et tous les deux ont couru sur le terrain de football.
Autour de la pelouse, il n’y avait que des hommes, Des pères du dimanche. Comme moi. On les reconnaît facilement, car ils sont mal rasés, ils portent souvent des survêtements de sport informes, de vieilles baskets, ils ont les cheveux en bataille. Ils ne savent pas ce qu’ils font là. Et le dimanche on dirait qu’ils ont tous la même idée en même temps.
Ensemble, on se lamente et on se console. Comme il y a des écrivains du dimanche, on est aussi des philosophes du dimanche.
«Chaque minute passée avec mon fils est importante, me confie Adrien (dont la femme est partie avec un collègue de travail). C’est le temps qui fait et défait nos vies. »
D’habitude, je me lasse assez vite de ces pensées amères — ces cris de haine et d’impuissance — apparemment sincères. Mais aujourd’hui je n’y échappe pas.
« Sais-tu ce qu’elle m’a fait ?

— Qui?
— Julie, Mon ex.
— Non.
— Elle m’a empêché de voir Audrey, ma fille, pendant un mois, Sous prétexte que je sortais avec une femme rencontrée sur Tinder. Une Africaine…
— Bordel !
— Pour elle, je suis un type instable. Un nostalgique des colonies. Elle prétend que sa fille, notre fille, va être traumatisée…
— C’est absurde!
— On en est là… »
Après un détour par L’Âge d’Or — «les meilleures pizzas de Paris » —, c’est la route du retour.
On traverse des quartiers enchantés. La terre des souvenirs. Le Dôme où j’ai mangé pour la première fois avec Leslie. Le Bagelstein de la rue Vaugirard où on se retrouvait pour déjeuner sur le pouce. Et l’hôtel Saint Vincent, 5 rue du Pré-aux-Clercs, pour les siestes crapuleuses. Le Luxembourg pour le tennis et les promenades du dimanche.
C’est le pays où j’ai vécu six ans.
Sur la moto, l’enfant chantonne. Il est heureux. Il a passé le week-end avec son père du dimanche. Mais il se réjouit de rentrer chez lui, à la maison. Les routes sont encore luisantes de pluie. Je roule lentement. Je gagne du temps sur le malheur.
Mais pas trop: si je suis en retard, il y aura des représailles
J’arrive dans la cour. L’enfant descend de la bécane. Ôte son casque, le pose sur le siège de cuir. Au troisième étage, les fenêtres sont allumées. Quelqu’un guette notre venue. On ne voit pas son visage, mais on devine la femme debout derrière les rideaux. On est arrivés. On est déchirés. »

Extraits
« Je m’appelle Damien Maistre, je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Pour l’histoire de la Suisse contemporaine, c’est une date importante: l’avant-veille, le dimanche 7 février, les Suisses avaient accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes. » p. 18

« – Je voulais te demander si, by chance, tu pouvais t’occuper de l’enfant le week-end prochain. Ce n’est pas ton week-end, je sais, mais c’est la Fête des Pères, tu pourrais passer du temps avec lui et ça nous permettrait de nous retrouver, avec Russ, nous en avons besoin.
– Vous vous êtes perdus de vue ? dis-je ingénument.
– Non. Mais je crois qu’il ne supporte plus l’enfant… — Ou toi, peut-être.
– Bullshit ! Tu ne peux pas dire quelque chose de gentil de temps en temps?» p. 101-102

À propos de l’auteur
OLIVIER_jean_michel_DRJean-Michel Olivier © Photo Indra Crittin

Jean-Michel Olivier est né à Nyon (Suisse) en 1952. Journaliste et écrivain, il a publié de nombreux livres sur la photographie et l’art contemporain, ainsi que treize romans. Il est considéré comme l’un des meilleurs écrivains de sa génération. En 2004, il a reçu le Prix Michel-Dentan pour L’Enfant secret, puis en 2010 le Prix Interallié pour L’Amour nègre. Après Lucie d’enfer, un conte noir, paru aux éditions Bernard de Fallois en 2020, il publie Fête des pères, une coédition des éditions de L’Aire (Suisse) et Serge Safran éditeur (France) en 2022. (Source: Serge Safran éditeur)

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Notre si chère vieille dame auteur

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Finaliste du Prix Médicis 2022

En deux mots
Un réalisateur, un cameraman et une scripte se rend auprès d’une romancière mourante pour recueillir ses confidences et tenter de lire son dernier manuscrit. Mais la tâche s’annonce ardue, car il manque de nombreux passages.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La fabrique du roman

Autour d’une vieille dame auteur, Anne Serre joue avec le lecteur. Son court roman décortique avec finesse la façon dont l’écrivaine construit son histoire et ses personnages. Avant que ces derniers ne lui échappent.

Une vieille dame auteur, au crépuscule de sa vie, continue à s’amuser avec ses personnages. Elle ne laisse pas seulement un manuscrit, elle poursuit son dialogue avec Hans, le narrateur, sous le regard un peu circonspect de Holl, l’homme qui partage sa vie et doit bien laisser un peu de place à cet autre homme, même si pour l’instant il est dans son grenier, à regarder le paysage par un interstice.
Une équipe de tournage, réalisateur, cameraman et scripte s’invitent à ce moment pour recueillir le récit qu’elle laisse inachevé et ses confidences: «De la même manière qu’il m’est arrivé de penser qu’avec la seule force de mon désir je pourrais me retrouver réellement dans mon passé, j’ai parfois pensé qu’il ne tenait qu’à moi de faire sortir mon narrateur de son grenier et de l’entraîner sur les routes, en chair et en os, dans son costume gris démodé».
Alors le miracle du roman opère. Il entraîne le réalisateur-narrateur avec Jacques, le musicien-cameraman, et Édith, la scripte-tricoteuse et sculpteur, sur le chemin qu’a emprunté Hans, «sans s’étonner ni questionner davantage». Car ils entendent bien redonner au manuscrit son entièreté, combler les passages manquants. Un travail d’équipe qui va finir par payer.
Ensemble, ils vont revisiter l’enfance et la jeunesse de la vieille dame, les pages évoquant son père, l’homme de la Riviera dans son blazer froissé. Lui qui est parti trop tôt ne va cesser de jeter un regard bienveillant sur l’œuvre en cours. Ils retrouveront aussi Hans, qui les a longtemps tenus en haleine et dont ils n’apprendront finalement guère plus que les quelques mots lâchés au détour de son errance.
Dans ce court roman, Anne Serre explore avec malice l’acte créateur et nous propose de la suivre dans la fabrique du roman. Un jeu de miroirs assez fascinant, déroutant à souhait, qui permet à la romancière de jouer sur de nombreux registres simultanément, à la manière d’une organiste qui, à elle seule, joue une symphonie. Un peu comme si ce qu’elle faisait jusque-là livre après livre, en explorant le conte avec Petite table, sois mise! Le scénario avec Film, le théâtre avec Dialogue d’été ou le pastiche avec Voyage avec Vila-Matas était désormais rassemblé ici. Voilà comment Anne Serre est devenue virtuose!

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Signalons le numéro d’octobre du Matricule des Anges qui fait sa Une avec Anne Serre à l’occasion de la parution de «Notre si chère vieille dame auteur». Et ses très justes mots de présentation : «en redoutable marionnettiste, l’écrivaine se joue des temporalités et des réalités qui nous entraîne loin dans la littérature.»

Notre si chère vieille dame auteur
Anne Serre
Éditions du Mercure de France
Roman
128 p., 14 €
EAN 9782715256538
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans le sud, à Thézan-lès-Béziers. On y évoque aussi Bordeaux et Fontainebleau ainsi que des voyages à New York, Milan, Venise, Vérone.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une vieille femme écrivain, donnée pour mourante, laisse un manuscrit inédit et désordonné avec des pages manquantes. Venus pour la filmer, un réalisateur, un cameraman et une scripte vont s’acharner à le reconstituer. Mais la vieille dame auteur n’est pas seule : il y a auprès d’elle la jeune femme qu’elle fut, un étrange personnage qui fut son père, un garçon à bonnet rouge qui fut son compagnon d’été, un certain Hans qui ne prononce jamais qu’une seule phrase…
À son habitude, Anne Serre livre ici un roman plein de chausse-trappes, aux allures de conte, sur l’enfance mystérieuse et l’écriture à l’œuvre. Chez elle, comme le disait W.G. Sebald de Robert Walser: «Le narrateur ne sait jamais très bien s’il se trouve au milieu de la rue ou au milieu d’une phrase.»

Les critiques
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Anne Serre présente Notre si chère vieille dame auteur © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Le narrateur est assis sur une chaise, les pieds posés sur la barre supérieure, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, un peu voûté donc, dans l’angle de ce qui apparaît être un grenier un peu sombre mais éclairé tout de même par une drôle de fente qui n’est pas une lucarne mais une sorte d’ouverture étroite, pareille à un cartouche ou à une meurtrière horizontale plutôt que verticale, par laquelle, Dieu soit loué, il peut considérer le paysage s’il en a envie. Et le paysage est ravissant. Il est tout à fait du genre de celui que pouvait voir Hölderlin de son grenier à lui chez le meunier : une vue champêtre, paisible, à la fois solennelle et exacte, faite d’arbres élégants, de petits troupeaux, de lignes vallonnées, de belle lumière et de quelques toits. Bravo au paysage. Le narrateur semble ruminer, réfléchir en tout cas, en dépit de sa posture un peu accablée, mais après tout, peut-être n’est-il pas si accablé, peut-être s’est-il simplement retiré dans son grenier pour avoir la paix, parce qu’il s’y sent bien – l’odeur du bois est agréable –, parce qu’il aime bien regarder par cette petite ouverture ? Il est vrai que c’est plus joli qu’au cinéma. Même moi qui suis à l’autre bout du grenier – assez vaste –, regardant tour à tour le narrateur assis de profil et cette ouverture lumineuse comme une espérance, je me sens heureuse et tranquille dans cette situation.

Normalement, on ne peut pas s’approcher aussi près d’un narrateur. Ce n’est pas que c’est interdit ou tabou ; c’est plutôt que cela ne se fait pas. C’est presque inconvenant. Mais nous en sommes arrivés à une telle situation, lui et moi, que l’inconvenance n’est plus un obstacle valable. Il ne tourne pas les yeux vers moi même s’il sait parfaitement que je suis là. De mon côté, je me sens avec lui comme on peut se sentir avec un être imaginaire ou un fantôme, ou une présence sauvage qui pourrait aussi bien bondir et vous assassiner, mais curieusement, alors que je suis assez peureuse d’ordinaire, je n’ai absolument pas peur de lui. Enfin nous y voilà ! lui dis-je en chuchotant. Cela fait tant de temps que je souhaitais te retrouver. Je n’arrivais pas à mettre la main sur toi. Où que je me tourne, tu n’étais pas. Tu semblais avoir déserté. Et te voilà à ton poste, dans ce grenier, regardant par cette fente lumineuse ce qui peut bien se passer dans le paysage.

Il porte ce costume gris un peu défraîchi et démodé que je lui ai toujours connu. C’est un narrateur assez élégant, au fond. S’il avait porté des baskets et un tee-shirt je me serais sentie mal à l’aise car il aurait ressemblé à une personne réelle. Son genre de costume me fait penser qu’il vient forcément du passé, d’un passé pas si lointain d’ailleurs, début vingtième siècle, je dirais. Après-guerre ? Avant-guerre ? Hors la guerre. Il n’a pas connu la guerre. Je crois même qu’il ne sait pas ce que c’est. C’est peut-être parce qu’il a toujours vécu au fin fond de la campagne. Il me donne l’impression – pas uniquement maintenant, c’est toujours ainsi que je l’ai vu – de n’avoir contemplé que des toits, des arbres, des silhouettes. On a l’impression aussi qu’il n’a pas été engendré. Supposer une mère ou un père, ou une mère et un père au narrateur, c’est difficile. Ou alors dans son enfance, lorsqu’il était petit et promis à son destin de narrateur comme des enfants tibétains sont promis au rôle de Rinpoché. En tout cas il est seul, isolé dans le monde mais sans en souffrir du tout ; c’est son statut. Je ne me suis jamais vraiment posé la question de sa virginité. A-t-il connu ou connaît-il parfois le contact charnel avec un ou une autre ? Il se peut que le narrateur ait un double, un triple fond. Déjà, son existence et sa présence sont bien mystérieuses, mais comme avec le cosmos, les planètes et les univers, on peut imaginer qu’au-delà de ce que l’on voit et perçoit, il y a une vie enténébrée du narrateur à des millions d’années-lumière. On pourrait d’ailleurs dire cela d’à peu près tout le monde, non ?

Moi-même, je dois être un drôle de corps pour me sentir si bien avec lui, en sa présence. Attention : je peux me sentir bien avec d’autres êtres, vivants, gentils et doux. Et d’ailleurs je ne pourrais pas me contenter de ma relation avec le narrateur. Si je n’avais que celle-là, me manqueraient mille autres choses : il faut bien que je vive. Car avec lui, on ne vit pas, on est ailleurs, on est dans un temps suspendu, éternel, comme si tout s’était arrêté. J’ai un attrait que je pourrais qualifier d’érotique pour ce temps suspendu, arrêté, car c’est celui de la plus grande félicité de mon âme, de mon esprit, et presque de mon corps. Je me rappelle un ami qui me disait fort justement qu’au fond, dans l’existence, on fait mille choses, mais que la seule chose qu’on attend, c’est de faire l’amour, et que tout le reste est en quelque sorte du remplissage dans l’attente de ce moment. De mon côté, je pourrais dire cela de ma rencontre avec le narrateur. Tout le reste est du remplissage, parfois bien agréable, mais dans l’attente de cette rencontre muette dans le grenier ou ailleurs – parfois c’est ailleurs. Enfin, pas si muette cette rencontre, même si l’on ne parle pas, car alors passent des courants d’une force et d’une fluidité peu communes entre lui et moi. Je pourrais même dire que c’est là la vraie conversation.

Nous allons donc demeurer ensemble quelque temps, lui et moi. Je jette un œil dans le grenier où à vrai dire il n’y a pas grand-chose. J’ai connu un grenier de ce genre dans mon enfance, dans la maison de vacances de mes grands-parents maternels à Thézan-lès-Béziers. C’était une drôle de maison qu’on n’ouvrait qu’en juillet et qui restait fermée tout le restant de l’année, aussi, quand nous y arrivions, le premier soin de mon père était-il de s’armer d’un balai et de se rendre sur la terrasse que surmontait l’énorme tête d’un tilleul planté plus bas, pour en repousser et chasser l’amas de feuilles qui s’y étaient accumulées depuis un an, parmi lesquelles circulaient peut-être des scorpions. La pièce à vivre, les chambres et la terrasse étaient au premier. Au second, il y avait un grand grenier vide auquel, j’ignore pourquoi, nous n’avions pas accès. On pouvait cependant en entrouvrir la porte et considérer ce grand grenier entièrement vide, mais il n’était pas question d’y jouer et encore moins de s’y installer. Le grenier de mon narrateur n’est pas aussi vide que celui de Thézan-lès-Béziers, et d’abord, il est plus petit, plus sombre, plus bas de plafond ou plutôt de combles. Il y a bien quelques meubles ou caisses dans un coin et un autre. Par son plancher disjoint, on peut, non pas distinguer le jour, mais parfaitement entendre les sons de la pièce au-dessous.

Je regarde si c’est ce qu’il écoute, mais non, il n’écoute pas ou guère. Ce qu’il fait surtout et même exclusivement, semble-t-il, c’est regarder par la fente lumineuse, et encore, pas tout le temps, pas comme un guetteur, non, plutôt comme quelqu’un qui vérifierait quelque chose en jetant des coups d’œil, ou que le spectacle de la nature aiderait à rêver. Je regarde avec lui, mais située plus loin de l’ouverture puisque je suis à l’autre bout du grenier, ce qui fait que de mon côté j’en suis quasiment réduite à ne voir qu’une fente lumineuse, tandis que lui, très bien situé par rapport à cette ouverture, peut distinguer les innombrables détails sans cesse changeants du paysage.

(…) (manque ici, dans le manuscrit, une dizaine de pages, que l’auteur du texte, interviewée sur son lit de mort, résuma ainsi) :

Si je me souviens bien – mais il est si loin, ce texte –, suite à la phrase précédente, la narratrice raconte qu’elle essaie de se mettre à la place du narrateur pour imaginer ce qu’il voit. Elle dit : je joue à être lui. Puis elle dit qu’au premier plan il voit des arbres grands et beaux, une grange auprès de laquelle un homme s’affaire avec des vaches, et un peu plus loin un troupeau de boucs « aux poils jaunes et aux cornes extraordinaires » qu’elle décrit entre autres comme « pyramidales ». Puis elle dit que ce troupeau semble sortir du Parnasse, de la mythologie antique, et qu’elle le voit comme un signe, probablement le signe qu’elle va se mettre à raconter une histoire. Mais elle précise qu’elle ne veut pas trop interpréter car elle ne veut pas « délirer comme Strindberg ». Mais il est clair que ce troupeau n’a rien à faire là : « Dans cette région il y a peu de moutons et de chèvres, plutôt des vaches, des chevaux et des ânes », dit-elle. Ensuite, elle dit qu’elle l’a remarqué en arrivant au village (avant de monter dans la maison et d’accéder au grenier), et elle raconte comment elle est partie, le matin, de son village à elle, à pied, pour venir à celui-ci, parce qu’elle s’était rappelée qu’elle s’y était promenée avec son père lorsqu’elle avait vingt ans et que ce souvenir pourtant un peu flou était celui d’une grande joie. Elle raconte comment elle a quitté sa maison le matin, en annonçant à Holl (son compagnon ?), qui semble y passer l’été avec elle (elle précise que c’est sa maison d’été), qu’elle partait se promener. Holl lui recommande de rentrer « avant la nuit tombée ». Elle emporte un sandwich et une petite bouteille d’eau et elle dit qu’elle ne prend jamais de téléphone quand elle part ainsi vagabonder, car elle en a assez d’être toujours « joignable », et que si elle avait toujours été « joignable » et avait toujours pu joindre les gens, elle ne serait jamais devenue écrivain. Elle dit enfin – je résume, je résume, il y avait bien dix pages déjà écrites et vraiment écrites – qu’il y a douze kilomètres entre sa maison d’été sur un plateau et le village où elle veut se rendre, appelée par son souvenir. Que du plateau elle doit descendre dans une vallée si profonde qu’elle est noire vue d’en haut, puis monter sur l’autre versant, marcher sur les crêtes, avant d’apercevoir au loin le village. Elle dit aussi – mais c’est avant, je m’en souviens maintenant – que le paysage vu de son plateau est magnifique, avec d’un côté une barrière de montagnes massives et bleues d’où l’on voit s’envoler des deltaplanes et des parapentes, et que de chaque côté du sentier où elle marche – toujours sur son plateau – il y a de hautes fleurs jaunes raides, des chevaux qui se baignent dans des étangs, « et c’est à peu près tout ». Je ne me rappelle plus à quel temps des verbes elle parle, dit la vieille dame auteur sur son lit de mort, mais il me semble qu’à ce moment-là du récit, c’est au passé composé, du type : j’ai traversé le plateau, je me suis dit que, j’ai pensé que. Mettez ce temps-là, dit la vieille dame, bien sûr ce ne sera plus le texte, ce ne sera pas le texte qui était vraiment écrit et qui commençait, je me rappelle, à vraiment me porter. On devait en être vers la page douze à peu près, le roman commençait vraiment. Je pensais très vaguement à Lenz de Büchner, dit la vieille dame, mais vraiment vaguement (et elle rit un peu) car je n’avais plus le moindre souvenir exact de Lenz, mais juste un souvenir très vague, vague exactement comme celui de ma promenade avec mon père dans ce village que j’avais décidé d’aller revisiter : souvenir vague d’une joie profonde. Là, la vieille dame se met à fermer les paupières, qu’elle a bombées et translucides. Madame la vieille dame, lui dis-je – moi qui l’interroge en qualité de réalisateur/interviewer –, désormais vous êtes entrée dans votre roman avec cette interview que nous faisons de vous, je vous en prie ne mourez pas tout de suite car cela est intéressant, cela apporte quelque chose au livre dont nous aurions été déçus qu’il ressemble trop au Lenz de Büchner. Madame la vieille dame, please, réveillez-vous, un peu de vie encore, et même beaucoup de vie : nous voulons reconstituer cette histoire, il faut absolument que vous nous assistiez.

Je vous ai tout dit ou à peu près pour ce passage manquant, dit la vieille dame, les yeux toujours fermés mais paraissant moins morte. Reprenez là où vous retrouverez du texte, et s’il manque quelque chose, interrogez-moi à nouveau. J’ai beau être mourante, mes textes me sont encore assez présents à l’esprit. Il me semble que juste après les dix, douze pages disparues, la narratrice disait quelque chose de la sécurité qu’il y avait à se promener, même seule, même nuitamment, dans ce paysage de plateaux, de montagnes, de vallées. Poursuivez, mes amis, et là où cela manquera, faites appel à moi. Je ne suis pas encore passée dans l’autre monde.

(Suite du texte trouvé dans un fichier intitulé « roman » dans l’ordinateur de l’auteur) :

(…) il semble que dans ce pays on ne haïsse point. Ce qui est étrange, car dans les fermes et maisons isolées il doit bien y avoir des ressentiments, des désirs de vengeance, de l’envie et des folies rôdeuses. Je me sentais toujours un peu coupable de laisser Holl derrière moi quand j’allais à la rencontre du narrateur. C’était comme le tromper d’une certaine manière, ou du moins être traître. Je passais ma vie à persuader Holl que je l’aimais – ce qui était vrai –, mais au moindre appel du narrateur j’étais capable de quitter Holl pour lui. Holl eût-il été à la dernière extrémité et le narrateur m’eût-il appelée, y serais-je allée ? Oui. Mais Holl le savait. Il me connaissait par cœur. L’appel du narrateur, c’était la flûte d’Hamelin, il n’y avait vraiment rien à faire, c’était ce qu’il y avait de plus fort au monde. Tout d’un coup mon œil se plissait, mon corps rajeunissait, et je partais, quoi qu’il se passe dans ma vie, pour le rejoindre et jouer avec lui une mystérieuse partie de cartes.

Je ne vais pas ici raconter mon trajet du plateau au village, car je l’ai déjà fait trente-six fois dans d’autres livres et maintenant j’en ai un peu assez. Et puis c’est fait. Revenons au grenier, où, comme je l’ai dit, je me trouve en compagnie du narrateur assis sur une petite chaise, de profil, dans son costume gris. Cette chaise est curieuse, d’ailleurs, je ne cesse de l’examiner pour trouver ce qu’elle a de bizarre, voilà, j’y suis : si l’on veut, on peut la déplier et alors elle forme un escabeau. Il y avait des chaises de ce genre autrefois. Et dans ce grenier, enfin c’est la paix. Ce n’est pas que ma vie soit particulièrement agitée mais il y a tout de même toujours trop de bruit, de rumeurs, de voix, de choses à faire et à prévoir pour l’avenir. Avec Hans (j’ai décidé d’appeler le narrateur Hans, pour ne pas répéter cent fois le mot « narrateur »), nous vivons dans un silence traversé de mille voix, mille rires, mille murmures silencieux qui s’enchevêtrent, forment des réseaux légers et transparents comme les toiles d’araignée éclairées par le jour. Ce qui est drôle, c’est qu’il observe le dehors et que je l’observe observant. On dirait un tableau. Je vois par exemple qu’il porte des chaussettes rouges, comme dans les tableaux de Corot où il y a toujours quelqu’un de minuscule dans un grand paysage vert, jaune et brun portant un bonnet rouge. À peine est-ce un bonnet, d’ailleurs. C’est comme un point final, une signature. J’ai toujours pensé – mais il faudrait que je vérifie cela auprès de critiques d’art – que Corot posait ce point rouge à la fin de son tableau, une fois que tout le reste était en place et peint à l’extrême, à l’extrême de ce qu’il pouvait faire et qui était assez prodigieux. Sans le point rouge, avais-je pensé, le tableau n’aurait pas été fini, il aurait même été beaucoup moins beau. On se serait dit, oui, c’est une très belle toile mais il manque quelque chose pour que cette toile soit vraiment un chef-d’œuvre. Il posait le point rouge – coquelicot parfois, vermillon – et c’était fait, c’était un chef-d’œuvre. Je me suis demandé pourquoi Hans avait des chaussettes rouges dans ce grenier gris, blond puis brun par endroits, et j’ai pensé que c’était quelque chose qui avait à voir avec Corot.

Quand nous sommes ainsi réunis silencieusement et longuement, lui et moi, il y a toujours une femme pour se charger de nous apporter quelque chose à manger, à boire, faire un brin de ménage. C’est une vieille femme pas bavarde elle non plus, je suis toujours un peu gênée qu’elle ait à monter l’escalier pour nous, mais il semble que les choses soient réparties ainsi et lorsque l’organisation des choses vient du ciel, il serait non seulement idiot de vouloir les changer, mais sacrilège. L’histoire se forme tandis que Hans observe au-dehors et que je l’observe observant. De temps en temps tout de même, il tourne la tête et pose une question, le plus souvent inattendue. Comment se porte Holl ? m’a-t-il demandé ce matin. Il va bien, ai-je répondu en me balançant doucement dans mon rocking-chair. Il s’occupe de notre maison d’été sur le plateau, il adore aller se promener sur le sentier et regarder les vaches, les chevaux qui se baignent, puis il rentre et lit longuement. Il y a peu, ai-je dit à Hans, nous nous sommes disputés un soir et violemment, Holl et moi. Il prétendait que dans certaines circonstances, je le manipulais, et c’était cette idée de manipulation qui le mettait hors de lui. Hans n’a pas tourné la tête, mais je pense qu’en regardant par la fente lumineuse il avait cette information en tête et que cette information ajoutait quelque chose à sa manière de regarder.

Parfois, il éclate de rire, d’un rire franc, très frais, et j’aime beaucoup cela. Je me lève alors et je m’approche de lui très près, un peu trop près, et je regarde par l’ouverture sur la campagne ce qui a bien pu l’amuser autant. Je ne vois que des branches admirables, si élégantes (ah, si les êtres pouvaient être élégants comme des branches !), des prés, de la lumière, de petits mouvements au loin. Je crois que c’est sa Joie qui le fait rire, il ne rit que de ça, de toute cette joie dans son corps discret revêtu de gris et de chaussettes rouges, assis dans un grenier à guetter une toute petite partie du monde. »

Extraits
« De la même manière qu’il m’est arrivé de penser qu’avec la seule force de mon désir je pourrais me retrouver réellement dans mon passé, j’ai parfois pensé qu’il ne tenait qu’à moi de faire sortir mon narrateur de son grenier et de l’entraîner sur les routes, en chair et en os, dans son costume gris démodé.» p. 33-34

« Nous avons donc avancé dans le chemin, Jacques, Édith et moi, à la recherche de Hans enfui ou jouant avec nous. Que, moi, je suive un narrateur en cavale, sois capable de passer mon été, mon automne, mon hiver à faire cela, que je m’accroche aux derniers mots d’une vieille dame auteur moribonde pour tenter de combler les trous et pages manquantes de l’un de ses manuscrits, c’est une manière de vivre absurde et particulière, mais c’est la mienne. Mais que des gens comme Jacques, musicien-cameraman, et Édith, scripte-tricoteuse et sculpteur, prennent ce chemin avec moi sans s’étonner ni questionner davantage, c’est presque plus intéressant. Et cela me fit penser à mon père qui était fait ainsi: il ne s’intéressait guère aux narrateurs de roman — croyait-il —, il aimait les romans pour s’y fondre comme dans un paysage, et pourtant, à chaque fois que je m’éprenais d’une œuvre, de son auteur, que mes yeux devenaient soudain écarquillés, mon énergie décuplée, il se mettait à mon service aussitôt, très désireux d’ôter de ma route tout obstacle. » p. 52

« Ma chère Marie, ce fut une bonne soirée. Nous y étions tous, personne n’a manqué à l’appel. Il y avait ma jeunesse, mon enfance, mon père parti trop tôt qui était là dans son blazer froissé. Hans, comme d’habitude, nous a tenus en haleine sans nous donner grand-chose mais comme nous étions heureux de le voir, dos à nous, regarder par la fenêtre dans ce costume gris un peu clérical qui nous plaît toujours tant! » p. 90

À propos de l’auteur
SERRE_Anne_©Francesca_MantovaniAnne Serre © Photo Francesca Mantovani

Née à Bordeaux en 1960, installée à Paris depuis ses études, Anne Serre est l’auteur d’une quinzaine de romans et de nombreux textes (surtout des nouvelles) parus en revue. Elle a d’ailleurs commencé par publier dans diverses revues avant de publier son premier roman, Les Gouvernantes (Champ Vallon, 1992). Souvent décrits comme appartenant au genre du « réalisme magique », ses romans ont été jugés aussi comme « jouant avec les limites des genres littéraires »: celles du conte avec Petite table, sois mise! (Verdier, 2012), du scénario avec Film (Le Temps qu’il fait, 1998), du théâtre avec Dialogue d’été (Mercure de France, 2014), ou du pastiche avec Voyage avec Vila-Matas (Mercure de France, 2017). Plusieurs de ses livres ont été couronnés par des prix, dont un prix de la Fondation Cino Del Duca (pour Un chapeau léopard, en 2008). Elle a reçu le Prix des étudiants du Sud, en 2009, pour l’ensemble de son œuvre, et le Prix Goncourt de la nouvelle, en mai 2020, pour Au cœur d’un été tout en or. Traduits aux Etats-Unis, en Angleterre, en Espagne et en Allemagne, ses livres sont en cours de traduction en Corée et en Hollande. (Source: anneserre.fr/)

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