L’Archiviste

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En deux mots
Lorsque la Russie entre en Ukraine, les instances culturelles mettent leurs biens les plus précieux à l’abri. K, qui est aux soins d’une mère malade, décide de garder ces trésors. Un émissaire envoyé par les envahisseurs lui propose alors de travailler à «détourner quelques vers, mettre un mot à la place d’un autre, gommer un personnage sur un tableau…» en échange d’informations sur sa sœur qui est leur prisonnière.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Ni la gloire ni la liberté de l’Ukraine ne sont mortes»

Le troisième roman d’Alexandra Koszelyk est né dans l’urgence de réagir à l‘envahissement de l’Ukraine par l’armée russe. À travers le portrait d’une archiviste chargée de détourner les trésors du patrimoine, nous découvrons la richesse d’une culture et la force de résistance du peuple.

Jamais terme n’aura été aussi juste: ce roman est brûlant d’actualité car il parle du conflit en Ukraine. Mais si Alexandra Koszelyk a ressenti l’urgence d’écrire, ce roman évite l’écueil de la colère aveugle pour s’élever au rang de conte universel qui souligne toute l’absurdité de ce conflit grâce à un scénario habile.
Dès les premières heures du conflit, la nécessité de sauver les trésors du patrimoine et les œuvres d’art ont conduit les responsables des biens culturels à choisir de transporter les pièces les plus précieuses dans les sous-sols de la bibliothèque où travaille K. Quand la ville a été prise par les troupes russes, l’archiviste était toujours présente, un peu par choix et beaucoup par nécessité, car sa mère est mal en point et a besoin de soins. Dans la journée, elle reste près d’elle et part le soir contrôler et répertorier les biens entreposés.
Ce ne sont pas les bombes qui vont les mettre en péril, mais un homme énigmatique qui vient lui proposer un bien curieux marché. Elle sera chargée de falsifier certaines œuvres, d’en modifier d’autres afin qu’elles correspondent davantage à la vision de l’envahisseur. Son mystérieux visiteur lui expliquant alors: «Il n’y aura plus qu’une vérité, celle que vous allez créer, grâce à vos connaissances et vos compétences artistiques». En échange de quoi il la renseignera sur les conditions de captivité de Milla, sa sœur jumelle. Partie défendre son pays, elle est désormais aux mains des Russes et sa vie est au cœur de cet abominable chantage.
Contre son gré, K accepte cette mission présentée comme salvatrice: «Il ne s’agit pas de tout changer, vous l’aurez compris, mais seulement certaines parties, détourner quelques vers, mettre un mot à la place d’un autre, gommer un personnage sur un tableau, remplacer un chef d’État sur une photographie, détourner un objet folklorique de son usage premier. Vous voyez bien, ce n’est pas grand-chose! Il ne s’agit même pas de destruction mais de réorganisation, voire de création! De devenir l’autrice de cette nouveauté!»
La première œuvre à modifier n’est autre que l’hymne national qui doit défendre et illustrer la fraternité et les bienfaits qu’apportent le pays voisin. Puis ce sont des tableaux qu’il faut retoucher, des poèmes et des chansons qu’il faut réadapter, ou encore des vitraux qui doivent être «réparés» pour réécrire l’histoire originelle qu’ils retracent. Après cela, il faudra s’attaquer aux événements contemporains, à l’accident de Tchernobyl, à la révolution orange, à Maïdan. Des classiques russes comme Les âmes mortes de Gogol jusqu’aux toiles de Sonia Delaunay, rien ne semble faire peur à l’homme au chapeau.
Mais ce qu’il ne sait pas, c’est que l’obéissante K est entrée en résistance. Elle a trouvé le moyen de contourner son travail de sape.
Quant à Alexandra Koszelyk, elle a trouvé avec ce récit un formidable moyen de nous faire découvrir la richesse de la culture ukrainienne. En suivant K jusque dans le processus créatif, en entrant littéralement dans les œuvres, elle fait à son tour œuvre de résistance. Et inscrit ce troisième roman dans la lignée de ses précédents, à commencer par le premier, À crier dans les ruines, qui évoquait Tchernobyl pour mieux parler de l’Ukraine. Plus étonnamment peut-être, je vois dans le second, La dixième muse, l’histoire de ce jeune homme passionné par Apollinaire ce même désir de faire de la culture une arme et de sauver un patrimoine, ou au moins de le redécouvrir. Urgence et cohérence font donc ici bon ménage. C’est comme ça qu’Alexandra est grande et que nous sommes tous Ukrainiens!

L’archiviste
Alexandra Koszelyk
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
272 p., 18 €
EAN 9782373056556
Paru le 7/10/2022

Où?
Le roman est situé en Ukraine occupée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
K est archiviste dans une ville détruite par la guerre, en Ukraine. Le jour, elle veille sur sa mère mourante. La nuit, elle veille sur des œuvres d’art. Lors de l’évacuation, elles ont été entassées dans la bibliothèque dont elle a la charge. Un soir, elle reçoit la visite d’un des envahisseurs, qui lui demande d’aider les vainqueurs à détruire ce qu’il reste de son pays : ses tableaux, ses poèmes et ses chansons. Il lui demande de falsifier les œuvres sur lesquelles elle doit veiller. En échange, sa famille aura la vie sauve. Commence alors un jeu de dupes entre le bourreau et sa victime, dont l’enjeu est l’espoir, espoir d’un peuple à survivre toujours, malgré la barbarie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Soundcloud (entretien entre David Meulemans, éditeur et Alexandra Koszelyk)
Actualitté

Les premières pages du livre
Chapitre 1
La nuit était tombée sur l’Ukraine.
Comme à son habitude, K était assise au bord du lit, attendant que sa mère s’endorme. La jeune femme était revenue vivre dans l’appartement de son enfance, après la crise qui avait laissé sa mère infirme. Une fois que les traits de celle-ci se détendirent, que sa respiration devint paisible, qu’elle retrouva sur son visage cette lucidité que l’éveil lui ôtait, K sortit de la chambre et referma la porte avec douceur. Dans la cuisine, elle prépara un café et, pendant que l’eau chauffait, alluma une cigarette, appuyée contre la fenêtre. Son regard se perdit dans la ville où les réverbères diffusaient une lumière douceâtre.
Des images de l’invasion lui revinrent.
La sidération le jour même, la bascule d’un temps vers un autre, ouvert à d’effrayantes incertitudes, cette faculté déjà de percevoir qu’un point sans retour venait d’être franchi… Comment aurait-elle pu se dire qu’un passé, dont chacun possédait encore le souvenir, allait redevenir l’exacte réalité ?
N’apprend-on donc rien des leçons de la guerre ?
Les premiers bombardements, les premiers tirs, les incendies, les murs des immeubles qui tombaient par morceaux, éclatant au sol comme des fruits trop mûrs à la fin de l’été, des fruits lourds de tout ce que l’être humain n’arrive pas à comprendre. Partout disséminés, des objets du quotidien qui ne retrouveraient jamais leur usage et qui dans la rue devenaient absurdes, piétinés par la foule qui courait se mettre à l’abri aux premières sirènes. Combien de visages pétrifiés, ahuris à jamais par ce monde plein de douleurs, combien de corps fallait-il jeter à la hâte au
creux des fosses pour éviter les maladies et la prolifération des vermines, combien d’enfants aux yeux emplis de visions d’horreur qui ne s’endormaient qu’au matin, épuisés par un combat nocturne contre une fatigue au goût de mort ? Et ces autres, là-bas, dans ces pays hors d’atteinte où le quotidien n’avait pas été saccagé : combien de temps fallait-il pour que nos voix leur parviennent ? Jusqu’où
l’écho d’un appel aux armes devait-il aller ? Quel degré d’horreur devait-on atteindre pour qu’ils réagissent ?
Les jours passaient et personne ne venait, les gens restaient incrédules. Au hasard des rues, K aperçut ce duo de soldats, le fusil en bandoulière. Ils avaient visiblement pour mission de décrocher des panneaux. Les suites de la guerre passaient aussi par ces corrections apparemment anodines : faire passer toute la signalétique dans la langue de l’envahisseur, bannir celle du pays.
L’invasion n’était pas terminée qu’elle préparait déjà le temps d’après : vieille méthode romaine de débaptiser les lieux. L’un des soldats lança l’ancien panneau dans la benne d’un camion. Puis, il se tourna vers son comparse et celui-ci lui fit comprendre, d’un signe de tête, de continuer plus loin sur la chaussée. Ils remontèrent l’avenue, soulevant, avec moquerie, quelques pierres du bout de leurs chaussures, comme pour vérifier qu’en dessous ne restait aucun souvenir à effacer.
Un ours en peluche, jeté hors d’un immeuble en ruines, avec d’autres biens épars d’une famille, se trouvait sur leur chemin. Enhardi par la plaisanterie qui lui venait, un des soldats s’en empara avec violence et fit mine de le cajoler en lui grattant le ventre de l’index, feignant devant l’autre un visage attendri. Ils éclatèrent d’un rire sec, un rire sans humour. D’où elle était, K entendait une berceuse.
Elle eut à peine le temps de comprendre que la mélodie venait de la peluche. Le soldat envoya l’ourson dans les airs, l’autre le rattrapa du pied et se mit à jongler avec, d’un pied à l’autre. Les deux hommes étaient hilares, ils s’amusaient ainsi, sans honneur, d’un débris d’enfance.
Après un dernier coup de pied dans la tête de l’ourson, les soldats disparurent au coin d’un carrefour. Le vent s’engouffra dans les immeubles troués d’obus, et K fut interpellée par cette solitude qui baignait les rues : les immeubles éventrés, jetés au sol, l’exode des femmes et des enfants, leur valise à la main, légère de la vie disparue mais alourdie du poids des adieux.
Personne n’était venu.
Sa patrie était malade, désormais. Comme après la Première Guerre mondiale, où l’Autriche-Hongrie s’élevait sur de gigantesques sous-sols. C’était un lieu babylonien, que son prédécesseur lui avait fait visiter quand cette archiviste avait pris ses fonctions de directrice. Ils avaient passé de longues heures à arpenter les couloirs voûtés, à la fraîcheur du monde. « Vous pourrez entreposer ici vos meilleures
bouteilles, avait-il plaisanté, personne ne vous les prendra ! À supposer que vous puissiez vous-même les retrouver ! » K ne buvant pas, l’espace immense était resté
absolument vide. Jusqu’à l’invasion.
Les sous-sols de la bibliothèque avaient constitué une cachette idéale. Les choses s’étaient précipitées, il avait fallu faire vite, les archivistes de la ville avaient décidé que cette ancienne abbatiale, avec ses nombreuses galeries souterraines, était le lieu idéal pour entreposer les œuvres. Les objets étaient arrivés portés à bout de bras, acheminés par des hommes, des femmes et des enfants, comme si c’était leur propre cœur tombé au sol. Les longs couloirs s’étaient remplis, le profane avait peu à peu côtoyé le sacré, sans distinction ou hiérarchie. Tout le patrimoine de la région et une partie de celui de la nation s’étaient retrouvés là, dans ces galeries souterraines, à dormir à l’abri des bombes.
Puis la ville avait été prise.
Les autres conservateurs n’étaient plus revenus.
Certains étaient morts, engloutis par les combats, d’autres s’étaient exilés quelque part plus à l’ouest. K était restée seule à garder les archives et les trésors du sous-sol : c’était son choix. Elle s’était décidée sans hésitation. Au fil des semaines, la jeune femme ne croisait presque plus personne dans les rues. Elle s’était dit qu’elle devait être la seule à savoir ce que ses souterrains dissimulaient. Elle se rappelait ses meilleures cachettes, quand elle était petite : c’étaient celles qui étaient à la vue de tous, où personne ne pensait chercher. Dans la journée, son travail consistait à descendre l’escalier menant aux galeries, vers les tréfonds, pour répertorier les œuvres, recenser les pertes, étiqueter et préparer, en somme, leur éventuel retour dans les musées.
K était donc à la fenêtre, dans l’appartement de sa mère, regardant la ville. Dans la tasse, le café était devenu froid. La jeune femme l’avala d’un trait, avec une moue de dégoût. Toutes ces images pas si lointaines revenaient infatigablement à la charge, elles peuplaient ses journées autant que ses nuits. Mais que pouvait-elle faire d’autre qu’y penser, elle, l’archiviste ?
Sa bibliothèque offrait toujours la même température, le même éclairage tamisé, la même place pour les livres dans les rayonnages. K, en maîtresse des lieux, avait la certitude que le temps n’y ferait rien, que dans cent ans l’endroit serait identique. Les générations suivantes y découvriraient, émues, le frémissement de la source humaine : la pensée y était comme une eau qui repose, rescapée des tourments et des passions dont elle avait ruisselé. Les livres avaient toujours été des confidents aux vérités immuables.
Lors de ses nuits d’insomnie, la jeune archiviste n’hésitait pas à s’y retirer. Quand elle refermait la lourde porte sur le silence des choses, les voix du dehors s’éteignaient, elles qui la malmenaient et ensablaient désormais son cœur. Chaque fois, l’épaisseur de ces murs la préservait du chaos. K adorait plus que tout feuilleter des ouvrages, passer d’un volume du XVIe siècle à des textes plus contemporains, consulter des inventaires domaniaux comme s’il s’agissait de romans d’amour. Cette nuit-là encore, quand elle quitterait l’appartement de sa mère, ce refuge s’ouvrirait grand pour elle. Rester dans cet immeuble l’étouffait, elle y jetait partout un regard nostalgique.
C’était une habitation aux joies révolues. K avait désespérément essayé de revenir en arrière, se mettant parfois au piano ou dans le fauteuil du père, très longtemps interdit. Mais quelle réalité pouvait encore se comparer à la beauté des souvenirs ?
Dans chacune des pièces s’entassaient les productions d’enfants de K et de sa sœur Mila : pendant sa jeunesse, avant de se marier, leur mère faisait figure d’artiste touche-à-tout. La maternité l’avait empêchée de poursuivre dans cette voie, mais elle avait transmis à ses deux filles son goût pour les arts et les correspondances qu’on peut déceler entre eux. Elle insistait beaucoup en souriant à ses jumelles : un art en éclaire toujours un autre sur une subtilité qui nous aurait autrement échappé. K s’était révélée virtuose, ce qui avait consolé sa mère d’avoir renoncé à une partie d’elle-même. D’ailleurs, elle disait à tous ceux qui voulaient l’entendre qu’en sa fille remuaient sans bruit de grandes aptitudes.
Une fois la tasse lavée, K sortit de l’appartement de sa mère. Le soir, étonnamment doux, sans vent ni fraîcheur, la désorienta vers le parc. Là-bas, sous les arbres, elle se promena et s’assit sur un roc quelques minutes. La plupart des gravats avaient été retirés, mais quelques-uns restaient entassés aux coins des rues, reliques posées là comme témoins de ce qu’avait été l’invasion.
K avait appris à vivre avec ces images. Après la stupéfaction et le déni était venu le temps de la colère. Elle s’était mise en tête de rejoindre le front, avait pris contact avec de vieilles connaissances susceptibles de la guider, mais elle était revenue à un sentiment plus pacifiste qui l’avait retenue d’accroître le désordre général. Elle s’était résignée à rester à l’arrière et avait cherché à mettre de l’ordre dans les galeries souterraines : telle serait sa façon de lutter, de prêter main-forte.
Une brise sur son visage la ramena au présent. Elle promena son regard sur le parc. À certains endroits, les arbres avaient plié, d’autres étaient calcinés. Jamais plus ils ne sortiraient leurs bourgeons et n’oseraient croître dans la quiétude du soleil. Un peu plus loin encore, derrière les hautes grilles, un immeuble montrait les deux visages de la guerre : d’un côté, ses murs semblaient tenir grâce au doigt d’un dieu badin ; de l’autre, des rideaux voletaient mollement aux fenêtres sans vitre et semblaient attendre qu’une main humaine les tire de nouveau.
Des existences perdues criaient ici leur absence.
K se remit en route. Autour d’elle, sans qu’elle les voie, des ombres avaient enveloppé son corps avec précaution. Chacune avait étendu son bras pour poser lentement sa main sur l’archiviste, et ce subtil toucher l’avait conduite vers la bibliothèque. D’autres, en arrière, marchaient dans ses pas et faisaient cortège. Toutes étaient comme aspirées vers ce dernier théâtre du monde.
K s’attardait rarement dans les rues, où elle peinait à retrouver les échos de l’ancien temps. Il n’y avait plus que les livres pour rejoindre le chemin de ce qu’elle connaissait. Au cœur de tous ces ouvrages, l’oralité du monde s’était effacé au profit de la page et de l’encre. L’écrit est ce chant silencieux qui conserve les productions de l’esprit au long des siècles : qu’est-ce qu’une langue, si ce n’est une musique au secours d’une idée, une harmonie et un rythme portés par les trouvailles de l’imaginaire ?
Les ombres suivaient K. Mortes depuis longtemps, elles n’avaient que cette jeune archiviste pour ne pas s’habituer au désespoir de leur fin.
Tomber dans l’oubli était leur crainte unique, cela anéantirait définitivement tout ce qu’elles avaient été. Ces ombres avaient besoin d’elle pour garder leur consistance, vivre près de ce qui fait les œuvres d’art, afin de ne pas disparaître tout à fait. Grâce aux lectures que K donnait à voix haute, ces fantômes jaillissaient dans les allées de la bibliothèque, entendaient à nouveau l’éclat de leurs pas sur le sol retrouvé, et leurs gestes coïncidaient enfin avec des sons. Les ombres savaient que, ce soir, un être retirerait aux mots leur masque théorique, leur posture décapitée, qu’il leur redonnerait figure humaine et enlèverait la poussière d’oubli qui les étouffait, qu’il les sortirait de leurs pages, de leur témoignage, pour retrouver leurs rondeurs, leur peau. Leur existence, en somme.
Quand K ouvrit puis referma la porte de la bibliothèque, les ombres eurent juste le temps de se glisser derrière elle, avec l’impatience des choses qui ne meurent jamais. Une oreille délicate aurait entendu des soupirs de soulagement, ou bien relevé le grésillement soudain des lumières de la bibliothèque. Le doigt sur l’interrupteur, K se contenta de sourire aux vieilles lampes d’un jaune accueillant.
Elle savait qu’une fois encore elle ne dormirait pas, alors elle était venue. Plongée dans les histoires qui s’offraient à elle comme autant d’échappées heureuses et fondatrices. La fatigue s’éloignait ; une nouvelle fois, elle allait récolter les mots des autres.
Le réel prendrait peu à peu la dimension d’un songe. Ces mots noircis venus d’une autre époque n’en apparaissaient pas moins robustes, ils n’étaient pas devenus des spectres sortis de la tombe, mais étaient gorgés de mémoire, possédaient toujours leur ferveur, apparaissant même dans de nouveaux habits, éternellement jeunes : ils enjambaient le temps.
Mais cette nuit-là ne serait pas comme les autres. K ne resterait pas la maîtresse de son aventure, ses voiles iraient ailleurs, dans une direction inimaginable même pour une férue d’exploits littéraires.

Chapitre 2
Peu après minuit, des bruits se firent entendre dans l’antichambre, la serrure remua, les gonds grincèrent, troublant le repos des livres et des ombres.
À ce moment-là, K regardait une feuille avec sa loupe, assise à son bureau au milieu de la pièce. Elle sentit un certain vide autour d’elle et se leva, le cœur inquiet. À sa connaissance, elle était la seule à posséder la clef de cette porte. Des bruits de pas s’approchèrent dans la bibliothèque et un homme svelte aux épaules carrées apparut. Habillé d’un trois-quarts sombre, aux nombreuses poches, il portait un chapeau. De la main gauche, il tenait une canne à pommeau en métal, et de la droite, il secouait un parapluie trempé. Puis il fixa l’archiviste quelques secondes en silence. Les lumières tressaillirent.
« Qui êtes-vous ? » lança K pour se donner du courage.
L’Homme au chapeau restait silencieux, il semblait attendre le moment où l’archiviste aurait dû s’avancer pour lui indiquer sans ménagement la sortie. Il enleva son chapeau et arrangea le ruban satiné qui en faisait le tour.
« Vous ne me posez pas la bonne question, ma chère. Qu’est-ce que nous allons faire désormais ? aurait plus justement permis d’envisager la suite.
Mais vous ne pouvez pas savoir, c’est vrai. »
Il se mit à observer les voûtes et les rayonnages. « L’endroit est merveilleux, on m’avait prévenu. » S’avançant doucement, il parcourut du doigt le dos des volumes, s’arrêtant avec raideur sur quelques titres.
« Saint Thomas avait tort, il n’y a pas que ce qu’on voit qui existe. »
L’homme présentait sous la lumière une figure sans âge. Sa voix avait des accents guerriers qui ne laissaient aucune place à la contradiction. Il avait parlé sans regarder K dans les yeux, bien décidé, semblait-il, à ne le faire qu’à la toute fin, pour lui adresser expressément son opinion sur saint-Thomas. L’archiviste ne savait pas comment interpréter ce regard : était-ce l’expression d’un goût pour le spectaculaire ou une mise en garde ?
Même si K s’efforçait de garder contenance, un tic nerveux traversa son visage. Elle resta muette.
Aucune des réponses qui lui avaient traversé l’esprit ne présentait à son sens la fermeté nécessaire à cette troublante rencontre.
« Quel travail incroyable vous faites depuis plusieurs semaines ! On entend parler de vous de si loin. Vous en rougiriez ! »
Qui savait ce qu’elle faisait de ses journées ? N’était-elle pas la seule à être au courant que des objets d’art dormaient sous leurs pieds ? « Comment… ? — Ma chère, des espions étaient déjà dans votre pays avant même les premiers signes d’affrontement. »
L’homme se mit à rire et disparut au fond d’une allée pour revenir aussitôt vers K, une chaise à la main.
« Si vous permettez… »
Un sourire sarcastique accueillit le silence de l’archiviste, qui cherchait surtout un soulagement, l’assurance que cet homme n’avait, dans sa conduite ou ses paroles, aucune intention abjecte.
« Asseyez-vous, je vous en prie », dit l’Homme au chapeau, prenant lui-même place sur la chaise qu’il avait apportée.
Une fois installés, ils se regardèrent. Il dégageait un charme glaçant.
« Comment allait votre pauvre mère, ce soir ? » K comprit. Elle dissimula sa main droite qui s’était mise à trembler. Aucun hasard n’avait commandé leur rencontre : l’homme devant elle n’était pas un malfrat qui avait crocheté une serrure, mais une autorité en mission qui avait la clef. Il voulait quelque chose d’elle. K bredouilla qu’elle allait bien. L’autre poursuivit : « Vous êtes un exemple de piété filiale. »
L’homme sortit une cigarette et lui tendit le paquet.
« Non, merci.
— Vous vous interdisez ce plaisir ici. Cela paraît
judicieux, parmi toutes ces feuilles mortes ! »
Il eut un sourire glacial en tirant ses premières bouffées.
« Vous n’êtes pas sans savoir que vous avez là un trésor sous terre. L’identité d’un pays. C’est considérable. Eh bien, nous allons tous deux la rendre plus précieuse encore. »
Il fit tomber quelques cendres sur le sol et marqua une pause.
« Ces objets vantent une gloire problématique. Et c’est peu dire qu’elle est de nos jours une source de désunion ! Il faut regarder la réalité en face. La foi en la pérennité de certains équilibres est touchante.
Mais elle empêche des lois, plus permanentes et plus vastes que le folklore, d’exister. »
K hocha la tête sans prononcer un mot. Elle sentait cependant que le sujet allait la rétablir dans son autorité, puisque cet homme était finalement venu la trouver sur son propre terrain. Mais celui-ci ne semblait pas parler au hasard.
« Votre patrie s’est aveuglée à certains feux. Des feux qui ne lui appartiennent pas et ne lui appartiendront jamais. » Il lorgna le texte que l’archiviste venait d’étudier, se penchant en avant pour en feuilleter rapidement les pages, avant de le laisser retomber avec dédain sur le bureau.
« La scission, c’est funeste et, de la part de votre pays, la dernière preuve du déclin de votre jugement. Depuis votre petite révolution, vous avez cherché à troquer notre fraternité millénaire contre des ententes cordiales, mais somme tout très superficielles. Vous vous êtes mis en quête de vraies relations de bureau. Quand on est collègue, on peut perdre rapidement son poste ; des frères peuvent bien se brouiller, ils n’en demeurent pas moins frères. »
L’Homme au chapeau s’était levé et avait disparu derrière K qui n’entendait plus que la ronde de ses pas sur le sol. Il était cette menace qu’enfant on devine à ces bruits errants dans la maison, inapte à distinguer ce qui tient du rêve ou d’un écho véritable. Puis l’intrus revint par l’autre côté. Sans que K, tétanisée, n’ait osé le suivre des yeux, elle voyait l’ombre grandissante de cet homme, à mesure qu’il s’approchait d’elle.
Cette fois, il s’assit sur le bureau, à une trentaine de centimètres de K. Il porta la cigarette à sa bouche, puis souffla sa fumée en direction de l’archiviste. Un temps, les deux visages furent séparés par cette brume de mépris. L’homme baissa les yeux, rouvrit le livre qu’il avait jeté auparavant, chercha la page qu’il semblait avoir repérée et, l’ayant trouvée, écrasa sa cigarette sur l’or du trézub, le trident de l’emblème national, puis referma le livre sur le mégot.
Les mains de K se tendirent vers le volume pour chasser les cendres. Mais, d’un regard noir, l’Homme au chapeau coupa court à cette initiative.
« Malgré cette fraternité entre nos peuples, quelque chose vous chiffonne, n’est-ce pas ? Quelque chose qui aurait le même poids qu’un caillou dans une chaussure, mais qui empêche définitivement notre marche commune. Eh bien, cette pierre qui nous blesse, c’est précisément ce que je viens enlever.
Vous n’aurez plus de scrupules. Vous savez, ces petits cailloux dans les sandales des légionnaires romains qui ne devaient pas arrêter leur longue marche… »
Il venait de lever un sourcil. Toutes les forces dispersées de K se rassemblèrent.
« Ainsi, vous êtes là pour nous perdre définitivement. Occuper notre terre ne vous suffit pas ? » demanda-t-elle, soutenant son regard.
L’homme eut l’air surpris que cette petite femme pose si franchement la question.
« Vous avez le génie des questions qui tombent à côté ! Vouloir la solitude pour votre peuple, si près de nous autres, vos frères, ce serait vous condamner.
— Nous ne sommes pas seuls. Nous avons des amis qui ne sont pas comme vous !» lança K qui se retint d’être plus effrontée.
L’homme alluma une nouvelle cigarette, puis soupira :
« Où sont-ils vos chers amis ? Vous comprendrez un jour qu’il n’y a que nous. La guerre n’a pour eux pas de sens, du moins pas celui que vous imaginez. Ils n’ont vu qu’une grande armée s’approcher d’eux : vous n’êtes rien qu’une brèche où le passé se précipite. Ils se sont groupés à vos frontières, et là, ils attendent. Ils ne viendront pas. »
K ne savait plus quoi répondre. Elle avait déjà constaté par elle-même ce qu’il disait, sans en être convaincue. L’homme changea de sujet : « Assez parlé politique. À vous de réfléchir. Après tout, cela m’indiffère si vous aimez être dupe de vos amis. Ce n’est pas de mon ressort d’être courageux ou intelligent à votre place. » Il la fixa un temps, puis porta son regard au loin, vers l’escalier en colimaçon qui descendait vers les sous-sols : « Prenant les devants, vous avez choisi de l’enterrer vous-mêmes, comme un chien le fait pour ses os au fond du jardin. Mais tous ces objets vantent une gloire qui n’existe plus : celle de votre patrie. Il faut regarder la réalité en face. Cette culture a disparu sous les bombes. Ce serait complètement incohérent de remettre dans le musée des tableaux et des sculptures qui ne reflètent pas cette nouvelle réalité. » K déglutit. Le projet de cet homme prenait forme.
« Il s’agit donc de montrer au peuple quelle est cette nouvelle culture. Entreprendre une profonde restructuration. Le pouvoir d’une nation repose sur ce qui fait son union, il suffit de voir les gens dans les rues, armes, fanions ou cercueils à la main, chanter un folklore vieilli, les entendre réciter les vers d’un barde mort depuis des siècles ! Il est temps de regarder l’avenir. Un pays, une nation, une culture !
— Par qui êtes-vous mandaté ? » interrogea K.
L’autre partit d’un petit rire. « Considérez qu’il n’y a que moi. Je suis là pour que chacun tire le meilleur parti de l’existence. L’armée seule ne serait arrivée à rien. Il fallait bien user d’autres moyens, établir une autre stratégie qui ne passe pas par la force, mais bien par la culture. Voilà comment votre pays pliera. Ce que je vous demande de faire aura besoin de plus de temps pour se mettre en place, mais sera à terme bien plus efficace…
— Pernicieux, plutôt.
— Allons bon, ma chère… Non, moi, je veux montrer aux habitants de votre pays qu’ils étaient dans l’erreur, que leurs croyances étaient fausses, puisqu’elles ne sont plus réelles ! Et avec le temps, ils me croiront. L’esprit humain a ceci d’étrange : il n’aime pas le factice, mais à force d’y vivre, on finit par lui trouver du vrai. Vos semblables ne se souviendront plus de ce qu’ils avaient vu auparavant. À force, ils se rallieront à ce nouvel état, puisqu’il sera le seul, et cesseront de me parler de cette liberté si chère à leurs yeux. Il n’y aura plus qu’une vérité, celle que vous allez créer, grâce à vos connaissances et vos compétences artistiques ! Votre mère vous a bien initiée aux différents arts, n’est-ce pas ? »
À présent, l’homme regardait K par en dessous et la lumière crue dessinait ses cernes bruns. Il reprit : « Il ne s’agit pas de tout changer, vous l’aurez compris, mais seulement certaines parties, détourner quelques vers, mettre un mot à la place d’un autre, gommer un personnage sur un tableau, remplacer un chef d’État sur une photographie, détourner un objet folklorique de son usage premier. Vous voyez bien, ce n’est pas grand-chose ! Il ne s’agit même pas de destruction mais de réorganisation, voire de création ! De devenir l’autrice de cette nouveauté ! »
L’homme devenait volubile. Il lui toucha l’épaule, sa main se refermant un peu trop sur K, et un sourire carnassier déforma son visage : « N’est-ce pas excitant ? Votre travail ne devient-il pas intéressant ? Une fois maquillée comme elle devrait l’être, la culture retrouvera sa place dans les musées, les archives, et ces hommes cesseront de glorifier ce qui nous a conduits au bord du gouffre. »
De nouveau, l’Homme au chapeau se leva et fit le tour du bureau. Il fit signe à K de le suivre. »

Extrait
« L’esprit humain a ceci d’étrange, il n’aime pas le factice, mais à force d’y vivre, on finit par lui trouver du vrai. Vos semblables ne se souviendront plus de ce qu’ils avaient vu auparavant. À force, ils se rallieront à ce nouvel état, puisqu’il sera le seul, et cesseront de me parler de cette liberté si chère à leurs yeux. Il n’y aura plus qu’une vérité, celle que vous allez créer, grâce à vos connaissances et vos compétences artistiques ! Votre mère vous a bien initiée aux différents arts, n’est-ce pas?»
À présent, l’homme regardait K par en dessous et la lumière crue dessinait ses cernes bruns. Il reprit: «Il ne s’agit pas de tout changer, vous l’aurez compris, mais seulement certaines parties, détourner quelques vers, mettre un mot à la place d’un autre, gommer un personnage sur un tableau, remplacer un chef d’État sur une photographie, détourner un objet folklorique de son usage premier. Vous voyez bien, ce n’est pas grand-chose! Il ne s’agit même pas de destruction mais de réorganisation, voire de création ! De devenir l’autrice de cette nouveauté!»
L’homme devenait volubile. Il lui toucha l’épaule, sa main se refermant un peu trop sur K, et un sourire carnassier déforma son visage. « N’est-ce pas excitant ? Votre travail ne devient-il pas intéressant? Une fois maquillée comme elle devrait l’être, la culture retrouvera sa place dans les musées, les archives, et ces hommes cesseront de glorifier ce qui nous a conduits au bord du gouffre.»
De nouveau, l’Homme au chapeau se leva et fit le tour du bureau. Il fit signe à K de le suivre. Il descendit le premier l’escalier menant aux galeries. » p. 26

À propos de l’auteur
KOSZELYK_Alexandra_DRAlexandra Koszelyk © Photo DR

Alexandra Koszelyk est une est écrivaine et professeure de Lettres Classiques. Diplômée à l’Université de Caen Normandie, elle travaille à Saint-Germain-en-Laye depuis 2011. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien. Elle est aussi formatrice Erasmus en Patrimoine et Jardins. Son premier roman, À crier dans les ruines (2019), a été l’un des quatre lauréats des Talents Cultura 2019 et a remporté le Prix de la librairie Saint Pierre à Senlis, de la librairie Mérignac Mondésir, le Prix Infiniment Quiberon, et le Prix Totem des Lycéens. Également finaliste du Prix du jeune mousquetaire, de celui de Palissy, du prix Libraires en Seine et du prix des lycéens de la région Île de France 2020, le format poche a été sélectionné pour le prix du meilleur roman Points. Après La dixième muse (2021), son second roman, elle a publié un ouvrage pour jeunes adultes avant de revenir au roman pour adultes avec L’Archiviste (2022). (Source: Babelio / Aux Forges de Vulcain)

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Les talons rouges

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Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce que, pour ses débuts dans le roman, l’historien et essayiste Antoine de Baecque ne craint pas de s’engager sur les chemins du fantastique en mettant en scène une famille de vampires pris dans les tourmentes de la Révolution française.

2. Parce que la galerie de personnages qu’il nus propose au sein de la famille Villemort lui permet de brosser une vaste fresque historique très documentée et ne se limitant pas aux événements français grâce à William, l’oncle d’Amérique qui s’engage pour la fin de l’esclavage.

3. Parce que, comme l’écrit Nicolas Azéma, le libraire de Millau, ce roman est une allégorie « de la noblesse et du sang pur, ce phénomène permet d’explorer plus profondément les enjeux de la perte des privilèges. En gravissant les marches du pouvoir naissant, ils vont se faire un nom et une réputation afin de retrouver une place parmi les hommes. Ils doivent renoncer au luxe confortable mais décadent de leur aïeul Henry de Villemort ».

Les talons rouges
Antoine de Baecque
Éditions Stock
Roman
312 p., 20 €
EAN: 9782234078871
Paru en août 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
Juin 1789, l’Ancien Monde bascule. Les Villemort forment une longue lignée d’aristocrates, un clan soudé par l’idée ancestrale de leur sang pur, un sang dont précisément cette famille se délecte. Les Villemort, ces « talons rouges », sont aussi des vampires. Deux d’entre eux veulent renoncer au sang de la race pour se fondre dans la communauté des égaux. Ils sont les héros de ce roman oscillant entre le fantastique et le réel des journées révolutionnaires. Voici William, l’oncle revenu d’Amérique, qui a pris là-bas le goût de la liberté et épouse la cause des esclaves affranchis, s’entourant d’une garde couleur ébène. Voici Louis, le neveu exalté, beau, précipité dans l’action révolutionnaire, épris de Marie de Méricourt jusqu’à lui donner la vie éternelle. Comment échapper à la malédiction venue du fond des âges?

Les critiques
Babelio
Livres Hebdo (Léopoldine Leblanc)
Café Powell (Emily Costecalde)
Toute la culture (Marine Stisi)
Page des libraires (Nicolas Azéma)


Antoine de Baecque présente Les Talons rouges © Production Hachette France

Les premières pages du livre
« Les pierres de taille de l’hôtel de Villemort viennent de loin. On les dit aussi vieilles que le quartier parisien, à l’angle de la rue de la Couture-Sainte-Catherine et de la rue des Francs-Bourgeois, ce Marais aux multiples demeures aristocratiques. Elles ont été arrachées au calcaire du Luberon dans la carrière de la Roche d’Espeil, acheminées par de robustes charolais médiévaux. La bâtisse n’a pas la finesse de ses voisines ; elle est austère, monumentale, traditionnelle, campée là pour des siècles, peu éclairée, et sa porte en bois barrée d’une lourde plinthe de fer forgé demeure depuis toujours peu accueillante. Devant cet imposant hôtel particulier, dans le crépuscule du début de l’été, la rue est vide et calme.
À l’intérieur, dans un salon de réception aux vastes proportions, règne au contraire une certaine effervescence. On y parvient par un escalier de quelques marches de marbre blanc, entrée théâtrale découvrant un décor habillé de boiseries et sculptures dorées, de miroirs aux ferronneries travaillées et de lustres en cristal. Au fond, la pièce se boucle par une cheminée de marbre rose encadrée par sa tapisserie d’Aubusson. Une série de tentures écarlates obstrue les fenêtres. Pendu au plafond central brille un grand lustre en verre de Murano aux couleurs miroitantes. Un peuple de domestiques en livrée gris pâle s’agite. Une table d’une cinquantaine de couverts a été dressée pour un dîner de famille. Les verres et les coupes, en cristal de Hongrie et en porcelaine fine sertie de diamants, portent sur leur pied les armes de la maison, une salamandre levée surmontée de deux crocs de loup.
Rituellement, le 7 juin, tous les dix ans, les Villemort se regroupent à Paris. La date de ces cérémonies de retrouvailles a été arrêtée à la naissance du fondateur de la lignée, l’ancêtre Henry de Villemort, le 7 juin 1569. Le rite s’est reproduit une vingtaine de fois, chaque décennie, sans que personne ait l’idée de remettre en cause le moindre détail d’un déroulement réglé. »

À propos de l’auteur
Historien, spécialiste de la culture des Lumières et de la Révolution française, Antoine de Baecque est l’auteur d’une trilogie composée des titres Le Corps de l’histoire (Calmann-Lévy, 1993), La Gloire et l’effroi (Grasset, 1996) et Les Éclats du rire (Calmann-Lévy, 2000). Egalement critique et historien du cinéma, il a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1996 à 1998, puis des pages culturelles de Libération entre 2001 et 2006. Parmi ses écrits figurent les biographies de François Truffaut, Jean-Luc Godard et Éric Rohmer. (Source : http://www.livreshebdo.fr)

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L’Amie prodigieuse I, II, III

coup_de_coeur

Celle qui fuit et celle qui reste est une superbe réussite et peut très bien se lire sans avoir mis le nez dans les deux premiers tomes, d’autant que l’auteur nous offre la galerie des personnages dès le début du récit. 

L’Amie prodigieuse
Elena Ferrante
Éditions Gallimard
Roman
traduit de l’italien par Elsa Damien
400 p., 23,50 €
EAN : 9782070138623
Paru en octobre 2014

Le nouveau nom – L’Amie prodigieuse II
Elena Ferrante
Éditions Gallimard
Roman
traduit de l’italien par Elsa Damien
560 p., 26,50 €
EAN : 9782070145461
Paru en janvier 2016

Celle qui fuit et celle qui reste – L’Amie prodigieuse III
Elena Ferrante
Éditions Gallimard
Roman
traduit de l’italien par Elsa Damien
480 p., 23 €
EAN : 9782070145461
Paru en janvier 2017

L’enfant perdue – L’Amie prodigieuse IV
Elena Ferrante
Éditions Gallimard
à paraître en septembre 2017

Où?
Cette tétralogie se déroule principalement à Naples, mais nous fait aussi voyager à Ischia, à Pise, à Rome, à Florence.

Quand?
L’action se situe dans les années 1950, puis durant les décennies suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après L’amie prodigieuse et Le nouveau nom, Celle qui fuit et celle qui reste est la suite de la formidable saga dans laquelle Elena Ferrante raconte cinquante ans d’histoire italienne et d’amitié entre ses deux héroïnes, Elena et Lila.
Pour Elena, comme pour l’Italie, une période de grands bouleversements s’ouvre. Nous sommes à la fin des années soixante, les événements de 1968 s’annoncent, les mouvements féministes et protestataires s’organisent, et Elena, diplômée de l’École normale de Pise et entourée d’universitaires, est au premier rang. Même si les choix de Lila sont radicalement différents, les deux jeunes femmes sont toujours aussi proches, une relation faite d’amour et de haine, telles deux sœurs qui se ressembleraient trop. Et, une nouvelle fois, les circonstances vont les rapprocher, puis les éloigner, au cours de cette tumultueuse traversée des années soixante-dix.
Celle qui fuit et celle qui reste n’a rien à envier à ses deux prédécesseurs. À la dimension historique et intime s’ajoute même un volet politique, puisque les dix années que couvre le roman sont cruciales pour l’Italie, un pays en transformation, en marche vers la modernité.

Ce que j’en pense
*****
Je connais un excellent remède contre la déprime hivernale. Il a pour nom L’Amie prodigieuse et vous guérira sans aucun effet secondaire. En revanche, il faudra vous préparer à un marathon de lecture, surtout si vous décidez de commencer la saga par le tome I (Avec la parution du troisième volume, les deux premiers sont désormais disponibles en poche chez Folio).
Rien ne vous empêche toutefois de commencer avec le volume II, voire avec le volume III car Elena Ferrante est comme le bon vin, elle se bonifie au fur à et mesure.
Partant de ce principe, la rédaction du magazine Lire va devoir se préparer à décerner pour la seconde année consécutive son prix du meilleur roman de l’année à l’auteur qui veut rester anonyme puisque Le Nouveau nom a été couronné en 2016 et qu’à mon sens Celle qui fuit et celle qui reste est jusqu’à présent le meilleur des trois… en attendant le quatrième et dernier tome !
Mais commençons par le commencement et L’amie prodigieuse qui nous entraîne dans le Naples des années 50. C’est là que va naître une indéfectible amitié – même si elle va subir de nombreux accrocs – entre Elena Greco, dite Lenù ou Lenuccia, la narratrice, et Rafaella Cerullo, dite Lina ou Lila. Deux gamines qui vivent dans un quartier pauvre de la ville et que nous verrons grandir jusqu’à l’adolescence.
Grâce au choix de deux filles au passé, à la famille et à la psychologie bien différente, le classique roman de formation prend une dimension sociale, voire politique. Lina la petite rebelle aime bien provoquer et prendre des initiatives, mais aussi profiter de son statut d’élève surdouée pour vouloir tout régenter. Lenù la timide semble se complaire dans le rôle de suivante, même si – aiguillonnée par son amie – elle va également réussir sa scolarité. Alors que Lina se transforme en femme fatale et va davantage s’intéresser aux garçons qu’à ses études, Elena tente de cacher ses rondeurs et son acné derrière des lunettes d’intellectuelle.
Voici venu le moment de dire que de nombreux personnages, pas si secondaires que cela puisqu’on va en retrouver beaucoup dans les volumes suivants, viennent enrichir le roman et le rendre quelquefois aussi un peu difficile à suivre.
Choisissons-en quelques-uns dans la famille de Lila pour commencer. La jeune fille rêve de sortir de la misère en imaginant que son père cordonnier pourrait ouvrir une boutique de chaussures de luxe que son frère Rino aurait créées.
Sa mère, dont le rôle le plus joyeux semble être de surveiller sa progéniture avec extrême rigueur. Le père de Lenù est appariteur à la mairie de Naples, sa mère peut être apparentée à une sorcière. Ajoutons-y Don Achille, à qui on confiera le rôle de l’ogre, Mme Oliviero l’institutrice qui sera la bonne fée, Donato Sarratore dont le métier ne cheminot ne va pas enpêcher de taquiner la muse, Pasquale le maçon communiste, Antonio le mécanicien courageux et Stefano le charcutier-épicier qui va jeter son dévolu sur Lina et finir par l’épouser.
La noce qui clôture ce premier tome restera sans doute longtemps dans votre mémoire, notamment en raison de la présence de deux frères qui vont s’inviter à la fête.

* * * * * * * *

Avec Le Nouveau nom nous avons basculé dans les années soixante. Lina semble devoir être la reine du quartier, mais on comprend assez vite que sa nouvelle vie de couple n’est pas précisément ce à quoi elle aspirait : «Si rien ne pouvait nous sauver, ni l’argent, ni le corps d’un homme, ni même les études, autant tout détruire immédiatement. »
Voilà Lina jalouse de Lenù qui continue à suivre ses études et n’a pourtant pas non plus une vie facile. Si le parcours des deux amies semblent les éloigner l’une de l’autre, elles vont finir par se retrouver pour des vacances communes à Ischia. C’est là, dans un décor idyllique au bord de la mer, qu’Elena Ferrante a choisi de nous offrir l’épisode choc de ce second tome. On y verra la grandeur et surtout la décadence de la belle Lila et la chrysalide Lenù se transformer en papillon et entamer la danse de la séduction, empruntant par la même occasion les habits de la Fée bleue. Cette histoire, imaginée par Lila et saluée par Mme Oliviero, est le symbole de leurs parcours croisés. Lila aurait dû être écrivain, mais c’est Lenù qui endosse le rôle et va chercher à devenir une intellectuelle reconnue, une bourgeoise établie, même si elle promène aussi un sentiment de culpabilité vis à vis de cette amie-ennemie. Car on le sait bien, qui aime bien châtie bien.
Il n’est par conséquent pas étonnant de voir ce second tome se clore sur une double naissance: celui d’un fils pour Lila, celui d’un livre pour Elena.

* * * * * * * *

Comme je l’ai souligné en introduction de cette chronique qui présente les trois tomes de cette saga, Celle qui fuit et celle qui reste est une superbe réussite et peut très bien se lire sans avoir mis le nez dans les deux premiers tomes, d’autant que l’auteur nous offre un résumé et la galerie des personnages dès le début du récit. Nous sommes désormais au seuil des années 1970, au moment où il semble bien que l’amitié entre Elena et Lila a volé en éclats. Éloignées géographiquement et sentimentalement, les deux femmes ont désormais des trajectoires diamétralement opposées, même si leur aspiration à la liberté reste toujours aussi forte et aussi difficile. Après la parution de son roman, Elena va rejoindre son fiancé Pietro à Florence, tandis que Lila, qui a réussi à se séparer de son mari violent, doit subvenir à ses besoins et à ceux de son fils Gennaro en travaillant dans une usine de charcuterie non loin de chez elle, en banlieue napolitaine. Alors que l’une tente d erefaire sa vie avec Enzo, l’autre essaie d’oublier le beau Nino. Autour d’elles, l’Italie est aussi en train de basculer dans la violence, les révoltes étudiantes et les années de plomb.
La grand talent d’Elena Ferrante – et c’est sans doute ce qui rend son roman aussi addictif – est justement de parvenir à faire de petits détails biographiques un matériel historique qui nous permet de littéralement «vivre» la période traversée. L’influence de la camorra dans les quartiers populaires de Naples, les tensions entre groupuscules fascistes et révolutionnaires d’extrême-gauche sont ici incarnées, tout comme le machisme que l’on dépeint trop souvent comme ordinaire et qui aliène pourtant la presque totalité des femmes, y compris lorsqu’elles ont un statut social plus élevé.
Rendez-vous à la rentrée littéraire de septembre pour découvrir L’Enfant perdue, le dernier volet de cette tétralogie.

Autres critiques
Babelio 
BibliObs (Didier Jacob – avec extraits d’un recueil d’entretiens à paraître en 2018)
Le Figaro (Elena Scappaticci)
Le JDD (Marie-Laure Delorme)
La Croix (Francine de Martinoir)
Le Temps (Eléonore Sulser)
Télérama (Fabienne Pascaud)

Les premières pages du troisième volume

Extrait
« Bref, année après année, la situation me semblait empirer. Lors de cette période pluvieuse, la ville s’était fissurée et un immeuble entier s’était affaissé sur le côté – comme si quelqu’un s’était appuyé sur le bras vermoulu d’un vieux fauteuil et que ce bras avait cédé. Des morts, des blessés. Et puis des cris, des coups et de petites bombes artisanales. On aurait dit que la ville couvait en son sein une furie qui n’arrivait pas à sortir et qui du coup la rongeait, sauf lorsqu’elle surgissait comme une éruption de pustules gonflées de venin qui s’en prenaient à tout le monde : enfants, adultes, vieillards, gens des autres villes, Américains de l’OTAN, touristes de toutes nationalités et Napolitains eux-mêmes. Comment résister, dans ces lieux de désordre et de danger, dans les périphéries, dans le centre, sur les collines ou au pied du Vésuve ? »

A propos de l’auteur
Probablement née à Naples en 1943, ville présente dans ses romans, Elena Ferrante (un pseudonyme) vivrait selon certains en Grèce. Selon d’autres, elle serait retournée s’installer à Turin.
L’auteur dont quasiment rien n’est connu avec certitude, refuse d’être un personnage public et ne s’est pas présentée à la remise des prix, à savoir le Prix Oplonti et le Prix Procida Elsa Morante, que son premier roman « L’Amour harcelant » (L’amore molesto, 1992) avait obtenu. Elle n’accorde aucune interview, à l’exception de celle parue dans le journal « L’Unitá » en 2002. Son deuxième roman « Les jours de mon abandon » (I giorni dell’ abbandono) est sorti en 2002.
Ferrante a également publié « La Frantumaglia » (2003), un recueil de lettres à son éditeur, de textes et de réponses à ses lecteurs où l’auteure parle d’elle-même, de son travail et de son observation du monde. Elle tente de faire comprendre ses raisons de demeurer dans l’ombre, parle d’un désir d’auto-préservation de sa vie privée, d’un souci quelque peu névrotique d’inaccessibilité, de son souci de maintenir entre elle et son lectorat une certaine distance et de ne pas se prêter aux jeux des apparences où risquent de l’entraîner les contacts avec la presse. Elle est fermement convaincue que ses livres n’ont pas besoin d’une 4ème de couverture reproduisant sa photographie et entend qu’ils soient perçus comme des organismes auto-suffisants auxquels la présence de l’auteure ne pourrait rien ajouter de décisif.
« L’Amore Molesto » a été porté à l’écran en 1995 par Mario Martone, avec Anna Bonaiuto dans le rôle de Delia, la fille. Roberto Faenza a adapté « I Giorni dell’Abbandono » en 2005.
En 2011 a été publié le premier volume du cycle « L’amie prodigieuse » (L’Amica geniale) suivi en 2012 du second volume « Le nouveau nom » (Storia del nove cognome). En 2013 paraît « Storia di chi fugge e di chi resta », suivi en 2014 du quatrième et dernier volume, « Storia della bambina perduta ». La tétralogie a notamment connu un énorme succès au Royaume Uni et aux États-Unis.
En 2015, Roberto Saviano propose la candidature de son roman « L’amica geniale » au prix Strega, ce que l’auteur accepte.
Fin septembre 2016, dans différents médias européens, le journaliste Claudio Gatti évoque le nom d’Anita Raja, éditrice et traductrice de Christa Wolf en particulier, épouse de Domenico Starnone (1943), écrivain et journaliste. Ni Anita Raja, ni les éditions E/O, qui publie Ferrante, n’ont cependant confirmé cette hypothèse. (Sources : Babelio, Evène, Wikipedia)

Site Wikipédia de l’auteur 

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